Vous êtes sur la page 1sur 7

Peter Weibel, les “Télé-actions”

Hans Belting
Dans Multitudes 2005/3 (no 22), pages 159 à 164
Éditions Association Multitudes
ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.022.0159
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-multitudes-2005-3-page-159.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Association Multitudes.


Vous avez l’autorisation de reproduire cet article dans les limites des conditions d’utilisation de Cairn.info ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence
souscrite par votre établissement. Détails et conditions sur cairn.info/copyright.
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)
W E I B E L · I C Ô N E S · 159

actions”
Weibel,
“Télé-

Belting
Peter

Hans
les
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)
160 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005

Sous l’appellation de « Télé-actions », Peter Weibel a regroupé une


série d’œuvres qu’il a commencée en 1969 et qui s’est prolongée pen-
dant une bonne partie des années 70 1. Le nom même laisse entendre
la nature contradictoire et fascinante du projet. Par définition, les ac-
tions sont directes et spontanées. Elles s’inscrivent dans une logique
de performance et se déroulent généralement en public. Comme il s’agi t
d’art, elles ont presque toujours lieu dans des galeries. L’Actionnisme
viennois, dont l’heure de gloire venait de passer, en a fourni de bons
exemples. D’autres œuvres deWeibel, destinées à la radio, les « Actions-
textes », s’inscrivent dans cette même catégorie. Les « Télé-actions »
étaient destinées, quant à elles, à la télévision, où les émissions sont en
général diffusées de façon anonyme et rituelle. Depuis que le médium
télévision existe, la logique de série introduit une distance entre le pro-
gramme et les spectateurs. Les actions, à l’inverse, créent un lien entre
les acteurs et les spectateurs. Lorsque, au cours de l’une d’entre elles,
un intrus « interrompait » une émission, le téléspectateur de l’époque
le percevait comme un acte d’agression, inattendu dans ce contexte et
échappant aux règles. Il se produisait alors un intermezzo, un entracte
qui interrompait le programme habituel. Mais le coût du temps d’an-
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)


tenne était tel qu’il ne pouvait s’en produire qu’un seul (et encore, dé-
cidé après un temps d’hésitation).

Pour Weibel, un autre aspect des « Télé-actions » résidait dans la


conquête de la télévision par l’art. Il ne s’agissait pourtant pas de mon-
trer de l’art à la télévision. L’enjeu était plutôt de « faire » de l’art à la
télévision et d’aménager un nouvel espace public pour l’art. Il a pu sem-
bler un temps que les artistes fondaient l’espoir de s’emparer du mé-
dium. Les exemples abondent. Les «Télé-actions » se distinguent de ces
tentatives par une analyse critique des images de télévision, et donc de
la télévision elle-même. Elles l’exposent au déroulement d’un acte qui
en fait ressortir tous les clichés. Elles prennent à contre-pied la pseudo-
réalité des images de télévision par une intervention qui fait apparaître
la télévision pour ce qu’elle est : une pourvoyeuse d’illusions.Weibel en-
tendait alerter les spectateurs, les amener à prendre conscience de l’in-
digence de ce qu’ils avaient l’habitude de regarder, et du poids des sté-
réotypes dans ce registre d’images.
Il a pu sembler à cette époque qu’une ère nouvelle s’ouvrait aux images
de télévision. En avril 1961, un numéro des Cahiers du cinéma se pro-
posait de comparer la télévision au cinéma. Jean-Claude Bringuier y
déplorait déjà, pourtant, la disparition en cours de la « mystique du di-
rect ». Alors qu’il apparaissait que la télévision était directement liée à
W E I B E L · I C Ô N E S · 161

la transmission d’images en direct, la série dramatique était déjà en train


de lui céder la place. Prise comme concept, la « communication » est
une vaste plaisanteri e : elle ne peut se produire que de manière intersub-
jective, tandis que la « transmission » obéit à d’autres règles, comme
Régis Debray l’a montré (Transmettre, 1997). L’immédiateté est une illu-
sion, y écri vait-il à propos de la télévision. Selon Jacques Derrida (Écho-
graphies de la télévision, 1996), également, la télévision produit une « ex-
propriation et une déterri t o rialisation » qui éloignent les spectat e u rs de
la réalité du « chez-soi ».

Les premiers travaux de Peter Weibel pourraient également être en-


visagés dans cette pers p e c t i ve. Ils appartiennent à ces années héroïques
durant lesquelles tout semblait possible dans l’art.Weibel ne s’était pas
contenté d’une position critique vis-à-vis d’un médium de masse, il y
trouvait aussi l’occasion d’exprimer quelques idées concernant l’espace
(l’identité se constitue ou se fragmente) et le lieu d’apparition des ima-
ges. Ces questions pourraient inviter à retracer les grandes lignes d’une
histoire des images : toujours plus systématisées, t o u j o u rsplus routiniè-
res, elles exercent un pouvoir croissant sur les spectateurs. À certains
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)


égards, la télévision semblait s’ingénier à entraver son potentiel, tout
en le prenant à la légère ; et c’est cette dégradation que visaient les ac-
tions de Peter Weibel.
Il convient de distinguer les « Télé-actions » des vidéos que Weibel a
produites dans la même période. La différence tenait moins aux tech-
niques utilisées qu’à l’intention qui y présidait. Une vidéo réalisée par
un artiste peut très bien passer à la télévision sans interroger le sup-
port, sans y faire explicitement référence. Montrée dans une galerie, la
même vidéo peut sembler auto-référentielle, manifestant la présence
de l’artiste. C’est ce que Rosalind Krauss avait en ligne de mire en 1976,
dans le premier numéro de la revue October. Elle y voyait une caracté-
ristique fondamentale du genre. Elle parlait d’une esthétique narcissi-
que lorsque, par exemple, Vito Acconci se servait d’un écran comme
miroir, dans sa vidéo de 1 9 71, C e n t e rs. Pour autant, cette attaque ne s’ap-
plique pas directement ici parce qu’il s’agissait, avec les « T é l é - a c-
tions », de la découverte d’un nouveau genre d’art vidéo : un genre qui
visait les téléspectateurs et qui les empêchait de regarder leur médium
favori comme si de rien n’était.
« TV-news » proposait une expérience relativement inoffensive, où
un poste de télévision, placé dans la chambre d’un spectateur, appa-
raissait comme une simple boîte. Pour la transmission d’images, ce n’était
évidemment pas terri b l e . Un présentateur de journal télévisé connu appa-
162 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005

raissait en train de suffoquer à cause de la fumée de son cigare, comme


s’il était réellement assis dans le poste. Plus que ça, il tirait des bouffées
de cigare pendant qu’il présentait les informations, ce qui en surlignait
le caractère transgressif. Dans cette parodie assez violente, les images
ne collaient pas avec l’emplacement où les spectat e u rs les voyaient. Ces
« images de télévision » se dérobaient au regard inquisiteur qui voulait
en savoir davantage à leur sujet. Dans une autre action, le poste de té-
lévision devenait un aquarium. Un poisson dépérissait à mesure que
l’on vidait l’eau. C’était une illusion, bien sûr, mais cela rappelait que
les illusions constituent la base des programmes à la télévision.

D’autres œuvres, qui comptent à proprement parler parmi les «Télé-


actions », vont plus loin que les expériences précédentes et amplifient
les résonances du titre (le jeu « télé » / « actions »). Elles approfondissent
le discours critique à l’égard des médias en visant, cette fois, le sujet de
la transmission des images. Parmi elles, une œuvre de 1970, Abbildung
ist einVerbrechen (La Représentation est un cri m e). Le titre renvoie bien sûr
à la célèbre formule d’Adolf Loos, mais il renvoie aussi, dans le cas pré-
sent, à la superficialité des images dans lesquelles nous nous plaisons
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)


habituellement à croire. L’avertissement placé en exergue, Ein Beitrag
zurTelekommunication (Une contribution à la télécommunication), peut
être entendu en un sens ironique, mais il peut aussi apporter quelques
éclaircissements. On aperçoit l’artiste derrière le viseur d’un Polaroïd.
Il est en train de prendre une photo mais le spectateur, vers qui l’ap-
pareil semble dirigé, ignore qui est véritablement photographié. Il n’a
pas moyen de savoir non plus qui a photographié l’homme à l’appa-
reil. Tandis que se déroulent les trente secondes nécessaires au déve-
loppement de la photo, le téléspectateur, assis devant un écran noir,
n’a strictement rien à voir. C’est alors que l’équipe du film apparaît,
avec du son qui plus est. Les rôles d’émetteur et récepteur sont ren-
versés. L’équipe télé se fait photographier tandis qu’elle est en train de
filmer, figée par la photo, par un arrêt sur image qui suspend le film en
cours. C’est pourtant bien l’équipe, et non le photographe, qui a la ca-
pacité de transmettre l’image à la télévision. Les images produisent des
images, et le spectateur est un simple figurant dans le processus. Il reste
spectateur d’une action qui ne lui est pas destinée, bien qu’elle soit dif-
fusée dans son salon. Un échange de prises de vue se déroule sous ses
yeux, entre des producteurs d’images qui représentent deux médias dif-
férents. Où est l’image ? Et où suis-je, si j’apparais dans l’image ? Telles
sont les questions que le spectateur peut être amené à se poser. Contre
toute attente, il vient à douter de figurer encore « dans l’image ».
W E I B E L · I C Ô N E S · 163

Si Abbildung ist ein Verbrechen a fait ici l’objet d’une analyse particu-
lière, c’est parce qu’elle montre les caractéristiques fondamentales des
« Télé-actions ». Ce sont d’abord des actions, bien sûr, mais ce sont plus
encore des réflexions critiques sur les images et leur transmission par
les mass-médias. Au cours de leur transmission, les images sont prises
dans un court-circuit. Elles sont leur propre référent. Qui veut regar-
der le monde au-delà d’elles se trouve aussitôt dans de nouvelles images.
Le concept même d’ « Abbildung », dans le titre de l’œuvre, mérite exa-
men (dissimuler les concepts auxquels il recourt fait partie intégrante
de la stratégie de Weibel). Par définition, le concept d’ « Abbildung »
laisse présager d’une référence à l’objet qu’il figure, mais cette référence
n’est pas donnée par les images. Elles la cachent parmi d’autres images.
Une autre œuvre, Unsichtbare Grenzen (Frontières invisibles), montre la
zone douanière de l’aéroport de Vienne. Si l’on ne parvient à trouver
du sens qu’à l’un des éléments de l’œuvre, c’est que l’image a été choi-
sie comme métaphore d’une zone extrat e rri t o riale où d’autres lois s’ap-
pliquent, ou, pour rester dans les termes de notre argument, comme
métaphore d’une circulation d’images dans les foyers de consomma-
teurs vivant dans un monde uni, sans barrières douanières.
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)


Dans Intervalle, un jeu de reflets inve rsait le sens de défilement d’une
série d’images. La perception de l’espace était ainsi décalée par l’expé-
rience d’une image en abyme. L’artiste avait organisé ce qui pouvait
apparaître comme une contrepartie acoustique. Il avait filmé un généra-
teur de son produisant une onde sinusoïdale, une fréquence d’étalon-
nage. La caméra s’éloignait à intervalle régulier, selon des intervalles
mesurables ; le volume diminuant lentement à mesure que la distance
s’accroissait. À la fin, on n’entendait plus que le bruit de l’appareil, tan-
dis que le son reproduit disparaissait avec la distance. Dans une ver-
sion pour l’ÖRF, la radio-télévision publique autrichienne, un poste de
télévision remplaçait le générat e u r. Il était posé dans une avenue géomé-
triquement composée, bordée de hautes haies, dans le parc du château
de Schönbrunn. Même sous cet angle, la soi-disant « fenêtre Alberti »
du panneau de la Renaissance gardait son caractère emphatique. On
pouvait d’abord distinguer clairement l’image en perspective sur son
propre écran (telle qu’elle paraissait être) depuis l’image qui rapetis-
sait (et s’éloignait encore) sur le moniteur filmé (une image en abyme).
Mais quand le poste de télévision filmé venait à disparaître à l’horizon,
on conservait l’image que l’on avait longuement fixée sur l’écran. Au
point de fuite, la différence entre l’image et le réel s’effondrait comme
un château de cartes.Tout ce que l’on croyait avoir vu en image s’était
déroulé, à notre insu, dans une image.
164 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005

Dans l’installation The Endless Sandwich, la situation en miroir (la


mise en abyme) est projetée au tout début. L’inversion montre bien les
relations à l’œuvre quand on regarde la télévision. On croit d’abord se
retrouver devant les miroirs d’une armoire de salle de bain, où son re-
flet se répète dans toutes les directions. Mais les apparences sont trom-
peuses. Le consommateur ne peut pas, et ne doit pas, apparaître à la
télévision ; il doit se contenter d’allumer son poste. Il reste anonyme
dans la société invisible des téléspectat e u rs. Comme dans un jeu de domi-
nos, un autre spectateur, relégué au fond de l’écran et pourtant entraîné
dans une nouvelle « image », se tient devant la télévision, chargé d’en
brouiller la réception (cela pouvait se faire à l’époque). Une autre per-
sonne fait de même ; sans qu’ils aient la possibilité de se voir l’un
l’autre. On ne voit les figures que de dos, et elles entrent dans le champ
de vision l’une après l’autre. Cela ne signifie pas qu’elles entrent dans
l’émission en cours : leur jeu est limité à la consommation et la récep-
tion. L’interrupteur marche / a rr ê t , si caractéristique de la télévision,
devient lui-même un thème de représentat i o n . Weibel invite ainsi le
p ublic dans l’image qu’il est en train de composer (mais pas dans
l’émission), et ce, d’une manière paradoxale : il l’invite à titre de simple
© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)

© Association Multitudes | Téléchargé le 04/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.94.74.122)


consommateur. L’artiste (plutôt que de l’expliquer avec des mots) dé-
montre avec ses «Télé-actions » que les images sont susceptibles de pro-
duire des raisonnements, lorsque, en les extirpant du dispositif habi-
tuel de la télévision, on en fait des objets de réflexion. En assurant une
place à la « réflexivité », Weibel livrait ainsi une réponse ante litteram à
la critique adressée quelques années plus tard par Rosalind Krauss aux
artistes vidéo.

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin

(1) Ce texte a d’abord été publié dans le catalogue de l’exposition consacrée à Peter Weibel
à la Neue Galerie du Landesmuseum Joanneum, Graz (Autriche), du 25 septembre au 21 nove m-
bre 2004 : PeterWeibel : das offene werk 1964 - 1979, Hatje Cantz Verlag, 2004.Version anglaise :
PeterWeibel :The Open Work 1964 - 1979, Hatje Cantz Verlag, 2005.

Vous aimerez peut-être aussi