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Reco 673 0391
Reco 673 0391
Catherine Baumont*
Rachel Guillain*
Cet article analyse les politiques publiques urbaines en direction des quartiers
en difficulté à la lumière des théories de l’économie urbaine et de leurs ensei-
gnements sur l’organisation socioéconomique des villes. Si l’amélioration des
conditions d’habitat est effectivement un facteur d’accroissement du statut socio-
économique des quartiers, il agit par attraction de nouveaux habitants plus riches
et fuite des habitants pauvres. Nous soulignons que l’économie urbaine peine à
démontrer l’émergence de configurations urbaines mixtes stables. Il faut, pour cela,
soit considérer celles-ci comme des étapes transitoires entre deux équilibres de
ségrégation, soit viser à l’instauration d’interactions sociales durables et positives,
au sein des quartiers, entre les ménages favorisés et les ménages défavorisés.
Enfin, l’action publique en matière de renouvellement urbain, bien qu’assujettie
à des critères d’équité, produit une valorisation immobilière des quartiers et peut
rechercher des effets de levier du côté des acteurs privés. La question importante
nous semble bien être celle de la transformation globale de la ville : il n’est pas
pertinent de ne raisonner qu’à l’échelle des quartiers en difficulté comme s’ils
étaient isolés. L’enclavement géographique est un facteur de friction pour la réus-
site des politiques zonées. En retour, le désenclavement social n’est pas neutre
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This paper examines urban public policies for deprived areas in the light of
urban economics theories and their lessons for the socio-economic organization
of cities. While improving living conditions is indeed a factor in enhancing the
socio-economic standing of urban neighbourhoods, the process operates by
attracting wealthier new inhabitants and driving out the existing poorer ones. We
emphasize that urban economics struggles to demonstrate the emergence of stable
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INTRODUCTION
Les politiques zonées sont appréciées des décideurs publics. Leur popularité
est certainement liée à leur simplicité d’exposition. Des budgets publics sont
alloués pour favoriser le développement économique de zones de pauvreté.
Les mesures prises veulent créer les conditions d’attractivité des firmes et des
emplois, et des conditions d’habitat favorables. Elles développent le dialogue
entre les acteurs publics et les habitants.
Cependant, alors que les politiques zonées sur les quartiers en difficulté sont
menées depuis plusieurs décennies, en France et dans de nombreux pays, un
sentiment domine : celui qu’il reste beaucoup à faire alors que beaucoup semble
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1. Les politiques zonées sont désignées par différents termes dans la littérature anglo-saxonne
parmi lesquels les plus couramment rencontrés sont : place-based policy, area-based policy, spatially
targeted policy ou geographically targeted policy.
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2. Pour une synthèse des effets des zfu, le lecteur pourra consulter l’article de Clément
Malgouyres et Loriane Py dans ce même numéro.
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de 67 millions d’euros (Lawless [2006]). Les sommes sont de 200 euros par
travailleur en Californie (Enterprise Zone Policy) pour un programme d’État.
Les programmes fédéraux sont, quant à eux, estimés à 850 dollars par résident de
la zone (Neumark et Simpson [2015]). Entre 1993 et 2006, le Congrès des États-
Unis a consacré près de 6 milliards de dollars au programme Hope vi ciblant les
habitats sociaux les plus dégradés (6 % du total de l’habitat social) ; 446 projets
répartis dans 166 villes ont été subventionnés pour un total de 78 600 logements
publics démolis et 31 000 logements publics reconstruits (Oakley et Burchfield
[2009]).
Le sentiment dominant est que les aides globales sont importantes. Cepen-
dant, il serait plus approprié d’analyser la relation « coût-efficacité », c’est-à-
dire de mettre en regard les résultats et les moyens pour établir l’efficacité d’une
politique. Pour autant, cette analyse n’est que très peu abordée dans la littérature
et nous reviendrons plus loin sur ce point.
Après ce bref exposé de politiques zonées mises en œuvre dans différents
pays, nous proposons un rappel des effets attendus des politiques zonées portés
par le champ disciplinaire de l’économie urbaine.
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Si l’on introduit des disparités entre les ménages, l’économie urbaine permet
d’étudier comment des revenus différents ou des préférences différentes influencent
l’arbitrage des résidents. En particulier, si les ménages sont plus sensibles aux
grandes disponibilités foncières des périphéries (préférence pour le logement)
qu’aux aménités des centres-villes historiques (préférence pour la centralité),
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La ségrégation spatiale :
la préférence pour les aménités sociales
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social d’un quartier, lié aux caractéristiques socioéconomiques des habitants qui
y résident, permet de satisfaire la demande d’identification sociale des ménages
(Bajari et Kahn [2005]). Les effets des politiques zonées sont sans doute à ce
sujet les plus questionnés pour deux raisons. D’une part, en présence de deux
groupes ayant des préférences sociales différentes, la ville est ségréguée. Les
préférences des ménages pour les aménités sociales les poussent à valoriser
l’entre-soi. D’autre part, dès le départ, la grande majorité de la littérature sur
les neighborhood effects a supposé que les interactions sociales sont porteuses
d’effets de voisinages négatifs pour les résidents dans les quartiers défavorisés
(Vallet [2005]). Ce point de vue a amené les analyses théoriques à postuler
une préférence pour les aménités sociales liées aux ménages aisés. L’objectif
de transformation socioéconomique des quartiers en difficulté peut alors être
associé à la recherche d’une amélioration des conditions de revenu des ménages
afin de lutter contre les effets de voisinage négatifs. La mixité sociale devient
dans la plupart des politiques zonées l’objectif à atteindre et le moyen de lutte
contre les inégalités socioéconomiques.
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aisées (area-based policies), soit à soutenir les mobilités sortantes des popula-
tions en difficulté (people-based policies). Si l’on relâche un peu la contrainte
précédente, la deuxième hypothèse souvent rencontrée pose que les aménités
endogènes interviennent quasi exclusivement au sein de groupes sociaux homo-
gènes. Les externalités sociales existent dans les différentes communautés mais
pas entre elles. Ces deux hypothèses ont en commun de renforcer les processus
ségrégatifs et renvoient à des asymétries de traitement des groupes sociaux. Elles
rendent méthodologiquement difficiles l’émergence d’équilibre de mixité.
Les modèles relatifs à cette question fournissent trois séries de résultats
(Galster [2007] ; Krupka [2008] ; Yinger [1992]). Tout d’abord, les structures
d’équilibre urbain sont multiples et ce sont plutôt des équilibres de ségréga-
tion. Ensuite, un équilibre de mixité peut émerger mais sur la base de condi-
tions souvent plus restrictives et les structures mixtes sont plutôt des équilibres
instables. Enfin, pour les modèles qui traitent la question de l’optimalité, on peut
mettre en évidence que les espaces mixtes sont meilleurs en termes de bien-être.
Comment peut-on alors concilier l’objectif de mixité et ces principes théo-
riques plutôt révélateurs de situations ségréguées ? Deux résultats théoriques
fondamentaux apparaissent incontournables pour répondre à cette question. Le
premier concerne le rôle des interactions sociales : les marges de manœuvre et les
leviers dont disposent les politiques zonées pour réduire les inégalités s’appuient
sur une analyse de la forme des interactions sociales et de la composition sociale
des quartiers (Galster [2007]). Le second porte sur les caractéristiques des équi-
libres de mixité : les conditions d’émergence et de stabilité restent fortement
contraintes et peuvent être transitoires (Krupka [2008]), ce qui peut conduire à
des erreurs de diagnostic dans l’évaluation des politiques urbaines en faveur des
quartiers en difficulté.
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Les actions ciblées sur les espaces résidentiels urbains passent en premier
lieu par l’habitat. Il est possible d’intervenir sur la qualité de l’habitat ou, dans
le cadre d’une politique plus englobante, d’associer à cette qualité les caracté-
ristiques de la population résidentielle. L’action est alors sur le cycle urbain.
Ce sont ces dispositifs qui sont étudiés dans cette section.
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caractérisés par une diversité économique, mesurée par les revenus des habitants.
Cette étude montre qu’au cours de la période, ce type de quartiers tend à diminuer
(passant de 27 % en 1970 à 20 % en 2000) et qu’environ la moitié des quartiers
mixtes évoluent vers moins de diversité d’une décennie à l’autre. Finalement,
un quartier mixte en 1970 a 51 % de chance de le rester en 1980, 27 % de l’être
encore en 1990 et 15 % de l’être toujours en 2000. Deux profils caractérisent les
quartiers mixtes « survivants » : ils sont soit localisés en périphérie, avec une
population assez stable, des logements plus récents et un taux élevé de proprié-
taires, soit localisés dans les centres des villes avec une diversité ethnique et
raciale et un certain turnover des populations.
Krupka [2008] propose d’appréhender la mixité ou la ségrégation par la dyna-
mique d’évolution de la variance des revenus. La diminution de la variance
indique une marche vers la ségrégation. L’instabilité des équilibres mixtes est
révélée dans les espaces caractérisés par de fortes variations de revenus : ce
sont des quartiers dans lesquels on observe de la mixité et qui sont les meilleurs
candidats à une évolution rapide vers la ségrégation.
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4. Il s’agit pour Galster d’une configuration résidentielle dans laquelle le bien-être des popu-
lations défavorisées est avantagé, même au prix de sacrifices sur le bien-être des populations
favorisées.
5. Nouvelles dispositions du 6 mars 2013 de la loi n° 2013-61 du 18 janvier 2013 portant à
25 % le quota minimum de logements sociaux initialement défini à 20 % dans l’article 55 de la
loi sru n° 2000-1208 du 13 décembre 2000. Ces obligations concernent les communes d’au moins
1 500 habitants en Île-de-France (3 500 dans les autres régions) situées dans une agglomération de
plus de 50 000 habitants, comprenant au moins une commune de plus de 15 000 habitants.
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De manière générale, les arbitrages des ménages dans leur choix de mobilité
entre deux quartiers seront motivés, à conditions d’habitats équivalentes, en prio-
rité par la qualité des voisinages (c’est-à-dire les aménités exogènes en termes
d’habitats et de services), puis par la qualité des liens sociaux (Lawless [2006]).
Plusieurs synthèses, souvent issues de travaux sociologiques, livrent à ce sujet
quelques résultats généraux (Lelévrier [2008] ; Levy, McDade et Dumlao [2010]).
Les ménages les plus mobiles peuvent choisir leur environnement social, tandis
que des ménages bien insérés socialement dans leur quartier seront sensibles à
l’amélioration de leurs conditions résidentielles. Certains ménages, en revanche,
ne choisissent pas leur voisinage du fait de contraintes fortes sur la disponibilité
des logements. Enfin, lorsque les liens sociaux sont faibles, les effets de voisi-
nage négatifs motivent une grande majorité des départs. Par contre, en l’absence
d’observation des liens sociaux, on ne peut pas inférer que si les personnes sont
restées dans leur quartier c’est parce qu’elles le souhaitaient au vu de ce motif.
En effet, bien souvent, si la majorité des ménages sont relogés dans le quartier
ou dans la même commune (ce qui serait le cas pour 89 % des ménages selon
l’Onzus [2013]), c’est aussi parce que la coordination des bailleurs sociaux est
plus efficace sur la même commune.
Une importante synthèse de la littérature sur les interactions sociales dans
les quartiers aux États-Unis a été réalisée par Levy, McDade et Dumlao [2010].
Il s’agit d’observations recueillies, le plus souvent par des enquêtes, dans des
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quartiers ayant bénéficié des programmes Hope vi ou sur des individus ayant
bénéficié des actions Mto (Moving to Opportunity). Si l’on analyse de manière
précise la fréquence des échanges entre les individus au sein de leur quartier,
il ressort que les interactions sociales des ménages de même catégorie sociale
ou de même standing sont majoritairement présentes. Le fait de vivre dans des
quartiers mixtes ne modifie pas cette tendance. Les interactions entre les rési-
dents du secteur privé et les habitants du secteur public sont plutôt négatives.
Les ménages pauvres qui arrivent dans des quartiers de meilleur standing se
trouvent en fait isolés. Les ruptures des liens sociaux sont souvent rapportées
dans les différentes évaluations (Carlson et al. [2012] ; Lawless [2006] ; Oakley
et Burchfield [2009] ; Onzus [2013]), même lorsque les ménages ont bénéficié
d’une amélioration de leurs conditions d’habitat. Les barrières les plus fréquem-
ment citées sont culturelles et économiques. Cependant, les études insistent sur
le fait que les liens sociaux se développent avec le temps (Carlson et al. [2012]).
Le fait d’être propriétaire de son logement, par exemple, améliore le lien social
avec ses voisins propriétaires. Enfin, la présence de lieux publics ou de locaux
où les individus peuvent se rencontrer paraît être importante pour développer les
liens sociaux entre les personnes. Les auteurs retirent de leur synthèse qu’il faut
tempérer les bénéfices attendus de ces interactions pour les ménages à faibles
revenus. Un effet de seuil semble être mis en évidence : lorsque les relations
sociales n’arrivent pas à se développer entre les ménages de standings différents,
elles ont tendance à se détériorer au fil du temps.
En définitive, ces résultats semblent plutôt corroborer le rôle des interactions
sociales comme facteur de stabilité des habitants nouvellement installés dans les
quartiers, dans la mesure où les liens sociaux arrivent à se développer.
La situation des habitants les plus pauvres et les perspectives d’amélioration
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de tous les résidents en tous points de la ville et les subventions ont alors pour
seul effet d’être capitalisées dans les prix du sol. Si les personnes ciblées par la
politique zonée sont propriétaires, elles tirent effectivement des bénéfices des
politiques zonées par la hausse du prix de leur bien foncier. Cependant, cette
hypothèse paraît peu réaliste et la politique zonée n’aide pas, dans ce cas, les
populations ciblées, c’est-à-dire les personnes en difficulté (Glaeser et Gottlieb
[2008] ; Moretti [2010]). Les conclusions de Glaeser et Gottlieb [2008] sont,
de ce point de vue, assez pessimistes : « […] the rationale for spending federal
dollars to try to encourage less advantaged people to stay in economically
weak places is itself extremely weak. » Lorsque les politiques en faveur des
quartiers en difficulté s’attachent par ailleurs à lutter contre les effets de la
concentration de la pauvreté, le renouvellement urbain s’accompagne souvent
de deux mesures-phares : une réduction de l’offre résidentielle dans les quar-
tiers ciblés et le relogement des habitants dans d’autres sites. Une tendance
à la gentrification des quartiers défavorisés est alors observée (McKinnish
et White [2011]), s’accompagnant d’une concentration de la pauvreté dans
d’autres lieux. Aux États-Unis par exemple, les programmes de renouvellement
urbain Hope vi apparaissent comme des outils de gentrification déguisés (Bair
et Fitzgerald [2005]) et l’amélioration du statut socioéconomique du quartier
comme un leurre à l’amélioration de la situation des personnes défavorisées
qui se reconcentreraient ailleurs (Oakley et Burchfield [2009]). L’efficience
des politiques est alors remise en question si l’on néglige d’analyser les effets à
l’échelle de l’agglomération, car la cartographie de la ségrégation change avec
les politiques zonées.
À l’opposé, Moretti [2010] et Kline et Moretti [2013] sont plus optimistes : il
existe une place pour les politiques zonées à condition que les décideurs publics
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CONCLUSION
Pour la grande majorité des politiques zonées dédiées aux quartiers en diffi-
culté, l’amélioration des conditions résidentielles et économiques des habitants
est l’objectif dominant. Cependant, cet objectif s’insère dans un objectif plus
large, celui de la transformation des quartiers défavorisés, ce qui a retenu notre
attention. Il s’appuie sur la mise en place de mécanismes d’attractivité afin de
valoriser ces espaces dans la ville. Il vise aussi le développement d’un modèle de
mixité sociale à l’échelle des quartiers et de la ville afin de briser les externalités
négatives subies par les populations les plus défavorisée, externalités imputées
à la concentration géographique de ces mêmes populations dans les quartiers
sensibles.
Pour contribuer à cette réflexion, nous avons proposé d’analyser les politiques
publiques urbaines des quartiers en difficulté à la lumière des théories de l’éco-
nomie urbaine et de leurs enseignements sur l’organisation socioéconomique des
villes. Nous constatons, tout d’abord, que si l’amélioration des conditions d’ha-
bitat est effectivement un facteur d’accroissement du statut socioéconomique des
quartiers, ce facteur agit par attraction de nouveaux habitants plus riches et fuite
des habitants pauvres. Nous soulignons, ensuite, que l’économie urbaine peine
à démontrer l’émergence de configurations urbaines mixtes stables. Il faut pour
cela, soit considérer celles-ci comme des étapes transitoires entre deux équi-
libres de ségrégation, soit viser l’instauration d’interactions sociales durables
et positives, au sein des quartiers, entre les ménages favorisés et les ménages
défavorisés. Nous indiquons, enfin, que l’action publique en matière de renou-
vellement urbain, bien qu’assujettie à des critères d’équité, produit une valori-
sation immobilière des quartiers et peut rechercher des effets de leviers du côté
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la politique en négligeant les effets positifs des interactions sociales au sein des
quartiers. Plus globalement, les effets d’entraînement peuvent toucher l’ensemble
des quartiers au sein de la ville en considérant l’hétérogénéité socioéconomique
des interactions (Galster [2007]). Le développement de modèles d’estimation
prenant en compte ces effets (Ba et Baumont [2015] ; Soetevent [2006]) permet
de formaliser les effets multiplicateurs des interactions entre les individus et les
territoires et peut être appliqué, dans des recherches futures, à la question de la
mixité socioéconomique dans les espaces urbains.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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