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Benoît JOACHIM

Historien économique haïtien


(1982)

Les racines
du sous-développement
en Haïti
Collection “Études haïtiennes”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 2

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 4

Cette édition électronique a été réalisée avec le concours de Pierre Patenaude,


bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Lac-Saint-Jean, Québec.
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Courriel : pierre.patenaude@gmail.com

à partir du texte de :

Benoît JOACHIM

Les racines du sous-développement en Haïti.

Port-au-Prince, Haïti, Henri Deschamps, Éditeur, 1982, 257 pp. Prix


Deschamps, 79.

Polices de caractères utilisée :

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Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 5

Benoît JOACHIM
Historien économique haïtien

Les racines du sous-développement


en Haïti

Port-au-Prince, Haïti, Henri Deschamps, Éditeur, 1982, 257 pp. Prix


Deschamps, 79.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 6

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numérisée.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 7

[255]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Table des matières

INTRODUCTION [1]

Chapitre I – LE SYSTÈME NÉGRIER [7]

l'apocalypse arrawak [9]


les techniciens de l'accumulation primitive [10]
le nègre, propriété et force de travail [12]
en porte à faux [14]
eldorado ou volcan ? [15]

Chapitre II – LA RÉVOLUTION DES ESCLAVES [19]

les débuts de la crise générale [21]


- un rééquilibrage des intérêts colonialistes ? [22]
- une alliance des libres de toutes couleurs ? [23]
l'abolition de l'esclavage nègre [25]
- prodromes et conditions [25]
- liberté générale [27]
désesclavisation ou libération ? [31]
l’autonomie louverturienne [32]
- direction : atouts et œuvre de Toussaint Louverture [33]
- contradiction [34]
l'impossible restauration [36]
- une chance à courir [36]
- la guerre de trois mois [37]
- des causes d'une défaite [40]
la guerre de l'Indépendance [41]
- trois erreurs des colonialistes [41]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 8

- le fiasco du désarmement [42]


- la guerre populaire [44]
l'abolition de la propriété coloniale [46]
- une cohabitation impossible [47]
- plus de colons [48]
- du cap des Irais au cap Engano ? [49]
[256]
Chapitre III – NORMALISATION ET DÉRAPAGE [51]

Haïti indépendante et solitaire [54]


- "vivre libre ou mourir" [54]
- le marché [56]
- deux pratiques de l'Indépendance [57]
le contexte international [59]
- insécurité des colonies [59]
- indépendance de l'Amérique hispanique [62]
- les États-Unis d'Amérique du Nord [64]
- l'Europe des monarchies absolues. Le cas espagnol [65]
- l'Angleterre [67]
les intérêts français [69]
- propriété coloniale et intérêts financiers [70
- intérêts commerciaux [72]
la normalisation [75]
- négociations [75]
- vu l'urgence [78]
- une charte néo-colonialiste [80]
- les conséquences [82]

Chapitre IV – LIGNES DE FORCE DU SOUS-DÉVELOPPEMENT [85]

l'héritage matériel obéré [87]


les potentialités naturelles [89]
l'arriération technique [93]
manque de bras ? [98]
"l’éventualité de l'éducation nationale" [102]
religion et civilisation [107]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 9

Chapitre V – CLASSES ET RAPPORTS SOCIAUX [115]

l'esprit de couleur [118]


un peuple de paysans demi-serfs [123]
- du code rural [123]
- paysans parcellaires et paysans sans terre [124]
- le système de-moitié de production [127]
- le maintien de l'ordre [130]
le peuple des centres urbains [133]
- les démunis [133]
- catégories petites bourgeoises [135]
le complexe militaro-foncier : les "néo-féodaux" [137]
- formation [138]
- situation [142]
la grande bourgeoisie [145]
- rachitisme de la bourgeoisie industrielle [146]
- position dominante de la bourgeoisie d'affaires [147]
- fournisseurs d'État [149]
- usuriers et spéculateurs [150]
[257]
- contrebandiers [152]
- indemnitaires professionnels [154]
- politiciens traditionnels et professionnels libéraux [156]

Chapitre VI – LA DÉPENDANCE NÉO-COLONIALE [163]

la terre aux nationaux ? [166]


- une vue néo-colonialiste [166]
- le principe nationaliste [168]
- le courant de pensée révisionniste [172]
- la politique de révision [174]
la castration du capital national [180]
- la dette coloniale [180]
- les emprunts, la banque, les indemnités [183]
- la dépendance commerciale [187]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 10

Chapitre VII – MINICROISSANCE SANS DÉVELOPPEMENT [193]

la production et ses insuffisances [195]


- les termes de l’échange comme signe [195]
- la production et exportation [197]
- la production et ses carences [199]
les mouvements de l’économie de 1820 à 1915 [206]

Chapitre VIII – LE PROJET PROGRESSISTE [217]

révolutions ou jeu de bascule ? [219]


le nationalisme bourgeois et ses contradictions [221]
la résistance paysanne et ses limitations [228]

CONCLUSION [239]

BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES [243]

I. Sources imprimées citées [245]


II. Études [248]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 11

"Les peuples sont des arbres.


Ils fleurissent à la belle saison”.

(Jacques S. Alexis)

4
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 12

[1]

Les racines du sous-développement


en Haïti

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Le problème des conditions du développement des sociétés qui ont


subi la domination étrangère rejoint celui de leur libération nationale.
Ce n'est certainement pas par hasard que, depuis la grande poussée
du mouvement d'émancipation des peuples colonisés ou semi-colonisés
d’Afrique, d'Asie et d'Amérique, des chercheurs et essayistes en
sciences sociales ont multiplié les tentatives de diagnostics, à savoir si
tels pays ou tels groupes de pays sont "partis", "mal partis", ou "peuvent
partir" 1.
Le foisonnement des publications à prétention théorique sur le
"démarrage", le "sous-développement", la "croissance", la
"dépendance", la "décolonisation", etc., correspond à un profond besoin
d’explication et d'orientation dans le Tiers Monde.
Cependant, les études concrètes, sur lesquelles devraient s'appuyer
les analyses ambitieuses et les théories planétaires pour ne pas être de
simples vues de Sirius, demeurent une démarche irremplaçable pour
saisir les réalités mouvantes et agir efficacement sur elles.
[2]
Dès lors, l'historien à un maître mot à dire. Pierre Léon l'a bien
montré dans son ouvrage sur les Économies et Sociétés de l'Amérique
Latine (Paris, SEDES, 1969) : "Si la prise de conscience la plus aiguë

1 Voir la bibliographie à la fin du texte, notamment les titres choisis et


regroupés sous la rubrique : "Problèmes du développement dans le Tiers
Monde".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 13

du sous-développement est un phénomène très récent la naissance de la


situation de sous-développement ne peut se comprendre que dans une
perspective historique et par une connaissance profonde du "fait
colonial", de toutes ses répercussions à long terme".
À ce compte-là, le cas d'HAÏTI vaut la peine qu'on s'y arrête.
***
HAÏTI aujourd'hui, c'est l’une des illustrations les plus
conventionnelles et les plus vivantes de ce qui s'appelle le sous-
développement, ou plus proprement la formation sociale dépendante.
Les événements qu'a connus ce pays au début des années soixante
ont suscité la curiosité internationale, et fourni l'occasion de répandre
l'idée qu'il constitue l'exemple à ne pas suivre par les nations et États à
la recherche d'une voie de développement.
À un colloque du Centre National de la Recherche Scientifique sur
les Problèmes agraires des Amériques Latines, tenu à Paris en 1965, le
géographe Paul Moral, qui avait travaillé près de dix ans en Haïti avant
d'aller à l'Université de Dakar, a cru déceler dans les régions d'Afrique
récemment sorties de la domination coloniale française ce qu'il désigne
comme une HAÏTISATION, identifiée à "un affaissement progressif de
l'économie".
À peu près au même moment le publiciste et homme d'État
dominicain Juan Bosch a employé le terme "HAÏTIANISATION” pour
caractériser "le processus qui a consisté pour certains pays d'Amérique
Latine à faire un bond dans leur développement pour se mettre ensuite
à reculer". Et Bosch pense que le sociologue Gérard Pierre-Charles à
raison de prédire que "le cas d'Haïti préfigure l’avenir des pays
d'Amérique Latine et du [3] Tiers Monde qui n'ont pas réussi à se libérer
des entraves féodales et à rompre le carcan asphyxiant de la domination
étrangère". L'évolution actuelle du "cône sud" ne semble pas infirmer
cette thèse.
***
Ce que l’on sait moins, c'est que la formation sociale haïtienne,
étalée dans la longue durée de plus de quatre siècles et demi, représente
un type de société retardée, produit du colonialisme classique relayé par
le néo-colonialisme.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 14

Les Haïtiens mettent un point d'honneur à rappeler en toutes


circonstances que leur pays a été le premier État indépendant
d'Amérique Latine et la première République de race noire dans le
monde, et que la jeune nation a contribué de façon effective à la
libération d'autres peuples de notre hémisphère. Rappel nécessaire pour
briser le mur de silence longtemps maintenu autour de la révolution
haïtienne. Mais, par ce rappel, on cherche trop souvent à s'attribuer un
mérite qui revient uniquement aux générations qui se sont battues pour
fonder notre patrie et consolider les bases de la nation. En revendiquant
d’une façon répétitive et vantarde la gloire des ancêtres et l'héritage
qu'ils ont légué, on révèle sans trop s'en rendre compte l'ampleur de la
déviation que la classe dominante a imprimée au processus de libération
nationale déclenché par les esclaves insurgés en 1791. Car le caractère
archaïque et néocolonial de la formation sociale haïtienne d'aujourd'hui,
qu'une politique rationnelle doit s'appliquer à effacer, apparaît encore
plus choquant et plus anachronique quand on le rapproche du caractère
éminemment novateur de la révolution nationale et populaire qui a
abouti à la défaite coloniale de 1803 et à la proclamation de notre
indépendance en 1804.
On comprend parfaitement que, dans ses Perspectives de la
Décolonisation (Paris, Albin Michel, 1969), Guy de Bosschere se soit
demandé avec perplexité comment le pays qui a produit voilà plus d'un
siècle et demi les Toussaint Louverture et les Dessalines figure-t-il
aujourd'hui parmi l'un des plus arriérés du globe ? Affirmer tout
simplement qu'Haïti offre "le modèle [4] d'une fausse
décolonisation”(Claude Julien, Le Monde Diplomatique, septembre
1963), ne fait pas avancer d'un pouce dans la compréhension et la
solution du problème.
***
Il faut s'interroger en profondeur sur le retournement haïtien, sur le
passage d'une révolution vraiment sans précédent ayant débouché sur
une indépendance radicale, à la dépendance.
Pour comprendre le présent et construire un avenir meilleur, H
importe de connaître et d'expliquer les structures mises en place au
cours de l'histoire haïtienne.
Sur la période coloniale, les travaux abondent favorisés par la
disponibilité des sources.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 15

Sur la période qui s'ouvre avec l'intervention militaire des États-Unis


d'Amérique dans notre pays en 1915, il existe aussi quelques travaux
valables.
Mais ce qui manque cruellement c'est surtout une synthèse
historique qui éclairerait la période plus que séculaire, et décisive, allant
de la conquête de l'Indépendance à l’Occupation nord-américaine. Ce
travail indispensable peut être orienté dans les directions suivantes :

— reconstitution et réinterprétation du processus par lequel Haïti


est passée de l'état de colonie-type du capitalisme commercial
à une indépendance radicale farouchement sauvegardée
pendant environ un quart de siècle ;
— analyse des conditions dans lesquelles s'est opéré le glissement
dans la dépendance néo-coloniale par le biais d'une
normalisation (tardive) de la situation internationale du jeune
État ;
— mise à nu des soubassements et poutres maîtresses de la
formation sociale haïtienne au cours des XIXe et XXe siècles :
enlisement des forces matérielles et humaines dans
l’archaïsme ; perpétuation de rapports sociaux de production
arriérés ; persistance de l'instabilité politique ;
[5]
— démontage du mécanisme d'une minicroissance sans
développement à la fois favorisée par la nouvelle dépendance
vis-à-vis des grandes puissances et favorisant cette
dépendance ;
— recherche des formes diverses d’expression du projet
progressiste.

Tâche considérable, à laquelle les historiens et d’autres chercheurs


en sciences sociales doivent concourir. Tâche à la réalisation de laquelle
nous avons voulu apporter ici une modeste contribution.

[6]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 16

[7]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 1
LE SYSTÈME NÉGRIER

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 17

[8]

l'apocalypse arrawak [9]


les techniciens de l'accumulation primitive [10]
le nègre, propriété et force de travail [12]
en porte à faux [14]
eldorado ou volcan ? [15]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 18

[9]

Vision large, vision juste, celle de Pierre Chaunu : "Le débat, ne


l'oublions pas, commence avec le XVe et le XVIe siècle. Avec la traite
négrière et le bilan démographique de l'Afrique, avec la disparition en
Amérique tropicale d'un des cinq noyaux denses de peuplement
humain." 2
L'Amérique tropicale à l'époque de l'intrusion des Européens
occidentaux dans ce monde qu'ils qualifieront de Nouveau, c'est avant
tout HAÏTI, AYTI-QUISQUEYA-BOYO dans la langue des
aborigènes, rebaptisée pour les besoins de la cause : ISLA
ESPANOLA, par corruption HISPAGNOLA.

L’apocalypse Arrawak

Les Taïnos, Ciboneys et autres ARRAWAKS qui peuplaient


primitivement Ayti n'ont pas survécu plus d'une vingtaine d'années à
l'invasion de leur pays en 1492-1493 par les porteurs de la croix
chrétienne et de la bannière espagnole conduits par le génois Christophe
Colomb. Une résistance farouche, mais en ordre dispersé, n'empêcha
pas le million d'habitants des cinq CACIQUATS ou royaumes primitifs
qui se [10] partageaient les 77.000 kilomètres carrés de l'île de
succomber sous les armes à feu, les armes blanches, les dents des
dogues dressés, les sabots des chevaux, le choc microbien, et autres
nouveautés du même genre introduites aux Indes occidentales par les
sujets des Rois Catholiques. Il aura fallu la survivance de noyaux

2 L'expansion européenne du XIIIe au XVe siècle, Paris, P.U.F. "Nouvelle Clio",


1969, p. 54.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 19

d'irréductibles retranchés dans les montagnes difficilement accessibles


– comme celui dirigé par le cacique rebelle HENRI – auxquels se
joindront vite les premiers esclaves noirs importés, pour que des
éléments de la culture amérindienne aient pu passer dans la civilisation
haïtienne actuelle.
Les CONQUISTADORES n'avaient pas traversé l'Océan pour venir
faire souche aux Indes en général et en Ayti en particulier. Ils se
proposaient de reconnaître (on dira "découvrir"), de s'approprier et de
transférer en Europe de nouvelles richesses, principalement l'or, quitte
à convertir à leur religion et à expédier au ciel les autochtones, ces
païens qui s'interposaient entre les richesses convoitées et eux. Aussi,
après avoir vite épuisé les mines aurifères d'Hispagnola, première terre
européanisée donc pillée dans l'hémisphère occidental, les
Conquistadores l'abandonnèrent-ils massivement. La toute jeune ville
coloniale de Santo-Domingo, d'abord résidence du Vice-Roi des Indes
et de l'Amiral de l'Océan, ne jouera plus dès lors que le rôle de tête de
pont pour gagner Cuba puis la "terre ferme" où on avait flairé
l'existence d'autres sources de métaux précieux.
Ayti/Hispagnola n'allait pas mourir pour autant. Mais elle mettra
plus d'une centaine d'années à se réveiller d'une longue léthargie. À
partir du deuxième tiers du XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe, de
nouvelles transplantations humaines changeront complètement sa face.
La France y bâtira la colonie type du capital mercantile.

Les techniciens de l’accumulation primitive

Au XVIIe siècle, les contraintes économiques, sociales, politiques et


religieuses de l'Ancien Régime poussent des centaines de Français
pauvres ou médiocrement fortunés à émigrer en Amérique afin d'y
refaire leur vie. Pour payer leur [11] passage, certains consentent même
à s'"engager", c'est-à-dire à aliéner leur liberté pour trois ans.
Après bien des péripéties marquées par leurs alliances et
mésalliances avec les Anglais pour s'opposer aux prétendus premiers
occupants espagnols, nombre d'entre ces émigrés atterrissent à l’île de
la Tortue et sur la côte toute proche d'Hispagnola, métamorphosés en
flibustiers, boucaniers, puis "habitants" ou colons. Ceux-ci profitent de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 20

la carence des Ibériques fascinés par le continent, pour leur enlever, non
sans de sanglantes disputes, le tiers occidental de la grande île. Ainsi
naissait SAINT-DOMINGUE.
Accourue à la rescousse de ses aventuriers à la fin du siècle, la
monarchie française entreprend de normaliser la situation. Par le traité
de Ryswick (1697) elle obtient de l'Espagne la fixation des frontières
avec Santo-Domingo. Elle organise la colonie avec ses propres agents
qu'elle parachute de la métropole (Gouverneur, Intendant, officiers
royaux, etc.). Elle s'attribue le pouvoir de concéder les terres ; et ses
agents en concéderont par lots de dizaines d'hectares : charité bien
ordonnée, la plupart de ces administrateurs et leurs proches deviennent
de grands propriétaires coloniaux, ainsi que plusieurs courtisans. Du
même coup, les colons se sont trouvés placés sous une tutelle
administrative et politique dont ils s'accommoderont toujours assez mal
et qu'ils essaieront plusieurs fois d'alléger ou de secouer, en recourant
même à la sédition comme en 1722 et en 1765-1769.
Comme les aristocraties et bourgeoisies d'Europe réclamaient de
plus en plus des produits tropicaux, la classe capitaliste montante en
France saute au XVIIIe siècle sur cette occasion d'accumuler des
richesses. À cette époque de mercantilisme, elle commence par penser
commercialisation des denrées exotiques, principalement le sucre,
destiné à plusieurs usages. Et un slogan –, "les colonies sont faites pour
la métropole'', – symbolise et popularise le Système de l'Exclusif,
caractéristique fondamentale de la colonisation d'Ancien Régime,
quelque peu mis à mal par le commerce interlope notamment avec
l'Amérique du Nord.
[12]
Cependant pour pouvoir vendre sur une vaste échelle, il fallait
impulser la grande production et, au préalable, la grande exploitation
liée à la grande propriété foncière. Les capitalistes métropolitains, plus
précisément les négociants des ports atlantiques, relayés outre-océan
par des maisons de commission, financent les concessionnaires de
terres coloniales. Grâce à leurs relations sociales et politiques, ces
concessionnaires concentrent entre leurs mains les plus grandes
surfaces possible, cadres physiques des "HABITATIONS”. Sur ces
habitations, unités économiques de base de la colonie, les avances
obtenues des négociants permettent d'entreprendre des travaux
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 21

d'irrigation, de développer des plantations sucrières, indigotières,


caféières, cacaoières, cotonnières, d'installer des manufactures pour une
première transformation des matières premières agricoles ainsi
récoltées en vue de leur acheminement vers la métropole. Négociants
et planteurs se lient par des contrats, les "liaisons d'habitation", assurant
aux premiers le maximum de denrées qu'ils voulaient et aux seconds un
débouché. Mais le planteur, obligé de vendre ses denrées à son
négociant et de lui acheter les nombreux produits d'importation utilisés
dans la colonie, subit des frais d'expédition de l'ordre de 35 à 42 %,
supporte l'écart des cours et ne reçoit son dû qu'à la fin des opérations.
Au fond, les colons sont comme des fermiers de leurs bailleurs de
fonds. Situation d'autant plus irritante pour les grands planteurs que,
menant grand train de vie, ils s'endettent considérablement : dans les
années 1780, la plupart d'entre eux ne doivent-ils pas aux négociants la
presque totalité de leurs récoltes ?

Le nègre, propriété et force de travail

Or il ne faut pas perdre de vue que le colon s'est engagé dans


l'aventure coloniale pour s'enrichir, pour vivre dans l'opulence, et non
pour suer sous un soleil de plomb en piochant, sarclant, plantant,
"roulant" la canne à sucre.
Fort opportunément, l'Europe du capital commercial avait repéré les
populations de la zone africaine située aux mêmes latitudes que ses
colonies d'Amérique, à la fois comme [13] objet de profit commercial
et comme main-d'œuvre résistante à bon marché. Alors elle applique à
ces populations la loi de la jungle. Encourageant les luttes tribales
pourvoyeuses de captifs, développant la traite négrière en s'appuyant
sur la morale chrétienne dont ils se réclamaient, les armateurs
atlantiques accumulent des capitaux immenses en organisant le
transfert forcé, massif et accéléré de l'homme noir.
Arraché à son continent par les écumeurs de la côte occidentale de
l'Afrique intertropicale, enchaîné à fond de cale avec un mètre cube et
demi d'air par individu et soumis à 8 mois ou plus de transport
transatlantique dans ces conditions, vendu au colon d'Amérique comme
une bête de somme, le nègre sera intégré à la propriété coloniale au
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 22

même titre que le sol, le moulin ou l'âne, comme une "chose". Il servira
à la production ordonnée par le maître en tant qu'ESCLAVE, dépouillé
de tout droit. Dans cette situation inédite, où la force sociale de travail
produisant pour le marché est traitée comme objet de propriété,
l'ESCLAVAGE n'est rien de moins que le pilier du système colonial
d'Ancien Régime.
Mais si le maître affecte de nier à l'esclave toute personnalité, il ne
saurait ignorer qu'il a affaire à un être humain : Un être qui n'accepte
pas de bon gré sa situation de déraciné et d'esclave. L'instruction
religieuse lui enseignera l'obéissance, la soumission : que la volonté de
Dieu soit faite. Et surtout, pour briser sa conscience et tirer de lui le
maximum, le maître veut le persuader de sa prétendue infériorité
raciale. Les esclaves rassemblés en ATELIERS, c'est-à-dire en
colonnes de travail forcé de 40 à 400 individus, étaient astreints à des
exigences de production qui ruinaient leur santé et leur énergie
insuffisamment renouvelée, sans rémunération, avec pour stimulant
régulier les volées de "rigoise" administrées par un commandeur lui-
même dressé à la brutalité. Le nègre à talents ou esclave qualifié, et le
nègre de case ou esclave domestique subissaient moins rigoureusement
cette condition inhumaine particulièrement réservée au nègre-jardin ou
esclave de plantation qui constituait plus de 85 % de la population.
Aussi est-ce dans cette dernière catégorie que les protestations ont pris
les formes les plus violentes et se sont répétées avec le plus de
fréquence.
[14]

En porte à faux

Seulement, le désir sexuel ne connaît pas de barrière raciale. Et


quand il est apaisé par l'accouplement, même instantané, de la négresse
esclave et du maître blanc peu soucieux des conséquences génétiques
de son acte, il faut s'attendre à ce que le mulâtre ou autre sang-mêlé qui
en résulte déchaîne à terme une tempête, rien que par sa prolifération
au sein de la société compartimentée des Antilles.
Généralement AFFRANCHI grâce à la cuisse de son père, et
jouissant sans conteste du droit de propriété et du droit d'héritage
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 23

attachés à sa condition de LIBRE, ce nouveau venu a ainsi un statut de


privilégié par rapport à l'esclave. Ce statut sera aussi partagé par
quelques centaines de noirs – essentiellement d'anciens domestiques et
d'anciens esclaves qualifiés – qui auront pu racheter leur liberté ou
l'obtenir de leurs maîtres en récompense de signalés services.
À la suite de mesures restrictives décrétées par une administration
paraissant de plus en plus redouter le naufrage de l'ordre colonial
esclavagiste, le rythme des affranchissements avait sensiblement ralenti
à l'époque d'apogée de l'économie sucrière. Mais parallèlement, les
libres non-blancs se reproduisaient à un point tel qu'en moins d'un siècle
leur nombre, environ 30.000 non compris les marrons, égale au moins
celui des blancs, qu'ils distançaient nettement dans certains quartiers.
La majorité de ces libres, encore proches de la masse esclave, vivent
très modestement, comme petits salariés. D'autres connaissent une
relative aisance en qualité d'artisans ou de gérants d'habitations. Une
minorité assez importante figure parmi les grands bénéficiaires du
système économique comme maîtres artisans, comme procureurs
d'habitations dans les patines, ou comme propriétaires d'habitations
florissantes dans les mornes en expansion (le secteur caféier). Ils
contrôlent le tiers des terres cultivées (plus de 2.000 exploitations) et le
quart du "cheptel" esclave, s'il faut en croire Hilliard d'Auberteuil.
À partir du moment où leur poids démographique commence à
devenir lourd et que leur force économique grandissante [15] se profile
à l'horizon comme une menace à la suprématie du colonisateur, les
libres non-blancs voient se déchaîner contre eux la haine raciste.
Hargne et vindicte du petit blanc ou blanc manant du colon raté –
salarié, petit artisan, détaillant, etc., – qu'ils concurrencent ou qui les
jalouse. Exclusivisme et ségrégationnisme du grand blanc – grand
planteur, négociant, haut fonctionnaire, etc., – à qui le grand nègre
renvoyait en quelque sorte son image déformée. L'obligation de servir
dans la police contre les nègres marrons, l'exclusion de certaines
professions libérales, l'exigence du respect à sens unique, le strict
compartimentage des lieux publics et même de la voie publique dans
certains cas sont autant de formes de vexations, et pas les seules,
imaginées par le colonial contre les GENS DE COULEUR ET NOIRS
LIBRES de toutes conditions.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 24

Voilà donc ces derniers, Saint-Dominguois d'origine s'il en est, six


pour cent de la population de la colonie en 1791, tirés à hue et à dia :
ils sont partagés d'une part entre le Colonial – également évalué à six
pour cent –, dont ils se rapprochent par la situation économique et
juridique et à qui ils veulent ressembler, et d'autre part la masse
colonisée des esclaves, dont le sein maternel les rend solidaires et vers
qui les rejette le racisme.

Eldorado ou volcan ?

En tout cas, c'est à la faveur de tels rapports sociaux, et notamment


des iniquités subies par l'esclave, que la Saint-Domingue du XVIIIe
siècle a acquis la réputation d'eldorado pour les grands planteurs et a
représenté une incomparable source de richesses pour la métropole. Par
sa prospérité, et alors que les Amériques hispaniques piétinaient et que
l'Amérique anglo-saxonne ne s'était pas encore révélée, elle est apparue
comme le modèle de la colonisation sous l'Ancien Régime. Sa
production, principalement sucrière, mais de plus en plus caféière, de
moins en moins indigotière, secondairement cotonnière, suffisait à
l'approvisionnement de la France en denrées tropicales et permettait à
la métropole de déverser dans les colonies avec gros profits force
produits de ses manufactures et de son [16] agriculture. De plus, avec
les autres Antilles, elle alimentait un grand mouvement de ré-
exportation à partir des ports métropolitains, qui équilibrait la balance
commerciale du royaume malgré la crise de son économie.
Ainsi dans la mesure, très grande, où les richesses coloniales ont
bénéficié en tout premier lieu à la bourgeoisie métropolitaine, avant tout
celle des ports, il s'avère que Saint-Domingue a puissamment contribué
au passage en France du féodalisme d'Ancien Régime au capitalisme.
Et il n'est pas exagéré de dire que sa croissance est aussi à l'origine de
la Révolution Française de la fin du XVIIIe siècle.
Cependant la formation sociale saint-dominguoise renfermait en
elle-même les ferments de sa propre destruction.
En effet, face à la minorité coloniale, un peuple nouveau naissait
dans l'enfer du système des habitations. Un peuple de noirs venus de
divers horizons de l'Afrique atlantique, avec des dominantes
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 25

dahoméennes, congos, guinéennes, avec des nuances aradas, ibos,


bambaras etc. Les conditions inhumaines de la transplantation ont opéré
une première sélection : seuls les durs à cuire ont survécu au voyage à
bord des cercueils voguants qu'étaient les navires négriers. Une seconde
sélection, non moins brutale, intervint au stade de l'acclimatation. Puis
le système des habitations a joué comme un "melting pot". Du contact
de ces individus vendus et répartis sans souci de cohésion familiale ou
ethnique, de leurs besoins de communications entre eux et avec le
maître, il sortira un moyen d'échange, une véritable langue nouvelle, le
créole, dont les spécialistes ont déjà souligné qu'il n'a rien de commun
avec le "petit nègre". Ces hommes parviendront à une communauté de
mœurs, d'attitudes ; ils se donneront une organisation religieuse
commune, différente de celle qu'a voulu imposer le colonisateur, le
vaudou, qui, à l'étape prérévolutionnaire de l'histoire haïtienne, aura
rempli la fonction d'une organisation populaire d'avant-garde.
En outre, dans cette société où l'oppression raciale compliquait les
oppositions de classes et la dépendance coloniale, les couches-tampons
que constituent les gens de couleur et noirs libres ne seront-elles pas
amenées à lier leur cause à celle de [17] la force irrésistible que peut se
révéler le peuple esclave s'il se met en mouvement ?
Il n'y a pas de doute, et un observateur attentif comme l'Abbé Raynal
l'aura compris bien avant la grande commotion de la dernière décennie
du XVIIIe siècle : les colonisateurs propriétaires fonciers esclavagistes,
négociants des ports métropolitains qui les commanditaient –
conserveront leurs terres, installations et "bois d'ébène" tant qu'ils
seront les plus forts ; ils les perdront quand les esclaves auront pris
conscience de la possibilité de conquérir leur liberté. Le système
colonial esclavagiste et raciste aura fait son temps le jour où les
colonisés auront décidé de former à eux seuls une nation indépendante,
fût-ce au prix d'une lutte sans merci.

[18]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 26

[19]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 2
LA RÉVOLUTION
DES ESCLAVES

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 27

[20]

les débuts de la crise générale [21]


l'abolition de l'esclavage nègre [25]
désesclavisation ou libération ? [31]
l’autonomie louverturienne [32]
l'impossible restauration [36]
la guerre de l'Indépendance [41]
l'abolition de la propriété coloniale [46]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 28

[21]

En fait, l'eldorado saint-domingois n'a point été un havre de paix.


Provoqués par les contradictions qui opposaient les groupes et classes
composant la société coloniale et la colonie aux intérêts dominants de
la métropole, les troubles ne se comptent pas : flambées de colère des
colons, accès de fièvre des gens de couleur et noirs libres et des petits
blancs, manifestations de refus du système par les esclaves jalonnent
cette histoire. Toutefois il ne s'agissait que de protestations de courte
durée et localisées, du moins dans leur forme ouverte. Mais à la fin du
siècle, à la faveur de circonstances particulières, les mécontentements
accumulés, les problèmes mal résolus et les oppositions exacerbées se
réunissent en faisceaux et débouchent finalement sur une révolution
populaire pour la liberté, l'égalité et l'indépendance nationale.

les débuts de la crise générale

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Paradoxe apparent, le branle est donné par les colons et autres gens
libres. Un peu l'histoire de l'apprenti sorcier. À l'annonce de la
convocation des États-Généraux du Royaume, auxquels les colonies
n'étaient pas invitées, ils se lancent dans l'agitation, sans se préoccuper
le moins du monde du sort et des réactions des masses esclaves.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 29

[22]

- un rééquilibrage des intérêts colonialistes ?

Tout autonomisants qu'ils étaient, les colons décident de participer


à cette extraordinaire assemblée métropolitaine. Tandis que les grands
planteurs, nombreux, qui résidaient en France pour y jouir de leurs
rentes, formaient des sociétés dont la plus célèbre est le Club Massiac
à Paris, les colons sèment le vent dans les réunions et les attroupements
qu'ils fomentent partout dans la colonie.
Leur but est clair : obtenir la révocation du Système de l'Exclusif et
l'établissement de la liberté commerciale, pour en finir avec la
domination des négociants et bénéficier d'une balance des échanges en
leur faveur ; régler son vieux compte à l'administration imposée par la
métropole et s'administrer eux-mêmes.
Beaucoup moins revendicateur qu'un mouvement révolutionnaire,
ce branle-bas ne met point en cause la structure coloniale esclavagiste
et raciste. Tendant à la mobilisation des seuls propriétaires coloniaux
pour la satisfaction de leurs doléances spécifiques, il ne dispose point
de la base sociale et de l'armature idéologique nécessaires pour lui
imprimer un caractère national ou démocratique.
Cependant, plus qu'une simple fronde, ce mouvement, réformateur,
vise à un réaménagement des rapports existants, orienté vers
l'harmonisation des intérêts des propriétaires coloniaux et de leurs
commanditaires métropolitains. Ce rééquilibrage des intérêts
colonialistes impliquait que, de l'état de subordination du colon au
métropolitain on passerait à une situation d'égalité de ces deux
partenaires dans la direction des affaires — toutes les affaires – de la
colonie, sans exclure une prééminence du colon dans ce domaine.
Tel est le sens des actions nombreuses et hardies que mèneront les
colons tant au sein des assemblées révolutionnaires métropolitaines que
dans les assemblées coloniales exclusivistes et les mouvements armés
qu'ils entreprendront.
Mais dans leur trajectoire ils se heurtent rapidement à deux forces
plus puissantes qu'eux. Dans la métropole, ils [23] butent sur les intérêts
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 30

de la bourgeoisie conduisant sa propre révolution en alliance avec les


masses populaires. Dans la colonie, ils achoppent sur les difficultés
inhérentes à leur position de privilégiés jaloux de leurs privilèges par
rapport aux autres gens libres eux aussi entrés dans la lutte, et par
rapport aux masses esclaves en pleine ébullition. Les négociants des
ports s'accrochaient à l'Exclusif, grief fondamental des colons. Les
colons s'accrochaient à la ségrégation raciale, grief fondamental des
gens de couleur et noirs libres, et à l'esclavage dont ne voulaient point
les masses qui le subissaient.
Les colons s'éloignent résolument de la métropole précisément à
l'heure où la Révolution française, prenant la mesure de l'état social
dans la colonie, répond timidement d'abord dans les années 1790-1792,
puis plus franchement dans les années 1793-1794, aux idéaux d'égalité
et de liberté défendus largement par les gens de couleur et noirs libres
et sans restriction par les masses esclaves. Imitant avec moins d'atouts
les colons anglais qui avaient déclaré quelques années auparavant
l'indépendance des États-Unis d'Amérique du Nord, les colons de Saint-
Domingue tentent une sécession à leur seul profit, une sorte
d'indépendance sans l'ombre d'une décolonisation. Mais chacune de
leurs vagues d'assaut repoussées est suivie d'une vague d'émigration et
donc d'une diminution de leur force. Et en juin 1793, ils subissent leur
échec décisif quand l'irruption massive des esclaves insurgés lancés au
secours des délégués révolutionnaires de la métropole alliés aux
affranchis – entraîne la débâcle de la contre-révolution dirigée par le
colon-gouverneur Galbaud. La domination coloniale blanche à Saint-
Domingue n'allait pas se relever de ce coup, malgré l'intervention
anglaise accourue à l'appel des colons réactionnaires rescapés. Mais la
lutte pour le contrôle et la direction de Saint-Domingue était encore loin
de son terme, en cet été 1 793.

- une alliance des libres de toutes les couleurs ?

En même temps que la levée de boucliers des colons, commençait


celle des affranchis. Pour l'égalité avec les blancs.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 31

[24]
Dans son ouvrage sur la guerre de l'indépendance Haïtienne publié
en 1819, le général français Pamphile de Lacroix a regretté qu'il ne se
soit pas noué entre "les propriétaires coloniaux de toutes couleurs" une
alliance durable "qui eût formé la digue que la colonie régénérée aurait
élevée contre les débordements qui l'ont engloutie".
Pourtant, dès le départ cette alliance est proposée, et avec chaleur,
par les affranchis propriétaires. Ceux-ci tracent comme limite extrême
du changement projeté la satisfaction de leurs revendications propres :
la fin de la discrimination entre "colons amériquains" – ainsi
s'appelaient certains d'entre eux – et colons blancs. Ils protestent qu'ils
ne veulent surtout pas de la libération des esclaves ; position très
compréhensible, car ils sont eux-mêmes propriétaires d'esclaves.
Après quelques tergiversations, les assemblées révolutionnaires
françaises, ou les philanthropes, les Amis des Noirs, menant campagne,
leur donnent raison. Elles leur reconnaissent la citoyenneté française au
même titre que les colons et envoient des commissaires pour réaliser la
fraternisation des uns et des autres.
Malgré tout, la réaction coloniale blanche dédaigne leur offre
d'alliance et combat leurs prétentions avec la dernière violence. Au
début de 1791, pour avoir voulu imposer par les armes le
rapprochement toujours refusé par les colons, les affranchis conduits
par Ogé et Chavannes, qui se sont laissés prendre à la suite de leur
défaite militaire, périssent par le supplice de la roue. Les survivants de
leur petit groupe de 300 hommes, entrés en clandestinité, vont s'insérer
dans le mouvement de masse des esclaves en préparation dans le Nord.
Peu après, les affranchis de l'Ouest, tirant la leçon de la lutte de leurs
congénères du Nord, utilisent l'appoint déterminant d'une valetaille de
500 esclaves pour vaincre leurs adversaires de race, avec qui ils
concluront d'ailleurs un concordat : en récompense, ces esclaves
finiront sur des pontons dans la rade du Môle Saint-Nicolas. Cependant,
par l'intransigeance toujours renaissante des colons, la majorité des
affranchis se rapprochera du mouvement des esclaves entrés en branle
dans la deuxième moitié de l'année 1791 : le front de lutte de tous les
colonisés se dessinait.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 32

[25]

l’abolition de l’esclavage nègre

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Les structures coloniales commencent à voler définitivement en


éclats avec le soulèvement général des esclaves dont le déferlement est
irrésistible à compter de la nuit du 22 août 1791.

- prodromes et conditions

Cela ne signifie point que l'insurrection ait retenti comme un coup


de tonnerre dans un ciel serein, ni que la révolution pour la liberté allait
être instantanée et suivre un développement linéaire.
Sans verser dans la prodromite, il importe de rappeler que, tout
particulièrement dans les dernières décennies de la colonisation, les
esclaves ont manifesté leur refus du système sous diverses formes,
quoique sans coordination : les suicides, les empoisonnements, les
incendies d'habitations, et surtout le marronnage.
Au-delà des fuites individuelles passagères, le marronnage,
mouvement des esclaves qui désertaient les habitations pour se réfugier
dans les montagnes et y former des groupes de rebelles (des ''bandes'',
dit-on traditionnellement de façon péjorative), a été la forme la plus
élevée de protestation contre le système avant la révolution. Dès son
apparition, le colonisateur a dû créer pour le combattre une force
spéciale de répression, la maréchaussée. Mais au lieu d'être annihilé, il
n'a fait que croître. Ne faut-il pas signaler après Gabriel Debien, et rien
que pour le XVIIIe siècle, l'action des marrons de la région du Cap
conduits par Colas Jambes Coupées, celles des unités de Noël, Polydor,
Thélémaque Conga, Isaac et Pyrrhys Candide, dans le Nord et le Nord-
Est, les marrons du Cul-de-Sac et de la Selle dans le dernier tiers du
XVIIIe siècle ? L'épopée de Mackandal est restée célèbre : pendant
quatre ans, de 1753 à 1757, les unités de ce garde-bestiaux musulman
qui s'est érigé en prophète ont enlevé le sommeil à plus d'un colon dans
la Plaine du Nord ; certes, à la suite d'une imprudence il est pris et brûlé
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 33

vif, mais son passage a laissé des traces indélébiles : il a prêché l'union
de tous les nègres pour [26] chasser ou exterminer les blancs et faire de
Saint-Domingue un royaume indépendant. Dans les années 1780, alors
qu'éclataient sur les habitations des troubles de nature à inquiéter les
colons, le marronnage devenait plus notable, à en juger par les annonces
des journaux. Certes, il a été loin de suffire à provoquer l'effondrement
du système. Néanmoins il s'est révélé comme une étape préparatoire au
soulèvement général et à la guerre populaire pour l'abolition de
l'esclavage, ne serait-ce qu'en fournissant les premiers cadres et des
combattants aguerris à la révolution haïtienne.
Les croyances africaines conservées par l'esclave, parallèles ou
opposées à la religion chrétienne à laquelle le maître prétendait le
convertir, le mythe du retour à l'Afrique en cas de mort au combat,
servirent aussi la lutte pour la liberté. Ceux qui se rencontraient aux
cérémonies et aux divertissements du vaudou y trouvaient l'occasion
d'échanger des informations sur la situation, de se concerter
éventuellement en vue d'élaborer des actions. On reste frappé
aujourd'hui encore par ces chants et ces prières qui appelaient à la
révolte, à la disparition des oppresseurs, à l'établissement d'un monde
nouveau. Ce n'est point un hasard si les mots d'ordre du soulèvement
général sont partis d'une cérémonie vaudou réunissant les chefs (La
cérémonie du Bois- Caïman), et si dans sa première phase l'insurrection
populaire est dirigée par un nègre marron et prêtre vaudou, Boukman,
ou par un Romaine le Prophète, ou par un Hyacinthe. Avec ces
hommes, on est déjà loin du temps où les chevaux et les armes des
Conquistadores jetaient la panique parmi les Arrawaks dont les
"civilisés" ne faisaient qu'une bouchée. La révolution de Saint-
Domingue verra les masses nègres en lutte pour leur libération affronter
sans reculer les fusils, les canons et les baïonnettes avec leurs mains
nues, ou armées de couteaux, de pioches, de bâtons, etc., et arriver ainsi
à submerger les troupes adverses.
La fermentation révolutionnaire se trouva particulièrement
favorisée dans le Nord, du fait que cette partie du pays connaissait la
plus grande concentration des esclaves et des propriétés, et que la
grande contiguïté des habitations avec la colonie espagnole rivale
rendait possibles les infiltrations et les refuges des insoumis.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 34

[27]
Signalons également que les mesures de liberté partielle adoptées
dans l'Ouest par des propriétaires affranchis minoritaires en lutte contre
leurs rivaux blancs, et dans le Sud par des propriétaires blancs
minoritaires en lutte contre les affranchis, auront contribué à augmenter
le flot montant des démunis mis en meilleure condition de participer au
combat pour supprimer l'ordre basé sur l'esclavage.

- liberté générale

En se soulevant en masse, en incendiant tout autour d'eux, en


exécutant les maîtres qui leur tombaient sous la main, les esclaves
manifestaient leur volonté de détruire les instruments de leurs malheurs
et les rapports sociaux dans lesquels ils avaient été maintenus bien
malgré eux.
Dans les quatre paragraphes de leur manifeste au Gouverneur, qui
leur demandait de déposer les armes et de rentrer dans l'ordre, les chefs
des insurgés du camp de Gallifet dans le Nord réaffirment à trois
reprises leur devise de "vaincre ou mourir", de "vaincre ou mourir pour
la liberté". Ils ne prétendent pas rejeter l'autorité du Roi de France et de
ses agents politiques et administratifs dans la colonie, qu'ils croient
favorables à une révision de leur statut ; ils entendent rester fidèles à la
monarchie métropolitaine. Mais quant à l'esclavage raciste, pour eux
c'est bien fini. Le langage qu'ils emploient pour désigner les colons est
sans aménité ; ils ne veulent plus avoir affaire à ces "tyrans, des
monstres indignes", dont ils ont été trop longtemps les "humbles
victimes". Selon eux, retourner travailler sur les habitations sous la
direction de ces gens-là, ce serait se "jeter dans la gueule du loup". Que
les colons donc, tant qu'ils sont, quittent le pays "et par conséquent
abandonnent le Cap sans en excepter un seul ; qu'ils emportent leur or
et leurs bijoux, nous ne courons qu'après cette chère liberté, objet si
précieux", poursuivent-ils.
Évidemment les forces coloniales leur répondent en se lançant dans
la répression, en cherchant à les mater.
Mais les insurgés soutiennent contre leurs ennemis une résistance
prolongée, administrant ainsi la preuve de leur détermination et de leur
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 35

capacité à se libérer de l'asservissement [28] ou ils avaient été plongés.


Obligés de faire la guerre pour conserver la liberté qu'ils avaient
retrouvée par leurs propres moyens, ils acceptent, dans un premier
temps, de combattre sous le drapeau de l'Espagne, qui, dans sa rivalité
coloniale avec la France et par opposition à la Révolution bourgeoise
de l'autre côté des Pyrénées, leur fournissait armes, munitions, vivres,
et les comblait de grades et de faveurs.
Dans la Métropole cependant en pleine mutation, le soulèvement des
esclaves est perçu jusqu'à la Convention girondine comme une révolte
à écraser. Alors même qu'elles prenaient fait et cause pour les gens de
couleur et noirs libres, les premières assemblées révolutionnaires de
Paris ne décident aucun changement fondamental au sort des esclaves,
ces biens meubles qu'elles laissent à la discrétion de leurs propriétaires.
Dans les années 1791-1793, la Révolution française essaie d'arrêter le
torrent des esclaves insurgés en suscitant en face d'eux sinon l'unité, du
moins l'alliance des propriétaires coloniaux, en cherchant à porter les
colons blancs à accepter comme raisonnable l'égalité réclamée par les
gens de couleur et noirs libres. À cet effet, elle dépêche à Saint-
Domingue des Commissaires Nationaux Civils, avec pour double tâche
de remettre les nègres insurgés à leur place d'esclaves et d'appliquer les
décrets pris à Paris qui prévoyaient l'égalité de tous les gens libres.
À son arrivée à Saint-Domingue, la deuxième Commission Civile
s'applique à rassurer les colons en s'empressant de leur déclarer
solennellement que la Métropole reconnaîtrait dans la colonie des libres
et des esclaves, et qu'il appartenait aux assemblées coloniales désignées
régulièrement par les libres de statuer sur le sort des esclaves. Mieux.
Le Commissaire Sonthonax juge bon d'ajouter "que l'esclavage est
nécessaire à la culture et à la prospérité des colonies, et qu'il n'est ni
dans les principes, ni dans la volonté de l'Assemblée Nationale et du
Roi, de toucher à cet égard aux prérogatives des colons". C'était le 20
septembre 1792. Ce discours d'installation venait après celui du
Président de l'Assemblée Coloniale, qui avait signifié publiquement,
sans mâcher les mots : "qu'on n'a point été chercher et acheter à la côte
d'Afrique cinq cent mille sauvages esclaves.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 36

[29]
pour les conduire dans la colonie, en qualité et au titre de citoyens
français ; c'est que leur subsistance comme libres est incompatible avec
l'existence de vos frères Européens''.
Quand la Commission Civile eût entamé sa mission de rapprocher
"les libres sans aucune distinction de couleur", le préjugé raciste des
colons blancs ressurgit comme un obstacle infranchissable. Les légions
d'affranchis qu'elle organisa se révélèrent insuffisantes à soutenir son
action lorsque les colons et les troupes blanches qu'ils gagnèrent à leur
cause déclenchèrent troubles sur troubles jusqu'à la contre-révolution
de juin 1793. Les Commissaires se sont vus alors contraints de
contrevenir à leur mission en appelant à leur secours les "brigands"
qu'ils devaient ramener dans l'esclavage.
Une fois que le rouleau compresseur nègre eût anéanti l'hydre de la
réaction coloniale blanche qui s'était alliée aux ennemis extérieurs de la
métropole devenue une République, les Commissaires de la Révolution
ne pouvaient plus compter valablement sur d'autres armes pour
affronter dans la colonie l'intervention militaire anglaise et la poussée
agressive espagnole. C’est alors qu'ils prirent sur eux de légaliser l'état
de fait commencé avec le soulèvement général de 1791. Le 29 août
1793 dans la moitié Nord et le 4 septembre dans la moitié Sud, la liberté
générale des esclaves de Saint-Domingue est solennellement proclamée
par les Commissaires.
À ce propos, le compte rendu justificatif envoyé par Sonthonax "aux
Sociétés des Amis de la Liberté et de l'Égalité en France" est on ne peut
plus significatif. Il mérite d'être reproduit ;
"Le peuple de Saint-Domingue, courbé depuis si longtemps sous le
joug de l'esclavage et de la tyrannie, vient de reprendre sa place parmi
les nations du monde et à l'exemple du peuple français il a reconquis
ses droits.
"Ce nouvel ordre de choses qui devait être l'ouvrage du temps et
l'effet des lumières a eu lieu à une époque beaucoup plus rapprochée
que nous eussions osé l'espérer. C'est celle où le frénétique Galbaud,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 37

l'ami et le second du traître Dumouriez, envoyé Gouverneur à Saint-


Domingue a débuté par vouloir y [30] détruire la loi du 4 avril *.
"Un projet aussi extravagant devait sans doute éprouver une forte
résistance de la part des hommes de couleur qui n'étaient parvenus à
jouir des bénéfices que la loi leur accordait qu'après en avoir assuré
l'exécution les armes à la main. L'Africain qui depuis trois ans s'était
soulevé contre l'oppression n'était pas plus disposé à rentrer sous la
domination de ses tyrans.
"Un choc terrible dont la ville du Cap fut le théâtre a décidé la grande
querelle de l'esclavage et de la liberté. Les africains, armés pour la
défense des droits de l'homme méritaient les bienfaits de la république ;
nous déclarâmes en son nom que tous ceux qui prendraient les armes
pour soutenir la cause de la France seraient libres.
"Il était temps, citoyens, de les appeler à notre secours. Les infâmes
associés de Galbaud avaient émigré dans la partie espagnole et
projetaient une invasion de la partie française ; nous étions également
informés que ceux qui l'avaient suivi dans le continent avaient le même
projet et cherchaient à armer des bâtiments de transports pour envoyer
à Saint-Domingue une troupe de 2.000 aventuriers qui devaient
s'emparer des Commissaires Civils et rétablir l'ancien ordre de choses.
"Déjà plusieurs villes de la colonie avaient arboré l'étendard de la
révolte, foulé aux pieds la cocarde nationale, arraché l'arbre de la liberté
et fait flotter sur leurs forts le pavillon britannique. Déjà des
commandants anglais, qui avaient pris possession des différentes
places, au nom du Roi de ta Grande-Bretagne et en vertu d'un traité
passé entre les habitants grands planteurs de Saint-Domingue et le
cabinet de Saint-James, proclamaient insolemment les principes du
gouvernement anglais et invitaient les habitants à l'assassinat des
Commissaires Civils.
"Pressé par tant de circonstances, et au moment de voir passer dans
des mains ennemies la propriété de Saint-Domingue, je n'ai pas hésité
de proclamer la liberté générale dans [31] la province du Nord. Mon
collègue en a fait autant dans l'Ouest et le Sud. De grands effets doivent
suivre d'un aussi grand exemple de justice et d'humanité. (...)''

* Loi du 4 avril 1792 qui accorde aux affranchis les mêmes droits qu’aux colons
blancs.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 38

Dans la métropole, la Convention montagnarde, informée de la


situation, confirme et renforce les décisions des Commissaires
Nationaux à Saint-Domingue. Par son décret du 16 pluviôse An II (4
février 1794), elle abolit l'esclavage dans les colonies françaises. Elle
achevait ainsi de démolir la base de la puissance économique et sociale
des colons et du système colonial d'Ancien Régime. Mais par quoi
remplacer ce système ?

Désesclavisation ou libération ?

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Les décisions de l'été 1793 et du 4 février 1794 mettaient légalement


fin au droit de propriété du maître sur l'esclave, sur le NOUVEAU
LIBRE. Une inestimable conquête révolutionnaire.
Mais cela ne signifie pas que les classes dirigeantes en métropole et
les représentants de la république jacobine dans la colonie, en butte aux
menées contre-révolutionnaires des propriétaires coloniaux,
entendaient laisser les nouveaux libres décider de leur propre situation.
D'abord, loin de viser à ce que "périssent les colonies”, toutes les
mesures prises par les agents de la métropole, avant comme après
thermidor, seront dictées par le souci de renforcer les liens coloniaux
distendus, de consolider le système colonial sérieusement ébranlé, en
acceptant, par la force du mouvement révolutionnaire des colonisés, d'y
introduire des changements devenus inévitables.
L'enregistrement officiel de la mort de l'esclavagisme n'a pas eu non
plus pour but de soustraire totalement les nouveaux promus citoyens à
la férule des détenteurs des grands moyens de production. En effet, si
le Commissaire jacobin leur distribue des fusils, excellent moyen de
défendre non seulement leur liberté mais aussi la République, il ne
touche pas à la propriété foncière. Il ne leur distribue pas les moyens de
travail nécessaires [32] à assurer l'indispensable base économique de
leur liberté. Dès 1793-1794, les autorités coloniales se mettent à
organiser une sorte de servage des cultivateurs à peine sortis de
l'esclavage. L'application des divers décrets et arrêtés pris par ces
autorités à ce moment et dans les années suivantes a été bien étudiée
par Paul Moral dans sa thèse sur le paysan haïtien. Il s'avère qu'avec la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 39

nouvelle orientation donnée aux rapports socio-économiques, les


travailleurs fraîchement "désesclavisés” ont été privés de la possibilité
de s'approprier la terre et les instruments de production, et même de
vendre librement leur force de travail à n'importe quel employeur.
Dans un premier temps, la mise en place de cette édition coloniale
du servage s'est opérée avec la collaboration et au grand bénéfice de la
plupart des ANCIENS LIBRES. Les ci-devant affranchis, rangés de
bonne heure sous la bannière de la Révolution française, qui leur a
reconnu le droit à l'égalité et la citoyenneté que leur déniaient les
colons, se sont posés en candidats à la succession des propriétaires
contre-révolutionnaires. L'émigration et la compromission de ces
derniers avec les Anglais auront fourni aux anciens libres l'occasion de
s'emparer des biens de leurs rivaux là où ils seront en position de le
faire. Entre 1793 et 1798, ces anciens libres se muent en une véritable
aristocratie terrienne qui contrôle notamment le sud de la colonie.

L’autonomie louverturienne

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Nous avons vu comment, face à la réaction coloniale et portés en


avant tant du réformisme des gens de couleur et noirs libres que du
jacobinisme métropolitain, les esclaves insurgés sont devenus force
déterminante de la Révolution de Saint-Domingue et ont arraché la
reconnaissance du fait nouveau créé par leur action : la liberté générale
et l'égalité de droit pour tous.
Cependant, dans le contexte nouveau d'après 1793, les intérêts
coloniaux et ceux de l'aristocratie républicaine en formation à partir des
groupes d'anciens libres, s'opposaient de façon aiguë aux intérêts des
nouveaux libres, soldats et [33] cultivateurs sous les armes et désignés
pour le servage.
Le mouvement même de la révolution imposait aux insurgés de
1791 de prendre le pouvoir pour passer de la "désesclavisation” à la
libération économique et sociale. Cette tâche ne pouvait être menée à
bien que dans la mesure ou ils trouvaient dans leur sein des leaders
capables de structurer et de diriger leur mouvement.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 40

- direction : atouts et œuvre de Toussaint Louverture

En dehors des unités prérévolutionnaires de marrons, c'est des


catégories d'esclaves plus ou moins bien placés pour tirer quelque
avantage du système esclavagiste colonial (serviteurs, commandeurs,
esclaves qualifiés...) que sont venus les nouveaux dirigeants, n
D'une manière générale, les hommes qui conduiront la révolution
jusqu'au terme de l'indépendance nationale n'ont pas participé
directement au déclenchement du soulèvement général. Ils ont rejoint
les rangs des insurgés – avec qui ils sympathisaient – au moment qu'ils
ont jugé opportun, c'est-à-dire quand l'ampleur croissante de l'offensive
des masses malgré le déchaînement de la répression leur eût montré que
l'initiative avait échappé aux forces colonialistes. Favorisés par leurs
connaissances supérieures à celles de la moyenne de leurs compagnons
de servitude, imposés par leur courage, leur sens des responsabilités,
leur dévouement, leur habileté, ils sont parvenus à assumer les tâches
d'encadrement, d'orientation et de direction si nécessaires au
développement de la lutte. Après avoir gagné leurs premiers grades du
côté des Espagnols, les plus lucides sont passés avec leurs troupes bien
organisées sous le drapeau de la République française quand elle eut
reconnu la qualité de citoyens à tous les habitants de la colonie.
Le noyau dirigeant se constitue dans les années 1792-1796 autour
de l'homme qui, dès l'été 1793, adopte le nom de Toussaint Louverture
et se fait connaître comme le leader intransigeant du mouvement
autonome des nouveaux libres. Âgé de 45 ans au moment du
soulèvement, ancien cocher puis régisseur et serviteur de confiance du
gérant des habitations du [34] comte de Noé à Bréda, un des rares
alphabétisés de sa classe, ce lecteur de Jules César et de l'Abbé Raynal
a eu l'intelligence de construire par étapes une armée révolutionnaire à
partir d'insurgés à demi nus et combattant sans trêve pour leur liberté.
Toussaint et ses lieutenants formés à son école montent au premier rang
dès 1796 : ils sont propulsés par la ferveur des masses et par les
victoires de leurs troupes sur les armées coloniales espagnoles et sur
l'expédition anglaise ; ils sont mis sur orbite grâce à l'appui décisif qu'ils
donnent aux agents de la Convention Nationale affaiblis et molestés par
l'aristocratie naissante des anciens libres suspectée de vouloir placer la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 41

colonie sous sa direction exclusive après la défaite de la réaction


blanche. Toussaint devient Adjoint au Gouverneur, puis Général en
Chef de l'armée de Saint-Domingue.
Armé de tels atouts, Toussaint Louverture met fin à l'intervention
anglaise, casse définitivement le vieux système de l'Exclusif en signant
avec l'Angleterre un traité de commerce et de neutralité et en ouvrant
librement les ports au commerce britannique et nord-américain. Il
embarque successivement les délégués et agents de la métropole qui
contrecarrent ses plans : Laveaux, Sonthonax, Hédouville... y
passeront, même si les deux premiers l'ont aidé à gravir les derniers
échelons du pouvoir. Il brise la puissance rivale des anciens libres ayant
à leur tête le général mulâtre André Rigaud, à l'issue d'une guerre civile
qui aura duré un an (1799-1800). Il réunit sous son autorité l'île entière
— Saint-Domingue et Santo-Domingo – en s'appuyant juridiquement
sur le traité de Bâle de 1795 et sans en demander la permission à
Bonaparte. Il fait voter une Constitution qui le proclame Gouverneur.
Tout cela en moins de cinq ans.

- contradictions

Au total, "le Premier des Noirs – ainsi que Toussaint Louverture


s'est présenté dans une correspondance avec Bonaparte promu le
"Premier des Blancs" – a essayé de bâtir un État autonome dans lequel
il croyait pouvoir concilier les intérêts de la métropole et ceux de la
colonie. L'indépendance dans l'interdépendance. Un système de
transition, où le gouvernement et l'administration de la colonie par des
hommes sortis [35] comme lui du monde des colonisés s'accorderaient
avec la tutelle de la métropole et le rétablissement des colons rentrés
d'émigration- du moins – les rescapés et leurs héritiers – à l'exclusion
du monopole commercial traditionnel de la bourgeoisie des ports
français.
Mais les antagonismes entre les nouvelles classes sociales en
formation secouaient fortement ce système à peine esquissé.
La grande majorité de la population, passée de l'esclavage à un
demi-servage, protesta vigoureusement contre les nouvelles entraves à
sa libération provenant de l'application des dispositions agraires
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 42

décidées depuis les décrets de Sonthonax de 1793 jusqu'à la


Constitution louverturienne de 1801. Dans le souci de faire renaître la
prospérité sur la base du système des grandes plantations, Toussaint
Louverture s'est préoccupé de ramener les cultivateurs sur les
habitations qu'ils avaient désertées, comme main-d'œuvre disposant du
tiers des revenus après déduction d'impôts et soumise à une discipline
militaire, avec interdiction d'acquérir de petites propriétés et de
s'associer pour exploiter en commun une habitation. Mais des
cultivateurs bravent les interdictions et se taillent des jardins auxquels
ils consacrent tout leur temps, comme l'indique le témoignage du
naturaliste français Descourtilz. Le préambule même du règlement de
culture du 12 octobre 1801 souligne que les jeunes ruraux qui n'ont pas
travaillé comme esclaves de plantation avant la révolution, refusent de
se laisser embrigader dans le nouveau système agraire en déclarant
qu'ils sont libres. L'irritation des cultivateurs atteint son point culminant
dans les foyers révolutionnaires du Nord. À l'automne de 1801, le
régime louverturien doit casser par des fusillades un mouvement
insurrectionnel de paysans et de soldats apparemment inspiré par le plus
radical des lieutenants de Toussaint Louverture, son neveu adoptif le
général Moïse.
Les colons français rescapés, dont certains avaient regagné 1716 à
l'appel de Toussaint Louverture confronté au manque de cadres
économiques, et les anciens libres propriétaires qui avaient échappé à
l'émondage effectué en 1800 par la [36] guerre civile du Sud, n'avaient
pas tout oublié. En tout cas ils utilisaient avec le maximum de profit les
règlements de culture que supportaient mal les cultivateurs. De plus, en
compétition avec ces maîtres anciens, un nouveau groupe de grands
feudataires et officiers de l'armée révolutionnaire, anciens esclaves
pour la plupart, appesantissaient également leur poigne sur les
cultivateurs et soldats. Inspecteurs de culture dans leurs zones
respectives de commandement militaire, promus grands gérants ou
grands fermiers des habitations abandonnées par les colons émigrés, ces
nouveaux maîtres dirigeaient pour leur propre compte plusieurs
exploitations. Ils avaient un statut de véritables seigneurs terriens.
Ainsi, le régime louverturien connaissait un état de tension sociale
dangereuse pour sa survie, surtout si survenait une attaque extérieure.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 43

L’impossible restauration

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Or, précisément la réaction coloniale rapatriée, fortement


représentée dans l'entourage du Premier Consul, n'avait point renoncé
à ses prétentions. L'autonomie louverturienne n'aura pas eu le temps de
se consolider lorsque Bonaparte, assuré de la neutralité anglaise et
bénéficiant de la paix d'Amiens, se lance dans une suprême tentative de
restauration des anciennes structures coloniales de Saint-Domingue au
moyen de la plus formidable armée expéditionnaire qui eût traversé
l'Atlantique jusqu'alors.

- une chance à courir

L'entreprise semblait d'une réussite certaine.


Le commandement en chef de l'expédition et le gouvernement de la
colonie, une sorte de proconsulat, étaient confiés au général Leclerc,
beau-frère du Premier Consul, qui avait donné des preuves de son talent
comme chef d'état-major en Allemagne et en Italie. Sa femme, Pauline
Bonaparte, n'hésite pas à le suivre. Le secondaient des généraux de
premier ordre – 13 généraux de division, 27 généraux de brigade, etc.
–, formés sur [37] les champs de bataille d'Europe. Plusieurs d'entre eux
espéraient surtout s'enrichir dans la fabuleuse Saint-Domingue.
Les quelque 34.000 hommes de troupes débarqués, et pas seulement
des Français, de toutes les armes, s'étaient illustrés dans les guerres de
la Révolution sur le Rhin, en Italie, en Égypte... Ils croyaient qu'ils
allaient accomplir la mission patriotique de rétablir l'autorité de la
République sur un territoire que, leur avaient dit leurs chefs, Toussaint
Louverture et ses affidés avaient aliéné à l'Anglais.
Les auteurs de l'expédition pensaient profiter de la fausse position
de Toussaint Louverture, due au fait que celui-ci, tout en se conduisant
en souverain, n'avait jamais annoncé qu'il quittait ou quitterait le giron
de la France. Ils comptaient que les nombreux colons et officiers
français apparemment ralliés à l'ordre louverturien se retourneraient
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 44

contre celui-ci et serviraient de tête de pont à l'envahisseur. Des


proclamations en français et en créole précédant et accompagnant les
troupes qu'elles présentaient comme des forces protectrices de la
liberté, devaient mettre les cultivateurs et soldats en confiance tout en
les menaçant des pires rigueurs en cas de "rébellion”.
Le climat tropical laissait subsister quelques craintes. Mais les
colonialistes s'imaginaient que la résistance prévisible des armées
"indigènes" serait anéantie avant la saison des pluies, et qu'il suffirait
alors de compléter la partie acclimatée de l'armée expéditionnaire de
quelques recrues et de compagnies supplétives à former avec d'anciens
esclaves.

- la guerre de trois mois

D'un certain point de vue les calculs des stratèges français se sont
révélés partiellement justes. Dans beaucoup d'endroits, notamment
dans l'ancienne partie espagnole récemment rattachée à Saint-
Domingue, et dans la partie Sud, les Français sont accueillis
fraternellement. C'est le cas, par exemple, de la place de Santo-
Domingo commandée par le propre frère de Toussaint Louverture, où
les ordres de résistance du Général en Chef ne sont pas parvenus.
Comment n'être pas rassuré par la proclamation du Premier Consul qui
disait, et en créole pour que [38] nul n'en ignore : "Qui ça vous tout yé,
qui couleur vous yé, qui coté papa zote vini, nous pas gadé ça. Nous
savé tan seulement que zote toute libre, que zote toute égal douvant bon
Dié et dans zyé la République. Etc... etc..." Ce qui, dans la version
française se lit ainsi : "Quelles que soit votre origine et votre couleur,
vous êtes tous Français. Vous êtes tous libres et égaux devant Dieu et
devant la République..." Il est vrai que la même proclamation se termine
par ce sévère avertissement : "Qui osera se séparer du Capitaine-général
sera un traître à la patrie, et la colère de la République le dévorera
comme le feu dévore vos cannes desséchées." Une menace qui laissait
percer les motifs profonds de l'expédition.
Dans certains cas, les Français n'ont pas laissé aux indigènes le
temps de les reconnaître et de se rallier ou de résister. Exemple : au
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 45

Fort-Liberté, les hommes du général Rochambeau débarquent par


surprise, passent au fil de l'épée les soldats noirs et occupent le terrain.
D'une manière générale, après un débarquement plus ou moins
tumultueux, la guerre s'est engagée et a été poursuivie pendant trois
mois avec vigueur. Passons sur les péripéties, mais voyons rapidement
les traits caractéristiques de cette guerre.
Leclerc lui-même eut un avant-goût du genre de lutte qui attendait
son armée dès son premier contact épistolaire avec le commandant de
la ville du Cap ou il devait débarquer. À l'ordre du capitaine-général de
lui remettre les forts et la place sous son commandement, le général de
brigade Henri Christophe répond sèchement qu'il n'en fera rien sans
l'autorisation de son supérieur immédiat, Toussaint Louverture, et que
le titre sous lequel se présente le chef de l'expédition et les menaces
qu'il profère ne l'impressionnent nullement. Une partie des termes du
défi est connue de tous les Haïtiens passés sur les bancs de l'école : "Si
vous avez la force dont vous me menacez, je vous prêterai toute la
résistance qui caractérise un général ; et si le sort des armes vous est
favorable, vous n'entrerez dans la ville du Cap que lorsqu'elle sera
réduite en cendres, et même sur ces cendres je vous combattrai encore.
(...) Quant aux troupes qui, dites-vous débarquent en ce moment, je ne
les considère que comme des [39] châteaux de carte que le vent doit
renverser." Le Cap sera incendié par Christophe. Il en sera de même
pour d'autres places.
Face aux divisions françaises, les unités louverturiennes adoptent la
tactique du harcèlement. Elles se cachent dans les halliers et les bois
qui bordent les vallées et attaquent à l'improviste ; et lorsqu'elles sont
repoussées elles se replient dans les montagnes. Leclerc donne une idée
des difficultés que ses troupes ont à les relancer dans ces montagnes en
écrivant au Ministre de la Marine le 27 février 1802 : "Je n'ai rien vu
dans les Alpes qui leur soit comparable." Quelques jours auparavant, il
avait déjà confié au Premier Consul : "C'est une guerre d'arabes ; à
peine sommes-nous passés que les noirs occupent les bois voisins de la
route et qu'ils coupent nos communications."
Ainsi les divisions françaises, affaiblies de surcroit par les fièvres,
subissent de meurtriers combats et sont décimées. Cependant, les forces
armées louverturiennes aussi fondaient à vue d'œil. Moins sans doute à
cause de pertes de vies humaines que par suite de défections survenues
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 46

à un rythme si accéléré que le Général en Chef lui-même s'est retrouvé


à la tête de sa garde d'honneur en face de ses soldats et officiers de la
veille. Quand Toussaint décida de suspendre les hostilités, sa situation
était bien compromise : il n'avait pratiquement plus sa belle armée, les
cultivateurs revenaient sur les habitations... Mais tout n'était pas perdu
pour lui ; il le savait et Leclerc aussi. En effet, Toussaint tenait encore
les montagnes. Or jusque dans sa lettre du 21 avril, Leclerc
reconnaissait que tant qu'il n'aurait pas conquis puis occupé les
montagnes il aurait affaire à forte partie : "Il me sera impossible d'entrer
de nouveau en campagne avant d'avoir reçu les 12.000 hommes que je
vous ai demandés, écrit-il à Paris... Je ne pourrai terminer cette guerre
sans occuper en force, après les avoir conquises, les montagnes du
Nord, celles de l'Ouest, et il me faudra toujours en attaquant ces points-
là, continuer à occuper tous ceux que je tiens dans ce moment, où les
cultivateurs commencent à rentrer". Chose plus facile à écrire qu'à
réaliser. C'est ainsi que Toussaint Louverture fera sa reddition à des
conditions qui, au fond, préservaient l'avenir.
[40]

- des causes d’une défaite

Bref, après trois mois d'un affrontement qui préfigure la guerre


populaire pour l'indépendance, le pouvoir louverturien s'effondre.
Pourquoi ?
Les cultivateurs et soldats, animés par la volonté de jouir de leur
liberté, ont été comme pris entre deux partis. D'un côté, les hommes qui
pendant plusieurs années avaient combattu avec eux puis qui s'étaient
mis à les brimer, et qui dénonçaient maintenant les visées
métropolitaines de rétablissement de l'esclavage. De l'autre les
revenants de la métropole, qui rappelaient que la République chérissait
la liberté et l'égalité, et qui proclamaient que les noirs se méprenaient
sur leur dessein ou qu'on déformait leurs bonnes intentions dont ils
donnaient d'ailleurs des gages. Qui croire ? Dilemme.
Par ailleurs, comment les officiers indigènes pouvaient-ils continuer
à combattre au nom de la France et derrière le drapeau français une
armée française qui les appelait et les accueillait dans ses rangs ? La
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 47

très chaude et active résistance opposée par un Dessalines est dans la


logique d'un homme à la main de fer certes, mais d'un combattant
d'avant-garde au milieu des subtilités louverturiennes. Dessalines n'a
pas hésité à entretenir soldats et cultivateurs placés sous son
commandement d'une nécessaire et inévitable guerre de libération
nationale. Faut-il pour autant taxer d'illogique l'attitude des généraux
indigènes, encore officiers coloniaux – ne l'oublions pas — qui ont
ouvert à leurs "frères d'armes" et concitoyens venus de la métropole les
portes de leurs villes et places fortifiées ? En affrontant le premier et
sans ménagement le capitaine-général Leclerc lui-même, malgré les
sollicitations contraires des anciens affranchis du Cap, le général
louverturien Henri Christophe a agi en officiera la fois discipliné et
altier (il dit bien : "Je ne vous connais point et vous n'êtes point mon
chef.") ; mais il a bien fini, comme d'autres non moins valeureux, par
se rallier à l'armée expéditionnaire lorsque l'équivoque persistante de la
politique autonomiste de Toussaint Louverture eut montré la poursuite
de la guerre comme le résultat d'un quiproquo.
[41]
Car en même temps que Toussaint Louverture ordonnait de croiser
la baïonnette avec l'armée expéditionnaire française, il protestait de son
attachement à la République française, et jusqu'au bout. Il adoptait le
mot d'ordre de ''liberté, égalité, fraternité", comme ceux qu'il
combattait. Mais il a certainement manqué un concept capital, sinon à
son programme mal connu, du moins à sa propagande :
INDÉPENDANCE.

la guerre de l’indépendance

- trois erreurs des colonialistes

Retour à la table des matières

Si les forces armées indigènes ont cessé le combat et ont paru se


laisser intégrer dans l'armée coloniale, elles ne se sont pas
désorganisées. Il fut convenu que, tandis que Toussaint prenait sa
retraite, ses anciens lieutenants conserveraient leurs grades et les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 48

troupes ne seraient pas licenciées. Mais les dirigeants sentaient ou


savaient bien que cette situation n'était que provisoire.
De plus, et surtout, les cultivateurs, souvent plus nombreux dans les
forces armées indigènes que les troupes régulières, gardent jalousement
leurs armes. Des unités de marrons, irréductibles, sillonnent toujours
les mornes.
À la vérité, les colonialistes ne se sont pas beaucoup illusionnés sur
la longanimité de la retraite de Toussaint Louverture. Selon eux, sa
seule présence à Saint-Domingue comportait le risque de voir le pays
entrer en combustion à la moindre étincelle. Il est vrai que malgré ses
erreurs et sa défaite, ce leader jouissait toujours d'un grand prestige
parmi les masses noires qu'il avait fanatisées. Alors, comme si l'obstacle
principal à la réalisation de leur plan de restauration résidait dans la
personne de l'ancien gouverneur, les Français s'exercent à l'isoler en
creusant un fossé entre lui et ses anciens lieutenants. Puis ils l'attirent
dans un guet-apens, l'arrêtent par traîtrise, le déportent en métropole en
recommandant de le déposer dans une prison très sûre et à la plus
grande distance possible de la mer. À son embarquement, les indigènes
qui "ont voulu remuer" et les chefs [42] des troupes "qui ont eu l'air de
s'insurger" sont fusillés ou déportés : les autres apprennent ainsi à
cacher leur mécontentement et à surveiller le moment propice pour agir.
Peu avant Toussaint Louverture, son ancien rival et grand vaincu de
la guerre civile de 1799-1800, le bouillant leader des anciens libres,
André Rigaud, avait subi le même sort. Dès lors les anciens lieutenants
de Rigaud, qui avaient participé avec lui à l'expédition française contre
l'ordre louverturien, comprennent que la métropole veut uniquement
utiliser leurs services temporaires pour les déporter ensuite, ainsi qu'il
en adviendra d'ailleurs à certains d'entre eux.
Au fond, la double déportation de André Rigaud et de Toussaint
Louverture (qui mourra en avril 1803 dans un cachot froid du Fort de
Joux dans le Jura), va favoriser la réconciliation de leurs anciens
partisans et l'amorce d'un front haïtien pour l'Indépendance.
À cette étape de la lutte, les colonialistes commettent trois erreurs
de taille qui leur seront fatales : 1) Ils sous-estiment l'attachement des
masses d'anciens esclaves à la liberté conquise. 2) Ils méconnaissent la
profondeur de la conscience de classe dirigeante acquise sur le tas par
les grands fermiers et propriétaires fonciers noirs et mulâtres que la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 49

révolution de Saint-Domingue a projetés au-devant de la scène. 3) Ils


minimisent l'aptitude des indigènes à utiliser efficacement les avantages
que le relief montagneux et le climat tropical présentent pour soutenir
une guerre populaire prolongée avec des moyens techniques nettement
moins impressionnants que ceux déployés par l'ennemi venu d'Europe.

- le fiasco du désarmement

Les événements se précipitent quand, à partir de juin-juillet 1802,


les coloniaux, se croyant assurés de l'appui des généraux et soldats noirs
qu'ils encadrent, entament l'exécution du programme de retour à
l'ancien régime négrier de Saint-Domingue : désarmement des
cultivateurs, suivi par la déportation massive des officiers indigènes
puis par le rétablissement de l'esclavage.
[43]
Le désarmement ? Malgré des apparences trompeuses, il a été
globalement un fiasco. Quand il est confié aux officiers indigènes qui,
comme Dessalines particulièrement, font mine de le mener avec
vigueur, il n'est le plus souvent "qu'un simulacre, un enfantillage",
suivant l'expression même de l'agent français Cabal dans un rapport
secret au général Rochambeau. Exemple, tiré de ce même rapport : dans
la région de Saint-Marc, sous l'autorité de Dessalines, "des 3 à 4000
fusils qui auraient dû rentrer, il y en a 900. Les deux tiers sont dans le
plus mauvais état et attestent qu'il y a plusieurs années qu'ils n'ont été
mis en usage”. Les cultivateurs soi-disant désarmés retournent sur les
habitations ; cela signifie-t-il qu'ils sont soumis ? Il semble plutôt qu'il
s'agit, dans l'ensemble, d'une tactique, d'une action plus ou moins
concertée entre officiers indigènes et cultivateurs mis dans le coup :
"Les nègres sont à la vérité rentrés sur les habitations, mais la culture y
est fort peu activée. Ils travaillent en petit nombre. Les autres font des
visites d'habitation à habitation, et quoiqu'on les dise désarmés, on en
rencontre fréquemment sur les chemins ayant des fusils, d'autres armés
d'un pistolet, ou d'un sabre. Et ils ont, ainsi que je m'en suis assuré,
comme à la ville le ton et le langage de l'arrogance.”
Quoi qu'il en soit, loin de rendre leurs armes, les cultivateurs entrent
en insurrection groupes par groupes, tandis que les généraux et soldats
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 50

indigènes, étroitement surveillés et rendus prudents, pèsent, calculent


et réfléchissent encore sur l'opportunité de déclencher la grande
offensive contre l'armée expéditionnaire. Le dévouement des officiers
et soldats indigènes à la France n'en paraît pas moins suspect. Par
exemple, au moment même où Dessalines, obligé comme ses pareils de
cacher son jeu, se présente comme l'homme du désarmement et de la
fidélité à la métropole, il est secrètement dénoncé à son supérieur
hiérarchique : "Le général Dessalines et le général Besse vivent dans
une grande intimité et ont constamment à la bouche les mots de zèle,
de respect, de dévouement, d'obéissance au gouvernement et au général
en chef. Cependant, mon général, je vous avoue qu'à travers tout cela il
n'existe ni fait, ni résultat marquant." Lors de la guerre de trois mois.
Dessalines n'avait-il pas confié à ses hommes en présence du naturaliste
[44] français Descourtilz, alors son prisonnier, que s'il se rendait cent
fois aux Français il se retournerait cent fois contre eux ?

- la guerre populaire

La nouvelle du rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe


accélère considérablement le mouvement de révolte populaire.
"Aussitôt..., l'insurrection qui jusqu'alors n’avait été que partielle, est
devenue générale”, rapporte Leclerc. Les troupes indigènes
abandonnent les rangs français à un rythme de plus en plus rapide, par
compagnies entières. La menace de déportation et de massacre des
généraux et autres cadres indigènes encore retenus parmi les Français
se précisant de plus en plus au point de rendre leur position intenable,
leur ralliement avec leurs troupes au mouvement généralisé de
résistance populaire constituait finalement leur seule issue. D'ailleurs,
en passant à l'insurrection, ils retrouvaient le rôle dirigeant que
l'expédition française leur avait enlevé.
L'unité de commandement des forces populaires ne sera scellée
qu'au Congrès de l'Arcahaie (15-18 mai 1803), avec la consécration de
Dessalines comme général en chef de l’armée qui se dénomme indigène
et la / formation du drapeau national haïtien en amputant le tricolore
métropolitain de sa bande blanche (symbolisant aux yeux des indigènes
les Français), et en rapprochant le bleu (symbolisant les noirs) et le
rouge (symbolisant les mulâtres). Pour "l'Indépendance ou la Mort". En
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 51

réalité, c'est dès l'automne 1802 que la menace planant sur toutes les
couches indigènes jusqu'alors divisées a cimenté l'union contre la
métropole devenue l'ennemi étranger. Le 7 octobre, Leclerc avait écrit
à Bonaparte : "Voici mon opinion sur ce pays. Il faut détruire tous les
nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants
au-dessous de 12 ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne pas
laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté
l'épaulette". Et la politique suivie reflétait cette opinion du capitaine-
général.
Dans ces conditions, dès octobre 1802 c'est tout un peuple en armes,
enflammé par la volonté d'empêcher la restauration de l'ancien système
et de conquérir sa souveraineté [45] nationale, que l'armée française a
à combattre. Des unités mobiles harcèlent sans cesse cette armée
étrangère incapable de les poursuivre sans péril dans leurs
retranchements montagneux. Les cultivateurs, pour leur part, acculent
les troupes ennemies à évacuer la plaine, qu'ils incendient sous leurs
pieds, et à s'enfermer dans les villes côtières, qu'elles devront rendre
une à une jusqu'à la capitulation finale.
Qu'on se rappelle les instructions de Toussaint Louverture à
Dessalines en février 1802 : "N'oubliez pas qu'en attendant la saison des
pluies qui doit nous débarrasser de nos ennemis, nous n'avons pour
ressource que la destruction et le feu. Songez qu'il ne faut pas que la
terre baignée de nos sueurs puisse fournir à nos ennemis le moindre
aliment. Carabinez les chemins, faites jeter des cadavres et des chevaux
dans toutes les sources, faites tout anéantir et tout brûler, pour que ceux
qui viennent nous remettre en esclavage rencontrent toujours devant
leurs yeux l'image de l'enfer qu'ils méritent." La leçon de la guerre de
trois mois n'aura pas été perdue. L'exécution de ce "testament" de
Toussaint Louverture aura porté ses fruits. La grande insalubrité ainsi
créée sous le climat tropical pour des Européens harassés par les
marches et contre-marches auxquelles les ont forcés les va-nu-pieds des
forces armées révolutionnaires haïtiennes endurcis par les privations,
explique l'hécatombe dont on prétend traditionnellement rendre
responsable "la fièvre jaune".
La reprise de la guerre en Europe, qui liait les mains à la métropole,
dont les communications transatlantiques étaient entravées par les
mouvements de la flotte britannique, viendra aggraver la situation, déjà
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 52

désastreuse sur le terrain, de l'armée étrangère d'occupation, alors que


les indigènes se faisaient ravitailler par le commerce nord-américain.
Au début de la guerre totale, le capitaine-général Leclerc crève, de
fièvre et de rage. Il avait depuis longtemps suggéré à Bonaparte un
successeur digne de lui, en ces termes : "Je ne vois personne plus propre
à me remplacer que le général Rochambeau. C'est un honnête homme,
un bon militaire ; il n'aime pas le noir." De fait le nouveau capitaine-
général et ses collaborateurs à tous les échelons se sont montrés à la
hauteur de la tâche [46] qui consiste à mener la guerre coloniale en
considérant systématiquement les indigènes comme des "brigands",
"lâches, féroces, menteurs...", à abattre sans pitié.
Mais Rochambeau a beau systématiser la terreur, en multipliant
pendant treize mois les pendaisons, noyades et fusillades en série
d'otages et de prisonniers indigènes, quand il ne les donnait pas à
dévorer à des chiens dressés à la chasse des nègres. Le lendemain de la
rude bataille de Vertières du 18 novembre 1803, le capitaine-général
doit signer sa capitulation. Dix jours plus tard, l'ancienne colonie de
Saint-Domingue est débarrassée de son dernier soldat français.
Selon les comptes du général Pamphile de Lacroix, un des officiers
supérieurs de l'armée expéditionnaire, les colonialistes ont perdu dans
cette guerre plus de 50.000 des leurs. Et d'après un document haïtien du
22 février 1804, plus de 60.000 Haïtiens auraient été noyés, suffoqués,
pendus ou fusillés sur l'ordre de Leclerc et surtout de Rochambeau.
Le 1er janvier 1804, l'indépendance nationale est proclamée avec
éclat, dans une Haïti qui retrouvait son nom originel. Le jeune peuple
vient jurer sur l'"Autel de la Patrie" érigé dans chaque ville et bourg, de
"renoncer à jamais à la France, de mourir plutôt que de vivre sous sa
domination, et de combattre jusqu'au dernier soupir pour
l'Indépendance".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 53

L’abolition de la propriété coloniale

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Mais les Haïtiens ne considéraient pas pour autant comme terminée


la lutte pour l'écrasement du colonialisme français dans le pays. Il ne
leur suffisait pas d'avoir détruit l'armée d'occupation, contraint ses
débris à la capitulation et au rapatriement, proclamé l'Indépendance.
"Le nom français lugubre encore nos contrées", et "sachez que vous
n'avez encore rien fait si vous ne donnez aux nations un exemple
terrible, mais juste, de la vengeance que doit exercer un peuple fier
d'avoir recouvré sa liberté et jaloux de la maintenir", lance le Général
en Chef Dessalines, de son quartier général aux Gonaïves, le 1er janvier
1804.
[47]
En clair, il s'agissait de résoudre définitivement le problème posé
par la présence des colons restés dans l'île après l'embarquement de
l'armée expéditionnaire et, de façon plus générale, le problème de la
propriété coloniale dans le nouvel État.

- une cohabitation impossible

Lors de la capitulation des troupes françaises, le général en chef de


l'armée haïtienne a promis "sûreté et protection" aux "habitants de toute
couleur" à qui il répugnait de quitter le pays. Cet appel garantissait-il le
séjour des anciens colons dans une Haïti proclamée indépendante à
l'insu de la métropole et en butte à l'hostilité des propriétaires
coloniaux ?
La volonté claironnée par les dirigeants du nouvel État de "maintenir
la liberté" recouvrée dans les conditions que nous avons vues postulait
la disparition des propriétaires coloniaux en tant que classe et la
confiscation au profit de la nation de la base économique de leur
ancienne puissance. Or le peuple indépendant pouvait difficilement
considérer cette classe comme détruite tant que ses éléments circulaient
dans le pays sans renoncer à reconquérir leurs privilèges, avec l'espoir
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 54

à peine camouflé d'une prompte intervention militaire d'une métropole


qui n'a pas admis sa défaite.
Tirant la leçon de l'expérience récente, les Haïtiens nourrissaient la
plus forte prévention contre les colons. Sans remonter aux injustices de
l'esclavage, il suffisait de se rappeler comment les colons avaient agi
après l'arrivée de l'armée française envoyée contre le régime
louverturien : par leurs écrits, dont quelques-uns sont tombés aux mains
des Indépendants, par leurs accusations, par toutes sortes d'actes, la
plupart des colons avaient appelé de leurs vœux ou participé aux
massacres et aux assassinats collectifs dont ont été victimes les
indigènes dans les deux dernières années de la lutte pour
l'indépendance. Le nouvel État, qui s'attendait à une autre expédition
française, ne voulait pas sécréter dans son sein une "cinquième
colonne" comme en 1802.
[48]
La proclamation du 1er janvier 1804 annonce bien la décision
d'éliminer les colons. Mais les dirigeants haïtiens continuent à se
demander s'il faut les déporter ou les supprimer. Ceux des colons qui se
savent condamnés commettent l'imprudence de s'agiter, espérant peut-
être quelque chose de la petite garnison maintenue par le général
français Ferrand dans la lointaine ville de Santo-Domingo. Ils essaient
de jouer la vieille opposition des temps coloniaux entre noirs et
mulâtres et de susciter une lutte intestine de caractère coloriste.
D'autres, en majorité des négociants, commettent "l'impolitique
gaucherie” de solliciter des lettres de naturalisation dans les pays
neutres pour se couvrir en Haïti ; ils ignoraient que les Anglais et les
Nord-Américains, auxquels ils s'adressaient, étaient pressés de prendre
leur succession et, pour cela, conseillaient aux autorités haïtiennes
d'exterminer une fois pour toutes les anciens maîtres. Un complot que
ceux-ci ourdissent à Jérémie fournit l'occasion tant attendue d'exercer
sur eux "la vengeance nationale”.
Elle a été drastique.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 55

- plus de colons

Le 28 avril 1804, Dessalines peut dire au peuple : "Tel qu'un torrent


débordé qui gronde, arrache, entraîne, votre fougue vengeresse a tout
emporté dans son cours impétueux". La colère haïtienne a quand même
épargné le sang d'un petit nombre de médecins, professionnels, prêtres,
etc. Les quelques colons allemands du Nord-Ouest et les quelques
militaires polonais de l'armée expéditionnaire, qui ont toujours
manifesté leur sympathie pour les Indépendants, obtiennent la
nationalité haïtienne : ces mesures tendent à montrer le caractère
anticolonialiste, mais non pas raciste, du déchaînement de la vindicte
populaire contre la queue de la domination française en Haïti.
En couronnement de l'extermination physique des colons français,
le nouvel État proclame comme principe fondamental que "jamais
aucun colon ni Européen ne mettra pied sur ce territoire à titre de maître
ou de propriétaire”. Avec cette exclusive qui complète l'abolition de
l'esclavage par l'abolition du droit de propriété privée des moyens de
production par les colons, l'Indépendance Nationale prend de nouvelles
dimensions.
[49]

- du cap des Irois au cap Engano ? –

Aux yeux des Haïtiens cependant, la formation territoriale de la


nation n'était pas encore achevée et devait se poursuivre.
La lutte pour l'Indépendance ne s'est déroulée et n'a eu sa conclusion
que dans l'ancienne colonie française de Saint-Domingue. La partie
orientale, s'étendant sur les deux tiers de l’île, très faiblement peuplée
par l'Espagne et pratiquement en friche, cédée à la France seulement en
1795 et placée sous son autorité par Toussaint Louverture en 1801, est
restée en marge de la lutte de libération nationale haïtienne.
Après l'Indépendance, le général français Ferrand, qui commandait
toujours à Santo-Domingo, prétend y maintenir la domination française
et convertir l'ancienne colonie espagnole en une base de reconquête de
la Saint-Domingue émancipée. De son côté, Dessalines, nommé
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 56

Empereur d'Haïti, jure d'effacer jusqu'aux derniers vestiges de "l'idole


européenne" de l'île. Aussi, en février 1805, les armées haïtiennes
entrent-elles en campagne pour rendre effectif le rattachement
constitutionnel de l'Est à l'Empire. Elles occupent l'ensemble du pays,
en dépit d'une certaine hostilité des colons espagnols demeurés
esclavagistes. Mais au mois d'avril suivant, l'Empereur lève
précipitamment le siège de la seule ville de Santo-Domingo qui restait
à prendre, ordonnant à ses armées de revenir à leur point de départ.
Pourquoi ? L'apparition subite devant la ville assiégée d'une escadre
française – l'escadre des Antilles, mais Dessalines l'ignorait –, la
nouvelle (fausse) que deux autres escadres se dirigeaient vers la partie
occidentale, les informations (également fausses) concernant une
prétendue connivence des puissances européennes pour saboter
l'indépendance haïtienne, tandis que continuait l'isolement
diplomatique du nouvel État, ont donné à réfléchir à Dessalines. Celui-
ci en a déduit qu'il serait dangereux de maintenir le gros de son armée
dans un pays vaincu mais hostile.
Il importait, par-dessus tout, d'organiser et de consolider le nouvel
État dans la partie de son territoire que ses habitants avaient conquis de
haute lutte.

[50]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 57

[51]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 3
NORMALISATION
ET DÉRAPAGE

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Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 58

[52]

Haïti indépendante et solitaire [54]


le contexte international [59]
les intérêts français [69]
la normalisation [75]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 59

[53]

La naissance d'Haïti à la souveraineté nationale et à la vie


internationale n'est rien moins que le surgissement d'un État — bientôt
une république — d'anciens esclaves nègres libérés par leurs propres
moyens en soutenant une guerre populaire contre le maître blanc et une
métropole européenne, dans un système mondial où l'exploitation de
grandes plantations coloniales avec la main-d'œuvre servile engendrait
des fortunes pour les possesseurs et utilisateurs des capitaux primitifs.
C'est un exemple qualitativement différent du processus de sécession
qu'avaient adopté les colonies anglaises insurgées d'Amérique du Nord,
et de la voie qu'allaient emprunter les vastes colonies ibéro- américaines
en rupture avec leurs métropoles, même si dans les trois cas
l'Indépendance a été l'aboutissement d'une lutte armée.
Pour les Puissances qui possédaient des colonies à esclaves en
Amérique, pour les classes dominantes des pays dominants en ce début
du XIXe siècle, le nouvel État constituait un souci, quand il
n'apparaissait pas comme un abcès à crever.
Cependant, la capacité matérielle et le degré de détermination des
Haïtiens à défendre leur indépendance fraîchement acquise, renforcés
par les rivalités économiques et politiques entre les Puissances et la
montée des forces libérales et nationales dans les deux Mondes,
favorisaient une normalisation de la situation internationale du jeune
État. Mais dans quel sens ?
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 60

[54]

Haïti indépendante et solitaire

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Une Puissance ne s'engage pas à la légère, sans s'attirer des déboires,


dans une guerre de reconquête contre un peuple qui a administré la
preuve physique de sa capacité à arracher et de sa détermination à
défendre son Indépendance. Et il est difficile de récuser indéfiniment
l'identité d'une nation qui s'impose comme une réalité irréfragable, et
impolitique de persister à vouloir l'absorber. Les relations
internationales confirment – Cuba, Indochine, Angola, etc., – ce que
l'exemple d'Haïti avait ainsi prouvé, plus d'un siècle et demi auparavant.
Cependant, le type de rapports qu'une puissance est disposée à nouer
avec une jeune nation dépend à la fois de son stade de développement
par rapport aux autres, et de l'image qu'elle projette à l'extérieur.
Dans le cas de la nouvelle Haïti, l'ancienne métropole et l'ensemble
de la société internationale agissaient en fonction de ce qu'ils savaient
de l'état matériel et de l'état des esprits de ce pays récemment émancipé.

- "vivre libre ou mourir”

Au cours des vingt premières années qui suivent la rupture de ses


liens coloniaux, Haïti expérimente des régimes politiques divers,
agrémentés de luttes internes vigoureuses. Établissement d'une
dictature de salut national sous la forme d'un Empire non héréditaire,
autour du libérateur Dessalines (1804-1806). Scission et formation
d'une république militaro-aristocratique au sud, parallèlement à un
royaume à fiefs héréditaires à structure militaire encore plus rigide au
nord (1807-1811-1820). Réunification des deux États sous le "label
républicain" à la chute du roi Christophe en 1820. À partir de 1822,
avec le rattachement de la partie orientale qui venait de se séparer de
l'Espagne, la République haïtienne englobe l’île entière, jusqu'à la
sécession de 1843 qui donnera définitivement naissance à l'actuelle
République Dominicaine.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 61

Au cours de cette période, la nation haïtienne en formation, issue du


peuple de l'ancienne Saint-Domingue française, [55] a toujours su
préserver son indépendance. Malgré ses crises de croissance qui ne
mettaient point en cause l'idée d'unité nationale. Malgré aussi les
démarches vaines de l'Angleterre pour la vassaliser, et les vœux de la
France napoléonienne de la remettre sous le joug colonial.
Les Haïtiens de cette époque d'indépendance radicale se sentaient
forts de l'expérience de la guerre populaire qu'ils avaient menée contre
les forces coloniales françaises.
Cependant ils se tenaient sur le qui-vive. "Au premier coup de canon
d'alarme, les villes disparaissent et la nation est debout", souligne la
Constitution du nouvel État. En cas d'agression, tout citoyen devient
soldat. Sur les 90 000 hommes en état de porter les armes, recrutés
essentiellement dans la population rurale, 30 000 sont constamment sur
pied de guerre jusqu'au moment de la reconnaissance de l'indépendance
par la France.
Dès la naissance de leur État, les Haïtiens couvrent leur territoire de
fortifications. Parmi celles-ci, l'imposante citadelle Laferrière domine
encore les montagnes, plaines et côtes du Nord. La défense des villes
situées sur le littoral tient peu de place dans la stratégie. Celle-ci repose
fondamentalement sur le développement de bases retranchées dans les
montagnes et sur ce qu'on appelle aujourd'hui la guérilla.
Dans la proclamation du 1er avril 1804, Dessalines met en garde ses
généraux : "Souvenez-vous que votre pays ne peut exister qu'en criant
aux armes de six mois en six mois". Et tant que l'Indépendance n'aura
pas été officiellement reconnue par l'ex-métropole, les dirigeants
nationaux et les autorités locales auront à cœur de maintenir le feu sacré
dans la population. Les discours patriotiques, notamment à chaque
célébration de l'anniversaire de l'Indépendance, se terminent
invariablement par le serment "à la postérité, à l'univers entier, de
renoncer non seulement à la domination de la France, mais à celle de
n'importe quelle puissance qui voudrait nous asservir, et de mourir
plutôt que de cesser d'être libres et indépendants". À chaque sujet
d'alarme, le peuple prépare des torches qui sont entreposées dans les
arsenaux, l'armée répare les batteries côtières pour les mettre [56] en
meilleur état de repousser toute agression...
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 62

À cette époque, une tentative de reconquête coloniale était une


entreprise encore plus insensée qu'en 1802-1803. C'est à tout un peuple
enflammé par la volonté de "vivre libre ou mourir” exprimée par le
massacre des derniers colons en 1804, qu'il faudrait arracher la terre
qu'il avait conquise. L'inviolabilité du territoire correspondait bien
concrètement à celle des latifundia des nouveaux et anciens grands
fermiers ou grands propriétaires fonciers noirs et mulâtres, de la petite
propriété paysanne, des terres vacantes du Domaine national non
encore distribuées mais convoitées par tous.
On comprend alors que dans l'ancienne métropole, un adversaire
même de l'indépendance haïtienne ait écrit en 1825 qu'aucun autre pays,
aucun autre peuple, ne donne par sa nature une garantie aussi forte au
maintien de l'ordre établi.

- le marché

Dans les milieux d'affaires européens, plus particulièrement en


France, le marché haïtien restait auréolé du prestige qu'avait conféré à
Saint-Domingue son énorme production sucrière, caféière, cotonnière,
indigotière du dernier tiers du XVIIIe siècle. Ces milieux vivaient sur
des souvenirs, pour juger de la capacité d'Haïti à fournir les denrées
dites coloniales qu'ils espéraient lui prendre, et à consommer les
produits manufacturés qu'ils se proposaient d'y déverser.
Bien peu de gens, dans ces milieux, accordèrent suffisamment
d'attention à certains changements fondamentaux survenus depuis
l'Indépendance et qui conditionnaient les échanges commerciaux du
jeune État. Énumérons ces aspects, qui caractérisent d'ailleurs tout le
XIXe siècle haïtien, et sur lesquels nous reviendrons plus loin :
– disparition de l'esclavage et passage à une sorte de demi-
servage en coexistence avec la petite propriété paysanne ;
– extension des cultures destinées à la consommation locale, au
grand détriment des denrées coloniales d'exportation ;
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 63

[57]
– régression nette de la production sucrière, concurrencée par la
montée du sucre de betterave en Europe, et entravée par le refus
des investissements nécessaires à la restauration des anciennes
manufactures coloniales ;
– prépondérance croissante du café, cependant de plus en plus
produit par des pays infiniment plus vastes qu' Haïti.

Vers 1820, le commerce extérieur d'Haïti n'atteint pas cent millions


de francs. Cependant, il y avait des raisons de penser que grâce au
nouveau président Boyer, apparu comme le rassembleur des terres
haïtiennes avec la fin de la scission du Nord et du Sud en 1820 et le
ralliement de la partie ci-devant espagnole en 1822, les chances de
réaliser des affaires lucratives avec un État qui avait triplé sa superficie
par rapport à l'ancienne Saint-Domingue allaient considérablement
augmenter.
Or, c'est justement dans ces années 1820-1824 que les dirigeants
haïtiens insistent beaucoup pour inscrire à leur actif une normalisation
de leurs rapports avec l'ancienne métropole.

- deux pratiques de l’Indépendance

Les raisons de la recherche fébrile d'un rapprochement avec la


France par le gouvernement de Boyer se trouvent avant tout dans la
situation sociale.
Certes, tous les groupes sociaux composant la nation en formation
s'opposaient farouchement à l'idée même d'une domination étrangère,
et s'entendaient pour refouler tout agresseur étranger. Mais ces groupes,
aux intérêts de classe divergents et, dans certains cas, antagoniques, ne
pratiquaient l'anticolonialisme et l'indépendance nationale ni avec la
même force, ni avec la même intensité.
Pour les masses populaires essentiellement paysannes,
l'Indépendance signifiait avant tout la liberté, la libre disposition de leur
personne et des fruits de leur travail. Et le système colonial a été la
négation de tout cela. Si le nouveau système ne les satisfaisait guère,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 64

elles y trouvaient cependant une [58] situation moins inhumaine et


moins dépersonnalisante que dans l'ancien régime esclavagiste ; elles
jouissaient de meilleures conditions pour poursuivre leur lutte que
quand il fallait compter avec l'intervention des forces coloniales. Si
l'ordre établi ne mettait pas fin à certaines de leurs revendications
fondamentales, elles haïssaient encore davantage l'ordre antérieur et
avaient trop de motifs d'empêcher sa restauration. Les masses
populaires de la capitale et de ses environs, très exaltées sur la question
de l'Indépendance, "extrêmement susceptibles sur ce sujet" – comme l'a
noté en 1819 un visiteur français dans un rapport officieux – étaient en
alerte chaque fois que des négociateurs de l'ex-métropole se
présentaient dans le pays. Et les dirigeants politiques devaient tenir
compte de cette force-là dans leurs conversations avec leurs
interlocuteurs français.
D'un autre côté, les couches dirigeantes, en même temps classes
possédantes, n'étaient nullement disposées à permettre aux anciens
maîtres français de reprendre pied dans le pays dans la perspective d'y
remettre en cause leur suprématie sociale et politique. Cependant, elles
conservaient certaines inquiétudes quant à la justification de leurs
sources de revenus et à la consolidation de leur pouvoir. Elles ne
pouvaient sentir totalement assurée leur domination que quand les
masses n'auraient plus de raison ou seraient mises hors d'état de
revendiquer ce "partage en toute équité" dont l'évocation par Dessalines
a provoqué son assassinat par la coalition des possédants, d'une part, et
quand l'ex-métropole aura explicitement renoncé à ses prétendus droits,
d'autre part.
La nouvelle oligarchie, groupée derrière le président Boyer, qui
depuis l'effondrement du royaume de Christophe en 1820 tenait
l'ensemble du pays à sa merci, ne manquait pas de bravoure. Là n'est
point la question. Mais cette oligarchie foncière issue, pour l'essentiel,
de l'ancien groupe colonial des "gens de couleur et noirs libres,"
manifestait le désir de consentir d'importantes concessions à ses cousins
de France pour "légitimer ses possessions". À ce sujet, de nouvelles
recherches doivent permettre de savoir si les négociants français
Bonnet, Boyer et Imbert, membres de la Chambre de commerce de
Marseille de [59] 1826, ont quelque lien de parenté avec les hauts
dirigeants haïtiens ayant les mêmes noms ou si ce sont de simples
homonymes. Il faut se demander si la Chambre de Commerce de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 65

Marseille est loin de la vérité quand, en 1821, au lendemain du


ralliement du Nord orphelin de son roi, au Sud déjà dominé par
l'oligarchie boyériste, elle plaide auprès du Ministre des Colonies pour
la reconnaissance d'Haïti en ces termes : "Les habitants de la partie du
sud de cette île, quoique repoussant toute idée de soumission à la
France, n'ont pas oublié qu'ils sont nés Français (souligné par nous) s'il
est permis de s'exprimer ainsi, ils ont conservé toutes les habitudes de
notre nation et préfèrent en conséquence les produits manufacturés en
France à ceux que peuvent leur fournir les étrangers".
Quoi qu'il en soit, en 1824, quelques-uns des possédants haïtiens
offrent directement à d'anciens colons, dont ils avaient reçu les biens
par "don national", de les désintéresser en leur payant une indemnité
équivalente à une année de revenu d'avant la Révolution. Parallèlement,
le gouvernement de Boyer négocia avec l'ex-métropole au nom de la
nation entière. Ce que l'oligarchie cherchait ainsi auprès de la France,
c'était une sorte de décharge qui terminerait ses incertitudes sur le plan
international, et qui lui donnerait le prestige nécessaire pour mieux
imposer sa loi aux masses populaires et aux autres couches nationales,
y compris à l'aile néo-christophienne de l'aristocratie du Nord anti
coloniale et anti française.

Le contexte international

- insécurité des colonies

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Des régimes hostiles entouraient le nouvel État indépendant. Ses


voisins immédiats, Cuba, Puerto Rico, Jamaïque,... gémissaient sous la
domination espagnole ou anglaise. La Martinique et la Guadeloupe se
maintenaient dans leur statut de colonies françaises. Bref, Haïti
apparaissait comme un ilôt indépendant dans un bassin colonial.
Cet État nègre indépendant ne représentait-il pas une menace contre
l'ordre colonial que les grandes Puissances [60] s'accordaient à
préserver dans la zone ?
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 66

Les colonialistes et autres propriétaires ou trafiquants d'esclaves


prêtaient facilement aux Haïtiens la volonté d'exporter leur révolution.
Et certaines circonstances pouvaient être invoquées à l'appui d'une telle
assertion.
Comment ne se souviendrait-on pas que, parmi les 850 gens de
couleur et noirs libres de Saint-Domingue qui avaient combattu comme
volontaires à la guerre d'indépendance des États-Unis, plusieurs
participaient à la direction du nouvel État haïtien ? Mieux. Au
lendemain de son indépendance, la nouvelle nation a constamment
manifesté sa sympathie active et sa solidarité envers les mouvements
d'émancipation de l'Amérique, ainsi qu’envers la Grèce. En 1806,
l'empereur Dessalines accueille le leader vénézuélien Francisco
Miranda à Jacmel ; il lui aurait expliqué que la seule voie pour libérer
les colonies sud-américaines de la domination de l'Espagne consistait à
"koupé tèt, boulé kay'', autrement dit à mener une guerre impitoyable
aux colonialistes et à brûler la terre sous leurs pieds. Plus tard, à deux
reprises en 1816, la république haïtienne donne asile à Simón Bolívar,
Zea, Bermúdez et aux autres leaders de l'Indépendance vénézuélienne
et néo-grenadine pourchassés par les forces coloniales espagnoles ; elle
leur prodigue l'assistance nécessaire en armes, munitions et provisions
alimentaires pour reprendre la lutte ; le président Pétion autorise des
Haïtiens à participera l'expédition des Cayes. De même en 1814-1815,
une compagnie de volontaires haïtiens s'engage aux côtés des
Américains du Nord dans leur "seconde guerre d'indépendance" contre
les Anglais.
Le jeune État semblait surtout vouloir extirper des Antilles la
présence coloniale de son ancienne métropole. "Infortunés
Martiniquais ! que ne puis-je voler à votre secours et briser vos fers !
Hélas ! un obstacle invincible nous sépare... Mais peut-être une
étincelle du feu qui nous embrase jaillira dans vos âmes ; peut-être au
bruit de cette commotion, réveillés en sursaut de votre léthargie,
revendiquerez-vous, les armes à la main, vos droits sacrés et
imprescriptibles”, s'écrie Dessalines dans sa proclamation du 28 avril
1804. En même temps, l'empereur affirme sa solidarité avec "la
Guadeloupe saccagée et détruite" [61] par la guerre coloniale et son
admiration pour le héros guadeloupéen, "le brave et immortel
Delgresse”. À défaut de pouvoir traverser la mer des Caraïbes — contre
le vent — pour aider leurs congénères de Martinique et de Guadeloupe
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 67

à se délivrer du joug français, les deux États haïtiens du Nord et du Sud


aident leurs voisins dominicains à chasser les troupes françaises de la
partie orientale de l'île en 1808-1809, en attendant la réunification en
1822. En tout cas, tant que l'ex-métropole n'avait pas renoncé à la
prétention de le replacer sous sa férule, le jeune État se réservait la
faculté, qu'il utilisait parfois, de contrecarrer la politique française dans
les Caraïbes, notamment en délivrant des lettres de marque à des
corsaires. Aussi, les colonialistes français exprimèrent-ils plus d'une
fois les inquiétudes que le voisinage d'Haïti leur inspirait pour leur
maintien en Guadeloupe et en Martinique.
À la vérité, la plupart du temps les craintes des Puissance coloniales
étaient passablement exagérées.
Dès la libération, les fondateurs de la patrie haïtienne ont opté pour
une politique internationale de non- intervention et de coexistence dans
la paix avec les puissances coloniales autres que la France. L'acte de
l'Indépendance du 1er janvier 1804 promet la neutralité d'Haïti.
Dessalines lui-même, anticolonialiste s'il en fût, proclamera : "N'allons
pas, boutefeux révolutionnaires, nous érigeant en législateurs des
Antilles, faire consister notre gloire à troubler le repos des îles qui nous
avoisinent". Nous lisons dans la Constitution du nouvel État que "la
République d'Haïti ne formera jamais aucune entreprise dans les vues
de faire des conquêtes ni de troubler la paix et le régime intérieur des
îles étrangères." Les gouvernements d'Haïti invitaient toutes les
nations, y compris les puissances coloniales, à entretenir commerce
avec eux, à condition de respecter leur Indépendance. Si en 1823 le
président Boyer interdit toute communication entre son pays et les
colonies des Antilles – à l'exception des îles danoise et hollandaise
Saint-Thomas et Curaçao –, c'est essentiellement pour freiner
l'introduction en Haïti d'un tafia (eau-de-vie tirée de la canne à sucre)
qui concurrençait sévèrement le même produit sorti des guildives et
distilleries des hauts fonctionnaires haïtiens, alors que les préventions
des colons de ces îles, esclavagistes et racistes, [62] étaient restées
intactes contre le jeune État. En somme, dans les années 1820, les
Haïtiens, occupés à résoudre leurs problèmes intérieurs, n'étaient guère
des croisés de la révolution antillaise.
Quoi qu'il en soit, selon l'opinion dominante en France, le "statu
quo" de l'indépendance haïtienne, maintenu depuis 1804 comme une
preuve de l'impuissance de l'ex-métropole à rétablir son autorité sur une
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 68

colonie rebelle, comportait une sorte de danger pour l'existence des


colonies de la région. Toutefois, tout le monde n'en tirait pas les mêmes
conclusions.
Selon une minorité de plus en plus réduite, il fallait rétablir l'ancien
régime colonial, détruire cette "nouvelle puissance barbaresque", ce
"centre d'activités anti coloniales". Pas question d'admettre
l'indépendance haïtienne, de traiter avec d'anciens esclaves : ce serait
consacrer le droit à l'insurrection, légitimer la rébellion dans le
voisinage des autres Antilles restées dans le giron de la Métropole,
reconnaître le principe subversif de la souveraineté populaire en face
du droit divin de la monarchie.
Au contraire, une majorité de plus en plus nombreuse voyait la
solution précisément dans la reconnaissance d'une indépendance que
l'ex-métropole ne pouvait plus valablement remettre en cause. Mais
cette reconnaissance serait assortie de précautions à fixer dans un
traité : on restreindrait, on interdirait même, les communications entre
Haïti et les Antilles colonisées et soumises à l'esclavage, pour que
celles-là ne contaminent celles-ci. Haïti reconnue indépendante,
calculait-on, n'aurait plus intérêt à propager la révolution : "Saint-
Domingue réconciliée (avec la France) est un espoir de moins pour les
fauteurs de révolution", déclarera Villèle à la Chambre des Députés en
1826.

- indépendance de l'Amérique hispanique

Haïti continua à offrir le seul exemple de révolution où les esclaves,


entrés en lutte avec leurs doléances propres, et sous leur propre
bannière, ont réussi par leurs propres moyens à détruire le régime
colonial esclavagiste et à se rendre maîtres du pays. Ni les puissances
coloniales, ni les colons ne se trompaient sur l'immensité des
répercussions qu'une telle situation pouvait avoir sur leur système.
[63]
Il n'est pas exclu que les colons de Cuba qui ont vu affluer chez eux
les colons français fuyant la révolution de Saint-Domingue, aient
renoncé à la lutte pour l'indépendance par peur de se trouver face à face
avec leurs esclaves déchaînés et d'être débordés par eux.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 69

Mais dans l'ensemble de l'Amérique sous domination espagnole et


portugaise, du Mexique à la Terre de Feu, sans oublier Santo-Domingo,
le mouvement anticolonial a pris la plus grande extension dans les
années 1808-1825. Et cela revêtait une signification profonde. Certes,
cette fois il ne s'agissait pas d'esclaves en rupture avec leurs maîtres,
mais de propriétaires qui conservaient leurs biens. Cependant, par le
grand nombre d'hommes qu'il mettait en branle, par la grande étendue
géographique qu'il concernait, l'embrasement des possessions
espagnoles et portugaises d'Amérique et l'établissement par les créoles
insurgés d'autorités politiques qui allaient être reconnues par plusieurs
Puissances, marquaient une nouvelle étape dans la crise générale du
système colonial introduit dans le Nouveau Monde depuis plus de trois
siècles.
L'exécution de la promesse de Bolívar au président Pétion de libérer
ses esclaves fait tache d'huile, par la force des choses. En 1821,
l'esclavage est déclaré aboli au Vénézuéla et en Colombie. L'exemple
sera bientôt suivi dans les autres régions. En 1824, le même Bolívar
lance l'idée d'une Confédération des États Libres de l'Amérique.
Les nouveaux territoires indépendants apparaissaient aux
puissances industrielles ou en voie d'industrialisation comme
d'immenses marchés à exploiter. Sans attendre que l'Espagne ait dit son
dernier mot, les États-Unis et l'Angleterre se sont décidés à accréditer
des consuls et agents consulaires auprès des États en formation. Le
gouvernement français, lui, a expédié des escadres en mission de bonne
volonté, dont l'une sous la direction d'un baron de Mackau que nous
retrouverons à Port-au-Prince. Deux façons de manifester sa présence
et son intérêt, mais aux résultats très différents. Alors que les navires,
marchandises et citoyens anglo-saxons auront une protection officielle,
les Français ne seront pas contents d'être "le jouet des [64] autorités
locales” et victimes de leurs rivaux étrangers ; les marchandises
françaises, surévaluées par les autorités des ports latino-américains,
souffriront de la concurrence des marchandises anglaises qui
bénéficiaient d'un régime de faveur. Les Chambres de commerce de
Marseille et de Bordeaux se plaignent en mars 1825 au Ministre de
l’Intérieur : "Des navigateurs viennent dans nos propres ports, former
avec les articles sortis de nos ateliers ou arrachés au sol national, des
cargaisons que leurs navires vont verser dans les différents ports des
possessions espagnoles”. Elles réclament l'envoi de consuls dans ces
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 70

pays. Et tout naturellement on évoque avec regret "la vaste et riche


colonie de Saint-Domingue".
Dans les milieux d'affaires français, on s'est mis à penser que la
reconnaissance d'Haïti serait l'un des titres dont le commerce français
pourrait se prévaloir pour prétendre à des avantages sur le continent
hispano-américain. En régularisant ses rapports avec son ancienne
colonie, la France montrerait qu'elle se démarquait de la politique
coloniale de l'Espagne et tracerait à celle-ci la voie à adopter dans ses
rapports avec ses propres possessions insurgées. Il fallait s'y décider au
plus vite car, disaient les représentants du commerce, dans le système
de libre concurrence "venir après c'est venir trop tard". Surtout quand
les premiers arrivés sont déjà favorisés par leur position géographique
(États-Unis) ou économiquement plus avancés (Grande-Bretagne).

- les États-Unis d’Amérique du Nord

Comment ne pas compter avec le voisinage des États-Unis


d'Amérique du Nord, Union fédérale constituée d'anciennes colonies
anglaises ou les colons ont conquis l'indépendance ? Grande puissance
capitaliste montante, les États-Unis caressaient l'ambition de reculer le
plus loin possible leurs frontières politiques et les limites de leur
marché. Puissance esclavagiste et raciste, ils n'entretenaient pas de
relations diplomatiques avec Haïti ; leur gouvernement s'y est
invariablement refusé, malgré les pressions exercées par le
gouvernement haïtien sur leur important commerce avec l'île. La
France, deuxième en importance des débouchés du commerce général
[65] d'exportation des États-Unis, absorbait plus de trois fois la valeur
des produits nord-américains introduits en Haïti. La Restauration
pouvait s'estimer heureuse : le gouvernement nord-américain ne
considérerait pas que le commerce avec cette île valait le risque d'un
conflit avec l'ex-métropole.
Mais dès 1818, le Secrétaire d'État J.Q. Adams, dans des instructions
au représentant nord-américain à Londres, opposait à la Sainte-Alliance
le principe de non-intervention des puissances européennes dans les
affaires des États qui s'édifiaient en Amérique. En 1823 est formulée la
"Doctrine Monroe”. C'est devenu une règle fondamentale de la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 71

politique extérieure de l'U.S.AM. de "ne pas permettre que l'Europe


intervienne dans les affaires de ce côté de l'Atlantique".
De toute façon, les négociants et armateurs nord-américains
n'avaient point attendu la formalité de la reconnaissance juridique
d'Haïti pour y vendre et y acheter. Leurs navires avaient commencé à
fréquenter l'île depuis l'arrêté de 1784 instituant des ports francs au Cap
et à Port-au-Prince. En 1822-23, Haïti vient au septième rang des clients
des États-Unis, avant le Brésil (huitième), l'Italie (neuvième), La Russie
(dixième), le Portugal (onzième). Elle envoyait aux États-Unis le tiers
du café qu'on y consommait, 14.410.251 livres pesant, soit trois fois
moins qu'elle n'en expédiait cependant en France.

- l’Europe des monarchies absolues. Le cas espagnol.

Dans l'ensemble, les monarchies absolues de la vieille Europe


n'étaient pas particulièrement intéressées à la question haïtienne.
Sans doute le vieux monde, dominé par les propriétaires fonciers,
verrait-il d'un bon œil une armée expéditionnaire aller rétablir l'ordre
dans une ancienne possession sur laquelle il admettait la souveraineté
de la monarchie légitime qu'il avait restaurée en 1815. L’accord de
principe était acquis pour une action à entreprendre en vue d'imposer le
respect du droit sacré de la grande propriété foncière sauvagement foulé
aux pieds par des hordes barbares de nègres révoltés contre leurs
maîtres. Et aussi, des troupes françaises en campagne hors d'Europe
constitueraient [66] un sujet d'inquiétude de moins pour une Europe qui
les avait trop bien vues à l'œuvre sous la Révolution et sous l'Empire.
Mais ce vieux monde s'est mis à admettre également qu'une
Puissance ne saurait revendiquer indéfiniment la possession d'un
territoire si elle se montrait incapable ou jugeait inopportun d'y établir
son autorité. Certains libéraux voulurent justifier une renonciation
conditionnelle à "Saint-Domingue” par la France, en comparant cette
renonciation à la cession du Canada à l'Angleterre et de la Louisiane
aux États-Unis. Plus probant, l'exemple de l'Angleterre reconnaissant
l'indépendance de ses colonies insurgées d'Amérique du Nord a été
rappelé, encore qu'il s'agissait dans ce dernier cas d'un règlement de
contentieux entre colons et métropole. En tout cas, "les publicistes les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 72

plus attachés aux principes de la légitimité des droits des souverains,


dira un député français, déclarent eux-mêmes qu'un temps vient ou les
autres puissances peuvent, sans violer les règles de la neutralité,
reconnaître comme État indépendant une colonie qui, après s'être
révoltée, n'est pas rentrée sous la domination de la métropole." En 1822,
le tsar de Russie conseille au roi de France de s'entendre avec le
gouvernement d'Haïti. De leur côté, Danois, Hollandais, Allemands
commerçaient librement avec les "rebelles".
La monarchie espagnole, elle, avait de bonnes raisons pour ne pas
prêcher une attitude conciliante envers Haïti. L'État nègre a commis
l'insolence d'armer des corsaires contre elle dans les Caraïbes,
d'accueillir et de soutenir matériellement les chefs insurgés
vénézuéliens et colombiens, d'annexer Santo-Domingo.
L'Indépendance d'Haïti n'encourageait-elle pas la subversion des
esclaves de Cuba et de Puerto Rico ? Sa reconnaissance serait un acte
impolitique qui renforcerait la position des indépendantistes hispano-
américains.
Mais cependant, la monarchie absolue espagnole, rétablie grâce aux
forces militaires françaises, était mal qualifiée pour exiger de ses
bienfaiteurs le respect de la légitimité des droits coloniaux. Et, en fin
de compte, elle pouvait se consoler de n'être pas seule à abandonner des
territoires dans cet hémisphère occidental de plus en plus contesté de
l'Europe.
[67]

- l’Angleterre

Au fond, c'est de l'attitude et des intérêts de l'Angleterre, le pays le


plus industrialisé de l'époque et disposant de la plus puissante marine,
que la monarchie française avait surtout à se soucier dans la question
haïtienne.
À la chute de Napoléon, l'Angleterre, comme les autres puissances
européennes, accepte de considérer officiellement Haïti comme une
colonie française en état de rébellion. Par un article secret du traité de
Paris du 30 mai 1814, elle admet que la monarchie française a le droit
de soumettre les rebelles et elle promet de ne pas s'y opposer. D'ailleurs,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 73

n'a-t-elle pas restitué à la Restauration les îles de Guadeloupe,


Martinique et autres moins importantes ?
C'est que l'Angleterre aussi avait intérêt à ce que les anciens esclaves
de Saint-Domingue ne cherchent à consolider leur indépendance en
provoquant des troubles dans les colonies voisines, particulièrement
dans la colonie britannique de la Jamaïque. De plus, la bourgeoisie
industrielle anglaise ne se sentait nullement exposée à une véritable
rivalité coloniale et commerciale aux Antilles qui découlerait d'une
reprise de possession d'Haïti, à laquelle elle ne croyait guère, par la
monarchie française affaiblie.
Mais dix ans après le Traité de Paris, vingt-deux années après
l'indépendance d'Haïti, la monarchie française ne parvenait toujours pas
à poser le premier jalon de sa restauration coloniale à Saint-Domingue".
Les intérêts anglais s'accommodaient mal avec une certaine
complaisance devant l'impuissance de la France et de l'Espagne à en
finir avec leurs "insurgés" du Nouveau Monde, d'autant plus que cette
situation servait de plus en plus la propagande et les ambitions des
États-Unis.
Certes, l'Angleterre continuait à ne pas établir de relations
diplomatiques avec Haïti. Mais, dans les faits, elle agissait envers ce
pays comme envers un État indépendant. Alors même qu'en 1814 elle
paraissait donner le "Feu vert" à la Restauration pour reconquérir ce
que celle-ci appelait Saint-Domingue, elle déclarait réserver à ses
ressortissants le droit de [68] commercer avec les ports de l'île qui ne
seraient pas attaqués ou occupés par les troupes françaises. Pour leur
part, les négociants anglais installés sur place depuis les premières
années de l'Indépendance, loin de faciliter cette éventuelle occupation
française, encourageaient plutôt la francophobie née dans les couches
populaires de la colonisation et des horreurs de la guerre coloniale. Les
marchands anglais réalisaient de bonnes affaires avec Haïti. Les
publicistes anglais louaient les actes des autorités haïtiennes. La marine
anglaise effectuait des visites de courtoisie dans les ports haïtiens.
De son côté, le gouvernement haïtien favorisait le commerce
anglais, en réduisant de moitié les droits d'entrée sur les marchandises
et navires anglais. Il récompensait ainsi l'Angleterre de ne s'être pas
laissé embrigader – et pour cause – dans l'opération d'asphyxie
économique du nouvel État qu'avait lancée l'Empire napoléonien. Du
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 74

même coup, il jouait sur la rivalité des intérêts anglais, américains et


français.

***

Au bout du compte, dans ses vingt premières années


d'indépendance, Haïti a vécu une situation exceptionnelle sur le plan
international.
Alors qu'à la fin du XVIIIe siècle la France et l'Espagne avaient
parrainé l'admission des colonies britanniques insurgées d'Amérique du
Nord parmi les nations souveraines comme condition d'une paix que
recherchait l'Angleterre, alors qu'au début du XIXe siècle l'"intrépide
Albion'' et les États-Unis ont finalement passé outre aux susceptibilités
espagnoles pour saluer l'avènement des républiques hispano-
américaines en conformité avec leurs intérêts propres, Haïti, elle, n'a
pas pu se réclamer de véritables alliés ni de tels patronages.
Fait unique dans l'histoire contemporaine, tous les États se sont
abstenus de nouer des relations diplomatiques avec la jeune nation
pendant les 21 ans et demi que l'ex-métropole s'y refusa. Les rapports
internationaux d'Haïti avaient un caractère essentiellement commercial.
Sur le plan juridique, il n'y avait [69] semble-t-il pas de place pour le
nouvel État au sein du système mondial colonialiste. Il ne put bénéficier
que de la duplicité de ses partenaires.
En définitive, avec l'accélération de la crise générale de l'ancien
système colonial dans l'hémisphère occidental, le contexte international
influera sur la décision à laquelle s'arrêtera la France, de la manière
suivante : en l'obligeant 1) à éviter des mesures extrêmes qui
heurteraient violemment les intérêts britanniques et risqueraient de
provoquer un conflit avec la puissance anglaise, 2) à aviser aux moyens
de sécurité les plus efficaces pour protéger ses intérêts dans la région
des Caraïbes en gardant ses "îles du vent" et en sauvant les meubles en
Haïti, 3) à rassurer les États hispano-américains en formation qui
voyaient en elle une alliée de l'Espagne, 4) à ne pas trop irriter la
puissance grandissante des États-Unis.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 75

Les intérêts français

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Ainsi que l'a écrit Louis Dermigny, "aucun outremer, sans doute, pas
même l'Algérie, n'a été plus intimement lié à l'évolution des fortunes et
aux fibres profondes de la vie française” que Saint-Domingue. Les
familles et créanciers d'anciens colons étaient répandus dans toute la
France et dans toutes les classes de la société française.
Aussi, la capitulation des forces françaises dans cette Saint-
Domingue devenue Haïti ne signifiait-elle pas que l'ex-métropole
renonçait à soutenir les prétentions, tenaces, des anciens propriétaires
coloniaux à récupérer les biens perdus ? Napoléon, après l'échec cuisant
de l'expédition de Leclerc, nourrit longtemps des velléités de
reconquête du nouvel État qui attendait ses soldats de pied ferme. Mais
ses difficultés en Europe ne lui laissèrent pas le temps de mettre son
projet à exécution une seconde fois.
Après l'Empire, les conditions évolueront dans l'ancienne métropole
vers une solution définitive et pacifique du problème des rapports avec
l'ancienne colonie.
[70]

- propriété coloniale et intérêts financiers

Les coloniaux rescapés de la révolution française et de la révolution


haïtienne, et surtout leurs ayants droit (créanciers, héritiers...) n'avaient
pratiquement pas cessé de s'agiter.
Qui étaient-ils ? Quelques centaines d'entre eux menaient grand
train de vie dans la France de la Restauration. Ces anciens coloniaux
très riches ou aisés dont Lanjuinais et Lally-Tollendal parlent à la
Chambre des Pairs en 1820, finançaient la presse, faisaient des affaires,
avaient les moyens d'orienter la politique du Royaume. Grands
serviteurs de l'Empire ralliés au drapeau blanc fleurdelisé, aristocrates
émigrés rentrés "dans les fourgons de l'étranger" avec les Bourbons, ils
étaient placés en quelque sorte sur les marches du trône.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 76

Cependant, la majorité des anciens colons étaient obligés


maintenant de travailler pour subsister, ou vivotaient – surtout les vieux
– par les subsides que leur dispensait leur gouvernement. Pendant
longtemps, ceux-ci placèrent tout leur espoir dans une reconquête
coloniale toujours promise mais constamment différée par l'Empire
puis par la Restauration. Même attitude chez les nombreux créanciers
des anciennes propriétés coloniales, négociants ou anciens négociants
des ports, d'une dureté et d'une insistance implacables.
Jusque vers 1820, le monde des anciens colons en difficulté ne
diffusait que des propos revanchards, ponctués par des exclamations du
genre : "Il faut reprendre Saint-Domingue !" À titre d'exemples, et pas
des plus violents : le 14 octobre 1819, le comte de Léaumont, président
du Conseil central des colons de Saint-Domingue, propose aux
Chambres de commerce de s'abandonner au journal Le Défenseur des
Colons, "spécialement consacré, annonce-t-il, à combattre tout système
tendant à l'indépendance des Antilles". Peu de temps auparavant, le 10
octobre 1819, les colons propriétaires de Saint-Domingue sollicitaient
le concours de la Chambre de commerce de Marseille pour les aider
dans leur campagne auprès de Louis XVIII pour "la restauration de
cette précieuse colonie". Cette même démarche est renouvelée le 27
juin 1821.
[71]
Mais l'idée de restauration coloniale apparaissait progressivement
sous son vrai jour, c'est-à-dire comme une utopie. Avec le temps,
l'évolution du contexte international et l'échec des tentatives menées
auprès des Haïtiens faisaient ressortir la vanité de l'idée de ressaisir les
anciennes propriétés coloniales.
Une autre idée avait suivi son chemin, celle d'une indemnité qui
sauverait de la misère les uns et accélérerait l'intégration des autres dans
les structures capitalistes qui se développaient, par la spéculation
financière, les investissements dans l'industrie.
Cette idée d'indemnisation avait pris racine, non pas tellement à
partir de l'offre présentée sans succès en 1816 par le gouvernement de
Pétion à un plénipotentiaire français, mais surtout depuis que Le
bourgeois libéral, journal du commerce du 21 janvier 1821, avait publié
une lettre d'un agent français qui évaluait les trésors laissés par le défunt
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 77

roi Christophe à 234 millions de francs dans le pays et 3 millions de


livres sterling à la Banque d'Angleterre.
Or, si la France d'alors était encore dominée par l'aristocratie
foncière, la haute banque ''tenait dans la vie politique et économique
une place de tout premier plan", comme l'a montré Bertrand Gille. Et,
d'une manière générale, le commerce de l'argent constituait l'un des
principaux ressorts de l'économie, la spéculation l'une des activités les
plus courantes. Les manieurs d'argent de la Restauration se baseront sur
la prétendue existence de nombreux millions dans la caisse du jeune
État pour juger de sa capacité à verser à l'ex-métropole une forte
indemnité, qui serait précédée d'un emprunt d'État sur le marché
financier de Paris, et dont une partie appréciable serait certainement
placée en rentes sur les effets publics dont c'était la grande vogue.
Cette hypothèse correspondait très bien à la politique du Président
du Conseil et Ministre des Finances, Villèle, dont l'orléaniste Salvandy
a déclaré qu'il était l'allié des banquiers de tous les pays, et dont
l'historien Charléty a écrit qu'"il avait plus de goût pour les discussions
d'affaires que pour les discussions d'idées". Pour certains
contemporains de Villèle, celui-ci n'a vu [72] dans l'affaire d'Haïti
qu’une indemnité à manipuler par la Trésorerie et un emprunt d'État à
jeter à la Bourse de Paris. Pour beaucoup d'observateurs, il s'agissait
alors de sauver le projet de conversion de rentes 5 % en difficulté. En
1826, tout en approuvant en libéral le fait politique de la reconnaissance
d'Haïti, Salvandy critiquera certains aspects de l'ordonnance royale en
l'interprétant comme le résultat d'"une manœuvre financière”, comme
le triomphe de l'"extraordinaire alliance” du chef de gouvernement
français avec la haute banque internationale. De son côté, le légitimiste
Hyde de Neuville s'écrira à la Chambre des Députés dans la discussion
du projet de loi sur l'indemnité à accorder aux anciens colons de Saint-
Domingue : "Ce n'est pas l'humanité qui vient d'affranchir Saint-
Domingue ; ce sont les trois pour cent qui mettent tout en baisse, même
les actions de la légitimité.” De fait, la reconnaissance de
l'Indépendance d'Haïti a trouvé d'énergiques défenseurs dans la haute
banque.

- intérêts commerciaux
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 78

Cependant, du point de vue français la question d'Haïti se posait


avant tout en termes commerciaux. Surtout depuis les années 1818-
1821.
Remarquons que le commerce extérieur français a souffert d'une
décroissance continuelle des exportations de 1820 à 1823, et qu'un
relèvement de ces exportations en 1824 n'a pas permis d'atteindre les
chiffres de 1820.
L'usage des denrées tropicales, devenu courant en France depuis le
XVIIIe siècle, posait un problème à l'importation. C'est que si avant la
révolution de Saint-Domingue la France avait des excédents à livrer à
l'Allemagne, aux Villes Hanséatiques, aux pays du Levant, sous la
Restauration au contraire elle devait solder ses achats en numéraires,
elle dépendait dans une certaine mesure d'autres puissances
européennes et des États-Unis pour son approvisionnement en denrées
exotiques. Elle importait le cacao du Portugal et de la Grande-
Bretagne ; des peaux brutes de la Hollande, de la Grande-Bretagne, de
la Suisse, de l'Espagne, du Portugal ; le tabac des États-Unis et de la
Grande-Bretagne ; l'indigo de la Grande-Bretagne ; le cuivre de la
Russie, de la Suède, [73] de la Grande-Bretagne ; le coton en laine des
États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Turquie, etc. Il est à remarquer
que la Grande-Bretagne, puissance coloniale rivale de la France,
figurait parmi les pays qui fournissaient à celle-ci toute une série de
denrées que produisait la Saint-Domingue française.
Pour nous en tenir aux relations avec la nouvelle Haïti, notons que
le commerce français se préoccupait primordialement des avantages
qu'il y aurait à rouvrir le débouché aux produits agricoles et industriels
français, avant de s'intéresser à l'acquisition des denrées haïtiennes.
Dès la première Restauration, ses représentants réclament le libre
accès au marché haïtien toujours assimilé à la légendaire Saint-
Domingue.
Après quelques premières démarches malheureuses en vue de
convaincre certains dirigeants haïtiens d'accepter l'idée d'une
restauration coloniale, le gouvernement de Louis XVIII adopte une
solution bâtarde. Une ordonnance royale du 17 mars 1816, qui
renforçait une décision ministérielle d'octobre 1815, autorisa
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 79

négociants et armateurs français à entretenir des relations commerciales


avec l'ancienne colonie au moyen de navires étrangers ou de navires
français sous pavillon simulé étranger. Une manière jésuitique de
reconnaître l'indépendance haïtienne.
Grâce à ce subterfuge, connu et toléré par le jeune État, les échanges
commerciaux entre les deux peuples en conflit suivirent une courbe
ascendante. À en croire un subrécargue qui s'est rendu six fois dans les
ports haïtiens de 1817 à 1822, les fabriques françaises "regorgeaient de
commandes haïtiennes", et le commerce entre les deux pays connaissait
"un état de prospérité qu'on avait peine à concevoir".
Ce mouvement, dont il ne faut quand même pas exagérer l'ampleur,
s'explique sûrement par le prix élevé du café haïtien au Havre, qui
favorisait la hausse des valeurs dans l'île et encourageait les Haïtiens à
consommer pas mal de produits français "de luxe" (vins, comestibles,
porcelaine, cristaux, meubles, etc.)
[74]
L'appétit des négociants français s'en trouva d'autant plus excité
qu'ils restaient quand même défavorisés par rapport à leurs rivaux
anglais, qui bénéficiaient de privilèges et exerçaient leurs activités en
toute sécurité. Ils murmuraient que les choses iraient beaucoup mieux
s'ils jouissaient des mêmes garanties et des mêmes privilèges que les
Anglais, sinon à la place des Anglais.
En 1820, les représentants du commerce entrent en campagne.
L'occasion leur est fournie par la disparition du roi Christophe suivie de
la réunification du pays sous la direction d'hommes qui se sont montrés
favorables au dialogue avec l'ex-métropole. Un mémoire au Quai
d'Orsay, datant de décembre 1820, demande de traiter avec les autorités
de Port-au-Prince, afin de substituer aux anciennes relations "les liens
de la dépendance industrielle et commerciale", de convertir le jeune
État en "une colonie commerciale, par les stipulations d'amitié,
d'alliance de réciprocité, de commerce entre la France et cette île". Et
les interventions dans ce sens vont se multiplier. Au début de 1821, les
Chambres de commerce de divers points du Royaume (Havre,
Dunkerque, Marseille...) formulent auprès du Ministre de la Marine et
des Colonies le "vœu que le gouvernement veuille bien s'occuper de
rendre à notre commerce avec Saint-Domingue toute l'extension que les
circonstances pourraient lui faire obtenir". Pour certaines Chambres de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 80

commerce, l'appel à assurer à l'industrie française "la fourniture sinon


exclusive, au moins prépondérante de tous les objets de consommation
d'une nation qui a acquis la stabilité désirable dans son état politique...",
ne va pas sans la critique de la position des anciens colons accusés
d'"écouter la clameur d'un intérêt personnel mal entendu et d'un amour-
propre trop rempli de ses souvenirs". Le commerce refuse de se "bercer
de cette chimérique espérance” qui consiste à croire au rétablissement
possible de la domination de la France sur Haïti. Et cela dès janvier et
février 1821. Et dans leurs interventions, les représentants du
commerce se présentent non point seulement au nom de leurs intérêts,
mais en confondant ceux-ci avec "les grands intérêts de la France", "les
grands intérêts de la patrie", "les grands intérêts de la métropole".
[75]
Au vrai, intérêts financiers et intérêts commerciaux s'accordaient
admirablement pour pousser à reconnaître l'indépendance haïtienne et
entretenir un nouveau type de rapports avec l'ancienne colonie en
obtenant du gouvernement de Port-au-Prince "au moins tout ce qu'une
politique sage permet de demander".

La normalisation

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Il peut paraître étonnant que l'acte par lequel la Restauration a


annoncé au monde son adhésion à l'Indépendance de cette ancienne
colonie qui a été, suivant l'expression de Pierre Léon, "l'orgueil et la
richesse de la France" ait été posé par qui ? Par Charles X ce monarque
qui, 32 ans après la décapitation de son frère Louis XVI par la
Révolution, a imaginé de se faire sacrer à Reims et de toucher les
écrouelles comme un roi thaumaturge. Par Villèle, cet ultra-royaliste
qui avait pris position contre la Charte en 1814 et avait accédé au
gouvernement à l'instigation des plus grands ténors du légitimisme.
Mais il importe de savoir de quel acte il s'agit et dans quelles
circonstances immédiates il a été adopté.

- négociations
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 81

De 1814 à 1824, de multiples négociations sont menées entre


représentants français et haïtiens en vue de liquider le contentieux laissé
par la rupture des liens coloniaux. À travers les pourparlers rompus et
repris, des bases d'entente ont pu être dégagées en dix ans : paiement
d'une indemnité par Haïti pour les anciens colons, concession d'une
situation de faveur au commerce français en Haïti. Mais de sérieux
points de désaccord subsistaient.
D'un côté, les Haïtiens soutenaient, sans démordre, qu'ils ne
signeraient un document régissant les rapports bilatéraux que sur la
base d'une reconnaissance sans équivoque de leur indépendance. Plus
encore, en 1824, ils exigent que cette reconnaissance s'étende à
l'ancienne partie espagnole que le traité de Bêle de 1795 avait accordée
à la France, que Toussaint [76] Louverture avait placée sous son
autorité, qui figurait dans la Constitution haïtienne depuis
l'Indépendance comme partie intégrante du nouvel État, que
Louis XVIII a rétrocédée à l'Espagne, et dont la population s'est ralliée
à la République haïtienne en 1822 après s'être débarrassée de la
bureaucratie coloniale espagnole.
Par contre, à toutes les négociations, les commissaires français
revendiquaient la souveraineté de leur Roi sur "Saint-Domingue”. Il est
vrai que de 1814 à 1825 la Restauration a progressivement diminué ses
prétentions. Le projet de restauration coloniale conçu par le Ministre
Malouet en 1814 et tel qu'il apparaît dans les instructions secrètes
données aux trois agents français chargés de convaincre les dirigeants
haïtiens de son bien-fondé frappe par son irréalisme. En voici quelques
extraits :
"Les intentions paternelles de Sa Majesté étant de rétablir l'ordre et
la paix dans toutes les parties de ses États par les moyens les plus doux,
elle a résolu de ne déployer sa puissance pour faire rentrer les insurgés
de Saint-Domingue dans le devoir qu'après avoir épuisé toutes les
ressources que lui inspire sa clémence. C'est plein de cette pensée que
le Roi a porté ses regards sur la colonie de Saint-Domingue. En
conséquence, quoi qu'il ait donné ordre de préparer des forces majeures
et de les tenir prêtes à agir si leur emploi devenait nécessaire, il a
autorisé son Ministre de la Marine et des Colonies à envoyer à Saint-
Domingue des agents pour prendre une connaissance exacte des
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 82

dispositions de ceux qui y exercent actuellement un pouvoir


quelconque, de même que de la situation où s'y trouvent les choses et
les individus de toutes classes...
"Si Péthion tombe d'accord de placer l'homme de couleur, jusqu'au
mulâtre inclusivement, un peu au-dessous du blanc, il devient beaucoup
plus facile de restreindre les privilèges de la caste au-dessous de celle-
là (composée de nuances entre le mulâtre et le nègre) et ceux des nègres
libres, si l'on établit ces trois castes intermédiaires entre le blanc et le
nègre esclave. Partout il est singulièrement recommandé à Dauxion
Lavaysse, Médina et Dravermann de se rapprocher le plus possible de
l'ancien ordre de chose colonial, et de ne s'en écarter que là où il [77]
leur sera démontré impossible de faire autrement ; et toujours dans
leurs conférences avec les chefs sur ces matières, ils doivent partir de
ce principe que le Roi ne concède que parce qu'il veut concéder, et que
loin d'admettre des prétentions exagérées, il n'accordera rien et fera
sentir sa puissance dans toute son étendue, si ses faveurs sont
repoussées...
"...Quant à la classe la plus considérable en nombre, celle des noirs
attachés à la culture et aux manufactures de sucre, d'indigo, etc., il est
essentiel qu'elle demeure ou qu'elle rentre dans la situation ou elle était
avant 1789, sauf à faire des règlements sur la discipline à observer, tels
que cette discipline soit suffisante au bon ordre et à une somme de
travail raisonnable, mais n'ait rien de trop sévère. Il faudra, de concert
avec Péthion, aviser au moyen de faire rentrer sur les habitations et dans
la subordination le plus grand nombre de noirs possible, afin de
diminuer celui des noirs libres. Ceux que l'on ne voudrait pas admettre
dans cette dernière classe et qui pourraient porter dans l'autre un esprit
d'insurrection trop dangereux devront être transportés dans l'île de
Ratau ou ailleurs..."
Ainsi en 1 814, s'alignant sur les positions les plus rétrogrades du
parti colonial, la Restauration cherchait un retour pur et simple à
l'ancien régime esclavagiste, avec quelques passe-droits pour les chefs
mulâtres qui accepteraient à figurer parmi les instruments de cette
politique. Évidemment leurs négociateurs se heurtèrent à une fin de
non-recevoir ; celui d'entre eux qui échoua dans le royaume de
Christophe alla au poteau d'exécution comme espion. La Restauration
dut réfléchir. Puis en 1816, elle propose une formule qui établirait une
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 83

sorte de colonie constitutionnelle, à l'instar de la monarchie


constitutionnelle instaurée en France, avec charte, retour des colons,
etc. En 1821, elle ne prétend plus qu'a l'exercice d'une suzeraineté. Elle
insistera en 1824 encore pour arracher aux plénipotentiaires que Boyer
avait envoyés en France "l'exercice de la souveraineté extérieure" du
jeune État : les Haïtiens lui signifient un non-possumus aussi ferme que
les fois précédentes, et les négociations sont rompues.
[78]

- vu l’urgence

Mais la situation devenait pressante.


Le 6 octobre 1824, le président d'Haïti exhale publiquement le
profond dépit que lui causait l'échec des dernières négociations, dont il
avait pris l'initiative, et invite la nation à se tenir prête à réagir
vigoureusement contre l'hostilité de l'ancienne métropole. Une grave
menace pèse alors sur le "pavillon simulé”, c'est-à-dire sur les
transactions du négoce français qu'il recouvrait.
Pour comble, en janvier 1825, le cabinet britannique décide de
reconnaître officiellement les États de l'Amérique hispanique. Certes,
le gouvernement haïtien, mécontent de la discrimination entretenue à
l'encontre de son pays, enlève ses privilèges au commerce anglais. Mais
les observateurs prévoyaient que le Premier Ministre Canning ne
résisterait pas aux pressions de ceux qui le poussaient à nouer des
relations diplomatiques avec le jeune État.
Le capitalisme français allait-il assister impuissant au triomphe de
son concurrent anglais dans cette Amérique latine naissante si
prometteuse ?
À l'avènement de Charles X, le commerce français, que la rupture
des négociations de 1824 n'avait pas moins déçu que le gouvernement
haïtien, adresse une pétition au nouveau souverain pour demander avec
force la liberté du commerce avec "Saint-Domingue”. Il réclame la
possibilité d'envoyer ses navires et marchandises dans les ports de l'ex-
colonie, non plus "en tremblant" comme disait Laujon, non plus avec le
caractère hasardeux que ces opérations revêtaient alors, mais sans les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 84

restrictions qu'il subissait depuis la rupture coloniale, sous leur pavillon


national, avec la protection de leurs consuls et la garantie d'un traité.
Rétablissez les communications avec Haïti, disait la pétition, car les
intérêts du commerce sont ce qu'il y a de plus légitime et de plus
général : en raisonnant ainsi, les représentants du négoce ne pouvaient
mieux identifier leurs intérêts avec ceux de la monarchie et de la nation
française tout entière. Le contre-amiral Truguet dira que le moment
était venu de dépasser la [79] déplorable contradiction par laquelle la
France traitait de rebelle un peuple dont elle recherchait le commerce
en cachant son pavillon.
Parallèlement quelques libéraux réfutent les arguments des ultra-
légitimistes qui contestent le caractère irréversible des changements
survenus dans l'ancienne colonie, et soutiennent que la France ne
pouvait plus prétendre qu'à l'indemnisation des colons et à des
avantages pour son commerce et son industrie. Quelques capitalistes
abrités derrière l'anonymat expriment dans un Antidote contre les
adversaires de la reconnaissance d'Haïti la crainte que, de
tergiversations en tergiversations, cette reconnaissance n'intervienne
trop tard, à un moment où elle ne sera plus monnayable : "Peu de temps
encore, écrivent-ils, et une mesure générale dans laquelle cette île et
toutes les Antilles seront comprises, lui assurera sans sacrifice ce qu'il
(le président Boyer) offre d'acquérir aujourd'hui par d'importantes
concessions". Pour rassurer, et de peur de laisser passer une occasion
qui leur paraît intéressante, ils se déclarent prêts à prouver que l'argent
destiné à calmer les courroux des anciens propriétaires coloniaux était
disponible : "Si une garantie de la somme qui sera stipulée pour les
colons était nécessaire, pour déterminer notre gouvernement à traiter
avec le président Boyer, nous nous engageons à mettre sous les yeux
du Ministère la preuve matérielle qu'elle sera mise à la disposition de
ce président avant la signature du traité, si cette condition était exigée".
En ce temps-là, Villèle déjà prédisposé à apprécier de tels
arguments, menait une dernière et rude bataille en faveur de la
conversion de rente 5 % pour laquelle il avait d'ailleurs besoin du
soutien des représentants du commerce. Il était sûr de faire approuver
par la majorité l'ordonnance royale que nous allons voir, le jour où il
déclarera à la Chambre des Députés : "Nul ne peut s'imaginer que la
France doive s'armer pour les colons. Ce n'est pas d'une dépossession
qu'il s'agit pour eux, c'est une renonciation à des éventualités et à des
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 85

facteurs qu'aucun esprit raisonnable ne saurait admettre". Une


renonciation au profit d'intérêts commerciaux et financiers plus
puissants. Une renonciation au profit d'Haïti également ?
[80]

- une charte néo-coloniale

Il y avait l'exemple du traité du 30 mai 1783 entre l'Angleterre et ses


treize colonies insurgées d'Amérique du Nord.
Mais confondant volontairement la réalité de la nation haïtienne
indépendante avec la fiction d'une Saint-Domingue qui serait encore
française, la Restauration préfère, au lieu de conclure un traité, donner
l'impression d'octroyer l'indépendance par ordonnance royale du 17
avril 1825.
"Voulant pourvoir à ce que réclament l'intérêt du commerce
français, les malheurs des anciens colons de Saint-Domingue, et l'état
précaire des habitants actuels de cette île ;
"Nous avons ordonné ce qui suit :
"Article 1er. Les ports de la partie française de Saint-Domingue
seront ouverts au commerce de toutes les nations. Les droits perçus
dans ces ports, soit sur les navires, soit sur les marchandises, tant à
l'entrée qu'à la sortie, seront égaux et uniformes pour tous les pavillons,
excepté le pavillon français, en faveur duquel ces droits seront réduits
de moitié.
"Article 2. Les habitants actuels de la partie française de Saint-
Domingue verseront à la Caisse des Dépôts et Consignations de France,
en cinq termes égaux, d'année en année, le premier échéant au 1er
décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs,
destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une
indemnité.
"Article 3. Nous concédons, à ces conditions, par la présente
ordonnance, aux habitants de la partie française de Saint-Domingue,
l'indépendance pleine et entière de leur gouvernement".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 86

Cet acte UNILATÉRAL ne désigne même pas l'État haïtien par son
nom. La monarchie française y méconnaît d'abord l'indépendance
d'Haïti, pour se donner la peine, juste à la fin, de l'octroyer.
Le gouvernement français prend des décisions concernant le
territoire et le peuple d'Haïti comme si ce pays dépendait encore de lui.
Dans les premiers articles, 1) il interdit [81] implicitement au jeune État
de fermer ses ports à ses ennemis et d'avoir des relations privilégiées
avec ses amis suivant ses intérêts, 2) il fixe des particularités du régime
douanier haïtien en se réservant la part du lion, 3) il impose au peuple
haïtien un tribut colonial, 4) en voulant ne pas appeler le jeune État par
son nom qu'il remplace à trois reprises par une périphrase, il semble
limiter sa reconnaissance au tiers du territoire qui constituait la
République haïtienne à ce moment-là. Et c'est seulement après avoir
posé ces hypothèques qu'elle déclare admettre, dans un dernier article,
la formation, sur une partie de l'île, d'un État dont on croirait qu'il
perdrait son indépendance s'il ne se conformait pas à l'une des
obligations qui viennent de lui être dictées.
Un parlementaire français jugera en 1826 que c'était là une drôle de
façon d'émanciper.
***
Au baron de Mackau, arrivé à Port-au-Prince au début de juillet pour
transmettre, expliquer et faire accepter cette curieuse ordonnance, les
commissaires haïtiens désignés pour négocier avec lui – alors que le
texte était à prendre ou à laisserai déclarent que son projet était
irrecevable dans sa forme et dans son contenu. Ils sortirent de leurs
gonds quand l'émissaire de la Restauration, suivi d'une escadre de 13
bâtiments réunissant 494 canons, les menaça d'un blocus des ports,
conformément à ses instructions. Un blocus qui serait fatal aux
équipages, car il coïnciderait avec la saison de l'hivernage, pendant
laquelle – jusqu'au milieu du XIXe siècle au moins – la fièvre décimait
les hommes sur les navires européens en stationnement dans la mer des
Antilles. Un blocus qui comporterait aussi beaucoup d'occasions de
friction avec les Puissances entretenant des relations commerciales
avec Haïti, principalement l'Angleterre et les États- Unis. Un blocus qui
ne satisferait pas du tout les desiderata du commerce français même.
Mais en définitive, le président Boyer prit lui-même la question en
main. N'avait-il pas demandé que la reconnaissance de l'Indépendance
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 87

soit proclamée en France sous la forme d'une ordonnance royale ? Mais


il n'avait pas prévu que cette [82] ordonnance prendrait une allure si
draconienne. Pour l'instant et après les explications du baron du
Mackau et ses protestations concernant la bonne foi de son souverain,
Boyer ne voulut y voir que le premier acte juridique à portée
internationale consacrant l'Indépendance du pays qu'il gouvernait.
Les féaux du Président, convoqués au Palais National pour entériner
son acceptation, donnèrent une approbation mitigée, comme l'indique
le procès-verbal suivant de la réunion du 9 juillet des hauts
fonctionnaires publics :

"Après que Son Excellence se fut retirée, le Secrétaire d'État a


présidé, et après que les membres ont eu développé leurs opinions,
l'unanimité a été d'avis que l'indépendance pleine et entière étant
reconnue par une ordonnance du Roi de France, dont il a été fait
verbalement mention par S.E. le Président d'Haïti, elle pourrait être
acceptée sans que les conséquences de la rédaction du premier article
puissent compromettre en rien, ni pour le présent, ni pour l'avenir,
l'indépendance acquise par la nation, puisqu'elle se trouverait ratifiée
par une forme qui avait été demandée. Le Président d'Haïti devra
réclamer un traité qui explique, autant que possible, les dispositions de
l'ordonnance du Roi de France, afin d'éviter tout malentendu dans
l'avenir. D'ailleurs, l'acceptation de cette ordonnance telle quelle, ne
peut diminuer ni détruire en rien, la force et les moyens du
gouvernement, pour résister à toute tentative qui pourrait être dirigée
contre lui. En foi de quoi..."

La décision sera présentée au peuple de la capitale comme une


victoire, et fêtée.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 88

- les conséquences

La conséquence la plus directe de cette reconnaissance sera


l'établissement de relations diplomatiques avec le jeune État par l'ex-
métropole : le colonel Maler reçoit ses lettres de créance comme Chargé
d'affaires à Port-au-Prince en août 1825. La Suède, la Hollande, le
Danemark, puis l'Angleterre emboitent le pas à l'ex-métropole.
L'argument commercial ne viendra à bout des préjugés racistes et des
visées expansionnistes des États-Unis qu'en 1862, sous l'administration
de Lincoln.
[83]
Cependant, Anglais et Nord-Américains, vexés de voir leur
concurrent français reconquérir à si bon compte un statut privilégié, ne
se privèrent pas de railler le gouvernement haïtien qui achetait si cher
la souveraineté que son pays possédait déjà, mais que ces deux
Puissances s'étaient bien gardées jusqu'alors de reconnaître à part
entière. Londres prétendit que dorénavant Boyer pouvait être considéré
"comme un vice-roi français plutôt que comme le chef d'un État
indépendant". Le gouvernement des États-Unis déclarera à l'occasion
du Congrès interaméricain de Panama qu'Haïti s'était placée dans un
État de vasselage colonial envers la France.
En fait, si cette ordonnance devait être intégralement appliquée,
avec cette normalisation le capitalisme français partait gagnant dans des
rapports bilatéraux dont Haïti supporterait les frais. Un orateur à la
Chambre des Pairs avouera : "On a cédé tout au plus des champs de
bataille où nous ne campions pas encore ; on a cédé des tombeaux qu'il
fallait aller conquérir à deux mille lieues de chez nous". Une fois
l'ordonnance acceptée, le baron de Mackau pousse son avantage : il
informe Boyer que son maître désirait que l'emprunt destiné à acquitter
l'indemnité coloniale soit contracté à Paris ; il recommande aussi que
"que les bâtiments et les citoyens d'Haïti s'abstiennent de se présenter
dans les colonies de la France". Voilà un début prometteur. C'est l'ère
du néo-colonialisme qui s’ouvrait en Haïti après environ un quart de
siècle d'indépendance.
Il est indéniable que le jeune État perdait en dignité et en prestige ce
que son chef croyait gagner en sécurité.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 89

Par des prises d'armes, par des boycotts, le peuple haïtien va


manifester son mécontentement. Après sept années de disputes, les
deux gouvernements français et haïtien se verront obligés de signer en
février 1838 un traité de reconnaissance formelle de l'Indépendance et
un traité réduisant la dette coloniale.

[84]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 90

[85]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 4
LIGNES DE FORCE
DU SOUS-DÉVELOPPEMENT

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 91

[86]

l'héritage matériel obéré [87]


les potentialités naturelles [89]
l'arriération technique [93]
manque de bras ? [98]
"l’éventualité de l'éducation nationale" [102]
religion et civilisation [107]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 92

[87]

Relever les ruines, construire la base matérielle du développement


national, en sachant vaincre les obstacles opposés par le milieu
physique et rentabiliser les potentialités naturelles, reconvertir la masse
des anciens esclaves nés à la liberté par leur propre lutte en citoyens
professionnellement et idéologiquement préparés à assumer leurs
nouvelles responsabilités, briser l'isolement international et s'imposer à
la communauté des nations comme un État souverain : une tâche
complexe et ardue était dévolue aux Haïtiens après leur accession à
l'Indépendance. La vie haïtienne d'aujourd'hui est encore profondément
marquée par la manière dont cette tâche a été comprise et accomplie à
travers le XIXe siècle post-colonial, et tout particulièrement par
l'orientation qui a été imprimée aux rapports entre les hommes et la
nature.

L’héritage matériel obéré

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Si l'exploitation de la terre et des hommes dans la colonie de Saint-


Domingue avait puissamment contribué à enrichir la bourgeoisie
française et avait accéléré le développement du capitalisme dans la
métropole, par contre le peuple qui avait succédé aux esclaves dont le
dur labeur avait permis cette accumulation du capital en métropole n'a
hérité que de sols usés, de surfaces en grande partie calcinées, de
décombres enfin.
[88]
Déjà avant la révolution, le rendement des plaines à sucre, à indigo,
etc., et même des mornes à plantations de café plus tardivement mis en
exploitation systématique, avait diminué dangereusement. Livrées à
une culture anarchique, surtravaillées sans repos ni engrais pendant près
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 93

d'un siècle pour des maîtres pressés de retourner vivre dans l'abondance
en métropole, les terres de la colonie atteignirent le seuil de
l'épuisement.
Durant la période révolutionnaire, ces terres restèrent largement en
friche. Mais à la même époque la mitraille les défonçait constamment,
les incendies dévoraient périodiquement la végétation. La plupart des
manufactures furent réduites en cendres et en tas de ferraille. L'herbe
sauvage envahit les centres urbains écrasés sous les obus et dévastés
par le feu. "Les établissements sont en cendres, les pièces de canne sont
en savane, les canaux sont entièrement comblés. Les places à nègres
sont tombées en friche", rapporte le procureur des habitations Gallifet
le 22 juin 1802, c'est-à-dire avant la phase la plus violente de la guerre
de libération haïtienne.
De plus, les colons en fuite ont emporté avec eux aux États-Unis, en
Louisiane, à Cuba, à la Jamaïque et ailleurs, non seulement l'essentiel
des capitaux qui n'avaient pas été rapatriés dans la métropole, mais
également des installations démontées et une partie de leurs esclaves.
Nous ne citerons que deux exemples : celui de Caradeux l'aîné, réputé
le plus grand planteur de la plaine du Cul-de-Sac, qui emmena avec lui
en 1792 à Charleston (il mourra à Philadelphie) un contingent de ses
esclaves ; celui d'Étienne Girard, qui, à sa mort, en 1831, laissera l'une
des plus grandes fortunes des États-Unis, évaluée à 7,5 millions de
dollars.
Ainsi, la nation naissante était frustrée des fonds nécessaires à la
reconstruction. Et il ne saurait être question de demander aux
capitalistes européens, souffrant d'une reconquête coloniale rentrée, de
financer la remise en marche ou la fondation d'entreprises agricoles ou
industrielles qui réclamaient de gros investissements, de se constituer
en bailleurs de fonds de "nègres rebelles" qui ne présentaient à leurs
yeux et à leur coffre-fort aucune garantie.
[89]
Et voilà que, vingt-deux ans après la rupture des liens coloniaux,
comme s'il ne suffisait pas que les fonds qui auraient dû servir à la
reprise économique se soient volatilisés avec les colons, malgré les
dizaines de milliers de morts dans les rangs des esclaves et les ruines
laissées aux survivants, les dirigeants du jeune État consentent, non
seulement à verser une indemnité de 150 millions de francs-or en
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 94

réparation de la dépossession des propriétaires coloniaux vaincus, mais


encore à réduire de moitié les droits de douane en faveur du commerce
de l'ex- métropole (ce qui représentait une deuxième indemnisation
considérable). De cette façon, non seulement il fallait recommencer
l'accumulation primitive du capital national ramené à zéro, mais encore
celui-ci subissait dans sa formation une coûteuse castration.
Il est vrai que les grands héritiers des anciennes habitations
coloniales se lanceront tout au cours du XIXe siècle – et même au-delà
du XIXe siècle – dans des fouilles pour récupérer l'argent que quelques
colons qui espéraient revenir dans le pays après la bourrasque
révolutionnaire y avaient enterré. Mais les propriétaires fonciers qui, de
loin en loin, exhumeront ces jarres, les utiliseront généralement dans
des activités commerciales et dans des dépenses somptuaires, au lieu de
les investir dans des activités de production. La longue baisse des cours
des denrées coloniales n'encouragea d'ailleurs guère les quelques
propriétaires qui le désiraient ou qui en possédaient les moyens, à
s'engager dans les fortes dépenses nécessaires à la reconstruction des
plantations et des manufactures qui avaient fait la renommée de Saint-
Domingue.

Les potentialités naturelles

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Cela ne veut quand même pas dire que la terre n'offrait aucune
ressource à la population qui y vivait.
D'une manière générale, au XIXe siècle comme au siècle précédent,
les intéressés ne doutent pas qu'Haïti renferme d'inappréciables
richesses naturelles. En 1825, le colonel Maler écrit que la nature,
extrêmement riche, suffit aux besoins – qu'il [90] ramène aux besoins
alimentaires – de la population. En 1838, le comte de Las Cases, dont
les opinions semblent influencées par les délices du séjour qu'a su lui
ménager à Port-au-Prince l'oligarchie boyériste, estime que le sol est
"tellement riche qu'il suffit de le gratter pour qu'il produise
abondamment". "C'est une des terres les plus fertiles au monde, elle
produit toutes les denrées coloniales des Antilles", indique Charolais en
1861. Quant à Sir Spenser Saint-John, qui n'a pas peur de la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 95

généralisation hâtive et de l'exagération, ses dithyrambes pour présenter


les beautés et les richesses de la république où il a passé quelques
quinze années comme représentant de Sa Majesté Britannique,
n'égalent que sa propension à dénigrer le peuple qui l'habitait : "Aucun
pays", écrit-il en 1886, "ne possède une plus grande puissance de
production, aucun une plus grande variété de sols, de climats et de
produits." En 1891, l'instituteur français Camille Texier, qui lui non
plus ne porte pas les Haïtiens dans son cœur, se pâme néanmoins
d'enthousiasme devant leur île, qu'il compare très lyriquement à un
"Eden où sont entassées toutes les merveilles de la flore tropicale."
Ces jugements de voyageurs européens, et d'autres jugements du
même genre, sont assez subjectifs et fortement empreints de
romantisme. Ils s'inspirent le plus souvent du souci de mettre en relief
une prétendue incapacité native des régnicoles, accusés d'indolence et
de paresse, à tirer parti rationnellement d'énormes possibilités existant
dans la nature qui les environne. Ils tendent parallèlement à justifier une
domination étrangère qu'ils appellent de leurs vœux, ou tout au moins,
le recours à une immigration blanche d'encadrement qui contrôlerait et
exploiterait ces richesses en utilisant la force humaine locale comme
main-d'œuvre à bon marché.
Il n'en est pas moins vrai que les déprédations causées par l'ancien
système colonial et les destructions qui les ont suivies durant la période
révolutionnaire – dans une moindre mesure au cours de la guerre civile
des années 1807-1812 – n'ont pas suscité des obstacles insurmontables
à la construction d'une économie nationale solide.
Ainsi que l'a montré Paul Moral dans sa belle thèse [91] de
géographie sur Le Paysan Haïtien, la diversité des climats et des sols
de cette île montagneuse des tropiques américaines correspond aux
conditions physiques propices à la production d'une infinité de vivres
alimentaires et de matières premières agricoles des pays chauds, en
même temps qu'elle prête, dans les montagnes, à la culture de plantes
familières aux climats tempérés.
À ce propos, il convient de retenir que, si le colonisateur européen a
saccagé le sol, exterminé les aborigènes, tenté d'écraser sous son joug
les masses noires transplantées, la recherche du profit l'a amené à
introduire dans le pays quelques espèces animales et végétales utiles,
qui y sont actuellement des plus répandues.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 96

C'est ainsi qu'à côté des cultures précoloniales telles que le maïs, la
patate, les pois, le malanga, l'igname, le sésame, le tabac, le roucou...,
on trouve des plantes transplantées à Saint-Domingue comme la canne
à sucre, le café, l'indigo, le cacao, la banane..., et dans les zones où le
climat est doux, comme à Fonds Baptiste, les choux, choux-fleurs,
artichauts, radis, betteraves, raisins, navets, etc.
Mais il serait fastidieux d'étaler ici toute la gamme des céréales,
frugifères, oléagineuses, etc. abondamment citées ou décrites par des
voyageurs, naturalistes, essayistes et autres personnages plus ou moins
sérieux qui ont écrit sur Haïti. La Grande Encyclopédie, le Dictionnaire
Universel du Commerce et de la Navigation, par exemple, les ont
portées, pour l'essentiel, à la connaissance de l'homme du XIXe siècle.
L'un des tableaux des ressources naturelles d'Haïti à la fin du siècle
dernier, qui se veut à la fois le plus complet et le plus succinct, est sans
doute celui qu'a esquissé l'économiste français Paul Vibert dans son
ouvrage sur La République d'Haïti, son présent son avenir économique,
qui est la conclusion d'une enquête réalisée dans le pays vers 1890 avec
l'encouragement de la banque Rothschild.
Parmi les ressources naturelles, les épaisses forêts occupaient une
place remarquable et ont soulevé bien des convoitises. Elles
s'étendaient sur de vastes régions, notamment dans le Centre et les îles
adjacentes : la Tortue, la Gonave, l'Île-à-Vaches. [92] Forêts de
résineux : gaïac, bois de chandelle, mombin bâtard, mombin blanc...
Forêts surtout de bois d'ébénisterie, de construction, et de teinture :
acajou, chêne à glands, dame-marie, taverneau, pin, campêche... Les
acajous, d'un beau rouge clair, plus ou moins veinés, figuraient depuis
le XVIIIe siècle parmi les plus beaux bois du monde. "Le faubourg
Saint-Antoine se procurerait facilement en Haïti des blocs d'acajou
introuvables dans la plupart des autres pays producteurs", suggérait
Paul Vibert. Le campêche de l'Artibonite était très réputé pour ses
bonnes qualités tinctoriales.
On n'ignorait pas que le sous-sol contenait de grandes richesses. Le
charbon naturel figure parmi les matières premières envoyées par
l'Empire de Soulouque à l'Exposition Universelle de New York en
1853. En mars 1909, le Ministre français à Port-au-Prince expédie à son
gouvernement un échantillon du charbon recueilli à la surface des
veines de la mine située à Camp-Perin ; l'ingénieur Thomasset lui avait
communiqué un rapport sur cette mine. Eugène Nau, et Edmond
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 97

Roumain, ingénieurs, avaient déjà reconnu des gisements de houille,


dont ils disaient que l'extraction suffirait à approvisionner toutes les
lignes de navires qui passaient par les Antilles à la fin du siècle dernier.
Il n'était pas encore question des gisements de bauxite actuellement
exploités par la compagnie nord-américaine Reynolds Mining. Mais
dès 1833, un explorateur anglais avait recueilli du mercure qui suintait
du flanc d'une montagne dans la région d'Ennery. Les rivières du Nord-
Est charriaient et charrient encore des paillettes d'or. Mieux : on
connaissait l'existence de mines de cuivre redécouvertes tout
récemment encore, de zinc, d'étain. Les sources thermales, les marais
salants, les carrières de marbre, d'ardoise, d'albâtre... étaient visibles à
l'œil nu.
En 1912 et 1913, Edmond Roumain, qui exploitait tant bien que mal
les riches mines de cuivre de Terre-Neuve, présenta à ses pairs du Sénat
un volumineux rapport et un vibrant plaidoyer pour la prospection et
l'exploitation des ressources minières. Le gouvernement déclara que la
question retenait son attention mais qu'il n'avait pas les moyens de s'en
occuper. Ainsi [93] aucune exploration systématique du sous-sol n'aura
été entreprise.

L'arriération technique

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Pour que les avantages naturels, contrebalancés cependant par les


inconvénients liés au climat tropical, servent au développement
national, il importait que les hommes qui devaient les mettre en valeur
fussent dotés d'instruments et de moyens techniques plus perfectionnés
que ceux qu'utilisaient les esclaves à l'époque coloniale. En les
empruntant à l'arsenal accumulé par les peuples déjà parvenus à un
stade de développement plus avancé. En adaptant et en rendant plus
efficaces ceux traditionnellement employés à l'époque coloniale et
même pré-coloniale. En inventant aussi.
Les dirigeants proclamaient à qui mieux mieux que la prospérité
nationale passait nécessairement par l'expansion agricole, par
l'encouragement du travail agricole ; répétition qui ne manquait pas de
provoquer les sarcasmes du farouche avocat de l'industrialisation
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 98

qu'était Edmond Paul. Le Président Salomon, secondé au Ministère de


l'Agriculture par Légitime, a semblé très conscient des solutions
techniques à apporter au problème, si l'on en juge par le passage suivant
extrait de sa Proclamation du 12 juin 1881 : "...Les encouragements
donnés au travail par des institutions de crédit, par l'amélioration de nos
voies de communication, par des procédés nouveaux et des machines
perfectionnées mises à la portée des cultivateurs, par l'émulation excitée
dans des concours publics, tels sont les moyens que mon gouvernement
veut mettre en œuvre pour améliorer la situation y du pays".
Mais le bilan s'avère plutôt mince. Un grand écart sépare les
déclarations d'intention répétées des dirigeants, leurs proclamations et
professions de foi d'ailleurs souvent incohérentes, des innovations et
perfectionnements techniques.
Il y a bien quelques initiatives isolées ou momentanées d'introduire
des machines agricoles, des moulins à café à vapeur. Mais elles sont
limitées à quelques grandes habitations.
[94]
Au niveau des petits cultivateurs, "l'utilisation composite du sol"
notée par Paul Moral, et la méthode des plantations en carré dont il dit
qu'elle "s'adapte, assez ingénieusement parfois, à la nature du terrain et
aux conditions de la polyculture", entrent définitivement dans les
habitudes au dix-neuvième siècle. En 1867, le comte Méjan souligne
les grands avantages que le paysan haïtien sait tirer d'un même terrain
en y cultivant simultanément une plante textile, le coton en
l'occurrence, et des légumes divers. "Dans ces conditions, rapporte-t-il,
le même travail de sarclage profite aux deux ordres de culture, et la
cueillette des gousses mûres du coton accompagne la surveillance, le
soin de la récolte des légumes".
Mais, au total, nous n'enregistrons pas d'action soutenue de
bonification du sol et de conservation, pas de rationalisation générale
des techniques de culture. Nous ne connaissons d'extension appréciable
des surfaces cultivées que dans les premières années soixante et dans
certains secteurs montagneux. Dans son Agriculture et Agronomie en
Haïti paru en 1886, l'agronome et grand propriétaire foncier Eugène
Nau, à qui nous empruntons pas mal de données, déplore le manque
tragique de connaissances agronomiques qui présidait aux activités
agricoles.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 99

Prenons la culture de la canne à sucre. Les cultivateurs, peu ou


presque pas informés, ne se donnaient pas la peine de creuser les trous
à la profondeur de trois pieds et à la distance de quatre pieds, de les
combler ensuite à moitié de fumier, avant d'y mettre les plants et de les
recouvrir jusqu'è former une butte de six pouces de hauteur. Ils
creusaient des trous trop plats, où ils jetaient vaille que vaille leurs
plants qu'ils recouvraient au ras du sol. Résultat : les racines montaient
vite à la surface ; au bout de cinq ans la pièce de canne rabougrie,
couverte de fourmis, rapportait peu.
La mauvaise présentation du café haïtien, jointe à la concurrence des
grands producteurs mondiaux, explique en grande partie l'infériorité
des prix sur les marchés internationaux, alors que ce café était réputé
pour sa saveur. Pendant trop longtemps les paysans cueillaient,
séchaient et pilaient sans [95] ménagement les fruits, sans séparer les
mûrs des jaunes et des verts. Ils laissaient passer des cailloux et des
détritus dans les sacs de café. Toutefois, un progrès notable se fait sentir
dans les années soixante-dix et quatre-vingts, avec la campagne lancée
pour que les agricultures sachent cueillir les seuls fruits mûrs, les laisser
fermenter quelque 24 heures, les faire déceriser, laver sécher,
décortiquer, vanner avant la mise en sac.
À première vue, les possibilités d'élevage n’étaient pas négligeables,
favorisées par l'abondance de l'herbe de Guinée". L'abondance des
animaux de selle et de trait frappait les observateurs. Bovins, ovins,
porcins... font partie du paysage, à des degrés divers selon les régions.
Castonnet Desfosses rapporte en 1893 que les bœufs vivaient à l'état
sauvage et que le paysan haïtien jetait l'excédent de lait (qui aurait pu
être commercialisé). Cependant, s'il faut en croire Eugène Nau, le
développement de l'élevage se heurtait à la carence de fourrages
nutritifs. Les fourrages sont annuels. Or le paysan ne savait pas les
sécher de manière à engranger du foin. Alors, en période de sécheresse,
à défaut de la salvatrice herbe de Guinée, les bestiaux étaient nourris
aux tiges et aux feuilles de patate, aux grains de bayaonde (ou baie à
onde) et de bois d'orme, aux feuilles de maïs (qui ressemblent à l'herbe
de Guinée), aux goyaves, à des têtes de canne à sucre, aux tiges mûres
de diaguidi. Vaste variété, pensera-t-on. Mais les bestiaux soumis à ce
régime, tombaient parfois malades de coliques, car les graines et les
têtes de canne sont souvent trop vertes ou pas bien fanées. Et les
vétérinaires n'étaient pas légion.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 100

L'indigence technique se manifeste au plus haut point dans le


domaine de l'outillage. La houe et la machette constituaient les deux
principaux instruments de travail du paysan. Certes, elles étaient
difficilement remplaçables dans les terrains accidentés des mornes.
Mais ailleurs, il était souhaitable de leur substituer la charrue, la herse,
pratiquement inconnues aujourd'hui encore dans les campagnes
haïtiennes. Il avait été calculé qu'une charrue tirée par deux bœufs et
manœuvrée par un travailleur accomplissait avantageusement le travail
de 16 hommes maniant la houe : grande économie de temps et de bras
donc, [96] dans un pays où les propriétaires fonciers se plaignaient d'un
manque de travailleurs et étaient soumis aux variations saisonnières du
climat tropical.
Malgré l'existence de nombreux cours d'eau, un bon système
d’irrigation a fait défaut. Si au moins les intéressés réparaient le
système en ruines de l'époque coloniale et le complétaient en creusant
des canaux durables, en forant de nouveaux puits artésiens, en
endiguant les rivières. S'ils pouvaient profiter des limons et autres terres
alluviales que les pluies diluviennes de printemps et d'automne
charriaient des montagnes, en les drainant vers les habitations des
plaines. Mais le niveau de l'effort n'a pas correspondu à celui des
besoins. Par exemple, dans la plaine de Cul-de-Sac, habituellement
considérée comme l'une des plus fertiles, seulement 13.000 carreaux de
terre profitaient de l'irrigation, c'est-à-dire la même superficie environ
qu'à la veille de la rupture coloniale. Dans les années 1900, environ les
deux tiers de cette plaine restaient incultes, peuplés de cactus, de
bayaonde, d'acacia.
D'une manière générale, les champs subissaient alternativement les
inondations des saisons pluvieuses et l'aridité des périodes de
sécheresse. L'extrait suivant d'un rapport du 16 janvier 1840 du Général
commandant l'arrondissement des Cayes adressé au Président de la
République, décrit assez bien ce cycle inondation-sécheresse, qui se
reproduisait à travers tout le pays et à toutes les époques : "Une longue
sécheresse, avait d'abord détruit ses plus belles promesses (de la
récolte), et ensuite, quand l'arrivée des premières pluies a permis de
récolter, des avalasses prématurées survinrent et emportèrent non
seulement tout le café qui se trouvait sur le glacis, mais encore la plus
grande partie de caféiers en fruits du versant des montagnes." Un tel
rapport aurait pu être rédigé en l'an de grâce 1976 encore.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 101

Quant aux moyens de transport au siècle des canaux et du rail, Haïti


vivait encore à l'ère de l'âne, du mulet, du cheval.
Tout le monde reconnaissait volontiers la nécessité d'ouvrir et
d'entretenir des routes afin de relier les lieux de production aux centres
d'échange et de consommation, et de jeter [97] des ponts sur les rivières.
Une politique de construction de ponts, dont des ponts métalliques,
commence à la fin du XIXe siècle. Et les routes ?
Le code rural prévoyait trois classes de routes et chemins : les routes
publiques, reliant les départements et les arrondissements entre eux ;
les chemins publics, unissant les communes et les sections rurales ; les
chemins particuliers, permettant d'aller d'une habitation à l'autre. Pour
les entretenir, et même pour les percer, l'État recourait à la corvée
imposée aux paysans avec toutes sortes d'abus. Malgré tout, le pays
disposait de bien peu de routes dignes de ce nom. La plupart d'entre
elles, défoncées par les eaux et ravinées par les pluies torrentielles,
étaient impraticables en beaucoup d'endroits. Des chemins de
montagne, en 1931 encore Maurice Dartigue et André Liautaud peuvent
écrire à leur sujet : "Pour conduire les montagnards en ville, il y a le
petit sentier malaisé (...) Souvent le petit sentier ne permet pas que deux
d'entre eux marchent de front, et l'on est obligé de marcher l'un derrière
l'autre, comme des poules qui vont aux champs. Et on en a parfois pour
plusieurs heures de ce voyage."
Évidemment le chemin de fer a eu ses avocats et ses adeptes au
moins dès les années 1880. Les "progressistes avancés", ironisait alors
le Ministre de l'Agriculture François Légitime, réclamaient
l'établissement de lignes de voies ferrées à travers l'ensemble du pays
comme la condition "sine qua non" de la révolution économique. "Il
nous les faut quand même", disait Eugène Nau, "puisque tous les petits
pays en sont aujourd'hui pourvus, et que sans eux la civilisation
définitive du peuple ne sera pas une chose complète."
Mais il ne suffisait pas de vouloir le chemin de fer pour l'avoir. Faute
de revenus publics bien gérés, et face à la carence des possédants
nationaux, le gouvernement a cru devoir accorder à des étrangers des
concessions pour la construction de voies ferrées, avec un taux de
garantie de 7 % et des terrains à cultiver de part et d'autre des lignes à
poser. En réalité les concessionnaires sont trop souvent des affairistes
plus intéressés à trafiquer leurs contrats, à revendre leurs concessions,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 102

qu'à former [98] de véritables sociétés d'exploitation. Certains de ces


aventuriers prétextaient que les troubles civils limitaient la portée de la
garantie que leur promettait le gouvernement et manifestaient la crainte
de ne pas trouver sur le parcours des lignes assez chargées de voyageurs
et de marchandises pour être rentables.
En définitive, à partir des années 1900, quelques tronçons de chemin
de fer, cheval de Troie de l'impérialisme nord-américain, disait avec
raison un nationaliste à la tribune de la Chambre des Communes,
vinrent modifier une faible partie du paysage. Mais, inachevé, objet de
scandales, le chemin de fer ne y joua pas un rôle positif dans l'évolution
de l'économie et de la société.
Au total, à défaut de bonnes routes, de voies ferrées de navigation
sur les rivières, le commerce et les grands déplacements d'une région à
l'autre, ainsi que les transports de troupes au moment des guerres civiles
et des insurrections, s'effectuaient dans la plupart des cas par la voie
maritime. Un nombre indéterminé de petits voiliers assuraient ce
transport.

Manque de bras ?

Retour à la table des matières

Avec quel potentiel humain la nation en formation a-t-elle affronté


la lourde tâche de construire presque de toute pièce les bases matérielles
et techniques de son développement ? Ici nous essaierons d'analyser le
facteur démographique d'abord, de poser ensuite les problèmes de
l'éducation et de l'influence de l'idéologie religieuse sur la formation
mentale et le comportement des hommes devant la nature et devant la
situation qu'ils confrontaient.
De nos jours, il est beaucoup question de surpopulation d'Haïti, à
cause de quelque cinq millions d'habitants sur 28.000 kilomètres carrés.
Et les néo-malthusiens veulent y voir un frein au développement : trop
de bouches à nourrir, trop d'individus à vêtir, trop de familles à loger,
trop de consciences et de cerveaux à former ou à déformer.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 103

Au siècle dernier, l'argument était inverse. Les [99] classes


dirigeantes et l'idéologie dominante dénonçaient un manque de bras.
Qu'est-ce à dire ?
Dans la lutte pour la liberté et l'indépendance, les Haïtiens payèrent
un lourd tribut en vies humaines. Des quelque 465.000 esclaves et
30.000 affranchis que comptait Saint- Domingue à la veille de la
Révolution, il ne resterait plus que 380.000 habitants selon le
recensement de 1805. Soit une perte d'environ 100.000 personnes. Sans
mentionner la totalité des colons, en fuite ou massacrés. Une
hécatombe.
S'il faut en croire le document déposé à la Chambre des Communes
en 1826 pour servir de base à l'impôt de capitation destiné à payer la
dette coloniale contractée l'année précédente, la République abritait
alors 423.042 citoyens. Remontée rapide donc. Ultra rapide même,
quand on sait que ces citoyens eux-mêmes constitueraient seulement un
peu plus de la moitié des 873.867 habitants – 935.366 pour l'île entière
indiqués par le recensement de 1824. Ce recensement effectué dans les
campagnes sous la responsabilité des commandants de communes
devant contrôler les démarches des officiers de section agissant en
coordination avec les conseils d'agriculture ; dans les villes il était
dirigé par les conseils de notables ayant sous leurs ordres des
commissaires d'îlet. Toute la question est de savoir si les opérations se
sont déroulées régulièrement et si ceux qui y participaient avaient la
préparation requise pour les mener à bien. À la vérité, il ne faut pas trop
se fier à la précision trompeuse d'un recensement de propagande qui,
comme d'ailleurs la plupart des rares et fantaisistes statistiques
haïtiennes, ne fournit pas de donnée sérieuse.
Plus crédibles seraient les estimations du savant Humbolt, qui
évalue la population à 696.000 individus pour l'année 1825, et du
voyageur James Franklin qui penche pour le chiffre, proche du
précédent, de 661.200.
Vers 1847, le chroniqueur Thomas Madiou fait état de 750.000
habitants. En 1863, le gouvernement de Geffrard avance le chiffre de
900.000. Vers 1875 il est question de 1.200.000.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 104

[100]
Autant d'évaluations qui nous permettent d'avoir un simple ordre de
grandeur.
À se baser sur le grand essor des importations et des exportations
entre les années 1825 et 1880, il n'y aurait pas de peine à admettre que
la population ait alors doublé ou presque, compte tenu de la faiblesse
des progrès techniques dans la production. De simples bourgades sont
devenues des bourgs assez bien peuplés, comme Grande-Rivière du
Nord, Miragoâne...
En tout cas, la grande fécondité des Haïtiens ne souffre pas de doute.
Quand dans les années 1870 le missionnaire protestant Eldin rencontre
dans l'intérieur du pays des familles de 7 à 8 enfants dont pas un seul
n'était enregistré au bureau de l'état civil ou n'avait reçu le baptême, il
ne s'agissait certainement pas de cas exceptionnels. La plupart du
temps, les naissances à la campagne – mais aussi les décès – ne sont
pas déclarés, soit parce que l'officier d'état civil est trop éloigné, soit
que le paysan cherche à éluder le paiement d'une redevance ou une
prestation.
L'immigration blanche resta marginale. Cependant une colonie
corse se répandit dans le Nord et se fondit dans la masse des
autochtones. Des Français et des Allemands épousèrent des femmes du
pays, essentiellement dans la bourgeoisie de teint clair. Des syro-
libanais s'implantèrent dans le pays à la fin du siècle dernier, en
commençant par se livrer au commerce ambulant, non sans provoquer
de vives réactions.
L'immigration noire mérite plus d'attention.
Dès 1804, et à plusieurs reprises, le gouvernement a cherché à attirer
des noirs des États-Unis et des Antilles, à qui la Constitution accordait
la citoyenneté et le droit de propriété foncière et immobilière refusé aux
blancs. Il leur assurait au besoin leurs frais de voyage pour venir au
pays. Christophe, après Dessalines, n'hésita pas à l'occasion, à racheter
à des négriers la liberté des "bois d'ébène" qui composaient leurs
cargaisons. Geffrard encouragea l'établissement de noirs des États-Unis
dans la région de l'Artibonite pour cultiver le coton ; la loi du 6
septembre 1860 concède gratuitement cinq carreaux de terre à toute
famille de [101] noirs qui viendraient s'installer comme cultivateurs
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 105

dans la République. Boisrond Canal, Salomon, s'intéressèrent à


l'immigration noire.
L'impression générale est que cette politique d'immigration de noirs
des États-Unis d'Amérique du Nord n'a pas apporté les fruits espérés.
Plusieurs de ceux qui débarquèrent dans l’île aux frais de l'État en
repartirent vite, déçus par les conditions de travail, peu soucieux de
s'intégrer dans les structures agraires arriérées qui les attendaient.
D'autres, informés sans doute à temps de ces conditions, s'entendirent
avec leurs transporteurs, qui y trouvaient un bénéfice supplémentaire,
pour se faire déposer sur la Côte Ferme, en Colombie. Trop
d'immigrants ne pensaient qu'à gonfler le secteur urbain, à faire carrière
dans l'administration publique, à ouvrir boutique, plutôt qu'à devenir
exploitants agricoles. Quelques-uns s'adonnèrent aux métiers
mécaniques.
L'appel à l'immigration noire a quand même abouti à des résultats
non négligeables. Le peu que l'on sait des origines des familles
haïtiennes, en attendant des enquêtes socio-historiques approfondies,
permet de penser qu'un bon quart de la population actuelle ne descend
pas d'hommes et de femmes qui vivaient à Saint-Domingue avant 1804.
On ne compte plus les Haïtiens dont les ancêtres, originaires des
Antilles sous domination française, immigrèrent dans leur nouvelle
patrie au siècle passé ou au début de notre siècle. En effet, à partir des
années 1850, c'est-à-dire après l'abolition de l'esclavage dans les
colonies françaises, Guadeloupéens et Martiniquais affluèrent, par
centaines selon Eugène Aubin. Ils s'installèrent dans les villes pour y
fonder des maisons de commerce parmi les plus importantes dans la
capitale. Ils pénétrèrent dans l'intérieur, où ils exerçaient divers métiers.
Il est à noter également qu'à la fin du siècle la plupart des cochers de
Port-au-Prince provenaient de Jamaïque.
Toujours est-il que vers 1900, les contemporains évaluent la
population à 1.500.000 habitants. Sur une carte d'Haïti publiée à ce
moment-là chez Armand Colin, un anonyme n'a pas hésité – ô
exagération ! – à inscrire le chiffre de [102] 2.500.000 âmes. Le Bulletin
religieux d'Haïti, se basant sur le chiffre des naissances, porte la
population pour 1910 à 1.955.800 habitants répartis comme suit :
archidiocèse de Port-au-Prince : 720.000 âmes ; diocèse des Cayes :
521.000 ; diocèse du Cap : 406.000 ; diocèse des Gonaïves : 235.400 ;
diocèse de Port-de-Paix : 73.400. Même si nous ne prenons pas ces
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 106

chiffres pour parole d'évangile, ils indiquent que la progression a été


forte. Ils traduisent numériquement cette impression de grand nombre
qui est généralement celle des visiteurs étrangers devant les théories de
paysans et surtout de paysannes chargées, qu'ils rencontraient sur les
routes, chemins et sentiers conduisant aux marchés. Avec un éventail
de 40 à 75 habitants au kilomètre carré du milieu du XIXe au début du
XXe siècle, Haïti a bien l'une des plus fortes densités d'Amérique
Latine.
Alors, manque de bras ?
Déjà dans les années 1860 le bourgeois libéral Edmond Paul ne le
pense pas. En fait, la force de travail rurale restait nettement sous-
utilisée, alors que les dirigeants, à court d'imagination, caressaient la
chimère de renvoyer aux champs les hommes et les femmes, de plus en
plus nombreux, qui les désertaient à la recherche de meilleures
conditions de vie. Dans les villes et les bourgs grossissaient le nombre
des "fonctiomanes'' et un sous-prolétariat. Au début de notre siècle se
développa l'émigration saisonnière vers les plantations capitalistes de
la République dominicaine, de Cuba et même de l'Amérique centrale.

"L’éventualité de l’éducation nationale"

Retour à la table des matières

Une caractéristique fondamentale de la réalité haïtienne a été la


faiblesse de la diffusion des connaissances dans la population et le
manque de formation professionnelle.
Parmi les critères retenus en 1974 par l'Organisation des Nations
Unies pour déterminer les 25 pays les plus arriérés parmi lesquels se
place Haïti, figure le pourcentage d'illettrés. Et c'est pourquoi l'Unesco
a mis à l'ordre du jour la mise sur pied de réformes devant permettre à
ces pays de transformer [103] leur système éducatif en instrument de
développement.
Indubitablement la poursuite de la décolonisation d'Haïti après son
accession à l'Indépendance, c'est-à-dire son développement national,
impliquait une éducation nationale conforme à la nécessité de la
reproduction la plus large de la force sociale de travail, une mobilisation
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 107

du peuple sur le thème de la constitution des fondements intellectuels,


techniques, scientifiques d'une nation haïtienne. Qu'en a-t-il été ?
Que le régime colonial ait confiné ses hommes de peine dans
l'ignorance, cela se comprend aisément. Le colonisateur redoutait que
le moindre éveil intellectuel ne suscite de dangereuses prétentions à
l'émancipation chez ceux qu'il traitait comme des bêtes de somme. Le
travailleur nègre devait savoir juste ce qui permettait de le mieux
asservir. Rarissimes ont été les esclaves qui, dans des circonstances
exceptionnelles, purent apprendre la lecture et l'écriture, tandis que
nombre de gens de couleur et noirs libres, favorisés sur ce plan comme
sur d'autres, purent même se rendre en métropole pour étudier ou
apprendre un métier. Néanmoins, de même que l'aspiration à la liberté
s'est traduite par le marronnage, par l'insurrection générale et par la
guerre populaire qui aboutit à l'Indépendance, le besoin de
connaissances, s'il n'a pas débouché sur des mouvements et des résultats
d'aussi grande ampleur, a cependant poussé à la fréquentation des livres
ce petit nombre d'opprimés que Jean Fouchard appelle les marrons du
syllabaire.
Depuis l'Indépendance, les déclarations et les déclamations sur
l'importance du "pain de l'instruction" ont foisonné. Des dirigeants
politiques ont paru admettre le principe d'une alphabétisation
indispensable et se sont prononcés en faveur de la formation
professionnelle, prônée sans cesse par des intellectuels partisans d'une
croissance à l'européenne ou se réclamant des classes populaires. Les
prises de position n'ont pas manqué, qui mettent l'accent sur la volonté
de "montrer au monde civilisé que nous sommes doués des aptitudes
qui font la gloire et l'honneur des grandes nations". Divers projets
d'éducation nationale ont ainsi vu le jour.
Sur le plan de réalisations concrètes, un effort [104] assez notable a
marqué les années 1810, tout particulièrement dans le Royaume du
Nord. Christophe, agissant en despote éclairé décidé à constituer un
État florissant et fort, s'assura le concours de philanthropes anglais,
haïtianisa des méthodes d'enseignement utilisées en Angleterre. Dans
l'Ouest, Port-au-Prince eut, un peu tardivement, son lycée national, son
école lancastérienne, son pensionnat de demoiselles, son embryon
d'école de médecine...
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 108

Les initiatives scolaires, déjà faibles dans la République de Pétion,


où les écoles étaient concentrées semble-t-il dans la capitale, subirent
un ralentissement dans les années vingt et trente. Nous ignorons si
l'autocrate Boyer a effectivement déclaré que "semer l'instruction c'est
semer la révolution". En tout cas, à la fin des 25 ans de règne de cet
homme qui osa fermer l'Université de Santo-Domingo et voulut limiter
l'instruction publique aux "enfants des citoyens tant civils que militaires
qui auront rendu des services à la Patrie", moins de 3.000 enfants sur
une population de plus de 700.000 habitants suivaient un enseignement
dans 14 écoles publiques. Que le lycée national ait pris une certaine
envergure, qu'une bibliothèque publique soit fondée ainsi qu'une
Académie qui périclitera, ne changent rien à ce piètre bilan. Cela
explique qu'en 1844, dans la période troublée qui suit la chute de Boyer,
"l'éventualité de l'éducation nationale" figure en tête des griefs et
revendications de la paysannerie en armes conduite par Jean Jacques
Acaau.
Chroniqueurs et historiens de l'école créditent généralement les
années quarante, les premières années soixante et les années quatre-
vingts, de réalisations méritoires sur le plan des études classiques
comme de l'apprentissage des arts et métiers, y compris sous formes de
bourses à l'étranger et d'appels à des professeurs français pour suppléer
le manque de cadres. Il existe une bonne École Nationale de Droit.
L'enseignement supérieur s'organise. Dans les années quatre-vingt-dix
et au début de notre siècle, se manifeste ce même souci de faire prendre
son essor à l'éducation nationale. Fin 1890, une trentaine d'intellectuels
se constituent en une Société des Amis des Sciences Appliquées, afin
de fonder au plus tôt l'École des Arts et Métiers.
[105]
Cependant dans les discours prononcés en janvier 1891 au banquet
de l'Association des professeurs du lycée national à Port-au-Prince, les
orateurs, et particulièrement le professeur français Bucq, accordent la
priorité à l'initiation de la jeunesse "aux grandes beautés de la langue
française". En 1897, mêlant sa voix à celle d'autres tenants d'un
développement capitaliste en Haïti, l'abondant Frédéric Marcelin écrit :
"Il nous faut des laborieux, des piocheurs, des maçons, des charpentiers,
des commerçants (mais il y en avait tant !), des ingénieurs, des
mécaniciens, des hommes qui, en un mot, peuvent aider à construire
l'édifice en retard de notre nationalité." Se plaignant de l'orientation de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 109

l'enseignement et de la préparation de ses compatriotes il poursuit :


"Nos écoles et nos bourses à l'étranger forment à foison des médecins,
des avocats, des doctes fruits de l'École des Sciences Morales et
Politiques, des journalistes, des orateurs, des incapables et des inutiles.
C'est la politique qui casera tout cela."
En 1911, Tertulien Guilbaud, appelé au Ministère de l'Instruction
Publique par Leconte, se lance dans la réorganisation de l'école
haïtienne. L'année suivante, au vote du budget, Gouvernement et
Parlement prennent la résolution de n'accorder désormais de bourses
d'études en France qu'aux jeunes gens qui s'engageraient à se consacrer
aux arts et métiers. Il s'agit alors d'une ultime tentative d'un régime en
crise générale de résoudre le cuisant problème de l'éducation nationale.
Mais en 1913, soit un peu plus d'un siècle après l'accession à
l'Indépendance, c'est un tableau lamentable de l'instruction publique
que brossent tant Tertulien Guilbaud que son interpellateur au Sénat,
Caius Lhérisson, deux enseignants chevronnés.
Au total, l'éducation nationale resta embryonnaire et inadaptée aux
besoins profonds du pays.
***
L'État gaspillait à des fins improductives l'argent qu'il devrait
affecter à la préparation et à la rémunération d'un personnel scolaire
compétent, à l'équipement matériel des établissements d'enseignement,
pour ne rien dire de l'institution de bibliothèques et de laboratoires
réclamés en vain en 1903 par [106] un Justin Dévôt par exemple. Les
instituteurs qui manquaient se retrouvaient dans la bureaucratie
politique après avoir exercé les activités de maîtres d'école comme
solution d'attente, tandis que d'autres étaient bannis des salles de classe
"sur ordre supérieur" à cause de leurs opinions jugées défavorables au
gouvernement en place. L'État négligea "l'éducation industrielle du
peuple" prêchée par Edmond Paul, la propagation des connaissances
techniques, et même l'instruction primaire.
L'autodidactisme était un phénomène courant. Même un Ministre de
l'Instruction Publique, et pas des moindres, F. Élie Dubois, est passé par
là.
L'enseignement privé occupait une place considérable dans le
système. Une grande partie du surplus économique servait à payer les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 110

frasques en Europe de la "jeunesse dorée", et, dans le meilleur des cas,


les études des fils de familles riches ou aisées. Tandis que les enfants
des milieux populaires ruraux et urbains végétaient dans l'ignorance,
l'école touchait essentiellement les fils et filles des couches moyennes
et des couches dominantes. Marchands enrichis dans le commerce de
gros et de détail, hauts fonctionnaires bien en cour, etc. envoyaient leur
progéniture poursuivre leur formation à l'étranger.
L'idée dominante a été celle de la formation d'une élite, destinée au
fond à remplir une fonction de conservation d'un ordre social basé sur
l'inégalité des fortunes. C'est ainsi que, bien que le peuple haïtien dans
sa totalité s'exprime en un créole que les linguistes bien informés
reconnaissent comme une langue et non comme un quelconque patois,
la langue vernaculaire n'a jamais été codifiée ; on a vu la floraison d'une
littérature haïtienne très riche mais en langue française, une
prolifération de journaux et de revues – nous en avons compté 17 pour
l'année 1891 – discutant de politique, d'économie et de tout ce que vous
voulez, mais en langue française, c'est-à-dire dans un idiome
incompréhensible pour les 90 % de la population. Certes, il est arrivé –
et il arrivera toujours – qu'une portion de l'intellectualité choisisse de
défendre systématiquement les intérêts propres des couches populaires
brimées et défavorisées. Mais en règle générale, cette élite visait le
pouvoir d'État pour en jouir et véhiculait une [107] idéologie nationale
bourgeoise ou bien proprement conservatrice et aristocratique.
S'adonnant à une littérature militante, à la poésie, grands amateurs de
propos ampoulés et de phrases bien polies, ces intellectuels
s'appliquaient dans leurs discours, dans leurs articles de journaux, dans
leurs ouvrages divers, à attaquer vivement le racisme, le blanc
colonialiste, les adversaires du cacique local ou de la branche de la
bourgeoisie ou de l'aristocratie qui les prenaient pour scribes ou à qui
ils servaient de porte-parole attitrés.
Marquée du sceau de la ségrégation sociale et victime de l'indigence
politique des classes dirigeantes, l'école a laissé improductive la plus
grande partie des capacités demeurées insoupçonnées dans les couches
majoritaires de la population et qui ont terriblement manqué au
développement de la nation.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 111

Religion et civilisation

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Autre idée dominante : la religion comme force civilisatrice par


excellence.
Sur ce point, les gouvernements haïtiens en sont restés à la
conception d'un Mirabeau père qui écrivait en 1756 dans L'Ami des
Hommes que "la religion est le premier et le plus utile frein de
l'humanité, c'est le premier ressort de la civilisation." Elie Dubois, qui
fut Ministre de l'Instruction Publique de Geffrard, confesse : "Je ne
penserai jamais qu'il soit possible de retirer de bons fruits de
l'instruction, si elle n'est accompagnée de l'instruction religieuse." Et
son premier soin en arrivant au Ministère a été "d'appeler l'intervention
des prêtres dans l'éducation classique des enfants." Trois quarts de
siècle plus tard, dans un livre sur La nation haïtienne, Dantès
Bellegarde, un des successeurs et émules de Dubois, ne tarit pas d'éloge
sur "l'œuvre religieuse, morale, sociale et éducative" de l'Église en
Haïti.
Le colonialisme français a légué à la société haïtienne la version
catholique du christianisme. Avec Toussaint Louverture, puis dans
l'Haïti indépendante, le catholicisme est consacré religion d'État. Ce,
malgré l'implantation dès la première [108] moitié du XIXe siècle d'un
protestantisme dynamique et en progrès mais demeuré minoritaire, et
en dépit de l'attachement des masses populaires et d'une partie des
classes dominantes aux croyances du vaudou d'origine africaine mais
combattu par les dirigeants qui comme Dessalines et Toussaint
Louverture considéraient ses réunions comme propices à la subversion.
Sur un point, l'unanimité des témoignages ne laisse pas de doute :
Haïti a été durant la première moitié du XIXe siècle le refuge de prêtres
en rupture de ban avec la foi, la morale et la discipline chrétienne qu'ils
prétendaient inculquer. À cette époque, l’église, desservie
principalement par des aventuriers corses et italiens, mérite pleinement
la réputation de boutique de sacrements. Dans un mémoire rédigé en
1833, le consul français Barbot affirme que le clergé, composé de
prêtres étrangers, "peut être considéré comme une des pompes qui
aspirent et rejettent en dehors la substance du pays". Et il cite à l'appui
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 112

le cas d'un curé du Limbé qui "a recueilli de la dévotion de ses ouailles
31.000 francs en 28 mois." Un autre diplomate français a qualifié ces
prêtres de "rebut du clergé catholique". Le gouvernement de Boyer
cherche à signer avec Rome un concordat, mais les négociations
tournèrent court ; la cour pontificale voulait se réserver, entre autres
privilèges, la juridiction ecclésiastique pour les délits commis par les
prêtres, demandait l'abolition du divorce, etc.
Le Concordat de 1860 améliore considérablement la situation.
En effet, dans le domaine de l'éducation, les établissements des
Pères du Saint-Esprit, des Frères de l'Instruction Chrétienne, des Sœurs
de Saint-Joseph de Cluny, des Filles de la Sagesse, etc., ont accompli
un travail de formation de haute portée. L'ordre et la discipline qui y
règnent contrastent souvent avec le laisser-aller et le dénuement de la
plupart des écoles publiques ou privées, et ils se sont signalés par
l'enseignement de qualité dispensé aux enfants des familles ayant les
moyens de faire face aux frais de la scolarité. Entre la première école
ouverte à la capitale en 1864 avec 100 élèves et les 21 écoles
rassemblant quelque 7 372 élèves qu'on trouve un demi-siècle plus tard
à travers la République, de Moron dans le sud-ouest à Ouanaminthe
[109] dans le nord-est, l'œuvre méritoire des Frères de l'Instruction
Chrétienne a enregistré une progression notable.
Sur le plan des œuvres sociales, des religieuses se sont surpassées
dans le dévouement avec lequel elles apportaient les soins aux malades
dans les hôpitaux situés dans les centres urbains principaux. À
l'occasion des fréquents incendies, l'activité parfois débordante des
religieux aux côtés ou à la place des pompiers contribuait à mettre en
relief la carence des pouvoirs publics.
À la campagne, alors que l'État et les autorités locales ne se soucient
guère de l'implantation des importants agents du progrès social que sont
l'agronome, l'instituteur, le médecin, l'apothicaire, les chapelles rurales
se sont multipliées. Dantès Bellegarde nous apprend que c'est souvent
autour de ces chapelles que se sont constituées des communautés
villageoises, et il cite le cas de certains prêtres qui auraient été de
véritables initiateurs de villages. Dans les bourgs, à côté des églises
paroissiales, se sont fondées des écoles presbytérales à l'initiative et
sous la direction du curé, avec l'aide de la commune et de l'État.
Cependant, le tableau n'est pas sans ombre.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 113

Par exemple, Dantès Bellegarde écrit à propos du Petit Séminaire


Collège Saint-Martial (Pères du Saint-Esprit),qui deviendra l'un des
plus grands établissements d'enseignement du pays, qu'en l'ouvrant en
1865 l'Archevêque de Port-au-Prince voulait y faire entrer toute la
jeunesse haïtienne.. Cela est contredit par le prospectus publié à
l'occasion de cette ouverture dans le Moniteur haïtien du 15 mars 1865
sous la signature de l'Archevêque. En voici la teneur :
"… le prix de la pension est de 250 gourdes par mois.
"Ce prix est payable par trimestre et d'avance, sans aucune réduction
pour le temps des vacances et les absences momentanées des élèves...
[110]
"trousseau" :
"Chaque élève à son entrée devra être muni d'un trousseau complet
dont le détail suit :
"VESTIAIRE : 2 chapeaux de paille, – 12 chemises, – 4 chemises
de nuit, – 4 cravates, – 4 pantalons en coutil gris, – 4 blouses en coutil
gris, – 2 ceintures en cuir vernis, – 1 paire de bretelles, – 12 paires de
chaussettes, – 12 mouchoirs blancs, – 4 mouchoirs de nuit, – 6 serviettes
de table, – 1 uniforme suivant le modèle adopté dans l'établissement.
"LITERIE : 1 lit en fer, – 1 sommier ou paillasse, – 1 matelas, – 1
oreiller, – 3 paires de drap de lit, – 3 taies d'oreiller, – 1 couverture de
lit blanche.
"OBJETS DIVERS : 1 couvert d'argent ou de Ruoltz, – 1 timbale
d'argent ou de Ruoltz, – 1 anneau de serviette, – 1 couteau de table, – 1
brosse à cheveux et 2 peignes, – 1 vase de nuit.
"Les objets brisés ou perdus devront être immédiatement remplacés.
Le blanchissage, le raccommodage, les fournitures de livres, papiers,
plumes, encre et crayons sont à la charge personnelle des parents, et ne
sont pas compris dans le prix de la pension..."
Ainsi, à travers les exigences présentées pour les pensionnaires, cet
établissement religieux s'annonçait comme étant tout le contraire d'une
école pour les fils du peuple.
Par ailleurs, et d'une manière générale, les religieux d'après le
Concordat, des Bretons pour la plupart, avaient une fâcheuse tendance
à se comporter comme en pays sauvage, à entretenir avec leurs fidèles
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 114

– et leurs infidèles – des relations à caractère discriminatoire en


adoptant des attitudes franchement inconvenantes vis-à-vis des petites
gens, à appliquer aux enfants moins favorisés confiés à leurs écoles des
formes de correction dont on ne peut pas dire qu'elles ont contribué à
adoucir les mœurs, à se placer sur les positions des classes dirigeantes
et plus spécialement de l'oligarchie mulâtre ; autant de choses qui les
ont fait identifier très souvent à des "colons ensoutanés".
[111]
En outre, s'il faut se méfier de certaines affirmations anti cléricales
et anti françaises d'un Sir Spencer Saint-John très porté à la calomnie
contre tout ce qui n'est pas britannique, divers témoignages et plusieurs
exemples montrent le clergé catholique en Haïti comme un "objet
notoire de scandales". – Le spectacle de prêtres et autres religieux
avides ou superbes, invertis ou insolents, cupides ou brutaux, si
fréquemment offert aux yeux des Haïtiens, n'a pas spécialement
contribué à l'œuvre civilisatrice souhaitée.
***
D'ailleurs, ce catholicisme officialisé après avoir été en quelque
sorte imposé depuis l'époque coloniale à partir du principe que la
religion de la métropole et du maître devait devenir celle de la colonie
et de l'esclave, n'est resté orthodoxe que chez une mince couche de la
population, principalement dans la bourgeoisie et la petite bourgeoisie.
Le chiffre de 960.000 fidèles sur 1.200.000 habitants (80 %) dont se
réclame le clergé catholique vers 1875, relève de ces statistiques
mystificatrices que nous avons précédemment dénoncées.
L'action de l'Eglise n'a pas vraiment convaincu les masses
populaires ni même certains secteurs de la classe dominante à
abandonner leur religion de "Guinée", le vaudou. Convertis
superficiellement au christianisme sans nullement "brûler ce qu'ils
avaient adoré" – il en est autrement pour le protestantisme – les gens
intègrent les éléments du catholicisme à leurs croyances et pratiques
traditionnelles ou ancestrales. Dans le vaudou haïtien, mais au grand
dam de la hiérarchie catholique, la multiplicité des anges et des saints
s'amalgame au panthéon des loas ou divinités de "Guinée" : Saint
Jacques le Majeur correspond à Ogoun Ferraille, dieu de la guerre et du
fer ; Papa Legba, protecteur des foyers, se confond avec Saint Antoine ;
le loa guérisseur Loko emprunte ses traits à Saint Joseph... La
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 115

vénération des fétiches fait bon ménage avec celle des images sacrées.
Les grandes fêtes patronales de la Plaine du Nord (Saint Jacques), de
Limonade (Sainte Anne), de Ville-Bonheur (Notre-Dame-du-Mont-
Carmel), sont en même temps des rendez-vous [112] catholiques et
vaudou. La complexité des mystères et des dogmes catholiques
(Trinité-Unité, dogme marial, de la Vierge-Mère Rédemption-
Résurrection...), le cérémonial, les pratiques du culte, tout favorisait un
mélange des deux religions.
Par exemple, il n'y a rien qui soit susceptible de gêner un
vaudouisant dans la lettre circulaire de l'archevêque de Port-au-Prince
publiée dans le Moniteur, le journal officiel, du 25 mars 1865. Cette
circulaire aux curés ordonne des prières publiques afin de demander à
Dieu la fin d'une sécheresse qui désolait le pays. En voici la teneur :
"...Pour obtenir du ciel la cessation de la sécheresse, nous avons
réglé ce qui suit :

"1° Les Prêtres réciteront à la messe de chaque jour et jusqu'à


nouvelle communication, les oraisons, secrète et
postcommunion adpetendam pluviam (Missale. Orationes
addiversa. No 16)
"2° À la fin de la messe, le Prêtre, à genoux aux pieds de l'autel,
récitera à haute voix le sub tuum praesidium ; une procession
solennelle sera faite dans chaque paroisse le dimanche qui
suivra la réception de la présente lettre.
"3° On y chantera les antiennes, psaumes, versets et oraisons
indiqués au rituel ad petendam pluviam.
"4° MM. les curés inviteront les paroissiens à faire la sainte
communion et des œuvres de pénitence pour apaiser la justice
de Dieu.
"5° La présente lettre circulaire sera lue au prône de la messe
paroissiale, le dimanche qui en suivra la réception."

Quand l'exemple vient de si haut, amplifié à travers le pays par un


réseau d'officiants psalmodiant en latin, et par des processions
organisées pour frapper les esprits, il est normal que l'Haïtien moyen
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 116

s'imagine que le signe de la croix, ou que le Psaume 91 récité


péniblement un soir et sans rien y comprendre, suffisent à le protéger
de "la flèche qui vole de jour" comme de "la peste qui marche dans les
ténèbres", bien précisément des êtres et esprits malfaisants (lou-garou,
sans-poils ou champouèl, tête-sans-corps, [113] bizango, tonton-
macoute), qui hantent, croit-on, les rues et les chemins vicinaux plongés
dans l'obscurité.
Sans doute, l'agronome Eugène Nau met avant sa foi chrétienne et
sa révérence proclamée envers l'Église – mais peut-être a-t-il des
sympathies franc-maçonniques ? – ses intérêts de grand propriétaire
foncier quand il dénonce, parmi les "dissolvants du travail champêtre",
la prolifération des "fêtes de l'Église, calendas ou prières pour les morts,
des réunions publiques pour n'importe quoi, mariage, baptême,
enterrement".
De même l'homme du peuple ne se prive pas de proférer des
menaces contre le saint à qui il fait des offrandes et qu'il prétend mettre
en demeure de lui donner satisfaction, ni d'injurier Saint Antoine par
exemple, allant jusqu'à frapper sa statue quand il estime que celui-ci n'a
pas répondu à son attente en lui accordant la faveur demandée. Et si le
paysan ne tue pas la couleuvre, c'est peut-être plus parce que celle-ci
chasse les rats qui rongent sa canne à sucre que parce qu'il la prendrait
pour un dieu.
Mais cependant, parce que la civilisation spirituelle diffusée par
l'Église a été celle du chapelet ("priez pour nous pauvres pécheurs"),
des litanies ("miserere nobis"), de l'Ange Conducteur, du scapulaire, la
mentalité haïtienne est demeurée largement ouverte à l'irrationnel. Une
trop grande confiance dans le "bon dieu bon", un trop grand abandon
"à la volonté de Dieu',' c'est-à-dire de "notre Père qui êtes aux cieux",
ont incliné au fatalisme et, épaulé par un merveilleux pas toujours
réaliste, ont généralement porté à négliger la recherche scientifique de
solutions justes à des problèmes concrets.
[114]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 117

[115]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 5
CLASSES
ET RAPPORTS SOCIAUX

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Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 118

[116]

l'esprit de couleur [118]


un peuple de paysans demi-serfs [123]
le peuple des centres urbains [133]
le complexe militaro-foncier : les "néo-féodaux" [137]
la grande bourgeoisie [145]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 119

[117]

Parce que l'Haïti post-coloniale a été un pays rural à plus de 90 pour


100, aux forces matérielles et humaines archaïques, le problème agraire
y fournit la grande ligne de clivage socio-économique.
Dans l'analyse de la société, nous distinguerons avant tout deux
blocs fondamentaux. D'un côté le peuple des travailleurs de la terre,
dont les conditions de travail et de vie rappellent pour la plupart celles
des serfs du Moyen Âge ; de l'autre côté, leurs dominateurs directs, les
maîtres de la terre, généralement absentéistes et dirigeants militaro-
politiques, eux-mêmes alliés à une bourgeoisie d'affaires cosmopolite
financièrement plus puissante qu'eux. Entre ces deux blocs, à la vérité
fissurés, oscillent des couches moyennes et de petites gens, instables,
économiquement et politiquement impuissantes. De plus, dans les villes
grossit sans cesse une masse de sans-travail.
Le caractère retardataire des rapports établis entre ces groupes
sociaux dans la production des éléments d'existence et de progrès de la
société et dans l'élaboration de l'assise économique d'une nation, lié à
l'archaïsme persistant des moyens techniques et humains que nous
avons précédemment étudiés, donnent à la formation socio-économique
haïtienne une allure typiquement féodale, sans l'identifier, évidemment,
à l'une ou l'autre des structures féodales qu'ont connues les pays
européens.
[118]
En même temps, la subordination de la classe dominante haïtienne
à la bourgeoisie d'affaires internationale et la dépendance subséquente
de l'économie nationale par rapport à l'économie des grands pays
capitalistes de l'époque, illustrent le caractère néo-colonial de ce
féodalisme nouveau style.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 120

Mais avant de fixer la physionomie de ces groupes dans leurs


rapports entre eux, il importe d'éclairer un aspect spécifique de la réalité
sociale haïtienne, qui fait l'objet d'une controverse : il s'agit de l'esprit
de couleur.

“L’esprit de couleur”

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Ce que d'aucuns appellent aujourd'hui encore la question de couleur


est alimenté par un préjugé de type raciste, d'après lequel la teinte claire
ou simplement moins foncée et les cheveux soyeux ou simplement
moins crépus d'une mince partie de la population haïtienne lui
conféreraient plus de droits que les autres habitants aux statuts sociaux
divers qui forment la très grande majorité de cette population.
Implanté dans le pays à l'époque coloniale par la minorité des
maîtres blancs pour légitimer et perpétuer la domination et
l'exploitation de l'esclave noir, le préjugé de couleur constitue la plus
visible sans doute et l'une des plus nuisibles séquelles du système
colonial négrier.
Avant et après l'indépendance, des possédants mulâtres ou assimilés
à ce groupe l'ont repris à leur compte en l'adaptant à leur situation. Ils
l'ont sans cesse développé pour tenter de justifier leur prétention de
succéder au colonisateur blanc comme classe dominante.
En riposte, des possédants et candidats-possédants noirs inversèrent
ce préjugé. Irrités par la tendance des possédants mulâtristes à
s'attribuer le monopole de la compétence et surtout à les frustrer du droit
qu'ils estiment avoir acquis depuis la révolution de Saint-Domingue de
participer en bonne place à la direction de l'État, de la société et de
l'économie, ces noirs ont tenu à justifier leur position de groupe
dirigeant et à affirmer leur [119] détermination et leur capacité
d'assumer cette position. Ils se sont alors proclamés les porte-parole
naturels des masses populaires, sur la seule base, invoquée à point
nommé, de leur aspect épidermique commun avec ces masses.
Dans ces conditions, ce préjugé se manifeste là où coexistent et
entrent en compétition possédants et dirigeants mulâtres et noirs, tandis
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 121

qu'il s'estompe ou est inconnu dans la majeure partie du pays et de la


population, où les possédants ont la même couleur de peau.
L'importance généralement accordée à la question de couleur dans
certains écrits provient essentiellement de ce qu'elle atteint son comble
à la capitale, "la république de Port-au-Prince", où se dénouent les
crises politiques même quand elles sont nouées ailleurs.
Quoi qu'il en soit, à partir du préjugé de couleur les idéologues des
couches dirigeantes concurrentes et les observateurs superficiels qui
reprennent leurs antiennes, se partageant en mulâtristes et noiristes, ont
traditionnellement interprété la réalité haïtienne comme si la
caractéristique fondamentale de l'évolution historique a résidé dans une
opposition antagonique entre deux groupes ethniques.
L'une des astuces de certains coloristes consiste à affecter d'ignorer
ou même d'écarter ostensiblement le critère de couleur, tout en
l'adoptant implicitement dans leurs approches historiques ou
sociologiques, pour distribuer blâmes et éloges aux personnages et
groupes politiques. C'est le procédé utilisé, par exemple, par le
mulâtriste François Dalencour dans son Précis méthodique d'histoire
d'Haïti.
Par contre, sauf peut-être à des moments de mulâtrerie flamboyante
où ils sont bâillonnés, les idéologues noiristes ne se gênent
généralement pas beaucoup pour afficher leur colorisme. C'est que, là
où la proverbiale arrogance d'une minorité mulâtre dominante fournit à
sa rivale noire l'occasion de se réclamer du "plus grand nombre" pour
agiter démagogiquement comme alibi, le thème de la participation des
noirs au "festin des attablés", les noiristes savent qu'ils sont assurés de
toucher un point sensible des masses populaires surexploitées, brimées,
mais dont la conscience sociale retarde sur l'être social par [120]
manque d'éducation politique.
Cependant dans la pratique sociale et politique, si le coloriste
s'exerce constamment à discréditer la couleur adverse, qu'il traque de
façon sommaire, sans discernement, ou à partir d'un personnage en vue
présenté comme typique du groupe et pris comme cible, le mulâtriste
ne se prive pas en général de chercher alliance chez le noir fortuné, ni
le noiriste chez le mulâtre de sa condition. La malice populaire dit :
''Chak noua gan mulat li, chak mulat gan noua li" (Chaque noir a son
mulâtre, chaque mulâtre a son noir).
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 122

En effet, ce n'est pas par hasard que le bourgeois libéral Edmond


Paul, mulâtriste (l'un des plus intelligents) et chef de parti, a voulu
annexer à ce qu'il proclame "le parti éclairé" – entendez : mulâtre –, les
hommes qu'il appelle "les noirs éclairés", en les opposant au "parti de
la force" ou "parti de l'inertie", sommairement assimilé aux masses
populaires amalgamées avec les possédants noiristes qui eux aussi
brimaient ces masses. Il s'agit là d'une tactique très prisée par les
mulâtristes d'hier et d'aujourd'hui ; au nom d'intérêts économiques et
sociaux précis.
D'un autre côté, il n'est point exceptionnel qu'un chef d'État noir de
choc (Hyppolite, Nord Alexis,...), pour ne rien dire des présidents-
doublure à peau sombre, s'entoure de Ministres de teint clair. Mieux,
tous les groupements politiques et tous les gouvernements à
vocabulaire noiriste ont compté sur un nombre important de politiciens
mulâtres de gros calibre. Y compris avec le Président Salomon, chef
d'État et chef de parti dont les noiristes d'hier et d'aujourd'hui se
réclament tout particulièrement.
Dans les années 1803-1805, c'est-à-dire à l'heure de la lutte pour la
conquête et la consolidation de l'Indépendance nationale, le préjugé de
couleur, ce sous-produit du racisme blanc légué par le système colonial
négrier, a été officiellement rejeté par les fondateurs de l'État haïtien.
Souvenons-nous du Congrès de l'Unité, à l'Arcahaie, en mai 1803. Et
de la première constitution d'Haïti, la constitution dessalinienne de
1805. Dans son article 14, en effet, la constitution de l'Empire prévoit
que "les [121] Haïtiens ne seront désormais connus que sous la
dénomination générique de Noirs". Pour mieux comprendre cette
disposition, il ne faut pas oublier qu'à l'époque les termes de nègre et
de mulâtre gardaient encore le sens péjoratif qu'ils avaient eu dans la
société coloniale, d'une part ; d'autre part, les gens de couleur et les
noirs, unis dans la lutte contre le colonisateur blanc qui les mettait dans
le même sac, sont les uns et les autres de sang africain.
Officiellement réprouvé donc par la nation naissante, le préjugé de
couleur né à l'époque coloniale n'avait cependant pas complètement
disparu : on connaît la force de résistance des structures mentales. Ce
préjugé ressurgit au moins dès 1805, mais dans certaines parties du Sud
et de l'Ouest, et non comme un phénomène d'envergure nationale
s'étendant à l'ensemble du pays. Il ressurgit sur une initiative mulâtre,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 123

mais il devient vite une arme idéologique dans la lutte au sommet que
se livrent les couches dirigeantes et possédantes rivales.
Déjà en 1844 le leader paysan Jean-Jacques Acaau aurait employé
une formule lapidaire capable d'aider à la démystification du colorisme
et à la désacralisation de l'argument de la peau en disant : "nèg rich sila
sé milat, milat pov sila sé nèg" (le noir riche est un mulâtre, le mulâtre
pauvre est un noir). Dans son langage imagé, encore tributaire de
l'idéologie dominante, Acaau situait le problème social au niveau de la
détention des richesses, c'est-à-dire à un niveau certainement plus
rationnel que celui auquel se placent les idéologues et politiciens qui,
suivant l'expression d'Anténor Firmin, utilisent la question de couleur
pour ''perpétuer la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti".
Dans les années 1880, l'écrivain politique Louis Joseph Janvier, en
même temps qu'il exprime sa grande admiration pour le Président
Salomon et qu'il critique l'exclusivisme mulâtriste, s'est lui-même élevé
contre l'assertion selon laquelle la lutte pour le pouvoir se livrerait entre
un parti noir et un parti mulâtre, et a réaffirmé que les associations
politiques en présence rassemblaient aussi bien des noirs que des
mulâtres.
La juste mesure de la question de couleur est également donnée dans
ce jugement désabusé émis en 1912 par [122] le jeune Antoine Pierre-
Paul, qui méditait sur la terre d'exil à Kingston depuis que l'insurrection
avait chassé du pouvoir le Président Antoine Simon dont il avait été l'un
des principaux conseiller : "Le noir au pouvoir laisse croupir dans la
misère et la gêne le noir indépendant, ayant le respect de soi et très
jaloux de sa dignité. Il prend ombrage contre le noir intelligent auquel
il préfère le mulâtre ignorant mais sachant bien aduler. Le mulâtre au
pouvoir n'appelle, pour le servir, que le mulâtre médiocre et de
mauvaise foi qui, pour mieux le perdre, tripote la question de couleur,
ou le noir rampant, capable de bien remplir le rôle d'exécuter des hautes
œuvres. Mais tous, noirs et mulâtres, se moquent au fond de cette
question de couleur et n'envisagent que leurs intérêts personnels. Quand
il s'agit de satisfaire ces intérêts on les voit résignés et confiants,
s'enlacer dans des accolades fraternelles, prêts à plonger le pays dans
les horreurs de la guerre civile et à voler à l'assaut de la Caisse
publique".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 124

Plus près de nous, dans une brochure publiée à Port-au-Prince en


1967 et qui lui a valu la désapprobation hargneuse de ses disciples
noiristes, l'éminent idéologue de la négritude, Jean Price Mars, a tenu à
proclamer avant de mourir que l'épouvantail de la couleur n'est pas le
problème social, en étayant sa thèse de considérations plutôt probantes
sur l'histoire haïtienne depuis l'époque coloniale.
Enfin, des travaux récents de chercheurs marxistes ou marxisants
ont essayé de démontrer l'inconsistance de la vision coloriste de
l'évolution nationale en se plaçant systématiquement sur le terrain de la
lutte des classes, mais en tenant compte des incidences ethniques. Leur
démonstration, rationaliste et dépouillée de sentimentalité, donc
scientifique même quand on peut la trouver inachevée, tranche avec
l'approche traditionnelle, qui s'est révélée incapable de fournir une
analyse correcte des vrais fondements de la société haïtienne.
En somme, le thème de la couleur sert tout juste à occulter, en
sacrifiant l'analyse scientifique à une présentation exotique, une
structure économique hybride de type féodal et perturbée par la
domination du capitalisme mondial, c'est-à-dire néo-coloniale.
[123]

Un peuple de paysans demi-serfs

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Il ne faut pas perdre de vue que l'écrasante majorité de la population


haïtienne – plus de 90 pour 100 répétons-nous – était rurale. Elle
constituait ces masses d'"HABITANTS'' (paysans) aux pieds nus de "la
plaine" ou du "morne" (montagne), que les citadins du gros bourg
intérieur ou de la ville embryonnaire du bord de mer appelleront par
dérision les "GROS ORTEILS". Ils sont, sauf exception, les
authentiques descendants des nègres de Saint-Domingue.

- du code rural
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 125

Lorsqu'en 1791 les esclaves brisèrent leurs chaînes et leurs carcans


– au propre et au figuré –, ils visaient avant tout à pourvoir librement à
leur mieux-être. Une rupture avec le schéma auquel les avait habitués
le système colonial négrier, qui ignorait complètement leurs besoins
pour privilégier la recherche du profit maximum en faveur des colons
et de la bourgeoisie métropolitaine.
Mais cela ne signifie pas que le peuple qui accédait à la vie
indépendante allait fatalement régresser au stade de l'économie de
subsistance de l'ère précoloniale. Au-delà des destructions, la
révolution nationale populaire libéra des forces humaines qui ne
demandaient qu'à s'épanouir, à se développer autrement et mieux que
ne pouvaient le permettre les contraintes de l'esclavagisme et du
colonialisme.
Autre changement capital apporté aux masses par la révolution
nationale populaire : après avoir conquis la liberté, les nouveaux libres
ont conquis le droit de propriété ; les cultivateurs entendent posséder la
terre qu'ils travaillent. Et dès la période de Toussaint Louverture, ils
cherchent par tous les moyens à échapper à la grande habitation
exploitée au profit d'un maître ou d'un patron, qui leur rappelait trop le
système négrier. Ils se taillent de petites propriétés dans le cadre des
grandes propriétés désaffectées ou en défrichant de nouvelles terres. Ils
tentent de s'associer librement entre égaux pour gérer une habitation à
leurs bénéfices. Ils veulent accorder la priorité à la [124] production
pour la satisfaction des besoins locaux et nationaux.
Mais la nouvelle classe dominante, prisonnière de l'ancien modèle
socio-économique, se place à contre-courant de l'évolution populaire.
Durant plus d'un siècle, elle s'arc-boute sur des mesures agraires par
lesquelles elle continuait l'espèce de demi-servage institué dans les
mois qui ont suivi l'abolition de l'esclavage. À l'époque même où il a
été édicté, le code rural de 1826 est généralement jugé par les
observateurs les plus divers comme n’étant ''nullement en harmonie
avec la législation d'un peuple libre''. Il a même été envisagé par des
colonialistes anglais de l'adopter pour la Jamaïque. Or les dispositions
principales de ce code qui restera en vigueur au moins jusqu'en 1843
ont été empruntées aux précédents règlements de culture publiés sous
les administrations de Toussaint Louverture, de Pétion et de
Christophe. La lettre et l'esprit du code rural de 1826 se retrouvent, sauf
de faibles modifications, dans le deuxième code rural, celui publié en
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 126

1864 sous l'administration de Geffrard et qui régira la vie rurale en Haïti


au moins jusqu'à l'occupation américaine.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 127

- paysans parcellaires et paysans sans terre

Pour enrayer le mouvement d'émancipation économique des


cultivateurs, les prescriptions officielles limitaient assez étroitement la
possibilité d'acquérir des petites propriétés et interdisaient les
associations de petits propriétaires. Dans les années 1810 et 1820,
l'administration renouvelait régulièrement la défense aux notaires de
passer des actes de vente, de donation, etc. de portions inférieures à cinq
et même parfois à dix carreaux de terre, sauf pour l'agrandissement
d'une propriété "attendu que le gouvernement ne reconnaît pour
habitation que celles qui sont pour le moins de cette contenance".
La loi du 30 octobre 1850, qui interdit l'occupation sans titre des
terres vacantes de l'État, tendait à freiner la poussée de la petite
propriété paysanne, tandis qu'elle incitait à la grande culture en
permettant à la classe des grands propriétaires détentrice du pouvoir
d'État d'affermer ces terres à des conditions qui leur étaient favorables.
L'ambigu article 2 de la loi du 14 août 1862 prend encore la portion de
cinq carreaux comme base des concessions.
[125]
Néanmoins, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la pression
paysanne sera telle que les gouvernants seront amenés à tempérer ces
interdictions. Ils décréteront même plus d'une fois des distributions de
terres par portions inférieures à cinq carreaux en faveur de soldats ou
de veuves de soldats qui avaient assuré la défense de l'ordre dans des
circonstances particulièrement difficiles, qui avaient réprimé avec
succès tel mouvement insurrectionnel. Entre autres, la loi agraire de
Salomon (nous y reviendrons bientôt) prévoit des concessions
conditionnelles de trois à cinq carreaux de terre (28 février 1883).
Quoi qu'il en soit, la liberté de culture restait assez strictement
limitée. Les couches dirigeantes voulaient obliger les cultivateurs à
produire principalement pour les marchés extérieurs les denrées
coloniales traditionnelles, dont la valeur avait subi pourtant une
diminution de longue durée. "Partout où un cultivateur ira, dit une
circulaire, il faut qu'il cultive des denrées comme cannes, cafés, cotons,
et non pas seulement des vivres ou du grain, parce que ces choses-là
seules ne peuvent soutenir l'État.'' Le souci d'empêcher "la défection
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 128

des cultures principales (lisez : les denrées coloniales) d'où proviennent


les ressources principales" de l'État est invoqué pour maintenir la règle
des cinq carreaux. Les distributions de terres annoncées par Geffrard,
puis Salomon..., sont assorties de l'obligation pour le paysan
soumissionnaire, qui s'y prêtait de mauvais gré, de s'engager à cultiver
des denrées d'exportation. À ce sujet, la loi du 28 février 1883 prise
sous l'administration de Salomon, mérite qu'on reproduise ici ses trois
premiers articles :
"Art. 1er. Tout citoyen qui s'engagera à cultiver les denrées
suivantes : café, canne à sucre, coton, cacao, tabac, indigo, ramie et tous
autres produits d'exportation, aura droit à une mise en possession de 3
à 5 carreaux de terre du domaine public, après une demande écrite
adressée au Secrétaire d'État de l'Intérieur qui y donnera suite, le terrain
ayant été préalablement arpenté aux frais du soumissionnaire.
"Art. 2. Dès qu'il sera constaté par une commission nommée à cet
effet et après les délais suivants : pour le café 4 ans, pour la canne à
sucre 2 ans, pour le coton 2 ans, pour le cacao [126] 5 ans, pour le tabac
2 ans, pour l'indigo 1 an, que les trois quarts (3/4) du terrain exploité
sont plantés en une ou plusieurs de ces denrées, et à la suite d'une
première récolte, l'occupant ou ses ayants droit recevront du
gouvernement un titre de concession à perpétuité.
"Art. 3. Si, ces délais passés, le soumissionnaire ne remplissait pas
les conditions ci-dessus édictées, l'État rentrerait purement et
simplement en possession du terrain que tout autre pourra
soumissionner".
Avec de telles conditions mises à l'acquisition définitive d'un
morceau de terre de trois à cinq carreaux, (culture forcée de denrées
d'exportation, demande écrite, arpentage aux frais du candidat à la
propriété, délai de réussite et perte éventuelle du terrain en cas d'échec),
il n'était pas plus facile à un petit paysan indigent et illettré d'accéder
ainsi à la propriété qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille.
Des témoins partiaux, comme Alexandre Bonneau, et des écrivains
insuffisamment informés, se sont empressés d'affirmer qu'avec la
politique agraire inaugurée par Pétion dans les années 1807-1818 les
paysans sont devenus "maîtres absolus d'eux-mêmes". Au contraire,
d'autres témoignages, celui de John Candler par exemple, indiquent que
plusieurs années encore après que cette répartition du fonds agraire bien
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 129

analysée par l'historien Leslie Manigat eut été décidée, plus des deux
tiers des familles paysannes ne possédaient pas de terre. En 1882
encore, Louis Joseph Janvier constate que le régime de l'appropriation
des terres, qui a été à l'origine de différentes crises agraires, de Pétion à
l'occupation américaine, freine le travail. En 1891, Roche Grellier
dénonce le fait que le cultivateur ne possède le plus souvent rien d'un
sol qu'il arrose de sa sueur, qu'il travaille sans espoir et sans
enthousiasme pour une rémunération modique.
Évidemment, dans la mesure ou les décisions de distribution de terre
ont été suivies d'exécution – mais il n'en a pas toujours été ainsi –
quelques milliers de petits et moyens propriétaires sont apparus dès les
quinze premières années de vie [127] nationale. Leur nombre a
augmenté par la suite à un rythme que l'état actuel de nos recherches ne
nous permet pas encore de préciser.
Sans doute aussi, les interdictions draconiennes ayant été levées (la
règle des cinq carreaux), on a assisté à un mouvement d'accroissement
lent de la petite propriété paysanne par achat, par occupation spontanée
de portions de domaines pour lesquelles les grands propriétaires ne
trouvaient pas d'exploitants aux conditions rigoureuses du code rural et
qu'ils avaient pratiquement délaissés. Bon nombre de petits paysans
étaient d'ailleurs des propriétaires douteux, victimes des ventes
simulées ou de ventes illégales de terres de l'État effectuées par des
notaires, hommes d'affaires, grands fermiers ou grands propriétaires
fonciers plus ou moins absentéistes.
Certainement il s'est constitué assez tôt une couche de gros
habitants. Richard Hill en parle dans les années 1830 comme d'une
petite bourgeoisie rurale. Leurs femmes se livrent sur les marchés
ruraux et urbains au commerce des sirops de canne, des légumes, des
vivres alimentaires, etc. Mais, ils utilisent dans l'exploitation de leurs
terres le service de métayers, et il est à se demander s'ils ne vivaient pas
principalement de la rente féodale.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 130

- le système de-moitié de production

Cependant la permanence du malaise social et la vigueur des crises


en milieu rural, de Goman à Péralte, autorisent à penser que la lente
extension de la petite propriété ne s'est pas effectuée en équilibre avec
l'accroissement fulgurant de la démographie. Parallèlement à la lente
poussée de la petite propriété et de la réputée petite propriété, s'est
perpétué sans changement fondamental, selon l'observation du grand
terrien Candelon Rigaud, le système médiéval du métayage.
Propriétaires parcellaires ou non-propriétaires, la plupart des
cultivateurs, démunis de moyens et de connaissances techniques
avancées, se sont trouvés dans la nécessité, pour pourvoir à leurs
besoins, de louer leurs services.
[128]
Des espèces de contrat d'une durée au moins égale au temps qu'il
faut pour jouir du fruit des travaux, des arrangements conclus en
principe devant le juge de paix, lient le travailleur au maître de la terre.
La loi du 20 avril 1807 stipule que le travailleur peut prendre ces
arrangements sur l'habitation où il avait ses habitudes ou la quitter pour
"une autre susceptible de meilleure culture". En tout cas, une fois
"arrangé", le cultivateur ne peut partir de l'habitation sans un préavis de
trois mois au maître de la terre en précisant sur quelle autre habitation
il va être attaché ou s'il est devenu propriétaire, ni sans autorisation du
juge de paix. Sinon, il est passible d'un emprisonnement de hui jours à
trois mois, avec affectation aux travaux forcés sur la voie publique.
Le métayer est généralement désigné par le terme de de-moitié, qu'il
soit lié au propriétaire moyennant attribution du quart, du tiers ou de la
moitié de la récolte, ou au fermier en sous-fermier, ou au gérant en sous-
de-moitié. Sur les habitations sucrières, le travailleur est fort souvent
employé comme salarié, rémunéré au jour ou à la semaine. De toute
façon, la dépendance du cultivateur, qu'il soit salarié ou métayer, est
renforcée par les emprunts usuraires que son indigence le force à
contracter auprès de son employeur ou de tout autre maître de la terre.
Les diverses lois agraires visent à enfermer le cultivateur dans le
cadre de l'habitation à laquelle il est attaché. Il ne doit pas s'en éloigner
sans une autorisation spéciale du gérant, délivrée pour un maximum de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 131

huit jours, ni quitter son district plus de vingt-quatre heures sans un


papier de la police rurale. La permission du gérant est également
requise pour aller au marché les jours de travail. Le paysan rencontré
sur les routes, surtout aux heures de travail, est taxé de vagabondage et
passible de l'emprisonnement d'un mois à six mois accompagné de la
corvée sur la voie publique, s'il ne peut justifier de sa situation de
propriétaire, de fermier ou de métayer. Il risque une amende s'il est
surpris en train de travailler hors de l'habitation ou dans son jardin "aux
heures de travail général". Les mêmes peines guettent l'oisif qui, sous
prétexte de maladie ou autre, se trouve dans les cases aux heures de
travail.
La déférence envers le maître de la terre ou son [129] représentant
constitue une règle d'or. Le cultivateur qui enfreint cette règle se rend
coupable d'atteinte à l'ordre public et encourt une punition pénale :
emprisonnement, amende graduée suivant la gravité de la
désobéissance ou de l'insulte.
La loi fait obligation au cultivateur d'être à la tâche de la pointe du
jour à 11 heures du matin, avec une demi-heure pour le déjeuner pris
sur les lieux, puis de 14 heures au coucher du soleil sans interruption.
Le système de contrôle des présences à peu varié à travers les lois
agraires du XIXe siècle : inspections du matin et du soir par le
propriétaire, le fermier, ou leur représentant ; carte de journée délivrée
tous les samedis soirs ; carte de semaine mentionnant la quantité de
journées de travail fournies ; carte de mois mentionnant également le
nombre de journées. Lors de la récolte, le métayer n'a de part que
suivant ses journées de travail inscrites sur le registre de l'employeur.
Du fait de l'archaïsme des techniques, certains grands travaux
saisonniers sont exécutés par le coumbite, c'est-à-dire par la mise en
commun des efforts des travailleurs du district au service d'un habitant.
Mais cette forme d'entraide ne gêne pas la structure des rapports
verticaux liant les propriétaires ou fermiers aux cultivateurs qu'ils
employent en temps normal moyennant rémunération.
Le de-moitié produit avec les moyens du bord. Mais le maître de la
terre, ou son représentant, se réserve d'organiser la répartition des fruits
de la production.
Les parts sont distribuées, sur l'habitation, ''en nature ou en argent
au prix du cours, au choix du propriétaire" précise la loi de 1807. Le
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 132

voyageur Richard Hill écrit en 1835 que ''c'est la valeur de la denrée


dans les marchés qui fixe le prix du travail", "les cultivateurs (...)
venaient acheter pour le marché de la semaine les produits dont la vente
devait fournir au paiement de leur portion éventuelle dans le revenu de
la propriété" : cela se passait ainsi dans les habitations sucrières,
productrices de sirop, de clairin, etc. Or, le prix de ces produits
connaissait des variations extraordinaires sur les marchés, comme
l'atteste cette remarque tirée du journal port-au-princien Le Travail, du
10 février 1860 : "Il y a trois mois le sirop valait 50,00 gourdes les 100
livres, [130] aujourd'hui on n'offre plus que 18,00 gourdes. Il n'y a pas
de doute que "ces alternatives de hausse et de baisse sont mortelles, car
(...) au lieu de compter sur un revenu régulier et constant, on court après
des chances hasardeuses''.
Avant le partage, le maître de la terre prélève le 1/5 de la récolte
dans les champs de canne, le montant des frais d'exploitation (outils
fournis, crédits accordés sous forme de produits importés, prêts
usuraires, etc.) dans les autres. Puis le travailleur reçoit en général la
moitié, ou le tiers, ou le quart, ou toute autre proportion, suivant
l'arrangement, qu'il partage ensuite avec ses sous-contractants
éventuels. Le métayer des champs de canne est en principe libre de
disposer de sa part de canne, mais en réalité il est pratiquement mis en
demeure de faire moudre sa part au moulin du propriétaire aux
conditions de ce dernier.
La part ainsi échue au de-moitié ne suffit point à le garantir du
besoin. Elle est alors complétée par – ou elle complète – le produit de
la culture de son lopin propre quand il en possède un, ou du jardin dont
on lui laisse l'usufruit dans un coin de l'habitation.
Un article du code rural exige du cultivateur allant vendre ses
denrées en ville ou au bourg l'autorisation écrite du propriétaire ou de
l'officier de police rurale, sous peine de saisie de la marchandise et de
poursuites pénales. Sans doute cette disposition très sévère, ainsi
d'ailleurs que pas mal d'autres règles rigides du code rural, n'était-elle
pas appliquée de façon courante. Mais elle demeurait comme une
menace permanente suspendue sur la tête du cultivateur et limitant sa
liberté.

- le maintien de l’ordre
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 133

Tout un appareil militaire et policier est chargé d'assurer le


fonctionnement du système de-moitié de production.
Certains gouvernements ont mis sur pied à la campagne une
gendarmerie composée de fils de gros habitants, avec pour fonction de
surveiller les faits et gestes du petit paysan et de veiller au respect des
normes que nous avons exposées ci- dessus.
[131]
Cependant, d'une manière générale, l'appareil de maintien de l'ordre
est personnifié à la campagne par l'officier de police rurale et ses
adjoints. Celui-ci est placé sous les ordres du commandant de place (le
"La Place"), inspecteur général des cultures de la commune, lui-même
tenu de rendre compte au puissant commandant d'arrondissement (le
"L'Arrondissement"), à son tour inspecteur général des cultures de
l'arrondissement et œil du très lointain Président d'Haïti. Il convient de
retenir que "La Place" et "L'Arrondissement" sont de grands
propriétaires fonciers. Mais revenons à l'officier de police rurale.
L'officier de police rurale, ou chef de section, ou encore capitaine
champêtre, est un gros habitant. Il a sous ses ordres des adjoints, chefs
de districts, ou gardes champêtres, ou "secoueurs de la rosée". Et en cas
d'urgence, il peut même requérir l'assistance de tout citoyen, dans
l'exercice de certaines de ses fonctions. Vraie ou fausse, l'anecdote
suivante, très connue, donne une idée du pouvoir réel et de l'image du
chef de section dans sa circonscription : au cours d'une tournée, le chef
de l'État visite une section rurale ; il reçoit un accueil chaleureux
recommandé par l'officier de police rurale ; un paysan qui veut lui
exprimer sa sympathie ne trouve rien de mieux à lui souhaiter que de le
voir accéder à la dignité de chef de section. C'est que ce dernier, la plus
haute autorité que connaissent ses administrés, détenteur d'un pouvoir
dont ils ignorent la source, fait un peu figure de maître des vies et des
biens dans sa circonscription ou ne met jamais les pieds le commandant
de la commune à qui il fait un rapport oral hebdomadaire. La lecture du
code rural ne laisse pas de doute sur l'étendue des fonctions du chef de
section : maintien du bon ordre, de la tranquillité ; application des lois
en général, des lois et arrêtés concernant l'agriculture et la police des
campagnes en particulier ; protection des propriétés ; surveillance des
routes, chemins publics et vicinaux, cours d'eau, digues et canaux de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 134

distribution et d'arrosage ; répression du vagabondage, de tous


désordres et de toutes contraventions de police.
En dehors de son rôle de surveillance de la discipline des
habitations, d'inspection des cultures, de répression, etc., la police
rurale, agissant conjointement avec les [132] propriétaires fonciers,
organise la corvée. Nous ne parlons pas sous cette rubrique du travail
gratuit que le cultivateur effectue pour le maître de la terre sous forme
de préparation des denrées revenant au propriétaire ou au fermier, de
transport de ces denrées au lieu de livraison (souvent au domicile urbain
du maître de la terre absentéiste), etc. Officiellement, le terme de corvée
sert à désigner la réquisition annuelle des cultivateurs pour l'entretien
gratuit des routes situées dans le voisinage de leur lieu de travail. Les
cultivateurs doivent se présenter à l'appel de l'autorité locale avec leurs
outils, sinon ils pavent le double de la valeur des outils qu'on leur
fournissait. Les paysans cherchent par toutes sortes de moyens à se
soustraire à cet impopulaire impôt en nature. Mais les récalcitrants qui
se font prendre subissent amende et emprisonnement. Ce n'est
certainement pas dans de pareilles conditions que le pays parviendrait
à avoir de bonnes routes à grande viabilité.
***
Ainsi, le paysan haïtien connaissait une "vie de véritable détresse",
selon l'expression de Roche Grellier en 1891. On comprend alors qu'il
ait maintes fois couru aux armes, comme nous le verrons plus loin.
Les classes dirigeantes ne se sont pas privées de répandre l'idée que
les paysans étaient des paresseux, vagabonds, oisifs, etc. Elles
prétendaient donner ainsi une explication de la faible croissance de
l'économie nationale. Et elles se sont imaginé que le meilleur remède
consistait à adopter des "lois justes et sévères" pour vaincre la
"coupable nonchalance" des cultivateurs.
Pourtant, l'ensemble de la nation vivait essentiellement sur le dos du
paysan producteur. En effet, le seul véritable moyen d'échanges
commerciaux avec l'extérieur d'où venaient les produits manufacturés,
c'était les denrées d'exportation. Des droits de douane perçus sur ces
importations et sur les exportations provenait la grande ressource
financière de l'État. Les finances de cet État fondamentalement rural,
non industrialisé, à base économique agricole, au secteur
bureaucratique et commercial [133] malade d'excroissance, étaient
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 135

absorbées dans l'enrichissement de concussionnaires, le paiement de


fonctionnaires petits et grands, le dédommagement d'indemnitaires
étrangers. Quand à la séance de la Chambre Haute du 12 août 1912 le
sénateur Horatius Baussan déclarait à ses pairs que "le peuple, plongé
dans la misère, est semblable à une bourrique qui ploie sous le poids
d'une charge trop lourde", cette image s'appliquait terriblement à la
condition du petit paysan, de-moitié ou salarié agricole, même si cette
charge retombait aussi, dans une mesure en tout cas moindre, sur les
autres couches moyennes et populaires non agricoles.

Le peuple des centres urbains

- les démunis

Retour à la table des matières

Faiblement peuplés, les centres urbains, c'est-à-dire les villes


rachitiques et les bourgs en expansion, abritaient avant tout des demi-
ruraux et des citadins de conditions misérables ou moyennes, nettement
minoritaires par comparaison avec le peuple des campagnes et des
mornes, mais franchement majoritaires par rapport aux gens aisés et
aux privilégiés. À titre indicatif : on dénombre parmi la population
active de la localité des Gonaïves en 1852 (l'une des "villes" ouvertes
au commerce extérieur) : 60 cabrouettiers, 50 portefaix, 60 détaillants,
12 boutiques de tailleurs, 20 cordonniers, 6 boutiques d'ébénistes, 8
charpentiers, 8 maçons, 4 forgerons, 2 charrons, 1 chapelier, pour 11
négociants consignataires ; tableau très incomplet mais significatif.
La connaissance des couches populaires urbaines ou non agricoles
en Haïti est encore dans la petite enfance. À ce propos, il est bon de
prêter attention aux efforts commencés par l'historien haïtien Jean-
Jacques Doubout (Notes sur le développement du mouvement syndical
en Haïti, Paris, 1974, pages 4-12 ; Haïti, féodalisme ou capitalisme,
1973) ; on peut estimer que ses hypothèses concernant une classe
ouvrière haïtienne au XIXe siècle restent à vérifier ; mais il demeure
que ses démarches sont importantes par les questions nouvelles qu'il
pose, même si les [134] réponses qu'il propose sont encore
insuffisantes.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 136

Il est certain que ce qui domine démographiquement dans les centres


urbains, c'est la masse des malheureux : gens de maison, colporteurs,
débardeurs des villes de commerce, marchands ambulants ou des
marchés publics, désœuvrés surtout, de tout âge et des deux sexes. La
thèse de la dichotomie ville-campagne en Haïti ne tient pas assez
compte de cette donnée fondamentale. Les couches populaires
recevaient sans cesse des renforts de ruraux qui désertaient la campagne
malgré les interdictions officielles, mais à qui les centres urbains
n'offraient pas d'industrie ou ils s'emploieraient. Ainsi ont proliféré à
partir de la seconde moitié du XIXe siècle les quartiers pouilleux
comme Cour Pisquettes et Bel-Air à la capitale, La Fossette au Cap,
Raboteau aux Gonaïves... où grouillait un sous-prolétariat miséreux,
arme à double tranchant des politiciens peu scrupuleux : n'a-t-on pas
constaté que c'est la même catégorie d’hommes et de femmes qui
pillaient et incendiaient le bord de mer de Port-au-Prince les 22 et 23
septembre 1883 aux cris de "Vive Salomon", qui sortaient dans les rues
cinq ans plus tard le 10 août 1888 pour lancera tue-tête "À bas Salomon
gros cochon" ?
Et les ouvriers ? Leur poids démographique et économique,
évidemment sans commune mesure avec celui des de- moitié, reste et
restera peut-être assez longtemps encore à déterminer. Les quelques
détails peu clairs de Richard Hill dans les années 1830, les quelques
propos idéalistes de Louis Joseph Janvier dans les années 1880...
n'éclairent pas vraiment les conditions de travail et de vie de ce groupe
social. Nous ignorons si les listes assez impressionnantes qui
accompagnent les lois périodiques sur les patentes correspondent à des
professions effectivement et couramment exercées dans le pays. Et il
ne serait pas raisonnable de parler d'une classe ouvrière chaque fois que
les documents mentionnent l'existence de formes de salaires
profondément dégradées, de salaires payés sporadiquement à des
travailleurs occasionnels de la ville ou de la campagne.
Toutefois il faut signaler, parmi diverses sources, qu'un rapport
officiel fait allusion déjà en 1838 à l'existence à Port-au-Prince "et dans
toutes les villes" d'un nombre non précisé [135] d'ouvriers dans les
professions de tanneur, cordonnier, tonnelier, maçon, couvreur,
menuisier, charron, etc. Des étrangers sont autorisés à exercer comme
forgerons, ébénistes... À la campagne, le développement des entreprises
forestières est accompagné de l'extension du nombre des scieurs,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 137

"charrois", etc. Dans sa thèse sur l'évolution de la structure agraire en


Haïti, Schiller Thébaud a mentionné leur intervention dans les
mouvements populaires des années 1865-69 dans l'Artibonite.
Peu ou pas qualifiés, les apprentis d'artisans, les manœuvres des
petites et moyennes entreprises commerciales et manufacturières
subissaient la loi d'airain. Ils parvenaient au prix des pires difficultés à
résoudre le problème de la subsistance, avec un salaire bas et immobile,
dans une économie où le papier-monnaie qu'ils recevaient diminuait
constamment en valeur. Bref, il semble bien que jusqu'au début du XXe
siècle il s'agit d'un prolétariat embryonnaire, "qui se caractérise avant
tout par son extrême instabilité" (Jean Jacques Doubout).

- les catégories petites bourgeoises

De ces malheureux se distinguent sensiblement les catégories


petites bourgeoises.
Évidemment dans une formation socio-économique ou les individus
qui composent les couches moyennes – et pas eux seuls – se livrent à
des activités économiques qui s'enchevêtrent, et dans un domaine de la
recherche scientifique où la désorganisation et la carence des sources
de documentation constitue un blocage, il est malaisé de délimiter les
classes et couches sociales, ici les catégories intermédiaires. Surtout si
on cherche à prendre appui, comme il se doit, sur les seuls critères
solides que sont à la fois la propriété des moyens de production, le rôle
assumé dans le processus de production et d'échange, le niveau des
revenus, le niveau d'organisation et de conscience, et l'idée que ces
groupes se font d'eux-mêmes et des autres. Mais enfin, ce n'est pas une
raison de jeter le manche après la cognée et de ne pas tenter de cerner
les contours des catégories petites bourgeoises dans la société haïtienne,
même s'il faut pour l'instant sacrifier un peu à l'arbitraire.
[136]
Par le bas, disons par les petits artisans indépendants (les "ti boss"
actuels), la petite bourgeoisie est tangente aux malheureux, aux couches
populaires. Par le haut, avec les gens aisés, on passe sensiblement à une
moyenne bourgeoisie (sans être dans la grande bourgeoisie) et aux
moyens domaniers absentéistes (pas encore les néo-féodaux) retranchés
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 138

dans les gros bourgs et les petites villes de province. De toute façon,
quelle que soit leur place dans l'échelle sociale, les divers éléments de
la petite bourgeoisie n'appartiennent pas au même rang social que la
gamme des malheureux. L'expression "mouin pa ran ou" (je ne suis pas
de votre condition) qu'ils utilisent à l'égard de ces derniers, de même
que celles de "gros zouzounes" et de "gros bourgeois" par lesquelles ils
désignent les individus de la classe dominante, manifestent bien d'une
tendance à se démarquer des uns et des autres.
Du groupe des petits bourgeois établis à leur compte, c'est-à-dire
dont les revenus proviennent, dans des proportions variables, du travail
personnel et du profit, citons les hommes de métier, les boutiquiers, les
instituteurs particuliers, la couche inférieure des professionnels
libéraux (petits avocats, etc.). Parmi les salariés : les employés publics,
les employés du grand commerce, les maîtres d'école, tous en mal
d'ascension sociale, désireux de "prendre fil".
Employés de l'État et boutiquiers forment les deux groupes les plus
nombreux.
La fonction publique est faiblement et irrégulièrement rémunérée.
Mais les places de l'État ont ceci d'attrayant : dans un pays presque pas
industrialisé, l'individu qui a reçu ne serait-ce qu'une instruction
primaire défectueuse ou inachevée et qui ne possède que sa force de
travail, aspire à être "casé" dans l'administration publique ; là il garde
l'espoir, malgré les crises, qu'un traitement lui arrivera périodiquement,
pendant qu'il essaie d'arrondir ses revenus par quelque activité
marginale. Et d'ailleurs les détenteurs du pouvoir d'État conçoivent
l'administration publique comme la grande usine ou il faut placer les
gens formant ou appelés à former leur clientèle politique.
Et les boutiquiers ? Linstant Pradines a énoncé en [137] 1876 cette
vérité d'évidence, à savoir qu'en Haïti "tout le monde est commerçant".
Il y a toute une étude à faire de la boutique et des boutiquiers en Haïti.
C'est un réseau vaste et dense de commerçants qu'il y a là à
appréhender : du petit épicier qui aligne sur une quinzaine de mètres
d'étagères quelques marchandises de première nécessité que lui fournit
en partie à crédit, le grossiste du bourg ou de la métropole régionale –
cet authentique "bourgeois" – qui lui-même s'approvisionne chez le
négociant ou chez le négociant consignataire — ce "gros bourgeois"
— ; sans oublier les grosses marchandes sans enseigne qui vont débiter
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 139

leurs lourdes "macoutes" de tissus, de "pacotille", de "quincaille" sur


tous les marchés publics de leur commune. Dans un pays où le
numéraire est rare, ils ont le prestige de gens à qui il suffit d'ouvrir le
tiroir-caisse ou la "sacquitte" pour disposer de l'argent à tout moment,
même s'ils savent, eux, (ils l'oublient parfois) que cet argent ne leur
appartient pas entièrement. Ils ont aussi le prestige de gens qui
disposent derrière leurs comptoirs de ces objets qui font tant besoin à
l'artisan ou à l'ouvrier, à l'instituteur ou au débardeur, à l'employé public
ou au désœuvré, au gros paysan ou au de-moitié.
Fort souvent, ces besogneux et ces notables s'enrichissent, changent
de catégorie, joignant à leurs activités principales ou premières de
petites combines ou des affaires parallèles.
Mais sur le plan collectif et non plus maintenant au niveau
individuel, l'avancement social de ces couches et classes populaires et
petites bourgeoises est généralement entravé par les mécanismes de
domination d'une minorité de nantis formant la classe néoféodale et la
grande bourgeoisie cosmopolite.

Le complexe militaro-foncier :
“les néoféodaux”

Retour à la table des matières

La minorité des privilégiés pointa la direction du pays au lendemain


même de l'abolition de l'esclavage. Mais c'est après l'accession à
l'indépendance nationale, plus précisément après l'assassinat de
l'Empereur Dessalines en octobre 1806, qu'ils remplacèrent en tant que
classe dominante les planteurs, [138] négociants et hauts fonctionnaires
coloniaux français éliminés de la scène haïtienne.
Cette minorité dominante n'était pas homogène. Aussi a-t-elle été
constamment agitée par des contradictions qui, lorsqu'elles
s'exaspéraient, opposaient avec violence les groupes qui la composaient
au point que des analystes ont cru y voir, bien à tort, l'aspect
fondamental des rapports sociaux à travers l'histoire nationale
haïtienne.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 140

- formation

Des conditions dans lesquelles s'est constituée la nation haïtienne


sont nées avec un certain décalage dans le temps et ont évolué deux
branches aristocratiques rivales.
L'arbre généalogique des uns plonge ses racines dans l'ancien
système négrier. Rappelons-nous ces Affranchis ou gens de couleur et
noirs libres, leurs ancêtres, qui, dans le régime colonial, avaient
bénéficié d'une liberté individuelle limitée et du droit de propriété dans
une mesure qui leur a suffi pour acquérir assez d'instruction et amasser
assez de fortunes pour inquiéter les colons et l'État colonial.
Les titres et privilèges des autres, issus des masses d'hommes qui se
sont libérés des liens de l'esclavage à partir de 1791, commencent
vraiment à la période louverturienne. Mais chacun sait que la volonté
des nouveaux riches de s'imposer à la direction des affaires ne le cède
en rien et jamais à la tendance ancrée chez leurs frères aînés de classe
à garder leur avance.
La première branche cherchait ses alliés privilégiés dans les
bourgeois d'affaires et de professions libérales, en majorité de même
extraction qu'elle et psychologiquement solidaire d'elle. La seconde,
tout en s'appuyant fortement sur la même bourgeoisie, ou tout au moins
sur une fraction non négligeable de cette bourgeoisie, veillait à élargir
sa base sociale en se réclamant, dans sa polémique permanente avec sa
concurrente, du "plus grand nombre", en retournant contre celle-ci
l'argument de la peau.
Mais cependant – et voilà le fondamental – l'une et [139] l'autre
branches de cette aristocratie composite s'accordaient dans la longue
durée à maintenir sur le peuple des campagnes et des centres urbains le
même joug, et avec la même rigueur.
Dans leur optique, l'Indépendance devait amener logiquement la
substitution définitive de leur domination exclusive à celle des anciens
maîtres français.
Mais dans les années 1804-1806 un trouble-fête se révéla à eux dans
la personne du libérateur Jean-Jacques Dessalines. Celui-ci aurait pu
être l'instrument rêvé de leur politique. Connu comme disciple de
Toussaint Louverture, qui lui aurait confié la gérance de 32 habitations,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 141

il fut désigné par eux général en Chef de l'Armée Indigène, dont il était
le plus ancien général divisionnaire, puis, à la Libération, Gouverneur
à Vie assurant la dictature de salut national, et enfin Empereur avec le
droit de choisir son successeur. Dessalines n'attaqua point le principe
de la grande propriété privée, et il voulut, lui aussi, imposer aux
cultivateurs et soldats une discipline de travail extrêmement rigoureuse.
Mais il se mêla de créer un important secteur de propriété d'État, de
poursuivre les accapareurs et autres faux propriétaires, d'annuler les
aliénations opérées par les colons depuis la guerre de l'Indépendance,
de vérifier les titres de propriété, de subordonner la vente des denrées
par le propriétaire au paiement des parts dues à l'État et au cultivateur,
de limiter la course au profit à l'importation et à l'exportation en fixant
dans chaque place de commerce un nombre de négociants seuls
autorisés à recevoir des cargaisons en consignation et à tour de rôle.
Autant de mesure qu'il serait simpliste de ramener à la politique suivie
par Toussaint Louverture et qui seront rejetées sans hésitations par les
tombeurs de Dessalines.
L'aristocratie en formation ne s'y trompa point. La branche la plus
ancienne, dominante dans la partie méridionale du pays, craignit d'être
exterminée comme l'avaient été les colons. Les apostrophes que lui
adressait Dessalines, s'il faut en croire les chroniqueurs Thomas
Madiou et Beaubrun Ardouin, étaient inquiétantes : "Avant notre prise
d'armes contre Leclerc, fulminait Dessalines, les hommes de couleur,
fils de blancs, ne recueillaient point les successions de leurs pères ;
comment se [140] fait-il, depuis que nous avons chassé les colons, que
leurs enfants réclament leurs biens ? Les noirs dont les pères sont en
Afrique n’auront donc rien ?" Cependant, bien que composée en grande
majorité de Noirs, l'aristocratie naissante de la partie septentrionale du
pays, elle aussi engagée dans la ruée sur les habitations, s'alarmait
d'entendre le terrible Empereur proclamer : "De même que je fais
fusiller ceux qui volent des poules, des denrées et des bestiaux, je ferai
mourir ceux qui permettent par complaisance qu'on se mette en
possession des biens de l'État." Les velléités de réforme agraire prêtées
à l'homme qui proférait de telles menaces n'ont pu se concrétiser au
cours de ses trois années de règne. Mais elles lui valurent son assassinat
le 17 octobre 1806 dans un guet-apens monté par la coalition des
possédants.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 142

L'obstacle dessalinien une fois éliminé sous prétexte de "résistance


à l'oppression", la classe dirigeante allait donner libre cours à son projet
de s'approprier la meilleure partie du fonds agraire et d'affermir sa
domination sur les hommes et les femmes dont le travail devait donner
une valeur à cette terre.
Mais chacune des deux branches de cette classe, dont nous avons
noté la polarisation au Nord et au Sud, voulut pour elle seule la direction
de l'État. La scission et la guerre civile qui s'ensuivirent entraînèrent
leur évolution parallèle pendant treize ans (1807-1820).
Dans le Nord, le général en chef Henri Christophe, élu à la
présidence d'Haïti pour remplacer Dessalines avec une Constitution qui
ne lui laissait "pas plus de pouvoir qu'un caporal", fera un coup de force
et finira par se proclamer roi. Il octroiera à ses hauts partisans ce qu'ils
avaient attendu en vain de Dessalines : des titres de noblesse – que
l'Empereur avait refusé de créer –, des fiefs héréditaires avec des
cultivateurs attachés à la terre. Le Roi lui-même concentrera entre ses
mains plusieurs plantations.
Dans la moitié Sud du pays, les plus chauds contempteurs de l'ordre
dessalinien, groupés autour du général Alexandre Pétion, fils de colon,
fonderont une république patricienne. Les anciens affranchis ou fils
d'anciens affranchis furent confirmés dans leurs droits de grands
propriétaires fonciers [141] antérieurs à la lutte pour la liberté et
l'indépendance, même quand ils arguaient qu'ils avaient perdu leurs
titres. À la faveur d'une législation agraire taillée à leur mesure, hauts
fonctionnaires et officiers supérieurs entrèrent en possession de vastes
étendues de terrains. Au niveau des communes, les commandants
militaires et les notables prirent des terres à leur convenance, en toute
légalité.
Bref, dans les années 1807-1819 se réalisa dans tout le pays
l’imbrication du pouvoir politico-militaire et de la grande propriété
foncière. Une minorité privilégiée investissant l'appareil d'État trancha
définitivement à son profit la question agraire, au détriment des grandes
masses réduites à la portion congrue (les soldats) ou franchement
démunies (la majorité des cultivateurs qui ne portaient pas l'uniforme).
Par grandes donations nationales – d'où l'expression de "grands dons"
couramment utilisée pour désigner une catégorie de propriétaires
fonciers –, par affermages, par ventes, les gouvernements du Nord
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 143

comme du Sud aliénèrent à l'aristocratie déjà possessionnée et aux


grands serviteurs de l'État les plus belles habitations des anciens colons
qui avaient été intégrées au Domaine de l'État sous l'administration
dessalinienne au lendemain de la proclamation de l'Indépendance. "On
a vu une seule famille de la grande époque hériter de quinze, si ce n'est
plus, de ces vastes domaines, sans le morcellement d'un seul carreau à
l'avantage de quiconque (...) De même on a vu toutes les autres grandes
terres, sans aucun morcellement, revenir aux premiers grands
fonctionnaires, on a vu d'autres grands bourgeois qui les ont exploitées
pendant de longues années". (Candelon Rigaud).
La mort du roi Christophe et l'écroulement de son trône en 1820
ramènent l'unité de gouvernement sous la présidence du général Jean-
Pierre Boyer, qui, à la mort de Pétion en 1818, avait été désigné par ses
pairs pour assurer la succession et qui a battu le record de durée au
pouvoir : 25 ans, de 1818 à 1843. Depuis, les deux groupes de
l'aristocratie foncière ont continuellement dirigé l'État, parfois dans
l'alternance et le plus souvent en alliance au pouvoir. L'unité politique
aura quand même subi deux nouveaux accrocs : d'abord lors de la
guerre civile des [142] années 1867-1869 où l'on voit deux
administrations périphériques disputer l'État au pouvoir central ; puis
dans la guerre civile de 1888-1 889, au cours de laquelle se retrouve
durant près d'un an le clivage Nord-Sud des années 1807-1820.

- situation

La domination de l'aristocratie des maîtres de la terre est codifiée


dans les lois agraires du 1er mai 1826, qui sont réactualisées sous
Geffrard par le code rural de 1864, toujours dans le sens du
renforcement de la grande propriété foncière.
Schiller Thébaud l'a bien montré dans sa thèse sur l'évolution de la
structure agraire d'Haïti de 1804 à nos jours : malgré la poussée de la
petite propriété et de la réputée petite propriété que nous avons déjà
signalée, malgré la naissance, tardive, d'un secteur capitaliste
essentiellement étranger dans l'agriculture et que nous verrons plus loin,
cette structure agraire n'a guère changé tout au long du XIXe et au début
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 144

de XXe siècle. La grande propriété et les relations de production de type


féodal ont gardé leur prépondérance dans les campagnes.
Il n'y a aucune raison de mettre en doute les affirmations de
Candelon Rigaud, grand propriétaire terrien, homme-lige du haut
commerce, plusieurs fois Ministre, quand dans ses Promenades dans
les campagnes d'Haïti, ouvrage publié en 1928, il signale la
permanence des grands domaines de 150,300, 500 hectares. Ainsi qu'il
l'a précisé, à travers les générations ces domaines se sont transmis
parfois d'un maître à l'autre en conservant les mêmes travailleurs et leur
descendance, suivant le même système de-moitié. "Depuis
l'Indépendance, écrit-il, et depuis l'institution du système des de-moitié,
chaque grande habitation a dû changer dix fois de maître. Aucun
nouveau propriétaire n'a pu attaquer le système dans son principe
même. Par conséquent, à part quelques cas isolés, les de-moitié sont
depuis plusieurs générations dans les mêmes lieux : partout où
l'initiative privée a des droits."
A dire vrai, ceux qui soutiennent qu'en superficie et en importance
générale, la petite propriété l'emporte sur la grande [143] semblent
commettre une erreur d'analyse. Celle-ci consiste vraisemblablement à
considérer comme un morcellement de la propriété foncière ce qui n'est
le plus souvent qu'un morcellement territorial de l'habitation en petites
exploitations réparties entre de-moitié, et à ignorer l'espèce de droit
éminent conservé par le féodal absentéiste. Il est évident, par ailleurs,
qu'aux yeux du maître de la terre et pour l'appareil d'État à son service,
la réputée petite propriété n'est pas la propriété réelle. Le petit
occupant sans titre ou abusé par l'homme de rapine qui lui a procuré
onéreusement un faux titre, prend conscience de sa méprise le jour ou
le grand propriétaire foncier absentéiste, ou l'État, ou le grand fermier
de l'État, se met brusquement à "faire valoir ses droits" sous forme de
vente, d'expulsion, etc. Alors le réputé propriétaire n'a de choix qu'entre
la soumission et la révolte parfois sanglante.
Nombre de grands dons avaient leur résidence sur leurs terres et
dirigeaient eux-mêmes l'exploitation de leurs domaines avec l'aide de
gérants. Ils font penser aux fameux Junkers de Prusse orientale, sauf
que, disposant d'un marché moins favorable pour leurs denrées, ils ne
réalisaient pas de grands investissements dans la production. Ils
vivaient au milieu de leur cour, comme des pachas ou d'authentiques
seigneurs, prêts à monter à cheval ou à prendre les armes.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 145

D'autres grands seigneurs demeuraient principalement en ville. Ils


affirmaient leurs droits de propriétaires ou de fermiers de l'État de
diverses façons : par des inspections périodiques, surtout pour contrôler
"de visu" si le cultivateur ne prélève pas sur la production avant la
répartition de la récolte ; par le renvoi d'un de-moitié ou d'un gérant
jugé trop paresseux ou pas assez coopératif, notamment quand sa
femme se plaint d'être obligée de faire acheter au marché du citron, des
oranges, de la banane, des mangots, de l'arbre à pain, etc. alors qu'ils
poussent sur l'habitation, où, à la vérité, elle n'a jamais mis les pieds ;
et, bien sûr, par la perception plus ou moins régulière de leurs rentes en
argent ou en nature.
Certains absentéistes ne séjournaient sur leurs terres qu'en période
de carême politique, c'est-è-dire entre deux [144] passages au poste de
Ministre, ou entre deux mandats parlementaires.
Les maîtres de la terre dirigeaient l'État. En même temps, l'exercice
du pouvoir politique constituait le moyen idéal de se constituer de
vastes domaines ou d'agrandir les propriétés qu'on possédait déjà, en
s'attribuant rapidement les terres de l'État sous forme de donations
officielles ou d'affermages. Généralement, la Chambre des Communes,
peuplée de propriétaires fonciers, n'a rien de plus pressé à l'avènement
d'un Chef d'État que de lui voter la donation d'une plantation prélevée
sur le domaine national ; ceci étant fait, les députés et sénateurs sont à
l'aise pour se distribuer des concessions d'habitations, réduisant ainsi
d'autant le domaine de l'État. C'est sans doute la principale voie par
laquelle ont accédé à l'aristocratie foncière des politiciens issus de la
petite bourgeoisie qui ont choisi de lier leur fortune et de louer leur
plume aux grands terriens de souche, détenteurs originels de la
puissance politico-militaire.
À sa naissance, l'aristocratie avait bâti son prestige et sa puissance
dans la conduite de la lutte armée à l'époque de la révolution. La
structure militariste s'est maintenue au lendemain de l'Indépendance,
par nécessité nationale, par réflexe de classe et par intérêt personnel.
Nécessité de demeurer sous les armes pour être prêt à affronter un
retour offensif de l'ancienne puissance coloniale. Intérêts de chefs
ambitieux qui, une fois engagés dans la course au pouvoir – il n'y a qu'à
voir la multiplication des insurrections – tenaient à conserver chacun
une force de frappe à sa dévotion, capable de donner du poids à ses
prises de position. Réflexe de classe : la hiérarchie militaire n'est-elle
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 146

pas un excellent moyen de renforcer les rapports de commandement et


de subordination entre couches possédantes dominantes et couches
démunies dominées ?
Il se développa donc une fièvre des grades militaires. L'aristocratie
au pouvoir qui les distribuait s'attribua des épaulettes à foison, elle se
répartit les postes de commande de l'armée, où les propriétaires fonciers
noirs conservèrent la majorité qui leur échappait dans la haute
administration civile. C'est Louis Joseph Janvier qui a fait remarquer
que le titre de Général, [145] porté par tous les Présidents d'Haïti (sauf
Michel Oreste, 1913-1914) et par la plupart des hommes politiques
jusqu'en 1915, correspondait en quelque sorte aux particules "de",
"don", ou au titre de "lord" dans des pays européens. Au début de ce
siècle encore, tel fils de Général, c'est-à-dire de propriétaire foncier,
recevait son brevet de colonel au berceau.
Au milieu de cette affluence de Généraux (officiellement 187, mais
peut-être davantage, pour une population d'un million et demi
d'habitants, dans les années 1870-1880), les commandants
d'arrondissement et les chefs de section rurale apparaissent comme les
hommes-clé, les "poteaux mitan" de l'appareil d'État. Le personnage du
commandant de place à l'échelon communal tout en étant important,
puisqu'il coiffe les chefs de section, jouait finalement un rôle moins
considérable que celui de chef de section lui-même, gros paysan en
contact permanent avec la base rurale. Quant au puissant "Commandant
l'arrondissement", il était en rapport direct avec le pouvoir central,
même quand il existait un Délégué (militaire) au chef-lieu de
département. En tout cas, il convient de ne pas perdre de vue qu'au-delà
de leurs titres militaires et de leurs fonctions d'inspecteurs des cultures
et de responsables du maintien de l'ordre dans leurs juridictions, ces
caciques locaux étaient, du point de vue social, les uns des "Bassins-
hauts-d'eau", c'est-à-dire de typiques féodaux fonciers sur les
habitations desquels fonctionnaient encore des canaux d'irrigation et
des puits artésiens, les autres de gros paysans.
Des témoignages comme ceux de James Franklin, d'Alexandre
Delva, d'Alcius Charmant, etc., indiquent, à des périodes diverses, que
ces Généraux terriens n'épargnaient à leurs soldats et cultivateurs ni
injustices, ni vexations.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 147

La grande bourgeoisie

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Plus d'une fois nous avons fait allusion à l'alliance de l'aristocratie


et de la grande bourgeoisie. Il importe maintenant de voir la structure
et la position de celle-ci.
[146]

- rachitisme de la bourgeoisie industrielle

Alors que le XIXe siècle a été le siècle de l'épanouissement de la


bourgeoisie industrielle dans la plupart des pays économiquement
avancés de notre temps, en Haïti une telle bourgeoisie bourgeonna à
peine. L'industrie est restée embryonnaire, associée à une agriculture
retardataire. Les couches de nantis qui se sont formées grâce au
monopole de la force publique, à la dilapidation du trésor public, à
l'accaparement des terres de culture et à l'exploitation de ceux qui les
travaillaient, se sont montrées inaptes à enfanter ou à favoriser l'essor
d'une classe d'industriels nationaux.
Pourquoi ?
Nous avons déjà dit au chapitre IV ce qu'il faut penser du "manque
de bras", du "manque de capitaux" et de l'absence de qualification
professionnelle, traditionnellement invoqués comme causes de ce
rachitisme.
Par ailleurs, même si l'esprit d'entreprise n'était pas aussi répandu
parmi les couches possédantes et dirigeantes que l'amour du profit
facile et le goût du pillage et du gaspillage, il serait exagéré de prétendre
qu'il a fait absolument défaut. Ce serait ignorer les efforts d'un
Lerebours, d'un Alexandre Delva, d'un Edmond Paul, d'un Deetjen,
d'un Brénor Prophète, d'un Pantaléon Guilbaud, d'un Émile Nau, d'un
Edmond Roumain, etc. À partir du milieu du XIXe siècle, on dénombre
quelques entrepreneurs forestiers, notamment dans l'Artibonite ; cette
catégorie demeurait d'ailleurs sous la dépendance du haut commerce.
Quelques audacieux prirent l'initiative de monter savonnerie, huilerie,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 148

usine à café à vapeur... À un niveau plus modeste se développèrent


quelques briqueteries, quelques tanneries, etc.
Mais en général les entreprises créées n'étaient que le résultat
d'initiatives sporadiques, non concertées, et elles ne duraient pas
longtemps. Ou bien elles étaient vite liquidées, par absence d'une
politique d'encouragement ou par incapacité de supporter la
concurrence de produits similaires importés sans entrave de pays déjà
plus avancés ; ou bien ces bourgeois nationaux voyaient leurs
entreprises saccagées sans indemnisation [147] lors des règlements de
compte périodiques entre couches dirigeantes en lutte pour s'alterner au
pouvoir.
En somme, la catégorie des industriels toucha à l'aristocratie
foncière, en ce sens que le groupe le plus nombreux et le plus durable
se composait des guildiviers et des sucriers, producteurs de clairin, de
rhum, de sirop, de rapadou, de sucre brut, qui faisaient fonctionner leurs
manufactures et leurs moulins avec de la canne à sucre fournie par le
système de-moitié ou obtenue par un travail salarié archaïque.
Au fond, s'il n'a pratiquement pas existé une bourgeoisie
industrielle, cela tient au fait qu'au lieu d'investir leurs fonds dans un
type d'activités qui exigent beaucoup de patience, les possesseurs
d'argent préféraient en jouir immédiatement en se livrant à des dépenses
improductives : maisons, voyages en France, vie luxueuse. C'est aussi
parce que ceux qui ne s'enrichissaient pas, ou pas suffisamment à leur
gré, par la rente foncière, ou par la corruption politique ou
administrative, trouvaient beaucoup plus facile d'avoir pignon sur rue
en ouvrant boutique. "Comme dans tous les pays coloniaux, l'esprit
mercantile domine", a noté en 1878 un missionnaire protestant en Haïti.

- position dominante de la bourgeoisie d’affaires

La richesse mobilière était concentrée aux mains d'une bourgeoisie


d'affaires cosmopolite.
Au sommet de la hiérarchie trônait la couche restreinte des
négociants consignataires et banquiers. Il s'agissait essentiellement
d'étrangers : Allemands, Anglais, Français, Nord-Américains. Les
consignataires détenaient le monopole des activités d'importation et
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 149

d'exportation. Leur patente les autorisait à vendre en bloc les cargaisons


et commandes qui arrivaient en leur nom, et à acheter aux producteurs
et intermédiaires les denrées devant assurer le retour des bâtiments
qu'ils avaient affrétés.
Venaient ensuite les négociants tout court et les gros spéculateurs.
Ces derniers étaient des Haïtiens qui achetaient aux consignataires des
cargaisons qu'ils écoulaient en [148] grosses quantités, et qui leur
vendaient en retour des denrées pour se libérer.
Au-dessous d'eux se plaçait la moyenne bourgeoisie des marchands
de gros, ou grossistes, vendant en plus faibles quantités et vendant aussi
au détail comme la masse des boutiquiers.
Parce que les "maisons" et les "soutes" des consignataires étaient
installées dans les ports ouverts au commerce extérieur, on a pris
l'habitude de désigner le quartier des affaires et finalement la
bourgeoisie d'affaires par le terme de "bord de mer". Le bord de mer,
qui tient sous sa coupe l'économie nationale et en fin de compte la
politique, n'est autre qu'une bourgeoisie de commerçants, de trafiquants
de commandes d'État, de spéculateurs d'indemnités".
Le commerce de consignation consiste essentiellement en des
opérations d'échange de marchandises importées contre des denrées
exportées, opérations au cours desquelles le bord de mer réalisait de
gros profits.
Les négociants approvisionnaient les moyens et petits
intermédiaires en marchandises étrangères, le crédit allant parfois
jusqu'à la prochaine récolte, avec la faculté pour ces intermédiaires
d'éteindre leurs dettes en livrant des denrées locales d'exportation,
principalement le café. Le prix que le bord de mer payait pour les
denrées variait selon l'abondance de la production, mais surtout d'après
les prix établis sur les marchés européens qu'il suivait "pas à pas". Or
l'établissement des cours des denrées dites coloniales dans les ports
européens où elles aboutissaient reposait sur "toutes les combinaisons
imaginables de l'agiotage". Avec un peu d'habileté, le négociant,
informé de ces variations, savait en tirer avantage, alors que le petit ou
le moyen intermédiaire s'en sortait difficilement et que, de toute façon,
le producteur en faisait les frais.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 150

Les ventes à la grande masse des boutiquiers et des petites


revendeuses (aujourd'hui appelées "Madame Sara") se faisaient et se
font encore au comptant ou d'après le système de crédit suivant : dans
un premier moment, fourniture de [149] marchandises importées –
"marchandises du blanc" – contre versement d'un acompte ; puis, après
un délai variable, réassortiment pour une valeur d'achat plus ou moins
équivalente à un nouveau versement ; et ainsi de suite. Le négociant
vendait la plupart des marchandises au double de leur prix courant en
France, du moins dans les années de l'Empire de Soulouque.
Dans ces conditions, les "maîtres de la marchandise" tenaient sous
leur dépendance constante les petits et moyens intermédiaires, auxquels
ils n'hésitaient pas à couper les vivres aux périodes de crise. Or comme
dans ce pays "ministres, sénateurs, députés, magistrats, les plus minces
garçons de bureau, tout le monde est commerçant", le bord de mer
exerçait directement son emprise sur l'ensemble de la petite et moyenne
bourgeoisie des villes et des bourgs, qui elle-même essayait de se
rattraper sur le paysan producteur.

- fournisseurs de l’État

Les innombrables commandes d'État constituaient une affaire à part.


Souvent elles n'étaient même pas enregistrées à la douane et
échappaient donc complètement au contrôle du fisc.
Ce qu'Antoine Michel a écrit du règne de Soulouque est vrai pour
toutes les administrations : les magasins de l'État regorgeaient de draps,
de tissus de toutes sortes, de comestibles, bref de fournitures. Achetées
sous prétexte d'habiller, de chausser et de nourrir les troupes (que l'on
continua à laisser aller dans un état lamentable jusqu'à l'intervention
nord-américaine), ces fournitures devenaient la proie des généraux,
sénateurs, ministres, hauts fonctionnaires. Ceux-ci les revendaient à vil
prix, puisqu'elles ne leur coûtaient rien, ou les prenaient pour eux-
mêmes ou leurs proches.
Lorsqu'un négociant savait qu'un marché de fournitures devait être
passé, il allait trouver le Ministre compétent. Le fournisseur décrochait
la commande à condition de facturer les marchandises au-dessus de leur
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 151

prix réel et de donner le surplus de la valeur à la ou aux personnes qui


l'ont favorisé.
Ces commandes de fournitures, placées à des prix [150] fictifs
exorbitants, payables en bons de Trésor, constituaient une forme
courante de pillage de la caisse publique par le bord de mer de
connivence avec des politiciens et fonctionnaires corrompus. "Tout le
monde se rue sur le Trésor", écrit en 1846 le capitaine de vaisseau
français Lartigue, qui ajoute : "On criait il y a un an que les Ministres
et les administrateurs recevaient de 15 à 25 % de remises sur les achats
faits par l'État. Aujourd'hui ces remises s'élèvent à 100 % et ces affaires
se traitent publiquement". Un exemple entre plusieurs : la presque
totalité de la somme de 1 million de gourdes émise le 7 novembre 1862,
sur la proposition du Ministre des Finances Dupuy, lui-même très lié
au bord de mer, servit à payer des fournitures achetées au nom de l'État.

- usuriers et spéculateurs

Plusieurs maisons de négociants remplissaient le rôle


d'établissements financiers, se spécialisant parfois dans les prêts
hypothécaires.
Les hommes d'affaires consentaient des prêts usuraires à des
gouvernements perpétuellement confrontés à des besoins d'argent.
Linstant Pradines cite en 1876 le cas d'une maison qui "venait à chaque
heure du jour en aide au trésor obéré, par des prêts de la main à la main,
moyennant, il est vrai, certains avantages qui rendaient très fructueuses
ces opérations, qu'en termes d'argot commercial on appelait les petites
broches".
Certaines maisons de négociants consignataires n'opéraient qu'en
traites. Voici ce que le consul français Wiet nous apprend en 1855 à ce
sujet : "Ces maisons fournissent à chaque packet, soit deux fois par
mois des traites pour environ 1 million de francs, et les bénéfices
qu'elles réalisent sont considérables, les fluctuations du change étant,
d'un packet à l'autre, de vingt à trente gourdes par doublon". (De 1850
à 1858, 1 doublon = 85,33 francs = 178 à 287 gourdes haïtiennes).
Les traites que les négociants créanciers de l'État tiraient sur leurs
maisons-mères en Europe ou aux États-Unis étaient généralement
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 152

remboursables en bons que le gouvernement recevait en compensation


des droits de douane moyennant des taux d'intérêt élevés, ou en primes
en faveur de ces créanciers. [151] Par exemple, pour se libérer de ses
lourdes dettes envers le bord de mer, le gouvernement de Soulouque
(Ministre des Finances : Lysius Salomon, le futur président) mit en
circulation toute une série de bons de dépôt, de bons d'exportation, de
bons du cinquième, de bons sonnants. Des fortunes s'édifièrent sur le
trafic de ces bons. C'est encore Wiet qui écrit, dans un rapport du 24
mai 1851 au Quai d'Orsay : "On vendit des lettres de conversion à l'aide
desquelles des "bons en gourdes" étaient convertis en "bons en piastres"
et vice-versa. Maître du terrain, l'esprit de spéculation en profita pour
établir d'énormes différences sur le change. Un bon du cinquième de
100 piastres qui avait coûté 662,50 gourdes était converti en bon
d'exportation à 240 gourdes le doublon et devenait un bon de dépôt de
1.500 gourdes, puis dans une des intermittences de cette crise, toujours
complaisante, reparaissait métamorphosé en bon de 226 piastres".
La création de la Banque Nationale d'Haïti dans les années 1880
n'introduisit guère de changement dans cette situation. Pis encore, cet
établissement français participait aux agiotages. En 1894, un envoyé de
la banque Rothschild, l'économiste Paul Vibert, observa que des
courtiers et intermédiaires à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien ne se
livraient qu'au commerce de ces traites : "Il y en a de fort distingués,
écrit-il, qui viennent ainsi manger leurs revenus, pendant la morte-
saison, sur le boulevard des Italiens et qui sont les plus Parisiens des
Haïtiens". En juin 1910, un rapport de la Chambre des Communes
signale le pullulement des "bureaux où patrons et employés passent leur
temps à calculer les intérêts de leurs créances sur l'État", et dénonce les
profits scandaleux que réalisaient les régents du marché financier.
Aux prêts usuraires à l'État s'ajoutaient de plus en plus les prêts
usuraires – communément appelés "coups de poignard" – aux
fonctionnaires que l'insécurité matérielle poussait à vendre leurs
feuilles d'appointements. Un intermédiaire dressait pour un ou plusieurs
fonctionnaires une liste d'appointements arriérés, la faisait certifier par
l'autorité compétente, et l'offrait au "marché des feuilles". Selon le plus
ou moins grand nombre de feuilles, elles étaient cédées par le
fonctionnaire avec [152] 30 % à 70 % de perte. L'intermédiaire les
revendait à un des usuriers créanciers du gouvernement. Et lorsque le
gouvernement veut emprunter par exemple 100.000 piastres au
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 153

négociant usurier, celui-ci verse au Trésor 50.000 piastres en feuilles.


Tel banquier achète à un employé 233 gourdes de feuilles
d'appointements en lui versant 11,65 gourdes ; puis, peu de temps après,
il revend ces feuilles au gouvernement dont il reçoit un titre de 100
gourdes avec un intérêt de 5 % l'an. À partir de la fin du XIXe siècle, ce
marché des feuilles devient l'un des commerces les plus importants.

- contrebandiers

Aux sources d'enrichissement du bord de mer, il faut ajouter le vaste


mouvement de contrebande qui se déployait dans les ports.
Les autorités haïtiennes ont publié toute une kyrielle de lois et de
règlements les uns plus sévères que les autres, destinés à enrayer les
fraudes à l'entrée et à la sortie des ports. Les premières lois pénalisaient
les embarquements et débarquements frauduleux par la confiscation des
marchandises, parfois par la saisie du navire, par la condamnation des
fautifs à une amende égale à la valeur des marchandises saisies, avec
récompense au dénonciateur. Renchérissant sur ces premières
dispositions, les lois d'après 1825 prévoyaient l'amende du double de la
valeur des marchandises confisquées, l'emprisonnement du coupable
ou son expulsion avec interdiction de séjour dans le cas d'un étranger.
C'est également dans le cadre de la répression de la contrebande qu'à
certaines époques on interdisait aux navires étrangers de trafiquer d'un
port haïtien à un autre et qu'on fermait certains ports. Autant de mesures
qui provoquaient, on comprend pourquoi, les protestations des
négociants, des armateurs, capitaines ainsi que des Chambres de
Commerce des ports étrangers et de leurs gouvernements.
Mais malgré leur sévérité, ces lois restaient inopérantes. Déjà en
1828 le consul britannique Mackenzie écrit qu'il n'existe pas de pays où
la contrebande s'étale aussi effrontément qu'en Haïti. En 1838, le
Plénipotentiaire français Emmanuel de [153] Las Cases ajoutera que la
contrebande était depuis plusieurs années un des principaux obstacles à
la prospérité financière du jeune État. Le consul général Levasseur note
en 1842 que "les capitaines qui arrivent dans les ports ne présentent
jamais leurs factures et leurs manifestes tels qu'ils les ont reçus au port
d'expédition". En 1851, un autre consul général – ces fonctionnaires
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 154

sont bien placés pour le savoir – écrit que depuis quatre ans qu'il
exerçait sa fonction à Port-au-Prince, "plus de trente navires et leurs
cargaisons auraient été confisqués si on leur eut fait une équitable
application des lois locales destinées à réprimer la contrebande". Une
commission désignée en décembre 1862 pour examiner les opérations
de la douane de la capitale, en principe la mieux surveillée, découvrit
en huit jours des fraudes supérieures à 12.000 piastres fortes (plus de
60.000 francs). L'une des illustrations les plus frappantes de l'étendue
de la contrebande a la fin du XIXe siècle a été donnée par ce précieux
témoin qu'est l'écrivain et homme politique plusieurs fois Ministre
Frédéric Marcelin ; elle concerne l'huile de kerosen, très consommée
dans un pays où la "fée électricité" n'avait pas encore pénétré : les
magasins en étaient bondés, les petites boutiques en regorgeaient, la
consommation en était générale, pourtant l'huile de kérosène... ne
figurait pas sur les bordereaux d'importation de la douane.
Pour contourner les mesures prévues par la législation, qui imposait
des charges de plus en plus lourdes, plusieurs capitaines de navires de
commerce au long cours esquivaient la douane en débarquant
fréquemment leur pacotille avant de jeter l'ancre dans le port. Des
canotiers de la côte, le plus souvent appointés à cet effet par les
négociants, allaient les accoster à plus de trois lieues au large, prenaient
les marchandises à passer en fraude et les débarquaient ouvertement.
L'apposition des scellés sur les écoutilles par le premier agent de la
douane à monter sur le bâtiment ne gênait en rien le capitaine, qui
trouvait le moyen de faire communiquer la cale avec sa chambre ou
pratiquait des caches.
Au fond, si les décisions législatives étaient restées inefficaces, c'est
grâce à la complicité de ceux qui étaient [154] préposés à leur
application. Il est très connu que les Chefs d'État haïtiens nommaient à
la direction des Douanes leurs favoris à qui ils voulaient donner
l'occasion de s'enrichir vite. De plus, parmi les employés supérieurs des
Finances et des Douanes figuraient des négociants, et les abus qu'une
telle situation ne pouvait manquer de causer n'ont point échappé aux
observateurs. Pour leur part, les petits employés, très mal payés, criblés
de dettes, cherchaient dans cette "coopération" de type spécial avec les
consignataires et les capitaines un moyen de combler le déficit
chronique de leur budget familial ; ils n'ignoraient d'ailleurs pas les
destinées des nombreuses fournitures à l'État qu'ils voyaient passer sous
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 155

leur nez et qui étaient, comme nous l'avons déjà dit, l'objet de trafics
auxquels se livraient impunément le haut commerce, les politiciens et
les hauts fonctionnaires. Aussi les habituelles cargaisons clandestines
étaient-elles parfois débarquées au grand jour, sans inquiétude, "avec
une insolence qui témoignait d'une sécurité à toute épreuve".
La contrebande régna donc dans toute sa beauté dans les ports
haïtiens, avec seulement des restrictions de courte durée à la parution
d'une nouvelle loi répressive. Selon le moment et le port, tantôt le quart,
tantôt le tiers, souvent la moitié des marchandises importées l'étaient
dans ces conditions. "Les grandes fortunes formées avec une incroyable
rapidité n'ont pas d'autre origine", affirmait Las Cases. Cela s'entend de
certaines grandes fortunes du bord de mer. Et l'État haïtien
s'appauvrissait d'autant.

- indemnitaires professionnels

À partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, une source


féconde de revenus pour hommes d'affaires de nationalité étrangère,
mais inaccessible aux Haïtiens, sauf quand ils reniaient leur patrie avec
la complaisance d'un consul français, anglais ou allemand, était la
spéculation d'indemnité. C'est Edouard Pinckombe qui a baptisé ainsi
en 1874 une pratique consistant à "faire adroitement brûler ou piller sa
propriété pour se faire payer après vingt fois sa valeur par notre
gouvernement faiblissant sous la menace d'un consul et de ses bouches
à feu." [155] Dans le même sens, le publiciste belge Molinari rapporte
que "la voix publique en accuse d'autres (résidents étrangers) encore
moins scrupuleux, d'encourager les incendiaires et de les assister au
besoin."
Il est certain que les troubles civils qui opposaient des fractions des
classes dirigeantes contribuaient à engraisser les propriétaires de
plusieurs maisons étrangères en Haïti. Louis Joseph Janvier l'a écrit, et
c'est une vérité attestée par d'autres : si l'on cherche bien derrière chaque
tentative de putsch qui a lieu en Haïti depuis 1843, on finit toujours par
trouver une main de grand négociant.
Pour les "affaires" de guerre civile ou d'insurrection, des négociants
s'érigeaient en bailleurs de fonds et fournisseurs (armes, munitions,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 156

vêtements, "rations"...) tant du gouvernement que des conspirateurs. Ils


prêtaient ou vendaient à crédit aux mécontents pour prendre les armes
et faire une "révolution", et au gouvernement pour combattre la levée
de boucliers, avec la ferme assurance d'encaisser leur argent avec de
gros profits quel que soit le parti qui triomphe. Comme dans ces
conditions "les insurrections sont deux phénomènes dont on peut
calculer le retour avec une exactitude presque mathématique, les plus
avisés déposent à l'avance dans les bureaux de leur consulat un bilan de
circonstance qui sert ensuite de base à leurs réclamations."
Et ces réclamations atteignent des hauteurs vertigineuses. Molinari
affirme qu'elles dépassent de loin les additions du même genre que
présentaient dans les circonstances analogues les flibustiers modernes
qui sévissaient dans les États latino-américains du bassin des Caraïbes
qu'il avait visités. Un résident étranger qu'il a interrogé sur ces
réclamations lui aurait confessé qu"'on a terriblement abusé des
indemnités et (que) l'incendie est devenu un moyen de liquider les fonds
des magasins avec 400 % de bénéfice."
Or alors que les métèques bénéficiaient de gros dédommagements,
les négociants et autres bourgeois de nationalité haïtienne qui avaient
subi les mêmes déboires étaient bel et bien ruinés. Pareille
discrimination ne pouvait qu'accélérer la crise [156] de nationalité qui
rongeait les classes possédantes. Il est vrai que ces bourgeois nationaux
auxquels étaient imposés ces sacrifices n'attendaient pas longtemps
pour se dédommager eux-mêmes en puisant dans les fonds de l'État le
jour où ils escaladaient à nouveau le pouvoir suivant le jeu de bascule
de la politique dans ce pays.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 157

- politiciens traditionnels
et professionnels libéraux

Si l'alliance de classes réalisée entre les bourgeois d'affaires et les


maîtres de la terre a pu leur permettre d'établir et de continuer leur
domination sur la société, c'est parce que ceux-ci ont sécrété un groupe
spécialisé en quelque sorte dans l'exercice de pouvoir politique.
Il y a une grande part de vérité dans le passage suivant de la Lettre
ouverte à Monsieur Edmond Lespinasse publié en 1912 par le jeune
Antoine Pierre-Paul : "Quel que soit le personnage purement
représentatif qui se prélasse au Palais national avec le titre de Président
d'Haïti, le pouvoir est à demeure, depuis l'Indépendance jusqu'à nos
jours, entre les mains d'une catégorie d'individus se plaignant toujours
mais toujours satisfaits. (...) Ils ont passé par toutes les fonctions
publiques et ont été de tous les régimes. (...) Conseillers officiels ou
privés de quelques-uns de nos chefs d'État et de leur entourage, ils sont
les artisans de tout le mal dont souffre le pays."*
Ces propos, dirigés tout particulièrement contre l'oligarchie mulâtre,
aident assez à situer les politiciens traditionnels dans la société
haïtienne. Il serait faux de ne voir en eux que des individus qui passent
– et repassent souvent – au gré de crises politiques qu'une approche
superficielle présenterait comme le résultat de leur ambition démesurée
du pouvoir. Il serait non moins erroné de considérer qu'ils forment à
eux seuls une classe sociale, une "classe politique", selon l'expression
à la mode. Mais cependant, au-delà des changements de personnes, ce
sont en gros les mêmes familles, c'est visiblement la même catégorie
d'hommes, poursuivant la même finalité politique, qui se retrouvent à
la direction des affaires de l'État.
[157]
Ces politiciens traditionnels se recrutent plus spécialement dans une
bourgeoisie de professions libérales qui vit en symbiose avec la
bourgeoisie d'affaires et avec le complexe militaro-foncier. Il y a
surtout le cas des hommes de loi, "maîtres" de grand renom, avocats
attitrés des grandes maisons étrangères installées dans le pays.
L'exercice de leur profession les amène à donner des consultations
juridiques pour lesquelles leurs gros clients leur versent d'importants
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 158

honoraires et à défendre en justice des causes qui vont à l'encontre des


intérêts nationaux. Or ce sont ces mêmes gens que l'on retrouve chargés
d'affaires, Ministres plénipotentiaires. Professeurs de droit et
d'économie. Commissaires du gouvernement, Députés, Sénateurs,
Ministres (des Finances, des Relations Extérieures, etc.), et même
Président de la République (Michel Oreste en 1913), puis (Chefs d’État
sous l'Occupation américaine). Ayant pour eux un certain savoir et une
certaine éloquence, ils ne se privent pas d'écrire et de pérorer sur le
patriotisme, le libéralisme, la civilisation, la démocratie, etc. Mais dans
la pratique, leur fonction politique revient, tout en assurant leur
enrichissement personnel, à maintenir l'appareil d'État au service de la
classe dominante d'où ils sont issus ou dont les "charmes discrets" les
ont attirés.
La catégorie des politiciens traditionnels est périodiquement
renforcée par la montée d'éléments en transfert de classe originaires des
couches moyennes. En général, ces éléments d'extraction petite-
bourgeoise, pressés d'égaler les bourgeois traditionnels, se montrent
aussi âpres, aussi voraces, et aussi attachés au système de relations de
production en place que leurs modèles. Mais ces personnages n'ont fait
que suivre, de façon peut-être plus voyante et sur une plus grande
échelle, une tradition vieille de plus d'un siècle et demi d'histoire
nationale, ces "nouveaux riches" ne sont que les derniers-nés d'une
couche de la bourgeoisie dont la richesse est étroitement liée à sa
position dominante dans l'appareil d'État.
L'extrême rapidité de la mutation qu'on a pu observer dans le statut
socio-économique des arrivistes dont il vient d'être question sert de
révélateur pour saisir à quel point la détention du pouvoir d'État a
facilité à une poignée d'hommes [158] l'acquisition des richesses ou
l'accroissement considérable de leur capital. Il y a toute une série de
recherches historiques à mener dans cette perspective pour bien
connaître les origines et l'évolution de la bourgeoisie haïtienne.
Prenons au hasard deux ou trois exemples, parmi les plus
significatifs que nous avons relevés.
La tradition orale abonde de récits concernant "le trésor du Roi
Christophe". Nous ne prétendons point entreprendre d'établir
définitivement s'il s'agit d'un mythe de plus dans la légende si fertile de
ce personnage. Toujours est-il que, sur la foi de négociants anglais
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 159

résidant au Cap qui, à partir de leurs relations d'affaires avec le Roi, se


sont crus en mesure d'évaluer ses revenus et ses réserves, on a affirmé
qu'à sa mort Christophe aurait laissé à la Citadelle quelque 45 millions
de gourdes (234 millions de francs), sans compter les nombreuses
plantations et maisons que tout le monde lui connaissait. Trésor royal,
ou trésor du Roi ? Question sans grande importance ; à ce niveau, la
confusion de la caisse privée et de la caisse publique est totale, le
pouvoir personnel est financier autant que politique. Le successeur de
Christophe, le Président Boyer, "héritera" personnellement de certaines
plantations du Roi, parmi lesquelles "les Délices de la Reine" où en
1830 Richard Hill a vu quelque 110 cultivateurs au travail. Mais
revenons au "trésor". D'après les plus proches collaborateurs du
successeur de Christophe, de hauts fonctionnaires ont profité de leur
position pour faire main basse sur cet argent, après le suicide du Roi,
au point que le gouvernement de Boyer n'aurait trouvé qu'un million de
piastres (5.400.000 francs). Certes, il faudrait prouver que le
gouverneur du Cap aurait prélevé à lui seul 4 millions de piastres, tel
sénateur 100.000 piastres,* etc. En outre, il reste encore à évaluer ou à
fixer le montant de la fortune entassée par Christophe depuis le jour où
Toussaint Louverture lui a confié son premier commandement. Mais on
ne doute pas que l'accumulation ait été très forte et très rapide et que les
dépouilles du Roi aient enrichi des personnages que leur fonction dans
l'appareil d'État a mis en position de pouvoir soustraire d'importantes
sommes au trésor royal à l'occasion du tragique remue-ménage
d'octobre 1820.
[159]
Autre exemple. Les archives du Quai d'Orsay renferment une
correspondance diplomatique volumineuse échangée à propos de
caisses d'argent que, dans sa fuite, Soulouque déchu avait confiées à la
garde du consul de France à Port-au-Prince pour lui être envoyées à son
lieu d'exil. Le gouvernement de Geffrard a fini par récupérer leur
contenu : 209.133 piastres fortes et 27.086 gourdes. À cela il faut
ajouter 234.000,27 piastres trouvées à la poudrière du palais impérial.
Une belle fortune, surtout pour l'époque. Cependant, ces valeurs ne
représentent peut-être pas tout l'argent de Soulouque après onze ans de
règne (ne parlons pas des biens fonciers et immobiliers). On présentait
son grand chambellan, Delva, comme l'homme le plus riche après lui.
En 1853, le chargé d'affaires français à Port-au-Prince (mais nous
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 160

n'avons pas pu contrôler ses sources), estime à 800.000 francs le total


des sommes que Delva a accumulées en dépôt en France après environ
cinq ans. Vers 1870, l'un des deux fils de Delva, Alexandre, industriel
et propriétaire foncier, est réputé l'un des hommes les plus riches du
pays.
On pourrait multiplier ces exemples, au-delà desquels il importe
avant tout de noter la manière dont pareille richesse a été accumulée et
les modes d'enrichissement.
Tout d'abord les politiciens traditionnels trouvent tout naturel de
vider le trésor public à leur propre profit. Des impôts, des taxes de toute
sorte, dont il a déjà été dit qu'ils pesaient principalement sur la
paysannerie laborieuse, ils s'approprient la plus grande part. Beaucoup
moins d'ailleurs sous forme d'appointements pourtant élevés que par les
malversations, les détournements de fonds érigés en système. Leur
principe : voler l'État n'est pas voler. C'est ainsi, par exemple, qu'en
1914 le Ministre des Finances Candelon Rigaud n'hésite pas à
constituer une série de "faux par supposition de personnes ou de
fournitures" pour s'approprier 247.000 gourdes qui restaient d'emprunts
qu'il avait obtenus afin de financer la guerre du gouvernement de Zamor
contre l'insurrection des Cacos.
On sait également que les pots-de-vin ont été une source courante
d'enrichissement. Moyennant de grosses commissions, des
responsables politiques accordent des passe-droits [160] à des hommes
d'affaires, adjugent des contrats à des concessionnaires au détriment de
concurrents honnêtes, empêchent l'implantation d'une industrie pour
qu'un négociant consignataire ou un agent exclusif continue à amasser
de gros profits par l'importation de tel ou tel produit, etc.
À côté de cette forme banale de trafic d'influence, il en faut noter
une autre assez curieuse. Des politiciens qui n'occupent aucune fonction
officielle profitent des liens d'homme à homme, des relations
personnelles qu'on leur connaît avec les puissants du jour pour vendre
cher des faveurs réelles ou imaginaires aux gens d'affaires et aux
diverses catégories de solliciteurs qu'entretient le système.
Citons enfin la manne des contrats. À partir du dernier tiers du XIXe
siècle surtout, être dans la politique constitue une condition nécessaire
pour décrocher ces mirobolants contrats de travaux publics et autres
dont les affairistes attendaient un enrichissement immédiat :
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 161

construction de wharfs, de marchés publics, de ponts, de chemins de


fer ; exploitation de forêts, de guano, etc. La technique des politiciens
concessionnaires consistait à revendre ces concessions ou à s'associer à
un capitaliste étranger pour son exécution. Nous n'évoquerons qu'un
exemple de ces concessions. En 1878, Clément Haentjens,
précédemment Ministre des Travaux Publics, obtient du gouvernement
la concession de la construction et de l'exploitation d'un phare dans la
baie de Port-au-Prince. Pendant les quinze premières années de
fonctionnement du phare, le concessionnaire perçoit des droits de
tonnage sur les bâtiments entrant dans le port. À égalité de conditions,
le gouvernement doit lui réserver la préférence dans les concessions de
phares sur les autres points de la côte. En 1893, il lui tombe une
concession identique pour un phare au Cap- Haïtien. Mais en 1903, le
gouvernement de Nord Alexis, sous prétexte d'échapper à une demande
pressante des États-Unis, concède à deux fonctionnaires la construction
de toute une série de phares sur la côte, moyennant le rachat du contrat
de Haentjens. Celui-ci, qui jouissait de ses rentes à Paris, proteste.
Après des transactions, il parvient à désintéresser les deux
concessionnaires, qui n'avaient pas de capitaux, en leur versant [161]
100.000 francs : voilà un ancien Ministre dont les affaires ont marché
admirablement et deux fonctionnaires heureux.
***
Par son mode d'enrichissement, la grande bourgeoisie haïtienne a été
foncièrement corrompue. En même temps, par son caractère
cosmopolite, elle a été profondément anti-nationale. Cette classe
sociale réunissait dans son sein ceux dont Joseph Justin disait à la fin
du siècle qu'ils rêvaient d'"un petit hôtel soit à Passy, soit à Auteuil" et
que leur idéal était de "faire le plus d'argent possible et de venir le
dépenser à Paris". De leur position dominante et de leur action dans la
formation sociale haïtienne, il en est résulté cette gabegie politique, ce
conservatisme social et ce piétinement économique qui ont ouvert la
voie à la néo-colonisation nord-américaine au début du vingtième
siècle.

[162]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 162

[163]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 6
LA DÉPENDANCE
NÉO-COLONIALE

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 163

[164]

la terre aux nationaux ? [166]


- une vue néo-colonialiste [166]
- le principe nationaliste [168]
- le courant de pensée révisionniste [172]
- la politique de révision [174]
la castration du capital national [180]
- la dette coloniale [180]
- les emprunts, la banque, les indemnités [183]
- la dépendance commerciale [187]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 164

[165]

La dépendance néo-coloniale se définit comme le rattachement à un


ou à des pays capitalistes avancés, d'un pays aux structures arriérées et
nominalement indépendant, par des liens tels que le pays dominant tire
du pays dominé le maximum d'avantages aux moindres frais et sans
réciprocité réelle.
C'est ce type de rapports privilégiés fondés sur l'inégalité des États
en présence que visait à établir l'ordonnance de Charles X de 1825 qui
normalisait la situation internationale d'Haïti. Le baron de Mackau,
l'émissaire français chargé de notifier cette ordonnance au
gouvernement de Port-au-Prince et qui allait devenir Ministre de la
Marine et des Colonies dans son pays, savait de quoi il parlait en disant
que l'application de cette ordonnance devait convertir Haïti en "une
province de la France rapportant beaucoup mais ne coûtant rien". Lui
faisant écho quelques mois plus tard à la Chambre des Pairs, le marquis
de Barbé de Marbois, ancien Intendant à Saint-Domingue à la veille de
la Révolution, futur Ministre de la Marine et des Colonies (lui aussi) de
la Monarchie de Juillet, saluait l'avènement du système néo-colonial à
l'essai – sans employer le mot – en déclarant à propos de la
Reconnaissance d'Haïti : "Ces acquisitions auront l'avantage d'être
indépendantes des guerres, des révolutions, et affranchies des dépenses
et des dangers inséparables du vieux régime des colonies." Un
manifeste.
[166]
Avec les progrès décisifs du capital industriel puis du capital
financier, la ; grande bourgeoisie érigée en classe dominante dans les
pays économiquement les plus avancés de l'hémisphère nord et
préoccupée d'élargir ses marchés, avait inclus Haïti, en souvenir de
Saint-Domingue, parmi les pays ou elle voyait un grand intérêt à
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 165

s'implanter. On n'avait pas oublié qu'aux plus beaux temps du


capitalisme commercial, ce pays avait été une source féconde de profits
pour la bourgeoisie montante de sa métropole et le paradis des
Européens qui y avaient émigré et qui avaient réussi. La logique de
l'expansionnisme voulait qu'on cherche à édifier une nouvelle fois de
colossales richesses à partir de cette Haïti sortie de la domination
coloniale française, en l'exploitant par des méthodes renouvelées, en y
fondant des établissements, en la convertissant si possible en un solide
point d'appui pour les échanges avec la région des Caraïbes. Des
Français tout particulièrement se promettaient de faire plus et mieux
que leurs aînés du XVIIIe siècle.
Enfermée dans cette logique de l'expansionnisme, la classe
dominante en Europe occidentale et en Amérique du Nord s'est orientée
vers une recolonisation du sol haïtien, vers une politique d'échange
inégal, en utilisant, pour faire triompher ses objectifs, des moyens de
pression parmi lesquels la diplomatie de la canonnière occupait le rôle
principal.

La terre aux nationaux ?

- une vue néo-colonialiste.

Retour à la table des matières

Suivant une vue colonialiste et raciste des choses, les Européens et


les Yankees représentaient généralement l'Haïtien comme
congénitalement incapable de remettre en valeur par lui-même les
ressources de son sol et de son sous-sol. Grands bénéficiaires des
progrès scientifiques et techniques accumulés par l'humanité au cours
de son histoire, ils s'estimaient seuls détenteurs des qualités requises
tant pour concevoir que pour installer, diriger et faire prospérer les
entreprises nécessaires, les Haïtiens servant de main-d'œuvre tandis
qu'une minorité d'entre eux disposeraient de l'apparence du pouvoir
[167] politique. Les Français, forts de leur expérience à Saint-
Domingue jusqu'à la Révolution, et sans se sentir complexés par
l'effondrement du système qu'ils avaient échafaudé, se croyaient les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 166

mieux désignés encore pour accomplir cette mission de reconstruction


néo-coloniale.
Seulement, comme préalable à tout investissement dans la
production, les capitalistes étrangers, leurs porte-parole et leurs agents
exigeaient l'abolition du principe de droit constitutionnel haïtien qui
interdisait la propriété de la terre aux étrangers, plus spécialement aux
blancs considérés comme colonialistes.
Cette vue et ces exigences sont exprimées avec le plus de crudité
dans le passage suivant extrait des Instructions du 23 septembre 1838
du Quai d'Orsay au représentant de la France à Port-au-Prince : "Le
gouvernement haïtien paraît convaincu de ce que la prospérité de la
République aurait à gagner à l'abolition de l'article de la Constitution
d'Haïti qui interdit aux blancs, c'est-à-dire à ceux-là seuls qui pourraient
arracher le pays à l'engourdissement et à la misère où il languit, la
faculté d'y posséder la moindre parcelle du sol à titre de propriétaire.
Le Président a promis aux Commissaires du Roi de faire révoquer par
la législature une disposition établie en haine de la France, qui prive
Haïti des capitaux du mouvement industriel, des éléments de travail et
de richesse que lui apporterait une foule d'étrangers actifs, industrieux,
et dont la suppression encouragerait notamment un grand nombre de
Français à fonder sur ce territoire jadis fécondé par le labeur de leurs
pères des établissements qui tourneraient naturellement au profit de nos
relations commerciales et de notre influence. Vous devez vous attacher
à obtenir du gouvernement haïtien l'exécution d'un projet à la réalisation
duquel il a lui-même tant d'intérêt. Si par des motifs de prudence et par
ménagement pour les susceptibilités de l'opinion nationale, il croyait
nécessaire d'ajourner encore l'accomplissement de cette réforme, vous
verrez du moins s'il n'est pas possible de l'amener à y suppléer
administrativement et jusqu'à nouvel ordre par des autorisations
spéciales d'acquérir des propriétés sur le territoire de la République."
[168]
Nous reviendrons plus loin sur les remarques concernant l'attitude
du gouvernement haïtien dans cette question, tout en cherchant à
comprendre cette interdiction et en montrant sa portée réelle.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 167

- le principe nationaliste

À des nuances près, le principe mis en cause a été maintenu dans


toutes les constitutions haïtiennes qui se sont succédé pendant plus d'un
siècle, de l'Indépendance à l'Occupation américaine.
On sait que le principe de l'interdiction a été formulé par Dessalines
dans sa proclamation du 28 avril 1804, c'est-à-dire dans les tout
premiers jours de l'organisation de l'État, en manière de complément à
l'Acte de l'Indépendance : aucun blanc, à l'exception du petit nombre de
ceux qui auront été reconnus dignes de la nationalité haïtienne, ne
pouvait être propriétaire foncier ou immobilier dans le pays. Renforçant
l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la souveraineté politique,
la loi fondamentale de l'État consacrera l'expropriation des anciens
colons et maîtres comme un acte de justice et de préservation nationale.
On sent l'exaltation de la victoire de l'ancien esclave sur l'ancien
maître qu'il venait de châtier, dans les propos – de Dessalines lorsqu'il
déclare, à propos des Français et autres colonialistes, "qu'ils ne sont pas
nos frères, qu'ils ne le deviendront jamais, et que s'ils trouvent un asile
parmi nous, ils seront les machinateurs de nos troubles et de nos
divisions."
Avec le temps, cette appréciation abrupte semble trop absolue.
Surtout si on l'interprète comme une exclusive sans nuance contre une
race d'hommes.
Mais en réalité l'histoire prouve que depuis le choc de 1492-1493 –
la dénommée découverte de l'Amérique -, l'appropriation de la terre
haïtienne et caraïbéenne par l'envahisseur espagnol, français, ou
yankee, se disant porteur de civilisation, a toujours servi au colonisateur
blanc d'instrument d'exploitation à outrance, de domination et
d'abaissement des masses indiennes ou noires.
[169]
Longtemps même après son indépendance, le peuple haïtien a vécu
isolé au milieu de pays où l'on reléguait l'homme noir dans une situation
d'infériorité avilissante. L'esclavage nègre n'a été aboli qu'en 1834 dans
les possessions anglaises des Antilles, en 1848 dans les colonies
françaises, en 1862 aux États-Unis, en 1886 à Cuba où l'abolition
décidée en 1868 par Cespedes avait été limitée à la zone contrôlée par
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 168

le gouvernement révolutionnaire... Les jeunes États latino-américains,


ses cadets et voisins, dont les dirigeants prétendaient se rattacher
culturellement à une humanité espagnole, ne lui manifestèrent aucune
solidarité ; d'ailleurs, arriérés et faibles, ceux-ci étaient en proie aux
mêmes troubles politico-économiques que lui. Les États-Unis
d'Amérique du Nord, parvenus au stade de l'impérialisme à la fin du
siècle, étaient plutôt à l'affût des occasions qui pouvaient naître dans le
bassin des Caraïbes, les suscitant au besoin, pour y instaurer leur
hégémonie ; Haïti sentit constamment leur menace d'envahissement,
notamment toutes les fois qu'ils tentèrent d'établir leur protectorat sur
la partie orientale de l'île, d'acquérir la presqu'île de Samana, de se faire
donner en bail le Môle Saint-Nicolas, d'occuper Alta Vêla, de s'emparer
de la Navase pour prendre son guano ; nous verrons plus loin leur
participation tardive mais décisive à la domination financière du pays.
Quant à l'Angleterre, et à l'Allemagne de plus en plus, elles se
préoccupaient essentiellement de reculer les limites de leur marché,
d'assurer davantage de débouchés sûrs aux produits de leur puissante
industrie.
En même temps, les Européens qui transitaient ou qui immigraient
en Haïti affichaient un complexe de supériorité intolérable.
Dans de telles conditions, il n'est pas étonnant que l'ensemble de la
nation haïtienne soit resté profondément attaché à la clause
dessalinienne de sauvegarde de la propriété nationale du sol. Cette
attitude correspond à un anti-colonialisme fondamental, qu'il ne faut
pas confondre avec une quelconque xénophobie ou avec du
chauvinisme. En effet, c'est une constante chez l'Haïtien de toutes les
classes sociales de laisser libre cours à son caractère hospitalier, quand
il ne se sait ni ne se sent pas menacé [170] par l'étranger. Les visiteurs
autres que les négrophobes du genre de Granier de Cassagnac ont
toujours noté la cordialité empreinte de dignité qui caractérise l'accueil
haïtien, de la simple et pauvre chaumière paysanne à la résidence
bourgeoise ou aristocratique cossue. Mais aussi ce peuple qui n'avait
pas oublié ses origines se méfiait et manifestait ouvertement son
hostilité envers l'Européen qu'il voyait arriver et s'installer chez lui en
conquérant. Les critiques acerbes dont l'accablaient ceux qui
véhiculaient l'idéologie dominante d'un monde qui se considérait
comme seul civilisé et prétendait justifier par le racisme son maintien
dans une situation de dépendance, alimentaient chez ce peuple une
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 169

réaction de rejet contre ceux qu'il soupçonnait de vouloir réintroduire


une néo-colonisation blanche qu'il assimilait au retour à l'ancien
régime.
Ainsi, aux yeux des masses populaires, de nouveaux propriétaires
fonciers étrangers ne sauraient être qu'un avatar des anciens colons que
la révolution des esclaves avait exterminés ou chassés et dont la
tradition orale leur dépeignait si bien les cruautés. Et une large portion
des classes possédantes elles-mêmes s'accordaient à considérer avec ces
masses que concéder la propriété de la terre aux étrangers revenait à
s'exposer à voir Européens et Yankees, perçus comme des
expansionnistes invétérés, redevenir à court ou à moyen terme les seuls
maîtres des biens ruraux et urbains les plus importants ; car ces derniers,
originaires de contrées économiquement plus développées, pouvaient
facilement s'appuyer sur de puissants moyens financiers, politiques et
militaires pour écraser les nationaux.
Ces préoccupations ont été clairement exprimées par les écrivains
nationalistes. Prenons des exemples.
Selon Edmond Paul, avocat et pionnier de l'industrialisation
nationale, le refus de la propriété terrienne au blanc étranger se justifie
pleinement. Il se justifie d'abord par le complexe de supériorité raciale
du blanc par rapport au nègre. Plus encore, même si ce préjugé
disparaissait, seuls devraient pouvoir acquérir la terre ceux qui
identifieraient leurs intérêts individuels avec les intérêts nationaux
haïtiens et qui poursuivraient la réalisation du but de la nation haïtienne
de "prouver [171] l'aptitude de toute la race noire à la civilisation".
Autrement ce pays deviendrait "un butin livré aux plus forts". Pour
Edmond Paul, répondant à ceux qu'il appelle les obsédés de "La
Civilisation" (sous-entendu : européenne –), "La civilisation est un
problème économique. La force civilisatrice d'un État réside dans ses
forces productives ; développez celles-ci et vous hâterez celles-là."
Vingt ans plus tard, en 1884, dans la brochure intitulée Haïti aux
Haïtiens, Louis Joseph Janvier, un adversaire politique d'Edmond Paul,
mais communiant avec lui dans le même nationalisme, s'élèvera à son
tour contre le débitage de la terre haïtienne que certains autour de lui
préconisaient alors sous prétexte d'attirer les capitaux européens et
nord-américains. Dénonçant l'implantation impérialiste européenne au
Moyen-Orient, il voudrait éviter à son pays les ravages de "la singulière
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 170

maladie qu'on pourrait appeler la furie de la civilisation" qui a attaqué


et perdu l'Égypte. Exprimant sa méfiance tant à l'égard des trafiquants
européens que des "chasseurs du million" nord-américains, il lance un
mot d'ordre encore d'actualité dans le mouvement patriotique haïtien ;
« Être ni vassaux, ni valets !" Il dira, dans une envolée passionnée : "Ce
lopin de terre où nous sommes les maîtres, et que nous garderons avec
un soin jaloux à nos arrière-neveux, nous l'avons payé trois fois. Nous
l'avons d'abord acheté dans la personne de nos ancêtres et payé de deux
siècles de larmes et de sueur ; puis nous l'avons payé d'une immense
quantité de sang, et puis encore nous l'avons payé de 120 millions en
argent "(la double dette coloniale). Il ne cessait de répéter : "Nous ne
pouvons sans honte abdiquer notre souveraineté sur aucun point du
territoire", ou encore : "Compter sur soi est la plus grande des forces."
Louis Joseph Janvier liait donc la question de la propriété foncière et
immobilière à la question de l'indépendance nationale même. Son anti-
colonialisme s'exprima notamment dans cette mise en garde contre les
menées du jeune impérialisme nord-américain qui trouvaient des échos
favorables plus encore dans la République Dominicaine voisine qu'en
Haïti ; "Nous autres Haïtiens occidentaux, disait-il, nous avons pour la
République fédérale toute sympathie et toute admiration, mais nous ne
voulons pour rien au monde que l'île d'Haïti devienne une colonie ou
même un État de la Confédération du Nord."
[172]

- le courant de pensée révisionniste

Les étrangers. Européens et Nord-Américains, que frappait et irritait


l'interdiction de posséder le sol haïtien et qui revendiquaient le droit
d'organiser eux-mêmes son occupation et son exploitation, affectaient
de l'interpréter comme une expression de la haine raciste du nègre
contre le blanc, comme une marque de jalousie de l'inférieur vis-à-vis
du supérieur. Ils la présentaient comme une abominable mesure
chauvine qui fermait la porte aux investissements étrangers et
perpétuait l'archaïsme de la société et de l'économie haïtienne. Ils
soutenaient parfois qu'elle empêchait l'immigration de travailleurs
étrangers, qui ne sauraient se résoudre à s'expatrier et à venir participer
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 171

au développement de l'agriculture haïtienne sans être assurés d'accéder


à la propriété du fonds agraire.
Les deux derniers arguments se retrouvent assez curieusement sous
la plume d'Haïtiens qui animaient ce qu'il faut bien appeler un courant
révisionniste cosmopolite.
C'est le cas, par exemple, d'Alexandre Delva, grand propriétaire
foncier intéressé à l'industrie (savonnerie), pro-européen, anti-
américain. Celui-ci publia en 1873 une brochure intitulée
Considérations sur l'article 7 de la Constitution d'Haïti. Ecœuré par les
troubles civils (il avait tout essayé, mais en vain, pour sauver son frère
Alfred du poteau d'exécution à la chute du président Salnave, en janvier
1870), il proposait passionnément d'accorder le droit de propriété
foncière et immobilière aux Français, Allemands, Anglais, qui, selon
lui, apporteraient "le rayonnement de la civilisation européenne". Il
soutenait que c'était le "seul moyen" de contrecarrer les "intérêts
annexionnistes des Américains" qui venaient de se manifester dans
l'État dominicain voisin.
La position extrême se trouve exprimée par Emmanuel Édouard,
intellectuel et homme politique, qui fut Ministre sous la présidence de
Salomon. Dans son Essai sur la politique intérieure d'Haïti, publié à la
Librairie Coloniale à Paris en 1890, Emmanuel Édouard en est arrivé à
soulever l'idée d'une abdication nationale si les intellectuels ne
parvenaient à résoudre les problèmes qui se posaient à leur pays. Posant
la question [173] nationale en termes politiques à l'instar de Louis
Joseph Janvier mais dans un sens diamétralement opposé, c'est un
homme désabusé qui écrit sur la terre d'exil : ''...Demandons le
protectorat d'un peuple blanc puissant plutôt que de continuera vivre de
notre vie si sombre ; à nous entredéchirer comme des chiens enragés,
d'autant plus qu'après avoir épuisé en luttes intestines toute notre
énergie, nous serons fatalement contraints à implorer un secours
extérieur."
À la même époque, on voit le juriste Joseph Justin, ami du
jurisconsulte français Glisson de l'Académie des Sciences Morales et
Politiques, qui écrit une Étude sur les Institutions haïtiennes, (Paris,
1894), et De la nationalité en Haïti (1905), avancer l'idée de jeter au
panier une interdiction devenue, à son avis, anachronique, pour "ouvrir
la porte à deux battants au bon élément étranger" : un pas de clerc sur
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 172

la voie qui l'amènera à proposer en décembre 1914, en tant que Ministre


des Relations Extérieures, le contrôle financier des États-Unis sur son
pays, déchaînant ainsi sur sa tête la colère populaire.
En 1898, c'est Frédéric Marcelin qui, constatant que les barrières
constitutionnelles et légales ne défendaient guère le pays contre les
exactions des agioteurs étrangers sur les valeurs mobilières (qu'elles ne
concernaient pas), n'en préconisait pas moins le renversement de ces
barrières afin d'encourager les investissements étrangers privés dans la
mise en valeur du sol.
Pour les mêmes raisons Anténor Firmin critique ce qu'il appelle
"notre xénélaxie immobilière" et prêche la révision. Ce courant est
majoritaire dans les débats qui se déroulent à la Société Haïtienne de
Législation, sorte de cénacle où se rencontrent les grands juristes et
avocats de la très cosmopolite bourgeoisie d'affaires : "On insista
beaucoup sur cette idée que la collaboration étrangère, indispensable à
la prospérité agricole, se trouvait éloignée par la règle prohibitive."
(Raymond Renaud).
Il faut donc croire qu'une véritable crise de nationalité gangrenait, à
la fin du XIXe et au début du XXe siècle, une importante partie de
l'intelligentsia à la fois éblouie par le rayonnement extérieur du
capitalisme européen et nord-américain, [174] désemparée devant
l'incapacité du système à enrayer ce que Roche Grellier a caractérisé en
1892 de "dépérissement de la richesse publique", et impuissante à faire
triompher un projet progressiste cohérent appuyé sur les forces vives
du pays et répondant aux besoins nationaux.
Il est quand même frappant que ceux qui argumentaient pour la
révision ne semblent pas avoir remarqué que la République
Dominicaine voisine, dont les dirigeants ont appelé avec une belle
constance les Européens et les Nord-Américains à venir blanchir leur
population et exploiter leurs ressources naturelles à titre de
propriétaires et de protecteurs, était encore plus troublée et toujours plus
économiquement arriérée que sa voisine occidentale.
Dans un plaidoyer pour le maintien de l'interdiction, accompagné
d'un exposé détaillé des dangers qu'entraînerait la révision, publié en
1874 sous le titre : "L'article 7. Lettre à Delorme, Édouard Pinckombe
reproche à ceux qu'il critiquait, de vouloir dépouiller le peuple haïtien
d'une arme qui, "quelque rouillée qu'elle soit, vaut mieux que rien".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 173

Une arme rouillée, c'est le cas de le dire. Car à la progression du


courant de pensée révisionniste a correspondu une politique
révisionniste d'abord réticente puis de plus en plus ouverte, en tout cas
aux effets certains.

- la politique de révision

Notons tout d'abord qu'il y a toujours eu des exceptions à la règle de


l'interdiction de la propriété foncière aux étrangers en faveur de
particuliers qui entraient dans les bonnes grâces des puissants de la
politique ; et cela, dès les premières années de l'Indépendance. Le
voyageur jamaïcain Richard Hill, dont le témoignage est corroboré en
l'occurrence par des passages des rapports des premiers consuls
français, en a cité des exemples, peu nombreux il est vrai. Mais au-delà
des exceptions, c'est l'évolution d'une tendance plus générale, d'une
orientation politique, que nous voulons suivre.
On peut signaler les bourgeons précoces d'une [175] tendance
politique à la révision dans les années vingt et trente du siècle dernier.
Plus d'une fois l'autocrate Jean-Pierre Boyer, non content de souscrire
en 1825 au paiement d'une dette coloniale à l'ancienne métropole,
promet à des Plénipotentiaires français qui le harcelaient, d'entamer le
processus devant aboutir rapidement à révoquer le principe dont se
plaignaient les étrangers. Il aurait même reconnu en privé que la
prospérité de son pays était à ce prix. Mais vivement accusé par ses
adversaires politiques et par l'opinion nationale unanime de vouloir
"vendre le pays aux blancs", il n'osa passer outre à l'hostilité générale.
Le climat de libéralisme consécutif au renversement de l'autocratie
boyériste en 1843 favorise à nouveau un léger affleurement de l'idée de
révision. Mais celle-ci, vigoureusement combattue, ne parvient pas à
s'accréditer.
Le courant révisionniste doit attendre les années 1860 pour trouver
une occasion apparemment propice à la réalisation de ses vœux. Avec
le Président Fabre Geffrard, lié aux milieux d'affaires de Port-au-Prince
et des Gonaïves, l'idée que l'exclusive prononcée depuis 1804 n'avait
plus sa raison d'être, prend corps chez une mince frange de bourgeois
et d'intellectuels petits bourgeois, qui espéraient s'associer à des
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 174

hommes d'affaires étrangers pour avoir leur part d'un système


capitaliste mondial à son stade industriel. Mais ce petit monde ne
constituait pas une majorité, même par rapport aux couches dirigeantes
divisées sur la question.
Un concert de protestation nationale oblige le gouvernement de
Geffrard à remettre aux cartons un projet dont le diplomate français à
Port-au-Prince avait persuadé le Président de la "convenance". Malgré
tout, ce gouvernement consentira de telles concessions sur le principe
qu'au fond, à partir des années 60, il est faux de prétendre que le point
en débat représentait toujours un obstacle réel aux investissements
étrangers dans l'agriculture et dans l'industrie haïtienne.
En effet, allant plus loin que Boyer, Geffrard fait voter et mettre en
application deux lois qui constituent un premier pas vers la révision.
[176]
La première, la loi Dubois du 30 octobre 1860, sur le mariage entre
Haïtiennes et étrangers, donne au mari étranger l'administration des
biens personnels de sa femme et des biens acquis dans le mariage. Les
témoignages concordent pour dire que les jeunes immigrants
allemands, que les familles aisées de Port-au-Prince se flattaient
d'accueillir dans leur sein en les mariant à leurs filles, en ont été sans
doute les plus grands bénéficiaires. L'impérialisme allemand prendra
ainsi solidement racine en Haïti, concurrençant sérieusement non
seulement les Nord-Américains, mais aussi les Anglais et les Français
qui avaient pris sur lui plusieurs années d'avance dans les affaires
haïtiennes.
La deuxième loi autorise l'exploitation des forêts et des mines sans
réserver de préférence aux nationaux. C'est à la faveur de cette loi que
dès 1862 Edmond Devèze, négociant français établi à Port-au-Prince,
obtient la concession pour dix ans de l'île de la Tortue, tandis qu'un
Nord-Américain, Saint-Cock Bernard, enlevait une concession
similaire pour l'Ile-à-Vaches, bien avant que l'île de la Gonâve soit
concédée en 1866 à Auguste Élie, ami et ancien Ministre de Geffrard.
Aux termes de la loi, les concessionnaires avaient la faculté d'exploiter
les forêts d'acajou, d'établir des plantations de coton et toutes autres
cultures qu'ils voudraient. Le gouvernement prélèverait 35 % brut sur
les coupes de bois et 1/6 sur les autres produits. La concession de la
Tortue, reprise plus tard par un anglo-haïtien du nom de Maunder marié
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 175

à la petite-fille de l'ancien président Boyer, se terminera mal pour


Haïti : à la suite de réclamations diplomatiques appuyées par une
démonstration navale anglaise, le gouvernement devra verser 32.000
livres sterling de dommages-intérêts à la veuve du concessionnaire.
Vers 1898, on trouve à la Tortue une société étrangère qui y exploite
l'acajou et le gaïac. Quant à la Gonâve, si après Élie c'est encore à des
Haïtiens qu'elle est concédée en 1890, en fait le groupe financier
désigné pour fournir les fonds de mise en exploitation se compose en
grande partie de négociants et de banquiers allemands.
C'est surtout après 1870 que le courant révisionniste, sans devenir
profond dans la population, gagne le plus [177] d'adeptes dans la classe
dominante. Un nombre croissant d'éléments de l'intelligentsia et de
politiciens professionnels en quête d'enrichissement facile et rapide
espéraient toucher de substantiels pots-de-vin ou de gros salaires grâce
à des concessions de terre de l'État et à la création d'entreprises
agricoles ou industrielles sur des surfaces qu'achèteraient des
capitalistes étrangers. De grands propriétaires fonciers absentéistes
s'attendaient à vendre à prix forts une partie de leurs dons nationaux
aux étrangers qui voudraient y installer des plantations. Des
spéculateurs s'apprêtaient à acheter des terrains pour les revendre avec
de confortables profits. Et les hommes au pouvoir, très sensibles à la
perspective de voir se multiplier leurs revenus qu'ils tiraient pour une
part importante, du pillage de la caisse publique, résistaient de plus en
plus difficilement aux pressions des créanciers de l'État, ces
commerçants et financiers étrangers fonctionnant dans le pays comme
des agents directs d'un capital financier extérieur en mal d'exportation.
Ainsi renforcé, le courant révisionniste lance, comme nous l'avons
vu, une campagne sans précédent et qui ne s'arrêtera plus, en vue de
parachever l'œuvre dite d'ouverture aux capitaux précédemment
esquissée sous la présidence de Geffrard. Dans un discours aux
Chambres Législatives en mars 1878, le président Boisrond Canal se
montre lui-même favorable à ce courant. Son successeur. Salomon,
franchira une nouvelle étape. Ce dernier, très conciliant à l'égard des
intérêts français, propose en 1883 au diplomate français en poste à Port-
au-Prince d'user de ses pouvoirs de Président d'Haïti pour provoquer la
révision ; mais le Quai d'Orsay avec Jules Ferry, d'autant plus réticent
que Salomon affrontait alors l'opposition armée des libéraux de Boyer
Bazelais, répond que "pour le moment, les étrangers sont moins
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 176

désireux d'acquérir des terres que d'obtenir (...) des garanties de sécurité
pour leur personne et pour leurs biens". De toute façon, le
gouvernement de Salomon avait déjà sérieusement ébréché l'arme de la
prohibition constitutionnelle par la loi du 28 février 1883 qui, dans son
article4, accordait le privilège de la nationalité haïtienne, avec droit de
propriété, sans restriction, aux usines, établissements, etc., qui seraient
fondés pour la préparation des denrées d'exportation. Auparavant il
avait accordé le même [178] privilège à la société française dénommée
Banque Nationale d'Haïti, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Les dernières années du siècle passé et le début de notre siècle sont
une période de prolifération des contrats concédant à des Américains,
des Français, des Allemands, des Anglais, ou à des Haïtiens leur servant
de couverture, le droit – généralement le privilège exclusif – de mettre
en coupe réglée telles parties du pays. L'exemple sans doute le plus
retentissant de ces affaires est le contrat Mac Donald. En 1910, cet
Américain obtient le privilège d'établir et d'exploiter des plantations de
figues bananes pendant 99 ans sur une étendue de vingt kilomètres de
chaque côté d'une voie ferrée allant du Cap-Haïtien à Port-au-Prince
par Grande-Rivière et Hinche d'une part, de Port-au-Prince au Cap-
Haïtien par Arcahaie, Gonaïves et Gros-Morne d'autre part, à construire
et à exploiter par un autre Nord- Américain du nom de John Creth
Marsh.
Bref, quand les troupes nord-américaines envahissent le territoire
haïtien en 1915 en application du corollaire Roosevelt de la doctrine
Monroe, le processus d'aliénation du sol au bénéfice d'intérêts privés
étrangers était déjà assez fortement engagé.
D'abord, en dépit du principe constitutionnel, des hommes d'affaires
étrangers résidant dans le pays, ont acquis terres et immeubles
d'exploitation, soit en les achetant au nom d'une tierce personne, soit
par le biais de créances hypothécaires, soit par emphytéose, ou de toute
autre manière, plus ou moins tolérés par des gouvernements dont ils
étaient les créanciers.
De plus, des dispositions législatives particulières prises à partir du
XIXe siècle, sous le couvert desquelles quelques francs-tireurs du
capitalisme étranger ont décroché de grandes concessions, ont
considérablement limité la portée de ce qui n'était dès lors qu'une
interdiction sur papier.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 177

Enfin les dernières réformes constitutionnelles du XIXe siècle


prévoyaient la naturalisation de plus en plus facile des étrangers. Dans
la pratique, elles ont ainsi ouvert la voie de la double nationalité à une
nuée d'aventuriers français, anglais, [179] allemands, etc., avec tous les
inconvénients possibles et imaginables pour la faible Haïti.
Selon toute apparence, la superficie ainsi aliénée est restée moins
grande que la propriété foncière et immobilière de l'État, des gros
agrariens nationaux, ou de l'ensemble des petits propriétaires paysans.
Mais le poids dans l'économie nationale des moyens de production ainsi
contrôlés par les intérêts étrangers était lourd. Des recherches
approfondies doivent permettre de le préciser ou tout au moins de
l'évaluer.
***
En résumé, le principe de soustraire la propriété et la direction de
l'exploitation du sol à des étrangers a été maintenu sous l'influence de
trois causes étroitement liées : les conditions spécifiques d'accession du
pays à la souveraineté nationale, l'environnement racial au milieu
duquel la nation devait évoluer, et par voie de conséquence, l'idée
ancrée dans le peuple de sauvegarder une liberté conquise contre des
maîtres étrangers racistes.
Mais sous les coups d'offensives renouvelées provoquées par la
pression du modèle occidental de croissance et de vie et facilitées par
l'incapacité de la classe dominante de promouvoir une nouvelle logique
de développement, la portée de ce principe a été de plus en plus
restreinte.
Malgré tout, lorsque l'impérialisme nord-américain aura établi
"manu militari" son protectorat sur le pays, l'un de ses premiers actes
sera de passer outre au principe nationaliste. En introduisant dans la
Constitution octroyée le 8 mai 1918 un article 5 qui décide que
l'étranger résidant en Haïti y possède le droit de propriété immobilière,
l'occupant a voulu signifier à tous que la néo-colonisation de 1716 allait
prendre son rythme de croisière. De fait, l'ère des "Haytian American...
Company" débutait. C'est-à-dire l'ère des plantations néo-coloniales de
figues bananes, de canne à sucre, de sisal, etc., précédées et
accompagnées d'arrachages d'arbres fruitiers sur des centaines
d'hectares, de dévastation de terrains d'abeilles, de dépossessions
massives de paysans.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 178

[180]

La castration du capital national

Retour à la table des matières

Si, contrairement à l'époque coloniale, la propriété foncière et


immobilière et l'exploitation directe de la terre ont échappé pour une
bonne part au capital étranger, celui-ci n'a cependant pas manqué
d'exercer sa domination sur la formation socio-économique haïtienne
par d'autres moyens économiques, financiers. Un nouveau partage des
"compétences" et des profits caractérise les relations de la nation
haïtienne avec le capitalisme étranger. Cette libre concurrence se
ramène à une rivalité profonde entre intérêts anglais, allemands, nord-
américains et français. Néanmoins, partie gagnante avec la charte néo-
coloniale acceptée à Port-au-Prince en juillet 1825 et révisée en février
1888 sous la pression du mécontentement populaire haïtien, la France
bourgeoise conservera globalement une position prépondérante dans
les affaires du jeune État, jusqu'au moment où, au début du XXe siècle,
elle sera détrônée par le jeune impérialisme nord-américain.

- la dette coloniale

Pendant tout le XIXe siècle, la France s'est constituée créancière


quasi exclusive d'Haïti, par suite de la dette coloniale contractée en
1825 et relayée par des emprunts successifs dans lesquels s'est
imprudemment engagé le jeune État. L'interminable liquidation de ces
dettes correspond à un drainage du capital national haïtien vers
l'ancienne métropole. Sur ce point, le chargé d'affaires britannique à
Port-au-Prince, Sir Spenser Saint-John, a vu assez juste en écrivant que
"cette maudite dette envers la France a causé la moitié des malheurs
d'Haïti".
Nous avons exposé plus haut pourquoi et dans quelles circonstances
le gouvernement de Boyer accepta de payer en argent d'anciennes
propriétés coloniales dont le sort avait été réglé plus de 20 ans
auparavant par la guerre de l'Indépendance puis par la loi fondamentale
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 179

de l'État. Au cours du demi-siècle suivant, le gouvernement français fait


de l'acquittement de cette [181] dette contestable le pivot de sa politique
envers Haïti. Le ministre des Affaires étrangères François Guizot
affirme en 1844 : "Notre principal intérêt en Haïti, la question qui pour
nous y domine toutes les autres, c'est l'accomplissement des obligations
pécuniaires contractées par la République envers la France, c'est le
paiement de l'indemnité coloniale." La plupart de ses prédécesseurs
comme de ses successeurs au Quai d'Orsay ont répété la même chose
en d'autres termes. Et de fait, la faveur ou la défaveur dont jouissait ou
souffrait un gouvernement haïtien auprès de la grande bourgeoisie
française au pouvoir, variait avec l'empressement ou la lenteur avec
lequel le jeune État expédiait ses millions à la Caisse des Dépôts et
Consignataires à Paris.
Accordée en principe pour soulager la misère des colons rescapés
de Saint-Domingue, démunis et rapatriés en métropole, cette rente
coloniale, qu'Haïti versa pendant un demi- siècle, allait servir en réalité
à alimenter des spéculations financières et à accroître l'accumulation du
capital en France.
Pour accélérer sa liquidation, l'État haïtien contracta auprès des
capitalistes français trois emprunts en cinquante ans : 30 millions de
francs en 1825, 15 millions en 1874, 50 millions en 1875. Les 24
millions du premier emprunt (les prêteurs ayant gardé 6 millions de
prime) passeront directement des caisses des banques Laffitte,
Rotschild, Lapanouze, Hagerman, Blanc-Colin et du Syndicat des
Receveurs Généraux, à la Caisse des Dépôts et Consignations à Paris.
Afin d'éviter les transes mortelles que leur causaient les
embarquements périodiques des caisses d'or et d'argent au vu de la
population irritée de la capitale, les dirigeants haïtiens et le consulat
général de France à Port-au-Prince adoptèrent dans les années
cinquante une combinaison qui ouvrait une vanne d'enrichissement aux
hommes d'affaires étrangers : au lieu d'acquitter les droits de douane
comme prévu par la loi en devises fortes dont le Trésor avait besoin
pour asseoir la monnaie nationale, les négociants consignataires se
libéraient par des traites sur Paris, Liverpool, Londres, Anvers, Boston.
Leurs correspondants négociaient ces traites à leur avantage avec la
Caisse des Dépôts et Consignations. Quand il fallait solder les [182]
fréquents arriérés, le gouvernement haïtien se faisait "rançonner" (le
mot est du Plénipotentiaire français Aubert Dupetit Thouars) par les
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 180

négociants consignataires étrangers, qui lui avançaient des traites à long


terme à des taux usuraires.
La nécessité de liquider cette dette a amené par ailleurs les dirigeants
haïtiens à lever des contributions qui aggravaient la situation des
masses paysannes. L'impôt du cinquième sur le café contribua pour
beaucoup au mécontentement populaire contre le gouvernement de
Soulouque. À la chute de l'Empire, il sera remplacé – subterfuge – par
un droit fixe (toujours sur le café), puis par une taxe additionnelle sur
les importations et les exportations, etc. À ces impôts s'ajoutaient les
émissions d'un papier-monnaie décrié "qui empêchait le cultivateur de
savoir au juste la contre-valeur qu'on lui offrait pour le produit de ses
travaux" (Anténor Firmin).
Les difficultés de paiement ont fourni à la France l'occasion
d'émettre en 1843 l'idée d'occuper en garantie une portion du territoire
haïtien qui serait le Môle Saint-Nicolas ou la presqu'île de Samana ;
mais cette prétention, vivement repoussée à Port-au-Prince, n'eut pas de
suite. Plus tard, en 1850, le créancier français songera à exercer un
contrôle rigide sur les finances haïtiennes, mais le gouvernement de
Soulouque avec pour grand argentier Salomon ne s'y prêtera point.
Évidemment, toutes les couches nationales réprouvaient la dette
coloniale. L'indemnisation des anciens colons leur paraissait odieuse,
la charge imposée était trop lourde. Les classes possédantes ne se
réjouissaient nullement de la réduction imposée à leurs rentes et à leurs
profits pour satisfaire les appétits de l'ancienne métropole. Les classes
populaires l'abhorraient encore davantage, car les classes laborieuses
étaient les premières, et en dernière analyse les seules, à en supporter
réellement le poids.
Quant aux dirigeants politiques, obligés de tenir compte du
sentiment national et de la faiblesse des ressources financières de l'État,
ils durcissaient quelquefois leur position sur la question. Mais, loin de
rejeter le principe de ce que des nationalistes et autres opposants
appelaient "le honteux tribut", [183] ils se sont bornés à réclamer tout
au plus une diminution du montant initial et de nouveaux modes de
paiement. C'est ainsi qu'après de longs démêlés, la somme fut réduite
en 1838 à 90 millions dont le solde de 60 millions était payable en 30
annuités mais ne sera payé qu'en 40 ans avec beaucoup de péripéties.
Dans cette affaire, les dirigeants politiques ont cédé aux pressions de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 181

l'ex-métropole à contrecœur. Ils l'ont fait, non pas tellement parce qu'ils
croyaient juste de dédommager les anciens colons, qui n'existaient plus
dans les dernières années de la liquidation, ni vraiment parce que la
population aurait craint les démonstrations navales que le représentant
français promettait en toute occasion. Ils ont courbé l'échine dans la
mesure où leurs intérêts politiques de groupe social dominant ne
coïncidaient pas avec l'intérêt national.

- les emprunts, la Banque, les indemnités

La république n'avait pas fini d'être délestée de son argent pour


payer sa décolonisation – et par conséquent retarder son développement
—, qu'elle tombait dans les bras de l'impérialisme étranger.
De tout temps, le gouvernement haïtien s'est abandonné à emprunter
de l'argent à des taux usuraires aux capitalistes installés dans le pays,
auxquels ils consentaient en retour des franchises douanières. Ils y
étaient acculés par la pratique permanente de dilapidation de la caisse
publique, par les dépenses militaires inconsidérées, en plus des
exigences du paiement de la dette coloniale.
À partir du dernier tiers du XIXe siècle, cette situation s'aggrave.
Non seulement les mêmes causes d'endettement persistent et
deviennent même plus aiguës, mais encore le gouvernement confronte
d'impérieux besoins d'argent pour désintéresser un nombre croissant
d'immigrés européens et nord-américains protégés par leurs
gouvernements, qui se plaignent d'être lésés, et pour financer toute une
série de travaux publics. C'est ainsi qu'en 1905, le montant des
emprunts intérieurs s'élève à plus de 13 millions de piastres-or. Chiffre
en augmentation constante.
[184]
Or les créanciers du gouvernement se recrutent essentiellement
parmi les étrangers, nettement dominants dans la bourgeoisie d'affaires.
En 1886, ils s'organisent en un tout- puissant ''syndicat financier'', où
les Allemands semblent occuper une place prépondérante. En 1886, on
ne trouve dans le syndicat financier que deux noms d'hommes d'affaires
haïtiens, qui ne faisaient pas du tout le poids à côté des Olivier Cutts et
Co., Th. Luders et Co., Simmonds frères et Co., Weber et Co., G. Keitel
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 182

et Co., Steinbrugge et Co., d'Aubigny et Co., Miot/Scott et Co. En 1910 ,


quand le gouvernement d'Antoine Simon décide de racheter les 15
millions de dollars de la dette intérieure, seulement 500.000 dollars de
titres appartiennent à des porteurs haïtiens, et Antoine Pierre-Paul, à
l'époque député et jeune supporter de ce gouvernement nous dit : "Un
Allemand habitant Port-au-Prince, qui en plusieurs occasions nous a
menacés de l'intervention de son gouvernement, touchait des intérêts
sur 700.000 dollars de consolidés ; un autre en avait 400.000. Toute la
Dette Intérieure constituait des rentes au profit des étrangers."
Mais les emprunts intérieurs ne rapportaient point assez d'argent au
gouvernement et le capital financier européen offrait ses services.
Alors, à partir de 1874, le gouvernement haïtien s'engage dans la voie
combien dangereuse des emprunts extérieurs auprès des banques
privées françaises.
Ces emprunts extérieurs sont consentis à des conditions ruineuses
pour l'État et merveilleuses pour les capitalistes allemands et français :
versement par le prêteur des 3/5 d'un capital qui devait lui être
remboursé à 100 %, taux d'intérêt réel de 15 à 30 %, hypothèque sur les
ressources nationales. Edmond Paul, qui pourtant ne devait pas ignorer
la loi de la jungle impérialiste, s'étonne de "ce mode d'apporter ses
capitaux à une pauvre nation trébuchant dans les voies qu'elle se
cherche et dont l'avenir est l'objet de si peu de souci qu'on lui prête à
15 % d'intérêt l'an, un capital de 500 francs, dont on ne verse soi-même
que 299 francs, encore que l'on sache que les 3/5 de ce restant vont être
dissipés ça et là."
L'histoire des relations internationales d'Haïti à partir de la fin du
XIXe siècle est tissée de querelles au sujet de [185] l'emprunt Domingue
de 1875, de l'emprunt de 1896 dit de 50 millions, de l'emprunt extérieur
dit 5 % Or 1910 de 65 millions de francs. Au 31 décembre 1916, le
solde de la dette extérieure, correspondant au solde de ces trois
emprunts contractés sur la place de Paris, est de 120.296.060 francs,
avec un retard de 15.296.060 francs sur le capital des emprunts de 1875
et de 1896. Ce solde est détaillé comme suit :

Emprunt 1875 dit emprunt Domingue 19 252 560 francs


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 183

Emprunt 1896 de 50 millions 37 638 500 francs


Emprunt 1910 5 % Or 64 021 000 francs

***
Des difficultés surviennent avec la Banque Nationale d'Haïti fondée
en 1881 et devenue en 1910 la Banque Nationale de la République
d'Haïti. L'économiste haïtien Joseph Châtelain a fait une belle étude de
cette institution. Nous nous bornerons à rappeler brièvement quelques
aspects fondamentaux d'une histoire mouvementée.
Cette banque a été constituée en société anonyme française, avec
son siège social à Paris et son principal établissement à Port-au-Prince.
En la créant, le gouvernement de Salomon se proposait de doter le
pays d'un instrument qui permettrait d'établir les finances publiques sur
des bases solides en éliminant l'agiotage et la fraude fiscale pratiquée
alors sur la plus grande échelle. Privilèges exceptionnels : le droit de
propriété immobilière refusé jusqu'à cette date aux étrangers lui est
accordé ; le service de la Trésorerie lui est confié, ainsi que le monopole
de l'émission des billets de banque.
En réalité, les principes d'action et la pratique de cette banque
justifient les craintes qui, dès 1880, sont formulées par la voix
d'Edmond Paul en ces termes : "On rend l'État le commensal d'une
personne morale qui, comme un sultan siège à Paris et aura le pouvoir
de nous transmettre des décisions par dés vizirs." Notons que parmi ces
vizirs, c'est-à-dire le conseil d'administration de la banque, figurent des
éléments de la [186] bourgeoisie d'affaires, tel cet Emile Simmonds,
homme d'un grand crédit auprès du président Salomon.
Les relations entre la banque et l'État, ponctuées par les scandales
de l'institution et les mesures conservatoires et les coups de force du
gouvernement, prennent un caractère conflictuel permanent.
Il n'est pas question de relater ici ces scandales suffisamment
connus, comme la retentissante affaire des mandats en 1883 et la grosse
affaire de la consolidation en 1903, qui ont entrainé le procès et la
condamnation de membres du conseil d'administration et de hauts
fonctionnaires de l'État, ainsi que des incidents diplomatiques.
Signalons qu'avant ces scandales, et déjà un après la fondation de la
banque, le gouvernement avait constaté un déficit de 78.000 dollars
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 184

(une bagatelle ?) dans l'encaisse-or, mais qu'il n'avait pas fait ébruiter
la chose pour ne pas discréditer une institution qu'il venait d'imposer au
pays.
Plus d'une fois, devant la défaillance de la Banque, trésorière de
l'État mais qui laissait l'administration empêtrée dans des embarras
financiers, le gouvernement lancera des émissions de papier-monnaie
malgré le privilège de la banque et les protestations de celle-ci.
Ainsi que l'a écrit Perceval Thoby, la banque "faisait payer très cher
au peuple haïtien le moindre service qu'elle prétendait lui rendre". Et si
elle ne réglait pas bien les affaires de l'État, il en était différemment des
siennes propres : les bénéfices nets et les dividendes distribués ont plus
que doublé de 1884 à 1888 et sont en progression constante.
Au début de ce siècle, à la suite de l'affaire de la consolidation, le
président Nord Alexis casse les reins à la banque qu'il qualifie de
friponne et à laquelle il enlève définitivement le service de la Trésorerie
et le privilège d'émission déjà fictif.
De nouvelles négociations engagées avec les concessionnaires par
le gouvernement d'Antoine Simon aboutissent en 1910 à la formation
de la Banque Nationale de la République d'Haïti, avec un groupe
franco-germano-américain créé autour de la Banque de l'Union
Parisienne. A cette institution sont accordés [187] les mêmes privilèges
qu'à son prédécesseur. Le fait nouveau est qu'en obtenant de force une
participation – qui va s'accroître – dans la nouvelle banque, le jeune
impérialisme nord-américain acquérait un atout majeur pour assurer la
relève de la finance européenne en Haïti.
***
Il faudra peut-être présenter le bilan des nombreuses indemnités que,
par la voie des réclamations diplomatiques appuyées par le chantage à
l'intervention de leurs forces navales, les puissances capitalistes,
Allemagne, France, Grande-Bretagne, États-Unis, ont soutiré à la jeune
Haïti en dédommagement de leurs ressortissants engagés trop à fond
dans les affaires intérieures de ce pays. C'est une étude à faire.
Quelques chiffres permettent en tout cas d'avoir une idée de
l'énormité de ces prélèvements. En 1883, Louis Joseph Janvier évalue
à 80 millions de francs le montant des sommes ainsi pompées du Trésor
public en un demi-siècle, outre la dette coloniale qui a absorbé pas
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 185

moins de 120 millions. Or dans les années soixante-dix et les premières


années quatre-vingts, la belle époque des réclamations et des
indemnités commençait à peine. Frédéric Marcelin est sans doute au-
dessous de la vérité en les estimant à 2.500.000 dollars de 1879 à 1902.
Indubitablement, les fréquentes ponctions pratiquées sur le budget
de la jeune nation sous forme de 32.000 livres sterling par ci (affaire
Maunder), de 15.000 dollars (affaire Batsh) ou de 125.000 dollars
(affaire Peters par là, etc., ont rendu infiniment plus douloureuse
l'opération sans anesthésie de castration du capital national et ralenti
encore davantage le développement du pays.

- la dépendance commerciale

Les gouvernements mettent souvent au premier plan de leurs


préoccupations la défense des intérêts de leurs nationaux engagés dans
le commerce international. C'est surtout dans le cadre de leur expansion
commerciale que s'inscrivait [188] l'intervention des grandes
puissances en faveur de leurs ressortissants en Haïti, où ceux-ci
s'orientaient essentiellement vers les affaires commerciales (y compris
le commerce de l'argent).
Il faut rappeler que si l'économie haïtienne était sous la coupe du
Bord-de-mer, les grands négociants et banquiers étaient presque
exclusivement des étrangers. C'est que, comme les possédants haïtiens
eux-mêmes, les Européens immigrés dans ce pays se sentaient
particulièrement attirés par les transactions commerciales, plus
propices aux "bonnes affaires", c'est-à- dire à l'entassement rapide de
grosses fortunes aux moindres frais. Ils ont vite compris que dans une
formation socio-économique composée de travailleurs taillables et
corvéables à l'administration corruptible, avec un État parasitaire,
l'homme de négoce tiendrait inévitablement le haut du pavé.
Sans doute les négociants consignataires et banquiers étrangers se
plaignaient, et vivement, d'être astreints à payer des loyers plus cher à
cause de leur qualité d'étranger, et de n'avoir pas le droit, en principe,
de posséder des immeubles. De plus ils s'insurgeaient, non pas contre
l'obligation de solliciter une licence dont la loi dispensait les nationaux
et que le chef de l'État délivrait généralement sans difficulté, mais
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 186

contre les frais de patente discriminatoires auxquels la loi les


assujettissait, ainsi que contre l'interdiction aux étrangers de se livrer au
commerce de détail, d'ailleurs pas toujours maintenue.
Les frais ainsi incriminés ralentissaient peut-être le rythme
d'enrichissement des francs-tireurs, très nombreux, qui ne possédaient
que peu ou pas de capitaux ou de crédit ; ils rognaient sûrement sur les
profits de tous. Mais ils ne gênaient pas sérieusement les solides
succursales (Baudin, Osler, Weber, Lloyd, etc.) ou commandités des
maisons d'Europe ou des États- Unis, de même que tous les gros
créanciers du gouvernement ; au contraire, ceux-ci bénéficiaient de
l'espèce de sélection naturelle ainsi pratiquée. Il était d'ailleurs plus
facile à des Français, Anglais, Nord-Américains, Allemands, qu'à des
Haïtiens, de s'aboucher avec des capitalistes de leurs pays respectifs,
afin d'obtenir des crédits, des conditions de paiement, qui rendaient
possible une accumulation rapide et soutenue de leurs profits.
[189]
Loin d'occasionner une sensible augmentation du nombre des
consignataires nationaux, les droits de patente discriminatoires eurent
pour effet le plus direct l'accroissement des prix des marchandises
importées. Les différents frais, ainsi que les droits d'importation,
devenaient au bout du compte un impôt établi sur le consommateur. Le
haut commerce pouvait et savait calculer ses profits de telle sorte qu'en
définitive les impôts, les variations du prix des denrées sur le marché
européen... ne pesaient que sur le petit produit et l'économie nationale.
Quant à la double interdiction de se livrer au commerce de détail et
d'acquérir des immeubles, elle n'était qu'un coup d'épée dans l'eau.
Depuis les premières années de l'Indépendance, et de plus en plus, les
étrangers les tournaient, soit par des associations avec des nationaux,
soit par l'usage de prête- noms. Avant même que la loi Dubois ait
autorisé le mariage entre Haïtiennes et résidents étrangers. Allemands
et Anglais épousaient devant leurs consuls des femmes du pays (qu'ils
choisissaient d'ailleurs parmi la branche mulâtre des couches
possédantes au pouvoir), tandis que les Français contractaient l'union
libre avec elles. Ce type de liaison permettait aux Européens d'acheter
des immeubles au nom de leurs épouses ou concubines. Après l'achat,
la femme signait une obligation s'élevant à la valeur de l'établissement
ou de l'immeuble sur lequel l'Européen prenait une hypothèque. Dans
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 187

le cas de prête-nom, par exemple, un commis haïtien se présentait


comme le négociant ou le marchand chez qui le véritable négociant,
étranger, figurait comme commis. Pour cette raison l'administration
chargeait les commis étrangers, de négociants haïtiens, d'un droit de
patente plus lourd que celui à acquitter par les négociants consignataires
nationaux ; cependant, ce droit restait inférieur à ce que le consignataire
étranger en tant que tel aurait eu à payer.
Les Haïtiens ne cessent d'évoquer le cas des syro-libanais qui,
arrivés gueux dans le pays à la fin du siècle dernier et au début de notre
siècle, ont vite occupé de solides positions dans la bourgeoisie
commerçante, au point de provoquer à une certaine époque un assez
fort mouvement d'antisémitisme. Mais c'est dès 1826 qu'un journal
port-au-princien la Feuille du Commerce, [190] souligne avec aigreur
que des étrangers débarqués dans le pays "n'ayant que le juste au corps,
et d'autres sans caleçon ni pourpoint de rechange, pour ainsi dire",
parviennent peu de mois après à "entretenir à grands frais chevaux à
l'écurie, voiture sous la remise, et maîtresses jeunes et jolies qu'ils
meublent élégamment...", malgré leur droit de patente quadruple de
celle de l'indigène.
Quoi qu'il en soit, dans toutes les villes du pays, les devantures des
plus puissantes maisons du Bord de mer s'ornaient de noms
d'Européens et de Nord-Américains dont les activités et les démarches
allaient à l'encontre du développement national. Dans sa recherche du
profit maximum cette bourgeoisie commerçante cosmopolite tend à
bloquer l'industrialisation nationale et à perpétuer la dépendance
économique en généralisant l'usage de marchandises importées que la
population aurait eu avantage à produire ou à remplacer par des produits
locaux équivalents.
***
D'une manière générale, le jeune État a subi les conditions de
l'échange inégal. Nous avons abordé dans un chapitre précédent la
question du déséquilibre profond entre les exportations de denrées
agricoles aux prix avilis contre les importations de produits
manufacturés. Notons ici que cette inégalité est accentuée par le fait que
Haïti ne possédait pas de marine marchande et que, par conséquent, le
bénéfice du fret allait à ses fournisseurs et clients nord-américains,
anglais, français, germaniques.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 188

La bourgeoisie française avait définitivement perdu sa position avec


la fin du monopolisme exclusif de l'époque coloniale. Haïti refusa de
supporter au-delà de l'année 1830 ce succédané du Système de
l'Exclusif que constituait le privilège du demi-droit prévu dans
l'ordonnance de Charles X du 17 avril 1825. Le raidissement des
cultivateurs, des propriétaires fonciers et des commerçants haïtiens
obligea le commerce français à se rabattre sur son appartenance au
statut de nation favorisée, tout en continuant sans grand succès, à
rechercher des privilèges spéciaux.
[191]
La concurrence anglo-saxonne et, plus tard, allemande, n'a pas
permis au commerce de l'ex-métropole de redevenir maître du
débouché haïtien, malgré l'engouement conservé dans la population
pour les "produits de luxe" français, pour les "articles de Paris".
La prépondérance nord-américaine dans l'approvisionnement de la
jeune nation, notamment en produits alimentaires et en matériaux de
construction, s'affirma de plus en plus. Callisthènes Fouchard, homme
d'affaires qui a occupé longtemps le poste de Ministre des Finances,
aura pu vérifier que les provisions américaines formaient "le principal
commerce d'importation" du pays. L'économiste Schiller Thébaud a
rassemblé les chiffres suivants indiquant les pourcentages des
provenances des États-Unis dans les importations d'Haïti :

1859 55 %
1861 40 %
1862 48 %
1863 45 %
1877 44 %
1891-92 66 %
1892-93 70 %
1893-94 71 %
1896-97 67 %
1905-06 59.7 %
1907-08 70.2 %
1911-12 73.3 %

Mais parallèlement, les exportations vers les États-Unis baissaient.


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 189

Cependant, la France exerçait un grand ascendant sur l'économie


haïtienne en tant que principal acheteur du principal article
d'exportation de ce pays. À l'inverse des rapports avec les États-Unis,
la balance commerciale franco-haïtienne paraît favorable au jeune État,
à en juger par le tableau décennal ci-après.

Périodes Importations Exportations Différence


françaises en Haïti haïtiennes en France en faveur d'Haïti
1825-34 53 % 47 % -6
1835-44 44,27 % 55,73 % +11.46
1845-54 39,4 % 60.6 % +21.2
1855-64 27,5 % 72,5 % 445
1865-74 20.65 % 79.35 % +58.7
1875-84 24,52 % 75,48 % +50.96
1885-94 16,9 % 83,1 % +66,2
1895-1904 16,1 % 83,9 % +67,8
1905-1914 16,47 % 83,53 % +67,06

[192]
Mais en réalité, Haïti n'obtenait aucune compensation en numéraire.
L'argent restait en Europe pour payer les dettes multiples contractées
par le gouvernement haïtien et par la bourgeoisie d'affaires haïtienne.
Ou bien encore, cette même bourgeoisie campée dans les ports d'île
accumulait dans les banques européennes ou réinvestissait dans des
entreprises en Europe. Enfin une partie servait à payer les provisions et
autres marchandises importées des États-Unis.
Ainsi, loin d'être un moteur de croissance, ce type de rapports
commerciaux d'Haïti avec les grandes puissances capitalistes renforçait
la dépendance du jeune État, et jouait un rôle de frein dans son
développement, au même titre que la lourde dette coloniale, les
emprunts léonins qu'il a contractés et les indemnités de toute sorte que
ses dirigeants ont consenti à verser périodiquement sous la menace du
canon.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 190

[193]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 7
MINICROISSANCE
SANS DÉVELOPPEMENT

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 191

[194]

la production et ses insuffisances [195]


- les termes de l’échange comme signe [195]
- la production et exportation [197]
- la production et ses carences [199]
les mouvements de l’économie de 1820 à 1915 [206]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 192

[195]

La structure économique dans laquelle les moyens de développer la


richesse nationale se trouvaient à la discrétion d'un petit nombre de
maîtres absentéistes de la terre, seigneurs de la guerre civile, de
connivence avec une bourgeoisie d'affaires cosmopolite, engendra, en
interaction avec l'arriération des forces productives, le piétinement de
la production, tout au plus une croissance insuffisante.

La production et ses insuffisances

- les termes de l’échange comme signe

Retour à la table des matières

Un signe de la faiblesse de la croissance du jeune État : la


disproportion entre les termes de ses échanges internationaux. Contre
une cinquantaine de catégories de marchandises qu'elle importait, Haïti
ne parvenait à aligner en tout et pour tout qu'une quinzaine d'articles à
l'exportation ; parmi ces derniers, une huitaine ne figuraient sur les
tableaux des douanes qu'en des quantités et pour des valeurs
insignifiantes.
À l'importation, les produits manufacturés occupaient une place
capitale tandis que les objets de consommation naturels et les matières
premières n'y pesaient pas lourd. Dans les [196] provenances
françaises, la part prise par le premier groupe de produits varie entre 80
et 90 %, et entre 9 % et 20 % pour le second groupe. En voici des
exemples :
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 193

Composition des exportations de la France vers Haïti


(en valeur)
Années Produits manufacturés Produit naturels
1829 79,94 % 20,06 %
1846 90,8 % 9,2 %
1880 90,6 % 9,4 %
1913 882,75 % 17,25 %

Au contraire, les cargaisons de sortie ne comportaient pas de


produits industriels. Elles se composaient de denrées coloniales. Avant
tout, des objets de consommation naturels (dans la proportion de 70 à
90 % des exportations vers la France), et secondairement des matières
premières agricoles.

Composition des provenances d'Haïti en France


(en valeur)
Années Produits de Matières Objets
consommation premières manufacturés
naturels
1829 74,7 % 25,2 % 0,1 %
1846 50,7 % 448,8 % 0,5 %
1858 54,1 % 45,6 % 0,3 %
1875 71,6 % 28,4 % 0,01 %
1890 78,8 % 20,98 % 0,22 %
1913 90,5 % 9,1 % 0,4 %

De plus, parmi les marchandises importées des États-Unis, les


produits semi-fabriqués (comestibles, matériaux de construction),
entraient pour une très large part.
Cela illustre l'arriération économique et la non- industrialisation
d'Haïti.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 194

[197]

- production et exportation

Mais cela autorise-t-il à affirmer que le premier siècle


d'indépendance a été une période de stagnation de la production, ou
encore à conclure à l'inefficacité sinon à la nocivité de la décolonisation
sur le plan économique ?
Pour soutenir un tel point de vue, on oppose traditionnellement les
chiffres des exportations de Saint-Domingue à l'apogée de l'époque
coloniale (dernier tiers du XVIII e siècle), aux exportations
statistiquement contrôlées d'Haïti au XIXe siècle qui sont nettement
plus faibles. Mais cette comparaison est dénuée de fondement.
D'abord, il n'est pas superflu de rappeler, sur le plan social, qu'à
Saint-Domingue les richesses étaient produites au prix de l'exploitation
la plus rigoureuse de la main-d'œuvre esclave au profit exclusif de
quelques centaines de colons ou propriétaires coloniaux et de la
métropole. Or, acquit indéniable de la révolution, dans l'Haïti
indépendante on ne fondait plus de prospérité à des conditions aussi
inhumaines et aussi injustes. La nouvelle structure économique restait,
certes, en deçà des espérances qu'a soulevées la révolution haïtienne,
mais elle constituait quand même un progrès notable par rapport à
l'ordre colonial esclavagiste. Même frustrés d'une part importante de
leur victoire, les paysans et autres travailleurs, héritiers des anciens
esclaves autolibérés à la fin du XVIII e siècle, manifestaient la volonté
non point de revenir à l'ancien régime, mais d'aller de l'avant.
Et sur le plan proprement économique ? La production coloniale,
complètement subordonnée à la demande du marché métropolitain et
d'autres marchés européens, sortait de Saint-Domingue dans sa quasi-
totalité. C'était à peine si une faible proportion de production vivrière
aidait à maintenir la force de travail des esclaves. La consommation
coloniale demeurait essentiellement tributaire des fournitures
métropolitaines. Au contraire, Haïti indépendante a tiré de son sol des
moyens d'existence propres. Malgré les obstacles élevés par les classes
dirigeantes, le peuple majoritaire des campagnes a accordé la priorité
aux cultures destinées à satisfaire les besoins de consommation locale.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 195

[198]
Faute de statistiques, il est presque impossible de chiffrer la
production depuis l'Indépendance. Cependant, c'est une erreur de
ramener cette production aux seules denrées exportées vers les grands
pays industriels.
Tout d'abord, les échanges avec les îles voisines, auxquels se
livraient les caboteurs, ne doivent pas être négligés. Ils occupent peut-
être une place modeste ; mais on connaît mal leur progression.
De plus, il faudrait pouvoir évaluer l'accroissement de la
consommation nationale des denrées dites d'exportation. Les
statistiques ne nous renseignent que sur les quantités de ces denrées
contrôlées par les douanes. Or, certainement les quantités consommées
dans le pays sont considérables, sans compter celles sorties
clandestinement. Par rapport à l'époque coloniale, d'une part le paysan
haïtien, grand buveur de café sucré, avait toute latitude pour effectuer
au jour le jour des prélèvements en nature que son ancêtre esclave ne
pouvait se permettre, d'autre part la population s'est multipliée par deux
en un demi-siècle et par trois en un siècle.
Mais surtout, il importe de retenir que le passage de la production
coloniale à la production nationale se caractérise par le grand
accroissement de la production vivrière. Débordant largement le cadre
étroit des "places à vivres" traditionnelles de l'époque coloniale, la
culture vivrière couvrait une notable superficie des espaces
antérieurement réservés aux denrées d'exportation, en même temps
qu'elle envahissait les mornes nouvellement défrichés par les petits
cultivateurs fuyant les contraintes de l'habitation semi-féodale. Dans
son rapport annuel du 7 juillet 1840 au Président d'Haïti, le général
Bonnet, commandant de l'arrondissement de Saint-Marc, signale que
"La culture des grains est la plus grande richesse de la plaine de
l'Artibonite..." ; il note que si la récolte en coton et en café a été
médiocre, "celle des grains, du petit mil surtout, a été abondante". Le
tableau des propriétés rurales dans la commune des Cayes, présenté en
janvier 1840 par le général Borgella indique, sur un total de 1774
habitations, 142 en cannes, vivres et grains de toutes espèces, 1108 en
caféiers et vivres, 7 en caféiers et coton, [199] 125 en vivres seulement
2 en fourrages, le reste en mauvais état. Mais on ne peut pas préciser
les superficies.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 196

- la production et ses carences

a) la production vivrière

Dans le domaine de la culture vivrière, la banane plantain a pris une


grande extension. Dans l'alimentation, elle est la "ressource infaillible
et indispensable" (ELDIN, 1878). Consommée comme légume, verte
ou mûre, elle remplace le pain. On y supplée ou on l'alterne avec les
diverses variétés de patates, l'igname rouge ou blanche, le manioc
doux. Le manioc amer est utilisé pour fabriquer la cassave suivant la
technique léguée par les aborigènes.
Plus considérable encore a été la culture du maïs, la grande céréale
populaire haïtienne, qui abonde sur les marchés ruraux et urbains, à
l'instar du petit mil ; sa consommation, quotidienne et selon diverses
préparations, est tellement courante que la malice populaire l'a baptisé
"fok sé li" (littéralement : il faut que ce soit lui). Il en est de même des
divers haricots ou pois : pois rouges surtout, entrant dans la préparation
du "riz ak pois" national, pois nègres aussi, pois de souche, pois congo.
Les rizières également se sont développées dans les "lagons", mais avec
beaucoup moins d'ampleur que les cultures précédentes.
Cependant, la culture vivrière ne suffisait point aux besoins
alimentaires de la population. En 1860-61, la guerre de Sécession aux
États-Unis fait craindre une disette ; et effectivement, à partir de mars
1861, les provisions manquent en Haïti par suite de la rareté des
arrivages des États-Unis. À la campagne comme dans les centres
urbains, farine de blé, biscuits, morue, harengs saurs ou salés, poissons
salés, mantègue, et d'autres comestibles, en provenance des États-Unis,
étaient restés des éléments de base de l'alimentation. C'est que, s'il
existait de grandes possibilités de pêche, si l'extension des champs
d'"herbe de guinée" favorisait l'élevage, des habitudes de
consommation prises à l'époque coloniale n'en persistaient pas moins.
Les guerres civiles féodales, dans lesquelles on embrigadait de force les
paysans qu'on enlevait alors au travail agricole, parachevaient [200] la
satellisation de l'économe haïtienne que la structure agraire archaïque
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 197

et la domination du bord-de-mer, hanté par le souci d'accumuler des


profits, provoquaient en profondeur.

b) la canne à sucre

Il convient de se pencher sur le changement intervenu dans la


production et l'utilisation de la canne à sucre.
On a traditionnellement mis l'accent sur le grand déclin de la
production sucrière et sur la quasi-disparition de ce produit dans les
exportations haïtiennes au XIXe siècle, phénomènes dus principalement
au refus par les cultivateurs libres du travail enrégimentés sur les
plantations et à la sévère concurrence du sucre de betterave sur les
marchés européens. Cependant, il faut remarquer que la culture de la
canne à sucre, sans qu'on puisse préciser si elle a dépassé la quantité
produite annuellement dans les trois dernières décennies de l'époque
coloniale, a connu un nouvel épanouissement en Haïti au XIXe siècle.
Les immenses champs de canne couvrent les vallées verdoyantes.
Seulement, de principale denrée coloniale d'exportation, cette tige est
devenue un article de grande consommation nationale. D'abord, sous sa
forme brute, elle constitue en période de coupe un élément
immanquable de l'alimentation des couches pauvres. En outre, elle sert
à la fabrication du sucre brut, ou rapadou, du sirop (ces trois produits
sont destinés aux mêmes usages quotidiens), du tafia et du rhum dont
la grande consommation locale est attestée par tous les observateurs.
Les petits producteurs indépendants ou soumis aux conditions des
grands guildiviers se tirent d'affaire tant bien que mal en écoulant ces
produits sur les marchés locaux. Mais à cause de la faiblesse de leurs
moyens, ces petits producteurs n'arrivaient pas à accroître la
productivité dans leur secteur. De leur côté, les grands guildiviers, à de
rares exceptions près (Lerebours, Pétion Faubert...) n'investissaient
presque pas. Ils trouvaient trop lent et trop ardu le processus allant de
l'installation d'une usine à la rentrée des bénéfices, alors que la
commercialisation du sucre importé rapportait vite de beaux profits à
ceux qui s'y adonnaient. Pour ces raisons, le processus de
transformation [201] de la canne s'arrêtait généralement à un stade
inférieur celui qu'il atteignit à l'époque coloniale. Le pays devait
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 198

importer le sucre raffiné de France, d'Allemagne, des États-Unis,


principalement pour la consommation des couches moyennes et des
couches dominantes. Cette situation se modifiera après 1918, avec
l'implantation d'une usine sucrière à capitaux nord-américains, la
HASCO.

c) le café

Dans une lettre du 24 février 1834, un capitaine de navire du


commerce au long cours s'exprime à propos de l'activité économique
en Haïti en ces termes : "Point de café, point d'argent, et par conséquent
point de frèt." En 1846, le consul général français Levasseur observe à
son tour que la monnaie réelle du pays est le café. Dix ans plus tard, en
1857, un autre représentant français, Wiet, affirme que "le café, source
inépuisable de la richesse nationale, forme la base principale des
exportations." En 1861, le Chargé d'Affaires Léonce Levrauld constate
que le café est "la base et le régulateur des transactions" en Haïti. En
1887, une fort mauvaise récolte de café entraîne une crise financière
très grave dont le gouvernement de Salomon ne se relèvera pas. En
1906, les Chambres de commerce du Havre et de Lyon ainsi que la
Compagnie Générale Transatlantique mettent l'accent sur la question
du café considéré comme la principale et même la seule garantie
d'échanges avec Haïti. Homme politique et homme d'affaires à la fois,
Candelon Rigaud sait de quoi il parle quand il écrit dans ses
promenades à travers les campagnes publié en 1928 que "notre
existence nationale dépend du café que nous exportons ; que c'est lui
qui depuis cent ans acquitte nos dettes ; que c'est lui qui permet à notre
peuple d'avoir son pain de chaque jour".
Ainsi, l'importance du café dans la vie économique haïtienne ne fait
pas de doute. C'est le produit dominant. C'est la monoproduction. Dans
les exportations vers la France, premier client d'Haïti rappelons-le, le
poids du café en valeur est écrasant, comme l'indique le tableau
suivant :
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 199

[202]

Le café dans les exportations d'Haïti vers la France


(parts en valeurs)
Périodes Parts en valeurs
1827 – 1836 71,6 %
1837 – 1846 55,8 %
1847 – 1856 64, %
1857 – 1866 74, %
1867 – 1876 70,6 %
1877 – 1886 66,1 %
1887 – 1896 82,2 %
(Pourcentages calculés d'après les données du Tableau décennal du commerce
de la France)

D'une manière générale, les bonnes et les mauvaises récoltes de café,


ses hauts et ses bas prix rythmaient la vie commerciale du pays.
Mais là encore, on confond traditionnellement les quantités
produites avec les quantités exportées. Or, même si le sommet de 40-
45.000 tonnes exportées dans les années 1850 – 1880 dépasse le chiffre
de la plus belle année de l'ère coloniale, il importe de préciser que les
statistiques négligent complètement la quantité écoulée dans le pays,
alors que cette fève est consommée dans toutes les villas et toutes les
chaumières haïtiennes, que grands et petits commencent la journée avec
un gobelet de café, et que tout visiteur est accueilli avec une tasse de
café.

d) l'exploitation forestière

Un autre produit se détache de l'ensemble, par son importance dans


les exportations : les bois. L'essor sans précédent des exploitations
forestières en Haïti au XIXe siècle a été souligné par tous les témoins.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 200

Les bois de teinture (campèche, etc.), d'ébénisterie (acajou), de


construction (pin...) se sont imposés par leur volume croissant à
l'exportation. Tous les navires quittant les ports haïtiens emportaient du
campèche, (le bois rouge), ne fut-ce que comme lestage. La variété
"bois de saline", dont les qualités [203] tinctoriales étaient mises en
valeur par sa longue immersion de trois semaines à deux mois avant
d'arriver au port d'embarquement, allait principalement au Havre,
tandis que le "bois de ville", de second ordre, était employé en
Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis. Seulement, parmi les
articles d'exportation, à volume égal, le campêche avait la plus faible
valeur : avec le prix de 1000 pieds de campêche, on ne pouvait se payer
que 25 fois moins d'acajou et environ 35 livres de café.
Pourtant, alors que les bois bruts constituaient la base des
exportations en volume, les navires nord-américains déversaient sur les
quais d'imposantes quantités de planches et d'autres matériaux de
construction. Les scieries des États-Unis étaient les premières à tirer
profit des fréquents incendies qui ravageaient les centres urbains et
auxquels n'échappaient pas les bâtiments publics (avec les archives), y
compris le palais présidentiel deux fois détruit par explosion. Par
ailleurs, si on a conçu un projet (français) d'une usine de colorant qui
devrait être établie à Saint-Marc ou aux Gonaïves, nous n'en avons pas
trouvé la trace.

e) le coton et quelques autres

Il faudrait également préciser si la consommation nationale de


denrées apparemment destinées au marché international, telles que le
cacao, le miel, la cire, le tabac, le coton, etc. ne dépassait pas les
quantités exportées et seules enregistrées. Des planteurs se sont taillé
leur fortune, ont construit ou acheté des maisons urbaines et ont donné
de l'envergure à des bourgs grâce à la production et à l'écoulement de
ces denrées sur les marchés locaux ou régionaux.
On a pu observer que le tabac est très "prisé" (tabac en poudre) et
très fumé (tabac en feuille) dans les couches populaires rurales et
urbaines. Dans ces milieux où les gens n'ont jamais vu un dentiste, ils
l'utilisent couramment pour calmer les rages de dents.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 201

Mais arrêtons-nous un peu sur le coton. Sa culture, longtemps


négligée, connaît un grand essor lors de la guerre civile des États-Unis,
grâce aux prix mondiaux exceptionnels de l'époque. Profitant de la
conjoncture, le gouvernement de Geffrard [204] recommande aux
commandants d'arrondissement de veiller soigneusement à cette
culture ; il offre des primes d'encouragement à toute personne qui en
récolterait au moins 1.500 kilos ; il promet des moulins aux localités où
elle connaîtrait une extension notable ; il encourage l'immigration de
cultivateurs noirs américains à qui sont distribuées des terres (les
Louisianais introduisent un procédé avantageux consistant à ne pas
laisser les cotonniers atteindre plus de 4-5 pieds, de telle sorte que les
branches latérales, étalées horizontalement à cette hauteur se garnissent
davantage, rendant l'arbuste plus vigoureux et la récolte plus facile).
Des semences sont importées des États-Unis, de l'Égypte, du Brésil.
Dans l'Artibonite, la superficie cultivée en coton double de 1863 à
1865. Les prix mondiaux connaissent une grande baisse après la guerre
de Sécession, mais la culture du coton a continué à se développer : elle
est définitivement entrée dans les habitudes de la population. L'artisanat
local utilise beaucoup ce textile : les matelas sont en coton.
Mais là aussi la carence de l'industrialisation est gravement
ressentie.
Aucune manufacture transformant le tabac n'apparaît avant
l'initiative de Pantaléon Guilbaud – un prototype du bourgeois national
– et de Gébara, qui fondent au début de ce siècle la Manufacture
Haïtienne de Cigarettes. De même l'huile de Provence occupe sans
concurrence la place qu'aurait pu prendre une industrie nationale d'huile
extraite de la graine de coton. Aucune industrie textile ne s'est installée.
Subordonnée aux variations des prix mondiaux, la production
cotonnière a subi de fréquentes fluctuations. Les tissus de coton et de
lin sont, avec les comestibles (la farine de blé surtout), les deux
catégories de marchandises qui viennent en tête des importations. La
"Colette", grosse toile dont s'habille le paysan, symbole de la condition
plébéienne par opposition à la soie (le bourgeois haïtien dit "soie pa
couvri Colette" comme on dit qu'il ne faut pas mélanger les torchons et
les serviettes), a été à l'origine de la puissance de certaines maisons du
bord de mer (les Weber, par exemple). Ajoutons, à propos de
l'habillement que les peaux ouvrées et les chaussures représentent de 15
à 35 % des importations de France [205] en Haïti dans la seconde moitié
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 202

du XIXe siècle : tannerie et cordonnerie haïtiennes ne semblent


s'imposer qu'au début du siècle suivant.
Enfin, à notre époque où est si bien mise en relief l'importance des
produits chimiques ou pharmaceutiques, il est intéressant de noter que
les Haïtiens ont su faire un grand usage de l'huile qu'ils extrayaient des
graines du palma-christi pour l'éclairage, comme médicament, et dans
la coiffure. Mais on a négligé de soigner la reproduction de cette plante,
ainsi que son exploitation industrielle. Il en est de même d'une quantité
d'arbustes et de plantes médicinales telles que le cassier, le séné, le
médecinier. Employées avec une certaine efficacité dans la pharmacie
locale, elles auraient pu servir de champs d'expérience en sciences
naturelles et ouvrir des horizons nouveaux à la médecine.
***
Ainsi, contrairement à une thèse couramment admise, les données
chiffrées concernant le commerce extérieur ne rendent pas compte de
la production haïtienne au XIXe siècle et, malgré l'absence de preuves
statistiques, il est permis d'affirmer que cette production n'est pas
inférieure, à la fin du siècle, à ce qu'elle était à l'époque de la plus grande
prospérité de la colonie de Saint-Domingue.
Mais si globalement il n'y a pas régression, la production n'a pas
progressé suffisamment et de manière à garantir le développement
national. Louis Joseph Janvier écrit en 1884 que la plus sûre manière
d'éviter le "vasselage économique" est de développer l'industrie
nationale. Mais pour des raisons que nous connaissons (esprit
mercantile, fonctionnarisme, parasitisme social...) les classes
dirigeantes-possédantes n'ont pas su accélérer la transformation des
matières premières que fournissait le sol haïtien. De plus, elles ont
persévéré dans le mépris avec lequel le système colonial passait à côté
de ressources naturelles prodigieuses, mais que les marchés d'Europe
ne réclamaient pas, dont la mise en valeur au profit du pays risquait il
est vrai de contrarier dans une certaine mesure l'expansion commerciale
de [206] l'Europe et des États-Unis en Haïti, et auxquelles les voyageurs
étrangers ne faisaient allusion que pour évoquer des charmes exotiques
et broder sur la prétendue incapacité des nègres à les exploiter.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 203

Les mouvements de l’économie


de 1820 à 1915

Retour à la table des matières

Autre signe de l'arriération de l'économie : les crises haïtiennes au


XIXe siècle sont des crises d'ancien type, liées notamment à la
production et au cours du café.
Nous pouvons suivre ces mouvements sur près d'une centaine
d'années, à partir de 1820.
La situation économique connaît une détérioration continuelle
pendant une dizaine d'années. Cette détérioration est en rapport avec la
chute du café et les conditions déplorables de la normalisation des
relations du jeune État avec son ancienne métropole.

1821 291,20 francs les 100 kilos


1822 263,70 francs les 100 kilos
1823 233,40 francs les 100 kilos
1824 160,60 francs les 100 kilos
1825 140,50 francs les 100 kilos
1826 129,50 francs les 100 kilos
1827 118,90 francs les 100 kilos
1828 87,80 francs les 100 kilos
1829 89,40 francs les 100 kilos
1830 83,70 francs les 100 kilos

Vers 1820 encore, les denrées haïtiennes destinées à l'exportation,


tout principalement le café, se vendent à un prix relativement
satisfaisant sur les marchés internationaux. Pour la dernière fois en
1821, le prix du café s'élève à 291,60 fr. les 100 kilos à l'entrepôt du
Havre.
Ensuite, c'est la ruine. Le café d'Haïti est victime de l'extension de
la culture de cette fève dans les colonies espagnoles des Antilles
(Cuba), au Brésil, dans les vastes établissements [207] anglais et
hollandais des Indes et des îles de la Sonde.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 204

De 1821 à 1825, le prix du café diminue de 50 %. Cette décroissance


s'accentue au lendemain de la reconnaissance de l'Indépendance. La
situation devient catastrophique en 1828-1830.
C'est dans ces circonstances qu'en 1825 le gouvernement haïtien
accorde à la France, en retour de la reconnaissance de l'Indépendance,
une réduction de droits de 50 % sur les navires et marchandises faisant
mouvement dans les ports de I7le sous le pavillon de l'ex-métropole.
Ce privilège et les abus qui en résultent par la collusion du commerce
français et de la marine marchande nord-américaine, aggravent la
situation. L'application du privilège jusqu'en 1830 amoindrit
sérieusement les revenus de l'État.
Cette indemnisation du commerce français était prévue initialement
pour une durée illimitée. Mais les Haïtiens, en difficulté économique, y
mettent fin d'autant plus rapidement qu'ils s'entendent très mal avec leur
partenaire à propos de l'autre indemnisation, de 150 millions de francs,
que la Restauration a imposée en faveur des anciens colons. Le
mécontentement général que provoque en Haïti cette dette
d'indépendance se répercute défavorablement sur l'évolution
économique. Les activités de production languissent, non seulement
parce que la chute des prix décourage les cultivateurs, mais aussi parce
que ceux-ci ralentissent volontairement ces activités pour boycotter
ainsi l'impôt sur le café et les autres mesures fiscales décrétées pour la
liquidation de cette impopulaire dette.
Alors, en 1827, le gouvernement recourt à une émission de papier-
monnaie, afin de financer les dépenses de fonctionnement de l'État.
Cette gourde papier équivaut alors à la piastre forte d'Espagne, soit 5,33
francs français. Mais par suite d'émissions annuelles en quantités
croissantes, son cours a baissé de plus en plus. Vers 1838, le Bord de
mer lui attribue une valeur correspondant parfois à moins des 2/3 de sa
valeur nominale. Les paysans bouderont ce papier qui se déchire quand
il est mouillé.
[208]
En 1831-1832, le prix du café connaît une petite amélioration. En
1833-1836, il retrouve même les hauteurs d'où il était descendu depuis
1825 :
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 205

1831 104,30 francs les 100 kilos


1832 129,10 francs les 100 kilos
1833 153,90 francs les 100 kilos
1834 136,10 francs les 100 kilos
1835 134,20 francs les 100 kilos
1836 136,70 francs les 100 kilos

Le gouvernement croit pouvoir assainir ses finances avec la loi du


14 juillet 1835 qui exige le paiement des droits d'importation en
monnaies fortes. Cela lui permet d'encaisser 812.888,00 piastres en
1836. Mais aucune réforme fondamentale n'étant survenue, l'avenir
demeurait incertain.
En 1837, nouvelle crise économique, violente. La valeur du café est
mauvaise. Le prix des 100 kilos à l'entrepôt du Havre a baissé de près
de 19 % par rapport à l'année précédente. Les droits à l'importation
descendent à 650.000 piastres (diminution de 25,5 %). L'exaspération
populaire inquiète les dirigeants. Le gérant du consulat général de
France à Port-au-Prince, craignant que la seule vue de navires de guerre
de l'ex-métropole n'amène la population à des actes d'extrême violence,
déconseille à son gouvernement d'envoyer une escadre pour appuyer
les négociations annoncées concernant la dette de l'indépendance.
Puis l'atmosphère semble devenir moins sombre, malgré la quasi-
immobilité du prix du café. Les recettes douanières augmentent pendant
trois années consécutives. Le gouvernement de Boyer, qui avait sans
doute quelque argent en caisse, s'offre le luxe de payer par anticipation
une, deux tranches de l'indemnité coloniale renégociée en février 1838
à des conditions beaucoup plus susceptibles d'être tolérées qu'en 1825,
même si cela n'en rendait pas le principe plus juste devant l'opinion
nationale.
Dès 1841 et 1842, les recettes douanières dégringolent à nouveau.
Dans l'ensemble, le volume des produits [209] secondaires exportés
(coton, cacao, tabac, bois, etc.) est en augmentation ; mais ce
mouvement ne saurait compenser la diminution concomitante du café,
d'environ 25 % par rapport à l'année 1840. Cette baisse du volume de
café exporté rend la situation d'autant plus pénible qu'elle se combine
encore à une baisse de prix sur les marchés extérieurs :

1840 115,30 francs les 100 kilos


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 206

1841 113,20 francs les 100 kilos


1842 91,60 francs les 100 kilos

Ce dernier prix est le plus bas depuis l'année 1831. De plus, le retrait
partiel de billets de 10 gourdes vient de coûter à l'État plus de 250.000
piastres, sans résoudre en rien le problème de la dépréciation du papier-
monnaie. La crise est également politique. En mars 1843, la conjonction
de tous les mécontentements, captés par l'insurrection libérale partie de
l'habitation Praslin, aboutit au renversement du gouvernement
autocratique en place depuis 25 ans.
Loin de s'améliorer, la conjoncture s'aggrave dans les années 1844-
1848.
C'est dans ces années que le prix du café se maintient à son niveau
le plus bas du siècle. Les années 1844 et 1848 battent tous les records :
1843 75,40 francs les 100 kilos
1844 73,00 "
1845 77,90 "
1846 80,65 "
1847 80,25 "
1848 74,75 "
1849 82,50 "

En 1844-46, la paysannerie pauvre du Sud, refusant de se laisser


noyer dans l'océan de libéralisme verbal des "hommes de 1843" prend
les armes et proclame avec plus de vigueur que jamais ses
revendications, parmi lesquelles figurent en bonne place la baisse des
prix des marchandises importées et l'augmentation du prix des denrées
d'exportation. Les classes possédantes organisent une répression
sévère, tapies derrière la [210] "présidence doublure". La sécession
dominicaine, survenue en février 1844, aura servi de prétexte à un
gonflement du budget des dépenses militaires.
1848, année d'une crise économique et sociale mémorable, avec de
terribles retombées politiques. Baisse du prix déjà très faible du café.
Baisse aussi du volume exporté (de l'ordre de 20 % par rapport à l'année
précédente). Diminution des recettes douanières (environ 50 %) et de
la valeur du papier-monnaie (38 %). Massacre d'un grand nombre de
paysans, d'une part, d'un certain nombre de négociants nationaux
d'autre part, particulièrement dans le Sud. Nous avons peine à croire
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 207

que les recettes douanières ne s'élèvent qu'à 2.500.630 francs pour


l'année 1849.
Le mouvement ascendant reprend en 1 850. Faiblement. Il se
poursuivra de façon plus ou moins régulière sous l'Empire de Faustion
1er (Soulouque). La production caféière augmente, stimulée par une
remontée des prix qui, après 1855, retrouvent leur niveau de 1833-1836,
(moyenne quinquennale 1855-1859 = 1 30 francs les 100 kilos) sans
toutefois approcher des prix élevés d'avant l'année 1 825. Soulouque et
ses favoris en profitent. Depuis 1849, Soulouque recourt à un emprunt
indirect qui consiste à prélever le 1/5 du café à l'exportation. Les
recettes de l'État passent de 5.512.228 francs en 1844 à 8.612.838
francs en 1855. Mais, dans le budget de 1855, environ 80 % des recettes
sont consacrées aux dépenses des Ministères de la Guerre, de la Marine
et des Relations Extérieures. Cette année-là Soulouque se lance dans
une équipée contre les Dominicains. Le taux de change gourde-franc
descend à son plancher : 1 gourde = 0,29 franc. D'une manière générale,
les dépenses inconsidérées de l'Empire en fêtes, maisons, vêtements
d'apparat, etc. mettent le Trésor public à sec et placent l'État sous la
dépendance des hommes d'affaires étrangers établis dans le pays.
La crise économique et financière de 1857-58 jette le désarroi parmi
les classes possédantes.
Les insurgés du 22 décembre 1858 chassent du pouvoir un
Soulouque qui les avait comblés de faveurs mais dont ils pressentaient
la fin. Mais ils continueront sous la présidence de Geffrard les mêmes
déprédations financières. Ils n'héritent pas [211] seulement de dettes,
mais aussi de plus de 600.000 piastres fortes (pas moins de 3,5 millions
de gourdes). Ils abolissent l'impopulaire impôt sur le cinquième, mais
ils lui substituent un droit fixe de 1,75 piastre sur chaque quintal de café
embarqué, puis une taxe de 10 % sur les droits de douane en général.
Cependant les années 1860-1864 apparaissent comme un âge d'or.
Cela a été rendu possible par la conjonction de deux facteurs : 1) un
certain progressisme économique bourgeois, prôné par quelques jeunes
avocats de "l'éducation industrielle du peuple", s'exprimant par
exemple dans les journaux L'Avenir, Le Travail..., et dont le président
Geffrard, qui appartenait à la bourgeoisie commerçante, a essayé de
tirer parti ; 2) la guerre civile des États-Unis, qui rend le coton rare et
son prix élevé, et qui encourage en Haïti sa production plus
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 208

rémunératrice. C'est l'époque où, sur la place de Marseille, le café


d'Haïti retrouve un prix qu'il n'avait pas connu depuis 1824 :

1858 116 à 135 francs les 100 kilos


1859 144 – 148 "
1860 150 – 160 "
1861 160 – 162 "

Dans ces conditions, et avec les mesures décidées par le


gouvernement (introduction de moulins mécaniques pour remplacer les
moulins à pieds, appel d'immigrants pour la culture du coton, primes
d'encouragement, etc.), on assiste à un accroissement général de la
production et à un prodigieux épanouissement des transactions
commerciales, sans commune mesure avec les décennies précédentes.
Mais la chute sera brutale. La fin de la guerre civile américaine
correspond à un effondrement des prix du coton et d'autres denrées
haïtiennes. Par la loi du 18 mai 1865, abrogeant celle du 2 septembre
1864, le gouvernement affranchit le coton de la taxe de 2 francs sur les
100 livres, tout en conservant les droits de 3 francs les 100 kilos à
l'exportation, de 3 francs sur les 1000 kilos pour imposition territoriale
et la taxe additionnelle de 10 %. De 1865 à 1869 suivent en cascade les
troubles sociaux, les insurrections politiques, le renversement de
Geffrard et l'instauration d'une dictature populaire, la guerre civile
enfin.
[212]
Faute de pouvoir empêcher l'insurrection d'emporter le
gouvernement de Geffrard en 1867, les classes dominantes battent le
rappel de leurs "de moitié'' et de leurs clients et jurent de ne pas laisser
gouverner ce Sylvain Salnave qui s'obstine à prendre appui sur les
couches populaires urbaines et sur les paysans révolutionnaires du Sud.
La permanence de la guerre civile dans les années 1867-1869 détourne
du travail producteur les cultivateurs, embrigadés ou partis en
marronnage ; elle perturbe l'acheminement des denrées vers les ports
d'expédition, entrave la perception des impôts par l'administration
centrale. Monopole d'achat du café par l'État, émissions de papier-
monnaie, fixation du maximum du prix des marchandises de première
nécessité, toutes ces mesures du gouvernement de Port-au-Prince sont
impuissantes à juguler la crise. En 1868, les négociants contremandent
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 209

en Europe leurs ordres d'expédition, par crainte disent-ils de voir piller


leurs magasins, qu'il leur est interdit de tenir fermés. Et quand Salnave
aux abois veut contraindre le Bord de mer à lui prêter 200.000 piastres
(1 million de francs), les hommes d’affaires qui en donnaient pourtant
bien davantage aux deux administrations rebelles du Nord et du Sud, se
rebiffent, appuyés par les vives protestations de leurs gouvernements.
En 1869, il faut 1.000 gourdes à 3.000 gourdes pour 1 piastre à Port-
au-Prince.
Et évidemment Salnave tombe. Devant un peloton d'exécution.
Immédiatement (au début de 1870), par une opération qui préfigure
le massacre des communards qui aura lieu en France l'année suivante,
les classes possédantes haïtiennes se vengent férocement sur "la
canaille" des angoisses que leur avaient fait connaître les masses qui
soutenaient le gouvernement déchu au cours des trois années
précédentes avec leur terrifiant "Vive Salnave". Une façon d'affermir
leur hégémonie.
La situation économique qui, malgré la profondeur de la crise,
n'avait pas régressé en deçà du point de non-retour franchi vers 1858-
59, s'améliore lentement, faiblement. Cependant le désordre financier
continue de plus belle.
[213]
Dès janvier 1870, le gouvernement de Nissage Saget démonétise le
papier-monnaie de Salnave, les "zoreille bourrique". Mais il lance
immédiatement une nouvelle émission de 100 millions de gourdes. Et
d'autres émissions suivront encore. On abolit le monopole d'État sur le
café ; mais on décrète un droit de 4 piastres, puis de 2,50 piastres sur
les 100 kilos de café exportés par le Port-au-Prince. Ensuite on
augmente les droits d'importation de 10 %. Tout cela, disait le
gouvernement, pour payer les créanciers de l'État, qui avaient
effectivement proliféré depuis la dernière guerre civile.
Sombre est le panorama économique et financier aux alentours du
centenaire de l'Indépendance. En 1880, rentrant d'une grande tournée
qu'il venait d'effectuer à travers le pays, le nouveau Président de la
République, Salomon, ancien grand argentier de Soulouque dans les
années cinquante, se déclare étonné de la profondeur de la décadence
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 210

des villes et des campagnes, qu'il avait connues moins misérables sous
l'Empire.
À chacun des nombreux changements de gouvernements, le
nouveau Ministre des Finances se plaint de ne pas trouver un centime
dans la caisse publique et annonce que les recettes du budget étaient
hypothéquées en garantie de bons ou de contrats de travaux publics ou
autres. Tel budget, celui de 1909-1910 par exemple, qui accuse un
excédent de recettes, est en réalité déficitaire, soit que les provisions
sont fictives, soit que les recettes effectivement perçues ne sont pas
entrées intégralement dans les caisses de l'État.
Les charges publiques continuent à reposer sur l'exportation du café,
par le biais de droits de douane de plus en plus éreintants. Une loi du 2
mars 1883, motivée par une baisse de prix du café sur les marchés
étrangers, prévoit un droit d'exportation de 1,66 piastre sur les 100
livres de cette denrée avec une surtaxe d'"amortissement" de 20 % ;
cette loi dispose en outre que les droits d'importation sont de 33 1/3 %,
plus la surtaxe additionnelle de 50 %. Quatre ans plus tard, à la suite
d'une crise financière due en grande partie à une fort mauvaise récolte
de café qui a laissé un grand trou dans les revenus de la douane à
l'exportation, une loi du 4 mai 1887 fait passer à 2,66 gourdes les [214]
droits de sortie sur les 100 livres de café ; ce qui ne dérangeait pas trop
les consignataires, car le prix de cette denrée a connu une hausse en
Europe. Dans le tarif douanier en vigueur en 1900, ces droits se
présentent de la manière suivante : à l'exportation, 20 francs sur les 100
livres de café ; à l'importation, en plus des droits principaux il y a le
droit additionnel de 50 % établi par la loi du 16 novembre 1876, le droit
de 33 1/3 % prévu par la loi du 2 mars 1883, une surtaxe de 25 % sur
l'ensemble des droits d'entrée établie par la loi du 2 octobre 1898.
Malgré tout, ces recettes peuvent de moins en moins permettre de
payer des dépenses de plus en plus élevées. Certes, pendant la majeure
partie des décennies 1870 et 1880 le prix du café s'est amélioré grâce à
une demande accrue (pour les armées, paraît-il), et à une bonification
du produit qu'expliquent l'introduction de quelques machines à
décortiquer et une meilleure préparation des grains. Mais, même
améliorés, les prix du café subissaient de fortes et déconcertantes
variations, selon les quantités accumulées dans les ports d'Europe, et
surtout à cause d'un enchevêtrement de combinaisons de l'agiotage
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 211

"enfantées par les inextricables complications de change sur les


monnaie or, agent et papier" et sur le cours des traites.
Et puis voilà qu'à l'extrême fin du siècle, le prix du café connaît une
baisse désastreuse, de l'ordre de 180 % en l'espace de cinq ans entre
1895 et 1899. Selon le témoignage de Solon Ménos, "la crise
économique, croissant chaque jour en intensité, accumulait
d'innombrables ruines sur tous les points du territoire". En juillet 1899,
beaucoup de résidents français, ruinés par la débâcle financière,
prennent leur disposition pour se rendre à Madagascar. Le 21 février
1900, le Ministre français du Commerce écrit à son collègue des
Affaires Étrangères : "La situation des affaires a été telle ces dernières
années dans la République d'Haïti que le commerce français a presque
entièrement abandonné ce marché." Dans ses Considérations sur l'état
mental de la société haïtienne, paru en 1901, Justin Dévot se désole de
ce que "le commerce national n'existe plus."
La situation financière est cahoteuse dans les années qui précèdent
l'invasion américaine de 1915. En 1914, la [215] presque totalité des
recettes du budget est hypothéquée en garantie d'une dette publique
composée en grande partie par le solde de 23,5 millions de dollars des
emprunts extérieurs. Les créanciers se montrent particulièrement
intéressés à contrôler les douanes du pays. En ces années 1902-1915,
l'indigence du petit paysan, l'épuisement des économies des classes
laborieuses, la volatilisation des petites fortunes, pendant que les
spéculations de toute sorte font des affaires d'or, ont de fréquents
retentissements dans les débats parlementaires et dans la presse. C'est
aussi le temps des grandes secousses sociales : la guerre caco, c'est-à-
dire la levée en masse des paysans du Nord. Parallèlement, le capital
financier nord-américain se faufile dans la place ; en 1908-1909, il
s'appelle Tropical Dyewood Co., American Dyewood Co., National
Railroad Co., Corporation Trust Co. of America ; il participe à ''la
Compagnie Charbonnière", à la Compagnie minière de l'Artibonite ; il
est recherché pour l'exploitation des mines de fer et de cuivre de Terre-
Neuve, de Saint- Michel, des mines de charbon de Mirebalais, des
mines d'or de la Vallée de l'Asile ; dans la souscription de l'emprunt
intérieur de 2,5 millions de gourdes du 21 août 1909, il vient en
deuxième position après (es Allemands avec une part presque égale à
celles des Anglais et des Français réunis. En 1910, le capital financier
américain s'installe à des positions-clé : Banque d'Haïti, Chemins de
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 212

Fer Mac Donald, figues-bananes. Puis c'est le dénouement : les soldats


de l'infanterie de Marine des États-Unis d'Amérique du Nord
envahissent Haïti en juillet 1915, commençant un régime d'occupation
qui allait durer dix-neuf ans.

[216]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 213

[217]

Les racines du sous-développement


en Haïti

Chapitre 8
LE PROJET
PROGRESSISTE

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 214

[218]

révolutions ou jeu de bascule ? [219]


le nationalisme bourgeois et ses contradictions [221]
la résistance paysanne et ses limitations [228]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 215

[219]

Révolution ou jeu de bascule ?

Que les débuts du peuple haïtien dans la vie indépendante aient été
marqués par des tâtonnements, des faux-pas et des chutes, cela n'est
point étonnant ni bien particulier. À la même époque, et bien que nés
dans des conditions différentes, les États du centre et du sud du
continent américain connaissaient des vicissitudes analogues. Tant il
est vrai que "tous les peuples ont des commencements difficiles". Et
l'héritage de trois siècles de domination coloniale esclavagiste et raciste
ne prédisposait pas Haïti à constituer une exception à la règle.
La nation en formation n'a pas trouvé son compte dans le régime
hybride élevé au cours du XIXe siècle sur les ruines de l'ancien système
colonial. C'est sûrement là que réside l'explication des nombreux coups
d'État, insurrections, soulèvements militaires, replâtrages
constitutionnels, etc. traditionnellement désignés à tort sous le nom de
RÉVOLUTIONS, qui ont jalonné l'histoire haïtienne.
Haïti n'a connu de révolution proprement dite que celle de 1791-
1806 (du soulèvement général des esclaves au renversement de la
dictature dessalinienne de salut national). Les "hing-hang" périodiques,
c'est-à-dire les zizanies plus ou moins [220] sanglantes entre groupes
concurrents de la classe dominante féodale bourgeoise, avec ou sans
participation populaire, ont simplement permis à des petits bourgeois
de se bien placer dans l’appareil d'État, et à des clans politiques liés à
la classe dominante de se remplacer au pouvoir suivant la technique du
jeu de bascule ou de l'ascenseur-descenseur, mais sans changer
fondamentalement le régime économique et social.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 216

Les successifs déboulonnages de Chefs d'État, la veille encore


considérés comme des hommes forts, ont fourni aux hommes du clan
politique installé à la place du gouvernement déchu de nombreuses
occasions de faire le procès de l'administration précédente et d'abreuver
les administrés de promesses généralement demeurées sans suite. Les
nouveaux maîtres, qui souvent ont déjà fait les quatre cents coups,
accablent leurs prédécesseurs immédiats, critiquent leur ignorance, leur
manque de patriotisme, leur mauvaise gestion, leur incompétence, leur
corruption. Ils proclament leur intention de "redresser les torts", de
"tirer le pays de l'abîme" et de l'engager "dans la voie lumineuse de la
civilisation", de faire prospérer les "plus chers intérêts" du peuple et de
conserver ses droits, etc. Par exemple, le Gouvernement Provisoire de
1843 prophétise que sous son égide "l'agriculture prospérera, l'industrie
se développera, les arts et les sciences se nationaliseront, et le peuple
oubliera les maux dont il a souffert." Le président Florvil Hyppolite,
dont certains collaborateurs se réclamaient du libéralisme, n'a point été
le seul Chef d'État haïtien à proclamer, comme il l'a fait dans son
discours du 1er janvier 1891, sa volonté de "relever la race infortunée
à laquelle nous appartenons" en établissant "un parfait esprit
d'harmonie, de paix, de fusion, de concorde" entre les citoyens : on sait
que sa dureté dans la répression contre ceux qui n'approuvaient pas sa
politique lui a valu le surnom de "Mabial" (le Terrible, l'Irascible). Aux
fêtes nationales, principalement à la célébration de l'anniversaire de
l'Indépendance le 1er janvier, retentissent les beaux discours, pleins de
mots tels que "rénovation nationale", "régénération", "dignité", et
d'autres encore. Il faudrait citer des extraits de longs rapports
parlementaires, des projets destinés à dormir dans les tiroirs, etc.
[221]
Cependant, au-delà de ces péripéties et du rituel de l'exercice du
pouvoir, des nationalistes bourgeois d'une part, des forces populaires
radicalisées d'autre part, sont entrés dans l'arène pour contester ou
refuser la voie dans laquelle a enlisé la nation la minorité tricolore
(noire, mulâtre, blanche) qui a accaparé les moyens de production et le
surplus économique au détriment du développement national.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 217

Le nationalisme bourgeois
et ses contradictions

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Dans d’abondants ouvrages, publiés pour la plupart en France afin


sans doute de leur assurer une audience internationale, et dans de très
nombreux articles de journaux (la liste des journaux édités en Haïti à
l'époque nationale est impressionnante), l'intelligentsia haïtienne n'a
pas manqué de dévoiler les tares du système et d'avancer des projets de
solution. Plus encore, "l'épopée firministe", dont l'épisode la plus
retentissante se situe dans la guerre civile de 1902, n'est-elle pas une
tentative – infructueuse – du nationalisme démocratique bourgeois de
prendre le pouvoir par les armes et porter à la présidence de la
République l'homme qui se disait "préparé comme pas un", Anténor
Firmin ? Mais, barré par les forces de conservation, qui en 1902
empruntent le sabre du vieux général Nord Alexis (homme du nord
comme Firmin mais grand féodal), le mouvement démocratique
bourgeois n'est pas passé.
Comment les écrivains politiques qui voulaient paraître
progressistes se sont-ils penchés sur le problème national ?
Dans leurs analyses, ils s'emploient presque tous à dénoncer "la
misère au sein des richesses" (Delorme, 1873), ou "le dépérissement de
la richesse publique" (Roche Grellier, 1892). Ils s'interrogent sur "les
causes de nos malheurs" (Edmond Paul, 1887), sur "les causes de notre
stagnation nationale" (Anténor Firmin, dans Roosevelt et Haïti, 1905).
À la fin du siècle, ils déplorent le déclin du patriotisme, ce que Joseph
Justin appelle "la crise morale" (1895).
Partant de là, ils ont réfléchi sur "les moyens de [222] placer le pays
dans la voie du progrès et de la civilisation" (L.-Jh. Marcelin, 1892) et
"qui peuvent le conduire à une sécurité durable" (Roche Grellier, 1892).
Ils cherchent et suggèrent la manière de donner une base solide à
l'indépendance nationale (Louis Joseph Janvier), d'assurer "l'avenir
national" (Muscary Télesphore Guerrier, 1894), d'"accélérer la marche
de notre civilisation" (Edmond Paul)...
Allant plus loin, après d'inévitables passes d'armes avec "les
détracteurs de la République d'Haïti" du genre de Léo Quesnel, que l'un
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 218

d'eux a appelés "les entêtés de la doctrine de l'inégalité des races


humaines", ils ont proclamé leur volonté de réaliser "la réhabilitation
de la race noire par la République d'Haïti" (Hannibal Price, 1900). Ils
ont voulu fixer au peuple haïtien comme idéal de prouver que tous les
peuples, "noirs ou blancs, sont égaux en qualités comme ils sont égaux
en droit" (Anténor Firmin, De l'égalité des races humaines, 1885).
***
Les idées bouillonnent à partir des années 1860, et surtout à la fin
du siècle, sous l'influence du grand essor du capitalisme mondial.
Dans un de ses ouvrages, paru en 1892 sous le titre Haïti, la politique
à suivre, le docteur Roche Grellier, qui fut Ministre pendant quatre mois
en 1888-1889 dans le gouvernement de Légitime, pose une question qui
hantait la plupart des esprits à l'époque : "Pourquoi, malgré le concours
de bonnes volontés si nombreuses et même si éclairées, le progrès a-t-
il été si lent qu'il apparaît presque nul, et l'avenir est-il si incertain que
nul citoyen de bonne foi n'oserait affirmer que les destinées d'Haïti sont
entrées dans une voie fixe et durable et qu'on n'a plus à redouter les
agitations du passé si funestes ?" Une triple interrogation sur :
1) l'inefficacité politique, si ce n'est le dévoiement, de l'intelligentsia
progressiste quand elle participe en position minoritaire à un pouvoir
d'État conservateur, servant d'appoint à la classe dominante qu'elle est
censée combattre ; 2) le piétinement et le retard accumulé dans la tâche
de construction nationale ; 3) les menaces de désagrégation qui planent
sur le [223] pays. Roche Grellier répond lui-même à ces questions par
des considérations moralistes sur les préjugés de couleur et de caste, la
futilité des programmes, l'ignorance des notions gouvernementales, les
passions qui détournaient du droit chemin des gens apparemment
capables et de bonne foi.
Beaucoup d'intellectuels partageaient cette manière de voir. Les
réflexions sont souvent empreintes d'amertume. On déplore qu'après
environ un siècle d'indépendance la nation paraisse ne reposer que sur
des bases matérielles et spirituelles peu solides, alors que certains pays
d'Amérique du Sud qui avaient tenu compagnie à Haïti dans la
médiocrité et l'instabilité semblent prendre leur essor. Eugène Nau
exprime la honte des modernistes de voir le peuple ''mourir de faim
quand nous sommes couchés sur des milliards et des milliards de
piastres" que représentaient les ressources naturelles inexploitées.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 219

On fulmine contre les politiciens opportunistes, les professionnels


des insurrections et contre-insurrections. Joseph Justin s'en prend au
"groupe de gens de mauvais aloi qui se partagent cyniquement la
fortune publique". Dans le même ordre d'idées, François Légitime
fustige le pullulement des "gens sans aveu pour qui l'administration
n'est pas une carrière mais un besoin, gens toujours à satisfaire qui
flottent entre tous les partis et tournent à tous les vents".
Justin Dévot instruit le procès de la lignée de chefs d'État incapables
de vouloir le développement national et de concevoir les conditions
essentielles du progrès, des Ministres dénués des connaissances
indispensables à la direction des grands services publics. Il croit déceler
la cause de cette aberration dans l'absence de principes directeurs nets
et définis, dans l'incohérence des idées et des sentiments qui régnaient
dans la vie politique.
Il arrive que des analystes s'en prennent aux vices de l'organisation
sociale, crient les injustices de la situation des masses populaires.
Certes, c'est en moraliste que, comme d'autres, Joseph Justin lève le
voile sur les misères dont les classes dominantes ont accablé "l'ouvrier,
l'homme du peuple, le prolétaire, les humbles". Cependant il rejette bien
précisément la [224] responsabilité de cette situation sur "une sorte
d'aristocratie terrienne qui devait être la cause initiale de tous nos
malheurs". Enoch Désert, analysant les réformes financières de la
République d'Haïti (1882), a le mérite de démonter les mécanismes de
la spéculation en denrées, et arrive à démontrer que si le spéculateur en
denrées se donne des peines qui lui servent à justifier les gros profits
qu'il s'accorde, ses activités ne sont nullement nécessaires au
développement économique national.
Alors, que faire ?
Les plus audacieux envisagent la révolution sociale. "Oui, je
maintiens le mot. Le pays veut une révolution sociale, c'est par ce seul
moyen qu'il arrivera à éviter les conséquences funestes de la crise
morale qu'il traverse aujourd'hui," écrit bravement Joseph Justin en
1895. Mais à la limite, le grand bouleversement ainsi prôné consisterait,
en résumé, à ouvrir des écoles, distribuer des terres aux paysans,
améliorer les mœurs publiques. Pas question de toucher directement au
système économique dans son ensemble ou de remettre brutalement en
question la position acquise par la minorité cosmopolite dominante.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 220

Au chapitre des solutions. Roche Grellier est vague. Il voit le salut


dans un sursaut de tous les "bons citoyens", de tous les vrais patriotes,
qu'il invite à réfléchir sur les déplorables erreurs passées et à s'engager
dans l'effort de conduire le pays vers "un ordre de choses meilleur".
Pour Justin Dévot, la régénération passe par une réforme de la
mentalité collective à entreprendre par l'élite. Il faut améliorer
l'individu, en lui infusant les principes scientifiques qui doivent guider
la politique et la vie sociale. Un demi-siècle auparavant, la révolution
par le savoir avait déjà trouvé un théoricien en Demesvar Delorme. "Un
peuple ne devient nation, écrivait Delorme dans l’Avenir du 12 juin
1859, que quand il s'est approprié les lumières de l'intelligence."
Delorme, qui ne supporte pas qu'on doute de la capacité du peuple
haïtien à accomplir de grandes choses, affirme que le pays deviendra
prospère quand ses fils maîtriseront "les sciences qui analysent, qui
combinent et qui appliquent" ; "les lettres qui conseillent, qui
propagent, qui [225] maintiennent, qui humanisent et qui élèvent".
À Delorme et à d'autres qui parlent de "la civilisation", Edmond Paul
répond que "la force civilisatrice d'un État réside dans ses forces
productives". Nous avons dit que la grande affaire d'Edmond Paul, c'est
l’industrialisation nationale : "Il faut que le peuple se chausse et se
culote soi-même", répète-t-il sur tous les tons. Et sur ce thème il devient
pathétique : "Dominer, maîtriser, subjuguer la matière, la travailler, la
façonner sans cesse, tantôt en un sens, tantôt en un autre, – chercher,
trouver, inventer des moyens qui nous permettent d’aller de mieux en
mieux et de jour en jour, au gré de nos besoins, au gré de nos goûts, –
avez-vous jamais douté que ce fût là la seule vie digne d'un peuple libre,
la seule vie capable de rallumer – plutôt que d'éteindre- cette portion de
l'étincelle divine que nous portons en nous ?"
Si Edmond Paul met l'accent sur l'urgence de l'industrialisation
nationale, Eugène Nau plaide pour la modernisation de l'agriculture.
Pour cet ingénieur-agronome et grand planteur, tout devrait commencer
par la formation systématique de bons agriculteurs, de cadres moyens
et supérieurs, dans des écoles d'agriculture et des fermes-modèles, et
par l'adoption d'instruments aratoires perfectionnés. Il se prend même à
rêver sur l'ère de l'abondance qui résulterait du développement de
l'agriculture grâce aux machines, et même "sans l'appui ni le secours
des capitaux étrangers".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 221

En 1905, entre deux tentatives avortées de prise du pouvoir, Anténor


Firmin, sur la terre d'exil, publie Roosevelt et Haïti... Dans les dernières
pages de cet ouvrage, c'est en fédérateur des courants démocratiques
qu'il apparaît, par sa manière de définir ce qu'il appelle "notre
responsabilité nationale". Après une phrase qui souligne l'extrême
gravité de la situation, il indique l'orientation politique à suivre en
précisant sa conception de la démocratie :
"Le pays baisse et déchoit, glissant dans une ornière qui conduit à
l'anéantissement final. Pour en sortir, il importe que ceux qui défendent
le drapeau des libertés politiques ne croient pas que leur intérêt soit de
refouler en bas la majorité de [226] leurs concitoyens, pas plus sous le
rapport social que sous le rapport politique ; il importe que ceux qui
aspirent à l'égalité réelle et non mythique et artificielle, ne cherchent
pas dans la suffocation des libertés publiques, le moyen empirique et
odieux d'abaisser toutes les têtes au même niveau. Une démocratie sans
liberté est tout aussi absurde qu'une démocratie sans égalité... À la
liberté, à l'égalité, qu'on allie sincèrement la fraternité, en écartant les
suggestions malsaines de toutes les haines comme de tous les préjugés,
et Haïti marchera. Il en est plus que temps".
En s'exprimant ainsi, Firmin fait appel à la réconciliation et à l'union
des éléments démocratiques dont on identifiait les positions à celles des
deux constellations partisanes formées dans les années 1870 sous les
étiquettes de libérale et de nationale ; ces deux groupements
hétérogènes se sont battus, les uns sous le mot d'ordre du "pouvoir aux
plus capables", les autres en réclamant "le pouvoir au plus grand
nombre". Comme l'avait suggéré Louis Joseph Janvier quelques années
auparavant, Firmin veut dire aux uns et aux autres que leur libéralisme
ou leur nationalisme sont complémentaires. Il les invite à se concerter
pour constituer une avant-garde au lieu de rester dans la situation de
gestionnaires des intérêts anti-nationaux sous la férule de quelques
traîneurs de sabre.
À cette intelligentsia progressiste qu'il veut rallier, Firmin, qui est
aussi l'auteur d'un grand livre sur L'égalité des races humaines, propose
quelque chose de plus que l'édification d'une nation moderne. Sa vision
débouche sur une sorte de messianisme, un négrisme selon lequel Haïti
a pour mission de démontrer la valeur du noir et de faire taire le racisme
anti-noir : "C'est notre gloire et, en même temps notre martyre, que l'on
n'établira jamais un jugement favorable ou défavorable sur les aptitudes
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 222

du noir à se gouverner ou à s'élever dans les hautes sphères de la


civilisation que suivant l'évolution satisfaisante de la nation haïtienne
ou son arrêt de développement, qui serait en fait, une régression, dans
le concert des peuples qui montent, montent sans cesse, changeant le
mal en bien et le bien en mieux, emportés par le char fulgurant du
progrès, garant irrécusable de leur perfectibilité indéfinie. Telle est
notre responsabilité nationale". [227] On dirait une sorte de fardeau de
l'homme haïtien — the haitian man burden.
Mais l'accès au pouvoir sera interdit à Firmin à deux reprises après
1902, et il mourra en 1911, épuisé par l'exil. Les éléments sur qui il
croyait pouvoir compter ne faisaient pas le poids numériquement en
face des politiciens "anganman" (caméléons), des clans conservateurs,
et des baïonnettes protégeant l'ordre établi.
***
Nous savons aussi que cette campagne idéologique sur les thèmes
d'un nationalisme démocratique bourgeois n'a pas réussi à ouvrir la voie
au progrès économique et social.
La diffusion de ces idées n'a vraisemblablement pas dépassé le cadre
étroit des lettrés. Et si des intellectuels progressistes ont occupé des
fonctions administratives élevées et même des postes ministériels,
l'environnement socio-politique ne leur permettait pas de jouer un rôle
moteur et ils étaient assez rapidement écartés du pouvoir.
Trop souvent aussi, les conceptions émises sont passablement
fumeuses.
Plus encore, la plupart de ces idéologues, plus ou moins liés aux
intérêts de la classe dominante, même quand ils sont issus quelquefois
des couches populaires, se sont déjugés en parvenant au pouvoir. C'est
le cas de dire avec le journal Le Travail du 10 février 1860 que "tous
les écrits, tous les discours ne valent pas un exemple en action".
Ecoutez Cadet Jérémie, auteur d'un gros ouvrage de doctrine
politique intitulé l'Effort 905) et de beaux articles sur le progrès, sur le
devoir, etc., pourfendeur du système des partis en même temps que
théoricien libéral, bruyant "partisan de la politique technique et de la
politique des faits économiques", défenseur proclamé des classes
défavorisées. Devenu une espèce de Premier Ministre (sans le titre) du
Président Antoine Simon, il croit justifier le divorce entre ses écrits
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 223

précédents et ses actes de [228] gouvernement en répondant à un de ses


interpellateurs au Sénat en 1910 : "Si le publiciste dit ce qu'il veut,
l'homme d'État n'emploie que ce qui est possible" ; et ce possible va
jusqu'aux débordements de la soldatesque.
Et Michel Oreste ? Son élection à la présidence de la République en
1913 a été une sorte de revanche posthume de Boyer Bazelais et un
triomphe tardif du défunt Parti Libéral. Pourtant, ce premier civil
devenu chef d'État en Haïti, ce professeur de droit constitutionnel et de
droit administratif, ce tribun chéri de la bourgeoisie port-au-princienne,
défenseur intraitable des libertés publiques, dont l'éloquence amenait
une foule nombreuse tant au parlement qu'au barreau, se comportera au
pouvoir comme le dernier des despotes.
À l'épreuve du pouvoir, le libéralisme bourgeois a révélé son visage
autoritaire et anti-populaire.

La résistance paysanne et ses limitations

Retour à la table des matières

En somme, la mise en cause radicale du système, dans ses


fondements et non pas simplement dans certains de ses aspects
particuliers, est venue essentiellement de la paysannerie.
Maintenues dans l'analphabétisme, les masses paysannes n'ont pas
tellement laissé de témoignages écrits directs sur leur situation et sur
leurs luttes. Du moins les historiens n'ont pas encore mis la main sur
leurs éventuels cahiers de revendications. Les échos de leur combat
nous sont parvenus jusqu'è présent à travers les écrits de leurs alliés ou
sympathisants de l'intelligentsia, et à travers les témoignages
accusateurs de leurs ennemis de classe où puisaient souvent les
voyageurs étrangers, et qu'il faut savoir interpréter.
La paysannerie n'en a pas moins témoigné et revendiqué, et de
manière éloquente, par ses mouvements de révolte : lutte de masse
ouverte en temps de crise ; résistance passive en temps calme, entre
deux tempêtes.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 224

De temps à autre un organe de presse, rompant [229] avec le silence


maintenu par tous les autres, se fait l'écho de la résistance passive de la
paysannerie pauvre.
Un journal port-au-princien, La Sentinelle de la Liberté, qui ne
subsistera que pendant quelques mois en 1843-1844, livre quelques
résultats de ses enquêtes dans la paysannerie. Des paysans de 15 à 40
ans déclarent à qui veut les entendre que s'ils fournissent le moins
d'effort possible, s'ils travaillent sans enthousiasme, c'est qu'ils n'ont
aucune envie de faire fructifier un sol qui ne leur appartient pas et dont
les produits servent à enrichir d'autres personnes qu'eux. C'est une
attitude analogue que Roche Grellier observe un demi-siècle plus tard,
lorsqu'il écrit en 1891 que le paysan sans terre accomplit sa tâche
journalière ''avec l'insouciance de l'homme qui n'attend rien de la
destinée''.
La protestation muette prend encore d'autres formes. Les petits
paysans se seraient souvent abstenus de faire baptiser leurs enfants et
de les déclarer au bureau d'état civil, principalement dans l'intention de
les soustraire plus tard aux levées et aux corvées sur les chemins et les
routes publiques.
En 1879, un journal de la capitale s'élève contre la pratique de
''beaucoup de cultivateurs, vexés et indignés de vendre leurs cafés à 5-
6 piastres par 100 livres", qui coupaient leurs caféiers. À ces caféiers
ils substituaient des bananiers, exigeant moins de peine, et dont le
produit, à travail égal, leur rapporterait 9-10 piastres. Mais en agissant
ainsi, les cultivateurs enfreignaient les traditionnelles recommandations
des pouvoirs publics et s'attaquaient à l'une des principales sources de
profit des spéculateurs en denrées, des négociants exportateurs et de
l'État.
Aussi, tout en critiquant ce qu'ils dénomment la paresse du paysan,
certains publicistes reconnaissent-ils qu'il s'agit là d'une prise de
position, d'une attitude consciente, d'une réaction qui a une signification
profonde : "Elle est raisonnée et elle raisonne", avoue La Sentinelle de la
Liberté. Et à la vérité, un bon nombre des "désordres" locaux
fréquemment signalés, le boycott des grandes habitations et le
développement d'une tendance [230] à la squatterrisation des terres
considérées comme vacantes, la retraite dans des zones montagneuses
peu accessibles, le transfert d'une partie de la force de travail dans la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 225

coupe des bois (fabrication de charbons de bois...), tout cela constituait


la plupart du temps autant de formes, et pas les seules, de condamnation
d'un régime agraire dont les paysans pauvres se sentaient les souffre-
douleurs.
En plus de cette résistance larvée permanente, Haïti a été secouée
par de violentes crises agraires à plusieurs reprises, dans les années
1807-1820, 1844-1846-1848, 1865-1869, 1911-1915. Dans ces
moments, les travailleurs des campagnes ont mis en cause, les armes à
la main, le système économique et social.
De 1807 à 1820, des paysans en armes ont formé une sorte de
république indépendante dans la Grande-Anse (extrême nord-ouest de
la presqu'île du sud). Sous la direction du paysan Jean-Baptiste
GOMAN (dont la tête sera mise à prix pour 5.000 gourdes), secondé
par Saint-Louis Botot et Céé Désormeaux (têtes mises à prix pour 2.000
gourdes chacune), ils y ont défié pendant quatorze années la république
patricienne de Pétion et de Boyer. Souvent, les soldats
gouvernementaux, eux- mêmes paysans mobilisés de force contre les
insurgés, désertaient pour ne pas combattre leurs frères, et se réfugiaient
dans des communes éloignées de leurs lieux d'origine. En 1811, la
région des Cayes, contiguë à la Grande-Anse, connaît un soulèvement
de soldats qui attaquent les autorités accusées d'être responsables de
leur situation misérable. En définitive, pour vaincre le mouvement qui
est resté confiné dans la Grande-Anse, le gouvernement de Boyer doit
déployer contre elle six régiments, l'affaiblir par une propagande
mensongère et quelques mesures d'apaisement, puis raser la région et
exterminer les derniers combattants qui n'avaient pas déposé les armes.
Cela n'empêche pas la guerre paysanne de renaître un quart de siècle
plus tard, en 1844-46. Elle s'amplifie dans la région des Cayes, voisine,
et s'étend à toute la presqu'île du Sud. C'est l'époque héroïque des
PIQUETS. Ces Paysans, armés de longues piques quand ils ne
possédaient pas de fusil, fabriquaient [231] la mitraille avec des tessons
de bouteille, signe de leur détermination à lutter coûte que coûte.
Les chefs d'accusation du mouvement piquettiste, contenus dans la
fameuse proclamation de son leader Jean-Jacques ACAAU en date du
15 avril 1844, sont accablants contre le régime qui s'était consolidé sous
la férule de l'oligarchie boyériste aussi bien que contre le libéralisme
bourgeois qui a voulu s'installer dans le lit de l'autocratie renversée :
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 226

''Assez longtemps courbée sous le joug avilissant du despotisme,


nous attendions du temps pour remédier à nos maux.
''L'éventualité de l'éducation nationale, le dépérissement de nos
champs, le pays écrasé sous le poids énorme d'une dette monstrueuse,
son avenir abandonné au hasard, tout attestait l'incurie de
l'administration antérieure, tout annonçait l'approche d'une crise
politique.
"La lutte éclata ; l'ancien gouvernement s'écroula ; et la nation
accepta tout d'abord les promesses solennelles de la Révolution.
"Cependant, loin de marcher dans les voies de la légalité, le nouveau
pouvoir, par des actes arbitraires dont nous nous croyions délivrés à
jamais, a contristé tous les cœurs.
"Sans jugement aucun des pères de famille, les citoyens Salomon et
leurs compagnons, pour avoir cru pouvoir parler de Droits, de l'Egalité
et de Liberté, sont confinés dans les déserts inhospitaliers de la partie
orientale de notre île. Le 12e régiment, dénoncé comme adhérent à leurs
sentiments, est déporté à Santo-Domingo.
"Pour obtenir l'obéissance passive, il a été décrété une loi martiale
qui, suivant les circonstances, frappe et l'innocent et le coupable.
"D'un autre côté, que dit le cultivateur auquel il a été promis par la
Révolution la diminution des prix des marchandises exotiques et
l'augmentation de la valeur de ses denrées ? Il n'est qu'une seule
réponse : il a été trompé. Et pour comble de [232] maux, la Constitution
qui garantit tous les droits et tous les devoirs, a reçu les dernières injures
de l'arbitraire, dans la cour du local même où l'Assemblée Constituante
délibérait".
Ainsi, très concisément, les griefs généraux que les démocrates de
toutes conditions pouvaient formuler contre le régime sont pris en
compte par le mouvement populaire paysan. Devant l'incapacité des
couches dirigeantes, les "gros orteils", mariant leurs revendications
propres à celles des autres couches nationales, décident de partir à
l'assaut du pouvoir : ACAAU poursuit :
"La population des campagnes, réveillée du sommeil où elle était
plongée, murmura de sa misère, et résolut de travailler à la conquête de
ses droits.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 227

"Dans une assemblée solennelle, j'ai été revêtu du titre de Chef des
réclamations de mes concitoyens. J'ai juré, en présence de la divine
Providence, qui protège l'innocence malheureuse, à tous les braves qui
m'entouraient, d'être fidèle à leurs vœux. Un cri unanime applaudit à ce
serment sacré".
Les objectifs poursuivis ? La proclamation du 15 avril 1844 promet
le rappel des exilés – bien précisément les Salomon, leurs partisans, le
1 2e régiment –, et l'abolition de la loi martiale. Cependant, l'essentiel
est l'application de la volumineuse Constitution de 1843, qui devait
servir de base à une démocratie libérale, mais dans laquelle le
mouvement acaauiste semblait voir un cadre juridique pouvant garantir
une démocratie agraire :
"Avec la Constitution, l'agriculture sera honorée et respectée, les
denrées seront accrues tant dans leur production que dans leur valeur,
et la troupe de ligne, suivant les besoins, sera l'instrument nécessaire
pour obtenir, par une police active, cet heureux résultat".
L'Agriculture sera honorée et respectée. Lisez : les agriculteurs, les
cultivateurs, dont on connaît la situation misérable de la grande
majorité, bénéficieront de nouvelles conditions de travail et de vie.
Cette exigence, qui demeurera au centre de la lutte des Piquets, se
précisera et adoptera la forme d'une bataille [233] pour la conquête de
la terre par ceux qui la travaillent.
Placé à l'avant-garde de la rébellion paysanne, le mouvement
piquettiste acaauiste, qui affirme sa détermination à combattre jusqu'à
la victoire, conçoit sa lutte dans l'intérêt de la nation entière. Et pour en
assurer le succès, il appelle tous les hommes qui veulent le progrès
national à se grouper autour de lui :
"Citoyens, nous poursuivrons sans relâche l'objet pour lequel nous
avons pris les armes. Le bonheur général est le sentiment qui a guidé
nos pas dans cette généreuse entreprise. Que tous les patriotes se rallient
à nous. La reconnaissance nationale leur sera acquise à tous les égards.
Et nous, nous trouverons notre récompense dans le souvenir d'avoir
contribué au bonheur de nos concitoyens".
Bref, en claironnant la fin de l'obscurantisme, de l'exclusivisme et
du despotisme, en exigeant de payer moins cher les marchandises
importées et d'être mieux rémunérés pour les denrées qu'ils cultivaient,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 228

en se lançant à la conquête de la terre, les Piquets ont enlevé le sommeil


à la classe dominante. Au printemps de 1846, la crise atteint son point
culminant. Après l'accalmie de l'année 1845, les Piquets semblent plus
déterminés que jamais à faire la révolution agraire et à aboutir à un
bouleversement social inédit. La réaction mobilise toutes ses forces.
Elle ameute tous les groupes intéressés à ''maintenir l'ordre et faire
respecter la propriété'' pour éteindre ''ce volcan". La Réforme du 16 avril
1846, exhorte le gouvernement à en finir "une bonne fois pour toutes
avec ces bandes féroces qui ensanglantent le sol du sud". Le
mouvement, qui s'est toujours confiné dans le sud-ouest, et qui en se
radicalisant a effrayé la petite bourgeoisie, se trouve isolé. La classe
dominante exerce la plus dure répression contre ces hommes qui
avaient exprimé des "vœux impies" et des "intentions coupables" en
s'attaquant aux sacro-saints rapports de propriété féodaux et bourgeois.
Le 1er septembre 1846, le sénateur Céligny Ardouin peut rendre
hommage au gouvernement de Riché dont les troupes venaient
"d'accomplir la plus noble mission en faisant prévaloir l'ordre sur
l'anarchie, en rétablissant la société sur ses véritables bases dont la
première est le respect des personnes et des propriétés".
[234]
Après les soubresauts de l'année 1848 et une période d'accalmie
dans les années 1850, le mouvement armé des paysans reprend de plus
belle dans la crise de 1867-1869. Ces derniers n'étaient-ils pas les
grandes victimes des gaspillages financiers, des impôts croissants, de
l'inflation, et du code rural de 1864 ? Mais dans cette conjoncture, les
forces paysannes n'agissent pas sous leurs bannières propres et sont
divisées. D'un côté, les masses piquettistes du sud lient leur cause à
celle du gouvernement de Sylvain Salnave propulsé par les masses
populaires urbaines du Cap et de Port-au-Prince au sein desquelles les
sans-travail tiennent une place prépondérante. D'un autre côté, la force
de manœuvre de la paysannerie du Nord, la première génération de
CACOS, ainsi qu'une partie de celle du Sud, sont enrôlées dans la
coalition dominée par les grands propriétaires fonciers et le haut
commerce. La victoire des ennemis de Salnave constituera aussi un
échec pour la paysannerie révolutionnaire. Le mouvement piquettiste
aura, semble-t-il, définitivement perdu son mordant. Les massacres des
"Populaires", au début de 1870, paraissent l'avoir vraiment cassé.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 229

Mais passant du sud au nord, la lutte armée paysanne resurgira avec


une puissance accrue, dans les années 1911-1915, période de crise
générale.
Paradoxalement, une certaine tradition orale présente le début du
siècle comme la belle époque d'Haïti-Thomas. C'est effectivement une
période ou les politiciens et les classes possédantes engagées dans
toutes sortes de spéculations en connexion avec le capital étranger font
bombance. Cependant, pour les masses populaires rurales et urbaines,
cette époque où la minorité privilégiée se félicite d'un "grand roulement
d'argent" est celle où le coût de la vie subit un enchérissement
incroyable, et où l'insécurité matérielle s'aggrave à un degré
insupportable. Un des témoins les plus lucides de cette époque, Ch.
Emmanuel Kernizan, l'a comparée à la conjoncture française des années
1780 quand "la grande misère sous Calonne et le gaspillage des grands
de la monarchie française ont enfanté la Révolution". En Haïti cette
situation va engendrer la terrible guerre Caco.
Partis de la région frontalière de Maribaroux (Ouanaminthe [235] et
son arrière-pays), les paysans révolutionnaires qui prennent le nom de
Cacos déferlent sur la vieille société haïtienne et agissent sur elle
comme un ouragan.
Que la classe dominante et la petite bourgeoisie n'aient vu dans les
Cacos de cette période que des brigands, et qu'elles aient comparé à des
invasions barbares les descentes périodiques de ces va-nu-pieds en
armes sur la capitale où ils sont venus bivouaquer à cinq reprises, c'est
logique. Que des ambitieux se soient introduits dans le mouvement et
aient cherché- et réussi parfois – à le manipuler il n'y a pas à en douter.
Mais au fond, le mouvement caco des années 1911-1914 est bien un
mouvement des masses populaires en lutte pour la justice sociale. Dans
un intéressant petit ouvrage publié en 1919 sous le titre La République
d'Haïti et le gouvernement démocrate de M. Woodrow Wilson, Ch.
Emmanuel Kernizan a assez bien présenté la guerre caco dans sa
dimension politico-sociale en écrivant : ''Qu'était-ce en effet que la
révolution dite des Cacos, sinon la révolte du peuple contre les
dirigeants prévaricateurs ? Cette masse si souvent trompée a voulu cette
fois régler son compte à ses dirigeants. De là sont venues ces
éliminations successives qui auraient pour aboutissement la révélation
des capacités politiques capables de panser nos plaies sociales".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 230

L'histoire traditionnelle a retenu comme dirigeants du mouvement


les noms de politiciens qui n'étaient que des Cacos occasionnels. À la
vérité, la direction effective était assumée par des chefs paysans
d'envergure, de "nouveaux Acaau" comme on les a appelés. Parmi ces
"chefs opérant" se sont détachés un Jean Dorcilien (Jean Dor), un
Désormes Joazard, un Codio ; l'un d'eux, Charlemagne Péralte,
deviendra plus tard le héros de la résistance populaire contre
l'occupation nord-américaine.
Contrairement à une opinion courante, le mouvement Caco, qui se
radicalise en 1913 sous le despotisme du bourgeois libéral Michel
Oreste, a eu un programme, qu'il a tenté de faire aboutir en jouant des
contradictions entre les couches dirigeantes et en s'alliant certains
secteurs de la petite bourgeoisie. Ce programme peut se résumer ainsi :
baisse du coût de la [236] vie en particulier, démocratie économique et
sociale en général. "Le programme de la révolution de Ouanaminthe,
écrit Kernizan, était trop plein de revendications et comportait surtout,
comme principal objet, le procès des assassins de Leconte, la vie à bon
marché par l'émission d'une bonne monnaie ou la garantie du papier-
monnaie par un stock d'or, enfin le triomphe définitif de le démocratie
per l'abolition de toutes les inégalités politiques, économiques et
sociales." (Souligné par nous).
Débordée et effrayée, la classe dominante plie pour ne pas rompre.
Incapable de réprimer le mouvement, elle cherche à le noyauter et à le
dévoyer. Les politiciens qui déclarent se placer sur les positions des
Cacos n'ont pas de peine à se faire élire à la Présidence de la République
par un Parlement désireux avant tout d'éloigner de la capitale les masses
d'insurgés aux pieds nus, habillés de Colette, arborant un foulard rouge
et qui ne se séparaient pas de leur machette ou de leur carabine.
Cependant, à observer la sarabande des chefs d'État (six, d'août 1911 à
juillet 1915, dont quatre en deux ans), et des équipes gouvernementales
qui défilent au Palais National comme des ombres chinoises, on sent
que malgré ses manœuvres la classe dominante perd pied.
Les intérêts étrangers engagés dans la partie viennent fausser le jeu.
Les bailleurs de fonds du Bord de mer, d'origine européenne et nord-
américaine, sont plus actifs que jamais. Ils prêtent de l'argent, pour
financer la guerre, aux clans qui acceptent leurs conditions léonines ou
qui paraissent le plus aptes à garantir la poursuite de leurs activités. Le
coup des Gonaïves, en février 1914, qui ouvre la route de Port-au-
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 231

Prince et les portes du Palais National au clan du général Oreste Zamor,


est financé par l'argent allemand et avalisé par le gouvernement des
États-Unis. Il est destiné à empêcher la réalisation du programme de
Ouanaminthe en arrêtant la marche des hommes du Maribaroux. Les
nationalistes portés au pouvoir en novembre 1914 avec Davilmar
Théodore après la défaite des troupes de Zamor et sous la pression des
Cacos, jouissent un moment de la confiance du mouvement paysan ;
mais leur gouvernement est miné par l'hostilité farouche de la Banque
(trésorière de l'État), du bord de mer, et des politiciens soutenus par
l'argent allemand et nord-américain. [237] En décembre 1914, un
commando de fusiliers marins enlève en plein jour et "manu militari"
le stock d'or de la Banque, qui est transporté à New York par un navire
de guerre des États-Unis. En mars 1915, le gouvernement de Davilmar
Théodore, qui n'a pas su dominer la situation en adoptant une voie
franchement révolutionnaire, est emporté dans la tourmente. Son
successeur, le général Vilbrun Guillaume Sam, un féodal typique,
ancien Ministre de l'Intérieur à poigne, est un tyran. Lorsque, en juillet
1915, celui-ci est renversé du pouvoir et écharpé par la foule pour s'être
rendu responsable du massacre de centaines de prisonniers politiques,
le gouvernement des États-Unis, qui ne cessait de réclamer depuis
quelque temps de placer la République sous son contrôle financier,
débarque ses "marines" et procède à l'occupation militaire du territoire
haïtien. La classe dominante est sauvée, une étape plus difficile
commence pour la résistance populaire nationale.
***
La résistance paysanne a souffert d'un grave handicap : il lui a
manqué une avant-garde consciente suffisamment organisée et des alliés sûrs.
Le mouvement paysan s'est trouvé plus d'une fois isolé, divisé, trahi, ou
partiellement récupéré par l'un ou l'autre des groupes dirigeants en
compétition. Il n'a pas disposé de la puissance nécessaire pour
provoquer le changement d'orientation politique qui impliquerait
l'élévation soutenue du niveau de vie des couches majoritaires de la
population. Mais certains témoignages permettent de penser que le
développement des luttes paysannes dans les années 1911-1915 pouvait
déboucher sur une profonde mutation sociale et politique sinon sur une
révolution, et que l'intervention militaire américaine s'est chargée,
précisément, de remettre à flot la classe dominante féodalo-bourgeoise
et le vieux système néo-colonial en plein naufrage.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 232

Le leader piquettiste Jean-Jacques Acaau, un paysan comme


d'autres, est mort en avril 1846, "suicidé". Mais son nom est resté gravé
dans la mémoire haïtienne, évoqué comme un cauchemar par la classe
dominante, exploité par les [238] opportunistes, symbolisant un espoir
chez les progressistes. En 1897, l'ambigu Frédéric Marcelin écrit : "Nos
Acaau de l'avenir seront des gentlemen instruits, à l'influence
bienfaisante, des révolutionnaires du développement économique et
social sous toutes ses formes." Cette pensée peut parfaitement servir de
justificatif h un avant-gardisme petit-bourgeois à façade
révolutionnaire, sinon à un réformisme technocratique. Mais elle peut
également apparaître comme la prévision de l'union nécessaire de
l'intelligentsia progressiste aux masses populaires organisées, dans la
lutte pour l'établissement d'une démocratie nationale.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 233

[239]

Les racines du sous-développement


en Haïti

CONCLUSION

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Évoquer l'abâtardissement de l'Indépendance haïtienne afin de


justifier le maintien de liens impérieux dans l'histoire contemporaine et
de repousser la lutte des peuples dominés pour leur libération nationale
constituerait une démarche idéologique inconsistante.
Car le malheur d'Haïti ne réside point dans le fait d'avoir rué dans
les brancards de la colonisation et rompu ses amarres à la charnière des
dix-huitième et dix-neuvième siècles. Au contraire, cette séparation
radicale s'était avérée nécessaire pour que les esclaves, 90 % de la
population totale, qui peinaient et se consumaient sur les plantations et
dans les manufactures de Saint-Domingue, pussent forger leur destin
national au lieu de continuer à servir à l'opulence d'une minorité
coloniale et au développement d'une métropole. Puisque les métropoles
fondent et entretiennent les colonies dans leur intérêt particulier, la
logique veut que les colonies secouent la domination des métropoles
pour pouvoir s'épanouir. Et le poids du joug exercé détermine la
violence de la rupture.
Si après son indépendance Haïti s'est changée en une sorte
d'exemple à connaître mais à ne pas suivre par le tiers monde, c'est
essentiellement pour les raisons suivantes. Se situant à contre-courant
de l'évolution sociale déclenchée en [240] 1791 par le soulèvement
général des esclaves et qui culmine en 1804-1806 dans la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 234

nationalisation des biens vacants des anciens colons, les nouvelles


couches dirigeantes ont divorcé d'avec les masses populaires dont la
lutte a été décisive pour la conquête des droits de l'homme et du citoyen
à Saint-Domingue et pour la constitution de l'État national. Ces couches
dirigeantes se sont muées en une minorité possédante parasitaire. Celle-
ci a voulu consolider son pouvoir dès lors contesté, tant en puisant leur
inspiration dans l'ancien modèle colonial définitivement condamné par
le bouleversement du rapport des forces, qu'en copiant maladroitement
des institutions d'une ancienne métropole dont les structures et la tâche
historique différaient de celles de la nation en formation. L'égoïsme
dominateur, l'étroitesse d'esprit et l'agressivité qui ont caractérisé les
relations des Puissances économiquement avancées – et tout
spécialement de l'ancienne métropole – avec le jeune État, ont contribué
de façon décisive à enfoncer ce dernier dans la médiocrité. Les fusiliers
marins des États-Unis qui envahissent Haïti un soir de juillet 1915,
donnent la main, à travers plus de quatre siècles d'histoire, aux
"conquistadores" espagnols qui débarquèrent sur les mêmes côtes un
matin de décembre 1492.
***
L'histoire récente et l'évolution actuelle de la plupart des pays
d'Afrique, d'Asie et de l'Amérique au sud du Rio Grande semblent
confirmer ce que l'exemple précurseur haïtien a prouvé. D'abord, il ne
suffit pas à un peuple de se débarrasser de la domination coloniale
classique pour jouir de la pleine indépendance économique et politique
et progresser socialement à un rythme satisfaisant. Ensuite, après avoir
dénoué les liens qui l'assujettissaient à une Puissance coloniale, ce
peuple aborde une autre tâche historique, aussi importante que la
première, mais encore plus difficile car c'est un travail de longue
haleine et un processus semé d'écueils souvent imprévus : il s'agit de
trouver sa propre voie de développement et de savoir y avancer
résolument
À cette seconde phase de sa libération, un peuple ou une nation se
heurte à un double danger, contre lequel il doit [241] lutter sans fléchir.
À l'intérieur surgit le risque d'accaparement des fruits de la révolution
nationale et de l'Indépendance amorcée, par une minorité qui s'érigerait
en classe dominante. De l'extérieur, et en collusion avec la minorité
dominante autochtone, viennent les tentatives, ouvertes ou camouflées,
des groupes dirigeants de l'ancienne métropole ou d'autres grandes
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 235

puissances expansionnistes, sinon pour restaurer l'ancien régime


devenu inadmissible, du moins pour réaménager un régime similaire,
de manière à perpétuer à leur profit des rapports d'inégalité.
La capacité combative et le niveau de conscience et d'organisation
des forces de progrès d'une part, la force et le degré de conjonction des
groupes conservateurs locaux et étrangers d'autre part, conditionnent le
succès croissant de l'œuvre de développement national harmonieux ou
au contraire la persistance de rapports de domination-dépendance.
Dans un cas, une indépendance nominale sert de paravent pour
cacher la pérennité des aspects fondamentaux des rapports à caractère
colonial. L'indépendance est dévoyée, se pervertit. On s'installe dans le
néo-colonialisme et le sous- développement. De cette déviation, Haïti
offre un exemple étalé sur plus d'un siècle. Un exemple à méditer.
Dans l'autre cas, se poursuit la décolonisation sans euphémisme,
comprise comme processus de destruction des structures incrustées
dans un pays au seul avantage d'une puissance extérieure et de ses
antennes locales, puis d'édification d'une société où les besoins du plus
grand nombre seront satisfaits. Une véritable voie de développement,
en somme. Une espérance à concrétiser.

[242]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 236

[243]

Les racines du sous-développement


en Haïti

BIBLIOGRAPHIE

Retour à la table des matières


Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 237

[244]

Ce travail a pour base des SOURCES MANUSCRITES et des


SOURCES IMPRIMÉES, c’est-à-dire une documentation datant de la
période que nous étudions. Il serait trop long de les énumérer toutes
dans ce livre destiné à un large public. Parmi ces sources, nous
présentons seulement les imprimés dont les auteurs ont été nommés
dans l’ouvrage.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 238

[245]

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Publications Périodiques

L’Avenir
Bulletin religieux d'Haïti La Feuille du Commerce Haïti Illustrée
Journal du Commerce (français)
Le Moniteur haïtien (journal officiel)
L'œil
Le Patriote,
La Réforme,
La Sentinelle de la Liberté
Le travail.

II. ÉTUDES

A) HAÏTI. Structures et Évolution

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Jacques S. ALEXIS, "Du réalisme merveilleux des Haïtiens", dans


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B) Problèmes du développement dans le Tiers-Monde

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(critique de ROSTOW).

[254]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 250

[255]

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION [1]

Chapitre I – LE SYSTÈME NÉGRIER [7]


l'apocalypse arrawak [9]
les techniciens de l'accumulation primitive [10]
le nègre, propriété et force de travail [12]
en porte à faux [14]
eldorado ou volcan ? [15]

Chapitre II – LA RÉVOLUTION DES ESCLAVES [19]


les débuts de la crise générale [21]
- un rééquilibrage des intérêts colonialistes ? [22]
- une alliance des libres de toutes couleurs ? [23]
l'abolition de l'esclavage nègre [25]
- prodromes et conditions [25]
- liberté générale [27]
désesclavisation ou libération ? [31]
l’autonomie louverturienne [32]
- direction : atouts et œuvre de Toussaint Louverture [33]
- contradiction [34]
l'impossible restauration [36]
- une chance à courir [36]
- la guerre de trois mois [37]
- des causes d'une défaite [40]
la guerre de l'Indépendance [41]
- trois erreurs des colonialistes [41]
- le fiasco du désarmement [42]
- la guerre populaire [44]
l'abolition de la propriété coloniale [46]
- une cohabitation impossible [47]
- plus de colons [48]
- du cap des Irais au cap Engano ? [49]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 251

[256]
Chapitre III – NORMALISATION ET DÉRAPAGE [51
Haïti indépendante et solitaire [54]
- "vivre libre ou mourir" [54]
- le marché [56]
- deux pratiques de l'Indépendance [57]
le contexte international [59]
- insécurité des colonies [59]
- indépendance de l'Amérique hispanique [62]
- les États-Unis d'Amérique du Nord [64]
- l'Europe des monarchies absolues. Le cas espagnol [65]
- l'Angleterre [67]
les intérêts français [69]
- propriété coloniale et intérêts financiers [70
- intérêts commerciaux [72]
la normalisation [75]
- négociations [75]
- vu l'urgence [78]
- une charte néo-colonialiste [80]
- les conséquences [82]

Chapitre IV – LIGNES DE FORCE DU SOUS-DÉVELOPPEMENT [85]


l'héritage matériel obéré [87]
les potentialités naturelles [89]
l'arriération technique [93]
manque de bras ? [98]
"l’éventualité de l'éducation nationale" [102]
religion et civilisation [107]

Chapitre V – CLASSES ET RAPPORTS SOCIAUX [115]


l'esprit de couleur [118]
un peuple de paysans demi-serfs [123]
- du code rural [123]
- paysans parcellaires et paysans sans terre [124]
- le système de-moitié de production [127]
- le maintien de l'ordre [130]
le peuple des centres urbains [133]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 252

- les démunis [133]


- catégories petites bourgeoises [135]
le complexe militaro-foncier : les "néo-féodaux" [137]
- formation [138]
- situation [142]
la haute bourgeoisie [145]
- rachitisme de la bourgeoisie industrielle [146]
- position dominante de la bourgeoisie d'affaires [147]
- fournisseurs d'État [149]
- usuriers et spéculateurs [150]
[257]
- contrebandiers [152]
- indemnitaires professionnels [154]
- politiciens traditionnels et professionnels libéraux [156]

Chapitre VI – LA DÉPENDANCE NÉO-COLONIALE [163]


la terre aux nationaux ? [166]
- une vue néo-colonialiste [166]
- le principe nationaliste [168]
- le courant de pensée révisionniste [172]
- la politique de révision [174]
la castration du capital national [180]
- la dette coloniale [180]
- les emprunts, la banque, les indemnités [183]
- la dépendance commerciale [187]

Chapitre VII – MINICROISSANCE SANS DÉVELOPPEMENT [193]


la production et ses insuffisances [195]
- les termes de l’échange comme signe [195]
- la production et exportation [197]
- la production et ses carences [199]
les mouvements de l’économie de 1820 à 1915 [206]

Chapitre VIII – LE PROJET PROGRESSISTE [217]


- révolutions ou jeu de bascule ? [219]
- le nationalisme bourgeois et ses contradictions [221]
- la résistance paysanne et ses limitations [228]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 253

CONCLUSION [239]
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES [243]

Fin du texte

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