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Les racines
du sous-développement
en Haïti
Collection “Études haïtiennes”
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composé exclusivement de bénévoles.
à partir du texte de :
Benoît JOACHIM
Benoît JOACHIM
Historien économique haïtien
[255]
INTRODUCTION [1]
CONCLUSION [239]
(Jacques S. Alexis)
4
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 12
[1]
INTRODUCTION
[6]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 16
[7]
Chapitre 1
LE SYSTÈME NÉGRIER
[8]
[9]
L’apocalypse Arrawak
la carence des Ibériques fascinés par le continent, pour leur enlever, non
sans de sanglantes disputes, le tiers occidental de la grande île. Ainsi
naissait SAINT-DOMINGUE.
Accourue à la rescousse de ses aventuriers à la fin du siècle, la
monarchie française entreprend de normaliser la situation. Par le traité
de Ryswick (1697) elle obtient de l'Espagne la fixation des frontières
avec Santo-Domingo. Elle organise la colonie avec ses propres agents
qu'elle parachute de la métropole (Gouverneur, Intendant, officiers
royaux, etc.). Elle s'attribue le pouvoir de concéder les terres ; et ses
agents en concéderont par lots de dizaines d'hectares : charité bien
ordonnée, la plupart de ces administrateurs et leurs proches deviennent
de grands propriétaires coloniaux, ainsi que plusieurs courtisans. Du
même coup, les colons se sont trouvés placés sous une tutelle
administrative et politique dont ils s'accommoderont toujours assez mal
et qu'ils essaieront plusieurs fois d'alléger ou de secouer, en recourant
même à la sédition comme en 1722 et en 1765-1769.
Comme les aristocraties et bourgeoisies d'Europe réclamaient de
plus en plus des produits tropicaux, la classe capitaliste montante en
France saute au XVIIIe siècle sur cette occasion d'accumuler des
richesses. À cette époque de mercantilisme, elle commence par penser
commercialisation des denrées exotiques, principalement le sucre,
destiné à plusieurs usages. Et un slogan –, "les colonies sont faites pour
la métropole'', – symbolise et popularise le Système de l'Exclusif,
caractéristique fondamentale de la colonisation d'Ancien Régime,
quelque peu mis à mal par le commerce interlope notamment avec
l'Amérique du Nord.
[12]
Cependant pour pouvoir vendre sur une vaste échelle, il fallait
impulser la grande production et, au préalable, la grande exploitation
liée à la grande propriété foncière. Les capitalistes métropolitains, plus
précisément les négociants des ports atlantiques, relayés outre-océan
par des maisons de commission, financent les concessionnaires de
terres coloniales. Grâce à leurs relations sociales et politiques, ces
concessionnaires concentrent entre leurs mains les plus grandes
surfaces possible, cadres physiques des "HABITATIONS”. Sur ces
habitations, unités économiques de base de la colonie, les avances
obtenues des négociants permettent d'entreprendre des travaux
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 21
même titre que le sol, le moulin ou l'âne, comme une "chose". Il servira
à la production ordonnée par le maître en tant qu'ESCLAVE, dépouillé
de tout droit. Dans cette situation inédite, où la force sociale de travail
produisant pour le marché est traitée comme objet de propriété,
l'ESCLAVAGE n'est rien de moins que le pilier du système colonial
d'Ancien Régime.
Mais si le maître affecte de nier à l'esclave toute personnalité, il ne
saurait ignorer qu'il a affaire à un être humain : Un être qui n'accepte
pas de bon gré sa situation de déraciné et d'esclave. L'instruction
religieuse lui enseignera l'obéissance, la soumission : que la volonté de
Dieu soit faite. Et surtout, pour briser sa conscience et tirer de lui le
maximum, le maître veut le persuader de sa prétendue infériorité
raciale. Les esclaves rassemblés en ATELIERS, c'est-à-dire en
colonnes de travail forcé de 40 à 400 individus, étaient astreints à des
exigences de production qui ruinaient leur santé et leur énergie
insuffisamment renouvelée, sans rémunération, avec pour stimulant
régulier les volées de "rigoise" administrées par un commandeur lui-
même dressé à la brutalité. Le nègre à talents ou esclave qualifié, et le
nègre de case ou esclave domestique subissaient moins rigoureusement
cette condition inhumaine particulièrement réservée au nègre-jardin ou
esclave de plantation qui constituait plus de 85 % de la population.
Aussi est-ce dans cette dernière catégorie que les protestations ont pris
les formes les plus violentes et se sont répétées avec le plus de
fréquence.
[14]
En porte à faux
Eldorado ou volcan ?
[18]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 26
[19]
Chapitre 2
LA RÉVOLUTION
DES ESCLAVES
[20]
[21]
Paradoxe apparent, le branle est donné par les colons et autres gens
libres. Un peu l'histoire de l'apprenti sorcier. À l'annonce de la
convocation des États-Généraux du Royaume, auxquels les colonies
n'étaient pas invitées, ils se lancent dans l'agitation, sans se préoccuper
le moins du monde du sort et des réactions des masses esclaves.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 29
[22]
[24]
Dans son ouvrage sur la guerre de l'indépendance Haïtienne publié
en 1819, le général français Pamphile de Lacroix a regretté qu'il ne se
soit pas noué entre "les propriétaires coloniaux de toutes couleurs" une
alliance durable "qui eût formé la digue que la colonie régénérée aurait
élevée contre les débordements qui l'ont engloutie".
Pourtant, dès le départ cette alliance est proposée, et avec chaleur,
par les affranchis propriétaires. Ceux-ci tracent comme limite extrême
du changement projeté la satisfaction de leurs revendications propres :
la fin de la discrimination entre "colons amériquains" – ainsi
s'appelaient certains d'entre eux – et colons blancs. Ils protestent qu'ils
ne veulent surtout pas de la libération des esclaves ; position très
compréhensible, car ils sont eux-mêmes propriétaires d'esclaves.
Après quelques tergiversations, les assemblées révolutionnaires
françaises, ou les philanthropes, les Amis des Noirs, menant campagne,
leur donnent raison. Elles leur reconnaissent la citoyenneté française au
même titre que les colons et envoient des commissaires pour réaliser la
fraternisation des uns et des autres.
Malgré tout, la réaction coloniale blanche dédaigne leur offre
d'alliance et combat leurs prétentions avec la dernière violence. Au
début de 1791, pour avoir voulu imposer par les armes le
rapprochement toujours refusé par les colons, les affranchis conduits
par Ogé et Chavannes, qui se sont laissés prendre à la suite de leur
défaite militaire, périssent par le supplice de la roue. Les survivants de
leur petit groupe de 300 hommes, entrés en clandestinité, vont s'insérer
dans le mouvement de masse des esclaves en préparation dans le Nord.
Peu après, les affranchis de l'Ouest, tirant la leçon de la lutte de leurs
congénères du Nord, utilisent l'appoint déterminant d'une valetaille de
500 esclaves pour vaincre leurs adversaires de race, avec qui ils
concluront d'ailleurs un concordat : en récompense, ces esclaves
finiront sur des pontons dans la rade du Môle Saint-Nicolas. Cependant,
par l'intransigeance toujours renaissante des colons, la majorité des
affranchis se rapprochera du mouvement des esclaves entrés en branle
dans la deuxième moitié de l'année 1791 : le front de lutte de tous les
colonisés se dessinait.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 32
[25]
- prodromes et conditions
vif, mais son passage a laissé des traces indélébiles : il a prêché l'union
de tous les nègres pour [26] chasser ou exterminer les blancs et faire de
Saint-Domingue un royaume indépendant. Dans les années 1780, alors
qu'éclataient sur les habitations des troubles de nature à inquiéter les
colons, le marronnage devenait plus notable, à en juger par les annonces
des journaux. Certes, il a été loin de suffire à provoquer l'effondrement
du système. Néanmoins il s'est révélé comme une étape préparatoire au
soulèvement général et à la guerre populaire pour l'abolition de
l'esclavage, ne serait-ce qu'en fournissant les premiers cadres et des
combattants aguerris à la révolution haïtienne.
Les croyances africaines conservées par l'esclave, parallèles ou
opposées à la religion chrétienne à laquelle le maître prétendait le
convertir, le mythe du retour à l'Afrique en cas de mort au combat,
servirent aussi la lutte pour la liberté. Ceux qui se rencontraient aux
cérémonies et aux divertissements du vaudou y trouvaient l'occasion
d'échanger des informations sur la situation, de se concerter
éventuellement en vue d'élaborer des actions. On reste frappé
aujourd'hui encore par ces chants et ces prières qui appelaient à la
révolte, à la disparition des oppresseurs, à l'établissement d'un monde
nouveau. Ce n'est point un hasard si les mots d'ordre du soulèvement
général sont partis d'une cérémonie vaudou réunissant les chefs (La
cérémonie du Bois- Caïman), et si dans sa première phase l'insurrection
populaire est dirigée par un nègre marron et prêtre vaudou, Boukman,
ou par un Romaine le Prophète, ou par un Hyacinthe. Avec ces
hommes, on est déjà loin du temps où les chevaux et les armes des
Conquistadores jetaient la panique parmi les Arrawaks dont les
"civilisés" ne faisaient qu'une bouchée. La révolution de Saint-
Domingue verra les masses nègres en lutte pour leur libération affronter
sans reculer les fusils, les canons et les baïonnettes avec leurs mains
nues, ou armées de couteaux, de pioches, de bâtons, etc., et arriver ainsi
à submerger les troupes adverses.
La fermentation révolutionnaire se trouva particulièrement
favorisée dans le Nord, du fait que cette partie du pays connaissait la
plus grande concentration des esclaves et des propriétés, et que la
grande contiguïté des habitations avec la colonie espagnole rivale
rendait possibles les infiltrations et les refuges des insoumis.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 34
[27]
Signalons également que les mesures de liberté partielle adoptées
dans l'Ouest par des propriétaires affranchis minoritaires en lutte contre
leurs rivaux blancs, et dans le Sud par des propriétaires blancs
minoritaires en lutte contre les affranchis, auront contribué à augmenter
le flot montant des démunis mis en meilleure condition de participer au
combat pour supprimer l'ordre basé sur l'esclavage.
- liberté générale
[29]
pour les conduire dans la colonie, en qualité et au titre de citoyens
français ; c'est que leur subsistance comme libres est incompatible avec
l'existence de vos frères Européens''.
Quand la Commission Civile eût entamé sa mission de rapprocher
"les libres sans aucune distinction de couleur", le préjugé raciste des
colons blancs ressurgit comme un obstacle infranchissable. Les légions
d'affranchis qu'elle organisa se révélèrent insuffisantes à soutenir son
action lorsque les colons et les troupes blanches qu'ils gagnèrent à leur
cause déclenchèrent troubles sur troubles jusqu'à la contre-révolution
de juin 1793. Les Commissaires se sont vus alors contraints de
contrevenir à leur mission en appelant à leur secours les "brigands"
qu'ils devaient ramener dans l'esclavage.
Une fois que le rouleau compresseur nègre eût anéanti l'hydre de la
réaction coloniale blanche qui s'était alliée aux ennemis extérieurs de la
métropole devenue une République, les Commissaires de la Révolution
ne pouvaient plus compter valablement sur d'autres armes pour
affronter dans la colonie l'intervention militaire anglaise et la poussée
agressive espagnole. C’est alors qu'ils prirent sur eux de légaliser l'état
de fait commencé avec le soulèvement général de 1791. Le 29 août
1793 dans la moitié Nord et le 4 septembre dans la moitié Sud, la liberté
générale des esclaves de Saint-Domingue est solennellement proclamée
par les Commissaires.
À ce propos, le compte rendu justificatif envoyé par Sonthonax "aux
Sociétés des Amis de la Liberté et de l'Égalité en France" est on ne peut
plus significatif. Il mérite d'être reproduit ;
"Le peuple de Saint-Domingue, courbé depuis si longtemps sous le
joug de l'esclavage et de la tyrannie, vient de reprendre sa place parmi
les nations du monde et à l'exemple du peuple français il a reconquis
ses droits.
"Ce nouvel ordre de choses qui devait être l'ouvrage du temps et
l'effet des lumières a eu lieu à une époque beaucoup plus rapprochée
que nous eussions osé l'espérer. C'est celle où le frénétique Galbaud,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 37
* Loi du 4 avril 1792 qui accorde aux affranchis les mêmes droits qu’aux colons
blancs.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 38
Désesclavisation ou libération ?
L’autonomie louverturienne
- contradictions
L’impossible restauration
D'un certain point de vue les calculs des stratèges français se sont
révélés partiellement justes. Dans beaucoup d'endroits, notamment
dans l'ancienne partie espagnole récemment rattachée à Saint-
Domingue, et dans la partie Sud, les Français sont accueillis
fraternellement. C'est le cas, par exemple, de la place de Santo-
Domingo commandée par le propre frère de Toussaint Louverture, où
les ordres de résistance du Général en Chef ne sont pas parvenus.
Comment n'être pas rassuré par la proclamation du Premier Consul qui
disait, et en créole pour que [38] nul n'en ignore : "Qui ça vous tout yé,
qui couleur vous yé, qui coté papa zote vini, nous pas gadé ça. Nous
savé tan seulement que zote toute libre, que zote toute égal douvant bon
Dié et dans zyé la République. Etc... etc..." Ce qui, dans la version
française se lit ainsi : "Quelles que soit votre origine et votre couleur,
vous êtes tous Français. Vous êtes tous libres et égaux devant Dieu et
devant la République..." Il est vrai que la même proclamation se termine
par ce sévère avertissement : "Qui osera se séparer du Capitaine-général
sera un traître à la patrie, et la colère de la République le dévorera
comme le feu dévore vos cannes desséchées." Une menace qui laissait
percer les motifs profonds de l'expédition.
Dans certains cas, les Français n'ont pas laissé aux indigènes le
temps de les reconnaître et de se rallier ou de résister. Exemple : au
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 45
la guerre de l’indépendance
- le fiasco du désarmement
- la guerre populaire
réalité, c'est dès l'automne 1802 que la menace planant sur toutes les
couches indigènes jusqu'alors divisées a cimenté l'union contre la
métropole devenue l'ennemi étranger. Le 7 octobre, Leclerc avait écrit
à Bonaparte : "Voici mon opinion sur ce pays. Il faut détruire tous les
nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants
au-dessous de 12 ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne pas
laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté
l'épaulette". Et la politique suivie reflétait cette opinion du capitaine-
général.
Dans ces conditions, dès octobre 1802 c'est tout un peuple en armes,
enflammé par la volonté d'empêcher la restauration de l'ancien système
et de conquérir sa souveraineté [45] nationale, que l'armée française a
à combattre. Des unités mobiles harcèlent sans cesse cette armée
étrangère incapable de les poursuivre sans péril dans leurs
retranchements montagneux. Les cultivateurs, pour leur part, acculent
les troupes ennemies à évacuer la plaine, qu'ils incendient sous leurs
pieds, et à s'enfermer dans les villes côtières, qu'elles devront rendre
une à une jusqu'à la capitulation finale.
Qu'on se rappelle les instructions de Toussaint Louverture à
Dessalines en février 1802 : "N'oubliez pas qu'en attendant la saison des
pluies qui doit nous débarrasser de nos ennemis, nous n'avons pour
ressource que la destruction et le feu. Songez qu'il ne faut pas que la
terre baignée de nos sueurs puisse fournir à nos ennemis le moindre
aliment. Carabinez les chemins, faites jeter des cadavres et des chevaux
dans toutes les sources, faites tout anéantir et tout brûler, pour que ceux
qui viennent nous remettre en esclavage rencontrent toujours devant
leurs yeux l'image de l'enfer qu'ils méritent." La leçon de la guerre de
trois mois n'aura pas été perdue. L'exécution de ce "testament" de
Toussaint Louverture aura porté ses fruits. La grande insalubrité ainsi
créée sous le climat tropical pour des Européens harassés par les
marches et contre-marches auxquelles les ont forcés les va-nu-pieds des
forces armées révolutionnaires haïtiennes endurcis par les privations,
explique l'hécatombe dont on prétend traditionnellement rendre
responsable "la fièvre jaune".
La reprise de la guerre en Europe, qui liait les mains à la métropole,
dont les communications transatlantiques étaient entravées par les
mouvements de la flotte britannique, viendra aggraver la situation, déjà
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 52
- plus de colons
[50]
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[51]
Chapitre 3
NORMALISATION
ET DÉRAPAGE
[52]
[53]
[54]
- le marché
[57]
– régression nette de la production sucrière, concurrencée par la
montée du sucre de betterave en Europe, et entravée par le refus
des investissements nécessaires à la restauration des anciennes
manufactures coloniales ;
– prépondérance croissante du café, cependant de plus en plus
produit par des pays infiniment plus vastes qu' Haïti.
Le contexte international
- l’Angleterre
***
Ainsi que l'a écrit Louis Dermigny, "aucun outremer, sans doute, pas
même l'Algérie, n'a été plus intimement lié à l'évolution des fortunes et
aux fibres profondes de la vie française” que Saint-Domingue. Les
familles et créanciers d'anciens colons étaient répandus dans toute la
France et dans toutes les classes de la société française.
Aussi, la capitulation des forces françaises dans cette Saint-
Domingue devenue Haïti ne signifiait-elle pas que l'ex-métropole
renonçait à soutenir les prétentions, tenaces, des anciens propriétaires
coloniaux à récupérer les biens perdus ? Napoléon, après l'échec cuisant
de l'expédition de Leclerc, nourrit longtemps des velléités de
reconquête du nouvel État qui attendait ses soldats de pied ferme. Mais
ses difficultés en Europe ne lui laissèrent pas le temps de mettre son
projet à exécution une seconde fois.
Après l'Empire, les conditions évolueront dans l'ancienne métropole
vers une solution définitive et pacifique du problème des rapports avec
l'ancienne colonie.
[70]
- intérêts commerciaux
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 78
La normalisation
- négociations
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- vu l’urgence
Cet acte UNILATÉRAL ne désigne même pas l'État haïtien par son
nom. La monarchie française y méconnaît d'abord l'indépendance
d'Haïti, pour se donner la peine, juste à la fin, de l'octroyer.
Le gouvernement français prend des décisions concernant le
territoire et le peuple d'Haïti comme si ce pays dépendait encore de lui.
Dans les premiers articles, 1) il interdit [81] implicitement au jeune État
de fermer ses ports à ses ennemis et d'avoir des relations privilégiées
avec ses amis suivant ses intérêts, 2) il fixe des particularités du régime
douanier haïtien en se réservant la part du lion, 3) il impose au peuple
haïtien un tribut colonial, 4) en voulant ne pas appeler le jeune État par
son nom qu'il remplace à trois reprises par une périphrase, il semble
limiter sa reconnaissance au tiers du territoire qui constituait la
République haïtienne à ce moment-là. Et c'est seulement après avoir
posé ces hypothèques qu'elle déclare admettre, dans un dernier article,
la formation, sur une partie de l'île, d'un État dont on croirait qu'il
perdrait son indépendance s'il ne se conformait pas à l'une des
obligations qui viennent de lui être dictées.
Un parlementaire français jugera en 1826 que c'était là une drôle de
façon d'émanciper.
***
Au baron de Mackau, arrivé à Port-au-Prince au début de juillet pour
transmettre, expliquer et faire accepter cette curieuse ordonnance, les
commissaires haïtiens désignés pour négocier avec lui – alors que le
texte était à prendre ou à laisserai déclarent que son projet était
irrecevable dans sa forme et dans son contenu. Ils sortirent de leurs
gonds quand l'émissaire de la Restauration, suivi d'une escadre de 13
bâtiments réunissant 494 canons, les menaça d'un blocus des ports,
conformément à ses instructions. Un blocus qui serait fatal aux
équipages, car il coïnciderait avec la saison de l'hivernage, pendant
laquelle – jusqu'au milieu du XIXe siècle au moins – la fièvre décimait
les hommes sur les navires européens en stationnement dans la mer des
Antilles. Un blocus qui comporterait aussi beaucoup d'occasions de
friction avec les Puissances entretenant des relations commerciales
avec Haïti, principalement l'Angleterre et les États- Unis. Un blocus qui
ne satisferait pas du tout les desiderata du commerce français même.
Mais en définitive, le président Boyer prit lui-même la question en
main. N'avait-il pas demandé que la reconnaissance de l'Indépendance
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 87
- les conséquences
[84]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 90
[85]
Chapitre 4
LIGNES DE FORCE
DU SOUS-DÉVELOPPEMENT
[86]
[87]
d'un siècle pour des maîtres pressés de retourner vivre dans l'abondance
en métropole, les terres de la colonie atteignirent le seuil de
l'épuisement.
Durant la période révolutionnaire, ces terres restèrent largement en
friche. Mais à la même époque la mitraille les défonçait constamment,
les incendies dévoraient périodiquement la végétation. La plupart des
manufactures furent réduites en cendres et en tas de ferraille. L'herbe
sauvage envahit les centres urbains écrasés sous les obus et dévastés
par le feu. "Les établissements sont en cendres, les pièces de canne sont
en savane, les canaux sont entièrement comblés. Les places à nègres
sont tombées en friche", rapporte le procureur des habitations Gallifet
le 22 juin 1802, c'est-à-dire avant la phase la plus violente de la guerre
de libération haïtienne.
De plus, les colons en fuite ont emporté avec eux aux États-Unis, en
Louisiane, à Cuba, à la Jamaïque et ailleurs, non seulement l'essentiel
des capitaux qui n'avaient pas été rapatriés dans la métropole, mais
également des installations démontées et une partie de leurs esclaves.
Nous ne citerons que deux exemples : celui de Caradeux l'aîné, réputé
le plus grand planteur de la plaine du Cul-de-Sac, qui emmena avec lui
en 1792 à Charleston (il mourra à Philadelphie) un contingent de ses
esclaves ; celui d'Étienne Girard, qui, à sa mort, en 1831, laissera l'une
des plus grandes fortunes des États-Unis, évaluée à 7,5 millions de
dollars.
Ainsi, la nation naissante était frustrée des fonds nécessaires à la
reconstruction. Et il ne saurait être question de demander aux
capitalistes européens, souffrant d'une reconquête coloniale rentrée, de
financer la remise en marche ou la fondation d'entreprises agricoles ou
industrielles qui réclamaient de gros investissements, de se constituer
en bailleurs de fonds de "nègres rebelles" qui ne présentaient à leurs
yeux et à leur coffre-fort aucune garantie.
[89]
Et voilà que, vingt-deux ans après la rupture des liens coloniaux,
comme s'il ne suffisait pas que les fonds qui auraient dû servir à la
reprise économique se soient volatilisés avec les colons, malgré les
dizaines de milliers de morts dans les rangs des esclaves et les ruines
laissées aux survivants, les dirigeants du jeune État consentent, non
seulement à verser une indemnité de 150 millions de francs-or en
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 94
Cela ne veut quand même pas dire que la terre n'offrait aucune
ressource à la population qui y vivait.
D'une manière générale, au XIXe siècle comme au siècle précédent,
les intéressés ne doutent pas qu'Haïti renferme d'inappréciables
richesses naturelles. En 1825, le colonel Maler écrit que la nature,
extrêmement riche, suffit aux besoins – qu'il [90] ramène aux besoins
alimentaires – de la population. En 1838, le comte de Las Cases, dont
les opinions semblent influencées par les délices du séjour qu'a su lui
ménager à Port-au-Prince l'oligarchie boyériste, estime que le sol est
"tellement riche qu'il suffit de le gratter pour qu'il produise
abondamment". "C'est une des terres les plus fertiles au monde, elle
produit toutes les denrées coloniales des Antilles", indique Charolais en
1861. Quant à Sir Spenser Saint-John, qui n'a pas peur de la
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 95
C'est ainsi qu'à côté des cultures précoloniales telles que le maïs, la
patate, les pois, le malanga, l'igname, le sésame, le tabac, le roucou...,
on trouve des plantes transplantées à Saint-Domingue comme la canne
à sucre, le café, l'indigo, le cacao, la banane..., et dans les zones où le
climat est doux, comme à Fonds Baptiste, les choux, choux-fleurs,
artichauts, radis, betteraves, raisins, navets, etc.
Mais il serait fastidieux d'étaler ici toute la gamme des céréales,
frugifères, oléagineuses, etc. abondamment citées ou décrites par des
voyageurs, naturalistes, essayistes et autres personnages plus ou moins
sérieux qui ont écrit sur Haïti. La Grande Encyclopédie, le Dictionnaire
Universel du Commerce et de la Navigation, par exemple, les ont
portées, pour l'essentiel, à la connaissance de l'homme du XIXe siècle.
L'un des tableaux des ressources naturelles d'Haïti à la fin du siècle
dernier, qui se veut à la fois le plus complet et le plus succinct, est sans
doute celui qu'a esquissé l'économiste français Paul Vibert dans son
ouvrage sur La République d'Haïti, son présent son avenir économique,
qui est la conclusion d'une enquête réalisée dans le pays vers 1890 avec
l'encouragement de la banque Rothschild.
Parmi les ressources naturelles, les épaisses forêts occupaient une
place remarquable et ont soulevé bien des convoitises. Elles
s'étendaient sur de vastes régions, notamment dans le Centre et les îles
adjacentes : la Tortue, la Gonave, l'Île-à-Vaches. [92] Forêts de
résineux : gaïac, bois de chandelle, mombin bâtard, mombin blanc...
Forêts surtout de bois d'ébénisterie, de construction, et de teinture :
acajou, chêne à glands, dame-marie, taverneau, pin, campêche... Les
acajous, d'un beau rouge clair, plus ou moins veinés, figuraient depuis
le XVIIIe siècle parmi les plus beaux bois du monde. "Le faubourg
Saint-Antoine se procurerait facilement en Haïti des blocs d'acajou
introuvables dans la plupart des autres pays producteurs", suggérait
Paul Vibert. Le campêche de l'Artibonite était très réputé pour ses
bonnes qualités tinctoriales.
On n'ignorait pas que le sous-sol contenait de grandes richesses. Le
charbon naturel figure parmi les matières premières envoyées par
l'Empire de Soulouque à l'Exposition Universelle de New York en
1853. En mars 1909, le Ministre français à Port-au-Prince expédie à son
gouvernement un échantillon du charbon recueilli à la surface des
veines de la mine située à Camp-Perin ; l'ingénieur Thomasset lui avait
communiqué un rapport sur cette mine. Eugène Nau, et Edmond
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 97
L'arriération technique
Manque de bras ?
[100]
Autant d'évaluations qui nous permettent d'avoir un simple ordre de
grandeur.
À se baser sur le grand essor des importations et des exportations
entre les années 1825 et 1880, il n'y aurait pas de peine à admettre que
la population ait alors doublé ou presque, compte tenu de la faiblesse
des progrès techniques dans la production. De simples bourgades sont
devenues des bourgs assez bien peuplés, comme Grande-Rivière du
Nord, Miragoâne...
En tout cas, la grande fécondité des Haïtiens ne souffre pas de doute.
Quand dans les années 1870 le missionnaire protestant Eldin rencontre
dans l'intérieur du pays des familles de 7 à 8 enfants dont pas un seul
n'était enregistré au bureau de l'état civil ou n'avait reçu le baptême, il
ne s'agissait certainement pas de cas exceptionnels. La plupart du
temps, les naissances à la campagne – mais aussi les décès – ne sont
pas déclarés, soit parce que l'officier d'état civil est trop éloigné, soit
que le paysan cherche à éluder le paiement d'une redevance ou une
prestation.
L'immigration blanche resta marginale. Cependant une colonie
corse se répandit dans le Nord et se fondit dans la masse des
autochtones. Des Français et des Allemands épousèrent des femmes du
pays, essentiellement dans la bourgeoisie de teint clair. Des syro-
libanais s'implantèrent dans le pays à la fin du siècle dernier, en
commençant par se livrer au commerce ambulant, non sans provoquer
de vives réactions.
L'immigration noire mérite plus d'attention.
Dès 1804, et à plusieurs reprises, le gouvernement a cherché à attirer
des noirs des États-Unis et des Antilles, à qui la Constitution accordait
la citoyenneté et le droit de propriété foncière et immobilière refusé aux
blancs. Il leur assurait au besoin leurs frais de voyage pour venir au
pays. Christophe, après Dessalines, n'hésita pas à l'occasion, à racheter
à des négriers la liberté des "bois d'ébène" qui composaient leurs
cargaisons. Geffrard encouragea l'établissement de noirs des États-Unis
dans la région de l'Artibonite pour cultiver le coton ; la loi du 6
septembre 1860 concède gratuitement cinq carreaux de terre à toute
famille de [101] noirs qui viendraient s'installer comme cultivateurs
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 105
Religion et civilisation
le cas d'un curé du Limbé qui "a recueilli de la dévotion de ses ouailles
31.000 francs en 28 mois." Un autre diplomate français a qualifié ces
prêtres de "rebut du clergé catholique". Le gouvernement de Boyer
cherche à signer avec Rome un concordat, mais les négociations
tournèrent court ; la cour pontificale voulait se réserver, entre autres
privilèges, la juridiction ecclésiastique pour les délits commis par les
prêtres, demandait l'abolition du divorce, etc.
Le Concordat de 1860 améliore considérablement la situation.
En effet, dans le domaine de l'éducation, les établissements des
Pères du Saint-Esprit, des Frères de l'Instruction Chrétienne, des Sœurs
de Saint-Joseph de Cluny, des Filles de la Sagesse, etc., ont accompli
un travail de formation de haute portée. L'ordre et la discipline qui y
règnent contrastent souvent avec le laisser-aller et le dénuement de la
plupart des écoles publiques ou privées, et ils se sont signalés par
l'enseignement de qualité dispensé aux enfants des familles ayant les
moyens de faire face aux frais de la scolarité. Entre la première école
ouverte à la capitale en 1864 avec 100 élèves et les 21 écoles
rassemblant quelque 7 372 élèves qu'on trouve un demi-siècle plus tard
à travers la République, de Moron dans le sud-ouest à Ouanaminthe
[109] dans le nord-est, l'œuvre méritoire des Frères de l'Instruction
Chrétienne a enregistré une progression notable.
Sur le plan des œuvres sociales, des religieuses se sont surpassées
dans le dévouement avec lequel elles apportaient les soins aux malades
dans les hôpitaux situés dans les centres urbains principaux. À
l'occasion des fréquents incendies, l'activité parfois débordante des
religieux aux côtés ou à la place des pompiers contribuait à mettre en
relief la carence des pouvoirs publics.
À la campagne, alors que l'État et les autorités locales ne se soucient
guère de l'implantation des importants agents du progrès social que sont
l'agronome, l'instituteur, le médecin, l'apothicaire, les chapelles rurales
se sont multipliées. Dantès Bellegarde nous apprend que c'est souvent
autour de ces chapelles que se sont constituées des communautés
villageoises, et il cite le cas de certains prêtres qui auraient été de
véritables initiateurs de villages. Dans les bourgs, à côté des églises
paroissiales, se sont fondées des écoles presbytérales à l'initiative et
sous la direction du curé, avec l'aide de la commune et de l'État.
Cependant, le tableau n'est pas sans ombre.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 113
vénération des fétiches fait bon ménage avec celle des images sacrées.
Les grandes fêtes patronales de la Plaine du Nord (Saint Jacques), de
Limonade (Sainte Anne), de Ville-Bonheur (Notre-Dame-du-Mont-
Carmel), sont en même temps des rendez-vous [112] catholiques et
vaudou. La complexité des mystères et des dogmes catholiques
(Trinité-Unité, dogme marial, de la Vierge-Mère Rédemption-
Résurrection...), le cérémonial, les pratiques du culte, tout favorisait un
mélange des deux religions.
Par exemple, il n'y a rien qui soit susceptible de gêner un
vaudouisant dans la lettre circulaire de l'archevêque de Port-au-Prince
publiée dans le Moniteur, le journal officiel, du 25 mars 1865. Cette
circulaire aux curés ordonne des prières publiques afin de demander à
Dieu la fin d'une sécheresse qui désolait le pays. En voici la teneur :
"...Pour obtenir du ciel la cessation de la sécheresse, nous avons
réglé ce qui suit :
[115]
Chapitre 5
CLASSES
ET RAPPORTS SOCIAUX
[116]
[117]
“L’esprit de couleur”
mais il devient vite une arme idéologique dans la lutte au sommet que
se livrent les couches dirigeantes et possédantes rivales.
Déjà en 1844 le leader paysan Jean-Jacques Acaau aurait employé
une formule lapidaire capable d'aider à la démystification du colorisme
et à la désacralisation de l'argument de la peau en disant : "nèg rich sila
sé milat, milat pov sila sé nèg" (le noir riche est un mulâtre, le mulâtre
pauvre est un noir). Dans son langage imagé, encore tributaire de
l'idéologie dominante, Acaau situait le problème social au niveau de la
détention des richesses, c'est-à-dire à un niveau certainement plus
rationnel que celui auquel se placent les idéologues et politiciens qui,
suivant l'expression d'Anténor Firmin, utilisent la question de couleur
pour ''perpétuer la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti".
Dans les années 1880, l'écrivain politique Louis Joseph Janvier, en
même temps qu'il exprime sa grande admiration pour le Président
Salomon et qu'il critique l'exclusivisme mulâtriste, s'est lui-même élevé
contre l'assertion selon laquelle la lutte pour le pouvoir se livrerait entre
un parti noir et un parti mulâtre, et a réaffirmé que les associations
politiques en présence rassemblaient aussi bien des noirs que des
mulâtres.
La juste mesure de la question de couleur est également donnée dans
ce jugement désabusé émis en 1912 par [122] le jeune Antoine Pierre-
Paul, qui méditait sur la terre d'exil à Kingston depuis que l'insurrection
avait chassé du pouvoir le Président Antoine Simon dont il avait été l'un
des principaux conseiller : "Le noir au pouvoir laisse croupir dans la
misère et la gêne le noir indépendant, ayant le respect de soi et très
jaloux de sa dignité. Il prend ombrage contre le noir intelligent auquel
il préfère le mulâtre ignorant mais sachant bien aduler. Le mulâtre au
pouvoir n'appelle, pour le servir, que le mulâtre médiocre et de
mauvaise foi qui, pour mieux le perdre, tripote la question de couleur,
ou le noir rampant, capable de bien remplir le rôle d'exécuter des hautes
œuvres. Mais tous, noirs et mulâtres, se moquent au fond de cette
question de couleur et n'envisagent que leurs intérêts personnels. Quand
il s'agit de satisfaire ces intérêts on les voit résignés et confiants,
s'enlacer dans des accolades fraternelles, prêts à plonger le pays dans
les horreurs de la guerre civile et à voler à l'assaut de la Caisse
publique".
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 124
- du code rural
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 125
analysée par l'historien Leslie Manigat eut été décidée, plus des deux
tiers des familles paysannes ne possédaient pas de terre. En 1882
encore, Louis Joseph Janvier constate que le régime de l'appropriation
des terres, qui a été à l'origine de différentes crises agraires, de Pétion à
l'occupation américaine, freine le travail. En 1891, Roche Grellier
dénonce le fait que le cultivateur ne possède le plus souvent rien d'un
sol qu'il arrose de sa sueur, qu'il travaille sans espoir et sans
enthousiasme pour une rémunération modique.
Évidemment, dans la mesure ou les décisions de distribution de terre
ont été suivies d'exécution – mais il n'en a pas toujours été ainsi –
quelques milliers de petits et moyens propriétaires sont apparus dès les
quinze premières années de vie [127] nationale. Leur nombre a
augmenté par la suite à un rythme que l'état actuel de nos recherches ne
nous permet pas encore de préciser.
Sans doute aussi, les interdictions draconiennes ayant été levées (la
règle des cinq carreaux), on a assisté à un mouvement d'accroissement
lent de la petite propriété paysanne par achat, par occupation spontanée
de portions de domaines pour lesquelles les grands propriétaires ne
trouvaient pas d'exploitants aux conditions rigoureuses du code rural et
qu'ils avaient pratiquement délaissés. Bon nombre de petits paysans
étaient d'ailleurs des propriétaires douteux, victimes des ventes
simulées ou de ventes illégales de terres de l'État effectuées par des
notaires, hommes d'affaires, grands fermiers ou grands propriétaires
fonciers plus ou moins absentéistes.
Certainement il s'est constitué assez tôt une couche de gros
habitants. Richard Hill en parle dans les années 1830 comme d'une
petite bourgeoisie rurale. Leurs femmes se livrent sur les marchés
ruraux et urbains au commerce des sirops de canne, des légumes, des
vivres alimentaires, etc. Mais, ils utilisent dans l'exploitation de leurs
terres le service de métayers, et il est à se demander s'ils ne vivaient pas
principalement de la rente féodale.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 130
- le maintien de l’ordre
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 133
- les démunis
dans les gros bourgs et les petites villes de province. De toute façon,
quelle que soit leur place dans l'échelle sociale, les divers éléments de
la petite bourgeoisie n'appartiennent pas au même rang social que la
gamme des malheureux. L'expression "mouin pa ran ou" (je ne suis pas
de votre condition) qu'ils utilisent à l'égard de ces derniers, de même
que celles de "gros zouzounes" et de "gros bourgeois" par lesquelles ils
désignent les individus de la classe dominante, manifestent bien d'une
tendance à se démarquer des uns et des autres.
Du groupe des petits bourgeois établis à leur compte, c'est-à-dire
dont les revenus proviennent, dans des proportions variables, du travail
personnel et du profit, citons les hommes de métier, les boutiquiers, les
instituteurs particuliers, la couche inférieure des professionnels
libéraux (petits avocats, etc.). Parmi les salariés : les employés publics,
les employés du grand commerce, les maîtres d'école, tous en mal
d'ascension sociale, désireux de "prendre fil".
Employés de l'État et boutiquiers forment les deux groupes les plus
nombreux.
La fonction publique est faiblement et irrégulièrement rémunérée.
Mais les places de l'État ont ceci d'attrayant : dans un pays presque pas
industrialisé, l'individu qui a reçu ne serait-ce qu'une instruction
primaire défectueuse ou inachevée et qui ne possède que sa force de
travail, aspire à être "casé" dans l'administration publique ; là il garde
l'espoir, malgré les crises, qu'un traitement lui arrivera périodiquement,
pendant qu'il essaie d'arrondir ses revenus par quelque activité
marginale. Et d'ailleurs les détenteurs du pouvoir d'État conçoivent
l'administration publique comme la grande usine ou il faut placer les
gens formant ou appelés à former leur clientèle politique.
Et les boutiquiers ? Linstant Pradines a énoncé en [137] 1876 cette
vérité d'évidence, à savoir qu'en Haïti "tout le monde est commerçant".
Il y a toute une étude à faire de la boutique et des boutiquiers en Haïti.
C'est un réseau vaste et dense de commerçants qu'il y a là à
appréhender : du petit épicier qui aligne sur une quinzaine de mètres
d'étagères quelques marchandises de première nécessité que lui fournit
en partie à crédit, le grossiste du bourg ou de la métropole régionale –
cet authentique "bourgeois" – qui lui-même s'approvisionne chez le
négociant ou chez le négociant consignataire — ce "gros bourgeois"
— ; sans oublier les grosses marchandes sans enseigne qui vont débiter
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 139
Le complexe militaro-foncier :
“les néoféodaux”
- formation
il fut désigné par eux général en Chef de l'Armée Indigène, dont il était
le plus ancien général divisionnaire, puis, à la Libération, Gouverneur
à Vie assurant la dictature de salut national, et enfin Empereur avec le
droit de choisir son successeur. Dessalines n'attaqua point le principe
de la grande propriété privée, et il voulut, lui aussi, imposer aux
cultivateurs et soldats une discipline de travail extrêmement rigoureuse.
Mais il se mêla de créer un important secteur de propriété d'État, de
poursuivre les accapareurs et autres faux propriétaires, d'annuler les
aliénations opérées par les colons depuis la guerre de l'Indépendance,
de vérifier les titres de propriété, de subordonner la vente des denrées
par le propriétaire au paiement des parts dues à l'État et au cultivateur,
de limiter la course au profit à l'importation et à l'exportation en fixant
dans chaque place de commerce un nombre de négociants seuls
autorisés à recevoir des cargaisons en consignation et à tour de rôle.
Autant de mesure qu'il serait simpliste de ramener à la politique suivie
par Toussaint Louverture et qui seront rejetées sans hésitations par les
tombeurs de Dessalines.
L'aristocratie en formation ne s'y trompa point. La branche la plus
ancienne, dominante dans la partie méridionale du pays, craignit d'être
exterminée comme l'avaient été les colons. Les apostrophes que lui
adressait Dessalines, s'il faut en croire les chroniqueurs Thomas
Madiou et Beaubrun Ardouin, étaient inquiétantes : "Avant notre prise
d'armes contre Leclerc, fulminait Dessalines, les hommes de couleur,
fils de blancs, ne recueillaient point les successions de leurs pères ;
comment se [140] fait-il, depuis que nous avons chassé les colons, que
leurs enfants réclament leurs biens ? Les noirs dont les pères sont en
Afrique n’auront donc rien ?" Cependant, bien que composée en grande
majorité de Noirs, l'aristocratie naissante de la partie septentrionale du
pays, elle aussi engagée dans la ruée sur les habitations, s'alarmait
d'entendre le terrible Empereur proclamer : "De même que je fais
fusiller ceux qui volent des poules, des denrées et des bestiaux, je ferai
mourir ceux qui permettent par complaisance qu'on se mette en
possession des biens de l'État." Les velléités de réforme agraire prêtées
à l'homme qui proférait de telles menaces n'ont pu se concrétiser au
cours de ses trois années de règne. Mais elles lui valurent son assassinat
le 17 octobre 1806 dans un guet-apens monté par la coalition des
possédants.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 142
- situation
La grande bourgeoisie
- fournisseurs de l’État
- usuriers et spéculateurs
- contrebandiers
sont bien placés pour le savoir – écrit que depuis quatre ans qu'il
exerçait sa fonction à Port-au-Prince, "plus de trente navires et leurs
cargaisons auraient été confisqués si on leur eut fait une équitable
application des lois locales destinées à réprimer la contrebande". Une
commission désignée en décembre 1862 pour examiner les opérations
de la douane de la capitale, en principe la mieux surveillée, découvrit
en huit jours des fraudes supérieures à 12.000 piastres fortes (plus de
60.000 francs). L'une des illustrations les plus frappantes de l'étendue
de la contrebande a la fin du XIXe siècle a été donnée par ce précieux
témoin qu'est l'écrivain et homme politique plusieurs fois Ministre
Frédéric Marcelin ; elle concerne l'huile de kerosen, très consommée
dans un pays où la "fée électricité" n'avait pas encore pénétré : les
magasins en étaient bondés, les petites boutiques en regorgeaient, la
consommation en était générale, pourtant l'huile de kérosène... ne
figurait pas sur les bordereaux d'importation de la douane.
Pour contourner les mesures prévues par la législation, qui imposait
des charges de plus en plus lourdes, plusieurs capitaines de navires de
commerce au long cours esquivaient la douane en débarquant
fréquemment leur pacotille avant de jeter l'ancre dans le port. Des
canotiers de la côte, le plus souvent appointés à cet effet par les
négociants, allaient les accoster à plus de trois lieues au large, prenaient
les marchandises à passer en fraude et les débarquaient ouvertement.
L'apposition des scellés sur les écoutilles par le premier agent de la
douane à monter sur le bâtiment ne gênait en rien le capitaine, qui
trouvait le moyen de faire communiquer la cale avec sa chambre ou
pratiquait des caches.
Au fond, si les décisions législatives étaient restées inefficaces, c'est
grâce à la complicité de ceux qui étaient [154] préposés à leur
application. Il est très connu que les Chefs d'État haïtiens nommaient à
la direction des Douanes leurs favoris à qui ils voulaient donner
l'occasion de s'enrichir vite. De plus, parmi les employés supérieurs des
Finances et des Douanes figuraient des négociants, et les abus qu'une
telle situation ne pouvait manquer de causer n'ont point échappé aux
observateurs. Pour leur part, les petits employés, très mal payés, criblés
de dettes, cherchaient dans cette "coopération" de type spécial avec les
consignataires et les capitaines un moyen de combler le déficit
chronique de leur budget familial ; ils n'ignoraient d'ailleurs pas les
destinées des nombreuses fournitures à l'État qu'ils voyaient passer sous
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 155
leur nez et qui étaient, comme nous l'avons déjà dit, l'objet de trafics
auxquels se livraient impunément le haut commerce, les politiciens et
les hauts fonctionnaires. Aussi les habituelles cargaisons clandestines
étaient-elles parfois débarquées au grand jour, sans inquiétude, "avec
une insolence qui témoignait d'une sécurité à toute épreuve".
La contrebande régna donc dans toute sa beauté dans les ports
haïtiens, avec seulement des restrictions de courte durée à la parution
d'une nouvelle loi répressive. Selon le moment et le port, tantôt le quart,
tantôt le tiers, souvent la moitié des marchandises importées l'étaient
dans ces conditions. "Les grandes fortunes formées avec une incroyable
rapidité n'ont pas d'autre origine", affirmait Las Cases. Cela s'entend de
certaines grandes fortunes du bord de mer. Et l'État haïtien
s'appauvrissait d'autant.
- indemnitaires professionnels
- politiciens traditionnels
et professionnels libéraux
[162]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 162
[163]
Chapitre 6
LA DÉPENDANCE
NÉO-COLONIALE
[164]
[165]
- le principe nationaliste
- la politique de révision
désireux d'acquérir des terres que d'obtenir (...) des garanties de sécurité
pour leur personne et pour leurs biens". De toute façon, le
gouvernement de Salomon avait déjà sérieusement ébréché l'arme de la
prohibition constitutionnelle par la loi du 28 février 1883 qui, dans son
article4, accordait le privilège de la nationalité haïtienne, avec droit de
propriété, sans restriction, aux usines, établissements, etc., qui seraient
fondés pour la préparation des denrées d'exportation. Auparavant il
avait accordé le même [178] privilège à la société française dénommée
Banque Nationale d'Haïti, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Les dernières années du siècle passé et le début de notre siècle sont
une période de prolifération des contrats concédant à des Américains,
des Français, des Allemands, des Anglais, ou à des Haïtiens leur servant
de couverture, le droit – généralement le privilège exclusif – de mettre
en coupe réglée telles parties du pays. L'exemple sans doute le plus
retentissant de ces affaires est le contrat Mac Donald. En 1910, cet
Américain obtient le privilège d'établir et d'exploiter des plantations de
figues bananes pendant 99 ans sur une étendue de vingt kilomètres de
chaque côté d'une voie ferrée allant du Cap-Haïtien à Port-au-Prince
par Grande-Rivière et Hinche d'une part, de Port-au-Prince au Cap-
Haïtien par Arcahaie, Gonaïves et Gros-Morne d'autre part, à construire
et à exploiter par un autre Nord- Américain du nom de John Creth
Marsh.
Bref, quand les troupes nord-américaines envahissent le territoire
haïtien en 1915 en application du corollaire Roosevelt de la doctrine
Monroe, le processus d'aliénation du sol au bénéfice d'intérêts privés
étrangers était déjà assez fortement engagé.
D'abord, en dépit du principe constitutionnel, des hommes d'affaires
étrangers résidant dans le pays, ont acquis terres et immeubles
d'exploitation, soit en les achetant au nom d'une tierce personne, soit
par le biais de créances hypothécaires, soit par emphytéose, ou de toute
autre manière, plus ou moins tolérés par des gouvernements dont ils
étaient les créanciers.
De plus, des dispositions législatives particulières prises à partir du
XIXe siècle, sous le couvert desquelles quelques francs-tireurs du
capitalisme étranger ont décroché de grandes concessions, ont
considérablement limité la portée de ce qui n'était dès lors qu'une
interdiction sur papier.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 177
[180]
- la dette coloniale
l'ex-métropole à contrecœur. Ils l'ont fait, non pas tellement parce qu'ils
croyaient juste de dédommager les anciens colons, qui n'existaient plus
dans les dernières années de la liquidation, ni vraiment parce que la
population aurait craint les démonstrations navales que le représentant
français promettait en toute occasion. Ils ont courbé l'échine dans la
mesure où leurs intérêts politiques de groupe social dominant ne
coïncidaient pas avec l'intérêt national.
***
Des difficultés surviennent avec la Banque Nationale d'Haïti fondée
en 1881 et devenue en 1910 la Banque Nationale de la République
d'Haïti. L'économiste haïtien Joseph Châtelain a fait une belle étude de
cette institution. Nous nous bornerons à rappeler brièvement quelques
aspects fondamentaux d'une histoire mouvementée.
Cette banque a été constituée en société anonyme française, avec
son siège social à Paris et son principal établissement à Port-au-Prince.
En la créant, le gouvernement de Salomon se proposait de doter le
pays d'un instrument qui permettrait d'établir les finances publiques sur
des bases solides en éliminant l'agiotage et la fraude fiscale pratiquée
alors sur la plus grande échelle. Privilèges exceptionnels : le droit de
propriété immobilière refusé jusqu'à cette date aux étrangers lui est
accordé ; le service de la Trésorerie lui est confié, ainsi que le monopole
de l'émission des billets de banque.
En réalité, les principes d'action et la pratique de cette banque
justifient les craintes qui, dès 1880, sont formulées par la voix
d'Edmond Paul en ces termes : "On rend l'État le commensal d'une
personne morale qui, comme un sultan siège à Paris et aura le pouvoir
de nous transmettre des décisions par dés vizirs." Notons que parmi ces
vizirs, c'est-à-dire le conseil d'administration de la banque, figurent des
éléments de la [186] bourgeoisie d'affaires, tel cet Emile Simmonds,
homme d'un grand crédit auprès du président Salomon.
Les relations entre la banque et l'État, ponctuées par les scandales
de l'institution et les mesures conservatoires et les coups de force du
gouvernement, prennent un caractère conflictuel permanent.
Il n'est pas question de relater ici ces scandales suffisamment
connus, comme la retentissante affaire des mandats en 1883 et la grosse
affaire de la consolidation en 1903, qui ont entrainé le procès et la
condamnation de membres du conseil d'administration et de hauts
fonctionnaires de l'État, ainsi que des incidents diplomatiques.
Signalons qu'avant ces scandales, et déjà un après la fondation de la
banque, le gouvernement avait constaté un déficit de 78.000 dollars
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 184
(une bagatelle ?) dans l'encaisse-or, mais qu'il n'avait pas fait ébruiter
la chose pour ne pas discréditer une institution qu'il venait d'imposer au
pays.
Plus d'une fois, devant la défaillance de la Banque, trésorière de
l'État mais qui laissait l'administration empêtrée dans des embarras
financiers, le gouvernement lancera des émissions de papier-monnaie
malgré le privilège de la banque et les protestations de celle-ci.
Ainsi que l'a écrit Perceval Thoby, la banque "faisait payer très cher
au peuple haïtien le moindre service qu'elle prétendait lui rendre". Et si
elle ne réglait pas bien les affaires de l'État, il en était différemment des
siennes propres : les bénéfices nets et les dividendes distribués ont plus
que doublé de 1884 à 1888 et sont en progression constante.
Au début de ce siècle, à la suite de l'affaire de la consolidation, le
président Nord Alexis casse les reins à la banque qu'il qualifie de
friponne et à laquelle il enlève définitivement le service de la Trésorerie
et le privilège d'émission déjà fictif.
De nouvelles négociations engagées avec les concessionnaires par
le gouvernement d'Antoine Simon aboutissent en 1910 à la formation
de la Banque Nationale de la République d'Haïti, avec un groupe
franco-germano-américain créé autour de la Banque de l'Union
Parisienne. A cette institution sont accordés [187] les mêmes privilèges
qu'à son prédécesseur. Le fait nouveau est qu'en obtenant de force une
participation – qui va s'accroître – dans la nouvelle banque, le jeune
impérialisme nord-américain acquérait un atout majeur pour assurer la
relève de la finance européenne en Haïti.
***
Il faudra peut-être présenter le bilan des nombreuses indemnités que,
par la voie des réclamations diplomatiques appuyées par le chantage à
l'intervention de leurs forces navales, les puissances capitalistes,
Allemagne, France, Grande-Bretagne, États-Unis, ont soutiré à la jeune
Haïti en dédommagement de leurs ressortissants engagés trop à fond
dans les affaires intérieures de ce pays. C'est une étude à faire.
Quelques chiffres permettent en tout cas d'avoir une idée de
l'énormité de ces prélèvements. En 1883, Louis Joseph Janvier évalue
à 80 millions de francs le montant des sommes ainsi pompées du Trésor
public en un demi-siècle, outre la dette coloniale qui a absorbé pas
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 185
- la dépendance commerciale
1859 55 %
1861 40 %
1862 48 %
1863 45 %
1877 44 %
1891-92 66 %
1892-93 70 %
1893-94 71 %
1896-97 67 %
1905-06 59.7 %
1907-08 70.2 %
1911-12 73.3 %
[192]
Mais en réalité, Haïti n'obtenait aucune compensation en numéraire.
L'argent restait en Europe pour payer les dettes multiples contractées
par le gouvernement haïtien et par la bourgeoisie d'affaires haïtienne.
Ou bien encore, cette même bourgeoisie campée dans les ports d'île
accumulait dans les banques européennes ou réinvestissait dans des
entreprises en Europe. Enfin une partie servait à payer les provisions et
autres marchandises importées des États-Unis.
Ainsi, loin d'être un moteur de croissance, ce type de rapports
commerciaux d'Haïti avec les grandes puissances capitalistes renforçait
la dépendance du jeune État, et jouait un rôle de frein dans son
développement, au même titre que la lourde dette coloniale, les
emprunts léonins qu'il a contractés et les indemnités de toute sorte que
ses dirigeants ont consenti à verser périodiquement sous la menace du
canon.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 190
[193]
Chapitre 7
MINICROISSANCE
SANS DÉVELOPPEMENT
[194]
[195]
[197]
- production et exportation
[198]
Faute de statistiques, il est presque impossible de chiffrer la
production depuis l'Indépendance. Cependant, c'est une erreur de
ramener cette production aux seules denrées exportées vers les grands
pays industriels.
Tout d'abord, les échanges avec les îles voisines, auxquels se
livraient les caboteurs, ne doivent pas être négligés. Ils occupent peut-
être une place modeste ; mais on connaît mal leur progression.
De plus, il faudrait pouvoir évaluer l'accroissement de la
consommation nationale des denrées dites d'exportation. Les
statistiques ne nous renseignent que sur les quantités de ces denrées
contrôlées par les douanes. Or, certainement les quantités consommées
dans le pays sont considérables, sans compter celles sorties
clandestinement. Par rapport à l'époque coloniale, d'une part le paysan
haïtien, grand buveur de café sucré, avait toute latitude pour effectuer
au jour le jour des prélèvements en nature que son ancêtre esclave ne
pouvait se permettre, d'autre part la population s'est multipliée par deux
en un demi-siècle et par trois en un siècle.
Mais surtout, il importe de retenir que le passage de la production
coloniale à la production nationale se caractérise par le grand
accroissement de la production vivrière. Débordant largement le cadre
étroit des "places à vivres" traditionnelles de l'époque coloniale, la
culture vivrière couvrait une notable superficie des espaces
antérieurement réservés aux denrées d'exportation, en même temps
qu'elle envahissait les mornes nouvellement défrichés par les petits
cultivateurs fuyant les contraintes de l'habitation semi-féodale. Dans
son rapport annuel du 7 juillet 1840 au Président d'Haïti, le général
Bonnet, commandant de l'arrondissement de Saint-Marc, signale que
"La culture des grains est la plus grande richesse de la plaine de
l'Artibonite..." ; il note que si la récolte en coton et en café a été
médiocre, "celle des grains, du petit mil surtout, a été abondante". Le
tableau des propriétés rurales dans la commune des Cayes, présenté en
janvier 1840 par le général Borgella indique, sur un total de 1774
habitations, 142 en cannes, vivres et grains de toutes espèces, 1108 en
caféiers et vivres, 7 en caféiers et coton, [199] 125 en vivres seulement
2 en fourrages, le reste en mauvais état. Mais on ne peut pas préciser
les superficies.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 196
a) la production vivrière
b) la canne à sucre
c) le café
[202]
d) l'exploitation forestière
Ce dernier prix est le plus bas depuis l'année 1831. De plus, le retrait
partiel de billets de 10 gourdes vient de coûter à l'État plus de 250.000
piastres, sans résoudre en rien le problème de la dépréciation du papier-
monnaie. La crise est également politique. En mars 1843, la conjonction
de tous les mécontentements, captés par l'insurrection libérale partie de
l'habitation Praslin, aboutit au renversement du gouvernement
autocratique en place depuis 25 ans.
Loin de s'améliorer, la conjoncture s'aggrave dans les années 1844-
1848.
C'est dans ces années que le prix du café se maintient à son niveau
le plus bas du siècle. Les années 1844 et 1848 battent tous les records :
1843 75,40 francs les 100 kilos
1844 73,00 "
1845 77,90 "
1846 80,65 "
1847 80,25 "
1848 74,75 "
1849 82,50 "
des villes et des campagnes, qu'il avait connues moins misérables sous
l'Empire.
À chacun des nombreux changements de gouvernements, le
nouveau Ministre des Finances se plaint de ne pas trouver un centime
dans la caisse publique et annonce que les recettes du budget étaient
hypothéquées en garantie de bons ou de contrats de travaux publics ou
autres. Tel budget, celui de 1909-1910 par exemple, qui accuse un
excédent de recettes, est en réalité déficitaire, soit que les provisions
sont fictives, soit que les recettes effectivement perçues ne sont pas
entrées intégralement dans les caisses de l'État.
Les charges publiques continuent à reposer sur l'exportation du café,
par le biais de droits de douane de plus en plus éreintants. Une loi du 2
mars 1883, motivée par une baisse de prix du café sur les marchés
étrangers, prévoit un droit d'exportation de 1,66 piastre sur les 100
livres de cette denrée avec une surtaxe d'"amortissement" de 20 % ;
cette loi dispose en outre que les droits d'importation sont de 33 1/3 %,
plus la surtaxe additionnelle de 50 %. Quatre ans plus tard, à la suite
d'une crise financière due en grande partie à une fort mauvaise récolte
de café qui a laissé un grand trou dans les revenus de la douane à
l'exportation, une loi du 4 mai 1887 fait passer à 2,66 gourdes les [214]
droits de sortie sur les 100 livres de café ; ce qui ne dérangeait pas trop
les consignataires, car le prix de cette denrée a connu une hausse en
Europe. Dans le tarif douanier en vigueur en 1900, ces droits se
présentent de la manière suivante : à l'exportation, 20 francs sur les 100
livres de café ; à l'importation, en plus des droits principaux il y a le
droit additionnel de 50 % établi par la loi du 16 novembre 1876, le droit
de 33 1/3 % prévu par la loi du 2 mars 1883, une surtaxe de 25 % sur
l'ensemble des droits d'entrée établie par la loi du 2 octobre 1898.
Malgré tout, ces recettes peuvent de moins en moins permettre de
payer des dépenses de plus en plus élevées. Certes, pendant la majeure
partie des décennies 1870 et 1880 le prix du café s'est amélioré grâce à
une demande accrue (pour les armées, paraît-il), et à une bonification
du produit qu'expliquent l'introduction de quelques machines à
décortiquer et une meilleure préparation des grains. Mais, même
améliorés, les prix du café subissaient de fortes et déconcertantes
variations, selon les quantités accumulées dans les ports d'Europe, et
surtout à cause d'un enchevêtrement de combinaisons de l'agiotage
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 211
[216]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 213
[217]
Chapitre 8
LE PROJET
PROGRESSISTE
[218]
[219]
Que les débuts du peuple haïtien dans la vie indépendante aient été
marqués par des tâtonnements, des faux-pas et des chutes, cela n'est
point étonnant ni bien particulier. À la même époque, et bien que nés
dans des conditions différentes, les États du centre et du sud du
continent américain connaissaient des vicissitudes analogues. Tant il
est vrai que "tous les peuples ont des commencements difficiles". Et
l'héritage de trois siècles de domination coloniale esclavagiste et raciste
ne prédisposait pas Haïti à constituer une exception à la règle.
La nation en formation n'a pas trouvé son compte dans le régime
hybride élevé au cours du XIXe siècle sur les ruines de l'ancien système
colonial. C'est sûrement là que réside l'explication des nombreux coups
d'État, insurrections, soulèvements militaires, replâtrages
constitutionnels, etc. traditionnellement désignés à tort sous le nom de
RÉVOLUTIONS, qui ont jalonné l'histoire haïtienne.
Haïti n'a connu de révolution proprement dite que celle de 1791-
1806 (du soulèvement général des esclaves au renversement de la
dictature dessalinienne de salut national). Les "hing-hang" périodiques,
c'est-à-dire les zizanies plus ou moins [220] sanglantes entre groupes
concurrents de la classe dominante féodale bourgeoise, avec ou sans
participation populaire, ont simplement permis à des petits bourgeois
de se bien placer dans l’appareil d'État, et à des clans politiques liés à
la classe dominante de se remplacer au pouvoir suivant la technique du
jeu de bascule ou de l'ascenseur-descenseur, mais sans changer
fondamentalement le régime économique et social.
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 216
Le nationalisme bourgeois
et ses contradictions
"Dans une assemblée solennelle, j'ai été revêtu du titre de Chef des
réclamations de mes concitoyens. J'ai juré, en présence de la divine
Providence, qui protège l'innocence malheureuse, à tous les braves qui
m'entouraient, d'être fidèle à leurs vœux. Un cri unanime applaudit à ce
serment sacré".
Les objectifs poursuivis ? La proclamation du 15 avril 1844 promet
le rappel des exilés – bien précisément les Salomon, leurs partisans, le
1 2e régiment –, et l'abolition de la loi martiale. Cependant, l'essentiel
est l'application de la volumineuse Constitution de 1843, qui devait
servir de base à une démocratie libérale, mais dans laquelle le
mouvement acaauiste semblait voir un cadre juridique pouvant garantir
une démocratie agraire :
"Avec la Constitution, l'agriculture sera honorée et respectée, les
denrées seront accrues tant dans leur production que dans leur valeur,
et la troupe de ligne, suivant les besoins, sera l'instrument nécessaire
pour obtenir, par une police active, cet heureux résultat".
L'Agriculture sera honorée et respectée. Lisez : les agriculteurs, les
cultivateurs, dont on connaît la situation misérable de la grande
majorité, bénéficieront de nouvelles conditions de travail et de vie.
Cette exigence, qui demeurera au centre de la lutte des Piquets, se
précisera et adoptera la forme d'une bataille [233] pour la conquête de
la terre par ceux qui la travaillent.
Placé à l'avant-garde de la rébellion paysanne, le mouvement
piquettiste acaauiste, qui affirme sa détermination à combattre jusqu'à
la victoire, conçoit sa lutte dans l'intérêt de la nation entière. Et pour en
assurer le succès, il appelle tous les hommes qui veulent le progrès
national à se grouper autour de lui :
"Citoyens, nous poursuivrons sans relâche l'objet pour lequel nous
avons pris les armes. Le bonheur général est le sentiment qui a guidé
nos pas dans cette généreuse entreprise. Que tous les patriotes se rallient
à nous. La reconnaissance nationale leur sera acquise à tous les égards.
Et nous, nous trouverons notre récompense dans le souvenir d'avoir
contribué au bonheur de nos concitoyens".
Bref, en claironnant la fin de l'obscurantisme, de l'exclusivisme et
du despotisme, en exigeant de payer moins cher les marchandises
importées et d'être mieux rémunérés pour les denrées qu'ils cultivaient,
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 228
[239]
CONCLUSION
[242]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 236
[243]
BIBLIOGRAPHIE
[244]
[245]
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Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 240
Publications Périodiques
L’Avenir
Bulletin religieux d'Haïti La Feuille du Commerce Haïti Illustrée
Journal du Commerce (français)
Le Moniteur haïtien (journal officiel)
L'œil
Le Patriote,
La Réforme,
La Sentinelle de la Liberté
Le travail.
II. ÉTUDES
[249]
R.P.A. CABON, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, 1930-1938, 4
volumes.
_____, Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti. De la Révolution au
Concordat (1789-1860), Port-au-Prince, 1933, VII – 520 p.
Suzy CASTOR, La ocupacion norteamericana de Haiti y sus
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[254]
Benoît Joachim, Les racines du sous-développement. (1979) 250
[255]
INTRODUCTION [1]
[256]
Chapitre III – NORMALISATION ET DÉRAPAGE [51
Haïti indépendante et solitaire [54]
- "vivre libre ou mourir" [54]
- le marché [56]
- deux pratiques de l'Indépendance [57]
le contexte international [59]
- insécurité des colonies [59]
- indépendance de l'Amérique hispanique [62]
- les États-Unis d'Amérique du Nord [64]
- l'Europe des monarchies absolues. Le cas espagnol [65]
- l'Angleterre [67]
les intérêts français [69]
- propriété coloniale et intérêts financiers [70
- intérêts commerciaux [72]
la normalisation [75]
- négociations [75]
- vu l'urgence [78]
- une charte néo-colonialiste [80]
- les conséquences [82]
CONCLUSION [239]
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES [243]
Fin du texte