Vous êtes sur la page 1sur 199

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.

102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de


Critique des nouvelles servitudes
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
INTERVENTION PHILOSOPHIQUE
Collection dirigée par Yves Charles Zarka
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Critique des nouvelles servitudes

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


Yves Charles Zarka
les intempestifs
et
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de

© Presses Universitaires de France, 2007


Dépôt légal — 1re édition : 2007, février

6, avenue Reille, 75014 Paris


978-2-13-055937-5
ISBN
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
LES INTEMPESTIFS

Ce livre est une défense de la liberté issue de la conver-


gence des vues, non d’un collectif, mais d’un certain
nombre d’individus singuliers, auteurs libres et indépen-
dants, disons intempestifs, qui entendent s’élever contre
les formes larvées de servitudes qui se mettent en place
dans les sociétés démocratiques. Il s’agit donc de retrou-
ver l’esprit de liberté sans lequel la démocratie se dégrade
et se meurt.

Christian DELACAMPAGNE est né en 1949. Philosophe et écri-


vain, il enseigne à Johns Hopkins University, à Baltimore
(États-Unis). Ses principaux centres d’intérêt sont la philo-
sophie politique, la littérature et l’art du XXe siècle, notamment
la photographie. Il a publié une trentaine d’ouvrages et a été
traduit dans une quinzaine de langues. Parmi ses travaux les
plus récents, figurent : Une histoire du racisme et Une histoire de
l’esclavage (Le Livre de poche, 2000 et 2002), Islam et Occi-
dent : les raisons d’un conflit (PUF, 2003) et Il faut croire en la
politique (Éditions de La Martinière, 2006). Il est également
l’auteur, avec Ariane Delacampagne, de Animaux étranges et
fabuleux (Citadelles & Mazenod, 2003).
Cynthia FLEURY est Research Fellow, Associate Professor à
l’American University of Paris (School of Government)
et maître de conférences à l’IEP de Paris. Elle a écrit plusieurs
livres dont Dialoguer avec l’Orient (PUF, 2004) et Les pathologies
de la démocratie (Fayard, 2005).

V
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Béatrice MAGNI est chercheuse en philosophie politique à
l’Université de Milan (Università degli studi di Milano, facoltà
di scienze politiche, dipartimento di studi sociali e politici).
Dans le champ de la théorie normative, elle travaille sur ces
sujets : consensus et conflit dans les sociétés pluralistes, les
pathologies de la politique moderne, la démocratie à l’épreuve
de la pensée européenne au XXe siècle, et sur le sens de la
limite en politique. Elle a récemment publié des articles sur
Hannah Arendt et Martha C. Nussbaum, mais aussi sur Mon-
tesquieu. Elle est la traductrice italienne de l’œuvre de Claude
Lefort.
Michela MARZANO, philosophe, chercheuse au CNRS. Parmi ses
ouvrages : Penser le corps (PUF, 2002) ; La pornographie ou
l’épuisement du désir (Buchet-Chastel, 2003) ; Straniero nel
corpo (Giuffrè, 2004) ; G. E. Moore’s Ethics. Good as Intrinsic
Value (The Edwin Mellen Press, 2004) ; La fidélité ou l’amour
à vif (Buchet-Chastel, 2005) ; Malaise dans la sexualité (J.-
C. Lattès, 2006) ; Je consens, donc je suis. Éthique de l’autonomie
(PUF, 2006) ; La philosophie du corps (PUF, 2007) ; Dictionnaire
du corps (dir., PUF, 2007).
Thierry MÉNISSIER, agrégé de philosophie et docteur de l’EHESS
en études politiques, est maître de conférences à l’Université
Pierre-Mendès-France - Grenoble 2. Ses travaux actuels por-
tent sur le rapport entre la démocratie et la république
entendues comme des formes d’ethos collectifs. Principaux
ouvrages publiés : Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux
philosophiques (PUF, 2001), Machiavel, Le Prince ou le nouvel
art politique (PUF, 2001, dir. en collaboration avec
Y. C. Zarka), L’idée de contrat social. Genèse et crise d’un modèle
philosophique (dir. en collaboration avec J.-P. Cléro, Ellipses,
2004), Éléments de philosophie politique (Ellipses, 2005), Lectu-
res de Machiavel (dir. en collaboration avec M. Gaille, Ellipses,
2006), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juri-
dique et philosophique (dir., L’Harmattan, 2006).
Jacques de SAINT VICTOR, historien des idées et critique au
Figaro littéraire, docteur en histoire du droit et maître de confé-
rences à l’Université de Paris VIII - Vincennes. Il enseigne
aussi à l’Université de Rome III. Il a écrit quatre livres, dont
Les racines de la liberté. Le débat français oublié (1689-1789) (à

VI
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
paraître chez Perrin) et a collaboré à de nombreux ouvrages
collectifs, dont, dernièrement, le Dictionnaire du corps (PUF,
sous la dir. de Michela Marzano). Il est aussi romancier.
Yves Charles ZARKA est professeur de philosophie sociale et poli-
tique à l’Université de Paris V - René-Descartes, Faculté des
sciences humaines et sociales - Sorbonne. Ses travaux portent
actuellement, outre sur l’histoire des figures du politique, sur
les lieux de crise des sociétés et les mutations politiques
contemporaines. Il est également directeur de la revue Cités
(PUF) et du journal Droit de Cités (PUF). Parmi ses derniers
livres, on notera : Difficile tolérance (PUF, 2004), Un détail nazi
dans la pensée de Carl Schmitt (PUF, 2005), Réflexions intempesti-
ves de philosophie et de politique (PUF, 2006). Il a également
publié : Y a-t-il une histoire de la métaphysique ? (en coll. avec
Bruno Pinchard, PUF, 2005), Les philosophes et la question de
Dieu (en coll. avec Luc Langlois, PUF, 2006), Hegel et le droit
naturel moderne (en coll. avec Jean-Louis Vieillard-Baron, Vrin,
2006).
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
INTRODUCTION

Pourquoi parler de nouvelles servitudes ?


YVES CHARLES ZARKA

« Dans les monarchies extrêmement abso-


lues, les historiens trahissent la vérité, parce
qu’ils n’ont pas la liberté de la dire : dans les
États extrêmement libres, ils trahissent la vérité
à cause de leur liberté même, qui, produisant
toujours des divisions, chacun devient aussi
esclave des préjugés de sa faction, qu’il le serait
d’un despote. »
Montesquieu, L’Esprit des lois, III, XIX.

Il y a des sociétés de servitude complète, mais il n’y


a pas de société de liberté intégrale et définitive. La
liberté civile (individuelle et politique) doit se conqué-
rir et, une fois atteinte, chercher à se conserver contre
les tendances toujours présentes vers la servitude.
Cela ne veut pas dire que la servitude nous soit plus
naturelle que la liberté, puisque la servitude, si com-
plète qu’elle soit, ne détruit pas le désir de liberté ;
cela veut seulement dire que la liberté est plus fragile,
plus difficile à acquérir et à garder. La liberté est
moins un état qu’une lutte, elle suppose des disposi-
tifs sociaux et institutionnels, ainsi qu’un esprit de
liberté sans lequel elle est appelée à se restreindre puis
à s’éteindre. La liberté civile commence à dépérir

1
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
lorsque l’esprit de liberté et le courage qui lui est lié se
perdent. Ce n’est donc pas toujours par la force et la
violence qu’on peut perdre la liberté, mais aussi et
souvent par des processus insensibles et doux, dans le
bien-être matériel et la tranquillité qui servent de
ressorts au moins provisoires à l’établissement de la
servitude.
Notre objet dans ce livre n’est pas d’étudier la
manière dont la liberté se conquiert, mais celle dont
on doit user pour la conserver ou, éventuellement,
l’accroître, du moins ne pas l’amoindrir et la perdre. Il
ne s’agit donc pas ici d’analyser la structure sociale, le
régime politique, les dispositifs institutionnels et le
degré de lumière qui conditionnent son existence,
cela fera l’objet d’un autre livre, mais d’examiner les
tendances internes qui, dans les démocraties constitu-
tionnelles contemporaines, portent à la restreindre,
voire à l’éteindre, ainsi que les manières d’y résister.
Parler des tendances internes, c’est exclure du
champ d’analyse la perte de liberté par l’usage de la
force extérieure, c’est-à-dire la guerre. Aujourd’hui,
la liberté civile dans les démocraties occidentales est
beaucoup moins mise en danger par des facteurs
externes, qui existent néanmoins et qu’il ne faut
absolument pas négliger (apparition de nouvelles
puissances nucléaires mues par des idéologies hos-
tiles, déplacement des lieux de conflit sur la carte
géopolitique du monde, mutation dans la guerre par
l’irruption d’acteurs non étatiques, terrorisme inter-
national, etc.), que par des dispositions et des pro-
cessus internes. Or, ceux-ci ont comme particularité

2
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
de ne pouvoir donner toute leur mesure qu’en temps
de paix. Ils sont d’autant plus efficaces qu’ils ne sont
pas liés à des systèmes d’obligations ou de contrain-
tes qui s’opposeraient aux désirs ou aux aspirations
des individus.
Alexis de Tocqueville a montré depuis longtemps
que la démocratie n’était pas une forme sociale et
politique statique, mais dynamique, mue par des ten-
dances anthropologiques, sociales et politiques oppo-
sées. Elle peut s’établir comme une société de liberté,
ou se dégrader en société de servitude. Depuis Toc-
queville, des changements considérables ont eu lieu,
la société s’est extrêmement complexifiée et de nou-
velles voies vers la servitude sont apparues : mise en
place de systèmes d’information (télécommunication,
banque, médecine, cartes d’identification, etc.) qui
sont l’instrument principal de l’établissement d’une
société d’hypercontrôle ; renforcement de l’hégé-
monie des médias et constitution de castes médiatico-
politiques qui dominent et homogénéisent au plus bas
degré la vie publique ; constitution d’une figure bio-
subjective de l’individu replié sur lui-même, sur ses
goûts et ses dégoûts, affectable, fragile et donc facile-
ment manipulable ; système de l’homme jetable ou
apparition de nouvelles formes de pauvreté et d’ex-
clusion, etc. Qu’on nous entende bien, il ne s’agit en
aucune façon de remettre en cause un certain nombre
de progrès techniques mais de montrer comment sous
les possibilités nouvelles peuvent se glisser des dispo-
sitifs inédits de domination et donc des formes encore
inconnues de servitude. Autrement dit, il ne s’agit

3
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
pas, comme chez Hayek1, de repérer et de reconnaître
la croissance rampante, dans les sociétés démocra-
tiques, de formes sociales, économiques et culturelles
collectivistes et totalitaires. La question n’est plus
aujourd’hui celle du collectivisme ou de la liberté,
mais celle de la perte de liberté dans des sociétés indi-
vidualistes par la mise en place au nom de la liberté
même de nouvelles formes de servitude.

1. Friedrich A. Hayek, La route de la servitude (1944), Paris, PUF, « Qua-


drige », 2005.
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Le maître anonyme

L’interrogation sur la chute de la liberté dans la


servitude, de l’extrême liberté dans l’extrême servi-
tude, est aussi ancienne que la philosophie politique
et même davantage : « Une liberté excessive ne peut
donc apparemment se muer qu’en une servitude
excessive, et cela aussi bien pour l’individu que pour
la cité (...). Il est dès lors vraisemblable (...) que la
tyrannie ne puisse prendre forme à partir d’une autre
constitution politique que la démocratie, la servitude
la plus étendue et la plus brutale se développant, à
mon avis, à partir de la liberté portée au point le plus
extrême. »1 Cette thèse de Platon sera globalement
reprise, quelles que soient les différences importantes
à d’autres égards, par Aristote, Cicéron et beaucoup
d’autres. Pour eux, la chute de la liberté dans la servi-
tude dans les cités démocratiques est inéluctable,
parce que, si, dans ces cités, « c’est le peuple qui est
souverain »2, les deux principes constitutifs de cette

1. Platon, La République, VIII, 564 a, trad. Georges Leroux, Paris, GF,


2004.
2. Aristote, Les politiques, III, 6, 1278 b 2, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF,
1990.

5
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sorte d’État, l’égalité et la liberté, comportent en eux-
mêmes les causes qui portent la liberté à devenir
extrême et à se transformer en servitude extrême.
L’égalité y est contraire à l’équité et devient source
d’injustice, la liberté y est opposée à l’autorité et dégé-
nère inévitablement en licence et permissivité. « C’est
ainsi que la liberté extrême fait naître une tyrannie,
c’est-à-dire une servitude, qui est la plus injuste et la
plus cruelle. Au sein d’un peuple déchaîné ou, plutôt,
devenu monstrueux, on finit le plus souvent par choi-
sir quelqu’un qui servira de chef contre les premiers
citoyens déjà abattus et chassés de leur rang, un
homme audacieux, dépravé, qui persécute sans scru-
pules ceux qui souvent ont rendu des services à
l’État. »1
La démocratie bariolée et bigarrée dont parle Pla-
ton est le régime de l’indistinction : le juste et
l’injuste, le bien et le mal, le vrai et le faux y devien-
nent indiscernables. « Eh bien, tout d’abord, ne faut-il
pas dire que les citoyens y sont libres et que la cité
laisse place à la liberté et à la libre expression ? et que
dans cette cité règne le pouvoir de faire tout ce qu’on
veut ? »2 : ces questions sont évidemment ironiques
parce que la liberté de tout dire ou de tout faire dans
une démocratie revient à la possibilité de dire ou de
faire n’importe quoi. N’importe qui peut prendre la
parole et dire une chose aussi bien que son contraire,
n’importe qui peut prétendre agir dans n’importe quel

1. Cicéron, La République, I, 44, trad. Esther Bréguet, Paris, Les Belles Let-
tres, 1980.
2. Platon, op. cit., VIII, 557 b.

6
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
domaine. La vérité devient indiscernable de la faus-
seté. Même les dénominations des choses, des pas-
sions et des actions deviennent fluctuantes : « Ils se
répandent en discours louangeurs et les affublent de
noms charmeurs appelant la démesure “éducation
réussie”, et l’anarchie “liberté” et la prodigalité
“magnificence” et l’impudence “courage”. »1 Celui
qui voudrait dire la vérité de ce régime mettrait,
comme le souligne Socrate, sa vie en danger. C’est
pourquoi la démocratie se dégrade en un régime de
servitude souvent dominé par un démagogue qui
devient vite un tyran, maître le plus souvent injuste et
cruel, mais aussi parfois bienveillant. La pensée poli-
tique gréco-romaine connaît les risques de la démo-
cratie, au point d’ouvrir l’interrogation sur la nature
des peuples : ne sont-ils pas faits pour avoir des maî-
tres absolus, en somme pour être esclaves ? « Un tyran
peut aussi bien être clément qu’un roi peut être intrai-
table. Ainsi la seule question qui se pose pour les peu-
ples, c’est de savoir s’ils sont esclaves d’un maître
bienveillant ou d’un maître cruel. Mais ils ne peuvent
éviter d’être esclaves. »2 La réponse à la question est
évidemment négative : tout l’effort de cette pensée
politique gréco-romaine sera de définir les condi-
tions institutionnelles et politiques d’une défense et
d’une sauvegarde de la liberté civile.
Changeons d’époque, venons-en à la nôtre ! Pla-
ton, Aristote, Cicéron ne croyaient pas en la démo-

1. Ibid., VIII, 560 e.


2. Cicéron, op. cit., I, 33.

7
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
cratie. Nous, nous voulons y croire. Nous n’avons pas
le choix, parce qu’il n’y a pas d’alternative crédible et,
en définitive, légitime à ce régime, quels que soient
ses défauts. Les principes d’égalité des droits et de
liberté individuelle ont trop imprégné, et à juste titre,
les esprits modernes et postmodernes pour qu’il soit
seulement possible d’envisager une alternative à la
démocratie. Ainsi, l’idée d’une constitution mixte que
Cicéron appelait de ses vœux (celle de la Rome répu-
blicaine) suppose une vision aristocratique de la
société qu’il serait impossible de légitimer comme
telle aujourd’hui1. La postdémocratie avancée par cer-
tains est soit une infradémocratie sans légitimité, soit
le stade le plus avancé de dégénérescence de la démo-
cratie lorsqu’elle perd complètement l’esprit de liberté
et sombre dans la servitude. Le comble du désastre se
trouve paradoxalement atteint par certaines concep-
tions – pas toutes2 – de la démocratie directe formulée
au XXe siècle. Je pense particulièrement à l’une d’entre
elles qui a été conçue pour être opposée à l’État de
droit, considéré comme conception bourgeoise et

1. Ibid., I, 45 : « En conséquence parmi les trois types fondamentaux de


constitutions, celui qui mérite, à mon avis, d’être de loin préféré aux autres, c’est
la royauté. Mais, à la royauté même, on préférera un régime formé par le
mélange harmonieusement équilibré des trois systèmes politiques de base. Je
veux qu’il existe dans l’État un élément de prédominance royale, que l’on
accorde aussi une part du pouvoir à l’influence des premiers citoyens, enfin que
l’on réserve certaines questions au jugement et à la volonté de la foule. Les avan-
tages de cette constitution, ce sont d’abord une certaine égalité de droits, dont les
hommes libres pourraient difficilement se passer à la longue, ensuite la stabilité. »
2. Il ne s’agit en aucune manière pour moi de remettre en cause le principe
de la démocratie directe. On peut même y voir une voie possible de développe-
ment, de renouvellement ou d’approfondissement de la démocratie constitution-
nelle, sur le plan local par exemple. La condition étant cependant que les libertés
individuelles et collectives soient toujours respectées.

8
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
libérale de la démocratie. Cette conception de la
démocratie directe a pris la figure noire d’une démo-
cratie d’acclamation au service du pouvoir charisma-
tique d’un chef et d’un système totalitaire1.
La démocratie constitutionnelle et libérale ne
connaît pas aujourd’hui d’alternative. Si elle est fon-
dée sur les notions d’égalité et de liberté (au moins en
droit) comme la démocratie antique, elle s’en dis-
tingue fortement, parce qu’elle se définit d’abord
comme un état de société, avant d’être un régime
politique, parce qu’elle est liée à l’État de droit et a
pour objectif de protéger les libertés et les droits indi-
viduels, parce qu’elle se constitue de plus en plus
comme une démocratie des individus, parce qu’elle
est le règne de l’opinion, enfin parce qu’elle fonc-
tionne constitutionnellement sur le mode de la sépa-
ration des pouvoirs et institutionnellement sous le
mode du gouvernement représentatif. Cependant, la
liberté démocratique n’est pas moins en danger
aujourd’hui qu’elle ne l’était dans l’Antiquité ; elle
l’est même peut-être davantage mais sous d’autres
formes plus insidieuses, moins perceptibles parce que
moins contraignantes. Il nous reste à analyser les
défauts, les pathologies mêmes dont la démocratie

1. Je pense évidemment à Carl Schmitt, que certains ont voulu faire passer
pour un grand démocrate. En 1928, quelques années avant la prise du pouvoir
par Hitler, Carl Schmitt tente de montrer que, contre la notion bourgeoise d’État
de droit (der bürgerliche Rechtsstaat) liée à la démocratie libérale, le fait public
(Öffentlichkeit), qui est l’acte par excellence du peuple présent et rassemblé d’une
démocratie débarrassée de la gangue libérale, consiste dans l’acclamation
(cf. « Der bürgerliche Rechtsstaat », in Staat, Grossraum, Nomos, Berlin, Duncker
& Humblot, p. 44-54). Démocratie d’acclamation qui deviendra l’un des suppôts
du pouvoir du Führer. On pourra se référer sur ce point et sur d’autres à mon
ouvrage Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005.

9
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
libérale est susceptible, en vue de résister à sa dérive
vers de nouvelles servitudes et de la conserver ou de la
rétablir comme un régime de liberté. Il ne s’agit donc
pas d’opposer un autre régime à la démocratie, mais
une démocratie à une autre, une démocratie de liberté
à une démocratie de servitude.
Tocqueville a donné une analyse jusqu’à ce jour
indépassée de la démocratie moderne sur les plans de
la structure sociale et politique, des mœurs et des
manières de penser, de l’opinion et de la religion. Il a
également montré la redoutable alternative à laquelle
la société démocratique était confrontée, celle que je
viens précisément de souligner. Je ne compte pas
revenir sur ces points qui me semblent acquis. Je vou-
drais simplement ici considérer avec une certaine
attention le nouveau type de domination (celle du
maître anonyme) qui s’instaure plus ou moins insen-
siblement dans les démocraties modernes et les nou-
velles servitudes qu’elle est susceptible d’engendrer.

1. Quelle liberté ? Quelle servitude ?

La question de la liberté civile (individuelle et poli-


tique) reste encore aujourd’hui fortement marquée
par la problématique développée par Benjamin Cons-
tant dans son très célèbre discours de 1819, De la
liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. La
liberté des Anciens consiste, comme on le sait, dans la
participation active et constante au pouvoir collectif et
à la souveraineté politique. Elle a cependant pour
contrepartie une existence privée contrainte et sou-

10
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
mise, sans indépendance. La liberté des Modernes se
ramène, à l’inverse, essentiellement à l’indépendance
de la sphère privée. Elle consiste à jouir des droits et
d’une autonomie individuelle ; sa contrepartie est,
cette fois, une portée politique qui se réduit à peu de
chose. Ainsi, « chez les modernes (...) l’individu, indé-
pendant dans sa vie privée, n’est, même dans les États
les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souve-
raineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et
si à époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est
encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce
cette souveraineté, ce n’est que pour l’abdiquer »1.
Bien entendu la distinction opérée par Isaiah Ber-
lin dans sa conférence de 1958, « Deux conceptions
de la liberté », la liberté positive et la liberté négative,
est très différente de celle de Constant. D’abord parce
qu’elle ne saurait recouper le partage historique des
Anciens et des Modernes. Elle concerne plutôt deux
façons de penser la liberté des Modernes. Ensuite,
parce qu’elle engage deux rapports différents à l’ordre
politique. Il y a cependant quelque chose qui de
Constant demeure chez Berlin, c’est la logique diver-
gente qui anime les deux conceptions de la liberté
mais transposée à un autre niveau, et le fait que les
deux auteurs partagent finalement une conception
libérale – négative – de la liberté. « La liberté [posi-
tive] qui consiste à être son propre maître et celle
[négative] qui consiste à ne pas être entravé dans ses

1. Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des


Modernes », in Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1992, p. 595.

11
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
choix par d’autres, peuvent, à première vue, sembler
deux concepts très proches l’un de l’autre, deux
façons, l’une positive, l’autre négative, de dire à peu
près la même chose. Pourtant ces deux conceptions
de la liberté se sont développées dans des directions
divergentes, selon une logique parfois inattendue, et
ont fini par entrer en conflit et se heurter de front. »1
La liberté négative, pensée comme indépendance,
non-immixtion extérieure, non-ingérence ou non-
interférence, est celle des penseurs libéraux comme
Locke et John Stuart Mill en Angleterre, Constant et
Tocqueville en France. Elle implique qu’une frontière
doit protéger la liberté individuelle et la vie privée de
l’ingérence de l’autorité politique, celle-ci devant
donc être limitée au strict nécessaire : « Benjamin
Constant, le plus brillant avocat de la liberté et du
droit à la vie privée, n’avait pas oublié la dictature
jacobine lorsqu’il déclarait qu’à tout le moins la
liberté de religion, d’opinion, d’expression et le droit
de propriété devaient être protégés contre toute ingé-
rence arbitraire. »2 La liberté positive, en revanche,
« surgit lorsque nous nous efforçons de répondre non
pas à la question : “Que suis-je libre de faire ou
d’être ?”, mais “Par qui suis-je gouverné ?”, ou
encore : “Qui est habilité à dire ce que je dois – ou ne
dois pas – être ou faire ?” »3. Ici le désir d’être souve-
rain ou de participer aux mécanismes politiques qui

1. Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », trad. franç. in Éloge de la


liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 180.
2. Ibid., p. 175.
3. Ibid., p. 178-179.

12
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
conditionnent notre existence devient décisif. C’est
dans le cadre de la liberté positive que la formule de
Rousseau, qui traduit le primat de la collectivité sur
l’individu : « On le forcera d’être libre », prend sa
signification, alors que cette même affirmation n’est
rien d’autre qu’un déguisement de la tyrannie du col-
lectif pour les partisans de la liberté négative.
Le courant dit « républicaniste » ou « néo-
républicaniste », initié par les grands travaux de
J. G. A. Pocock, en particulier son The Machiavellian
Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic
Republican Tradition (1975), et poursuivi par toute
une série de travaux de divers auteurs plus ou moins
répétitifs, plus ou moins significatifs, mais tous situés
dans le sillon de la relecture effectuée par Pocock de
la place de la tradition républicaine dans la pensée
politique moderne, a-t-il modifié la problématique de
la liberté civile ?
En tout cas, il a cherché à le faire à travers l’idée
d’une troisième voie de la liberté, qui ne se réduirait
pas aux termes de l’opposition entre liberté positive
et liberté négative. Cette troisième voie serait celle
qu’aurait tracée la théorie politique républicaine
depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, en passant par
Machiavel (réactivation du républicanisme romain en
temps de guerre), Harrington (théorie républicaine
développée pendant la guerre civile anglaise) et les
républicains américains (au moment de l’indépen-
dance des États-Unis) avec l’idée d’une liberté
civique. L’opposition ne serait plus désormais celle
qui a été conçue par Constant, ni celle établie par

13
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Berlin, mais une opposition entre une conception
libérale de la liberté – qui revient à la liberté négative,
comme absence d’obstacles extérieurs, non-ingérence
ou non-interférence – et une conception républicaine
– qu’il n’est en revanche pas possible de ramener à la
liberté positive, mais relève pour une part de la liberté
négative et pour une part de la liberté positive. J’y
reviendrai. Il faut bien dire que la recherche de cette
troisième voie s’est rapidement déplacée du plan his-
torique au plan idéologique. Il s’agit pour les néo-
républicanistes de tenter de mettre en place un
concept de liberté qui puisse constituer une alterna-
tive au concept libéral, donc d’opposer au libéralisme
politique le républicanisme. Qu’il me suffise ici de
dire que la liberté civique des néo-républicanistes,
étant définie essentiellement par opposition à la
conception libérale, reste adossée à celle-ci. Elle
n’apporte pas un concept nouveau de la liberté, mais
compose une figure de la liberté à partir des deux
conceptions déjà connues.
Avant d’en venir à l’examen du contenu philoso-
phique de ce concept de liberté, je voudrais souligner
que la dimension idéologique de cette recherche de la
liberté civique est fortement présente dans l’ouvrage de
Quentin Skinner, Liberty before Liberalism1, qui aurait
très bien pu s’intituler « la liberté contre le libéra-
lisme ». Cette dimension idéologique est particulière-
ment sensible dans la discussion par Skinner des thèses

1. Quentin Skinner, Liberty before Liberalism, Cambridge University Press,


1998, trad. franç. Muriel Zagha, La liberté avant le libéralisme, Paris, Le Seuil,
2000.

14
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
de Berlin, dans le chapitre final intitulé paradoxale-
ment « La liberté et l’historien ». Mais je soulignerai ici
surtout les constructions rétroactives du passé, comme
celle-ci : « Qu’est-ce donc qui sépare la conception
néo-romaine de la liberté de celle des libéraux ? Ce que
les auteurs néo-romains rejettent avant la lettre est le
postulat clé du libéralisme classique selon lequel la
force ou la menace coercitive de la force constituent les
seules formes de contraintes qui interviennent sur la
liberté individuelle. Les auteurs néo-romains soutien-
nent en revanche que vivre dans une condition de
dépendance constitue en soi une source et une forme
de contrainte. »1 Outre que les catégories de « concep-
tion néo-romaine » ou d’ « auteurs néo-romains » ne
sont jamais définies mais simplement posées ou pré-
supposées, il est vraiment étrange de lire que les
auteurs libéraux ont placé dans la force coercitive exté-
rieure ou la menace de celle-ci les seuls obstacles à la
liberté. Tocqueville montre par exemple à longueur de
pages que le danger qui guette la liberté démocratique
relève non tant de la force ou de la menace mais de
formes nouvelles de domination, qu’elles soient poli-
tiques, d’opinion ou autres. On peut aussi se référer à
John Stuart Mill qui écrit, dans On Liberty : « La
société applique les décisions qu’elle prend. Si elle en
prend de mauvaises, si elle veut ce faisant s’ingérer
dans les affaires qui ne sont pas de son ressort, elle pra-
tique une tyrannie sociale d’une ampleur nouvelle
– différente des formes d’oppression politique qui

1. Ibid., p. 55.

15
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
s’imposent à coups de sanctions pénales – tyrannie qui
laisse d’autant moins d’échappatoire qu’elle va jusqu’à
se glisser dans les petits détails de la vie asservissant
ainsi l’âme même. »1 Que reste-t-il après lecture de ce
texte des allégations de Q. Skinner ? Il est en effet clair
que la conception libérale de la liberté est précisément
celle qui permet de mettre en évidence d’autres types
de domination (ou de tyrannies) susceptibles de perdre
la liberté, que la figure traditionnelle de la domina-
tion personnelle – dont elle tient compte également –
c’est-à-dire la conception ancienne ou, mieux,
archaïque de la domination, contre laquelle le néo-
républicanisme mène un combat d’arrière-garde.
Pour l’établir, je vais examiner les arguments qui
soutiennent l’idée néo-républicaniste de la liberté
dans l’ouvrage de Philip Pettit qui s’intitule Republica-
nism2. Nous verrons que cette idée de la liberté
s’entend uniquement par rapport à une conception
que j’appelle archaïque de la domination et de la
servitude.
Dès le début de son ouvrage, Pettit trace le cadre
idéologique à partir duquel il va tenter de définir la
conception républicaniste de la liberté comme non-
domination : « Depuis plus de deux siècles, le libéra-
lisme s’est, dans ses développements et du point de vue
de ses formes les plus influentes, trouvé associé à la
conception négative de la liberté comme absence
1. John Stuart Mill, On Liberty (1859), in Three Essays, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 1984, trad. franç., Paris, Gallimard, « Folio », 1990, p. 66.
2. Philip Pettit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford,
Oxford University Press, 1997 ; trad. franç. Patrick Savidan, Républicanisme. Une
théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004.

16
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
d’interférence et à la conviction qu’il n’y a rien d’in-
trinsèquement accablant dans le fait que des individus
disposent d’un pouvoir de domination sur d’autres,
pour autant que ceux-ci n’en fassent pas usage ou
qu’ils soient peu susceptibles de le faire. Du fait de
cette indifférence relative au pouvoir ou à la domina-
tion, le libéralisme manifeste une tolérance à l’égard de
relations – dans le foyer, sur le lieu de travail, entre
électeurs et ailleurs – que le républicain ne peut pas ne
pas dénoncer comme autant de paralogismes de la
domination et de la non-liberté (unfreedom). »1 Je ne
souhaite pas ici insister sur le caractère proprement
caricatural qui est donné dans ce passage des thèses
des penseurs libéraux, qui sont certainement ceux qui
ont le plus réfléchi sur le pouvoir et la domination,
comme on le verra dans la seconde partie de la présente
étude, et ont défini les moyens d’y résister ou de s’y
opposer. Je n’insisterai pas non plus sur cette dicho-
tomie entre libéraux et républicains, comme si la plu-
part des grands penseurs libéraux n’avaient pas été
républicains (que faire alors de Montesquieu, de Toc-
queville et de beaucoup d’autres ?). En revanche, il
importe de souligner le « montage républicaniste »
dans le texte de Pettit (comme on l’a vu dans celui de
Skinner), qui consiste à donner une vision réductrice et
déformée de la conception libérale de la liberté en vue
de définir en creux et en positif la conception républi-
caniste, laquelle est ensuite projetée artificiellement
sur le passé pour être présentée comme plus ancienne

1. Ibid., p. 27.

17
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
que la conception libérale de la liberté. L’artifice répu-
blicaniste ainsi attesté, revenons à sa définition de la
liberté : celle-ci « ne correspond à aucun des termes de
la dichotomie désormais bien établie de la liberté néga-
tive et de la liberté positive. Cette conception [républi-
caniste] est négative dans la mesure où elle requiert
l’absence de domination par rapport aux autres, et non
pas nécessairement la maîtrise de soi – quel que soit le
sens attaché à cette notion. La conception [républica-
niste] est positive dans la mesure où, au moins en un
sens, elle exige quelque chose de plus que l’absence
d’interférence, à savoir la garantie de ne pas avoir à
subir des interférences, en particulier des interférences
arbitraires. Je crois que cette notion républicaniste de
la liberté – cette idée de la liberté comme non-
domination – est du plus grand intérêt en théorie poli-
tique »1. Pettit va jusqu’à envisager qu’elle pourrait
donner lieu à une sorte de programme « politique néo-
républicaniste ».
Qu’est-ce que ce concept de liberté comme non-
domination ? Pour le comprendre, il convient de dis-
tinguer la non-domination de la non-interférence.
Celle-ci est liée à la conception libérale de la liberté
qui dérive de la définition hobbesienne de la liberté
entendue comme absence d’obstacles extérieurs à
l’action. L’obstacle peut être constitué aussi bien par
l’opposition d’un autre individu (ou un groupe) que
par une loi qui oblige ou interdit de faire ou de ne pas
faire. Or, cette conception de la liberté n’est pas

1. Ibid., p. 76.

18
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
exclusive de toute domination, il est en effet parfaite-
ment possible de concevoir un maître bienveillant
(Cicéron le faisait déjà) qui n’intervienne pas et ne
fasse donc pas obstacle aux choix de ceux qui sont
sous sa dépendance. Il y aurait dans ce cas une domi-
nation sans interférence1. C’est ainsi que Pettit,
comme l’ensemble des néo-républicanistes, considère
que la conception libérale de la liberté est compatible
avec la domination. En revanche, la non-domination
diffère de la non-interférence en général, en ce sens
qu’elle s’oppose non à toute interférence mais à une
interférence particulière : l’interférence intentionnelle
et arbitraire, celle d’un maître, d’un tyran ou d’un
détenteur quelconque du pouvoir. Elle s’oppose donc
à l’existence même de la domination, au fait qu’il
existe une instance qui pourrait intervenir dans
l’existence et les choix des individus, même si elle
n’intervient pas en fait : elle s’oppose donc au maître
interférent aussi bien qu’au maître non interfé-
rent, c’est-à-dire bienveillant. Cette conception de la
liberté est refus de la domination aussi bien actuelle
que possible. En revanche, elle accepte l’interférence
lorsqu’elle est le fait d’un gouvernement qui agit
conformément à la loi dans le cadre d’une république

1. Ce raisonnement est valable pour Hobbes pour lequel la crainte par


exemple n’est pas un empêchement extérieur à l’action, mais une passion interne
qui prend place dans la délibération de l’agent. Une action commise par crainte
est donc pour Hobbes une action libre. Mais si Hobbes met en place certains
concepts qui marqueront fortement la pensée libérale, comme l’individualisme,
l’égalité de droit, l’existence d’une sphère privée de résistance au pouvoir, quel-
ques aspects de la définition de la liberté, il n’en reste pas moins que, politique-
ment, il n’est pas du tout libéral mais absolutiste. C’est tout de même plus qu’un
détail que Pettit et d’autres, y compris Skinner, semblent oublier quand ils assi-
milent sa position à celle des penseurs libéraux.

19
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
bien ordonnée. L’interférence n’est pas ici celle d’un
maître mais d’une instance qui, au contraire, doit pro-
téger les citoyens contre l’arbitraire qu’ils pourraient
commettre sur un autre ou qu’ils pourraient subir
d’un autre, ou contre tout autre pouvoir quelconque.
La domination à laquelle s’oppose cette conception
de la liberté comme non-domination est celle qui
s’exerce sur un esclave ou un serviteur : « De manière
unanime, la tradition républicaine définit la liberté
comme étant l’opposé de l’esclavage et voit dans le
fait d’être soumis à la volonté arbitraire d’un autre, de
vivre à la merci d’autrui, le pire des maux. Dans
l’usage républicain romain, le contraire du liber ou
homme libre était le servus ou esclave. »1 L’esclave
reste un esclave, la domination reste domination, que
le maître soit cruel ou bienveillant, interférent ou non
interférent. Ce serait bien, selon Pettit, la concep-
tion de la liberté comme non-domination que l’on
retrouve depuis le républicanisme romain jusqu’au
néo-républicanisme contemporain en passant par
Machiavel, James Harrington, Algernon Sidney, les
républicains qui soutenaient l’indépendance améri-
caine, et al.
Il est donc désormais possible de déterminer préci-
sément le concept de domination auquel se réfère
pour s’y opposer le concept de liberté comme non-
domination : il s’agit de la domination relationnelle,
interpersonnelle, celle qu’exerce un maître personnel
sur un individu ou un groupe d’individus. Or, cette

1. Ibid., p. 52-53.

20
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
domination personnelle est une figure archaïque de la
domination. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe
plus. L’archaïque peut parfaitement être actuel. Cela
veut dire en revanche que cette figure de la domina-
tion est tout à fait insuffisante pour rendre compte des
phénomènes de domination qui s’exercent dans les
sociétés démocratiques contemporaines. Je reviendrai
dans un instant sur ce point pour montrer comment
les penseurs libéraux se sont précisément attachés à
rendre compte des nouvelles figures de la domination
parfaitement compatibles avec le régime démocra-
tique. Examinons pour l’instant la nature de la domi-
nation dans les passages où Pettit la définit. Qu’est-ce
en effet que la domination ? « Un agent en domine un
autre si, et seulement si, il dispose d’un certain pou-
voir sur celui-ci, en particulier le pouvoir d’interférer
arbitrairement dans ses actions. »1 Si le rapport de
domination est celui d’un agent sur un autre, c’est
bien qu’elle est structurellement conçue comme une
relation personnelle. Or, cette implication, Pettit
semble la nier. Il ne s’agit, dit-il, que d’une façon de
s’exprimer : « Ce faisant, je m’exprimerai souvent,
pour des raisons pratiques, comme si n’étaient ici
concernées que deux personnes physiques. »2 L’agent
qui domine peut en effet être individuel ou collectif,
de même que l’agent dominé. L’exemple d’agent
dominant collectif que prend Pettit est celui qui
exerce la tyrannie de la majorité. Pourtant, loin

1. Ibid., p. 77.
2. Ibid.

21
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
d’échapper par là au concept archaïque – personnel –
de la domination, Pettit, au contraire, l’étend à ce qui
relève d’un autre type de domination irréductible à la
domination personnelle et relationnelle. La dénéga-
tion de la domination archaïque est annulée par
l’analyse qu’il donne de la structure de domination.
Cette structure est telle qu’elle ne peut être précisé-
ment que personnelle, individuelle ou collective – cela
ne change rien à l’affaire. Les trois composantes de la
structure de domination tiennent ainsi au fait que
l’acte d’interférence est intentionnel, qu’il est arbitraire,
et qu’il impose des choix qui ne sont pas ceux du ou
des dominés. Or ces trois composantes : l’inten-
tionnalité, l’arbitraire et l’imposition contraire sont des
relations, et qui plus est des relations conscientes, qui
ne peuvent s’exercer que dans le cadre d’une domina-
tion personnelle. Corrélativement, la liberté néo-
républicaine est pensée par opposition à cette figure
archaïque de la domination. Être libre signifie donc
ne pas être soumis personnellement à une ou plu-
sieurs personnes et être protégé contre cette forme de
domination. « Nous pouvons dire qu’une personne
jouit d’une situation de non-domination quand elle
vit parmi d’autres qui ne présentent aucune des
conditions que nous avons examinées dans le chapitre
précédent, c’est-à-dire que, dans cette situation,
personne n’a la capacité d’exercer de manière arbi-
traire un pouvoir d’interférence dans ses choix. »1
Tout est dit. L’idéal de non-domination des néo-

1. Ibid., p. 95.

22
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
républicanistes est un idéal de non-domination per-
sonnel : vivre avec les autres sans que personne ne
puisse interférer arbitrairement sur nos choix. Je laisse
à chacun le soin de juger si cet idéal de liberté est pra-
ticable, si nous pouvons jamais vivre avec les autres
sans subir aucune influence volontaire – c’est bien
cela que signifie « arbitraire » – de leur part.
Pour conclure cet examen, je dirai que le concept
néo-républicain de liberté comme non-domination,
loin de rendre caduc le concept libéral de liberté, est
très loin d’en atteindre les possibilités. Tout simple-
ment parce que dans les sociétés démocratiques
contemporaines la liberté peut être remise en cause
par bien d’autres choses que la domination person-
nelle. C’est ici qu’il convient de parler de la domina-
tion non personnelle et du maître anonyme. Corréla-
tivement, il y a de nouvelles servitudes. Préserver la
liberté n’est pas seulement s’arracher à l’arbitraire
d’un maître personnel, mais aussi et surtout démonter
les mécanismes de la domination impersonnelle et
d’un nouveau régime de servitude volontaire.

2. Les nouvelles servitudes démocratiques


Il importe tout d’abord de rappeler que les pen-
seurs libéraux ont été ceux qui ont porté les attaques
les plus vives contre l’idée de domination politique.
John Stuart Mill marque en particulier, dès les pre-
mières lignes de On Liberty, que la théorie de la liberté
civile qu’il va développer s’oppose à la domination :
« Le sujet de cet essai n’est pas ce qu’on appelle le

23
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
libre arbitre (...), mais la liberté sociale ou civile : la
nature et les limites du pouvoir que la société peut
légitimement exercer sur l’individu. »1 Mais, surtout,
Mill distingue deux formes de domination. Celle que
j’ai caractérisée ci-dessus comme archaïque et une
autre, moderne, liée aux sociétés démocratiques. En
effet, traditionnellement, la lutte entre liberté et
domination a pris la forme d’une résistance au pou-
voir des gouvernants ressenti « à la fois comme néces-
saire et extérieurement dangereux : comme une arme
qu’ils pouvaient à loisir retourner et contre leurs
sujets et contre leurs ennemis extérieurs. Pour éviter
que d’innombrables vautours ne fondent sur les mem-
bres les plus faibles de la communauté, il avait bien
fallu charger un aigle, plus puissant celui-là, de les
tenir en respect. Mais comme le roi des oiseaux
n’était pas moins enclin que les charognards inférieurs
à fondre sur le troupeau, on vivait perpétuellement
dans la crainte de son bec et de ses serres »2. Il s’agit
bien là de la domination relationnelle d’un maître per-
sonnel interférent ou non interférent, injuste et cruel
ou bienveillant (au moins provisoirement). Ce sont
bien les effets d’une domination en tant que telle,
actuelle ou possible, qui sont visés par Mill. Or,
contre cette domination, une place a été faite à la
liberté par limitation du pouvoir des gouvernants.
Cette limitation était obtenue de deux manières :
1 / la reconnaissance d’immunités, c’est-à-dire de

1. Op. cit., p 61.


2. Ibid., p. 62.

24
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
droits et de libertés que les gouvernants ne pouvaient
transgresser sans déclencher une résistance ou une
révolte ; 2 / l’établissement de freins constitutionnels
qui fondaient la nécessité d’un consentement de la
communauté ou d’un corps quelconque de représen-
tants comme condition des actes les plus importants
du pouvoir. Cependant, la situation change avec
l’instauration d’un régime démocratique : « Ce qu’on
voulait, c’était que les dirigeants fussent identifiés au
peuple : que leurs intérêts et leur volonté devinssent
les intérêts et la volonté de la nation. La nation n’avait
nul besoin d’être protégée contre sa propre volonté ; il
n’y avait aucun risque qu’elle ne se tyrannisât elle-
même. »1 Or, ajoute Mill « l’idée que les peuples n’ont
pas besoin de limiter leur pouvoir sur eux-mêmes
pouvait sembler axiomatique lorsqu’un gouvernement
démocratique n’existait encore que dans nos rêves ou
nos livres d’histoire »2. La Révolution française nous a
fait sortir des rêves et des livres d’histoire, pour mon-
trer comment le pouvoir du peuple sur lui-même pou-
vait être usurpé : « Les “gens du peuple” qui exercent
le pouvoir ne sont pas toujours les mêmes que ceux
sur qui il s’exerce ; et l’ “autonomie politique” en
question n’est pas le gouvernement de chacun par soi-
même, mais celui de chacun par tous les autres. Bien
plus, la volonté du peuple signifie en pratique la
volonté du plus grand nombre ou de la partie la plus
active du peuple : de la majorité ou ceux qui parvien-

1. Ibid., p. 64.
2. Ibid. p. 64-65.

25
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
nent à s’imposer en tant que majorité. »1 On voit donc
comment la question de la domination change. Il ne
s’agit plus du pouvoir d’un maître personnel, mais de
celui d’une majorité qui se donne comme représen-
tant le pouvoir de la nation. Pour éviter qu’une nou-
velle forme de tyrannie ne s’instaure, une tyrannie
impersonnelle et anonyme, celle de la majorité, il
convient donc de reprendre la question de la limita-
tion du pouvoir des gouvernants sur les individus
« même lorsque les détenteurs du pouvoir sont régu-
lièrement responsables devant la communauté, c’est-
à-dire devant son parti le plus fort »2. Avec le concept
de tyrannie de la majorité, une nouvelle forme de
domination s’instaure, d’un type très différent de la
domination d’un maître personnel : « Se protéger
contre la tyrannie du magistrat ne suffit donc pas. Il
faut aussi se protéger contre la tyrannie de l’opinion et
du sentiment dominants, contre la tendance de la société à
imposer, par d’autres moyens que les sanctions péna-
les, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles
de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il
faut encore se protéger contre sa tendance à entraver le
développement – sinon à empêcher la formation – de toute
individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs
et à façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. »3
Mill suit en cela les positions de Benjamin Constant
et de Tocqueville : 1 / il ne suffit pas que la domina-
tion d’un maître personnel disparaisse, pour qu’il n’y

1. Ibid., p. 65.
2. Ibid., p. 66.
3. Ibid., p. 66-67 (souligné par moi).

26
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ait plus de domination. La société démocratique
engendre une nouvelle forme de domination qui est
celle d’un maître impersonnel et anonyme, qu’on
l’appelle tyrannie de la majorité ou nouveau despo-
tisme politique. 2 / Cette nouvelle forme de domina-
tion ne s’exerce pas de la même manière que
l’ancienne, elle opère par l’opinion et les mœurs en
vue de susciter une homogénéisation de la société.
Il s’agit là d’une domination à laquelle le néo-
républicanisme ne nous donne aucun moyen de résis-
ter. Elle est pourtant aussi attentatoire aux libertés
civiles que la domination archaïque et peut-être
même plus parce qu’elle est insensible, douce, voire
liée au sentiment de la liberté. C’est de cette domina-
tion que sont corrélatives les nouvelles servitudes.
Avant On Liberty de Mill, Tocqueville avait consa-
cré des chapitres entiers à l’étude de la formation du
nouveau type de domination dans les sociétés démo-
cratiques. Non seulement il examine sur le plan poli-
tique la possible dérive tyrannique du principe même
de la démocratie, la souveraineté du peuple, mais
encore il décrit les modalités d’instauration d’une
domination d’opinion et de mœurs. Tocqueville
marque très clairement que les formes démocratiques
de la domination sont de nature différente de la domi-
nation politique traditionnelle : « Je pense donc que
l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques
sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a pré-
cédée dans le monde ; nos contemporains ne sau-
raient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je
cherche en vain moi-même une expression qui repro-

27
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
duise exactement l’idée que je m’en forme et la ren-
ferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie
ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut
donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nom-
mer. »1 Cette spécificité de la domination en régime
démocratique tient en particulier à ce que, loin de
s’opposer aux sentiments les plus répandus dans la
population, elle les épouse, les renforce et les généra-
lise. La formation de l’opinion est, à cet égard, parti-
culièrement significative parce qu’elle est liée à
l’instauration d’une nouvelle censure plus efficace que
toutes les censures qui se sont, dans les sociétés anté-
rieures, exercées par l’interdit et la persécution :
« L’opinion commune apparaît de plus en plus
comme la première et la plus irrésistible des puissan-
ces ; il n’y a pas en dehors d’elle d’appui si fort qui
permette de résister longtemps à ses coups. »2 La puis-
sance de l’opinion tient à ce qu’elle n’agit pas de
l’extérieur, elle n’ordonne pas d’obéir mais suscite la
croyance, c’est-à-dire une adhésion de l’esprit vécue
sous le mode de la liberté et de l’indépendance. La
domination de l’opinion se porte sur toutes les matiè-
res, qu’il s’agisse de la religion, des mœurs ou de la lit-
térature. Si l’Inquisition n’a jamais réussi à empêcher
par la contrainte la publication de livres interdits,
l’opinion exerce une censure beaucoup plus efficace,

1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 2 (1840), éd.


Eduardo Nolla, Paris, Vrin, 1990, p. 265. Ce passage est suivi par le texte très
célèbre décrivant le « pouvoir immense et tutélaire » qui peut s’instaurer dans les
démocraties.
2. Ibid., p. 37.

28
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
puisqu’elle ôte l’idée même d’en faire. La domination
démocratique décrite par Tocqueville, qui a égale-
ment d’autres vecteurs que l’opinion, est encore celle
que nous connaissons aujourd’hui, mais très large-
ment renforcée en raison de l’accroissement considé-
rable des moyens de communication et de l’hégé-
monie que les médias ont instaurée sur les façons de
vivre et de penser des populations.
Or, corrélativement à cette nouvelle domination,
s’instaure un nouveau régime de servitude volontaire.
Le concept de servitude volontaire mis en place par
Étienne de La Boétie est adapté à la domination tradi-
tionnelle, celle du maître personnel ; c’est d’ailleurs
pourquoi son ouvrage s’intitule Contr’un, contre le
tyran qui tire son pouvoir de la soumission du
peuple : « Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas
besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il
est défait lui-même, pourvu que le pays ne consente
point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arra-
cher, mais seulement de ne lui rien donner (...). Ce
sont donc les peuples qui se laissent ou plutôt se font
garrotter, puisqu’en refusant seulement de servir, ils
briseraient leurs liens. »1 Cette servitude était d’abord
imposée par la violence, l’habitude l’a fait accepter et
la résignation l’a pérennisée. Mais on ne peut dire que
cette servitude est vécue comme liberté. C’est précisé-
ment sur ce point que le régime de servitude dans les
sociétés démocratiques en diffère. Désormais non

1. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire ou contr’un, Paris,


Payot, 1978, p. 179.

29
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
seulement la servitude est produite par ceux qui y
sont soumis, mais en outre ceux-ci la vivent comme
une liberté, comme leur liberté. La servitude corres-
pondant à la domination du maître impersonnel et
anonyme des démocraties est plus profonde parce que
insensible et douce, elle se donne comme la liberté
individuelle. C’est par ce procès que s’instaure et se
renforce l’homogénéité sociale et mentale des démo-
craties, alors que, en apparence, c’est la diversité et
l’hétérogénéité qui est recherchée.
Il faudrait en poursuivre l’analyse sur cinq plans
que j’ai indiqués ci-dessus : la mise en place des systè-
mes d’information, où ce qui est vécu comme un
accroissement de liberté ou de sécurité (téléphone
mobile, carte de santé, suivi bancaire, etc.) est en fait
l’instrument de l’établissement d’une société d’hyper-
contrôle ; le renforcement de la domination de
l’opinion par l’hégémonie des grands médias sur la
communication : s’y élaborent désormais les critères
de la légitimité et de la valeur des choses, des person-
nes ou des œuvres ; la formation de castes médiatico-
politiques qui forment de nouvelles oligarchies domi-
nant la vie publique ; la formation d’un individu replié
sur la sphère privée, sur ses goûts et ses dégoûts, affec-
table, fragile et donc facilement manipulable ; enfin, la
marchandisation généralisée de toutes les formes cul-
turelles qui se traduit par la destruction de la logique
des œuvres et le règne de la logique des produits. Sous
les innovations technologiques, qui sont en elles-
mêmes indifférentes au conflit de la liberté et de la ser-
vitude, se glissent des vecteurs de nouvelles servitudes.

30
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
***

Ce sont ces nouvelles servitudes, plus puissantes


que les anciennes parce que moins manifestes, qu’il
faut connaître et démonter, c’est-à-dire auxquelles il
faut résister. La conservation de la liberté dans les
sociétés démocratiques est à ce prix. C’est donc sur
nous-mêmes et parfois contre nous-mêmes que nous
devons agir pour conserver notre liberté civile.
Yves Charles ZARKA.
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
L’esclave heureux

« Être humain est un exercice hautement


contre nature. »
Hannah Arendt.

Pourquoi les individus reproduisent-ils la servitude,


pourquoi luttent-ils pour leur servitude comme s’il
s’agissait là de leur salut ? Cette question, posée il y a
plusieurs siècles par La Boétie1, loin d’être désuète,
ouvre un champ de réflexion politique plus que
d’actualité. La critique de la domination inaugurée par
La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire
offre en effet un point de départ utile à la réflexion poli-
tique contemporaine : elle nous instruit notamment
sur le lien essentiel existant entre la servitude volon-
taire et l’institution sociale. Au-delà de la caractérisa-
tion d’un type de régime ou de légitimité politique, la
démocratie comme type de société nouvelle se caracté-
rise par une profonde transformation sociale : avène-
ment d’une expérience nouvelle à notre humanité, elle
engendre tout à la fois la mutation du rapport à autrui
et la mutation du rapport à soi. L’une des conséquen-
ces de cette révolution est le phénomène de désinstitu-
tionnalisation (de la religion, de la famille, de la poli-

1. É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976.

33
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tique...), insuffisamment étudié, à ce jour, par la
théorie politique, trop occupée qu’elle fut pendant
longtemps à dévoiler les dominations institutionnelles
et ses effets de reproduction, tout en arrachant le
concept à l’effectivité et à la matérialité de l’institution
et des pratiques sociales qui l’accompagnaient.
Le lien étroit, à la fois historique et conceptuel,
qu’entretiennent la liberté et l’esclavage modernes,
représente à notre sens l’une des antinomies les plus
flagrantes et pourtant quasi invisibles du libéralisme.
Antinomie flagrante, dans la mesure où la propriété
qu’a l’individu de son corps et de sa puissance propres
est constitutive du concept moderne de liberté et
d’autonomie, mais antinomie pathologique aussi,
comme nous allons le voir avec le cas de l’esclave
heureux.
La liberté et le bonheur suffisent-ils à définir une
société émancipée1 ? L’analyse du caractère inédit des
sociétés démocratiques, à partir du « fait générateur »
que représente l’égalisation des conditions, ne nous
livre-t-elle pas plutôt un tableau de leurs splendeurs et

1. Sur ce thème, et sur le rapport entre bonheur et liberté, on peut voir aussi
R. Almeder, Human Happiness and Morality, New York, Prometheus Press,
2000 ; M. Argyle, The Psychology of Happiness, New York, Routledge, 2002 ;
R. Campbell, « The pursuit of happiness », Personalist, 1973 ; J. Feinberg, Free-
dom and Fulfillment, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1992 ;
E. Fromm, Escape from Freedom, New York, Owl Book Henry Holt & Cie, 1994 ;
B. Schwartz, « Self-determination : The tyranny of freedom » , American Psycho-
logist, 55, 1, 2000 ; G. W. Smith, « Slavery, contentment, and social freedom »,
The Philosophical Quarterly, vol. 27, no 108, juillet 1977 ; V. Cuffel, « The classi-
cal Greek concept of slavery », Journal of the History of Ideas, vol. 27, no 3, juillet-
septembre 1966 ; A. Sen, On Ethics and Economics, Oxford, Blackwell, 1987 ;
M. C. Nussbaum, A. Sen, The Quality of Life, Oxford, Oxford University Press,
1993 ; D. Coehn, « Defending dignity », Working Paper, University of California,
2002 ; W. Davis, « Pleasure and happiness », Philosophical Studies, no 39, 1981.

34
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
de leurs misères, de leur émancipation et de leur
aliénation1 ? D’un côté, nous voyons se déployer
l’individualisme démocratique à travers l’affirmation
de l’égalité contre la hiérarchie et celle de la liberté
contre la tradition, l’égalité des conditions portant
« chacun à chercher la vérité par lui-même ». De
l’autre, cette dynamique émancipatrice – valorisée par
nombre d’auteurs, parmi lesquels Tocqueville et John
Stuart Mill – produit elle-même, par une sorte de
retournement sémantique, le risque de nouvelles servi-
tudes spécifiquement modernes. Nous formulerons ce
dilemme de la manière suivante : à quelles conditions
les citoyens d’une société démocratique demeurent-ils
véritablement des sujets, avant de devenir des esclaves
heureux, et comment éviter que la face sombre de
l’individualisme moderne, si redoutée par Tocqueville,
n’abolisse la subjectivité et, finalement, la liberté ?
Mais qu’entendons-nous exactement par « esclave
heureux » ? Quels intérêts analytiques cette expression
contient-elle ? Selon nous, la charge provocatrice de
ces deux termes placés côte à côte, esclave et heureux,
fait de l’expression l’une des meilleures catégories
capables de saisir les spécificités du temps présent,
mais elle doit aussi être lue comme une expérience
limite désireuse de rompre une tradition politique en
remettant en question ses fondements.
Sur ce point, nous procéderons par degrés.
1. P. Zawadzki, « Les nouvelles formes de servitude. Penser la face sombre
de l’individualisme démocratique », Raisons politiques, no 1, février 2001, et aussi
Y. Benot, La modernité de l’esclavage. Essai sur la servitude au cœur du capitalisme,
Paris, La Découverte, 2003 ; E. S. Morgan, « Slavery and freedom : The Ameri-
can paradox », The Journal of American History, 79, 1, 1972.

35
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
***

Psychologies. Mieux vivre sa vie, magazine français,


format poche, numéro de juillet-août 2006. Nous
lisons : « DOSSIER : les 6 clés d’un couple heureux ;
bienfait multi-vital, donnez-nous 12 semaines, nous
donnerons 10 ans de moins à vos rides. » Et encore
Bien-être ZEN au quotidien, Presses du Châtelet, d’Erik
Pigani et Flavia Mazelin Salvi : « Comme il est compli-
qué de faire simple ! Ce livre peut résolument nous y
aider. Il réconcilie un idéal exigeant avec les réalités du
quotidien, le zen avec notre vie de tous les jours. Dans
une société de surabondance, il nous réapprend les
vertus de la sobriété, de la cohérence et de la lenteur.
Dans un monde en panne d’idéal, il nous pousse à
rechercher, de façon pragmatique et dépouillée, notre
unité intérieure. Rien d’étonnant à ce que cet essai,
bourré de bons conseils sur la façon de mieux vivre sa
vie, soit écrit par deux de nos collaborateurs. » Puis :
« Trouvez votre hexagramme : grande créativité,
grande réceptivité, les difficultés des débuts, jeunesse
et immaturité, savoir attendre, résoudre les conflits,
risque d’envahissement, ralliement, freiner avec dou-
ceur, démarche périlleuse, harmonie féconde, stagna-
tion, aller vers les autres, grand accomplissement,
savoir se tenir, maîtriser l’enthousiasme, aller dans le
sens du courant, nettoyer les plaies, approche bienveil-
lante, élever son point de vue, intervenir énergique-
ment, mettre les formes, usure, la force revient, agir
spontanément, freiner avec fermeté, nourrir le corps et

36
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’esprit... » On peut lire en outre, p. 140, que les dau-
phins seraient capables de soulager des dépressions
modérées plus rapidement que les antidépresseurs,
« ... ce qui suggère que l’évolution du cerveau humain
aurait été conditionnée par nos relations avec les ani-
maux. Cela expliquerait toutes les études qui conti-
nuent de montrer que nous vivons plus heureux si nous
sommes en présence régulière d’animaux qui nous
veulent du bien ». Ajoutons à cela les annonces du
« mieux-vivre » ( « s’épanouir » ), les annonces « bien-
être » ( « être rayonnant(e), (se) plaire, avoir une image
harmonieuse, mieux communiquer » ; « parce que le
bien-être passe aussi par l’image » ), les annonces
« forme » ( « un toucher qui fait du bien, mieux dans
son corps, mieux dans sa tête » ), sans compter le
« massage-écoute », les multiples « massages bien-être
et énergétiques », le langage et les bienfaits du toucher
par le « massage holistique », l’école du « corps-
conscience », l’approche californienne et l’approche
coréenne des « massages anti-stress », la réflexologie
plantaire, les approches rationnelles des différents
magnétismes, les divers stages d’été, l’ennéagramme,
l’ « oser changer ». En bref, abonnez-vous à Psycholo-
gies – format poche, en toute liberté !
Autre lecture, autre exemple. Riza Psicosomatica,
juillet 2006 : « Se faire du bien, être heureux. Le
secret est dans l’énergie intérieure, on vous donne la
clé pour l’éveiller » ; « GUIDE PRATIQUE : les attitudes
mentales qui aident à trouver le bonheur » ; « les neu-
rosciences ont découvert que des circuits du bonheur
se trouvent dans le lobe préfrontal gauche ». Suivent

37
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
des visions « holistiques », des perspectives « analo-
giques », des « circuits cérébraux du bonheur » et
autres modèles pratiques.
Réglementer, codifier, redéfinir, changer, moder-
niser : telle est la nouvelle « méthode du bonheur »,
la mnémotechnique contemporaine responsable de
l’esclave heureux. Le paradoxe tocquevillien se fait
jour : le règne de l’individualisme pourrait bien être
celui de la disparition de toute forme d’individualité
humaine authentique. L’esclave heureux se caracté-
rise par la passion de la conformité, de la similitude,
de l’imitation, par l’attachement conventionnel aux
événements1. L’esclave heureux se borne à imiter et à
reproduire des façons d’agir répandues, tout en
demeurant incapable de faire un quelconque choix
délibéré parmi les alternatives présentes : l’esclave
heureux est dépourvu de caractère et d’individualité2,
celle-ci étant entendue comme une disposition à tran-
cher parmi des alternatives, des croyances et des
façons de vivre. L’esclave heureux imite au lieu de
choisir, il fait ainsi de l’inquiétude mimétique et assi-
milatrice son critère de conduite. Il existe en effet, de
nos jours – les nombreuses revues de la servitude exis-
tantes en témoignent –, une sorte de pression à la
conformité qui procède principalement par l’intério-
risation des prescriptions. De cette dernière procè-

1. On pourrait voir, sur ce point, A. O. Ebenstein, The Greatest Happiness


Principle : An Examination of Utilitarianism, New York, Garland, 1991 ; J. Elster,
Sour Grapes, New York, Cambridge University Press, 1983 ; J. Elster, Ulysses
Unbound. Studies in Rationality, Precommitment and Constraints, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2000.
2. J. S. Mill, On Liberty, Indianapolis, Hackett, 1978, p. 69-71.

38
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
dent la victoire et la domination incontestées de
l’opinion majoritaire, ainsi que la pacification morti-
fère de toute discussion publique.
Lorsque les valeurs s’inscrivent sur le corps, l’habit
et l’apparence se métamorphosent en vecteurs d’une
idéologie sociale précise. Le corps devient le para-
digme constitutif de ce système de valeurs et, dans le
cas de l’esclave heureux, la nature incarne une issue,
et non plus une donnée de fait : l’individu est ce
qu’on l’a fait devenir, son positionnement détermine
la qualité de son regard –, à savoir, sa capacité de
juger et de voir le monde. On pourrait même oser
affirmer que le modèle de l’esclave heureux résume en
une seule figure la plus célèbre relation hégélienne,
c’est-à-dire celle du maître et de l’esclave à l’œuvre
dans la Phénoménologie de l’esprit (relation que Bour-
dieu qualifie précisément de violence ou aliénation
symbolique1) : je deviens esclave dès lors que le regard
du maître devient l’unité de mesure de ma propre
valeur. Si l’on admet que la désindividualisation du
sujet et l’intériorisation du regard sont les conditions
mêmes de la servitude, il faut noter en outre que
l’exigence de domination porte atteinte au maître lui-
même, au sens où il dépend de celui-là même qu’il
contrôle. Le maître ressent en conséquence lui aussi
les effets corrupteurs et dégradants de la domination

1. P. Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences


sociales, no 2-3, juin 1976. On peut voir aussi L. Addi, « Violence symbolique et
statut du politique dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Revue française de science
politique, vol. 51, no 6, décembre 2001, et S. Lukes, « Alienation and anomie », in
P. Laslett and W. G. Runciman (eds), Philosophy, Politics and Society, Series 3,
Oxford, Oxford University Press, 1967.

39
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
qu’il exerce. Dans le cas limite de l’esclave heureux,
maître et esclave coïncident tout simplement.
Le modèle normatif d’individualité à l’œuvre dans
le modèle de l’esclave heureux réside en des prescrip-
tions qui sanctionnent la façon de penser et d’agir de
l’individu, en établissant ce que ce dernier doit être et
en écartant chez lui toute forme de spontanéité.
L’individualité cesse par conséquent d’être un critère
d’humanité, et l’on voit poindre une sorte de nouveau
« despotisme doux » d’origine majoritaire. Celui-ci
s’immisce peu à peu sous une apparence tout à fait
naturelle : bien plus, l’individu lui-même l’accueille et
l’encourage de manière automatique.
En définitive, les implications de l’esclave heureux
vont au-delà du modèle décrit. À un premier degré
d’analyse, donc, on peut affirmer que, si l’égalité des
conditions et la liberté créent l’individu, l’individua-
lisme les menace tous trois. La démocratie étend à
tous la notion de semblable : elle est similitude des
hommes, mais elle est aussi désocialisation qui les
rend étrangers les uns aux autres et, à terme, étran-
gers à eux-mêmes, comme dans le cas de l’esclave
heureux. Ce dernier enferme en effet quelque chose
d’absolument superficiel, tel que ses actes révèlent
chez lui un renoncement même à penser. La rupture
de son rapport au monde, la suspension de sa com-
munication avec autrui conduisent à la disparition de
tout rapport à soi, à une fracture du dialogue intérieur
(le deux-en-un socratique) par lequel l’individu se rap-
porte à lui-même, à sa réalité propre, à ses sentiments
et à ses pensées sur la base d’une appartenance au

40
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
monde commun garantissant l’intégrité de sa per-
sonne. L’usage de ce paradigme apporte quelque
chose de spécifique et de singulier en comparaison à
deux visions particulières – d’une part, la vision qu’on
pourrait nommer anti-essentialiste de l’identité et
selon laquelle l’identité d’un être humain (« qui » il
est) excède ses actions (ce qu’il est – à savoir, ce qu’il
fait1) tout en étant inséparable d’elles, de telle manière
que c’est l’agir qui révèle en fait l’identité de l’agent ;
d’autre part, la conception antifondationnaliste sui-
vant laquelle il n’existe pas de règles morales abso-
lues, et selon laquelle la seule certitude reste la condi-
tion fondamentale de la pluralité : à savoir, l’analyse
des dynamiques d’exclusion et des profils minoritai-
res, thème qui appartient de manière essentielle à la
relation entre démocratie et liberté.
L’esclave heureux est par excellence l’homme
privé2, « privé » au sens paradigmatique, c’est-à-dire

1. Pour les notions de who et de what il faut se référer à H. Arendt, La condi-


tion de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, chap. V, § 24.
2. Il faudrait ici aborder l’une des critiques les plus fréquentes à la théorie
arendtienne – à savoir, le « sacrifice » de l’espace privé au nom d’un espace public
totalisant et avec la tendance à devenir un absolu, selon une vision holistique de
la politique. Il ne faut pas voir, à mon avis, là où Arendt tente de discerner des
distinctions et des articulations, des coupures et des exclusions. Comme elle
l’explique de façon très claire dans son œuvre philosophique majeure, La condi-
tion de l’homme moderne, chaque activité humaine signale l’emplacement qui lui
est propre dans le monde : « Bien que la distinction entre privé et public coïncide
avec l’opposition entre nécessité et liberté, la futilité et la durée, et finalement la
honte et l’honneur, il ne s’ensuit nullement que le domaine privé soit le lieu
réservé au nécessaire, au futile, au honteux. Le sens le plus élémentaire des deux
domaines indique que certaines choses, tout simplement pour exister, ont besoin
d’être cachées tandis que d’autres ont besoin d’être étalées en public » (p. 115).
Sur cet argument, on peut aussi se référer à Amiel, Hannah Arendt. Politique et
événement, p. 69 : « Il n’y a aucun mépris de la sphère de l’intimité chez Arendt.
L’obscurité de la vie privée est absolument nécessaire, et une vie entière ne sau-
rait être exposée à la lumière du public. Certaines activités requièrent d’être
“cachées” et parmi elles, la naissance, la mort, mais tout aussi bien l’amour, la

41
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
un homme constamment hanté par la quête de recon-
naissance sociale. Un homme privé au sens soit d’un
individu égoïste, soit d’un individu privé de la plura-
lité, privé de la présence des autres, privé du discours
public. L’esclave heureux semble soucieux non seule-
ment de son bonheur, mais aussi et surtout de la
confirmation de ce bonheur par la société. Tout se
passe comme si le bonheur ne pouvait suffisamment
s’attester dans la conscience qu’il en a, comme si,
étant heureux, l’homme pouvait encore douter de
l’être vraiment. Bien plus, cette quête de reconnais-
sance s’accomplit non pas par le biais de la réflexion
(réflexion faite, je juge que je suis heureux), mais par
celui de l’extériorité : je ne suis pas heureux avant
d’être jugé tel, comme si, en plus de mon bonheur, je
souhaitais aussi et surtout ce jugement. La tyrannie
du what l’emporte donc sur toute autre considéra-
tion : il semble que l’émancipation – incontestable-
ment présente dans la formule démocratique –
consiste non à instituer une communauté politique
libre, mais à se libérer de la politique, de l’espace
public et du social.

plus grande force antipolitique, dit Arendt, dont l’immixtion dans le domaine
public est toujours catastrophique : la vertu la plus haute de l’amour est, selon
Arendt, celle de créer des mondes, autonomes par rapport au monde commun, des
mondes plus admirables et meilleurs du monde réel. » Cependant l’amour, en
dépit de son extraordinaire créativité (pour comprendre cette idée arendtienne, il
suffit de lire sa thèse de doctorat, Le concept d’amour chez saint Augustin), n’est
pas une faculté politique et, s’il le devient, il se transforme aussitôt en une force
dangereuse et ambiguë. Si la vie privée est toujours menacée de l’acosmie, elle
développe des vertus spécifiques dont la perte serait très grave. Enfin, dans les
« sombres temps » qui sont les nôtres, c’est bien, selon l’expression de Heidegger,
« la lumière de ce qui est public qui obscurcit tout ». Sur la distinction entre le
privé privatif et le privé protectif, voir La condition de l’homme moderne.

42
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
***

L’esclave heureux est donc un des résultats de la


configuration singulière qu’a revêtue le conflit entre
principe de majorité et principe de liberté : on recon-
naît la domination, le pouvoir symbolique, en tant
que concepts constitutifs du rapport politique, mais
dans le cas de l’esclave heureux, le destin de La Boétie
vient se confondre avec celui de Mill1, au sens où
l’attribut du bonheur impliquerait l’idée que l’indi-
vidu ne puisse se définir comme sujet autrement que
dans des termes décidés par l’extérieur, que ce soit la
société ou une tout autre dépendance, y compris soi-
même.
L’esclave heureux représente donc l’une des patho-
logies démocratiques par excellence, c’est-à-dire la
tendance à changer une règle décisionnelle et formelle
– la règle de majorité – en autorité morale, tendance
qui se traduit dans la pratique par un contrôle social
accru des libertés individuelles, et une déférence
inconditionnelle à l’égard de l’opinion du plus grand
nombre.
On peut examiner la figure limite de l’esclave heu-
reux, comme nous l’avons fait auparavant, à travers
des articles de magazines, nous pouvons le faire égale-
ment à partir de textes à portée et valeur théoriques :
par exemple, chez Arendt, on retrouve toujours la
1. Sur ce point, on peut voir aussi P. Birnbaum, « Sur les origines de la
domination politique. À propos d’Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres »,
Revue française de science politique, vol. 27, no 1, 1977.

43
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
conviction que la raison d’être de la politique est la
liberté, et que la tâche de la politique est de produire
des situations qui créent ou élargissent l’espace de la
liberté. Dans son Essai sur la Révolution1, la philosophe
formalise la distinction entre libération et liberté : ces
deux procès, même s’ils semblent se superposer lors de
l’expérience révolutionnaire, ne coïncident pas et ne
sont pas nécessairement liés, car l’événement de la
libération est toujours libération de quelque chose.
S’agissant de la donnée essentielle de toute expérience
révolutionnaire, elle est vécue au début comme rup-
ture avec une situation jugée inacceptable. Mais se
libérer de quelque chose ne signifie pas pour autant
être politiquement libre, ni être capable d’agir de façon
plurielle au sein de l’espace public : la libération d’une
situation jugée inacceptable n’entraîne pas nécessaire-
ment, par conséquent, l’aptitude à construire un
espace public nouveau dans lequel une action politique
libre puisse trouver sa voix. Qu’est-ce que, donc, la
liberté politique ? Pour Arendt, celle-ci ne doit pas être
confondue avec les libertés civiles – à savoir, avec la
liberté de religion, la liberté de presse, la liberté d’avoir
un procès équitable, qui garantissent aux individus
certaines immunités. La liberté politique est un fait
public prenant corps au fur et à mesure que l’on fait
son entrée dans le monde commun. Selon Arendt,
l’idée de liberté politique est indissociable de l’idée de
spontanéité, c’est-à-dire d’une capacité d’agir propre-
ment imprévisible car librement décidée par des sujets

1. H. Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1966.

44
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
n’étant conditionnés par aucune autorité : absence
d’automatisme, absence d’uniformité, absence de pré-
visibilité et, enfin, absence de réaction obligée. Le bar-
barisme arendtien, c’est-à-dire l’attitude de ceux qui se
placent en dehors du monde, caractérise précisément
celle de l’esclave heureux, lequel se conduit précisé-
ment en ignorant qu’il vit en société : individu décon-
necté, délié, désocialisé, il ne se définit absolument
plus par son inscription dans le collectif, mais reste
simplement soucieux de fidélité à lui-même, oubliant
que la démocratie est le pouvoir qu’une société fondée
sur l’autonomie aspire à exercer sur elle-même. En
portant atteinte aux possibilités d’intersubjectivité et
de discussion politique, sans lesquelles le monde com-
mun se déshumanise progressivement, cet individu
sape en réalité ce qui lui permet d’exister comme sujet1.
Semblablement à la lucide vision de Tocqueville, on
pourrait alors imaginer une foule innombrable de
« monades schizophrènes » ou, en d’autres termes, des
esclaves heureux, tournant sans repos sur eux-mêmes,
privés du partage d’un monde commun, usant néan-
moins de leur égal droit à la parole.
L’esclave heureux, pour emprunter encore à
Arendt son vocabulaire, est simultanément paria et
parvenu, la condition du parvenu étant la modalité
de l’assimilation, du vouloir être admis à tout prix –
autrement dit, la disponibilité à accepter les standards
1. Sur ce point, voir aussi K. Bales, Disposable People. New Slavery in the Glo-
bal Economy, Berkeley, University Press of California, 2004 ; S. Miers, « Con-
temporary forms of slavery », in Canadian Journal of African Studies, vol. 34, no 3,
2000, et O. Patterson, Slavery and Social Death, Harvard, Harvard University
Press, 1982.

45
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
susnommés et à les « mimer » en déguisant son propre
statut. Le parvenu troque tout ce qu’il est par nais-
sance (son who) en échange d’une considération
sociale (qui demeure toujours néanmoins soumise à
l’incertitude) qui pourra toujours néanmoins lui être
ôtée sans aucune difficulté dès la première vague
d’autoritarisme. Le paria, quant à lui, désigne la
condition de celui qui se pose au-dehors, l’outsider en
quelque sorte qui ne coupe point ses racines mais qui,
au contraire, cristallise son état d’individu « hors du
monde », habité par la prétention d’être assimilé uni-
quement pour ce qu’il est lui-même. Dans les deux
cas, nous ne parlerons pas d’action mais, plus juste-
ment, de « réaction », la visée principale d’une
réflexion sur le modèle de l’esclave heureux étant pré-
cisément de produire une analyse critique de tout ce
qui, très souvent, se réduit à une évaluation automa-
tique, à un automatisme face aux enjeux sociaux et
démocratiques.
La relation entre une majorité « quantitative »,
douée de légitimité en tant que telle, et une majorité
« qualitative », établie lorsque les participants de la
majorité décident des standards et des niveaux
d’inclusion – en pervertissant ainsi une règle décision-
nelle en un critère d’appartenance –, ce genre de rela-
tion donne forme – comme nous l’avons souligné – à
une des plus intéressantes pathologies démocratiques,
explicitée par la perversion des idées d’égalité et de
liberté. En ce sens, on peut estimer que les réflexions
de Tocqueville et Mill sont des thérapies valables
contre les effets pervers de la passion de la confor-

46
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
mité : il y a, d’un côté, le « despotisme doux » tocque-
villien, qui n’écrit plus ses lois sur les corps mêmes,
mais qui « va tout droit à l’âme », en produisant une
intériorisation de ce qui, vu de plus près, n’est qu’un
artifice nécessaire à son maintien. Mais il y a égale-
ment, tout en suivant un lexique différent, l’unifor-
mité forcée, contrainte, celle qui est liée au dévelop-
pement démocratique dont traite John Stuart Mill
dans son essai On Liberty. La tyrannie de l’habitude
qui s’y manifeste sous forme de conditionnement des
choix de vie de la majorité ne nécessite d’être voilée
par la force (semblablement à une cage sans bar-
reaux), le grand nombre s’adaptant volontairement1 à
un assujettissement dans lequel chacun devient lui-
même l’auteur de sa propre docilité.
Les deux « remèdes », si l’on peut dire, soulignent
le caractère immatériel du despotisme moderne, qui
repose, on le voit, aujourd’hui plus qu’hier, sur
l’internalisation de ses prescriptions, sur un goût par-
ticulier de la conformité qui entraîne souvent une
profonde intolérance vis-à-vis de la différence et de la
difformité. Sous cet angle, le fonctionnement du
despotisme d’un point de vue critique est typique : le
despotisme moral majoritaire maîtrise les standards
d’évaluation ; les majorités qualitatives imposent,
quant à elles, l’environnement dans lequel évolue la
démocratie. La puissance démesurée du despotisme
majoritaire tient au fait que le fondement du pouvoir
est un fondement partagé, légitimé par l’égalité : c’est

1. Voir J. S. Mill, On Liberty, Indianapolis, Hackett, 1978, p. 73.

47
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
précisément de cette possibilité, de la disponibilité
individuelle à être modelé par les règles majoritaires,
que le despotisme dans sa version « douce » procède,
tout en s’identifiant à une tyrannie de la majorité qui
manipule la tendance propre de la société démocra-
tique à transformer un principe de décision (la règle
de majorité) en une forme d’autorité morale : le fait
de pouvoir consentir à une telle autorité n’infirme pas
pour autant le trait coercitif et paternaliste de celle-ci.
Le despotisme au sens de Stuart Mill1 se dévoile
alors sur fond des signes et des limites du pouvoir que
la société peut exercer sur l’individu : en d’autres
termes, si la note dominante du despotisme est une
intolérance profonde à l’égard de toute séparation
entre espace public et espace privé – dans le cas par
exemple de Montesquieu –, entre opinions majoritai-
res et opinions minoritaires – dans le cas de Tocque-
ville –, entre liberté et autorité – dans le cas de Mill –,
revenir au thème du despotisme signifie s’installer
dans un état d’alerte à partir duquel il est possible de
regarder le monde et les choses politiques. Au despo-
tisme politique, dans ses différentes déclinaisons his-
toriques, fait suite une forme de despotisme majori-
taire, forme plus insidieuse, précisément parce qu’elle

1. On pourrait lire l’essai de Mill comme un travail sur les « pathologies »


démocratiques, plus précisément : la pathologie démocratique de l’assimilation
forcée, qui se traduit en déférence morale à l’égard de la majorité, et la pathologie
démocratique de l’autoritarisme moral de la majorité, qui s’exerce par une inter-
nalisation des prescriptions. C’est pourquoi l’existence d’une majorité démocra-
tique n’enlève pas de sens, chez Mill, au concept de limite en politique, et le
paternalisme devient le nouveau véhicule à travers lequel voyage le despotisme
démocratique, l’espèce sous laquelle le despotisme se présente dans la société
moderne.

48
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
est plus fluide : son pouvoir d’exclusion et de stigma-
tisation domine les individus, en un certain sens, à
leur insu, tout en confondant automatismes avec
effets de choix. Le gouvernement démocratique
– d’après la lecture de Stuart Mill – n’a donc pas
résolu, en définitive, la question mise en lumière par
l’argument despotique – à savoir, le problème de la
limite en politique : car les cartographies, les vocabu-
laires et les dispositions qui caractérisent une perspec-
tive de pensée politique sur la politique se présentent,
au commencement, comme une étude de la limite,
une variation sur le thème de la séparation, tournée
non (plus) vers les biens politiques auxquels les sujets
peuvent aspirer, mais vers les maux politiques qu’ils
doivent craindre, et contre lesquels des séparations
sont prescrites, par exemple entre des gouvernements
légitimes et illégitimes, ou entre usage et abus de
pouvoir.
Le modèle de l’esclave heureux, le « willing slave »
de Stuart Mill, dont le consentement ne démentit
jamais une coercition – que celle-ci soit d’ordre poli-
tique ou social –, conserve donc une utilité explica-
tive, voire normative. L’esclave heureux existe, tout
d’abord, de fait : il constitue, avant tout, un événe-
ment de la vie matérielle, un phénomène du monde
commun et social. Lorsqu’on pense à une condition
de ce genre, on doit donc commencer par penser à
des circonstances contingentes, ici et maintenant.
L’esclave heureux a un rapport direct et présent avec
l’action : lié à l’agir des individus, il contribue, en tant
qu’acteur, à produire la ou les normes auxquelles il va

49
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
se soumettre, ou qu’il va déterminer. Tout comme un
différend civil produit son droit, l’esclave heureux
possède une dimension raisonnable propre lui per-
mettant d’en tirer une sorte de positivité. Il n’est donc
pas un mal ; au contraire, il est toujours constitutif.
L’esclave heureux n’est pas non plus un facteur acci-
dentel : on pourrait même dire que l’espace d’une ser-
vitude heureuse correspond à l’espace rousseauiste de
l’obstacle, même si, dans le cas d’une pensée de la
division, l’on ne se détourne pas de l’obstacle, on ne
le refuse pas, on ne l’ignore pas. Avant tout, on doit
l’affronter.

***

La liberté mise en jeu dans le modèle de l’esclave


heureux est, sur la base de nos réflexions, la liberté de
la tyrannie des opinions majoritaires : l’esclave heu-
reux est le résultat le plus évident de la tension non
résolue existant chez un individu qui se croit toujours
capable de se délivrer de cette tyrannie de la majorité,
sans être jamais pour autant totalement libre. Quelles
sont, par conséquent, les thérapies pouvant remédier
à l’une des pathologies démocratiques les plus subtiles
et les plus dangereuses ? Et quelle sorte d’individu
sera en mesure de se dérober au péril de cette servi-
tude heureuse ? Existe-t-il un lien entre des esclavages
heureux et la qualité d’un ordre politique ? Une
théorie politique qui vise à préserver le partage d’un
espace public ne doit-elle pas nécessairement prendre
en considération cet enjeu paradoxal ?

50
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
En guise de conclusion, dans les dernières lignes qui
suivent, nous souhaitons revenir sur le « pouvoir
magique de la tradition » dont Mill analyse les consé-
quences dans son essai sur la liberté. L’influence de
la tradition, du « s’il a toujours été ainsi, pourquoi
devrait-on changer ? », est une obsession de l’auteur
anglais. Ce dernier met en effet en cause la tradition
« majoritaire » : il montre notamment que les traditions
n’ont rien de naturel, qu’elles ne sont que de simples
artefacts mis en place par les êtres humains afin de
résoudre leurs problèmes1. La tradition examine et
décide à notre place, de sorte que l’uniformité de ses
choix se manifeste aux individus de deux façons :
d’une part, par le conditionnement du choix de vie du
plus grand nombre ; d’autre part, par une logique de
l’habitude qui ne nécessite nullement d’être imposée
par la force, car on y consent volontairement, souvent
pour des raisons liées à la peur, à la paresse, ou au goût
de la similitude que nous avons déjà évoqué plus haut.
Le pouvoir de la tradition est ici un pouvoir immatériel
et silencieux, magique en ce sens qu’il évite toujours de
passer par le biais d’une expérience directe. L’uni-
formité devient alors camisole de force, prison qui
altère et paralyse la libre initiative et l’individualité,
tout en se donnant une apparence naturelle.
Le thème de l’individualité, toujours chez Stuart
Mill, entre en jeu lorsque l’on met l’accent sur
1. Le but de Mill est de reconstruire cet argument à partir d’un degré zéro,
contre toute forme d’opinion accréditée. Le principe de liberté qu’il recherche
doit avoir au moins deux caractéristiques principales : une absence de déférence
par rapport aux opinions les plus partagées, que Mill identifie aux préjugés, et
– ici se situe le défi – il ne doit pas prêter trop d’attention à l’autorité.

51
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’action, c’est-à-dire sur la mise en pratique par les
individus de leurs idées. Pour Stuart Mill, être un
individu implique le droit d’être libre de ne point se
soumettre à la tradition. Une pensée qui se rapporte
constamment au paradoxe de l’esclave heureux est
alors une pensée qui demeure toujours en garde
contre toute forme d’assimilation, et permet ainsi aux
individus de se rapporter aux différentes alternatives à
leur disposition, afin d’opérer leurs choix : je ne suis
pas un individu, écrit Mill, lorsque je souscris sans
« passer à travers », c’est-à-dire lorsque je préfère
le dogme, ou le préjugé partagé, à la discussion
publique. Et je ne suis pas un individu non plus
lorsque je m’installe dans une position d’excentricité.
Autrement dit, je ne suis un individu que si j’accepte
le risque de la confrontation, en acceptant le pari de
changer d’avis. En d’autres termes, le « moi » que je
choisis ne doit pas être le point de départ – ma pré-
misse –, mais mon point d’arrivée – mon aboutisse-
ment. La question n’est pas non plus ce que les indivi-
dus vont choisir, mais la modalité qu’ils emploient
pour se rapporter aux alternatives dont ils disposent.
C’est la raison pour laquelle le caractère d’une vie
heureuse est toujours en un sens « perspectif » : notre
satisfaction dans la vie ne dépend toujours au final
que du point de vue que nous adoptons. La satisfac-
tion agrégative de l’esclave heureux est en ce sens le
symptôme le plus évident de la pathologie démocra-
tique : un individu peut être satisfait de sa vie, non
pas parce qu’elle s’agence bien avec ses valeurs et ses
priorités, mais parce que, en substance, il croit qu’il

52
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
devrait être satisfait. On retrouve là le paradoxe du
bonheur contraint rousseauiste.
Redoutable est donc la difficulté qu’affronte l’in-
dividu démocratique : il lui faut exhiber – par son
agir –, dans sa teneur de sens et sa puissance de
vérité, la dimension éminemment politique de l’exis-
tence humaine, en raison de la place reconnue à la
liberté1, tout en pensant la mesure du politique, sa
limite intrinsèque qui préserve la société des effets
dévastateurs d’une perversion du politique qui le
métamorphose en domination totale, en « esclave
heureux »2. En dernière analyse, c’est donc dans
l’élucidation du mode d’inscription de l’action dans
le monde que réside, peut-être, la clé de la condition
de l’individu démocratique.
Au centre de la vie politique, donc, deux éléments
se présentent comme le recto et le verso d’un même
phénomène : liberté et action. « La raison d’être de la
politique est la liberté et son champ d’expérience est
l’action », écrit Arendt. La liberté doit d’abord être
comprise en son sens radical : une puissance de com-
mencer, de donner naissance à ce qui n’existait pas
auparavant, en brisant l’ordre de toute détermination
antérieure. Elle doit ensuite être conçue dans sa signi-
fication originellement et éminemment politique :
c’est-à-dire comme ne s’accomplissant que dans le
commerce avec autrui. Puissance d’instituer ou de

1. I. Berlin, Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press, 1969.


2. Sur ce point, on peut voir E. Varikas, « L’institution embarrassante.
Silences de l’esclavage dans la genèse de la liberté moderne », in Raisons poli-
tiques, no 11, août 2003, p. 81-96.

53
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
défaire les liens humains, la liberté n’a de sens qu’au
regard des relations qu’elle tisse. Aussi est-elle inhé-
rente à l’action : « Les hommes sont libres... aussi
longtemps qu’ils agissent, ni avant ni après ; en effet,
être libre et agir ne font qu’un. » Il faudrait certes
décomposer la formule pour en mieux faire ressortir le
double aspect : être signifie d’abord être libre : « Parce
qu’il est un commencement, l’homme peut commen-
cer ; être un homme et être libre sont une seule et
même chose. » Exister est la manifestation d’une
liberté. Mais celle-ci ne peut « être » qu’en acte. Être
libre et agir sont alors strictement synonymes. Être,
c’est agir, au sens plein. Et la différence qui existe
entre la violence symbolique et la coercition physique
– ce qui distingue aussi, à un premier degré d’analyse,
les esclavages anciens et les nouveaux – est un obs-
tacle à la compréhension, d’autant plus que la vio-
lence symbolique n’est le monopole d’aucune institu-
tion quelle qu’elle soit. Le domaine politique ne
connaît pas des objets mais des phénomènes, c’est-à-
dire ce qui se montre soi-même. Ce qui est alors
requis n’est point l’explication objective d’un objet
mais la compréhension et le jugement d’un phéno-
mène qui nous inclut. C’est pourquoi le monde com-
mun comme lieu de rencontre doit assurer à chacun
une place. Même Stuart Mill considère que la liberté
trouve sa seule expérience limite dans le fait de ne pas
pouvoir se détruire elle-même : nous ne sommes pas
libres de décider de ne pas être libres. Le cas du contrat
d’esclavage chez Stuart Mill se pose, d’un côté, en
tant qu’exception au principe de la liberté ; d’un autre

54
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
côté, cependant, il s’agit d’une exception qui atteste la
force du principe, au lieu de l’invalider. En ce sens, la
question reste bien de savoir comment rendre pos-
sible « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité,
où il se maintient par sa propre faute »1 : penser par soi-
même signifie avoir le courage de se servir de sa propre
raison sans être guidé par quiconque2, pour apprendre
à faire un usage public de sa raison dans tous les
domaines. En d’autres termes, être dans le monde ne
signifie pas nécessairement appartenir au monde, être
mondain ne veut pas dire consentir à tout ce qui se
passe dans le monde : la mondanité ne correspond
pas à la complicité, ni à aucune forme d’adhésion
conventionnelle. On peut fort bien ne pas « se sentir
chez soi » dans le monde, et pourtant s’y trouver tou-
jours engagé, ne point cesser d’y demeurer. En défini-
tive, le monde est toujours le produit de l’homme
– plus précisément, un produit de l’amor mundi de
l’homme3.
1. I. Kant, « Réponse à la question : “Qu’est-ce que les Lumières ?” »
(1784), trad. H. Wismann, repris dans Kant, Critique de la faculté de juger, Paris,
Gallimard, 1985, p. 497. Voir aussi Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?,
Paris, Vrin, 1972.
2. I. Kant, « Réponse à la question : “Qu’est-ce que les Lumières ?” », VIII,
33-35 : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état
de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de
se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre
propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un
manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre.
Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la
devise des Lumières. »
3. L’amor mundi est ce type d’amour qui, en se qualifiant comme désir du
transcendant, définit inexorablement les bornes de la contingence du monde : il
se caractérise par une capacité de relire dans son entier le monde et la subjecti-
vité, à la lumière d’un absolu. En suivant M. C. Caloz-Tschopp, Les sans-État
dans la philosophie d’Hannah Arendt, Lausanne, Payot, 2000, p. 63 : « La parole
de Hamlet est toujours vraie : “The time is out of joint, the cursed spite that I
was born to set it right.” “Le temps est hors de ses gonds. Maudit sort d’être né,

55
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
En guise de conclusion, et même s’il n’est point de
lieu privilégié à partir duquel nous puissions penser la
politique ou la société en général, nous espérons que
cette incursion dans le bonheur de l’esclavage ne ces-
sera d’indiquer les renversements possibles de la
liberté en servitude, révélant de quelle manière – au
sein même du processus d’égalisation des conditions,
nés du désir d’indépendance – surgissent de nouvelles
menaces pour l’autonomie humaine ; tout en sachant
ce que signifie revendiquer une individualité en

moi, pour le faire rentrer dans l’ordre” (Shakespeare). Le monde édifié par les
mortels en vue de leur immortalité potentielle est toujours menacé par la condi-
tion mortelle de ceux qui l’ont édifié et qui naissent pour vivre en lui. En un cer-
tain sens, le monde est toujours un désert qui a besoin de ceux qui commencent
pour pouvoir à nouveau être recommencé. » Par ce concept d’amor mundi, on
pourrait essayer de lire le rapport entre éternité et immortalité qu’Arendt dégage
depuis les premières pages de La condition de l’homme moderne, cité, et qui réfère
au temps fini de la « mortalité de l’homme » face à l’immortalité du monde : « En
face de cet éternel retour et de cette vie sans fin et sans âge des dieux, les hom-
mes se trouvaient être les seuls mortels d’un univers immortel mais non éternel,
affrontant les vies immortelles de leurs dieux, mais non soumis aux lois d’un
Dieu éternel. Si l’on en croit Hérodote, ces différences durent frapper les esprits
avant d’être mises en concepts par les philosophes et par conséquent avant que
les Grecs eussent de l’éternité l’expérience spécifique qui fut à la base de ces dis-
tinctions. Les Grecs se préoccupèrent de l’immortalité parce qu’ils avaient conçu
une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies
individuelles des hommes mortels. Placée au cœur d’un cosmos où tout était
immortel, la mortalité fut le sceau de l’existence humaine. Les hommes sont les
“mortels”, les seuls mortels existants, puisque, à la différence des animaux, ils
n’existent pas uniquement comme membres d’une espèce dont l’immortalité est
garantie par la procréation. La mortalité humaine vient de ce que la vie indivi-
duelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de
la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite
qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la
mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si
ce n’est en cercle » (p. 53-54). La condition humaine se meut donc en ligne
droite et non en cercle. La grandeur possible des hommes réside alors dans leur
capacité à « laisser des traces impérissables, en dépit de leur mortalité indivi-
duelle » (p. 55), ainsi deviennent-ils immortels.
Réfléchir à ces deux notions permet de mieux éclairer la distinction entre vita
activa et vita contemplativa : ce sera seulement chez Platon, selon Arendt,
qu’apparaîtra l’opposition entre la « préoccupation de l’éternel » idéale de la vie
philosophique et le « désir d’immortalité du citoyen » par la vita activa de la bios
politikos.

56
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
démocratie : exprimer la singularité et la distinction,
être toujours vigilant par rapport aux pièges sociaux
de la similitude et des automatismes, être à même, en
dernière instance, de mettre en œuvre une individua-
lité capable de vivre par sa volonté propre.
Entre un équilibre platonicien et une philosophie
socratique, nous avons conscience que décrire une
servitude et une libération est plus aisée que d’ima-
giner une liberté triomphante.
Il n’existe peut-être ni solution ni thérapie défini-
tives : pour rester dans le langage médical, nous nous
contenterons donc de dire qu’il n’existe que de bon-
nes descriptions critiques des difficultés et des patho-
logies qui nous entourent. Parmi celles-ci, notre vœu
aura été d’examiner ici le cas de l’esclave heureux.

BÉATRICE MAGNI
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
« Tu dois désirer...
Tu dois être désirable ! »
L’asservissement contemporain du désir

En matière de sexualité, ce qui semble caractériser


le monde contemporain est le grand décalage existant
entre l’apologie de la liberté individuelle et la consé-
cration d’un certain nombre de nouveaux confor-
mismes. Apparemment, chacun peut choisir toutes
sortes de pratiques sexuelles – on peut changer de
partenaire, aller dans un club échangiste, tourner des
films X, se prostituer... Apparemment, tout le monde
est libre. Mais à quel genre de choix avons-nous réel-
lement accès ? Sommes-nous effectivement libres ou,
sous couvert de liberté, sommes-nous soumis à une
nouvelle forme de servitude ?
Dès les années 1970, la féministe américaine Susan
Sontag précisait : « Faire l’amour, en soi, ne libère pas
les femmes. La question, c’est de savoir de quelle
sexualité les femmes doivent se libérer pour la vivre
bien. » Trente ans plus tard, nul besoin d’être
une activiste enragée ou un dinosaure pré-soixante-
huitard pour mesurer l’impasse dans laquelle nous
mène le conformisme libertaire avec tout son cortège
de propos « sexuellement corrects »... Les discours et

59
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
les représentations médiatiques d’aujourd’hui encou-
ragent les individus à suivre leurs envies, à rechercher
leur plaisir et à promouvoir une satisfaction per-
sonnelle immédiate. La rhétorique contemporaine
semble d’ailleurs parfaitement rodée : chacun doit
être libre de choisir la vie qui lui convient et doit pou-
voir « être soi-même ». Cependant, pour « être soi-
même », il ne suffit pas tout simplement d’« être » : il
faut être capable de montrer que rien ne s’oppose plus
à la satisfaction de ses désirs. Ainsi le droit de disposer
de son corps semblerait-il enfin triompher... Mais de
quoi disposons-nous exactement ?

1. LA LIBÉRATION SEXUELLE

En prenant au pied de la lettre les affirmations des


nouveaux « experts de la sexualité », nous serions enfin
passés aujourd’hui d’une morale substantielle, selon
laquelle il existe des critères universels en matière de
sexe, à une morale formelle, selon laquelle un acte est
légitimé par son cadre contractuel, les différents parte-
naires étant libres de fixer ou de créer leurs propres
règles et de les confirmer par le consentement mutuel1.
À part quelques réactionnaires – nostalgiques des
anciens temps et d’une morale capable de fixer pour
tout le monde les limites entre le bien et le mal, le nor-
mal et le pathologique –, tout le monde serait d’ailleurs

1. Voir, par exemple, Daniel Borrillo, « La liberté érotique et l’exception


sexuelle », in Daniel Borrillo, Danièle Lochak, La liberté sexuelle, Paris, PUF,
2005, p. 38-63 ; Ruwen Ogien, La panique morale, Paris, Grasset, 2004.

60
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
convaincu que désormais les individus sont « libres » de
vivre leur sexualité comme ils le veulent. De ce point
de vue, la « libération sexuelle » aurait enfin abouti, en
permettant aux uns et aux autres de ne plus être pri-
sonniers des carcans idéologiques imposés pendant des
siècles par la tradition judéo-chrétienne...
Et pourtant, la « libération sexuelle » est loin d’avoir
tenu ses promesses. Non seulement, en effet, rien n’est
moins sûr que la liberté consiste réellement à faire
tout ce qui nous passe par la tête. Mais, surtout,
cette liberté tant attendue est désormais entièrement
codifiée par le marché et imposée par les moyens
modernes de communication de masse. N’y a-t-il pas
par ailleurs, aujourd’hui plus encore que dans le passé,
une vision bien particulière de l’homme et de la femme
que l’on cherche à prescrire par les discours et les
représentations qui entourent la sexualité ?
Des images publicitaires aux vidéo-clips et aux
dossiers de la presse magazine, l’individu contempo-
rain est confronté à des représentations qui renvoient
toutes, d’une façon ou d’une autre, à l’idée de « plai-
sir », l’aptitude à « jouir sans entraves » étant présentée
comme la preuve la plus évidente de la capacité d’un
individu à assurer un contrôle sur sa vie et à exprimer
sa liberté. Un individu serait « libre » dans la mesure
où il vivrait sa sexualité « sans complexes », sans trop
se soucier des jugements de valeur des soi-disant par-
tisans du retour à l’ordre moral. Il serait « libre », fina-
lement, s’il était capable de s’affranchir de toute con-
trainte et de partir à la recherche de la « jouissance
infinie ».

61
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Mais est-on libre de ne pas se vouer à cette jouis-
sance infinie ? Rien n’est moins sûr. Surtout si l’on
prend la peine d’étudier de plus près les discours
médiatiques qui entourent aujourd’hui la sexualité.
Commençons alors par analyser un certain nombre
d’exemples tirés de la presse et cherchons à com-
prendre quel est le message promu aujourd’hui par la
société du spectacle. Un magazine féminin grand
public titre son dossier : « Sexe. Les filles aussi ne pen-
sent qu’à ça. » En accompagnant le texte de photos pas
très éloignées de celles de la presse masculine de
« charme » – comme celle d’une jeune femme en string
et nuisette transparente violette, allongée bras tendus
(vers qui ?) sur un lit aux coussins orangés imprimés
d’yeux et de bouches –, l’auteur du dossier construit
un véritable parcours initiatique pour toutes les
femmes désireuses d’exprimer leurs désirs et leurs fan-
tasmes : « Masturbez-vous sans complexes, exhibez-
vous si ça vous chante, réclamez votre droit à l’orgasme
quotidien. » Au bizarre mélange de discours voués à
libérer les femmes et de photos ambiguës les montrant
comme des « objets » sexuels, s’ajoute ainsi le contraste
évident entre le titre et le contenu du dossier : si le pre-
mier renvoie à un hypothétique constat ( « Les filles ne
pensent qu’au sexe » ), le deuxième propose en
revanche une longue série d’injonctions ( « Masturbez-
vous ! », « Exhibez-vous ! », « Réclamez ! » ). Au point
qu’on peut se demander quel est le véritable but du
dossier. Est-ce que les filles ne « pensent qu’à ça » ou
est-ce qu’elles doivent ne « penser qu’à ça » ? Qu’arrive-
t-il à celle qui pense à autre chose ? Est-elle « anor-
male » ou doit-elle tout simplement se laisser guider

62
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
par ceux qui savent comment devenir une « femme
libérée » ?
Un autre magazine, cette fois destiné aux adoles-
centes, propose à ses lectrices un test pour ensuite les
classer dans trois catégories1 : la super-extra-salope
– « C’est bien, tu vas peut-être un peu loin, mais tu as
de l’humour » – ; la salope normale – « Tu es fille de ton
temps, moderne, c’est bien : tu as des aventures et un
peu de sentiment, mais tu ne te laisserais pas avoir par
ton mec s’il faisait la même chose » – ; la ringarde – « Le
dinosaure pré-soixante-huitard comme il en existe
encore ». Dans un autre numéro, le même magazine
propose un « Guide de la fille sexuellement moderne »
et se concentre sur l’éloge de la masturbation, des sex-
shops pour femmes et des fantasmes du sexe à parte-
naires multiples.
Sous l’apparence de l’ouverture d’esprit, certains
« experts » se posent de plus en plus en nouveaux
moralistes, en départageant le bien et le mal selon
leurs propres fantasmes... Certes, longtemps les fem-
mes ont souffert du modèle « bonne-mère-au-foyer »
et n’ont même pas pu s’interroger sur leurs propres
désirs... Mais de là à prétendre que le sexe à parte-
naires multiples est la panacée et que celles qui ne
l’acceptent pas mettent en danger la liberté sexuelle
de toutes les autres femmes, il y a une grande diffé-
rence ! Personne n’empêche d’ailleurs qui que ce soit
de fréquenter les sex-shops pour femmes ou de parti-

1. Exemple cité par Richard Poulin, La mondialisation du sexe, Paris, Imago,


2005, p. 126.

63
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ciper à des partouses, mais faire de tout cela la règle
d’or pour être une « fille moderne », c’est justement
transformer la liberté des unes en obligation pour les
autres... surtout lorsque les lectrices sont encore des
adolescentes.
Mais le comble est atteint dans un autre magazine
grand public, qui propose un courrier des lecteurs
assez particulier. Ces derniers peuvent tout deman-
der, car la femme qui est là et qui reçoit leurs lettres
« a réponse à tout »... C’est ainsi qu’un jeune homme
confesse le besoin de « se branler », « deux ou trois fois
par jour, sinon je ne me sens pas bien », en ajoutant
qu’il a une « envie folle » de se masturber en public
devant des femmes. C’est ainsi qu’une femme raconte
qu’elle n’arrête pas d’avoir « des propositions de par-
touses » car « tous les hommes que je fréquente ne
pensent qu’à ça », et qu’elle commence à être « un peu
tentée » par l’expérience. C’est ainsi, finalement,
qu’un autre lecteur écrit avoir vu une scène dans un
film porno « dans laquelle une femme versait de la cire
de bougie brûlante sur le dos d’un homme » et que
cette scène l’a beaucoup excité. « Puis-je le demander
à ma petite amie ? », conclut-il finalement sa lettre.
Les détails changent, certes. Chacun cherche un
conseil, une suggestion, une permission, voire un
« ordre » à suivre. Comment se débrouille alors celle
qui est censée tout savoir ? Essaie-t-elle, à son tour, de
questionner la nature de ces envies et de renvoyer
chacun à son désir ? En fait, les réponses données aux
lecteurs sont non seulement explicites, mais aussi nor-
matives : à chaque fois, les conseils revêtent le carac-

64
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tère d’injonction, avec la forme hypothétique du
genre : « Si tu veux..., alors tu dois. » C’est ainsi que,
une fois payé le tribut au droit positif en soulignant de
façon politiquement correcte que la loi ne « permet
pas » la masturbation en public, et une fois remarqué
que « les hommes sont influençables et que, s’ils
entendent parler de partouses, alors ils pensent que
c’est tendance », notre directrice de conscience peut
enfin délivrer sa leçon de morale. « Puisque tu es un
peu tentée, propose à ton mec une soirée avec un de
ses copains – écrit-elle à la jeune femme qui lui
demande comment faire face aux multiples proposi-
tions de partouses. Et s’il dit oui... tu risques d’en
redemander. » « Si elle est un peu branchée, ta copine
devrait être interpellée par ton fantasme et apprécier
de te voir gémir de peur et de plaisir dans l’atteinte de
la cire chaude », répond-elle sans gêne à l’homme qui
lui parle de films pornographiques. À chaque fois,
après avoir commencé par des propos assez généraux
visant à montrer sa grande sensibilité et son écoute
attentive, l’experte en questions sexuelles « suggère »
ce qu’il faut faire afin d’être bien évalué par la société
contemporaine.
Lorsqu’on est tenté, il « faut » y aller. Car, passées
les premières réticences, ensuite on « s’habitue ». Si
l’on est branché, on ne peut qu’apprécier. Si l’on est
libre, on ne peut que le faire. Mais pourquoi faudrait-
il « s’habituer » ? S’agit-il d’un médicament prescrit
par notre médecin et qu’il faut prendre en dépit de ses
effets secondaires ? Pourquoi la liberté entraînerait-
elle la nécessité de se conformer à certaines pra-

65
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tiques ? Ne sommes-nous pas confrontés à une nou-
velle morale sexuelle qui envahit l’espace public et
l’espace privé et qui passe du « tu ne dois pas » du
passé au « tu dois » du présent ? « Bien qu’elle vise à
susciter, à provoquer, à être le désir, ses méthodes
sont au fond assez proches de celles qui caractéri-
saient l’ancienne morale – remarque à juste titre
Michel Houellebecq dans son recueil de 1998, Inter-
ventions. Elle met en place un Surmoi terrifiant et dur,
beaucoup plus impitoyable qu’aucun impératif ayant
jamais existé, qui se colle à la peau de l’individu et lui
répète sans cesse : Tu dois désirer. Tu dois être dési-
rable... » D’autant que celui ou celle qui ose juger
cette morale contemporaine contraignante est qualifié
de représentant, comme l’écrit John B. Root dans son
blog, « d’un ordre moral d’autant plus pervers qu’il se
dissimule sous les habits du féminisme et des droits
de l’homme ». Mais de quel côté gît réellement l’ordre
contraignant ? Qui est réellement libre ?

2. LA NOUVELLE SOUMISSION

Bien sûr, ces exemples sont des cas limites. Tous


les journaux féminins n’imposent pas à leurs lecteurs
de jouir à longueur de colonne, ni de se forcer à une
sexualité de l’extrême. Mais ils témoignent d’une évo-
lution des valeurs dominantes. L’accès aux informa-
tions et aux plaisirs est de plus en plus revendiqué
comme un droit : le droit de savoir, de choisir, de
jouir... Les représentations les plus répandues de la

66
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sexualité ne font que renforcer toujours le même mes-
sage : rien n’est interdit, tout est possible. Pour ensuite
glisser automatiquement du « tout est possible » au
« tout doit être possible », du « tout est réalisable » au
« tout doit être réalisable », du « rien n’est interdit » au
« tout est obligatoire »...
En dépit de la liberté que l’on prône, le discours
ambiant culpabilise tous ceux dont la jouissance ne
paraît pas conforme à ses critères. Et cela, sans prise
en compte de ce que chacun éprouve ou désire réelle-
ment. Au point que les modèles d’hommes et de fem-
mes sexuellement libres qui nous sont proposés res-
semblent étrangement aux « esclaves » dont nous
parlait déjà Étienne de La Boétie dans son chef-
d’œuvre, le Discours de la servitude volontaire1. Un
exemple paradigmatique : Catherine Millet, auteur
en 2001 du best-seller La vie sexuelle de Catherine M.
Salué au moment de sa sortie comme le récit d’une
femme enfin libre – après des siècles de consomma-
tion masculine, enfin une femme qui consomme les
hommes ! – et comme un modèle pour toute ména-
gère en quête de plaisir, le roman raconte l’histoire de
l’activité sexuelle de Catherine M. selon le
« nombre », l’ « espace », l’ « espace replié » et les
« détails », et montre très bien les paradoxes de la libé-
ration de la femme. En effet, cette femme libre de dis-
poser de son corps et de sa sexualité se remet cons-
tamment aux « relations des uns et des autres » et
préfère ne pas s’interroger sur ses désirs : « D’ailleurs,

1. É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976.

67
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
avoir des relations sexuelles et éprouver du désir
étaient presque deux activités séparées. »1 Et ce n’est
pas tout, car, après avoir insisté sur le découplage
entre sexualité et désir, quelques pages plus loin elle
ajoute : « Je suis docile non par goût de la soumission,
car je n’ai jamais cherché à me mettre dans une posi-
tion masochiste, mais par indifférence, au fond, à
l’usage qu’on fait des corps. »2 Mais comment cette
femme peut-elle être indifférente à l’usage que l’on
fait d’elle ? Que signifie pour elle être « docile » ?
Devant autrui, elle s’aveugle et n’est plus qu’un
corps/chose : « Alors que les images ont un rôle telle-
ment dominant dans ma vie, alors que l’œil me guide
plus que tout autre organe, dans l’acte sexuel, tout au
contraire, je m’aveugle (...), écrit-elle un peu plus
loin. Les sorties nocturnes et le fait d’être entourée,
portée, pénétrée par des ombres m’allaient bien. »3
Mais pourquoi s’aveugle-t-elle et ne se soucie-t-elle
pas d’être entourée et pénétrée par des ombres ?
Lorsque La Boétie aborde le problème des liens
possibles entre « liberté » et « soumission », il explique
que, si l’on accepte de se soumettre, c’est forcément

1. C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Le Seuil, 2001, p. 120.


2. Ibid., p. 203. Voir aussi le roman de Virginie Despentes, Baise-moi. Après
le viol de Manu et de Karla, Karla demande à Manu comment elle a pu se « lais-
ser faire ». Manu ne répond pas tout de suite. Puis, tranquillement, elle répond :
« Après ça, moi je trouve ça chouette de respirer. On est encore vivantes, j’adore
ça. – Comment tu peux dire ça ?, la questionne alors Karla. Je peux dire ça parce
que j’en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et que j’en ai pris
d’autres dans le ventre et que je les emmerde. C’est comme une voiture que tu
gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l’intérieur parce que tu
peux pas empêcher qu’elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les
connards d’y rentrer et j’y ai rien laissé de précieux » (Virginie Despentes, Baise-
moi, Paris, Grasset, 1999, p. 56-57).
3. C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M., op. cit., p. 160.

68
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
qu’on n’a jamais connu autre chose que la servitude,
et qu’on n’imagine même pas la possibilité de vivre
différemment : « Les hommes nés sous le joug, puis
nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus
avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne
pensent avoir d’autres biens ni d’autres droits que
ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de
nature l’état de leur naissance. » Personne ne peut
d’ailleurs regretter ce qu’on n’a pas connu. Personne
ne peut imaginer qu’il peut vivre libre, s’il s’est habi-
tué à son état de servitude. Ainsi, pour La Boétie,
la première raison de la servitude volontaire, c’est
l’habitude. Est-ce que c’est encore l’habitude qui peut
nous aider à expliquer l’attitude de docilité et
d’indifférence de Catherine M. ? Et, si c’est le cas,
pourquoi cette volonté de la part d’un certain milieu
intellectuel de voir en elle un modèle de liberté
sexuelle ?
Comme une boulimique se laisse entraîner dans la
consommation d’une quantité énorme de nourriture
sans plus savoir ce qu’elle mange, aveuglée par la fré-
nésie, Catherine M. semble se laisser entraîner dans la
consommation des hommes et d’elle-même. Comme
une boulimique, après avoir avalé frénétiquement la
nourriture, semble être obligée de tout vomir, Cathe-
rine M. effae les hommes qu’elle « dévore » et oublie
tout de suite après le rapport sexuel, leur nom et leur
visage : « Dans les plus vastes partouses auxquelles j’ai
participé (...) il pouvait se trouver jusqu’à cent cin-
quante personnes environ, parmi lesquelles on peut
en compter environ un quart ou un cinquième dont je

69
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
prenais le sexe selon toutes les modalités (...).
Aujourd’hui, je suis capable de comptabiliser qua-
rante-neuf hommes (...), mais je ne peux chiffrer ceux
qui se confondent dans l’anonymat. »1
La seule « liberté » dont semble disposer Cathe-
rine M., c’est la liberté d’aliéner son corps. Mais
aliéner son corps signifie aliéner sa personne, car ce
qu’on « fait » au corps, on le fait directement à soi-
même, le corps étant ce qui permet à chacun d’être au
monde et de rencontrer les autres. Pour soutenir le
contraire, il faudrait épouser une conception pure-
ment artificielle de l’individu qui le qualifierait
d’esprit désincarné, doté d’un corps qui serait un
attribut contingent. Mais ce type de position s’oppose
à l’expérience que chacun a de son vécu corporel.
Chaque personne existe dans le monde en tant
qu’être charnel parmi d’autres êtres charnels. Chacun
est structuré par la différence des relations qu’il entre-
tient simultanément avec lui-même et avec les autres.
Et toute relation ne peut passer que par le corps, ne se
produire même que par le corps2.
Au-delà alors de la rhétorique contemporaine selon
laquelle Catherine M. est le modèle même d’une
femme libre et capable enfin de décider comme elle le
souhaite de la vie qu’elle entend mener, ce qui ressort
de son récit est plutôt l’image d’une femme qui prend
ses distances d’avec son corps, qui se laisse traîner

1. Ibid., p. 18.
2. Pour une analyse approfondie de ce point : M. Marzano, Philosophie du
corps, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2007 ; (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF,
2007.

70
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
par les désirs des autres, qui n’arrive même plus à
s’interroger sur son propre désir et qui, en se laissant
consommer et en consommant, ne fait que se sou-
mettre à la logique d’une pensée économique et libé-
rale qui transforme chaque être humain en marchan-
dise à la libre disposition d’autres consommateurs.
Sous couvert de liberté, c’est la morale marchande
qui s’impose et qui prétend libérer, tout en renfer-
mant à l’intérieur d’un monde où tous les individus
sont esclaves du marché. De ce point de vue,
l’anonymat dont Catherine Millet nous parle semble
faire écho à l’anonymat auquel beaucoup d’individus
se sentent aujourd’hui condamnés ; la multiplicité des
partenaires semble renvoyer à la recherche d’un plai-
sir décuplé pour y faire face. On multiplie les parte-
naires pour oublier sa solitude dans un monde désen-
chanté. La consommation de l’autre, enfin, semble
être une traduction sexuelle de la logique marchande
contemporaine qui réduit tout à des objets d’échange.
Comme l’écrit Nelly Arcan, une ex-prostituée qui
raconte dans un récit autobiographique très émouvant
son expérience de « femme libérée », lorsqu’on rentre
dans un circuit de consommation, plus personne ne
garde sa spécificité et son humanité : « Il est difficile
de penser les clients un par un car ils sont trop nom-
breux, trop semblables, ils sont comme leurs com-
mentaires sur Internet, indiscernables dans la série de
leurs aboiements où reviennent les mêmes exclama-
tions baveuses..., je perds déjà trop de temps à les
faire jouir et ça ne sert à rien, qu’à les confondre un
peu plus et qu’à me donner la nausée, je préfère croire

71
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
qu’il s’agit toujours du même homme, d’une même
figure d’homme sans origine ni avenir, apparu là der-
rière la porte et sorti de nulle part1... Pierre, Jean et
Jacques, des noms usés d’hommes sans importance,
infiniment interchangeables comme les putains qu’ils
fréquentent... »2

3. UTILITÉ ET MARCHANDISATION

La valorisation contemporaine de la liberté


sexuelle s’accompagne ainsi d’une nouvelle norme :
celle de « librement » poursuivre son plaisir. Comme
l’avait remarqué Herbert Marcuse déjà à la fin des
années 1960 : « La société industrielle avancée opère
avec un plus grand degré de liberté sexuelle – opère
dans le sens où cette liberté devient une valeur mar-
chande et un élément des mœurs sociales (...). Le
plaisir sous cette forme engendre la soumission. »3
Comme tout autre objet de consommation, le sexe
aussi est soumis aux lois du libéralisme marchand et
aux règles de la flexibilité économique. Mais le désir
sexuel, lui, ne s’achète ni ne se vend. Peut-on alors
réellement réduire la sexualité à un objet parmi
d’autres ?
« Les marchandises sont des choses et, consé-
quemment, n’opposent à l’homme aucune résistance

1. N. Arcan, Putain, Paris, Le Seuil, 2001, p. 60.


2. Ibid., p. 121.
3. Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Le Seuil, 1968,
p. 108.

72
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
– écrivait Marx en 1867. Si elles manquent de
bonne volonté, il peut employer la force, en d’autres
termes s’en emparer. »1 Qu’arrive-t-il, cependant,
lorsque l’homme lui-même devient une marchan-
dise ? N’oppose-t-il jamais aucune résistance, comme
les choses ? Sommes-nous sûrs que le capitalisme
puisse produire et échanger quelque chose d’autre
que de simples moyens et de purs outils ? En préten-
dant réduire la sexualité à une marchandise et nous
convaincre qu’on peut l’acheter avec son cortège de
plaisir et de bonheur, ce système n’est-il pas en train
de leurrer des millions d’individus ?
Il faut, sur ce point précis, et sans aucune nostalgie
marxiste, revenir aux analyses encore actuelles de
l’auteur du Capital. Marx avait été très attentif aux évo-
lutions des sociétés occidentales et avait cerné les pro-
blèmes découlant d’une conception purement écono-
mique de l’homme. Dans son fameux essai de 1847,
Misère de la philosophie, il écrivait : « Vint enfin un
temps où tout ce que les hommes avaient regardé
comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et
pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes
qui jusqu’alors étaient communiquées mais jamais
échangées ; données mais jamais vendues ; acquises
mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science,
conscience, etc. –, où tout enfin passa dans le com-
merce. C’est le temps de la corruption générale, de
la vénalité universelle, ou, pour parler en termes
d’économie politique, le temps où toute chose, morale

1. Karl Marx, Le Capital (1867), I, Paris, Éditions Sociales, p. 95.

73
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ou physique, devenue valeur vénale, est portée au mar-
ché. »1 S’il était témoin de la situation dans laquelle se
trouvent aujourd’hui les hommes, Marx ne serait pas
déçu ! Plus encore qu’hier – bien que de façon diffé-
rente –, tout semble avoir un prix et être évalué unique-
ment en fonction de sa valeur d’utilisation et de sa
valeur d’échange. Si l’émancipation des mœurs
en 1968 fut une chance, l’obligation contemporaine de
désirer ce que le capitalisme érige en paradigme social
mène progressivement à une forme d’aliénation indivi-
duelle et collective.
Les rapports entre les hommes sont désormais
cachés et occultés par les rapports entre les choses ou,
pour le dire autrement, ils ne font que singer les rap-
ports entre les choses, par l’assujettissement progres-
sif de chacun au mécanisme : envie / satisfaction de
l’envie / nouvelle envie, et ainsi de suite ; quand il ne
tourne pas à un cauchemar du genre : envie / impossi-
bilité de la satisfaire / frustration.
Pour analyser le fonctionnement du système, il suf-
fit d’ailleurs de parcourir le champ sémantique
aujourd’hui employé lorsqu’on se réfère aux relations
humaines, et qui n’est guère différent de celui appli-
qué aux choses : accumulation, besoin, consomma-
tion, demande, échange, intérêt, prix, profit, utilité...
C’est, en fait, l’histoire du Père Noël qui se répète de
façon constante, en dépit du fait que les individus ne
sont pas des éternels enfants. De même que les

1. Karl Marx, Misère de la philosophie (1847), Paris, Éditions Sociales, 1972,


p. 64.

74
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
parents cherchent à persuader leurs bambins qu’ils
doivent être respectueux et dociles pour que le Père
Noël leur apporte des cadeaux, le nouveau système
marchand cherche à nous persuader tous qu’en étant
dociles, c’est-à-dire en nous montrant aujourd’hui des
individus libérés qui consomment bien et qui pensent
pouvoir tout acheter et vendre, nous pourrons enfin
obtenir nos cadeaux : le succès, le pouvoir, le bon-
heur, voire l’amour... Malheureusement, dans le cas
de la marchandisation du sexe, le cadeau-félicité
n’arrive jamais... C’est à la thématique latente de la
gratification que l’individu est sensible, mais, dans le
cas de la libéralisation de la sexualité, la gratification
n’existe pas, parce que nous ne pouvons nous
consommer réciproquement sans en payer le prix à un
moment ou à un autre de notre existence.
Vers la fin du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant bâtis-
sait une large partie de son système sur la distinction
entre « ce qui a un prix » (les choses) et « ce qui a de la
dignité » (les personnes). Dans Fondements de la méta-
physique des mœurs (1785), Kant oppose en effet la
valeur spéciale de la « dignité », valeur invariable
attribuée aux personnes, à la valeur ordinaire du
« prix » qui est, en revanche, la valeur fluctuante
attribuée aux objets matériels et aux projets utiles. Ce
qui a comme conséquence, d’une part, l’indépen-
dance de la dignité d’une personne, non seulement de
son statut social et sa popularité, mais aussi de son
utilité, et, d’autre part, l’impossibilité de comparer la
dignité de l’une et la dignité de l’autre. À la différence
des objets – objets dont le prix peut bien varier en

75
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
fonction de leur utilité et des fluctuations du mar-
ché –, les personnes n’ont pas de prix et leur dignité
est « incomparable ». À la différence des choses qui,
ayant un prix quantifiable, sont toujours remplaça-
bles, les personnes ont une dignité « supérieure à tout
prix » et jamais « quantifiable ». D’où leur irremplaça-
bilité. D’où encore l’impossibilité de les utiliser uni-
quement afin d’en retirer du plaisir.
Poussée à ses extrêmes, la position de Kant reste
problématique à bien des égards. On ne peut par
exemple faire semblant d’oublier ses propos rigides à
propos de la sexualité. À plusieurs reprises, le philo-
sophe insiste sur le fait que le mariage est, pour
l’homme et pour la femme, le seul moyen de jouir
réciproquement l’un de l’autre sans se dégrader. Kant
se rabat ainsi sur la solution juridique du mariage, et
donc sur un contrat qui engage formellement les deux
parties, mais qui ne nous dit rien à propos de la nature
du lien sexuel ou du statut du corps désirant et du
corps désiré1. Mais si l’on laisse de côté ces aspects
extrêmes de sa position, et si l’on se limite à ses
remarques plus générales sur la différence entre
« prix » et « dignité », on découvre que le philosophe
allemand nous offre effectivement une piste pour rai-
sonner sur la réduction de la sexualité à un simple

1. Pour Kant, la nature du désir sexuel est de nous entraîner dans


l’animalité et dans la dégradation : le désir n’est qu’un appétit ; l’objet sexuel, en
tant qu’objet d’appétit, n’a aucune caractéristique personnelle et morale.
Comme il le précise dans les Leçons d’éthique : « L’inclination qu’a un homme
pour une femme n’est pas dirigée vers elle parce qu’elle est un être humain, mais
parce qu’elle est une femme ; le fait qu’elle soit aussi un être humain le laisse
indifférent ; seul son sexe est l’objet de son désir » (Emmanuel Kant, Leçons
d’éthique (1775-1780), Paris, Le Livre de poche, 1997, p. 291).

76
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
objet de marché. Car c’est justement cette différence
entre les choses et les personnes qui permet de donner
une large place à la liberté, les individus pouvant être
libres dans la mesure où ils n’acceptent pas d’être
réduits à de simples choses.
L’analyse en détail du système contemporain, qui
fait du sexe une marchandise parmi d’autres, mène
aux paradoxes et aux impasses. Paradoxes d’un
monde marchand qui voudrait défendre et promou-
voir la liberté et qui n’arrive qu’à l’effacer... Paradoxes
d’un système libertaire qui arrive à utiliser le mythe de
la libération de la sexualité pour la réduire à un élé-
ment du libéralisme économique.

4. DU DÉSIR AU BESOIN

L’une des questions fondamentales posées par la


réduction du sexe à un objet de consommation est la
confusion entre les désirs, les pulsions et les besoins.
Parfois volontairement, parfois par ignorance, les par-
tisans des doctrines libertaires ne distinguent pas ces
notions. Il est pourtant essentiel de bien savoir les dif-
férencier pour comprendre la nouvelle servitude
sexuelle. Au-delà en effet de la rhétorique qui insiste
sur la nécessité, pour chacun, d’être enfin libre de
satisfaire ses désirs, ce qu’on remarque, c’est plutôt
l’épuisement du désir1, celui-ci ayant été progressive-

1. À ce propos, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, La pornographie


ou l’épuisement du désir, Paris, Buchet-Chastel, 2003.

77
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ment avalé par les besoins et les pulsions. On part à la
chasse, on cherche à prendre, on veut satisfaire...
C’est un peu comme si l’objet de désir, au fond, n’était
qu’un objet à consommer en cas de besoin ou d’envie,
un peu comme un morceau de pain ou un verre
d’eau. « Boire un verre d’eau à deux » est d’ailleurs
l’illusion de la féministe soviétique Alexandra Kollon-
taï (1972-1952), à propos de la sexualité. Avec les
mêmes conséquences qu’on constate au niveau de la
nourriture et des boissons : à l’intérieur du système
capitaliste et de sa logique de marché, ce n’est plus
l’individu qui va vers la nourriture lorsqu’il a faim,
mais c’est la nourriture qui va vers lui, indépendam-
ment de sa faim : il en sort « gavé »...
On assiste ainsi à une sorte de renversement de
l’ordre habituel des besoins et de leur satisfaction. De
la dynamique : besoin/satisfaction plus ou moins
totale du besoin, on passe progressivement à une
dynamique : induction du besoin / besoin / satisfac-
tion immédiate du besoin. Avec, pour conséquence,
la perte de tout désir. Car le désir ne surgit qu’à partir
du moment où la satisfaction n’est pas immédiate, ou
totale. Il émerge lorsque la « demande » de quelque
chose, comme l’écrit Lacan, ne se réduit pas à
l’assouvissement d’un simple « besoin ». Il surgit à
partir du moment où l’on se rend compte que la
demande reste au-delà de la satisfaction du besoin, et
qu’il y a encore quelque chose qui reste à désirer. Et il
persiste uniquement si son « objet » n’est pas entière-
ment « consommé » : l’objet du désir cesse d’être dési-
rable dès qu’on le possède complètement, dès qu’on

78
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
s’en empare ; à l’égard de l’objet du désir on ne
peut qu’être dans la proximité, on ne peut que s’en
approcher.
Qu’arrive-t-il, alors, lorsque l’objet du désir se
réduit à un objet du besoin, qu’il est consommable et
que, de surcroît, c’est la pression de l’extérieur qui le
rend appétissant ? Aujourd’hui, c’est d’ailleurs l’objet
qui s’offre au regard et à l’envie, et qui, par là, impose
sa nécessité. On croit être dans la maîtrise des objets,
mais, au fond, on en est devenu esclave : on va vers
l’objet avant même que le désir puisse surgir ; on le
consomme ; on le rejette tout de suite après, car
l’absence de désir dénoue de sens la consommation.
Le besoin est aussitôt oublié, comme il a été aussitôt
assouvi. L’homme part à la recherche d’un nouvel
objet, de nouvelles illusions de désir...
Les questions de l’objet, du besoin, de la demande
et du désir sont centrales dans la vie de chaque indi-
vidu. C’est au moment de l’enfance qu’on découvre
pour la première fois l’existence de l’« objet »1 et que
l’on cherche à construire avec lui une « relation »2, les
premiers objets auxquels le nourrisson est confronté
étant la mère, le sein et le lait. C’est à partir de là que

1. La notion d’objet est envisagée en psychanalyse, à la fois en tant que cor-


rélatif de la pulsion et en tant que corrélatif de l’amour ou de la haine. Dans le
premier cas, il est ce en quoi et par quoi la pulsion cherche à atteindre son but,
c’est-à-dire sa satisfaction, et il peut donc s’agir d’une personne ou d’une chose,
de quelque chose de réel ou de quelque chose de fantasmatique. Dans le second
cas, l’objet est plutôt une personne, même si cette personne peut être réelle ou
idéale.
2. L’expression « relation d’objet » est employée en psychanalyse, surtout à
partir des années 1930, pour désigner le mode de relation du sujet avec son
monde, relation qui est toujours le résultat complexe d’une certaine organisation
de sa personnalité.

79
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’enfant expérimente la dépendance, l’assouvissement
et la frustration, et qu’il peut apprendre à ajuster sa
relation à l’objet. Si ses cris sont immédiatement
entendus et satisfaits, l’enfant risque de ne jamais
avoir accès au désir, car celui-ci ne se manifeste que
s’il existe un écart entre la perception des besoins et
leur satisfaction. Si, au contraire, il est systématique-
ment frustré dans ses besoins, l’enfant est non seule-
ment mis dans l’impossibilité d’intégrer l’image d’une
mère suffisamment bonne – et privé ainsi du support
psychique qu’il lui faut –, mais il se trouve aussi dans
une telle frustration qu’il ne peut même pas arriver à
éprouver du désir.
Or, dans une société consumériste qui fait de la
consommation des objets le but ultime de leur circu-
lation, le désir est complètement effacé avant même
de pouvoir surgir. La tendance à proposer tout le
temps des objets capables d’assouvir immédiatement
les besoins – voire de proposer des objets avant
même que naissent les besoins – empêche l’individu
d’éprouver, comme face à l’insatisfaction partiale de
ses besoins, toute forme de désir.
C’est, d’un certain point de vue, la situation que
décrit, dans Le meilleur des mondes, Aldous Huxley.
Dans ce monde quasi parfait, en effet, les habitants
ont tous une liberté très particulière : ils peuvent
obtenir tout ce qu’ils désirent, mais ce qu’ils désirent
est déterminé par l’État. Ils sont tous nés dans le
Centre d’incubation d’État et ils sont tous éduqués
dans le Centre de conditionnement à travers des mes-
sages répétés plusieurs fois pendant le sommeil. Afin

80
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
d’assurer la stabilité sociale, le pouvoir étatique con-
trôle complètement leur vie et leurs émotions : leur
esprit est constitué par des choses suggérées de
l’extérieur et « toutes ces choses suggérées, ce sont
celles que suggère l’État »1. Lorsque quelqu’un désire
quelque chose, celle-ci se réalise immédiatement, sans
que personne soit obligé de passer par une délibéra-
tion concernant l’objet de son désir ou les moyens
nécessaires pour le satisfaire. Et cela, dès le début de
la vie, dès que l’enfant naît et qu’il a faim ou soif :
« Le bébé hurle : immédiatement, une infirmière
paraît avec un biberon de sécrétion externe. Le senti-
ment est aux aguets pendant cet intervalle de temps
qui sépare le désir de la satisfaction. Réduisez cet
intervalle, abattez tous ces vieux barrages inutiles.
Heureux jeunes gens !, dit l’Administrateur. Nulle
peine n’a été épargnée pour rendre votre vie facile,
pour vous préserver, pour autant que la chose soit
possible, de ressentir même des émotions. »2
Sous l’apparence d’une grande magnanimité,
l’État du Meilleur des mondes empêche les habitants
non seulement de souffrir, lorsqu’un désir n’est pas
du tout satisfait, mais aussi et surtout de désirer et de
comprendre ce qu’est un désir en les préservant de
toutes les émotions. Il les manipule et les réduit donc
au silence – le silence des passions –, un silence qui fait,
certes, qu’ils ne se débattent jamais et qu’ils ne souf-
frent pas, mais qui, en même temps, les dépersonna-

1. Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932), Paris, Plon, 1977, p. 47.
2. Ibid., p. 62.

81
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
lise et les réduit à de simples pions d’un système
oppressant et inhumain. Les habitants de ce monde
« utopique » ne connaissent pas la complexité du
désir, l’insatisfaction devant cette « bête multiforme et
polycéphale », comme le dit Platon1. Ils n’ont pas la
possibilité de se confronter avec des envies contradic-
toires. Ils ne peuvent expérimenter ni l’impossibilité
de satisfaire leurs désirs, ni l’impuissance devant leurs
émotions. Ils sont conformes et uniformes. Mais leur
uniformité est incompatible avec toute forme de
liberté et les transforme progressivement en automa-
tes. Leurs procédures de délibération sont inhibées
par un conditionnement « néo-pavlovien » et par une
« éducation morale qui ne doit jamais, en aucune cir-
constance, être rationnelle ». Leurs actions sont tou-
jours déterminées et leur conduite suit la programma-
tion à laquelle ils ont été tous soumis. Au fond, ils ne
sont pas soumis, comme dans 1984 d’Orwell, à un
système totalitaire, mais à un système déshumanisé,
où le désir est banni, parce que trop humain.
Comme l’écrira Huxley lui-même en 1958, dans
son bref essai de commentaire sur son chef-d’œuvre,
Retour au meilleur du monde : « Il est devenu évident
que le contrôle par répression des attitudes non
conformes est moins efficace, au bout du compte, que
le contrôle par renforcement des attitudes satisfai-
santes au moyen de récompenses, et que, dans l’en-
semble, la terreur en tant que procédé de gouverne-

1. Platon, La République, in Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, VII,


2e partie, 1964, 588 c.

82
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ment rend moins bien que la manipulation non
violente du milieu, des pensées et des sentiments de
l’individu. »1 La terreur est moins efficace que la mani-
pulation non violente des sentiments. C’est la grande
leçon d’Huxley.
Si nous revenons maintenant à notre monde réel,
nous pouvons reprendre à notre compte un certain
nombre des caractéristiques dont Huxley nous parle
pour décrire le meilleur des mondes. En effet, dans notre
monde de consommation, les choix des individus sont
aussi organisés, à leur insu, par un marché qui célèbre
la « dévoration » des objets, et qui, par là, tend à satis-
faire immédiatement chaque besoin et à rendre impos-
sible le surgissement du désir. Mais cette aliénation se
fait sans violence, sans terreur, à l’intérieur de cette
idéologie marchande – dans le jeu des pulsions et des
frustrations qu’elle suscite en permanence, avec son
système de contraintes et de préjugés, de violence
sous-jacente et de domination.

5. FINISSONS-EN AVEC CETTE IMPOSTURE


DE LA LIBERTÉ...

Le véritable paradoxe contemporain est là : tout


en prônant la liberté individuelle, on qualifie comme
« libres » uniquement ceux qui semblent épouser par-
faitement les valeurs marchandes de la consomma-

1. Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes (1958), Paris, Plon, 1978,
p. 11.

83
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tion, de l’utilisation, du profit, de l’instrumentalisa-
tion, du mépris, du succès.
Finissons-en alors avec cette imposture de la
liberté, car la liberté tant exaltée par les discours des
libertaires n’est qu’un leurre... Pour être libre, on
devrait pouvoir vivre la sexualité que l’on choisit, et la
choisir réellement, sans être soumis à des règles impo-
sées de l’extérieur, à des stéréotypes, des exigences et
des envies qui ne nous appartiennent pas. Pour pou-
voir être libres, il faudrait que les hommes et les fem-
mes puissent assumer leurs désirs et sortir des sché-
mas préfabriqués. Pour être libre, il faudrait pouvoir
choisir entre des discours divers, des positions
variés... Mais aujourd’hui tout cela n’existe pas. Plus
ou pas encore... Car ceux qui n’acceptent pas de choi-
sir librement les règles sociales et du marché encourent
encore et toujours les sanctions. Le choix est donc
tout à fait illusoire, car il faut librement se plier à la
logique du monde contemporain.

MICHELA MARZANO
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Un nouveau mode
d’exploitation du travail

« Le peuple ne travaille-t-il pas que parce


qu’il est pauvre, et aussi longtemps qu’il le
reste ? »
Max Weber.

Certes nous ne sommes plus au temps des con-


traintes manifestes. Officiellement l’État de droit – à
défaut d’être toujours providentiel – est au moins très
social, et même trop pour certains qui ne cachent pas
leur inquiétude vis-à-vis d’une France rejetant massi-
vement l’idéologie libérale. Selon le dernier sondage
de Globescan1, ils ne seraient que 36 % à considérer
que l’économie de marché est le meilleur système
pour envisager l’avenir et le développement du
monde, là où les Américains, les Allemands, les Japo-
nais, les Canadiens, les Britanniques, les Espagnols,
les Chinois, les Indiens, les Sud-Coréens, les Mexi-
cains, les Nigériens dépassent les 60 %. On notera
que les Argentins aussi se classent dans la catégorie
des mécontents. La France serait-elle en situation
d’argentinisation ? Cela dit, personne ne conteste la

1. Voir le sondage « The free enterprise and free market economy is the best
system on which to base the future of the world », http://globescan.com/
news_archives/pipa_market.html.

85
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
nécessité d’une économie de marché mais seulement
la fin d’un système dérégulé – ou, plutôt, régulé dans
le seul sens qui ne profite pas aux salariés. François
Dupuy, dans un ouvrage consacré au capitalisme et à
ses cadres1, l’a parfaitement souligné. Si la « révolte
des cadres » reste encore du domaine de la science-
fiction sociologique, un « faisceau d’indices » nous
invite à imaginer l’inverse. « Le désordre social, écrit-
il, ne surgira pas à l’avenir d’une mobilisation des
“petits” contre le capitalisme mais d’une mobilisation
de ses propres gardiens et messagers. » Comment
expliquer un tel renversement ? Tout simplement, en
mettant au jour certains nouveaux mécanismes de
l’économie : si, jusqu’à présent, les cadres étaient les
catégories socioprofessionnelles les plus protégées, tel
n’est plus le cas. L’accord tacite qui existait entre les
entreprises et les cadres et qui consistait à les traiter
de façon privilégiée par rapport aux autres employés a
volé en éclats. Aujourd’hui, le cadre continue d’avoir
des responsabilités managériales mais sans en avoir la
contrepartie. Comme le souligne François Dupuy,
« ce n’est plus par le cadre que s’achève le mouvement
général de déprotection, c’est par lui qu’il commence
et c’est sur lui qu’il se concentre ». Dès qu’une entre-
prise est en difficulté, il est la première « variable
d’ajustement ». Pourquoi ? Parce qu’un nouveau rap-
port de force est né : dans le passé, il y avait plus de
clients que de produits. Résultat, le fournisseur était

1. François Dupuy, La fatigue des élites. La capitalisme et ses cadres, Paris, Le


Seuil, 2005.

86
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
gagnant dans le rapport de force qui l’opposait à son
client. Très logiquement, l’actionnaire – personnage
clé pour comprendre la révolte des cadres contre
l’entreprise – faisait équipe avec le fournisseur et
n’était pas contre le fait de faire payer le client. Mais
voilà, la mondialisation a balayé cet ancien rapport
de force : désormais, il y a pléthore de produits sur
le marché et le client se fait plus rare, plus exigeant.
Le rapport de force est donc de son côté ; et, très
logiquement, notre actionnaire – qui, rappelez-vous,
faisait équipe avec le fournisseur – fait désor-
mais équipe avec le client, sur le dos du fournisseur
et du salarié. En effet, si le but des entreprises est
d’offrir à ses clients toujours de meilleurs produits à
des prix de moins en moins chers, les salariés sont
bien la seule variable d’ajustement qui reste aux
fournisseurs.
La déprotection et la précarisation resteraient donc
les modes d’organisation du travail les plus rentables.
Max Weber avait déjà souligné la perversion d’un tel
mécanisme : étant posé que « l’homme ne désire pas
par nature gagner de plus en plus d’argent » mais tout
simplement « vivre selon son habitude et gagner
autant d’argent qu’il lui en faut pour cela », « partout
où le capitalisme a entrepris son œuvre d’augmen-
tation de la productivité du travail humain par
l’accroissement de son intensité, il s’est heurté à la
résistance obstinée de ce leitmotiv du travail de
l’économie précapitaliste ». Ainsi, « après l’échec d’un
appel au “sens du profit” par le moyen de hauts salai-
res, il ne restait plus qu’à recourir au procédé inverse :

87
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
par un abaissement du salaire contraindre l’ouvrier à
un travail accru afin de conserver le même gain ». La
menace reste toujours le meilleur argument pour faire
travailler les individus.
Le capitalisme financiarisé a su parfaitement réac-
tualiser cette maxime des temps inauguraux. Et, en
toute bonne logique, l’intensification du travail qui
s’est développée ces dernières années – notam-
ment grâce à l’arrivée des nouvelles technologies et
des nouvelles techniques de management – produit
essentiellement de nouvelles pénibilités, à défaut de
créer un réel pouvoir d’achat. « Faut-il plaindre le
travailleur ? », demande alors Philippe Askhenazy.
N’oublions pas qu’en tant que « consommateur » il se
dit comblé par ce nouveau productivisme prêt à satis-
faire ses moindres envies au moindre coût. En
fait, poursuit Philippe Askhenazy, et c’est là où le
fonctionnement est pervers, le « concept travailleur-
consommateur » est d’abord une « construction du
management ». Dès le début de la production de
masse, « les entreprises ont développé des stratégies
pour créer de nouveaux besoins chez le consomma-
teur, notamment via la publicité. La qualité totale ou
le juste-à-temps sont l’aboutissement de cette logique
de création de débouchés »1. Ainsi, ce n’est pas le
consommateur qui a initialement réclamé des ser-
vices où la course contre le temps est le seul critère
de qualité. « On les lui offre, il en demande seule-

1. Philippe Askhenazy, Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau produc-


tivisme, Paris, Le Seuil, 2004, p. 48.

88
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ment le respect contractuel. » En d’autres termes, le
capitalisme a l’art et la manière de faire payer aux
individus des désirs qui ne sont pas les leurs.
La révolution des technologies de l’information et
de la communication a également changé la configu-
ration du monde du travail. Sous couvert d’accroître
les libertés, ces libertés techniques ont plutôt ten-
dance à créer un cadre d’asservissement. En étant
« connecté », l’individu devient corvéable à merci. La
frontière entre le monde du travail et le monde
personnel disparaît, mais toujours aux dépens de
l’employé. Un patron ne saurait être « connecté », joi-
gnable dans l’instant, du moins par ses employés.
Autre nouveau déséquilibre provoqué cette fois par
la révolution informatique et les nouveaux modes
d’organisation du travail : « Un exemple, écrit Daniel
Cohen, particulièrement éclairant est donné par le
métier des chefs de rayon. Leur tâche consistait aupa-
ravant à en faire l’inventaire. Elle a été bouleversée
par l’introduction des scanners de code-barres. Leur
mission s’est déplacée : elle consistait à vérifier
qu’aucun produit ne vienne à manquer et à le rempla-
cer, le cas échéant. L’informatisation a signifié, pour
eux, un surcroît de tâches physiques : ils doivent
désormais porter eux-mêmes en rayon les produits en
attente. En moyenne, les pratiques innovantes en
matière d’organisation du travail (contrôle de qualité,
rotation des postes, flexibilité du temps de travail)
créent ainsi un surcroît d’accidents du travail variant
de 15 % à 30 %, majoritairement liés à des fatigues
physiques ou à leur cumul avec des tensions psy-

89
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
chiques. »1 Les résultats de l’enquête française « Con-
ditions de travail 1998 »2 confirment que l’adoption
des pratiques innovantes entraîne une dégradation
des conditions de travail : « Malgré la prise en compte
des caractéristiques de l’individu et de son poste de
travail, la rotation de postes et les normes de qualité
restent très fortement corrélées avec un risque d’ac-
cidents de 20 à 30 % plus important. » En d’autres
termes, ces techniques censées améliorer les condi-
tions de travail non seulement créent de nouvelles
pénibilités, mais surtout provoquent un surcroît de
travail sans procurer pour autant un surcroît de pou-
voir d’achat.
D’autre part, qu’observe-t-on dans le monde actuel
du travail ? Est-il ce lieu tant vanté de l’émancipation,
de la méritocratie et de la prospérité ? À en croire les
chiffres de Pascale Vielle et Pierre Walthery, les travail-
leurs pauvres sont de retour : de nos jours, les formes
de flexibilité de l’emploi les plus fréquemment rencon-
trées sont le travail à temps partiel (environ 17 % de la
population active européenne), le travail à durée déter-
minée (10 %), le travail intérimaire (entre 0,2 et 2 %),
le travail indépendant (15 %). « En tout état de cause,
on peut considérer qu’environ un tiers de la population
active européenne est concernée par l’une, l’autre, ou
plusieurs de ces formes. »3 Au verso du travail, la priva-
1. Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Le Seuil, « La
république des idées », Paris, 2006, p. 29.
2. Cf. http://www.travail.gouv.fr/etudes-recherche-statistiques/statistiques/
conditions-travail/80.html.
3. Pascale Vielle, Pierre Walthery, « Emploi flexible et protection sociale :
pistes et esquisses de réconciliation », 9th International Congress, Geneva, 2002.
Les chiffres sont données par Eurostat 2001.

90
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tion. Mais la dégradation des conditions de travail ne
s’arrête pas là. On constate aujourd’hui dans le monde
professionnel des phénomènes plus préoccupants
encore, n’hésitant pas à user de façon très raisonnée
de mécanismes pervers, déstructurants, corrosifs et
dépréciatifs. Au verso de la privation, la domination.
Le harcèlement moral est devenu, ni plus ni moins,
une méthode de gestion du personnel.
Pour que la « pression » soit assimilée à de l’ « op-
pression », et le monde du travail à un cadre
d’asservissement, plusieurs éléments sont à prendre
en considération. Premier renversement d’ordre géné-
ral – mais qui n’a rien d’un renversement puisqu’il
s’agit de réactualiser une situation ancestrale : organi-
ser la déprotection de ceux qui travaillent et la protec-
tion de ceux qui ne travaillent pas. « Dans un ren-
versement copernicien des fondements mêmes du
salariat, ce sont désormais les salariés qui subissent les
risques, et les actionnaires qui s’en protègent. »1 Le
fonctionnement du capitalisme, notamment financia-
risé, avec l’arrivée des stock-options, a en effet permis
la relégitimation d’une caste aristocratique que la
République avait institutionnellement déchue de son
piédestal. Sur le plan des principes, écrit Lionel Jos-
pin, cette nouvelle classe aristocratique est « sûre de
ses droits et elle en revendique de nouveaux. (...)
D’où émerge-t-elle ? D’une alliance implicite entre
grands dirigeants d’entreprise, des financiers, des

1. Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, Le Seuil,


2006, p. 12.

91
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
cadres élevés de l’industrie et des services, certains
hauts fonctionnaires de l’État et des privilégiés des
médias »1. Mais – me direz-vous – comment oser
penser que ceux-là ne « travaillent » pas ? Ils disent
n’avoir ni horaires ni vacances. C’est vrai. Alors,
pourquoi affirmer qu’ils ne travaillent pas ? Parce que
« travailler », c’est avoir, pour seule finalité de son tra-
vail, son autonomie et sa préservation. D’une certaine
manière, tel est le terme générique donné à une série
d’activités primordiales, liées à la survie personnelle,
regroupant le fait d’habiter un logement, de manger à
sa faim, d’assurer sa sécurité et de rester en bons
termes avec la loi. Ceux qui travaillent sont, à défaut
d’être protégés par la loi, généralement assurés d’être
à l’abri de ses sanctions.
Ainsi donc, il y a « travail » et travail. Et continuer
de ne pas faire le distinguo relève de la manipulation.
Passer ses jours, ses nuits et ses vacances à diriger une
entreprise, un gouvernement, un organe de presse, ce
n’est pas « travailler », du moins pas exclusivement :
c’est conquérir du pouvoir et de la richesse, satisfaire
son ego, organiser son immortalité ou, dans le meil-
leur des cas, assumer son désir et croire en son talent.
Mais ce n’est pas « travailler ». En un certain sens,
« travailler » supposerait moins. D’ailleurs, dans ces
mondes où l’on « travaille » tant, il arrive souvent de
n’être pas payé... Vous en connaissez beaucoup des
individus prêts à « travailler » jour et nuit pour rien ?
Non. Mais voilà, les élites républicaines ont ceci de

1. Lionel Jospin, Le monde comme je le vois, Paris, Gallimard, 2005, p. 163.

92
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
différent par rapport aux vieilles aristocraties qu’elles
ont su faire de l’éthique et de la raison leurs alliées.
Elles sont méritocratiques. « Naturellement, poursuit
l’ancien Premier ministre, ce groupe de privilégiés ne
peut être simplement assimilé aux anciennes aristo-
craties : il ne fonde pas son essence distincte et ses
droits particuliers sur le sang, le droit divin ou la
tradition. Il ne méconnaît pas les privilèges de la nais-
sance et d’aucuns savent cultiver leur généalogie,
mais, dans le discours public, il se réclame avant tout
de la rationalité économique et de l’efficacité. »1 En
faire partie n’empêche pas d’être lucide et de savoir
distinguer le moment où l’on « travaille » de celui où
l’on « travaille à » autre chose.
Mais voilà, la République consolide la supercherie.
Et ses élites d’enjoindre, sous couvert de modernisme,
« aux autres catégories sociales de faire des sacrifices,
au nom de la compétition mondiale ou de l’équilibre
de l’économie » mais sans consentir pour lui-même à
aucun effort ou renoncement2. Et c’est là où le méca-
nisme de dépréciation progresse : organiser la dépro-
tection des travailleurs ne suffit pas. Faut-il encore
déprécier leur valeur, les atteindre dans l’estime qu’ils
ont d’eux-mêmes et s’assurer ainsi de la consolidation
de leur précarité. Pour cela, tous les moyens sont
bons et en premier lieu le fait de casser les repères tra-
ditionnels : nous vivons dans un monde où vous pou-
vez avoir travaillé dans une entreprise pendant des

1. Ibid., p. 164.
2. Ibid., p. 163-164.

93
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
années, participé à son enrichissement et à sa noto-
riété, et vous voir licencié du jour au lendemain sans
avoir démérité ni été la victime d’un plan de licencie-
ment. Ni travailler ni même « bien travailler » ne vous
assurent plus de protection. Le pacte est rompu.
Les entretiens menés par François Dubet l’illustrent
parfaitement. Après avoir interrogé plus de 300 per-
sonnes au sujet de l’expérience qu’elles avaient des iné-
galités au travail, le sociologue est parvenu à la classifi-
cation suivante : en fait, les sujets interrogés mêlent
deux grandes conceptions de l’égalité : « La première
est celle de l’égalité des positions, développant tout un
ensemble de critiques des hiérarchies et des castes
considérées comme inacceptables parce que menaçant
le rang et le respect dus aux individus. La seconde
conception, celle de l’égalité des opportunités, relève
moins de l’égalité des positions que de l’égalité due aux
individus ; elle dénonce les discriminations qui empê-
chent les sujets d’accéder équitablement aux diverses
positions inégales auxquelles ils ont le droit de pré-
tendre dans les sociétés démocratiques. »1 Concernant
la première remarque, on ne compte plus le nombre
d’entretiens et de témoignages relatant un manque de
respect de plus en plus systématique et le fait de subir
au quotidien le mépris et les humiliations : « Le
mépris, c’est d’abord le mépris élémentaire du travail
peu qualifié, souvent le plus pénible. Yvan, jeune
ouvrier, découvre que les parkings de l’entreprise sont

1. François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris, Le


Seuil, 2006, p. 46.

94
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
réservés aux ingénieurs (...). Dans le monde du travail,
les relations hiérarchiques ne sont pas seulement fonc-
tionnelles, elles sont bien plus inégalitaires et portent
bien au-delà du seul travail. Les ouvriers n’ont-ils pas
besoin de garer leur voiture comme les cadres ? (...)
Pourquoi ce qui est offert aux uns est-il interdit aux
autres ? En fait, la hiérarchie du travail est traversée par
une inégalité déniant l’unité des besoins et l’égalité
fondamentale des êtres. »1 Et les témoignages de se
multiplier : « La domination des patrons et la division
fonctionnelle du travail ne sont pas seules en cause ; il
existe une inégalité bien plus profonde, celle qui prive
de dignité certains travailleurs jusqu’à en faire des
chiens. “Des petits chefs en train de gueuler, on sait
pas pourquoi. Ceux qui travaillent dans les bureaux
sont des gens côtoyables, alors que les autres, c’est de
la racaille, quoi, c’est des castes inférieures, les chefs
parlent aux ouvriers comme à des chiens.” (...). La for-
mule « être traité comme un chien » apparaît dans de
nombreux entretiens et dit bien ce qu’elle veut dire :
« L’inégalité est si forte que l’appartenance à la même
humanité est menacée. »2 Mais les petits chefs ne sont
pas les seuls à recourir à de tels procédés. Qui n’a pas
fait l’expérience d’un grand patron odieux, d’un
homme politique caractériel, d’une célébrité exé-
crable ? Bref, d’un « puissant » – d’un « seigneur »,
aurait-on dit en des temps plus moyenâgeux – qui use
et abuse de ses prérogatives ? Tant de déférence devant

1. Ibid., p. 47-48.
2. Ibid., p. 49-50.

95
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’inqualifiable ferait presque croire qu’il s’agit là d’un
critère de compétence.
Autre phénomène d’organisation du travail, pro-
prement répréhensible : la République des statu-
taires consolidatrice de celle des vacataires. Les
années 1990 ont vu l’émergence d’ « intellos précai-
res »1, parfaitement déconsidérés mais de plus en plus
nombreux. Ces vacataires sont eux aussi corvéables à
merci et subissent vexations et camouflets continuels.
Là encore, on reste pantois à la lecture des témoigna-
ges recueillis par François Dubet, qui oscillent entre
le misérable et le minable. Ces enseignants sans statut
« font cours, corrigent des copies, participent aux
jurys »2. Aux yeux des étudiants, ils « ont le rôle et la
place d’un professeur comme les autres ». Mais ils tra-
vaillent sans « conditions » et sans « droits » : « Les
vacataires sont privés des signes de l’intégration.
C’est, par exemple, le casier ou la boîte à lettres
qu’[ils] n’ont pas, qui sont mal placés ou encore vides
d’informations, c’est le bureau dont [ils] ne disposent
pas quand [ils] veulent recevoir des étudiants. » Et la
litanie des vexations continue : « Être salu[é]s dans les
couloirs mais pas au cours d’une réunion, sentir
qu’on n’est pas légitime pour prendre la parole dans
une réunion où celui qui mène la discussion s’arrange
pour que son regard ne couvre jamais totalement
l’assemblée, voilà autant de petits gestes qui vien-
nent signifier le mépris et sont interprétés comme des

1. A. et M. Rambach, Les intellos précaires, Paris, Fayard, 2001.


2. François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris, Le
Seuil, 2006, p. 329.

96
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
insultes. »1 Le système immunitaire est ainsi directe-
ment attaqué. Le sociologue américain Richard Sen-
nett parle aussi de « corrosion des caractères »2. Le
travail, jugé par les sociétés modernes comme étant
indissociable d’une construction et d’une émancipa-
tion du sujet, devient processus d’érosion du sujet.
On pourrait croire qu’un tel système participe de
l’aggiornamento perpétuel de l’individu. Il n’en est
rien : la corrosion agit comme un poison paralysant :
les travailleurs précarisés perdent à ce point l’estime
d’eux-mêmes qu’ils finissent par ressembler à ces
femmes battues qui ne partent pas et rentrent dans un
processus de victimisation.
Que les individus se prêtent à de tels jeux paraît
inévitable mais que la loi soit leur meilleur garant est
proprement inadmissible. Les récents événements
dénonçant le Contrat première embauche ou les sta-
ges à répétition en témoignent : nous assistons à la
banalisation d’un véritable « sous-salariat toujours
disponible, sans cesse renouvelé et sans aucun droit ».
Il est aujourd’hui légal d’enchaîner des stages, pour la
plupart non rémunérés, très exigeants au niveau de
l’implication et qui, au final, n’aboutissent jamais en
véritable embauche. En d’autres termes, il est aujour-
d’hui légal d’organiser le déclassement des catégories
sociales jusqu’alors préservées. « L’insécurité, d’abord
réservée aux moins diplômés et aux moins qualifiés, a

1. Ibid., p. 330.
2. Richard Sennett, Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la
flexibilité, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, UGE, «10/18 »,
2003, p. 10.

97
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
gagné par capillarité les catégories intermédiaires. »
Selon Louis Chauvel, le phénomène d’involution
(évolution à l’envers) ou encore d’extension de la pré-
carité à des couches sociales jusqu’alors hors d’at-
teinte toucherait près de 6 millions de personnes,
soit 22 % de la population active.
Entendons-nous sur la notion de précarité. La pré-
carité n’est pas seulement l’angoisse du chômage mais
le fait de jouer selon des règles qui jouent contre
vous ; qui vous mettent à nu. Le « précaire » n’est pas
seulement celui qui subit la paupérisation mais celui
qui est vulnérable là où l’autre est protégé. La précari-
sation, c’est la règle inique. L’épisode du Contrat
première embauche illustre bien ce que signifient la
liberté et la précarité aux yeux de nos contemporains.
La liberté, c’est moins la revendication classique d’un
idéal d’indépendance, d’autonomie, que celle d’un
idéal de non-vulnérabilité à l’arbitraire. De façon plus
générale, ce qui rend fous les individus face à un cer-
tain type d’inégalités, c’est d’être dans la main de
l’arbitraire. Pas n’importe quel arbitraire, l’arbitraire
de l’autre (cf. le petit chef). Or il n’y a rien de plus
inique et de plus insane que la loi venant confirmer,
organiser, pérenniser l’arbitraire de l’autre. Une répu-
blique moderne, c’est une république qui protège les
individus contre l’arbitraire qui devient un fait accom-
pli de société. Ce n’est donc pas l’arbitraire de la vie
et de ses « catastrophes naturelles » qui pousse les
gens au ressentiment, c’est l’arbitraire d’autrui léga-
lisé, et derrière cela la légitimation des rentiers de
l’arbitraire. Avec le Contrat première embauche, le

98
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
droit au patron de licencier sans motivation était légi-
timé, le manque de respect excusé et le « code du
mépris » entériné.
Faut-il alors rappeler qu’une république se montre
digne de ce nom lorsqu’elle garantit l’équivalence des
conditions de l’échange ? Selon le sociologue Émile
Durkheim, la république est juste quand elle veille à ce
que les contrats passés entre les individus soient réelle-
ment « libres », c’est-à-dire quand elle peut certifier que
les contractants se trouvent réellement placés dans des
conditions équivalentes. Cela signifie qu’aucun d’entre
eux n’est en mesure de contraindre l’autre à accepter
un accord qu’il n’accepterait pas dans d’autres condi-
tions. Pour qu’un contrat soit légal, il ne suffit donc pas
qu’on le signe mais il faut que les contractants ne soient
pas « contraints d’agir en contradiction avec leurs pro-
pres intérêts ». Chacun peut comprendre aisément
comment un jeune amené à signer un CPE ne peut le
faire qu’ « en contradiction » avec ses propres intérêts,
même si cela n’est que provisoire. Avant même
d’assurer l’égalité des droits et des chances, la répu-
blique est garante de l’égalité des contrats.
Or nous vivons dans des sociétés qui pratiquent le
harcèlement social. La république est léonine. Et cette
combinaison de la loi, de l’humiliation et de l’arbitraire
est proprement destructrice des conditions de travail et
de l’appréciation de la valeur travail. Pourtant, une
démocratie moderne devrait faire en sorte que les lois
et les réformes se fabriquent à l’aune de leur capacité à
déconstruire de telles combinaisons. Être libre aujour-
d’hui ne signifie pas pouvoir faire ce qu’on veut mais

99
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
être préservé de ce que les autres veulent faire de nous
arbitrairement. N’oublions pas, comme le souligne
très justement Jürgen Habermas, que le déficit démo-
cratique se fait sentir « chaque fois que le cercle des
personnes qui participent aux décisions ne recouvre
pas le cercle de ceux qui en subissent les conséquen-
ces ». Être précaire, c’est subir la loi qu’un autre édicte
et ne subit pas. Émile Durkheim est convaincu que
l’avenir de la république se situe dans la voie du pro-
grès de la solidarité contractuelle. « La solidarité con-
tractuelle devient un facteur de plus en plus important
du consensus social. Or le contrat ne lie vraiment que
si les valeurs échangées sont réellement équivalentes,
et, pour qu’il en soit ainsi, il faut que les échangistes
soient placés dans des conditions extérieures égales.
Raisons qui rendent ces injustices plus intolérables à
mesure que la solidarité organique devient prépondé-
rante. En fait, le droit contractuel et la morale contrac-
tuelle deviennent toujours plus exigeants à ce point de
vue. »1 La République ne doit pas cautionner les méca-
nismes de chantage à l’emploi qui « déprécient à
volonté les services du travailleur ».
En ce sens, le Contrat première embauche, pour
solde de toute réforme, relevait de l’offense faite à
l’intelligence de l’opinion publique2. Il faut s’entendre
sur ce qu’on appelle « réforme » et, par conséquent,
comprendre pourquoi ce que certains hommes poli-

1. Émile Durkheim, De la division du travail (1893), livre III : Les formes


anormales, chap. II : « La division du travail contrainte ».
2. Cf. entretien de Cynthia Fleury, propos recueillis par Frédéric Joignot
in Le Monde 2, avril 2006.

100
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tiques appellent « réforme » a provoqué un rejet massif
de la part des étudiants. Une telle sophistique exas-
père d’autant plus qu’elle revendique pour sa poli-
tique de mise au pied du mur la filiation de la
réforme. Qu’est-ce que cette « réforme » qui joue le
jeu des contre-révolutionnaires ? Résonnent alors les
propos de Marat, formulés en pleine Terreur, selon
lesquels tout ne peut que mal finir quand les « patrio-
tes vont pieds nus », que le prix du pain explose, que
les aristocrates arrêtés sont déjà relâchés, que les
« chevaux de luxe » éclaboussent les citoyens lambda
dans les rues – bref, quand, sous couvert de justice et
de démocratie, c’est la jungle des affaires, au mieux
l’intrigue qui gouverne. Faut-il encore insister, à
l’instar d’Émile Durkheim, sur l’état d’anomie morale
où se trouve actuellement la vie économique ? « Il y a
une morale professionnelle de l’avocat et du magis-
trat, du soldat et du professeur, du médecin et du
prêtre, etc. Mais si l’on essayait de fixer en un langage
un peu défini les idées en cours sur ce que doivent
être les rapports de l’employeur avec l’employé, de
l’ouvrier avec le chef d’entreprise, des industriels
concurrents les uns avec les autres ou avec le public,
quelles formules indécises on obtiendrait ! (...) Les
actes les plus blâmables sont si souvent absous par le
succès que la limite entre ce qui est permis et ce qui
est prohibé, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, n’a
plus rien de fixe, mais paraît pouvoir être déplacée
presque arbitrairement par les individus. (...) Une
morale aussi imprécise et aussi inconsistante ne sau-
rait constituer une discipline. Il en résulte que toute

101
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
cette sphère de la vie collective est, en grande partie,
soustraite à l’action modératrice de la règle. »1
Nul doute que la mobilisation anti-CPE n’a pas
apprécié cette instrumentalisation de la réforme,
s’échinant à faire passer pour un « projet de société »
quelques mesures managériales du gouvernement. Si
encore les grandes entreprises françaises s’effon-
draient, chacun reconnaîtrait la nécessité de suivre les
réformes préconisées par le gouvernement pour leur
livrer des étudiants corvéables et licenciables. Mais
nos entreprises affichaient encore en 2005 des profits
records ! Bien sûr, les bénéficiaires de cette croissance
montent au créneau en déclarant qu’il faut interpréter
tout autrement ces chiffres, qu’il faut impérativement
réformer pour maintenir cette croissance, etc. Mais
pour un salarié, un stagiaire à répétition, un CDD ou
un étudiant inquiet, c’est une recommandation totale-
ment schizophrénique, puisqu’il constate chaque jour
qu’il n’y a jamais de convergence entre l’amélioration
de la croissance économique et sa qualité de vie...
Mais s’interroger sur les dérèglements du monde du
travail sans s’interroger sur la mondialisation, et sur la
nécessité d’envisager sa phase régulatrice, paraît bien
illusoire. Finalement, depuis Max Weber, rien ne
semble avoir changé : « À toutes les époques de
l’histoire, cette fièvre d’acquisition sans merci, sans
rapport avec aucune norme morale, s’est donné libre
cours chaque fois qu’elle l’a pu. Semblable en cela à la

1. Émile Durkheim, De la division du travail (1893), livre I : « Préface à la


seconde édition ».

102
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
guerre et à la piraterie, le commerce libre s’est souvent
révélé dépourvu de frein moral dans ses rapports avec
les étrangers ou avec ceux qui n’appartenaient pas au
même groupe. »1 Il faut donc se prémunir du « libre
cours ». Et qui mieux que l’État pour cela ? Que des
philosophes ou des hommes politiques en appellent à
un « État fort », rien de très surprenant. Personne n’a
oublié le mot de Pierre Mendès France, en 1929, au
sortir du krach financier : « L’État fort contre l’argent
fort. » Plus près de nous, le philosophe allemand Jürgen
Habermas l’a souvent répété : il n’y a pas d’« aventure
démocratique » sans un État fort. Et « la politique doit
se demander si, à force de plier l’échine devant la déré-
gulation économique, elle n’est pas en train de se liquider
elle-même »2. Pour le philosophe, nul doute que la mon-
dialisation augmente le besoin d’État. Sans un État
fort, les procédures démocratiques mises à disposition
des citoyens « tournent à vide ». La défense des libertés
du citoyen s’appuie considérablement sur les « fonc-
tions et la liberté d’action de l’État ». Serait-ce donc la
fin de l’utopie mondialiste libérale ? La fatigue des glo-
balisés se ferait-elle sentir ?
Les récentes déclarations des experts de la Banque
mondiale semblent souligner une certaine fatigue de
la part des globalisés : « Les risques de la mondialisa-
tion financière, écrit Roberto Zagha3, ont été sous-
estimés et les gains surestimés » ; « Le système com-

1. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Presses


Pocket, réed. 1998.
2. Jürgen Habermas, Une époque de transitions. Écrits politiques, 1998-2003,
Paris, Fayard, 2005.
3. Roberto Zagha, « Economic growth in the 1990s : Learning from a
decade of reform ».

103
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
mercial mondial affiche toujours un biais anti-
pauvres. » « La stabilité d’une économie ne se résume
pas à la lecture superficielle de la taille du déficit bud-
gétaire. » Non seulement le rapport de Roberto Zagha
soutient qu’il faut travailler à une « gouvernance au
service d’une meilleure consolidation des services
publics », mais encore il juge « les attentes concernant
l’effet des réformes sur la croissance » proprement
« irréalistes » et en appelle à la transition régulatrice de
la mondialisation. Pascal Lamy lui-même renchérit :
nous sommes dans un « trou de gouvernance »,
« quand les développements du capitalisme de marché
vont plus vite que la capacité à en traiter les consé-
quences, c’est-à-dire à les encadrer par des règles
communes »1.
Ainsi, l’expert de la Banque mondiale, le direc-
teur général de l’Organisation mondiale du Com-
merce (OMC) rejoindraient le point de vue des philoso-
phes et des politiciens de gauche pour penser
autrement la mondialisation de demain et le compro-
mis social-économique : il ne s’agirait plus de penser
« la société au service de l’économie mais l’économie
au service de la société ». Pour cela, Robert Salais,
directeur du laboratoire Institutions et dynamiques
historiques de l’économie, préconise d’abandonner
les politiques économiques basées sur une vision uni-
latérale de la croissance. La « politique économique et
monétaire devrait offrir un cadre propice au plein-
emploi qui dépasse les limites inhérentes à une pensée

1. Pascal Lamy, « L’Europe et le monde », Projet, CERAS, mai 2005.

104
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
centrée sur les taux, qu’ils soient d’emploi, d’intérêt
ou de croissance ». Pour qu’éthique et économie mar-
chent ensemble, l’économie doit se définir comme
« l’accroissement des possibilités pour chacun de
satisfaire ses aspirations fondamentales et non comme
simplement le fait de la croissance »1.
Robert Salais s’appuie ici sur la thèse d’Amartya
Sen qui considère qu’on « est légitimement en droit
d’attendre d’une société développée, riche et haute-
ment productive qu’elle nous permette d’avoir la
liberté réelle de choisir son mode de vie ». Avec Amar-
tya Sen, la démocratie n’est pas seulement de
« droits », de « chances » ou de « possibles ». Elle est
celle des capabilities (ou capacités) – autrement dit,
non pas seulement celle des droits mais celle de la
jouissance réelle de ces droits. Pour l’économiste
nobélisé, le « développement consiste à surmonter
toutes les formes de non-libertés, qui restreignent
le choix des gens et réduisent leurs possibilités
d’agir »2. Les théories économiques traditionnelles
supposent à tort que les individus possèdent une égale
capacité de jouissance des biens et ressources possé-
dés. En interrogeant l’inégalité des opportunités réel-
les des personnes, Amartya Sen déconstruit une telle
fiction d’égalité. En ce sens, la pauvreté est moins un
revenu faible qu’une privation de capacités et la
liberté « une vie de qualité » qui porte en elle toutes

1. Robert Salais, « Le projet européen à l’aune des travaux de Sen », Éco-


nomie politique, no 27, 2005.
2. Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice,
liberté, Paris, Odile Jacob.

105
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sortes d’opportunités. En ce sens, Amartya Sen
entend reposer l’éthique au fondement de l’économie.
« Les objectifs à atteindre doivent traduire de manière
adéquate les possibilités de vie et de travail qu’il est
légitime d’attendre d’une société au stade de dévelop-
pement qu’elle a atteint. »
Ainsi, donc, selon Amartya Sen, chaque citoyen
doit avoir dans nos sociétés le « droit à un emploi de
qualité ». On ne peut pas jouer, poursuit Robert
Salais, avec le « droit fondamental » pour tout
homme, dans des sociétés comme les nôtres, d’« exer-
cer une profession librement choisie ou acceptée ».
Avec Alain Supiot, auteur d’un rapport consacré à la
« transformation du travail et au devenir du droit du
travail en Europe » (1998), ils avaient même déclaré
que la « promotion des capacités des personnes et de
leurs libertés réelles devrait figurer dans les objectifs
constitutionnels de l’Europe, le niveau d’emploi
n’étant qu’un moyen parmi d’autres au service de
cette fin ». Rappelons que, pour ces derniers, la
mondialisation économique augmente le taux global
d’emploi autant que la précarisation. En ce sens, le
système est inepte au point de vue économique car
« l’augmentation du taux d’emploi associée à la préca-
risation généralisée n’améliore pas les recettes fiscales
et sociales, mais les dégrade, compte tenu des multi-
ples exonérations et incitations financières ». Pour
preuve, les deux économistes citent l’exemple sui-
vant : l’Unedic a calculé récemment que, sur une base
annuelle, les contributions au régime d’assurance
chômage en provenance de l’emploi précaire (intérim,

106
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
contrats à durée déterminé...) s’élèvent à 1,5 milliard
d’euros. Les indemnités versées aux chômeurs venant
de l’emploi précaire se montaient, en revanche, à
environ 7 milliards d’euros. Le manque à gagner de
5,5 milliards représente la moitié du déficit total de
l’Unedic (11 milliards en 2004)1.
Une des premières résolutions à prendre pour
extraire le monde du travail du mécanisme pervers
dans lequel le capitalisme financiarisé l’a propulsé
consiste à déconstruire une fois pour toutes le
« mythe des 15 % de rentabilité », ou ce que Patrick
Artus et Marie-Paule Virard appellent encore « la dic-
tature du Return on equity (ROE) »2. L’actionnaire
exige un ROE (ou rentabilité des fonds propres) sans
aucune référence ni au taux de l’inflation ni au taux
de croissance de l’économie. Quand on lit les récen-
tes déclarations du président de la Deutsche Bank,
Josef Ackermann, promettant à ses actionnaires au
début 2005 un ROE de 25 %, on reste dubitatif. Ger-
hard Schröder, très remonté, lui aurait pourtant
demandé de « réfléchir à ses devoirs envers son per-
sonnel comme envers la nation ; Ackermann assortis-
sait en effet cet engagement d’une autre promesse : la
suppression ou la délocalisation de 10 % des effectifs
de la banque, soit 6 400 emplois, dont le tiers en
Allemagne »3.

1. Robert Salais, « Le projet européen à l’aune des travaux de Sen », Éco-


nomie politique, no 27, 2005.
2. Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Le capitalisme est en train de s’auto-
détruire, Paris, La Découverte, 2005, p. 72.
3. Ibid., p. 72-73.

107
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
En effet, les nouvelles règles comptables condui-
sent, de façon aberrante, à ne juger les comptes que
sur le court terme. Il apparaît donc urgent, selon
Patrick Artus, de mettre en place « un autre cadre
réglementaire et comptable qui change de rythme ».
« On comprend aisément, poursuit-il, que les SICAV
aient besoin d’être évaluées au jour le jour, mais cela
n’est pas indispensable pour une société industrielle.
Pourquoi publier les résultats trimestriels d’une firme
pharmaceutique ? Certaines entreprises, d’ailleurs, s’y
refusent, comme Porsche, et, que je sache, ne s’en
portent pas plus mal. »1 Conscient de la nécessité de
modifier les critères actuels de la régulation, Jean Pey-
relevade, auteur d’un essai consacré au capitalisme
t ot a l 2, propose également de « favoriser par des dis-
positions réglementaires et éventuellement fiscales un
allongement de la durée de détention des actions pour
l’harmoniser avec l’horizon de développement des
entreprises ». Mais pour cela, poursuit-il, « il faudrait
que les hommes politiques soient conscients des
enjeux et prêts à se confronter avec l’industrie finan-
cière dont la capacité de lobbying est considérable. Il
faut ensuite supprimer les stock-options et les distri-
butions d’actions gratuites pour déconnecter la rému-
nération des patrons et des cadres supérieurs de tout
élément boursier. Quitte à les intéresser au résultat de
l’entreprise, car il s’agit alors d’une référence au réel
et non à son reflet boursier ». D’autres encore, comme

1. In L’Express du 20 octobre 2005.


2. Jean Peyrelevade, Le capitalisme total, Paris, Le Seuil, 2005.

108
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’économiste Jean-Luc Gréau, proposent de « créer au
niveau européen des fonds de placement destinés à la
détention durable du capital des entreprises par un
mécanisme contractuel entre ces fonds et les entre-
prises »1. En d’autres termes, il apparaît urgent de
créer un « contrat de confiance » avec les actionnaires,
pas seulement avec les fournisseurs. « Une sorte de
charte des actionnaires pour des stratégies à long
terme. » Les pistes de solution sont donc multiples.
On a souvent opposé la première phase de la mon-
dialisation à celle que nous vivons actuellement. On
oublie trop souvent que le paupérisme se révèle,
dès 1820, la face sombre d’un État de droit promu à
une forte industrialisation. La misère de masse semble
alors s’inscrire dans le développement même de la
modernité mais les classes dirigeantes se refusent à en
faire un problème politique et laissent à la philan-
thropie patronale le soin de régler le problème
d’une insécurité sociale de plus en plus dramatique.
De 1820 à la fin de la IIIe République, la question
sociale va petit à petit quitter la sphère de la philan-
thropie libérale et devenir la question ouvrière à part
entière. Autrement dit, les questions sociales fondent
toujours leur genèse sur l’inégalité. Qui sait s’il n’est
pas temps de penser les « questions sociales » du
XXIe siècle..., celles qui doivent s’attaquent à la révolu-
tion postindustrielle et à son projet d’hyperfinan-
ciarisation ? À ce propos, le fait que la tradition phi-
lanthropique revienne au goût du jour n’est pas un

1. Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Paris, Gallimard, 2005.

109
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
signe anodin. Il n’est pas sûr qu’il faille se réjouir que
la Fondation Bill & Melinda Gates, créée en 2000,
disposant de quelque 28,8 milliards de dollars, ait des
fonds supérieurs aux dépenses de l’Organisation mon-
diale de la santé. Laisser le soin à des Warren Buffett
(qui vient d’annoncer le versement de 37 milliards de
dollars à la fondation de Gates) de corriger les effets
de la mondialisation s’apparente plutôt à une forme
de régression.
S’il n’a échappé à personne que, pour lutter
contre l’insécurité civile, un État de droit fort est
nécessaire, il ne devrait échapper également à per-
sonne que, pour lutter contre l’insécurité sociale, un
État social fort est nécessaire. Ainsi, défendre les
sécurités civile, sociale et professionnelle reste très
certainement, pour la société d’individus qui est la
nôtre, le projet politique de la démocratie moderne.
Dans un article intitulé « La sécurité sociale profes-
sionnelle comme alternative à la précarisation »1,
Christophe Ramaux souligne que « les mobilités se
sont transformées, on est passé d’un régime de mobi-
lité volontaire (démissions) durant les Trente Glo-
rieuses à un régime de mobilité contrainte (licencie-
ment et surtout précarité) avec le chômage de
masse ». Il s’agit donc, désormais, de se demander,
écrit encore Gérard Alezard, « comment sécuriser les
parcours, préserver les expériences, reconnaître les
compétences et les qualifications dans une évolution
de carrière qui soit fondée sur des garanties et

1. « La droite contre la société », Mouvements, no 35, 2004, p. 62-71.

110
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
laissent une liberté de choix aux salariés. Évidem-
ment, poursuit-il, il faut aussi parler des choix de
gestion car une sécurité sociale professionnelle ainsi
conçue ne peut fonctionner qu’avec des droits d’inte-
rvention des salariés sur les choix et les décisions
stratégiques de l’entreprise »1. D’autres encore propo-
sent de prendre exemple sur le principe du pollueur-
payeur pour introduire celui du précarisateur-payeur.
Faut-il en conclure que ces pratiques managériales
pollueraient la société et causeraient quelques ravages
sur notre écosystème sociétal ?
En effet, inféodé à l’idéologie de la rentabilité, le
monde du travail n’est plus celui de l’autonomisation
de l’individu. Rien de mieux que les techniques de
management pour asservir les travailleurs, légitimer
un nouvel ordre des dominants et travestir l’idée
même de règles. S’il est vrai, comme le souligne le
sociologue Émile Durkheim, que « la vraie liberté
individuelle ne consiste (...) pas dans la suppression
de toute réglementation, mais est le produit d’une
réglementation », il est également vrai qu’il faut tou-
jours se soucier de vérifier la légitimité de ceux qui
font la règle. La règle, pour être juste, ne profite
jamais aux dominants. La règle n’a de valeur que pour
réintroduire l’égalité qui n’est pas dans la nature : « Je
ne puis être libre, écrit Émile Durkheim, que dans la
mesure où autrui est empêché de mettre à profit la
supériorité physique, économique ou autre dont il
dispose pour asservir ma liberté, et seule la règle

1. Ibid., p. 64.

111
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sociale peut mettre obstacle à ces abus de pouvoir. On
sait maintenant quelle réglementation compliquée est
nécessaire pour assurer aux individus l’indépen-
dance économique sans laquelle leur liberté n’est que
nominale. »1
CYNTHIA FLEURY

1. Émile Durkheim, De la division du travail (1893), Livre I : « Préface à la


seconde édition ».
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
« Libérisme » contre libéralisme

Moins de vingt ans après la chute du Mur, le libéra-


lisme suscite en France beaucoup d’interrogations.
Avec la victoire du « non » lors du référendum euro-
péen, le constat serait désormais clair : la France refu-
serait le libéralisme triomphant dans le reste de
l’Occident. La critique de cette pensée serait même
plus prononcée dans l’Hexagone que celle du capita-
lisme lui-même, comme si le débat s’était étrangement
déplacé. Une certaine littérature altermondialiste se
déclare, par exemple, « antilibérale » mais non « antica-
pitaliste »1. Les évolutions du système capitaliste, les
espoirs suscités par la révolution numérique, le rêve
d’une société individuelle et horizontale permettant de
briser la fameuse « cage de fer » (M. Weber) des
anciennes organisations publiques ou privées, ont
favorisé cette évolution paradoxale. En outre, en sup-
primant en apparence les classes (notamment la classe
ouvrière), le « nouveau capitalisme » (R. Sennett)

1. V. « Antilibéralisme/anticapitalisme : même combat ? », Alternative liber-


taire du 18 mars 2001.

113
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
aurait comme « cassé » le ressort historique le plus
puissant de ses anciens adversaires. Aujourd’hui, la cri-
tique du capitalisme doit prendre des chemins d’autant
plus sinueux qu’étrangement il trouve même des alliés
insoupçonnés. L’éloge du « nomadisme » des marchés,
fait en son temps par Jacques Attali, participe de cette
défense « de gauche » du marché1, susceptible
d’empêcher le retour de l’ordre moral, le repli identi-
taire ou l’intégrisme religieux. Puisque le rêve de
détruire le capitalisme, en instaurant le socialisme,
n’est plus de saison, il conviendrait, pour certains,
de l’amender : c’est l’idéal du « populisme » améri-
cain2, en phase avec une France historiquement
imprégnée de l’idéal (jacobin ou « républicain ») du
« petit propriétaire »3.
Le capitalisme trouve même des « alliés objectifs »
– momentanés, il est vrai – chez des penseurs révolu-
tionnaires, comme Toni Negri. Dans Empire, cet
ancien inspirateur des groupuscules révolutionnaires
des années de plomb se fait le défenseur des marchés,
en raison de leur puissance « destructrice ». Son pro-
pos rejoint celui de Marx : « Je vote pour le libre-
échange. »4 Contre la tradition, la religion, la famille
traditionnelle, l’État-nation, la première force révolu-

1. Jacques Attali, L’homme nomade, Paris, Fayard, 2003.


2. Le terme doit être pris dans son sens américain. C’est la thèse que défend
par exemple C. Lash, Le seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et
de ses critiques, Paris, Flammarion, 2006 (v. chap. V : « La campagne populiste
contre le progrès »).
3. Sur l’idéal jacobin, v. Julien Boudon, Les Jacobins. Une traduction des prin-
cipes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, LGDJ, 2006 ; plus largement, P. Pettit,
Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Gallimard, 2004.
4. V. son Discours sur le libre-échange (1848).

114
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tionnaire reste le marché1. Le libéralisme ne bénéficie
pas des mêmes attentions. On peut dire, sans erreur,
que la France est majoritairement républicaine, au
sens commun du terme, et aussi au sens où l’entend la
philosophie anglo-saxonne2, mais elle n’est pas libé-
rale. Le politilogue Ezra Suleiman décèle dans notre
pays l’existence d’un « antilibéralisme spontané de lar-
ges franges de la société, inculqué dès le plus jeune
âge »3. Il est vrai que ceux qui prétendent défendre le
libéralisme ne lui rendent pas toujours les meilleurs
services, en confondant souvent, volontairement ou
non, des penseurs aussi divers que Montesquieu,
Smith, Tocqueville, Bastiat, Dunoyer, J. S. Mill, Aron,
Hayek, etc., chaque nom servant, à la commande, à
défendre un point de vue spécifique. En France, les
réformes dites « libérales » sont généralement prônées
par un certain langage qui cultive, depuis les physio-
crates du XVIIIe siècle, un style péremptoire et apocalyp-
tique, contribuant, rappelle P. Raynaud, à aggraver « le
problème qu’il prétend résoudre, dans la mesure où
l’actuelle galaxie altermondialiste et radicale s’est
formée et s’est développée en réaction à la façon dont
les élites, à partir de 1984, se sont systématiquement
appuyées sur la référence à la contrainte extérieure »
pour chercher à faire accepter des changements
qu’elles n’osent pas défendre4. Mieux, certains défen-

1. Toni Negri et Michael Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000.


2. V. J. A. G. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997.
3. Il ajoutait qu’en France « le beau mot de “libéral” est presque devenu une
insulte ! » (Le Figaro, 10 mars 2006).
4. P. Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolu-
tion, Paris, Autrement, 2006, p. 195.

115
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
seurs du libéralisme entretiennent, souvent à leur insu,
cet antilibéralisme. Dans un colloque récent, sur la
question : Qu’est-ce que le libéralisme économique ?, un
professeur d’Harvard pouvait par exemple affirmer
qu’« une démocratie plus forte retarde à terme la crois-
sance »1 (sic). Comme la question démocratique cons-
titue, on le sait depuis Tocqueville, le cœur des préoc-
cupations des sociétés modernes (où prévaut l’égalité
des conditions), il n’est guère besoin d’aller faire ensuite
la « psychanalyse de l’antilibéralisme » pour expliquer
pourquoi cette pensée reste en France si étrangement
impopulaire2. Mais s’agit-il bien là de « libéralisme » ?
On finit par s’interroger : le libéralisme, pour quoi
faire ? La démocratie ? La croissance ? La liberté, mais
laquelle ?
Peut-être n’a-t-il jamais été aussi nécessaire de
s’interroger sur le sens même du libéralisme. Le mot
a toujours été polysémique et il l’est d’autant plus
aujourd’hui qu’il est devenu une des pensées majeures
du monde contemporain, au point de se diluer dans
ses multiples facettes. D’ailleurs, des deux côtés de
l’Atlantique, le terme « libéral » est condamné pour des
raisons diamétralement opposées3. Depuis longtemps,
la science politique ne favorise pas cet éclaircissement
parce qu’elle est rétive aux classifications en histoire
des idées, et il est vrai que souvent les entreprises

1. Les Échos du 12 mai 2006.


2. V. l’intéressant Psychanalyse de l’antilibéralisme. Les Français ont-ils raison
d’avoir peur ?, dir. C. Stoffaës, Paris, Saint-Simon, 2006.
3. Pour la critique des liberals américains, voir A. Laurent, Le libéralisme
américain, Paris, Belles Lettres, 2006.

116
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
s’avèrent décevantes. Notre propos n’est pas de distin-
guer des doctrines assez proches qu’on regroupe sous
les termes de « libéralisme », « contractualisme », « uti-
litarisme » et même « communautarisme ». Toutes ces
nuances ont leur importance épistémologique (notam-
ment le communautarisme des Walzer, Taylor ou San-
del s’oppose au libéralisme traditionnel), mais elles ont
en réalité une faible portée politique. Comme le remar-
quait Philippe Raynaud, « la plupart des critiques
“communautaristes” du “libéralisme” (...) ne font une
critique philosophique du libéralisme que pour mieux
défendre son programme politique »1.
La vraie source de confusion, quand on aborde la
question du libéralisme, tient à l’articulation mal maî-
trisée entre libéralisme politique et libéralisme écono-
mique. Dans le langage commun, il est d’usage, sur-
tout en France, d’opposer le libéralisme politique au
libéralisme économique. Quand ils ne condamnent
pas d’un bloc le « libéralisme », certains auteurs
s’attachent à différencier libéraux politiques et écono-
miques, soulignant le peu de sympathies entre les
deux2. Il n’est pas rare, non plus, de voir des intellec-
tuels refuser, sans réflexion théorique élaborée, le
terme « libéral » car il serait « associé, contrairement
aux États-Unis, aux partisans du libéralisme écono-
mique »3. Selon un lieu commun, le libéral politique

1. V. art. « Libéralisme », Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006,


p. 703.
2. V. F. Mélonio, in Les libéralismes, la théorie politique et l’histoire, Amster-
dam, Amsterdam University Press, 1994, p. 38.
3. V. par ex. F. de Singly, Politique de l’individualisme, Paris, Textuel, 2005,
p. 115.

117
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
se soucierait des conditions de la liberté individuelle
et politique ; l’autre, de celle des mécanismes du mar-
ché et de la richesse. Les économistes libéraux et leurs
disciples ont parfaitement raison de souligner que
cette distinction, entendue ainsi, n’a pas de sens1.
Peut-on envisager une société libérale sans la liberté
d’entreprendre et la concurrence ? On sait depuis
Montesquieu que, sans liberté économique, la liberté
politique est en péril. Si, à l’inverse, la liberté écono-
mique peut se passer de la liberté politique (le Chili
de Pinochet et des Chicago boys l’a tristement démon-
tré), il n’en demeure pas moins vrai que la liberté éco-
nomique fait partie des libertés qu’un libéralisme poli-
tique se doit de défendre. C’est le « liberté en tout » de
Benjamin Constant. Mais, en s’arrêtant là, comme ils
le font le plus souvent, les économistes libéraux n’ont
épuisé qu’une partie du sujet.
La complexité du débat vient du fait que, si la
liberté économique au sens large (libre échange et
concurrence) est nécessaire à la cause de la liberté,
elle ne saurait à elle seule l’épuiser. Car libéralisme
politique et libéralisme économique ont un autre
sens. Le « libéralisme économique » de l’école man-
chestérienne et de ses héritiers, ce que Raymond Aron
appelait l’« économisme », ne se limitait pas à plaider
simplement pour la liberté des acteurs économiques.
Il fut une idéologie au sens plein du terme. Louis
Dumont a résumé le « libéralisme » de l’économie

1. V. A. Laurent, La philosophie libérale. Histoire et actualité d’une tradition


intellectuelle, Paris, Belles Lettres, 2002, chap. 11.

118
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
politique classique : « Contrairement à ce que son
nom suggérerait, c’était une doctrine intolérante,
excluant toute intervention de l’État, une doctrine
selon laquelle, le libre jeu de l’économie étant une
condition de l’ordre, toute interférence était néfaste.
L’institution centrale était le marché, le marché était
considéré comme autorégulateur, et la société devait
s’y soumettre quoi qu’il arrive. »1 C’est ainsi qu’elle a
pu se présenter à une certaine époque du XIXe siècle
quand, par exemple, un Malthus ou un Dunoyer évo-
quaient le caractère « naturel » de la pauvreté2. À
l’inverse, le libéralisme politique peut, comme le libé-
ralisme économique, reposer sur des principes abs-
traits (droit naturel), mais il peut, comme chezRay-
mond Aron par exemple, s’appuyer sur une
philosophie de l’histoire. L’homme est historique et la
liberté relève donc d’une action contingente dans
l’histoire, elle n’est pas fondée sur des principes abs-
traits. Ainsi, pour un Aron, du primat de l’histoire
découle le « primat du politique » et, dans ce cadre,
son libéralisme prend une tout autre dimension3. Il
englobe le libéralisme économique, pour le dépasser,
en considérant que le marché est de l’ordre des
moyens et non des fins (contrairement à l’école d’un

1. V. sa passionnante introduction au livre de K. Polyani, La grande transfor-


mation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Paris, 1983,
p. VI.
2. D’ailleurs, après 1945, même les plus « libéraux », comme Hayek, ont pris
les précautions nécessaires à leur libéralisme économique. On a cru, jusqu’aux
années 1980, être entré dans un « monde postlibéral » qui semble s’être achevé
avec la chute du Mur mais dont l’évolution était en germe dans les années 1980.
3. V. la mise au point très éclairante de N. Baverez, Aron. Penser la liberté,
penser la démocratie, Paris, Gallimard, 2005, p. 16 et s.

119
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Hayek, qu’Aron respecte tout en le critiquant)1. C’est
peut-être d’ailleurs parce que la société de marché
peut se concilier avec toute forme de régimes (garan-
tissant ou non la liberté) que le « clivage déterminant »
se situe à un autre niveau.
Comme on le voit, les critères de la distinction relè-
vent d’une conception éthique ; ce débat essentiel n’a
jamais été mieux posé, selon nous, qu’au milieu des
années 1930, non par un Français (cela permettra de
rassurer ceux qui ne voient dans la critique de l’« écono-
misme » qu’une marque de l’« exception française »),
mais par le philosophe libéral italien Benedetto Croce,
au cours d’une polémique qui l’opposait à l’économiste
Luigi Einaudi, futur président de la République ita-
lienne, débat que Nadia Urbinati a bien mis en relief 2.
Le débat se situe, comme on l’aura compris, au sein du
courant « libéral ». Croce distingue le libéralisme et le
libérisme. Ils ont, au départ, « un même caractère et une
même origine ». Ils partagent la conviction que « la
vérité n’est pas quelque chose de tout fait, mais un pro-
cessus en devenir constant ». Ils refusent la volonté
autoritaire de fixer par avance « la façon dont les hom-
mes doivent penser et agir », politiquement ou écono-
miquement. Comme on le sait, le libéralisme est une
doctrine des droits, établissant une distinction irréduc-
tible entre l’État et la société, refusant d’absorber la
liberté de l’individu dans la volonté de l’État (même
instituée en « volonté générale » dans la tradition
1. V. P. Manent, Les libéraux, Paris, Gallimard, 2001, p. 833 et s.
2. B. Croce, L. Einaudi, Liberismo e liberalismo, Milano-Napoli, Gallimard,
1927 ; un extrait de ce texte complexe, qui condamne le libérisme comme le
socialisme libéral, a été traduit dans l’anthologie de M. Canto-Sperber et pré-
senté par Nadia Urbinati (Le socialisme libéral, Paris, PUF, 2003, p. 132 et s.).

120
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
« républicaine » si présente en France). Pour cette rai-
son, libéralisme et libérisme font le pari de l’homme et de
sa liberté, notamment économique : « Le libéralisme,
dit Croce, exclut toute réglementation autoritaire de
l’action économique car il considère une telle régle-
mentation comme responsable du tarissement des
facultés inventives de l’homme. »1 Mais le libéralisme
ne saurait être compris comme un simple programme
d’économie de marché. C’est là l’erreur du libérisme
qui, de principe économique légitime, tend indûment à
se constituer en « loi suprême de la vie sociale ». On a
affaire dans ce cas à une « tentative d’usurpation », dit
Croce. De simple doctrine économique, le libérisme se
convertit « en morale hédoniste et utilitaire qui consi-
dère la satisfaction maximale des désirs en tant que tels
comme un critère du bien ». Croce met ici en valeur
l’illusion « libérale » de neutralité vis-à-vis des différen-
tes conceptions du Bien, les ressources étant rares et
nécessitant toujours des arbitrages. Dans la grande tra-
dition d’Aristote, Croce rappelle cette évidence philo-
sophique oubliée : c’est l’Utile qui est au service du
Juste et le Juste au service du Bien2.
L’idéal de liberté place la vie morale au-dessus de la
vie économique pour édifier une société, au sens plein
du terme.
Croce souligne qu’il y a une éthique de la liberté
que le discours libériste ignore, voire nie le plus sou-
1. Pour cette raison, Croce rejette non seulement le socialisme, mais
« l’éthique et la politique autoritaires qui sont au principe du socialisme ».
2. On laissera de côté ici les débats contemporains autour de l’éthique du
bien et de l’éthique du juste. Il s’agit en effet d’une problématique interne aux
théories morales (v. R. Ogien, La panique morale, Paris, Grasset, 2004 ; M. Mar-
zano, Je consens, donc je suis. Éthique de l’autonomie, Paris, PUF, 2006).

121
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
vent. Aussi, au nom même de la liberté, « il peut se
faire – cela se passe ainsi en fait – qu’à travers cette
mise à l’épreuve le libéralisme reprenne à son compte
la majeure partie des exigences et des dispositions du
libérisme, auxquelles la civilisation doit tant de bien-
faits ; cependant, il le fait non pour des raisons écono-
miques mais pour des raisons éthiques ». Mais il se
peut donc aussi qu’il sacrifie une liberté économique
à une liberté « supérieure ». Croce utilise une méta-
phore quantitative : « Au nom des mêmes motifs, le
libéralisme éthique repousse ou restreint (...) des
demandes qui (...) s’opposent en fait à la liberté,
ou (...) sacrifient une liberté accrue à une liberté infé-
rieure » ; aussi peut-il, par exemple, justifier l’in-
gérence possible (mais non souhaitable) de la sphère
politique dans la vie sociale et économique lorsqu’il
s’agit d’un refus « de la morale utilitariste par laquelle
le libérisme a été contaminé dans le passé et dont il
n’est pas toujours indemne ». Réduire l’homme à
l’homo œconomicus est devenu aujourd’hui l’une des
erreurs les plus répandues, surtout dans les sociétés
occidentales où, depuis la chute du Mur, l’idéologie
du marché n’a plus de concurrence et se retrouve
dans la position dominante qu’elle avait à l’ère man-
chestérienne. « C’est la transformation injustifiée du
principe économique du libérisme en loi sociale » qui,
pour Croce, explique la nécessité de nier ce principe
et de le distinguer de la doctrine libérale1. Ainsi, le

1. Liberismo e liberalismo, in M. Canto-Sperber, op. cit., p. 133. Par exemple,


aujourd’hui, la question d’un « protectionnisme raisonnable » se pose dans cer-
tains cas, malgré le dogme dominant.

122
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
libéral inclut la question de la liberté économique
dans ses préoccupations, sans confondre les moyens
avec la fin, là où le libériste fait de cette liberté écono-
mique le palladium de son engagement. La nuance
introduite par Croce aura un tel succès en Italie qu’on
désigne aujourd’hui un partisan de Berlusconi sous le
nom de « libériste », évitant l’expression vide de sens
d’ « ultra libéral » ou de « néolibéral », et laissant au
mot libéral le sens qu’il pouvait avoir pour un Toc-
queville ou un Aron.
En partant de l’archéologie de la pensée libérale, il
est intéressant de constater la pertinence de la distinc-
tion de Croce et l’existence de ce conflit latent entre
libérisme et libéralisme qui se fait jour dès l’émergence
de cette doctrine. Cette clé de lecture permet de
mieux reconsidérer les enjeux du combat libéral. Ces
enjeux, dont l’actualité est redevenue grande, ont été
souvent occultés en raison du lien étroit (mais souvent
mal apprécié) qui existe, dès le XVIIIe siècle, entre le
jeu du marché et la question de la liberté. S’il ne se
limite pas à un simple refus du Politique (n’oublions
pas son apport au constitutionnalisme moderne), le
libéralisme se singularise, il est vrai, avant tout par
une réflexion approfondie sur la « neutralité », en éta-
blissant cette fameuse distinction entre l’individu et le
Pouvoir. La liberté du citoyen prend place « par la
neutralisation de la politique »1. Et, dans cette pers-
pective, la question de l’économie a indéniablement
joué un rôle moteur au service du projet libéral. C’est

1. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, 1987, p. 134.

123
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
le grand mérite de la thèse célèbre d’A. O. Hirschman
d’avoir, dans Les passions et les intérêts, montré qu’à
l’origine du capitalisme il y eut cette conviction que le
goût de l’argent était, des trois grandes concupiscen-
ces condamnées par l’Église (sexe, pouvoir et argent),
celle qui pouvait avoir une fonction régulatrice1.
L’ « intérêt », cette « passion » dite rationnelle qui se
résumait à la recherche du profit personnel, pouvait
calmer les autres passions, notamment celle du pou-
voir, mais aussi du sexe (vision puritaine du travail).
C’est la thèse fameuse du « doux commerce », envi-
sagée en Angleterre d’une manière naïve par le doc-
teur Johnson2 et, avec une profonde conviction théo-
rique, en France, par Montesquieu.
Toute la célèbre réflexion de l’auteur de L’Esprit des
lois sur la « limitation du pouvoir » vise en effet un
objectif bien précis et différent de celui des Anciens :
donner aux citoyens l’ « indépendance » nécessaire
pour qu’ils puissent s’adonner à leurs propres activités,
notamment dans les domaines étrangers au pouvoir
(les arts et le commerce). L’idée est d’établir des liens
pacifiques entre les hommes et éviter les moyens
contraignants du pouvoir. On compte davantage sur
l’activité privée plutôt que sur la « vertu » antique (par-
ticipation politique des citoyens), reprise par la tradi-
tion « républicaine » (Pocock). Pour Montesquieu,
1. La place manque pour revenir sur cette question essentielle dans la nais-
sance du capitalisme qui va bien au-delà de la simple « éthique du protestantisme »
mise en avant par une interprétation rapide de Max Weber (v. A. O. Hirschman,
Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée,
Paris, PUF, 1980).
2. « Il est peu de façon plus innocente, disait Johnson, de passer son temps
que de l’employer à gagner de l’argent » (cité par Hirschman, op. cit., p. 56).

124
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
cette évolution des choses est une garantie essentielle
de la liberté dans la mesure où, en observant l’Angle-
terre, il est convaincu que le commerce est un des meil-
leurs remparts contre le despotisme. « Le commerce
guérit des préjugés destructeurs, écrit Montesquieu ;
et c’est presque une règle générale que, partout où il y a
des mœurs douces, il y a du commerce ; et que, partout
où il y a du commerce, il y a des mœurs douces »
(XX, 1). Cela conduit Montesquieu à faire une analyse
du commerce dans une perspective directement poli-
tique, et ses réflexions, souvent oubliées, restent cen-
trales pour saisir l’articulation future du libéralisme.
Montesquieu n’élabore pas une science économique
autonome (il faudra attendre les physiocrates et Adam
Smith pour que soit pensée l’autonomie absolue de la
sphère économique), parce que, selon lui, la prise en
considération des logiques économiques doit rester
« enchâssée » dans l’ensemble des rapports sociaux. Le
risque est grand, sinon, de voir le « doux commerce » se
transformer en une logique instrumentale susceptible
de dissoudre la société. Il en donne une raison très
simple : « Si l’esprit de commerce unit les nations, il
n’unit pas de même les particuliers » (XX, 2). En
d’autres termes, dès les premiers écrits « libéraux », il
est très clairement établi que la liberté du commerce
est ambiguë : propice à combattre le despotisme, elle
est aussi porteuse des mécanismes de « dissolution »
sociale. Or Montesquieu est, comme tous les grands
penseurs politiques, particulièrement soucieux de
cette question (qui ne se pose pas seulement dans les
temps démocratiques). Ce point essentiel a été volon-

125
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tairement négligé par A. O. Hirschman pour les
besoins de sa thèse. L’auteur se borne à souligner que
l’éloge du négoce ne va pas chez Montesquieu « sans
quelques réserves »1. Mais Hirschman ne s’attarde pas
sur ces « scrupules ». Or Montesquieu insiste bien dans
son œuvre sur le caractère spécifique et inquiétant de
l’ « intérêt » que promeut le commerce : un intérêt
individuel, froid, égoïste, calculateur. Son usage fréné-
tique peut conduire à dissoudre les liens sociaux entre
les individus. Le commerce transforme les « citoyens »
en « confédérés », note-t-il en utilisant le terme grec, ce
qui revient à dire qu’il les replace dans une sorte d’état
de nature qu’il a constaté lors de son voyage en Angle-
terre : « Toutes les passions y étant libres, note-t-il, la
haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se
distinguer » détruisent les liens entre les individus
(XIX, 27)2. Ainsi s’explique chez lui la composition de
tout le livre XX, où il oscille en permanence entre
l’idée qu’il faut laisser le commerce libre, sans pour
autant lui permettre de porter atteinte à la dignité de
l’homme ou à la nature de l’État3.
Dans ce cadre spécifique, la question de l’esclavage
a pris, dans L’Esprit des lois, valeur de symbole. Au
début du XVIIIe siècle, à la faveur de la « révolution

1. Contrairement à d’autres économistes, comme Melon, Sir James Steuart


ou John Millar (Les passions et les intérêts, op. cit., p. 75).
2. Mais l’auteur de L’Esprit des lois, contrairement au courant « républicain »
(Rousseau notamment), ne croit pas qu’il soit possible de revenir à la vertu ascé-
tique des Anciens.
3. Ainsi, Montesquieu affirme que dans une République, dont le principe
est la vertu, entendue comme un esprit de frugalité, on peut prendre des lois
agraires pour rétablir la nécessaire égalité de principes (L’Esprit des lois, VII, 2). Il
en ira autrement dans la monarchie.

126
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sucrière » des Antilles, dont la richesse est désormais
essentielle dans le développement économique de la
France et de l’Angleterre, la question de l’esclavage
refait surface mais d’une manière très étrange, sous
le couvert de la « rationalité économique ». Certains
auteurs se demandent si, en raison de l’efficacité de
l’esclavage dans les colonies, il ne serait pas judicieux
de l’appliquer notamment en Europe. Pour les indus-
tries naissantes, il serait plus « utile » de disposer
d’esclaves plutôt que d’ouvriers dotés de droit. À
terme, la Nation tout entière pourrait en tirer « pro-
fit » ! Un des meilleurs « économistes » de son temps,
Jean-François Melon, se fait le porte-parole, en
France, du grand lobby colonial en abordant froide-
ment la question dans son Essai politique sur le com-
merce (1734) : « L’usage des esclaves dans nos colo-
nies, écrit Melon, nous apprend que l’esclavage n’est
contraire ni à la Religion ni à la Morale : ainsi, nous
pouvons examiner librement s’il serait plus utile de
l’étendre partout. »1 Non sans une implacable logique,
il souligne même l’inconséquence des chrétiens
d’Europe qui refusent chez eux une institution qu’ils
développent ailleurs avec profit. Montesquieu a dû
ajouter quelques chapitres particuliers à L’Esprit des
lois pour dénoncer cette logique. Il fait remarquer
qu’en matière d’esclavage on ne peut se limiter à en
apprécier l’effet global car il met en cause une ques-
tion éthique. L’esclavage est condamnable, précise

1. Essai politique sur le commerce, s.l., nouv. éd. 1736, p. 48 (c’est nous qui
soulignons).

127
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Montesquieu, parce que ceux qui le défendent ne
voudraient pas eux-mêmes être esclaves (EL, XV, 9).
L’auteur de L’Esprit des lois reformule ici la fameuse
« règle d’or » de la réciprocité, règle qu’on retrouvera,
mutatis mutandis, chez Rawls avec la fiction du « voile
d’ignorance ». Pour bâtir une société juste, il faut rai-
sonner au départ sans savoir quelle position chaque
agent va occuper... Montesquieu dénonce ainsi le
dévoiement d’une pensée qui ne raisonne qu’en termes
généraux. On touche ici un des problèmes essentiels
du libéralisme économique. En tendant constamment
à penser en termes de richesse globale, ce qui est
nécessaire pour envisager la richesse des nations,
on est conduit à réduire tout à un simple calcul
d’avantages et on oublie la prise en compte des indivi-
dus qu’on prétend défendre ! La question de l’escla-
vage met clairement en cause la divergence entre les
libéraux et ceux qui, parmi les libéristes, privilégiant la
liberté des échanges, estiment que la loi de l’utilité
doit être déclarée comme « loi suprême de la vie
sociale », pour reprendre Croce. L’esclavage est
« utile » aux colonies. Or, c’est une évidence, rappelle-
ront J. Stuart Mill ou Raymond Aron, « qu’est libre
celui qui n’est pas esclave ». Comment défendre
l’esclavage et se recommander de la liberté ? Tocque-
ville utilisera à peu près les mêmes arguments que
Montesquieu contre l’économiste libéral Charles
Dunoyer, son collègue de l’Académie des sciences
morales et politiques. Tout en dénonçant l’esclavage
contemporain, Dunoyer avait laissé entendre qu’il
avait bien pu, à une époque, être « nécessaire au déve-

128
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
loppement de l’industrie » (sic). Tocqueville répli-
quera sèchement : « Je n’admettrai point qu’un acte
injuste, immoral, attentatoire aux droits les plus
sacrés de l’humanité puisse jamais se justifier pour
une raison d’utilité. »1
On peut estimer que, bien que longtemps négligée,
cette question de l’esclavage au XVIIIe siècle n’est guère
probante, dans la mesure où l’esclavage suscite
en général une condamnation morale et juridique.
Comme le disait Ferguson, « nul, étant une personne,
ne peut, selon la formule du droit romain, devenir une
chose »2. On peut admettre, même si ce fut en vérité
plus compliqué3, que l’opposition à l’esclavage n’a pas
suscité de longs débats à partir du siècle des Lumières.
Adam Smith joua un rôle important, sur le plan intel-
lectuel, en faveur de l’abolition en affirmant que
l’esclavage est inefficace, car, « si un homme n’a pas
l’espoir d’acquérir des biens, il travaillera mal » ; Smith
en déduit alors que « le travail accompli par des hom-
mes libres coûte finalement moins cher que celui effec-
tué par des esclaves »4. Même s’il faut savoir gré à
Adam Smith d’avoir facilité, par son raisonnement
« utilitariste », la victoire de la cause abolitionniste en

1. « Ce serait, ajoute Tocqueville, admettre que la fin justifie les moyens et


c’est une maxime que j’ai toujours détestée et que je détesterai toujours (...). Ces
faits sont odieux de nos jours, ils ne l’étaient pas moins il y a trois mille ans »
(Œuvres complètes, t. XVI, p. 167-168).
2. Institutes of Moral Philosophy, Édimbourg, 1769, p. 223.
3. Burke considérait encore à la fin du XVIIIe siècle que la Traite, bien que
« peu humaine », devait être défendue au nom des intérêts commerciaux de
l’Angleterre (Hugh Thomas of Swynnerton, La traite des Noirs, 1440-1870, Paris,
Bouquins, 2006, p. 506).
4. Cité par Hugh Thomas of Swynnerton, op. cit., p. 501.

129
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Angleterre (qui abolit effectivement la traite en 1807),
une question demeure : qu’aurait-il proposé si, comme
le pensait Melon, l’esclavage et la traite lui avaient paru
plus « efficace » ? On trouvera la réponse à cette inter-
rogation en abordant la question du « paupérisme ». En
ce domaine, où le statut fondamental de personne
n’est pas violé juridiquement, on voit aussi très claire-
ment les oppositions entre libéraux et libéristes éclater
au grand jour. Rappelons brièvement que, à partir des
années 1820-18301, le « paupérisme » a surgi avec la
révolution industrielle. L’économie politique clas-
sique, grâce à Adam Smith, est désormais bien établie
en Europe et le débat tend à se clarifier par rapport à
l’époque encore confuse des combats entre néomer-
cantilistes, physiocrates et Adam Smith. Le marché
autorégulé devient dans l’Angleterre de Malthus et de
Ricardo le maître de la situation. Il repose sur les
fameux trois dogmes de l’économie politique clas-
sique : étalon-or, libre-échange et liberté du marché du
travail (le travail étant considéré comme une marchan-
dise, il doit trouver son prix sur le marché)2.
Comme on le sait, ce libéralisme économique
« pur » accompagne un formidable accroissement de
la richesse et l’apparition, dans le même temps, d’une
extrême pauvreté, inconnue dans le passé. La « méta-
morphose de la question sociale » (Robert Castel)
s’exprime notamment dans ce passage d’une pauvreté
1. Si l’on suit K. Polanyi, l’année 1834 marque la victoire totale du libéra-
lisme économique avec la disparition du système de Speenhamland, protégeant
(et contraignant) les pauvres dans les paroisses ; La grande transformation, op. cit.,
p. 365 et s.
2. La grande transformation, op. cit., p. 184.

130
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
traditionnelle, liée au non-travail (celle des vagabonds
ou des mendiants), à une pauvreté nouvelle, liée à la
liberté du marché du travail et justifiée intellectuelle-
ment (loi des salaires et loi de la population). Dans les
manufactures de textile, notamment celles de Man-
chester, les fameuses satanic mills (fabriques de
Satan)1, une nouvelle catégorie d’ouvriers apparaît. Ils
sont obligés d’accepter des salaires de misère, fixés
par la loi de l’offre et de la demande, et n’ont pas les
moyens de pourvoir à leurs besoins fondamentaux,
tandis que prospère, comme le dira Tocqueville, une
nouvelle « aristocratie manufacturière », « une des plus
dures qui ait paru sur la Terre »2. Devant l’extension
de ce « paupérisme », l’insuffisance de la charité privée
et la dissolution sociale qu’il annonce, la question se
pose de savoir si l’État doit rester indifférent. Triste
paradoxe : alors que l’économie vient d’échapper à la
politique, que le gouvernement vient de mettre fin au
vieux système paralysant de la charité légale (poor
laws), les excès de la liberté ramènent la politique
dans le jeu par le biais de la question sociale. En
Angleterre, les économistes libéraux refusent par prin-
cipe, on le sait, toute intervention étatique qui fausse-
rait le jeu de la concurrence. De tous les économistes
libéraux, Malthus est le plus ferme et le plus caricatu-
ral. La misère est une fatalité liée à une surpopulation.
L’aider serait l’encourager : « Un homme qui naît
dans un monde déjà occupé (...) si la société n’a pas

1. Une boutade anglaise de l’époque : « Qu’est-ce qu’une manufacture ?


Une invention pour fabriquer deux articles : du coton et des pauvres. »
2. De la démocratie en Amérique, II (1840), 2, 20.

131
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
besoin de son travail (...) il est réellement de trop sur
la Terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point
de couvert mis pour lui. La nature lui commande de
s’en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet
ordre à exécution. »1 Malthus compte de nombreux
adeptes dans ce qu’on appellera l’École de Manches-
ter, mais il ne faut pas croire qu’il soit dénué de relais
en France. Il n’y a pas d’opposition – sur ce point –
entre libérisme français et libéralisme anglais. En
France, les économistes libéraux de l’époque estiment
aussi que la misère ne justifie pas une régulation
étatique, elle relève de l’« ordre naturel » ; en outre,
comme elle est, selon eux, le plus souvent la consé-
quence d’une faute morale (paresse, ivrognerie,
licence, etc.), elle est « utile ». Dunoyer dit par
exemple que « la misère est un mal nécessaire (...).
Elle offre un salutaire spectacle à toute la partie
demeurée saine des classes les moins heureuses ; elle
est faite pour les remplir d’un salutaire effroi », etc.
On pourrait multiplier les prises de position en ce
domaine2. Elles confirment le « dogmatisme » de
l’économie politique classique, dont parlait Louis
Dumont, qui aboutit à scinder les riches et les pauvres
en « deux nations rivales » (Tocqueville). Même Fré-
déric Bastiat, avec son optimisme, est convaincu qu’il
faut laisser jouer la concurrence : « Les intérêts sont
harmoniques », déclare-t-il ; ainsi, il ne voit qu’une

1. Essai sur le principe de population, Londres, 1798 ; ces phrases qui avaient
fait scandale ont été retirées de la préface des éditions ultérieures.
2. V. R. Castel, La métamorphose de la question sociale, Paris, Galimard,
« Folio-Essais », 1995, chap. V, notamment p. 391 et s.

132
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
seule « solution pratique du problème social : s’abs-
tenir de contrarier et déplacer les intérêts »1. On ne
saurait revenir en détail sur la singularité de Tocque-
ville face à ce traitement du « paupérisme ». Cette
question constitue, dans son œuvre, une articulation
majeure et méconnue dans la mesure où elle répond à
une de ses hantises : la dissolution sociale2. On a sou-
vent déduit de son célèbre discours de 1848 contre le
droit au travail que Tocqueville se rangerait dans les
rangs des libéristes comme Bastiat ou Dunoyer. C’est
une erreur, car, si Tocqueville est contre la charité
légale (tout en estimant la charité privée insuffisante),
il laisse, comme Montesquieu, Véron de Forbonnais
ou Sismondi, une certaine place pour une interven-
tion étatique, non par principe, mais par éthique3.
Mais l’essentiel n’est pas ici tant sur les moyens de
lutter contre le paupérisme que sur les fondements de
cette politique. Tocqueville ne partage avec les libéris-
tes aucune de leurs convictions « philosophiques »
(ordre naturel, « harmonie des intérêts »). Il a rédigé
deux Mémoires sur le paupérisme (1835, 1837) après
son voyage en Angleterre, où il a été effrayé par la

1. Harmonies économiques (1850), in Œuvres complètes, vol. 6, p. 439.


2. V. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, op. cit., p. 228 et s. :
« L’originalité de la position de Tocqueville tient au fait qu’il accepte et même
radicalise le diagnostic réactionnaire, et que pourtant il reste aussi libéral que
Constant et bien plus que Guizot » ; v. aussi l’intéressant aperçu d’E. Keslassy,
Le libéralisme de Tocqueville à l’épreuve du paupérisme, préface de Françoise Mélo-
nio, Paris, L’Harmattan, 2000.
3. Sur Montesquieu, v. le célèbre chapitre « Des Hôpitaux » dans L’Esprit
des lois où il est d’ailleurs moins ambitieux que Boulainvilliers ; v. J. Hecht,
« Trois précurseurs de la sécurité sociale au XVIIIe siècle.... », Population, 1, 1959,
p. 73-88 ; sur Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, Calmann-
Lévy, 1971 ; sur Véron de Forbonnais, v. J. de Saint Victor, Les racines de la
liberté, Paris (à paraître), 2007.

133
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
condition des classes laborieuses. Il considère que le
paupérisme est le fruit de l’industrialisation. Puis-
qu’on ne peut combattre cette dernière, il faut au
moins tenter de limiter ses effets1. C’est la mission du
politique. Si cette intervention est possible dans son
système, c’est parce que Tocqueville ne fait pas
confiance à l’harmonie des intérêts pour y remédier,
comme il ne croit pas que la pauvreté soit dans l’ordre
naturel des choses2. On voit bien où se situe la distinc-
tion entre libéraux et libéristes. C’est cette conception
dogmatique de l’« ordre naturel », dont on peut trou-
ver la source lointaine chez Locke, qui, par glisse-
ments successifs, s’est imposée dans la pensée du libé-
risme jusqu’à en faire le fondement de sa politique3.
Ce n’est pas pour rien que, niant ce dogme, Montes-
quieu et Tocqueville se sont retrouvés comme des
précurseurs de la pensée sociologique4.
On pourrait multiplier jusqu’à nos jours ces exem-
ples de tensions entre libérisme et libéralisme au sein
de la vaste mouvance libérale. À chaque époque, des
questions fondamentales se posent qui mettent en

1. À l’inverse de la plupart des libéraux, qui, tout en étant effrayés par la


misère ouvrière, sont restés confiants dans les lois de la concurrence comme Ben-
jamin Constant. Cet optimisme de Constant le distingue plus encore de Tocque-
ville que la question de l’individualisme (sur lequel Tocqueville est aussi, comme
on sait, plus que réservé). V. P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, Paris,
Armand Colin, 1966, t. II, p. 1081-1082.
2. Il s’étonne d’ailleurs que, en Angleterre, riches comme pauvres « sem-
blent encore convaincus que l’inégalité extrême des fortunes est l’ordre naturel
des choses » (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiades », 1991, t. I,
p. 456).
3. Il a parfois pris la forme d’une théologie, comme chez Burke : « Nous
devons nous rendre compte que ce n’est pas en portant atteinte aux lois du com-
merce, qui sont les lois de la Nature et les lois de Dieu par conséquent, que nous
pouvons espérer adoucir le courroux divin » (Considérations sur la disette, 1797).
4. V. R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

134
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
lumière, au nom de LA liberté, différentes « valeurs de
règle ou de loi suprême de la vie sociale ». Certes,
pendant le siècle qui vient de s’achever, cette « ère des
tyrannies », comme l’a qualifiée Élie Halévy, la dis-
tinction a été logiquement occultée par l’apparition de
menaces plus grandes (totalitarisme). Mais aujour-
d’hui, à la faveur de la chute du Mur et de la mondia-
lisation, le débat retrouve de son acuité. Le libérisme
paraît avoir triomphé. Notre monde postindustriel,
celui de la « troisième vague » de l’histoire humaine
(Toeffler), semble consacrer la victoire du « doux
commerce »1. Mais cette belle hypothèse, lancée voilà
deux siècles par Montesquieu et libérée avec talent
par Adam Smith de son carcan politique, semble être
aujourd’hui emportée par son propre succès : le com-
merce a répondu si bien à sa tâche (endiguer le dan-
ger classique du despotisme politique) qu’il est
devenu le maître tout-puissant de la vie sociale, il a
fini dans de nombreux domaines par s’imposer en loi
suprême et englober le politique. Le monde des pas-
sions a été rattrapé par celui des intérêts. « Le capita-
lisme financier ayant partout vaincu s’est partout
libéré du pouvoir politique et de ses variations natio-
nales pour devenir le principe indiscuté de l’organi-
sation économique des sociétés. »2
Paradoxal triomphe, car, s’il a su jouer un rôle
essentiel dans la lutte contre le totalitarisme, ce
dogme libériste, dont les bienfaits matériels sont indé-

1. Le libéralisme triomphe aussi avec, ne l’oublions pas, l’affirmation de


l’État de droit et de la démocratie représentative, mais pas au même rythme.
2. V. J. Peyrelevade, Le capitalisme total, Paris, Le Seuil, 2005, p. 59.

135
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
niables, ne peut devenir la « loi suprême » sans poser
au moins trois réelles interrogations pour l’avenir
même de la liberté.
Premièrement, d’un point de vue pratique, le libé-
risme n’a pas fait la preuve d’une perfection qui
lui permettrait de prétendre s’instaurer en valeur
suprême. Ceux, parmi les économistes, qui ne sont
pas idéologues admettent qu’on ne préfère pas, dans
l’état actuel des choses, la régulation par le marché
parce qu’elle serait meilleure mais parce qu’elle est
seulement moins défaillante que celle de l’État (govern-
ment failures)1. Mais tout peut vite changer. Depuis la
révolution industrielle, l’histoire a déjà connu ces
mouvements de balancier où l’on passe d’une atten-
tion plus grande à la solidarité étatique (New Deal des
années 1930 et Welfare State des années 1945-1970) à
un attachement plus grand à la voie de la régulation
libérale (1834-1870 ; 1895-1914, 1980 à nos jours) et
vice versa. Aucune de ses alternances n’a pu entière-
ment faire la preuve de sa perfection. C’est donc une
forme de dogmatisme que de prétendre qu’en tout
domaine l’autorégulation est toujours supérieure à la
régulation publique. En outre, Ezra Suleiman a bien
mis en valeur l’idéologie qui sous-tend les recettes du
New Public Management dont s’inspirent en France les
libéristes. C’est un diktat de gestion, imposé dans les
années 1980 par certains responsables américains des
finances publiques, perdant de vue les dimensions

1. V. J.-D. Lafay, « Le libéralisme économique, conséquence de l’étude des


bienfaits du marché ou analyse des défaillances de l’État », in Psychanalyse de
l’antilibéralisme, op. cit., p. 231 et s.

136
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sociales et politiques de l’action administrative et pro-
posant un modèle standardisé, une sorte de « mondia-
lisation administrative », dont Suleiman souligne les
dangers, aussi bien en termes d’efficacité dans des
pays, comme la France, de tradition différente, qu’en
termes démocratiques (le déclin de la notion de car-
rière entraîne la politisation administrative)1. Qui sait
si, à la faveur de certaines catastrophes, les pays qui
ont poussé le plus avant les mécanismes de l’ordre
spontané ne sont déjà pas en train de songer à revenir
à des mécanismes d’intégration étatique, même sous
des formes nouvelles ? Nicolas Baverez remarquait
très justement cet étrange, et d’ailleurs inquiétant,
retour à l’interventionnisme aux États-Unis depuis les
chocs des années 2000 (krach boursier, 11 Sep-
tembre, scandales en chaîne post-Enron, ouragan
Katrina). On assiste à des politiques budgétaires,
monétaires et fiscales extrêmement soutenues, avec,
de surcroît, des dérives préoccupantes pour la liberté,
dont Guantanamo n’est que l’illustration la plus
visible2. Après l’espoir désordonné des années 1990,
l’horizon de la « révolution libérale » sera-t-il celui
d’un marché dominant (par essence inégalitaire),
d’un État sécuritaire ayant renoncé à ses missions de
régulation sociale, et des libertés dont la défense
devient, au final, un souci fluctuant ?
1. Ezra Suleiman, Le démantèlement de l’État démocratique, Paris, Le Seuil,
2005. La rupture « libérale » a été favorisée aux États-Unis ou en Grande-Bretagne
par le fait que ces pays étaient, à la fin des années 1970, dans une sorte de déclin de
leurs services publics historiquement (cf. l’Angleterre) assez défaillants.
2. « Keynes et Friedman : la révolution libérale-monétariste », in Psycho-
logie de l’antilibéralisme. Les Français ont-ils raison d’avoir peur ?, op. cit.,
p. 207.209.

137
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Deuxièmement, ce qui est plus grave, cette idéo-
logie libériste reste impuissante face aux ferments de
dissolution sociale qu’engendre la mutation du capita-
lisme : retour en force du capital sur le travail, prise de
pouvoir de la Bourse dans le gouvernement des entre-
prises à la faveur de la révolution financière, fin de
l’« ère des managers », comme l’entendait Burnham
en 1947, au profit des « héritiers », aggravation des dis-
parités et de la compartimentation sociale1, développe-
ment des catégories nouvelles de travailleurs pauvres,
les working poors2, et surtout crise des classes moyen-
nes, en France bien sûr3, mais aussi aux États-Unis4.
Ce phénomène est très surprenant, puisque, comme le
remarquait déjà Tocqueville, les peuples anglo-saxons
font preuve d’une tolérance beaucoup plus grande à
l’égard des inégalités sociales que ceux du continent
de l’Europe occidentale. Mais cette tolérance semble
aujourd’hui mise à mal par la fissure du fameux
« modèle américain », aujourd’hui confronté au retour
à une « société bloquée » (stickly ladder, « échelle col-
lante »)5. Or il n’est pas besoin de rappeler ici
1. J. Peyrelevade notait qu’en 1965 « le revenu moyen des chiefs executive
officers représentait aux États-Unis 44 fois le salaire moyen des ouvriers, il
s’élevait à 419 fois ce même salaire moyen en 1998 et doit être aujourd’hui passé
bien au-delà de la barre des 500 fois » (Le capitalisme total, op. cit., p. 37).
2. V. par ex. l’enquête de B. Ehrenreich, L’Amérique pauvre. Comment ne pas
survivre en travaillant, Paris, Grasset, 2004.
3. V. successivement Louis Chauvel, « Classes moyennes, le grand retourne-
ment », Le Monde du 3 mai 2006, et l’enquête de Vianney Aubert, « Le cri des
classes moyennes », Le Figaro Économie du 6 juin 2006.
4. V. Éric Leser, « Une classe moyenne américaine en péril », Le Monde du
20 juin 2006.
5. L’écart s’accentuant entre les riches et les pauvres reste tolérable tant que
chacun garde l’espérance de s’élever avec son travail. Or la financiarisation de la
société bloque le système en donnant aux « héritiers » une place prépondérante
(v. les enquêtes du Wall Street Journal et du New York Times, « Class matters »,
juin 2005).

138
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’importance des classes moyennes comme élément
stabilisateur des sociétés libérales et démocratiques
face aux tensions extrémistes. Par certains côtés,
le capitalisme financier tend à rejoindre celui du
XIXe siècle où Sismondi soulignait, dès 1819, la « dis-
proportion entre le sort de ceux qui travaillent et celui
de ceux qui en jouissent »1. Au plus haut niveau, les for-
tunes se consolident grâce aux politiques de rémunéra-
tion (stock-options) et aux exemptions croissantes sur
les droits de succession (et on ne voit pas comment,
avec la mondialisation, il serait possible de revenir sur
ces disparités croissantes) ; à ce rythme, certains éco-
nomistes, comme Paul Krugman, ont pronostiqué un
rapide retour vers l’époque des grandes dynasties
industrielles, celle de l’Amérique du XIXe siècle, avant
les grandes lois anti-trusts2. Il n’y a d’ailleurs là rien
de très surprenant pour les lecteurs de Tocqueville.
N’a-t-il pas expliqué, dans un chapitre de la deuxième
Démocratie, « comment l’aristocratie pourrait sortir de
l’industrie » (II, 2, 20) ? Ce constat est d’autant plus
alarmant qu’il accompagne une autre menace qui pèse
sur les démocraties contemporaines, et donc à terme
sur les libertés : les risques de sécession sociale (ghettos
de riches et de pauvres). Cet « enfermement identi-
taire », comme on le voit à Los Angeles et qui apparaît
aussi en Europe, fragilise la liberté commune, d’autant
que, dans certaines catégories, la précarité se généra-
lise en réduisant les conditions mêmes pour que
1. Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports
avec la population, Paris, 1819.
2. V. par ex. The Great Unravelling. Losing our Way in the New Century, Nor-
ton, 2003.

139
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’individu puisse choisir sa vie1. Le libérisme ignore
qu’un individu fragilisé devient un citoyen « par
défaut », comme il fut jadis, au temps des régimes cen-
sitaires, un citoyen « passif »2.
Troisièmement, le point le plus pernicieux pour la
liberté est l’oubli de l’ambivalence du progrès écono-
mique, même pour ceux qui en bénéficient. La « cul-
ture du nouveau capitalisme » (Sennett), avec sa quête
effrénée du « bien-être », sa superficialité, entretenue
par la « culture du narcissisme » (Lasch) et la « tyrannie
de l’intimité » (Sennett), peuvent autant contribuer à
la liberté que lui nuire. Cette logique oublie de rappeler
(ou ignore) que le souci qu’elle impose chez le particu-
lier, du plus modeste au plus riche, d’accroître sans
cesse sa situation matérielle, crée un « monde global de
frustration » (l’ « effet de frustration » dont parle la
sociologie contemporaine) dont les dangers ont été
envisagés dès le XVIIIe siècle par les penseurs anglo-
écossais de la société civile eux-mêmes, notamment
Ferguson3 et même Adam Smith, qui, ne l’ou-
blions pas, était un philosophe moral avant d’être éco-
nomiste4. L’invasion de la société par le Moi pousse
aujourd’hui chacun à se distinguer de son semblable,
tout en voulant la même chose que lui. Cette évolution
1. R. Sennett, Le travail sans qualité. Les conséquences humaines de la flexibilité,
Paris, Albin Michel, 2003 ; v. aussi R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, pro-
priété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.
2. Les forts taux d’abstentionnisme chez les chômeurs en témoignent...
3. V. l’Essai sur l’histoire de la société civile (Paris, 1783), dans lequel le philo-
sophe écossais soulignait les dangers de frustration créés par la société
d’accumulation (acquisitive society), ce qui peut provoquer, notamment chez ceux
qui se sentent « déclassés », des réactions « populistes » propices au pouvoir fort.
Il y a là déjà en germe une des explications sur les origines du populisme.
4. Il souligne surtout ce qu’il appelle « les inconvénients d’un esprit com-
mercial » : « Les intelligences se rétrécissent, l’élévation de l’esprit devient impos-

140
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sociale va bien au-delà du simple discours libériste, elle
est le propre de toute société consumériste, mais le libé-
risme, centré sur un idéal de croissance et de satisfac-
tion maximale des désirs, l’accentue en établissant un
lien direct entre « bien-être » et liberté. Le triomphe de
l’individualisme et du marché consacre, aussi para-
doxal que cela soit, le couple de l’inégalité et du
conformisme, ce qui nuit à la liberté démocratique.
Avec une rare lucidité, Tocqueville avait déjà envisagé
ce danger, dans un texte profond qui semble directe-
ment s’adresser à nos contemporains.
« Lorsque le goût des jouissances matérielles se déve-
loppe (...), il vient un moment où les hommes sont emportés et
comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils
sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils
n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de
chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin
d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent ; ils les
laissent volontiers échapper eux-mêmes. L’exercice de leurs
devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les dis-
trait de leur industrie. S’agit-il de choisir leurs représentants, de
prêter main forte à l’autorité, de traiter en commun la chose
commune, le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce
temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d’oisifs qui
ne conviennent point à des hommes graves et occupés des inté-
rêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine de
l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière, et, pour
mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la
principale qui est de rester maîtres d’eux-mêmes. »1

sible. L’instruction est méprisée ou du moins négligée, et il s’en faut de peu que
l’esprit d’héroïsme ne s’éteigne tout à fait. » Le fondateur de l’économie politique
ajoute même : « Dès lors que leurs esprits ne sont plus sollicités que par les arts
du luxe, les gens deviennent efféminés et lâches » (cité par A. O. Hirschman, Les
passions..., op. cit., p. 97).
1. De la démocratie en Amérique, II (1840), 2, XIV ; Tocqueville ajoutait que
les Américains ne semblent pas heureux au milieu de leur bien-être « car ils son-
gent sans cesse aux biens qu’ils n’ont pas ».

141
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
On retrouve cette intuition développée par Hannah
Arendt dans La condition de l’homme moderne, à propos
de cette « économie de gaspillage » qui « ne sait plus
rien des activités plus hautes et plus enrichissantes
pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette
liberté ». Et elle ajoutait : « On ne peut rien imaginer de
pire. »1 Mais peut-on échapper à ce conditionnement ?
N’est-il pas naïf, diront les esprits pragmatiques, de
vouloir contester cette légitime aspiration au « bien-
être » dans un monde « globalisé » où hommes et
nations se livrent une concurrence terrible ? Même en
le souhaitant, qui peut se payer le « luxe » de soumettre
l’Utile au Juste dès que l’un des acteurs ne joue pas
le jeu ?
Il se trouve cependant que les circonstances sont
peut-être plus propices qu’il n’y paraît pour briser ce
cercle vicieux2. N’y a-t-il pas dans le monde d’aujour-
d’hui de meilleur aiguillon, pour une planète de moins
en moins « maîtresse d’elle-même » (dominée, comme
le dit Tocqueville, par cette doctrine « grossière » de
l’intérêt), que celui qui touche à son propre avenir ? Il
est désormais à peu près établi qu’après avoir, depuis la
révolution industrielle, consommé en deux siècles ce
que la nature avait mis plusieurs millions d’années à
produire, la planète va devoir faire face, à terme, à des

1. La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 37-38.


2. Les logiques de la concurrence donnent l’impression d’avoir remplacé
l’implacable logique de la guerre totale, telle qu’Adam Smith la mettait en
lumière dans La richesse des nations : « Une fois le système de l’armée permanente
adopté par une seule nation civilisée, il fallut que tous ses voisins l’intro-
duisissent ; la sécurité l’exigeait car leurs milices étaient tout à fait incapables de
tenir tête à une telle armée » (cité par B. de Jouvenel, Du pouvoir. Histoire naturelle
de sa croissance, Paris, Hachette-Pluriel, 1998, p. 239).

142
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
dérèglements majeurs. Il lui faudra prendre des mesu-
res drastiques pour le bien commun. Cette menace est
un défi posé à tous ceux qui croient encore à l’ordre
« naturel » spontané. Comme le remarquait Lord
Robert May, le président de la Royal Society, lors de
l’ouverture de la conférence mondiale de Montréal sur
le réchauffement global, en novembre 2005 : « La
science nous dit clairement que nous devons agir, mais,
à moins que tous les pays n’agissent dans des propor-
tions équitables, les vertueux seront économiquement désa-
vantagés et tous souffriront des conséquences de l’inaction
des fautifs. »1 Serions-nous parvenus à la fin du cycle des
passions et des intérêts étudié par A. O. Hirschman ?
Faut-il revenir au primat des passions ? Si nous conti-
nuons à laisser faire les logiques d’intérêt, nous sommes
condamnés à terme. Ironie du sort, la nature va-t-elle
contraindre l’homme à retrouver à ce « primat du poli-
tique » dont parlait R. Aron ? Encore faudrait-il que le
politique ait pris la mesure de sa tâche2.
JACQUES DE SAINT-VICTOR

1. Cité par Le Monde du 29 novembre 2005.


2. La plainte déposée le 20 septembre 2006 par l’État de Californie à
l’encontre des grands constructeurs automobiles, accusés d’avoir contribué au
réchauffement climatique, souligne que le Politique n’a pas nécessairement dit
son dernier mot, même dans les pays les plus libéraux, surtout quand les logiques
d’intérêt se retournent si manifestement contre l’intérêt commun.
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
La liberté civique est-elle encore possible ?
Pour ôter le masque
d’une nouvelle servitude

Dans le texte de sa conférence de 1819, « De la


liberté des anciens confrontée à celle des modernes »1,
Benjamin Constant entendait fonder la « liberté des
modernes » sur les intérêts privés de la personne, en
valorisant la délégation du pouvoir par représentation,
tandis qu’il rejetait dans le passé de l’Antiquité le
mode d’association civique de la participation directe
des citoyens à la politique. Nul doute que l’auteur
d’Adolphe a traduit dans le langage de l’action poli-
tique un trait essentiel du mouvement profond qui a
affecté l’histoire des mœurs européennes, du XVIIe au
XXe siècle. D’autres phénomènes concourent au même
résultat, tels que la reconnaissance progressive, dans
les œuvres de Locke puis lors de la proclamation des
droits de l’homme et du citoyen de 1789, du caractère
naturel de la propriété individuelle privée considérée
comme le pouvoir absolu d’une personne sur une
chose, reconnaissance qui s’est assortie de la produc-

1. Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des


modernes », dans De la liberté chez les modernes. Écrits politiques, textes choisis, pré-
sentés et annotés par Marcel Gauchet, Paris, LGF, 1980, p. 493-515.

145
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tion de conceptualisations spécifiques dans le langage
du droit, lors des grandes synthèses qui ont vu le jour
à la suite du Code civil de 18041. La liberté se
confond donc avec la revendication des personnes
particulières à propos des fins qu’elles considèrent
comme permettant leur bonheur, la maîtrise absolue
des choses dont elles ont la jouissance exclusive ren-
forçant cette représentation. Dans le même temps,
cependant, il existe ici une véritable équivoque de la
Modernité, qui pourrait se formuler ainsi : la liberté,
qui dans son principe est un concept largement poli-
tique, peut-elle réellement être privée ?
On sait que la tradition de pensée dite républicaine
conteste particulièrement ce point, qu’il s’agisse des
penseurs français du XIXe siècle ou du néorépublica-
nisme contemporain d’origine anglo-saxonne2. Pour
employer la terminologie d’Isaiah Berlin, elle reven-
dique la « liberté positive » (fondée sur la participation
des citoyens) contre la « liberté négative » prônée par
les libéraux (qui signifie l’absence de contraintes sur
l’action)3. Elle met notamment en relief le fait que la
« liberté des anciens » est la seule posture compatible
avec l’apparition de libertés réelles au niveau des luttes
sociales, c’est-à-dire dans le contexte concret de cette

1. Voir notamment Mikhaïl Xifaras, La propriété. Étude de philosophie du


droit, Paris, PUF, 2004.
2. Pour une présentation générale de la tradition républicaine, voir Serge
Audier, Les théories de la république, Paris, La Découverte, 2004 ; pour les thèses
du néorépublicanisme, voir par exemple Quentin Skinner, La liberté avant le libé-
ralisme (1998), trad., Paris, Le Seuil, 2000 ; Philip Pettit, Républicanisme. Une
théorie de la liberté et du gouvernement [1997], trad. Paris, Gallimard, 2004 ; Mau-
rizio Viroli, Repubblicanesimo, Rome-Bari, Laterza, 1999.
3. Cf. Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », dans Éloge de la liberté
[1969], trad., Paris, Presses Pocket Agora, 1990, p. 167-218.

146
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
apparition : si l’on peut nommer « liberté » la posses-
sion effective d’une capacité, et très concrètement la
réalité de la jouissance d’un droit, c’est parce que l’as-
sociation – ou, plus exactement, l’engagement actif –
de plusieurs individus dans la lutte commune a per-
mis à ce droit de voir le jour. Ainsi la liberté est-elle
d’essence civique.
Plusieurs problèmes se posent cependant à la tradi-
tion républicaine, en particulier sous sa forme du néo-
républicanisme par laquelle nombre d’intellectuels
français sont aujourd’hui séduits. D’abord, à quelle
aune penser l’action collective ? Qui reconnaître
désormais comme le sujet politique de référence ?
Aucun des concepts traditionnellement évoqués à cet
égard – le peuple, la nation, le prolétariat – n’emporte
plus la conviction sans hésitation. Et au niveau de la
vie même de la république, si le « mythe fondateur »
du républicanisme à la française (la volonté générale
telle que l’a théorisée Rousseau) paraît encore jouer le
rôle central d’un principe, sa réalité concrète est diffi-
cile à traduire. Ce principe semble même en totale
contradiction avec le système parlementaire, Rous-
seau ayant, pour sa part, formellement condamné la
représentation1. Ensuite, comment déterminer les
relations respectives des sphères privée et publique ?
Théoriquement, une partition simple semble pouvoir
s’établir de la sorte : tandis que dans le cadre de
l’économie de marché la richesse des nations est pro-
duite par l’investissement privé d’individus se conce-

1. Cf. Du Contrat social, III, 15, « Des députés ou représentants ».

147
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
vant comme des « maximisateurs rationnels », la doc-
trine républicaine estime qu’il revient à la sphère
publique d’organiser les libertés sur le plan civil,
c’est.à-dire au niveau du respect de la loi commune.
La dimension civique – à savoir, le plan sur lequel
s’élabore la loi – demeurerait par principe soustraite à
l’influence directe des intérêts individuels, puisqu’elle
est confiée à des représentants, élus de la nation tout
entière, capables de produire la loi, reflet de l’intérêt
de tous.
Toutefois, par son appel constant à une vertu
civique conçue abstraitement aussi bien que par sa
revendication équivoque de la défense de la liberté
individuelle (en scrutant les attendus du concept clé
de Philip Pettit, la « non-domination »1), le néorépu-
blicanisme semble coupable d’aveuglement ainsi que
d’impuissance théorique. Aveuglement : l’incantation
à la vertu civique masque la mise en place de nou-
velles servitudes, notamment celles qui provien-
nent de l’amenuisement de l’investissement réel des
citoyens dans l’espace civique. Le néorépublicanisme
n’est, bien entendu, pas responsable de la désaffection
du politique dans les démocraties modernes ; mais les
schémas intellectuels qu’il propose pour penser la
dynamique politique ayant tendance à masquer ce
phénomène social majeur, tout se passe comme si le
remède préconisé amplifiait le mal, dont on sait
depuis Tocqueville qu’il conduit la démocratie à des

1. Philip Pettit, Républicanisme, op. cit., voir en particulier p. 113 et s. : « La


non-domination comme bien personnel ».

148
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
formes douces et moins douces de servitude. Impuis-
sance théorique : de nombreux usages contemporains
provoquent un effet d’opacification entre les sphères
privée et publique, ou bien engendrent une complexi-
fication de leurs relations. Je voudrais dans cet article
examiner de manière plus précise un de ces usages
devenus courants, la pratique du lobbying au niveau
politique, et réfléchir ses enjeux pour une philosophie
contemporaine de la liberté civique.

LE LOBBYING, SA NATURE, SON HISTOIRE

Le lobbying, à propos duquel il est intéressant de


rappeler quelques faits précis, désigne l’action des
groupes de pression ou groupes d’influence. Le terme
a été forgé à partir de « lobby », qui désigne le couloir,
le vestibule, un lieu proche du pouvoir où les discus-
sions informelles véhiculent des données susceptibles
d’influencer la décision publique. Une tradition
récurrente explique qu’il renvoie initialement à l’anti-
chambre représentée par les salons du Congrès des
États-Unis, ou, selon une version légèrement diver-
gente, au couloir du grand hôtel Willard à Washing-
ton DC, dans lequel le président des États-Unis avait
trouvé refuge après qu’un incendie eut dévasté la
Maison-Blanche. Dans les deux cas, il désigne étymo-
logiquement le lieu de médiation où s’effectue l’allée
et venue entre les intérêts privés et la décision
publique. S’il fallait le traduire, les termes « couloi-
rage » ou « vestibulage » proposés par les Canadiens

149
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
seraient donc tout à fait éloquents. Le lobbying se
présente d’abord comme un fait social : il sanctionne
la manifestation des intérêts multiples de la sphère
privée, notamment économiques, qui tendent à s’ex-
primer sur le plan de la revendication politique dans
le cadre de la procédure démocratique de prise de
décision et d’institution de la loi. Il constitue ensuite
une technique politique, qui consiste à manifester
auprès du personnel politique l’importance de ces
intérêts dans le but de faire agir la puissance publique
dans un sens qui leur est favorable. Enfin, la pratique
du lobbying reflète une conception particulière des
relations entre les deux sphères, privée et publique, et
une certaine représentation de l’État de droit, dans
laquelle la décision publique, tout en étant théorique-
ment autonome et souveraine, est en fait perméable à
l’expression des intérêts privés.
La situation réelle est très contrastée entre le Nou-
veau Monde et la vieille Europe. Aux États-Unis, il a,
très tôt, quasiment été reconnu comme un droit cons-
titutionnel ; sa légitimité est avérée par l’esprit de
la Déclaration des droits (Bill of Rights) de la Cons-
titution – à savoir, par les amendements apportés
en 1791 au texte fondamental de 1787. Le Ier amen-
dement stipule en effet qu’il existe un droit collectif
de pétition, grâce auquel les citoyens, s’estimant lésés
par une décision gouvernementale ou par une loi,
adressent à l’État leur récrimination afin que celui-ci
amende sa conduite. Ce droit est lui-même l’héritier
d’un épisode fondateur de l’histoire politique des
États-Unis, dont la Déclaration d’Indépendance porte

150
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
la marque. Les futurs Américains avaient envoyé des
pétitions au souverain anglais à propos de l’imposition
dont ils étaient les objets sans bénéficier en retour du
droit à la représentation politique. La non-prise en
compte des pétitions par la Couronne d’Angleterre a
engendré la revendication d’indépendance. Le terme
de « lobbying » apparaît en 1808 et se trouve couram-
ment employé au Capitole en 18321. Certains disposi-
tifs constitutionnels adoptés ensuite ont favorisé une
grande perméabilité entre les décisions publiques et
les intérêts privés, ceux-ci pouvant même s’exprimer
directement par des offres financières faites aux élus
(significativement, dans le droit offert aux candidats à
la présidence ou au Sénat de recevoir des sommes
importantes dans le cadre de leur campagne), mais
sous certaines conditions, notamment sous celle
d’une déclaration officielle précise de ces recettes
spéciales2.
En France et pour plusieurs nations européennes,
de tels procédés sont quasiment considérés comme de
la corruption ; en tout cas, ils sont assimilés tantôt à
l’emprise plus ou moins occulte de réseaux d’influence

1. Voir Anne Deysine, « Le lobbying aux États-Unis : ancrage constitution-


nel et réalités politiques », dans Jean Garrigues (dir.), Les groupes de pression dans
la vie politique contemporaine en France et aux États-Unis de 1820 à nos jours,
Rennes, PUR, 2002, p. 235-249.
2. Pour des précisions sur la nature des groupes d’intérêt et sur la pression
qu’ils exercent sur la décision publique aux États-Unis, cf. Jean-Pierre Lasalle,
La démocratie américaine : anatomie d’un marché politique, Paris, Armand Colin,
1991, p. 168-182 ; Edmond Orban et Michel Fortmann (dir.), Le système poli-
tique américain, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 3e éd., 2001, par-
ticulièrement l’article de Raymond Hudon, « Les groupes d’intérêt », p. 75-103 ;
Marie-France Toinet, Le système politique des États-Unis, Paris, PUF, 2e éd., 1990,
p. 522-553.

151
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sur la sphère publique, tantôt à la collusion des élites
(économiques, financières et sociales, d’un côté ; poli-
tiques, de l’autre). On retrouve ici la tendance fran-
çaise de considérer les relations entre les intérêts privés
et la décision publique à la lumière d’une indépen-
dance de principe de cette dernière. Et, de même que
la disposition américaine favorable à l’influence des
intérêts se manifeste dès les premiers textes fondamen-
taux du régime, la disposition française est reflétée par
certains textes décisifs pour notre histoire politique
nationale : la liberté d’association n’est pas un droit de
l’homme et du citoyen d’après la Déclaration de 1789
(tandis que la propriété privée l’est), et n’apparaît pas
non plus dans la Constitution de 1791. Un texte très
important sanctionne l’esprit français, et rend compte
de l’orientation donnée par la Révolution à cette dispo-
sition : la loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791, qui
interdit les « corporations » en les considérant comme
« factieuses », c’est-à-dire comme nuisibles à l’unité de
la nation ou du corps civique, et qui vise à organiser un
face-à-face entre le citoyen et l’État sans recourir aux
corps intermédiaires1.
Cependant, la construction de l’Europe commu-
nautaire semble devoir profondément changer la
donne, sinon modifier les représentations mentales
concernant le lobbying : la conception même de

1. Cf. l’article de Lucien Jaume, « Le citoyen sans les corps intermédiaires :


discours de Le Chapelier », dans Interpréter les textes politiques, dossier réuni et
présenté par Lucien Jaume et Alain Laquièze, Les Cahiers du CEVIPOF, no 39,
avril 2005, p. 69-94, qui reproduit également le discours de Le Chapelier du
29 septembre 1791.

152
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
l’Union comme un marché ouvert aux propositions
d’entreprises d’origines nationales diverses implique
une disposition différente vis-à-vis du lobbying, et le
fonctionnement du Parlement européen tolère l’in-
fluence presque officielle des lobbies. De ce point de
vue, la culture politique européenne fait évoluer les
cultures nationales rétives à la pratique du lobbying
dans un sens plus favorable, ce qui est contemporain
d’une remise en question de l’idée d’une souveraineté
étatique étroitement conçue, et aussi, au sein des dif-
férents États et particulièrement de la France, de la
décentralisation comme transfert des compétences de
l’État national vers les collectivités territoriales1.

LE LOBBYING EN TANT QUE MISE EN FORME


DE LA DÉCISION PUBLIQUE

S’il constitue un phénomène que la science sociale


étudie régulièrement, le lobbying politique est relati-
vement délaissé par la philosophie politique ; or il
constitue un objet d’une importance capitale pour
elle, chargée de réfléchir aux conditions du meilleur
régime possible. Le développement de ce qui n’est au
départ qu’une technique particulière tend en effet à
confisquer aux citoyens leur liberté civique, en met-

1. Sur le lobbying dans l’UE, voir par exemple Geneviève Bertrand, La prise
de décision dans l’Union européenne, Paris, La Documentation française, 2e éd.,
2002 ; Paul-H. Claeys, Corine Gobin, Isabelle Smets, Lobbyisme, pluralisme et
intégration européenne, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes, 1998 ;
Sabine Saurruger, Européaniser les intérêts ? Les groupes d’intérêt économiques et
l’élargissement de l’Union européenne, Paris-Budapest-Turin, L’Harmattan, 2004.

153
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tant sous influence la décision publique chargée de la
promouvoir. Or, même en France, cette captation est
possible de plusieurs manières : à quelque niveau que
ce soit (national, régional, départemental, municipal),
et en fonction de la distinction de la chose publique
entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, ou bien
l’on influence le pouvoir exécutif dans ses décisions,
ou bien l’on intervient sur la création de la loi1.
Concernant la première dimension, l’influence sur
l’exécutif s’apparente à des contacts personnalisés,
très difficiles à cerner, et qui sont susceptibles de
conditionner la mise en œuvre de projets de lois,
puisque l’exécutif se trouve souvent à l’initiative de la
loi – ce qui est évidemment renforcé par le caractère
très présidentiel (et, plus généralement, « gouverne-
mental ») de la Ve République. Concernant la seconde
dimension, le pouvoir législatif, il est très intéres-
sant de détailler quelque peu le fonctionnement de
la stratégie d’influence. Schématiquement, celle-ci
emprunte deux voies.
Premièrement, les groupes d’intérêts cherchent à
sensibiliser les élus en mettant en valeur l’origine d’où
se tire la légitimité de leur mandat. On voit ici le
risque : un nouveau clientélisme peut naître de cette
manière de faire, dans lequel la décision politique
obéit à un « marché » entre l’élu et son électeur. Si
bien que certains freins ont été disposés contre ce
risque. Au niveau national, l’article 27 de la Constitu-

1. Pour le développement suivant, voir par exemple Michel Clamen, Le lob-


bying et ses secrets. Guide des techniques d’influence, Paris, Dunod, 3e éd., 2000.

154
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tion, en prohibant le mandat impératif, porte explici-
tement que les parlementaires ne représentent pas
seulement ceux qui les ont élus, mais aussi l’ensemble
de la collectivité1. Dans l’esprit de cet article, les par-
lementaires ne tirent pas leur légitimité d’un contrat
passé avec les électeurs, et a fortiori avec un groupe
d’intérêt, mais de la Constitution seule ; ils sont
considérés comme les représentants de la Nation et
non les mandataires de tels ou tels de leurs électeurs.
Leur élection s’apparente – paradoxalement – à la
nomination d’un fonctionnaire de l’État qui le fait
entrer dans un corps. On dit d’ailleurs que les députés
sont élus dans une circonscription et non par elle. Le
mandat impératif impliquerait que le parlementaire
n’est pas seul juge de sa décision, et que son pouvoir
de décision se trouverait sous tutelle. La Constitution
française va donc dans le sens de l’interdiction des
intérêts sectoriels et corporatistes, en écho à ce que
préconisait déjà la loi Le Chapelier. Relèvent égale-
ment de cette précaution certaines règles d’inéligi-
bilité, par exemple celle qui porte que le mandat par-
lementaire est incompatible avec les fonctions de
membre du gouvernement, du Conseil constitution-
nel ou du Conseil économique et social (art. 23 et 25
de la Constitution).
Deuxièmement, les lobbies cherchent à faire adop-
ter des lois favorables aux groupes qu’ils représentent.

1. Cf. Constitution de 1958, art. 27 : « Tout mandat impératif est nul. Le


droit de vote des membres du Parlement est personnel. La loi organique peut
autoriser exceptionnellement la délégation de vote. Dans ce cas, nul ne peut
recevoir délégation de plus d’un candidat. »

155
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
En France, de même que dans plusieurs pays
d’Europe, l’activité des lobbies ne fait pas l’objet de
dispositions déontologiques précises au sein des
Assemblées, à la différence de ce qui prévaut aux
États-Unis. En d’autres termes, l’accès aux salons de
l’Assemblée nationale et du Sénat se fait sans enregis-
trement ni respect de codes de conduite particuliers1.
Les parlementaires sont donc aisément accessibles.
Plus précisément, en dépit des règles évoquées plus
haut, on distingue plusieurs étapes dans le déroule-
ment du processus législatif dont certaines sont parti-
culièrement favorables à l’influence des groupes de
pression. Ainsi celle où le texte de loi est renvoyé à
l’une des commissions permanentes saisies sur le
fond. Ces commissions nomment un rapporteur,
généralement issu de la majorité de l’Assemblée, et
personnage clé de la procédure. Assisté d’un ou de
plusieurs « administrateurs », il commence par organi-
ser des auditions, impliquant des ministres mais aussi
des représentants des secteurs concernés par le texte
en question. Les lobbies trouvent là une occasion
d’exprimer leur point de vue. Le rapporteur élabore
son texte sur la base des auditions, puis propose des
amendements soumis au vote des membres de sa
commission. Enfin a lieu l’examen en séance, en pre-
mière lecture par l’Assemblée, puis en première
lecture au Sénat, avec des navettes entre les deux
chambres. Si le Sénat exprime un désaccord, une

1. Voir la synthèse intitulée « La réglementation du lobbyisme au sein des


parlements nationaux de l’Union européenne et du Parlement européen », dans
la revue Pouvoirs, no 77, p. 135-144.

156
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
commission paritaire mixte réélabore le texte et le
propose sous sa nouvelle forme aux deux chambres, le
dernier mot restant à l’Assemblée, selon l’article 45 de
la Constitution. Si le droit de produire la loi revient
en dernière instance aux députés, on voit que dans
sa construction celle-ci est cependant perméable à
l’influence des lobbies.
Mais, au-delà de cette présentation technique, le
processus législatif tout entier est concerné par une
telle influence, puisque la notion même de groupe de
pression est diffuse1. Le « cœur » de la définition
est constitué par les groupes dont la finalité est la
défense d’intérêts catégoriels, qu’ils soient écono-
miques (coalitions d’entreprises, syndicats bancaires,
cartels industriels, empires de presse, organisations
patronales), institutionnels (armée, haute fonction
publique, grands corps, ordres libéraux), à vocation
confessionnelle, spirituelle ou intellectuelle (Églises,
sectes, associations laïques, défenseurs du patrimoine,
militants de la francophonie, etc.), à vocation sociale
ou professionnelle (syndicats, associations familiales,
mouvements de jeunesse, professions de santé), à
vocation humanitaire (par exemple, les ONG), associa-
tive ou politique. Leur forme dépend du type de leur
revendication et peut être très institutionnelle ou, au
contraire, très peu institutionnelle (associations loi
de 1901). La grande variété de revendications au sein

1. Pour les lignes qui suivent, cf. Michel Offerlé, Sociologie des groupes de
pression, Paris, Montchrestien, 2e éd., 1998, p. 24 et s. ; Jean Garrigues (dir.), Les
groupes de pression dans la vie politique contemporaine en France et aux États-Unis
de 1820 à nos jours, op. cit., p. 9-11.

157
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
de l’espace public fait qu’il très difficile de cerner
exactement l’influence réelle des groupes, mais aussi
leur nature. Le problème de leur apparition et de leur
efficience dans le champ public est structurellement
lié à la question de savoir comment se construit
l’intérêt. Tout groupe peut manifester une revendica-
tion à la condition de déterminer ce qu’est l’intérêt
qu’il veut représenter. Les groupes de pression sont
donc engagés dans un travail de délimitation de ce
dernier, qui passe souvent par une stratégie de légiti-
mation de leur action ; l’enjeu capital pour un groupe
d’intérêt est sa représentativité. Or il n’existe pas
d’indicateur reconnu par les prescripteurs sociaux sur
ce que pourrait être la représentativité sociale d’un
groupe d’intérêt. D’où cette définition possible de la
représentativité, littéralement par les faits : elle est « la
capacité à dire sans encourir de démenti (du groupe
servant de fondement ou plutôt de l’ensemble des
agents faisant parler cette “base” ou en parlant) ou
à fournir la preuve positive de l’assentiment des
représentés »1. Ainsi conçue, la représentativité d’un
groupe repose sur la capacité à susciter des croyances
en la cause, en la nécessité de l’organisation, en le
nombre des adhérents ; pour donner une dernière fois
la parole à Michel Offerlé : « La représentativité
sociale d’une organisation porteuse d’intérêts est dès
lors le résultat d’un consentement, d’un assentiment,
1. Michel Offerlé, Sociologie des groupes de pression, op. cit., p. 73. Voir égale-
ment les analyses récentes d’Emiliano Grossman et de Sabine Saurugger, Les
groupes d’intérêt. Action collective et stratégies de représentation, Paris, Armand
Colin, 2006, notamment le chap. I, p. 21-47 : « Les paradoxes de l’action collec-
tive ou le long chemin de l’intérêt au groupe ».

158
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
ou d’un dissentiment d’une population représentée,
sanctionnée ou non par la reconnaissance de l’en-
semble ou d’une partie significative des instances
d’assignation ou de consécration symbolique » (État,
presse, etc.). Mais une chose est certaine : les groupes
d’intérêt peuvent influencer production de la loi de
l’intérieur même de l’État républicain.

LE LOBBYING FAVORISE-T-IL
UNE « REPRÉSENTATION PRIVÉE » ?

Que penser de cette mise sous influence de l’action


de l’État ? Comment envisager ce phénomène du
point de vue de la philosophie politique républicaine
qui domine une partie de la tradition française ? Les
groupes d’intérêt considérés dans leur généralité
jouent-ils par exemple un rôle en faveur d’une repré-
sentation plus directe que les élus ou que les partis poli-
tiques ? Il semble en effet, à première vue, que l’on
puisse faire de l’influence des groupes de pression ou
bien le complément de la représentation politique, ou
bien son substitut officieux. Dans le premier cas, on
considère que la représentation remplit une fonction,
l’influence une autre ; dans le second, on prend acte
des difficultés de la représentation nationale à assu-
mer son rôle, et l’on s’accommode du fait que les
affaires importantes sont susceptibles de se décider
sur un autre plan que celui qui peut être normalement
atteint par le mandat donné par les citoyens à leurs
élus. Qu’on affirme l’une et l’autre choses, on met en

159
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
valeur la fécondité du système de l’influence aperçu
comme une « représentation bis » complétant ou rem-
plaçant le système de la représentation politique. En
France, Laurent Cohen-Tanugi a défendu une telle
idée dans un ouvrage à charge contre l’« étatisme »
qui, selon lui, prédominerait la conception française
de l’activité politique, attitude dévalorisée face au
« juridisme » qui prévaut aux États-Unis1. Il défend
l’idée selon laquelle les citoyens des États-Unis, dans
le contexte d’une décentralisation généralisée des
foyers de la décision publique, bénéficient en quelque
sorte d’un double réseau de représentation. La juridi-
sation générale des relations politiques confère à la
profession juridique (les lawyers) un pouvoir considé-
rable, qui se conjugue à celui des lobbyistes profes-
sionnels : mettre les élus au contact de l’information
émise par les électeurs qui ont des intérêts à défendre
et à imposer (intérêts marchands, syndicaux, humani-
taires, confessionnels, etc.). À la représentation par le
biais de la députation nationale – dans un esprit
d’ailleurs plus proche du mandat impératif que du
mandat représentatif adopté en France – s’ajouterait
une représentation souple, dite encore « privée », qui
permet d’une certaine manière aux électeurs de gar-
der le député élu sous leur contrôle2. La France, qui
ne bénéficie pas d’un tel contre-système, connaîtrait

1. Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, Paris, PUF, 1985 ;


réed. « Quadrige », 1992, p. 82-84.
2. Ibid., p. 84 : « Les lobbyists jouent le rôle de représentants privés, de
médiateurs de la société, tandis que les lawyers font évoluer le processus de repré-
sentation à l’extérieur même des instances traditionnelles de représentation poli-
tique, en concurrence avec elles, voire contre elles. »

160
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
un phénomène de captation de la décision publique
par des élites coupées des aspirations des citoyens :
« L’idéologie de la représentation a pour effet majeur
de constituer un écran massif entre les citoyens et la
souveraineté. »1
Pourtant, en dépit de l’éclairage qu’elle jette sur
le lobbying, une telle justification paraît difficile à
défendre jusqu’au bout, et cela pour deux raisons de
type différent. D’abord, en s’inspirant des critiques
d’ordre sociologique d’un auteur tel que C. Wright
Mills, il est possible de remarquer qu’aux États-Unis
les groupes d’intérêt les plus puissants surreprésen-
tent la bourgeoisie et le monde des affaires aux dépens
des autres groupes dont les revendications sont margi-
nalisées dans la prise de décision2. En d’autres termes,
la réalité sociale du pouvoir politique dénie l’efficacité
du système de la « représentation privée » en termes
de légitimité. Ensuite, sur un plan théorique, avant
d’être si rapidement mise en accusation l’idée de la
représentation telle qu’elle est entendue en France
gagne à être réexaminée. Considérée au sens fort, elle
implique une médiation, une « montée en généralité »,
une abstraction : elle repose notamment sur la publi-
cité pleine et entière faite sur des intérêts qui, par là,
se trouvent examinés de manière critique. Sans idéali-
ser un processus qui, notamment parce qu’il s’effec-
tue par le biais du système des partis politiques,

1. Ibid., p. 85.
2. Cf. Charles Wright Mills, L’élite du pouvoir (1956), trad. Paris, Maspero,
1969, chap. XI : « La théorie de l’équilibre », p. 248-275, et chap. XII : « L’élite
du pouvoir », p. 276-304.

161
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
correspond effectivement à l’expression d’intérêts
toujours restreints, la thèse du lobbying comme com-
plément ou substitut de la représentation parlemen-
taire ne peut être reçue car elle dément un principe :
pour que la démocratie soit réellement le régime qui
correspond le mieux à la liberté, la représentation doit
être le plus possible « neutre » du point de vue des
intérêts particuliers. Aperçue sous cet angle, la con-
frontation entre les systèmes états-uniens et français
incite même à distinguer puis à évaluer les cadres les
plus favorables à la production d’un esprit véritablement
public par le biais des lois. Le système adopté aux États-
Unis paraît démentir la possibilité même qu’un esprit
public préside à la création des outils législatifs vala-
bles pour toute la nation ; tout se passe au contraire
comme si tous les acteurs de la vie civique enten-
daient, par le concert de leurs revendications, y cons-
truire un édifice législatif reposant sur un équilibre des
avantages, et non sur une série de compromis assurant la
neutralité de la loi, comme l’esprit de la représentation
nationale en France semble le permettre.
Mais comment concevoir plus précisément les rela-
tions entre l’émergence de la loi – fine pointe de la
décision publique, pour autant que la loi, dans sa
généralité, n’est pour personne, étant pour tous – et les
intérêts particuliers ? Bien sûr, la pratique du lob-
byisme s’explique parfaitement, sinon se justifie dans
le cadre des rapports entre la démocratie et l’éco-
nomie de marché : même conçues dans un esprit de
totale publicité, les lois n’ont pas vocation à entraver
l’expression des initiatives et des entreprises natio-

162
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
nales, ni même à freiner leur expansion. Il paraît donc
absolument légitime que les acteurs de la vie écono-
mique et sociale fassent connaître aux parlementaires
quel règlement il est davantage profitable d’adopter
que tel autre. La loi la plus profitable aux intérêts des
entreprises nationales n’est-elle pas également, à cer-
tains égards, la plus légitime ? Toutefois, on devine
que, dans ce cas aussi, la chose publique se voit expli-
citement mise sous la tutelle des intérêts économiques
et financiers privés. Plus exactement, un certain esprit
préside à de telles pratiques : il s’agit de concevoir la
démocratie comme un marché, soumis à la loi de
l’offre et de la demande. Ce qu’on pourrait nommer
« l’esprit de la démocratie américaine » relève d’une
telle manière d’envisager les choses1.
La difficulté pour appréhender ce problème semble
venir du fait qu’il nous place devant l’interpénétration
structurelle de la sphère sociale et de la dimension
politique. Ou encore qu’il relève de la conjonction de
plusieurs impératifs cruciaux pour la pratique poli-
tique, et contradictoires les uns avec les autres : par
exemple, la nécessité de préserver des emplois régio-
naux ou sectoriels, voire l’opportunité d’en favoriser
la création de nouveaux dans un contexte de pénurie,
entrent en contradiction avec la dynamique législative
normale qui légitime le statut des parlementaires

1. Voir Michel Hayes, Lobbyists and Legislators : A Theory of Political Mar-


kets, New Brunswick, Rutgers University Press, 1981 ; Marie-France Toinet,
Hubert Kempf, Denis Lacorne, Le libéralisme à l’américaine. L’État et le marché,
Paris, Economica, 1989, en particulier la troisième partie rédigée par Denis
Lacorne, « La politique et l’économie », p. 223-288.

163
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
voués à décider au nom de la nation entière. D’où la
tentation de considérer que le lobbying relève d’une
pratique authentiquement démocratique, en ceci qu’il
atteste le caractère finalement accessible des parle-
mentaires à ceux qu’ils représentent. C’est alors
qu’apparaissent des situations délicates, ainsi qu’un
exemple national récent le montre de manière parti-
culièrement éloquente. En février 2005, le Journal
officiel enregistrait la modification de la loi Évin, au
terme d’une intense bataille parlementaire et média-
tique. Dans sa version non assouplie, cette loi limitait
sévèrement la publicité sur le tabac et les alcools en
vue de réduire l’incitation à en consommer, dont il est
médicalement prouvé qu’elle est cause de diverses
pathologies. Sous l’influence des lobbies de produc-
teurs viticoles, elle a été modifiée en un sens davan-
tage permissif, dans un débat qui a pris la forme d’une
double défense, celle du patrimoine culturel français
et celle des intérêts sociaux des producteurs natio-
naux. Les éléments médicaux des opposants à cette
modification (qui insistaient sur les risques encourus
par la santé publique, et qui argumentaient sur la base
d’un bilan chiffré mettant en avant la réduction des
pathologies depuis vingt ans) n’ont pas résisté à la
puissance – politique ou démagogique ? – propre à
cette double thématique. Ce cas d’espèce donne enfin
à penser sur la situation dans notre démocratie des
acteurs politiques élus : soumis à la pression de
citoyens qui sont également des entrepreneurs et des
salariés, ils vivent dans l’urgence un conflit entre plu-
sieurs injonctions contradictoires, et ne bénéficient

164
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
pas ou plus de la neutralité et du temps de réflexion
normalement liés à leur fonction.
Ce cas d’espèce, qui dévoile les relations entre la
décision publique, la situation sociale et la réalité des
marchés, ne peut-il permettre de réfléchir la situation
de la plupart des groupes d’influence ? Qu’est-ce en
effet qu’une démocratie, sinon un régime par principe
accessible aux revendications de ses citoyens, engagés
dans la réalité économique ? Et certaines revendica-
tions particulières n’engendrent-elles pas des béné-
fices collectifs, favorables à l’esprit même de la
démocratie ? D’autres cas d’espèce, au sein de notre
histoire nationale, paraissent l’attester. L’adoption de
la fameuse loi de 1905 sur la séparation entre les
Églises et l’État, symbole de la République, semble
avoir été favorisée par un groupe de pression religieux
particulier, celui des Protestants français, œuvrant
cependant de manière non strictement catégorielle,
voire dans un esprit authentiquement républicain et
paradoxalement favorable à tous les citoyens1. Autre
exemple : le statut enviable des journalistes en France
depuis la loi de mars 1935 (il existe notamment une
« clause de conscience » unique dans le Droit du tra-
vail français, qui permet à un journaliste de quitter sa
rédaction en cas de vente du journal ou de « change-
ment notable dans le caractère ou l’orientation du
journal », comme s’il était licencié sans faute profes-
sionnelle, ce qui lui permet de toucher des indemni-

1. Voir l’article de Patrick Cabanel, « L’insoupçonnable pression : les pro-


testants et la République, 1873-1913 », in Jean Garrigues, op. cit., p. 51-63.

165
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
tés) favorise leur indépendance. Or ce statut est le
résultat d’une lutte menée, elle, au nom d’intérêts
strictement catégoriels1. Nous sommes ici confrontés
au paradoxe d’une revendication catégorielle réussie,
dont les effets sont tout à fait bénéfiques sur un prin-
cipe fondamental de la démocratie en tant que régime
politique fondé sur la publicité et la revendication de
la liberté.

REPENSER LA TÂCHE
DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
D’INSPIRATION RÉPUBLICAINE

Incontestablement, l’analyse du lobbying fait évo-


luer l’intelligence des relations entre la sphère privée
et la sphère publique, en nous mettant en relation
avec la manière dont se construit la décision publique,
en particulier au sein du processus législatif qui dans
le régime démocratique constitue le véritable ressort
de la souveraineté légitime. Dans la plupart des pays
européens, le lobbying est une pratique certes auto-
risée par la loi, mais elle n’est nullement institutionna-
lisée ni reconnue comme un usage officiel de fonc-
tionnement de la décision publique. Pour autant, la
production de la loi n’est pas et n’a jamais été coupée
des revendications privées. De sorte que l’étude de
nombreux exemples historiques dans lesquels elle n’a

1. Voir Marc Martin, « Un groupe de pression au service des intérêts de la


profession durant l’entre-deux-guerres : le syndicat des journalistes », dans ibid.,
p. 99-107.

166
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
pas été indépendante de la pression exercée par des
groupes d’intérêt incite à considérer la réalité poli-
tique démocratique comme le résultat d’un marchan-
dage permanent, et l’action publique comme le résul-
tat d’un processus de compromis avec les contraintes
sociales, économiques et humaines qui constituent la
trame de la sphère privée1. En d’autres termes, dans
son fonctionnement empirique, la démocratie est
déterminée par le jeu de ces contraintes, et la sphère
publique, perméable en droit aux citoyens en tant que
citoyens – c’est-à-dire indépendamment de la situa-
tion sociale de chacun, et des intérêts privés ou pro-
fessionnels que chacun est susceptible de promou-
voir –, est également traversée par ces intérêts privés
ou professionnels. Cette réalité du lobbying invite-
t.elle à penser qu’il est nécessaire d’abandonner la
dimension dans laquelle évolue traditionnellement la
théorie politique normative, ou philosophie, au motif
qu’elle ne cerne qu’une partie de la réalité, celle qui
repose sur la capacité des individus à se concevoir
abstraitement, comme membres indifférenciés évo-
luant à parité dans l’espace public ? Nos analyses
nous invitent-elles à remettre en question ce principe
fondateur de l’esprit républicain, au bénéfice de la
représentation utilitariste de la politique comme un
marché sur lequel des individus privés maximisent
leurs avantages personnels ? Il ne saurait être question
de franchir ce pas, mais il convient également de

1. Voir encore l’article de Frédéric Tristram, « Le rôle des groupes de pres-


sion dans l’élaboration de la loi fiscale de 1948 à la fin des années 1960 », in
J. Garrigues, op. cit., p. 207-218.

167
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
remarquer que la philosophie gagne à se frotter aux
études de cas de la science politique ; on s’aperçoit
que les considérations de principe sur la nature de la
vertu civique se trouvent en quelque sorte mises en
balance avec les tendances de l’agent économique et
social motivé par ses activités professionnelles. Dit
plus exactement, l’analyse du lobbying inciterait à se
détourner d’une reconstitution a priori de la vertu
civique au profit d’une approche plus empirique,
déontologique ou normative.
Il est en effet intéressant de se demander quel lob-
bying est légitime, pertinent et fécond pour la démo-
cratie, et lequel ne l’est pas. Ainsi la réalité du lob-
bying requiert-elle une attention renouvelée de la part
de la philosophie, et elle redonne paradoxalement
prise à son effort. Celui-ci peut, par exemple, se
concentrer sur la dimension déontologique, en propo-
sant une régulation des cas de figure par des règle-
ments judicieux. Sans qu’on l’idéalise, le système
adopté aux États-Unis fournit un exemple intéressant
à observer. La reconnaissance du lobbying aux États-
Unis implique des règles précises de déontologie, à
commencer par l’inscription officielle des groupes de
pression sur des listes publiques, et le regroupement
des lobbyistes dans des cabinets professionnels dont
l’activité est réglée par une charte. Une suite d’évé-
nements politiques et de scandales a conduit les
membres du Sénat à adopter plusieurs dispositions
amendant la loi nommée Federal Registration of Lob-
bying Act de 1946, telle celle désignée comme Lob-
bying Disclosure Act de 1995 venant la préciser. Le but

168
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
poursuivi avec cette dernière est d’obtenir une cer-
taine transparence dans les transactions entre les inté-
rêts privés, la profession des lobbyistes et les élus, via
une déclaration des lobbyistes à plein temps1 et la
déclaration officielle par les élus des sommes reçues et
dépensées. Des lois particulières au niveau des diffé-
rents États réglementent également l’activité des
lobbyistes.
La sphère publique exerce ainsi un droit de regard
sur la réalité de la mise en relation des intérêts parti-
culiers et des représentants de l’État. La signification
philosophique de la piste ici ouverte réside donc dans
la (re)construction par le biais des règlements publics
d’un véritable intérêt général. Si elle n’est ni la somme
des intérêts particuliers, ni une volonté générale idéa-
lisée et substantialisée, cette notion d’intérêt général
mérite d’être élucidée, car elle offrirait le moyen de
distinguer les volontés d’influence légitimes et illégi-
times, et aussi de réguler leur jeu dans l’espace public.
Ainsi se dessinent des critères susceptibles de distin-
guer entre le « lobbyisme éclaireur » du « lobbyisme
manipulateur » : le premier tend à informer l’homme
politique ou le parlementaire, ce qui est tout à fait
conforme à un système dans lequel le caractère dyna-
mique de l’information contribue à une authentique
« publicité » au sens que les Lumières donnaient à ce
terme ; le second entreprend de mettre sa décision
sous influence en l’incitant à agir en faveur d’un inté-

1. D’après Anne Deysine dans son article « Le lobbying aux États-Unis... »


(in J. Garrigues, op. cit., p. 241), ceux-ci seraient entre 35 000 et 50 000 en acti-
vité dans la capitale des États-Unis, et plus de 45 000 dans les différents États.

169
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
rêt particulier contradictoire avec son statut d’élu de
la nation, ce qui s’apparente à une entreprise de cor-
ruption morale. Par ce biais, en dotant les citoyens de
nouveaux moyens d’élucidation et d’évaluation des
situations réelles, l’analyse du lobbying présente un
intérêt majeur pour la réflexion des modes d’im-
plication civique dans les démocraties contempo-
raines. Et peut-être que désormais, sur la voie d’une
redéfinition de l’intérêt général, une des tâches de la
philosophie politique d’inspiration républicaine doit-
elle s’entendre comme la réflexion de nos usages
civiques tant en termes de discipline des citoyens qu’en
termes de probité publique1. Ainsi le républicanisme,
qui est une vision générale de l’action politique, de ses
modes et de ses buts, retrouvera-t-il son intuition
anthropologique majeure : les hommes ne sont pas
purement et simplement agis par leur environnement
social, mais grâce à l’action politique ils se montrent
capables de changer le cours de leur existence singu-
lière et collective, c’est-à-dire de vivre ensemble
libres.
THIERRY MÉNISSIER

1. Sur ce concept de « probité publique », voir la mise au point théorique


récemment tentée par Philippe Bezès et par Pierre Lascoumes dans leur article
« Percevoir et juger la “corruption politique”. Enjeux et usages des enquêtes sur
les représentations des atteintes à la probité publique », Revue française de science
politique, vol. 55, no 5-6, 2005, p. 757-785.
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
France, Amérique :
deux conceptions de la liberté

On a beaucoup écrit sur les innombrables diver-


gences séparant, dans tous les domaines, le gouverne-
ment français de celui des États-Unis. On sait que nos
entreprises se retrouvent fréquemment en situation de
concurrence avec les entreprises américaines. Que nos
cinéastes ne cessent de revendiquer, contre l’industrie
cinématographique de Hollywood, un droit à l’excep-
tion culturelle. Et l’on sait aussi que de tels différends,
semblables à ceux qui existent entre tous les pays du
monde (y compris entre pays amis), ne sont pas en
eux-mêmes inquiétants, aussi longtemps du moins
que leur accumulation ne débouche pas sur une
confrontation globale.
Mais la possibilité d’une telle confrontation, dans
laquelle la France serait celui des deux partenaires qui
aurait le plus à perdre, ne peut malheureusement plus
être exclue à moyen ou long terme. Tant il est vrai que
les relations franco-américaines, après avoir connu une
légère embellie sous le mandat de Valéry Giscard
d’Estaing, n’ont à nouveau cessé, depuis un quart de
siècle, de se détériorer.
Peut-on encore faire quelque chose pour éviter
d’en arriver là ?

171
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Faisons, en tout cas, semblant d’y croire.
Et voici, par exemple, une modeste proposition :
bien qu’ils n’aient par définition guère de prise sur la
réalité politique, les intellectuels des deux côtés de
l’Atlantique pourraient au moins essayer de réfléchir
ensemble au malentendu fondamental, d’ordre linguis-
tique et culturel, qui sous-tend la plupart de nos diffé-
rends idéologiques. Vivant depuis dix ans à cheval sur
les deux pays, je suis de plus en plus frappé, en effet,
de voir à quel point des termes simples, désignant des
réalités qu’on pourrait croire objectives et univer-
selles, possèdent en France et en Amérique des signi-
fications diverses, voire opposées.
Pour donner rapidement une idée de ce problème
(dont peu de gens me semblent conscients et qui, en
tout cas, n’a guère fait jusqu’ici l’objet d’études appro-
fondies), je voudrais m’arrêter sur trois notions majeu-
res dont, pour des raisons qui restent à déchiffrer,
Français et Américains ont, en cette première décennie
du XXIe siècle, des perceptions toutes différentes : celles
de travail, de violence et de mondialisation.
Étrange distorsion dont j’essaierai de tirer, dans un
second temps, quelques remarques plus générales sur
les diverses interprétations que nous faisons, les uns et
les autres, du concept de liberté.

***

Le travail, d’abord. Pour les Américains, dont la


civilisation a été profondément marquée par une
double empreinte, celle du puritanisme et celle du

172
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
rationalisme des Lumières, le travail n’est pas seule-
ment une loi de l’existence terrestre, découlant elle-
même de la nécessité d’expier le péché originel ; il est
une véritable bénédiction pour l’homme, dans la
mesure où il l’oblige, d’une part, à dominer ses ins-
tincts, et, d’autre part, à faire fructifier le capital qu’il
a reçu à sa naissance, c’est-à-dire à transmettre à ses
héritiers un monde amélioré par rapport à celui dans
lequel il est né. De cette vision positive découlent des
conséquences bien connues : les Américains se met-
tent à travailler fort jeunes. Ils travaillent en même
temps qu’ils étudient. Ils n’hésitent pas à accepter
toutes sortes de « jobs » pour s’en sortir. Ils n’hésitent
pas non plus à en changer souvent, ni à changer de
région pour améliorer leur situation (mobilité sociale
et mobilité géographique vont, aux États-Unis, de
pair). Enfin, les Américains sont habitués à compter
sur eux-mêmes plutôt que sur l’État pour assurer
le financement de leur sécurité sociale et de leurs
retraites. Ils savent qu’ils devront travailler plus que
les autres s’ils veulent pouvoir payer des études uni-
versitaires à leurs enfants. Bref, ils valorisent à la fois
leur temps de travail (la plupart des gens qui ont droit
à des congés payés ne prennent guère qu’une ou deux
semaines de vacances annuelles) et leur instrument de
travail. Les grèves ne sont pas interdites aux États-
Unis, mais elles y demeurent rares, dans la mesure où
elles ne sont pas considérées comme la manière la
plus efficace de défendre les droits des travailleurs.
Dans les services publics, en particulier, elles sont
exceptionnelles : la grève d’un service public est, en

173
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
effet, généralement perçue comme une atteinte à la
liberté des autres citoyens, et s’expose donc à soulever
contre les grévistes la réprobation quasi unanime des
usagers.
Très différente est la situation française. Sans
tomber dans les généralisations hâtives ni les excès
caricaturaux, force est de reconnaître, en effet, que
les Français, considérés comme entité collective, ont
un problème avec le travail. Beaucoup d’entre eux
le perçoivent comme une corvée ou une menace.
D’autres regardent avec méfiance, pour ne pas dire
hostilité, l’entreprise capitaliste : le développement
d’une entreprise quelconque suppose en effet, pour
son propriétaire, une surcharge de travail qu’un sala-
rié n’est nullement disposé à fournir, quand bien
même ce surtravail lui permettrait d’améliorer sa
situation financière. Les adultes épuisent jusqu’au
dernier les jours de congé auxquels ils ont droit, tout
en attendant de l’État, comme s’il s’agissait d’une
chose parfaitement naturelle, qu’il prenne intégrale-
ment en charge le système de soins de santé, le sys-
tème éducatif (Université comprise) et le système de
retraites (ce dernier comprenant une série de « régi-
mes spéciaux » devenus, avec le temps, parfaitement
aberrants). Quant aux plus jeunes, ils ont tendance à
retarder le plus longtemps possible leur entrée sur le
marché de l’emploi – la pratique consistant à mener
de front études et « job » à temps partiel demeurant
peu répandue chez nous. Tout cela fait que les Amé-
ricains en voyage en France ont beaucoup de mal à
comprendre pourquoi tout est fermé certains jours

174
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
(mystères du 15 Août et du lundi de Pentecôte !) ou
pourquoi les horaires d’ouverture des restaurants, des
magasins, des banques, etc., sont si restreints. Mais
le plus étonnant pour eux demeure, en dehors du
spectacle de nos grèves continuelles, le fait que les
grèves en question – y compris celles des services
publics – semblent placidement acceptées par l’en-
semble de la population, lorsqu’elles ne sont pas
vivement soutenues par les victimes elles-mêmes,
c’est-à-dire par les usagers.
De ce point de vue, les manifestations anti-CPE du
printemps 2006 ont provoqué, dans l’opinion améri-
caine, un peak de perplexité. Sans doute le projet de
« contrat première embauche » (que le patronat ne
réclamait nullement) avait-il été mal expliqué au
public et insuffisamment négocié avec les syndicats.
Sans doute aussi n’était-il pas la panacée universelle
au problème du chômage des jeunes. Il n’empêche :
comment des lycéens et des étudiants confrontés,
pour beaucoup d’entre eux, à la difficulté de trouver
un premier emploi ont-ils pu, avec le soutien incondi-
tionnel des syndicats et des médias, organiser des grè-
ves dans les universités (et prendre en otages, par la
même occasion, les étrangers étudiant en France) afin
de faire annuler un projet de loi qui n’avait pour but
que de faciliter leur entrée sur le marché du travail
– et qui, de surcroît, avait été voté en bonne et due
forme par le Parlement ? À en juger par ce que je lis
dans le New York Times, les analystes américains
n’ont toujours pas trouvé la clef de cette énigme
so typically French.

175
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
***

Deuxième source de divergences : la violence. Dans


l’histoire américaine, histoire d’un peuple qui n’a pas
hésité à conquérir sa terre par la guerre (exactement
comme l’avaient fait les nations européennes, d’ail-
leurs, mais à une époque beaucoup plus récente et
d’une manière par conséquent plus difficile à occul-
ter), la violence a joué un rôle central. Elle continue,
du reste, à occuper sous diverses formes – terrorisme,
délinquance urbaine, insécurité dans les ghettos,
affrontements communautaires, crimes mafieux ou
relevant de la psychopathologie, etc. – une place non
négligeable sur le théâtre de l’actualité. Et c’est pour
cette raison, précisément, qu’elle se voit de plus en
plus rigoureusement condamnée. Condamnée par la
loi américaine, d’abord. Condamnée par l’adminis-
tration Bush, également, qui a déclaré la guerre au
terrorisme sous toutes ses formes. Et condamnée,
enfin, par l’opinion publique ainsi que par toutes les
institutions susceptibles de jouer, sur ce point précis,
un rôle positif dans l’évolution des comportements
collectifs. À New York, par exemple, la police munici-
pale s’est mise il y a une dizaine d’années (sur les
ordres du maire républicain de l’époque, Rudolph
Giuliani) à pratiquer la stratégie dite de la « tolérance
zéro » : critiquée au début pour sa trop grande sévé-
rité, cette politique, qui a eu pour effet d’engendrer
une baisse substantielle de la délinquance, est désor-
mais imitée par de nombreuses grandes villes. Des

176
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
mouvements se multiplient, d’autre part, avec l’appui
de personnalités comme le cinéaste Michael Moore,
pour inciter l’État à davantage contrôler les ventes
d’armes. Quant à la violence verbale, elle se voit, elle
aussi, de plus en plus stigmatisée, que ce soit dans les
médias, sur les campus ou dans les entreprises : un
peu partout, les expressions offensantes pour les
Noirs, les Hispaniques ou les homosexuels, par
exemple, sont impitoyablement pourchassées. Parce
qu’elle risque d’aboutir à l’imposition d’un « politi-
quement correct » que d’aucuns trouvent exagéré,
cette nouvelle « police du langage » fait, de temps à
autre, l’objet de commentaires ironiques. Mais nul ne
peut sérieusement contester le fait qu’elle a permis de
faire reculer les manifestations de racisme ou d’homo-
phobie, de promouvoir les droits des minorités et, par
voie de conséquence, d’apaiser bien des tensions
intercommunautaires.
Tout autres sont, là encore, les perceptions fran-
çaises. Je ne prétends évidemment pas – les exagéra-
tions sont toujours ridicules – que les Français ont un
goût particulier pour la violence, ni qu’ils constituent
un peuple particulièrement violent. Je constate cepen-
dant que notre culture politique a été marquée par un
événement fondateur, la Révolution de 1789, qui
reste l’un des plus sanglants de l’histoire européenne.
L’exécution du roi et de sa famille, les milliers
d’exécutions arbitraires qui ont suivi, l’insurrection
des Chouans et sa féroce répression, la Terreur :
autant de moments-clés imprimés dans la mémoire
collective des Français et fonctionnant comme une

177
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sorte de prisme déformant à travers lequel ils sont
constamment tentés de réinterpréter leur actualité
présente. De 1830 à 1848, 1871, 1936, 1944 et 1968,
entre autres, notre pays a ainsi connu d’irrépressibles
accès de fièvre révolutionnaire. Aujourd’hui encore, il
est le seul de l’Union européenne où l’addition des
divers courants d’extrême gauche, toujours prêts à
descendre dans la rue, continue à représenter une
force politique non négligeable. Et où les syndicats,
faute de pouvoir construire des barricades, persistent
à s’emparer du moindre prétexte pour déclencher des
grèves sauvages, occuper des locaux ou empêcher les
autres citoyens de se rendre à leur travail. Parallèle-
ment, les difficultés d’intégration de certains jeunes
Français issus de l’immigration se traduisent plus sou-
vent chez nous que dans le reste de l’Europe par des
flambées de vandalisme.
Tout cela, enfin, conduit également les Français à
regarder le terrorisme international d’un œil très diffé-
rent des Américains. Tandis que, pour ces derniers, le
terrorisme est un fléau qu’il est urgent d’éliminer par
tous les moyens, et notamment par la promotion du
bien-être et des valeurs démocratiques dans les pays
émergents, nous continuons de percevoir le terro-
risme comme l’expression d’une révolte des pauvres
ou des opprimés – révolte légitime, selon nous, dans
la mesure où ceux-ci n’auraient pas d’autre moyen à
leur disposition pour faire entendre leur voix (on
reconnaît là, par exemple, la justification que Sartre
et Genet avaient donnée en 1972 du massacre des
athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich).

178
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Et, même si les faits prouvent que la motivation fon-
damentale des terroristes aujourd’hui les plus dange-
reux (que ceux-ci soient palestiniens, pakistanais,
algériens, saoudiens, irakiens, iraniens ou libanais) est
le fanatisme et non pas la misère, nous persistons à
inverser les valeurs : de ce bourreau qu’est le criminel,
nous faisons la victime. Et de sa victime bien réelle,
nous n’hésitons pas à faire (surtout si elle est « occi-
dentale », c’est-à-dire américaine ou israélienne) le
bourreau qui, au fond, a mérité son châtiment.
On vient encore de le voir à travers la couverture
– résolument partiale – que les médias français ont
donnée, en juillet et août 2006, de la guerre entre
Israël et le Hezbollah. Bien qu’étant clairement
l’agressé, le premier a été présenté comme l’agresseur,
et bien qu’étant clairement l’agresseur, le second a été
présenté comme « résistant ». Bien qu’étant parfaite-
ment compréhensible, la riposte d’Israël a été pré-
sentée comme « disproportionnée ». Bien que le Hez-
bollah soit avant tout un groupe terroriste, il n’a
jamais été qualifié comme tel : il a été, au contraire,
systématiquement présenté comme un « parti poli-
tique » (le « parti de Dieu »), et même comme un parti
« nationaliste » bien qu’il soit de notoriété publique
qu’il reçoit directement ses ordres de Téhéran après
avoir prôné avec constance, pendant plus de vingt
ans, la collaboration de son pays avec l’occupant
syrien. Enfin, bien que le résultat des opérations sur le
terrain ait clairement indiqué que Tsahal avait au
bout d’un mois atteint son principal objectif (détruire
l’infrastructure militaire des terroristes dans la région

179
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
située au sud du Litani), les médias français ont repris
en chœur l’affirmation inverse, selon laquelle cette
guerre se serait soldée par une victoire du Hezbollah.
Double inversion, en somme, des faits et des valeurs.
Double inversion qui, au-delà de ses aspects émotion-
nels immédiats (alimentés par des photos de bombar-
dements israéliens dont il a été démontré que certai-
nes étaient truquées), explique la diffusion croissante,
dans l’opinion française, d’un antisionisme doublé
d’un anti-américanisme que plus rien ne semble en
mesure de freiner. Ainsi que, dans les esprits de nos
diplomates, l’inquiétante diffusion de l’idée selon
laquelle Israël, « qui n’a jamais pu et ne pourra jamais
vivre en paix avec ses voisins », ne saurait être qu’un
État « provisoire », dont l’existence au-delà du présent
siècle semble de moins en moins probable – et, pour
tout dire, de moins en moins souhaitable.

***

Troisième source de divergences, enfin : la mondia-


lisation. Dans la mesure où celle-ci s’est traduite,
d’abord et avant tout, par une libéralisation des
échanges économiques et commerciaux aux dimen-
sions de la planète, elle a ouvert, à tous les peuples en
mesure de développer leur production et leurs expor-
tations, la voie d’une prospérité croissante. On peut
même dire – lorsqu’on songe aux cas de l’Inde, de la
Chine, du Vietnam – qu’elle a apporté à des centaines
de millions d’êtres humains la possibilité de sortir du
sous-développement. Raison pour laquelle les Améri-

180
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
cains, auxquels il faut reconnaître le mérite d’avoir
toujours prôné le libre-échange (même s’il leur arrive
encore, dans la pratique, de faire des exceptions pour
défendre leurs propres produits), voient la mondiali-
sation d’un bon œil : ce qui contribue à accroître le
niveau de vie des peuples ne peut que contribuer aussi
à la diffusion des valeurs occidentales (individualisme
libéral), donc des idéaux démocratiques, et donc de la
paix. Quant au défi que constitue, pour l’économie
américaine, la montée en puissance d’économies riva-
les comme celle de la Chine, il n’est pas ignoré mais
reste envisagé avec optimisme : dans la course aux
marchés internationaux, les entreprises américaines
n’ont pas l’intention de rester inactives. Elles sauront,
au contraire, s’adapter pour survivre, en profitant de
la formidable avance scientifique et technologique qui
est actuellement la leur et qu’elles ne semblent pas
près de perdre.
La perception française est, une fois de plus, radi-
calement opposée. Non seulement les Français ne
voient pas les bons côtés de la mondialisation (dont
leurs médias et leurs politiciens ne leur parlent, il est
vrai, jamais, si ce n’est pour dénigrer sur un mode
vaguement raciste ces industriels indiens qui, parce
qu’ils viennent de s’enrichir, ont désormais le culot
de prétendre investir en France), mais encore ils
s’attachent avec un malin plaisir à en détailler les
effets négatifs ou pervers. Car ceux-ci existent, bien
entendu : il ne s’agit pas de nier, par exemple, que
d’un bout à l’autre de la planète les modes de vie
manifestent une certaine tendance à s’unifier, ni que

181
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
les délocalisations pratiquées par nombre d’entre-
prises risquent d’aggraver les suppressions d’emploi
chez nous. Mais, au lieu de chercher à comprendre
comment on pourrait profiter des avantages de la
mondialisation en tentant de réduire ses effets néga-
tifs, on préfère rejeter celle-là en raison de ceux-ci.
Pour nos élites intellectuelles, notamment, la mondia-
lisation est, comme le « libéralisme » dont elle est
devenue synonyme, le mal absolu : tel est en tout cas
le présupposé commun à la plupart des discours sur
ce thème, présupposé tenu pour évident bien que per-
sonne n’ait jamais pris la peine de le démontrer, et
qu’il soit abondamment démenti par quantité de faits
que nous refusons de voir. Il n’empêche : la condam-
nation de la mondialisation constitue désormais
l’article premier de la « pensée unique » française. Et
celui qui, sur ce point, serait tenté de formuler un
léger désaccord, ne tarderait pas à s’en repentir en
constatant la belle unanimité avec laquelle nos médias
lui refuseraient toute possibilité de s’exprimer.
Notons que cette condamnation est parfaitement
cohérente, enfin, avec celle du travail – travailler est
mauvais, puisqu’on ne peut plus travailler, aujour-
d’hui, que dans le contexte d’un marché international
dominé par la concurrence – ainsi qu’avec la valorisa-
tion de la violence. Le terrorisme et toutes les guerres
(au moins verbales) faites à l’Occident (que ce soit par
la mouvance islamiste ou par les dictateurs latino-
américains tels que Chavez, Castro, etc.) ne peuvent
qu’acquérir, en effet, un supplément de justification,
du fait qu’elles se présentent (ou que nous nous plai-

182
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sons à les présenter) comme des formes de « résis-
tance » à l’uniformisation du globe. Laquelle ne sau-
rait être, bien sûr, que le résultat délibérément
poursuivi par le « grand Satan », c’est-à-dire par un
impérialisme américain qu’on suppose obsédé par
l’idée de mettre le reste du monde à genoux. À partir
de là, il ne faut plus s’étonner de voir, à intervalles
réguliers, le régime des talibans, ou celui de Saddam
Hussein, ou l’État islamique iranien, pieusement jus-
tifiés au nom du nécessaire respect de la « diversité
culturelle ».

***

Ce qu’une telle comparaison – forcément trop


rapide – permet de repérer, ce sont d’abord, me
semble-t-il, les effets contrastés de deux conceptions
différentes de la liberté.
Pour les Américains, l’exercice de la liberté est, en
pratique, inséparable d’une certaine discipline. Disci-
pline considérée, dans la tradition protestante, comme
possédant pour l’individu une valeur émancipatrice. Et
qui peut être imposée directement par la loi (aux États-
Unis, chacun le sait, nul n’est au-dessus de la loi) ou,
indirectement, à travers l’influence qu’exercent sur la
vie sociale certaines institutions (Églises, universités,
médias) ou certains groupes sociaux (« lobbies », com-
munautés). Du coup, parce que, dans l’esprit des
Lumières, la liberté des uns doit s’arrêter là où elle ris-
querait de porter atteinte à celle des autres, parce que
les droits des minorités doivent être défendus face à la

183
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
« tyrannie » de la majorité, et parce que le respect de
l’individu constitue la base du système démocratique,
aucune liberté ne saurait être absolue, ni aucun droit
définitivement acquis. Une société démocratique n’est
pas perçue, outre-Atlantique, comme une société où
tout devrait être permis. Mais, au contraire, comme
une société où tout doit être négocié en fonction du
moment, du lieu et des fins stratégiques poursuivies
par les divers partenaires. Bref, comme un jeu soumis à
des règles. Des règles qu’il serait parfaitement vain de
contester, sauf à se condamner soi-même à une margi-
nalité totale (marginalité qui, dans l’histoire améri-
caine, possède d’ailleurs aussi, de Thoreau à Kerouac,
sa tradition et ses héros).
En France, en revanche, continue de prévaloir une
conception de la liberté héritée de l’extrême gauche
révolutionnaire de 1789 et alimentée, tout au long
du XIXe et du XXe siècle, par une tradition anarcho-
syndicaliste (Proudhon, Sorel, etc.) qui a exercé une
énorme influence sur notre culture (même si son rôle
proprement politique a été plus modeste). Du coup,
les Français persistent à concevoir la démocratie
comme un système dans lequel tout devrait être à
tout moment permis et, lorsqu’ils découvrent que ce
n’est pas possible, ils font le procès de la démocratie
au lieu de mettre en cause l’irréalisme de leurs
propres exigences. C’est de la même manière qu’ils
défendent ce que les syndicalistes appellent leurs
« droits acquis » (expression absurde, puisqu’elle
revient à faire d’un droit positif un droit intangible,
c’est-à-dire une sorte de droit naturel). Et c’est tou-

184
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
jours au nom du même radicalisme qu’ils s’opposent
à toute négociation dans les domaines économique
et politique – comme si la négociation, au lieu de
constituer l’essence même du jeu démocratique,
représentait une menace mortelle pour les fameux
« droits acquis ». Les syndicats français sont ainsi les
seuls, dans l’Union européenne, à refuser de négo-
cier avec le gouvernement sur toutes les questions
sociales d’importance majeure (exemple récent : leur
refus de discuter le projet de Contrat première
embauche). Attitude de blocage qui, en retour,
conduit de plus en plus souvent le gouvernement
à refuser de jouer son rôle, c’est-à-dire de légiférer,
de peur de déclencher de nouvelles réactions hostiles
de la part des syndicats (exemple récent : le report du
projet gouvernemental de législation anti-tabac, au
lendemain de l’échec du projet de CPE).
Ces deux conceptions différentes de la liberté
n’expriment donc pas seulement une divergence
d’ordre métaphysique, qu’on pourrait tenir pour abs-
traite ou sans conséquence. Elles ont aussi pour effet
d’induire, des deux côtés de l’Atlantique, des atti-
tudes opposées vis-à-vis de la « chose publique ».

***

Ce qui, me semble-t-il, distingue par-dessus tout


la pratique politique des Américains, c’est qu’elle se
déploie sur le fond d’un vaste consensus national,
alors qu’en France un tel consensus continue de faire
défaut.

185
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Comme ils admettent la nécessité de combiner
liberté avec discipline, la plupart des Améri-
cains acceptent en effet la répartition des pouvoirs
prévue par leur constitution (une constitution qui,
chose remarquable, a été amendée mais non modifiée
depuis 1787). Entre les compétences de l’État où ils
résident et celles de l’État fédéral, un équilibre plus
ou moins satisfaisant, mais viable, a ainsi fini, au fil du
temps, par s’instaurer. Qu’ils soient démocrates ou
républicains, les citoyens acceptent cet équilibre ; et,
s’ils désirent le modifier, il existe des procédures qui
leur permettent d’agir en ce sens à l’intérieur de leur
parti. Il est vrai que, sur les questions d’intérêt natio-
nal, les divergences d’opinion entre les deux grands
partis se réduisent le plus souvent à des différences de
degré. Mais une telle situation constitue plutôt un
symptôme de bonne santé, dans la mesure où c’est
précisément parce que les bases du système sont
considérées comme saines et acceptées comme telles
par une majorité d’Américains que ceux-ci peuvent,
au quotidien, s’opposer sur des milliers de problèmes
sectoriels, sans pour autant remettre en cause l’archi-
tecture globale de leur société.
Je n’oublie pas, en disant cela, que tous les Améri-
cains ne sont pas nécessairement démocrates ou répu-
blicains. Il existe en particulier, notamment dans le
Sud et dans le Middle West, une petite minorité qui
n’adhère pas à ce consensus national : la minorité de
ceux qui, au nom d’une autre idée de la liberté, pro-
testent en permanence contre ce qu’ils appellent les
« excès » de l’autorité fédérale. De qui s’agit-il ? De

186
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
gens qui, pour la plupart, refusent de payer leurs
impôts, souhaitent pouvoir continuer à acheter
des armes sans restriction aucune et sympathisent
avec l’idéologie raciste des « White Supremacists »,
partisans de la suprématie des Blancs et farouches
adversaires des programmes fédéraux d’aide aux com-
munautés défavorisées. D’une manière qui nous sur-
prend parfois mais qui est au fond très significative,
ces gens sont fréquemment désignés par le reste des
Américains comme « des gens qui n’aiment pas le
gouvernement ». En fait, sur l’échelle des familles
politiques familière aux Européens, nous dirions tout
simplement que ces gens sont d’extrême droite. Ils ne
sont heureusement pas très nombreux, mais ils peu-
vent être dangereux dans la mesure où, contrairement
à la plupart de leurs compatriotes, ils persistent à pen-
ser qu’aujourd’hui comme au temps de la conquête
de l’Ouest la violence (on se souvient de l’attentat
d’Oklahoma City) reste la meilleure manière de
défendre ce qu’ils croient être leurs droits.
En France, le rapport majorité/minorité est, du
point de vue qui nous intéresse, strictement inversé.
Seule une minorité de Français, « centristes » ou
modérés de gauche et de droite (il n’y en a plus
beaucoup, mais il en reste), adhèrent à un consensus
minimal sur ce que devraient être les principes fonda-
mentaux de notre système économique (un capita-
lisme susceptible d’être contrôlé par l’État afin de
préserver certains avantages sociaux) et de notre orga-
nisation politique (la démocratie parlementaire, com-
plétée par une certaine dose d’autonomie régionale).

187
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Les autres ne sont d’accord sur rien, si ce n’est qu’ils
sont hostiles à la fois au parlementarisme et au capita-
lisme social.
Certains de ces derniers (fort peu nombreux, il faut
le dire) se réclament d’un libéralisme à tout crin.
D’autres (encore moins nombreux et surtout moins
crédibles) prônent le retour à la monarchie. Le groupe
le plus important, toutefois, témoigne d’une curieuse
tendance à rejeter à la fois le libéralisme économique
sous toutes ses formes (abusivement tenu pour res-
ponsable de tous nos problèmes, qu’il s’agisse de la
faiblesse de la croissance, de l’ampleur du chômage
ou des difficultés d’intégration des jeunes Français
d’origine immigrée) et le parlementarisme (globale-
ment déconsidéré par les écarts de conduite, réels
mais finalement peu significatifs, de quelques politi-
ciens corrompus). Ce sont, en d’autres termes, les
bases mêmes de leur système qui sont rejetées par une
majorité de Français. Mais ce qui est le plus curieux,
c’est qu’elles le sont, chez nous, au nom de croyances qui
relèvent, dans la plupart des cas, non plus d’une idéologie
d’extrême droite mais d’une idéologie défendue à la fois par
la gauche et par l’extrême gauche (l’ensemble des voix
réunies par ces deux dernières familles dépassant en
effet, et de beaucoup, celui des voix de l’extrême
droite, même s’il arrive également à celles-ci de
s’allier avec celles-là comme on l’a vu lors du référen-
dum sur l’Europe du 29 mai 2005).
On l’a compris : ce n’est pas pour le seul plaisir de
construire ce chiasme que je me suis étendu sur les dif-
férences de perception de la « chose publique » oppo-

188
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
sant Français et Américains. C’est pour en venir à
cette conclusion précise : qu’elle se veuille (ou qu’elle
soit sincèrement) de gauche et d’extrême gauche,
comme c’est le cas en France, ou d’extrême droite,
comme c’est le cas aux États-Unis, la conception de la
liberté qui ne s’accommode pas de l’idée que la vie
sociale suppose un minimum de discipline, de règles
du jeu et donc de contraintes, ne peut que déboucher
sur des comportements hostiles à la démocratie. Or
de tels comportements ne sauraient, à leur tour, que
freiner l’émancipation de l’homme, en facilitant
l’assujettissement de nos sociétés à des idéologies pro-
pices à l’asservissement des masses.
Dit autrement : si nous continuons à nous trom-
per, en France, sur la signification du concept de
liberté, comme nous le faisons de plus en plus résolu-
ment depuis un quart de siècle, nous risquons de
devenir de plus en plus esclaves.
Esclaves de nos médias qui, tous supports confon-
dus, nous incitent à ressasser à longueur de journée
nos préjugés les plus éculés comme si ceux-ci
n’étaient pas l’expression d’une idéologie partisane
mais le reflet d’un consensus général (l’Amérique ne
poursuit d’autre but que la domination du monde,
Israël est un État raciste qui devrait disparaître, le
libéralisme économique est une monstruosité dont
l’État devrait nous protéger, les terroristes ont leurs
raisons qu’il faut comprendre, etc.).
Esclaves de notre passé – puisque, s’il est vrai que
la mondialisation soit le mal et qu’elle soit néanmoins
notre incontournable avenir, mieux vaut tourner le

189
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
dos à l’avenir et s’enfermer dans le passé (pessimisme
radical qui rejoint ce que Nietzsche, il y a plus d’un
siècle, dénonçait déjà chez ses compatriotes euro-
péens sous le nom de « maladie du nihilisme »).
Esclaves de notre ressentiment, enfin, puisque, si
nous sommes victimes de divers « complots », et si
rien de ce qui nous arrive n’est de notre faute, alors
il ne nous reste plus qu’à chercher indéfiniment hors
de chez nous des boucs émissaires sur lesquels nous
pourrions faire retomber la responsabilité de nos
problèmes.
Si l’expression « servitude volontaire » possède
donc un sens aujourd’hui, c’est à la conjonction de
ces trois formes d’esclavage qu’elle me semble tout
particulièrement s’appliquer. Nous croyant libres, et
même plus « libérés » que nous ne l’avons jamais été,
nous baignons au contraire dans un conformisme
mou qui n’est rien d’autre que la forme la plus
accomplie de la disparition de tout esprit critique. Et,
si nous en sommes là, c’est parce que, chaque jour,
nous choisissons d’en rester là.
Or choisir de vivre en esclaves n’est pas seulement
triste. C’est aussi un choix qui n’est pas sans dangers.
Car plus nous serons esclaves, moins nous serons
capables de comprendre qui sont ou devraient être,
dans ce monde en détresse, les véritables défenseurs
de la liberté. Autrement dit, nos véritables alliés.

CHRISTIAN DELACAMPAGNE
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Table des matières

Introduction – Yves Charles Zarka, Pourquoi parler de


nouvelles servitudes ? 1
Yves Charles Zarka, Le maître anonyme 5
Béatrice Magni, L’esclave heureux 33
Michela Marzano, « Tu dois désirer... Tu dois être
désirable ! » L’asservissement contemporain du désir 59
Cynthia Fleury, Un nouveau mode d’exploitation du
travail 85
Jacques de Saint-Victor, « Libérisme » contre libéralisme 113
Thierry Ménissier, La liberté civique est-elle encore pos-
sible ? Pour ôter le masque d’une nouvelle servitude 145
Christian Delacampagne, France, Amérique : deux
conceptions de la liberté 171

191
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
Collection « Intervention philosophique »

La philosophie a-t-elle quelque chose à dire sur le monde


contemporain ? Peut-elle intervenir dans des débats publics
pour contribuer à éclaircir leurs enjeux et aider à mieux définir
les conditions d’une réponse ?
La collection « Intervention philosophique » a pour ambition
de montrer que l’on peut répondre positivement à ces deux questions.
Il n’y a pas de philosophie sans exercice de la raison.
Mais outre ses usages spéculatif et pratique, la raison philosophique
a également une fonction de critique publique. C’est cet effet public
de la philosophie qu’il s’agit de restituer par la publication des textes
prenant position sur des questions d’actualité.

DE KONINCK Thomas, La nouvelle ignorance ou le problème de la


culture, 2e éd., 2000.
DELACAMPAGNE Christian, Islam et Occident, les raisons d’un
conflit, 2e éd., 2003.
DRAÏ Raphaël, La France au crépuscule, 1re éd., 2004.
ELLUL Jacques, Islam et judéo-christianisme, 5e éd., 2004. Réédi-
tion « Quadrige », 2006.
FLEURY Cynthia, Dialoguer avec l’Orient, 1re éd., 2003.
LAUGIER Sandra, Recommencer la philosophie. La philosophie amé-
ricaine aujourd’hui, 1re éd., 1999.
MAGNARD Pierre, Questions à l’humanisme, 1re éd., 2000.
MATTÉI Jean-François, La barbarie intérieure, 3e éd., 2001. Réé-
dition « Quadrige », 2004.
MATTÉI Jean-François, ROSENFIEL Denis (sous la dir.), Civilisa-
tion et barbarie. Réflexions sur le territorisme contemporain, 1re éd.,
2002.
MICHAUD Yves, La crise de l’art contemporain, 5e éd., 1999.
SPURK Jan, Quel avenir pour la sociologie. Quête de sens et compré-
hension du monde social, 1re éd., 2006
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
TRIGANO Shmuel, La démission de la République. Juifs et musul-
mans en France, 1re éd., 2003.
VIEILLARD-BARON Jean-Louis, La religion et la cité, 1re éd., 2001.
WUNENBURGER Jean-Jacques, L’homme à l’âge de la télévision,
1re éd., 2000.
ZARKA Yves Charles, FLEURY Cynthia, Difficile tolérance, 1re éd.,
2004.
ZARKA Yves Charles (sous la dir.), Faut-il réviser la loi de 1905 ?,
1re éd., 2005.
ZARKA Yves Charles, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt,
1re éd., 2005, traduit en italien, espagnol et hébreux.
ZARKA Yves Charles, Réflexions intempestives de philosophie et de
politique, 2006.
ZARKA Yves Charles (sous la dir.), Critique des nouvelles servitudes,
1re éd., 2007.
ZASK Joëlle, L’art pour la démocratie. Peuples de l’art, 1re éd., 2003.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Février 2007 — No 53 456
par Vendôme Impressions
Imprimé en France

Groupe Landais
ment téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Reims Champagne-Ardennes - - 194.57.104.102 - 01/03/2020 12:57 - © Presses Universitaires de France

Vous aimerez peut-être aussi