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PERSPECTIVES

CRITIQUES
Collection fondée par Roland Jaccard
et dirigée par Laurent de Sutter
Louis Althusser
ÊTRE MARXISTE
EN PHILOSOPHIE
Texte établi et annoté
par G. M. Goshgarian
ISBN 978-2-13-065414-8
Dépôt légal — 1re édition : 2015, mars
© Presses universitaires de France, 2015
6, avenue Reille, 75014 Paris

G. M. Goshgarian adresse ses remerciements à Nathalie Léger (directrice


générale de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, IMEC) et à toute son
équipe, et à François Boddaert, Maurice Caveing, Olivier Corpet, Jackie Épain,
Christine Gardon, Isabelle Garo, Frank Georgi, Michael Heinrich, Kolja
Lindner, François Matheron, Bruno Quélennec, Panagiotis Sotiris, Fabienne
Trévisan, Laurie Tuller et Maria Vlachou.
Préface
par G. M. Goshgarian
I
Le 11 juin 1984, Althusser conseille la lecture d’un de ses nombreux travaux
inédits à la philosophe mexicaine Fernanda Navarro, qui publiera en 1988, sous
forme d’entretien, une introduction à sa dernière philosophie. « J’ai relu un
manuscrit “philo”, inachevé, mais qui me paraît assez bon, en tout cas je l’ai lu
jusqu’au bout, lui écrit-il. Il y est question du commencement absolu de la
philosophie, et de la feinte de Descartes dans son “ordre de raisons”. L’avais-tu
lu ? Je ne le désavoue pas. » Auto-évaluation qui vaut éloge sous la plume d’un
auteur passé maître dans l’art de l’auto-dépréciation. Navarro est enchantée :
« Althusser me montra un manuel de philosophie pour les “non-philosophes”, un
texte inédit rédigé dans les années 1976-1978, dont je pouvais disposer comme
référence pour mon projet. Ravie, j’ai commencé à le découvrir, à le dévorer1. »
C’est à la lumière de cette découverte guidée qu’elle construit Filosofía y
marxismo, le seul texte philosophique qu’Althusser publie dans les dix ans
séparant sa mort, survenue en 1990, du drame qui l’a vu étrangler sa femme
Hélène Rytmann dans un accès de folie en 1980.
Édité en français en avril 1994, Philosophie et marxisme deviendra les
prolégomènes au texte de référence de l’ultime philosophie althussérienne avec
la parution, à l’automne, du « Courant souterrain du matérialisme de la
rencontre2 ». Ce fragment extrait d’un fouillis de manuscrits datant pour
l’essentiel de 1982-1983 provoque une fascination pour le dernier Althusser qui
ne s’est pas démentie depuis.
Calcul ou contingence, l’occultation de l’avant-dernier, dont bon nombre de
travaux importants sont longtemps restés inédits, a sans doute favorisé cette
renaissance posthume. Car la pensée intempestive de l’Althusser des
années 1970 continue à susciter une hostilité effarouchée qui ne se mue en
dédain blasé que dans la mesure où on réussit à se convaincre qu’elle est
devenue d’une inactualité quasi absolue. Même les commentateurs bienveillants,
à de rares exceptions près, ont contribué à maintenir un cordon sanitaire autour
du prédécesseur du philosophe de la rencontre, ne retenant du « doctrinaire
déçu » des années 1970 que les proclamations de la crise du marxisme qui
auraient annoncé une « Kehre althussérienne » (Antonio Negri). Quant aux
solutions à la crise proposées par ces textes d’avant la Kehre (tournant), elles
sont, par consentement quasi universel, d’un autre âge.
Or, Philosophie et marxisme a de quoi brouiller la ligne de démarcation ainsi
tracée entre le dernier Althusser et celui d’un autre âge, défenseur, entre autres
choses impensables, de la dictature du prolétariat. Car cet entretien est en fait un
patchwork tissé, pour une bonne part, d’extraits ou de résumés de textes
althussériens des années 1960 et 1970, comme si leur auteur avait voulu signaler
que le concept au cœur de sa dernière philosophie, le concept de la rencontre, est
logé un peu partout chez lui, sous diverses appellations : « accumulation »,
« combinaison », « conjonction », « conjoncture », « concours », « nœud
accidentel » et même « rencontre ». Indice parmi d’autres que le tournant
althussérien, si tournant il y a eu, s’est produit par le biais d’un retour.
Certes, la simple présence de ces termes dans ses écrits antérieurs ne le prouve
pas. Le principe fondamental du matérialisme de la rencontre ou matérialisme
aléatoire n’est-il pas qu’une nouvelle structure peut faire irruption comme le
résultat imprévisible d’un regroupement de toute une série d’éléments « dont les
dispositions internes et le sens varient en fonction du changement de lieu et
de rôle de ces termes » ? Ainsi un mode de production peut surgir comme
résultat d’une « rencontre » d’éléments ayant « une origine différente et
indépendante », et pourtant la capacité, constatable après coup, de « se
conjoindre pour constituer cette structure […] en entrant sous sa dépendance, en
devenant ses effets ». Pour régler la question de la « Kehre althussérienne », il
faudrait donc tenter de cerner à la lumière de ce principe, dont les formulations
ci-dessus sont tirées des contributions à l’ouvrage collectif Lire le Capital (1965)
d’Althusser et d’Étienne Balibar, respectivement3, le moment où les divers
éléments du matérialisme aléatoire ont convergé puis « pris » (« au sens où l’on
dit que la mayonnaise a “pris”4 », comme le précise Althusser en 1966), de façon
à constituer les effets de cette structure de pensée par un retour du résultat sur
son devenir.
Au moins un de ces éléments, l’atomisme épicurien, brille par son absence
jusqu’au milieu des années 1970. La Kehre fut-elle déclenchée par une déviation
aléatoire précipitée par la découverte, chez les épicuriens, de la déviation
aléatoire ? On peut le penser. Dans la décennie précédente, Althusser eut
plusieurs « “brèves rencontres”, relativement accidentelles », avec Épicure et
Lucrèce. Mais aucun de ces flirts « ne débouche […] sur une fusion », pour
continuer à citer la lettre, publiée six mois plus tard, qu’il écrit en mars 1969 à
une camarade à qui il s’est vu contraint de demander, dans une autre lettre,
privée celle-ci, de « maîtriser […] ta passion et tes conduites à mon égard5 », à la
suite d’une rencontre qui, justement, n’avait pas pris. Ce n’est qu’avec la
Soutenance d’Amiens de juin 1975, dans laquelle Althusser décèle « les
prémisses du matérialisme de Marx » chez Spinoza, Hegel et Épicure, et dans la
conférence de Grenade de mars 1976, où Machiavel et Épicure sont les deux
philosophes nommément félicités d’avoir pratiqué une anti-philosophie
anticipant sur celle de Marx, que l’on peut entrevoir l’ascension fulgurante à
laquelle est promis le sage du Jardin chez le penseur de la rue d’Ulm. Que donne
cette rencontre fusionnelle entre la première théorie althussérienne de la
rencontre et la lecture althussérienne d’Épicure, à qui cette théorie est attribuée
après-prise ?
Elle donne, tout au moins, et peut-être tout au plus, une traduction dans un
langage épicurien de la théorie althussérienne de la rencontre, assortie d’une
traduction dans le langage de la rencontre de certains termes clés des
années 1960. Ainsi, on apprend que « le concept développé de la contingence »
se dit « rencontre », et que conjoncture est « un mot qui redit : rencontre, mais
sous la forme de la jonction ». Ces reformulations font partie intégrante d’une
exposition du matérialisme aléatoire dont le lecteur dira, après comparaison avec
l’œuvre précédente, si elle est attribuable à une Kehre, une coupure continuée,
une évolution linéaire, ou une simple reprise.
Il pourra aborder cette comparaison sans se plonger dans « Le courant
souterrain ». Car l’exposition du matérialisme de la rencontre qui effectue ces
redéfinitions constitue le chapitre 16 du livre qu’il a entre les mains, le manuscrit
de 1976 qu’Althusser recommanda en 1984 à son Neckermann mexicain.
L’Althusser du tournant, si la rencontre avec Épicure annonce son avènement,
est l’Althusser d’un autre âge. Comme pour le souligner, le philosophe marxiste
acheva la première version d’Être marxiste en philosophie en juillet 1976, juste
avant de mettre la dernière main à un livre de 200 pages6 centré sur la question
de la dictature du prolétariat.
II
Si la date à laquelle Althusser épouse le matérialisme aléatoire est matière à
débat, nul ne contestera que son flirt avec l’anti-philosophie ait pris, le 8 octobre
1957 au plus tard, les allures d’une histoire qui dure. Ce jour-là se déroule à
Paris, sous les auspices du « Cercle ouvert », un débat annoncé sous le titre
« Chacun peut-il philosopher ? » Il vire allègrement à la joute verbale autour de
Pourquoi des philosophes ?, essai dans lequel Jean-François Revel soutient
qu’un monde armé des sciences peut sans perte se débarrasser de la philosophie,
condamnée depuis longtemps à n’être que de la mauvaise littérature. Revel en
veut pour preuve le charabia que des imposteurs tels Heidegger, Lacan, Sartre et
Merleau-Ponty font passer pour de la profondeur d’esprit. Intervenant dans la
discussion qui suit le débat à la tribune, Althusser prend la défense du livre de
son ami, dont il partage, dit-il, « l’inspiration essentielle ».
En fait, il défend une thèse d’une tout autre envergure, qui est que tout
philosophe a de tout temps partagé celle de Revel. Certes, la philosophie a la
« prétention fondamentale » de posséder un savoir dont le commun des mortels
n’a pas le secret, savoir qui lui donne, à ses propres yeux, ses titres d’existence :
« le philosophe est celui qui sait toujours plus ou moins quelle est l’origine
radicale des choses […], le sens véritable de ce que les autres savent […], le sens
des actes dans lesquels ils sont engagés. » Pourtant, dans « une perspective plus
historique », il apparaît qu’il ne cherche pas ses titres dans la philosophie telle
quelle, mais dans une rencontre antagonique avec elle : les grands philosophes se
définissent « en fonction de philosophies qu’ils refusent ». La philosophie est un
« combat », dans lequel chaque combattant « éprouve le besoin de se débarrasser
des philosophies existantes ».
Tenter de se débarrasser de la philosophie constitue donc le geste
philosophique primordial. Tout philosophe est anti-philosophe de naissance.

Mais alors comment être anti-philosophe sans être philosophe ? Comment


« prendre vis-à-vis de ce monde une espèce de distance originaire » qui ne soit
pas philosophique ? Comment « refuser la philosophie sans en fonder une ? »
La réponse, selon le jeune Althusser (il fêtera ses 39 ans huit jours plus tard),
est à chercher du côté du jeune Marx. Ayant à peine fondé la science de
l’histoire, son fondateur la mobilisa pour assiéger l’arrière-base de la philosophie
de son temps, son idéologie dominante. Il montra de la sorte comment être
marxiste en philosophie sans devenir philosophe marxiste, comment vaincre la
philosophie non philosophiquement : en faire la science.
L’Althusser du début des années 1960 aborde la philosophie autrement : il en
fait une science. Son Marx à lui, après s’être fourvoyé dans l’anti-philosophie
primaire – empiriste – de sa jeunesse, refusa la philosophie en en fondant une,
qui était, de surcroît, scientifique : le matérialisme dialectique, pendant du
matérialisme historique, science de l’histoire. Plus exactement, Marx fonda cette
philosophie scientifique en droit, surtout dans Le Capital, sans parvenir à
l’élaborer de fait. Il faut donc lire Le Capital pour Marx, afin d’expliciter la
philosophie qui y subsiste « à l’état pratique ». C’est la tâche historique qui
donne ses titres au philosophe marxiste de notre temps, qui sait mieux que les
hommes eux-mêmes, sinon le sens, du moins l’essence de tout ce qu’ils savent et
font. C’est inscrit en toutes lettres dans Pour Marx, qui fait du matérialisme
dialectique rien de moins que la Théorie générale de l’essence de la pratique
théorique en général, et, du coup, Spinoza aidant, la Théorie générale de
l’essence de la pratique en général, et donc celle du devenir des choses en
général7.
On aurait du mal à mieux résumer, en si peu de mots, la philosophie idéaliste
de l’essence de tout et de son contraire qu’Althusser s’emploie à déconstruire
dans Être marxiste, de Platon à Lévi-Strauss en passant par Kant, sans oublier…
Althusser. D’où un autre retour sur lui-même, autocritique celui-ci, explicité
dans un passage sur l’« idée erronée » que Marx aurait fondé une philosophie en
fondant une science de l’histoire. Il s’agit, plus précisément, d’un retour sur un
retour, car cette autocritique de 1976 en reprend une autre de juin 19728, elle-
même la reprise de l’autocritique détaillée de 1966-1967 dont son auteur ne
publiera que des bribes.
L’autocritique du milieu des années 1960 survient à l’issue d’une lutte au
cours de laquelle Althusser défend une science de l’histoire menacée, à ses yeux,
par des idéologues réformistes cherchant à faire de la théorie révolutionnaire de
Marx le stade supérieur de l’idéologie humaniste bourgeoise. Cette défense
philosophique du matérialisme a un enjeu politique : l’orientation fondamentale
du Parti communiste français, qu’Althusser cherche à infléchir dans le sens d’un
« anti-stalinisme de gauche ». C’est à la suite de son échec qu’il s’aperçoit du
cheval de Troie idéaliste logé dans l’enceinte de son propre matérialisme, et
rejette comme « théoriciste » l’idée dont on vient de dire un mot.
La Kehre précipitée par cette autocritique remet la pensée althussérienne dans
le droit chemin, si l’on peut dire, de la déviation anti-philosophique frayé dix ans
plus tôt. Moyennant une autocritique continuée, elle mène à l’anti-philosophie
entérinée dix ans plus tard dans Être marxiste. Elle mène en même temps à la
rencontre-fusion de cette philosophie déviante (le communisme est avant tout
« déroutant », écrira Althusser en 1972, « il fait sortir de la route que l’on suit9 »)
avec le matérialisme de la rencontre, au cœur duquel se trouve, le hasard faisant
bien les choses, ce qu’Althusser appellera, en 1976, la « déviance-déviation » du
clinamen. Après coup, elle rend relativement accidentelle la brève rencontre de
1961-1965 entre des éléments du matérialisme aléatoire naissant et l’idéalisme
accusé de la « déviation théoriciste ». Mais cette dernière déviation, on l’aura
compris, n’en était pas une : elle conduisait tout droit à l’orthodoxie de ce
qu’Althusser appelait, en 1957, la « grande tradition ».
Les éléments de la nouvelle philosophie althussérienne se mettent en place
dans « un cours d’initiation à la philosophie réservé aux non-philosophes10 » (et
de préférence aux scientifiques), dans le cadre duquel Althusser prononce cinq
conférences en novembre-décembre 196711. Mais ce n’est qu’en février 1968,
dans « Lénine et la philosophie12 », une conférence d’initiation à la philosophie
léniniste pour philosophes, que ces éléments cristallisent dans l’idée que la
philosophie est la continuation de la politique par d’autres moyens, le moyen
privilégié étant l’exploitation des résultats des sciences.
Rien de nouveau, en un sens : la philosophie théoriciste faisait elle aussi de la
politique par exploitation de la science de l’histoire interposée, produisant des
effets politiques malgré tout : grâce à elle, un anti-stalinisme de gauche a pu se
faire entendre dans le PCF. Mais la théorie de la philosophie que proposait cette
philosophie ne lui permettait pas de rendre compte de ce qu’elle faisait. Se
voulant une science – et même une science des sciences – dont le propre, selon
Althusser, est de travailler sur un objet distinct de son objet réel, elle s’avouait
incapable de se laisser transformer par le monde qu’elle théorisait, ou de le
transformer : elle ne pouvait que le connaître.
Pour sortir de cette impasse, Althusser fait volte-face. Il reconnaît que la
philosophie marxiste agit sous la dépendance d’une idéologie, prolétarienne, et
qu’elle a donc un « lien organique » avec la politique. Il constate que
l’« immense majorité » des philosophies ont elles aussi un lien avec la politique,
qu’elles « nient pourtant farouchement ». Et il affirme que la philosophie
marxiste « renonce à la dénégation13 ».
À quoi cette dénégation sert-elle ?
La réponse est double14. « Les classes dominantes dénient qu’elles
dominent. » « La philosophie représente la lutte de classes, c’est-à-dire la
politique. » La philosophie dominante représentera donc ce déni, composante
essentielle de la politique des dominants, auprès des sciences, qui, sinon,
pourraient le dénoncer.
Elle le représente en escamotant sa domination par la politique et sa
détermination par les sciences, qu’elle met, déni appelant déni, « dans un état de
soumission et d’exploitation apologétique servant des valeurs extra-
scientifiques ». Ce rapport dénégateur qu’entretient la philosophie à « son
rapport réel aux sciences » est à la fois la condition et l’effet de sa complicité
avec la politique des dominants15. C’est la place non reconnue de ce rapport réel
que vient remplir sa prétention philosophique de savoir « l’origine radicale des
choses ».
Dénoncer le déni philosophique, c’est donc révéler le rapport
« philosophique » que la philosophie entretient à ses conditions réelles, pour
ouvrir la voie à une interrogation des valeurs extra-scientifiques, c’est-à-dire
idéologiques, dont la philosophie se fait la servante.
Comment refuser cette complicité de la philosophie avec la politique des
dominants, et la mise au pas des sciences qu’elle commande ?
Althusser répond dans « Lénine et la philosophie » : en invoquant « la
connaissance objective (donc scientifique) » de la philosophie, c’est-à-dire,
« une théorie de la philosophie16 ». Mais, comme il l’avait noté dans son
initiation à la philosophie de l’année précédente : « on doit se garder de l’illusion
de pouvoir fournir une définition, c’est-à-dire une connaissance de la
philosophie qui puisse échapper radicalement à la philosophie […] ; on ne peut
échapper radicalement au cercle de la philosophie. Toute connaissance objective
sur la philosophie est en effet en même temps position dans la philosophie17. »
Et pourtant : « moins que jamais (!) nous ne dirons […] que le marxisme est une
philosophie nouvelle18 ». Le marxisme, proclame « Lénine et la philosophie »,
est « une nouvelle pratique de la philosophie » qui « peut transformer la
philosophie ».
C’est le double rapport de la philosophie avec la politique d’un côté et les
sciences de l’autre, condition d’existence de toute philosophie, qui ménage
une voie de sortie du « cercle de la philosophie » – « cercle infernal », dira Être
marxiste en philosophie – qu’Althusser avait signalé lors du débat du « Cercle
ouvert ». Si on ne peut pas s’en « échapper radicalement », pas plus qu’on ne
peut s’échapper de l’idéologie, on peut, partant de la science de l’histoire, faire
la science non philosophique de la philosophie, tout en se servant des armes de
cette science, philosophico-politiquement, pour se battre dans la philosophie.
Être marxiste en philosophie, c’est entrer en lice philosophique pour représenter
la science de la philosophie auprès d’une philosophie que l’on sait être, en
dernière instance, une forme théorique de la politique, et donc de l’idéologie.
Althusser passera à l’offensive dans Être marxiste en philosophie, suivant un
chemin tracé par voie de métaphore dans « Lénine et la philosophie », qui se
propose de déconstruire la grande tradition de la philosophie idéaliste moyennant
une prise de distance par rapport à la prise de distance qu’elle prétend prendre du
monde. D’où la tâche historique du philosophe marxiste armé de la théorie :
transformer cette « distance originaire » mythique en « vide d’une distance
prise19 » – celui même qui deviendra, en 1976 et au-delà, le vide qui surgit à la
suite de la « déviation originaire », là où il n’y avait que le « vide » d’un trop-
plein. Autrement dit, être marxiste en philosophie, c’est, selon « Lénine et la
philosophie », faire le vide d’un faux vide préventivement rempli du « sens
originaire du monde », avec pour objectif de donner lieu à la représentation
philosophique de la connaissance scientifique.
Comme s’y prendre ? Autre métaphore, non moins connue que la précédente :
en traçant « une ligne de démarcation20 » dans le trop-plein/faux plein du champ
philosophique. Bien tracée au bon moment, elle en fera un champ de bataille,
pour donner lieu à une rencontre dont l’enjeu est le destin des pratiques
scientifiques, l’enjeu de cet enjeu étant, comme on l’a vu, la domination de
classe. Ce qui se passe en philosophie n’est donc, au fond, que la répétition
interminable de la production-évacuation d’un vide à travers l’instauration d’un
autre, moyennant une distanciation/différentiation dont toute la panoplie de
guerre philosophique n’est que la trace nulle : « un rien philosophique » de
thèses, antithèses, catégories et autres « objets philosophiques », tous ces objets
non objectifs qui donnent pourtant corps à un objectif vital : celui de la défense
des sciences contre leur exploitation par la philosophie idéaliste et l’idéologie.
En ce sens, la philosophie n’a pas d’histoire. Plus précisément, son histoire
est, en dernière instance, celle de la réinscription perpétuelle de la même ligne de
démarcation, qui passe entre les deux grands partis philosophiques, dont l’un,
matérialiste, dominé, prend parti en dénonçant la prise de parti larvée de l’autre,
par quoi il le domine.

Tel qu’elle se présente en 1967-1968, « la nouvelle pratique de la


philosophie » n’est pas sans rappeler, par ses effets pratiques, l’ancienne
pratique de l’anti-philosophie évoquée en 1965 à travers un autoportrait
althussérien de l’anti-philosophe naïf qu’il aurait été, s’ingéniant à confier à la
philosophie le rôle de « conscience critique évanescente de la science » avec,
pour toute tâche, « la perpétuelle réduction critique des menaces de l’illusion
idéologique » qui l’assiégeait : naïveté qui condamnait cette « conscience du
dehors » de la science à n’avoir, pour toute histoire, que celle de sa « mort
continuée21 ». Il serait pourtant erroné de faire de la nouvelle pratique de la
philosophie la simple négation de l’anti-anti-philosophie. Ce serait oublier que
toute science progresse par « coupure continuée », selon une autre idée anti-
théoriciste introduite en 1967-196822. Le théoricisme devait continuer à passer
sous le couperet avant que la science de la philosophie ne rencontre ce vers quoi,
selon la première version d’Être marxiste, sa logique interne conduisait son
analogue, la déconstruction derridéenne : la dictature du prolétariat.

III
L’une des lignées textuelles à laquelle on peut assigner Être marxiste en
philosophie va de l’annonce programmatique d’une « transformation de la
philosophie » à la fin de « Lénine et la philosophie » vers « La transformation de
la philosophie », le texte de la conférence de Grenade de mars 1976 dont Être
marxiste intègre l’essentiel. Il intègre aussi une version remaniée du cinquième
cours de l’initiation à la philosophie de 1967, une analyse de théories de la
connaissance depuis Descartes. Si l’on ajoute que le livre de 1976 se présente
comme « ce qui ne peut pas ne pas être l’esquisse d’une théorie scientifique de la
philosophie », celle dont « Lénine et la philosophie » se disait le « début
balbutiant23 », mais aussi, explicitement, comme la mise en œuvre de la
« nouvelle pratique de la philosophie » qu’Althusser appelait de ses vœux dans
sa conférence de 1968, Être marxiste semble s’inscrire dans la suite directe des
textes du tournant de 1967-1968.
Mais il est aussi la reprise d’un livre qui manque à sa place.
Après une longue dépression qui commence en avril 1968 – selon une lettre
qu’il écrit en avril 1972, le début d’une « grande maladie quasi ininterrompue »
de quatre ans, à part « l’éclaircie du printemps 1969 » –, Althusser rédige,
justement au printemps 1969, un manuscrit qui porte le titre Qu’est-ce que la
philosophie marxiste-léniniste ? Il se transforme au cours du printemps en un
ouvrage rebaptisé Sur la reproduction des rapports de reproduction, dont son
auteur tire les extraits rassemblés dans son célèbre article de 1970, « Idéologie et
Appareils idéologiques d’État ». Sur la reproduction fait l’objet d’une
publication posthume.
Le premier chapitre de ce texte entame une histoire de la philosophie à partir
d’une question qui sera posée à nouveaux frais dans le premier chapitre d’Être
marxiste : Gramsci a-t-il raison de dire que « tout homme est philosophe » ?
C’est la question inaugurale du débat du « Cercle ouvert », ce qui n’est plus pour
nous surprendre : « Chacun peut-il philosopher ? » En 1957, Althusser n’y
répond pas, rejetant la question même par une boutade. Vingt ans plus tard, il
semble donner raison à son prédécesseur italien : « la philosophie n’est pas le
propre des philosophes de profession ». En fait, il lui prête une thèse
althussérienne : tout homme est philosophe parce qu’il vit « sous une idéologie
imprégnée des retombées philosophiques », autrement dit, la philosophie
« spontanée » de tout un chacun lui est en réalité « inculquée » par une idéologie
que la philosophie contribue à façonner24.

Le premier chapitre de Sur la reproduction se termine sur une promesse de


« produire une définition scientifique de la philosophie » dans son double
rapport avec « les rapports de classe et l’État » d’une part, et les sciences d’autre
part, définition que « L’avertissement au lecteur » désigne comme étant le
« but » de l’ouvrage tout entier. Le reste du premier tome ne sera qu’un « long
détour » menant à ce but, nous dit Althusser à la fin du premier chapitre.
Pourquoi avoir commencé par ces dix pages, pour laisser aussitôt les questions
qu’elles soulèvent « en suspens » ? « Pour des raisons théoriquement et
politiquement très importantes qui apparaîtront à la fin du tome II », annonce
l’Avertissement.
Être marxiste s’inscrit à la place de ce tome manquant. Cette place est, dans
une certaine mesure, cernée d’avance par le premier tome, et l’on peut donc
tenter, hypothétiquement, de l’écrire pour Althusser : c’est une manière
d’indiquer le sens dans lequel sa réflexion sur la philosophie s’oriente après le
tournant de 1967-1968.
Partons d’un rapprochement entre le cinquième cours de l’initiation de 1967 et
un passage connu de l’article de 1969-1970 sur l’idéologie. Selon le cours, la
philosophie entretient un rapport « philosophique » à ses conditions réelles
d’existence. Selon l’article, « l’idéologie est une “représentation” du rapport
imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence25 ».

Le passage qui établit, en pointillé, un rapport entre ces deux rapports,


imaginaire dans un cas et « philosophique » dans l’autre, est la version originale
du prologue à la fameuse scène de l’interpellation du sujet par le Sujet » : en
l’occurrence, de Moïse par Dieu. Elle contient une phrase qui manque dans
l’article : « Nous reprendrons d’ailleurs expressément cette démonstration
lorsque nous serons en état de reparler de la philosophie26. »
Dans son rapport avec le sujet, le Dieu du tome I est donc le lieu-tenant de la
philosophie du tome II.
Il est permis de penser qu’il se serait agi, dans ce tome II, de l’interpellation
de tout-homme par la philosophie. La philosophie se serait ainsi « dédoublée
elle-même » en ses sujets, à l’instar de Dieu, « jusque dans l’affreuse inversion
de son image en eux ». La nature de ce sujet imaginaire de la philosophie change
de siècle en siècle, selon le cinquième cours, en fonction de la représentation
philosophique « de la rationalité dominant dans les sciences » : dianoia,
substance pensante, raison observante, raison expérimentale, etc.27. Le deuxième
tome se serait donc penché sur la représentation philosophique de tout-homme, à
travers une représentation imaginaire du sujet de la science de son époque.
Faisons un pas de plus. Althusser écrit, dans Sur la reproduction, que le
« concert » des Appareils idéologiques d’État est « dominé », non sans « fausses
notes », « par une partition unique […], la partition de l’Idéologie d’État »,
c’est-à-dire, l’idéologie de la classe dominante, que ses Appareils ont pour
mission d’imposer, chacun dans son domaine. Plus précisément, « l’unité
générale du Système d’ensemble des Appareils d’État est assurée par l’unité de
la politique de classe de la classe qui détient le pouvoir d’État et de l’Idéologie
d’État qui correspond aux intérêts fondamentaux de la classe (ou des classes)
au pouvoir28 ». Cette unité générale ne serait-elle pas mieux assurée par
l’interpellation de tout-homme en sujet par une philosophie générale
surplombant, selon son auto-représentation, l’Idéologie d’État ? Cette tâche
n’incomberait-elle pas à une philosophie se donnant le rôle de garante de l’unité
du Tout et du sens originaire des choses, qui dédoublerait de la sorte son propre
rapport philosophico-imaginaire à ses conditions réelles en celui de ses sujets
aux leurs ?


Quoi qu’il en soit, cette spéculation nous ramène à la question des conditions
réelles de l’existence de la philosophie. Auraient-elles été essentiellement
limitées, à la fin du tome II, aux « rapports de classe et l’État » d’un côté, et aux
« grands événements de l’histoire des sciences » de l’autre, comme semble
l’indiquer le premier chapitre du tome I ?
C’est de nouveau le cinquième cours qui retiendra notre attention. Althusser
l’avait destiné, dès 1968, à la Revue de l’enseignement philosophique, comme
l’indique un jeu d’épreuves corrigées conservé dans ses archives29 ; mais il
renonce, finalement, à le publier. Nous ne savons pas pourquoi. Mais il est facile
de constater que le cours était en décalage avec une thèse centrale de « Lénine et
la philosophie » : qu’il manquait « quelque chose d’essentiel » à la conception de
l’histoire de la philosophie défendue par Engels, qui avait pourtant soutenu que
la philosophie était au fond une lutte de tendances, matérialiste et idéaliste, et
que les transformations qui jalonnaient son histoire récurrente se déterminaient
en fonction des grandes révolutions scientifiques. L’élément manquant ? La
thèse léniniste que la philosophie, à travers son rapport aux sciences,
« représente la lutte de classes30 ».
La même chose manque au cinquième cours, qui aborde l’histoire des théories
de la connaissance au seul regard de ses rapports avec celle des sciences31.
On peut donc penser qu’Althusser ne publie pas son cours en 1968 pour cette
raison, et qu’il se met à rédiger Qu’est-ce que la philosophie marxiste-léniniste ?
Sur la reproduction pour rectifier le tir. Le premier chapitre du livre présente un
survol schématique de l’histoire de la philosophie qui porte une attention égale
au rôle de la science et de la politique dans son évolution.
Peu de temps après avoir terminé Sur la reproduction, si ce n’est au cours de
sa rédaction, Althusser arrive à la conclusion qu’il avait assigné une place
démesurée aux sciences. En juillet 1970, il affirme que le rôle déterminant dans
le surgissement de la science de l’histoire revenait à la radicalisation de Marx,
donc à la politique, et que sa traduction philosophique était « indispensable » au
processus32. Deux ans plus tard, il déclare dans une autocritique que la
révolution philosophique de Marx « commandait » à la fondation du
matérialisme historique, et soutient que « la philosophie ne “concerne” pas
seulement la politique et les sciences, mais toutes les pratiques sociales ».
Malgré les apparences, cette dernière affirmation revient à revaloriser le rôle de
la politique au sens large, car elle va de pair avec la déclaration selon laquelle la
philosophie, « politique dans la théorie » depuis 1967, doit être dite, « avec plus
de précision, en dernière instance, lutte de classe dans la théorie33 ».
La philosophie qui mène la lutte de classe théorique tente, selon cette
redéfinition, de mettre toutes les pratiques sociales en un état de soumission et
d’exploitation au service de l’ordre régnant. La dénégation qui la caractérise
prend la forme d’une affirmation du primat de la théorie sur la pratique, et de la
philosophie sur la théorie, c’est-à-dire, de l’assimilation sans reste du non-
philosophique par la philosophie. Dorénavant, c’est par rapport à la question du
rôle de ce dehors non philosophique dans la philosophie que se trace la ligne
fondamentale entre matérialisme et idéalisme.
Cela appelle une autre redéfinition, qui trace une ligne entre deux façons de
tracer une ligne.

*

La conception des deux camps philosophiques mise en avance par « Lénine et
la philosophie » (ou peut-être seulement par Lénine, qui pensait qu’« il n’y a au
fond que des idéalistes et des matérialistes34 ») a partie liée avec le théoricisme
qu’elle prend pour cible. Elle se réduit à l’affirmation que chaque tendance en
philosophie existe « dans son propre camp […] dans ses propres conditions
d’existence », jusqu’à ce que, « un jour », elles « se rencontrent et
s’affrontent35 ». Althusser avait pourtant longtemps pratiqué, et nettement
formulé36, sa critique d’une conception de la rencontre qui ne pense pas les
combattants comme l’effet de leur combat.

Il y revient dans un autre chapitre de son autocritique de 1972, citée dans le


paragraphe précédent37, qui se rapporte, il est vrai, à la lutte de classe au sens
large. Mais la lutte de classe dans la théorie obéit au principe de la lutte de classe
qu’elle est. En philosophie aussi, c’est le combat qui fait les combattants,
d’autant plus qu’un des partis en présence, l’idéalisme, ne le cherche pas, tout en
le menant avec un acharnement féroce, selon une stratégie qui consiste à
contenir l’adversaire, aux deux sens du terme. Le matérialisme doit donc aller
chercher le dehors de l’idéalisme au-dedans. Marx n’a-t-il pas, Althusser aidant,
arraché la catégorie matérialiste fondamentale du « procès sans sujet » du giron
de l’idéalisme hégélien38 ? Qui plus est, chercher ce dehors, c’est, pour le
matérialisme, se chercher : car, bien que l’idéalisme seul ait intérêt à garder une
version exploitable de son adversaire chez lui (comment l’exploiter si on le
chasse ?), le matérialisme, comme le veulent les nécessités de la guerre
philosophique, est aussi aux prises avec l’ennemi intérieur : en témoigne la
guerre althussérienne de trente ans contre l’idéalisme marxien. C’est donc en
connaissance de cause qu’Althusser décrit le nœud matérialiste-idéaliste qu’il
faut défaire pour qu’une rencontre ait lieu : « une “philosophie” […] n’est pas un
Tout de propositions homogènes soumises au verdict du couple vérité/erreur
[…]. Il n’y a pas, d’un côté, le camp homogène des bons, et de l’autre celui des
mauvais […]. Les positions des adversaires sont le plus souvent intriquées […].
Les tendances idéalistes et matérialistes qui s’affrontent, à travers tous les
combats des philosophes, sur le champ de bataille, ne se réalisent jamais à l’état
pur en aucune philosophie. »
Qui connaît le dernier Althusser aura compris qu’il manque quelque chose
d’essentiel à cette évocation de l’intrication de la rencontre entre idéalistes et
matérialistes : la bataille que ces derniers ont à mener contre le champ de bataille
lui-même. Thèse qui conduit tout droit à la dictature du prolétariat, que nous
avons un peu perdue de vue, parce qu’elle est le terrain sur lequel nous avançons
depuis longtemps déjà.
IV
Althusser termine la rédaction d’Être marxiste en pleine campagne publique
contre l’abandon du concept de dictature du prolétariat par le PCF, annoncé par
la direction du Parti début 1976. Mais cela relève de la contingence. « La
dictature du prolétariat est le point crucial de toute l’histoire théorique et
politique du marxisme39 », écrit-il en 1966. Il aurait pu l’affirmer dix ans plus
tard ou dix ans plus tôt : le marxisme althussérien est fondé sur le concept qui
porte le nom malheureux de « dictature » de classe dans la tradition marxiste.
Il se résume dans la thèse selon laquelle les classes sociales sont l’effet de
l’exploitation, dont la reproduction et donc l’existence (« exister, c’est se
reproduire40 ») sont assurées par une structure de rapports de domination
idéologiques, politiques, juridiques, etc., couronnée par un État aux mains des
dominants.
Dès son premier livre, Montesquieu, la politique et l’histoire (1959),
Althusser pense la pérennité d’une telle structure, fondée sur le rapport de force
qu’est l’exploitation, comme l’effet d’une combinaison de circonstances
contingentes devenues nécessaires à la suite de leur concours ; et il pense l’État
comme la cristallisation de l’excédent de force que possède la classe exploiteuse
à tous les niveaux d’une société soumise à sa domination ou « dictature ». La
terminologie du vide, de la rencontre et de la prise qu’il élabore à partir des
années 1960 se traduit si facilement dans celle du surgissement d’une société de
classe ainsi conçue, que l’on peut se demander si la première est bien plus qu’un
calque de la seconde.
Mais il faut modifier cette terminologie avant de l’appliquer à la dictature du
prolétariat.
L’hypothèse d’Althusser comme de Marx est bien que cette classe dominée, si
elle devenait dominante, serait obligée, comme toute autre classe dominante de
l’histoire, de mener une lutte pour s’affirmer à tous les niveaux de la structure
sociale. (Cela semblait d’autant plus évident qu’Althusser s’était convaincu, vers
1972, qu’un mode de production socialiste était un logarithme jaune : la société
post-capitaliste sera longtemps caractérisée par la coexistence antagonique de
deux modes de production, capitaliste et communiste.) La nouvelle classe
dominante doit donc ériger, comme toute autre, un État à elle comme instrument
de sa domination – mais sans déni.
Mais, à la différence de toute autre, le prolétariat n’est pas une classe
exploiteuse. Or, la fonction essentielle de l’État, comme de toute la structure de
domination qu’il préside, est d’assurer la reproduction d’un rapport
d’exploitation. Le prolétariat a donc intérêt à préparer la fin de son propre État.
Althusser allait jusqu’à affirmer, dans une « Note » de 1976 à son étude de la
dictature de la bourgeoisie, non seulement qu’un parti communiste « ne saurait
entrer dans le gouvernement d’un État bourgeois […] pour “gérer” » ses
affaires, mais qu’il ne saurait non plus entrer « dans un gouvernement de la
dictature du prolétariat », sa tâche étant de veiller au dépérissement de son État,
non pas de le gérer41.
La dictature de la classe qui, selon l’hypothèse communiste, mettra fin aux
classes devra donc ériger un « demi-État » ou « État-non-État » (Engels).
De ce concept dépend la dernière étape de la coupure continuée qui s’est
effectuée entre les textes du tournant de 1967-1968 et Être marxiste. On peut
mesurer son importance dans l’évolution du matérialisme aléatoire althussérien
en rapprochant la péroraison de « Lénine et la philosophie », qui annonce la
nouvelle pratique de la philosophie, et son entrée en matière, qui explique la
raison pour laquelle « un grand ouvrage de philosophie marxiste » manque
toujours, cent ans après Le Capital : c’est que « la philosophie n’existe que dans
son retard » sur les grands événements scientifiques qui provoquent les grandes
transformations philosophiques. Voilà pourquoi Marx s’est tu sur la philosophie.
Mais le grand soir était proche en 1968 ; la chouette de Minerve de « la
philosophie marxiste » allait bientôt sortir de l’ombre42.
Entre 1973 et 1976, la lutte de classe dans la théorie a eu raison de la chouette
de Minerve.
Telle qu’Althusser la conçoit avant comme après ce tournant dans le tournant,
la philosophie idéaliste se met au pouvoir, philosophiquement, sur toutes les
pratiques et les idéologies qu’elles engendrent, les déformant pour les soumettre
à son ordre unifié et hiérarchisé à elle : un système théorique dont elle emprunte
la rationalité et les formes de démonstration aux sciences. Cette mise en ordre
philosophique se révèle être comparable, sinon superposable, à l’ordre que la
lutte de classe idéologique des dominants cherche à imposer à ces mêmes
idéologies et pratiques en mobilisant ses Appareils idéologiques. C’est donc la
dictature des dominants, présidée par leur État, que sert la philosophie
dominante : elle résout, à son niveau propre d’abstraction, les contradictions que
rencontre une dictature de classe dans sa lutte, rarement achevée, pour établir
son hégémonie idéologique contre la résistance que l’exploitation ne peut pas ne
pas engendrer. La philosophie idéaliste est en ce sens, en dernière instance, une
philosophie d’État.
La philosophie marxiste était donc appelée, en rattrapant le retard signalé dans
« Lénine et la philosophie », à prendre le contre-pied de cette mise en ordre
philosophico-étatique. Elle avait pour tâche d’unifier les éléments idéologiques
susceptibles de se combiner dans une conceptualisation qui servirait la lutte
idéologique et politique des dominés.
Cette idée d’une contre-mise en ordre philosophique disparaît avec la chouette
de Minerve : elle s’avère être incompatible avec le concept d’une dictature
prolétarienne/d’un matérialisme de la rencontre. D’où une dernière autocritique,
qui rejette la théorie théoriciste du décalage philosophique comme étant en
décalage avec le silence méfiant de Marx sur la philosophie. Althusser n’avait
pas compris ce que ce silence voulait dire : qu’il est impossible de refuser un
ordre philosophique philosophiquement sans en fonder un. La philosophie
comme telle réfléchit, dans sa systématicité et dans ses modalités, sa complicité
avec l’État des dominants.
La philosophie qui lui a permis de le comprendre, celle qui allait bientôt
devenir, si elle ne l’était pas déjà, le matérialisme aléatoire, ne pouvait donc pas
revêtir la forme qu’il avait essayé de lui imposer depuis le début de sa déviation
théoriciste. À la philosophie qui sert la lutte des dominés pour établir leur État à
eux, et, en même temps, pour s’en débarrasser, il faut conférer une forme
déviante, et même une forme déviante par rapport à elle-même, dans la mesure
où elle ne peut pas ne pas être philosophique. À cette pensée déconstructrice et
auto-déconstructrice, philosophique-anti-philosophique, le nom qui convient le
mieux est celui imposé par ses origines. Il faut inventer une philosophie-non-
philosophie.
Où en trouver des modèles ? « Pour mon compte, répond Althusser dans la
conférence de Grenade, je chercherais volontiers du côté d’Épicure et de
Machiavel, pour ne citer qu’eux. »
Quant à la tâche positive de cette philosophie, il se contente de dire qu’elle est
appelée, non pas à imposer, aux éléments d’une idéologie communiste en voie
de formation, « une unité idéologique contraignante », mais à « contribuer à la
libération et au libre exercice des pratiques sociales et des idées humaines », et
donc, nécessairement, à rechercher de « nouvelles formes de communauté qui
rendraient l’État superflu43 ».
C’est également la tâche de ce qui s’appelle, dans un langage marxiste
quelque peu vieilli, la dictature du prolétariat.

En ce sens, l’Althusser du matérialisme de la rencontre était celui d’un autre


âge – passé ou à venir, la question reste ouverte.
Nous voilà rendus au seuil d’Être marxiste en philosophie.
V
Le 12 août 1976, Althusser annonce dans une lettre à Pierre Macherey qu’il a
terminé, pendant l’été, « une introduction qui voulait être à la philosophie pour
non-philosophes, mais qui, à l’écriture, s’est révélée être… pour philosophes. Je
crois décidément que l’autre genre est quasi impossible à concevoir, en tout cas
je me suis cassé les dents. » Il s’agit d’un texte alors intitulé Introduction à la
philosophie. Althusser confie une photocopie du tapuscrit à Macherey, puis
révise le texte légèrement en automne, avant de le récrire de fond en comble en
1977-1978, sans doute dans le but de le rendre plus accessible à des non-
spécialistes. Cette nouvelle version devient, en fait, un nouveau livre, auquel
Althusser donne le titre d’Initiation à la philosophie pour les non-philosophes.
En clin d’œil à sa soutenance pour obtenir une thèse sur travaux, « Est-il simple
d’être marxiste en philosophie ?44 », l’Introduction est réintitulée Être marxiste
en philosophie.

Ni Être marxiste ni Initiation ne sont édités du vivant de leur auteur. Initiation


paraît en 2014. Être marxiste est ici rendu public pour la première fois, à
l’exception de l’introduction, publiée dans la revue Digraphe en 1993 sous le
titre : « Une conversation philosophique », qui, comme son titre dans le présent
volume, n’est pas d’Althusser.
ÊTRE MARXISTE EN PHILOSOPHIE
L’âne de Groucha
La chose s’est faite toute seule. Il faut quand même qu’on vous mette dans la
confidence. On avait une vaste maison fraîche et un grand jardin pour la nuit,
quand elle tombait. Le vent bruissait dans le haut des arbres, et dans les fontaines
l’eau chuintait. C’était l’été, les amis philosophes, c’est-à-dire tout le monde, les
connus et les autres, venaient avec la lune, attirés par l’odeur des hommes et le
désir d’une conversation, et le frais sortait des feuilles. Il y avait des fruits sur les
tables abandonnées, et des gâteaux aux sables du désert, qui craquent sous la
dent. Ils arrivaient les uns après les autres, les uns avec les autres, ou seuls, ceux
qui étaient encore vivants avec les morts, mais sans qu’on sût jamais qui l’était,
mort ou vivant. Socrate, pas moyen de savoir au gras de son rire s’il avait déjà
bu sa ciguë, le petit Ménon frémissant sous l’eau de la vérité, s’il avait trouvé ses
deux angles droits, Descartes sa glande pinéale, Kant Copernic, si Marx avait
déjà renversé Hegel ou pas encore (une pareille masse !), Bergson découvert le
truc du cône, et Wittgenstein conclu que quand y a plus rien à dire y a qu’à se
taire. Ils étaient là sans âge ni temps, sans histoire, sans qu’on sût si leur avenir
était derrière eux ou pas, et leur passé devant, s’ils le portaient sur le derrière du
cou comme un sac de figues, ou devant sur un plateau pour soutenir les seins, et
la conscience. En bons philosophes, quoi, qui habitent l’éternité du concept, la
philosophie, qui est « éternelle », et en sont à ce point habités qu’ils y perdent
tout sens du passé et de l’avenir, c’est-à-dire, comme l’a si bien expliqué (saint)
Augustin, du présent. D’où cette fraternité du mélange des âges, qui les rendait
tous contemporains de chacun. Le grand désordre des temps dans le désordre des
idées ! Et il leur advenait souvent de parler ou de se taire l’un à la place de
l’autre, tant la familiarité des pensées était grande. Leur surprise même, ils la
connaissaient sur le bout du doigt. Tout étant déjà fait et dit, tout était ainsi et
toujours à refaire et à redire, rien n’étant jamais si jeune qu’une pensée vieille, si
vieux qu’une pensée jeune. L’éternité. Évidemment, il y avait pénurie de
femmes. Aristote, qui avait toujours la « nature » dans la poche, expliquait
qu’elles sont peu faites par elle pour philosopher. On en avait invité quand
même, de tout état, malgré les grognements de Kant, et sans attendre le MLF. La
chose allait son train. Au ciel, les étoiles se taisaient.
Et peu à peu, le cours des propos échangés aidant, on s’était dit : mais au fond
pourquoi ne pas composer entre nous comme un gigantesque échange improvisé
d’idées des vivants et des morts sur la philosophie ? Chacun dirait ce qu’il avait
en tête, et malgré toutes les positions et toutes les oppositions connues, on ferait
du moins le tour des choses, et qui sait si, à remuer toute cette rhétorique de la
vérité, on ne trouverait pas de l’inédit à l’ébranler ? Cette idée aussi vint toute
seule, et comme ils pensaient tous tenir le bon bout, chacun dit oui, même Kant,
qui disait aux autres que la philosophie est un champ de bataille, et gardait pour
lui son plan de paix perpétuelle – gagnant sur les deux tableaux.
C’est donc comme ça qu’on a démarré. Sur les chapeaux de roues, le premier
soir, où un Étranger prit d’emblée tout le monde de court, pour dire à haute
voix : « Je demande la parole ! » Chacun regarda son voisin en silence.
Apparemment, ça n’était pas prévu. Et comme il insistait avec véhémence, et
que tous se taisaient, interdits, à part Kant qui dit à son voisin : « Mais on n’est
tout de même pas au Club des Jacobins ! », comme il insistait de plus en plus
fort, on entendit Socrate sortir de sa barbe pour répondre calmement : « Mais la
parole, mon ami, tu n’as pas besoin de la demander, puisque tu viens de la
prendre (silence). Réfléchis plutôt combien étrange est cette parole, si différente
de tous les gibiers et de tous les pouvoirs du monde, qu’il suffit de demander
pour l’avoir prise ? Et qui de nous la possède pour pouvoir te la donner ? » Et
voilà Socrate parti sur la parole, à petits coups de questions, comme à son
habitude, si on l’a, si on la donne, si on la prend, si on la tient, si on la perd, si la
parole est de même souche que la voix, la voix que le langage, etc. Et voilà
l’Étranger, pris dans le piège, qui répondait, sa question escamotée dans ses
réponses, et naturellement tout rappliqua, la vérité et l’erreur, la vérité et le
mensonge, et la promesse et la trahison, où Kant naturellement trouva le moyen
de placer son mot sur « le droit de mentir ». Socrate était un homme à vous
fourguer des réflexions insignifiantes comme ça : suffit qu’il ouvre la bouche
pour que l’autre la ferme et pense, ou parle et se délivre de la vérité. On appelle
ça dialogue. Façon de parler que de parler à la place des autres, comme s’ils
avaient la parole. Résultat : l’Étranger s’était tu. Mais on avait eu chaud à
réfléchir sans président de séance.
On avait eu aussi une grande séance sur l’Un, où Parménide (mais tout le
monde connaissait ses histoires, comme il était très vieux, et qu’il radotait un
peu, on l’avait laissé ressortir ses salades) avait été de première, mais on avait
bien senti que Spinoza, Hegel, Marx et Freud ne marchaient pas, sans parler de
ce sournois de Hume. Mais il y avait trop de respect dans l’air, et cette vieille
histoire de parricide où était impliqué Platon (pour devenir philosophe, il faut
tuer son père en philosophie : mais y parvient-on jamais, ma mère !), en sorte
que ç’avait plutôt tourné à la commémoration. Même en philosophie, il faut
parfois savoir se taire.
En revanche, sur l’esclave, Aristote et Platon s’étaient empoignés avec
vigueur, question de savoir s’il a de la raison, ou en est dépourvu « par nature »,
n’étant qu’animal doué de parole. Aristote, qui reconnaît que dans certains cas,
ma foi, ça se discute, avait coincé Platon, pour qui ça ne se discute pas, sur le
Ménon : alors, ton jeune et bel esclave, tu lui en as quand même donné pas mal
de raison, non ? On dirait Euclide ! Et, poussant son avantage, Aristote avait
naturellement terminé sur le temps futur où plus besoin d’esclaves, car « les
navettes marcheront toutes seules ». Et il chercha Marx du regard, sûr de son
effet, mais Marx n’était pas là, encore une réunion : cette sacrée Internationale,
et loin : Londres !
Il y eut aussi une extraordinaire séance à vous tourner les esprits, quand le
Révérend Père Malebranche, qui croyait n’avoir jamais parlé dans sa vie que de
l’existence de Dieu, de sa gloire et de la grâce, c’est-à-dire de tout, se vit
entendre dire de la bouche de Mercier de la Rivière et de ses amis physiocrates
qu’il n’était en rien un théologien, mais leur maître à pensée en économie
politique, pour avoir osé dire que le monde était régi par des lois, et que ces lois
étaient les plus générales et les plus simples, bref les plus « économiques », les
plus « rentables », puisqu’il avait poussé la réflexion économique jusqu’à
démontrer que Dieu s’était donné, comme tout propriétaire, le meilleur fermier,
le meilleur intendant pour gérer le monde : saint Michel. Le Révérend Père ne
savait que faire de cet hommage, qui prouve, comme devait à peu près le dire
Jaurès, « qu’un peu de religion éloigne du monde profane, mais que beaucoup de
religion peut en rapprocher ». Le Révérend Père était comme désemparé. Un
homme qui voulait jouer pile et qui a joué face ! Il en sortit tout tremblant de
doutes sur la nature de sa philosophie, surtout après que Marx et Weber fussent
intervenus, se demandant ce que peut bien être la philosophie pour tout ainsi
contaminer, la religion même, à l’insu de ceux qui la confectionnent « pour la
plus grande gloire de Dieu ». Cette séance fit passer un étrange vent sur les
esprits : comme si on découvrait qu’il peut y avoir des rapports renversés entre la
philosophie et la religion, et derrière ces liens, des réalités indispensables à la
philosophie, mais non philosophiques : comme l’économie politique. Comme si
on découvrait en même temps qu’il peut y avoir des événements dans la
philosophie, pourtant « éternelle ». Silence. Au ciel, les étoiles se taisaient.
Je crois que c’est un peu plus tard qu’on en vint aux paroles fortes, un soir que
Wolff s’en prit à Kant pour lui dire : « Tu m’as couvert de compliments, moi et
tous les autres, mais c’était pour mieux nous écraser de ta prétention. » « Moi,
dit Kant, l’homme le plus paisible que la terre ait porté, l’homme de tous les
hommes qui a dit le plus grand bien de l’homme ? » « Comment, dit Wolff, est-
ce que tu n’as pas écrit que nous étions tous des métaphysiciens, et que nous
étions, nous, philosophes et pour cela, comme des loups pour l’homme, en
guerre perpétuelle les uns contre les autres ? Tu nous traites comme des chiens
qui se déchirent dans une cour, et le comble de tout est que tu mêles la
philosophie à ces querelles accidentelles en écrivant noir sur blanc qu’elle n’est
qu’un champ de bataille. »
« C’est parfaitement juste, dit Lénine, tous les philosophes sont en guerre. Et
derrière la lutte philosophique, il y a la lutte des classes. »

« Lutte des classes ou pas, dit Wolff, ce Monsieur (et il montrait Kant du
doigt) qui nous traite comme des chiens enragés, s’est tout simplement mis dans
la tête qu’il détenait, lui et lui seul, le secret de la paix perpétuelle, pas seulement
en politique, mais en philosophie ! Vous verrez quand on publiera ses opuscules.
Monsieur s’y fait la part belle : la guerre, c’est pour les autres, mais la paix, c’est
pour lui, et quand il aura parlé, silence dans les rangs ! comme s’il n’était pas en
train, avec son spinozisme déguisé, de déclencher la pire des guerres qui soit :
celle de l’athéisme. D’ailleurs ça n’a pas tardé, Fichte, Schelling, Hegel nous ont
montré ce qu’elle valait, sa paix philosophique ! »
Il était dans tous ses états, et la rumeur montait dans la compagnie. Et comme
Lénine l’avait soutenu, c’est finalement lui qui prit les coups : « tu as écrit que
les philosophes étaient les larbins de la bourgeoisie ». C’était autrement sérieux,
car entre Wolff et Kant, finalement, c’était encore une question de morale, avec
Lénine, une question de politique. Et quand les classes sociales paraissent à
l’horizon de la mémoire ou de l’oubli, alors les passions sont lâchées. Mais
contrairement à ce qu’ils croyaient, Lénine ne fut pas seul de son camp. On vit le
grand Machiavel, que l’histoire avait couvert d’injures pour avoir dit le vrai,
prendre la défense du petit homme en mettant au défi quiconque de prouver que
le pouvoir repose sur autre chose que la lutte des classes. On vit Hobbes
expliquer que tout le monde l’avait détesté pour avoir tenté de faire dans le
Léviathan la théorie de la dictature de la bourgeoisie. On entendit Spinoza
expliquer comment les poissons se mangent les uns les autres, en commençant
par les plus gros, et comment les hommes, ces poissons aux passions tristes, sont
aussi poissons que les autres. Et Spinoza, qui en savait quelque chose après
Machiavel et Hobbes, dit simplement : « Mais n’avez-vous donc jamais
remarqué que ce sont toujours les mêmes qui haïssent les mêmes, et jusqu’en
philosophie, que ce sont toujours les mêmes qui commencent, et que c’est la
politique qui parle dans cette haine, celle des puissants et des riches ? » On
entendit aussi Rousseau, encore un mal-aimé, évoquer l’origine de la société, et
le contrat d’imposture que les riches firent souscrire aux pauvres pour leur
arracher leur soumission « et que font les philosophes ? Ce sont les prêtres du
pouvoir ». Hegel lui-même sortit de son silence pour rappeler – et il donna
naturellement la référence, dans les Principes de la philosophie du Droit,
signalé, vous connaissez ? d’un côté une immense accumulation de richesse, de
l’autre de misère.
La partie n’était peut-être pas gagnée, mais ils durent rentrer dans leur silence.
Et à la surprise de tous, on entendit Lénine.
Je vous raconterais bien une histoire, dit Lénine, une histoire pour rien, une
histoire de paysans russes. Il faut vous représenter que ça se passe dans la steppe
noire, un petit village comme tous les autres, et des misérables dans les isbas.
C’est la longue nuit de l’hiver, et ils dorment tous. Tous sauf Anton, le vieux,
que voilà réveillé en sursaut par des coups redoublés frappés sur la porte de son
isba. L’aube montait à peine des brouillards de la nuit. Anton jura tout son
vocabulaire pour se tirer du lit, et finit par ouvrir à ce jeune demeuré de Groucha
qui semblait hors de lui : « Viens voir ! Mais viens voir ! » Et il refusait de dire
quoi. Anton finit par le suivre par les chemins enneigés jusqu’à son champ, où se
dressait le plus bel arbre du pays, un chêne gigantesque où l’on pendait les
voleurs. « Regarde ce qu’ils m’ont fait ! » et il gémissait. Anton regarda. Et il vit
le chêne, une longue laisse, et au bout un âne paisible, qui attendait dans le froid
ce qu’un âne givré peut attendre. « Les salauds ! Ils ont attaché mon chêne à un
âne ! Et je n’arrive pas à détacher mon chêne !… » Calmement, Anton
s’approcha de l’arbre et détacha l’âne. « Imbécile, c’est pourtant pas compliqué.
Ce n’est pas ton chêne qu’il faut détacher, mais l’âne ».
Ils cherchèrent vainement ce que Lénine avait voulu dire.
« Cette histoire me plaît », dit l’Étranger. Et il réfléchit un instant. « Il me
semble que parfois pour résoudre un problème, il faut savoir en changer les
termes, non ? N’est-ce pas ce que font Lénine et tous ceux qui ont parlé pour
lui ? Moi, je suis l’Étranger, alors je peux bien vous le dire : vous avez
d’étranges conventions dans votre philosophie occidentale, qui me heurtent, et
que vous prenez comme elles se donnent. Eux, ils changent les termes du
problème… »
« Imbécile », dit Socrate.

Somme toute, ça allait à peu près. On ne savait jamais où on allait, mais on


allait toujours quelque part, ou nulle part. Ce qui faisait dire à Dietzgen que la
philosophie est « le chemin des chemins qui ne mènent nulle part ». Ça ne ratait
pas. Tout le monde alors regardait Heidegger, qui était soi-disant paysan, mais
pas content. « Vous ne m’avez pas bien compris », et il partait dans des
explications très difficiles à suivre, qu’il reprenait interminablement, jusqu’à ce
qu’on sente qu’il avait quelque chose d’important à dire sur la philosophie
comme destin de la raison « occidentale ». Ça allait à peu près. L’ennui, c’est
ceux qui filaient avant la fin de la discussion, à ces instants comme suspendus,
où l’on sent bien que LA question n’est pas encore réglée, mais que l’on
« brûle ». C’est le moment ou jamais de rester à son poste. Or, malheur de Dieu,
à ces moments, la plupart des religieux trouvaient le moyen de filer pour se
rendre à leurs oraisons, les politiques pour assister à un meeting, Kant trouvait le
biais de s’esquiver pour satisfaire on ne sait quel besoin de la Raison, et Hegel
commençait à avoir des tics du menton, signifiant à l’évidence qu’il avait des
choses très importantes à dire – mais c’était toujours pour s’en aller, car « Frau
Hegel l’attendait à la maison ».
Que faire sans tous ceux-là ? Il fallut donc procéder autrement.
On était, au départ, convenus de faire un compte rendu de toutes les séances, à
la suite, et on avait engagé un bon secrétaire pour prendre des notes. On
donnerait le tout à Maspero, qui se débrouillerait pour la publication. Pas moyen.
Avec tous ceux qui se défilaient (je n’ai cité que des exemples convenables, car
n’oubliez pas qu’un philosophe est aussi un être humain), il fallait un autre
procédé, assurément moins analytique, mais que voulez-vous. On y perdrait en
désordre, mais on aurait un texte.
On en vint donc à supprimer tout le vif des débats, hélas, toutes les
interventions personnelles, le tour parlé, la provocation, l’imprévu, tous les
personnages du Jardin (l’accès étant libre, ils étaient innombrables, connus et
inconnus), pour confier au Secrétaire la tâche de fabriquer comme un résumé de
la chose dite, quitte à unir des traits épars, et restaurer une unité tacite, qui ne
trahisse pas trop son projet initial d’échange désordonné.
Vous verrez : il en reste peut-être quelque chose dans le tour intempestif d’un
discours qui traite souvent la philosophie comme son propre mythe. Façon de la
prendre au plus grand sérieux qui soit : sa nécessité.
145.
Notre expérience nous met d’emblée devant une question préalable : la
philosophie, comment l’exposer ? exige-t-elle des formes d’exposition propres ?
On sait que les philosophes ont donné à leur pensée des formes d’exposition
très variées, allant du dialogue (Platon, Berkeley, etc.) au conte (Voltaire), voire
au roman (l’Utopie de Thomas More), donc couvrant ce qu’on peut appeler
l’ensemble des genres littéraires. Mais on sait aussi que la plupart des
philosophes, et parmi eux presque tous les plus grands, ont choisi d’autres
formes d’exposition très différentes, allant de la démonstration de style
géométrique (Spinoza dans l’Éthique), à la déduction des thèses (saint Thomas
dans la Somme théologique, Kant dans la Critique de la raison pure), à la
méditation suivant rigoureusement « l’ordre des raisons46 » (Descartes), etc.
Dans ce cas, il ne s’agit plus de genres littéraires, mais de formes d’exposition de
caractère aussi formel et scientifique que possible.
Cette hésitation n’est pas sans signification philosophique. Car un des enjeux
de ce choix est ce que Kant appelait la possibilité d’une forme d’exposition
populaire de la philosophie. Kant lui-même, après avoir exposé rigoureusement
ses thèses dans ses grandes Critiques, s’essaya au genre de philosophie
populaire, mais sans grand succès, et il en tira la conclusion que la philosophie
offre une résistance très particulière à son exposition populaire47.
Cette conclusion ne va pas sans paradoxe, puisque tout philosophe, à
l’exception des penseurs vraiment aristocratiques, et encore, pense plus ou moins
que « tout homme est philosophe » (Gramsci48), donc que la philosophie la plus
abstraite peut et doit être mise à la portée des hommes ordinaires, sachant lire et
écrire. Tout projet de philosophie populaire49 se trouve donc pris dans une
contradiction : d’un côté la philosophie doit pouvoir être exposée à tout homme
qui pense, et d’un autre côté il est difficile de la mettre à sa portée sans la trahir.
Nous pouvons dès maintenant dire que cette difficulté n’est pas une illusion,
mais constitue bel et bien une question philosophique. Nous devrons la prendre
au sérieux et lui apporter, le moment venu, une réponse juste.
Mieux, nous devons dès maintenant anticiper cette réponse, pour pouvoir
donner à notre exposition de la philosophie une forme qui la mette réellement à
la portée du lecteur moyen – à condition qu’il veuille bien nous prêter un
minimum d’attention, et consacrer une vraie réflexion à ce qui sera dit. De ce
fait, nous devons donc anticiper par la pratique sur la réponse théorique qui sera
donnée en temps utile. Et nous pouvons dès maintenant dire que cette
anticipation est le propre de la philosophie, car la philosophie se précède
toujours elle-même. Cela, nous devrons aussi l’expliquer le moment venu.
Tout ce que nous venons de dire suppose évidemment une certaine conception
du langage philosophique. Les philosophes sont connus pour inventer et utiliser
des termes abstraits, qui n’ont aucun usage en dehors de la philosophie. Pour ne
prendre qu’un seul terme (mais ils sont nombreux), Kant et Husserl parlent, par
exemple, du « sujet transcendantal ». Ils entendent par là non pas un sujet
comme vous et moi, qui sommes des sujets psychologiques, juridiques, moraux,
politiques, empiriques, c’est-à-dire finis et mortels, mais une sorte de réalité qui
a la forme d’un sujet, mais qui échappe à toute détermination empirique –
mieux, qui est la condition de possibilité a priori (encore un terme propre à la
philosophie !) de toute unité empirique (perceptive, connue ou autre). Nous
devrons aussi nous demander pourquoi les philosophes éprouvent le besoin de
forger de tels termes qui n’appartiennent qu’à eux.
Mais les mêmes philosophes emploient aussi des termes philosophiques qui
recouvrent linguistiquement des termes de la langue courante (ils s’écrivent de la
même manière) : par exemple, Dieu, le sujet, la morale, la science, l’âme, le
corps, etc. Il ne faut pas se laisser abuser par cette identité linguistique. Car la
plupart du temps, lorsque ces termes sont utilisés par les philosophes dans leurs
discours propres, ils n’ont pas exactement le même contenu sémantique que les
termes du langage courant : ils ont un sens différent. Et par là nous entrevoyons
un caractère très important du langage des philosophes. Les mots qu’ils
emploient (qu’ils leur soient propres, ou qu’ils appartiennent aussi au langage
courant) tirent leur sens non pas tant de l’usage courant, que de l’usage
proprement philosophique de ces termes. Plus précisément, ils tirent leur sens
propre, philosophique, du contexte du discours philosophique où ils
« fonctionnent ». Mieux encore, ils tirent leur sens propre des rapports
nécessaires existant, à l’intérieur de la pensée philosophique, entre les différents
termes. Il y a ainsi, dans toute philosophie, comme un système rigoureux qui
rapporte nécessairement le sens de chaque terme à l’ensemble des autres termes.
Naturellement, nous ne parlons pas ici de n’importe quel terme, de n’importe
quel mot auxiliaire, mais des mots essentiels pour la constitution du système de
pensée philosophique considéré. Et pour la clarté de l’exposé, nous appellerons
ces termes, ces mots, catégories, expression qui vient d’un mot grec signifiant
juger-condamner. Peuvent ainsi être considérés comme des catégories les termes
de dieu, d’âme, de corps, de substance, de temps, de lieu, d’espace, de matière,
d’esprit, de sujet, de moi, de monde, d’univers, de perception, de connaissance,
de beau, de bon, de moral, de pratique, de respect, de pouvoir, de politique,
d’économique, de conscience, de conscience de soi, d’inconscient, etc., à
condition, je le répète, de bien vouloir prendre ces termes dans leur acception
proprement philosophique, c’est-à-dire dans le sens que leur imposent les
rapports qu’ils entretiennent nécessairement avec le système des autres termes
dans une pensée philosophique.
C’est à cette condition, qui ne va pas sans difficultés, que le vocabulaire des
catégories philosophiques peut devenir accessible à des non-philosophes de
profession, et qu’une initiation populaire à la philosophie peut devenir possible.
Nous ferons de notre mieux pour assurer le « passage » entre le sens courant des
mots et le sens philosophique des catégories, en fournissant à chaque occasion
les raisons dernières de ce « passage », de cette différence, et de cette
ressemblance dans la différence. Mais nous ne pouvons cacher au lecteur que
cette entreprise exige de lui un effort de collaboration et de réflexion. Faute de
quoi, nos explications les plus soigneuses « tourneraient à vide » ou « resteraient
en l’air ». Sous la condition de ce contrat mutuel, nous pouvons avancer dans
notre sujet.
2.
Nous commencerons notre exposé de la philosophie par n’importe quel thème.
C’est là une décision profondément philosophique, et qui n’a rien d’arbitraire.
Mais déclarer d’entrée de jeu qu’on peut commencer la philosophie par
n’importe quoi engage des raisons philosophiques qui divisent aussitôt les
philosophes entre eux, et les opposent les uns aux autres. Premier signe qui nous
donne à soupçonner que les philosophes sont des natures fort susceptibles.
On trouve en effet dans l’histoire de la philosophie toute une tradition qui
soutient fermement l’idée que la philosophie, loin de pouvoir commencer par
n’importe quoi, doit au contraire commencer par un objet ou un terme qui
constitue de droit son commencement absolu.
Pour ne prendre qu’un seul exemple50, répété sous cent autres formes très
différentes d’aspect, on sait que Descartes exige qu’on suive un ordre
absolument rigoureux pour parvenir à la conquête de la vérité. Cet ordre
commence apparemment par la reconnaissance des vérités de tout le monde,
celles de l’opinion (Platon disait : de la doxa51), que Spinoza détaille en vérités
obtenues par ouï-dire, et par expérience vague52. Mais c’est pour remarquer
qu’elles nous trompent constamment (erreurs des sens), donc les récuser. Si
Descartes commence par elles, c’est pour interdire de commencer par elles :
non que certaines ne puissent être vraies, mais comme on ne peut être
absolument assuré qu’elles le soient toujours, si on veut échapper au
scepticisme, il faut supposer qu’elles sont toutes douteuses, c’est-à-dire procéder
à un doute systématique, hyperbolique (= par excès), qui garantisse absolument
contre toute fausseté. Le résultat de ce premier doute est de retenir pour vraies ce
dont on ne peut douter : non les vérités « composées », mais les vérités
absolument simples, les « natures simples », qui échappent à la confusion d’une
composition dont les éléments peuvent être faux, et qui sont données dans la
transparence de l’intuition, en l’espèce les vérités mathématiques, qui sont aussi
celles de la physique mathématique. Ces vérités simples échappent même au
vertige du rêve, car un géomètre peut inventer une vérité en dormant, si elle est
simple et claire !

On dira : voilà donc le commencement absolu de la philosophie pour


Descartes, les idées simples des mathématiques. Mais c’est une feinte, car le
simple fait de l’évidence ne suffit pas, ne faisant pas droit pour le philosophe. Et
pour révoquer cette apparence de « droit », Descartes forge l’hypothèse d’un
« Malin Génie », c’est-à-dire d’un Dieu si puissant qu’il pourrait me tromper en
ce que je perçois pourtant de toute évidence, faire que 2 et 2 fassent 4 pour moi,
alors qu’ils font 5 en réalité, faire que je crois à l’existence des corps, alors que
seule leur idée existerait dans mon esprit, etc. Le doute hyperbolique devient
alors métaphysique. Je dois étendre mon doute à ce même que je conçois comme
étant vrai, c’est-à-dire douter même de la vérité des essences mathématiques et
de l’existence des corps que je connais par la physique mathématique. Si
absolument rien ne tombe sous le doute, de quoi puis-je alors être certain ? De la
condition absolue qui permet ce doute même, à savoir que pour douter, il me
faut penser, et pour penser, il me faut être : « je doute, donc je pense, je pense,
donc je suis ». Voilà donc le commencement absolu, apparemment atteint.
Mais ce commencement serait une fin, si je ne sortais pas de la prison du
cogito. Il me faut donc remonter à ce Dieu, dont la malignité supposée m’a
permis de gagner cette unique certitude, et à partir de l’idée que j’en ai, comme à
partir de l’être que je suis, substance pensante affectée de cette idée, démontrer
son existence, et découvrir ses perfections. Alors je serai assuré que la
tromperie, étant pur néant, ne peut appartenir à ce Dieu qui est tout être, et
parfait, et je ne pourrai douter que toutes les vérités mathématiques que je
possède sont vraies, et que les corps extérieurs dont j’ai l’idée simple dans
l’entendement existent. La science mathématique, dont je dispose, sera ainsi
garantie et comme vraie, et comme étant bien la science du monde des corps.
Cette distinction entre la certitude mathématique et la certitude métaphysique
(celle de la perfection de dieu) est capitale. Car elle permet à Descartes
d’affirmer à la fois qu’un enfant peut concevoir toutes les vérités de la géométrie
(même s’il ne les a pas soumises au doute hyperbolique ou métaphysique)
puisqu’elles sont vraies, et « qu’aucun athée ne peut être géomètre53 », puisque
pour être absolument sûr, métaphysiquement parlant, de la validité des mêmes
vérités, il faut reconnaître et l’existence de Dieu et sa toute-puissance et sa toute-
perfection. Il y aurait ainsi à la fois des vérités à l’état naturel, auxquelles tous
les hommes peuvent accéder, et la vérité philosophique, qui, par le détour du
Malin Génie, fonde en droit toutes les vérités naturelles. Mais cette dernière
vérité n’est accessible qu’au philosophe qui a suivi l’ordre des raisons, et qui,
par la méditation toujours renouvelée, c’est-à-dire toujours remémorée (car
l’instant de l’évidence est fugace), est parvenu au fondement absolu de toute
vérité.

Voilà qui semble aller de soi. Pourtant, on notera le caractère tout à fait
paradoxal de cette exigence qui impose à la philosophie un commencement
absolu. Car à bien considérer la démarche de Descartes, ce commencement
absolu ne cesse de fuir devant son exigence. On commence par les vérités les
plus communes, mais c’est pour les révoquer en doute au profit des seules
vérités mathématiques, qui sont absolument certaines, puisqu’elles sont simples.
Mais ce « fait » de leur évidence (et, disons-le, de leur fécondité dans la pratique
d’une science qui existe) est lui-même révoqué en doute, comme s’il avait
besoin d’un supplément de garantie. On forge alors l’hypothèse d’un Dieu tout-
puissant et sournois qui pourrait nous tromper dans ces évidences mêmes, et on
les révoque elles aussi en doute. On y gagne la certitude absolue du « je pense,
donc je suis », de l’existence d’une substance pensante, mais si prisonnière de
cette certitude que pour lui rendre la garantie qu’elle possède bien une science
objective, il faut une nouvelle fois déplacer le commencement absolu, et passer
du cogito à Dieu.
Dans la méditation, le commencement absolu de la philosophie recule ainsi
perpétuellement, pour se découvrir finalement en Dieu. Entre l’exigence du
commencement absolu et la façon dont la philosophie (écrite) commence
réellement, il y a ainsi le paradoxe d’un déplacement inévitable. Et ce premier
paradoxe en découvre alors un second : c’est que le Dieu qu’on a fini par
atteindre derrière les faux commencements ne fait que garantir, sans rien
changer à son contenu, la validité non du premier commencement (les idées de
tout le monde), mais du second (la vérité objective des mathématiques et
l’existence de l’objet de la physique mathématique), et même du premier (car si
les corps existent, le sentiment qui unit mon corps au monde contient quelque
vérité). Nous verrons quelle est la fonction de tout ce « grand appareil » que
Gassendi54 reprochait déjà à Descartes : formellement il peut paraître pur
artifice, une machine qui, littéralement, ne produit rien. Ce rien philosophique
joue pourtant un rôle important dans la défense de certaines idées qu’il faut ainsi
garantir pour les imposer dans un monde dominé par de tout autres idées :
comme par hasard, par l’idée de Dieu.
On notera aussi que cette exigence d’un commencement absolu ne réserve pas
à la philosophie la propriété exclusive de toute vérité, puisqu’au contraire les
philosophies qui l’invoquent reconnaissent l’existence de vérités communes –
directement accessibles, car héritées de l’histoire, de la tradition, de l’habitude et
de la pratique sensible – à tous les hommes. C’est d’ailleurs un trait commun à
toutes les écoles philosophiques de ne pas se réserver l’exclusivité d’une
détention de la Vérité, qui laisserait les hommes ordinaires dépourvus de toute
connaissance soit vulgaire, soit commune, soit pré-scientifique, soit scientifique,
soit même philosophique. Toutes les philosophies tiennent compte, même
lorsqu’elles paraissent en faire abstraction, de la réalité du monde réel, et de la
pratique des hommes qui l’habitent, ainsi que des vérités qu’ils y détiennent. Ce
fait, d’apparence étrange, devra retenir notre attention. Et nous devrons
rechercher les raisons qui font que nombre de philosophies se donnent comme
exilées du monde, alors qu’elles tiennent toutes le plus grand compte de son
existence, et des différentes pratiques humaines.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, mais il est éloquent, la philosophie de
Platon, qui est de celles qui se veulent les plus retirées du monde sensible, est
aussi celle qui fait intervenir, dans ses Dialogues, le plus grand nombre de
pratiques imaginables : celles du forgeron, qui travaille le feu, celle de l’artisan,
celle du rameur, du navigateur, celle du pêcheur à la ligne, celle du rhéteur, celle
de l’homme politique, celle de l’esclave, celle du prêtre, celle de l’artiste, etc.
Nous rendrons compte de ce paradoxe extraordinaire le moment venu.
Commencement absolu ou pas, la philosophie est habitée par le monde.
3.
Or, en face de cette tradition qui veut que la philosophie ait un
commencement absolu, il existe une autre tradition, qui déclare que la
philosophie n’a pas de commencement absolu, et qu’elle peut en conséquence, et
même doit, commencer par n’importe quoi.
C’est un principe de la philosophie de Hegel, qui se met à philosopher à partir
de n’importe quoi, et à la limite, comme on le voit dans le commencement de la
Logique55, par la notion la plus vague et la plus vide, l’être, qu’il montre se
révéler immédiatement identique au néant. L’être n’est rien ; on peut donc, on
doit donc en philosophie commencer par le néant, commencer par rien. Hegel
répète la même opération dans la Phénoménologie de l’Esprit56, où il commence
par ce qui se présente à moi et que je perçois, par n’importe quoi, « ceci », que je
vois ici et maintenant. Et Hegel démontre que ce qui est ainsi perçu ici et
maintenant n’est qu’une généralité abstraite, puisque c’est n’importe quoi, donc
rien. De nouveau, la philosophie commence par rien. Cette idée a été reprise par
Lénine dans ses Cahiers philosophiques, où, commentant Hegel, Lénine57 écrit :
n’importe quoi, un grain de sable, une feuille d’arbre, une marchandise, bref, « la
chose la plus simple » contient toute la philosophie et toute la dialectique, c’est-
à-dire la vérité dernière du monde tout entier, au moins virtuellement. Et Lénine
en a tiré des conclusions, qui à mon avis sont erronées, sur le mode d’exposition
de Marx dans Le Capital, qui effectivement déclare58 (à tort) qu’il commence
par « la chose la plus simple », « la cellule » dernière de la société, en
commençant par la marchandise dont il fait la « théorie » dans la Section I du
Livre I, où (et ce n’est pas hasard qu’il le dit) il écrit que là, comme en toute
science, « le commencement est ardu59 ». Il est ainsi curieux de voir cette
philosophie, qui part de n’importe quoi, c’est-à-dire de rien, ou de toute chose
accessible à tous les hommes, contrainte de reconnaître que ce commencement
est ardu. Et il ne s’agit pas ici de la difficulté du choix de l’objet (puisqu’on peut
commencer par n’importe quoi), ni de la difficulté de l’abstraction
philosophique, puisque le n’importe quoi par lequel on commence est, de l’aveu
même de Hegel et de Lénine, par nature abstrait. Il s’agit d’une difficulté d’une
autre nature, sur laquelle nous devrons nous interroger le moment venu.
Cette interrogation sera d’autant plus nécessaire que, pour en revenir à Marx,
et d’une manière générale à la philosophie matérialiste (si on veut bien laisser de
côté le matérialisme vulgaire qui commence par la matière), ce qui est frappant,
c’est de constater que l’exigence la plus profonde de cette philosophie est aussi
de commencer par n’importe quoi, mais avec cette précision supplémentaire que
ce n’importe quoi doit être en mouvement. On peut dire, pour se permettre une
comparaison, que les autres philosophies prennent le train à la gare de départ,
elles s’y installent, et y restent jusqu’à ce que le train parvienne à la gare
d’arrivée, alors que les philosophies matérialistes prennent toujours le train en
marche.
Cette comparaison, qui ressemble à une parabole, possède un sens
philosophique très profond. Elle indique en effet que pour les premières
philosophies, le commencement de la philosophie n’est en fait qu’un
commencement apparent, puisque le commencement désigné comme absolu (le
cogito, le sensible, l’idée, etc.) est déjà par avance inscrit dans un système de
catégories qui le précède. Et ces catégories ne sont pas arbitraires. Nous avons
parlé ici de gare de départ et de gare d’arrivée. Philosophiquement, nous
pouvons traduire ces expressions dans les catégories d’origine et de fin, et dire
que, pour ces philosophies, la philosophie doit toujours commencer par l’origine,
et se diriger vers ce qui est sa fin. Nous voyons ainsi que les catégories d’origine
et de fin forment un couple complémentaire, ce qui se produit très fréquemment
en philosophie (les catégories vont par deux), et nous pouvons même découvrir
que, dans ce couple, chacune des deux catégories détient le sens de l’autre : s’il
n’y avait pas de fin, il n’y aurait pas d’origine, s’il n’y avait pas d’origine, il n’y
aurait pas de fin. Ce processus, qui fait ainsi passer d’une origine à une fin, la
philosophie l’appelle processus téléologique, du grec télos, qui veut dire fin :
processus orienté, processus finalisé, processus qui poursuit une fin, une
destination, et comme la poursuite d’une fin semble le propre de la conscience,
processus consciemment orienté, consciemment finalisé. Nous verrons quelles
conséquences tirer, le moment venu, de ces quelques remarques.
Si nous considérons en revanche les philosophies matérialistes, dont nous
avons dit qu’elles prennent toujours le train en marche, et si nous traduisons
notre parabole en catégories philosophiques, il nous faut dire que, pour ces
philosophies, le commencement de la philosophie ne suppose ni gare de départ,
ni gare d’arrivée, donc ni origine ni fin. Dans ce cas, tout ce qui vient d’être
évoqué (le couple origine-fin, la téléologie, l’orientation, la finalisation et même
la conscience du processus) disparaissent, comme catégories dépourvues de
toute validité philosophique. Et à leur place apparaît une nouvelle catégorie,
assez étrange au premier abord, mais qui rend bien compte de ce qui est en jeu
dans la parabole du train pris en marche. Cette catégorie, c’est celle de procès (la
marche du train), mais d’un procès sans origine ni fin (sans gare de départ ni
d’arrivée), donc sans conscience, et comme on a coutume de presque toujours
rapporter la conscience à un sujet capable de dire « je », cette catégorie peut être
dite la catégorie de « procès sans sujet60 ».
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela veut dire un nombre
considérable de choses, qu’il n’est pas question ni d’énumérer ni d’examiner ici.
Mais pour en donner une idée, voici quelques exemples. Cela veut dire d’abord
que le philosophe qui croit pouvoir commencer par le cogito (par l’affirmation
du « je pense »), ou par la sensation, ou par l’idée, etc., commence toujours en
fait par une notion qui ne l’a pas attendue pour commencer, qui a tout un passé,
non seulement un passé philosophique (saint Augustin avait déjà « découvert »
le cogito61, bien avant Descartes), mais tout un passé historique (l’humanité a
toujours éprouvé des sensations, et elle a édifié sur leur base une mathématique
pratique, puis une mathématique théorique, bien avant que tel philosophe, Platon
ou Descartes, décide de « commencer par une idée vraie »). Cela veut donc dire
que le philosophe qui procède comme on vient de dire se livre devant nous à une
feinte. Il fait semblant de croire que le commencement par lequel il fait
commencer la philosophie est absolu, alors que nous savons très bien (et le plus
étonnant est que lui-même aussi le sait) que ce commencement est relatif.
Pourquoi la philosophie, du moins cette sorte de philosophie (idéaliste), a-t-elle
besoin de cette feinte ? Nous le verrons un peu plus tard.
4.
Mais ce n’est pas tout. Il ne s’agit pas en effet seulement de ce par quoi les
philosophes idéalistes commencent leur philosophie. Avant d’écrire leur
philosophie, ils sont philosophes, et c’est en tant que philosophes aussi qu’ils
pensent commencer quelque chose d’important. Il suffit de transposer les termes
antérieurs pour découvrir ce qu’ils pensent. Ils pensent que la philosophie
comme telle est le commencement absolu, l’absolu. Et par là ils divisent le
monde en deux : d’un côté tout le non-philosophique, de l’autre la philosophie.
D’un côté donc, la philosophie, qui est commencement absolu, qui est absolue,
sens absolu, origine absolue, fin absolue – et d’un autre côté tout le non-
philosophique, c’est-à-dire en fait toute l’existence concrète, matérielle,
scientifique, sociale, affective, religieuse, etc., de l’humanité.
Quand on dit les choses ainsi, on semble énoncer une proposition presque
monstrueuse. Mais tous ceux qui ont pratiqué les philosophes idéalistes (et les
matérialistes vulgaires, qui, de ce point de vue, sont de leur côté) savent que
cette proposition est vraie, et que le propre de la philosophie idéaliste est de
prétendre détenir la vérité non seulement des choses, mais la vérité de toutes les
vérités existantes. Cette détention peut prendre des formes variées, elle est
universelle. Pour ne retenir ici qu’un unique exemple, on peut dire que pour les
philosophies idéalistes, la philosophie possède la vérité d’une science, mais
d’une Science supérieure (que le mot grec épistémé, comme le mot allemand
Wissenschaft, rendent assez bien), qui est en soi au-dessus de toutes les sciences,
et fonde non seulement leur vérité, mais leur existence. On voit cela chez Platon,
où la philosophie, qui est anhypothétique, c’est-à-dire se passe d’hypothèses, est
au-dessus des sciences (les mathématiques) qui, toutes rationnelles et abstraites
qu’elles soient, ont besoin d’hypothèses pour exister, sans pouvoir fonder ces
mêmes hypothèses, que la philosophie fonde à leur place. On voit cela chez
Descartes, qui utilise une autre métaphore, et dit que la métaphysique est comme
le tronc d’un arbre, dont les différentes branches sont les diverses sciences. On
voit cela chez Hegel, qui déclare que la philosophie est la science de la Raison
(Vernunft), qui assigne aux différentes sciences connues et leur objet et leur
méthode, puisque ces mêmes sciences commencent par des objets simplement
donnés, et non fondés, perdues qu’elles sont dans l’abstraction de l’Entendement
(Verstand), etc.
Et si nous allons plus loin, si nous considérons non plus la fonction de
commencement absolu conférée à la philosophie par l’idéalisme, si nous
considérons le rapport entre cette philosophie et l’histoire concrète, réelle, alors
nous voyons le même raisonnement se répéter. L’idéalisme pense très
sérieusement que l’histoire commence par la philosophie, et comme la
philosophie et l’histoire ne cessent, dans cette conception, de se répéter,
l’idéalisme pense très sérieusement que la philosophie détient toujours la vérité
absolue de tout ce qui advient dans l’histoire, non seulement dans l’histoire des
sciences, mais évidemment aussi dans l’histoire de toutes les pratiques
humaines, dans la production économique, dans les conflits idéologiques
(religieux, moraux, etc.) et dans les luttes de classe politiques. Les philosophes
idéalistes ne sont pas toujours allés jusqu’à l’écrire noir sur blanc, mais ils ont
toujours présupposé cette prétention. Et certains sont allés jusqu’à la consigner et
développer dans leurs œuvres. Je n’en citerai qu’un exemple : celui de Hegel,
qui explique longuement et assez clairement (car ici il abat ses cartes) dans sa
Philosophie de l’histoire62 que c’est bel et bien la philosophie, et elle seule, qui
détient la Vérité de l’histoire, puisque les différentes époques (moments de
l’histoire universelle) ne sont que la réalisation, l’incarnation des moments de la
Logique, qui est elle-même identique à la philosophie. À ce point, il n’est plus
tout à fait possible (bien que cette possibilité ne soit pas absolument exclue) de
soutenir, comme précédemment à propos de la feinte, qu’il s’agit d’un simple
artifice, et qu’en réalité l’idéalisme ne croit pas ce qu’il dit, car il faut être
proprement fou pour croire que l’histoire concrète, celle dans laquelle les
hommes travaillent, se battent, s’aiment et meurent, est l’incarnation de la Vérité
philosophique. Il faut être fou, ou être religieux au sens de ces croyants qui
prennent à la lettre les dogmes de la création du monde, de l’incarnation
du Christ, de sa résurrection, et de la rédemption du monde par le pardon des
péchés. Car être religieux en ce sens, qu’on soit catholique ou luthérien, suppose
qu’il existe quelque part, hors du monde ou dans le monde, hors de l’histoire ou
dans l’histoire, une conscience absolue, celle de Dieu, qui a tout créé et tout
disposé afin que l’histoire suive, jusque dans le détail, comme a voulu le
démontrer Bossuet63, le plan divin de la rédemption. Mais par là, nous
rencontrons une importante question : celle des rapports entre la philosophie et la
religion, dont l’examen viendra en son temps.
On aperçoit déjà tout ce qui est en cause dans l’abandon par les philosophies
non-idéalistes, matérialistes, de tout l’appareil catégoriel que nous venons de
passer rapidement en revue. La philosophie matérialiste qui refuse de croire qu’il
y ait en philosophie un commencement absolu, refuse évidemment aussi de
considérer que la philosophie soit, en tant que telle, un commencement absolu,
donc la Vérité absolue et des sciences et de tout ce qui advient dans l’histoire.
Elle tient en revanche que tout ce qui se produit dans l’histoire, tout en ayant des
origines (c’est-à-dire une, ou plutôt des causes et des effets), et une tendance,
n’a ni origine (commencement absolu, sujet absolu, sens absolu) ni fin (fin
absolue, sujet absolu, sens, destination absolus). Elle considère donc que pour
connaître ce qui se passe dans l’histoire, il faut se débarrasser de toutes ces
catégories illusoires, et « se mettre à l’étude concrète des faits empiriques »
(Marx64), pour découvrir la logique rationnelle de ce processus concret. Et elle
montre en même temps que la connaissance scientifique de ce processus concret,
chaque fois différent et original, n’est pas possible sans le secours de la catégorie
de « procès sans sujet » (sans origine et sans fin), qui est indispensable à la
philosophie lorsqu’elle veut penser elle-même ce qu’elle est. Car les choses ne
se limitent pas au refus de la prétention de concevoir la philosophie comme
détenant la Vérité des choses, des sciences et de l’histoire. Le refus porte en
même temps sur la prétention de déclarer que le monde et l’histoire ne sont rien
que la réalisation et l’incarnation de la Vérité philosophique. De fait, s’il n’y a
pas dans l’histoire, ou dans la philosophie, ni origine ni fin absolue, il n’y a pas
de sens à doter la philosophie du pouvoir exorbitant de créer le monde (qu’il
s’agisse de la Vérité de la Logique, comme chez Hegel, ou d’un être tout-
puissant nommé Dieu) et l’histoire, selon un plan organisé jusque dans le détail
pour assurer le salut ou la perte des hommes. C’est pourquoi le matérialisme est
nécessairement un athéisme.

Si tout ce qui vient d’être exposé est difficilement contestable, il faut en tirer
la conclusion : la philosophie se présente à nous sous une forme paradoxale.
D’un côté, toutes les philosophies ont en commun un certain nombre de traits
essentiels, qui tiennent à la nature de leur langage, du rapport systématique
existant entre ces termes abstraits que sont les catégories, etc. Mais d’un autre
côté, les philosophies se rangent, au moins en première approximation, en deux
grands camps, le camp idéaliste et le camp matérialiste, qui s’opposent terme à
terme sur des sujets essentiels. Tout se passe en effet comme si, à l’intérieur de
la philosophie, les adversaires s’opposaient, mais sur la base d’une réalité qui
leur est commune : cette même philosophie, réalisant ainsi une figure de la
dialectique philosophique connue depuis Hegel, et surtout depuis Marx et
Lénine, et appelée unité des contraires.
5.
Mais pour entrer plus avant dans notre sujet, et puisque, en matérialistes, nous
pouvons commencer par n’importe quoi, interrogeons-nous un instant sur les
mots que nous avons employés pour désigner soit les problèmes de la
philosophie, soit les questions de la philosophie.
Nous avons utilisé à tour de rôle et le terme de problème, et le terme de
question. Il y a toujours un certain arbitraire à choisir un terme à la place d’un
autre, surtout quand leurs sens sont très voisins. Convenons donc (je reconnais
que c’est là une décision en grande partie arbitraire) de parler de questions
philosophiques, et de ne pas parler de problèmes philosophiques.
Si nous abandonnons le terme de problème, il ne sera pas perdu pour tout le
monde, dans notre petit univers du langage… Ce choix implique donc en fait une
décision philosophique, une thèse philosophique : nous convenons en fait de
parler de questions philosophiques, pour réserver le terme de problème aux
sciences. Nous dirons donc : il y a des questions et des réponses en philosophie,
et il y a des problèmes et des solutions dans les sciences.
Je tiens cette distinction, qu’il faudra certes préciser, pour essentielle à
l’intelligence de la philosophie. Si on veut s’initier à la philosophie, il faut avant
tout savoir que la philosophie n’est pas une science, donc que la philosophie ne
pose pas des problèmes comme les sciences, ne leur découvre pas de solutions,
qui sont des connaissances, comme les sciences – mais que la philosophie est
une tout autre pratique qui pose des questions et leur donne des réponses, sans
que ces réponses soient des connaissances, comme les connaissances
scientifiques.
Rien de tout cela n’est simple ni facile à expliquer, et c’est pourquoi je
demande attention au lecteur, mais je le répète : c’est un point tout à fait
essentiel. Si on ne saisit pas ce point, on est perdu dans la philosophie65.

Je vais donc, reprenant des expressions qu’il m’est déjà arrivé d’utiliser66, dire
les choses autrement.
Je dirai : la philosophie n’est pas une science. La philosophie n’a pas d’objet
(extérieur, objectif, existant matériellement, même si son mode d’existence est
abstrait comme en mathématiques), au sens où une science est dite avoir son
objet.
Qu’on retourne la chose comme on le voudra, ces thèses sont difficilement
contestables.
Je disais : toute science a un objet. Il faut ajouter : son objet est limité. Qu’une
science ait un objet, tout le monde l’admettra. Mais que chaque science ait un
objet limité, c’est la une proposition beaucoup moins reconnue. Et pourtant elle
est tout à fait essentielle à l’intelligence et des sciences et de l’histoire des
sciences. J’ai dit autrefois que la fondation d’une science nouvelle « ouvrait un
nouveau continent à la connaissance scientifique », et je donnais pour exemple le
continent mathématique ouvert sous les Grecs par un personnage peut-être
mythique connu sous le nom de Thalès ; le continent physique ouvert par
Galilée ; le continent histoire ouvert par Marx ; le continent inconscient ouvert
par Freud67. En parlant de continent, je suggérais que l’objet de la
mathématique, de la physique, de l’histoire, et de l’inconscient sont des terres
finies : cela ne veut pas dire que la recherche de leurs propriétés ne soit pas
infinie (toute science est en effet infinie dans sa pratique, comme dans
l’approfondissement de son objet : « l’atome est infini » – Lénine), cela veut dire
que leur objet est fini, a des limites, qui le distinguent des autres objets finis des
autres sciences.
Cette proposition a l’air insignifiante, et pourtant ses conséquences
philosophiques et scientifiques ne sont pas négligeables. Car que voit-on dans
l’histoire des sciences ? On voit « la » science, au sens propre du terme
(discipline démonstrative des propriétés de son objet) naître quelque part, en
mathématiques, et ainsi ouvrir un continent fini à la connaissance scientifique.
Puis un autre continent naître ailleurs, plus tard : la physique. Certes, cette
physique est mathématique, je veux dire traitée mathématiquement, mais elle
n’est pas pure mathématique, elle implique un mouvement affecté de pesanteur,
donc de vitesse et d’accélération, qui n’est pas réductible à la géométrie
analytique d’un Descartes. Elle porte donc sur la nature matérielle, qui est dans
le principe un tout autre objet que l’espace et les nombres de la géométrie et de
l’arithmétique. Et ainsi de suite. Pourtant, que voit-on ? À l’intérieur des
continents constitués, apparaître l’esquisse de régions relativement autonomes,
ou bien à l’extérieur des mêmes continents surgir de la mer de l’ignorance
humaine de nouvelles terres sauvages que des savants défrichent et déchiffrent,
et qui, peu à peu, étendant leur espace, finissent par se rattacher très étroitement
aux anciens continents existants.
C’est ainsi que la chimie, née indépendamment de la physique, s’est rattachée
au continent physique, le calcul des probabilités, né indépendamment des
mathématiques, s’est rattaché à l’analyse, et de nos jours, résultat
impressionnant, la biologie, née indépendamment de la physique et de la chimie,
s’est rattachée à la biochimie. Notez que ce n’est pas encore le cas de toutes les
sciences. Si la Logique formelle est devenue depuis cinquante ans une branche
des mathématiques, on ne peut en dire autant ni de la psychologie, ni de la
linguistique, malgré leurs efforts méritoires.68 Que dire alors du matérialisme
historique ? Malgré toutes les tentatives pour le rattacher soit à la physique (loi
tendancielle de la baisse du taux de profit rapprochée de la loi tendancielle de la
diminution de l’énergie, ou seconde loi de la thermodynamique), soit aux
mathématiques (mathématisation des modèles économiques), soit à la biologie
(évolutionnisme de type darwinien), soit à la psychosociologie
(fonctionnalisme), soit à la sociologie (structuralisme), etc., ce continent est à ce
jour demeuré isolé, et on ne voit pas comment, sauf peut-être du côté de la
psychanalyse, une passerelle pourrait être aménagée pour le sortir de son
isolement forcé. Mais nous verrons qu’il y a peut-être des raisons à cet
isolement.
Donc cette précision – que l’objet d’une science est fini, n’est pas sans
conséquences. Elle permet de voir clair dans une certaine manière de
philosopher sur les sciences. La philosophie n’adore rien tant en effet, au moins
la philosophie idéaliste, que de philosopher sur les sciences. Et elle trouve une
bonne raison de se livrer à cette passion dans l’illusion que l’objet d’une science
ne serait pas fini, mais infini. Cela signifie concrètement que l’idéalisme prête à
une science, à sa théorie, à ses concepts, à sa méthode et à ses résultats, la
prétention de pouvoir s’étendre à l’ensemble des objets existants, sans aucune
exception. Il n’est pas sans intérêt de voir que cette prétention a été affirmée
pour la première fois au début du XVIIe siècle par le physicien Galilée, qui a écrit
que « le grand Livre de la Nature est écrit en signes mathématiques69 », thèse
que Descartes a reprise pour lui donner la forme du mécanisme généralisé à
toute réalité : toute chose est ainsi faite qu’on peut la décomposer en ses parties,
qui sont soit matérielles (les corps de la physique), soit spirituelles (les idées et
perceptions), et les rapports de ces parties sont tout simples et mécaniques. On
sait que Descartes en tirait la théorie des animaux machines70, conçus à l’image
des automates qu’on fabriquait à l’époque, et attendait de sa généralisation du
mécanisme la production de résultats décisifs concernant la médecine et la
morale, branche à ses yeux de la médecine, ce qui prouve l’imagination de ce
philosophe. Cette imagination, Leibniz71 la lui reprochait en disant que la
physique de Descartes était un « roman », mais le même Leibniz en rajoutait sur
le mécanisme de Descartes, par un formalisme divin qui faisait de l’esprit
quelque chose de bien plus achevé que « l’âme pensante » de Descartes,
puisqu’il le définissait comme un « automate » !
Je laisse ici ce premier exemple d’exploitation (car il s’agit bel et bien d’une
exploitation arbitraire du tout au tout) d’une science présentée comme étant la
vérité de toute réalité existante, pour passer rapidement à d’autres. Car si c’en
fut le premier exemple, ce n’en fut hélas pas le dernier. Toute l’histoire de la
philosophie et des sciences regorge d’exemples de cette nature. Citons
l’expérimentalisme physique qui se met à régner au XVIIIe siècle sur la base de la
méthode expérimentale et des théories de Newton. Citons, dans le même siècle,
mais un peu plus tard, le probabilisme, inspiré des travaux de Pascal, Fermat, et
Bernoulli, et qu’on appliqua même (Condorcet) à ce qui devait devenir le noyau
des futures « sciences de l’homme » (économie politique, démographie, théorie
des jeux, etc.). Citons la psychologie spiritualiste du début du XIXe siècle, arme
de guerre contre la révolte de la classe ouvrière, citons ensuite la sociologie de
Comte et de Durkheim, qui vint lui prêter main-forte, citons l’économie
politique, dont l’influence fut extraordinaire dans tout le siècle, puisqu’elle servit
de modèle à Freud lui-même, sans parler de la physique, de la chimie et de la
biologie, qui en furent aussi contaminées. Citons l’énergétisme d’Ostwald, qui
pensait tout en termes d’énergie, avant tout la matière, mais aussi
(naturellement !) les rapports sociaux. Puis les découvertes scientifiques, et les
impostures scientifiques (celles des prétendues « sciences humaines », économie
politique, sociologie, psychosociologie, psychologie) se multipliant, ce sont
diverses sciences qui se proposent, ou sont proposées comme pouvant unifier la
connaissance du monde sous leur théorie : se veulent ainsi universelles, toutes à
la fois, dans un ballet impressionnant, et la Logique mathématique, et la
linguistique, et la psychologie, et la sociologie, et la psychanalyse, et
la physique, et la chimie, et la biologie, et les mathématiques, et l’économie
politique, et même… le marxisme.
De fait, le matérialisme historique lui-même n’échappe pas à la contagion
universelle. Ce sont le plus souvent d’ailleurs des non-marxistes qui lui font
jouer ce rôle, prenant la science fondée par Marx pour une philosophie capable
de tout expliquer. Mais il est aussi des marxistes pour donner la main à cette
imposture. Le résultat en est double. D’une part le prétendu marxisme entend
rendre compte de tout, des phénomènes de l’inconscient (Reich), des
phénomènes esthétiques (Lukács), de la philosophie (Plekhanov), et même des
mathématiques (Casanova) et de la physique, quand ce n’est pas de la
linguistique (Marr, sévèrement repris en son temps par Staline72), voire de la
médecine. D’autre part, ce même marxisme est à ce point éloigné du
matérialisme historique qu’on peut à bon droit dire que cette science « a
disparu » (comme la matière naguère, selon un physicien du début du
XXe siècle73). Le résultat est une confusion généralisée des sciences, de leur
objet, de leur théorie, de leurs méthodes, de leur langage. Chacune parle le
langage de l’autre. C’est une véritable Tour de Babel, et personne ne s’y
reconnaît plus. Il est bien entendu des philosophes pour faire leur trou dans cette
confusion, et en tirer des effets philosophiques de mode, redoublant ainsi en
philosophie la confusion qui règne sur les sciences, et qui les confond de plus en
plus avec les premières idéologies venues. Comme toujours quand s’élève et
s’effondre une Tour de Babel, c’est dieu qui triomphe, et on entend alors
s’élever la voix de ses prophètes, Clavel74 ou Boutang75, ou tel intégriste, et le
malheur est que ces prophètes ne clament pas dans le désert, puisqu’ils prêchent
à une opinion subjuguée par la confusion dont ils tirent leur éloquence édifiante.
Seuls les matérialistes, pour leurs raisons à eux, et les vrais croyants, pour les
leurs, ne veulent pas de ce dieu-là, qui a poussé sur le fumier de l’histoire
humaine.
Revenons donc à notre sujet : que toute science a un objet et un objet limité.
Dire cela, ce n’est pas énoncer une phrase vague et valable pour n’importe qui et
n’importe quoi, mais des conditions extrêmement précises. Dire que toute
science a un objet limité qui est le sien signifie qu’elle est parvenue à l’identifier,
et cette identification fait un avec tout un dispositif technique matériel
expérimental qui permet à la science d’avoir réellement prise sur son objet
(l’allemand dit admirablement que le concept, la notion vraie d’un objet, d’une
réalité, s’appelle Begriff, prise ; le français dit la même chose, mais moins
fortement, quand il parle de « saisir », « concevoir » la réalité), de le soumettre à
des hypothèses théoriques sur sa réalité « intime76 », et de vérifier (ou
d’infirmer) ces hypothèses dans des formes démonstratives ou probantes, comme
on voudra.
Je signale ici cette capacité d’être infirmées ou démenties pour des hypothèses
soumises, dans le dispositif expérimental, à vérification. Car nul savant ne peut
d’avance savoir si les hypothèses qu’il soumet à vérification seront ou non
vérifiées, donc démenties, infirmées. La possibilité de l’infirmation, du démenti
des hypothèses, fait partie de toute pratique scientifique, donc de toute théorie
scientifique. Les théories non-scientifiques (les idéologies théoriques), elles, se
passent à la fois du « critère » de la vérification et de l’infirmation ou du
démenti, puisqu’elles n’ont pas pour fin de connaître la réalité, mais de lui
imposer leur vérité, qui doit être sa vérité.
C’est sur cette simple distinction, à vrai dire très pauvre, que s’est édifiée
depuis quarante ans une philosophie qui connaît actuellement une assez grande
faveur parmi les scientifiques et certains philosophes77, la philosophie de K.
Popper. Popper a raison de retenir le caractère d’infirmation ou démenti par
l’expérimentation78 (il l’appelle le « critère de falsifiabilité »), mais il a tort de
déclarer qu’on peut d’avance (en vertu d’on ne sait quel principe interne à la
théorie, car qui peut se prononcer d’avance, à moins d’être dieu, sur la nature
dernière d’une théorie ?) déclarer que telle théorie est scientifique (parce qu’elle
admet le « critère » de falsifiabilité) et telle autre non-scientifique, parce qu’elle
ne l’admet pas. L’expérience historique (et les exemples foisonnent) montre au
contraire qu’on ne peut jamais décider d’avance si telle théorie est scientifique
ou non, c’est-à-dire sera ou non vérifiée ou infirmée (démentie) par
l’expérimentation.
On peut même soutenir l’idée qu’il existe des théories, comme le marxisme et
la psychanalyse, bêtes noires de Popper79, qui a écrit toute son œuvre
philosophique pour les combattre, qui échappent apparemment aux « critères »
de la vérification et du démenti expérimental, car les expériences qui y sont
pratiquées ne peuvent pas être reproduites dans des conditions absolument
identiques. Et c’est parfaitement exact : les conditions d’expérimentation de la
psychanalyse (le tête-à-tête du psychanalyste et du patient dans la solitude d’un
bureau), tout comme les conditions d’expérimentation de la lutte des classes (qui
changent complètement selon la conjoncture), échappent au modèle classique de
l’expérimentation mathématique, physique ou chimique, laquelle peut toujours
être reproduite n’importe quand et n’importe où, par n’importe quel savant, et
donne toujours les mêmes résultats (à moins qu’un paramètre ait été négligé).
Mais qui donc nous oblige à croire que les conditions de l’expérimentation
doivent être reproductibles, c’est-à-dire être partout et toujours les mêmes ? Déjà
nous savons, et depuis longtemps, que les conditions de la démonstration
mathématique ne sont pas réductibles aux conditions de la preuve expérimentale,
puisque les « objets » mathématiques ne sont pas matériels, puisque le dispositif
de la démonstration mathématique n’est fait que de signes écrits, puisqu’enfin la
question se pose de savoir si les mathématiques, cette « science qui ne sait ni ce
qu’elle est, ni ce qu’elle dit, ni de quoi elle parle », ont ou n’ont pas un objet – à
moins de comprendre, comme vient de l’expliquer Pierre Raymond80, que les
mathématiques ont pour objet les résultats mathématiques produits par la
pratique antérieure de la même mathématique, qui travaille ainsi sur soi, à moins
de comprendre alors que l’objet des mathématiques, s’il n’est pas matériel au
sens de la matière traitée par la physique et la chimie, n’en est pas moins réel, et
à moins de comprendre que son dispositif démonstratif, pour consister en signes
et figures, n’en est pas moins lui aussi réel, produisant des preuves réelles, la
preuve et la démonstration ne faisant ainsi qu’un.
Si l’on tire parti de cette constatation difficile à contester, et si on veut bien en
étendre les conséquences au cas de la psychanalyse et du matérialisme
historique, on admettra alors qu’il puisse exister des théories qui soient bel et
bien expérimentales, bien que les conditions et les formes de leur
expérimentation diffèrent des conditions et des formes de l’expérimentation
connue en mathématiques et en physique-chimie. On admettra, puisqu’il s’agit
dans chaque cas de conjonctures singulières (pour l’analyste, l’inconscient, et
pour le parti politique, la lutte de classes), que la théorie de la conjoncture doit
nécessairement figurer au rang des conditions définissant ces expérimentations
originales, ce qui suppose naturellement toute une élaboration conceptuelle
nouvelle.
Or, on n’a pas assez accordé d’attention au fait que la psychanalyse comme le
marxisme, loin de fuir le débat, ont pris en compte ce qui distingue leur
dispositif expérimental singulier du dispositif des sciences de la nature, à savoir
la conjoncture, et non seulement en ont fait la théorie, mais l’ont intégrée dans
leur pratique. Dans le cas de l’analyse, la « conjoncture » est définie par les
rapports qui se « fixent » et travaillent entre l’inconscient de l’analyste et
l’inconscient de l’analysant, et c’est sous ce « transfert » que se produisent les
remaniements des fantasmes de l’analysant. Dans le cas du marxisme, la
« conjoncture » est définie par les rapports de force produits par l’affrontement
des classes, et c’est sur ces rapports de lutte que se produisent les
transformations sociales. Ce qui distingue le dispositif expérimental des sciences
de la nature du dispositif du marxisme et de la psychanalyse, c’est que le premier
est monté de toutes pièces, en fonction d’éléments universels parfaitement
définis au départ, alors que dans la cure analytique et dans la lutte des classes,
ils sont singuliers et ne se découvrent et se définissent que progressivement au
cours de la cure et de la lutte. Mais comme cette différence est prise en compte
et pensée, on peut, au moins dans le principe, considérer qu’elle est annulée. Je
dis : dans le principe, car chacun voit bien que la théorie analytique et la théorie
marxiste, à la différence des autres pratiques scientifiques, sont inséparables de
la transformation directe de leur objet.
Revenons donc à notre sujet. Si toute science a un objet, et un objet limité, la
philosophie n’a pas d’objet (au sens où une science a un objet). Et la différence
saute immédiatement aux yeux, car il n’existe pas d’expérimentation
philosophique, il n’existe pas de dispositif technique d’expérimentation en
philosophie. Il n’existe donc pas non plus d’hypothèses soumises à vérification
ou à démenti expérimental. Il n’existe pas de problèmes posés à propos d’un
objet limité et fini, dont la philosophie attende la solution. Elle n’attend jamais
de solution, c’est-à-dire elle n’attend jamais de connaissance de son objet, car
telle n’est pas sa fin. Elle se contente de poser des questions philosophiques à
propos d’un « objet » X dont la modalité est tout entière définie par la question
posée, et elle donne elle-même la réponse à cette question, par une précaution
remarquable : car la question philosophique est toujours (en vertu du processus
téléologique origine-fin) déjà la réponse à la question même. Ce qui signifie que
la philosophie est finie, limitée, qu’elle se contente de répéter toujours la même
question, et dans la même question, toujours la même réponse, préparée
d’avance, puisque la question n’est rien d’autre qu’une feinte (nous retrouvons
une fois de plus ce thème essentiel à toute philosophie idéaliste, nous verrons
pourquoi cette restriction, alors que nous parlons pourtant de la philosophie en
général).
Remarquez que lorsque j’avance l’idée qu’il n’existe jamais
d’expérimentation en philosophie, j’interprète. Car il est dans l’histoire des
philosophies (justement : les philosophies idéalistes) qui prétendent fournir,
produire des expérimentations81, tout comme les sciences expérimentales, et
reposer sur elles. On peut pratiquement citer à l’appui toutes les philosophies82,
de Platon à Husserl et Heidegger, en passant par Descartes, Kant, etc.
(exceptions notables : Épicure, Spinoza, Hegel et Marx). Mais ce qui est très
remarquable dans ces expérimentations, ou soi-disant telles, c’est qu’elles sont
totalement dépourvues de dispositif expérimental. Ce sont moins des
expérimentations (qui supposent toujours ce dispositif), que des « expériences »
(Kant) et des expériences « intérieures » (Descartes, Bergson), ou comme le
disait justement Malebranche, des « expériences de simple vue83 ». L’instrument
de ces expérimentations-expériences est en effet un sens très simple, très pur, et
transparent, que ce soit la vue (Platon, Descartes), le sens, le toucher, ou l’odorat
(XVIIIe siècle), le cœur (Rousseau) ou le sentiment intime de l’effort (Maine de
Biran) ou de la durée (Bergson). Ces philosophes en tirent d’extraordinaires
effets de manche et d’éloquence religieuse, mais personne ne peut échapper à la
certitude qu’il s’agit là à nouveau d’une imposture, qui exploite à des fins
philosophiques et religieuses, en le mimant, l’élément décisif de la pratique
expérimentale des sciences réelles.
6.
La philosophie n’a donc pas d’objet et ne produit pas des connaissances, au
sens, j’y insiste, que prennent ces termes lorsqu’il est question des sciences. Et
tout se tient dans cette vue. Car il y a un rapport d’opposition étroit entre la
condition d’une science, qui, tout en ayant un objet fini, possède une activité
infinie qui lui fait découvrir sans cesse dans son objet de nouvelles propriétés, au
point qu’on puisse paradoxalement dire que cet objet est « infini » (en propriétés
objectives) – et la philosophie qui, tout en n’ayant pas d’objet, ne pouvant donc
pas découvrir en lui des propriétés à l’infini, et tout en étant elle-même finie,
puisqu’elle se contente de répéter la même question, qui contient d’avance sa
réponse à propos d’un objet indéfini, affirme pourtant la prétention de connaître
« le tout » (Platon, Leibniz, Hegel).
Que peut alors être ce « tout » ? Pour la philosophie idéaliste (on aura compris
que nous ne cessons de parler d’elle, tout en parlant, et légitimement, de
la philosophie en général), ce « tout » est l’ensemble des réalités existantes, le
monde, le moi, et dieu, et, ajoutons-le pour elle, la philosophie elle-même. La
question de savoir si ce « tout » est fini ou infini, limité ou illimité, ou dans son
être ou dans ses propriétés, fait en général l’objet d’une réponse résolue par
l’infinité, qui est alors l’infinité d’un ÊTRE (le moi, le monde, dieu) et non
l’infinité d’un processus (ce qui définira, nous le verrons, la philosophie
matérialiste). Naturellement, si le « tout » est infini, cette thèse pose à la
philosophie idéaliste de redoutables difficultés, car ce monde-ci, où nous avons
« la vie, la parole et le mouvement » (saint Paul84), est manifestement fini. Il faut
donc à la philosophie concevoir une médiation entre l’Être infini et les êtres
finis, une médiation qui incarne l’infini dans le fini. C’est une nécessité
théorique absolue, à quoi répond par exemple chez Platon la théorie du
démiurge, chez Descartes la théorie de la création, y compris la création des
vérités éternelles et, d’une manière générale, chez les philosophes d’inspiration
chrétienne, la théorie de l’incarnation, qui présente cet avantage de faire exister
(dans le Christ ou ses succédanés) l’infini dans le fini lui-même, à moins
d’admettre avec Hegel que l’infini n’est que la réflexion du fini sur lui-même,
dont la philosophie est l’exemple le plus haut. On retrouve pour l’essentiel la
même thèse chez Heidegger, [chez qui] la différence entre l’être et l’étant sert de
médiation entre l’infini (ou indéfinissable, ineffable) et le fini (ou définissable,
dicible). La même difficulté, qui a pour destin de ne jamais pouvoir être levée,
mais [d’être] toujours reportée, se retrouve à propos de la mort, où s’enracine la
pensée idéaliste (de Platon à Heidegger en passant par Kant).
La mort est ce qui ne peut être contournée, ce qu’il faut donc admettre, mais
on résout la contradiction soit en supposant une médiation (le salut, par les
différentes formes de mérite et de grâce), soit en faisant de la mort comme la
vérité même de la vie, ce qui rejoint paradoxalement certaines propositions
matérialistes des médecins contemporains de Hegel (Bichat), puis de Freud
même, c’est-à-dire en faisant une nouvelle fois de la finitude humaine (la mort)
le siège de la véritable infinité. Mais si la mort, et donc la finitude, sont la vérité
de l’existence humaine, elles en deviennent alors le sens dernier, et le monde
humain, voué à la mort, finit par être dépourvu de tout sens, à moins de
reconnaître que cette absence radicale de tout sens est le sens même de
l’existence humaine, soit non-sens (le nihilisme selon Nietzsche), soit absence
totale de sens, insignifiance, le propre de l’homme étant d’être cette « réalité
singulière » (« Dasein » de Heidegger) douée du pouvoir de donner un sens à ce
qui n’en peut avoir par définition, y compris à soi-même, bref, de se forger
un « destin » (Heidegger) pour pouvoir le vivre, et la meilleure manière de vivre
dans la lucidité un destin nul et factice est de le chanter ou de le danser
(Nietzsche, Heidegger), puisque c’est à la limite la seule manière d’en jouir. Ce
qui veut dire : renversons tous les dieux et toutes les valeurs ! et faisons un grand
feu de joie de leurs dépouilles, autour duquel les jeunes gens et les jeunes filles
couronnés de fleurs chanteront des chansons incompréhensibles et danseront sur
des pas de fous, accompagnés d’une musique délirante sous les coups redoublés
du glas (Derrida85) du destin. Bien entendu, j’évoque ici des thèmes mêlés, dont
le destin n’est pas fixé par leur mention, et qui peuvent, selon les auteurs, leurs
textes, et le moment, diverger ou converger.
On retiendra en tout cas de ces remarques que la philosophie idéaliste ne peut
exister sans prétendre à dire la Vérité sur le Tout. Quand il est infini, on voit à
quelles conséquences elle s’expose. Quand il est fini (ou un infini pensable par
un esprit infini qui le maîtrise, tel le dieu de Leibniz86, et de ce fait le rend
pratiquement dénombrable par lui), on se trouve devant une autre issue. Si le
tout pensé par la philosophie est fini, alors il est dénombrable, alors toutes les
connections peuvent être démontrées, analysées et exhibées, alors le tout peut
être divisé en ses parties de manière exhaustive, et de ce fait classé.

Nous retrouvons ici une autre grande tradition de la philosophie idéaliste,
qu’on peut dire ou formaliste, ou taxinomique (du grec taxein, qui veut dire
classer, ranger). Cette manie de la domination par le classement a une longue
histoire, depuis les procédures platoniciennes de la division par deux, ou
dichotomie (cf. la division fameuse du Sophiste à propos du pêcheur à la
ligne87), jusqu’à la taxinomie structuraliste d’un Lévi-Strauss, en passant par les
classifications d’Aristote (les différents sens du mot être, et leurs
conséquences88), les distinctions de Descartes, la caractéristique universelle de
Leibniz89, et toute la tradition formaliste qu’elle a inaugurée (jusqu’aux ravages
produits aujourd’hui par la Logique mathématique dans les sciences dites
humaines). Qu’il y ait dans la réalité des distinctions évidentes, que l’objet d’une
science, par exemple, soit distinct de l’objet d’une autre science, même voisine,
c’est certain. Qu’il y ait des filiations, des généalogies, c’est clair. Que les
classements horizontaux puissent se combiner avec des effets verticaux de
généalogies, personne ne le contestera. Mais ce qui est de nouveau imposture,
c’est cette prétention philosophique de vouloir constituer ce que Lévi-Strauss
appelle, dans sa jubilation de philosophe autodidacte, un « ordre des ordres90 »,
et un ordre qui, englobant tous les ordres subalternes, s’englobe lui-même dans
l’ordre qu’il met en ordre. Et ce qui est imposture plus subtile, mais elle remonte
au rêve leibnizien de la caractéristique universelle, est que cet ordre s’ordonne
tout seul, se mette en place tout seul, et assigne à chaque être sa place et sa
fonction, pour que l’ordre soit assuré de régner.
Dans cette vue, qui prend les apparences du matérialisme (procès sans sujet),
se combinent à la fois les prétentions jumelles du fonctionnalisme et du
structuralisme, où place et fonction sont liées comme les lèvres et les dents – et
ce n’est pas en substituant, comme le voudrait Badiou91, la logique des forces à
la logique des places, qu’on peut échapper à la logique de l’Ordre, quel que soit
celui qui l’énonce, c’est-à-dire donne cet ordre, au sens fort, aux hommes, au
nom de sa propre autorité, fût-il professeur au Collège de France92, ou Secrétaire
d’une organisation politique93. Quoi qu’il en soit, ces exercices vertigineux ne
sont pas neutres. S’ils n’ont pas d’objet, ils ont des objectifs, ou, à tout le moins,
des enjeux bien connus. Comme ils parlent d’ordre, c’est qu’ils parlent
d’autorité, donc de pouvoir, et comme il n’est de pouvoir qu’établi, celui de la
classe dominante, c’est le sien qu’ils servent, même s’ils ne le savent pas, et
surtout s’ils pensent le combattre. Comme quoi la philosophie, nous le verrons
mieux dans un instant, est rien moins qu’innocente. Son monde à elle, son
monde réel, qui surgit à l’horizon de toutes ces brillantes subtilités, c’est le
monde des hommes et de leur lutte : le monde de la lutte des classes.
7.
Si donc la philosophie n’a pas d’objet (je me dispenserai dorénavant de
préciser : au sens où une science a un objet), qu’a-t-elle, sous les apparences de
cet objet indéfini dont elle prétend dire la vérité ? Elle a des objectifs et des
enjeux. Mais avant d’en venir là, il faut reprendre au commencement, et se
demander : quelle est donc la sorte de proposition par laquelle la philosophie
s’exprime ?
J’ai dit : la science affronte des difficultés, pose des problèmes et produit leurs
solutions, qui sont des connaissances objectives. Ces connaissances s’expriment
en des propositions dont les termes essentiels sont des concepts. Qu’est-ce qu’un
concept ? Un mot ou plusieurs mots, produisant un effet d’abstraction, et
reflétant une propriété ou un complexe de propriétés de l’objet de la science.
En revanche, la philosophie pose des questions, et leur apporte les réponses
que l’on sait. Quelle forme prennent ces réponses ? La forme de thèses. Qu’est-
ce qu’une thèse ? C’est une notion difficile à définir, parce que si la philosophie
s’exprime par thèses, elle s’est très rarement exprimée sur la nature des mêmes
thèses94.
Nous savons pourtant déjà que les termes dont se sert la philosophie sont des
catégories, et non des concepts95. Nous dirons donc : une thèse est une
proposition qui groupe un certain nombre de catégories. Exemple : « je pense,
donc je suis ». Dans cette proposition, nous pouvons repérer les catégories : je,
pense, suis, donc. Ce sont là des mots du langage courant, mais ils fonctionnent
tout autrement dans la philosophie. Le « je » du « je pense » n’est pas un « je »
psychologique, mais métaphysique, le « pense » désigne la substance pensante
(et qu’une substance existe, et de surcroît soit pensante, pose évidemment des
questions philosophiques qui sont, nous le savons, autant de réponses
anticipées), le « suis » désigne une forme d’être qui, tout en étant le propre de
l’homme (mi-être, mi-néant), a pourtant la force d’une existence incontestable,
le « donc » enfin renvoie à une évidence, celle de la conséquence dévoilée par
une intuition. Toutes les catégories sont donc, dans cette petite phrase : « je
pense, donc je suis », surchargées de signification philosophique. On sait que
même la virgule y a un sens, Lacan ayant, en manière de forte plaisanterie, mais
pour le faire voir, proposé d’écrire : « je pense : donc je suis », ce qui change
tout96.

Une thèse propose donc un certain nombre de catégories groupées dans une
proposition. Mais faut-il dire : proposition comme dans les propositions du
langage commun (« je pense que Georges Marchais ne fait pas de rêves,
puisqu’il l’a dit à la télévision »), ou même comme dans le langage scientifique
(1 + 1 = 2) ? Justement non. Il faut parler de position, au sens fort de l’acte de
poser, ce qui est justement la traduction française du mot grec thésis, « thèse ».
Qu’est-ce qui est ainsi posé ? L’affirmation en question : « je pense, donc je
suis », « dieu est l’être souverainement parfait et tout-puissant », « la matière
existe », etc.
Cette simple nuance de langage, que je n’ai fait que reprendre à la tradition
philosophique, nous met sur une piste intéressante. Car quand on pose, on pose
quelque chose quelque part, dans un lieu appartenant à un certain espace.
Lorsqu’un philosophe pose ainsi une thèse, le fait est : il la pose toujours
quelque part, en un lieu défini appartenant à l’espace philosophique. Quel espace
philosophique ? Celui de sa propre philosophie d’abord, celui de la philosophie
de son temps ensuite, et celui de tout le passé de l’histoire de la philosophie
enfin.
Mais quand un philosophe « pose » ainsi une thèse, il ne faut pas se faire
d’illusion. Il n’en « pose » jamais une seule97. Une thèse ne va en effet jamais
seule : elle est toujours com-posée, c’est-à-dire posée avec l’ensemble des thèses
qui constituent la philosophie du philosophe considéré. Nous verrons plus tard,
paradoxe ! que ces thèses sont en nombre infini.
Pour le moment, contentons-nous d’observer un peu ce qui se passe. Quand un
philosophe « pose » une thèse quelque part, prenons le cas extrême, celui de ses
rapports avec une autre philosophie qu’il combat, il ne peut « poser » de thèse
sans qu’elle ne « s’oppose » aux thèses qu’il veut combattre. Toute thèse est
aussi anti-thèse. Et cela se fait tout seul. Le philosophe n’a nul besoin de déclarer
les hostilités à son adversaire. Il pose sa thèse comme on « pose » une mine dans
les eaux de l’adversaire : il s’en va, la mine éclatera plus tard, quand un navire
ennemi (une thèse ennemie) s’en approchera, alors toute la carcasse volera en
éclat. Toutes les thèses philosophiques sont ainsi à retardement, ce qui signifie
qu’elles sont toujours en avance sur l’heure de leur explosion. Étrange pratique !
Or, ce qui est très remarquable, c’est que même si la thèse est « posée » par le
philosophe qui en a composé le mélange explosif dans son coin tranquille, dans
les parages d’un philosophe de ses amis (pour qu’il comprenne mieux ce qu’il
n’a pas bien pigé), il y a toujours à l’horizon la présence de l’Autre, de l’Ennemi
philosophique qui non seulement veille, mais domine la situation, et impose à
notre philosophe de se mettre perpétuellement, comme le voulait Hobbes, en état
de guerre préventive98. Les choses sont ainsi faites que la situation
philosophique est structurée par un antagonisme fondamental, qui parcourt tout
le champ philosophique, et qui commande tous les actes des philosophes, non
seulement leurs actes de guerre, mais leurs actes d’amitié et de paix. Hobbes
l’avait bien montré : ce ne sont pas les méchants qui déclenchent la guerre, ils
sont trop bêtes pour ça, mais les gens honnêtes, s’ils sont intelligents. Car s’ils
pensent et calculent l’avenir, alors ils savent qu’ils n’y échapperont pas, qu’ils
sont à la merci du premier imbécile venu, qui peut, soit leur vouloir du mal, soit
se tromper d’adresse. Ils savent donc qu’il leur faut « prendre les devants » et
attaquer les premiers, afin de ne pas être surpris et battus. La philosophie est
beaucoup plus radicale que la vie sociale. Cette dernière connaît des répits et des
trêves, ses accords de Matignon et de Grenelle99, ses papes qui prêchent la paix
dans le désert, ses Vietnamiens qui font la trêve du Têt, ses enfants enfin qui
disent « pouce », ou ses Jeux Olympiques où le défunt Baron de Coubertin
exerçait ses talents de pacificateur des esprits et des jambes. La philosophie est
autrement plus sérieuse. Elle ne connaît ni trêve ni répit. Et quand, à l’image de
Kant, elle prêche la « paix perpétuelle100 » entre les philosophes (et
accessoirement les nations), c’est de la blague, c’est pour que les autres
philosophes lui laissent la paix afin qu’elle puisse cultiver sa propre Critique de
la raison pure ou pratique, mais elle ne se fait aucune illusion, elle sait qu’elle
prêche pour les autres, c’est-à-dire dans le désert, car, comme l’a écrit Sartre101
(ou à peu près) le désert (et non le dessert), c’est les autres.
Ce qui est évidemment proprement hallucinant dans cette perspective, c’est
l’état de cette philosophie qui est en guerre universelle et perpétuelle, de tous
contre tous, sur le fond du Grand Conflit, de la Guerre de Mille Ans entre
l’idéalisme et le matérialisme. Ce qui est hallucinant, c’est de constater que non
seulement cette guerre ne cesse jamais, mais qu’elle a toujours commencé, c’est-
à-dire n’a pas de commencement, et qu’elle se poursuit par-dessus les siècles,
sans interruption. De nos jours Platon et Aristote sont aussi présents que jamais,
et il se trouve des philosophes pour se battre aujourd’hui contre eux, à mort. De
nos jours Démocrite et Épicure (etc.) sont aussi présents que jamais, et il se
trouve des philosophes pour se battre aujourd’hui contre eux, à mort. Ou pour
épouser leur cause, naturellement, afin de tirer d’eux la force de combattre les
autres.

Vous me direz, ce qui est juste, que tous les philosophes ne sont pas à ce point
armés et décidés, et qu’ils ne voient pas toujours aussi bien où se trouvent leurs
ennemis. Je le concède volontiers, mais cette concession ne change rien au fond.
Car prenez un philosophe qui, loin de prétendre « penser le tout », se met
sérieusement au travail pour analyser ce qui se passe dans telle petite région de
tel continent scientifique, à telle époque de l’histoire, ou dans tel petit détail de
l’idéologie, qui se met par exemple à étudier les mécanismes par lesquels
Aristote102 a construit sa théorie des monstres103 : il n’échappe pas à la loi de
l’antagonisme universel et obligatoire. Car il pense dans certaines formes, avec
certaines catégories, il se propose certaines « fins » qu’il n’invente pas, même
s’il se l’imagine, mais qu’il emprunte nécessairement à l’un des deux grands
camps, qui constituent et structurent en champ antagoniste le domaine de la
philosophie, et du même coup le domaine de l’histoire de la philosophie. Et
prenez même quelqu’un qui (il s’en trouve tout le temps) jette par-dessus bord et
cet antagonisme et ces ennemis, et déclare, tel Nietzsche, qu’il faut renverser les
valeurs existantes, toutes, et jusqu’à la valeur de Vérité où toutes les
philosophies idéalistes trouvent leur refuge, et jusqu’à la valeur de matière où les
philosophies matérialistes trouvent le leur, ce philosophe ne sera jamais, selon le
beau mot du même Nietzsche, qui, sans le savoir, se connaissait assez bien,
qu’un penseur « réactif104 », c’est-à-dire déterminé par sa réaction de refus, donc
par tout le système philosophique en place, et plus subtilement par l’idéalisme
qui ne cesse de le dominer. Nietzsche disait ou aurait pu dire qu’il vaut
infiniment mieux être un philosophe réactionnaire (car alors cette réaction peut
être créatrice) que « réactif » (car alors la réaction n’est que négative). Nous
verrons que les seuls philosophes à être réactionnaires dans ce sens, c’est-à-dire
créateurs, sont les philosophes matérialistes, car ils sont les seuls
révolutionnaires, c’est-à-dire créateurs.
8.
Nous pouvons donc, jusqu’à plus ample informé, considérer ce point comme
assez établi pour aller plus loin. C’est-à-dire pour réfléchir d’un peu plus près sur
la nature de ces fameuses « thèses ».
Tout ce qui en a été dit suggère qu’elles ne sont pas des propositions sereines,
objectives, « gnoséologiques » (mot affreux issu du grec, signifiant : qui a un
rapport avec la connaissance), mais, tout au contraire, des propositions actives et
agissantes. Cela va de soi si elles sont des déclarations de guerre, et désignent,
même si c’est en silence, leur ennemi. Mieux, ce ne sont pas des simples
déclarations de guerre, mais des actes de guerre théoriques, qui peuvent revêtir
les formes les plus sournoises de la guerre de tranchée, avec ses ruses, ses
détours, ses boyaux, ses sapes, comme les formes les plus ouvertes de la guerre
frontale, avec ses assauts, ses fanfares, ses tambours, ses échelles, ses chars, ses
faux, ses éléphants, ses fantassins, ses cavaliers, ses trompettes, ses oriflammes,
ses « ralliez-vous à mon panache blanc ! », ses « père, gardez-vous à gauche,
gardez-vous à droite », ses poulaillers ambulants et ses Mères Courage. Ce qui
suggère que la philosophie agit bel et bien, quoique sous une forme non
matérielle, puisqu’elle est abstraite, à l’égal d’une armée en guerre contre des
adversaires réels, et que sur le champ de bataille philosophique (Kampfplatz,
Kant105), il se produit des heurts, qui, pour être catégoriaux (entre catégories,
entre Thèses), n’en sont pas moins sanglants, sinon immédiatement, du moins
dans la courte et la longue durée.
On y voit des violences extrêmes, qui commencent par des violences faites
aux catégories et aux concepts, et qui se terminent par des violences faites aux
individus (pensez à Giordano Bruno, à Galilée, etc.), ou même à des peuples
entiers (les ennemis réduits à l’état d’esclaves dans l’Antiquité, les peuples
colonisés par le capitalisme, les victimes des fascismes de notre connaissance,
etc.). Et si quelqu’un vient s’étonner : mais de quel droit tirez-vous cette
conséquence extrême et si lointaine, puisque, tout le monde le sait bien, non
seulement les philosophes ne font rien que manier des idées, mais, par-dessus le
marché, ils ne comprennent rien au cours politique du monde dans lequel ils se
font un point d’honneur de ne pas intervenir ? Il est aisé de répondre : et Platon,
en Sicile, ne serait pas intervenu ? Et Hobbes sous Cromwell ? Et Spinoza en
Hollande, et tous les philosophes des Lumières, Kant inclus dans l’Europe du
XVIIIe siècle ? Et Marx dans la lutte de la classe ouvrière ? Et Bergson dans
l’Union sacrée de la guerre de 14-l8, et Husserl dans la crise des sciences
occidentales ? Et Heidegger dans l’Allemagne hitlérienne ?
Et si on m’opposait que ceux-là, certes, mais que d’autres, eux, ne sont pas
intervenus, eh bien, il suffirait d’aller voir d’un peu près dans leur œuvre quelles
thèses passaient, de loin, mais réellement et très efficacement, accord politique
avec ceux qui intervenaient, pour se convaincre que leur innocence politique
n’était que feinte. Manière de retrouver encore une fois cette présence de la
feinte dans la philosophie idéaliste. Feinte que la guerre ne règne pas parmi les
hommes. Feinte que la guerre ne règne pas parmi les philosophes. Feinte que les
hommes n’ont pas vraiment un corps, mais seulement une âme, ou que, s’ils ont
un corps, c’est une machine, mais sans la pulsion de ce sourd désir inconscient
qui en fait des êtres sexués. Feinte que « le ciel est par-dessus le toit106 » (Kant,
Verlaine) et la loi morale au-dedans du cœur107. Feinte que si ma tante avait
deux roues, ce ne serait pas une bicyclette. Mais nous verrons qu’entre la tante,
l’attente, la tente, la latence, etc., la roue, la roulette, la rouerie, la bicyclette, le
cercle, le recyclage, il y a des rapports inavouables à toute philosophie idéaliste.
Nous ne craindrons pas de les avouer, le moment venu, et alors on verra ce que
Feinte veut dire, c’est-à-dire taire : tair-riblement.
Et qu’on ne nous accuse pas de jouer ici avec les mots. Ou nous ne jouons
pas, ce qui est peu vraisemblable, ou nous jouons, ce qu’ont toujours fait les plus
grands des philosophes, soit pour s’amuser (Platon), soit au contraire pour être
sérieux, lorsqu’ils ont donné aux mots existants des sens incroyables (âme,
substance, moi, œil, lumière, etc.), ou lorsqu’ils ont inventé, forgé de toutes
pièces, des mots qui n’avaient jamais existé (a priori, sujet transcendantal,
intentionnalité de la conscience, différance, etc.). Nietzsche, cet anticonformiste
du conformisme, était, avec Mallarmé et ses épigones, un maître en la matière :
pas un maître du matérialisme.
9.
Mais pour en revenir à notre définition des thèses, il faut ajouter une précision
très importante. Si la philosophie émet des propositions qui, au lieu d’énoncer
des connaissances, énoncent des thèses, ces propositions-là n’ont pas de rapport
direct avec la connaissance, donc avec le vrai, puisqu’il est couramment admis,
dans l’idéologie de la connaissance, de désigner les connaissances comme étant
vraies (ou fausses, ou confuses, etc.). Si donc on est accoutumé de dire qu’une
connaissance (scientifique ou non) est « vraie », quel adjectif convient-il
d’employer pour désigner les thèses ? J’ai proposé de dire108 qu’on les qualifie
en fonction non de la vérité, mais de la justesse. Elles seront donc dites justes ou
fausses (fausses étant ici l’équivalent de non-justes, terme qui n’existe pas en
français, mais en d’autres langues). Et toute la question est alors de bien penser
cette idée de justesse.

Il saute aux yeux que la justesse n’a rien à voir avec la justice. Qui invoque la
justice met en scène non seulement tout son appareil (le tribunal, les juges, le
jury, les témoins, jugeant un prévenu qui s’est rendu coupable d’une infraction à
la loi), mais aussi une idée juridique et morale qui sanctionne le fonctionnement
de ce même appareil d’État : l’idée du juste et de l’injuste, dont Aristote109, entre
autres, a fait la théorie, pour dire (ce qui n’est pas la position de tous les
philosophes) que le juste, loin d’être le tout ou l’absolu, n’est que le « juste-
milieu », qui fait la part des choses, c’est-à-dire la part belle à l’État. Pour
prendre un exemple intéressant, car il sera repris à revers dans un instant, saint
Thomas110 défend l’idée qu’il existe des guerres justes et des guerres injustes,
mais il les distingue au nom de la justice et de l’injustice, principes religieux-
moraux-idéologiques. Il est donc clair que la justesse n’a rien à voir avec cette
idée morale et juridique de la justice, disons avec l’idéologie juridico-morale de
la justice.
Qu’est-ce alors que la justesse, dont il convient de parler à propos des thèses ?
C’est une notion qui peut s’éclairer à partir d’une certaine qualité de la pratique
bien conduite par le praticien. Si, dans une tradition qui remonte à Platon et aux
Sophistes, on considère par exemple un artisan qui « travaille le feu », comme le
forgeron, ou le bois, comme le menuisier, ou le fer, comme le métallo, ou des
organes complexes, comme le mécanicien, etc., tous ces artisans, quand ils
travaillent bien, peuvent être dits des ajusteurs au sens fort, dans la mesure où
tous leurs gestes sont ajustés à une fin définie, et dans la mesure où, sachant
ajuster chaque pièce aux autres, ils finissent par produire l’objet utile qu’on
attend d’eux. Et leur opération peut être alors appelée ajustage ou ajustement,
pour qualifier ce travail complexe de choix, de polissage, d’adaptation, et de
mise en engrenage des pièces nécessaires au mécanisme attendu.
Mais si nous sortons du simple domaine artisanal, et allons droit à un tout
autre domaine, celui de l’action politique, que voyons-nous ? la même pratique
de la justesse intervenir. L’homme politique conscient et responsable de ses
« devoirs » envers la Cité ne se soucie pas tant du vrai que du juste, pas tant de
dire la vérité ou de se régler sur elle que de prendre des mesures et des décisions
justes, celles qui conviennent au salut de la Cité, au juste moment, et dans les
formes justes.
La justesse est ici encore une forme de l’ajustage ou de l’ajustement : elle
consiste à tenir compte exact de tous les éléments, de tous les rapports de force,
et de se révéler apte à les disposer de telle sorte qu’il en résulte l’effet politique
attendu : la victoire de la Cité, la défaite de l’ennemi. Tout comme une addition
bien faite est dite juste, tout comme l’intervention d’un chirurgien est dite juste,
l’intervention du chef d’armées ou de l’homme d’État sera dite juste si elle
produit le résultat désiré par l’ajustement judicieux des moyens existants aux
fins poursuivies, dans le cadre des rapports de force existants. Comme on le voit,
il n’est, en cette pratique de la justesse, rien qui rappelle l’idée juridico-morale
de la justice. La justesse au contraire fait signe du côté de la pratique la plus
réaliste, la plus réelle, la plus matérialiste (fût-elle matérielle ou non). C’est en
ce sens, pour revenir à notre exemple classique, qu’en reprenant les mêmes
mots, l’homme politique et le matérialiste diront d’une guerre qu’elle est
« juste » : non pas juste au sens de la justice, mais juste au sens de la justesse, et
de l’ajustage des raisons et des moyens, tenant donc compte du rapport des
forces dans la lutte des classes, et de la tendance générale qui se soumet ce
rapport des forces.
C’est en ce sens que Machiavel, Marx et Lénine parlent de « guerre juste ». Et
une guerre ainsi définie par la justesse de la ligne politique suivie peut, bien
entendu, être également juste au sens de la justice, donc de l’idéologie juridico-
morale – et, dans ce cas, ceux qui mènent cette guerre ont sur l’adversaire
l’immense avantage de combattre aussi pour la justice, ce qui en général décuple
leurs forces. Mais il existe aussi des « guerres justes » au sens de la justesse, qui
ne sont pas « justes » au sens de la justice, ou des décisions politiques justes au
sens de la justesse, qui ne sont pas en même temps justes au sens de la justice.
Dans ce cas la justesse et la justice sont divisées, ce qui déchirait Pascal, et il est
beaucoup plus difficile aux combattants de faire la guerre, ou aux militants
d’accepter une décision : ainsi les militants communistes du monde entier placés
par Staline en 1939 devant le pacte germano-soviétique. Il peut même arriver
que les circonstances empêchent qui que ce soit de se retrouver entre la justesse
et la justice. Pour ne prendre que cet exemple, les guerres impérialistes de 14-l8
et même de 39-41, bien que vécues comme justes au sens de la justice par ceux
qui y prenaient part, n’étaient justes ni dans le sens de la justice, ni dans le sens
de la justesse, étant purement et simplement des guerres entre États
impérialistes, puissances aveugles soumises à la loi de l’accumulation capitaliste
qu’elles ne pouvaient en rien dominer. La question reste ouverte de savoir
si l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie en 1941 a changé le « sens » de
cette guerre, si elle est devenue, de la part des « alliés », une guerre juste
seulement au sens de la justesse, ou aussi au sens de la justice. C’est dire la
complexité de certains cas, devant lesquels, faute d’informations, la philosophie
elle-même est obligée de se taire. Mais c’est parce que la science de l’histoire,
c’est-à-dire de la lutte des classes, se tait. Pourquoi ? Nous le verrons peut-être.
C’est donc tout cet ensemble de pratiques qu’il faut garder à l’esprit pour se
faire une idée du sens de la justesse, et donc du sens du mot « juste » qu’il me
semble nécessaire d’appliquer aux thèses philosophiques.
Si ces rappels sont convaincants, ils imposent d’autant plus l’idée que les
thèses philosophiques ont un rapport à la pratique : à une pratique très
particulière, celle de l’ajustement, donc d’un travail sur des éléments
préexistants (qu’il faudra définir) qu’il s’agit de façonner et de polir pour les
adapter entre eux afin de fournir un produit répondant à une fin ou à un usage
définis. Quels sont ces éléments ? Quels sont et ce façonnage et ce polissage,
quelle est cette adaptation, quelles sont ces fins et quel est cet usage ? Ces
questions restent provisoirement en suspens.
Mais nous entrevoyons, du moins, dans quel domaine cette opération
s’accomplit. Ce domaine est d’abord et avant tout le domaine de la philosophie
elle-même. Au point que j’ai pu soutenir111 l’idée paradoxale que la philosophie
n’intervient jamais que dans la philosophie, et ne peut intervenir hors de la
philosophie qu’à la condition absolue d’intervenir d’abord dans la philosophie,
c’est-à-dire en elle-même. Mais ce domaine n’est pas que le domaine de la
philosophie. C’est aussi (l’ordre importe peu pour le moment) le domaine des
sciences et de leurs pratiques, et le domaine des idéologies et de leurs pratiques,
bref, l’ensemble du domaine des activités humaines, sans exception, de la
production économique à la pratique politique et aux pratiques idéologiques
(morales, politiques, juridiques, esthétiques, religieuses, familiales, etc.).
L’ajustement qui s’opère ainsi dans la philosophie, et donne lieu à l’énoncé de
thèses, retentit ainsi sur l’ensemble des pratiques humaines, et si les mots ont un
sens, cela veut dire à la limite que l’ensemble des pratiques humaines se trouve,
peu ou prou, sinon ajusté, du moins ajustable par les thèses philosophiques,
sinon directement (le cas est exceptionnel), du moins indirectement. On ne
s’étonnera plus alors de la petite phrase de Gramsci, disant que « tout homme est
philosophe », puisque tout homme se trouve, directement (s’il est philosophe) ou
indirectement (s’il ne l’est pas), touché par l’ajustage philosophique contenu
dans les thèses philosophiques. Mais avant d’en venir à la démonstration de ce
point, nous avons encore un long chemin à parcourir112.
10113.
Il nous faut en effet reprendre de nouveau aux commencements (ce qui
maintenant peut être admis, puisque pour nous, matérialistes, la philosophie n’a
pas de commencement), et interroger non plus, comme nous venons de
l’esquisser, la catégorie de justesse (ou plutôt, on verra pourquoi, le concept de
justesse), mais la catégorie de vérité.
Car nous avons opposé la justesse à la vérité. D’où nous vient donc cette idée,
cette catégorie de vérité ? Dans le Traité de la réforme de l’entendement,
Spinoza écrit : « nous avons en effet une idée vraie114 », une idée de la vérité, et
cette idée de la vérité, qui nous sert de norme absolue, nous est donnée par les
mathématiques. D’où viennent les mathématiques ? Pas de réponse : nous les
avons, un point c’est tout, et c’est elles qui nous donnent l’idée du vrai que nous
avons, etc. Par quoi l’on voit que l’idée de vérité tient aux sciences, qui nous
donnent des connaissances objectives.
On notera que jamais Spinoza ne parle de la vérité, mais seulement du vrai :
« le vrai se désigne lui-même comme vrai, et il désigne en même temps le faux
comme faux115 ». Ce n’est pas sans importance, en un temps où tous les
philosophes parlaient de la Vérité, non seulement de la vérité des sciences, mais
de la vérité de la philosophie, et de la philosophie comme recherche de la vérité.
Pourquoi ces nuances ? Parce que, si on les interroge, on s’apercevra que jamais
les praticiens des sciences ne parlent de la vérité, jamais ils ne disent qu’ils ont
découvert telle ou telle vérité, jamais ils ne disent que tel théorème est vrai, ou
telle preuve expérimentale est vraie. Ils le disent, certes, mais en réponse à un
interlocuteur qui leur reproche d’avoir inventé une démonstration ou une preuve
fausse, donc d’avoir menti. En somme, ils ne répondent par la vérité que si on les
accuse de mensonge. Mais, dans leur pratique, ils se moquent de la vérité comme
de l’an quarante. Ils constatent simplement que tel théorème a été démontré, un
point c’est tout, ou que tel résultat expérimental a été prouvé, un point c’est tout.
Que vient alors faire ici la Vérité ? Elle est importée de force dans des
pratiques (les pratiques scientifiques) qui lui sont étrangères. Si elle y est
importée, d’où parvient-elle ? D’ailleurs : très précisément, des domaines de
l’idéologie qui sont effectivement intéressés par l’idée de Vérité : l’idéologie
philosophique, juridique, morale, religieuse, etc. Tout se passe alors comme si
un résultat scientifique, acquis dans le domaine de la pratique scientifique
considérée, était transposé dans un domaine de l’idéologie, et revêtu dans ce
domaine des attributs de la Vérité. À quelles fins ? Nous le verrons quand nous
examinerons quelle est la nature et la diversité des idéologies.
Mais cette simple remarque nous met peut-être sur la voie de comprendre
pourquoi, traditionnellement, sinon toute la philosophie, du moins la philosophie
idéaliste s’est tellement intéressée à ce qu’on appelle la théorie de la
connaissance, la méthode, etc.
La théorie de la connaissance n’est en effet rien d’autre qu’une théorie
philosophique qui prétend expliquer ce qu’est la vérité. Qu’elle le fasse à partir
ou non des connaissances scientifiques n’a, pour le moment, aucune importance.
Ce qui importe beaucoup, au contraire, c’est le dispositif philosophique qui se
trouve déployé par cette simple question. Faut-il ici rappeler ce que nous avons
dit, à savoir, que la philosophie idéaliste pose des questions qui n’ont aucune
existence dans la forme où elle les pose, et que la question contient d’avance
toujours sa réponse, n’étant elle-même que sa propre réponse inversée ? Mais
cette simple tautologie renversée n’en produit pas moins de prodigieux effets
théoriques, qu’on peut observer tout au long dans les différentes variétés des
théories de la connaissance que nous fournit l’idéalisme.
Et d’abord, quel est le dispositif philosophique de base, dans lequel se trouve
posée la question de la théorie de la connaissance ? En simplifiant à l’extrême,
voici ce qu’on trouve.
La philosophie pose face-à-face l’objet à connaître, et le sujet qui va connaître
l’objet. Ce sont deux êtres distincts sous tous les rapports, et la grande question
épineuse sera de savoir comment il se peut que deux êtres totalement distincts
entretiennent jamais un rapport, et un rapport qui soit un rapport de
connaissance. Pour répondre à cette question imaginaire, la philosophie idéaliste
a inventé toutes sortes de parades, les unes extrêmement simples (le monisme :
ces deux réalités sont une seule et même réalité, soit l’esprit, soit la matière), les
autres extrêmement compliquées (la réminiscence chez Platon, les formes
substantielles chez les aristotéliciens et les thomistes, la glande pinéale chez
Descartes, la cause occasionnelle chez Malebranche, la chose en soi chez Kant,
la dialectique chez Hegel, la durée chez Bergson, etc.). On notera ici qu’un
philosophe comme Spinoza, qui ne semble pas se déclarer idéaliste, propose une
réponse, celle du parallélisme, qui, littéralement, escamote la question…
Quoi qu’il en soit de la réponse à cette question subsidiaire, le face-à-face du
sujet connaissant et de l’objet à connaître doit de toute nécessité produire une
identité : la connaissance elle-même. Si nous désignons le sujet connaissant par
la lettre S et l’objet à connaître par la lettre O, nous détenons l’équation de base
de toute théorie de la connaissance,
S = O,
entendons : la connaissance produite dans le Sujet par l’acte de connaissance
de l’Objet est identique à l’objet connu. Elle est bien la connaissance de cet objet
(et pas d’un autre). Il n’y a donc pas d’erreur sur la personne, pas d’erreur sur
l’identité. Ce qui suppose d’ailleurs que le Sujet et l’objet restent identiques, ne
perdent pas leur identité au cours de l’acte de connaissance, ou s’ils en changent
(par exemple, dans un développement historique), qu’ils changent dans le même
sens, en conservant et leur identité respective, et l’identité résultant de l’équation
S = O.
Mais cela n’est pas tout. Car on peut concevoir ce rapport de connaissance soit
comme un acte immédiat (le voir, l’intuition de Platon, Descartes, Bergson, etc.),
soit comme un processus (Hegel, Marx, etc.) qui prend du temps d’une part, et
qui, surtout, modifie les caractères des termes en présence au cours de son
développement. Dans ce dernier cas, le terme « égal », qui indique une équation
dans la formule S = O, ce terme « = » doit être modifié, pour signifier un
mouvement vers une équation, un mouvement vers une identité, un mouvement
vers un « reflet » (Lénine). On peut alors parler, comme le fait saint Thomas,
d’une « adéquation », expression qui rend compte du mouvement vers… Et on
peut écrire la célèbre formule : « veritas [est] adaequatio rei et intellectus116 »
(la vérité est l’adéquation entre la chose et l’intellect).
Mais, très curieusement, dans cette formule, nous voyons réapparaître la
vérité, dont nous nous étions parfaitement passés auparavant. De fait, nous
avions rendu compte de l’acte ou du procès de connaissance en faisant intervenir
seulement deux termes, le Sujet et l’Objet, et une égalité, mais pas la vérité. Or
voici qu’elle ressurgit, comme si elle était « la vérité de » ce que nous avions dit.
Que vient donc faire ici la vérité ? Elle ne fait que reproduire la sanction du sens
commun, qui déclare que le résultat de d’adéquation de l’objet au sujet, ou du
sujet à l’objet, est une connaissance qui, reflétant exactement l’objet, est bien la
vérité de l’objet. C’est donc une formule purement tautologique, à ceci près que
cette sanction du sens commun est, comme nous l’avons déjà aperçu, la sanction
d’une valeur qui relève de certains domaines de l’idéologie. Nous y reviendrons.

Nous pouvons donc écrire notre formule modifiée comme suit :


(S = O) = V.
Mais elle ne suffit pas tout à fait à satisfaire le philosophe, par exemple ce
Descartes, qui, même lorsqu’il détient une vérité dont il voit clairement et
distinctement qu’elle est vraie, se met à en douter, c’est-à-dire à redemander une
garantie supplémentaire afin d’éliminer tout risque de doute possible. Le
philosophe idéaliste qui fait la théorie de la connaissance a donc besoin
non seulement de penser l’adéquation du sujet à l’objet (S = O), mais de dire que
le résultat de cette adéquation est une vérité (S = O) = V. Mieux encore, il
éprouve le besoin, soit par la fiction de l’hypothèse du Malin Génie, d’un Dieu
tout-puissant qui nous tromperait, soit pour venir à bout de ses contradicteurs
(comme Platon en face des Sophistes, ou Kant en face de Wolff), d’affirmer que
cette vérité produite par le procès d’adéquation S = O est bien vraie, et que
l’ensemble des rapports impliqués dans ce procès est bien vrai. Bref, il éprouve
le besoin d’ajouter une affirmation de vérité à la vérité acquise, et d’écrire la
nouvelle formule
V (S = O) = V,
voulant dire par là qu’il est bien vrai que l’adéquation du sujet et de l’objet
produit une vérité.
Ce redoublement de la Vérité par elle-même est une des constantes majeures
de la philosophie idéaliste. Nous l’avons déjà aperçue à propos de la distinction
entre la philosophie et la science, quand la philosophie à la fois se distinguait des
sciences et se posait comme étant leur vérité, la science des sciences, la vérité
des vérités scientifiques. Cette position peut revêtir des formes très diverses,
depuis les formes de l’ontologie d’un Platon (où c’est un être qui est au-dessus
des autres êtres) jusqu’aux formes du criticisme kantien, où un certain Sujet, le
Sujet transcendantal, qu’on peut saisir dans l’unité du « je pense » comme chez
Descartes, mais qui joue un tout autre rôle, est chargé d’assurer l’unité
transcendantale (c’est-à-dire pure, non empirique, non liée aux contingences du
« spatio-temporel », mais nécessaire) du divers rassemblé dans toute
connaissance. On retrouverait la même fonction chez tous les philosophes
idéalistes.
La question qui se pose est : mais pourquoi ce redoublement de la vérité ? À
quoi on peut répondre aisément, en disant que ce redoublement ne fait
qu’enregistrer, reproduire et penser, une division du travail intellectuel qui existe
bel et bien entre les savants qui produisent des connaissances scientifiques, et les
philosophes qui pensent sur elles, et pensent et énoncent leur vérité
philosophique. Mais cette réponse est un trompe-l’œil, car elle ne fait que
repousser la question. Et si on veut suivre cette réponse dans ses retranchements,
il faut lui demander : mais pourquoi cette division du travail intellectuel ? Ce qui
revient à demander : mais pourquoi la philosophie et les sciences ne sont-elles
pas une seule et même chose ? Ou encore : pourquoi existe-t-il des sciences et la
philosophie, soit les unes soit l’autre ou les deux ?

Nous pouvons ici avancer le principe d’une réponse, mais qui dépasse
évidemment le cadre et des sciences et de la philosophie et de leurs rapports.
Cette réponse est très simple. Elle consiste à prendre au sérieux ce qui se passe
dans ce redoublement. Nous l’avons déjà dit : le philosophe éprouve le
« besoin » de dire : ce que je viens de dire (à savoir, que l’adéquation du sujet à
l’objet produit la vérité) est la Vérité. En somme, un petit besoin supplémentaire,
qui serait propre au philosophe. Il faut lui passer ses petits besoins. Or, il se
trouve que ce n’est pas un petit besoin, que ce n’est pas un besoin, et que n’est
pas un besoin du philosophe. C’est la manifestation importante d’une
intervention qui intéresse à la limite l’équilibre social tout entier. Voyons cela
d’un peu plus près.
Lorsque le philosophe déclare : ce que je viens de dire est la vérité, il tient en
garde d’avance (action préventive) tous ceux qui peuvent l’accuser de
mensonge, et il réconforte dans leurs convictions tous ceux qui partagent les
siennes, en leur garantissant [ce] qu’il a dit, et qu’il dit la Vérité. Voilà donc le
mot lâché : la Vérité est une fonction de garantie. Et elle est énoncée dans une
forme qui offre toutes les garanties, qui met la vérité au-dessus de tout soupçon :
forme de la démonstration la plus rigoureuse qui soit, inspirée des pratiques de la
rigueur mathématique nue (cf. Descartes, Spinoza, Kant, Hegel), ou ornée des
effets de persuasion les plus raffinés (voir les dialogues de Platon) ou du
commerce le plus intime de la conviction méditative (cf. Bergson). Bref, selon
les temps, les « objets » et les talents, le philosophe choisit ce qu’il y a de mieux
en fait d’arguments et de forme d’argumentation, le tout pour aboutir à
l’exhibition la plus convaincante qui soit de la Vérité. De cette façon, on a toutes
chances d’avoir mis la garantie, toute la garantie possible de son côté, et les
contradicteurs ou adversaires peuvent toujours venir, ils doivent se lever de
bonne heure, et on les attend de pied ferme.
À quoi sert toute cette fantastique mise en scène de la garantie par la vérité ?
Au philosophe d’abord, qui a, comme tout le monde, besoin de se garantir lui-
même qu’il est bien dans la vérité en faisant son « métier » de philosophe dans la
division du travail intellectuel et manuel-intellectuel, car on a beau être
philosophe, on n’en est pas moins homme, on a ses heures (voyez Descartes, et
voyez même Spinoza, et voyez Pascal) de doute, ses heures noires, ses heures de
nuit et d’angoisse, et même quand on a été saisi une fois par le feu de la vérité
dans une nuit obscure, et qu’on a vu, on peut craindre après coup d’avoir rêvé,
d’avoir été trompé par un dieu malin, et il faut remonter la pente sans fin, et il
n’est pas que le tremblement de ce miracle pour faire trembler le philosophe, il y
a toute la douleur du monde, les guerres et les massacres, qui font qu’il se
demande si cela vaut seulement une heure de peine que d’ajuster des pensées
dans sa tête quand le monde meurt de faim, qui font qu’il se demande, alors
même qu’il croit en la Providence divine, mais « pourquoi donc pleut-il sur la
mer, les sablons et les grands chemins », alors que cette pluie-là ne tombe pour
rien (Malebranche117), qui font qu’il se demande, mais pourquoi ce gigantesque
effort de pensée qui ne peut empêcher un enfant, pourtant pur comme l’aube, de
mourir dans la souffrance ? On pourrait faire des livres de ce doute et de cette
angoisse des philosophes, et des plus grands, devant leur vocation, et l’un
d’entre eux y a consacré son œuvre entière, il s’appelle Kierkegaard. Car au fond
de lui-même, cette fonction de garantie universelle que le philosophe exerce
devant les savants et tous les hommes de sa société, et même devant l’histoire
universelle, il tremble au fond de lui-même de l’usurper. Et c’est d’ailleurs
pourquoi il y met tant de violence, pour conjurer le risque qu’il sait courir de ne
pas être à la hauteur de sa tâche. Et à force d’arguments, il lui arrive de parvenir
à se convaincre.
Mais ce n’est pas l’essentiel. Car qu’il soit convaincu ou non, c’est l’affaire de
sa conscience, de ses proches, et de son journal intime. Pour les autres, à qui il
s’adresse par la parole ou par l’écrit, il n’y a pas de problème : il est toujours
convaincu, puisqu’il est philosophe, puisqu’il le dit, et que c’est une seule et
même chose que d’être philosophe, que d’être convaincu de détenir la vérité des
vérités, que de la dire, et que de la dire de manière convaincante. La garantie
philosophique de la vérité redoublée fonctionne ainsi au-dehors : toujours. La
vérité, c’est pour les autres. Grande, suprême feinte ! Il suffit que les autres y
croient, et croient que tout est bien, que s’il existe des philosophes, c’est pour
dire à ceux qui la détiennent la vérité de leur vérité, etc. Oui : tout est bien. La
division du monde entre ceux qui savent et le disent, et ceux qui ne savent pas et
écoutent, est bien. La division entre ceux qui travaillent et produisent et ceux qui
ne travaillent pas, mais disposent du loisir pour penser la vérité et la dire, est une
bonne chose. La division entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés
est une bonne chose, entre les militaires et les civils, entre les hommes et les
femmes, entre les hommes libres et les esclaves, entre les Grecs et les Barbares
(ou esclaves ou immigrés), la division entre les adultes et les enfants, la division
entre les dieux et les hommes, la division entre les prêtres et les laïcs, la division
entre les devins et les aveugles, la division entre les prostituées sacrées et les
laïques : tout cela est une bonne, une excellente chose. Voyez Platon, qui
l’explique en détail dans toute son œuvre. Une bonne chose, parce que cette
division est en même temps une division du travail produisant l’unité de son
résultat : justement l’unité de la cité et la paix entre les citoyens. Marx, qui a ce
mauvais esprit, explique que tout ce système, y compris la philosophie qui le
sanctionne de sa garantie, n’a qu’une fonction : le maintien de la domination de
la classe dominante sur la classe dominée, maintien qui a justement besoin et de
ces divisions, et de ces fonctions multiples, et de la garantie que tout est bien
dans la meilleure des Cités puisque les prêtres, les politiques, et enfin les
philosophes le garantissent à ceux qui pourraient en douter, ou auraient le
mauvais esprit de s’attaquer à l’ordre de la dictature de classe existante.
Par là, nous commençons d’entrevoir que la philosophie est de moins en
moins innocente, puisqu’elle joue son rôle dans le maintien (ou le renversement)
de l’ordre établi : donc qu’elle a partie liée avec la politique.
Mais nous n’en avons pas fini avec la théorie de la connaissance. Elle a beau
être, dans la forme (j’insiste) où la pense la philosophie idéaliste, purement
imaginaire, elle n’en produit pas moins et des questions et des réponses, donc
des catégories et des thèses nouvelles, et des conséquences théoriques et
pratiques.
Lorsque le philosophe a en effet écrit sa nouvelle équation
V = ((S = O) = V),
il ne peut, étant curieux (Aristote) de nature, en tant qu’il est philosophe,
s’empêcher de se poser une nouvelle question : mais d’où vient donc cette
Vérité-là ? Autrement dit, il se pose une question que nous avons déjà
rencontrée : la question de l’origine, qui peut aussi se dire la question du
principe (Aristote), la question du fondement, la question de la raison suffisante,
ou raison première ou dernière sur quoi tout repose (Leibniz). En d’autres
termes, le philosophe se pose une question toute simple, qui va lui permettre de
se débarrasser enfin de toute sa subjectivité, c’est-à-dire de tous ses doutes et de
toute son angoisse, qu’il avait jusque-là gardés pour lui, dans le silence de son
cœur (car il ne fallait pas perdre la face devant tous ces pauvres humains qui
avaient besoin de lui et de sa certitude). Cette question, c’est : mais qu’est-ce qui
fonde la garantie que je suis en train de fournir ? Question bien légitime s’il en
est, si le philosophe veut échapper à l’humaine condition qui fait de lui un
individu contingent, né en tel pays, en telle année, de tels parents, avec tels
travers, cet amour par exemple des femmes qui louchent et ce goût des
princesses suédoises (Descartes), cette envie d’aller tous les jours se promener
seul le long des arbres où pisser (Kant), ce besoin d’aller contempler l’Être dans
la sève des chênes de la forêt de Fontainebleau (Lachelier), ce désir de hanter les
bois de la Forêt Noire, pour se casser le nez dans les chemins tracés par les
bucherons pour leurs coupes de bois (Heidegger) – mais vous connaissez toutes
ces misères, souffrez que je passe, bref, le philosophe qui veut échapper à ce que
Feuerbach appelle les déterminations empiriques (avoir le nez rond ou pointu), et
qui veut surtout que la vérité qu’il énonce et la garantie qu’il fournit échappent à
ces contingences, et soient donc valables et garanties pour tout le monde et pour
toujours – ce philosophe-là éprouve légitimement le besoin de répondre à la
question : mais comment est fondée (c’est-à-dire comment fonder) la vérité que
j’énonce et la garantie que j’exerce ? Ou, généralisant : comment est fondée la
vérité que la philosophie énonce et la garantie qu’elle exerce ?
Et, comme toujours en philosophie idéaliste, aussitôt fait que dit, puisque la
réponse est toujours dans la question. Le philosophe va donc, une nouvelle fois,
redoubler la vérité atteinte, mais en lui donnant un statut supérieur, non plus un
statut personnel et empirique (vous pouvez me croire puisque je le dis, et
d’ailleurs je vous le démontre), mais un statut universel et absolu. Il va donc
« produire », c’est-à-dire, au sens étymologique du garçon de café de Sartre118,
nous apporter sur un plateau, la Vérité supérieure (No 3) dont il a besoin pour
fonder tout ce qu’il a « démontré » jusqu’ici. Cette Vérité, c’est alors l’Origine
absolue, radicale, celle au-delà de laquelle on ne peut remonter, comme certaines
gares de Paris, Marseille et ailleurs qui sont des culs-de-sac (comme les
Holzwege de Heidegger) parce que les rails s’arrêtent au butoir et qu’on ne peut
pas aller plus loin, mais en revanche on peut repartir pour toutes les autres gares
de France. Cette Vérité absolue, c’est en même temps le Principe absolu, le plus
ancien dans le temps (avant lui il n’y avait aucun temps), et celui dont vont
dépendre toutes les conséquences, mais lui, il ne dépend de rien. Cette Vérité
absolue, c’est aussi le fondement, la base sur laquelle tout édifice, que ce soit
l’être ou la raison et le raisonnement, repose à jamais, ce qui porte sans être
porté par rien, la Terre que rien ne supporte, ou le Géant originaire de la
mythologie qui supporte le monde sur son dos sans que rien ne le supporte, ou
Dieu, qui soutient tout de ses forces, mais, c’est connu, n’a pas besoin de sol,
de Grund, pour y poser ses pieds (il n’en a d’ailleurs pas, ce qui fait l’homme,
voyez Leroi-Gourhan119, ce sont ses pieds, et non ses mains ou son crâne, ses
pieds, c’est-à-dire la station debout, ce qui permet à l’homme, Freud le montre
dans Totem et tabou120, de pisser sur le feu, ce qui n’est pas très aimable pour la
femme). Cette vérité absolue, c’est enfin la Raison suffisante, la ratio rationis, la
raison de toute raison au monde, la raison dernière ou finale, qui rend compte de
tout ce qui existe au monde, de l’origine radicale des choses (Leibniz121) et de
leur raison d’être, c’est-à-dire de leur fin, de leur destination, de leur but fixé en
dehors d’elles, mais pour elles, ou pour la plus grande gloire de Dieu, la beauté
d’un monde réalisé aux moindres frais, ou le salut des hommes (ou l’ordre établi
par la classe dominante).
On aura noté au passage que, parti à la recherche de l’origine, du principe, du
fondement et de la raison suffisante, le philosophe a inévitablement rencontré du
même coup la fin dernière ; les fins dernières, la destination de l’Être, le
« destin » de l’Être (et non des étants : Heidegger122), et que s’il veut inscrire
l’origine radicale dans son équation, comme raison dernière de tout ce qui existe,
et garantie de la garantie, il doit aussi et en même temps inscrire dans son
équation la raison dernière, la fin dernière de tout ce processus. Et il doit en
même temps constater cette chose très simple, car tautologique, que la Fin
dernière et radicale des choses est identique à l’Origine première et radicale des
choses ; que donc la fin et l’origine se tiennent en position de miroir, l’une
renvoyant à l’autre sa propre image et vice-versa, l’une étant la vérité de l’autre
et vice-versa, comme nous l’avons déjà remarqué à propos des questions que
pose la philosophie.
Ce qui nous donne une équation définitive qui s’écrit comme suit :
O = (V = (S = O) = V) F.
Je dis : une équation définitive… façon de parler. Car le philosophe peut
encore être inquiet, et se demander : mais qui peut bien fonder cette équation ?
Et alors il recommence la même opération sur l’opération précédente, à l’infini.
Ce n’est pas là une imagination privée, à usage édifiant. On trouve, dans
l’histoire, des philosophies qui répètent indéfiniment la même opération de
garantie sur la garantie, par exemple, celle de Hegel. Et on trouve même des
philosophies qui, à partir des paradoxes de la théorie des ensembles (un
ensemble d’éléments peut-il se contenir lui-même à titre de l’un de ses
éléments ?) essaient de prendre en compte cette répétition circulaire pour en faire
la théorie, soit dans un sens formaliste (Russell123), soit dans un sens
ontologique (Heidegger124). On trouve enfin une philosophie qui tente de tirer la
leçon critique, donc matérialiste, de ces tentatives idéalistes raffinées, et de
penser ce que peut être ce cercle philosophique sans dehors, et donc ce que peut
être ce dehors philosophique-non-philosophique de la philosophie comme marge
(Derrida125). Mais là, nous sommes aux limites (catégorie philosophique par
excellence, où la philosophie idéaliste commence à prendre conscience de sa
propre imposture) de l’idéalisme, c’est-à-dire au point extrême où il n’a plus
devant lui que le matérialisme.
11.
Nous n’en avons pas fini pour autant avec la théorie de la connaissance.
Disons cependant un mot de sa fonction. Elle est destinée, comme on a pu s’en
rendre compte, à assurer une fonction de garantie de la vérité (vérité de tout ce
qui existe). Or, cette fonction de garantie universelle (de l’ordre établi), elle
l’assure paradoxalement à travers une fonction de garantie de la vérité de la
connaissance. C’est dire qu’elle prend appui sur la réalité de la connaissance
pour proposer ses services de garantie universelle. Ses services sont, du point de
vue de la vérité, imaginaires, mais ils sont très réels du point de vue de la réalité
scientifique, idéologique, politique et sociale. Pourtant la connaissance sur
laquelle la théorie de la connaissance prend appui, et dont elle prend prétexte,
n’est pas, elle, imaginaire. Les hommes connaissent les choses. Ils les
connaissent par des moyens très divers, et ils en ont des connaissances très
diverses. Ils connaissent les choses par l’observation pratique, qui est toujours
plus ou moins liée soit à la transformation naturelle des choses observées (les
astres, les plantes, les marées), soit à la transformation humaine des choses (la
chasse, la pêche, la domestication des animaux, la construction, la destruction, la
production, la consommation, la transformation des matières premières en outils,
etc.). Ces connaissances ne sont jamais purement passives, même lorsqu’il s’agit
de simples observations. Elles sont en effet toujours dominées et guidées par un
certain nombre d’idées préalables, sociales ou religieuses (ou les deux à la fois),
comme le montre l’étude des sociétés les plus « primitives » que nous puissions
observer. Les hommes vivent en effet en société, cette société fût-elle
rudimentaire, et ils disposent du langage.
Cette double condition qui n’en fait qu’une (la société et le langage),
qu’Aristote avait bien vue, retentit sur ce qu’on peut appeler les formes de la
perception et de la représentation des premiers hommes. Et ce n’est pas là une
affaire de décret ou de fantaisie : les hommes, pour survivre, ne peuvent se
passer de tenir compte, dans leur rapport à la nature, c’est-à-dire aussi dans leur
connaissance de la nature, dont ils tirent toute leur subsistance, des rapports
sociaux et sexuels existant entre eux. On le comprend assez aisément des
rapports sociaux. Mais il faut tenir compte aussi des rapports sexuels, qui
commandent la reproduction biologique de l’espèce humaine et qui jouent à ce
stade, imbriqués dans les rapports sociaux et les rapports idéologiques qui les
reflètent, un rôle primordial. Ce n’est que plus tard qu’intervient, après les
premières connaissances empiriques générales et généralisées, la connaissance
scientifique proprement dite. Quelles conditions ont pu permettre son
surgissement, en Grèce, au VIe siècle, avec Thalès ? C’est une question encore
obscure, dans laquelle il semble que l’idéologie religieuse ascétique des
pythagoriciens ait pu jouer un rôle126, en forçant à considérer les nombres,
jusque-là simples objets ou opérateurs empiriques, comme des idées, c’est-à-dire
des réalités abstraites de tout contenu empirique, universelles et nécessaires, et
sur lesquelles on pouvait opérer indépendamment de toute référence concrète.
Quoi qu’il en soit, un pas avait été alors irrémédiablement franchi, un point de
non-retour atteint, à partir duquel pouvait être prononcée la formule de Spinoza :
nous avons une idée vraie, celle d’une connaissance mathématique, et cette idée
peut nous servir de norme pour juger les idées et produire d’autres idées vraies.
Cette réalité de la distinction entre la connaissance pratique et la connaissance
scientifique, toutes les philosophies la reconnaissent, mais les philosophies
idéalistes et les philosophies matérialistes ne la traitent pas de la même manière.
Toutes ont pourtant en commun de consacrer cette distinction en « traçant des
lignes de démarcation » entre les deux types de connaissance, mais elles ne les
tracent pas de la même manière. Ce qui intéresse en effet l’idéalisme, c’est
d’assurer, de démontrer et de garantir la supériorité de la connaissance
scientifique sur la connaissance pratique, même à travers, quand c’est le cas, la
reconnaissance de l’antériorité de la connaissance pratique ou empirique sur la
connaissance scientifique. Ce qui intéresse l’idéalisme, c’est de montrer qu’en
droit la connaissance scientifique est d’une tout autre nature que la connaissance
pratique, qu’elle est l’objet d’une tout autre faculté (l’entendement ou la raison),
infiniment élevée au-dessus des simples facultés sensibles et empiriques. Et,
comble de l’habileté, c’est de montrer par exemple que les vérités de la
connaissance scientifique sont déjà présentes, quoique d’une manière implicite,
dans les connaissances pratiques elles-mêmes (Platon), ou que leurs formes a
priori ou leur « synthèse passive » sont la condition de possibilité de toute
expérience sensible (Kant, Husserl). À la limite, l’idéalisme soutient ainsi une
thèse paradoxale, mais qui sert parfaitement ses objectifs, et qui consiste à
considérer que, sous la forme de la méconnaissance, toute l’expérience sensible
est déjà et en droit connaissance scientifique, simplement inconsciente de sa
véritable nature. Ainsi, quand il fait la part des choses et reconnaît réellement
l’existence d’une connaissance pratique à côté de la connaissance scientifique,
ou quand il va aux extrêmes et considère que toute connaissance est en droit
scientifique, l’idéalisme s’arrange toujours pour assurer le triomphe de la
connaissance scientifique sur la connaissance pratique, empirique, et derrière ce
triomphe se dissimule et s’exprime naturellement le triomphe de la philosophie,
qui est seule à détenir la vérité du rapport de domination de la connaissance
scientifique sur la connaissance pratique. Nous savons un peu, désormais, à quoi
sert cette consécration, et cette auto-consécration.
Naturellement, la reconnaissance de la distinction entre la connaissance
pratique et la connaissance scientifique est toujours plus ou moins falsifiée par
l’idéalisme. Cette falsification lui est indispensable pour pouvoir poser les
« questions » philosophiques qui lui tiennent à cœur, et dont il détient par avance
la réponse. Car si l’idéalisme déclare que la connaissance scientifique domine
sur la connaissance pratique, il n’énonce là rien qui soit évident ou qui soit vrai :
tout au contraire, il ne fait qu’exprimer le fait accompli de la domination réelle
non de la connaissance scientifique sur la connaissance pratique, mais des
intellectuels qui font la science sur les travailleurs qui produisent, et derrière ces
deux groupes humains, la domination réelle de la classe dominante sur la classe
exploitée.
Mais affirmer cette réalité ne dispense pas de montrer sur pièces comment
s’opère cette falsification. Pour ne pas être trop long, je ne prendrai qu’un seul
exemple : celui de la théorie kantienne de l’expérimentation et de l’expérience.
Kant a le mérite de distinguer les deux réalités, tenant ainsi compte du fait de
l’existence de la physique expérimentale de Newton, qui se livre à des
expérimentations. Mais Kant, tout en les distinguant, parvient en fin de compte à
assimiler expérimentation et expérience sous l’unité de la catégorie
d’expérience, qui lui sert à rendre compte, sous l’unité du Sujet transcendantal,
de l’unité des différentes formes d’expérience possible, de la simple perception
d’un bateau qui descend une rivière à l’expérimentation d’un physicien
newtonien. De la sorte est assurée la domination de la connaissance scientifique
sur la connaissance pratique (perception), et se trouve « gommée » la différence
entre expérience pratique et expérimentation scientifique. On pourrait prendre,
dans le même ordre d’idées, aussi bien l’exemple de Platon, de Descartes, de
Hegel et de Bergson : les formes de la falsification sont certes différentes, mais
la falsification demeure, dans le principe, la même, servant toujours à la « plus
grande gloire » de la connaissance scientifique et, derrière elle, de la philosophie
qui détient le secret de toute cette affaire.
Il en va tout autrement dans les philosophies matérialistes. Ici, il faut prendre
d’abord la précaution d’un avertissement. Car l’histoire de la philosophie étant
plus que dominée, écrasée par l’idéalisme, les philosophies matérialistes ont
toujours subi l’écrasante domination du parti adverse, et en ont été influencées et
contaminées, la plupart du temps réduites à se battre sur le terrain de l’adversaire
et jusqu’au point de se servir non seulement de leurs propres arguments, mais
jusque de leurs thèses – il est vrai, habilement détournées de leur sens idéaliste
d’origine. Il faut savoir déchiffrer ces philosophies, tout simplement pour percer
le masque qu’elles furent contraintes d’emprunter pour pouvoir s’exprimer
ouvertement, en un temps où le matérialisme et l’athéisme relevaient des
tribunaux d’Église et d’État, et encouraient des condamnations mortelles
(Giordano Bruno fut ainsi brûlé pour ses idées, Spinoza exclu de la communauté
juive d’Amsterdam, mesure alors d’une extrême rigueur, qui faisait de lui
comme un prisonnier dans sa propre ville). Si on sait ainsi déchiffrer non
seulement les philosophies qui se déclarent matérialistes (et on découvre souvent
qu’elles sont, sous couleur de déclaration de matérialisme, des philosophies
influencées par l’idéalisme, tels la plupart des « matérialistes » du XVIIIe siècle et
Feuerbach), mais des philosophies qui ne déclarent rien, ou qui sont même
parfois contraintes de laisser penser d’elles qu’elles sont idéalistes (tel Spinoza,
grand philosophe matérialiste127, et à mes yeux le plus grand philosophe de tous
les temps), on s’expose à des surprises, parfois heureuses, parfois décevantes.
À quoi il faut encore ajouter une autre détermination. On a coutume, dans
l’historiographie de la philosophie marxiste depuis Engels128, de dire que
l’histoire de la philosophie se réduit au combat entre l’idéalisme et le
matérialisme129. Cette formule est vraie, dans sa généralité. Mais si on l’applique
mécaniquement, en cherchant quels sont, à chaque époque considérée, les
philosophes matérialistes qui s’opposent aux philosophes idéalistes dominants,
et si on croit que toute philosophie idéaliste (ou matérialiste) représente
l’idéalisme (ou le matérialisme) à 100 %, c’est-à-dire est à 100 % soit idéaliste,
soit matérialiste, on finit par ne plus rien comprendre à la simple lecture des
textes philosophiques. Car on découvre, à cette lecture, ce paradoxe que toute
philosophie idéaliste contient, malgré son idéalisme et peut-être même à cause
de son idéalisme, des éléments de matérialisme, et que toute philosophie
matérialiste contient, en dépit de son matérialisme et peut-être même à cause de
son matérialisme, des éléments d’idéalisme130. Il faut bien prendre en compte ce
fait, et le penser, sans abandonner l’idée d’Engels. Or, on ne peut le penser qu’à
une condition, qui revient à considérer que toute philosophie (œuvre d’un
philosophe, ou courant philosophique) est contradictoire, contenant en elle, dans
sa problématique, dans ses catégories, dans ses thèses, dans ses justifications, à
la fois des éléments idéalistes et des éléments matérialistes, qui réagissent les
uns sur les autres pour composer la philosophie existante. Si on a bien déchiffré
ces différents éléments dans leur contradiction, alors et alors seulement on
pourra décider si telle philosophie est « idéaliste » ou « matérialiste », c’est-à-
dire si les éléments idéalistes y sont dominants, ou les éléments matérialistes.
Et il ne s’agit pas là d’un fait contingent. Car, pour prendre cet exemple-
limite, une philosophie idéaliste ne contient pas en elle des éléments
matérialistes pour la seule raison de « tenir compte » de la réalité, qui
s’imposerait à tous les philosophes. Elle ne les contient évidemment pas, étant
dominante, parce qu’elle subirait l’influence d’un matérialisme trop faible pour
cela. Elle les contient essentiellement pour une autre raison (essentiellement, car
il peut se trouver des exceptions à cette loi), qui tient à l’état de guerre de tous
contre tous qui règne, comme on l’a vu, dans le domaine de la philosophie, entre
les philosophies qui se rattachent à l’idéalisme et celles qui se rattachent au
matérialisme : pour une raison préventive. Car toute philosophie étant en état de
guerre, et à la limite contre l’autre tendance philosophique, soit matérialiste, soit
idéaliste, doit, de toute nécessité, pour venir à bout de son adversaire, le
prévenir, c’est-à-dire occuper préventivement les positions de l’adversaire, y
compris même en se travestissant sous ses propres arguments.
Ce n’est pas par hasard que le mot de « positions » revient ici sous notre
plume, car les positions sont des thèses, et les thèses sont des positions occupées,
y compris les positions de l’adversaire, j’allais dire avant tout les positions de
l’adversaire, puisque dans cette guerre on n’occupe à la limite jamais que les
positions qu’on a occupées sur l’adversaire, donc que les positions de
l’adversaire, qu’on occupe naturellement pour les aménager à son usage. Mais il
y reste toujours quelque chose des positions de l’adversaire, et d’ailleurs c’est
de bonne méthode coloniale que de laisser les chefs indigènes en place : ils
savent beaucoup mieux, la méthode anglaise l’a montré, exploiter leurs propres
compatriotes que les occupants. Voilà pourquoi l’antagonisme étant partout dans
la philosophie, il est nécessaire (et pas seulement accidentel) qu’une philosophie
idéaliste contienne, contradictoirement, des éléments matérialistes en elle, et une
philosophie matérialiste, contradictoirement, des éléments idéalistes en elle.
Ce qui explique, mais ce n’est qu’un exemple qu’il faudrait étendre à toute
l’histoire de la philosophie, que des matérialistes comme Marx et Lénine aient
pu trouver leur bien, matérialiste, dans la philosophie de l’idéalisme absolu de
Hegel, découverte qui faisait l’étonnement et l’exclamation de Lénine, quand en
1915 il lisait la Grande Logique. Mais cela explique en même temps, et
à l’envers, que des philosophes qui se déclarent matérialistes, tels les grands
matérialistes du XVIIIe siècle ou même Feuerbach, dont Lénine vante le
matérialisme, contiennent des éléments d’idéalisme, au point même qu’on peut
se demander si, dominés comme ils l’étaient par la philosophie idéaliste féodale
et bourgeoise, l’idéalisme ne l’emporte pas largement chez eux sur le
matérialisme.
On peut également conclure ces remarques en affirmant que le matérialisme
marxiste lui-même, pourtant très critique à l’égard de tout matérialisme vulgaire
ou mécaniste, ne pourra jamais prétendre à être un matérialisme à 100 %, mais
comprendra toujours, inévitablement, des éléments d’idéalisme. D’ailleurs, si on
considère le matérialisme dialectique aujourd’hui, dans les productions
provoquées par les effets de la « déviation stalinienne131 », il faut aller beaucoup
plus loin, et dire que les éléments idéalistes y sont très largement dominants.
Mais c’est là un accident, malheureusement ou heureusement, non fortuit de
l’histoire du marxisme, qui sera examiné en un autre lieu.
Venons-en, après ces préliminaires, qui nous avertissent de la difficulté qu’il y
a à trouver une expression correcte, sinon entière des positions du matérialisme,
à la conception matérialiste de la théorie de la connaissance.
Nous devons dire que, dans le principe, le matérialisme ne reconnaît pas, ou
ne devrait pas reconnaître, la validité philosophique de cette question théorique.
On notera d’abord un fait d’apparence étrange. C’est que la place et
l’importance de la théorie de la connaissance a varié dans l’histoire de la
philosophie. Après avoir occupé une place subordonnée dans la philosophie
grecque et médiévale, la théorie de la connaissance a occupé de plus en plus la
place prépondérante à partir du XVIIe siècle, et elle est en train de perdre cette
place prépondérante depuis Hegel, malgré la tentative de restauration
husserlienne. Comment expliquer ce phénomène ?
On peut lui apporter une explication très simple : par l’histoire des sciences.
On dira alors que les sciences étant peu développées dans l’Antiquité et au
Moyen Âge, la théorie de la connaissance s’est trouvée mise en retrait, et qu’en
revanche le grand développement des découvertes scientifiques depuis Galilée a
favorisé la valorisation philosophique de la théorie de la connaissance, qui est au
premier rang de toutes les philosophies du XVIIe et du XVIIIe siècle, à de très rares
exceptions près. Mais cette explication, plausible pour l’Antiquité, le Moyen
Âge et l’Âge classique, ne tient plus pour les temps modernes. Comment
expliquer le déclin de la théorie de la connaissance chez un Hegel, contemporain
de très grandes découvertes en mathématiques, en physique, en chimie, et dans
l’économie politique ? Comment expliquer l’accentuation spectaculaire, jusqu’à
l’évacuation, du problème chez des philosophes modernes, contemporains des
plus grandes découvertes de l’histoire des sciences de toute l’humanité ? Il faut
donc proposer une autre explication.
Personnellement, je la chercherai dans une autre histoire que l’histoire des
sciences (dont je ne nie certes pas l’importance) : dans l’histoire de l’idéologie
juridique et politique132. Ce n’est en effet pas un hasard si la faveur
philosophique de la théorie de la connaissance coïncide avec le retour du droit
romain, naturellement rappelé à l’actualité, et modifié en conséquence, par la
naissance et le développement du mode de production capitaliste en Europe
occidentale. Nous avons parlé tout à l’heure de la fonction de garantie de la
philosophie : on ne peut garantir que des droits, la garantie d’un état de fait étant
une question de force, qui, le dit très bien Rousseau, « ne fait pas droit133 », et il
s’agit toujours en philosophie de garantie théorique, donc de garantie de ces faits
très particuliers que sont des droits, que seul un fondement de droit, une raison
de droit, peut garantir.
Tout s’est donc passé comme si, en ce temps où la bourgeoisie devait conduire
une lutte de classe incertaine contre la féodalité dominante, et, pour la conduire,
devait s’appuyer sur des découvertes scientifiques capables de développer les
forces productives et l’exploitation de la main-d’œuvre salariée, et devait
conduire cette lutte de classe contre l’idéologie religieuse et sa philosophie, qui
suspendait toute garantie de vérité à Dieu, tout s’est donc passé comme si cette
bourgeoisie montante avait eu besoin d’une garantie indépendante du dieu
féodal, et avant tout d’une garantie qui mette à portée simplement humaine les
vérités des sciences de la nature, dans des formes qui permettent en même temps
de garantir la liberté des sujets individuels, sujets du travail productif, sujets de
l’entreprise capitaliste, sujets moraux et sujets politiques, brefs, sujets de droit.
Pour cela, il fallait mettre en avant une théorie de la connaissance, et une théorie
de la connaissance qui fonctionne en termes de droit, il fallait instaurer ce que
Kant devait appeler, d’un mot miraculeux, le « Tribunal de la Raison134 », pour
faire comparaître devant lui et le sujet humain (que peut-il connaître ?), et les
prétendues connaissances (quelles sont les vraies, les scientifiques ? pas la
métaphysique régnante, pas la psychologie, la théologie et la cosmologie
rationnelles ; mais les mathématiques, la physique et peut-être un jour la chimie,
en tout cas pas la psychologie ni l’histoire).
Et si cette hypothèse est fondée, elle permet peut-être d’expliquer aussi le
déclin de la théorie de la connaissance dans les philosophies du XIXe siècle,
Hegel en tête. En effet, sûre désormais de son pouvoir de fait, devenue
hégémonique, et de plus en plus assurée de ses appareils idéologiques d’État, la
bourgeoisie n’a plus besoin de cette garantie philosophique qui était naguère
encore son premier et dernier recours théorique. Les sciences existent, elles
produisent leurs résultats, sans plus avoir à craindre l’intervention et les
condamnations de l’Église. Le droit bourgeois est un fait établi, reconnu par
tous, y compris par les exploités. Il ne s’agit plus de justifier ni le droit à
connaître, ni le droit à dominer. Il s’agit tout simplement d’organiser le pouvoir
établi, et de tirer de son organisation, et de l’exploitation qu’il protège, les
moyens de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.
Organiser le fait établi, observer le fait et en tirer les lois de son organisation
optimale, voilà la tâche politique et aussi philosophique No l, et même si elle ne
s’impose pas d’emblée, elle ne tardera pas à s’imposer de plus en plus, à tous les
états. Le rêve saint-simonien de l’organisation des choses, substituée au
gouvernement des hommes, passe dans les faits. Il est redoublé par les tâches
fixées au gouvernement des hommes, qui est de faire régner sur les exploités le
« pouvoir spirituel » de la classe dominante, pouvoir exercé, comme par hasard,
par ces prêtres particuliers que sont les philosophes positivistes. Positif,
positivisme : le mot d’ordre de la bourgeoisie capitaliste au pouvoir est
désormais lâché, et il ne lâchera plus la bourgeoisie. La question du droit, toute
question de droit, et même le Tribunal de la Raison sont choses dépassées. Il
n’est que d’organiser positivement le règne de la positivité, de connaître les lois
du processus, qu’il soit dialectique à la manière de Hegel, qui porte encore en lui
les traces des luttes de la révolution française, indécises jusqu’au bout, pour finir
dans la Restauration, ou dialectique à la manière de Comte, soumis à la loi des
trois états, de la thèse-antithèse-synthèse, qui règne tranquillement, sûr de son
fait, c’est-à-dire de son effet, c’est-à-dire de sa fin (« enrichissez-vous ! ») sur
une société qui, hormis celle de sa police (des hommes très positifs) et de ses
philosophes (des hommes très positivistes), n’a plus besoin d’aucune garantie.
Bien sûr, il y a encore, il y en a toujours, quelques farfelus qui rêvent de la
vieille théorie de la connaissance, tel ce Husserl qui s’inquiète de la crise des
sciences135 dans une Europe occidentale où le fascisme va déferler, traînant avec
lui la haine de la raison, ou quelques professeurs de philosophie qui répètent les
leçons des vieux maîtres, mais enfin, les choses ne se passent pas là. Elles se
passent, après Comte et le positivisme, dans le grand mouvement qui emporte
l’idéologie, sous l’influence de la grande découverte moderne, celle de la
Logique mathématique, vers les nouvelles formes du néo-positivisme logique,
qui trouvent dans les sciences humaines, dans le fonctionnalisme comme dans le
structuralisme, leurs meilleures structures d’accueil. Cette fois le rôle des
philosophes, à qui Comte confiait encore le « pouvoir spirituel136 », disparaît : la
machine marche toute seule : il suffit d’introduire un bon programme dans
l’ordinateur qui fonctionne conjointement à l’électricité et à la logique formelle,
pour que tout en sorte, non seulement le plan, mais aussi la décision. L’homme
qui n’a plus besoin de droit, n’a même plus besoin ni de liberté ni de pensée. La
machine pense et décide pour lui. Elle programme même les frais de lutte de
classe dans les investissements d’une entreprise ! Dans ces conditions,
l’idéalisme bourgeois n’a que faire de la théorie de la connaissance. Seuls s’en
occupent encore les quelques originaux et professeurs traditionnels dont j’ai
parlé, et, paradoxalement, un sérieux bataillon de philosophes marxistes de l’Est,
ou à l’école de l’Europe de l’Est, qui, pris comme ils sont dans la captivité de
l’idéologie bourgeoise, ressortent à leur tour, sur la base d’un malentendu total,
« la théorie de la connaissance », comme si elle était essentielle au matérialisme
marxiste. Et il suffit que leur influence atteigne un pays comme la France, que
ses traditions philosophiques ont laissé comme une « poche de Royan » à l’écart
de l’invasion néo-positiviste mondiale, pour qu’ils y trouvent des émules, qui
parlent le plus sérieusement du monde de la philosophie marxiste comme
« gnoséologie » (théorie de la connaissance) et, gnoséologie oblige, nous allons
le voir dans un instant, comme « ontologie137 ».
12.
Si donc la philosophie matérialiste ne peut pas, comme la philosophie
idéaliste, poser la question de la théorie de la connaissance, comment aborde-t-
elle la réalité qui est quand même, aussi travestie soit-elle, en jeu dans la théorie
de la connaissance idéaliste ? On peut le dire simplement : elle l’aborde en
supprimant la question, c’est-à-dire non pas en faisant silence sur la question,
mais en produisant et mettant en place les moyens philosophiques propres à
supprimer la question. Théoriquement, cela revient à produire une catégorie, ou
des catégories, qui, dans l’équation dont nous avons parlé (S = O) = V, réduisent
le signe égal ( = ) à zéro.
On peut dire que, tendanciellement, la réponse à cette question revient à
affirmer que le signe égal ( = ) est lui-même égal à zéro, c’est-à-dire nul. Et que
l’on ne croit pas que ce soient là des subtilités, soit de celui qui essaie
péniblement d’introduire à la philosophie, soit des philosophes. Tout se passant,
pour les philosophes, dans la philosophie, il est normal que des questions aussi
importantes fassent l’objet de toute une élaboration, et, naturellement, d’une
dispute perpétuelle.
Dire que le signe = est lui-même égal à zéro signifie que l’équation tend vers
l’identité des termes, donc que le Sujet et l’Objet sont une seule et même chose,
ce qui est la position moniste, dont nous savons qu’elle peut être aussi bien
spiritualiste (si cette seule et même chose est l’esprit) que matérialiste (si cette
seule et même chose est la matière). Notons en passant que ce n’est pas la seule
occasion où nous pourrons observer une étrange proximité entre le spiritualisme,
variété de l’idéalisme, et le matérialisme. Donc, le matérialisme se présente ainsi
comme un monisme de la matière, ce qui réalise l’identité entre le Sujet et
l’objet. Mais il lui faut alors rendre compte de la différence entre le même Sujet
et le même Objet, sinon sa question n’aurait même pas pu être posée ! Le
matérialisme cherche alors des catégories de substitution pour penser cette
identité dans une forme qui respecte la différence entre le sujet et l’objet. La
forme classique, matrice de toutes les formes de substitution, a été fournie par la
tradition aristotélicienne, dont on peut dire que, sur ce point, elle n’est pas sans
affinité avec le matérialisme. On connaît déjà cette forme : veritas adaequatio
rei et intellectus (saint Thomas), la vérité est adéquation de la chose et de
l’intellect. En somme, la chose et l’intellect sont presque la même chose, puisque
leur adéquation tend vers l’unité, c’est-à-dire la suppression de leur distinction.
Mais la forme la plus célèbre, car la plus catégorique et la plus scandaleuse de la
suppression du problème par le matérialisme, a été fournie par la théorie
léniniste du reflet. Cette théorie consiste à dire que la connaissance reflète
l’objet, ce qui est une thèse d’objectivité, et que ce reflet reflète un objet qui est
en dernière instance matériel, ce qui est une thèse matérialiste. Pourtant, dans sa
brutalité, la thèse de la connaissance-reflet soulève des difficultés, qu’on peut
affronter en déclarant, comme le font tous les commentateurs de Lénine,
d’ailleurs suivant les indications de Lénine lui-même138, que le reflet n’est pas
purement passif, mais actif, productif, etc., ce qui est une manière honteuse de
reconnaître une certaine différence, officiellement déniée, entre la connaissance
et son objet : oui, la connaissance est active, oui, il faut que les hommes agissent,
et transforment l’objet réel pour parvenir à sa connaissance, oui, il faut donc que
le reflet, apparemment « passif » si on le conçoit sur le modèle du miroir nu, soit
déclaré actif. Mais autre chose est une déclaration, à la portée du premier
responsable, c’est-à-dire aussi du premier irresponsable venu, et autre chose est
la connaissance du fait lui-même. La théorie du reflet, juste dans son principe
objectiviste et matérialiste, est trop courte dans ses attendus philosophiques.

On a proposé dans l’histoire une autre théorie stupéfiante, pour annuler, tout
en la conservant, la différence entre la connaissance et son objet : c’est la théorie
spinoziste du parallélisme. Pour Spinoza, toute la réalité est constituée par une
substance unique, Dieu ou la nature (paradoxalement, Dieu est pour lui la même
chose que la nature qui émane de lui : quelle habileté politique que de savoir
ainsi ranger son adversaire, Dieu, dans son propre camp !), qui possède un
nombre infini d’attributs, dont nous ne connaissons (c’est ainsi) que l’attribut
étendue (ou matière) et l’attribut pensée. Nous avons donc face à face et la
connaissance (pensée) et son objet (l’étendue ou matière). Ce sont deux attributs
manifestement différents, bien que, en tant que produits par la toute-puissance
active de Dieu, ils sont d’une certaine manière identiques. Mais le fait est qu’ils
sont donnés dans la pratique comme différents. La question devient alors :
comment donc réduire, de manière matérialiste, leur différence à l’unité ?
Spinoza répond par la théorie du parallélisme : tout ce qui advient dans
l’attribut étendue à son répondant exact dans l’attribut pensée : « ordo et
connectio rerum idem est ac ordo et connectio idearum139 » : l’ordre des choses
est identique à l’ordre des idées (de leurs idées, donc de leurs connaissances). Et
comme, chez Spinoza, tout être est puissance, il s’agit d’emblée d’un
parallélisme actif, d’une correspondance active, d’un reflet actif. Et Spinoza140
ne se contente pas de le déclarer, il le montre et le prouve dans sa « théorie de la
connaissance » (qui n’en est pas une, on s’en doute), où existe un certain jeu,
donc la possibilité d’une activité réelle entre le « premier genre
de connaissance », purement pratique, le « second genre de connaissance », qui
donne les « notions communes », ou les lois générales de tout objet, donc la
connaissance scientifique, et le « troisième genre de connaissance », qui produit
la connaissance du singulier, qu’il s’agisse de l’individuel, ou de telle
conjoncture historique, par exemple celle du peuple juif sous l’exode et Moïse,
qui est analysée dans le Traité théologico-politique. Nous avons donc affaire ici
à une forme de matérialisme conséquent, qui annule la différence entre l’objet et
sa connaissance, tout en reconnaissant, de manière abstraite il est vrai, la
différence entre l’objet et sa connaissance, c’est-à-dire en reconnaissant la
possibilité d’un jeu et d’une dialectique permettant de passer, en trois moments,
de l’un à l’autre à travers les divers genres de connaissance.
On trouve quelque chose de semblable chez Hegel, qui tenait Spinoza pour le
plus grand des philosophes141. Il n’y a pas, en effet, de théorie de la
connaissance chez Hegel, mais simplement des « figures » de la conscience
comparables aux genres de la connaissance chez Spinoza. Et, comme chez
Spinoza, on trouve à la fois la reconnaissance d’une différence entre la
connaissance (la conscience) et son objet, et l’exigence de l’annuler. Cette
annulation est le résultat de tout un « travail », le « travail du négatif142 », qui
donne à la dialectique le premier rôle, tout en définissant, pour la première fois
dans l’histoire de la philosophie, la dialectique comme un travail, bien que
formel. À chaque moment (degré) en effet travaille un manque, une négation,
qui porte le moment considéré au-delà de lui-même, vers le moment consécutif.
Mais chez Hegel le nombre des moments n’est pas limité à trois comme chez
Spinoza, bien que, si on considère le processus dans son ensemble, il le soit
(perception sensible, entendement, raison) également. Et surtout, chez Hegel,
chaque moment consécutif est la « vérité » du moment précédent, ce qui signifie
que le moment précédent contenait déjà « en soi » le moment ultérieur, qui
devient « pour soi » ce que le moment antérieur était « en soi ».
Il faut reconnaître que cette façon d’annuler la différence est d’une extrême
facilité, puisqu’elle est proprement tautologique, que tout résultat est d’avance
contenu dans ses présuppositions ou ses causes, et qu’ainsi la différence n’est
jamais reconnue que par une feinte (encore une fois !) qui fait semblant de poser
la différence alors qu’elle l’a déjà annulée de toute éternité. C’est pourquoi on
peut dire qu’il ne se passe absolument rien dans la philosophie de Hegel, sauf ce
changement de forme qui s’appelle la dialectique, la dialectique n’étant que la
logique de ce changement de formes ou de figures, et la logique absolue, celle
dont Hegel écrit la science (dans la Science de la Logique) étant la dialectique,
celle de la Raison, la logique commune, celle de vous et de moi, comme celle
des sciences étant rabaissée au niveau de la logique de l’entendement, qui vit
dans la séparation et l’abstraction. On trouve donc chez Hegel, sous l’apparence
d’une tentative plus audacieuse et plus conséquente que celle de Spinoza, une
véritable régression en deçà de Spinoza, une régression vers une conception du
« travail » de la science, et de la différence entre l’objet et sa connaissance, qui
nous renvoie à l’essentiel de la conception religieuse du monde, une conception
qui fait tout dépendre de la Providence, de ses desseins et de ses fins, qui donne
à Dieu la connaissance a priori de tout ce qui adviendra, puisque c’est lui qui
crée le monde et fait tout dans le monde, et qui donne à l’homme la connaissance
de toutes choses, et une connaissance adéquate, sans distance ni différence, et
une connaissance sans aucun travail, sans aucun labeur ni risque : cette
connaissance que possédait Adam, selon Malebranche143, avant le péché
originel, cette connaissance transparente d’avant qu’Adam et Ève aient prétendu
à la connaissance de la différence du Bien et du mal (identique à la sexualité),
geste qui a jeté l’humanité dans les effets du péché : le travail, la souffrance, etc.,
y compris le travail pour parvenir à la connaissance des choses, alors devenues
opaques et sombres, comme hors d’atteinte. Par quoi nous apercevons une fois
de plus que dès qu’intervient une conception téléologique (une conception selon
laquelle les choses du monde, les hommes, leurs objets et leurs actes sont, de
toute éternité, régis par une Fin et destinés à une Fin (télos)), la philosophie non
seulement bascule dans l’idéalisme, mais encore se soumet à la simple religion.
Il fallut attendre le matérialisme marxiste pour parvenir à une conception
conséquente, et qui ne verse ni dans l’abstraction de la différence (Spinoza), ni
dans la téléologie du travail de la dialectique (Hegel). Dans la célèbre
Introduction à la Critique de l’économie politique, dans le chapitre consacré à la
Méthode de l’économie politique144, Marx nous a laissé de quoi recomposer
l’essentiel de ses thèses sur la réalité travestie dans la théorie de la connaissance
des philosophies idéalistes.
Il commence par écarter (par son simple silence) toute question de droit, qui
constitue la théorie de la connaissance idéaliste en théorie de la connaissance.
Tout comme Spinoza notait, sans aucun commentaire : « nous avons une idée
vraie » (celle des mathématiques) et écrivait laconiquement : « homo cogitat145 »
(l’homme pense, ce qui le distingue à jamais de Descartes : « je pense, donc je
suis146 », Spinoza ne tirant absolument rien quant à l’existence de ce fait que
l’homme pense). Tout comme Kant parlait, pour son compte, pour résumer
l’ensemble de sa méditation critique, du « fait de la Raison147 », Marx part du
fait qu’il existe des connaissances, les unes scientifiques, les autres non. Partir
ainsi du fait (chez Spinoza comme chez Marx), c’est évidemment refuser la
question de droit (qu’est-ce que l’homme, étant donné ses facultés, peut
connaître ?), c’est refuser l’idée que l’on devrait poser au fait de la connaissance
(non scientifique puis scientifique) la question de ses titres de légitimité, par
exemple, la question de savoir si la métaphysique, la psychologie rationnelle
(qui déduit les propriétés du sujet humain de sa faculté de penser et de sa
liberté), la théologie rationnelle (qui déduit de la toute-perfection de Dieu ses
facultés et ses visées), la cosmologie rationnelle (qui déduit de l’unité du monde
ses propriétés) sont ou non des connaissances scientifiques, et quelles peuvent
être (en chimie ou en psychologie, par exemple) les connaissances scientifiques
auxquelles les hommes peuvent un jour prétendre, etc. C’est là, il ne faut pas se
le dissimuler, une idée très forte, que celle qui revient à reconnaître la primauté
du fait et le caractère dérivé du droit, qui donc rejette la possibilité d’une
question juridique préalable, portât-elle sur la vérité, à propos du fait.
C’est sur cette base négative, mais très positive, que se développe la théorie
matérialiste marxiste. Mais Marx ne se contente pas de cette thèse. Il lui adjoint
une seconde thèse, de toute première importance : celle du primat de la pratique
sur la théorie. On entrevoit par là ce que peut signifier une thèse. Car en
première approximation les catégories de primat, de théorie et de pratique
semblent claires. Mais quand on pénètre dans le détail, on découvre une extrême
complexité, qui nous enseigne comment fonctionne une thèse. Sans doute la
première forme de fonctionnement d’une thèse est de fonctionner comme anti-
thèse : la thèse matérialiste du primat de la pratique sur la théorie s’opposant à la
thèse idéaliste du primat de la théorie sur la pratique, qu’elle rejette sans appel.
Mais à ce niveau d’abstraction, nous ne sommes pas très avancés. Car les
catégories peuvent être fort équivoques, pencher dans un sens ou dans l’autre,
revêtir un sens ou un autre. Qu’est-ce que la théorie ? Qu’est-ce que la pratique ?
Il faut un effort infini de définition pour donner un sens à ces catégories, une
suite infinie de thèses pour épuiser (ce qui est impossible, la diversité des cas
excédant toute définition) le sens de la thèse générale : primat de la pratique sur
la théorie. La grande ligne de démarcation tracée par Marx entre l’idéalisme
(primat de la théorie sur la pratique) et le matérialisme (primat de la pratique sur
la théorie) est moins une ligne tracée une fois pour toutes, que l’exigence, sans
cesse renaissante, de reprendre et de retracer cette ligne de démarcation à
l’occasion de chaque cas théorique ou concret, qu’il s’agisse comme ici de la
théorie de la connaissance, ou qu’il s’agisse, comme ailleurs, de la théorie et de
la pratique politiques.
Dans la « théorie de la connaissance » (ou plutôt dans ce qui en tient lieu chez
Marx), le primat de la pratique sur la théorie signifie en première instance
le primat de la connaissance pratique sur la connaissance théorique : et cela à la
fois dans le sens historique (les hommes ont commencé par la connaissance
pratique, personne ne peut avancer le contraire), et dans le sens logique ou
théorique (à chaque fois, même lorsque la connaissance scientifique, donc
théorique, est en jeu, c’est la connaissance pratique qui est déterminante en
dernière instance, et derrière la connaissance pratique, c’est la pratique de la
production et des rapports sociaux, donc la lutte de classes dans les sociétés de
classe, qui est déterminante en dernière instance). Cela implique naturellement
toute une théorie sociale et historique de cette détermination, qui nous fait
échapper radicalement à l’opposition et à la confrontation solitaire des termes de
l’équation (S = O) = V, toute une théorie du développement des forces
productives sous les rapports de production, et de leurs effets conjoints dans le
domaine de la découverte scientifique. Là aussi, l’histoire témoigne en faveur de
la théorie matérialiste marxiste, puisque, nous l’avons vu, les grandes
découvertes scientifiques ont toujours entretenu un étroit rapport avec le
développement des classes sociales, avant tout de la bourgeoisie, au point que
maintes découvertes scientifiques ont été provoquées par des épisodes de la lutte
de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Aussi, lorsque Lénine déclare : toutes les connaissances ont pour origine les
sens148, est-il dans la droite ligne de Marx. On pourrait sans doute lui reprocher
seulement de se trouver légèrement en retrait des « Thèses sur Feuerbach », qui
ne parlaient pas des sens, mais de « l’activité pratique sensible149 » humaine, car
les sens ne sont passifs qu’à la limite et dans l’abstraction, ils interviennent en
fait dans le « tout » d’une pratique sensible, qui les oriente et les guide, non
d’après les seuls besoins des individus humains, mais d’après les « intérêts » du
groupe social primitif, attentif (sans le savoir) à conserver un équilibre favorable
avec la nature dont il tire sa subsistance. Mais là aussi, tout dépend de l’analyse
de ses conditions matérielles et sociales, donc de la science appelée matérialisme
historique.

Le second moment de la connaissance est celui du « concept » (Lénine) ou de


la théorie (Marx), et progressivement (car il existe des théories pré-scientifiques
ou non-scientifiques) de la théorie scientifique. Entre ces deux niveaux, la
théorie marxiste observe l’existence d’un « bond », d’un « saut qualitatif », qui
illustre une de ses thèses dialectiques. On passe ainsi, comme l’ont bien observé
les philosophes (même idéalistes), de l’ordre de l’observation et du calcul
empiriques, à l’ordre de la théorie abstraite nécessaire. Cette fois l’objet n’est
pas connu par l’observation de ses variations empiriques, mais par la
connaissance de son « essence » (sa réalité la plus profonde, conçue comme
cachée et intérieure, intime, par ce qu’elle est découverte après-coup), et cette
connaissance se donne comme « a priori » (pour faire plaisir à Kant), puisqu’elle
semble précéder ses résultats. De fait, l’homme ne va plus à la rencontre de la
nature comme on va à la rencontre de quelqu’un qu’on ne connaît pas. Il va à la
rencontre de la nature comme au-devant de quelqu’un qu’il connaît déjà, sur
lequel il a déjà assez d’idées pour lui poser des questions, pour « le mettre à
l’épreuve » de ses questions (Kant150). C’était la méthode de Galilée, magnifiée
par Kant. Descartes151 reprochait à Galilée d’aller au-devant de la nature sans
avoir des idées assez fermes sur elle : c’est qu’il s’en faisait une autre idée, celle
du « roman » que lui reprocha Leibniz. Kant152, au contraire, félicitait Galilée
d’avoir de bonnes idées sur la nature, et de lui poser, pour les vérifier, des
questions tirées de ces bonnes idées. C’est ainsi que procède toute science : elle
n’est science que si elle est parvenue (fût-elle mathématique, nous avons vu
pourquoi, ou physique) à se faire une théorie de son objet, à partir de laquelle
elle pose des questions à son objet, pour savoir si elles seront vérifiées ou
infirmées : c’est ce qu’on appelle la pratique de l’expérimentation qui, malgré ce
qu’en disent certains philosophes idéalistes intéressés à mettre à part et les
mathématiques et les sciences humaines (la première, parce qu’elles sont au-
dessus des sciences, les secondes, parce qu’elles sont au-dessous des sciences),
est universelle dans les sciences que nous connaissons.
Y a-t-il alors un troisième niveau ? Les philosophes idéalistes diront oui : la
philosophie. Mais nous en savons assez pour refuser cette réponse et dire qu’elle
est une imposture. La philosophie n’est pas au-dessus des sciences (ni d’ailleurs
en dessous) parce qu’elle n’est pas une connaissance, mais une forme
d’intervention-sans-intervention universelle, qui exerce ses effets partout, dans
les sciences certes, mais aussi dans les idéologies et les pratiques, dans
l’ensemble de l’activité humaine. Nous verrons comment le moment venu.
Mais si nous nous en tenons à la connaissance, que devient notre fameuse
équation (S = O) = V ? Elle disparaît et elle ne disparaît pas : elle est
transformée, dans un sens tout à fait inattendu. Car, dans la conception
matérialiste marxiste, il n’est pas question de nier qu’il existe une différence
entre l’objet et sa connaissance. Mais il faut penser différemment tous les termes
et leur rapport. Il est clair d’abord que le sujet n’est pas un sujet psychologique.
Quand un individu fait une découverte scientifique, il n’agit pas en son nom
personnel, ni avec ses moyens personnels. Ce n’est pas forcément lui qui a posé
le problème (scientifique), car le problème est la plupart du temps posé depuis
longtemps (cf. le cancer). Ce n’est pas lui non plus qui a défini les conditions du
problème, mais tout le travail passé des chercheurs qui l’ont précédé. Ce n’est
pas lui non plus qui a élaboré la théorie scientifique à partir de laquelle telle
question se trouve posée à la nature, mais ses prédécesseurs. Quant aux moyens
de recherche (labos, instruments, formules mathématiques), il n’en est pas non
plus l’auteur. Et même s’il invente une théorie ou des instruments de résolution
nouveaux, il les doit, même s’il ne le sait pas toujours, tant aux anciennes
théories qui se sont révélées trop courtes, qu’aux questions philosophiques ou
idéologiques qui sont dans l’air – quand ce n’est pas à la « commande »
économique. Le chercheur qui « trouve » ainsi une connaissance nouvelle n’est
qu’un maillon dans une chaîne sans origine ni fin, qu’un moment dans un
processus sans origine ni fin, qu’un agent, actif certes, mais dans un « procès
sans sujet ni fin », qui renvoie en dernière instance au procès de développement
de la société. Le sujet, donc, disparaît, pour céder la place à un agent dans un
procès sans sujet ni fin. C’est à cette condition qu’est assurée l’exigence, à
laquelle les idéalistes sont si sensibles quand ils veulent sauver l’objectivité et
l’universalité de la connaissance scientifique, de ne pas tomber dans ce qu’ils
appellent le « psychologisme » (conception selon laquelle c’est la subjectivité
individuelle, psychologique ou historique, qui soutiendrait la validité des
connaissances scientifiques).
Mais qu’advient-il de l’objet ? Il est réel, il « subsiste en dehors du sujet avant
comme après » le procès de connaissance, c’est-à-dire le travail de recherche
(Marx). Marx explique : lorsque le rapport à l’objet est purement « spéculatif »
(de connaissance pure), lorsqu’il ne s’agit pas, dans le procès de connaissance,
de modifier ou de transformer l’objet, l’objet reste évidemment le même, « avant
comme après » le procès de connaissance en dehors de lui153. Ces affirmations
expriment une thèse matérialiste fondamentale : l’existence de l’objet (ou de
l’être) en dehors de la connaissance (ou de la pensée).

Et il est de bonne méthode de considérer ce cas limite d’une connaissance


« purement spéculative », car qui peut le plus peut le moins, et il va nous éclairer
sur le cas d’une connaissance qui ne soit pas « purement spéculative », mais
« pratique ». Dans le cas d’une connaissance « purement spéculative » donc, où
l’objet subsiste, inentamé, en dehors du sujet et du procès de connaissance,
« avant comme après », que se passe-t-il ? Car enfin il se passe quelque chose, ce
quelque chose qu’on appelle la recherche scientifique, le travail scientifique, ou
la pratique théorique. Que se passe-t-il ? Un dédoublement de l’objet. Le savant
ne travaille pas directement sur l’objet qu’il veut connaître, sans quoi il le
transformerait. Il travaille sur autre chose : sur sa représentation provisoire de cet
objet. Provisoire : car s’il veut le connaître, il va la transformer. Elle ne va donc
pas demeurer ce qu’elle était, elle va changer. Il travaille ? Oui, puisqu’il lui
applique comme à une matière première (que j’ai appelée naguère Généralité
I154) les instruments de production théoriques, les outils théoriques qu’il détient
dans la théorie provisoire qu’il se fait de son objet (j’ai appelé cette théorie
Généralité II). Et tout ce travail, toute cette « pratique théorique » n’a qu’une
fin : la connaissance d’une nouvelle propriété de l’objet (que j’ai appelé
Généralité III).
J’ai, dans tous ces cas, utilisé le terme de « Généralité » à dessein : pour bien
montrer que jamais, au grand jamais, le savant n’avait affaire à l’Objet en
personne, à son individualité propre, qu’on ne pouvait confondre avec nulle
autre, mais à un mixte de généralités plus ou moins abstraites, en partie
scientifiques, en partie non-scientifiques, idéologiques ou pratiques, qui ne
désignaient l’objet qu’au travers de leurs généralités abstraites, tout le travail
scientifique consistant, selon Marx lui-même, à aller non pas du « concret » (ce
prétendu objet en personne) vers l’abstrait (sa connaissance), mais de l’abstrait
(ces généralités) vers le concret (l’objet et sa connaissance). Et comme ce
processus est un processus sans fin, on demeure toujours dans l’ordre des
généralités, sans jamais parvenir à l’individualité concrète de l’objet : c’est
pourquoi j’ai cru pouvoir aussi parler de Généralité III pour désigner ce concret
provisoire qu’est la connaissance produite par ce procès.
Mais alors, il fallait bien tirer les conclusions de ces prémisses, et reconnaître
la différence, c’est-à-dire l’existence, de deux objets, le premier étant l’objet
réel, qu’il s’agissait de connaître, et le second étant une représentation complexe
et provisoire de ce même objet, sur laquelle travaille le savant (puisqu’il ne
travaille pas sur l’objet réel). Ce second objet, je l’ai appelé, en m’appuyant sur
Spinoza, qui a très bien vu tout cela, objet de connaissance. Nous avions donc
deux objets : l’objet réel, immuable, et l’objet de connaissance, travaillé par le
savant, et donc changeant, et changeant pour atteindre la connaissance de l’objet
réel. Spinoza avait déjà dit tout cela, et il se peut (mais c’est sans importance :
nous avons de Marx un cahier de notes sur Spinoza datant de 1840155) que Marx
le savait.
Spinoza disait : autre chose est le Chien, constellation qui brille, et le chien
réel, qui ne brille pas ; autre chose est le concept de chien, et autre chose est le
chien qui aboie156. Le concept de chien n’aboie pas. Autre chose est le cercle, et
autre chose est l’idée du cercle, etc. Il distinguait donc l’objet réel (l’ideat dans
sa terminologie) et l’objet de connaissance (l’idée ou le concept de cette idée). Et
nous savons qu’il n’établissait pas entre ces deux objets un rapport d’adéquation
ou de reflet, mais de parallélisme, solution subtile et plus juste. Marx va plus
loin. Non seulement il supprime l’idée d’objet au profit de l’idée de procès, dont
tel objet n’est jamais qu’un moment ou un maillon. Mais encore il supprime la
différence, qu’il a notée, entre les deux objets. Pour lui, il y a identité immédiate,
mais dans le processus de la connaissance, entre l’objet de connaissance et
l’objet réel. Quand on connaît une chose, la connaissance de cette chose est la
chose même, connue. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’usage que Marx
fait de la notion de « catégorie économique » dans Le Capital, lorsqu’il parle des
catégories économiques découvertes par les économistes de l’Économie
politique classique. Une catégorie est à la fois le concept d’une réalité (le capital,
le salaire, la plus-value, la marchandise, l’argent) et la chose même. Le
matérialisme de Marx repose ainsi, dans la pseudo-« théorie de la
connaissance », sur le monisme. Il n’y a qu’une seule réalité, un seul processus,
qui est, à la fois, réel et de connaissance, et rien d’autre, et tout dualisme est
idéaliste.
Je rappelle qu’il s’agit-là d’une thèse philosophique, qui ne donne aucune
connaissance, mais qui est destinée à orienter la pratique. Sinon, on ne
comprendrait pas que Marx à la fois reconnaisse l’existence de deux objets, et
l’annule. En vérité, comme c’est le cas de toute thèse, Marx ne la pose que pour
l’opposer aux thèses idéalistes qu’il combat. Il épouse certains de leurs
arguments, mais pour les retourner contre leurs auteurs : comme Lénine, il
« courbe le bâton dans l’autre sens157 » afin de le redresser.
Mais, dira-t-on, n’en va-t-il pas autrement si, au lieu d’une connaissance
« purement spéculative », nous avons affaire à une connaissance pratique, qui
transforme l’objet en le connaissant, ou pour le connaître ? Et n’est-ce pas le cas
universel, puisque toute science, étant expérimentale, met proprement son objet
à la « torture » (Kant) de son dispositif expérimental158 ? N’observe-t-on pas
jamais que des effets de ces transformations dirigées dans les objets que l’on
prétend connaître ? Cette objection ne va pas loin, puisque nous avons déjà
ménagé, dans le concept de procès, tout l’espace nécessaire à sa réfutation. Dans
le cas d’une connaissance qui transforme son objet, nous avons toujours affaire,
en dépit des apparences, à la même distinction entre objet réel et objet de
connaissance. La seule différence est que la nature des Généralités I et III varie,
mais en fonction des variations dont sont affectées les Généralités II. Quant à
l’objet réel, s’il est transformé, il l’est en fonction de l’action des Généralités II
(la théorie et ses instruments), qui, pouvant être exactement mesurée, peut entrer
en compte dans l’estimation du rapport de différence, lequel ne change donc
substantiellement pas. Pour que le cas soit radicalement différent, il faudrait que
tant l’objet réel que la transformation dont l’affectent et la théorie et les
instruments (Généralité II) soient totalement inconnus et inconnaissables, ce qui
est absurde, et nous jette loin de la science, dans le mysticisme. L’hypothèse
d’une connaissance qui ne serait pas « purement spéculative » ne change donc
strictement rien, dans le fond, à ce que nous avons appris de l’autre exemple.
Dans tous les cas, nous avons affaire à un processus, dans lequel intervient aussi
cet agent spécialisé dans la division du travail social et intellectuel qu’est le
chercheur, mais qui est un processus sans sujet ni fin, sans sujet ni objet, et où la
connaissance, tout en supposant un travail réel de l’agent, est identique à son
objet.
En vérité, Marx avait certainement en tête, quand il invoquait le cas d’une
connaissance « purement spéculative », bien autre chose que les arguments des
philosophes idéalistes de la science, invoquant la transformation de l’objet dans
l’expérience, qui ne donne jamais à percevoir que l’expérience effectuée sur
l’objet, mais non l’objet même. Car toute cette plaidoirie de l’idéalisme n’avait
qu’un but : montrer que le sujet du moins ne change pas, puisqu’il reste celui qui
produit et enregistre les changements de l’objet, et qu’il ne connaît jamais que sa
propre action, à l’occasion d’un objet qu’il transforme pour le connaître. Nous
avons vu quel sophisme soutient ce raisonnement. Mais Marx avait en tête une
tout autre idée, celle d’une connaissance non « purement spéculative », d’une
connaissance ayant en vue la transformation de son objet, et propre à l’assurer. Il
est clair qu’il fait ici allusion à une connaissance permettant la pratique
révolutionnaire. Il l’avait dit dès les « Thèses sur Feuerbach » : dans cette
pratique, ce n’est pas l’objet seul qui est transformé, mais aussi le « sujet »
(l’agent) de sa transformation159. L’extériorité de l’agent par rapport à l’objet et
à ses transformations « purement spéculatives » (scientifiques au sens de
l’expérimentation des sciences de la nature) cesse. L’agent est un des éléments
du dispositif expérimental. Et la connaissance n’est alors possible que si elle
prend en compte la conjoncture d’ensemble, donc aussi l’action et la
transformation de l’agent, dans la transformation de l’objet. Théoriquement, cela
signifie la reconnaissance de la nature conflictuelle de la société, et de la position
théorique de classe requise pour la connaissance d’un procès de lutte de classe
déjà en cours, et qui commande sa propre théorie.
Dira-t-on alors que la connaissance ne change rien à son objet ? Non ; elle ne
change rien à son objet. Mais elle ajoute quelque chose à la culture de la société :
une meilleure connaissance de cet objet déterminé et déterminable en fonction
de cette connaissance. Mais voyez comment les choses se passent. Cette
connaissance, qui paraît distincte de son objet dans un premier moment, dans un
second, elle rentre en lui, s’incorpore à lui comme étant sa connaissance, comme
étant sa propriété, comme étant une de ses propriétés. La connaissance d’une
propriété d’un objet devient ainsi ce qu’elle était depuis toujours : propriété de
cet objet même. Ce qui rétablit ainsi l’identité éternelle, un instant troublée par
l’apparence de la distinction. Et celui qui croirait que tout cela se fait dans le
temps, avec un avant et un après, se tromperait. Bien sûr, il y a un avant et un
après pour le chercheur, sinon on ne comprendrait pas et il ne comprendrait pas
qu’il lui faut tout ce travail et tout ce temps de travail intellectuel. Mais pour
l’objet, il n’en est rien. « Avant comme après », ainsi que l’écrit Marx, il subsiste
en dehors de la connaissance, et possède toutes ses propriétés, à cette différence
près qu’elles ne sont pas encore toutes découvertes, mais il s’en moque bien. Il
lui suffit d’attendre : il a tout son avenir derrière lui. Marx ne disait rien d’autre,
quand, dans un passage bref et énigmatique du Capital, il écrivait : au fond, la
théorie de la valeur a toujours existé, plus ou moins consciemment. Et c’est vrai,
les ethnologues peuvent en témoigner : les hommes ont toujours tout su, et sur le
monde, et sur la nature, et sur la société et surtout, peut-être, sur le sexe, mais à
cette différence infime près qu’ils ne savaient sans doute pas qu’ils le savaient.
Descartes, par exemple, le savait, et il a donné un bien grand mal à son dieu,
pour lui faire créer, dans un grand effort de volonté, des vérités éternelles160 qui
l’étaient déjà sans lui. Spinoza le savait, qui allait jusqu’à écrire, en bon
expérimentaliste qu’il était : « nous sentons et nous expérimentons que nous
sommes éternels161 ». Et il l’écrivait à propos des connaissances scientifiques.
Nous sommes en assez bonne compagnie, avouez-le.
13.
Aussi loin que nous soyons allés dans la réflexion sur les questions posées par
la philosophie à propos de la théorie de la connaissance, nous ne pouvons
manquer de noter que toutes ces questions ont été posées sur le fond d’un couple
catégoriel (Sujet/objet) qui n’a pas encore été, lui, mis en question. Qu’en est-il
donc de ce Sujet et de cet Objet, et d’abord de cet objet ?
Je laisse ici le sens spécial d’objet, comme étant ce qui unifie les données de
la perception, ou permet d’identifier le divers expérimental. Je vais chercher
derrière lui le sens le plus profond qui le hante : l’Être. Et je propose la remarque
suivante : il n’est pas étonnant qu’une « gnoséologie » soit complétée par une
« ontologie », qui peut même, selon certaines philosophies, la parachever. Il peut
paraître étrange, après deux siècles de philosophie critique, qui ont depuis Kant
radicalement extirpé l’ontologie de la philosophie, de voir ce thème revenir à la
mode. Husserl pourtant n’est pas si loin de nous, on n’a pas encore fini de le
traduire en français. Singulière histoire ! Nous pensions que l’ontologie, la
science de l’Être en tant qu’Être, appartenait au lointain passé d’Aristote et de
saint Thomas : déjà les grands classiques du XVIIe siècle, Descartes et Leibniz,
tout en composant avec elle, avaient sérieusement entamé l’ontologie. Et Kant
lui avait porté le coup de grâce dans son refus de l’Être et sa théorie du
phénomène. Mais voici qu’elle nous revient, et de surcroît sous deux formes qui
refusent de se reconnaître le moins du monde, celle de Heidegger, qui est lui-
même curieusement issu de Husserl, ce philosophe critique, et celle de
l’interprétation des philosophes soviétiques et de leurs émules un peu partout
dans le monde où ils ont quelque pied, interprétation qui prétend, aussi
incroyable que ce soit, être fidèle à la « philosophie marxiste ». Nous verrons
peut-être plus loin la raison de cette curieuse convergence, ou de ce mystérieux
malentendu.
Revenons pour le moment aux exigences philosophiques de l’ontologie. La
question cruciale de l’ontologie peut se formuler ainsi : pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? On dira aussitôt, et avec raison, que cette question n’est
pas vraiment philosophique, mais religieuse. Pourtant, avant que la philosophie
ne se soit vraiment débarrassée de la religion, disons avec Kant (mais s’en est-
elle totalement débarrassée alors ? On peut en douter), elle pense encore dans la
religion, ou plutôt la religion pense encore en elle, et domine sa pensée. Et c’est
pourquoi tous les grands dogmes (la religion a ses dogmes comme la philosophie
a ses thèses) de la religion : dieu, la création du monde, l’incarnation, le salut, la
rédemption, le ciel, l’enfer, le mal, le péché originel, le paradis perdu, la
perfection et la toute-puissance du dieu créateur, sa gloire, et jusqu’aux anges et
aux mystères de la religion chrétienne (l’eucharistie, etc. : Descartes lui-même
prétendait avoir inventé une physique permettant de penser la transmutation de
l’eau en vin162…), tous ces dogmes hantent, sous des formes en partie seulement
philosophiques, la pensée philosophique. Et parmi les grandes questions que la
philosophie reçoit de la religion, figure bel et bien celle-ci : pourquoi existe-t-il
quelque chose plutôt que rien ? L’Être plutôt que le Néant ? Et la philosophie de
ce temps pense, comme on le voit chez Descartes, sur le fond de cette opposition
extrême : celle de l’Être et du Néant, l’homme tenant le milieu, comme le pense
aussi Pascal et finalement, à l’exception de Spinoza, tous les philosophes de ce
temps.
Pourquoi existe-il donc quelque chose plutôt que rien ? À cette question, la
philosophie (tout comme la religion) ne fournit pas de réponse, à proprement
parler, mais des illustrations et des justifications, montrant sur exemple
qu’effectivement il existe quelque chose et pas rien, donc que l’Être est, et le
Néant n’est pas, ce qui est évidemment tautologique. Mais nous sommes assez
avertis du caractère tautologique de toute question philosophique, même quand
elle est reçue et transposée d’un dogme, pour ne plus nous en étonner. Il reste
quand même que les hommes ou les enfants posent des questions tout à fait
voisines, et leur donnent des réponses. Ainsi la question de la mer. Comment se
fait-il que la mer, sur laquelle tombent toutes les pluies du ciel et dans laquelle se
déversent des fleuves innombrables, ne déborde pas ? On répond : d’abord il y a
au fond de la mer de grandes étendues de sable, qui absorbe beaucoup d’eau.
Ensuite il y a dans la mer des poissons de toute taille. Comme l’a dit Spinoza, les
gros mangent les moyens, qui mangent les petits163 : cela dégage beaucoup de
volume. Enfin la mer est pleine d’une foule infinie de poissons, les mêmes, qui
avancent tous la bouche ouverte, ce qui les oblige à boire énormément d’eau. Et
comme elle est salée, ils ont toujours soif. Voilà une bonne question, et une
bonne réponse. Non, la philosophie de l’ontologie est incapable d’en faire autant.
Tout ce qu’elle est capable de dire, c’est que l’Être est, et que l’Être est parce
que c’est comme ça, et pas autrement. Le fait accompli, dans son mutisme total.
On pense à Hegel devant les montagnes : « c’est ainsi », à Kant devant ce qu’il
appelait le « Faktum » (le fait brut) de la Raison, et tant d’autres qu’il serait
facile d’évoquer, à commencer par Aristote qui constate : voici, l’être se dit en
plusieurs sens164, et il les compte et dit « c’est comme ça » – et à l’infini.

Et ce n’est pas les usages qu’on peut faire de l’Être, ce qu’on en peut attendre,
qui nous éclairera jamais sur sa raison d’être. Car l’Être peut servir à tous les
usages, bien qu’il n’ait qu’un nombre aristotélicien de sens (les catégories du
langage) limité. On peut se servir de l’Être pour communier avec lui dans la
fusion ou l’extase religieuse, ou même le recueillement philosophique
(Heidegger), on peut même, comme Lachelier, trouver l’Être dans le fût d’un bel
hêtre de la forêt de Fontainebleau, devenu depuis lors lieu de pèlerinage, ou le
chercher, comme fit Lequier, qui ne savait pas nager, dans la mer de Palavas,
dont il ne revint pas, le chercher dans une vedette du cinéma, de la chanson ou
du sport, ou dans le visage d’une femme aimée, ou encore d’un enfant. Mais on
ne le cherche alors, même quand on est saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse
d’Avila, que pour se trouver, c’est-à-dire se sauver soi-même. On peut aussi
prendre appui sur l’Être pour donner à sa vie une orientation, ou diriger celle des
autres vers les fins auxquelles on se trouve intéressé, et si d’aventure on est chef
d’armée, de religion ou d’État, ou de parti ou des deux, cela peut donner d’assez
bons résultats, bien qu’il existe, pour mobiliser les âmes, des moyens infiniment
supérieurs dans leur ordre que ce ridicule hochet qu’est l’Être.
En vérité, la philosophie se sert de l’Être, mais elle en use tout autrement. Ce
« c’est comme ça » qu’elle énonce comme un fait accompli, un fait qui n’est
donc plus à accomplir, lui sert de fond et de fondement à étayer tous les êtres
visibles de ce monde, inanimés, vivants ou spirituels, dans leur existence et dans
leurs déterminations propres. Le propre de l’Être est ainsi de fonder l’existence
et la détermination de l’existence. C’est une sorte de dieu, mais qui n’entretient
pas avec le monde un rapport de création, donc de distance, mais de présence.
L’Être, c’est la présence, Derrida l’a très bien montré, et à propos même de
Heidegger qu’il juge sévèrement, mais ne néglige pas. L’Être, c’est être-là,
Dasein, au sens de Hegel comme au sens de Heidegger, j’entends au sens littéral,
car le sens philosophique n’est pas le même chez l’un et chez l’autre. C’est parce
que l’Être est là, présent, ici et maintenant, de toute éternité, qu’il y a des êtres
finis, provisoires, temporels, que Heidegger appelle les « étants » (distinguant
ainsi l’ontologie comme science ou philosophie de l’Être, de l’ontique comme
science ou philosophie des « étants ») ; et c’est à bon droit que Heidegger
prétend reprendre en esprit et en vérité toute « l’histoire de la philosophie
occidentale », qu’il juge tout entière (à tort, nous le verrons) prise dans les
catégories de l’ontologie fondée par les Grecs, Platon dépassant les autres de la
tête (car cette ontologie est elle-même, Heidegger a raison de la chercher chez
les Présocratiques, antérieure à Platon). C’est donc parce que l’Être est là, que
des êtres (les « étants ») existent (vous, moi, une vache, telle science, tel
événement historique, etc.). Et c’est parce que l’Être est ce qu’il est (tout-
puissant comme omniprésent), que chaque être est déterminé comme il l’est, et
doté de la capacité de déterminer d’autres êtres. Tout se passe donc dans l’Être,
mais sous la « loi de l’Être », dont on ne sait toujours pas ce qu’elle est, en
dehors de cette double fonction de fondation.
À cette double fonction s’en ajoute d’ailleurs une troisième, qui concerne la
fin des êtres. Elle aussi est déterminée en eux par l’Être, qui la possède en lui
d’avance, et peut soit la faire apparaître aux hommes (les miracles de la religion
ou de l’histoire et de la nature), soit la leur cacher, selon le dessein secret de ses
prévisions et de ses calculs.
Car on ne sait rien de l’Être, ni de son mode de fondation, ni de son mode
d’action, ni des fins qu’il poursuit à travers les êtres, sauf qu’il est, fonde,
détermine et destine, ce qui est peu, mais qui est tout. On sait en tout cas qu’on
n’en sait rien, ce qui est une science précieuse, cette docta ignorantia (cette
docte ignorance) célébrée au Moyen Âge, où les vues qu’on avait sur l’Être
étaient, pour des raisons atmosphériques, particulièrement brumeuses, au point
que certains mystiques se mirent à célébrer la nuit obscure de l’Être comme étant
la lumière suprême, et à fabriquer, au grand scandale de la théologie orthodoxe,
ce qu’on appela depuis Denys l’Aréopagite, qui déniait qu’on pût donner à Dieu
le moindre des noms humains, à moins de les nier au préalable165, une théologie
négative, ce qui avait un avant-goût de révolte et de révolution, un peu l’anti-
psychiatrie de ce temps-là. On ne peut en tout cas refuser à ces hommes
courageux le mérite d’avoir été jusqu’au bout d’un chemin que les autres avaient
emprunté parcimonieusement, se jugeant assez avancés d’y avoir fait quelques
pas, les peureux.
De toutes façons, il y a dans cette démarche de l’ontologie (quelles que soient
les différences de sens qu’on peut trouver entre un Aristote et un Heidegger, et
elles sont très importantes) une exigence inévitable, dès qu’on a mis en marche
une théorie de la connaissance (et vice versa). On est en effet tenu de
s’interroger sur la nature de cet objet qui est dit connu, et derrière lui, en dernière
instance, sur la nature de l’Être qui le soutient dans l’existence, le détermine et
lui fixe une fin. Cette exigence peut être plus ou moins clairement perçue ou
conçue, elle peut être contrariée par le surgissement d’une conjoncture
imprévisible : elle n’en possède pas moins sa logique, qui reproduit les grandes
thèses de la philosophie idéaliste. Nous connaissons déjà certaines de ces thèses :
la thèse de l’origine fondatrice, identique ici à l’Être, la thèse de l’identité de
l’origine et de la fin. Or, nous les voyons ici se préciser, et apparaître, entre
autres, la thèse du primat du sens sur l’existence, du primat de l’Être sur les
êtres, du fond sur la forme, de la profondeur sur la surface, de la dissimulation
sur la manifestation, et finalement, paradoxe des paradoxes, la thèse du primat
du Néant sur l’Être, ce qui, après tout, est logique, puisqu’il faut bien que le
Néant soit, si l’on peut dire, avant l’Être, pour que l’existence de l’Être et son
commencement prennent un sens.
C’est pourquoi toute ontologie, on le voit non seulement dans la théologie
négative, mais aussi chez Heidegger et Sartre (qui est plus philosophe critique
que philosophe de l’ontologie), est en dernière instance hantée par une théorie du
Néant comme vérité dévoilée, nue, de la théorie de l’Être qu’elle prétend faire.
Que peut signifier, que peut bien vouloir dire une théorie du Néant, entendons du
Néant universel, alors que, si cette théorie existe, alors du moins un peu d’Être
(cette théorie) existe, et le Néant ne consume pas tout ? Oui, que peut-elle bien
vouloir dire, car nous avons déjà appris que la philosophie, qui ne veut jamais
rien dire, a pourtant un sens et le recherche, et existe dans cette recherche
même ? Comment penser ou se représenter ce Néant ?
Les vieilles mythologies, tout comme les religions, se le représentent comme
le Chaos originaire, qui était avant que le monde fût, que ce Chaos fut le vide
total, ou la dispersion sans ordre d’éléments informes. Le Néant est ainsi la
matrice originaire, et la matière originaire (Platon166 dit la « chora ») dont tout
sera fait quand le démiurge aura arrangé les éléments, ou le dieu aura créé le
monde. Ce qui montre bien, sur cet exemple extrême, qu’un peu de matérialisme
figure au crédit de cette philosophie religieuse spiritualiste, puisqu’elle reconnaît
ainsi un certain primat de la matière. Mais le Néant peut être tout autre chose :
non plus le Chaos originaire, mais un autre originaire, ce qui dans la nature
anéantit, dit non, arrête le cours des choses, refuse, et choisit librement sa voie :
c’est-à-dire l’homme. De Descartes à Sartre, cette vue a été maintenue avec
force par toute une tradition. Et quand Hegel l’a reprise, ce fut pour lui donner
un sens plus profond, en détachant le Néant du sujet humain pour en faire un
moment de la dialectique de tout procès (sans sujet), le moment de la négativité,
où a lieu le « travail du négatif », qui peut être aussi le travail de l’ouvrier en
face d’un maître inactif, ou le travail de l’histoire négative, quand elle détruit les
formes anciennes pour en faire surgir de nouvelles.
Tel est le destin de l’ontologie : commencer par une théorie de l’Être, pour
nécessairement finir dans une théorie du Néant, donc se contredire, mais
séjourner dans cette contradiction, où Hegel verrait assurément une nouvelle
forme du « travail du négatif », lui qui a dit assez clairement ce qu’il pensait de
l’Être, qui n’est à ses yeux qu’abstraction vide, et la plus vide de toutes, mot sans
aucune signification, donc nul, donc identique au Néant. Par là, Hegel
sanctionnait, dans une théorie philosophique d’un genre à vrai dire particulier,
l’identité de l’Être et du Néant que ne cesse de célébrer malgré elle, ou avec son
aveu, selon les cas, toute ontologie.
On m’excusera de parler, à propos de la question de l’ontologie, d’un cas
proprement insignifiant, mais il est imposé par l’actualité et les moyens de
pression idéologique que l’on sait : je fais allusion à l’interprétation de la
« philosophie marxiste » en termes de « gnoséologie » et d’« ontologie » par
nombre de167 philosophes soviétiques contemporains, et leurs émules
occidentaux. Il y a évidemment à la base de cette mésinterprétation un
malentendu total. Ces auteurs ont pris la thèse idéaliste du primat de l’Être sur
les êtres, et même de l’Être sur la pensée, et, comme on l’a vu, à la limite, du
primat du Néant sur l’Être, pour identiques à la thèse matérialiste de Marx du
primat de la matière sur la pensée. On dira que ce sont des nuances de
vocabulaire. Ce n’est pas vrai, car quand on fait intervenir des catégories qui se
traduisent dans les mêmes termes, identiquement (exemple, le primat de l’Être
sur la pensée), pour voir clair, soit dans ce rapprochement, soit dans cette
confusion, il faut faire intervenir, nous le savons, le système des catégories : c’est
seulement de ce système que peut résulter le sens de telle catégorie individuelle,
même si elle porte dans les deux cas le même nom.
Dans cet imbroglio, c’est la « théorie de la connaissance » qui nous permet de
voir clair. Nous avons vu longuement qu’il ne pouvait être question que le
matérialisme marxiste admît la possibilité d’une théorie de la connaissance. Or,
les auteurs soviétiques commencent par céder sur ce point, et se mettent à
bricoler une « théorie marxiste » de la connaissance, malgré les textes, tant de
Lénine que de Marx, qui l’interdisent ou, à tout le moins, en font un problème.
Une fois ce front abandonné, c’est toute la philosophie idéaliste bourgeoise, sous
la version de l’ontologie, qui s’engouffre dans la place et l’occupe. Il n’est pas
difficile de recomposer l’ensemble de ce mécanisme, et finalement cela n’est pas
intéressant, chacun pouvant d’ailleurs se faire une religion en lisant la production
de ces auteurs ou de leurs émules locaux. Mais ce qui est beaucoup plus
intéressant, c’est : pourquoi cette mésinterprétation ? La première réponse peut
être : ils se sont écartés de Marx. Mais pourquoi ? On dira : par dogmatisme.
Mais pourquoi ? On dira : à cause de l’influence de l’idéologie bourgeoise, qui a
été capable d’investir la philosophie marxiste de l’intérieur. On en a déjà connu
l’exemple sous le révisionnisme de la IIe Internationale. C’est déjà mieux, en fait
d’explication. Mais on dira : pourquoi n’a-t-on pas su ou pu résister, du côté
marxiste, à l’influence de l’idéologie bourgeoise ? Manque de vigilance ? La
réponse est trop subjective. Il faut bien alors en venir aux rapports sociaux qui
existent en URSS, et ordonner, en fonction d’eux, les réponses approchées qui
ont été successivement fournies ci-dessus.
Oui, le marxisme a « disparu » en URSS, oui, l’idéologie bourgeoise y règne
largement sous le déguisement provisoire de la terminologie marxiste. C’est que
l’URSS, sans être un État capitaliste classique168, n’est pourtant pas un État
socialiste, alors qu’elle le prétend. Mais de toutes façons, elle est un État, et
comme tout État, cet État a besoin de l’appui et de l’appoint d’une idéologie
appropriée au rapport des forces de la lutte de classe qui y règne. La philosophie
marxiste, interprétée en gnoséologie et ontologie, finalement, remplit assez bien,
à son niveau, bien entendu, ce rôle, attendu d’elle, puisqu’il fallut plus de trente
ans pour que les philosophes soviétiques se décident enfin à produire ce qu’on
attendait d’eux, ce que l’état de la lutte des classes exigeait d’eux : cette
déformation de la pensée de Marx et de Lénine en philosophie. Que ce produit
ait été, comme toute marchandise, exporté à l’étranger, cela ne s’explique pas
par la seule contagion des idées, ni par la puissance de l’État soviétique, ni
surtout par le rayonnement d’une philosophie d’une rare médiocrité : cela
s’explique par l’état de la lutte des classes dans nos pays, où la lutte des classes
est conduite, avec des pratiques bien connues, par des partis communistes qui
ont, eux aussi, besoin de cette philosophie, pour maintenir leur domination sur
leurs militants.
Or, dans cette philosophie, c’est la base ontologique qui est idéologiquement
et politiquement importante. Je disais, il y a un instant, que la seule définition
qui vaille de l’Être est : l’Être c’est comme ça, et pas autrement. Sous-entendu :
interdit de rien changer à l’ordre établi, interdit de se méprendre sur les ordres
donnés, interdit de désobéir aux ordres donnés. Et que cette prétention ne repose
sur rien (sur le Néant), nous savons que ce n’est pas vrai, car l’existence de
classes en URSS et d’une lutte des classes (dans une forme atypique tant qu’on
voudra) n’est pas rien. Mais il importe, pour couper court à toute contestation, à
ceux qui dominent et commandent, de bien faire entendre que les choses étant ce
qu’elles sont, et pas autrement, il n’y a rien à chercher derrière leurs ordres,
aucune justification de droit ou de fait à invoquer et à discuter, il n’y a donc pas
à discuter. Tel est le sens du Néant identique à l’Être : il n’y a rien à discuter, car
il n’y a aucune raison aux décisions prises. C’est le règne du fait, dont on peut
alors se donner les gants de chercher, dans une gnoséologie d’ornementation, les
raisons de droit, mais c’est pour la galerie, les jeux sont faits, et tout ce discours
sur la connaissance n’est que discours d’ignorants, comme tout ce discours sur
l’Être n’est que discours sur le Néant et discours nul. Et ceux qui s’aviseraient de
douter de ces Faits sont promptement rappelés à l’ordre de leur devoir, et du
néant de leur prétention, par ce Néant administratif, pénal, carcéral ou vital (la
mort) que se charge de leur infliger, pour mémoire, un « État du peuple entier »
qui connaît, lui, ses devoirs, non seulement envers la philosophie et l’humanité,
mais envers la classe dominante.
Bien sûr, ces réflexions n’épuisent pas les questions, infinies, de l’ontologie.
Car une fois posée la thèse de l’Être, on découvre que son mécanisme est un peu
plus fin que nous l’avons dit. L’Être n’est pas seulement « c’est comme ça »,
mais ce personnage prend la liberté d’entrer dans le détail. Il n’est pas de ceux
qui disent que « l’intendance suit » ; il va sur le terrain et dispose les choses
comme il faut, puisqu’après tout, ce sont les siennes. Il met de l’ordre dans
l’Être, entendez dans l’ensemble des êtres. Il les met chacun à leur place, les uns
au-dessus des autres, selon un ordre hiérarchique très étudié, qui assure entre
tous les êtres le lien organique qu’il faut pour que leur « conspiration », loin de
menacer le maître d’œuvre, qui est aussi le chef de l’État, assoit sa domination
dans la forme la plus paisible. Nous trouvons là la raison de cet Ordre des ordres,
que nous avions évoqué plus haut, de cette taxinomie qui hante la pensée
occidentale ontologisante depuis Aristote, et même Platon, les grands
classificateurs, jusqu’à Leibniz et au néo-positivisme logique moderne. Mais
nous y avons trouvé la satisfaction substantielle, cette fois, de savoir pourquoi
existe cet Ordre des ordres, et donc ces ordres : parce que l’Être est. Cette fois,
cet Ordre est enfin fondé, ce qui est rassurant, car auparavant on pouvait
malheureusement encore se demander : mais enfin, si c’était fortuit et
accidentel ? Si demain, comme se demandait Hume169, le soleil ne se levait pas,
si ma femme me lâchait, si mes ouvriers faisaient grève, si mes Algériens
rentraient chez eux, quelle misère ! Maintenant on est sûr de son affaire. Je sais
bien que vous allez me dire que ça nous fait une belle jambe, puisque Être ou
pas, ça ne change rien, vu que Hegel nous a fort bien expliqué que l’Être, c’était
du vent. Mais vous parlez pour vous, mon cher, qui avez l’esprit nettoyé de tout
préjugé ou empli de préjugés : pensez donc un instant aux autres, qui n’en ont
pas, ou n’ont que ça, et demandez-vous si ça ne change rien à leur vie, leur
conviction et leur soumission de savoir que c’est garanti, que c’est comme ça et
pas autrement, au lieu de se trouver encore dans le vide : et donc devant la
tentation de changer quelque chose à leur vie.
Donc l’Être, c’est l’Ordre, et la mise en ordre des êtres fondés dans l’Être, et
déterminés et destinés par l’Être. Cet Ordre peut naturellement, vu la toute-
puissance de l’Être, être infiniment divers.
Il peut être aussi plat qu’un trottoir, tel l’espace cartésien, comme une plaine
de Beauce, à l’infini. Et vous savez que ce Descartes170 était assez conséquent,
dans un temps où la forêt ne couvrait plus la Terre entière, pour vous expliquer
qu’un homme perdu dans une forêt, il suffit qu’il se décide à marcher tout droit
dans n’importe quelle direction, il débouchera forcément sur des champs, où il
verra clair. Quel avantage d’avoir un Ordre plat pour les promenades en
campagne, ou les évasions de captivité !
Mais l’Ordre peut être rond. Kant171 s’en était aperçu, non pas qu’il en fût
avisé par la seule rotondité de la même Terre, mais à cause de la propriété
privée. Il disait qu’on ne pouvait l’étendre à l’infini, vu que la Terre étant ronde,
les propriétaires terriens, qui s’établiraient à côté des anciens, finiraient
forcément par rejoindre les autres aux antipodes, et alors fini ! « Fin des
frontières » à l’américaine, plus de totalement libre entreprise, faut composer, et
voilà le contrat social qui rapplique, avec la propriété physique. Notez que Kant
avait une ressource autre que cet Ordre rond, puisqu’il avait le Ciel étoilé au-
dessus de la tête et la loi morale au-dedans de son cœur : en somme, un Ordre
rond complété, si on peut dire, par un dessus et un dedans. Le rapport entre les
trois, Kant l’a cherché toute sa vie, et il a pensé l’avoir trouvé dans la Critique
du jugement172, ce que Heidegger173 a confirmé à sa manière. Mais avant Kant,
il y avait eu Rousseau, et après lui Hegel, qui sont autrement intéressants.
Rousseau174 savait lui aussi que la Terre était ronde, pardi. Mais il pensait
qu’aux origines, du temps du « premier état de nature », la Terre était, à la
différence de l’opinion de Descartes, entièrement recouverte de forêts, sans
aucune clairière, ni champ libre. Donc pas moyen de déboucher sur le plein air
de la plaine en marchant droit, pas moyen non plus, comme Kant, de parvenir
aux antipodes, puis de revenir à son point de départ en marchant droit devant soi
(ce qui est un précepte de la loi morale, mais vaut aussi pour les voyages du tour
du monde en 1789 jours, cette date avait beaucoup frappé Kant, qui n’en avait
pas pissé ce jour-là). L’homme de « l’état de première nature » qui errait dans les
bois sans même savoir que c’était des bois, vu qu’il n’avait jamais vu et ne
pouvait jamais rien voir d’autre, surtout pas la plaine, à peine le ciel, qui ne
rencontrait jamais personne, cet homme n’avait proprement aucune chance de
s’en sortir. C’était bien l’avis de Rousseau, qui écrit : faute d’un accident de
l’écliptique, jamais les choses n’auraient changé175. Elles ont donc changé du
fait de cet accident ou d’autres (effondrement de continents, surgissement d’îles,
etc.), ce qui a fait sortir l’homme de cet abrutissement génial et confortable, et
comme les saisons aussi en sont sorties, il lui a fallu se mettre au travail,
défricher la forêt pour se faire quelque blé, et toute la dialectique s’est trouvée
déclenchée, mais cette fois, du moins, on savait pourquoi Descartes nous
racontait son histoire de l’homme qui peut traverser tout droit la forêt : c’est
parce qu’elle est entourée de champs défrichés. Et naturellement, quoique sous
des formes un peu modifiées, les choses prirent le cours dont devait parler Kant :
la Terre est ronde, c’est la faute à la propriété privée, la propriété est privée, c’est
la faute à la Terre qui est ronde. Un ordre rond, une fois encore, mais cette fois
avec cette différence que cet ordre rond qui divise la Terre en propriétés privées
limitées, mais dont la valeur peut aller à l’infini, repose sur un fond de désordres
sanglants, à moins que quelqu’un comme Machiavel, Hobbes, ou Marx ou
Rousseau lui-même d’ailleurs, ou jusqu’à Kant, qui parle de « l’insociable
sociabilité176 », ne vienne nous expliquer que ce désordre a son ordre à lui qu’on
peut connaître : la preuve, ils nous l’expliquent par les passions humaines, qui ne
veulent rien savoir des lois de la raison et de la morale. Quel désordre donc dans
cet Ordre ! À se demander si l’affirmation de cet Ordre, plat, rond, tout ce qu’on
voudra, n’est pas là en trompe-l’œil, pour faire croire (à ceux qui doivent le
subir, et à vous aussi, mon cher) que cet Ordre existe, enfin qu’il devrait exister
pour que règne l’ordre, le simple ordre (on n’est pas si exigeant dans les 200
familles) de l’ordre (mal) établi, donc à consolider par un supplément d’ordre.
Mais quand vous vous engagez dans ces sentiers cartésiens, car ils mènent
quelque part (ils ne sont pas heideggériens, eux !), méfiez-vous du retour de
bâton, car vous sentez un peu trop le souffre. Ça mène du côté non de chez
Swann, mais de chez Marx.
Chez Hegel, les choses sont plus radicales. L’Ordre est rond, pas de
problème : tout étant cercle, et le Tout étant cercle de cercles, et à l’infini.
Mieux, il n’y a plus cette contrariété entre l’Ordre rond de Kant et de Rousseau
(la Terre est ronde) et cette autre dimension, qui n’a rien de courbe, et qui
concerne le haut et le bas : le ciel étoilé et la loi morale dans le dualisme vertical
de Kant. Hegel est conséquent. On ne peut pas sortir de la rondeur d’un cercle ou
d’une sphère dès qu’on est dedans : vous êtes bien dans le monde ? Vous voulez
y ajouter le Ciel ? D’accord : vous êtes donc dans ce monde rond qui est arrondi
par le Ciel au-dessus du toit, et est aussi arrondi de cette loi morale dont vous
êtes engrossé, puisqu’elle est au-dedans de vous. On est donc dans la sphère
absolue. Comment en sortir ? Impossible177. Mais d’ailleurs la question d’en
sortir n’a aucun sens, puisque pas possible, c’est une « parole verbale », comme
dit le Canard enchaîné, dont on sous-estime le niveau philosophique. On est là
où on est, et pas ailleurs. Soit, direz-vous, à cause des grilles, des barrières, des
limites, des fers barbelés, des bornes. Et derrière les bornes, il y a la plaine, tous
les prisonniers, même non évadés, le savent, sous les pavés il y a le sable,
disaient les rêveurs révoltés de mai 68. Non, dit Hegel, il n’y a rien derrière les
limites, pour une raison simple : il n’y a pas de limites. Sinon, vous retombez
dans les sottises de Kant, qui, comme Descartes avec sa forêt, ne cesse de penser
dans la catégorie de limites. Et d’ailleurs vous savez bien quel sens ça a, cette
catégorie de limites, chez Kant. C’est la sagesse populaire qui le dit crûment :
« quand les limites sont franchies, il n’y a plus de bornes », langage que tiennent
tous les chefs d’État, d’Église, de partis politiques, de syndicats et de familles. Et
pour Kant, qui n’était rien de ça, mais avait un sacré sens de ses responsabilités
laïques, ça parlait. Il avait à votre disposition un bel exemple, tout frais de sang
tout frais : la Terreur française. Ce n’est pas que Hegel fût pour la Terreur, non,
mais enfin, il était pour la logique, ce qui donnait force à sa remarque : il n’y a
pas de limites, sinon il n’y a plus de bornes dans l’aberration. S’il n’y a pas de
limites, c’est premièrement qu’on n’est pas dans le fini, comme le voulait Kant,
mais dans l’infini. C’est deuxièmement que le dehors n’est pas au-dehors, mais
au-dedans : c’est en toi-même, homme fini-infini, que tu dois chercher et trouver
tes propres limites, car elles ne sont qu’en toi. S’il n’y a pas de dehors parce
qu’il est dedans, alors tout est dit.
Tout, sauf la question qui ne cesse de hanter toute la philosophie depuis
Hegel : mais s’il n’y a pas de dehors ni de limites, alors pourquoi parler encore
de limites, de cercle de cercles, pourquoi parler encore de l’Ordre rond ?

Il faut donc trouver le moyen, pas facile, de penser à la fois l’Ordre rond, donc
limité par sa courbe, et le non-dehors, c’est-à-dire l’absence de courbe et de
limite. Une limite qui soit en somme une non-limite, un cercle qui soit un cercle,
mais sans dehors. On pense encore à Rousseau, à ces îles surgis de la mer, sans
tenir à aucune autre terre, on pense à ces continents scientifiques surgis dans la
mer de l’ignorance pratique. On pense à l’apparition d’un saint dans un monde
déchiré par l’égoïsme, on pense à l’amour impossible chanté par Géraldy : « si tu
m’aimais, si je t’aimais, comme je t’aimerais », on pense à un Chef d’État qui
mettrait la culture des aubergines familiales au poste de commandement, comme
Caton, on pense à un savant qui rechercherait les femmes à l’oreille en forme
d’oseille, à un oiseau qui ferait des confitures de groseilles sur la tête d’André
Breton, que sais-je, nous en savons tous assez, pour savoir en tout cas que cette
question est diablement sérieuse, est peut-être même la question des questions, et
qu’il faut la traiter convenablement, même si elle nous est apportée comme sur
un plateau par nos amis les philosophes idéalistes en premier.
Eh bien, Heidegger a son idée sur la question, en ce sens qu’il a été le premier,
avec le néo-positivisme logique, à la prendre au sérieux. Mais le néo-positivisme
logique, en bonne ontologie, vous a une de ces manières de traiter la question qui
n’a rien d’encourageant. Il dit, et il le fait malgré tous ses respects à la théorie
des ensembles (fort intéressée par la question de la limite, car quand un vase est
plein, chacun sait qu’il suffit d’une goutte pour le faire déborder), que la limite,
il ne veut pas en entendre parler, que c’est une question religieuse,
métaphysique, psychanalytique et marxiste (vlan !), et qu’il s’intéresse aux faits.
Et que c’est comme ça et pas autrement (formule connue). Et si ça ne vous plaît
pas, vous n’avez qu’à aller voir ailleurs si j’y suis, ou vous payer un voyage aux
Antilles. Il ajoute que c’est une misère que d’être si peu compris, et tant méprisé
des philosophes du temps présent, mais vu la décadence universelle (on ne voit
pas très bien où elle est, dans ce temps de hausse de la productivité et de
libération de la femme et des homosexuels), que c’est après tout normal, et que
suffit d’attendre, et même si ça ne s’arrange pas, dieu y reconnaîtra les siens
(pardon ! dieu, c’est une manière de parler, car on n’y croit pas : dommage).
Oui, Heidegger est autrement intéressant, car il prend en compte la question et se
demande comment la régler. Il s’en sort en brouillant les cartes, en gommant la
limite, en la renvoyant à la fois à son en deçà et à son au-delà, ce qui donne une
langue quasi-impossible à lire, car allez dire ces choses clairement ! En somme,
il reconnaît la chose, mais patauge plutôt dedans, vu qu’il ne tient pas la part
égale, mais que, en bon spiritualiste qu’il est au fond resté, il donne le primat à
l’Être sur les étants. Je ne puis malheureusement être plus clair en quelques mots
sur cette pensée qui s’est fait la réputation d’être profonde à force d’obscurité, et
je préfère en venir sans attendre à celui qui a vu clair en tout cela, qui a
provisoirement réglé la question et de surcroît en termes très compréhensibles,
mon ami Jacques Derrida178.
Derrida179 a montré de manière très convaincante qu’il fallait chercher la
réponse à la question d’une limite qui ne soit pas une limite du côté de la marge.
Chacun sait ce que c’est qu’une marge : il y en a dans cette page même. Un
espace vide qui est à côté d’un espace plein. À croire que le plein ne peut pas se
passer du vide, et vice-versa. Ce qui suppose une limite entre les deux, certes,
mais une limite qui ne soit pas un Ordre, n’en relève pas en tout cas, puisqu’on
peut varier la marge, donc la limite. Que la marge soit de deux ou trois
centimètres, qu’importe, il suffit de se mettre d’accord avec le typo, et ça colle.
Derrida a donc vu que ce « jeu » importait à la marge, tout autant que la marge à
la limite. Mais, naturellement, ce « jeu » changeait tout, puisqu’il était libre, et
non imposé, il se libérait et nous libérait ainsi de tout Ordre, fût-il plat ou rond,
ou moniste ou dualiste, ou même tordu. Et voilà que cette marge se met à porter
nos espoirs, après avoir subi nos désespoirs. Car ce qui est dans la marge est
marginal : les fous, les enfants, les déviants, les philosophes, les malades
mentaux, les artistes détraqués ou normaux, les anormaux, etc. Or il s’avère, une
fois que la normalité est démystifiée (Canguilhem180 nous a rudement aidés à le
comprendre, après Spinoza et Nietzsche), qu’on s’avise que des choses
intéressantes se passent du côté de la marge : en marge de la société officielle, du
côté des travailleurs exploités, du côté des travailleurs émigrés, du côté des
enfants, de la bouche de qui, depuis longtemps, sort la vérité, du côté des
artistes, des plus grands aux plus humbles, Breton et ses amis entre les deux, du
côté des pauvres d’esprit quand ils sont des saints, même s’ils l’ignorent, du côté
des fous, et de certains incarcérés, surtout soviétiques ou américo-latins, etc. La
marge, c’est aussi la plage, celle sur laquelle tout le monde débarquera pour y
prendre le soleil quand on aura enfin traversé cette terrible rivière du socialisme
sur la barque de la dictature du prolétariat. Et alors, sur la plage du
communisme, ce sera le libre règne de la marge, il n’y aura plus de texte, plus de
droit écrit, plus de loi écrite, plus d’ordres écrits, plus d’écriture, rien que des
traces vivantes, celle de la parole, des échanges de mots et de biens sans argent,
sans comptabilité (écrite), des échanges de regards, de voix181, d’amour ou de
haine, mais sans tromperie sur la marchandise, ce sera la fin de la dictature de
l’écriture, la fin de la dictature du langage, le règne de la marge universelle et de
la famille universelle vous dis-je, le règne du blanc, qu’on verra dans le blanc
des yeux, le règne universel des blancs, c’est-à-dire de la race blanche, mais
toutes les races seront blanches, c’est-à-dire de toutes les couleurs, et seuls les
blancs-becs auront à bien se tenir, à moins de se transformer en merles blancs,
d’ailleurs tous les merles seront blancs, ce sera la suppression du noir, de tous les
deuils et de toutes les souffrances évitables.
L’encourageant, car je vous connais, vous allez dire que je délire, c’est que la
marge, ça n’est pas une utopie, ça existe aujourd’hui bel et bien dans la réalité,
témoin non seulement la théorie de Derrida, mais l’existence de tous les
marginaux recensés et de tous les non recensés. Ça existe et ça se développe, et
ça se développe dans tous les pays, parfaitement, même en URSS182. Je vous
l’expliquerai un jour, je n’ai malheureusement pas le temps aujourd’hui. C’est
vous dire que Derrida n’a pas raté son affaire, en mettant au poste de
commande183 la question de la marge184. Et l’intérêt des recherches de Derrida
est de montrer que la philosophie et la politique, c’est, sous un certain rapport, la
même chose. Qu’une théorie de la marge, comme la sienne, conduise tout droit à
rencontrer la théorie de la politique185 et anticipe par un biais sur le
communisme, le prouve de toute évidence, et sans qu’aucun commentaire soit
nécessaire.
Il faut pourtant dire que du point de vue théorique, cette réflexion sur la limite
qui introduit la notion de marge prend quelque liberté, une sérieuse liberté, avec
les Formes tout court, et pas seulement celles de la géométrie connue : non
seulement le plat ou le rond, mais la limite (différentielle), ou encore le tordu
(anneau de Möbius cher à Lacan186), voire le mou, le visqueux, dont, après
Sartre187, commence à s’occuper la Physique du Solide. Il faut dire qu’en fait de
Formes, toutes les sciences connues, surtout depuis qu’elles se sont agenouillées
devant la Logique Mathématique, sont d’une affligeante pauvreté devant les
formes qu’on peut observer dans les rapports humains, dans « l’inter-
subjectivité » ou dans l’inconscient, où règne l’Informe des fantasmes. Mais les
sciences ne veulent en général rien connaître de tout cela, qui les dérange des
Formes dans lesquelles elles pensent leurs choses à elles, et qui, par conséquent,
les arrangent.
Ce n’est pourtant pas que les sciences n’aient, elles aussi, inventé des Formes
d’ordre inattendues, depuis cette action à distance de Newton (l’attraction d’une
planète sur une autre, et, en généralisant, d’un corps sur un autre, d’où la
pesanteur, les marées, etc.) qui a passablement bouleversé les vieilles Formes
dans lesquelles on pensait depuis Aristote : la distinction entre le mouvement
naturel, qui fait qu’un corps tend vers son lieu, une pierre le bas, la fumée le
haut, ou qu’un homme tend vers sa place, l’esclave le bas, le prince ou le
propriétaire le haut, et le mouvement violent, qui contrarie le mouvement naturel
d’une impulsion inattendue, grâce à quoi on peut tirer des flèches ou des boulets
de canon qui tuent l’adversaire, grâce à quoi, dieu merci, on peut aussi forcer les
esclaves, qui se croiraient des hommes libres, à se soumettre.
Et cette notion de l’action à distance, que la physique moderne des particules
et d’Einstein a, à la fois, abandonnée et renouvelée, elle n’est pas, figurez-vous,
sans intéresser la philosophie, qui à sa manière est aussi une sorte d’action à
distance, puisque, rappelez-vous, elle n’agit jamais qu’en elle-même et n’agit au
dehors qu’à la condition de n’agir qu’en soi. Mais ce n’est pas le lieu de pousser
plus avant cette investigation, car nous risquerions, quels que soient les progrès
des sciences dites de la nature en matière d’innovation de Formes, de tomber sur
l’informel qui règne non seulement dans l’inconscient humain (figurez-vous
qu’il ignore royalement le principe de contradiction !), mais aussi dans certaines
marges de la pratique politique, esthétique, familiale, morale et même (où allons-
nous !) religieuse. Nous laisserons donc ce chapitre ouvert, sûr que le travail des
sciences, la réflexion des philosophes, et l’imagination des artistes et des
politiques sauront le poursuivre et le préciser.
14.
Il est temps en effet d’en venir à cette autre catégorie qui attend que nous
voulions bien nous occuper d’elle, car nous l’avons citée devant le « tribunal »
de notre petite raison, avec l’objet, je veux dire : le sujet S.
Évidemment – on a pu s’en rendre compte à propos de l’objet, que nous avons
évoqué à travers sa vérité, à savoir l’Être – ces catégories n’intéressent pas que
la théorie de la connaissance, mais toute la philosophie. C’est dans cet esprit que
nous dirons quelques mots du sujet.
Le sujet peut être ce dont on parle, même si on parle de l’objet : de toute
façon, il est alors identifié. Le sujet peut être celui qui parle, et qui dit « je »,
comme il dit « tu » à son interlocuteur présent, et comme il dit « il » d’un tiers
impersonnel et absent. « Il est celui qui est absent », la personne absente, la
personne impersonnelle, comme le dit très bien Benveniste188. Façon de dire que
la langue, et en particulier le verbe, ne peuvent se manier sans l’identification,
donc sans l’identité de sujets, qui désignent celui qui parle, celui à qui on parle,
et celui dont on parle, au singulier et au pluriel. Identification, identité : c’est
bien moi, c’est bien toi, c’est bien lui, il ne peut être question d’erreur sur la
personne, sinon tout discours serait impossible, aucune réalité ne serait
identifiable, et rien ne serait identique à soi, un. Cet un-ci.
C’est là ce que le sujet ajoute à l’Être : c’est bien lui, et pas un autre, cet
individu qui est tel parce qu’on ne peut pas le couper en deux. Hegel raconte
ainsi l’histoire de Salomon, jugeant souverainement entre deux femmes qui se
disputaient la parenté d’un enfant : puisqu’elles disent toutes les deux qu’il est à
elle, qu’on le coupe en deux ! Ce qui leur fit pousser des cris d’horreur, car
le concept d’individu, comme son nom l’indique, ne se divise pas, et il est plus
fort que toute propriété putative qui le diviserait ou le morcellerait. Il faut en
venir à ce qui est en deçà de tout sujet, à l’inconscient, pour admettre, comme
l’avait dit Freud et comme l’a montré pour le petit enfant Mélanie Klein189, qu’il
existe des fantasmes d’objets partiels, donc que le morcellement puisse être une
forme d’existence, et que l’indivis du sujet suppose ce morcellement primordial
comme ce qu’il doit dépasser, dans l’Œdipe, pour atteindre à l’existence du
sujet : un et indivisible comme la République, et comme dieu. Car il est vrai
qu’en philosophie comme en politique, toute division est mortelle.
C’est bien lui, et pas un autre, et il est un et indivis : tel est le sujet, dans le
principe. C’est lui qui permet alors d’identifier tout objet, toute réalité comme
étant identique à soi, dans l’espace et dans le temps. Le sujet est alors le soi
(c’est bien lui, pas un autre), ce que Hegel appelle le Selbst, capable de dire
« c’est bien moi et pas un autre », l’un et l’identique à soi, l’identité étant la
réflexion de l’un sur soi comme sujet.
Il est évident, même si elle ne porte pas le nom qu’elle possède dans notre
langue – terriblement contaminée, on va voir pourquoi, par l’idéologie juridique
bourgeoise – même si elle porte un autre nom, que cette catégorie de sujet (que
nous définissons par sa fonction philosophique) est indispensable à toute
philosophie, que ce soit pour l’endosser ou pour la rejeter.
Comment faire en effet, une fois posé l’Être, qu’il se manifeste sous telle et
telle forme unes et identifiques, et capables, si elles avaient la parole, de dire :
oui, c’est bien moi, je suis bien telle pierre, tel chien, etc., car pour ce qui est des
êtres qui ont la parole, on peut leur faire confiance, à cette réserve près, qu’étant
doués de parole, ils ont de ce fait aussi la possibilité de mentir, c’est-à-dire non
seulement de se tromper, mais aussi de tromper – comment faire, une fois posé
l’Être, que de poser le sujet, ou son équivalent, pour penser les êtres particuliers
dans leur individualité et leur identité ?
C’est ainsi, pour ne prendre que ces exemples (car ils abondent), que Platon
proposa la théorie de la participation190. Chaque individu, concret et identique à
soi, n’existe que par participation à l’Idée qui est son idée : un beau garçon, une
« belle » fille ne sont beaux, et tels, que par participation à l’Idée de Beau. Mais
cela ne suffit pas, car une telle participation ne leur confère que la généralité de
la beauté, non la singularité de l’existence de sujets. Et c’est alors que Platon
imagine sa théorie du mélange191, paradoxalement le mélange fondant ainsi la
distinction individuelle des sujets, pour rendre compte jusque de leur
individualité la plus singulière. Qu’est-ce qui se mélange ainsi pour composer
cette singularité ? Des « genres de l’être » (le Sophiste), l’être et le non-être, le
général et le particulier, le beau et le laid, le même et l’autre, etc. Genres de
l’être qui anticipent déjà sur les fameuses catégories d’Aristote.
Car Aristote s’est avisé192 que la théorie platonicienne non seulement était
contradictoire (puisque c’est le mélange qui est destiné à fonder, donc à garantir,
le non-mélange, la distinction, la singularité du sujet), mais encore était
impuissante à produire le résultat visé : ce n’est pas en mélangeant, même à
l’infini, des idées générales que vous parviendrez jamais à attendre la singularité
concrète, celle du « c’est bien lui et pas un autre ». Aristote entreprit donc de
s’engager dans une analyse inverse : au lieu de partir des Idées, c’est-à-dire de
postuler qu’à tout être concret correspondait une Idée pure qui lui donnait
existence et détermination (en quelque sorte de l’Être conçu comme réalité
absolue, non équivoque, pleine et entière), Aristote partit du concret, de ce que
chacun peut voir et toucher ici et maintenant, et retenir dans sa mémoire pour le
soumettre à la réflexion. C’est pourquoi on peut à juste titre le considérer comme
le père de l’empirisme, dont il sera question plus tard.
Analysant ainsi les choses réelles, il découvrit qu’elles étaient multiples et
distinctes, à l’infini, mais que pourtant, dans cet Être qui était leur existence
(premier sens de l’Être), elles présentaient non des formes, mais des modalités
singulières, qui leur étaient à toutes communes : la quantité, la qualité, le temps,
l’espace, le lieu, la durée, etc. ; autre sens de l’Être. Ces modalités, Aristote eut
la surprise, contrairement à Platon, de découvrir qu’elles étaient en nombre fini,
ce nombre fini que Kant193 devait plus tard reprendre, au grand scandale de
Hegel, et il les appela les catégories194 (le mot n’est pas pris ici dans notre sens,
bien qu’il lui soit apparenté). Et c’est en conjoignant à la fois l’Être de
l’existence, et la combinaison des modalités concernées de l’Être des catégories
(« l’Être se dit en plusieurs sens »), en identifiant pratiquement les catégories
philosophiques de l’être et les catégories linguistiques de l’être (les modalités
des déclinaisons et des conjugaisons), qu’Aristote prétendit parvenir au résultat
raté par Platon : atteindre enfin la singularité du sujet existant.
Pourtant il demeurait lui aussi dans l’abstraction de la généralité, au point de
reconnaître qu’il « n’a pas de science de l’individu195 ». Car si vous reconnaissez
qu’un sujet existe, d’accord : vous lui avez donné l’Être et l’avez pensé sous
l’Être. Si de surcroît vous ajoutez qu’il existe sous la modalité de la quantité, de
la qualité, du lieu, etc., d’accord : vous avez précisé la modalité de cette
existence. Mais qui vous garantit qu’il n’existe pas un nombre considérable de
sujets qui tombent sous votre combinaison catégorielle ? Et surtout, qui vous
garantit que vous avez bien atteint l’essence intime de ces sujets ou de ce sujet,
s’il s’agit d’un sujet singulier, comme le soleil (seul de son espèce) ou Socrate
(irremplaçable, puisque mort il n’est resté que le souvenir et le regret) ?
Aristote essaie de se débrouiller dans cette contradiction, qu’il a lui-même
provoquée, par une étrange théorie qui est à la fois une théorie de la substance,
de l’essence, et de l’individualité. Il forge d’abord une théorie de la substance,
car il faut bien qu’il y ait un sujet sous les attributs dont les catégories affectent
tel être déterminé, un upokeiménon196, quelque chose qui, littéralement, est
allongé dessous, un « support » dira Marx dans Le Capital197. Mais dire cela
reste encore général. Sans doute, cela permet d’attribuer les déterminations à un
sujet, à la substance, donc cela permet tout simplement de parler (opération que
les sophismes des adversaires d’Aristote, critiqués dans toute son œuvre,
interdisaient proprement aux hommes), et non seulement de parler, mais (car
Aristote n’est pas nominaliste) d’attribuer par des mots des attributs réels à des
êtres réels.
Mais il n’y a rien là qui qualifie la substance comme sujet. Il faut donc ajouter
à la théorie de la substance une théorie de l’essence. Le plus intéressant est sans
doute qu’Aristote fasse alors intervenir la même catégorie, le même mot : ousia,
pour désigner, à partir du moment où il passe à la théorie de l’essence, à la fois
l’essence et la substance, qui n’est plus alors l’upokeiménon, le « ce qui est
allongé dessous », la « base » ou le « support198 ». C’est que l’ousia manifeste
une autre prétention : parvenir à dire ce qui constitue en propre tel être, et qui est
« bien son essence à lui, individuelle, et pas une autre ». Il y a ainsi chez Aristote
toute une théorie de l’essence qui donne à penser que le but a été atteint, et que
l’on a bien affaire à une définition du sujet par son essence. Mais ce serait trop
simple, car l’essence est encore une notion générale, applicable à tout être, et
l’exigence que cette essence soit bien l’essence individuelle de tel être est elle
aussi générale.
C’est pourquoi Aristote, déchiré, mais conscient, se remet au travail, et se
demande qu’est-ce qui individualise le sujet (entendons ici : à la fois dans l’être
et dans sa définition, les deux théories, et de l’être et de la définition, étant
toujours conjointes chez Aristote). Et il donne, naturellement, car il est dans
l’impasse, plusieurs réponses199 : ce qui individualise, c’est tantôt la matière
(mais qu’est-ce que la matière ? elle est ambiguë chez Aristote, qui, malgré
quelques velléités provisoires, n’est pas matérialiste), c’est tantôt l’accident,
tantôt la forme.
Faut-il traduire dans le langage courant ces expressions ? Si c’est la matière
qui individualise, cela veut dire non seulement que c’est telle variété de matière
qui définit telle pierre, ou telle bête, ou tel homme, mais que c’est la disposition
singulière de cette matière (que tel chien ait le poil roux, que tel homme ait le
nez long, etc.), et aussi le lieu et le temps de son existence (le chien de ma
chienne, la femme du boulanger, la mère de mes enfants, le président de la
République en 1976). Si c’est l’accident qui individualise, cela veut dire, pour ne
prendre que l’exemple de l’homme, que c’est de loucher qui fit la femme
qu’aima Descartes, de bégayer qui fit Jouvet, de boiter qui fit le diable de
Lesage, de dormir quand il voulait qui fit Napoléon et de dormir toujours qui fit
Koutouzov, etc. Si c’est enfin la forme (qui porte tous les espoirs déçus
d’Aristote, car c’est la cause la plus haute et la plus resserrée sur son objet) qui
individualise, alors cela veut dire que c’est la fin, le but, la destination qui définit
l’individualité du sujet, leur fin individuelle, étant donné que, dans des
circonstances particulières, et bien que « tous les cimetières sont remplis
d’hommes irremplaçables », on sait parfaitement que les individus ne sont pas
interchangeables, que je n’est pas tu, que ma femme dieu merci n’est pas moi,
qu’Aristote ne pouvait être remplacé par personne, Alexandre le Grand encore
moins, et que le monde est fait d’êtres « que jamais on ne verra deux fois », qu’il
faut donc pour cette raison soit aimer, soit supprimer.
Et quand Aristote parle ainsi de forme-fin, il n’entend pas la fonction, car
toute fonction peut être remplie par n’importe quel fonctionnaire, il suffit de le
recruter, mais [il y va] de finalité, et d’une finalité irremplaçable, car le monde
est ainsi fait qu’une place ne peut être occupée par deux êtres, qu’on ne peut pas
s’asseoir à deux sur une chaise, à moins de prendre la place de celui qui
l’occupe, et de le mettre proprement dehors, ce qui est contraire à la nature, la
physis, qui intervient finalement pour tenter de réaliser la soudure théorique de
ce dispositif lacunaire.

Oui, il y a une nature (sublunaire : notre bas-monde, la lune et les astres étant
dispensés du devenir, puisqu’ils tournent en rond, alors que les bêtes et les
hommes sont condamnés à ne pas pouvoir tourner en rond, et c’est pourquoi ils
sont mortels), oui donc, il y a une nature, et cette nature est un ordre, l’Ordre des
ordres, qui assigne à chaque être individuel sa place et sa fonction dans le tout de
son organisation. C’est elle qui fait qu’il y a des hommes qui sont « esclaves par
nature200 » et le resteront tant que « les navettes ne tourneront (en rond) pas
toutes seules201 », qui fait qu’il y a des chefs d’État par nature, et, naturellement,
des philosophes par nature, pour faire la théorie de cette Nature, terriblement
politique en son mutisme, mais, dieu merci, le philosophe parle pour elle, afin
que tous les hommes acceptent la place qui leur est imposée pour que tout tourne
rond : oui, tourne rond, parce que ce mouvement et ce devenir qui ne tournent
pas rond, quand on fait l’addition, on s’aperçoit qu’ils tournent rond, que
l’addition est toujours la même, à preuve l’histoire des constitutions politiques :
elle passe toujours par les mêmes phases, monarchie, république, tyrannie, et
Aristote en connaissait un rayon, lui qui conseillait les rois et les chefs d’État en
fonction d’une théorie que les événements vérifiaient toujours, à une ou deux
exceptions près, dont celle qui lui valut de finir, sans quitter Athènes, dans la
proscription. C’est qu’il y a des exceptions dans la nature, qui pourtant ne fait
« rien en vain », qui pourtant « ne fait pas de saut », et ces exceptions sont
justement les monstres, dont Aristote, qui était honnête et n’en perdait pas une
(d’occasion : il fit aussi la théorie de l’occasion, cet homme) fit aussi la théorie.
Et voilà comme un homme intelligent essaie de se débrouiller dans une théorie
du sujet, quand elle est soutenue par une théorie de l’être et une théorie de
l’essence. Il n’est pas parvenu, on le voit, jusqu’à formuler une théorie de cette
« espèce d’individu », dont parle ironiquement Hegel, qu’est le sujet. Il faut
croire, à en juger par le nombre de « mauvais sujets » qui hantent son œuvre,
depuis les esclaves qui ne veulent pas accepter de l’être, jusqu’aux passions qui
ne veulent pas se tenir dans le « juste milieu », [en passant] par les hommes
d’État qui se laissent porter par l’ambition ou n’acceptent pas le destin que leur
fixe la nature, et les mauvais philosophes que sont les sophistes qui ne veulent
pas qu’on appelle un chat un chat, etc., [parce] que ce n’était pas possible sur
cette base théorique.
Mais Aristote s’en consolait en pensant qu’existe quelque part un Être qui est
l’individu par excellence, et pur de toute matière et de tout accident, un Être qui
est pure forme, et qui est bien au-dessus du soleil – cet individu qui présente
l’inconvénient de n’être que matière (du feu subtil) – car il est pure intelligence :
dieu. Et pour ne pas tomber dans tous les ennuis d’Aristote, ce dieu, loin de
penser le monde (vous parlez d’une aventure), se contente de se penser lui-
même, d’être la pensée qui se pense elle-même, « noèsis noéseos »202, comme ça
il est tranquille. Et, étant pensée, il se contente de contempler de loin la nature,
lunaire et sublunaire, et d’agir à distance (déjà !) comme le bon philosophe qu’il
est, sur elle, étant sa fin, et exerçant donc ainsi (déjà !) une attraction bénéfique
sur elle. Façon, certes, de se passer de Dieu, ce qui donna à Aristote la réputation
de matérialiste, qu’Averroès203 systématisa en Espagne parmi les philosophes
arabes, au grand dam de saint Thomas, qui le combattit sans répit – mais aussi
façon d’installer Dieu à l’écart, loin de toute contestation, comme la catégorie
suprême dont la philosophie a malgré tout besoin pour penser ce qu’elle pense :
c’est-à-dire le monde et ses propres bévues. Mais aussi, et c’est là ce qui est
terriblement concret, façon de garantir la « Nature », c’est-à-dire l’ordre établi,
celui des connaissances acquises, certes, même s’il faut les développer (Aristote
fonda le premier CNRS de l’histoire), mais aussi l’ordre social et politique, qui
en avait rudement besoin en un temps où les luttes des classes débouchaient à
tout instant, et de manière imprévisible, sur des coups d’État et des
bouleversements sociaux.
15.
Je voudrais ici faire en passant une simple remarque. C’est qu’un vrai
philosophe, comme Aristote, pense, et qu’il pense de manière conséquente sur la
base de ses présuppositions philosophiques. Le philosophe n’est pas un homme
qui saisit au passage ce qui se présente à lui. Il « met à la question » à sa manière
non pas la nature, mais ses propres questions, et il les pousse jusqu’à leurs
conséquences. Et les poussant jusqu’à leurs conséquences, quand il est idéaliste
(le cas du matérialisme sera examiné plus loin), il ne cesse de buter sur des
difficultés, nées du caractère imaginaire de ses présupposés et de ses questions,
et contredites par les faits d’expérience. Il répond à ces difficultés en mettant sur
pied des théories qui sont autant de fuites en avant, transposant la question non
résolue précédemment en une nouvelle question, de nouveau insoluble, et cela
jusqu’enfin, pour résoudre toutes les contradictions en suspens et leurs théories
contradictoires, le philosophe finisse par revenir à la maison, à son point de
départ, sans le savoir naturellement : à l’idée de l’Être sur laquelle il faisait
semblant de s’interroger, mais en lui ajoutant comme attribut le gigantesque
effort de pensée qu’il a fourni, et c’est pourquoi l’Être devient pensée, et pensée
qui se pense elle-même, c’est-à-dire l’incarnation du philosophe lui-même, qui a
tenu tout le discours laborieux qu’il a prononcé pour garantir à des lecteurs, et
aux hommes qu’ils peuvent influencer, que l’ordre naturel, c’est-à-dire l’ordre
établi, l’ordre social et politique, est « conforme à la Nature », c’est-à-dire est
bon, et que c’est un crime que d’y toucher.
On dira que ce gigantesque effort est vain, puisque tautologique. Ce n’est pas
vrai. Car, chemin faisant, en posant telle et telle question, le philosophe a, sans le
savoir, côtoyé des problèmes réels : mieux, il a forgé des catégories et des
concepts théoriques pour aider à la fois à poser ces problèmes scientifiques, et à
les résoudre. L’histoire de la philosophie le prouve avec une évidence
saisissante. Qu’Aristote, vingt siècles avant Newton, ait pensé la catégorie
d’action à distance, et, vingt-deux siècles avant Freud, ait pensé la catégorie du
moteur immobile, qui résume en première approximation la position de
l’analyste, le montre avec assez d’éclat. Un mathématicien tchèque vient
d’exposer, par exemple, qu’on trouve dans Aristote de quoi anticiper sur les
géométries non euclidiennes (ce qui en soi n’est pas étonnant, la théorie du lieu
chez Aristote étant liée à l’être, et non à l’espace de la géométrie euclidienne). Et
pour nous en tenir à des exemples moins éclatants et plus modestes, nous savons
bien que les catégories de substance et d’essence, qu’il a fixées de manière
relativement univoque dans leur lieu de la philosophie idéaliste, ont dominé
toute la réflexion jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, non seulement dans la
philosophie, mais dans les sciences.
Il fallait faire cette remarque pour montrer en quoi (et pas seulement dans le
domaine social et politique, où c’est de première évidence, mais aussi dans la
philosophie et dans les sciences) la philosophie présente ce paradoxe d’être à la
fois complètement nulle, en tant que spéculation imaginaire, et très utile
concrètement. Et je parle ici du cas le plus difficile, celui de l’idéalisme, car dans
le cas du matérialisme les choses sont plus évidentes, puisque ces fonctions sont
beaucoup plus conscientes. Cela explique entre autres que les scientifiques (et
même les mathématiciens) se moquent et se passent apparemment de la
philosophie, qu’ils considèrent comme un jeu gratuit, alors qu’en fait, et sans le
savoir, bien sûr, ils ne lui échappent pas. Elle peut leur être un obstacle ou un
secours inaperçu ; de toutes façons, elle existe dans le champ de leur pratique
théorique et y joue, selon les conjonctures, un rôle plus ou moins important.
Qu’ils ne le soupçonnent pas ne change évidemment rien à l’affaire. Ce ne serait
pas le premier exemple d’hommes et de savants mus par une nécessité qu’ils
vivent comme leur propre liberté et qui les mène en réalité par le bout du nez.
Jusqu’où et comment ? Nous le verrons ailleurs.
16.
Je ne puis, d’Aristote, passer aux théories idéalistes bourgeoises du sujet sans
m’arrêter à un événement philosophique de haute importance, qui jure avec la
tradition idéaliste, et qui est le fait des stoïciens et d’Épicure.
Il s’est passé chez eux une révolution philosophique qui intéresse directement
la laborieuse constitution du matérialisme. Les stoïciens204 (je ne suis pas l’ordre
historique) ont en effet élaboré une Logique étonnante, qui met fin aux
présupposés de la logique de l’Être, et qui, de ce fait, a passionné les logiciens
modernes (même s’ils sont néo-positivistes, cela importe peu pour le moment).
Ils ont en effet renoncé à subsumer (soumettre) les êtres et les faits à des
catégories préexistantes. Ils ont en somme refusé de commencer par l’origine et
par l’Être, et ont eu l’audace de ne commencer par rien : par ce rien de sens que
sont justement les faits.
Toute leur démarche peut se résumer dans la petite phrase suivante : « si…
alors ». Si les hommes sont mortels, alors il n’y a pas d’autre vie, alors il faut
chercher le bonheur ici-bas, alors il faut lutter pour lui dans la forme où il est
possible (pour eux, l’ataraxie, l’impassibilité, qui avait un sens dans un monde
dominé par des luttes de classe et des guerres épouvantables), etc. En somme, ils
partaient du fait, l’étudiaient, et en tiraient les conséquences qui y étaient
contenues, sans rien y ajouter d’autre. Nous avons pris l’habitude, dans nos
sciences expérimentales, de cette théorie et de cette pratique. Mais il faut bien
mesurer sa portée révolutionnaire. C’en était fini des Idées qui précèdent le
monde comme son modèle, le dominent de leur pouvoir et le conduisent vers sa
fin obligée. C’en était fini de rechercher une définition du sujet individuel par la
substance et l’essence.
Il n’y a qu’un monde (mais un nombre infini de mondes est possible, et cette
hypothèse de l’infinité n’a qu’un sens : faire apparaître la contingence de tout
monde, donc de celui-ci), et ce monde n’a ni origine ni fin. Les hommes vivent
dans ce monde avec [pour] tout horizon ce qu’ils en perçoivent et ce qu’ils y
font, et ils doivent se débrouiller avec cette misère, sans espérer qu’aucun dieu ni
maître les tirera jamais de leur perplexité et de leur finitude. Cela ne les empêche
pas de vivre, d’ajouter à leurs connaissances, en vertu du principe : « si…
alors », et d’agir en conséquence de cette conséquence, mais ils ne peuvent rien
espérer ni d’une Nature, qui existe, ni des dieux, qui, s’ils existent, sont
parfaitement impassibles. C’est ainsi que les stoïciens s’arrangeaient des dieux,
en les envoyant en exil, comme les nouveaux tyrans faisaient de leurs opposants.
Excellente politique, qui ne verse pas le sang, à condition d’être sûre [sic] que
les opposants ne recouvreront jamais assez de force pour remonter à l’assaut du
pouvoir. Des dieux faibles, c’est commode. Cette simple pensée devait donner le
jour à de prodigieux développements, le temps venu, dans les sciences et la
politique, et des armes aussi contre la religion et le despotisme.
Épicure205 allait infiniment plus loin. Il ne se contentait pas d’indiquer, par
l’hypothèse de la pluralité des mondes, la contingence de celui-ci, il entrait dans
le détail, et montrait la contingence à l’œuvre, en la pensant. Lui non plus ne
partait pas d’une origine (qui est toujours une origine de sens et de fin : c’est
dans l’origine qu’est contenue intégralement toute la vérité des choses, et avec
leur vérité, leurs fins obligées, c’est-à-dire leur destination, et donc le rôle de
chaque individu dans l’État). Il partait d’un « fait » étrange, que lui avait inspiré
Démocrite. Ce fait, c’est que, de toute éternité (car le monde est éternel, thèse
matérialiste par excellence), le monde est fait d’atomes, particules corporelles
insécables (individus parfaits car indivisibles, ce qui règle une partie de la
question du sujet), qui tombent dans le vide, parallèlement, tels des gouttes de
pluie. On trouve l’image de la pluie dans le poème épicurien de Lucrèce : De la
nature des choses206. Dans cette hypothèse, évidemment, rien ne se passe. Or, il
importe qu’avant tout commencement, rien ne se passe, donc que règne le Néant
d’événements, mais non le néant de matière, comme il importe que cette matière
ne soit pas informe, mais très définie, étant composée d’atomes tout semblables
et soumis à la pesanteur dans le vide, et prête, si l’occasion se présentait jamais,
à l’événement. Pour que le monde soit, il faut donc qu’il ne se passe rien avant
son commencement, mais que toute la matière propre à le former existe :
autrement, nous serions en plein idéalisme. Comment donc le monde peut-il
commencer ? En vertu d’une propriété des atomes, la déclinaison (le
« clinamen »), qui leur permet de dévier insensiblement (d’une différence
infime) de la ligne droite de leur chute. Quand cela advient, alors nécessairement
l’atome déviant rencontre l’atome voisin. Par quoi l’on voit que, selon Épicure,
c’est la déviance, la déviation qui est au commencement du monde. La déviation
et non la norme, ce qui constitue une critique radicale de toute norme, logique,
juridique, morale, politique ou religieuse, balaie le théâtre du monde de tous ces
préjugés, et laisse les choses se produire selon la nécessité de la déviation et de
l’agrégation.
De fait, les différents atomes, se rencontrant et s’agrégeant, produisent les
êtres singuliers que nous connaissons, et qui font notre monde, le seul que
nous connaissions. Différence d’agrégation produit différence de constitution et
de forme et d’apparence, ce qui résout de manière simple la question du sujet
individuel. Le point essentiel de cette théorie, outre la thèse de la déviance-
déviation, concerne la rencontre, qui est le concept développé de la contingence.
Car rien ne pré-destine tel atome à rencontrer tel atome, et pourtant c’est de cette
rencontre contingente, qui a lieu dans la matière, et qui a pour principe la
matière, que tout se produit. Par la thèse de la rencontre, Épicure introduit dans
la philosophie une pensée d’une prodigieuse portée, qui n’a guère été perçue
consciemment jusqu’ici que par Machiavel, Spinoza et Marx. Que tout soit
rencontre, soit de particules élémentaires, soit de corps ou de sujets composés,
que toute rencontre ait lieu sous cette autre rencontre du temps et de l’espace et
de leur contenu qu’on appelle conjoncture (d’un mot qui redit : rencontre, mais
sous la forme de la jonction), et que toute rencontre soit, sous les conditions
susdites, contingente, et nécessairement contingente, voilà qui ouvre sur les
événements, donc sur l’histoire et le temps, des vues sans précèdent.

Car une rencontre207, si elle se fait, peut se défaire : elle peut tout simplement
se rater, n’avoir pas lieu (la bourgeoisie italienne du XIVe siècle et le mode de
production capitaliste : rencontre ratée), elle peut être seulement une brève
rencontre (un homme, une femme) (Louis XIV et le Grand Turc, les USA et la
Chine), ou une rencontre durable (un amour réussi, Marx et Engels, etc.). Elle
peut être aussi une rencontre prématurée (Aristote et la géométrie non-
euclidienne), donc passer inaperçue, ou une rencontre posthume (Marx et
Spinoza), féconde dans ce cas, vaine dans d’autres (Léon Blum et Marx).
Mais, si nous allons plus avant dans le concept de rencontre, en tenant compte
des conditions de sa réussite comme de son échec, nous devons dire qu’une
rencontre n’a lieu que si quelque chose « prend »208 : il faut que les atomes
soient crochus pour s’accrocher entre eux. Lorsque la rencontre « prend », c’est
qu’elle a eu lieu. Bien sûr, on peut définir les conditions de cette « prise », mais
ce n’est possible à coup sûr qu’après coup (nachträglich, comme dira Freud209,
reprenant sans le savoir une idée d’Épicure), et quand c’est avant coup, ce n’est
certes pas impossible, mais c’est une possibilité relativement aléatoire, assurée
seulement dans la mesure où on peut contrôler la régularité de la répétition d’un
événement déjà survenu dans des conditions dont la connaissance de la variation
assure le contrôle.
La rencontre « prend » donc ainsi, comme l’eau « prend » et devient glace,
comme la mayonnaise « prend », comme le pouvoir d’un État « prend » sur la
conscience des gens, comme un mode de production « prend ». Et que cette
« prise » donne lieu à surprise, méprise, reprise, déprise, emprise, etc., et à tout
ce qui, en langue allemande, tient au concevoir ou saisir (begreifen, Begriff),
etc., cela mérite attention et examen. Mais ce que je veux dire, c’est que par sa
thèse de la déviation-rencontre-prise, Épicure nous a donné de quoi comprendre
justement ce que les idéalistes avaient visé et raté : savoir, le surgissement d’un
sujet, lui et pas un autre.
17210.
Cette conception audacieuse dans sa simplicité, et rarement comprise, fût
bientôt, avec les débuts du capitalisme, recouverte (eût dit Husserl) par une tout
[autre] idée, qui trouvait ses ressorts dans le droit bourgeois, repris du droit
romain dans une conjoncture qui lui permettait justement de « prendre » ou de
« reprendre ». Alors le modèle du sujet changea, pour devenir le sujet de droit, et
ce modèle triompha presque sur toute la ligne. Non qu’il chassât du monde
philosophique les anciennes catégories, qui remplissaient toujours leur fonction
(substance, essence, etc.), mais il prit leur relève tout en leur conservant à peu
près intact leur service, mais en le supervisant.
Qu’était alors ce sujet de droit ? Notez qu’il n’intervint pas directement, tel
quel, dans la philosophie, mais sous la forme de son substitut de l’idéologie
juridique, le sujet-origine-propriétaire-auteur-acteur, bref, l’homme comme sujet,
ou encore la personne humaine. Mais pour comprendre que l’homme en général
ait été pensé comme sujet, il faut remonter au sujet de droit.
Pour le droit bourgeois, tout individu humain est sujet de droit. « Sujet de »
signifie qu’il détient des capacités juridiques définies : avant tout, celle de
posséder des biens et de pouvoir les aliéner dans l’échange marchand. Le sujet
de droit est donc propriétaire de ses biens ; mais, pour [l’être], il doit d’abord
l’être de lui-même et de sa volonté, ce qui fait que sa volonté est libre. C’est en
toute liberté qu’il possède ses biens, et les aliène en passant un libre contrat
d’échange avec un tiers. La liberté juridique étant celle de tous, tous les hommes
sont donc égaux entre eux, en tant que sujets de droit. Et cette condition n’a rien,
comme on l’a cru, d’un rêve utopique, puisqu’elle ne fait que définir le fait des
conditions mêmes de l’échange marchand, qui allait alors se généralisant. Le
droit est de fait, et ne dit que le fait. Le fait qu’il dit est sans doute le fait du droit
marchand, mais dans ce cas le droit et le fait coïncident, propriété que la
philosophie idéaliste avait en vain poursuivie de sa chimère.
C’est ce fait du droit qui se trouve repris dans l’idéologie juridique pour des
raisons de principe intéressantes. Car on peut légitimement se poser la question
de savoir pourquoi donc le droit, qui semble se suffire, se double ou se complète
ainsi d’une idéologie juridique. La chose est pourtant simple, car le droit, s’il
sanctionne formellement toutes les opérations marchandes, n’y contraint pas
(affaire d’État et de police) et n’y oblige pas (affaire de morale). Il a donc besoin
du double supplément de l’État et de l’idéologie morale, laquelle ne va pas sans
rapports avec l’idéologie religieuse, au moins tant que la religion existe. Ce
qu’on appelle alors idéologie juridique est cette idéologie intermédiaire entre le
droit pur et l’idéologie morale-religieuse, idéologie qui assume, en leur donnant
une forme acceptable par la morale et la religion, les catégories du droit. Cette
opération de transfert et de transformation se fait par un déplacement de la
catégorie de sujet, qui cesse d’être simple sujet de droit (aux attributs limités)
pour devenir sujet humain, capable de revêtir les catégories juridiques, mais
aussi les catégories morales et les catégories religieuses : ainsi ce nouveau sujet
ajoute aux catégories de la propriété, de la liberté et de l’égalité, les catégories
morales de la fraternité, de la générosité, de la conscience morale, de la bonne
intention, de la conscience droite, et les catégories religieuses de la créature
finie, créée pour son salut, à travers le péché et la rédemption qui lui assure la
vie éternelle. Et comme ces idéologies juridique, morale et religieuse touchent
évidemment à l’idéologie de la pratique sur la nature ou des hommes sur les
hommes (production et politique), ce nouveau sujet devient, de surcroît, un sujet
actif et agissant, responsable de ses actes, conscient de ses projets, maître (ou
non) de ses actions, et en payant l’addition à la fin des fins, non devant dieu,
mais devant le tribunal de l’histoire, qui n’est pourtant pas un tribunal, sauf pour
ces idéalistes impénitents qui veulent que le monde, même quand il est laïc et
capitaliste, ait un sens.
C’est, Marx l’a montré, sur la base de l’idéologie juridique que s’est édifiée
toute la philosophie bourgeoise, dont on peut dire que Kant est le représentant le
plus parfait, au moins du temps que la bourgeoisie aspirait au pouvoir. Kant, du
point de vue bourgeois, est un vrai philosophe matérialiste. Il a mis fin à
l’ontologie, poursuivant la critique de l’Être et de la substance inaugurée, contre
Leibniz, par Locke et Hume. Il a chassé la religion des terres de la science et de
la morale, la reléguant dans le petit coin des postulats de la raison pratique,
appendice de la morale qui pourrait fort bien se passer d’elle, n’était l’idée que
Kant se faisait de la pureté des actes moraux, dont on ne trouve, disait-il, aucun
exemple au monde : il fallait bien garantir (toujours la garantie) leur existence
quelque part, à moins de tomber [dans] ce qu’il considérait à tort comme
l’empirisme. Kant a chassé de la connaissance scientifique, comme le Christ les
marchands du temple, toutes les fausses sciences, sciences sans objet (la
métaphysique de l’Être, l’ontologie psychologique, la psychologie ontologique,
la théologie ontologique). Il a produit une théorie de la connaissance (Critique
de la raison pure et Critique du jugement) qui est entièrement consacrée
à balayer l’Être, et à défendre l’idée que ce n’est pas l’Être, mais les phénomènes
qui sont donnés à la connaissance humaine, laquelle est en partie a priori, c’est-
à-dire indépendante de toute expérience, en ses formes pures, que ce soient
celles de la perception ou celles de l’entendement et de la raison. Il a montré que
le cogito n’était pas ontologique (le « je pense » de Descartes), ni a fortiori
psychologique, c’est-à-dire empirique, mais « transcendantal » (c’est-à-dire au-
dessus de toute expérience), puisqu’il fournissait cette unité qui ne peut être qu’a
priori, et qui lie tous les éléments soit d’une perception, soit d’un jugement
scientifique, fût-il lui-même a priori (mathématiques, partie pure de la physique)
ou empirique (partie expérimentale de la physique).
Ce que Kant avait fait avec son sujet pur pour la connaissance, il le fit aussi
avec sa conscience pure pour la morale, en montrant qu’aucun acte moral n’était
concevable sans cet a priori qu’est la bonne volonté, sans aucun motif empirique,
la seule volonté pure de faire le bien211. Et Kant a montré, ce qui est surprenant,
car il n’était pas Sartre, que cette pure bonne volonté entraînait avec elle toute
une structure de la Raison pratique, c’est-à-dire de la Raison morale, qui possède
elle aussi ses catégories pures, ses jugements purs, sa raison pure, et ses fins
pures, et cela est en un sens normal, puisque tout est pur dans la morale, mais en
même temps c’est nécessaire, parce que la morale n’étant jamais pure dans la vie
réelle, il fallait bien y distinguer le pur comme condition de l’impur, quitte à
renvoyer cet impur aux passions et intérêts humains, au « pathologique » que
l’homme a sans doute « librement » choisi de toute éternité, dans une sorte de
péché originel, puisqu’il y est à ce point attaché que toute sa vie en est, contre la
pureté de la Raison pratique, gouvernée.
Je n’insiste pas sur le fait, connu, que cette même conception du sujet pur
gouverne aussi, chez Kant, et la théorie de l’Art et la théorie de la société et de
l’histoire. Il n’innovait pas tellement en toutes ces matières, car il avait déjà été
précédé dans cette conception par les philosophes du XVIIIe siècle, Hume, Locke
et ses successeurs (Hume et Cie).
Cette conception avait l’immense avantage d’assurer que les êtres existant
dans le monde étaient bien des sujets, d’une part sujets purs, et d’autre part
sujets empiriques, et comme tels sujets non seulement de la connaissance, mais
du droit, de la morale, de la politique, du goût, et de la religion. La question de
savoir s’ils étaient « bien tel sujet et pas tel autre » était donc en principe résolue,
mais à cette différence, toujours en suspens, que l’on ne pouvait pas déduire le
fait de la singularité de tel sujet en particulier, bien qu’on fût assuré de sa forme
de sujet en général. C’est une des raisons pour lesquelles Kant refusait à la
psychologie la possibilité de jamais se constituer en science, et de même à
l’histoire, car comme on ne peut leur appliquer que la quantité, et que la qualité
est elle-même une catégorie abstraite, le quid (le spécifique) de l’individualité
devait toujours leur échapper. L’histoire réelle devait montrer que Kant se
trompait, et qu’il se trompait justement pour avoir assis toute sa conception sur
l’idéologie juridique du sujet.
18.
Pourtant, avant lui, et avec des précautions d’une diabolique habileté,
quelqu’un avait emprunté une autre voie : matérialiste. C’était Spinoza. Spinoza
commençait tout simplement par Dieu. « D’autres commencent, écrit-il, par la
pensée (Descartes), ou par les êtres (saint Thomas) ». Lui commençait par
Dieu212. C’était un coup d’audace inouï, comme il en est peu dans l’histoire. Car
commencer par Dieu, c’était commencer à la fois par l’origine et la Fin, et donc
mettre proprement entre parenthèses, du point de vue de la suite de ses pensées,
ce couple qui constitue tout idéalisme en philosophie. Commencer par Dieu,
c’était en même temps dire qu’il n’existe rien au monde que Dieu, ce qui revient
à dire, à la barbe de tous les théologiens, qui ne s’y trompèrent pas, que Dieu
existant en tout, n’existe en rien, donc n’existe pas. Mais Spinoza avait aussi
besoin de Dieu pour le doter de tous les attributs possibles (en nombre infini) qui
expriment sa propre essence, font un avec sa propre essence, sont absolument
indiscernables d’elle, puisqu’ils se confondent avec elle, donc pour rendre
compte par avance de la puissance singulière de tous les sujets singuliers, qu’ils
fussent pierre, chien ou homme. Et là non plus, les choses n’allaient pas sans
structure, puisque l’attribut étant infini (les deux seuls que l’homme connaisse
étant l’étendue – la matière – et la pensée), il fallait bien un intermédiaire pour
aller de Dieu aux individus singuliers qui sont les modes finis (mode = variation,
modalité d’un attribut). Ce furent pour Spinoza les modes infinis (par exemple,
l’espace de la géométrie, et l’entendement), dont la combinaison d’ensemble
produit ces arrangements que Spinoza appelle d’un mot curieux, qui a découragé
les commentateurs, sauf M. Gueroult213, les « facies totius universi », les figures
de l’univers total, figures qui sont sans doutes les lois les plus générales qui
régissent d’un côté l’ensemble des corps, de l’autre l’ensemble des esprits.
Il est évident que dans une telle conception, la distinction entre le sujet et
l’objet sautait, la question de droit sautait, la question de la vérité sautait, la
question du critère de la vérité sautait, donc que la théorie de la connaissance
disparaissait dès le principe. Et prenait sa place une curieuse théorie des « trois
genres de la connaissance », donnée comme un fait, soustraite à toute question
de droit, où l’on nous parlait d’un premier genre de connaissance, ou
imagination, et comme Spinoza nous avait avertis qu’il fallait rejeter la catégorie
de faculté, ce premier genre de connaissance ou cette pseudo-faculté semblait
plutôt désigner un monde, le monde immédiat. Spinoza ne disait pas le monde
de l’idéologie, mais on pouvait le penser, surtout après la lecture du Traité
théologico-politique, où l’imaginaire, c’est ce que tout le monde perçoit et croit,
y compris les prophètes qui sont aux avant-postes de l’imaginaire, puisqu’ils
entendent Dieu sans comprendre ce qu’il leur dit, mais qui est vrai214. Car
l’étrange de cette imagination est qu’elle contient une part de vrai, le vrai en
partie, le vrai comme inadéquat, qui renvoie au vrai comme adéquat, présent en
personne et non masqué du second genre de connaissance, où il prend l’aspect
des vérités communes, dans lesquelles travaillent les sciences et la philosophie.
Mais on dira : qu’en est-il des sujets ? Ils sont imaginaires dans le premier
genre ; ils sont peut-être connus, mais abstraitement, dans les vérités communes
du second genre. Eh bien, Spinoza leur réservait la surprise d’un troisième genre,
à leur connaissance destinée, puisqu’il fournit justement la connaissance des
essences singulières. Et il ne fait pas de doute que Spinoza n’ait dissimulé
derrière son célèbre exemple des différentes façons de parvenir à la connaissance
de la quatrième proportionnelle215, d’autres exemples d’une tout autre portée : la
connaissance des individus humains, et de la singularité de leur histoire, ou la
connaissance de la singularité de l’histoire, et même des moments et instants de
l’histoire d’un peuple, comme on le voit à propos du peuple juif dans le Traité
théologico-politique. Il faut savoir que les temps étaient contre lui, et qu’il ne
pouvait pas tout dire ouvertement.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas impossible de soutenir que cette étonnante
construction avait de quoi faire penser au matérialisme. De manière critique et
négative surtout : sans aucun doute, mais d’une manière qu’aucun philosophe ne
put dépasser avant Marx. Car il y avait plus que des refus matérialistes dans cette
philosophie (je n’y reviens pas : cet aspect est évident). Il y avait aussi des thèses
étonnamment fécondes. Par exemple, cette idée de l’infinité des attributs216 (en
un temps où l’on ne commençait à connaître vraiment que l’arithmétique, la
géométrie, l’analyse et la physique, où l’on errait encore dans la théorie de
l’histoire) laissait grandes ouvertes les portes aux découvertes de l’avenir. Et
pour ne prendre que ces deux exemples, à côté des deux attributs connus (Maths,
Physique), Spinoza ouvrait déjà lui-même par son Traité théologico-politique le
continent Histoire, où Marx devait s’avancer résolument, et laissait
formellement, je dis bien formellement, la porte ouverte à un autre continent, où
Freud devait plus tard s’engager. Par exemple, cette autre idée du parallélisme,
qu’on peut certes dire idéaliste par certain aspect, laissait en fait la porte ouverte
à la question du primat de la matière sur la pensée. Par exemple enfin, cette forte
idée de la causalité qui agit dans ses effets et n’existe que dans ses effets,
annonçait de loin une idée que Marx devait reprendre, et qui est celle de la
causalité d’un rapport sur les éléments qui le constituent en rapport (cf. le
rapport de production) ou d’une causalité de la structure sur ses éléments
(causalité structurale). Évidemment, il manquait à Spinoza l’idée de la
dialectique pour donner un sens à ces intuitions de génie. Mais ce n’est pas
Hegel, qui le lui reprocha à juste titre, qui devait vraiment répondre à
la question, muette chez Spinoza, et posée par Hegel. Ce fut Marx.
Hegel, pourtant, semblait avoir hérité le meilleur de Spinoza : critique de toute
théorie de la connaissance, critique du droit, critique du sujet juridique moral et
politique, critique du contrat social, critique de la moralité, critique de la religion
comme appendice de la morale. Par là, Hegel se mettait en état de critiquer Kant,
comme Spinoza avait critiqué Descartes, et dans le même rapport, presque
exactement. De surcroît, il introduisait dans la philosophie ce qui, justement,
manquait à Spinoza, la dialectique, ou le « travail du négatif ». C’est par là que
pouvait enfin s’identifier, comme « ce sujet-ci et pas un autre », chaque être
singulier existant dans le monde, quelles [que] soient les formes de
l’individualité singulière (telle variation du monde perçu, telle figure de la
conscience individuelle, telle individualité historique, celle d’un homme ou d’un
peuple, etc.). Et il semblait bien que la question idéaliste de l’Être, cette question
vide, avait enfin, puisqu’on la posait autrement, reçu sa réponse. Las, notre
philosophe n’avait pas évacué l’idéalisme, il l’avait seulement confiné dans… la
dialectique elle-même.
Car la vieille pensée aristotélicienne, la détermination par la fin, par le télos, la
téléologie, s’y exerçait à plein, et en toute assurance au grand jour annoncée.
Chaque être en effet, loin de détenir en lui son essence, la voyait s’accomplir
dans sa fin217, dans un autre être, qui était son développement, et qui la réalisait
à sa place, sous le prétexte d’être « pour soi » ce que le premier n’était qu’« en
soi ». Hegel restaurait ainsi l’ordre finalisé d’une nature matérielle, intellectuelle
et sociale, où tout être devait occuper la place et détenir l’essence qui lui étaient
fixées, l’être qui était sa vérité servant d’intermédiaire provisoire, par la Fin du
monde, l’Esprit du monde qui régentait tout le cours des choses dès le
commencement, malgré, et y compris les « faux frais » de l’histoire, qu’en bon
théoricien de la production capitaliste, Hegel n’hésita pas à reconnaître et à
comptabiliser. « Pourquoi donc pleut-il sur les sablons, sur les grands chemins et
sur la mer ? » s’inquiétait Malebranche, qui disait d’autre part que si Dieu a créé
les vallées, c’est pour écouler l’eau qui descend des montagnes. Eh bien, Hegel
prenait en charge ces débris de l’histoire, disant qu’ils sont nécessaires à sa
production, bien qu’ils ne produisent rien. Ce néant entrait ainsi dans la
dialectique positive, avec le mal, les guerres, et tout ce qui fait scandale aux
yeux des théologiens218.
Mais il fallait un comptable, et c’était lui, Hegel, et pas Dieu, rayé du
personnel philosophique, qui tenait les comptes. Ce qui restaurait la figure
aristotélicienne du philosophe qui sait tout, du savoir absolu, dont Hegel le
premier avait le courage de prononcer le nom, qui n’est certes pas Dieu, mais sa
conscience, qui n’est certes pas le Prince, mais sa conscience, le prince n’étant
que la figure terrestre de Dieu. Tout cela se passait sous la Révolution française,
et les Restaurations, temps riches d’événements et de réflexions, dont Hegel
tirait la leçon que l’histoire était finie, puisque la bourgeoisie se croyait encore
éternelle, car elle venait d’accéder au pouvoir, et, l’histoire étant finie, le concept
existait concrètement dans la forme du concept, expression obscure qu’il faut
traduire : la vérité habite enfin parmi les hommes, tous les hommes sont citoyens
d’un État, libres, libres et égaux, ils sont droits, et jamais, quand ils parlent, ne
mentent, car cela se voit sur leur visage, ou s’ils le cachent, il existe une bonne
police qui les fera parler – le policier étant, cela nous est connu depuis
Brunschvicg, qui, le malheureux, le dit avant d’avoir dû les fuir, « le
représentant de la raison ».
Que l’histoire soit finie, cette affirmation a été mal comprise : cela ne veut pas
dire que le temps est suspendu, mais que le temps des événements politiques est
dépassé. Il ne se passera plus rien : vous pouvez rentrer chez vous et vaquer à
vos affaires, « vous enrichir », tout ira bien, votre propriété vous est garantie.
Toute cette histoire de garantie, cette longue et douloureuse histoire conceptuelle
de la garantie, finit ainsi, dérisoirement, dans la garantie de la propriété privée.
Et avec elle finit, de la même façon, toute la longue histoire de la garantie de la
propriété des choses, des propriétés des choses, du propre des choses et de
chacun, et donc du sujet, qui a toujours les mains propres, car il n’est pas de
mauvais sujet, ou s’il en est, il existe des tribunaux et des hôpitaux de fous pour
les accueillir et les rééduquer. Tout le monde peut dormir tranquille, les honnêtes
gens dans leur maison, les voleurs dans les prisons, les fous dans les hôpitaux :
l’État de la raison veille sur eux, cet État qui est, comme le disait Gramsci
reprenant une expression de je ne sais qui, « veilleur de nuit219 ». Le jour, l’État
s’efface, puisque ce sont les citoyens qui veillent. Excellente économie, qui est
celle de l’exploitation bourgeoise. Comme la plus belle fille du monde, la
bourgeoisie ne peut donner que ce qu’elle a. Ce n’est déjà pas si mal.
19.
Ce n’était pas l’avis de Marx, disant tout haut ce que les prolétaires pensaient
tout bas.
Je redis que Marx ne nous a pas donné de livre de philosophie, mais
seulement quelques allusions, que Engels ne nous a laissé qu’un ouvrage
polémique, l’Anti-Dühring, et que Lénine ne nous a confié, outre Matérialisme
et empiriocriticisme, que des notes de lecture de Hegel. Ils avaient autre chose à
faire, et, nous verrons plus tard pourquoi, ils avaient entièrement raison : ce n’est
pas la philosophie qui est le moteur de l’histoire. Mais le fait est qu’ils nous ont
laissé dans un bel embarras. D’autant que Marx a, comme chacun, été jeune, et
commis un certain nombre de pensées écrites dans ses œuvres dites de jeunesse,
qui ne pouvaient qu’être d’emprunt, soumis qu’il était, comme chacun, à
l’influence des maîtres de la philosophie idéaliste dominante, Hegel et
Feuerbach en tête. J’ai tenté, moi aussi dans ma « jeunesse » (hélas tardive), de
faire un peu le tri de ces confusions possibles, au demeurant assez bien
exploitées par tous ceux qui ont intérêt à trahir Marx pour tromper les marxistes
et les prolétaires sur sa pensée. Mais à lire la Contribution220 (1859) et Le
Capital (1867) et les œuvres de Lénine, Gramsci, Mao, nul doute n’est possible :
il existe une philosophie matérialiste marxiste, dont il nous faut laborieusement
recomposer les thèses, puisque, à l’exception de quelques-unes, elles n’ont pas
été élaborées par Marx. À quoi il faut ajouter cette circonstance bien
compréhensible que, malgré une rupture et une « coupure » visibles dans ses
textes, Marx ne s’est pas débarrassé une fois pour toutes de l’idéologie
dominante bourgeoise, laquelle, puisqu’elle était dominante, n’a cessé, malgré
tout, de le dominer, et de conserver en lui, malgré ses efforts, certaines
formulations anciennes qui sentent encore leur idéalisme. Il faudra tout un
travail, non encore entrepris, pour faire les comptes avec ces résidus et ces
nuances221.
Malgré tout, nous pouvons dire à peu près ceci. Pour Marx, qui rejette comme
Spinoza et [comme Hegel], pour ce que Hegel a repris de Spinoza, toute la
problématique idéaliste, et radicalement, la première exigence du matérialisme
consiste à rendre la philosophie conforme à ce qu’elle est réellement,
pratiquement, c’est-à-dire à assurer, dans la philosophie elle-même, le primat de
la pratique sur la théorie. Cette simple idée : assurer dans la théorie
philosophique matérialiste qui proclame cette thèse, parce qu’elle est
matérialiste, le primat de la pratique sur la théorie, est en soi, si elle est
accomplie effectivement, pratiquement, révolutionnaire.
Car assurer ce primat consiste à traiter la philosophie telle qu’elle est, non
point dans sa théorie (qui varie, nous l’avons vu, d’un extrême à l’autre), mais
dans sa pratique. Or, qu’est-elle, dans sa pratique ? Lutte, combat perpétuel et
préventif, car universel. Et la philosophie est le champ de bataille où se déroule
cette guerre perpétuelle entre quantité de combattants, mais qui, par leur
ravitaillement, le soutien qu’ils se prêtent, ou les visées qu’ils ont en tête, se
rangent finalement tous dans l’un des deux grands camps qui regroupent tous les
philosophes au monde, le camp idéaliste et le camp matérialiste. Il peut y avoir
entre ces camps des messagers, porteurs de bons offices imaginaires ou
intéressés, proposant des compromis et leurs formules, des hommes qui, comme
Kant, sont du point de vue bourgeois passablement matérialistes, mais sont, du
point de vue prolétarien, proprement des « matérialistes honteux », des
« agnosticistes [sic] » (Lénine)222 : en vérité, aucun philosophe n’est neutre,
même s’il le croit, même s’il se constitue une zone d’exterritorialité
philosophique d’où il pourrait, avec la liberté des changes, et des marchandises
dédouanées, se donner l’impression d’être hors de la mêlée, voire d’offrir sa
terre comme asile aux guerriers fatigués ou poursuivis. Dans le champ de
bataille de la philosophie, quel que soit le nom sous lequel se rangent les
combattants les plus divers – et ce nom (empirisme, nominalisme, réalisme,
sensualisme, etc.) peut changer de sens objectif selon l’évolution du combat –
dans ce champ de bataille, il n’est pas de neutralité possible : tout philosophe
appartient, directement ou indirectement, avec ou sans son aveu, soit au camp
idéaliste, soit au camp matérialiste.
La conséquence qu’en tire le matérialisme (et l’idéalisme le fait aussi, mais
comme il ne le dit pas, il entretient l’idée qu’il n’a pas choisi et qu’il n’y a pas à
choisir) est qu’il faut choisir son camp, que toute philosophie choisit toujours
son camp, et que le matérialiste, pour être matérialiste, doit choisir le camp
matérialiste (sinon il se déclarerait simplement matérialiste et resterait dans le
camp idéaliste ou dans ses annexes). C’est ce que Lénine appelait la « prise de
parti223 » en philosophie. Cette prise de parti entraîne une conséquence
importante : c’est qu’elle ne peut être évidemment de simple déclaration, mais
[doit] être effective. Celui qui choisit en connaissance de cause le camp
matérialiste doit en reconnaître le terrain, pour savoir exactement quelles
positions il occupe, et il doit procéder de même pour le camp de l’adversaire, le
camp idéaliste : il lui faut le reconnaître (« si tu veux connaître ton ennemi, tu
dois aller dans le pays de ton ennemi » : Goethe, cité par Lénine224) en détail,
pour bien connaître les positions de l’adversaire. Et cette recommandation n’est
pas du tout formelle, car les camps ne sont pas constitués une fois pour toutes,
les positions occupées une fois pour toutes. La philosophie est une guerre de
tranchées millénaire, où les adversaires retranchés se font face, sans toujours se
voir, mais sans jamais perdre le contact, fût-il à distance de tir ou de vol. Et
selon les combats, le tracé du front se déplace, il se déplace aussi selon les
enjeux du combat, qui varient avec les péripéties de l’histoire et de la guerre.
C’est tantôt une colline qu’il faut occuper de force, et tantôt un creux de vallée,
ou un ancien fort armé par l’adversaire et provisoirement désaffecté, mais à qui,
une fois conquis, on va redonner de l’emploi. C’est ainsi que, selon le cours des
batailles, le nominalisme passe d’un camp à l’autre, et l’empirisme, et le
réalisme, et même l’appellation d’idéalisme, ou de matérialisme, car il est en
cette guerre, comme en toute guerre, des ruses et des feintes dont on veut abuser
l’ennemi. Ainsi Spinoza prenant d’assaut et par surprise Dieu, et du haut de Dieu
dominant tout le champ de bataille, et personne ne peut plus l’en déloger. Ainsi
Heidegger s’emparant, lui aussi par surprise, bien qu’on le vît venir de loin, de la
Chose, et la retournant contre Hegel. Ainsi Marx s’emparant, contre l’idéalisme,
de la pensée, pour la soumettre au primat de la matière, ou de la différence
(nominaliste) entre l’objet réel et l’objet de pensée, etc.
L’histoire de la philosophie est semblable à l’histoire d’une très longue
guerre : quand le front se déplace, il laisse derrière lui, à jamais gravé dans la
mémoire des combattants, le nom d’un minuscule village, tout autant que d’une
place forte. Qui se souvient aujourd’hui de l’impetus thomiste ? Ce fut pourtant
le lieu d’une guerre sanglante à laquelle est attachée la naissance de la physique
galiléenne. Qui se souvient de la glande pinéale ? Ce fut pourtant le nom d’un
lieu où se joua le destin de la psychologie cartésienne. Qui se souvient de la
Terre des Grecs et d’Aristote, immobile au centre du monde, depuis que Kepler
et Galilée eurent démontré qu’elle tournait autour du soleil ? Mais Husserl s’en
est ressouvenu, il s’en est réemparé, bien que la place fût désaffectée, et il l’a
réarmée à sa manière, avec ses armes à lui, en déclarant que « la Terre comme
Principe Originaire ne se meut pas225 ». Encore une fois, et les catégories et les
thèses n’ont rien de définitif, leur sens leur étant conféré par le rôle qui leur est
dévolu dans le système catégoriel d’une philosophie donnée, elle-même
gouvernée par la conjoncture actuelle de la lutte.
20.
C’est pourquoi il est difficile d’énumérer de manière exhaustive les thèses du
matérialisme (et de toutes façons, nous savons que ces thèses, comme celles de
l’idéalisme, sont infinies en nombre), puisque leur formulation varie en fonction
et de l’adversaire et de la conjoncture. Cela ne veut pas dire qu’il soit impossible
d’en énoncer, mais on doit savoir que leur formulation peut varier selon la
conjoncture et ses enjeux. Plus que jamais, il faut entendre les thèses comme des
positions, comme un ensemble de positions.
Outre le primat de la pratique sur la théorie (Thèse No 1), il faut ici
mentionner une seconde thèse essentielle (Thèse No 2) : le primat de la matière
ou de l’Être sur la pensée ou la conscience. Cette thèse permet de justifier toutes
les analyses du matérialisme historique qui prennent la place de ce que
l’idéalisme appelle la théorie de la connaissance. Naturellement, cette Thèse ne
préjuge pas des formes philosophiques dérivées qui sont requises pour justifier
ces analyses (justifier n’a pas ici de sens moral, il faut l’entendre au sens de :
rendre (plus) justes), puisqu’elles dépendent en grande partie de l’évolution de la
conjoncture. Mais il est important de noter que cette Thèse intervient seulement
en second lieu, « couverte », comme on le dirait en langage militaire, par la
première, car cette couverture interdit à la seconde Thèse de glisser dans le sens
de l’idéalisme, et de restaurer, sous les espèces du couple matière/pensée, le
vieux couple idéaliste Être/pensée, ou sujet/objet, ou même la catégorie de
« reflet » telle qu’on la voit fonctionner dans certains passages un peu courts de
Lénine, et, s’ils ne sont pas équivoques, chez nombre de ses commentateurs.
Une Thèse No 3, intérieure à la Thèse No 2, pourrait s’énoncer ainsi : primat
de l’objet réel sur l’objet de connaissance. Cette Thèse No 3 ouvrirait la voie à la
Thèse No 4, reprise directement de Lénine226, sur la connaissance absolue et la
connaissance relative : [elle] affirmerait le primat de la vérité absolue sur la
vérité relative, ce qui réfute tout historicisme. On pourrait continuer ainsi à
l’infini. Le lecteur pourrait s’y exercer avec profit.
Mais il suffit de considérer toutes ces thèses matérialistes dans leur rapport,
pour voir qu’elles contiennent en elles-mêmes un autre type de thèses, qu’on
peut dire dialectiques. C’est là, dans le matérialisme marxiste, une question
délicate, et toujours débattue, que de savoir comment comprendre la dialectique.
(On dit volontiers que Marx est matérialiste et on se reconnaît dans les Thèses
que je viens de rappeler. Mais il semble que le rapport avec Hegel, ambigu et
difficile à rompre, ait induit, comme on le voit clairement chez Engels227, l’idée
que Marx ne devait rien d’autre à Hegel que la dialectique, qu’il avait séparée du
« système », lequel était mauvais et réactionnaire, et qu’il avait le droit de le
faire, puisque la dialectique est somme toute une méthode, la méthode
universelle.
Rien n’est plus faux. Toute méthode philosophique est le sous-produit
inévitable d’une théorie de la connaissance idéaliste, et on ne comprend pas par
quel miracle un aussi mauvais système que celui de Hegel aurait [pu] être ainsi
accouplé par miracle à une méthode excellente, révolutionnaire, et de surcroît
universelle. Mais il en est quand même resté l’idée caricaturale, qu’on trouve
encore chez la plupart des philosophes soviétiques et leurs émules occidentaux,
que la dialectique est autre chose que le matérialisme, que le matérialisme est la
théorie de l’Être ou ontologie, et que la dialectique est « sa » méthode. On trouve
même l’idée, malheureusement exprimée par Engels228 dans la Dialectique de la
nature, que l’essence de la dialectique est le mouvement, et que le mouvement
est la propriété par excellence de la matière, donc que l’Être est matière en
mouvement, ce qui justifie qu’on parle à la fois des lois de l’Être (le
matérialisme) et des lois du mouvement (la dialectique) ! Cette idée des lois de
la dialectique, qui a aussi échappé à Lénine une fois ou deux (mais nous ne
devons pas craindre de la rectifier), est proprement aberrante si elle est prise à la
lettre de la catégorie scientifique de « loi » : elle restitue, en prétendant la fonder,
l’idée qu’il devrait exister, pour répondre à l’ontologie idéaliste, une ontologie
matérialiste, qui fournirait les lois de l’Être (la théorie matérialiste) et les lois de
son mouvement, c’est-à-dire de son devenir, lois d’une dialectique à la fois
objective et subjective (Lucien Sève)229, qui couvre ainsi l’ensemble des
questions, c’est-à-dire des difficultés imaginaires, je veux dire des difficultés de
l’adversaire.
Il faut bien dire que c’est là aujourd’hui (car le front peut modifier son tracé
demain) que se trouve, et au sein de la philosophie marxiste, l’obstacle principal
à son développement. Il n’y a pas de lois de la dialectique, mais des thèses
dialectiques. La dialectique, relevant de la philosophie, ne procure pas la
connaissance de pseudo-lois de son objet, mais énonce des thèses. On voit
l’absurdité de cette prétention d’affirmer l’existence de lois de la dialectique à la
difficulté qu’il y a à les dénombrer. Généralement, on en déclare trois ou quatre :
interdépendance des phénomènes, le saut qualitatif, la négation de la négation, la
contradiction. Mais Lucien Sève lui-même, qui soutient à sa manière cette idée
des lois de la dialectique comme juste, nous découvre, dans ses recherches,
d’autres lois supplémentaires, et nous savons qu’elles sont en fait infinies, mais
cette infinité tient à leur caractère de thèses, et non de lois.
Il faut donc affirmer que la dialectique produit des thèses, autrement dit, car il
n’est nulle instance spéciale qui aurait ici le droit d’énoncer certaines thèses et
pas d’autres, il y a des thèses dialectiques, mieux, toutes les thèses sont à la fois
matérialistes et dialectiques. La preuve en est le caractère commun à toutes les
thèses matérialistes énumérées jusqu’ici ; elles parlent toutes d’un rapport de
primauté de… sur… Or, dans ce rapport, que voit-on ? Une différence, une
hiérarchie, et donc une contradiction. Non pas la contradiction en général, mais
une contradiction toujours spécifiée, qui possède un aspect principal, et on note
aussi qu’entre la suite des thèses, contradictoires entre elles, il est toujours une
contradiction principale et une contradiction secondaire. Ce qui ne fait rien
d’autre que refléter au sein de la philosophie matérialiste son rapport antagoniste
et dominé (ou un jour dominant) avec la philosophie idéaliste qui lui fait face. Il
en est nécessairement ainsi si la philosophie est en dernière instance lutte dans la
théorie.
Et lorsque Lénine vient dire que le propre de la dialectique est « d’aider (oui :
aider) à concevoir la contradiction dans l’essence intime des choses230 », il ne
fait rien que résumer ce caractère, qui, en tant qu’il est énoncé sous forme d’une
thèse (mais c’est là le propre de toute thèse), est donné comme universel. Et il a
parfaitement raison de parler de « l’essence interne des choses », sans pour
autant tomber dans l’ontologie, car il a eu la prudence matérialiste,
contrairement à Staline (voir sur ce point la lumineuse démonstration de D.
Lecourt dans son Lyssenko), de définir la thèse de la dialectique comme étant
susceptible « d’aider à concevoir » la contradiction, au lieu de dire, comme
Staline, que la contradiction est la loi du développement des contraires231. Par là
aussi, Lénine affirmait une thèse absolument essentielle au marxisme, très
précisément au matérialisme historique, à la théorie des classes et de la lutte des
classes, la thèse du primat de la contradiction sur les contraires. Thèse
« justifiée » par la séquence des thèses matérialistes que nous avons énumérées il
y a un instant.
Il est clair alors que sur ces bases, les distinctions idéalistes entre l’Être et la
pensée tombent, qu’il n’y a qu’un monde et qu’une réalité, que le procès de
connaissance de ce monde possède bien une autonomie relative, mais est soumis
au procès de la nature en dernière instance, comme cela peut se voir dans les
rapports entre la production et l’histoire des sciences. Quant à la dialectique, elle
a, comme chez Hegel, la fonction d’interdire au procès de connaissance de
s’arrêter à des concepts fixes, et donc d’arrêter ce procès. Mais elle ne se
substitue pourtant pas aux lois découvertes dans la nature et dans l’histoire
humaine par ce procès de connaissance. Non seulement elle dégage les voies, en
ouvrant, contre les préjugés idéalistes, l’espace de la connaissance, mais elle
fournit au procès de connaissance, tout comme les thèses matérialistes, des
catégories essentielles à la constitution, au renouvellement, et à la poursuite de
ce procès. Mais nous verrons cela dans un instant.
21.
Car nous ne pouvons, au point ici atteint, éviter une question essentielle.
Certes, nous observons l’existence d’un champ de bataille philosophique ; certes,
la philosophie est guerre perpétuelle ; certes, il est, en dernière instance, deux
camps dans la philosophie : le camp idéaliste (encore dominant) et le camp
matérialiste. Certes, cette bataille se déroule suivant un front qui varie, et, d’une
manière étonnante, on y voit, selon la conjoncture, d’anciennes positions de
force abandonnées que le conquérant remet en service, etc. Mais d’où vient
qu’on se bat en philosophie, et qu’est donc cette conjoncture capable de varier,
et de produire ces changements dans le tracé du front, et jusqu’aux
renversements spectaculaires de situation dont nous parlions ? Il faut ici en venir
au fond, à ce qui ne peut pas ne pas être l’esquisse d’une théorie scientifique de
la philosophie.
On ne pourra nous objecter que dans le principe une telle théorie scientifique
est impossible puisque nous avons dit que la philosophie n’est pas une science :
la science que nous proposons ne sera pas une philosophie, elle sera une science
de la philosophie. Mais on pourrait nous objecter encore que la philosophie étant
un champ de bataille, celui qui s’y engage pour en faire la théorie est pris sous
des feux croisés et doit lui-même prendre parti, faute de quoi il est hors de ce
champ, donc hors de portée de son objet. Cette objection ne tient pas. Elle a pour
elle seulement les apparences d’une confusion : celle qui voudrait réduire une
science de la philosophie à une variante de la philosophie, celle qui voudrait
faire croire que l’objectivité est impossible en matière de faits humains et de
théorie sur la philosophie. Pourtant cette objection, qu’aucun philosophe avant
Marx n’a pu surmonter, était alors fondée, quand n’existait pas de science des
lois de la lutte des classes (nous définirons ainsi, de la manière à la fois la plus
courte et la plus juste, le matérialisme historique). Alors effectivement, il n’y
avait de théorie de la philosophie possible que philosophique, et personne ne
pouvait sortir du cercle infernal : ou bien une philosophie sans science, ou bien
une science de la philosophie qui soit encore une philosophie.
Quels sont donc les principes à partir desquels une théorie scientifique devient
non seulement possible, mais aussi nécessaire à la lutte de classe du prolétariat et
de ses alliés ?
Marx les a énoncés dans sa théorie, assez bien connue, du matérialisme
historique. Il a démontré que les hommes vivant en société sont déterminés par
la structure de classe de la formation sociale où ils vivent et se reproduisent
(pour les sociétés de classe, évidemment). Il a démontré que toute formation
sociale était agencée selon un « mode de production déterminé », et que ce mode
de production de la subsistance matérielle des hommes assignait à la production
des biens matériels la fonction de détermination en dernière instance de tous les
effets de la superstructure. Ce qui suppose dans la formation sociale l’existence
conjointe d’une base (forces productives se reproduisant dans la production sous
des rapports de production), et d’une superstructure, regroupant le droit et l’État
d’une part, et les différentes idéologies d’autre part.
Marx a démontré que toute formation sociale de classe reposait donc sur un
rapport de production qui est un rapport d’exploitation ; que ce rapport
d’exploitation varie avec les modes de production, mais que dans tous les cas il
assure l’extorsion d’un surtravail aux producteurs immédiats, qui sont exploités
par les détenteurs des moyens de production. Il a démontré que le mode de
production capitaliste seul possède un rapport de production qui implique la
liberté et l’égalité juridique tant des travailleurs immédiats (les prolétaires) que
les détenteurs des moyens de production (les capitalistes) ; que les prolétaires
vendent leur force de travail aux capitalistes moyennant un salaire qui est calculé
pour leur permettre leur reproduction et celle de leur famille, mais non pour leur
céder la valeur de leur production, l’excédent de cette valeur sur le salaire
représentant la plus-value que la classe capitaliste s’approprie par la force,
déguisée en droit. Car il ne s’agit pas en cette affaire de rapports individuels,
intersubjectifs, ou « humains », mais de rapports de classes, et donc de lutte de
classes. Le prolétaire comme le capitaliste est, comme dit Marx, représentant de
sa propre espèce232, c’est-à-dire de sa propre classe, et c’est à partir des classes
qu’il faut comprendre la situation faite aux individus, comme c’est à partir de la
lutte des classes qu’il faut comprendre les classes. La thèse matérialiste du
primat de la contradiction sur les contraires trouve son écho dans le concept
scientifique de la détermination des classes par la lutte des classes.
Mais Marx ne s’en est pas tenu là. Il a montré que si une formation sociale
existe (c’est un fait), c’est qu’elle a subsisté jusque-là ; si elle a pu subsister,
c’est qu’elle a pu reproduire une partie des conditions de sa production. Le
propre des sociétés humaines est en effet de tirer sa subsistance de la nature
immédiate, mais à condition de la travailler, de la « cultiver », et, de plus en
plus, le procès de production des subsistances humaines devient indépendant de
la nature brute, mais porte sur une nature travaillée, qu’il faut donc reproduire
pour produire. Pour qu’une formation sociale existe, il faut qu’elle se soit
reproduite. Exister en histoire pour une formation sociale, c’est s’être reproduite
et se reproduire. Une formation sociale incapable pour une raison ou une autre
d’assurer les moyens de sa reproduction (catastrophe, guerre, etc.) meurt
purement et simplement. C’est sous cette condition que « nous autres
civilisations, nous savons que nous sommes mortelles » (Valéry233).
La reproduction des conditions de la production s’effectue évidemment dans
la production, entendue au sens large : à la fois la production matérielle
immédiate, et ses conditions juridiques, politiques et idéologiques. Dans la
production matérielle est assurée la reproduction des matières ou des machines
nécessaires à remplacer celles qui ont été utilisées ou usées dans la production.
Mais dans cette même production est également assurée (par le salaire, et ses
formes sociales « indirectes » modernes) la reproduction de la force de travail.
Pourtant cela n’épuise pas le procès de reproduction. Il faut d’ailleurs changer
légèrement le mot, quand on passe de la base à la superstructure, et parler, plutôt
que de reproduction, de perpétuation ou de conservation. Car l’ordre d’échéance
n’est pas le même dans la superstructure que dans la base. Dans la base, la
reproduction s’effectue sur un cycle très court, qui peut même être journalier
(dans le cas du salaire quotidien), et qui est en général comptabilisé sur la base
d’une année civile. Dans la superstructure, le cycle de la reproduction se fait sur
une plus longue haleine, et, dans certains cas (la philosophie), il est quasi
indéterminé, voire vécu comme « éternel ».
C’est que la superstructure a pour fonction d’assurer la perpétuation des
conditions générales de la production, donc de l’exploitation, donc de la lutte des
classes, donc de la domination de classe de la classe exploiteuse et de la
soumission des classes exploitées. Il est évident que cette tâche s’étend sur une
tout autre durée, et s’effectue sur un tout autre cycle que dans l’infrastructure
économique.
Il faut d’abord que l’État, l’appareil d’État, soit en place, ce qui demande non
seulement que le pouvoir d’État soit conquis par la classe montante, mais aussi
que ladite classe ait transformé l’État, l’appareil d’État, pour l’adapter à son
exploitation et à son oppression : ce qui ne peut se faire sans une lutte de classe
toujours très longue, dans l’économie, dans la politique et dans l’idéologie. Il
faut ensuite (ce qui se passe avant, pour le capitalisme) que le droit soit mis en
place, ou du moins en fonctionnement. Il faut que l’État assure la contrainte des
tribunaux et de la police, pour que le droit, tout comme la valeur de l’argent en
circulation, soit reconnu – le droit sanctionnant les rapports marchands
capitalistes, la monnaie sanctionnant l’égalité des valeurs marchandes entre
elles. Il faut que le même État dispose d’une armée qui assure l’intégrité du
marché national dont a besoin la bourgeoisie capitaliste pour se développer. Il
faut enfin que l’État se donne les appareils idéologiques d’État propres à assurer
l’unité idéologique de la classe dominante et son hégémonie sur la classe
exploitée. L’histoire montre que pour venir à bien de cette tâche générale
(assurer les conditions juridiques, politiques et idéologiques de la reproduction et
de la production), il faut des siècles pour une classe nouvelle. La bourgeoisie a
commencé en Angleterre à la fin du XIIIe siècle, et il existe de très nombreux
pays au monde, la majorité, où la révolution bourgeoise n’est pas encore
achevée234.
J’ai essayé de montrer235 en quoi consistait l’idéologie, et pourquoi il était
impossible de la concevoir en dehors l) de la lutte des classes, 2) des pratiques
sociales, 3) des appareils d’État qui lui donnaient corps et force d’État, même si
ces « appareils » sont juridiquement privés (comme les Églises, certaines écoles,
etc.)
À ce propos, une question m’a souvent été posée de savoir si je partageais
exactement les vues de Gramsci, qui a exprimé des remarques (que j’ignorais
lors de ma première rédaction) très proches des miennes. Il est malaisé de se
prononcer sur Gramsci, qui travaillait dans des conditions épouvantables, et
tenait compte dans ses formulations de la pression de la censure que le régime
fasciste exerçait sur lui. Gramsci d’ailleurs réfléchissait dans des conditions
politiques et idéologiques terribles, celle des lendemains de l’échec de la
révolution des conseils de Turin, celles du fascisme mussolinien, celles du
tournant de la déviation stalinienne, et sans informations directes sur tout ce qui
se passait dans le monde. Pourtant, il se peut que je n’aborde pas exactement la
question comme Gramsci. Je mets, plus que Gramsci, l’accent sur le caractère
d’État des appareils idéologiques, sur leur rattachement objectif à la classe
dominante, et sur la force compacte que représente, du point de vue des intérêts
de cette classe dominante, le bloc appareil répressif d’État–appareils
idéologiques d’État.
Cette nuance n’est pas sans intérêt sur une question d’actualité, celle de la
dictature du prolétariat236. Selon qu’on se représente en effet les appareils
idéologiques (Gramsci parle, ce n’est pas par hasard, d’appareils hégémoniques)
comme étroitement rattachés à l’État et marqués par l’État, on met l’accent sur la
force de la dictature de classe assurée par le moyen de l’État, et on en tire
forcément une appréciation différente sur le rapport de force dans la lutte des
classes, qui, cette fois, ne sous-estime pas l’adversaire. Mais si, comme le fait
Gramsci, on a tendance à rattacher les appareils idéologiques à ce qu’il appelle,
après Hegel, quoique dans un tout autre sens, la « société civile », qui est pour
lui la sphère des appareils idéologiques et politiques, alors on leur concède une
autonomie qui excède leur force réelle, ce qui signifie qu’en contrepartie on a
tendance à sous-estimer la force de l’État, donc la force de la domination de la
classe au pouvoir. Il en résulte une stratégie telle qu’on peut l’observer en Italie
ou même en Espagne (mais en Espagne elle est plus intéressante), qui consiste à
investir du dedans les appareils idéologiques, et c’est possible, puisqu’ils ne sont
pas très forts, et une fois les appareils politiques et idéologiques occupés du
dedans, le prolétariat est en quelque sorte en possession de l’État, donc du
pouvoir d’État… sans l’avoir au préalable pris. Je dis ailleurs ce que je pense de
cette conception stratégique : elle ne correspond pas, à mon avis, au rapport des
forces actuel, même si elle reflète, d’une certaine manière, la faiblesse de l’État
bourgeois et de ses appareils idéologiques dans un pays comme l’Italie. Gramsci
aurait ainsi été impressionné par la situation de faiblesse réelle de la bourgeoisie
italienne, incapable de se donner un État bourgeois organique, et il en aurait tiré
des conclusions erronées, non seulement sur le plan théorique général, mais
aussi, peut-être, sur le plan de l’histoire italienne. Car même si elle est faible,
une bourgeoisie n’est jamais seule : l’Impérialisme est là pour lui donner la force
qui lui manque, et au besoin pour intervenir directement chez elle pour lui
permettre de régler les problèmes qu’elle ne peut pas résoudre.

22.
Revenons-en donc à l’idéologie, car sans une vue claire sur les idéologies, il
est impossible de faire une théorie de la philosophie. Ce qu’il faut bien
comprendre, c’est 1) le caractère universel de l’idéologie, 2) le caractère pratique
de l’idéologie, 3) le caractère politique de l’idéologie, 4) le caractère récurrent
(après-coup) de toute théorie de l’idéologie.
Nous savons que « l’âme pense toujours237 » (Descartes). Freud nous a même
montré qu’elle pensait inconsciemment, en tout cas, que les hommes ont
toujours eu des idées, du moins depuis qu’ils vivent en société et disposent du
langage (Engels). Mais nous savons de plus en plus, grâce aux travaux des
ethnologues, que les idées des hommes les plus primitifs que nous connaissons
ne sont pas, dans leur fond, des idées individuelles ou psychologiques, de pures
perceptions directes de la nature ou de leurs semblables, mais qu’elles sont
structurées d’une manière implacable dans des systèmes de représentation qui
intègrent tous les êtres connus, célestes, terrestres, animaux, végétaux, humains
et autres (divins) dans une mise en ordre extraordinaire, où des règles de
circulation assurent le passage d’une catégorie d’êtres à une autre, la traduction
d’un discours (naturel, politique, familial, sexuel, religieux) en un autre, et
l’isomorphisme (similitude des formes) interne qui assure toutes ces possibilités.
Rien dans tout cela qui soit donc immédiat, ou le résultat d’opérations
empiriques, rien dans tout cela qui soit psychologique et subjectif, mais un ordre
de représentations extraordinairement déterminées, et qui joue manifestement un
rôle régulateur, comme un rôle de connaissance, dans la pratique de la
production (rapport à la nature) comme dans la pratique sociale de la société dite
primitive.
Il faut donc, une fois pour toutes, renoncer à l’idée, c’est-à-dire à la
conception bourgeoise de l’idéologie, que l’idéologie, ce n’est que des idées. Les
idées qu’on trouve dans toute idéologie constituent d’une part un système plus
ou moins strict (sociétés primitives, sans classes), plus ou moins lâche (sociétés
de classe, où c’est la lutte des classes qui introduit ce « jeu » et cette souplesse,
qui peut être extrême) dans le système. Mais elles sont aussi, d’autre part, des
idées soit pratiques, soit en rapport direct ou indirect avec la pratique, quelle que
soit la forme de cette pratique : linguistique, productive, sociale, religieuse,
esthétique, morale, familiale, sexuelle, etc.
Dans une société primitive, où il n’existe pas des classes, mais des distinctions
sociales qui ne reposent pas sur l’exploitation d’une partie de la population par
les détenteurs des moyens de production, le rapport de ces idées à la pratique,
quoique revêtu d’attributs d’un gigantesque imaginaire, n’est pas vraiment
imaginaire : tout est pratiqué et vécu dans le réel, comme réel. Dans une tribu
qui a le castor pour totem, tous les membres de la tribu sont réellement des
castors, etc. Et la preuve que toutes ces représentations sont bien réelles est
fournie par leur efficacité : efficacité de la magie, des rites d’initiation, de
l’exogamie, etc., qui assurent de manière positive, et sans défaut, le rapport
pourtant très complexe des hommes à la nature et des hommes entre eux. On a
parlé à propos de ces sociétés de « communisme primitif ». Marx et Engels ont
employé l’expression pour dire que le communisme n’aurait rien à voir avec
cette forme d’existence. De fait, elle est payée très cher, non seulement par la
domination écrasante de la nature sur la « société », mais aussi et surtout par les
sacrifices en vies humaines nécessaires pour assurer cet équilibre : qu’il s’agisse
des guerres ou de tous les meurtres rituels accomplis pour que règne l’équilibre.
Ces sociétés apparemment pacifiques sont parmi les plus cruelles de l’histoire
humaine.
Bien sûr, l’apparition des classes, et donc de la lutte des classes, a
complètement bouleversé les formes d’existence de l’idéologie. Dans les
sociétés de classes, la division du travail, qui existait dans les sociétés sans
classes, mais qui était communautaire, s’est trouvée soumise et multipliée par la
lutte des classes et ses effets. Il en est résulté une division sociale des pratiques,
ayant une signification de classe, et un morcellement apparent de l’idéologie,
ayant aussi une signification de classe. Le principe : il n’est de pratique que sous
et par une idéologie (en partie, de cette pratique), s’est généralisé et, se
généralisant, tout en se soumettant à la division de classe de l’idéologie qui se
mettait en place, il a abouti à la constitution de pratiques distinctes auxquelles
ont correspondu des idéologies distinctes, que nous pouvons appeler des
idéologies pratiques locales et régionales. À la limite, chaque artisan pouvait
avoir son idéologie, car il est un certain rapport à la matière première, un certain
rythme du travail et du repos, qui marquent les hommes dans leurs pensées. Il y
a beau temps, bien avant Hésiode lui-même, qu’on a remarqué à quel point les
« travaux » déterminent les pensées des hommes, que les paysans ne pensent pas
comme les marins, les marins comme les commerçants, les commerçants comme
les politiques, etc. Mais cette division idéologique de détail, qui est la base
dernière apparente du rapport entre toute idéologie et sa pratique, ne saurait
masquer les grandes divisions politiques et de classe de l’idéologie. Ces
idéologies infimes n’existeraient pas sans la division sociale du travail, qui
produit, elle, sa propre idéologie, indépendamment de ces idéologies minuscules,
car elle s’élabore avant tout à partir de la division en classes, donc de la lutte des
classes.
Cette double constatation nous conduit ainsi à reconnaître que l’idéologie
existe sous la forme d’une double division et même d’une triple division : 1) la
division de l’idéologie en fonction de la division de la multiplicité des pratiques,
où va bientôt intervenir la pratique scientifique ; 2) la division de l’idéologie en
régions idéologiques, correspondant aux idéologies pratiques, qui interviennent
dans la lutte des classes pour assurer la perpétuation du rapport de production
(idéologie de la production économique, idéologie juridique, morale, politique,
religieuse, esthétique, philosophique, familiale, etc.), idéologies qui vont revêtir
la forme des appareils idéologiques d’État ; 3) la division de l’idéologie en
tendances répondant aux tendances de la lutte de classe économique et politique.
Il ne faut pas se représenter ces trois divisions comme des simples entités
distinctes, ni même comme des moments, tels que le premier étant assuré, le
second en sort, etc. Cette distinction est elle-même le résultat d’un procès
historique où, par exemple, chaque idéologie d’une pratique se reconnaît en se
constituant par distinction d’avec une pratique différente ou opposée, et sous les
idéologies régionales et leur division en tendances politiques opposées. Il s’agit-
là d’un gigantesque processus et de division et d’unification, toujours en cours
de remaniement, et qui n’aboutit jamais à des formes définitives, puisque la lutte
des classes est toujours là pour remettre en cause les résultats acquis.

Pourtant, tout ce processus tend à mettre en place un dispositif très précis, qui
soit apte à servir les intérêts de la classe dominante. Il tend à constituer tous les
éléments de l’idéologie existante, dans leur diversité et en dépit de leur diversité
même (faisant feu de tout bois), en une idéologie dominante, propre, par son
contenu, et par les positions occupées, à servir, dans la lutte de classe des idées,
la classe dominante. Pourquoi la classe dominante (définie comme la classe qui
s’est emparée du pouvoir État pour exercer sa dictature de classe) a-t-elle besoin
d’une idéologie dominante ? Non seulement pour dominer les idées de la classe
dominée, mais aussi et avant tout pour assurer sa propre unité idéologique,
indispensable à son unité politique, faute de quoi elle serait à la merci de la
révolte des exploités. C’est que la classe dominante n’est pas dans le principe
unifiée. Elle consacre au contraire de gigantesques efforts à surmonter ses
divisions internes, puisqu’elle se constitue à la fois d’éléments de l’ancienne
classe dominante, qui l’ont ralliée, et de toutes ses propres fractions, qui
correspondent aux différentes fonctions économiques du mode de production
considéré (pour la bourgeoisie capitaliste, la fraction du capital industriel, du
capital commercial et du capital financier, sans parler des couches moyennes
issues de la décomposition du mode de production féodal : la petite bourgeoisie
urbaine et paysanne productive, les intellectuels, les professions libérales, les
petits commerçants, etc.). Tout ce travail d’unification idéologique (et politique)
de la classe dominante en classe unifiée ne se fait pas par la vertu de simples
proclamations et de simples publications, par la propagande et l’agitation. Elle se
fait par une lutte de classe prolongée, où la bourgeoisie conquiert son unité et
son identité de classe dominante à la fois contre l’ancienne classe dominante et
contre la nouvelle classe dominée.
C’est dans cette longue lutte, et toujours sous la forme de la lutte des classes
(dans l’économie, la politique et l’idéologie) que s’opère la lutte de l’idéologie
dominante (celle de la classe dominante) contre l’idéologie de la classe dominée.
Car il y a une idéologie de la classe dominée, même si elle ne parvient que très
difficilement à se reconnaître, à s’unifier et à se renforcer. Cette idéologie de la
classe dominée naît justement de ces pratiques concrètes du travail exploité,
ouvrier et paysan, et des formes de son exploitation et de l’oppression dont les
travailleurs sont l’objet, pratiques inséparables, nous l’avons vu, de formes
idéologiques élémentaires. Cette idéologie spontanée se nourrit naturellement de
l’expérience et de l’épreuve de l’exploitation et de l’oppression de la lutte de
classe capitaliste, et ce n’est pas sans raison que Marx a insisté sur le rôle
d’éducation idéologique que jouent, en faveur de l’idéologie prolétarienne,
l’organisation et la discipline du travail de la production capitaliste, qui
concentre des quantités d’ouvriers dans la grande industrie, et les soumet à des
formes de discipline qui leur inculquent, outre des connaissances réelles,
l’habitude de l’organisation et de la discipline. C’est là un exemple convaincant
des thèses dialectiques de la philosophie marxiste, qui montre l’identité des
contraires dans l’essence même de la chose, puisque les formes de lutte de classe
capitaliste, précisément les formes d’organisation de l’exploitation, contribuent
directement à la constitution de l’idéologie de la classe ouvrière en idéologie de
classe, et par suite à l’organisation syndicale puis politique de la classe ouvrière,
mettant cette idéologie en pratique. La bourgeoisie produit ainsi « ses propres
fossoyeurs238 ».
23.
Tout cela ne devrait pas faire difficulté. Mais les choses deviennent plus
difficiles quand il s’agit de rendre compte dans cet ensemble, et de l’existence de
sciences et de l’existence de la philosophie. Essayons donc d’y voir un peu clair.
Les sciences n’ont pas toujours existé. Il a en revanche toujours existé des
connaissances pratiques, parvenant à leurs résultats par des procédés empiriques
d’une ingéniosité extrême, que ce soit la simple observation du mouvement des
astres, des animaux, des plantes, des mers et des vents, ou les propriétés des
matières, où le feu et le fer ont joué un rôle essentiel. Ces connaissances
pratiques ont toujours été liées aux forces productives et à leur développement
(d’abord l’outil, puis les machines simples, par exemple, pour l’élévation de
l’eau, etc.). D’abord le fait des producteurs individuels, elles sont devenues
lentement la propriété de travailleurs spécialisés dans certaines techniques : le
forgeron jouait ainsi un rôle décisif dans les sociétés primitives un peu évoluées,
tout comme le sorcier, le chaman, etc., qui réglaient sur les signes magiques
convenables le rythme des travaux et des chasses. La division du travail dans les
connaissances pratiques, et les techniques de production des instruments de
travail, tout comme dans les connaissances de la reproduction biologique de
l’espèce et de l’ordre social, s’est accentuée peu à peu, mais sans sortir de l’ordre
empirique.
Jusqu’au jour où surgit la première science au monde, celle des nombres et
des figures, l’arithmétique et la géométrie. Nous avons dit un mot de ses origines
plausibles. Une fois née, ce fut comme une « coupure » entre elle et sa
préhistoire. C’est qu’elle ne procédait plus sur les mêmes objets, ni avec les
mêmes techniques de production des résultats. Elle travaillait sur un objet
abstrait (le nombre, l’espace, la figure), et procédait par démonstrations pures,
faisant abstraction de toute détermination concrète. Les résultats atteints étaient
alors objectivement, c’est-à-dire universellement valables, quelque fussent les
objets concrets qu’on leur soumettait. Ce fut une révolution dans tout le domaine
des connaissances, et dans toutes les pratiques liées aux connaissances
existantes.
C’est du surgissement de la première science au monde que date la
philosophie. Lorsque Platon inscrivait au fronton de son école : « que nul n’entre
ici s’il n’est géomètre »,239 il prenait acte de ce fait, et exigeait de tout candidat
philosophe qu’il sût au préalable les mathématiques, lui-même se chargeant de
lui apprendre ce qu’il devait savoir en les connaissant.
Que doit la philosophie aux mathématiques ? Justement l’idée d’objets et de
démonstrations qui soient purs, c’est-à-dire abstraits, rigoureux, exhaustifs, et
objectifs, soit universels. Et de surcroît l’idée qu’entre les connaissances
pratiques et la connaissance pure des sciences, il existe cette « coupure » dont
j’ai parlé, que donc cette « coupure » pose des questions que la philosophie doit
penser, et auxquelles elle doit répondre si elle veut « sauver les apparences »
réelles et se faire entendre non seulement de ceux qui sont encore dans la
connaissance pratique, mais de ceux qui gouvernent l’État. Toute l’œuvre de
Platon repose sur cette base, non seulement les Idées, mais encore de leur
opposition au monde sensible, la distinction entre l’opinion (la doxa) et
l’entendement mathématique (la dianoia), la distinction entre ces deux ordres de
connaissances et la connaissance philosophique, supérieure à toutes, et capable
de penser cette différence et de la surmonter, la dialectique ascendante et
descendante, la participation, la théorie de l’essence et de l’au-delà de l’essence,
etc.
Si on reste à cette vue, on peut en conclure que la philosophie est née comme
un effet du surgissement de la première science. Mais si on y regarde d’un peu
plus près, les choses sont plus compliquées. Car l’avènement de la mathématique
n’a pas été neutre. Elle a surgi comme la solution d’une crise dans un monde en
crise, qui n’était pas disposé à la « digérer » – mieux, qu’elle déchirait quelque
part en un point sensible à sa résistance idéologique. La philosophie peut être
alors pensée comme la réplique et le salut à cette menace, comme
le « ravaudage » de cette déchirure de l’unité du tissu de l’idéologie dominante.
Il fallait parer au plus pressé, s’emparer des mathématiques, et les maîtriser pour
les faire rentrer dans l’ordre qu’elles menaçaient de troubler. C’est aussi ainsi
qu’on peut interpréter Platon, car le même auteur qui exige de tout philosophe
qu’il soit mathématicien soumet les mathématiques, dans sa philosophie, à un
singulier traitement, puisqu’il les rabaisse à la seconde place dans la
connaissance pour les soumettre à la philosophie qui, tout en les garantissant, les
contrôle, et les contrôle au nom du Bien, c’est-à-dire de la politique (le bien de la
Cité).
24240.
Mais si la philosophie « ravaude » ainsi ou « suture » la déchirure produite
dans l’idéologie dominante par le surgissement subversif de la science, toujours
liée de près ou de loin à l’athéisme et au matérialisme, si la philosophie remet
ainsi philosophiquement de l’ordre dans une idéologie qui, toute dominante
qu’elle soit, se sent soudain menacée d’un danger mystérieux, c’est que la
philosophie a partie liée avec cette idéologie dominante, et que, même si elle
n’est pas idéologique de part en part, elle remplit du moins en cette occasion une
fonction idéologique incontestable.

La philosophie apparaît donc dotée d’un étrange statut : d’un côté elle se
donne toutes les apparences, et plus que les apparences, les armes théoriques de
la science, mais, de l’autre, elle remplit, au moins dans certains cas très voyants
et importants, une fonction idéologique, où c’est justement la science qui semble
constituer le danger qu’elle doit, elle, philosophie, conjurer pour que l’idéologie,
qu’en l’espèce elle sert, retrouve et son unité et sa sérénité. Or, on aura remarqué
que dans cette apparente symétrie et opposition, les choses ne sont pas égales.
Car si la philosophie tient à la science par sa forme, l’abstraction de ses
catégories, et la démonstrativité de son raisonnement, qui est toujours un
raisonnement pur portant sur des « objets » purs, car abstraits, c’est-à-dire épurés
de tout contenu empirique, ce n’est pas du tout par sa forme que la philosophie
tient à l’idéologie, mais par sa fonction, par le rôle que sa forme même se met à
jouer quand elle fonctionne au service de l’idéologie dominante. Et si la fonction
dernière (en dernière instance) de l’idéologie est de servir la lutte de classe, de
l’idéologie dominante de servir la lutte de classe de la classe dominante (et de
l’idéologie dominée, quand elle est constituée, de servir la lutte de classe de la
classe dominée), si donc la fonction dernière de l’idéologie est politique, il ne
faut pas avoir peur de le reconnaître aussi pour la philosophie, et de dire, avec
Mao, Lénine et Gramsci : oui, la philosophie est idéologique et politique par sa
fonction.
Mais dans ces conditions, la philosophie semble double : politique par sa
fonction, théorico-scientifique par sa forme, la détermination essentielle étant
représentée dans ce double aspect par la fonction politique.
Cela permettrait de comprendre que la philosophie commence, et que le
commencement de la philosophie soit marqué par cette forme théorico-
scientifique qui fait sa spécificité. Car le contenu (la fonction) de la philosophie
pré-existe largement à la naissance de la philosophie des philosophes. Si ce
contenu est celui de l’idéologie dominante, on le rencontre dès qu’il existe une
idéologie dominante dans les sociétés de classe, et il existe alors (on l’a vu à
propos d’une question religieuse sur l’Être) dans une forme qui, sans posséder
encore la rationalité et la démonstrativité de la philosophie, dénote cependant
une certaine logique. C’est pourquoi les grandes questions religieuses et
politiques (le plus souvent travesties en questions religieuses) ont précédé de
loin la naissance de la philosophie, et lui ont survécu, car la philosophie, qui
représentait de nouveaux intérêts de classe, a longtemps dû subir la domination
des questions religieuses. Dans ces conditions, on pourrait comprendre que
l’avènement d’une science, la première, liée elle aussi à des intérêts sociaux
précis, ait fourni occasion à la naissance de la philosophie, en lui fournissant la
forme d’abstraction, de rationalité et de démonstration pures qui devaient ensuite
la caractériser.
Mais on comprend alors en même temps que l’adoption de cette forme n’ait
pas entamé la fonction idéologico-politique de la philosophie, qui s’est plutôt
trouvée renforcée par l’apport de ces nouvelles formes d’argumentation et de
démonstration. Cette situation très particulière permettrait de comprendre la
« double position » de la mathématique, c’est-à-dire alors de la science, chez le
premier grand philosophe idéaliste connu, Platon : il faut être géomètre pour être
philosophe, ce qui met la science au premier rang, mais une fois que le
philosophe en parle, c’est pour la mettre au second rang, après la philosophie
elle-même. Ce qui témoigne du primat de la politique sur les formes de la
rationalité scientifique dans la philosophie elle-même : elle le reconnaît dans sa
pratique.
Mais s’il en est ainsi, un problème ne peut manquer de se poser. À quoi peut
servir à la philosophie cet emprunt des formes de la rationalité et de la
scientificité dominantes ? Qu’est-ce que l’idéologie dominante gagne ainsi à
s’annexer les services de cette rationalité, puisque de toutes manières cette
annexion ne change rien au fond de la fonction de l’idéologie dominante, ni à ses
objectifs, ni à ses enjeux ? Il faut résoudre ce problème.
Or, on ne peut le résoudre sans revenir à l’idéologie dominante et à son
rapport à l’État. Nous avons insisté sur le fait que l’idéologie existe dans des
appareils (idéologiques) d’État. Nous avons aussi insisté sur le long procès de
lutte de classe indispensable à la constitution en idéologie dominante de
l’idéologie de la classe montante, puis dominante. Il ne faudrait pas tomber ici
dans un idéalisme de la lutte des classe, et croire que toutes ces luttes, de
l’économie à l’idéologie en passant par la politique, soient des luttes pour le
plaisir, ou le prestige, ou la seule victoire. Ces luttes en vérité ont des enjeux, qui
ne sont pas seulement le pouvoir d’État (c’est le plus élevé) ou l’appareil d’État,
l’un de ses appareils (répressifs ou idéologiques), ou même l’exploitation, et en
même temps qu’elle, le rapport de production. Autrement dit, ces luttes de
classes n’ont pas seulement pour enjeux les rapports ou les appareils, qui
constituent les formes dans lesquelles s’exercent ces luttes. Ces luttes ont aussi
pour enjeu, et ont pour enjeu de base, les pratiques dans lesquelles l’exploitation
est imposée et subie, et parmi ces pratiques figure aussi la pratique des sciences
et des techniques. Dans toutes ces luttes, il s’agit, au sommet, de la détention ou
de la prise du pouvoir d’État et des appareils d’État, et à la base, de la maîtrise et
de l’orientation des différentes pratiques en fonction de l’antagonisme de classe
qui divise la société en classes.
Je disais qu’il n’est de pratique que sous une idéologie, et je parlais en même
temps de ces idéologies infimes qui naissent à l’occasion de chaque pratique, et
en même temps la gouvernent. Et j’ai tenté de montrer que la constitution de
l’idéologie dominante enrôlait, en se les soumettant, toutes ces idéologies
locales, puis régionales, mais en les enrôlant évidemment sous l’unité des
grandes idées de classe, autour desquelles cette idéologie dominante pouvait, si
elle y parvenait, se constituer. Avant même que la philosophie des philosophes
existe, il y avait là une tâche politique, c’est-à-dire une tâche de lutte de classe
dans l’idéologie, qu’on pouvait parfaitement définir. Il s’agissait avant tout
d’unifier autour de quelques grandes idées, qui fussent sur les positions de la
classe dominante, toute la diversité extrême des idéologies locales, puis
régionales, afin de constituer cette unité de l’idéologie dominante indispensable
à son rôle double : pour aider la classe dominante à s’unifier elle-même, et pour
se soumettre la classe dominée en absorbant les éléments dangereux de sa propre
idéologie. L’histoire montre que cette tâche idéologico-politique a été assurée,
avant l’avènement de la philosophie, par une idéologie régionale importante, qui
s’imposait aux autres idéologies régionales : par exemple, l’idéologie religieuse
ou l’idéologie politique. Avec l’avènement de la philosophie, cette tâche prit un
tour relativement nouveau.
Je n’entends pas dire par là que la philosophie ait pris la place de l’idéologie
régionale qui, avant elle, unifiait, vaille que vaille, tout le domaine de l’idéologie
au service de la classe dominante. Tout au contraire. L’histoire montre que ce
n’est pas la philosophie qui a joué le rôle essentiel dans l’unité de l’idéologie
bourgeoise, quant à sa substance, mais l’idéologie juridique, et c’est d’ailleurs
pourquoi nous avons pu voir que la philosophie bourgeoise elle-même s’était
constituée en se basant sur l’idéologie juridique bourgeoise, en lui empruntant
non seulement la catégorie de sujet, mais encore l’idée de poser une question de
droit à tout ce qui existe, êtres et connaissances au monde, au monde même et à
Dieu. Il reste pourtant que la philosophie a joué, dans ce concert, un rôle très
particulier et très précis, et que ce rôle nous renvoie à nouveau au rapport qui lie
la philosophie à la rationalité des sciences existantes.
Il me semble qu’on peut dire à peu près ceci, en prenant la philosophie
bourgeoise pour exemple : dans l’œuvre séculaire de constitution et donc
d’unification de l’idéologie dominante bourgeoise, c’est l’idéologie juridique qui
a été déterminante, et c’est la philosophie qui a été dominante. L’idéologie
juridique a, du moins jusqu’aux cinquante premières années du XIXe siècle,
fourni les idées maîtresses indispensables à la constitution de l’idéologie libérale
bourgeoise, et c’est autour d’elles que s’est fait tout le travail d’unification. La
philosophie a pu, alors, y jouer son rôle propre : en élaborant théoriquement des
questions, des réponses, donc des thèses et des catégories qui, d’une part, fussent
l’expression de cette idéologie juridique, et, d’autre part, fussent capables de
travailler les idées des idéologies existantes pour les transformer dans le sens de
leur unification. Pour parvenir à cet objectif, il faut nécessairement produire des
notions abstraites, car, autrement, comment parvenir à unifier des idéologies
locales ou régionales, comment occuper les positions de l’adversaire, qui sont
toutes d’une extrême diversité ?
Il ne faut pas s’imaginer que la philosophie des philosophes ait eu, dans
l’histoire, le monopole de l’abstraction, de ce type d’abstraction. Avant
l’existence de la philosophie, l’idéologie régionale dominante produisait et
pratiquait elle aussi un type d’abstraction très particulier, métaphorique le plus
souvent, qui lui permettait de venir à bout de sa tâche d’unification idéologique.
La seule différence tient à ce que l’abstraction philosophique est empruntée à
l’abstraction scientifique. C’est un fait, et c’est peut-être ici le cas de reparler de
la « déchirure » provoquée par l’avènement de la science dans un univers
culturel dont l’équilibre idéologico-politique était instable. Le fait est, les intérêts
étant sans doute trop forts en jeu (mais nous manquons cruellement de travaux
sur ce point), qu’à partir d’un certain temps dans l’histoire, l’unification de
l’idéologie dominante n’a plus pu se passer des services de la philosophie,
même lorsque cette philosophie fut mise au service de la théologie (cas qui
illustre notre remarque précédente : ce n’est pas forcément, jusqu’ici ce n’est
jamais la philosophie qui détermine l’idéologie dominante).
25.
Si on veut bien considérer que tout ce procès de constitution de l’idéologie
dominante n’est qu’une des formes de la lutte de classe, si on veut bien
considérer que les enjeux de base de cette lutte de classe sont, derrière les formes
de l’État, la détention des moyens de production, et les différentes pratiques qui
leur sont liées, y compris la pratique scientifique, alors il est possible de voir un
peu plus clair dans la philosophie.
Nous avions dit : la philosophie n’a pas d’objet, au sens où une science a un
objet. Nous avons noté, chemin faisant, qu’en revanche la philosophie avait des
objectifs dans la lutte de classe, qui, dans la théorie, l’opposait à ses adversaires
philosophiques. Nous pouvons maintenant dire que la philosophie a des objectifs
parce qu’elle a des enjeux, comme toute lutte qui n’est pas une lutte idéaliste.
Or, les enjeux de la lutte de classe dans la théorie qu’est la philosophie sont
assez particuliers : ils ne sont pas à portée de main, ils sont lointains, ils sont
même si éloignés de la pratique de la lutte de classe philosophique qu’on se
demande bien comment la philosophie peut les atteindre. Que sont ces enjeux, en
dehors de la réfutation de telle ou telle thèse philosophique (mais la philosophie
n’étant pas une science, il n’y a jamais, en philosophie, d’erreur assignable, donc
de thèse erronée, indéfendable) ? Ce sont justement ces pratiques : ce qui se
passe dans ces pratiques. Avant tout dans la pratique de la lutte des classes
(économique, politique, idéologique), mais aussi dans toutes les autres pratiques
matérielles, auxquelles les sciences de la nature sont étroitement liées, et les
pratiques sociales les plus diverses (sexualité, famille, droit, culture, etc.). Il
s’agit pour la classe dominante de maîtriser ces pratiques, et les hommes qui en
sont les agents, et d’orienter ces pratiques dans le sens de ses intérêts de classe.
La maîtrise de ces pratiques ne passe pas seulement par la possession des
moyens de production, d’échange et de recherche, elle passe aussi par les
idéologies dont ces pratiques sont le siège et l’objet. C’est cette exigence qui
donne tout son sens à l’unification de l’idéologie dominante, car c’est par
l’unification des idéologies, leur pénétration par les idées dominantes, que
passent la maîtrise et la domination de la classe dominante sur ces pratiques et
leurs agents. Et c’est là que la philosophie joue son rôle : puisqu’elle travaille,
comme en laboratoire, sur commande de l’idéologie juridique, pour élaborer les
questions, thèses, et catégories dont l’idéologie dominante s’emparera pour les
faire pénétrer jusqu’au sein des formes idéologiques qui dominent les pratiques
et leurs agents.

Et par là s’éclaire enfin ce qui est toujours resté un peu comme une énigme
dans l’histoire de la philosophie : le fait que les philosophies existent sous forme
de systèmes, pas toutes, mais la grande majorité d’entre elles. Engels a dit sur ce
problème une petite sottise, ce qui prouve qu’un matérialiste n’est jamais
totalement à l’abri de l’idéalisme, lorsqu’il a écrit, dans le Ludwig Feuerbach,
que les systèmes philosophiques existent pour « satisfaire à un besoin éternel de
l’esprit humain : celui de surmonter toutes les contradictions241 ». Il disait vrai
en ce qui concerne les contradictions : mais c’est idéaliste que d’évoquer les
« contradictions de l’esprit humain ». Ces contradictions, très réelles, sont celles
que rencontre la classe dominante dans la constitution de son idéologie
dominante, ce sont donc, en dernière instance, des contradictions de classe, étant
entendu qu’il existe aussi d’autres contradictions, dans le rapport entre les
hommes et la nature, comme dans le rapport inconscient de l’individu à soi. Or,
il est parfaitement vrai que la classe dominante tend à résoudre ces
contradictions, car elles sont intolérables à sa domination de classe. Et
l’unification de l’idéologie en idéologie dominante est justement un des moyens
de la résolution des contradictions de classe. C’est à cette exigence que répond
la forme systématique de la plupart des philosophies, à cette exigence que
répond l’« objet » proposé à la philosophie par toute la tradition idéaliste, qui va
de Platon à Hegel et Comte, etc. : « penser le tout ». Lorsque la philosophie se
donne pour objectif de « penser le tout », elle avoue elle-même qu’elle prend sa
part théorique, abstraite, à cette œuvre d’unification de l’idéologie dominante. Et
il ne faut pas se laisser prendre à l’existence de philosophies non systématiques,
comme celles de Kierkegaard ou de Nietzsche : car elles sont « réactives », dans
la dépendance des systèmes qu’elles critiquent, et elles contribuent, en se faisant
l’avocat du diable, à représenter dans l’idéologie dominante des oppositions qui,
si elles étaient demeurées muettes ou inconnues, eussent pu être très
dangereuses. Bien entendu, cette remarque est limitée, comme est limité, on l’a
vu, le rôle de la philosophie dans la constitution de l’idéologie dominante.
Tout cela est bien beau, et d’une certaine manière se tient, mais comme c’est
en dernière instance la lutte de classe qui soutient cette solution, qu’en est-il de
la science ? Et à l’horizon de cette question naïve apparaît le spectre de la nature
de classe des sciences, de l’objectivité scientifique. Sur ce dernier point, je
renvoie au livre de D. Lecourt242. Mais sur le principe, il faut s’expliquer. Car la
pratique scientifique est une pratique, et comme telle elle s’exerce elle aussi sous
une idéologie déterminée et sous une idéologie qui, comme les idéologies
spontanées de toutes les pratiques, réfléchit quelque chose de la vérité de cette
pratique. J’ai cru pouvoir, autrefois, montrer243 qu’on pouvait distinguer, dans la
« philosophie spontanée des savants », deux éléments,
l’élément 1, intrascientifique, de tendance matérialiste, et l’élément 2, de
tendance idéaliste, provenant de l’extérieur, c’est-à-dire, en dernière instance, de
l’idéologie dominante, où la philosophie joue le rôle que l’on sait. Tout
chercheur travaille ainsi sur un objet matériel, qu’il soit concret ou abstrait, sous
une certaine idéologie, qui comprend aussi des catégories philosophiques,
lesquelles sont à ce point passées dans la vie qu’elles n’apparaissent même plus
comme philosophiques, surchargées et surdéterminées d’échos philosophiques.
Ces catégories, issues de la philosophie existante ou même passée, peuvent
constituer soit des obstacles, soit des appuis pour la recherche, pour la pratique
théorique du chercheur. En général, il ne le sait pas, il se contente de résoudre les
problèmes posés par la nature de son objet, grâce à son dispositif expérimental.
Tout ce travail produit naturellement une réduction matérialiste, une critique
matérialiste en acte du contenu idéaliste des catégories et des idées sous
lesquelles le chercheur travaille : cette réduction aboutit à la production de
connaissances objectives, qui rejettent dans le néant les idées fausses ou
partiellement fausses dont le processus a pu être par instants ou tenté ou dominé.
Le savant s’en débarrasse sans un mot ni un commentaire. Pour lui, l’erreur
n’existe pas : ou bien il est dedans, mais ne la pense pas, ou bien il l’a éliminée
et elle a disparu de son esprit. D’où sa vulnérabilité aux idées toutes faites de
l’idéologie, qui se représentent à lui, sans qu’il le sache, au moment même où il
vient de se débarrasser, sans en tenir compte, d’autres idées toutes faites.
Et si on pose la question de savoir pourquoi rien n’a jamais été sérieusement
tenté pour lutter contre ce piège diabolique où le savant se trouve pris, il est trop
clair que l’idéologie idéaliste bourgeoise y trouve son compte. Elle manipule le
savant sans qu’il le sache, le conduit jusqu’au seuil des connaissances qu’il
produit, et l’égare de nouveau. La soumission idéologique du savant importe
plus à la bourgeoisie que la productivité de la recherche, malgré toutes les
déclarations officielles. Et la philosophie matérialiste a beau faire avertir le
savant et même l’instruire des mécanismes de la mystification et de
l’exploitation qu’il subit, elle se heurte, surtout dans la position dominée qui est
la sienne, au barrage formidable de la domination idéologique de classe.
Les philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle voulaient réformer l’entendement
du genre humain, dont [celui des] rois et des savants. Ils s’y sont cassé les dents.
L’entendement des hommes ne précède pas, il suit les luttes de classe décisives.
Pour que les idées des hommes changent, il « faut changer l’État » (Marx).
Pourtant, ce qui vient d’être dit à propos de la philosophie et, par
l’intermédiaire de l’idéologie dominante monnayée au niveau des idéologies
locales, du rôle de la philosophie dans cette unification de l’idéologie dominante,
explique la proposition dont nous étions partis : que tous les hommes sont
philosophes. Certes, ils ne le sont pas au sens de la philosophie des philosophes,
qu’ils ignorent, mais ils le sont en tant qu’ils pensent aussi dans les catégories
philosophiques qui, après avoir été élaborées dans le laboratoire de la
philosophie des savants, sur la commande de l’idéologie dominante, pénètrent
dans les idéologies qui dominent la pratique des hommes. Qu’ils soient ainsi
philosophes, ils ne le savent généralement pas, bien que la sagesse populaire s’en
doute, comme le notait justement Gramsci. Cette caractéristique est de très
grande importance au point de vue de la pratique de la lutte des classes, car elle
permet de comprendre la nécessité de la philosophie dans la lutte des classes, et
la possibilité pour les militants, et les hommes des plus larges masses, de
s’initier à un langage philosophique où ils peuvent en principe se retrouver.
Maintenant que nous disposons d’éléments suffisants pour une théorie de la
philosophie, nous pouvons répondre au problème : que peut être la philosophie
matérialiste marxiste ? Nous répondrons en reprenant notre définition : elle ne
peut exister qu’à la condition d’assumer de manière radicale la nature et les
mécanismes de la philosophie. Comme la philosophie implique prise de parti, la
philosophie marxiste prend parti dans la lutte de classe philosophique : elle est,
en dernière instance, lutte de classe dans la théorie, et, consciente des intérêts de
classe qu’elle représente, elle prend parti pour le camp matérialiste, sur des
positions prolétariennes. Et, conséquente, elle se bat : un philosophe est un
homme qui se bat dans la théorie. Pas contre n’importe qui, ni n’importe quand,
ni n’importe comment, mais en reconnaissant l’adversaire principal du moment,
en connaissant ses contradictions, ses forces et ses faiblesses, en discernant le
« maillon le plus faible » à saisir pour l’attaque, en choisissant aussi les
meilleurs points d’appui, et les meilleurs alliés (de bonnes thèses, de bonnes
catégories), sans jamais en perdre le contrôle, etc.
Comment se bat le philosophe marxiste ? Comme tout philosophe : en
pratiquant la philosophie, mais par une nouvelle pratique de la philosophie244
qui le fasse échapper aux pièges de l’idéalisme, surtout quand il s’est insinué
dans ses propres rangs. Il se bat en formulant des thèses nouvelles qui
constituent autant d’armes d’attaque contre les positions que l’histoire de la lutte
de classes fait occuper à l’adversaire. Ces thèses sont formées de catégories, il
lui arrive d’en forger pour répondre à une question inédite. Il sait que ces
catégories, si elles sont bien « ajustées », peuvent servir aussi à la pratique
scientifique et à la pratique politique, donc très loin de lui, qui travaille dans le
recul de la théorie philosophique, bien qu’il milite en même temps dans
l’organisation de lutte de classe marxiste-léniniste. Il ne tombe pas dans la
stupidité des distinctions entre le matérialisme et la dialectique, ni dans la théorie
de la connaissance, ni dans l’ontologie. Il ne prend pas non plus les sciences
dites humaines, qui ne sont que les formations théoriques de l’idéologie
bourgeoise, pour des sciences. Il sait que ce domaine, occupé par l’adversaire,
doit être conquis à la connaissance scientifique, grâce aux principes et aux
concepts du matérialisme historique, la science des lois de la lutte des classes.
Il ne tombe pas enfin dans une dernière illusion bourgeoise : dans la croyance
qu’il existerait une « philosophie marxiste ». Cette idée est pourtant répandue
chez nombre de marxistes eux-mêmes. Et elle n’est pas sans reposer sur une
pensée audacieuse, puisque selon eux Marx aurait (j’ai partagé pendant quelques
années cette idée erronée245) fondé à la fois une science nouvelle et une
« philosophie » nouvelle. Mais à y regarder de plus près, cette idée ne tient pas.
Car s’il est bien des « coupures » dans l’histoire des sciences, la philosophie est
ainsi faite qu’elle n’a pas vraiment d’histoire, puisque sa pseudo-histoire ne fait
que répéter, sous des formes variées, la manifestation d’une seule et même
fonction.

Marx a donc pensé dans la philosophie existante, il n’a pas fondé une nouvelle
philosophie. Il a seulement pratiqué d’une manière révolutionnaire la
philosophie existante, en adoptant des thèses qui exprimaient les positions de
classe révolutionnaire du prolétariat. Mais s’il en est ainsi, on est légitimé de dire
qu’il n’existe pas, qu’il ne peut pas exister de philosophie marxiste, au sens où
une philosophie, qu’elle soit antique, médiévale ou bourgeoise, requiert une
forme d’existence particulière qui est celle de la systématicité. Nous avons vu
pourquoi cette systématicité : pour soutenir le travail d’unification des catégories
destinées à aider à l’unification de l’idéologie dominante. C’est là en définitive
une raison de classe qui intervient, donc une raison appartenant aux sociétés de
classe.
Or, il est très remarquable que Marx se soit pratiquement tu sur la philosophie.
Et dans le principe il avait raison. Il fallait mettre au premier plan de tout autres
formes de la lutte des classes. Marx n’a pratiqué la philosophie que dans son
œuvre scientifique et politique, et pour l’essentiel Lénine a fait de même :
silencieusement, mais réellement et efficacement. Mais je crois qu’il y avait
plus. Si la constitution de l’idéologie dominante est liée, comme cela va de soi, à
l’État et à son pouvoir, il existe un rapport intime, attesté par toute l’histoire de
la philosophie, entre l’État et la philosophie, entre l’État et l’idéologie
dominante unifiée, donc entre l’État et la systématicité de la philosophie des
classes exploiteuses. Or, on peut dire que cette forme de la systématicité, comme
le prouvent bien et la tentative malheureuse d’Engels à propos de la matière en
mouvement et d’autres exemples qui ne cessent de se répéter, représente elle
aussi un piège idéologique pour la classe dominée. Si la philosophie du
prolétariat devait mimer la philosophie bourgeoise au point de lui emprunter la
forme du système, elle serait en péril, et d’ailleurs elle l’est. Car les conditions
d’unification de l’idéologie du prolétariat ne sont pas encore réalisées, sauf sous
une forme caricaturale, et seraient-elles réalisées que, le prolétariat étant au
pouvoir, la tâche historique qui lui serait proposée serait de briser l’État
bourgeois et ses appareils, puis de conduire l’État à son dépérissement. Dans
cette seconde perspective, il serait malvenu de pratiquer une philosophie
systématique, qui ne pourrait, à son niveau, bien entendu, que renforcer l’État.
C’est pourquoi il me paraît juste de dire qu’il ne peut pas exister de philosophie
marxiste au sens classique du mot philosophie, et que la révolution apportée par
Marx en philosophie a consisté à la pratiquer d’une manière nouvelle, à la fois
selon sa vraie nature, connue par le matérialisme historique, et sur les positions
de classe du prolétariat.
26.
Il faut pourtant ajouter à toute cette analyse une précision importante.
Car si le propre de toute philosophie, dans la mesure où la lutte de classe pour
la constitution de l’idéologie dominante l’enrôle dans ses rangs opposés, est de
contribuer à l’unification de l’idéologie dominante par l’ajustage de catégories et
de thèses, si le propre de toute philosophie est alors d’être déterminée dans cette
fonction par une région idéologique essentielle à la classe montante ou
dominante, il reste que cette détermination est marquée par des limites de classe.
Quoi qu’on fasse, on ne peut empêcher de penser qu’une philosophie comme
la philosophie bourgeoise, édifiée sur la base et sous la détermination de
l’idéologie juridique bourgeoise, est définie « en dernière instance » par son rôle
dans la lutte de classe, et ne peut donc échapper à une détermination, subjective,
de classe.
Et si on se retourne vers la philosophie, ou la nouvelle pratique de la
philosophie dont a besoin la classe ouvrière pour unifier l’idéologie de sa lutte
de classe, on se trouve, si nos définitions sont justes, devant la même
détermination. La nouvelle « pratique de la philosophie » sera, qu’on le veuille
ou non, et même si la formule choque, une nouvelle forme de « servante de la
politique » prolétarienne. On sait comment le jeune Lukács s’en tirait246 : en
dotant le prolétariat d’une essence « universelle », ce qui provoquait la
coïncidence attendue entre, d’une part, la subjectivité du prolétariat, et, d’autre
part, l’universalité de cette subjectivité, devenue de ce fait objective. Mais le
marxisme ne peut se rallier à une solution idéaliste de ce genre.
Il dispose en vérité du principe de la solution matérialiste conforme à la
science des conditions et des formes de la lutte des classes fondée par Marx. Car
qu’est-ce que Marx a apporté de neuf en la matière ? Une théorie de
la dialectique qui relie entre eux les différents niveaux de la lutte de classe, une
théorie qui permet donc de penser la nécessité et les lois objectives de ce qui se
passe dans et entre les différents niveaux de la lutte de classe : économique,
politique, idéologique, théorique. Il nous a donné, entre autres, de quoi esquisser
une théorie du rôle de la philosophie dans la lutte de classe théorique, et de ses
effets et retombées dans la lutte de classe idéologique, dans les idéologies
régionales et locales, et, à travers elles, dans les différentes pratiques. Il a permis
enfin de voir que la philosophie chargée du rôle d’élaboration théorique de
l’unification des idéologies existantes en idéologie dominante ne décidait pas
elle-même de ce rôle, mais que les formes de ce rôle lui étaient « commandées »
du dehors, par une idéologie déterminante pour la pratique de la classe
dominante et sa lutte de classe.
On peut dire qu’avant Marx la philosophie remplissait son rôle sans connaître
les conditions qui le déterminaient : aveuglément. Et comme elle n’avait aucune
idée des lois qui la gouvernaient « dans son dos », elle pensait n’avoir pas de
« dos », et identifiait sa propre nature à la seule conscience qu’elle avait de soi,
de ce qu’elle considérait comme son « objet » et sa destination : le dévoilement
de la Vérité, du Sens, de l’Origine et de la Fin. Et elle pensait sa propre histoire
comme l’histoire des formes de ce dévoilement, paradoxalement toujours atteint,
et toujours à reprendre.
En procurant aux militants de la lutte de classe ouvrière ce que ne pouvaient
connaître ni les philosophes, ni les politiques d’aucune société de classe, Marx
leur a donné, pour la première fois dans l’histoire, une prise critique sur la
philosophie, qui ne soit pas philosophique, mais scientifique. En leur faisant
connaître ce qu’est, en dernière instance, la philosophie, à savoir, sous le
déguisement d’une Recherche ou d’un Dévoilement de la Vérité, lutte de classe
dans la théorie, Marx leur a donné les moyens de connaître scientifiquement et le
rôle de la philosophie et les conditions de détermination de la pratique marxiste
en philosophie par l’idéologie politique du prolétariat, et, par là, de rectifier et
d’ajuster cette détermination aux objectifs stratégiques de la lutte de classe
ouvrière.
La connaissance des conditions d’existence et du rôle de la philosophie ne
conduit nullement à remplacer la philosophie par la science de ses conditions
d’existence – pas plus que la connaissance des lois de la pesanteur ne conduit à
la disparition de la pesanteur. Mais, tout comme la connaissance des lois de la
chute des corps a permis d’agir sur les effets de la pesanteur, et de découvrir les
moyens de les annuler, de même la connaissance des lois de la détermination de
la pratique philosophique du marxisme par l’idéologie politique prolétarienne
permet, dans le principe, de critiquer les effets de cette détermination, et de les
infléchir, pour échapper à l’automatisme aveugle d’une détermination subjective
de classe.
La philosophie n’en devient pas pour autant une science objective, mais elle
peut échapper à la tentation de repli sur soi que connaît la subjectivité politique
de classe dans ses grandes épreuves historiques, et servir de plus en plus à la
libération des pratiques sociales.

Voilà pourquoi, dans une période historique marquée par la crise du
marxisme, il n’est pas possible de restaurer la pratique marxiste en philosophie
sans restaurer en même temps la science des lois de la lutte des classes. Car sans
le secours des résultats de cette science révolutionnaire, la philosophie marxiste
ne peut plus contrôler sa détermination politique, et elle tombe dans le
subjectivisme de classe, qui, lorsque la situation est dominée, comme elle l’est,
par la classe bourgeoise, est toujours, en dépit de la terminologie marxiste qui
subsiste comme façade (cf. Staline), une forme de subjectivisme de classe
bourgeois. Il suffit de poser aujourd’hui la question : où en est donc le marxisme
en philosophie ? pour répondre : vous avez, d’un côté, l’ontologie et la
gnoséologie des philosophes soviétiques, et, de l’autre, le gauchisme de tel ou tel
petit bourgeois. Mais qu’est-il de prolétarien en tout cela ? Rien que des
proclamations.
Vous qui venez de lire ces pages, sachez que cette pratique de la philosophie
marxiste, matérialiste-dialectique, dont je viens de parler, vous la trouvez dans
les œuvres théoriques et politiques de Marx et Lénine. Vous la trouvez aussi
dans les luttes courageuses et difficiles menées par la classe ouvrière sur des
positions justes, elles-mêmes difficiles à élaborer et à défendre. En tout cas, cette
philosophie, vivante dans ces livres, vivante dans ces luttes, nous est transmise
par la tradition de ces combats, et nous ne sommes pas seuls au monde.
Mais vous devez aussi savoir que si vous recherchez cette tradition dans les
déclarations officielles de la plupart des dirigeants des partis communistes, ou
dans les commentaires des « philosophes marxistes » reconnus par les partis, ou
à plus forte raison dans les cours ou les livres des « professeurs du marxisme-
léninisme » en URSS et dans les pays socialistes, vous n’en trouverez que la
caricature. Je ne jette la pierre à personne. Mais les gigantesques luttes de classe
de la période dominée par l’impérialisme ont fait basculer le socialisme dans la
déviation stalinienne, et le Mouvement ouvrier et communiste international n’est
sorti de cette crise sans précédent, après la victoire sur le fascisme, qu’au prix
d’un fantastique repli théorique et philosophique, qu’on peut considérer
proprement comme une défaite.
Mais il faut aussi savoir que les défaites du mouvement ouvrier ne sont pas
semblables à des défaites militaires : car même dans la défaite, la lutte de classe
ouvrière ne cesse pas. Elle connaît et invente de nouvelles formes, elle ressurgit
là où on ne l’attend pas, elle se poursuit même dans des pays où elle semble
complètement éteinte. Témoin ce qui se passe actuellement : alors que le
marxisme est écrasé par l’idéologie bourgeoise, alors que la théorie marxiste a
proprement « disparu », voici qu’elle renaît des luttes de classe que provoque
l’impérialisme dans les grandes métropoles comme dans les pays du « Tiers
Monde », voici qu’elle est peu à peu restaurée par de nouvelles générations de
combattants, ouvriers et intellectuels, qui se saisissent d’elle, car ils en ont
besoin, et pour s’en saisir, se mettent au travail en redécouvrant et travaillant la
théorie marxiste, tirent d’elles de nouvelles connaissances, de nouvelles thèses,
propres à orienter leur pratique politique et théorique.
À tous ceux qui douteraient aujourd’hui de la philosophie, à ceux qui
douteraient que le marxisme soit capable d’intervenir en philosophie de manière
non arbitraire, non subjective, mais juste et efficace, je dis : Voyez ce qui se
passe autour de vous ! Voyez comme les choses vont vite ! Voyez ces luttes où
les jeunes engagent, au côté des vieux, des combats dont la théorie marxiste sort
renforcée et rajeunie ! Voyez comme les erreurs du passé se corrigent ! Voyez
quelles perspectives s’ouvrent devant nous, et comme l’avenir est proche !
Vous vous battez dans la lutte des classes ouvrière et populaire ? Rappelez-
vous : la lutte des classes a besoin de la philosophie, « lutte de classe dans la
théorie ».
Vous voulez être philosophe ? Rappelez-vous : un philosophe, c’est un
homme qui se bat dans la théorie, et quand il comprend les raisons de ce combat
nécessaire, il rejoint les rangs de la lutte de classe ouvrière et populaire.
Rappelez-vous Marx, en 1845, griffonnant quelques lignes sur une feuille.
1848 ne s’était pas encore annoncé à l’horizon, c’était la répression la plus noire.
La théorie marxiste n’était pas encore bien assise sur ses bases. Marx avait du
moins compris qu’il ne pouvait faire, en histoire, œuvre scientifique qu’en
« changeant de terrain », qu’en abandonnant les positions philosophiques de
classe bourgeoises, pour passer sur des positions théoriques de classe
prolétariennes. D’où les « Thèses sur Feuerbach », et cette petite phrase, dont
nous vivons encore :
« Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde d’une manière
ou d’une autre : il s’agit de le transformer247. »
juillet 1976
ANNEXE
Louis Althusser
« Chacun peut-il philosopher ? »248
Au printemps 1957 paraît, aux Éditions Julliard, Pourquoi des philosophes ?
de Jean-François Revel, un pamphlet dont la thèse fondamentale est que la
philosophie, ayant fait son temps, n’a plus qu’à s’effacer devant les sciences et
la psychanalyse, auxquelles échoit désormais le rôle qu’elle jouait tant bien que
mal avant leur avènement. Revel en veut pour preuve l’affligeante pauvreté, sous
masque de préciosité et d’obscurantisme, de la pensée philosophique, ou se
croyant telle, de Heidegger, Lacan, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Sartre et
d’autres noms illustres. Son libelle provoque quelques remous. Lacan, dont le
« mallarméisme de banlieue » fournit à l’auteur une cible de choix, aurait
piétiné (au sens propre) Pourquoi des philosophes ? en plein séminaire.
Merleau-Ponty profite d’un entretien qu’il accorde à Madeleine Chapsal en
février 1958 pour fustiger le livre avec presque autant d’élégance que Lacan
(« ce livre rappelle des exposés staliniens de la meilleure époque »). Sartre,
dans une conférence qu’il n’a peut-être pas prononcée, s’en prend à un philistin
« non philosophe » qui aurait conclu que « les philosophes sont bons à être jetés
aux chiens ». Et Lévi-Strauss, dans Anthropologie structurale, se pose en maître
d’école pour expliquer à longueur de page pourquoi « M. Revel devrait
s’interdire de me discuter »249.
Althusser voit le livre d’un autre œil. « Ce genre d’impertinence
m’enchante », écrit-il à une amie en 1957. Le « caïman » de la rue d’Ulm avait,
sans aucun doute, le goût de telles provocations. Qui plus est, Revel était, à
l’époque, un ami avec lequel il envisageait de lancer une collection d’essais
critiques. Mais le livre de Revel, qui, reconnaît-il dans cette même lettre, n’était
« pas très fort », l’intéressait pour une raison de fond : il en partageait, à sa
manière, l’inspiration anti-philosophique.
De quelle manière, au juste ? Que le lecteur en juge. Le 8 octobre 1957 s’est
tenu à Paris, au 44, rue de Rennes, dans une série de conférences-débats alors
animés par Jacques Nantet, « Cercle ouvert », un débat autour de Pourquoi des
philosophes ? Ont participé à ce débat, intitulé « Chacun peut-il philosopher ? »,
François Châtelet, Maurice de Gandillac, Lucien Goldmann, Robert Misrahi et
Jean Wahl. L’intervention d’Althusser dans la discussion qui a suivi le débat –
un « triomphe », selon une lettre qu’il écrit le lendemain – paraît deux mois plus
tard dans la revue Cercle ouvert. Nous la reproduisons ici dans son intégralité.

* *

Je me demande si le sujet, tel qu’il a été posé, méritait un aussi long examen.
Chacun peut-il philosopher ? Je crois que Misrahi a bien raison de dire que,
quelle que soit la définition qu’on propose de la philosophie, il est évident qu’on
ne peut philosopher sans préparation. C’est aussi difficile d’apprendre à
philosopher que d’apprendre à marcher. Je crois toutefois que, dans les exposés
que nous avons pu entendre, un certain nombre de problèmes importants se sont
dégagés et ont été abordés.
Le premier problème et celui du langage de la philosophie, ou de ce qu’on a
pu appeler, selon le mot de Marx, le « jargon philosophique ». C’est un
problème important, mais un problème-écran et, relativement, un faux problème.
En effet, on croit toujours montrer que la philosophie est en droit de posséder un
langage technique. Le problème est de savoir si la philosophie a le droit de se
considérer comme une discipline spécialisée. Par conséquent, ce problème du
jargon philosophique ne me paraît pas pouvoir être considéré en lui-même, mais
doit être immédiatement rapporté à ce qui en constitue la justification, la
légitimation, à savoir le droit de la philosophie d’exister comme telle. Voilà le
problème fondamental qui semble surgir de ce débat.
Quelles que soient les réserves que je puisse faire – et j’en ai entendu
beaucoup ce soir que je pourrais reprendre à mon compte – sur le livre de Revel,
je partage au fond l’inspiration essentielle de son ouvrage. Je crois que Revel a
abordé à sa manière, qui lui est propre, avec son talent personnel, par un biais,
un problème qui est au cœur des préoccupations contemporaines, bien qu’il ne
date pas d’aujourd’hui – il date effectivement, comme l’ont dit Châtelet et
Goldmann, du XVIIIe siècle.
Ce problème est de savoir si, au fond, nous n’avons pas à nous débarrasser de
la philosophie, au moins de la philosophie dans son essence fondamentale, en ce
qu’elle prétend être et qui la différencie des autres disciplines, des autres
activités, des autres attitudes spirituelles et intellectuelles, de la même manière
que nous avons à nous débarrasser de la religion.
Il existe toute une série d’attitudes spirituelles différentes dans le monde, qui
prétendent se justifier, mais qui pour autant n’échappent pas à une critique, un
examen qu’on peut faire de leurs titres. Lorsqu’on pose la question de savoir si
la philosophie peut exister, si elle existe, si elle a le droit d’exister, on pose une
question du même genre que celles qu’on a pu poser au XIXe siècle à l’égard de
la religion : a-t-elle le droit d’exister, c’est-à-dire quels sont les titres qui
justifient, non seulement son existence dans le présent, mais sa prétention à
survivre dans l’avenir ?
Je crois qu’il est à peu près impossible de poser le problème aujourd’hui que
dans une perspective historique. Un simple coup d’œil sur l’histoire montre que
les titres que la philosophie peut invoquer, les rapports qu’elle entretient avec
différentes disciplines, varient selon les temps. Toutefois, ce qui paraît
l’essentiel de la philosophie, c’est qu’elle se justifie selon une même prétention
fondamentale.
Ce que je proposerai, c’est un effort pour dégager ce que peut être la
philosophie, ses titres vis-à-vis d’elle-même. Il est certain que Revel peut aider à
cette critique en montrant que la philosophie s’empare de problèmes qui
viennent du dehors, que la philosophie n’est que la science des problèmes
résolus. Lorsque la philosophie a donc éliminé tout ce qui est d’origine
hétérogène, lorsqu’elle est en face d’elle-même, comment peut-elle se justifier,
se définir, et quels sont les titres qu’elle présente pour sa propre défense ?
Il y a deux façons d’aborder le problème : essayer de faire parler le
philosophe, ou essayer de voir comment le discours du philosophe apparaît. Si,
faisant parler le philosophe, nous lui demandons en définitive quels sont les
titres qui justifient sa prétention, le philosophe dira – et c’est une grande
tradition, aussi bien chez Platon, Descartes, Kant, Hegel, Husserl ou Heidegger –
le philosophe dira avant tout qu’il est celui qui se demande quel est le sens
originaire des choses. Le philosophe sait toujours plus ou moins quelle est
l’origine radicale des choses. Il est celui qui détient, par une réflexion qui va en
deçà de tous les sens existants, l’origine de tous les sens possibles, de tous les
sens existants. Au fond, c’est celui qui sait ce que les autres ne savent pas, et qui
sait quel est le sens véritable de ce que les autres savent, quel est le sens du sens
que les autres possèdent, quel est le sens des gestes que les hommes
accomplissent, le sens des actes dans lesquels ils sont engagés : c’est celui qui,
d’une certaine manière, prétend posséder à l’origine même l’acte de naissance de
la vérité. Qu’il soit platonicien ou qu’il devienne cet encyclopédiste dont
l’histoire montre plusieurs exemples, ou qu’il ne soit pas tellement sensible à la
nécessité de totaliser l’expérience humaine, il reste toujours celui qui essaie de
découvrir à l’origine quel est le sens même de tout ce qui a un sens. Telle serait
au fond la défense que le philosophe présenterait de la philosophie.
Maintenant, je voudrais poser la question d’une autre manière, en me
demandant comment apparaît cette justification du philosophe par lui-même. Je
voudrais la poser dans une perspective plus historique. Je vais dire ici des choses
très générales qu’il faudrait justifier dans le détail. J’espère ne pas heurter la
sensibilité de mes auditeurs.
Qu’il s’agisse de Platon, Descartes, Kant, Hegel, Husserl ou Heidegger, il me
semble que le philosophe, lorsqu’il se définit par cette prétention, se trouve en
réalité dans une position ambiguë et contradictoire. M. Jean Wahl disait tout à
l’heure que, d’après Malraux, l’artiste se définissait en fonction d’autres artistes,
le poète en fonction d’autres poètes. Eh bien, ce qui est frappant chez les
philosophes, du moins les grands philosophes, c’est qu’ils se définissent en fait –
et en partie ils en ont conscience – en fonction de philosophies qu’ils refusent.
Autrement dit, l’effort que nous sommes en train de faire maintenant, dans la
mesure où il est fait pour essayer de nous débarrasser de la philosophie, est un
effort qui est accompli par tous les grands philosophes dans l’histoire. Nous
voyons Platon essayer de liquider une philosophie qui lui apparaît comme
menaçante, celle des sophistes, des subjectivistes, de son époque : Descartes
essayer de se débarrasser de ce qu’il appelle la fausse métaphysique, la
métaphysique des scolastiques : Kant développer toute une critique de la
métaphysique, etc. À ce titre-là, nous ne sommes que leurs héritiers, nous
suivons une même inspiration, nous la prolongeons.
Pourquoi les philosophes éprouvent-ils le besoin de se débarrasser des
philosophies existantes ? Parce qu’ils les considèrent comme menaçantes à
certains égards, comme compromettant certaines causes qui sont en
jeu, certaines causes historiquement importantes. Qu’il s’agisse, du temps de
Platon, de la constitution d’une réflexion objective, qu’il s’agisse avec Kant de la
défense d’une physique newtonienne ou de la constitution du champ de
l’objectivité dans lequel les sciences de la nature vont se développer, qu’il
s’agisse avec Husserl de lutter contre le subjectivisme qui menaçait à la fin du
XIXe siècle (au lendemain de la crise de la physique) l’ensemble des sciences de
la nature et des sciences de l’homme, nous voyons les philosophes tentés de se
débarrasser de philosophies qui leur paraissent dangereuses pour l’avenir de
l’humanité.
C’est ici alors que se joue le drame essentiel du problème philosophique :
dans le moment même où le grand philosophe tente de se débarrasser de la
philosophie, pour s’en débarrasser (c’est-à-dire pour être fidèle à l’objectif qui
nous préoccupe), il fonde une philosophie. Prenons l’exemple de Kant ou de
Husserl. En ce qui concerne Kant, son effort pour essayer de se dégager d’un
empirisme relativiste aboutit, en fait, à la lutte contre toute une forme
d’idéologie qui lui apparaît menaçante, mais il ne peut l’assumer qu’à condition
de fonder une philosophie, c’est-à-dire de remonter à ce qui, à son sens, est à
l’origine de toute signification et de toute objectivité. L’effort du grand
philosophe pour se débarrasser de la philosophie m’apparaît avoir pour
contrepartie nécessaire le recours à ce que nous appelons la philosophie. Dans ce
combat, le philosophe qui veut détruire la philosophie se réfugie en quelque
sorte dans ce qu’il faut bien appeler un arrière-monde philosophique, c’est-à-dire
qu’il sort de ce monde, qui est un œuf. Il est celui qui voit l’œuf du dehors : il en
sort pour déclarer que c’est un œuf, que tel est le sens de cet œuf dont il est sorti,
et il va l’énoncer. Il me semble que ce recul du philosophe par rapport aux
significations qu’il veut fonder est tout à fait constitutif de l’essence même de la
philosophie.
Puisque j’ai employé le mot fondement, je crois que le philosophe vit dans le
sentiment qu’il lui faut, pour justifier une cause qu’il veut défendre, sortir du
champ même dans lequel cette cause apparaît, c’est-à-dire du monde dans lequel
cette cause est défendue et attaquée, et il lui apparaît nécessaire de prendre vis-à-
vis de ce monde une espèce de distance originaire. C’est pourquoi nous voyons
chez les grands philosophes se jouer ce double combat, à la fois un combat de
destruction et un combat de fondation.
Le problème qui se pose pour nous est le suivant : est-ce qu’il est possible de
reprendre la grande tradition philosophique, tradition critique, destructrice des
idéologies du temps présent, sans fonder de nouveau une philosophie – et
philosophie a un sens très précis cette fois – sans se réfugier dans cette espèce de
point à la fois retiré du temps et de l’espace, qui sera pour le philosophe l’origine
de tout ce qui pourra être énoncé et le fondement de tout ce qui pourra être
affirmé ? Est-ce qu’il nous est possible de refuser la philosophie sans en fonder
une ?
Sur ce point, l’opinion qui semble s’être dégagée, c’est qu’en ce qui concerne
les sciences de la nature, la philosophie a joué son rôle et les sciences de la
nature se sont dégagées de la philosophie. La situation n’est pas la même pour
les sciences humaines : Goldmann a dit justement que le mode des rapports
sociaux existants ne permettait pas la manifestation d’un état d’esprit qui rendît
la confrontation superflue.
Je voudrais apporter ici comme exemple, sans prétendre résoudre le problème,
celui de Marx, qui a justement tenté de détruire la philosophie dans le domaine
même où elle paraissait la plus vivante, celui des sciences humaines. Les textes
de Marx sur la fin de la philosophie sont célèbres. Marx proclama la nécessité de
mettre fin à la philosophie, et dans le domaine de l’histoire précisément, dans le
domaine fondamental des sciences humaines. Ce qui me paraît important, ce
n’est pas tellement cette affirmation, c’est au fond la voie qu’a suivie Marx pour
y parvenir. Cette voie, nous la connaissons, c’est celle des œuvres de jeunesse de
Marx, où il se dégage d l’influence de Hegel, de Feuerbach, pour aboutir à la
maturité de sa pensée.
Marx s’est rendu compte, en ce qui concerne les sciences humaines, que le
mot philosophie, c’est-à-dire cette prétention de trouver le sens de l’histoire –
puisqu’il s’agit ici d’histoire –, revenait en définitive chez le philosophe à
coïncider avec les illusions d’une époque sur elle-même, c’est-à-dire avec une
idéologie dominante. Et, d’une manière très précise chez Marx, mettre fin à la
philosophie dans le domaine de l’histoire consiste à faire une critique des
idéologies existantes, de leurs liens avec tout le corps historique considéré,
laquelle n’est possible qu’à partir du moment où est constituée une théorie
scientifique de l’histoire. Cette tentative, que Goldmann a faite dans un domaine
particulier, Marx l’a entreprise à propos de Hegel. Il a fait la critique de
la philosophie dans laquelle il a grandi, dont il s’est dégagé. Pour lui, le mot
d’ordre « mettre fin à la philosophie » a un but extrêmement précis et concret, il
n’a eu pour sens que de coïncider avec une discipline historique qui lui
permettait de faire une théorie de la philosophie.
Je crois que si l’on demande : que deviendra la philosophie ? on peut en tout
cas lui assigner comme tâche de devenir l’histoire de la philosophie, non pas au
sens où l’entendent les philosophes classiques, mais au sens marxiste, où elle
consiste à se demander à partir de quel moment une philosophie naît, prend un
essor et meurt.
Notes
1. F. Navarro, Présentation, dans Sur la philosophie, Paris, Gallimard/ NRF,
coll. « L’infini », 1994, p. 93, 22.
2. Écrits philosophiques et politiques, éd. F. Matheron, t. I, Paris, Stock/ Imec,
1994, p. 539-579.
3. Lire le Capital, éd. É. Balibar, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1996, p. 46,
531-532.
4. « Trois notes sur la théorie des discours », Écrits sur la psychanalyse.
Freud et Lacan, éd. O. Corpet et F. Matheron, Paris, Stock/ Imec, 1993, p. 143.
5. M. A. Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I. a Louis Althusser, Milan,
Feltrinelli, rééd. 1969, p. 344-345 ; L. Althusser, Lettres à Hélène, 1947-1980,
éd. O. Corpet, Paris, Grasset/Imec, 2011, p. 539.
6. Les Vaches noires. Auto-interview (inédit).
7. « Sur la dialectique matérialiste » (1963), dans Pour Marx, Paris, Maspero,
coll. « Théorie », 1965, p. 169-170.
8. Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, coll. « Théorie », 1973, p. 41-42,
55-60 ; Éléments d’autocritique, Paris, Hachette littérature, coll. « Analyse »,
1974.
9. « Livre sur le communisme » (inédit).
10. Annoncé comme tel dans le prospectus du cours, signé « Louis
Althusser ». P. Macherey, « Althusser et le concept de philosophie spontanée des
savants »,
http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/machere
11. Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Paris, Maspero,
coll. « Théorie », 1974 (les quatre premiers cours) ; « Du côté de la
philosophie », Écrits philosophiques…, op. cit., t. II, 1995, p. 255-298 (le
cinquième cours).
12. « Lénine et la philosophie », dans Solitude de Machiavel et autres textes,
éd. Yves Sintomer, Paris, Puf, coll. « Actuel Marx confrontation », 1998, p. 103-
144.
13. Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 96-97 ; « Lénine et la
philosophie », op. cit., p. 133, 135.
14. Ibid., p. 134-135 .
15. « Du côté de la philosophie », op. cit., p. 265.
16. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 113, 134.
17. Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 56.
18. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 136.
19. Ibid., p. 132.
20. Ibid., p. 131. Formule empruntée à Lénine, Matérialisme et
empiriocriticisme, Partie II, chapitre 5.
21. Pour Marx, op. cit., p. 19-20.
22. « La querelle de l’humanisme », Écrits philosophiques et politiques, op.
cit., t. II, p. 487 sq. ; « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 116.
23. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 134.
24. Ce résumé de la réponse développée dans Être marxiste se trouve dans un
texte autobiographique posthume rédigé en 1976, Les Faits, dans L’avenir dure
longtemps suivi de Les Faits, éd. O. Corpet et Y. M. Boutang, Paris,
Flammarion, coll. « Champs essais », rééd. 2013, p. 402-403.
25. « Du côté de la philosophie », op. cit., p. 265 ; « Idéologie et appareils
idéologiques d’État (notes pour une recherche) », dans Sur la reproduction, éd.
J. Bidet, Paris, Puf, coll. « Actuel Marx confrontation », rééd. 2011, p. 288.
26. Sur la reproduction, op. cit., p. 227 (cf. « Idéologie et Appareils… », op.
cit., p. 300).
27. Ibid., p. 301 ; « Du côté de la philosophie », op. cit., p. 282.
28. Sur la reproduction, op. cit., p. 178, 128.
29. Il s’agit de la version du cours publiée pour la première fois en 1995 sur le
titre « Du côté de la philosophie », op. cit.
30. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 130, 134.
31. Ibid., p. 117.
32. « Sur l’évolution du jeune Marx », dans Éléments d’autocritique, op. cit.,
p. 120 sq. Cet article reprend des idées avancées dans un inédit de mai 1969,
« Postface à “Lénine et la philosophie” ».
33. Réponse à John Lewis, op. cit., p. 56 et p. 41, note 17.
34. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 128.
35. Réponse à John Lewis, op. cit., p. 28 sq.
36. « L’opposition est première. » Sur le Contrat social (1967), éd. P.
Hochart, Paris, Manucius, coll. « Le marteau sans maître », 2008, p. 40.
37. Éléments d’autocritique, op. cit., p. 88 sq.
38. « La querelle de l’humanisme (1967) », Écrits philosophiques et
politiques, t. II, op. cit., p. 453.
39. « Socialisme idéologique et socialisme scientifique » (1966-1967, inédit).
40. « Note sur les AIE » (1976), dans Sur la reproduction, op. cit., p. 250.
41. Ibid., p. 257.
42. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 118-119.
43. « La transformation de la philosophie. Conférence de Grenade, 1976 »,
dans Sur la philosophie, op. cit., p. 176-177, 172.
44. « Soutenance d’Amiens » (1975), dans Solitude de Machiavel, op. cit.,
p. 199-236.
45. Note sur l’établissement du texte : nous avons respecté au plus près le
tapuscrit original. À l’exception de fautes d’orthographe manifestes, que nous
avons corrigées, les singularités typographiques ont été reproduites : ainsi,
« dieu » apparaît tantôt avec une majuscule, tantôt avec une minuscule.
46. « Il est à remarquer en tout ce que j’écris que je ne suis pas l’ordre des
matières, mais seulement celui des raisons […]. » Lettre à M. Mersenne du
24 décembre 1640, cité dans M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons,
t. I : L’âme et Dieu, 2e éd. (1968), Paris, Aubier, rééd. 1991 (1re éd. 1953), p. 20.
47. Fondements de la métaphysique des mœurs, éd. et trad. V. Delbos, trad.
revue par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1980, p. 79. « Il est sans contredit tout à
fait louable de descendre aussi aux concepts populaires lorsqu’on a réussi
d’abord à s’élever […] jusqu’aux principes de la raison pure. Procéder ainsi,
c’est fonder tout d’abord la doctrine […] et ensuite, celle-ci fermement établie,
la rendre accessible par vulgarisation […] ; il n’y a vraiment rien de difficile à se
faire comprendre du commun des hommes quand pour cela on renonce à toute
profondeur de pensée ; mais il en résulte alors une répugnante mixture
d’observations entassées pêle-mêle et de principes à demi raisonnés ; les
cerveaux vides s’en repaissent, parce qu’il y a là malgré tout quelque chose
d’utile pour le bavardage quotidien ; mais les esprits pénétrants n’y trouvent que
confusion […]. »
48. « Qu’est-ce que l’homme ? », dans Textes, éd. A. Tosel, trad. Tosel et al.,
Paris, Éditions sociales, coll. « Essentiel. Le marxisme au pluriel », 1983, p. 133.
Cf. « La question des intellectuels, l’hégémonie, la politique », ibidem, p. 243-
244. « Chaque homme […] est un “philosophe”, un artiste, un homme de goût, il
participe à une conception du monde, il a une ligne de conduite morale
consciente, donc il contribue à soutenir ou à modifier une conception du monde,
c’est-à-dire à faire naître de nouveaux modes de penser. »
49. Biffé : « et donc aussi le présent projet d’initiation à la philosophie ».
50. Les Méditations métaphysiques, les Objections et les Réponses, dans R.
Descartes, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, corrigé par D. Moreau, t. II :
1638-1642, Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de philosophie », 2010,
p. 404 sq.
51. République, V, 476 d sq. ; Ménon, 85 c-d.
52. Traité de la réforme de l’entendement, bilingue, éd. et trad. A. Lécrivain,
Paris, GF-Flammarion, 2003, § 19, p. 74-75 ; Éthique, bilingue, présenté et trad.
B. Pautrat, Paris, Seuil, rééd. 1999, Livre II, Proposition XL, Scolie II, p. 166-
169.
53. Méditations métaphysiques…, op. cit., « Méditation cinquième », p. 477.
Voir aussi « Réponses aux secondes objections », ibidem., p. 565, et « Réponses
aux sixièmes objections », ibidem, p. 868.
54. P. Gassendi, Disquisitio metaphysica/Recherches métaphysiques, ou
doutes et instances contre la métaphysique de R. Descartes et ses réponses,
bilingue, éd. et trad. B. Rochot, Paris, Vrin, 1962, p. 80. « […] lorsque je suis
arrivé, lors d’une première lecture de vos Méditations, à ce passage, dans lequel
j’espérais trouver quelque vérité jusqu’à ce jour inédite […], je me suis écrié :
Bon Dieu, la nouveauté qu’il fallait rechercher au moyen d’un si grand appareil
et avec tant d’effort, c’est bien que vous existez ! »
55. Science de la Logique, I : La logique objective, t. I : La Doctrine de l’Être,
version de 1832, éd. et trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Kimé, coll.
« Logique hégélienne », 2009, p. 67-72.
56. Phénoménologie de l’Esprit, éd. et trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 107-120.
57. Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 304-305. « Point
de départ l’“être” le plus simple, le plus ordinaire […] : une marchandise
singulière (le “Sein” en économie politique). Son analyse comme rapport social.
Analyse double, déductive et inductive, – logique et historique (les formes de la
valeur). »
58. Le Capital, Livre I, trad. J. Roy, chronologie et avertissement L.
Althusser, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 60-61. Édition disponible en
ligne : http://marxists.org/francais/marx/works/1867/CapitalI/index.htm
59. Ibidem, Préface de la 1re éd. allemande, p. 35. Cf. Althusser,
« Avertissement aux lecteurs du Livre I du Capital », ibidem, p. 19. « Marx
pensait alors que, “en toute science, le commencement est ardu”. De fait, la
section I du Livre I se présente dans un ordre d’exposition dont la difficulté tient
pour une bonne part à ce préjugé hégélien. »
60. L. Althusser, « La querelle de l’humanisme », Écrits philosophiques et
politiques, éd. F. Matheron, Paris, Stock-Imec, t. II, 1995 (1967), p. 453. « Marx
doit à Hegel cette catégorie philosophique décisive de procès. Il lui doit plus
encore […], il lui doit le concept de procès sans sujet. » Cf. « Avertissement aux
lecteurs du Livre I… », p. 21.
61. De Trinitate/La Trinité, trad. P. Agaësse, éd. Agaësse et J. Moingt, dans
saint Augustin, Œuvres : Deuxième série, t. XVI, Paris, Desclée de Brouwer,
coll. « Bibliothèque augustinienne », 1991, Livre X/x, § 14-16, p. 148-153.
62. Philosophie de l’histoire, éd. M. Bienenstock, trad. Bienenstock et al.,
appareil critique N. Waszek, Paris, Livre de poche, coll. « La Pochothèque »,
2009, p. 99-100.
63. Discours sur l’histoire universelle, dans J.-B. Bossuet, Œuvres, éd. B.
Velat et Y. Champailler, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1961, chap. VIII : Conclusion de tout le discours précédent, où l’on montre qu’il
faut tout rapporter à une providence, p. 1024-1027.
64. L’Idéologie allemande, trad. M. Rubel et al., dans K. Marx, Œuvres, éd.
Rubel, t. III : Philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1982, p. 1200. « Il faut “laisser de côté la philosophie” […] et, tel un homme
ordinaire, se mettre à l’étude de la réalité […] ; la philosophie est à l’étude du
monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel. »
65. Althusser lui-même ne « saisit ce point » qu’après avoir défendu, dans la
première moitié des années 60 (voir p. 313, n. 1), la thèse de la scientificité de la
philosophie marxiste. Nuancée dans une conférence prononcée le 26 juin 1966,
dans laquelle Althusser caractérise la philosophie marxiste comme étant « une
philosophie et non une science au sens strict […] quoique de caractère
scientifique » (« Conjoncture philosophique et recherche théorique marxiste »,
Écrits philosophiques…, t. II, op. cit., p. 406), cette thèse est abandonnée dans la
Conclusion de La Tâche historique de la philosophie marxiste (mai 1967). « […]
son rapport organique intime avec la politique […] distingue la philosophie de
toute science. » Inédit en français, La Tâche… a fait l’objet d’une publication
partielle (sans la Conclusion) en hongrois, dans Marx – az elmélet forradalma,
trad. E. Gerö, Budapest, Kossuth, 1968, p. 272-306, et d’une publication
posthume en anglais (« The Historical Task of Marxist Philosophy », dans The
Humanist Controversy and Other Writings, éd. F. Matheron, trad. G.
M. Goshgarian, Londres, Verso, 2003, p. 155-220).
66. Althusser introduit les thèses reprises et élaborées ici dans une série de
textes et de conférences datant de 1967, notamment Philosophie et philosophie
spontanée des savants (1967), Paris, Maspero, coll. « Théorie », 1974, p. 18 sq.
Voir aussi p. 129, n. 1.
67. Althusser pense probablement à sa conférence du 24 février 1968,
« Lénine et la philosophie » (dans Lénine et la philosophie suivi de Marx et
Hegel devant Lénine, Paris, Maspero, coll. « Petite collection Maspero », 1975
(1969), p. 20), dans laquelle il se garde pourtant de citer l’invention de la
psychanalyse comme exemple de la fondation d’une nouvelle science. Cf. p. 87,
n. 1.
68. Biffé : « On ne peut dire non plus que la psychanalyse soit parvenue à se
mettre en rapport ni avec la neuro-chimio-biologie du cerveau, dont elle dépend
pourtant de toute évidence, ni avec la théorie des appareils idéologiques d’État
du matérialisme historique, qui est pourtant de son “voisinage”. Il faut d’ailleurs
aller jusqu’à dire que la psychanalyse, faute de pouvoir se rattacher à un autre
continent scientifique, reste encore en l’air, comme une terre très cultivée certes,
mais sur un mode qui semble à beaucoup plus artisanal que scientifique. Après
tout, nous savons que le jardinage de nos grand-pères est tout à fait capable de
produire des carottes, des tomates et du cerfeuil. »
69. « L’Essayeur », dans L’Essayeur de Galilée, éd. et trad. C. Chauviré,
Paris, Les Belles Lettres, coll. « Annales littéraires de l’université de
Besançon », 1980 (1623), p. 141. « […] cet immense livre, qui se tient toujours
ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers […] est écrit dans la langue
mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures
géométriques. »
70. Discours de la méthode, IIe partie, Œuvres philosophiques, op. cit., t. I :
1618-1637, Ve partie, p. 628. « […] s’il y avait de telles machines, qui eussent
les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous
n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de
même nature que ces animaux […]. »
71. Lettre non datée (1679 ?) à un destinaire inconnu (Duc Jean-Frédéric de
Brunswick-Calenberg ?), dans G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe,
éd. la Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften et l’Akademie der
Wissenschaften de Göttingen, IIe série : Philosophischer Briefwechsel, éd.
Leibniz-Forschungsstelle de l’université de Münster, t. I, Berlin, Akademie,
rééd. 2006, p. 782. « […] on oubliera bien tost le beau Roman de la physique
qu’il (Descartes) nous a donné. » Idem, Essais de Théodicée, éd. J. Brunschwig,
Paris, Garnier-Flammarion, 1969, § 403, p. 354.
72. « À propos du marxisme en linguistique », dans J. Staline, Textes, éd. et
trad. F. Cohen, t. II, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 169-191.
73. L. Houllevigue, L’Évolution des sciences, Paris, Armand Colin, 1908,
p. 63, 87, 88, cité dans Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme. Notes
critiques sur une philosophie réactionnaire, Paris, Éditions Sciences marxistes,
coll. « Bibliothèque jeunes », 2009, p. 287.
74. Maurice Clavel (1920-1979), philosophe et écrivain chrétien, auteur de Ce
que je crois (1975) et Dieu est Dieu, nom de Dieu ! (1976).
75. Pierre Boutang (1916-1988), écrivain, traducteur, philosophe monarchiste
et chrétien, auteur de Reprendre le pouvoir, Paris, Sagittaire, 1977. « Le
marxisme n’est jamais qu’une aberration de la pensée vraie, une négation de la
légitimité : il n’a rien créé, il a exclusivement détruit. »
76. Cf. B. Spinoza, Traité de la réforme…, op. cit., § 95, p. 130-131. « Pour
qu’une définition soit dite parfaite, elle devra expliquer l’essence intime de la
chose (intimam essentiam rei explicare). »
77. Parmi eux le biochimiste et philosophe Jacques Monod, qui a découvert,
avec François Jacob, l’ARN messager. Monod est l’auteur d’une préface
dithyrambique à Popper, Logique de la découverte scientifique, trad. N.
Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot, 1973. À l’instar de Popper, il y cite
le marxisme et la psychanalyse comme exemples de théories « non réfutables ».
Althusser analyse la philosophie « spontanée » de Monod dans sa Philosophie et
philosophie spontanée…, op. cit., p. 117-153.
78. Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, trad. M.-I.
de Launay et M. B. de Launay, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique »,
1985 (1963), p. 60, 62-65
79. Voir, par exemple, La Société ouverte et ses ennemis, t. II : Hegel et Marx,
trad. J. Bernard et P. Monod, coll. « Philosophie générale », 1979 (1945), p. 147-
150.
80. L’Histoire et les sciences, Paris, Maspero, coll. « Algorithme », 1975, p.
61 sq.
81. Par exemple, Critique de la raison pure, éd. et trad. A. Tremesaygues et
B. Pacaud, préface C. Serrus, Paris, Puf, coll. « Quadrige », rééd. 2012, Préface
de la 2e éd., p. 19 et note, p. 20 note (B XXI). « Cette expérimentation de la
raison pure a beaucoup d’analogie avec celle que les chimistes appellent souvent
essai de réduction, mais généralement procès synthétique. »
82. Biffé : « idéalistes ».
83. De la recherche de la vérité, éd. G. Rodis-Lewis, dans N. Malebranche,
Œuvres, éd. Rodis-Lewis, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1979, Livre VI, chap. 6, p. 697 sq. Voir aussi Éclaircissements sur la
Recherche de la vérité, éd. G. Malbreil, Œuvres, t. I, op. cit., p. 906.
84. Actes des Apôtres 17 : 28. « Car c’est en lui (Dieu) que nous avons la vie,
le mouvement et l’être. »
85. Glas, Paris, Galilée, coll. « Digraphe », 1974.
86. Essais de Théodicée. Sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et
l’origine du mal, introduction et chronologie de J. Brunschwig, Paris, Garnier-
Flammarion, 1969, Ire partie, § 7-8, p. 108-109.
87. Le Sophiste, 219 d sq.
88. Métaphysique, Livre Γ, 2 (1003 a 33-34) ; Livre Ζ, 1 sq. (1028 a 10 sq.)
89. Voir, par exemple, Nouveaux essais sur l’entendement humain, éd. J.
Brunschwig, Paris, GF-Flammarion, 1993, chap. VI, p. 350. « […] on pourrait
introduire un caractère universel […] si on employait de petites figures à la
place des mots, qui représenteraient les choses visibles par leurs traits […] cela
servirait d’abord pour communiquer aisément avec les nations éloignées [et]
serait d’une grande utilité pour enrichir l’imagination et pour donner des pensées
moins sourdes et moins verbales qu’on a maintenant. »
90. Anthropologie structurale, t. I, Paris, Plon, coll. « Agora/Pocket », 1974
(1958), p. 391. « L’ordre des ordres […] est l’expression la plus abstraite des
rapports qu’entretiennent entre eux les niveaux où l’analyse structurale peut
s’exercer, à tel point que les formules doivent être parfois les mêmes pour des
sociétés historiquement et géographiquement éloignées. » Cf. L. Althusser, « Sur
Lévi-Strauss (20 août 1966) », Écrits philosophiques…, t. II, op. cit., p. 429-430.
91. A. Badiou, séminaire daté du 15 décembre 1975, Théorie du sujet, Paris,
Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1982, p. 72. « La dialectique structurale,
et c’est son côté idéaliste, tend, premièrement, à faire prévaloir en dernière
instance le versant structural de la dialectique sur son versant historique, la place
sur la force […]. »
92. M. Foucault, Cours du 7 janvier 1976, dans « Il faut défendre la société ».
Cours au Collège de France, 1976, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 15. « […] le
pouvoir n’est pas premièrement maintien et reconduction des relations
économiques, mais, en lui-même, primairement, un rapport de force. »
93. Biffé : « qui n’a pour toute force que la logique de sa bonne volonté et de
son espérance ».
94. Voir Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 55-56.
95. Distinction introduite dans la Conclusion de La Tâche historique…, op.
cit.
96. « La Science et la vérité », dans J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, coll. « Le
champ freudien », 1966, p. 864. « Je pense : “donc je suis”. »
97. Biffé : « comme un chien pose sa crotte sur le trottoir ».
98. Léviathan, trad. et éd. F. Tricaud et M. Pécharman, dans T. Hobbes,
Œuvres, éd. Y. C. Zarka, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes
philosophiques », 2004, p. 106-107. Cf. « Soutenance d’Amiens », dans L.
Althusser, Positions, 1964-1975, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 128. « […]
selon l’extraordinaire conception de Hobbes, qui parlait peut-être, à la
cantonade, autant de philosophie que de la société des hommes, la guerre est un
état généralisé […] par essence préventive […]. »
99. Biffé : « et a ses Maurice Thorez qui disent qu’il “faut savoir terminer une
grève” ».
100. Projet de paix perpétuelle. Esquisse philosophique, trad. J. Gibelin,
Paris, Vrin, 1992.
101. « Huis clos Pièce en un acte », dans J.-P. Sartre, Théâtre, Paris,
Gallimard/NRF, 1974, p. 182. « L’enfer, c’est les Autres. »
102. Génération des animaux, Livre IV, 3 (767 b 1-767 b 17) ; Livre IV, 3-4
(769 b 10-773 a 30). Voir aussi Physique, Livre II, 8 (199 a 33-199 b 15).
103. Première rédaction : « par lesquels Lacan a construit son idéologie sur la
base des travaux de Freud ».
104. La Généalogie de la morale. Un écrit polémique, éd. G. Colli et
M. Montinari, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, coll.
« Folio essais », Ire dissertation, § 10, p. 35 sq. « […] la morale des esclaves a
toujours et avant tout besoin pour prendre naissance d’un monde hostile et
extérieur, elle a physiologiquement parlant besoin d’excitations extérieures pour
agir – son action est foncièrement une réaction. »
105. Critique de la raison pure, op. cit., Préface de la 1re éd., p. 5 (A VIII).
« Le terrain où se livre ces combats sans fin se nomme la Métaphysique. » (Der
Kampfplatz dieser endlosen Streitigkeiten heißt nun Metaphysik.) Cf. ibidem,
Préface de la 2e éd. (B XV).
106. P. Verlaine, « Le ciel est par-dessus le toit », dans Romance sans paroles
suivi de Sagesse, Paris, Éditions 84, coll. « Librio poésie », 2014, p. 93.
107. Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, introduction F. Alquié,
Paris, Puf, coll. « Quadrige », rééd. 2012, p. 173. « Deux choses remplissent le
cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours
croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé
au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
108. Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 57 sq.
109. Éthique à Nicomaque, Livre II, 7-9 (1107 a 26-1109 b 26).
110. Summa theologica, II/ii, question 40, article 1.
111. Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 113-116.
112. Ici Althusser a ajouté un paragraphe laissé inachevé : « Un dernier
malentendu est à dissiper. Si les thèses sont des propositions actives, qui sont
ajustées par la philosophie à la situation conflictuelle existante (selon le parti que
prend la philosophie dans la lutte philosophique commandée par les exigences
de la lutte des classes), rien ne serait plus faux que de se faire une représentation
idéaliste de leur position, et de croire que cette position, qui est toujours
opposition, se déroule quelque part en l’air, sans aucun rapport à la matérialité
des pratiques. On aura compris que c’est la réalité des pratiques sociales, leur
orientation, qui est l’enjeu de la lutte philosophique (nous verrons comment).
L’enjeu de la lutte philosophique est donc parfaitement réel et matériel. Car c’est
non pas l’idée des pratiques, mais l’état des pratiques actuelles qui constitue
l’enjeu de la lutte philosophique. Par quoi l’on voit que, pour être « posées »
dans des propositions catégoriales, les thèses sont tout sauf arbitraires,
puisqu’elles sont déterminées non seulement par le fait de la lutte, mais par
l’enjeu matériel de cette lutte. Mais il faut aller plus loin, et dire que les thèses ne
sont pas arbitraires en un second sens : car les catégories dont elles sont
composées ne tombent pas du ciel, mais sont le résultat de l’histoire de la
philosophie, qui a enregistré en elles non seulement toutes les notions
idéologiques imposées par le rapport des forces, mais aussi des connaissances,
transformées en catégories, et présentes dans les thèses. La part des
connaissances ainsi intégrées au regard des notions idéologiques… »
113. Les chapitres 10 et 11 reprennent le cinquième et dernier des « cours de
philosophie pour scientifiques » prononcés par Althusser à l’École normale
supérieure de Paris en novembre-décembre 1967. À la différence des quatre
précédents, ce cinquième cours n’a pas été repris dans Philosophie et
philosophie spontanée…, op. cit. Il a fait l’objet d’une publication posthume
sous le titre « Du côté de la philosophie », Écrits philosophiques…, op. cit., t. II,
p. 268 sq.
114. Traité de la réforme…, op. cit., § 33, p. 84-85. Voir « Soutenance
d’Amiens », op. cit., p. 165-166.
115. Éthique, op. cit., Livre II, Proposition XLIII et Scolie, p. 170-173. « […]
la vérité est norme d’elle-même et du faux (veritas norma sui, & falsi est). »
116. Summa theologica, I, question 16, article 2, ad 2. Saint Thomas attribue
la formule à Isaac Israëli.
117. Traité de la nature et de la grâce, Œuvres, op. cit., t. II, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, Ier Discours, § 14, p. 25-26. Voir aussi
Entretiens sur la métaphysique, sur la religion, et sur la mort, ibidem,
IXe Entretien, § 12, p. 843-844.
118. L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris,
Gallimard/NRF, 1970 (1943), p. 95-96.
119. A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole, t. I : Technique et langage,
Paris, Albin Michel, 1969, p. 108, 97. « Les singes, tous les singes, sont
caractérisés par une station mixte, quadrupède et assise, et l’adaptation de leur
pied à ces conditions de vie. Les Anthropiens, eux, sont fondamentalement
caractérisés par une station mixte, bipède et assise, et leur pied y est
rigoureusement adapté. » « Nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir
débuté par les pieds. » Voir L. Althusser, « La querelle de l’humanisme », op.
cit., p. 508 sq.
120. Althusser pense probablement à « Le malaise dans la culture », trad. P.
Cotet et al., dans S. Freud, Œuvres complètes, éd. J. Laplanche, t. XVIII : 1926-
1930, Paris, Puf, 1994, p. 277, note.
121. Sur l’origine radicale des choses, trad. P.-Y. Bourdil, Paris, Hatier, coll.
« Profil formation », 1994.
122. « Lettre sur l’humanisme (Lettre à Jean Beaufret) », trad. R. Munier,
dans M. Heidegger, Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990,
p. 78 sq., 118 sq., 126.
123. Introduction à la philosophie mathématique, éd. et trad. F. Rivenc, Paris,
Payot, coll. « Bibliothèque philosophique », 1991 (1921), p. 263 sq.
124. Être et temps, trad. F. Vezin et al., Paris, Gallimard/NRF, 1986, § 32,
p. 198-199, § 63, p. 374-376. Cf. Philosophie et philosophie spontanée…, p. 56.
125. Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 147-
151, 161-164.
126. Hypothèse que formulait M. Caveing vers 1950. (Note de L. Althusser.)
La référence est erronnée. Sur Thalès (c. 624-c. 547), Pythagore (c. 570-c. 510),
et les origines des mathématiques grecques, on lira le « Résumé de Proclus »,
dans Proclus de Lycie, Les Commentaires sur le premier livre des Éléments
d’Euclide, éd. et trad. P. Ver Eecke, Paris, Albert Blanchard, coll. « Travaux de
l’Académie internationale de l’histoire des sciences », 1948, p. 55 sq. Rappelons
que « Thalès », selon Althusser, est le nom d’« un personnage peut-être
mythique » (voir p. 85) censé avoir vécu « vers le VIe siècle » (Initiation à la
philosophie pour les non-philosophes, éd. G. M. Goshgarian, Paris, Puf, coll.
« Perspectives critiques », 2014, p. 88).
127. Le tapuscrit porte « idéaliste ».
128. Biffé : « qui n’avait pas exactement compris sur ce point les positions de
Marx ».
129. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
bilingue, éd. É. Bottigelli, trad. revue par Bottigelli, introduction J.-P. Cotten,
Paris, Éditions sociales, coll. « Classiques du marxisme », 1979, p. 33.
130. Cf. L. Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, coll.
« Analyse », 1974, p. 90-91.
131. Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, coll. « Théorie », 1973, p. 82 sq.
Cf. Aristote, Politique, Livre III, chap. VII, § 5 (1279 b 3).
132. Thèse ébauchée dans « La reproduction des rapports de production »,
dans Sur la reproduction, éd. J. Bidet, préface É. Balibar, Paris, Puf, coll.
« Actuel Marx confrontation », rééd. 2011, p. 101-105, 199-203.
133. Le Contrat social, éd. S. Goyard-Fabre, dans Œuvres complètes, éd. R.
Trousson et F. Eigeldinger, Genève, Slatkine, 2012, t. V : Écrits politiques et
économiques, II, p. 468. « Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on
n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. »
134. Formule qui revient tout au long de l’œuvre de Kant. Voir, par exemple,
Critique de la raison pure, op. cit., Préface de la 1re éd., p. 7 (A XII). « Or, ce
Tribunal n’est autre chose que la Critique de la Raison pure elle-même. » Cf.
ibidem, B 779/A 751(« Gerichtshof der Vernunft »).
135. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976 (1936).
136. Science et politique. Les conclusions générales du Cours de philosophie
positive, éd. Michel Bourdeau, Paris, Plon, coll. « Agora/Pocket », 2003, p. 278-
279. « Jusqu’à ce que la réorganisation mentale, et, par suite, morale, soit
convenablement développée, l’élaboration philosophique aura donc
nécessairement beaucoup plus d’importance que l’action purement politique,
quant à la régénération finale des sociétés modernes. Ce que les philosophes
pourront attendre, à cet égard, des gouvernements judicieux, ce sera de ne point
troubler […] cette opération fondamentale. »
137. L. Sève, Introduction à la philosophie marxiste, Paris, Éditions sociales,
1980, p. 281. « La philosophie marxiste (mobilise des) concepts dont la
signification n’est pas purement ontologique, renvoyant seulement à l’être, ni
non plus purement logique, renvoyant seulement à la forme subjective de la
connaissance et de la science, mais gnoséologique […] renvoyant à l’étude de
l’être en tant que reflété dans la pensée […]. »
138. Matérialisme et empiriocriticisme…, op. cit., p. 154-163. D. Lecourt
élabore un concept du reflet proche de celui qu’Althusser résume ici dans Une
crise et son enjeu (Essai sur la position de Lénine en philosophie), Paris,
Maspero, coll. « Théorie », 1973, p. 42 sq.
139. Éthique, op. cit., Livre II, Proposition VII, p. 102-103. « Ordo, &
connexio idearum idem est, ac ordo, & connexio rerum (L’ordre et
l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des
choses). »
140. Ibidem, Livre II, Proposition XL, Scolie 2-Proposition XLII, p. 166-171 ;
Livre V, Proposition XXV-Proposition XXXIII, p. 516-527.
141. « Spinoza », dans Leçons sur l’histoire de la philosophie, éd. et trad. P.
Garniron, t. VI : La philosophie moderne. Cours de 1825-1826, Paris, Vrin,
1985, p. 1441-1499. Il s’agit d’une extrapolation, pas d’une citation.
142. Phénoménologie…, op. cit., Préface, p. 85.
143. Éclaircissements…, op. cit., p. 865-867.
144. « Introduction aux Grundrisse (dite de 1857) », dans Contribution à la
critique de l’économie politique et Introduction aux Grundrisse (dite de 1857),
éd. et trad. G. Fondu et J. Quétier, Paris, Éditions sociales, coll. « Geme », 2014,
p. 47-55.
145. Éthique, op. cit., Livre II, Axiome 2, p. 95.
146. Discours de la méthode, op. cit., IVe partie, p. 605 ; Méditations
métaphysiques…, op. cit., « Méditation seconde », p. 414 sq. Voir aussi la Lettre
à Reneri (pour Pollot) d’avril ou de mai 1638, Œuvres philosophiques, t. II, op.
cit., p. 53.
147. Critique de la raison pratique, op. cit., Ire partie, Livre I, chap. I, § 7,
Scolie, p. 30-31 (« Faktum der Vernunft »).
148. Matérialisme et empiriocriticisme…, op. cit., p. 149-150.
149. « Thèses sur Feuerbach », Ve Thèse, trad. L. Sève et al., dans K. Marx,
F. Engels et J. Weydemeyer, L’Idéologie allemande, premier et deuxième
chapitres, bilingue, présentation J. Quétier, trad. Quétier et G. Fondu, Paris,
Éditions sociales, coll. « Geme/Les poches », 2014, p. 461. « Feuerbach […] ne
saisit pas la sensibilité comme activité humaine-sensible pratique. »
150. Critique de la raison pure, op. cit., Préface de la 2e éd., p. 17 (B XIII).
« La raison […] doit obliger la nature à répondre à ses questions […]. »
151. Lettre à M. Mersenne du 11 octobre 1638, Œuvres philosophiques, t. II,
op. cit., p. 91. « […] il fait continuellement des digressions et ne s’arrête point à
expliquer tout à fait une matière ; ce qui montre qu’il ne les a point examinées
par ordre, et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a
seulement cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu’il a bâti
sans fondement. »
152. Critique de la raison pure, op. cit., Préface de la 2e éd., p. 17 (B XII f.).
« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré
d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté […] ce fut une
révélation lumineuse pour tous les physiciens. »
153. « Introduction aux Grundrisse… », op. cit., p. 49. « Le réel subsiste après
comme avant dans son autonomie en dehors de la tête ; et ce aussi longtemps
que la tête ne se comporte que d’une manière spéculative, théorique. »
154. Pour Marx, Paris, La Découverte, 1996 (1965), p. 186 sq.
155. « Exzerpte aus Benedictus de Spinoza, Opera, ed. Paulus », dans Marx-
Engels Gesamtausgabe, IVe partie, t. I : Exzerpte und Notizen bis 1842, Berlin,
Dietz, 1976, p. 233-276 (en latin) ; « Spinoza’s Theologisch-politischer Tractat »
et « Spinoza’s Briefe », ibidem, IVe partie, t. I : Apparat, p. 777-818 (traduction
allemande). On pourra se rapporter à A. Matheron, « Le Traité théologico-
politique vu par le jeune Marx », Cahiers Spinoza, 1, 1977, p. 159-212, et à
M. Rubel, « Marx à la rencontre de Spinoza », ibidem, p. 7-28.
156. Variation althussérienne sur un thème spinoziste. Voir Traité de la
réforme…, op. cit., § 33, p. 84-85. « […] autre est le cercle, autre l’idée du
cercle. En effet, l’idée du cercle n’est pas quelque chose ayant une périphérie et
un centre comme le cercle […] ». Voir aussi Éthique, op. cit., Livre I,
Proposition XVII, Scolie, p. 48-49.
157. « Préface au recueil En douze ans » (1907), dans V. I. Lénine, Œuvres
complètes, t. XIII, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 109-110. Cf. « Soutenance
d’Amiens », op. cit., p. 133-135, et Descartes, « Réponses aux cinquièmes
objections », Œuvres philosophiques, t. II, op. cit., p. 790.
158. Critique de la raison pure, op. cit., Préface de la 2e éd., p. 17 (B XIII).
« Il faut donc que la raison se présente à la nature […] pour être instruite par
elle, il est vrai, mais non comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au
maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à
répondre aux questions qu’il leur pose. »
159. « Thèses sur Feuerbach », op. cit., IIIe Thèse, p. 461. « La coïncidence
entre le changement des circonstances et l’activité humaine ou auto-changement
ne peut être saisie et rationnellement comprise qu’en tant que pratique
révolutionnaire. »
160. « Réponses aux sixièmes objections », op. cit., p. 878.
161. Éthique, op. cit., Livre V, Proposition XXIII, Scolie, p. 516-517. « […]
nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels (sentimus,
experimurque, nos æternos esse). »
162. « Réponses aux quatrièmes objections », Œuvres philosophiques, t. II,
op. cit., p. 699. Voir aussi la Lettre à M. Mersenne du 28 janvier 1641, ibidem,
p. 314.
163. Traité théologico-politique, dans B. Spinoza, Œuvres, éd. et trad. C.
Appuhn, t. II, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 261.
164. Voir p. 105, n. 2. Cf. « Idéologie et Appareils Idéologiques d’État », dans
Sur la reproduction, op. cit., p. 292.
165. Les Noms divins, dans Denys l’Aréopagite, Œuvres complètes, éd. et
trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », rééd.
1943, p. 67-69.
166. Timée, 28 a-28 b, 48 e-49 b, 50 b-51 b, 52 a-53 a.
167. Première rédaction : « la plupart des ».
168. Première rédaction : « sans être encore un État capitaliste classique ».
169. Enquête sur l’entendement humain/An Inquiry Concerning Human
Understanding, bilingue, trad. et éd. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2008, p. 96-97
sq.
170. Discours de la méthode, op. cit., IIIe partie, p. 595.
171. Métaphysique des mœurs, Ire partie : Doctrine du droit, éd. et trad. A.
Philonenko, préface M. Villey, Paris, Vrin, 1993, § 13, p. 138.
172. Critique de la faculté de juger, § 56, Scolie 1 (A 238-239) et § 59 (A
255/ B 258-259).
173. Kant et le problème de la métaphysique, introduction et trad. A. de
Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
philosophie », 1953, § 31, p. 217-228.
174. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
éd. C. Van Staen, Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 99.
175. « Considérations sur l’influence des climats relativement à la
civilisation », éd. S. Goyard-Fabre, Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 643-644.
« Si l’écliptique se fût confondu avec l’équateur, peut-être n’y eût-il jamais eu
d’émigration de peuple, et chacun, faute de pouvoir supporter un autre climat
que celui où il était né, n’en serait jamais sorti. Incliner du doigt l’axe du monde
ou dire à l’homme couvre la terre et sois sociable, ce fut la même chose pour
Celui qui n’a besoin ni de main pour agir ni de voix pour parler. »
176. « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », dans
E. Kant, Opuscules sur l’histoire, éd. P. Raynaud, trad. S. Piobetta, Paris, GF-
Flammarion, rééd. 2014, IVe proposition, p. 74. « Le moyen dont la nature se
sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur
antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin
de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société. – J’entends ici
par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes. »
177. Principes de la philosophie du droit, éd. et trad. J.-F. Kervégan, Paris,
Puf, coll. « Quadrige », rééd. 2013, Préface, p. 132.
178. Première rédaction : « mon camarade et ami J. Derrida ».
179. Voir p. 146, n. 3.
180. Le Normal et le Pathologique, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2013
(1943). Voir L. Althusser, « Cours de 1958-1959 », dans Althusser et quelques
autres. Notes de cours, 1958-1959, éd. E. Jalley, Paris, L’Harmattan, 2014,
p. 40-41 et idem, Présentation de P. Macherey, « La philosophie de la science de
Georges Canguilhem. Épistémologie et histoire des sciences », La Pensée,
no 113, février 1964, p. 50-54.
181. Biffé : « (Lacan sera à son affaire avec son objet petit-a) ».
182. Première rédaction : « particulièrement, vous n’y croyez pas ? en
URSS ».
183. Première rédaction : « en mettant très maoïstement au poste de
commande ».
184. Biffé : « (entre nous, Mao est un remarquable écrivain ; elles ne sont pas
toujours très justes, mais il a une sorte de génie pour trouver des formules
insubstituables. Derrida a d’ailleurs fait toute une théorie de l’écriture, comme
Marx avait fait toute une théorie, méconnue malheureusement de nos dirigeants,
de la dictature du prolétariat). » Voir p. 282, n. 1.
185. Première rédaction : « la théorie de la dictature du prolétariat ».
186. Le Séminaire, Livre X : L’Angoisse, éd. J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004,
p. 113, 140 sq.
187. L’Être et le Néant, op. cit., p. 672 sq.
188. « La nature des pronoms », dans Problèmes de linguistique générale, t. I,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 251.
189. « Trois essais sur la théorie sexuelle », trad. P. Cotet et F. Rexand-Galais,
dans S. Freud, Œuvres complètes, op. cit., t. VI : 1901-1905, Paris, Puf, 2006,
p. 114-133 ; « Contribution à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs »
(1934), dans M. Klein, Essais de psychanalyse, 1921-1945, introduction E.
Jones, trad. M. Derrida, Paris, Payot, coll. « Sciences de l’homme », 1998,
p. 311-340.
190. Parménide, 129 a-133 c ; Phédon, 100 c-e.
191. Le Sophiste, 249 d sq.
192. Métaphysique, Α, 9 (992 b 18-24, 993 a 7-10) ; Ζ, 12-16 (1037 b 8-1041
a 5).
193. Critique de la raison pure, op. cit., p. 92-98 (B 102-116/A 76-84), et
Critique de la raison pratique, op. cit., Ire partie, Livre I, chap. II, p. 68-69.
194. Organon, I : Catégories, 4 (1 b 25-2 a 4). Aristote énumère dix
catégories : substance, action, passion, temps, lieu, position, quantité, qualité,
relation, habitus (ou possession). Cf. Métaphysique, Ε, 2 (1026 a 35-1026 b 2).
195. Métaphysique, Β, 6 (1003 a 12-17) ; Μ, 10 (1086 b 33).
196. Métaphysique, Ζ, 3 (1028 b 34-1029 a 8).
197. Le Capital, op. cit., Préface de la 1re éd. allemande, p. 37. « Je n’ai point
peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s’agit ici des
personnes, qu’en tant qu’elles sont la personnification de catégories
économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. »
198. Métaphysique, Δ, 8 (1017 b 10-26) ; Z, 4 (1029 b 12 sq.).
199. Métaphysique, Ζ, 4-6 (1029 b 13-1032 a 10) ; Ζ, 10-13 (1034 b 20-1038
b 34) ; résumé dans Η, 1 (1042 a 5-33).
200. Politique, Livre I, 2 (1252 a 2-3).
201. Ibidem, Livre I, 4 (1253 b 3) ; Livre I, 5 sq. (1254 a 2 sq.) 202.
Métaphysique, Λ, 9 sq. (1074 b 15 sq.).
203. Averroès (Ibn Rušd), Grand commentaire (Tafsīr) de la Métaphysique,
éd. et trad. L. Bauloye, Paris, Vrin, coll. « Sic et non », 2002 ; Thomas d’Aquin,
Contre Averroès [L’unité de l’intellect contre les averroïstes], éd. et trad. A. de
Libera, Paris, GF-Flammarion, 1999.
204. On pourra se reporter à Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes
illustres, éd. J.-F. Balaudé et al., Paris, Livre de poche, coll. « Pochothèque »,
1999, Livre VII, trad. R. Goulet, § 41-§ 84, p. 819-845, et aux Actes d’un
colloque sur les stoïciens tenu à Chantilly en septembre 1976 : La Logique des
stoïciens, éd. J. Brunschwig, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque de l’histoire de la
philosophie », 1978 (rééd. Les Stoïciens et leur logique, 2006).
205. « Lettre à Hérodote », dans Épicure, Lettres, maximes et autres textes,
trad. et présentation P.-M. Morel, Paris, GF-Flammarion, 2011, § 40-44, 49, 61,
73-74, p. 61-63, 64-65, 70, 74-75.
206. De rerum natura/De la nature des choses, Chant II, lignes 216-293 ;
Chant V, lignes 432-494.
207. Cf. la lettre qu’Althusser adresse le 15 mars 1969 à M. A. Macciocchi,
dans Macciocchi, Lettere dall’interno del P.C.I. a Louis Althusser, Milan,
Feltrinelli, rééd. 1969, p. 338-361. Restée inédite en français, la version
française originale de cette lettre est conservée à l’Institut mémoires de l’édition
contemporaine à Caen. « Une rencontre peut se produire ou ne pas se produire.
Elle peut être une “brève rencontre”, relativement accidentelle, et alors elle ne
débouche pas sur une fusion […]. Une rencontre qui est ou devient vraiment une
longue rencontre prend nécessairement la forme d’une fusion » (cf. p. 344-345
de l’édition italienne).
208. Althusser propose le concept de la « prise » dans un texte de 1966
demeuré inédit de son vivant, « Trois notes sur la théorie des discours », Écrits
sur la psychanalyse…, op. cit., p. 143. « […] j’emploie ici le terme de “prendre”
au sens où l’on dit que la mayonnaise a “pris”. »
209. Voir, par exemple, « La sexualité dans l’étiologie des névroses » (1898),
trad. J. Altounian et al., Œuvres complètes, op. cit., t. III : 1894-1899, Paris, Puf,
1989, p. 234-235. « Il semble que les forces de pulsion sexuelles doivent être,
chez l’être humain, emmagasinées […] c’est seulement dans la plus faible
mesure qu’elles déploient leur action à l’époque où elles surviennent ; de
beaucoup plus significative est leur action après-coup, qui ne peut intervenir
qu’à des périodes ultérieures de la maturation. »
210. Ce chapitre reprend des thèses ébauchées dans « La reproduction des
rapports… », op. cit., p. 93 sq.
211. Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 57. « Ce qui fait
que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est
pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ;
c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne […]. »
212. « Über Spinozas Ethik », dans G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und
Briefe, op. cit., VIe série : Philosophische Schriften, t. III, Berlin, Akademie,
1980, p. 384-385. « Mons. Tschirnhaus m’a conté beaucoup de choses du livre
Ms. de Spinosa […]. Il pretend de demonstrer de Deo des choses […] Vulgus
philosophiam incipere a creaturis, Cartesium incepisse a mente, se (Spinoza)
incipere a Deo. »
213. Spinoza I. Dieu (Éthique, I), Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 318 ;
Spinoza II. L’Âme (Éthique, II), Paris, Aubier, 1974, p. 169 sq.
214. Traité théologico-politique, op. cit., p. 54. « Les représentations
prophétiques […] de Zacharie étaient trop obscures pour qu’il pût les entendre
lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu’il en donne ; celles de
Daniel, même expliquées, ne purent être entendues par le Prophète lui-même. »
215. Traité de la réforme…, op. cit., p. 79 sq. ; Éthique, op. cit., Livre II,
Proposition XL, Scolie II, p. 167.
216. Éthique, op. cit., Livre I, Définition 6, p. 14-15. C’est sur le modèle des
attributs spinozistes qu’Althusser pense les « théories générales » scientifiques à
l’aide desquelles on produit des connaissances. D’où l’affirmation que les
« Théories Générales […] sont nos attributs » (« Trois notes… », op. cit.,
p. 150), ainsi que l’invocation, dans un débat avec P. Ricœur, de la thèse de
l’infinité d’attributs en justification de celle de l’existence de « continents »
scientifiques non liés entre eux (« Lénine et la philosophie », dans Solitude de
Machiavel et autres textes, éd. Yves Sintomer, Paris, Puf, 1998, note r, p. 139-
142).
217. Première rédaction : « la voyait fuir loin de lui ».
218. La Philosophie de l’histoire, op. cit., p. 61, 67. « Il faudrait que le mal
dans le monde en général, y compris ce qui est méchant, soit connu ; que l’esprit
pensant soit réconcilié avec le négatif […] on ne trouve nulle part, si ce n’est
dans l’histoire mondiale, une sommation plus impérative à atteindre une telle
connaissance conciliatrice […]. » « Mais même quand nous considérons
l’histoire comme cet abattoir auquel sont conduits, pour y être sacrifiés, le
bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question
naît dans la pensée nécessairement à qui, à quelle fin ultime ces sacrifices des
plus monstrueux sont-ils apportés […]. »
219. « Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne »,
Textes, op. cit., p. 288 sq.
220. Contribution à la critique de l’économie politique, dans Contribution à
la critique…, op. cit., p. 59-218.
221. À sa première formulation, « beaucoup trop tranchée » (« Avertissement
aux lecteurs du Livre I… », op. cit., p. 21), de la thèse « qu’il y avait entre Hegel
et Marx une véritable coupure » « que l’on pouvait situer […] en 1845 »,
Althusser substitue, dès 1967, la thèse d’une « coupure continuée » qui, quoique
« sans retour », ne fait que commencer en 1845 (« La querelle… », op. cit.,
p. 488-489). Cf. Éléments d’autocritique, op. cit., p. 17 sq.
222. Matérialisme et empiriocriticisme…, op. cit., p. 223, p. 230 ; Cahiers
philosophiques, trad. L. Vernant et É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1955 :
« Notes sur Abel Rey, La philosophie moderne, Paris, 1908 », p. 324.
« Agnosticisme = matérialisme honteux. » Cf. Ludwig Feuerbach…, op. cit.,
p. 39 « […] une façon honteuse d’accepter le matérialisme par la porte de
derrière, toute en le reniant publiquement. »
223. Matérialisme et empiriocriticisme…, op. cit., Chapitre VI, § 4 : Les
partis en philosophie et les philosophes acéphales. Cf. Léninie et la philosophie,
op. cit., p. 41-42, et Ludwig Feuerbach…, op. cit., p. 390. « La philosophie
moderne est tout aussi imprégnée de l’esprit de parti que celle d’il y a deux mille
ans […] le matérialisme et l’idéalisme sont bien des partis aux prises. »
224. « Wer den Feind will verstehen, muss in Feindes Lande gehen. »
Adaptation par I. S. Tourguéniev, citée par Lénine dans Matérialisme et
empiriocriticisme…, op. cit., p. 348, de deux vers de Goethe. « Wer den Dichter
(le poète) will verstehen / Muss in Dichters Lande gehen. »
225. La terre ne se meut pas, trad. D. Franck, Paris, Minuit, coll.
« Philosophie », 1989 (1934).
226. Matérialisme et empiriocriticisme…, op. cit., p. 154-156. Cf.
« Soutenance d’Amiens », op. cit., p. 157.
227. Ludwig Feuerbach…, op. cit., p. 85, 23. « Celui qui mettait l’accent sur
le système de Hegel pouvait être passablement conservateur dans ces deux
domaines (de la religion et de la politique) ; celui qui, par contre, considérait la
méthode dialectique comme l’essentiel, pouvait, tant en religion qu’en politique,
appartenir à l’opposition la plus extrême. » Voir aussi Dialectique de la nature,
trad. É. Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 41.
228. Dialectique de la nature, op. cit., p. 52 sq., p. 220. Cf. Ludwig
Feuerbach…, op. cit., p. 83. « […] la dialectique se réduisait (après avoir été
“remise sur ses pieds”) à la science des lois générales du mouvement. »
229. Cf. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, dans L’avenir dure longtemps
suivi de Les Faits, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », rééd. 2013,
p. 255.
230. Cahiers philosophiques, Paris, 1973, op. cit., p. 239. « Au sens propre, la
dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des objets. »
231. D. Lecourt, Lyssenko. (Note de L. Althusser). (Histoire réelle d’une
« science prolétarienne », Paris, Puf, « Quadrige », rééd. 1995 (1975), p. 134-
135.) 232. Cf. cette critique de Max Stirner dans L’Idéologie allemande…, op.
cit., p. 191. « La phrase que l’on retrouve souvent chez saint Sancho (Max
Stirner), selon laquelle chacun est ce qu’il est grâce à l’État, est au fond la même
que celle qui affirme que le bourgeois n’est qu’un exemplaire du genre
bourgeois ; une phrase qui présuppose que la classe des bourgeois existe avant
les individus qui la constituent. »
233. « La crise de l’esprit : Première lettre », dans Variétés I et II, Gallimard,
coll. « Folio essais », 1998 (1919), p. 13. « Nous autres, civilisations, nous
savons maintenant que nous sommes mortelles. »
234. Biffé : « outre les pays du tiers-monde, citons l’Italie, l’URSS, etc. ».
235. Dans « Idéologie et Appareils Idéologiques d’ État (AIE) ». Il s’agit de
plusieurs extraits, rassemblés pour constituer un article publié dans La Pensée en
1970, d’un manuscrit rédigé en 1969, « Sur la reproduction des relations de
production ». Ce manuscrit, l’article de La Pensée et une « Note sur les AIE »
rédigée en 1976 ont été regroupés dans Sur la reproduction, op. cit.
236. En 1976-1977, Althusser mène une campagne ouverte contre l’abandon
imminent du concept de la dictature du prolétariat par le PCF, y consacrant un
livre polémique de 200 pages, achevé en automne 1976 mais demeuré inédit
(Les Vaches noires. Auto-Interview). Dans les années 70, Gramsci est souvent
invoqué contre l’« orthodoxie » althussérienne par des théoriciens communistes
tels L. Sève, C. Buci-Glucksmann, N. Poulantzas et B. De Giovanni.
237. « Réponses aux cinquièmes objections », op. cit., p. 797-798. « Mais
pourquoi ne penserait-elle pas toujours, puisqu’elle est une substance qui pense ?
Et quelle merveille y a-t-il de ce que nous ne nous ressouvenons pas des pensées
qu’elle a eues dans le ventre de nos mères, ou pendant une léthargie […] ? »
238. « Le Manifeste communiste », Œuvres, t. I, op. cit., p. 173.
239. Selon une tradition tardive, dont le premier témoin semble être Jean
Philopon (fl. VIe siècle de notre ère). Voir son commentaire sur le De Anima
d’Aristote, dans Commentaria in Aristotelem graeca, t. XV, éd. M. Haydruck,
Berlin, Reimer, 1897, p. 117, l. 29.
240. Les trois chapitres suivants reprennent des idées avancées dans « La
transformation de la philosophie », le texte d’une conférence qu’Althusser a
prononcée à Grenade et à Madrid en printemps 1976. Publié en espagnol en
1976, ce texte est paru en français quatre ans après la mort de son auteur, dans
Sur la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1994. D’autres éléments
de ces trois chapitres proviennent du texte de la conférence sur la dictature du
prolétariat prononcée par Althusser à Barcelone en juillet 1976. La version
française originale de la conférence de Barcelone a vu le jour le 4 septembre
2014 dans la revue Période: « Un inédit de Louis Althusser. Conférence sur la
dictature du prolétariat à Barcelone », http://revueperiode.net/un-texte-inedit-de-
louis-althusser-conference-sur-la-dictature-du-proletariat-a-barcelone/
241. Ludwig Feuerbach…, op. cit., p. 21.
242. Lyssenko…, op. cit., p. 141 sq.
243. Philosophie et philosophie spontanée…, op. cit., p. 100-101, 121-153
(« Appendice sur Jacques Monod »).
244. « Lénine et la philosophie », op. cit., p. 44-45. « Le marxisme n’est pas
une (nouvelle) philosophie de la praxis, mais une pratique (nouvelle) de la
philosophie. »
245. Voir, par exemple, « Matérialisme historique et matérialisme
dialectique », Cahiers marxistes-léninistes, no 11, avril 1966, p. 97, 113. « En
fondant cette science nouvelle (la science de l’histoire), Marx a, du même coup,
fondé une autre discipline théorique, le matérialisme dialectique, ou philosophie
marxiste […]. L’objet du matérialisme dialectique est […] l’histoire de la
production des connaissances en tant que connaissances […]. La révolution
philosophique de Marx […] a fait passer la philosophie de l’état d’une idéologie
à l’état d’une science. » Cf. Réponse à John Lewis, op. cit., p. 55.
246. Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Minuit,
coll. « Arguments », 1960.
247. « Thèses sur Feuerbach », op. cit., Xe Thèse, p. 462. « Les philosophes
n’ont fait qu’interpréter diversement le monde : ce qui importe, c’est de le
changer. »
248. Cercle ouvert, « Chacun peut-il philosopher ? ». IXe conférence-débat,
Paris, Éditions du Nef, janvier 1958, p. 13-16.
249. Voir, sur Lacan, J.-F. Revel, Mémoires. Le voleur dans la maison vide,
Paris, Plon, 1997, p. 356 ; M. Merleau-Ponty, Entretien accordé à Madeline
Chapsal, dans M. Chapsal, Les Écrivains en personne, Paris, Julliard, 1960, rééd.
Merleau-Ponty, Parcours deux, 1951-1961, Lagrasse, Verdier, coll.
« Philosophie », 2000, p. 285-301 ; C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, t.
I, Paris, Plon, coll. « Agora/Pocket », 1974 (1958), p. 397-401 ; J.-P. Sartre,
« Pourquoi des philosophes », Le Débat, mars 1984, no 29, p. 29-42 (il s’agit de
la première publication du texte de cette conférence) ; J.-F. Revel, Pourquoi des
philosophes ?, Paris, Julliard, 1957.
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Table des matières
Collection
Page de titre
Copyright
Remerciement
Préface
ÊTRE MARXISTE EN PHILOSOPHIE
L’âne de Groucha
1.
2.
3.
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Du même auteur
Chez le même éditeur
Montesquieu, la politique et l’histoire, 1959. Réédition, coll. « Quadrige »,
2003.
Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis 1839-1845,
1960. Réédition, 1973.
Lire « Le Capital », 1965 (en collaboration avec É. Balibar, R. Establet, P.
Macherey et J. Rancière). Rééditions, coll. « Quadrige », 1996, 2014.
Sur la reproduction, 1995. Réédition, 2011.
Solitude de Machiavel et autres textes, 1998.
Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, 2014.
Ouvrages publiés chez d’autres éditeurs
Pour Marx, Maspero, 1965. Réédition, La Découverte, 1996.
Lénine et la philosophie, Maspero, 1969. Réédition : Lénine et la philosophie,
suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Maspero, 1972, 1975.

Réponse à John Lewis, Maspero, 1973.


Éléments d’autocritique, Hachette, 1974.
Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Maspero, 1974.
Positions, 1964-1975, Éditions sociales, 1976. Réédition, 1982.
Vingt-deuxième Congrès, Maspero, 1977.
Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste français, Maspero, 1978.
L’avenir dure longtemps suivi de Les Faits. Autobiographies, Stock/Imec,
1992. Rééditions, 2007, 2013.
Journal de captivité. Stalag XA, 1940-1945. Carnets, correspondances, textes,
Stock/Imec, 1992.
Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Stock/Imec, 1993. Réédition, Le
Livre de poche, 1993.
Sur la philosophie. Entretiens et correspondance avec Fernanda Navarro,
suivis de La Transformation de la philosophie, Gallimard, 1994.
Écrits philosophiques et politiques, T. I, Stock/Imec, 1994. Réédition, 1999.
Écrits philosophiques et politiques, T. II, Stock/Imec, 1995. Réédition, 2001.
Psychanalyse et sciences humaines. Deux conférences, 1963-1964. Le Livre
de poche, 1996.
Lettres à Franca, 1961-1973, Stock/Imec, 1998.
Politique et histoire de Machiavel à Marx. Cours à l’École normale
supérieure, 1955-1972, Seuil, 2006.
Sur le contrat social, Manucius, 2008.
Machiavel et nous, Tallandier, 2009.

Lettres à Hélène, 1947-1980, Grasset, 2011.


Cours sur Rousseau (1972), Le Temps des cerises, 2012.
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