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« Il pleut »

matérialisme de la rencontre et politique du vide chez le dernier Althusser


Isabelle Garo

(publié dans Autour d’Althusser – Penser un matérialisme aléatoire, sous la direction d’Annie Ibrahim, Le
Temps des Cerises, 2012)

Le matérialisme de la rencontre, théorisé dans les derniers textes de Louis Althusser, peut-il être considéré
comme une innovation théorique, en ce cas radicale, ou bien relève-t-il d’une tout autre logique, impliquant une
interprétation non philosophique de ces pages ultimes ? Inclassable, inassignable, le matérialisme de la rencontre
rassemble, jusque dans sa dénomination même, les accents de la nouveauté et ceux du classicisme, plus
apparenté, en ce sens, aux théorisations deleuziennes et foucaldiennes, que situé dans la filiation d’un marxisme
attaché à ses repères hérités et à sa terminologie établie. Renouant avec l’histoire longue du matérialisme, c’est
tout aussitôt du matérialisme historique que cette conception rompt, autorisant la réinscription d’une pensée
issue du marxisme au sein de l’histoire de la philosophie. Les clivages y persistent, certes, et l’opposition du
matérialisme et de l’idéalisme en est la marque. Mais, bien loin de sa définition antérieure comme « lutte de classe
dans la théorie », la philosophie en rapatrie et en retranscrit les conflits sur son terrain disciplinaire, substituant la
rencontre à l’affrontement, les lignées multiséculaires à l’intervention de circonstance. Sous-jacente à cette
option, s’affirme la thèse alors montante que le marxisme serait, au moins pour partie, un nécessitarisme et une
philosophie téléologique de l’histoire, qui n’a jamais pu dépasser la conception hégélienne en dépit même de ses
affirmations. C’est en tout cas ce qu’Althusser finit par affirmer dans ces pages, parfois chaotiques mais
globalement conséquentes.
On peut pourtant lire les textes de la dernière période non comme des textes d’ouverture et d’invention mais
de clôture et de conclusion, comme d’ultimes tentatives aussi, pour échapper à la défaite que ces textes énoncent
et réitèrent, et qu’ainsi ils confirment, parachèvent et propagent. Pour autant, il ne s’agit bien entendu pas de
clôture dogmatique : ces textes qui concluent l’œuvre althussérienne la referment non sur des thèses extérieures
et préexistantes mais sur sa propre courbure, les ouvrant fondamentalement sur le vide d’une philosophie qui
doit se défaire de tout, c’est-à-dire s’arracher à elle-même : « non seulement une philosophie qui dit que le vide
préexiste aux atomes qui tombent en lui, mais une philosophie qui fait le vide philosophique pour se donner
l’existence (…) qui commence par évacuer tout problème philosophique (…) pour ne partir que de rien et de
cette variation infinitésimale et aléatoire du rien qu’est la déviation de la chute »1. La sérénité épicurienne et sa
physique semblent soudain s’inverser en une conception tragique de l’histoire, métaphorisant la trajectoire
althussérienne comme chute et déviation, où contingence et destin s’épousent.
C’est pourquoi on peut considérer que ces pages renvoient bien davantage à un itinéraire qu’elles concluent
qu’à un monde ou à un moment historique, qu’il s’agirait de penser à neuf. Il reste à signaler que,
paradoxalement, cette clôture reste cependant profondément politique, témoignant précisément du fait
qu’Althusser renonce à produire les effets politiques antérieurement visés et qu’il installe dans ce renoncement
ses ultimes thèses. Autrement dit, ses derniers textes intériorisent la défaite ou plus exactement le sentiment de
défaite de la gauche de transformation sociale, notamment incarnée par le Parti communiste français mais aussi
par l’extrême gauche, sans jamais analyser la conjoncture de ce repli, mais en la vivant assurément comme fin
d’une perspective à la fois politique et théorique, fin qui légitime et plus encore impose ce rapatriement de la
réflexion philosophique sur son lieu propre et dans le giron son histoire disciplinaire, qu’elle soit classique ou
contemporaine.

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Au même moment -et une telle coïncidence n’a rien d’aléatoire-, la philosophie en France se trouve
dynamisée par tous les auteurs non marxistes qui l’investissent de préoccupations para- ou méta-politiques,
convergeant avec la recherche de voies nouvelles à gauche en rupture ouverte avec la tradition communiste : les
derniers textes althussériens en incorporent jusqu’à un certain point le programme, multipliant les allusions à
Deleuze, Canguilhem, Derrida, etc. et aux philosophes classiques, Lucrèce, Hobbes, Machiavel, Heidegger, etc.,
qui sont alors revisités en priorité par ces philosophes d’avant-garde qui, dans les années 1980, lui ont
définitivement ravi la vedette. Projetant finalement sur l’œuvre marxienne ce qu’il avait lui-même reproché
initialement à Hegel puis au marxisme dogmatisé, au « dia-mat » stalinien, c’est la figure d’un Marx lui-même
hégélien et lui-même téléologique qui conclut cette approche. Elle fait directement écho à la montée d’une
critique dévastatrice de Marx et du marxisme sur la scène intellectuelle française, en relation étroite avec la crise
aggravée du communisme politique et de toute perspective de dépassement du capitalisme. C’est sur son versant
culturel et intellectuel que cette crise va se manifester dans un premier temps de la façon la plus flagrante,
s’accompagnant d’une campagne médiatique sans précédent.
Mais il importe aussi de le souligner : ces textes, postérieurs au drame de 1980, sont extrêmement difficiles à
analyser et même à lire, en raison de leur statut très singulier qui se réfracte dans leur style. Font-ils de plein droit
partie de l’œuvre ? La question mérite d’être posée et Yann Moulier-Boutang intitule judicieusement la section
des Ecrits philosophiques et politiques où il les range : « Louis Althusser après Althusser ». Répétitifs et lacunaires,
allusifs et désespérés, c’est à l’évidence un déclin qui s’y manifeste et qui ne doit pas conduire à revisiter l’œuvre
althussérienne à leur lumière crépusculaire, mais bien plutôt à les en séparer, au moins jusqu’à un certain point,
au même titre que les textes autobiographiques avec lesquels ils font système. Si on les replace néanmoins en
continuité avec ce qui précède dans l’œuvre althussérienne, ce qu’il faut bien sûr également faire, il est manifeste
qu’ils ne sont pas, aux yeux Althusser lui-même, une promesse de renouveau, mais bien plutôt le terme d’un
processus d’auto-destruction, d’auto-abolition d’une pensée qui s’est toujours voulue intervention politique en
conjoncture mais qui, à certains égards, porte en elle dès le début sa propre crise2.
Ainsi le matérialisme aléatoire et son « courant souterrain », prolongeant mais menaçant l’œuvre dans sa
consistance même, font-ils ultimement écho à son projet, mais sur le mode de l’échec, échec théorisé comme
matérialisme du vide politique et du vide théorique dans lequel chutent sans fin des singularités solitaires, dont les
rencontres restent sans passé ni futur : « le vide politique est d’abord un vide philosophique »3. Machiavel est le
théoricien qui a par excellence su habiter ce vide et y projeter une unité. L’histoire dans laquelle il s’inscrit, celle
des Etats italiens en quête d’unité et qu’Althusser désigne comme « l’Italie atomisée »4, n’est guère transposable
pourtant, même si Claude Lefort en fait, au même moment, le penseur de la démocratie, plaçant dans le conflit
politique non surmonté, et contre toute la tradition marxiste, sa définition même. Mais le but du texte
althussérien n’est pas d’ouvrir de nouvelles voies politiques, pas plus que de sanctifier un présent déserté par la
perspective révolutionnaire. « Il pleut »5 déclare mélancoliquement Althusser au tout début de son texte intitulé
Sur le courant souterrain du matérialisme de la rencontre, fragment d’un livre qui ne verra jamais le jour. Et sous cette
pluie battante s’effondre sur lui-même ce pan d’histoire communiste dont Althusser fut un acteur résolu.
Pour le dire brutalement, replacé dans ce contexte, le matérialisme de la rencontre se présente alors comme
l’abolition simple, la chute sans relève ou la négation sans dialectique de la pensée althussérienne antérieure. Si
l’on reprend, dans l’ordre chronologique, quelques-unes des étapes majeures de la pensée althussérienne, il
apparaît alors clairement que le matérialisme aléatoire est avant tout le terme d’un itinéraire qui n’a lui, rien
d’aléatoire même s'il ne cessa de s'inscrire dans le sillage d'une décision politique initiale, révélant derrière la
valorisation même de la contingence, la fatalité qui le hante.

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Les rencontres manquées
« Jamais une rencontre réussie et qui ne soit pas brève mais dure, ne garantit qu'elle durera encore demain au
lieu de se défaire. Tout comme elle aurait pu ne pas avoir lieu, elle peut ne plus avoir lieu »6. On peut penser que
de telles lignes s'appliquent aussi, rétrospectivement, à la rencontre entre Marx et Hegel et surtout à la façon dont
Althusser jugea d'abord décisive cette rencontre et rencontra lui-même, lors de sa jeunesse, ces deux auteurs en
même temps. Car, à lire ces dernières pages, le constat le plus immédiat est sans doute que le rapport de Marx à
Hegel s’efface dans les tout derniers textes althussériens, laissant place à d'autres filiations et à d'autres lignes de
fracture. La thèse de la rupture entre Hegel et Marx étant établie et reconduite par Althusser à partir du milieu
des années 1960, finira par se retourner en affirmation de l'hégélianisme non surmonté de Marx, au point
d'effacer toute trace de cette rencontre matricielle. Du même mouvement, c’est avant tout le matérialisme
historique s'abolit dans une téléologie persistante, qu'il n’aurait finalement fait que reconduire. La disparition de
ce clivage premier éclaire la nouvelle exploration de l'histoire de la philosophie qui se trouve au centre des
derniers textes, tant ce remaniement fondamental exige qu’en soit renouvelée l'approche. Rétrospectivement, il
souligne aussi, sous mode paradoxal, le lien persistant entre une lecture de l'histoire de la philosophie et un
positionnement politique qui peu à peu perd son sens.
En effet, cette question du rapport entre Marx et Hegel est la première à laquelle va se confronter Althusser et
qui singularise son intervention philosophique sur le terrain du marxisme. Il est aisé de montrer que si le rapport
à Hegel est une question centrale du jeune Althusser, c’est précisément dans la mesure où elle renvoie à une
certaine intrication du théorique et du politique, intrication qui va vite se modifier considérablement, allant
jusqu’à annuler l’effort d’une théorisation entièrement soumise à une conjoncture qu’elle relaie sans jamais
l’analyser. Ainsi les textes antérieurs à Pour Marx, bien moins connus que les œuvres suivantes, sont-ils tout entier
marqués par la recherche d’un positionnement politique et intellectuel cohérent avec des options qui sont
d’emblée militantes et théoriques, de façon indissociable, mais qui restent alors en cours d’élaboration et puisent
dans le contexte du moment leurs conditions immédiates. C'est en effet dans le cadre d’un dialogue intense entre
catholicisme et communisme qu'Althusser se forme et se politise, enracinant son labeur philosophique dans les
vifs débats de l’après-guerre, alors que l'attraction du communisme sur les jeunes intellectuels, et en particulier
sur les jeunes intellectuels chrétiens dont il est, atteint son apogée.
Le mémoire d’études supérieures, rédigé en 1947 par Louis Althusser au retour de sa captivité en Allemagne,
porte sur Hegel, auteur pour lequel l’intérêt renaît alors en France. Dans ce mémoire, dirigé par Gaston
Bachelard, Althusser se révèle excellent connaisseur de son auteur, qu’il lit en même temps qu’il découvre Marx7.
Et surtout, il s’y affirme hégélien : la formule a été plusieurs fois relevée où il attribue alors à Hegel la capacité à
n’être pas captif de son temps, devançant Marx mais surtout l’englobant, dans la mesure où ce dernier n’a pas
« réalisé concrètement l’accord des conditions de la pensée avec la pensée ». Mais il faut lire jusqu’au bout le
passage dont est extraite cette formule : « Marx philosophe est donc captif de son temps et donc captif de Hegel
qui par avance a dénoncé cette captivité (…) Hegel est la rigueur silencieuse de Marx, la vérité vivante d’une
pensée que les circonstances pressent trop pour qu’elle se saisisse dans la conscience de soi, mais qui se trahit
dans ses moindres mouvements »8.
Ainsi, dès ce premier moment, la pression les circonstances historiques est précisément ce qui doit être
desserré par leur intégration à une science véritable qui assure, en même temps que la saisie théorique du monde,
sa ressaisie philosophique d’elle-même. En un sens, on peut considérer que la trajectoire althussérienne ne
dérogera jamais à cette conviction qu’il faut penser les circonstances tout en échappant -et précisément en vue
d’échapper- à leur écrasante et insupportable pesanteur. Le matérialisme aléatoire consigne très exactement la
reprise, et l’échec tragique, de ce projet de pensée, que les circonstances historiques et biographiques étouffent

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plus que jamais et que l'affirmation du primat de la contingence semble seule pouvoir dénouer. Mais le salut est
improbable. De fait, les métaphores aquatiques et le croisement leurs résonances antiques avec leurs multiples
actualisations possibles prolifèrent : c'est à la noyade qu'il s'agit avant tout d'échapper, loin des apologies du flux
et du devenir qu'on trouvera au même moment chez d'autres philosophes contemporains. Althusser écrit dans la
lettre à Merab Mamardachvili du 16 janvier 1978 : « toutes les places sont emportées par le cours insensé des
choses. On ne peut plus se baigner dans un fleuve du tout. Sauf à être un piquet planté dans le courant et qui, en
silence, tienne. A un peu de terre ferme. Le tout est de trouver ce peu de terre sous les eaux »9. Mais la pluie
l’emporte et le « courant souterrain » est finalement ce qui reste sans jamais se stabiliser.
Pour prendre la mesure de cet effort tragique, il faut revenir un instant sur le projet initial, que consigne le
mémoire de 1947 : Althusser s’appuyait alors sur l’analyse hégélienne de l’aliénation, qui est avant tout celle de la
pensée philosophique pour autant qu’elle reste ignorante de ses propres conditions. Cette aliénation se prolonge
aussi longtemps que cette philosophie ne s’est pas dépassée en Savoir Absolu, au terme d’un parcours qui est
parvenu à franchir toutes les étapes historiques nécessaires à la ressaisie de l’aliénation passée. Figure de
l’accomplissement ultime du savoir, ce thème hégélien conserve et transpose la conception chrétienne de
l’avènement de la Vérité. Surtout, l’Althusser encore chrétien s’y confronte à ce qui est d’ores et déjà son option
intellectuelle en faveur du marxisme, option se construisant mais s’autocritiquant aussitôt par le biais de cette
paradoxale théorie des conditions de possibilité historiques du Savoir Absolu.
Ultérieurement, Althusser inversera ce rapport d’inclusion et, cette fois, c’est l’hégélianisme qu’il englobera, en
tant que pensée immature, au sein du marxisme, comme cette idéologie dont seul Marx est en mesure de rendre
compte. Cette théorisation incomplète, aveugle à ses présupposés, est en l’occurrence la dialectique spéculative,
dissoute sans reste dans un matérialisme nouveau qui additionne une science et une philosophie. Or dans les
derniers textes althussériens, c’est précisément la philosophie marxiste elle-même qui occupe cette place de la
théorie aveugle à elle-même et au monde qui l’entoure, et cette fois sans relève. Avant ce moment, et derrière
cette version althussérienne du retournement matérialiste, demeure donc ce qui se révèle comme l’axe même du
renversement d’une philosophie à l’autre, non chez le jeune Marx mais chez le jeune Althusser : la conviction que
tout se joue du côté de l’auto-compréhension de la philosophie, comme avènement d’une vérité historique apte à
éclairer en retour ses propres conditions concrètes et, par suite, à s’en émanciper. Philosophie et politique se
nouent autour d’un tel projet d’émancipation et c’est bien cette combinaison qui va s’effondrer sur ce qui est
alors pensé comme l’échec radical des expériences historiques issues de 1917 et sur le déclin des organisations
communistes à travers le monde. Reste alors la philosophie, seul repère à demeurer quelque peu stable au milieu
d’une telle débâcle : paradoxalement, la matière du matérialisme de la rencontre est surtout la pensée et son
histoire.
Au terme de ce parcours, l'épisode du débat français autour de Hegel et Marx, au lendemain de la guerre,
apparaît comme décisif et il reste mal connu. Il éclaire pourtant ce nouage singulier du politique et du
philosophique qui traverse toute l'œuvre althussérienne et se défait dans les derniers textes. L’une des premières
publications d’Althusser, après qu’il soit devenu enseignant à la rue d’Ulm, est un article à nouveau consacré à
Hegel mais, comparé au mémoire de 1947, cet article est d’une tonalité bien différente. Intitulé : « Le retour à
Hegel, dernier mot du révisionnisme universitaire », il paraît en novembre 1950 dans la revue communiste La
Nouvelle Critique. Entre temps, l’interprétation de la philosophie hégélienne est devenue une question brûlante,
soudainement surpolitisée, qui explique le changement de cap radical dont cet article témoigne. La question du
rapport Marx-Hegel est bien entendue aussi ancienne que l’œuvre marxienne elle-même, mais elle prend un sens
nouveau dans le contexte français d’émergence, au lendemain de la Libération, d’un courant néo-hégélien,
inauguré par Jean Wahl, dont les travaux vont inspirer Jean Hippolyte et Alexandre Kojève. Dans le même

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temps, des interprètes catholiques, Gaston Fessard ou Marcel Régnier par exemple, vont se pencher à leur tour
favorablement sur une œuvre dont la réception en France est depuis toujours tumultueuse et complexe. A partir
de l’après-guerre, le débat entre néo-hégéliens et marxistes devient soudain intense, tant il a des enjeux nombreux
qui sont ravivés mais surtout colonisés par les débats politiques du moment.
En effet, dans le contexte de la Guerre froide, en but à des attaques violentes qui défont la fragile et
provisoire alliance héritée de la lutte contre le nazisme, le Parti communiste se replie sur des positions théoriques
dogmatiques. Dans ce contexte, la réaction anti-néohégélienne qu’il croit opportun de lancer, adopte parfois un
vocabulaire politique d’une rare violence. En riposte à cette dérive, certains marxistes s’efforceront pourtant de
contrer la tentation sectaire qui tend à assimiler hégélianisme et fascisme : c’est le cas d’Emile Bottigelli et
d’Henri Lefebvre, notamment. Il est frappant de constater que, dans son article de 1950, Althusser développe
pour sa part une analyse critique radicale et alors orthodoxe du retour à Hegel. Sa thèse est que la promotion
conjoncturelle de Hegel vise en réalité la révision de Marx, la fabrication de toutes pièces d’un nouveau Marx
« pour que les communistes aient tort ». Et les dernières lignes de l’article conduisent Althusser à se ranger
clairement dans le camp de ceux qui voient dans le retour à Hegel « un révisionnisme de caractère fasciste »10.
Mais tandis que le débat fait rage autour de Hegel et Marx, les choix stratégiques communistes restent
soustraits à la discussion collective et ne sont jamais véritablement élaborés en tant que tels. Ainsi, et en dépit des
apparences, cette surpolitisation momentanée du débat philosophique au sortir de la guerre va alimenter une
lente dépolitisation du marxisme français et, plus largement, du marxisme européen au cours de cette période,
processus qui connaîtra une nouvelle amplification à la fin des années 1970 et son sommet pendant les années
1980. Cette dépolitisation, d'abord occultée par une tendance à la politisation décalée de questions jusque-là
périphériques, sera également celle d’une bonne partie de la philosophie française non marxiste de cette époque,
donnant paradoxalement le sentiment d’un ancrage sans précédent de la philosophie dans le réel. Les derniers
textes d’Althusser reflètent et accentuent cette impuissance politique, en dépit de ce que furent sa volonté et sa
puissance concrète d’intervention sur ce terrain, même si ce fut toujours en tant que philosophe qu'Althusser la
conçut. De ce point de vue, on peut considérer que l'originalité d'Althusser réside aussi dans le fait d'associer à
un positionnement politique classique la production de thèses théoriques qui peuvent en être dissociées,
constituées en voies de recherche à part entière, plus durables que la conjoncture qui les a vues naître. Pourtant,
les derniers textes le révèlent, cette dissociation ne peut être que relative et l'effondrement de son socle politique
va finalement priver l'althussérisme de toute dynamique conceptuelle.
Dès lors que la ligne de front première disparaît -pour des raisons qui sont avant tout politiques et non
théoriques-, c’est le rapport du marxisme à l’histoire de la philosophie qui se trouve bouleversé et qui conduit le
dernier Althusser à renoncer à dessiner une ligne de fracture fondatrice mais plutôt à esquisser des points
d’alliance, des parentés cachées, des résistances secrètes, rapatriant sur le terrain de la philosophie ses derniers
espoirs. Dans la lettre à Merab, il décrit la fin d’un front théorique, qui abolit les principes d’une lecture passée en
même temps que le sens d’un combat politique : « autre impression : de s’être battu si longtemps sur un front
pour découvrir qu’il s’évanouit, que plus de front mais que la bataille (ou ce qui en tient lieu !) est partout, et
d’abord dans ton dos »11. Dans les derniers textes, la valorisation du matérialisme de la rencontre et de son
histoire conduit à l’effacement corrélatif de la dialectique historique, à la disparition de la thématique de la lutte
de classe ainsi que de toute perspective révolutionnaire. A la figure tutélaire de Hegel, dont il n'est plus question,
se substituent des auteurs majeurs, qui n’eurent pourtant qu’un rôle secondaire dans la formation de la pensée de
Marx ou même n’ont aucun rapport avec lui : Machiavel, Hobbes, Rousseau, Heidegger. Comme si, décidément,
la philosophie était ce peu de sol qui persiste, la base d’un matérialisme d’idées devenues atomes séparés, points
d’ancrage dans la déroute mais surtout pluie de concepts et de noms propres disant le vide et la décomposition

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plus encore qu’ils ne les conjurent. Ainsi Althusser ne s’interroge-t-il pas sur la pertinence qu’il y a à ranger
Heidegger dans le camp du matérialisme.
Mais ces pages où prolifèrent les noms de philosophes sont également et surtout le lieu d’une autre rencontre
manquée : l’éclectisme des références prestigieuses juxtaposées révèle en creux l’absence flagrante, perdurante,
d’une analyse approfondie du stalinisme, menée sur le terrain même du marxisme, alors que c’est contre lui que
les théories du totalitarisme vont savoir imposer au même moment leur grille de lecture unique. Le diagnostic
althussérien de crise du marxisme ne cessera pourtant de contourner la question. Sur ce plan, et depuis le
début, le positionnement d’Althusser est complexe : rejetant à plusieurs reprises et sans précision l’analyse
trotskiste, il déplore la thèse passe-partout du « culte de la personnalité », alors invoquée par le Parti communiste
français. Rejetant lui aussi le terme de « stalinisme », c’est une critique un peu différente mais tout aussi
conventionnelle des « erreurs du stalinisme » qu’il propose, définissant ces erreurs comme des déviations
fondamentalement théoriques. C’est seulement en 1973 qu’Althusser en viendra à évoquer, par delà les questions
théoriques, le rôle des « rapports de production » et des « rapports de classe » ainsi que les « contradictions de la
construction du socialisme », renouvelant au passage sa condamnation virulente de « l’antistalinisme trotskiste »12.
Pourtant l’analyse alternative du stalinisme, toujours promise, ne sera jamais produite et les derniers textes
portent en creux la marque de cette critique absente, que souligne la promesse d’un volume consacré au
« socialisme réel »13. Le matérialisme de la rencontre semble ainsi dessiner une ligne de fuite qui contourne la
question au lieu de l’aborder et laisse définitivement en jachère ce point central, qui hante tout le marxisme de
cette période et donne à sa dénonciation virulente un avantage immédiat, considérable.
A côté de la question même du stalinisme et en lien avec elle, c’est la question du rapport entre théorisation et
organisation, entre intellectuel militant et direction politique qui se trouve ici aussi contournée, et cela alors
qu’elle fut elle aussi centrale pour Althusser au cours de la période antérieure. En effet, après la réunion
d’Argenteuil de 1966, l’opposition entre Garaudy et Althusser sur la question de l’humanisme se trouve tranchée
par la direction du Parti et par son secrétaire général d’alors, Waldeck Rochet, dans le sens d’un abandon définitif
de toute ligne philosophique officielle. Dès lors, le débat intellectuel se trouve libéré au moment même où il perd
ses enjeux. En contrepartie, la sécession althussérienne se trouve aussitôt condamnée à la marginalité politique, sa
conquête d’une position intellectuelle et institutionnelle provisoire se payant au prix de son impuissance politique
définitive, ou plutôt elle transforme en impasse sa recherche d’une voie étroite, celle d’une pratique
spécifiquement politique de la philosophie au sein du Parti communiste français.
A partir de ce moment, on comprend que ce soit surtout à son propre itinéraire que se confronte Althusser et
à son échec de plus en plus manifeste, l’auto-référentialité croissante de l’œuvre traduisant son manque de prise
sur ce qui demeure malgré tout son cœur même, la politique. On retrouve dans les derniers textes la marque de
cet éloignement croissant à l’égard du moment historique et politique, accompagné du regret de cette situation : il
« faudrait être armé d'assez de connaissances concrètes pour parler de choses comme l'Etat, la crise économique,
les organisations, les « pays socialistes », etc. Ces connaissances je ne les ai pas, et il faudrait comme Marx en
1852, « recommencer par le commencement », mais c'est bien tard, vu l'âge, la fatigue, la lassitude et aussi la
solitude »14. Dans les pages écrites par la suite, plus rien ne sera dit de ces questions, comme en désespoir de
cause.

Le matérialisme aléatoire comme théorie des catastrophes


Cette bifurcation tendancielle entre le labeur philosophique et l'investissement politique n'est pas neuve chez
Althusser, et elle ne peut être interprétée comme une stratégie d’évitement dans un moment particulièrement
défavorable. En effet, se recentrant très tôt sur les questions théoriques spécialisées, de plus en plus déconnectées

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de leur terreau politique, à partir du moment où se referme la perspective d'une voie critique interne au PCF,
c’est aussi la question du rapport entre la connaissance et l’être que revisite alors Althusser, articulant dans un
premier ce développement de la réflexion ontologique et gnoséologique au souci de rendre compte de la place et
du rôle des idées dans le monde. La question idéologique occupe alors une place centrale dans sa réflexion et elle
est l’occasion de ses apports les plus originaux, d’une grande fécondité. L’une des thèses majeure du livre de 1969
demeuré longtemps inédit, Sur la reproduction, est que « l’idéologie a une existence matérielle »15. L’analyse qui en
découle est d’autant plus percutante qu’elle implique une réflexion en retour sur la catégorie de matière elle-
même, réflexion engagée depuis les tout premiers textes. A travers cette approche, c’est le type d’existence
matérielle propre aux idées qui est abordé, s’arrêtant les appareils institutionnels et les pratiques sociales où elles
s’incarnent. On retrouve cette question de la matérialité et du matérialisme dans les tout derniers textes, mais
séparée et retournée contre le matérialisme dialectique, « cette horreur »16.
A l’époque de Sur la reproduction, c’est avant tout la force de conditionnement exercée par les idées qui
intéresse Althusser. Et sa thèse a une visée polémique : elle revient sur la question du rapport Marx-Hegel et
oppose à la thèse du renversement, qui lie Marx à Hegel, l’affirmation alternative que les idées ont été
radicalement redéfinies par le premier et conçues, enfin, comme matériellement existantes. La fin du rapport
spéculaire entre les idées et le monde, sur laquelle Althusser insiste, revient décidément selon lui à défaire tout
lien représentatif pour substituer un rapport matériel des idées au monde, ou plus exactement en vue de penser
une matérialité propre des idées, comme forces sociales, qui amène à les considérer sous le seul angle fonctionnel
au sein de la totalité historique où elles s’insèrent. De ce point de vue, selon Althusser, l’instance idéologique est
bel et bien constitutive de toute formation sociale, quelle qu’elle soit, dans la mesure où les pratiques s’y
accompagnent des relations pensées ou imaginées des hommes à leurs conditions d’existence. Dès lors,
« l’idéologie prolétarienne n’est pas le contraire direct, l’inversion, le renversement de l’idéologie bourgeoise, -
mais une tout autre idéologie, porteuse d’autres ‘valeurs ‘, ‘critiques et révolutionnaires’ »17. Cette idéologie est elle
aussi portée par des pratiques et des appareils, qui sont ceux de la classe ouvrière. Cette utilisation du terme
bouleverse le sens qui lui donnait Marx et soulève la question de l’inversion du monde bourgeois, inversion qui
est selon Marx la cause des représentations idéologiques, de leur contenu propre mais surtout de leur fonction
spécifique, au sein du mode de production capitaliste.
Une telle extension du terme d’idéologie, détaché des rapports de classe qui caractérise la modernité, implique
qu’à son utilisation politique critique se substitue finalement une anthropologie philosophique. A Fernanda
Navarro qui lui demande si « l’homme est, par nature, un être idéologique », Althusser répond : « Absolument, un
animal idéologique. Je pense que l’idéologie possède un caractère trans-historique, qu’elle a existé et existera
toujours. Elle pourra changer son « contenu », mais jamais elle ne changera de fonction18 ». Il ne s’agit donc pas
de viser la suppression de l’idéologie : il existe donc une « idéologie politique révolutionnaire marxiste léniniste »
qui est « travaillée » par la « science marxiste de l’histoire », « ce qui « déforme » la structure spéculaire de
l’idéologie sans la supprimer tout à fait »19.
Finalement, le concept althussérien d’idéologie et ses transformations se présentent comme le lieu central où
peut s’opérer la conversion d’une intervention théorico-politique en élaboration spécifiquement ou plus
classiquement philosophique. Ainsi, au terme de ses refontes successives, la notion althussérienne d’idéologie en
vient peu à peu à se refermer sur elle-même, englobant le marxisme lui-même, qui passe progressivement du rang
d’instrument de l’analyse à celui d’objet de cette dernière : les idées sont actives, non sous leur forme proprement
théorique, « mais seulement sous, dans, et par des formes idéologiques ». Et c’est alors aussi le cas de la pensée de
Marx. En effet, c’est à lui qu’Althusser réfère finalement une telle opération d’enveloppement théorique, qui
retrouve les intuitions développées dès Pour Marx : « Ce qu’il importe de bien saisir, c’est que cette opération de

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rectification critique n’est pas imposée du dehors aux œuvres de Marx et de successeurs, mais qu’elle résulte de
l’application, du repliement, de ces œuvres sur elles-mêmes»20. Pourtant, par « un prodigieux retournement de
l’histoire » Marx n’a pas su prévoir que sa pensée serait détournée et asservie en « doctrine »21 : ce retournement
inattendu interdit désormais de reconduire le clivage entre idéologie et science, mais tout aussi bien de
l’abandonner. Le paradoxe est à son comble : l’idéologie demeure à la fois le contraire de la science mais aussi sa
version déformée ainsi que son support social, l’instance même de diffusion des idées présente dans toute
organisation sociale. Dès lors, la sortie hors de l’idéologie s’avère impossible, cette sortie impossible devenant par
là même l’indice d’une coupure fondamentale, qui scinde cette fois la théorie du réel. Le matérialisme aléatoire en
sera l’ultime conséquence, un pur espace théorique découplé de ses tenants et aboutissants politiques : la
philosophie s’avère finalement sans prise sur le monde et n’offre qu’une fragile retraite à ceux qui espéraient
d’abord participer activement à l’invention d’une autre histoire. La montée en puissance l’offensive anti-totalitaire
au même moment rendra plus patente encore le peu de mordant critique et polémique de la dernière version de
la théorie althussérienne de l’idéologie sur les idées dominantes, alors en cours de transformation. Renonçant à
analyser la formidable revanche libérale en cours, le dernier Althusser porte à son comble une autocritique
dévastatrice, solitaire et désespérée.
En effet, un anti-marxisme puissant se constitue alors, avec lequel les conciliations deviennent infructueuses
et le dialogue impossible. Si Althusser s’est toujours attaché à construire sa pensée en lien avec les innovations
philosophiques du moment et s’il s’est efforcé d’en acclimater les thématiques propres sur le terrain d’un
marxisme rénové, il ne produira pas de regard critique en retour sur elle, capable de l’interpeller ou de la
déranger. Dans ces conditions, à partir de la fin des années 1970, l’affirmation réitérée de la crise du marxisme
finira par confirmer cet échec, qui va s’amplifier aux dimensions d’une défaite politique historique, dont nous
sommes aujourd’hui les héritiers directs, sans doute mieux placés pour percevoir toute l’ampleur de la bataille
idéologique d’alors, qui coïncide avec le déclenchement de la crise économique et la montée en puissance de la
revanche libérale. Cette bataille fait partie des conditions qui permirent un retournement de conjoncture politique
et intellectuel rapide, mais elle concerne aussi la définition même, la perception d’une telle défaite, engendrant
vite le discours proliférant du désastre, de l’erreur et du crime, sans commune mesure avec une situation politique
française complexe et les affrontements politiques et sociaux qui en réalité la traversaient.
Face à ce renversement, Althusser semble alors emporté par une vague peu résistible, dont il pensait d’abord,
non pas certes endiguer le cours, mais bien pouvoir capter et réorienter l’élan. A partir du moment où l’entreprise
s’avère impossible, c’est alors le naufrage de tout marxisme et qu’il s’emploiera à théoriser et à assumer. C’est
précisément au moment de l’opération médiatique de promotion des « nouveaux philosophes », et alors que son
œuvre est vivement attaquée, que la principale intervention althussérienne consistera à radicaliser le diagnostic de
crise du marxisme, comme si la fermeture sur soi du discours théorique devenait cette fois le lieu de son auto-
abolition, se concluant sur un aveu d’échec toujours plus complet et cela en dépit même de l’importance de
l’œuvre produite et du nombre des pistes fécondes qu’elle avait mises au jour. Il est vrai qu’en dépit de son
ancrage politique restreint, Althusser avait su faire de sa critique complexe, inachevée surtout, du Parti
communiste français, une position intellectuelle à part entière, porteuse d’innovations et dotée d’effets réels, dans
le contexte très réactif du moment. L’hyperpolitisation immédiate de la théorie, immédiate au point d’en rendre
superflue l’exposition, deviendra ainsi une coloration permanente, qui marque les textes produits alors au sceau
d’un style singulier, d’une fermeté fascinante, théâtralisant les allusions à des débats en cours, dramatisant les
effets de rupture et les rejets catégoriques, et leur combinant des alliances inédites. Mais tout se passe donc
comme si, à partir de la fin des années 1970, l’althussérisme ne parvenait finalement pas à penser sa propre

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appartenance à son contexte historique et politique, pas plus qu’elle ne réussissait à survivre à la disparition de
celui-ci.
Dans le texte de 1978 sur la crise du marxisme, c’est donc Marx lui-même qui se trouve placé par Althusser au
centre de cette crise : ce sont ses limites internes, les contradictions de sa pensée, et non plus les défaillances
stratégiques du mouvement communiste, qui sont dans la ligne de mire. Revenant sur la question du
commencement de la théorie, comme en écho aux considérations de Pour Marx, l’article énonce pourtant, pour la
première fois sous la plume d’Althusser, que « c’est la conscience politique, la prise de conscience politique de
classe » 22 qui est le moteur du jeune Marx et du jeune Engels. Mais l’importance accordée à l’intervention
marxienne en conjoncture ne conduit pourtant pas Althusser à modifier explicitement son analyse initiale, qui
persiste à donner à la découverte théorique le rôle primordial. L’entrée en crise du marxisme, incluant la
théorisation marxienne elle-même, va donc porter sur les conditions et les principes philosophiques de la critique
marxienne du capitalisme. Ainsi, loin d’autoriser le retour lucide de la théorie althussérienne sur ses propres
conditions d’apparition et sur son efficace ou son absence d'efficace politique, Althusser va s'employer à
répertériorer chez Marx lui-même les causes de l’aveuglement dénoncé ici : insuffisance de l’analyse de l’Etat et
de l’idéologie dans la Guerre civile en France23 et dans Le 18 Brumaire24, mythologie de la « transparence totale des
rapports sociaux dans le communisme »25 et surtout présence de l’idéalisme qui « hante le Capital »26 lui-même, à
travers les concepts d’aliénation, de négation de la négation, de fétichisme également, et du commencement de
l’analyse par « l’abstraction de la valeur »27. Il est paradoxal que cette lecture de Marx soit depuis lors devenue
dominante, en dépit même d’une critique précise et déjà ancienne de cette argumentation philologique.
Ainsi, Althusser affirme-t-il sans développer davantage que « Marx ne parvient pas à abandonner cette idée
mythique du communisme comme mode de production sans rapports de production »28. Cette affirmation soudaine a
moins de sens par elle-même que par les concessions qu'elle indique aux thèses antimarxistes montantes. En
effet, la thèse d’une résorption marxienne du politique dans le social est au même moment développée par
François Furet, dont le livre « Penser la révolution française » paraît en 1978. Elle deviendra un lieu commun du
courant libéral, reprise notamment par Claude Lefort et Pierre Rosanvallon 29 . Dans son autobiographie,
Althusser parlera du « livre très remarquable de François Furet sur la révolution française »30. Au total, bien peu
reste à sauver, hormis le rappel liminaire et décontextualisé du mot de Marx lui-même, qui « disait de lui qu’il
n’était pas « marxiste » »31, formule qui prend ici une tournure dévastatrice. Si la thèse de la coupure se trouve
ultimement maintenue, à travers toutes les autocritiques, c’est pour affirmer qu’une telle coupure n’a
malheureusement jamais eu lieu, reconduisant Marx au bord inférieur, au seuil non franchi de l’idéologie et
ramenait le communisme à la veille perpétuelle de son histoire véritable, décidément impossible. Dans les
derniers textes, Althusser franchit le pas et écrit qu’il arrive que Marx « cède à l’autre conception du mode de
production capitaliste : une conception totalitaire, téléologique et philosophique » 32 . Dans le contexte du
moment, la concession semble surtout être un ralliement pur et simple aux thèses anticommunistes et
antimarxistes en vogue : si un tel passage ne donne pas lieu à développement de la part d’Althusser, il est bien le
symptôme frappant du sentiment de défaite qui semble l’envahir.
De façon frappante, les derniers textes althussériens sont le lieu d’emprunts multiples, pas toujours signalés,
l’occasion d’une véritable submersion de la pensée althussérienne par des thèses qui ne sont pas les siennes, le
renoncement à ses thèses propres se traduisant par un éclectisme désordonné, presque paniqué. Ainsi, il est
frappant que l’autre lecture du capitalisme par Marx, lecture non totalitaire donc, esquissé dans son texte sur le
matérialisme de la rencontre, soit un emprunt non signalé d’Althusser à Deleuze et en particulier aux thèses de
l’Anti-Œdipe. En effet, Althusser y énonce le caractère aléatoire de la rencontre entre le prolétaire et « l’homme
aux écus », rencontre censée expliquer la naissance du capitalisme, loin, cette fois, de toute téléologie, mais loin

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aussi de toute causalité historique. Or cette lecture alternative du Capital a précisément été développée, quelques
années auparavant, par Deleuze et Guattari qui soulignent la contingence et l’indépendance structurale des
éléments de départ, donnant par la suite naissance au capitalisme : « au cœur du Capital, Marx montre la
rencontre de deux éléments « principaux » : d’un côté le travailleur déterritorialisé, devenu travailleur livre et nu
ayant à vendre sa force de travail, de l’autre côté, l’argent décodé, devenu capital et capable de l’acheter (…). La
rencontre aurait pu ne pas se faire, les travailleurs libres et le capital argent existant virtuellement de part et
d’autre »33. Deleuze et Guattari se réclament alors eux-mêmes de la lecture de Marx produite par Etienne Balibar
dans l’ouvrage collectif dirigé par Althusser, Lire le Capital. Mais c’est finalement Althusser qui leur emprunte à
son tour et dans un troisième temps une conception devenue méconnaissable de l’émergence historique du mode
de production capitaliste que, loin de sa première lecture, il retourne cette fois avec virulence contre Marx lui-
même, désormais accusé de téléologie : « lorsque Marx et Engels diront que le prolétariat est « le produit de la
grande industrie », ils diront une grande sottise, se situant dans la logique du fait accompli de la reproduction
élargie du prolétariat et non dans la logique aléatoire de la « rencontre » qui produit (et non reproduit) en
prolétariat cette masse d’hommes dénués et dénudés comme un des éléments constituant le mode de production.
Ce faisant, ils passeront de la première conception du mode de production, historico-aléatoire, à une seconde
conception, essentialiste et philosophique »34.
Les deux grilles de lecture ici opposées, la valorisation de la contingence ou bien celle de la nécessité,
radicalement disjointes, ne sont moins deux lectures possibles du texte marxien que deux voies conceptuelles
incompatibles, dont la coexistence au sein même de l’œuvre marxienne déboîtent définitivement la dialectique
historique et légitime le scénario d’une émergence aléatoire du capitalisme. La thématique de la rencontre et celle
de l’aléatoire jouent donc le rôle de concepts stratégiques dans le rejet ultime d’une analyse de la totalité
capitaliste et de sa causalité historique. Politique du fait l’alliance qu’il passe sans le dire avec les critiques
montantes du marxisme et du communisme, le matérialisme de la rencontre est en réalité une théorie de la
défaite politique et l’énoncé de sa fatalité. Cet ultime retournement et ce gigantesque paradoxe révèlent là encore
ultimement un rapport d’Althusser à la politique qui fait donne à la théorie la fonction d’être sa chambre d’écho,
le lieu où se règle « l’addition », comme le dit la lettre à Merab 35.
Ainsi, un tel point d’arrivée l’atteste, Althusser se débat depuis longtemps avec un diagnostic de crise à la fois
percutant mais destructeur, et avant tout pour celui qui le porte : si son immense mérite est d’avoir ouvert avec
audace un débat nécessaire, les « limites » ici énoncées sont aussi celle d’une intervention théorique qui ne
parvient pas à sortir des impasses qu’elle repère et dont le ton sombre semble endosser, avec résignation, le poids
d’une nouvelle séquence historique, de recul des perspectives de transformation sociale, alors que fait défaut
l’analyse de ses causes sociales et politiques. Tandis qu’en 1967, Althusser affirmait que « la philosophie fait elle-
même partie de la conjoncture dans laquelle elle intervient » 36 , proclamant ainsi la puissance pratique du
théorique, on assiste bien plutôt, en fin de parcours, à l’intrusion violente, fatale, de cette conjoncture au sein de
la philosophie, intrusion qui loin de lui fournir son ancrage pratique la désoriente et la désarticule.
Ainsi, on peut affirmer que c’est avant tout sur les thèses deleuzienne et foucaldienne, micro-politiques, que
s’aligne sans le dire le matérialisme aléatoire. Il devient alors frappant de relire sous cet angle, dans Logique du sens
rédigé par Gilles Deleuze en 1969, ces propos lucréciens et nietzschéens à la fois, dont les derniers textes
d’Althusser sont si proche, à la joie près : « et comment ne sentirions-nous pas que notre liberté et notre
effectivité trouvent leur lieu, non pas dans l'universel divin ni dans la personnalité humaine, mais dans ces
singularités qui sont plus nôtres que nous-mêmes, plus divines que les dieux, animant dans le concret le poème et
l'aphorisme, la révolution permanente et l'action partielle ? Quoi de bureaucratique dans ces machineries
fantastiques qui sont les peuples et les poèmes ? Il suffit que nous nous dissipions un peu, que nous sachions être

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à la surface, que nous tendions notre peau comme un tambour, pour que la "grande politique" commence »37.
Chez le dernier Althusser, cette perspective heureuse est surtout l’annonce de sombres temps.
On se risquera à l’affirmer : loin d’être une ultime ouverture de l’œuvre althussérienne, les derniers textes
parachèvent un retrait politique qui coïncide avec le diagnostic de crise mortelle du marxisme, et lui donne sa
réalité, au moins sous la forme de la crise ultime de l’althussérisme. Moment non pas prometteur mais tragique, le
matérialisme de la rencontre ne peut se comprendre qu’à la lumière de la trajectoire politico-théorique qui y
conduit. De ce point de vue, ces textes ne doivent pas être lus séparément de ceux qui précèdent et qui leur
donnent sens, alors même que ce sens vient s’y abolir. Précisément en raison de cette défaite, il faut réaffirmer
que l’apport théorique d’Althusser, considérable, coïncide avec la période de son œuvre et de sa vie pendant
laquelle intervention théorique et intervention politique se combinent et s’enchevêtrent, sans jamais s’harmoniser
mais sans se séparer non plus. Que les conditions de cette rencontre-là aient finalement disparu et que l’œuvre
althussérienne s’affronte alors au risque d’y perde son ressort et sa consistance, révèle à contre-jour l’importance
vitale d’une telle alliance pour tout marxisme -en supposant qu’un tel projet conserve son sens- qui souhaite
échapper à la sclérose doctrinale autant qu’au renoncement et à la thèse de l’échec définitif. Pour une part, les
conditions de cette alliance ne se décrètent pas. Mais pour une autre part, on peut considérer qu’elles font partie
elles-mêmes du labeur théorico-politique. Et c’est finalement cette grande leçon que lègue le dernier Althusser à
ses lecteurs d’aujourd’hui.

1. Louis Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », Ecrits philosophiques et politiques, t.1, Paris, Stock
IMEC, 1994, p. 561.
2. Etienne Balibar a souligné ce point dans ses Ecrits pour Althusser, Paris, La Découverte, 1991, p. 61 et p. 67.
3. Louis Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », éd. cit., p. 560.
4. Ibid., p. 558.
5. Ibid., p. 553.
6. Ibid., p. 560
7. Cf. la présentation de François Matheron, in : Louis Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 13.
8. Louis Althusser, « Du contenu dans la pensée de G.W.F. Hegel », Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 191.
9. Louis Althusser, « Lettre à Merab », Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 543.
10. Louis Althusser, « le retour à Hegel, dernier mot du révisionnisme universitaire », Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit.,
p. 264.
11. Louis Althusser, « Lettre à Merab », éd. cit., p. 541.
12. Louis Althusser, « Note sur la critique du culte de la personnalité », Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973, p. 85.
13. Cf. la présentation de François Matheron, in : Louis Althusser, Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 550.
14. Louis Althusser, « lettre à Merab », éd. cit., pp. 542-543
15. Louis Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 1995, p. 218.
16. Louis Althusser, « Portrait du philosophe matérialiste », Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 596.
17. Louis Althusser, Sur la reproduction, éd. cit., p. 267.
18. Ibid., p. 70.
19. Ibid., p. 234.
20. Louis Althusser, « Sur le travail théorique, difficultés et ressources », in : Penser Louis Althusser, Pantin, Le Temps des Cerises,
2006, p. 56.
21. Louis Althusser, « Marx dans ses limites », Ecrits philosophiques et politiques, t. 1, éd. cit., p. 414.
22. Ibid., p. 390.
23. Ibid., p. 416.
24. Ibid., p. 435.
25. Ibid., p. 401.
26. Ibid., p. 403.
27. Louis Althusser, « le marxisme aujourd’hui », Revue M, jan. 1991, n° 43, p. 8.
28. Louis Althusser, « Marx dans ses limites », éd. cit., p. 401.
29. Claude Lefort, Essais sur le politique, Seuil, 1986, pp. 207 et suivantes ; Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, Paris,
Gallimard, 1998, pp. 306 et suivantes.

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30. Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris, Stock-IMEC, 2002, p. 243.
31. Ibid., p. 7. L’affirmation est reprise et développée dans « Marx dans ses limites », éd. cit., pp. 377-378.
32. Louis Althusser, « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre», éd. cit., p. 587.
33. Gilles Deleuze et Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1973, p. 266.
34. Louis Althusser, « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre», éd. cit., p. 586.
35. Louis Althusser, « Lettre à Merab », éd. cit., p. 540.
36. Louis Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974, p. 59.
37. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 91.

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