Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
Et le vert et le bleu
se marient si bien
Typographe Éditions
ISBN : 978-2-490921-03-4
Dépôt légal : juin 2021
© Typographe éditions
Bootstrap 15
Curiosité 19
Détester 29
Euro 35
Fait divers 41
Galantamine 45
Hénin-Beaumont 55
Intime 63
Jacques 67
Kabarde 71
Lo naviu de neu 77
Marguerite Chapon 83
Nuit 91
Rendez-vous 115
Souvenir 121
Tenter 125
Uros 131
Voisins 135
Walkman 139
Xanthophobie 147
Tout ce que j’ai écrit au cours de ma vie, je l’ai toujours écrit pour
une femme.
Pour la séduire, pour la garder, pour l’oublier.
13
14
Bootstrap
15
rien à attendre de gens qui ont accroché un poster géant Ideas
don’t pay the bills, sales do au mur de leur bureau, qui se
promènent avec des tee-shirts Échoue souvent pour pouvoir réussir
plus tôt et qui ont un fond d’écran Wake up, kick ass, repeat sur
leur ordinateur.
16
blanche pour servir la cause, une rayure noire pour les gains
qu’on en retire.
17
18
Curiosité
J'ai seize ans. Assis sur une vieille chaise en plastique, les yeux
rivés sur les petits carreaux ternes du carrelage, je tâche de
dominer mon mal de ventre. Un rayon de soleil s'écrase sur le
mur blanc qui me fait face, contourne la porte floquée d'un 105 à
la peinture écaillée, pour rebondir sur le plafond et retraverser la
fenêtre en sens inverse. Du premier étage, la vue n'offre qu'un
panorama triste du dehors. Quelques voitures sans fantaisie sur le
parking du personnel, les sandwicheries désertées à peine juin
débuté, et la rue calme. Deux fumeuses appuyées sur le dossier
d'un banc. Un garçon derrière la grille, fiches à la main, révisions
aussi tardives qu'inutiles. Il se rassure comme il peut.
19
réellement efficace ? Si l'on considère que tout effort musculaire
entraîne une augmentation de la production de chaleur par le
corps, il devient alors tout à fait pertinent de remettre en
question l'utilité d'un tel agissement. Dans la presse scientifique,
d'aucuns des plus grands physiciens se livrent d'ailleurs une
terrible bataille, à coups de rayonnement, de
conduction-convection, de température, de taux d'humidité et de
watts produits par l'organisme. Il apparaît en définitive que,
lorsque l'on est à la recherche d'un léger rafraichissement, de
complexes calculs sont nécessaires afin d'évaluer s'il est
énergétiquement rentable de s'éventer. Incapable de résoudre de
telles équations, le grand blond aux gouttes sur les tempes a misé
sur le libre arbitre pour déterminer la conduite à suivre. En
l'occurrence, il s'évente, donc.
La porte 105 s'ouvre. Une petite dame brune passe la tête, une
feuille blanche – probablement l'ordre de passage – entre les
mains. Elle appelle en levant les sourcils. Monsieur Boillon ? Le
grand blond se lève d'un bond, sourit, fait tomber sa
convocation, fait tomber sa veste en ramassant sa convocation, et
laisse finalement tomber son sac en tentant de rattraper sa veste.
La petite dame brune sourit et se tourne vers moi. Elle dit que je
serai le dernier. Qu’elle m’appellera pour que je puisse préparer
mon sujet pendant le passage de Monsieur Boillon. Elle dit
d’accord et son ton est interrogatif. D'accord ?
20
Je n'ai aucune réserve particulière à l'égard de ce programme, et
approuve donc d'un signe discret de la tête, prenant garde à
bouger le moins possible afin de ne rien laisser tomber. La petite
dame brune laisse passer le fameux Monsieur Boillon, qui a tout
ramassé et pénètre dans la salle en souriant de moins en moins. Je
sais que la dame brune va le rassurer, car elle porte sur elle ce que
certains appelleraient la gentillesse, d'autres la bienveillance, en
tout état de cause elle semble décidée à ce que chacun des
candidats puisse défendre son analyse de texte dans les meilleures
conditions possibles. Elle est habillée avec des couleurs vives,
maquillée très sobrement, parle avec beaucoup de calme et sourit
à chaque fois que c'est approprié.
21
rhétorique et de connotations. Je lis la poésie comme je regarde
un tableau.
22
Probablement. Quoi qu'il en soit, j'aimerais ne pas avoir à en
débattre avec l'examinatrice de mon baccalauréat.
23
En écoutant distraitement le camarade Boillon bafouiller en
tremblotant une analyse plutôt complète d’un bout de Voltaire,
je gratte au crayon de papier quelques éléments clés sur le texte
que j’ai sous les yeux. Face à l’examinatrice, j’évoque le Barbier de
Séville, le mouvement des Lumières et Mozart. Je décris la satire
sociale et la tonalité comique de la pièce. Elle demande en quoi
cette scène est une scène d'exposition. Je souligne les éléments du
décor, les didascalies et l’apparition des bases de l’intrigue. Je n’ai
plus mal au ventre et je ne suis pas loin de passer un agréable
moment. Dans quelques minutes, je vais pouvoir me lever, ranger
mes affaires et disparaître en prenant garde à ne pas sautiller tant
que je suis dans son champ de vision.
Parce que c’est le seul qui est noté sur 20 aurait été la réponse la
plus honnête, puisque tout le monde sait bien que la dissertation
est notée sur 15 et l’invention sur 10. Prudent, je me contente
d’une réponse plus diplomatique.
— J’avais bien révisé l’apologue et il me semblait avoir
saisi la morale du conte de Daudet.
— Vous avez passé l’examen ici ?
24
— Non, dans mon lycée.
— Vous venez de quel lycée ?
— Barthou.
— Ah formidable. Alors racontez-moi un peu qui est ce
Louis Barthou.
Deux ans à passer tous les jours sous le portique où trône son
nom en lettres métalliques, et pas le début d’un indice. Pas la
moindre idée à avancer.
25
desquels il travaille sans relâche pour reconstituer des alliances
face au danger allemand. Son travail littéraire aussi, qui lui vaut
d’être élu à l’Académie française. Son assassinat, enfin, le 9
octobre 1934 à Marseille, lorsqu’il est tué dans un attentat en
voulant sauver le Roi Alexandre de Yougoslavie.
26
27
28
Détester
29
plus incompréhensible pour lui que leur histoire n'avait pas
vraiment duré, en tout cas pas suffisamment pour qu'elle ait
réellement le temps de l'aimer (ou était-ce justement pour cela ?
Faut-il d'abord aimer pour pouvoir ensuite détester ?). Quoi qu'il
en soit, leur histoire terminée n'avait pas conduit à une porte
claquée. Tant et si bien que cette porte s'ouvrit de nouveau, puis
se referma, s'ouvrit encore, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne
sache plus très bien de quel côté du palier il préférait se trouver.
Son indécision – elle a déjà été évoquée – lui avait parfois joué de
drôles de tours en pareil cas, mais il avait à chaque fois été sauvé
par la détestation des autres, dont le point final haineux ôtait
toute ambiguïté à la situation. Quand les ponts étaient coupés
une bonne fois pour toutes, et quand il savait que rien ne
pourrait les reconstruire, alors il savait comment se comporter. Il
connaissait les étapes, la marche à suivre pour reprendre de l'élan.
Mais face à cette option qui semblait se présenter ad vitam
æternam, il ne savait plus comment réagir.
30
rarement à côté, et les films qu'elle projetait de lui projeter étaient
souvent attrayants (et tout aussi souvent interrompus en cours de
projection pour d'autres activités). Non, vraiment, elle était
brillante. Ses messages, ses mails – il faut les voir pour se rendre
compte – étaient des œuvres tout à fait particulières. Un
équilibre subtil entre l'élégance du style, la tendresse des mots,
l'intérêt du sujet. Le tout entrecoupé de liens internet
admirablement pertinents. Elle était le contraire de lui en de
nombreux points – courageuse, sans ambiguïté, sûre d’elle et de
ce qu'elle voulait faire – et son exact reflet sur d'autres. Encore
une histoire d'équilibre subtil. Elle était impressionnante mais n'y
pouvait pas grand-chose, à ce titre ce ne pouvait pas vraiment lui
être reproché. Bref, il l'aimait bien.
Tout serait plus simple, bien sûr, quand elle le détesterait enfin.
Pourtant, elle ne semblait pas pressée d'en arriver là. Il avait
pourtant réussi à la blesser une fois. C'était involontaire certes,
mais ça aurait pu marcher. Elle avait répondu avec un champ
31
lexical qui laissait entendre que c'était le cas : tordu, mutisme,
agressif, trop loin, moche, lâche (ah tiens...), saloperies, blesser,
détruire, méchanceté... Elle l'avait quitté, puis pardonné. Raté.
Une autre fois, il lui avait fait un sale coup, genre lapin, mensonge
et ironie mal placée. Elle l'avait quitté, puis pardonné. Encore
raté. Il n’est pas nécessaire de détester quand aimer est déjà
suffisamment douloureux. Il était à la fois surpris et soulagé de
réussir son come-back (son expression à elle) à chaque fois. La
peur de passer à côté de quelque chose de bien, de
potentiellement important, prenait le pas sur la raison.
32
Elle a fini par tomber. C'était un jeudi. Il s'en souvient bien parce
qu'elle l'avait retrouvé derrière le marché qui longe le canal, là où
s'entassent cartons et cagettes abîmés, fruits et légumes pourris.
Or le marché du canal, c'est le jeudi. Il faisait très beau, trop sans
doute pour un jour où il allait enfin être détesté. Parfois même le
temps n'est pas à la hauteur. Elle a dit beaucoup de choses. Celles
qui avaient été dites par celles qui l’avaient précédée, et puis
d'autres aussi. Elle n'a pas souri ; elle s'est retournée et a marché.
Tranquillement. Cette fois, il n'y avait pas de doute sur ce que ses
talons disaient.
33
34
Euro
35
ballon, le goudron, quelques copains, quelques copines, des
blousons pour les poteaux, et des parents qui arrivent toujours
trop tôt. Combien de buts ? Combien de drames ? Combien
d’injustices ? Combien de coudes et de genoux écorchés ?
Combien en tout ? Te souviens-tu seulement du nombre de buts
que tu as marqués ? Probablement pas. C'est loin tout ça.
36
un goût amer mais un goût de sang. Un goût de pleurs, de
respiration saccadée, de souffle coupé. L'injustice, celle contre
laquelle on ne peut rien opposer, la vraie pour un ado protégé par
ailleurs par les dés de la naissance.
37
pour qu’il soit mené à son terme, comme ils disent dans le rapport.
Et tu seras écarté des festivités. Tu avais oublié le goût de
l’injustice, et tu ne pensais pas que ce serait des gens avec le même
maillot que toi qui te le rappelleraient. Alors tu décides de ne plus
siffler. Une injustice fait plus mal que mille insultes.
Alors tu laisses encore derrière toi cette équipe, celle avec des
majuscules. Que le prochain match n’existe que par le plaisir de
voir un jeu.
38
39
40
Fait divers
41
guère que l'on arrive en retard. Vers minuit donc, je me dirigeai
vers ma chambre lorsque, soudain, j'entendis d'étranges bruits. Ils
provenaient de la porte d'entrée. Je m'approchai pour mieux
entendre. Des cliquetis, comme si l'on essayait de crocheter la
serrure. Des voleurs, pensais-je aussitôt.
42
Le sang dégoulinait de mon visage, et je recouvrais peu à peu la vue.
Peut-être aurait-il été préférable que je ne voie jamais ce que je
venais de faire. Que je me réveille. Que tout ça n'ait été qu'un rêve.
Mais non. J'ouvris les yeux. Un corps était allongé à mes pieds. Ou
plutôt un cadavre. Je m'agenouillai et reconnu aussitôt le visage de
mon voisin. Emmanuel Farisse. Il habitait l'appartement juste
au-dessus. Il sentait l'alcool. Complètement ivre, il avait dû se
tromper d'étage.
43
44
Galantamine
45
lequel on avait pu lire à l’époque où les lettres bleues étaient
encore visibles : je n’ai pas le temps, je suis à la retraite.
46
devant lui la page de la veille, découvrant son programme du jour.
Dans le meilleur des cas, il pourrait le suivre sans nausées, sans
troubles digestifs, sans douleurs abdominales, céphalée ou
somnolence. La boucle d’information de la matinale radio était
généralement sur le point de reprendre à son début.
À peine assis, Michel – qui n’avait jamais aimé que l’on accole à
son prénom le préfixe Papy, ce que tu ne faisais donc jamais –
arracha la page du calendrier face à lui, et découvrit un
programme relativement léger pour ce jeudi 12 février. Dans la
radio, une voix parfaitement robotisée par une grande école
reconnue par la profession annonçait que les joueurs étaient
divisés en ce vendredi 13 : jour de chance ou de malchance, à
chacun sa superstition. Ce n’est pas la cagnotte spéciale qui fit
tiquer Michel, pas plus que le micro-trottoir très haut de gamme
qui suivit. Le jeu, les tickets à gratter et les grilles à remplir
47
laissaient ton grand-père de marbre. On reviendra au paradoxe de
Saint-Pétersbourg une autre fois.
48
calendrier était évidemment complètement absurde. Alors que,
lentement, sans geste brusque, il entourait son corps abîmé d’une
chemise foncée et d’un pull léger, il se dit soudain que la voisine
d’en face devait savoir, elle. Une jeune active impliquée dans la
création de plusieurs structures ESS a forcément le cœur sur la
main et une propension à gérer convenablement son agenda.
49
trouver sympathique si elle n’avait pas évoqué cette idée d’aller
gratter un ou deux tickets après le travail, juste au cas où. Ça
commençait à bien faire, cette histoire de vendredi 13.
Le fleuriste avait beau être plus souvent perdu au milieu des tiges
et des pétales qu’attentif à sa caisse, il était certain que Michel
n’avait pas franchi le seuil de sa boutique la veille. Pas de Michel
chez le fleuriste donc, pas plus qu’au tabac où pour le coup on ne
l’aurait pas oublié puisqu’on alliait physionomie et mémoire
50
d’éléphant. D’ailleurs du tabac, Michel n’en avait plus dans son
coffret à pipe.
51
de la réponse, la carte d’emprunt de Michel, elle, ne mentait pas.
Les livres n’avaient pas été rendus.
52
faire pivoter les trois points d’une porte sécurisée achetée neuf ans
plus tôt sur insistance des enfants.
53
54
Hénin-Beaumont
55
- une dame qui dit que ce n'est pas bien grave, qui est
certaine que ce n'est pas si loin que ça, qu'en 30 minutes
à pied on y est, 25 en marchant d'un bon pas. Elle
m'aurait bien emmené en voiture, mais elle n'a pas de
voiture ;
56
- Valérie, qui demande si c'est bien moi l'auteur, puis qui
s'excuse de ne pas pouvoir me proposer de café (elle n'a
pas de monnaie), mais elle a du thé (de la monnaie elle
ira en faire à midi) ;
57
- la mère de Simon, qui prend sur le présentoir un
bouquin barré de la mention « Déjà plus d'1 million
d'exemplaires vendus ! ». Je me dis que, du coup, elle
pourrait le reposer et prendre le mien, qui est encore un
peu en dessous ;
58
- Julie, qui vient à peine d'entrer dans le magasin, mais a
déjà vu un truc qu'elle voudrait montrer à Papa, mais
plus loin, et non pas là où Papa s'est arrêté ;
59
— Ah, bon. Parce que moi j'aime les polars. Bonne
journée. »
J'ai croisé des vies éparses. Quelques êtres humains. Peut-être que
certains aimaient la littérature. Je t’ai attendue mais tu n’es pas
venue. Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à
comprendre que tout ne se passerait pas comme prévu.
60
61
62
Intime
Cher journal,
63
Sa tête est un incommensurable brouillard.
Je ne sais pas s’il a compris ce que je voulais dire. Je ne sais pas s’il
a compris que je voulais dire : si t’étais moins con, t’aurais compris
un ou deux trucs plus vite, et on aurait été heureux. En tout cas
moi j’aurais été heureuse. Toi aussi.
64
milliards et des milliards d’heures à essayer de définir l’amour dans
des textes, des chansons, des films, alors que tous ceux qui ont été
amoureux savent qu’il n’y a rien à écrire ou à chanter ou à jouer.
Savent que c’est évident. Savent qu’il faut à ce moment-là fermer
sa gueule et en profiter parce que c’est plus rare qu’on ne le pense,
et parce que la vie est suffisamment absurde pour que quand un
truc pareil arrive on ne le laisse pas glisser entre les doigts sans le
vivre. Au sens propre. Au premier degré. Intensément et hors de
tout contexte.
65
66
Jacques
67
m’était tombé dessus à deux reprises, très jeune, et je n’avais
franchement pas connu grand-chose d’autre. Ce petit truc dont tu
parlais, dont tout le monde parle, ce petit truc dont on a fait tant
de livres, de chansons, de films, de poésies, de tableaux, ce petit
truc dont on avait fait tant de vies, qui avait fait tant de choses et
qui en ferait encore tant d’autres, je ne connaissais presque que
ça. Et cette chance était devenue une fatalité.
68
Quand on comprend que Jacques, qui aurait pu suivre ses pas si
on avait pris le bon chemin, n’existera pas.
69
70
Kabarde
71
bouchons à la journée, 1 440 000 bouchons à la semaine, et au
bout de seize ans et avant ça quatre ans en CDD et avant ça deux
ans en intérim, ça faisait beaucoup de bouchons, sans doute trop
pour un seul homme.
72
un grand sourire et sans s’excuser du retard. Quand il en ressortit
vingt minutes plus tard, il savait qu’il venait de perdre son
emploi.
73
La première réaction de ton père avait été de demander où c’était,
Naltchik. Lucie Saint-Cricq avait tout un discours très bien ficelé
sur les nouveaux départs, la mobilité dans un monde ouvert et
l’adaptation aux mutations économiques, mais n’avait pas
anticipé une telle question. Wikipédia avait alors été d’une aide
aussi précieuse qu’imprévue pour expliquer que le Caucase était
partagé en deux, et que le Caucase du Nord, appelé Ciscaucasie,
se situait en Russie, et incluait justement les républiques de
Karatchaïévo-Tcherkessie, d'Ossétie du Nord, d'Ingouchie, de
Tchétchénie, du Daghestan, et donc de Kabardino-Balkarie, dont
la capitale était Naltchik.
Le repas du soir avait été silencieux, même tes deux sœurs avaient
compris que leur dispute habituelle devrait ce soir être plus
discrète.
74
75
76
Lo naviu de neu
Sur une vieille cassette, qui doit traîner quelque part dans un
cellier, dans une grange, dans un placard, il y a cette chanson.
J’aimerais l’écouter, mais je ne sais plus exactement où elle se
trouve, et de toute façon je n’aurais probablement pas le bon
appareil pour la lire. Je pense à elle à chaque fois que je pense à
toi, et inversement. Elle est introuvable sur internet – en tout cas
je n’ai pas su la trouver. Tout juste une fiche technique. Je peux te
dire qu’il s’agit de la huitième chanson sur les dix qui composent
l’album Hami de viver, qu’elle est sortie en 1995, et qu’elle dure
trois minutes et trente-sept secondes. On trouve aussi les paroles,
et leur traduction.
77
T’en vouloir, ce n’est pas vraiment la question. Personne ne t’en
veut, je crois. C’est plutôt qu’on ne trouve pas ça très juste. Et
bizarrement, le fait de se dire que la vie est injuste, que la maladie
est injuste, qu’elle frappe indifféremment hommes, femmes,
riches, pauvres, jeunes, vieux, même les enfants si l’envie lui
prend, ça n’aide pas vraiment. On a beau se balancer ces clichés –
qui n’en sont pas moins vrais –, on a beau trouver les mots qu’il
faut, on a beau regarder autour de soi et voir que c’est pareil pour
tout le monde, tous les jours, partout, on a beau constater qu’il y
a même pire ailleurs, qu’il y a pire pour d’autres – même si la
pensée par la négative est une pensée bien faible –, on a beau être
bien conscient de tout ça, définitivement non, ça n’aide pas.
Au cap de la dolor
Que i a lanas de patz
Que i a gaubas d'amor
E de libertat
Pensarèi a vos
Desbrembarèi pas
Que serèi urós
Un còp desliurat
78
À la limite, ça par contre, ça peut aider. Se dire que tu as trouvé le
repos, la paix, la liberté de ne plus souffrir, ça aide. Ta délivrance,
c’est notre apaisement.
Demoratz près de jo
Tà'm barrar los uelhs
E caratz-ve sustot
79
Espiatz-me meilèu
Shens plorar, shens brut
Sonque dab doçor
Lo naviu qu'ei prèst
Adishatz a tots
Je crois que tout le monde t’a écouté cette fois-ci. C’est ce qu’ils
ont fait. À tour de rôle, ou ensemble. Rester près de toi, te fermer
les yeux, avec douceur. Attendre que le navire soit prêt. Attendre
que tu le sois. Ne jamais lâcher ta main. J’ai bien dit ne jamais
lâcher ta main, au sens il y avait toujours quelqu’un près du lit
pour te tenir la main, même la nuit. Mettons-nous tout de suite
d’accord sur un principe de premier degré pour quelque temps,
les allégories on verra plus tard. Attendre, patiemment.
80
Sous la fiche technique, Celia300301 a manifesté son envie
d'écouter le morceau. Séverine Laborde lui a attribué la note de
10/10. Plus mesurée, Kenya a opté pour un 6/10. Le 16 mai
2018, jour de mon anniversaire, Emilienne Cominelli s’est
contentée d’un médiocre 5/10. Il faudrait lui demander
pourquoi.
81
82
Marguerite Chapon
C’est lors des élections municipales de 1925 qu’elle réussit son fait
d’armes le plus connu. Le parti communiste se mobilise alors
pour le droit de vote des femmes. Seul face au Bloc des gauches et
au Bloc national, il lance la première bataille en profitant de
largesses législatives. Car si la loi est très claire sur l’impossibilité
pour une femme de voter, elle oublie de préciser ce qui lui semble
évident : il lui est également impossible de se présenter aux
élections. Prenant le texte au mot – ou en l’occurrence à l’absence
de mot –, le PC place des femmes sur ses listes dans plusieurs
communes de France. « À Paris, une femme a été désignée pour
83
tenir le drapeau des revendications féministes », note à l’époque
l’Ouest-Éclair. L’ancêtre de Ouest France souligne même qu’ « en
banlieue, c’est une femme qui, dans chaque commune, est tête de
liste des candidatures communistes ».
84
Il n’y a guère que L’Humanité pour s’exciter sur « ces politiciens,
si lâches et si pitoyables devant les forces réactionnaires » et
s’offusquer d’une « manœuvre de chantage de dernière heure ».
Voilà ses journalistes qui sortent les tables de loi pour arguer que
« les maires n’ont aucune qualité pour formuler de semblables
directives », invitent leurs lecteurs à mettre ces menaces « à la
boîte aux ordures dès réception ». Et de rassurer les électeurs en
s’appuyant sur les textes du Conseil d’État, qui précisent que « le
bureau est dans l’obligation formelle de compter les voix
exprimées sur un nom quelconque, même inconnu, ou même
concernant par erreur une élection différente ». Le journal
encourage donc ses lecteurs à se montrer fermes lors des
dépouillements et à exiger que tous les bulletins soient
comptabilisés. « Les camarades ne doivent pas se laisser faire pour
une fois qu’ils ont la loi bourgeoise avec eux. »
85
barbichette pour savoir quels bulletins compter, Marguerite
Chapon et ses consœurs militantes poursuivaient brillamment
leurs campagnes. L’enthousiasme suscité par les candidatures de
ces ouvrières fait dire aux journaux que « l'année 1925 aura une
importance considérable, dans l'histoire politique de ce pays, dans
la lutte menée depuis tant d'années pour l'émancipation
politique et économique de la femme ». Au matin du scrutin, le
3 mai 1925, L’Humanité ne masque pas sa confiance. « Ce soir,
plusieurs camarades femmes seront élues, qui siègeront et
voteront dans les hôtels de ville ! »
Et en effet, quelques heures plus tard, Marthe Tesson est élue dès
le premier tour à Bobigny et devient maire adjointe, tandis que
Joséphine Pencalet devient conseillère municipale à Douarnenez.
Une semaine plus tard, au second tour, Augustine Variot est élue
à Malakoff, Marie Chaix à Saint-Denis et Marguerite Chapon à
Villejuif, dans l’actuel Val-de-Marne.
86
précisément elle n’a pas le droit de vote. Marie Chaix et Marthe
Tesson verront leur inéligibilité confirmée en janvier 1926, et
Augustine Variot à la fin du mois de mars.
87
mondiale. « Le matin, quand je rentrais chez moi, après le service
de nuit, j’en trouvais parfois deux ou trois qui se reposaient. Ils ne
me disaient jamais leur nom », racontera-t-elle plus tard. De là, il
faut encore marcher dix minutes pour rallier le cimetière où
repose, « aux côtés de son mari dont elle a longtemps cherché les
restes sur les champs de bataille », cette « féministe de
caractère », comme on peut le lire dans les archives de la ville.
C’est que dès 1896, son certificat d’étude en poche, elle ne pense
qu’à monter à Paris pour y devenir infirmière. Les femmes ne
88
peuvent pas travailler officiellement avant 1907, mais ça ne
l’empêche pas de rentrer à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière –
probablement comme femme d’entretien – pas plus que les
tâches confiées par son agriculteur de père ne l’avaient empêchée
d’apprendre à lire et à écrire auparavant. Puisqu’elle doit garder les
vaches l’été, elle parcourt tous les hivers les six kilomètres qui la
séparent de l’école, et ceux qui y voient quelque chose à redire
n’ont qu’à se référer à la loi Ferry, laquelle a rendu l’instruction
laïque des garçons et des filles obligatoire deux ans avant sa
naissance.
89
90
Nuit
91
aussi vu dans les miens il y a longtemps. Quand on était blessés
mais courageux. Indépendants mais heureux de se trouver.
92
93
94
Objectif à mobilité réduite
95
Ta mère ne nous aurait pas appelés, en larmes, au milieu de la
nuit.
Tu n’aurais pas tremblé autant dans mes bras.
Nous n’aurions pas eu à la voir avec un tuyau géant au milieu de
la poitrine.
Elle ne se serait pas réveillée au moment où ils voulaient la
débrancher.
Elle n’aurait pas cligné des yeux quand on la touchait.
Ta mère n’aurait pas changé sa couche trois fois le jour de ses 30
ans.
Tu n’aurais pas eu à me prouver, une fois de plus, à quel point tu
es forte.
Elle rirait encore à nos blagues.
Elle n’aurait pas eu à modifier ses plans pour en faire des objectifs
à mobilité réduite.
96
97
98
Paris
J'aime bien ce taxi parce qu'il n'a pas de toit. Enfin, disons que
son toit est fait de verre, ce qui doit laisser passer la lumière du
soleil le jour, et qui en l'occurrence laisse passer mon regard en
quête d'étoiles. J'en verrai peu sur la durée du trajet. Paris n'est
pas la meilleure amie de la voûte céleste. Mais Paris a d'autres
atours, que la nuit révèle, ou plutôt que la nuit transforme.
Quand j'en ai marre de chercher les étoiles, je pose ma tête contre
la vitre, je m'imagine dans un film et je laisse défiler le paysage en
pensant que si une caméra me filmait, depuis l'extérieur de la
voiture, elle capterait le décor en reflet dans mes yeux. Ce serait
un plan peu original mais drôlement chouette. Le chauffeur ne
parle pas et c'est tant mieux parce que je n'ai pas envie d'écouter,
et surtout rien à lui répondre. Je me fous des salauds de chez
Uber. Je me fous du prix de sa licence. Je n'ai pas envie de deviner
qui il a chargé la semaine dernière, et qui il avait chargé une fois y
a longtemps, même que c'est quelqu'un de très sympa. Il n'a pas
mis la radio, la voiture est électrique ou hybride ou quelque chose
comme ça, en tout cas ça ne fait pas de bruit et ce calme me fait
du bien. Je suis fatigué, j'ai trop bu et je veux juste rentrer chez
moi. Il n'y a pas assez d'étoiles. Dans quelques heures je vais haïr
mon réveil. En attendant je hais les gens qui ont inventé les feux
rouges, et je hais les chauffeurs de taxi qui s'arrêtent aux feux
rouges. Je hais ceux qui respectent les limitations de vitesse, ceux
99
qui ne doublent pas sur le périphérique. Je n'aime pas son
chemin, mais je n'ai pas la force de lui donner le mien. Je râle
intérieurement jusqu'à l'arrêt de sa voiture, dont l'odeur de sapin
aromatisé me dégoûte désormais. Il me dit 38 euros comme si je
ne savais pas lire les putains de chiffres sur son compteur. Je glisse
les billets dans sa main et je lui dis de garder la monnaie, avant de
claquer la portière. Je vois la porte de ma résidence à quelques
pas, et je suis infiniment reconnaissant que ce monsieur inconnu
il y a encore une demi-heure ait fait tout ce chemin pour me
déposer juste devant chez moi.
Il m'a glissé deux billets de vingt dans les mains et m'a dit de
garder la monnaie. C'est bien la moindre des choses après avoir
frotté son front tout gras sur ma vitre pendant tout le trajet. À
tous les coups il m'a laissé des traces, ce con. Il est cinq heures
passées, je prendrai bien encore un ou deux clients avant de
rentrer, mais il n'y a rien dans ce quartier. J'ai à peine gagné de
quoi couvrir les frais de la nuit. Si je rallonge un peu, ma femme
sera déjà partie à mon retour et on se sera encore manqués. Du
temps où j'étais manutentionnaire, c'était plus dur, peut-être,
mais au moins j'avais le soir, j'avais les week-ends. Je ne pense pas
avoir le courage d'y retourner, pourtant. Le mal au dos passerait
encore. Je le supporterais. Il ne partira jamais de toute façon. Il ne
faut pas s'en plaindre, il faut l'apprivoiser, et profiter de chaque
seconde où il se fait discret. Les additionner. Une. Deux. Trois.
Jusqu'à 3600. Ça fait une heure de bonheur. Ce n'est pas
compliqué, la vie, au bout du compte. Oui, le mal au dos, ça irait.
100
Même la force reviendrait. Au début ce serait dur, mais elle
reviendrait. Le bruit, en revanche, je ne pourrais pas. Plus
maintenant. Les crissements, les résonances, le boucan, le
vacarme, les objets qui percutent les parois, et même les rires, les
discussions, les murmures, les chuchotements. Je ne tolère que le
silence. Le calme du client fatigué, la nuit, qu'il sorte du travail ou
de sa sortie. Bon alors, elle traverse ou pas, celle-là ?
101
prolongée plus que ce qu'on voudrait. Alors quand le réveil
sonne, c'est dur. Au neuvième tuuuuuut du métro je rouvre les
yeux et je descends. Dès la sortie les larges fenêtres de verre du
bâtiment d'acier semblent écraser ceux qui passent en dessous. À
cette heure-ci les portes automatiques coulissantes ne coulissent
pas automatiquement. Le vigile nous reconnaît toutes, ou il fait
semblant. Il y a des tourniquets que je n'emprunte pas. Je
contourne le large comptoir d'accueil pour prendre une porte de
service qui s'ouvre lorsque mon badge caresse le cube noir installé
contre le mur. Derrière, le chef nous attend toutes pour nous
attribuer nos missions. On fait semblant d'écouter mais on sait
déjà quoi faire puisqu'il ne change jamais son planning de
répartition des tâches. Je m'occupe depuis six mois de vider les
poubelles, de nettoyer les bureaux, claviers et écrans d'ordinateurs
des postes situés à droite en sortant de l'ascenseur aux étages 26,
27, 28 et 29. Si l'une de nous est malade, je continue sur les
quatre étages suivants ou enchaîne sur ma zone avec l'aspirateur.
Je le fais machinalement, sans réfléchir, en pensant aux enfants, à
l'appartement, aux courses qui m'attendent ou parfois à rien. Je
croise rarement des employés, quand c'est le cas je réponds
poliment à leur bonjour, en souriant moins qu'eux car je souris
pour de vrai. Je ne touche à aucune affaire sur les bureaux, je
contourne avec mon chiffon, et je ne m'attarde pas car je ne dois
jamais déborder sur les horaires de travail des plateformes. En
sortant, je m'assois sur un banc en attendant que vienne l'heure
de prendre le bus pour aller préparer le repas de Madame Juset.
Les trous, le temps perdu, les bouts d'heures accumulés, tout ça
n'est pas parfait mais il faut bien le faire et quand on a déjà la
102
chance d'avoir du travail on ne se plaint pas. Je ne me plains pas.
103
Je parcours Paris à vélo et j'aime ça. Je connais tous les ponts, les
raccourcis, les rues à sens unique, les rues à sens unique sauf pour
les cyclistes, les tips indispensables pour les croisements clés, les
feux incohérents, les angles morts, les zones de risque. Je ne mets
plus d'écouteurs depuis que Youss n’a pas entendu la voiture
arriver dans son dos et a fini à l’hôpital, mais j'entends la
musique, dans ma tête, au rythme des coups de pédale. Je suis
léger, le cube sur mon dos ne pèse rien, je ne pense pas au taux
horaire. Les voitures m'ignorent, ne semblent pas me voir. Je les
contourne, les double, remonte les files sans prendre garde aux
rétroviseurs et en espérant qu'aucun passager n'ait l'idée d'ouvrir
sa portière à ce moment précis. Je glisse même sur les pavés, et je
bifurque sur le trottoir quand le feu rouge me bloque le passage.
Arrivé sur site, le client me fait un signe discret. Il a un code, j'ai
un menu. Il se retourne et disparaît derrière les portes
automatiques d'un immeuble sans âme, au moment où un visage
familier en sort.
104
pense que ça va le faire. Toute façon pas le choix, j'ai eu le gars de
l'école l'autre jour, pas moyen d'y couper. Genre si t'as pas tes six
mois de stage, tu valides pas ton année. Je recommence pas
l'année prochaine, c'est mort. Alors pas le choix je me bouge, tu
vois. Avec tout ce que je laisse ça va le faire. Et puis venir en direct
c'est mieux, ils te voient. Bon, même si souvent tu laisses à
l'accueil, mais c'est quand même mieux qu'un mail. Enfin je sais
pas. Enfin je pense. »
Pars mon grand, monte sur ton vélo et fuis. Tu vois bien qu'il ne
t'écoute pas, qu'il ne veut pas t'écouter, ce n'est pas une
conversation, c'est un monologue. Poursuis ta route et laisse-le
avec son gros sac de toile et sa veste inélégante. Ou si tu ne veux
plus pédaler, fais comme moi, prends le temps, promène-toi,
doucement, un pas après l'autre, et assied toi sur un banc.
Regarde les gens. Écoute-les, devine-les, comprends-les. Observe.
Profite. Respire. Comme moi, pense à tes enfants, tes petits
enfants, ton mari. Tu es probablement trop jeune pour tout ça,
mais pense à ta famille. Tes parents. Tes proches, tes amis. Celle
qui te fait tourner la tête. Ou celui qui te fait tourner la tête. Ou
celles et ceux qui te font tourner la tête. Prends le temps,
doucement, un pas après l'autre. Regarde autour de toi. Oublie
les douleurs. Le dos, les mains, les os. Toutes. Chacune. Oublie et
profite du soleil sur ta peau, du vent qui caresse. Tu souris ? Tu
trouves cela absurde ? Non mon grand, ce n'est pas ridicule. Je
t'assure, les plaisirs simples ont leur raison d'être. Prend le temps.
Un pas après l'autre. Pense.
105
— Assieds-toi sur ce banc Nora.
— Mais y a déjà une mamie.
— Eh bien tu dis bonjour et tu t’assois à côté.
— Je peux avoir ma chocolatine ?
— Tiens. C'était bien, l'école ?
— Oui. On a parlé des vacances.
— Des vacances ? Déjà ?
— Oui. Mais j'ai pas compris ils ont dit que la mer elle
monte et elle descend.
— Oui, c'est la marée. Marée haute, marée basse.
— Mais pourquoi ça fait ça ?
— À cause de la lune. Quand elle passe au-dessus de la
mer, elle l'attire. C'est un peu comme un aimant. Puis
quand la lune se couche, la mer redescend et on voit
plus de sable.
— Mais le sable il est arrivé comment ?
— C'est des bouts de rochers qui sont dans l'eau depuis
très longtemps et qui deviennent du sable. Avec les
marées, ça s'accumule au bord de l'eau et ça fait des
plages.
— Et pourquoi y a des vagues dans l'eau ?
— À cause du vent. Quand ça souffle ça fait des vagues.
Et parfois ça souffle très fort et ça fait de très grosses
vagues.
— Et pourquoi la mer elle est bleue ?
— En fait elle n'est pas bleue. C'est le ciel qui est bleu et
106
qui se reflète dans la mer quand il fait beau. Mais si tu
prends un peu d'eau de mer dans ta main, elle sera
transparente.
— Et à un moment la maîtresse elle a dit qu'il fallait
mettre de la crème pour se protéger du soleil mais j'ai
pas compris.
— C'est pour éviter les coups de soleils.
— Mais le soleil il tape pas.
— C'est une expression, en fait il brûle ta peau.
— Pourquoi ?
— Parce que le soleil c'est une énorme boule de feu.
— Mais quand le soleil il s'en va on n'a plus besoin de
mettre de crème.
— En fait le soleil il s'en va pas.
— Si, la nuit il part.
— Tu as l'impression que le soleil bouge, mais en réalité
c'est la Terre qui bouge. Elle tourne sur elle-même tu
vois, comme un ballon. Alors parfois le soleil disparaît.
Mais lui, il ne bouge pas.
— Mais comment il tient dans le ciel alors ?
— Demande aux frères Bogdanoff.
— Hein ?
— Non, rien. Mange.
— Nous on va partir à la mer ?
— Pas cette année, mon cœur.
— Pourquoi ?
— Parce que maman elle a plus de sous.
— Pourquoi tu demandes pas à la banque de te donner
107
de l'argent ?
— La banque elle me donne pas DE l'argent, elle me
donne MON argent. Celui que je gagne en travaillant.
Et quand j'ai tout dépensé, elle m'en donne plus.
— Et papa il a plus de sous non plus ?
— On ne va pas compter sur papa pour les vacances.
— Ah. Ce soir je pourrai dormir avec toi ?
— Non, tu dormiras dans ta chambre, comme une
grande.
— Pourquoi on dort chacun dans sa chambre ?
— Parce qu'on a la chance d'avoir un appartement avec
une chambre pour les enfants et une chambre pour les
parents. Comme ça les enfants ils dorment dans leur
chambre, et les parents se retrouvent en amoureux.
— Et toi tu es amoureuse de papa ?
— Mange ta chocolatine.
108
109
110
Quand je serai grand
111
régisseur parce qu’on est beaucoup mieux en coulisses que sur la
scène,
boulanger pour ne pas gaspiller les restes,
animateur jeunesse pour des raisons évidentes.
112
113
114
Rendez-vous
La première chose qu'il a pensé quand elle est entrée dans le bar,
c'est qu'elle était trop belle pour lui. Se levant pour lui faire un
signe de la main, il renversa la table et avec elle le verre qu'il avait à
peine entamé, si bien que quelques secondes à peine après l'avoir
saluée, il était accroupi sous les chaises, épongeant
maladroitement, avec de larges bandes d'essuie-tout qu'une
serveuse avait eu l'amabilité de laisser traîner, la bière qui collait
déjà au sol. Aussi était-il déjà trop tard lorsqu'ils s'assirent.
115
sujet.
116
calvaire ? Ne peut-on pas tout simplement disparaître ? Ou non,
même pas, juste s'en aller, se dire que ce n'est pas grave, que c'est
le jeu, qu'il n'est pas nécessaire de faire semblant, de jouer la
comédie. On peut simplement rentrer chez soi, plus vite, plus tôt
que prévu. Souffrir un peu moins. Enfin, ça ne fait pas vraiment
mal, c'est comme une petite claque, mais quand on peut éviter
c'est toujours mieux.
Table de devant.
— Non seulement elle est mariée, mais en plus elle a un
amant.
— Qu'est-ce que tu veux, y en a qui ont tout, puis y en
a qui ont rien.
Table de derrière.
117
— Tu m'écoutes pas.
— Bien sûr que je t'écoute, je fais que ça.
— Tu me regardes même pas.
— Je t'écoute avec mes oreilles, pas avec mes yeux.
Table de gauche.
— J'aimerais bien apprendre une langue étrangère, tu
vois.
— Tu veux pas bien apprendre le français d'abord ?
Table de droite.
— Je sais pas, cet appart, il a une atmosphère
particulière, c'est hyper reposant.
— Ah ouais ?
— Oui, en fait ça donne sur le cimetière, du coup c'est
calme.
— J'imagine.
118
Dehors ils marchent l'un à côté de l'autre et par conséquent ne se
font plus face. Il respire mieux. Il fait de l'humour à chaque fois
qu'il est mal à l'aise. Du coup elle rit beaucoup. Il ne veut pas
prendre de taxi, elle habite le quartier mais fait un détour pour le
raccompagner au métro. Devant l'entrée de la station elle dit
qu'elle a passé un très bon moment et qu'elle espère remettre ça.
Non seulement elle est belle, mais en plus elle est brillante,
gentille et bon public. Il lui fait la bise. S'engouffre dans l'escalier.
Supprime son numéro.
119
120
Souvenir
121
les photos sans que l’idée d’une sauvegarde ne me traverse l’esprit.
J’ai bu toutes les bouteilles de vin que tu m’avais offertes. J’ai
changé de numéro trois fois, vécu à l’étranger, coupé les ponts
avec tous nos amis.
J’ai interdit l’accès à mon esprit à chaque minute passée avec toi.
122
123
124
Tenter
125
les week-ends séparés entre amis. On aura tenté dessus, dessous,
tous les sens et toutes les pièces. On aura tenté juste rien.
On aura tenté d’oublier que le timing n’était pas bon, que c’était
injuste mais que c’était comme ça. On aura tenté d’oublier que
tout ça n’était pas au programme, qu’on ne construit rien sur des
ruines. On aura tenté d’oublier que deux fondations bancales qui
fusionnent ne se consolident pas. Pas si vite.
126
On aura tenté les auberges de jeunesse et les relais-château, les
sandwiches triangulaires et les restaurants étoilés, les covoiturages
et les long-courriers.
127
On aura tenté de se prouver notre indépendance en se disant
qu’on pouvait faire sans. On n’a pas pu faire sans. Plus tard, il a
bien fallu faire sans.
128
129
130
Uros
131
Lescure voir un match de football des Girondins lui plairait. Il
avait balbutié que oui, bien sûr, mais qu’il savait bien que c'était
impossible, comme si on lui avait demandé s’il voulait être
invisible ou aller sur la lune mercredi prochain. Quelques
semaines plus tard, les Uros allaient provoquer une deuxième joie
dont il ne sait pas s'ils en ont jamais mesuré la taille (les en a-t-il
seulement remerciés ?).
132
Dans le bus du retour, le chauffeur avait mis la cassette de
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux. Il dormait.
Elle, elle existait déjà mais pas pour lui. Pas encore.
133
134
Voisins
135
compris ? Et tes excuses, je m'en branle. »
136
137
138
Walkman
Sur cinq vieilles cassettes, j’ai créé une compilation à partir d’une
playlist que tu m’as envoyée la première semaine après notre
rencontre. Tu avais listé 87 chansons parce que sur ma playlist
personnelle il y en avait à l’époque 86, et que tu voulais
absolument faire plus. Aujourd’hui il y en a 137 sur la mienne.
138 même, depuis que j’ai découvert The Mono LPS par hasard
dans un concert au Baltic Triangle. J’ai ajouté Cherry Red Lips
pour ne pas oublier de les écouter de temps en temps. Peut-être
qu’un jour tu m’enverras un post-scriptum musical pour revenir à
hauteur.
139
faut te rendre justice : tu as aussi choisi The night (7’26), Won’t
get fooled again (8’31) et même The end (11’43).
C’est drôle parce que j’ai souvent cité tel ou tel écrivain, telle ou
telle chanson, qui disait bien mieux que moi ce que je voulais te
dire, et tu as toujours détesté ça parce que tu aurais préféré que
j’utilise mes propres mots, quitte à ce qu’ils soient plus imprécis,
plus maladroits. Je les ai utilisés quelques fois. Ils ont été imprécis
et maladroits. Pourtant, ta playlist me balance dans les oreilles de
quoi recréer les scènes de notre histoire, sans en utiliser aucun
dialogue original, juste avec quelques vers. On en ferait une pièce
et on l'appellerait « Bien que nous ne nous rencontrerons jamais, je
me souviens de ton nom », comme dans la chanson.
Acte I, scène 1.
Elle et lui.
Décor neutre, fond noir, deux poursuites.
Ils sont face au public.
140
Elle
Tu sais que mon cœur est dans un joli désordre.
Lui
Viens, raconte-moi ton problème. Je ne suis pas ta réponse, mais je
suis une oreille attentive.
Elle
Je ne veux plus attendre, je suis fatiguée de chercher des réponses.
Emmène-moi dans un endroit où il y a de la musique et des rires.
Elle
Prends-moi la main, viens danser
Lui
Comment pouvons-nous danser quand notre terre tourne ?
Princes Dock disparaît à peine dans mon dos et déjà une nouvelle
voix qui pourrait être la tienne résonne. J'ai entendu dire qu'elle
t'avait encore brisé le cœur, alors maintenant tu vas revenir me
voir… Nous sommes de retour à la case départ : quand va-t-elle me
libérer ? Et dans la chanson suivante tu me supplies de te briser le
141
cœur, ce que je sais très bien faire. Alors revient le moment où tu
m’exhortes à manger des citrons, puisque je suis si amer, et en
même temps le bout de tes doigts s'accroche aux fissures de notre
fondation. Tu sais que tu devrais lâcher prise, mais tu ne peux pas.
142
sont noisette. Et doux comme des nuages. Je t'embrasse souvent
quand il n'y a personne autour. J'ai ta photo, j'ai ta photo. J’en
voudrais un million tout autour de ma cellule. Il faut retourner la
cassette pour qu’une nouvelle voix complète. Quand je suis dans
ma chambre et que je pense à toi, je trouve mon chemin à travers ce
jour sinistre.
143
Je ne te regarderai plus jamais dans les yeux.
Ta voix qui revient, plus douce, parce que tu n’aimes pas partir
fâchée. L’art de s’accrocher nous a poussés à arracher une vie aux
décombres dont elle n’aurait jamais dû sortir. Mais cette vie n’est
pas pour toi. Tu ne m’en veux pas. Ta voix répète en boucle qu’il
n’y a pas besoin de pardonner. C’est peut-être pire.
144
145
146
Xanthophobie
Ni soleil ni gilet,
pas de glace au citron.
Poussins, tigres et lions,
ne sont jamais sujets.
Tournesols, coquelicots,
mimosas et jonquilles,
sur ton balcon en ville
ne fleuriront si tôt.
Xanthophobie aigüe !
Du jaune tu fais fi,
alors qu’en ton esprit
étrange on y a vu
et du vert et du bleu,
qui se marient si bien,
contraires à nos destins
pourtant bien amoureux.
147
148
Yvette Alde
Ton rêve, c’est un tour du monde. Pas un tour du monde des îles
paradisiaques, ni un tour du monde des grandes capitales, pas
plus qu’un tour du monde sac à dos et bivouac dans des régions
un temps oubliées et désormais à la mode. Ton rêve, c’est un tour
du monde Yvette Alde. Un tour du monde un peu restreint, qui
ne passe que par les musées qui exposent ses oeuvres. Pully, Lodz,
Valence, Oran, Djakarta, Elat, Tel Aviv, San Fransisco. Au moins
tu ne seras pas gênée par les perches à selfies.
149
les as regardés avec des yeux que je ne te connaissais pas. Regardés
avec des yeux qui ne m’avaient jamais regardé. Puis tu t’es tourné
vers moi pour être sûre que je voyais bien la même chose que toi.
Je ne le voyais pas, ou disons pas vraiment. Pas autant que toi, pas
comme toi. Tu m’as souri.
150
ces tableaux sont probablement disséminés et pas vraiment
recherchés. Je dois pourtant confesser que j’aimerais beaucoup
être là le jour où tu verras enfin, de tes propres yeux, Le bouquet à
la chandelle. Enfin, là mais pas tout à fait avec toi. Pas loin, mais
pas tout à fait là. Un peu en retrait, juste à côté.
Je regarderai tes yeux suivre chaque tige, tenter de les relier aux
boutons de fleurs de toutes les couleurs. Je te regarderai
décomposer chaque bout de la toile. Je te regarderai dévorer
chaque gramme de gouache et promis cette fois-ci je ne
chercherai pas à comprendre pourquoi la bougie ne met pas le feu
au bouquet. Même si on voit clairement la flamme flirter avec la
fleur orange qui pique vers la table.
151
lâché ma main. Je m’en souviens parce qu’il pleuvait et que
l’exposition était mal éclairée. Tu as lâché ma main et tu as avancé
dans la pièce suivante. J’ai senti ce jour-là que tu avançais
inexorablement vers une pièce où je n’étais pas, et j’ai détesté ce
sentiment comme j’ai détesté cet homme qui a regardé le même
tableau que toi, au même moment, puis qui a pointé de l’index
des traits pâles tirant vers l’horizon. Tu as souri.
La seule ligne de fuite qui m’intéressait était celle tracée par tes
pas s’éloignant des miens.
152
153
154
Zastava R357
Il n’a pas écrit une ligne depuis ce jeudi soir où il l’a vue pour la
dernière fois. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas vendu un livre
ou mis les pieds dans un open space. Bien longtemps qu’il a
quitté la ville. Il vide des maisons et des appartements pour un
antiquaire énergique et misanthrope, payé dix euros non déclarés
de l’heure, plus un objet au choix en-dehors de ceux déjà promis.
155
bois complètement rempli de vieux foulards. Il les a sortis, un par
un, sans vraiment savoir pourquoi.
156
filerait dans la chambre. Il se demande si le coup partirait.
Ressentirait-il quelque chose ? Est-ce que les douleurs
s’accumulent ou s’annulent ? De quelle couleur serait le sang ?
Elle est partie depuis six ans désormais et ne reviendra pas. Les
balles vertes et bleues ne sont plus dans aucun camp.
157
ressentait. À ses pieds gisaient les débris d’un cœur insatisfait,
d’un esprit lâche et d’un corps en colère qu’il n’avait rien à gagner
à porter en lui.
158
159
160
Du même auteur
Roman
Ponos (IS Édition, 2017)
Récits
Planète insolite (Éditions insatiables, 2014)
Impact(s) (Casa Express éditions, 2017)
Que peut-on apprendre de Cuba ? (Typographe éditions, 2019)
Une utopie dans la poudrière (Typographe éditions, 2019)
Contrechamp (Typographe éditions, 2020)
Essais
Les journalistes n’ont pas lu Darwin (Éditions insatiables, 2010)
Le webdocumentaire en 10 leçons (Éditions insatiables, 2011)
161