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William Buzy

Et le vert et le bleu
se marient si bien

Typographe Éditions
ISBN : 978-2-490921-03-4
Dépôt légal : juin 2021

© Typographe éditions

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,


intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
Ça commence par un A et ça finit par un Z.

C’est à peu près la seule chose organisée.


Pour le reste, c’est complètement emmêlé, on ne voit pas toujours
le rapport et au bout du compte on n’est même pas sûr de
comprendre.
Comme si on essayait de mélanger du vert et du bleu, alors que
tout le monde sait bien que ces deux couleurs ne vont pas
ensemble.

Une histoire d’amour chaotique ne pouvait donner lieu qu’à un


récit chaotique.
Avertissement liminaire 13

Bootstrap 15

Curiosité 19

Détester 29

Euro 35

Fait divers 41

Galantamine 45

Hénin-Beaumont 55

Intime 63

Jacques 67

Kabarde 71

Lo naviu de neu 77

Marguerite Chapon 83

Nuit 91

Objectif à mobilité réduite 95


Paris 99

Quand je serai grand 111

Rendez-vous 115

Souvenir 121

Tenter 125

Uros 131

Voisins 135

Walkman 139

Xanthophobie 147

Yvette Alde 149

Zastava R357 155


« Je n'ai jamais écrit, croyant le faire, je n'ai jamais aimé, croyant
aimer, je n'ai jamais rien fait qu'attendre devant la porte fermée. »

Marguerite Duras, L’amant

« Séparons-nous dans un vacarme


Digne de ce qu'on a été
Je veux des cris, du sang, des larmes
Dis-moi merde et partons fâchés. »

Jean Felzine - Mustang, Dis-moi merde


Avertissement liminaire

Tout ce que j’ai écrit au cours de ma vie, je l’ai toujours écrit pour
une femme.
Pour la séduire, pour la garder, pour l’oublier.

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Bootstrap

Ils mangent des carottes râpées en barquette achetées au


supermarché du coin, et puis ils iront lever quelques millions
d’euros dans l’après-midi. Ou demain. Ou au pire la semaine
prochaine. Sûr. En attendant, ils bootstrappent. Tu ne retiens
jamais et je suis obligé de répéter, donc : ils vivent sur leurs fonds
propres, c’est-à-dire la plupart du temps sur pas grand-chose ou
sur quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qu’ils disent qu’ils
font. En bootstrappant, ils s’offrent la liberté. La liberté d’y croire
encore un peu. Ils pourront continuer de passer leur journée à
parler action de préférence, augmentation de capital, coût
d’acquisition client, indicateurs clés de performance, produit
viable minimum. Non pardon, c’est en anglais. Tout pareil mais
en anglais. Donc, ils passeront leur journée à parler preferred
share, AK, customer acquisition cost, KPI, MVP.

Si quelqu’un comprend quelque chose et voit l’enfumage, ils y


ajouteront un peu de churn, de vesting, de life time value, de
growth hacking et de bad leaver. Et quand ils auront bien
assommé ton cerveau, ils t’achèveront avec un pitch improbable.
Une suite de mots, une suite de phrases ayant l’air de vouloir dire
quelque chose. Mais si tu mets pause une minute et que tu
réfléchis à la définition de chaque terme, de chaque expression, tu
comprendras qu’elles sont toutes vidées de toute signification. Tu
n’aimes pas quand je généralise. Je crois pourtant qu’il n’y a plus

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rien à attendre de gens qui ont accroché un poster géant Ideas
don’t pay the bills, sales do au mur de leur bureau, qui se
promènent avec des tee-shirts Échoue souvent pour pouvoir réussir
plus tôt et qui ont un fond d’écran Wake up, kick ass, repeat sur
leur ordinateur.

Il n’y a qu’à voir ce co-founder, CEO and head of digital machin


truc, tout fier de lui, publier une vidéo sur ses réseaux sociaux
pour expliquer comment il a gagné dix-sept minutes de
productivité supplémentaire par jour en remplaçant son repas du
midi par une poudre humidifiée et ingurgitée dans un ascenseur
entre deux conf-calls. Il n’y a plus rien à attendre de cette
humanité qui attend avec impatience la prochaine disruption qui
lui permettra de ne plus avoir à pisser.

Maintenant que je suis lancé, tu souris, tu commandes une autre


pinte et tu me regardes m’enfoncer.

Comme la licorne se faisait rare, ils sont passés au zèbre. Détruire


un marché – et les gens à l’intérieur ou à proximité – pour
dépasser le milliard de valorisation dans les trois ans n’est plus à la
mode. Place à la start-up éthique. On ne résout plus un simple
problème, mais un défi de société. On ne vise plus la lune mais on
s’ancre dans la réalité. On ne cherche plus le profit à court terme
mais un impact positif rentable sur le long terme. Les
investisseurs s’inquiétant de ce modèle alternatif peu éprouvé, on
rassure quand même : l’objectif social se marie bien avec la
lucrativité. On n’a pas choisi le zèbre pour rien. Une rayure

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blanche pour servir la cause, une rayure noire pour les gains
qu’on en retire.

Tu dis que le cynisme ne me va pas, et que la plupart de ces zèbres


ont vraiment un impact positif dans leur domaine. Je dis que
pendant qu’ils arrosent les champs de l’industrie
agro-alimentaire, ils doivent bien se marrer à nous voir couper
l’eau du robinet quand on se brosse les dents. Tu dis le colibri. Je
dis qu’à la fin de la légende le colibri meurt, et qu’on sera bien
content d’avoir des touillettes en bambou à la machine à café
quand ils auront foré le dernier puits de pétrole.

Tu attends patiemment que je parle casquette et sac à dos, mais je


ne tombe pas dans le piège.

Bref, j’ai passé une sale première journée. On ne devrait pas


essayer de faire travailler les écrivains.

Toi tu me conseilles de faire attention parce qu’avec ce discours,


dans l’open space, ils vont vite me trouver très con. Moi je crois
encore que c’est celui qui dit qui l’est.

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Curiosité

Je suis devenu curieux un jour de printemps.

J'ai seize ans. Assis sur une vieille chaise en plastique, les yeux
rivés sur les petits carreaux ternes du carrelage, je tâche de
dominer mon mal de ventre. Un rayon de soleil s'écrase sur le
mur blanc qui me fait face, contourne la porte floquée d'un 105 à
la peinture écaillée, pour rebondir sur le plafond et retraverser la
fenêtre en sens inverse. Du premier étage, la vue n'offre qu'un
panorama triste du dehors. Quelques voitures sans fantaisie sur le
parking du personnel, les sandwicheries désertées à peine juin
débuté, et la rue calme. Deux fumeuses appuyées sur le dossier
d'un banc. Un garçon derrière la grille, fiches à la main, révisions
aussi tardives qu'inutiles. Il se rassure comme il peut.

Un bruit de papier agité me ramène à l'intérieur. Deux chaises


plus loin, un grand blond tente de maîtriser les gouttes de
transpiration qui longe ses tempes, en s'éventant nerveusement le
visage avec sa convocation. En vain. Peine perdue car en réalité ces
gouttes ne sont pas tant dues à la chaleur qu'à son stress. Il le sait
parfaitement mais feint de l'ignorer. Quoi qu'il en soit, il y a là un
vrai sujet de débat : en cas de forte chaleur, agiter un éventail est-il

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réellement efficace ? Si l'on considère que tout effort musculaire
entraîne une augmentation de la production de chaleur par le
corps, il devient alors tout à fait pertinent de remettre en
question l'utilité d'un tel agissement. Dans la presse scientifique,
d'aucuns des plus grands physiciens se livrent d'ailleurs une
terrible bataille, à coups de rayonnement, de
conduction-convection, de température, de taux d'humidité et de
watts produits par l'organisme. Il apparaît en définitive que,
lorsque l'on est à la recherche d'un léger rafraichissement, de
complexes calculs sont nécessaires afin d'évaluer s'il est
énergétiquement rentable de s'éventer. Incapable de résoudre de
telles équations, le grand blond aux gouttes sur les tempes a misé
sur le libre arbitre pour déterminer la conduite à suivre. En
l'occurrence, il s'évente, donc.

La porte 105 s'ouvre. Une petite dame brune passe la tête, une
feuille blanche – probablement l'ordre de passage – entre les
mains. Elle appelle en levant les sourcils. Monsieur Boillon ? Le
grand blond se lève d'un bond, sourit, fait tomber sa
convocation, fait tomber sa veste en ramassant sa convocation, et
laisse finalement tomber son sac en tentant de rattraper sa veste.
La petite dame brune sourit et se tourne vers moi. Elle dit que je
serai le dernier. Qu’elle m’appellera pour que je puisse préparer
mon sujet pendant le passage de Monsieur Boillon. Elle dit
d’accord et son ton est interrogatif. D'accord ?

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Je n'ai aucune réserve particulière à l'égard de ce programme, et
approuve donc d'un signe discret de la tête, prenant garde à
bouger le moins possible afin de ne rien laisser tomber. La petite
dame brune laisse passer le fameux Monsieur Boillon, qui a tout
ramassé et pénètre dans la salle en souriant de moins en moins. Je
sais que la dame brune va le rassurer, car elle porte sur elle ce que
certains appelleraient la gentillesse, d'autres la bienveillance, en
tout état de cause elle semble décidée à ce que chacun des
candidats puisse défendre son analyse de texte dans les meilleures
conditions possibles. Elle est habillée avec des couleurs vives,
maquillée très sobrement, parle avec beaucoup de calme et sourit
à chaque fois que c'est approprié.

Bref, ce n'est pas le genre à me sortir un texte issu du corpus


intitulé « Poésie » – celui sur lequel j'ai fait l'impasse. Pas
vraiment par paresse, pas plus par manque de temps.
Simplement, je ne sais que rarement comprendre la poésie, et
presque jamais l'expliquer. Comme la peinture abstraite, la poésie
me touche ou ne me touche pas. Point final. Lorsque je suis
devant un tableau abstrait, j'y vois des choses ou je ne vois rien,
l'ensemble me parle ou ne me parle pas. Mais n'attendez pas de
moi que je vous décrypte le message iconique, plastique ou
linguistique, que je compare les constructions, les supports ou les
compositions, que j’interprète le message du peintre à coups de

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rhétorique et de connotations. Je lis la poésie comme je regarde
un tableau.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté


Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Lorsque ces vers de Baudelaire sont écrits sur le tableau de la salle


de classe, je reste coi. Enfin pas exactement coi parce qu’à l’époque
je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais indéniablement
ces mots m'atteignent. La femme inconnue, inaccessible, croisée
dans la rue et aussitôt disparue, s'est matérialisée dans mes songes.
Je n'ai besoin de rien de plus. Je me moque bien de l’agencement
des rimes, des figures de style, des catégories grammaticales et des
champs lexicaux. Peut-être ai-je tort ? D'autres ont dépassé depuis
longtemps cette simple idée du beau. Ils en sont rendus à un stade
où il est question de nominalisation, de phénomènes de rection,
d'antanaclase et de fonction syntaxique. Ceux-là sont sans doute
moins anxieux que moi à l'idée de tomber sur l'un des cinq textes
du thème. Pour le reste, je ne sais pas. Apprécie-t-on davantage le
vin lorsque l'on est spécialiste du traitement du moût ?

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Probablement. Quoi qu'il en soit, j'aimerais ne pas avoir à en
débattre avec l'examinatrice de mon baccalauréat.

C'est pourquoi je préférerais nettement tomber sur un autre


objet d'étude. L'argumentation, la biographie, le personnage de
roman, ou encore un autre, qu'importe, tant qu'il n'est pas
question d'analyser la manière dont la poésie dévoile le langage.

Quand j’entre dans la salle, le fameux Boillon a encore changé de


couleur et est assis, complètement rigide, près de la fenêtre, où un
premier rang remanié a été aménagé spécialement pour l’examen.
Dans la diagonale opposée, une table recouverte de feuilles vierges
de brouillon m’attend. L’examinatrice jette un oeil à la liste de
textes, et relève la tête vers moi. Vous préférez un peu de théâtre ou
plutôt de la poésie ? L’intérieur de mon corps se transforme façon
Boillon, mais je tente de donner le change en apparence. Je me
lance dans une estimation rapide du degré de perversité supposé
de la femme en face de moi. Un instinct primaire, basé sur aucun
calcul précis, me pousse à lui faire confiance. Oh, peu importe…
Peut-être plutôt le théâtre… J’ajoute un haussement d’épaule dont
j’espère qu’il passera pour un flegme poli et non pour une
indifférence désinvolte. All-in. Dans sa main droite, un extrait du
Mariage de Figaro de Beaumarchais, dans sa main gauche, la
huitième poésie des Élégies et sonnets de Louise Labé. Elle sourit
et me tend un papier. Acte I scène I.

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En écoutant distraitement le camarade Boillon bafouiller en
tremblotant une analyse plutôt complète d’un bout de Voltaire,
je gratte au crayon de papier quelques éléments clés sur le texte
que j’ai sous les yeux. Face à l’examinatrice, j’évoque le Barbier de
Séville, le mouvement des Lumières et Mozart. Je décris la satire
sociale et la tonalité comique de la pièce. Elle demande en quoi
cette scène est une scène d'exposition. Je souligne les éléments du
décor, les didascalies et l’apparition des bases de l’intrigue. Je n’ai
plus mal au ventre et je ne suis pas loin de passer un agréable
moment. Dans quelques minutes, je vais pouvoir me lever, ranger
mes affaires et disparaître en prenant garde à ne pas sautiller tant
que je suis dans son champ de vision.

— Vous aviez pris quoi à l’écrit ?


— Le commentaire composé.
— Pourquoi ?

Parce que c’est le seul qui est noté sur 20 aurait été la réponse la
plus honnête, puisque tout le monde sait bien que la dissertation
est notée sur 15 et l’invention sur 10. Prudent, je me contente
d’une réponse plus diplomatique.
— J’avais bien révisé l’apologue et il me semblait avoir
saisi la morale du conte de Daudet.
— Vous avez passé l’examen ici ?

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— Non, dans mon lycée.
— Vous venez de quel lycée ?
— Barthou.
— Ah formidable. Alors racontez-moi un peu qui est ce
Louis Barthou.

Le ciel sur la tête.

Deux ans à passer tous les jours sous le portique où trône son
nom en lettres métalliques, et pas le début d’un indice. Pas la
moindre idée à avancer.

J’aurais pu, j’aurais dû savoir. Connaître au moins quelques


bribes de sa vie. Sa naissance dans les Pyrénées en 1862, ses études
de droit, le barreau à Pau. Sa double vie de journaliste et de
militant politique ensuite, avec la rédaction en chef de
L’Indépendant des Basses-Pyrénées et son élection comme député
à 27 ans. Sa carrière ministérielle précoce, les Travaux Publics à 32
ans, l’Intérieur à 34, puis encore les Travaux Publics jusqu’à
devenir garde des Sceaux de 1909 à 1913. Son accession à la
présidence du Conseil en mars 1913 avant de se retirer
temporairement de la vie politique après la disparition de son fils
au front de la première Guerre Mondiale. Son retour au premier
plan avec le portefeuille des Affaires étrangères, puis plusieurs
ministères importants tout au long des années 1920, au sein

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desquels il travaille sans relâche pour reconstituer des alliances
face au danger allemand. Son travail littéraire aussi, qui lui vaut
d’être élu à l’Académie française. Son assassinat, enfin, le 9
octobre 1934 à Marseille, lorsqu’il est tué dans un attentat en
voulant sauver le Roi Alexandre de Yougoslavie.

J’aurais pu expliquer quelques bouts de cette vie dont on a


considéré qu’elle méritait qu’un bâtiment public porte le nom.
Une curiosité élémentaire aurait dû me pousser à lire ne serait-ce
que la plaque apposée au pied de sa statue dans l’enceinte du
lycée. Je n’étais pas curieux. Je le suis devenu un jour de
printemps, dans une salle de classe inconnue, grâce à une
examinatrice de baccalauréat tout aussi inconnue, à cause de qui
mon premier réflexe quand j'emménage est de lire une
biographie.

Je suis devenu curieux un jour de printemps et dix ans plus tard,


lors de notre deuxième rendez-vous, tu as dit : tu es curieux. Dans
ta bouche ça a sonné comme quelque chose susceptible de te
séduire.

J’avais hâte de te parler de Marguerite de Navarre, Raymond


Lefèvre, Dick May, Marguerite Chapon et Anatole France.

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Détester

Il avait l'habitude que toutes les femmes le détestent, et n'avait


pas particulièrement prévu de faire quoi que soit pour que ça
change. Enfin, toutes les femmes, non. Seulement celles avec qui
il avait eu une histoire. Elles ne le détestaient pas dès le départ
bien sûr, parfois même elles l'aimaient, plus ou moins longtemps.
Invariablement, pourtant, elles finissaient par le détester. Il savait
très bien pourquoi – d'ailleurs ça lui avait souvent été répété – et
au bout d'un certain nombre d'années il pouvait aisément établir
la liste de ses défauts, à quelques variantes près propres à chaque
rencontre. Ainsi, il était parfaitement conscient de sa lâcheté, de
son snobisme, de sa fausse modestie, de son indécision
permanente et de son incroyable propension à virer de cap à la
moindre difficulté. Globalement, il vivait bien avec et n'était
jamais surpris quand une femme le quittait en lui jetant à la figure
ces vérités. Cette porte pouvait alors se refermer définitivement.
Elle était souvent claquée, d'ailleurs. Ce n'était pas sa partie
favorite, lui qui avait toujours préféré les portes coulissantes, plus
douces, moins violentes, ou, encore mieux, les portes
automatiques, qui s'ouvraient sur son passage et se refermaient
derrière lui. Toujours est-il que quelque temps après, il en ouvrait
une autre, et ne s'étonnait jamais de ce que la destination finale
du chemin alors entrevu soit invariablement la même.

Il y eut pourtant une femme qui ne le détesta pas. Ce fût d'autant

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plus incompréhensible pour lui que leur histoire n'avait pas
vraiment duré, en tout cas pas suffisamment pour qu'elle ait
réellement le temps de l'aimer (ou était-ce justement pour cela ?
Faut-il d'abord aimer pour pouvoir ensuite détester ?). Quoi qu'il
en soit, leur histoire terminée n'avait pas conduit à une porte
claquée. Tant et si bien que cette porte s'ouvrit de nouveau, puis
se referma, s'ouvrit encore, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne
sache plus très bien de quel côté du palier il préférait se trouver.
Son indécision – elle a déjà été évoquée – lui avait parfois joué de
drôles de tours en pareil cas, mais il avait à chaque fois été sauvé
par la détestation des autres, dont le point final haineux ôtait
toute ambiguïté à la situation. Quand les ponts étaient coupés
une bonne fois pour toutes, et quand il savait que rien ne
pourrait les reconstruire, alors il savait comment se comporter. Il
connaissait les étapes, la marche à suivre pour reprendre de l'élan.
Mais face à cette option qui semblait se présenter ad vitam
æternam, il ne savait plus comment réagir.

Il faut dire qu'il l'aimait bien, cette femme. Vraiment. D'abord


elle était extrêmement intelligente, beaucoup plus que lui, et il
n'avait pas souvent été dans cette situation, non pas qu’il soit
particulièrement malin, mais parce que de là où il venait les gens
n'étaient pas comme ça. Il y avait donc enfin quelqu'un non
seulement pour répondre à ses interrogations, pour réfléchir avec
lui, mais aussi et surtout pour relever ses bêtises, pour le
contredire, pour lui faire remarquer l'absurdité de ses propos. Elle
avait une capacité formidable à régler les questions compliquées
avec des réponses simples. Ses conseils de lectures tombaient

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rarement à côté, et les films qu'elle projetait de lui projeter étaient
souvent attrayants (et tout aussi souvent interrompus en cours de
projection pour d'autres activités). Non, vraiment, elle était
brillante. Ses messages, ses mails – il faut les voir pour se rendre
compte – étaient des œuvres tout à fait particulières. Un
équilibre subtil entre l'élégance du style, la tendresse des mots,
l'intérêt du sujet. Le tout entrecoupé de liens internet
admirablement pertinents. Elle était le contraire de lui en de
nombreux points – courageuse, sans ambiguïté, sûre d’elle et de
ce qu'elle voulait faire – et son exact reflet sur d'autres. Encore
une histoire d'équilibre subtil. Elle était impressionnante mais n'y
pouvait pas grand-chose, à ce titre ce ne pouvait pas vraiment lui
être reproché. Bref, il l'aimait bien.

Ensemble ils n'étaient pas très doués l'un avec l'autre.


Séparément, ils se manquaient. Alors ils se retrouvaient, puis se
séparaient, puis se retrouvaient. Rien ne changeait bien sûr, et la
boucle pouvait reprendre inlassablement, tandis qu'ils se
sentaient de plus en plus mal à l'aise ensemble, et de plus en plus
frustrés séparément. Elle ne le détestait toujours pas, tout restait
possible. Et dans ce cadre la frustration de se rater grandissait.
Comment pouvait-on passer à côté d'une histoire qui avait toutes
les chances de fonctionner ?

Tout serait plus simple, bien sûr, quand elle le détesterait enfin.
Pourtant, elle ne semblait pas pressée d'en arriver là. Il avait
pourtant réussi à la blesser une fois. C'était involontaire certes,
mais ça aurait pu marcher. Elle avait répondu avec un champ

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lexical qui laissait entendre que c'était le cas : tordu, mutisme,
agressif, trop loin, moche, lâche (ah tiens...), saloperies, blesser,
détruire, méchanceté... Elle l'avait quitté, puis pardonné. Raté.
Une autre fois, il lui avait fait un sale coup, genre lapin, mensonge
et ironie mal placée. Elle l'avait quitté, puis pardonné. Encore
raté. Il n’est pas nécessaire de détester quand aimer est déjà
suffisamment douloureux. Il était à la fois surpris et soulagé de
réussir son come-back (son expression à elle) à chaque fois. La
peur de passer à côté de quelque chose de bien, de
potentiellement important, prenait le pas sur la raison.

Le schéma semblait voué à se répéter longtemps. Il fallait y mettre


un terme. User la corde jusqu'à cette putain de détestation qui
réglait toujours tout. Car quand plus rien n'est possible, les envies
disparaissent. On veut toujours ce qui est inaccessible ? Faux et
archi-faux. Peu de gens ont envie d'aller sur Neptune ou de se
marier avec un poisson rouge, parce qu'a priori c'est impossible.
En revanche, certains ont envie d'être milliardaire parce que des
milliardaires il y en a quelques-uns, et que par conséquent ça
semble possible. Quand la haine – ou l'indifférence, c'est pareil et
ça fait moins mal – aura atteint un seuil qui rendra toute
possibilité de réconciliation absurde, tout sera réglé, enfin. La
leçon sera sans doute amère, particulièrement si elle intervient un
de ces jolis matins de septembre, mais au moins elle pourra
reprendre le cours de sa vie normale.

Alors il accélère, multiplie les fausses pistes, se dérobe, empile les


gouttes jusqu'à ce que le vase déborde, et attend la sentence.

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Elle a fini par tomber. C'était un jeudi. Il s'en souvient bien parce
qu'elle l'avait retrouvé derrière le marché qui longe le canal, là où
s'entassent cartons et cagettes abîmés, fruits et légumes pourris.
Or le marché du canal, c'est le jeudi. Il faisait très beau, trop sans
doute pour un jour où il allait enfin être détesté. Parfois même le
temps n'est pas à la hauteur. Elle a dit beaucoup de choses. Celles
qui avaient été dites par celles qui l’avaient précédée, et puis
d'autres aussi. Elle n'a pas souri ; elle s'est retournée et a marché.
Tranquillement. Cette fois, il n'y avait pas de doute sur ce que ses
talons disaient.

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Euro

Juste avant de partir, tu m’as dit que tu pensais peut-être


boycotter tout l’Euro. Ne pas en voir une seule minute. Je n’ai
rien répondu. Tu m’as embrassée sur la joue, tu m’as enlacée, puis
tu es parti vers l’aéroport. Plus tard, alors que tu volais et que
j’étais seule dans notre appartement, je t’ai répondu à voix haute
en regardant le ciel par la fenêtre du salon.

Tu vas le regarder. Bien sûr que tu vas le regarder. Peut-être


même tous les matchs, si le cœur t'en dit. Jusqu’à l’affiche la plus
obscure, le match le moins alléchant. Juste pour le plaisir. Depuis
quand n'as-tu pas regardé un match, juste comme ça, pour le
plaisir ? Tu peux le confier, ça fait un sacré moment. Même ceux
de ton équipe, quand tu n'y es pas forcé par quelques
circonstances, tu les évites. Mais cette fois-ci, c'est différent.
D'abord c'est un tournoi. Il y a des ambitions, des belles histoires,
un minimum de dramaturgie. C'est obligatoire. Condition sine
qua non. Et puis le reste. Tu ne peux pas le nier, il y a quelque
chose. Une atmosphère particulière. Un truc en plus. Ne joue pas
le blasé. Tu le sens, comme les autres. Tu la sens l'excitation. Mais
cette fois-ci, tu ne t'intéresseras qu'au jeu. Qu'au terrain. Qu'au
football. Pas d'avant match. Pas d'après match. Pas d'entre deux
matches. Pas de pronostic, de qui va jouer où, de qui est blessé,
diminué, de qui bluffe. Non, rien de tout cela. Juste le jeu.

Tu te souviens, quand il ne s'agissait que de ça ? Juste le jeu. Le

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ballon, le goudron, quelques copains, quelques copines, des
blousons pour les poteaux, et des parents qui arrivent toujours
trop tôt. Combien de buts ? Combien de drames ? Combien
d’injustices ? Combien de coudes et de genoux écorchés ?
Combien en tout ? Te souviens-tu seulement du nombre de buts
que tu as marqués ? Probablement pas. C'est loin tout ça.

Entre temps, il y a eu le reste. Le foot encore. Les coéquipiers,


ceux qui n'étaient pas forcément des copains. Le gros sac d'où les
maillots sales et puants du match précédent ressortent lavés et
pliés. Dans l'ordre des numéros. Le bruit des crampons sur le
carrelage. D'autres matches. D'autres buts. Cette fois-ci, il y a de
véritables cages, des grandes, avec des filets. Et puis des lignes, à la
craie, et puis des bancs pour les remplaçants. Tu t'y assois
souvent. Tu y es bien. Parfois l'entraîneur te demande d'aller
t'échauffer pour entrer en jeu. Tu le fais, bien sûr, mais tu n'en as
pas vraiment envie. Tu préfères regarder les autres. Ils font ça très
bien. Bien mieux que toi. Tu rentres quand même. Tu fais les
choses simplement. Un bon marquage, beaucoup d'agressivité.
Tu te bats, c'est une chose qui ne pourra pas t'être reprochée. De
la concentration pour chaque contrôle, de l'application pour
chaque passe. Quelques coups de sifflet. Jamais de carton. Un
comportement irréprochable. Pour les arbitres, tu n'es jamais un
problème. L'inverse n'est pas toujours vrai.

C'est que désormais, les injustices sont officielles. Elles ont un


représentant, un visage. Une façon de courir, de parler. Elles ont
une sale gueule, disons-le franchement. Elles te laissent non pas

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un goût amer mais un goût de sang. Un goût de pleurs, de
respiration saccadée, de souffle coupé. L'injustice, celle contre
laquelle on ne peut rien opposer, la vraie pour un ado protégé par
ailleurs par les dés de la naissance.

Alors un jour, tu as arrêté de jouer. Ou plutôt tu as décidé de


jouer autrement. Avec un maillot que tu es le seul à porter sur le
terrain, et un sifflet dans la bouche. Tu es seul dans ton vestiaire,
mais le bruit des crampons sur le carrelage est toujours aussi
doux. Les rouges sont persuadés que tu veux les niquer. Les bleus
aussi. Dans les tribunes, les supporters des rouges et des bleus ne
t’aiment pas trop car tu es toujours pour les autres. Ils ont du mal
à imaginer que tu te fous un peu de savoir qui des rouges ou des
bleus va gagner le match du dimanche matin. Toi, tu aimes juste
siffler. Et cette fois-ci tu es bon. Meilleur que les autres. Tu y
prends goût. Tu siffles plus fort. Tu siffles lors de matches de plus
en plus importants. Comme les enjeux grandissent avec toi, on t’a
rajouté deux copains avec le même maillot. Ça aide pas mal, mais
les nouveaux rouges sont toujours persuadés que tu veux les
niquer. D’ailleurs, les nouveaux bleus aussi. Un jour on doit
protéger ton vestiaire puis t’escorter jusqu’à ta voiture. Tes
parents apprécient modérément. Un autre jour, tu dois arrêter de
siffler en plein milieu du match parce qu’une copine avec le même
maillot a été bousculée par un monsieur qui n’a d’éducateur que
le mot sur sa licence. Quand il a fallu décider de sa sanction, il ne
s’est pas présenté. Peut-être que ça a perturbé les membres de la
commission de discipline, parce que du coup, c’est toi qui a été
puni. Le match sera rejoué, parce que tout n’a pas été mis en œuvre

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pour qu’il soit mené à son terme, comme ils disent dans le rapport.
Et tu seras écarté des festivités. Tu avais oublié le goût de
l’injustice, et tu ne pensais pas que ce serait des gens avec le même
maillot que toi qui te le rappelleraient. Alors tu décides de ne plus
siffler. Une injustice fait plus mal que mille insultes.

Pourtant, des matches, tu en verras encore beaucoup, souvent.


Tu seras même payé pour ça. Tu n’as plus de maillot, plus de
coéquipiers, plus de sifflet mais un micro, une caméra ou un
ordinateur. Tu visites des dizaines et des dizaines de stades et tu te
promets de ne jamais t’en blaser. Tu tiens ta promesse. Tu
n’entends plus le bruit des crampons parce que sur le carrelage ils
ont mis de la moquette. Tu écris et tu parles et tu filmes et tu
racontes beaucoup d’histoires, mais il y a quelque chose dans ton
corps qui bloque. Le corps ne ment pas. On ne peut pas tricher
avec son corps. Ton corps réclame simplement le jeu et les
émotions qui vont avec, et il te dit que ce que tu fais est quelque
part autour de tout ça, mais pas vraiment dedans.

Alors tu laisses encore derrière toi cette équipe, celle avec des
majuscules. Que le prochain match n’existe que par le plaisir de
voir un jeu.

Là, tu es dans un avion pour Budapest et quand ça tremble, tu as


beau te dire que c’est comme une voiture qui roule sur des pavés,
ça ne rassure pas vraiment.

Ce qu’il faudrait, c’est le bruit des crampons sur le carrelage.

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Fait divers

Le soleil agresse tout le balcon mais caresse tes épaules. Je ne


distingue que ta silhouette en contrejour, et ton ombre qui
grandit jusqu’aux volets. Tu lis un nouveau livre qui commence
comme ça.

Ce soir-là, j'étais tranquillement installé dans mon fauteuil de


cuir, en compagnie de ma femme. Nous lisions sans échanger,
laissant s'installer entre nous ce silence toujours un peu gênant mais
désormais habituel. Nous ne regardions plus la télévision depuis
que toutes les chaînes, sans doute par manque d'imagination,
diffusaient les mêmes émissions au concept d'un intérêt limité. Le
livre de ma femme devait être passionnant car elle n'en levait pas
les yeux. Drôle, aussi, car elle riait dans sa barbe bien qu'elle n'en
ait pas, mais conformément à l'expression. Ma lecture était moins
passionnante et en outre perturbée par les bruits exceptionnels qui
montaient du dehors. C'était la fête de la cité. Nous n'y étions pas
allés car le lendemain, nous étions les commensaux de mes
beaux-parents. Nous préférions donc rester ici pour ne pas être
fatigués, d'autant que le voyage était long – de plus en plus long
même, à mesure que les années passaient.

Ma femme avait fini par aller se coucher, me laissant seul, comme


tous les soirs. D'habitude, je restais longtemps après minuit, mais ce
soir-là je décidai de me coucher tôt, ma belle-mère n'appréciant

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guère que l'on arrive en retard. Vers minuit donc, je me dirigeai
vers ma chambre lorsque, soudain, j'entendis d'étranges bruits. Ils
provenaient de la porte d'entrée. Je m'approchai pour mieux
entendre. Des cliquetis, comme si l'on essayait de crocheter la
serrure. Des voleurs, pensais-je aussitôt.

Pris de panique, je saisis ma carabine sans faire de bruit et me


rapprochai de la porte, en prenant garde de ne pas faire grincer le
parquet. Comme les bruits avaient cessé, j'essayai de voir par le
judas qui était cette personne, dont j'entendais encore le souffle
court à travers la porte. Mais la lumière du couloir était éteinte, et
je ne pus donc distinguer qu'une silhouette, grâce aux reflets de la
lune qui provenaient de la fenêtre du hall. J'appris seulement que
c'était un homme.

Les bruits reprirent. Cette fois, le cambrioleur tentait d'introduire


une clé dans la serrure. Profitant de ce qu'il forçait encore, j'ouvris
brusquement la porte d'une main, tenant toujours mon arme de
l'autre. La suite se passa en un éclair. Je reçus un coup de poing
fulgurant au milieu du visage. Le sang qui avait giclé de mon nez
me cachait la vue, et une douleur indescriptible me parcourut. J'eus
alors un réflexe que j'allais regretter toute ma vie. Mon index
pressa la détente.
Le coup de feu partit.
Un cri de douleur.
Un bruit sourd.
Puis le silence.

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Le sang dégoulinait de mon visage, et je recouvrais peu à peu la vue.
Peut-être aurait-il été préférable que je ne voie jamais ce que je
venais de faire. Que je me réveille. Que tout ça n'ait été qu'un rêve.
Mais non. J'ouvris les yeux. Un corps était allongé à mes pieds. Ou
plutôt un cadavre. Je m'agenouillai et reconnu aussitôt le visage de
mon voisin. Emmanuel Farisse. Il habitait l'appartement juste
au-dessus. Il sentait l'alcool. Complètement ivre, il avait dû se
tromper d'étage.

Je le contemplai. Son visage n'exprimait aucune peur, aucune


surprise. Ses bras, étendus le long du corps. Ses jambes, repliées. La
balle partie à bout portant lui avait déchiré l'abdomen, ne lui
laissant aucune chance.
Il était mort.

Je pense que demain je ne pourrai pas aller déjeuner chez mes


beaux-parents.

Cet après-midi-là, le livre est longtemps resté ouvert et retourné


sur ton ventre, les mots sur ton nombril, naviguant légèrement de
haut en bas au rythme de la respiration lente d’une jeune femme
assoupie. Voyant ceci j’étais certain de deux choses : que les
premières pages seraient irrémédiablement cornées, et que je
t’aimerai bien après que tu auras fini de lire cette histoire.

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Galantamine

À ce stade, la galantamine fait encore effet. Il ne sait pas pour


combien de temps, il ne sait pas exactement comment ou
pourquoi, mais elle fait encore effet. D’ailleurs, du comment et
du pourquoi, il s’en fout pas mal. Lui aurait-on expliqué qu’elle
inhibait l'acétylcholinestérase, qu’elle empêchait la dégradation de
l'acétylcholine dans la fente synaptique, ça n’aurait pas changé le
déroulé de sa journée, que rien ne pouvait de toute façon
perturber.

Il n’avait pas besoin du réveil pour ouvrir les yeux invariablement


à sept heures cinquante, précisément vingt minutes après que
l’alarme de la voisine d’en face avait résonné – bien qu’il ne
l’entendait pas. Pendant 40 ans il s’était levé quotidiennement à
sept heures cinquante, et il faut croire que son corps avait fini par
comprendre. Une habitude aussi forte ne se perd pas facilement.
Les yeux ouverts, il attendait toujours un quart d’heure sans
savoir que c’était un quart d’heure, et à huit heures cinq, lorsque
la porte de la voisine d’en face claquait – cette fois il l’entendait
bien – il se glissait hors des draps et enfilait un peignoir élimé sur

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lequel on avait pu lire à l’époque où les lettres bleues étaient
encore visibles : je n’ai pas le temps, je suis à la retraite.

Il filait alors jusqu’à la cuisine, traînant des pieds sur le parquet,


dans une habitude presque aussi vieille que son réveil, qui agaçait
passablement sa femme du temps où elle était vivante. Ne
prenant déjà pas la peine de les lever lorsque sa femme était là, les
probabilités qu’il fasse l’effort dans les prochaines semaines
étaient suffisamment faibles pour que personne ne prenne le
risque de parier dessus. Dans une succession de bruits secs qu’il
n’entendait qu’à quatre sur dix de l’oreille gauche, il allumait la
lumière, puis la radio, puis la machine à café préparée la veille.
Dans une succession de bruits plus fouillis qu’il n’entendait qu’à
trois sur dix de l’oreille droite, il coupait deux tranches d’un large
pain sorti du papier de la boulangerie, les glissait dans le
grille-pain, l’enclenchait, puis sortait du tiroir le plus proche un
pilulier jaune et blanc dont il faisait tomber quatre cachets.

Sept à onze minutes plus tard, selon son efficacité matinale du


jour, il s’asseyait sur la petite table en mélamine qui n’avait pas
bougée de son coin depuis si longtemps que si on la déplaçait
aujourd’hui, on trouverait sous ses pieds un carrelage aux
couleurs bien différentes du reste de la cuisine. Il avalait alors ses
quatre cachets, en terminant par les quatre milligrammes en
comprimé pelliculé de galantamine, et arrachait sur le calendrier

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devant lui la page de la veille, découvrant son programme du jour.
Dans le meilleur des cas, il pourrait le suivre sans nausées, sans
troubles digestifs, sans douleurs abdominales, céphalée ou
somnolence. La boucle d’information de la matinale radio était
généralement sur le point de reprendre à son début.

Si un observateur discret avait pris l’habitude de se glisser dans le


deux pièces du 13e arrondissement de Paris, acheté à bon prix
bien avant que le tramway ne vienne longer la résidence, il
n’aurait donc pas été surpris de voir les yeux de ton grand-père
s’ouvrir ce matin-là à sept heures cinquante. Pieds qui traînent
sur le parquet. Clic, clac, cloc. Lumière, radio, café. Pain,
grille-pain, tiroir, pilulier. Chaise qui glisse sur le carrelage.

À peine assis, Michel – qui n’avait jamais aimé que l’on accole à
son prénom le préfixe Papy, ce que tu ne faisais donc jamais –
arracha la page du calendrier face à lui, et découvrit un
programme relativement léger pour ce jeudi 12 février. Dans la
radio, une voix parfaitement robotisée par une grande école
reconnue par la profession annonçait que les joueurs étaient
divisés en ce vendredi 13 : jour de chance ou de malchance, à
chacun sa superstition. Ce n’est pas la cagnotte spéciale qui fit
tiquer Michel, pas plus que le micro-trottoir très haut de gamme
qui suivit. Le jeu, les tickets à gratter et les grilles à remplir

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laissaient ton grand-père de marbre. On reviendra au paradoxe de
Saint-Pétersbourg une autre fois.

Ce qui avait fait scintiller l’œil de Michel, c’était cette histoire de


vendredi 13. Il y avait-là quelque chose d’anormal. Un vendredi
13 qui se déroule un jeudi 12, on n’a jamais vu ça. Or, le
calendrier est formel. Jeudi 12. Acheter les fleurs et commander le
gâteau pour samedi. Passer au tabac. Rendre les livres à la
bibliothèque. Pas de vendredi 13 en vue. Il faut faire les choses
correctement. Dans l’ordre. Ne pas faire n’importe quoi. Pas de
vendredi 13 avant ce jeudi 12. On ne bouleverse pas le
fonctionnement calendaire en une nuit sans prévenir personne.

Rien à faire pourtant, la voix robotisée avait repris son histoire de


vendredi 13, et enchaînait désormais en évoquant les bons plans
du week-end. Michel, qui s’était relevé, déplaça légèrement le
curseur de la radio pour trouver ailleurs quelqu’un de plus
raisonnable, quitte à se priver de ces reportages de premier choix.
Rien à faire pourtant, ailleurs comme ici on était vendredi 13.

Ce n’est pas commun, pensa Michel en se douchant, de se


tromper collectivement de jour. Le meilleur moyen d’être proche
de la vérité étant de toujours douter un peu, il autorisa cependant
son esprit à imaginer qu’il puisse lui-même avoir confondu deux
dates, bien que l’idée qu’il ait pu oublier de déchirer une page du

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calendrier était évidemment complètement absurde. Alors que,
lentement, sans geste brusque, il entourait son corps abîmé d’une
chemise foncée et d’un pull léger, il se dit soudain que la voisine
d’en face devait savoir, elle. Une jeune active impliquée dans la
création de plusieurs structures ESS a forcément le cœur sur la
main et une propension à gérer convenablement son agenda.

Sa porte ayant claqué à huit heures cinq comme chaque matin, il


était cependant fort probable qu’elle ne puisse pas répondre à
cette question avant ce soir. Ce qui promettait une très longue
journée, qui plus est sans savoir laquelle. Une veste en velours, un
foulard coloré et un manteau plus tard, Michel observait son
visage ridé dans le miroir de l'ascenseur. S’il avait ôté son
couvre-chef, il aurait pu contempler un crâne dégarni comme
celui de son grand-père maternel, ce qui est normal paraît-il
puisque ce genre de choses sautent une génération. Allez savoir
pourquoi.

Dans le hall, une jeune femme blonde dans un jean de grande


taille mais très serré, faisait élégamment glisser une serpillère sur le
sol beige et donc mouillé. Cependant qu’il passait à côté d’elle, il
lui fit un sourire poli auquel elle répondit en retirant un écouteur
dans lequel grésillait un I need a dollar de mauvaise qualité. Ils se
saluèrent et quitte à s’être engagés sur cette voie en profitèrent
pour échanger quelques banalités. Michel aurait presque pu la

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trouver sympathique si elle n’avait pas évoqué cette idée d’aller
gratter un ou deux tickets après le travail, juste au cas où. Ça
commençait à bien faire, cette histoire de vendredi 13.

Il fallut un kiosque recouvert de journaux du jour pour que


Michel se rende enfin à l’évidence. Il conserva cependant une
once de méfiance à l’égard de ce vendredi 13, qui s’il n’était
visiblement pas complètement frauduleux, restait à tout le moins
étrange. Il avait beau puiser au plus profond de ses souvenirs
récents, se concentrer tout à fait sérieusement, autant que
possible, rien qui de près ou de loin touche un jeudi 12 qui aurait
eu lieu la veille ne lui venait à l’esprit.

Le trottoir qui accueillait le kiosque se prolongeait vers une


boulangerie où Michel avait ses habitudes. Il suffirait de vérifier
qu’il avait bien passé la commande pour samedi. La longue file
d’attente lui permit d’observer le ballet des pâtisseries en vitrine.
Mais aucune commande à son nom n’avait été prise, et d’ailleurs
on ne l’avait pas vu hier.

Le fleuriste avait beau être plus souvent perdu au milieu des tiges
et des pétales qu’attentif à sa caisse, il était certain que Michel
n’avait pas franchi le seuil de sa boutique la veille. Pas de Michel
chez le fleuriste donc, pas plus qu’au tabac où pour le coup on ne
l’aurait pas oublié puisqu’on alliait physionomie et mémoire

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d’éléphant. D’ailleurs du tabac, Michel n’en avait plus dans son
coffret à pipe.

Restait comme seul espoir la bibliothèque, en qui Michel avait


toute confiance. Elle ne l’avait jamais déçu. Il y avait toujours
trouvé ce dont il avait besoin, réconfort ou distraction, classiques
ou contemporains, autrices confirmées ou jeunes débutants. Un
lieu rempli de livres ne peut pas être porteur de mauvaise
nouvelle, sauf s’il est fermé. Un lieu rempli de livres a forcément
toutes les réponses dont on a besoin.

Comme d’habitude Michel ne savait plus s’il fallait pousser ou


tirer la porte d’entrée, et comme d’habitude les deux pans
s’écartèrent automatiquement quand il s’en approcha en fronçant
les sourcils. Il laissa sur sa droite le coin dédié à l’actualité, sans le
moindre regard, et longea l’escalier mécanique jusqu’aux bureaux
d’accueil. On lui indiqua les automates pour emprunter ou
rendre ses livres. Il n’avait aucun livre dans les mains. Il se rendit
compte, alors, qu’il n’avait même pas songé à regarder sur son
chevet si les livres supposément rendus jeudi 12 y traînaient
encore. La réponse aurait été plus rapide, plus claire, et il n’aurait
pas eu à être déçu, pour la première fois, par la bibliothèque. Car
ici non plus, on ne pensait pas l’avoir vu hier. Si les nombreuses
allées et venues quotidiennes du lieu ne garantissait pas la fiabilité

51
de la réponse, la carte d’emprunt de Michel, elle, ne mentait pas.
Les livres n’avaient pas été rendus.

Il se laissa porter par l’escalier automatique jusqu’au premier


étage, puis attrapa un livre au hasard sur une étagère, attiré par la
reliure, avant de s’enfoncer dans un large fauteuil près de la
fenêtre. Il feuilleta quelques pages sans vraiment voir aucun mot.
Les lettres lui sautaient dans les yeux mais ne s’agençaient en rien
de lisible. Il referma le livre, en caressa la couverture, puis le remit
à sa place et fit le chemin en sens inverse.

Lorsque les portes coulissèrent derrière lui, il respira un grand


coup d’air pollué et se laissa porter par ses pieds vers son
appartement. Sur le chemin, il appela successivement ses deux
filles et ses quatre petites-filles, mais aucune de celles qui
répondirent – dont toi – n’avaient eu de ses nouvelles la veille, pas
plus que son ami Pierre qui aurait par ailleurs bien voulu
déjeuner avec lui la semaine prochaine. On verrait, on se
rappellerait.

Sortant de l’ascenseur et se tournant vers son palier, Michel sentit


le soleil traverser la petite fenêtre de la cage d’escalier et taper sur le
haut de sa nuque, malgré son foulard. Il patienta une bonne
minute, peut-être deux, avant de glisser la clé dans la serrure et de

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faire pivoter les trois points d’une porte sécurisée achetée neuf ans
plus tôt sur insistance des enfants.

Sur le chevet de sa chambre, qu’il avait rallié sans ôter ni


chaussure ni manteau ni rien d’autre, quatre livres empilés le
narguaient. Au sommet, le Coup de grâce de Marguerite
Yourcenar portait bien son nom. Vingt-quatre heures. Une
journée complète. Rayée. Disparue. Pas le moindre souvenir, pas
la moindre image. Pas un son, ni goût ni odeur. Une journée de
vie perdue et rien en échange.

Michel retira précautionneusement ses chaussures, son manteau,


son foulard, sa casquette. Sur la table en mélamine devant
laquelle il s’assit, la tasse à café avait été oubliée. Les miettes de
pain également.

Ce jour-là, pour la première fois, ton grand-père déchira une page


de son calendrier le soir. Il observa longuement le papier
légèrement froissé. En se disant qu’au matin, il passerait
probablement au comprimé pelliculé de huit milligrammes.

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Hénin-Beaumont

Séance de dédicaces à Hénin-Beaumont.

Aujourd'hui j'ai rencontré :

- des gens dans le métro qui n'avaient rien de plus ou de


moins que tous les gens que l'on peut rencontrer dans le
métro ;

- une voisine de train qui a dormi tout le trajet ;

- un voisin de TER qui écoutait de la musique très fort


dans un casque ;

- trois femmes qui sont descendues du TER en même


temps que moi : une jeune avec une jupe froissée, une
vieille qui marchait difficilement, une entre deux âges
sans signe distinctif ;

- un monsieur qui ne sait pas où est l'arrêt de bus de la


ligne 15 (que j'ai prévu d'emprunter) ;

- un monsieur qui ne savait pas qu'il existait une ligne 15


(que j'ai prévu d'emprunter) ;

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- une dame qui dit que ce n'est pas bien grave, qui est
certaine que ce n'est pas si loin que ça, qu'en 30 minutes
à pied on y est, 25 en marchant d'un bon pas. Elle
m'aurait bien emmené en voiture, mais elle n'a pas de
voiture ;

- des gens qui tondent leur pelouse, balaient leur terrasse,


bricolent dans leur camping-car, et qui ne savent pas
pourquoi les noms des rues ne sont pas mieux indiqués,
mais confirment que je suis dans la bonne direction ;

- une hôtesse d'accueil qui me demande si j'ai


rendez-vous, puis m'oriente vers un autre point
d'accueil, où je pourrai trouver l'adjoint de Valérie ;

- l'adjoint de Valérie, qui est surpris que je sois là puisque


mon attachée de presse a annulé, qui me montre sur son
agenda mon nom rayé, qui constate que juste en
dessous mon nom est réécrit au feutre à côté du titre de
mon livre, qui s'étonne de ce que l'on ait prévu une
séance de dédicace à vingt heures alors que c'est l'heure
à laquelle ils ferment, qui du coup trouve plus pratique
ma présence matinale, qui enfin est soulagé de constater
que la commande de mes livres est bien arrivée, ce qui
va permettre, ne nous voilons pas la face, d'optimiser le
processus de dédicaces, qui part donc de ce pas chercher
de quoi m'installer devant le rayon littérature ;

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- Valérie, qui demande si c'est bien moi l'auteur, puis qui
s'excuse de ne pas pouvoir me proposer de café (elle n'a
pas de monnaie), mais elle a du thé (de la monnaie elle
ira en faire à midi) ;

- Omar et Bénédicte, qui ont écrit trois tomes d'une


vingtaine de nouvelles pour enfants, magnifiquement
illustrées par Omar, lequel parle de ses livres avec
beaucoup de finesse et des yeux qui pétillent ;

- Hugo, qui travaille au rayon littérature et vient juste me


saluer ;

- Brigitte, « comme la première dame » ;

- Fanny, qui lit la quatrième de couverture de mon livre et


trouve que « c'est tout un programme » ;

- Lucie, qui me raconte la vie de son frère exilé dans le


Puy-de-Dôme après un début de carrière à Paris, qui
accepte d'y revenir pour voir ses filles, mais ne supporte
pas d'y rester plus de quinze jours ;

- Jean, qui n'aime pas lire ;

- Simon, qui préfère attendre sa mère au rayon jeux


vidéo ;

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- la mère de Simon, qui prend sur le présentoir un
bouquin barré de la mention « Déjà plus d'1 million
d'exemplaires vendus ! ». Je me dis que, du coup, elle
pourrait le reposer et prendre le mien, qui est encore un
peu en dessous ;

- des gens qui feuillettent mon livre pendant que je


discute avec d'autres, puis qui me voyant approcher le
reposent précipitamment et s'échappent, comme pris
en faute ;

- Valérie, qui me propose un café (elle a dû trouver de la


monnaie) ;

- un couple qui cherche le Conforama ;

- un jeune homme à lunettes qui passe devant moi avec


un grand sourire et en disant bonjour.
Hypothèse 1 : il est complètement amoureux de moi.
Hypothèse 2 : il est poli ;

- des gens qui cherchent quelque chose. Visiblement mal,


puisqu'ils jurent être passés devant quand la vendeuse
trouve ;

- une dame qui ne veut pas perdre de temps et cherche un


vendeur avant de chercher ce qu'elle cherche ;

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- Julie, qui vient à peine d'entrer dans le magasin, mais a
déjà vu un truc qu'elle voudrait montrer à Papa, mais
plus loin, et non pas là où Papa s'est arrêté ;

- une dame avec un chariot qui a réussi à faire le tour


quasi-complet de ma table pour embarquer tous les
livres du périmètre – sauf le mien – sans m'adresser la
parole ;

- des gens qui sourient ;

- un papa perdu avec une trottinette ;

- un sosie de Valéry Giscard d'Estaing vieux ;

- un sosie de Jacques Chirac jeune ;

- des timides. Je veux dire, encore plus que moi ;

- — Ce sont des polars que vous écrivez ?


— Non madame, c'est...
— Pourtant ils vous ont mis devant les polars.
— C'est-à-dire... C'est le rayon littérature. Donc oui, il y
a des polars, mais pas uniquement. Regardez par
exemple...
— Mais vous ce ne sont pas des polars ?
— Non

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— Ah, bon. Parce que moi j'aime les polars. Bonne
journée. »

- « C'est quoi ce magasin, c'est que des livres tu te fous de


ma gueule ou quoi ? »

- « Vous pouvez m’expliquer comment on fait pour


écrire un livre ? Parce que moi on me dit toujours : ''tu
devrais écrire un livre, avec tout ce qu'il t'arrive''. »

- Mélanie, qui a eu dix-sept accidents, dont treize avec


opération, mais qui est toujours là, Bamby sur les
genoux et le sourire aux lèvres, dans son fauteuil
roulant ;

J'ai croisé des vies éparses. Quelques êtres humains. Peut-être que
certains aimaient la littérature. Je t’ai attendue mais tu n’es pas
venue. Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à
comprendre que tout ne se passerait pas comme prévu.

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Intime

Cher journal,

Je t’emmerde. Toi et tes pages blanches, toi et tes pages noircies,


toi et tes pages blanches qui seront noircies plus tard. Je vous
emmerde. Tu l’as voulu comme ça, libératoire, exutoire,
défouloir, alors voilà : je t’emmerde. Tu as voulu que je me pose,
que je comprenne, que je cherche à comprendre. Tu as voulu que
j’écrive pour lire noir sur blanc, pour prendre du recul. Tu as
voulu que ça me libère, m’aide, me permette de réfléchir, que je
pose les choses au lieu d’agir sans réfléchir.

Le résultat c’est qu’on a rien compris, ni lui ni moi, lui encore


moins que moi, ou peut-être l’inverse finalement, et que
maintenant tout est fini et que rien n’aura été sauvé. Sacré
résultat.

Alors je t’emmerde autant que je l’emmerde. Parce que d’un côté


j’ai mal, de l’autre lui aussi, et qu’on est incapables de rester au
milieu, là où c’est confortable pour tous les deux, et qu’à cause de
son mutisme chronique on n’est pas foutu de savoir pourquoi. Je
sais exactement ce que je veux mais je ne sais pas comment faire
pour l’obtenir. Lui est capable d’aller chercher tout ce dont il a
besoin mais n’a pas la moindre idée de ce que ça peut bien être.

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Sa tête est un incommensurable brouillard.

J’ai passé toute notre histoire à expliquer que je ne l’attendrai pas,


que je n’avais besoin de personne, que je n’avais pas besoin de lui.
Ce con n’a rien compris. Il a pris ça pour de l’indépendance. Il a
cru que je soulignais ma force, comme si j’avais besoin de la crier
sur tous les toits pour qu’elle soit bien là, pour la rendre effective.
Pour qu’elle existe. La vérité c’est que je ne l’ai pas attendu et que
non je n’ai besoin de personne, mais que oui je veux être avec lui.
Ce con n’a rien compris, ou il l’a compris trop tard, ou il l’a
compris plus tôt mais il a été trop lâche pour l’assumer.

Je le lui ai dit d’ailleurs : t’es vraiment trop con.

Je ne sais pas s’il a compris ce que je voulais dire. Je ne sais pas s’il
a compris que je voulais dire : si t’étais moins con, t’aurais compris
un ou deux trucs plus vite, et on aurait été heureux. En tout cas
moi j’aurais été heureuse. Toi aussi.

Je ne saurai jamais s’il n’a rien compris ou s’il a eu peur. Le pire, je


crois, c’est qu’il ne le sait pas lui-même. Je suis sûre de moi et
limpide sur mes envies, il est noyé dans un nuage de doutes et
parfaitement incapable d’exprimer clairement le moindre
sentiment. Je ne lui en veux pas d’être un con, je lui en veux
d’avoir gâché ce qui aurait pu être. De n’avoir pas vu que c’était
différent.

Quand je pense que l’humanité a passé des milliards et des

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milliards et des milliards d’heures à essayer de définir l’amour dans
des textes, des chansons, des films, alors que tous ceux qui ont été
amoureux savent qu’il n’y a rien à écrire ou à chanter ou à jouer.
Savent que c’est évident. Savent qu’il faut à ce moment-là fermer
sa gueule et en profiter parce que c’est plus rare qu’on ne le pense,
et parce que la vie est suffisamment absurde pour que quand un
truc pareil arrive on ne le laisse pas glisser entre les doigts sans le
vivre. Au sens propre. Au premier degré. Intensément et hors de
tout contexte.

Alors oui je lui en veux d’avoir voulu comprendre là où il n’y avait


rien à comprendre. D’avoir voulu justifier, d’avoir voulu réfléchir.
De s’être caché derrière un mauvais timing qui aurait dû exploser
à la seconde où nos mains se sont touchées. À la seconde où on
s’est embrassés pour la première fois, face à la tour Eiffel, sur une
pelouse sans doute plus empreinte de rats que de romantisme.
Nos cœurs – parce que j’ai senti le sien autant que le mien – nos
cœurs l’ont dit clairement et nier de les avoir entendus sous
prétexte que ça ne nous arrangeait pas était encore plus ridicule
que lâche.

Alors, au moment précis où nos lèvres se sont frôlées, il aurait dû


savoir, il aurait dû comprendre, et tout le reste aurait dû
disparaître de son esprit. La suite aurait été différente, plus
simple, plus évidente. Et chaque moment provoqué par ce big
bang enivré n’aurait pas été un perpétuel tiraillement voué à
déchirer des cœurs beaucoup moins solides qu’ils ne voulaient le
faire croire.

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Jacques

« Va, je ne te hais point » est la dernière chose que tu m’aies dite


après m’avoir embrassé sur le front.

Depuis, je me pose cette question : que fait-on quand on a raté la


femme de sa vie ?

Sans croire en l'âme sœur, il serait naïf – ou stupide, la frontière


est souvent mince – de penser que l’amour ne se trouve pas mais
qu’il se construit, uniquement, avec n’importe qui ou presque.
C’est faire bien peu de cas de l’amour. C’est le placer bien bas que
de croire qu’on peut le perdre et le retrouver à l’infini, comme s’il
s’agissait d’un job précaire. Que l’on puisse être amoureux
plusieurs fois, que l’on puisse refaire sa vie puisque c’est de ça que
l’on parle, est une chose. Penser que l’amour est la norme en est
une autre. L’amour se définit par son caractère exceptionnel. Ce
n’est pas simple. Autrement de quoi résulte la puissance du
sentiment ?

Un jour tu m’as dit : peut-être que tu ne t’en rends pas compte,


mais ce qu’il se passe entre nous, c’est rare. Ce petit truc qui fait
qu’on sent que c’est différent, c’est précieux.

Tu savais de quoi tu parlais car le hasard des rencontres avait été


moins clément avec toi. J’avais été très protégé par l’amour qui

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m’était tombé dessus à deux reprises, très jeune, et je n’avais
franchement pas connu grand-chose d’autre. Ce petit truc dont tu
parlais, dont tout le monde parle, ce petit truc dont on a fait tant
de livres, de chansons, de films, de poésies, de tableaux, ce petit
truc dont on avait fait tant de vies, qui avait fait tant de choses et
qui en ferait encore tant d’autres, je ne connaissais presque que
ça. Et cette chance était devenue une fatalité.

J’étais devenu l’enfant pourri-gâté prêt à faire une crise au


supermarché pour un bonbon supplémentaire. Mais l’enfant
pourri-gâté est autant pourri que gâté. Il se perd au milieu de ses
jouets, aveuglé par un monde fictif qu’il croit être le monde. Le
réel, il ne le connaît pas. Il ne se rend évidemment pas compte de
ce qui se passe ailleurs, autour de lui, il mettra un temps fou à s’en
rendre compte, pour peu qu’il s’en rende compte un jour, pour
peu qu’il ne nie pas. Nier le réel ne le rend pas moins réel, et ceux
qui le comprennent tard le comprennent trop tard, quand les
bonbons n’ont plus le goût qu’on leur avait prêté.

Alors je continue de me poser la question : que fait-on quand on


a raté la femme de sa vie ?
Quand on a eu sa chance, à portée de main, et qu'on n'a pas su la
saisir ?
Quand l’amour a disparu, qu’il s’est transformé.
Quand l’habitude le dispute à la tendresse et que l’on comprend
que les murs de faiblesses sont trop solides pour être détruits.
Quand on en est rendu à tordre le réel, à le réinventer pour le
rendre supportable.

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Quand on comprend que Jacques, qui aurait pu suivre ses pas si
on avait pris le bon chemin, n’existera pas.

Que reste-t-il à faire ?

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Kabarde

Un jour ton père a été convoqué dans le bureau des ressources


humaines. Il disait le bureau des ressources humaines, comme si les
ressources humaines étaient une personne, et qu’il allait dans son
bureau. En réalité il allait dans le bureau de Lucie Saint-Cricq,
qui s’avérait être la directrice des ressources humaines et qui pour
le coup avait son propre bureau. Ce jour-là, c’est là qu’il est allé.

Comme tous les salariés de cette usine bretonne, qui fabriquait


des bouchons pour les bouteilles à oxygène des hôpitaux, il
préférait rester le plus éloigné possible du bureau des ressources
humaines. C’était trop souvent signe d’une mauvaise nouvelle,
d’un changement de planning imprévu à Noël, d’un refus de
demande de congé, du non-renouvellement d’un contrat. Ou
pire. Le plus souvent, donc, ton père faisait en sorte d’éviter le
troisième étage et se contentait du portillon d’accès de l’usine, du
vestiaire, et de la plateforme 8 où il opérait depuis seize ans (plus
quatre ans en CDD, et deux en intérim) comme opérateur
qualité finition. En clair il vérifiait que les bouchons avaient bien
une forme de bouchon, et le cas échéant retirait à la main les
faux-frères. À raison de dix plateaux de cent bouchons à contrôler
à la minute, ça faisait 36 000 bouchons à l’heure, 288 000

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bouchons à la journée, 1 440 000 bouchons à la semaine, et au
bout de seize ans et avant ça quatre ans en CDD et avant ça deux
ans en intérim, ça faisait beaucoup de bouchons, sans doute trop
pour un seul homme.

Pour autant jamais tu n’avais entendu ton père ni se plaindre ni


évoquer l’idée de changer de métier. Il aimait l’usine, ses
collègues, son travail, en tout cas il avait appris à les aimer. Il
faisait quelque chose d’important parce que comme il disait
souvent, sans ses bouchons ils auraient l’air bien cons à l’hôpital
avec leurs bouteilles d’oxygène pas fermées. Et puis un CDI à
l’époque déjà c’était précieux, alors après seize ans de bons et
loyaux services, plus quatre en CDD et deux en intérim, on ne
remet pas tout en cause pour un bouchon de plus ou de moins,
surtout maintenant qu’ils ont passé les tickets restaurants de 7,50
à 8,30. Comme beaucoup à l’usine, presque tous en fait, ton père
emportait toujours sa gamelle avec lui, mais le week-end il était
drôlement content de payer les courses avec ses tickets restaurants
détachés précautionneusement de leur carnet.

Alors pour rien au monde il n’aurait pris le risque de s’approcher


de trop près du bureau des ressources humaines – et de ses
mauvaises nouvelles – si on ne l’y avait pas convoqué. Bien sûr on
le fit longuement patienter bien qu’il soit parfaitement à l’heure,
et quand il put enfin pénétrer dans le bureau on l’accueillit avec

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un grand sourire et sans s’excuser du retard. Quand il en ressortit
vingt minutes plus tard, il savait qu’il venait de perdre son
emploi.

Dans sa main un formulaire sur deux pages et un petit livret


d’explications avec beaucoup trop de fois les mots flexibilité et
performance pour que ça puisse être intéressant. Le formulaire,
pour le moins épuré, laissé le choix entre deux cases à cocher. La
première validait un licenciement économique et lui donnait
droit à une indemnité de 25% de son salaire mensuel moyen
multiplié par seize années de service. Les quatre ans de CDD qui
avait précédées n’étaient pas pris en compte dans le calcul de son
ancienneté, pas plus que les deux ans d’intérim d’encore avant. La
deuxième case lui permettait de rejoindre la nouvelle unité de
production en Europe de l’Est, dans le Caucase, très précisément
à Naltchik, dans la république autonome de Kabardino-Balkarie.
Il y avait deux conséquences, une prime de mobilité et une
modification de son contrat pour s’adapter au droit local, avec
une diminution importante de son salaire. Et deux conditions :
un minimum de dix ans d’ancienneté, et un niveau au moins
intermédiaire en kabarde, la langue locale, afin de pouvoir assurer
la formation des nouveaux ouvriers recrutés sur place.

Ça ne pouvait pas être aussi simple et pourtant ça l’était.

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La première réaction de ton père avait été de demander où c’était,
Naltchik. Lucie Saint-Cricq avait tout un discours très bien ficelé
sur les nouveaux départs, la mobilité dans un monde ouvert et
l’adaptation aux mutations économiques, mais n’avait pas
anticipé une telle question. Wikipédia avait alors été d’une aide
aussi précieuse qu’imprévue pour expliquer que le Caucase était
partagé en deux, et que le Caucase du Nord, appelé Ciscaucasie,
se situait en Russie, et incluait justement les républiques de
Karatchaïévo-Tcherkessie, d'Ossétie du Nord, d'Ingouchie, de
Tchétchénie, du Daghestan, et donc de Kabardino-Balkarie, dont
la capitale était Naltchik.

Le repas du soir avait été silencieux, même tes deux sœurs avaient
compris que leur dispute habituelle devrait ce soir être plus
discrète.

Au même moment, à 4 326 kilomètres de la Bretagne, bien plus à


l’est, une famille dînait beaucoup plus bruyamment. On fêtait le
nouvel emploi du père et des deux fils aînés dans l’usine qui
ouvrirait le mois prochain.

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Lo naviu de neu

Sur une vieille cassette, qui doit traîner quelque part dans un
cellier, dans une grange, dans un placard, il y a cette chanson.
J’aimerais l’écouter, mais je ne sais plus exactement où elle se
trouve, et de toute façon je n’aurais probablement pas le bon
appareil pour la lire. Je pense à elle à chaque fois que je pense à
toi, et inversement. Elle est introuvable sur internet – en tout cas
je n’ai pas su la trouver. Tout juste une fiche technique. Je peux te
dire qu’il s’agit de la huitième chanson sur les dix qui composent
l’album Hami de viver, qu’elle est sortie en 1995, et qu’elle dure
trois minutes et trente-sept secondes. On trouve aussi les paroles,
et leur traduction.

Sus un naviu de nèu


Que me'n voi anar
Pujar dab eth au cèu
Au miei deus lugrans
Ne me'n volitz pas
Si jo voi partir
Ne me'n volitz pas
Mes que'm cau dromir

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T’en vouloir, ce n’est pas vraiment la question. Personne ne t’en
veut, je crois. C’est plutôt qu’on ne trouve pas ça très juste. Et
bizarrement, le fait de se dire que la vie est injuste, que la maladie
est injuste, qu’elle frappe indifféremment hommes, femmes,
riches, pauvres, jeunes, vieux, même les enfants si l’envie lui
prend, ça n’aide pas vraiment. On a beau se balancer ces clichés –
qui n’en sont pas moins vrais –, on a beau trouver les mots qu’il
faut, on a beau regarder autour de soi et voir que c’est pareil pour
tout le monde, tous les jours, partout, on a beau constater qu’il y
a même pire ailleurs, qu’il y a pire pour d’autres – même si la
pensée par la négative est une pensée bien faible –, on a beau être
bien conscient de tout ça, définitivement non, ça n’aide pas.

Au cap de la dolor
Que i a lanas de patz
Que i a gaubas d'amor
E de libertat
Pensarèi a vos
Desbrembarèi pas
Que serèi urós
Un còp desliurat

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À la limite, ça par contre, ça peut aider. Se dire que tu as trouvé le
repos, la paix, la liberté de ne plus souffrir, ça aide. Ta délivrance,
c’est notre apaisement.

Que deisharèi mon còs


A vòsta pieitat
Un còs hart de dolor
De vita vueitat
Pujarèi shens eth
Tà apressar la lutz
Tà vàder ausèth
Auseron de lutz

Laisse-nous donc ton corps, saoul de douleur et vidé de vie. Tu


n’en feras rien, tu seras mieux sans lui. De toute façon ce n’était
plus vraiment ton corps. Ce n’était plus vraiment toi. Un corps
non pas abîmé par la vieillesse mais corrompu par la maladie.
Non pas écorché par l’usure mais travesti par les effets
secondaires. Un corps falsifié par le cancer, puisqu’il faut bien le
nommer et qu’il paraît que la peur du nom ne fait qu’accroître la
peur de la chose elle-même.

Demoratz près de jo
Tà'm barrar los uelhs
E caratz-ve sustot

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Espiatz-me meilèu
Shens plorar, shens brut
Sonque dab doçor
Lo naviu qu'ei prèst
Adishatz a tots

Je crois que tout le monde t’a écouté cette fois-ci. C’est ce qu’ils
ont fait. À tour de rôle, ou ensemble. Rester près de toi, te fermer
les yeux, avec douceur. Attendre que le navire soit prêt. Attendre
que tu le sois. Ne jamais lâcher ta main. J’ai bien dit ne jamais
lâcher ta main, au sens il y avait toujours quelqu’un près du lit
pour te tenir la main, même la nuit. Mettons-nous tout de suite
d’accord sur un principe de premier degré pour quelque temps,
les allégories on verra plus tard. Attendre, patiemment.

Au sèr que vederatz


S'espiatz a capsús
Hens lo cèu s'alucar
Ua blanca lutz
Lusirà tà vos
Com un flòc de nèu
Lusira tà tots
Lusirà tostemps

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Sous la fiche technique, Celia300301 a manifesté son envie
d'écouter le morceau. Séverine Laborde lui a attribué la note de
10/10. Plus mesurée, Kenya a opté pour un 6/10. Le 16 mai
2018, jour de mon anniversaire, Emilienne Cominelli s’est
contentée d’un médiocre 5/10. Il faudrait lui demander
pourquoi.

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Marguerite Chapon

Commencer en expliquant que Marguerite Chapon fut la


première femme élue dans un Conseil municipal serait
approximatif et réducteur. Approximatif parce qu’en réalité elles
furent cinq, lors des mêmes élections, à gagner le droit de s’asseoir
sur différents bancs municipaux. Réducteur car elle fut bien plus
que ça, elle fit bien plus que ça pour l’émancipation des femmes.
Plus juste serait de dire, donc, que Marguerite Chapon fut
notamment l’une des premières femmes élues dans un Conseil
municipal.

C’est lors des élections municipales de 1925 qu’elle réussit son fait
d’armes le plus connu. Le parti communiste se mobilise alors
pour le droit de vote des femmes. Seul face au Bloc des gauches et
au Bloc national, il lance la première bataille en profitant de
largesses législatives. Car si la loi est très claire sur l’impossibilité
pour une femme de voter, elle oublie de préciser ce qui lui semble
évident : il lui est également impossible de se présenter aux
élections. Prenant le texte au mot – ou en l’occurrence à l’absence
de mot –, le PC place des femmes sur ses listes dans plusieurs
communes de France. « À Paris, une femme a été désignée pour

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tenir le drapeau des revendications féministes », note à l’époque
l’Ouest-Éclair. L’ancêtre de Ouest France souligne même qu’ « en
banlieue, c’est une femme qui, dans chaque commune, est tête de
liste des candidatures communistes ».

Que sur les documents officiels apparaissent les noms de


Lucienne Marrane, Suzanne Girault, Marguerite Faussecave,
Charlotte Davy, Alice Burodeau ou encore de Madeleine Ouin ne
plaît que très modérément à certains, et plusieurs mairies
affirment publiquement que les bulletins portant des prénoms de
femmes ne seront pas comptabilisés. Ce qui, on en conviendra
aisément, n’est pas très aimable pour ceux des Dominique,
Claude, Camille, Ambroise ou autres Sacha qui n’ont – au-delà
d’avoir un prénom douteux – rien fait de mal puisqu’ils ont eu la
bonne idée de naître hommes. Et promet accessoirement un beau
bordel.

Qu’importe, la pratique opérait déjà lors des élections


précédentes, les bulletins agaçants étaient considérés comme nuls
et n’intervenaient pas dans le calcul des majorités pour les
candidats masculins. D’ailleurs, un communiqué en ce sens était
publié dans la quasi-totalité de la presse les semaines précédant
l’élection, et cette fois encore les esprits chagrins ne seraient pas
chagrinés.

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Il n’y a guère que L’Humanité pour s’exciter sur « ces politiciens,
si lâches et si pitoyables devant les forces réactionnaires » et
s’offusquer d’une « manœuvre de chantage de dernière heure ».
Voilà ses journalistes qui sortent les tables de loi pour arguer que
« les maires n’ont aucune qualité pour formuler de semblables
directives », invitent leurs lecteurs à mettre ces menaces « à la
boîte aux ordures dès réception ». Et de rassurer les électeurs en
s’appuyant sur les textes du Conseil d’État, qui précisent que « le
bureau est dans l’obligation formelle de compter les voix
exprimées sur un nom quelconque, même inconnu, ou même
concernant par erreur une élection différente ». Le journal
encourage donc ses lecteurs à se montrer fermes lors des
dépouillements et à exiger que tous les bulletins soient
comptabilisés. « Les camarades ne doivent pas se laisser faire pour
une fois qu’ils ont la loi bourgeoise avec eux. »

Comme un moment historique arrive rarement par hasard,


l’aubaine de la loi bourgeoise du côté des Communistes va se
doubler d’un soutien inattendu. Car à la veille de l’élection, ce
n’est ni plus ni moins que le ministre de l’Intérieur lui-même qui
va intervenir. À peine nommé, Abraham Schrameck demande
aux préfectures d’inviter « tous les présidents de bureaux de
section à tenir compte des bulletins déposés dans l’urne au nom
d’une femme ». Il ne restera ministre que sept mois, mais c’est
toujours ça de pris. Pendant que ces messieurs se tenaient par la

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barbichette pour savoir quels bulletins compter, Marguerite
Chapon et ses consœurs militantes poursuivaient brillamment
leurs campagnes. L’enthousiasme suscité par les candidatures de
ces ouvrières fait dire aux journaux que « l'année 1925 aura une
importance considérable, dans l'histoire politique de ce pays, dans
la lutte menée depuis tant d'années pour l'émancipation
politique et économique de la femme ». Au matin du scrutin, le
3 mai 1925, L’Humanité ne masque pas sa confiance. « Ce soir,
plusieurs camarades femmes seront élues, qui siègeront et
voteront dans les hôtels de ville ! »

Et en effet, quelques heures plus tard, Marthe Tesson est élue dès
le premier tour à Bobigny et devient maire adjointe, tandis que
Joséphine Pencalet devient conseillère municipale à Douarnenez.
Une semaine plus tard, au second tour, Augustine Variot est élue
à Malakoff, Marie Chaix à Saint-Denis et Marguerite Chapon à
Villejuif, dans l’actuel Val-de-Marne.

Qu’on se rassure, la réaction réactionnaire ne tarde pas. Les


préfectures invalident toutes les élections de femmes avant la fin
du mois de mai. Au petit bonheur des recours et de la lenteur
administrative, les cinq femmes gagnent quelques mois.
Joséphine Pencalet est la première à quitter ses fonctions le 25
novembre, après que le Conseil d’État a considéré qu’une femme
ne peut pas siéger dans une assemblée qui vote, puisque

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précisément elle n’a pas le droit de vote. Marie Chaix et Marthe
Tesson verront leur inéligibilité confirmée en janvier 1926, et
Augustine Variot à la fin du mois de mars.

Il aura donc fallu à peine quelques mois, deux préfets et une


décision du Conseil d’État pour corriger cette anomalie et
renvoyer cinq ouvrières amères dans des usines d’où elles
n’auraient jamais dû sortir. Pendant neuf mois, Marguerite
Chapon, née Frugier, veuve de 41 ans élevant seule son fils, aura
siégé aux côtés du maire Xavier Guillemin et de 21 autres
conseillers municipaux, avant que son élection ne soit invalidée le
19 février 1926. Après son départ, le Conseil municipal,
considérant qu’il est « injuste de voir les femmes françaises
privées du droit de vote », adopte un vœu en faveur du droit de
vote et d’éligibilité des femmes.

Près d’un demi-siècle après sa mort, en 1972, dans la maison de


retraite de l’hôpital où elle a travaillé 23 ans, une rue lui rend
encore hommage dans son quartier de Villejuif. Les résidences
modernes y jouxtent des blocs abîmés où les dealers tiennent la
porte aux familles à poussette. La rue calme n’est animée que par
les allées et venues provoquées par les événements divers de
l’espace de séminaire voisin, et il faut marcher cinq minutes pour
rejoindre la rue Voltaire, où elle s’était offert un pavillon qui
servira de refuge aux résistants pendant la seconde guerre

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mondiale. « Le matin, quand je rentrais chez moi, après le service
de nuit, j’en trouvais parfois deux ou trois qui se reposaient. Ils ne
me disaient jamais leur nom », racontera-t-elle plus tard. De là, il
faut encore marcher dix minutes pour rallier le cimetière où
repose, « aux côtés de son mari dont elle a longtemps cherché les
restes sur les champs de bataille », cette « féministe de
caractère », comme on peut le lire dans les archives de la ville.

Du caractère, il fallait sans aucun doute en avoir pour étudier,


travailler, militer, être élue de la République, devenir propriétaire,
passer son permis et s’acheter une voiture, à une époque où les
femmes ne pouvaient rien faire sans l’aval de leur homme de père
ou de leur homme de mari.

Mais de l’autorité de son père elle s’en passe volontiers depuis


qu’elle a épousé Adrien, et de celle d’Adrien elle s’en passe de fait
depuis qu’il est mort au front d’une guerre commencée deux
mois après leur mariage. Marguerite élève alors seule leur fils,
travaille à l’hospice où elle a été recrutée par Gustave Roussy
avant le début du conflit, et entre deux élections historiques se
débrouille pour être l’une des trois femmes à obtenir un diplôme
d’État d’infirmière en 1927, réalisant ainsi un vieux rêve d’enfant.

C’est que dès 1896, son certificat d’étude en poche, elle ne pense
qu’à monter à Paris pour y devenir infirmière. Les femmes ne

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peuvent pas travailler officiellement avant 1907, mais ça ne
l’empêche pas de rentrer à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière –
probablement comme femme d’entretien – pas plus que les
tâches confiées par son agriculteur de père ne l’avaient empêchée
d’apprendre à lire et à écrire auparavant. Puisqu’elle doit garder les
vaches l’été, elle parcourt tous les hivers les six kilomètres qui la
séparent de l’école, et ceux qui y voient quelque chose à redire
n’ont qu’à se référer à la loi Ferry, laquelle a rendu l’instruction
laïque des garçons et des filles obligatoire deux ans avant sa
naissance.

C’est peu dire, donc, que sa naissance, en 1884 près de Limoges,


de parents cultivateurs analphabètes, ne la disposait pas à devenir
une figure de l’émancipation des femmes.

C’est notre troisième rendez-vous, pour la première fois j’ai parlé


plus que toi, et je vois dans tes yeux que mon emménagement rue
Marguerite Chapon quatre ans plus tôt était une bonne idée.

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Nuit

Cette nuit, je t'ai parlé en rêve. Ça m'a fait du bien, quoique le


dialogue fût étrange. Enfin, je ne sais pas si étrange est le bon mot.
Ce qui était étrange, c'était de se parler comme ça, sans aucun
filtre. Tu aimes quand les choses sont claires, certes, mais il y avait
quelque chose de plus dans cet échange.

Ce qui était étrange, aussi, c'est qu'alors que tu me disais des


choses qui ne pouvaient m'être que négatives (ton couple, ta
projection dans le futur avec un autre, l’envie de fonder une
famille avec cet autre, ton déménagement pour un appartement
plus grand, toujours avec cet autre), tout cela me faisait du bien.
Chaque mot que tu prononçais m'était d'une infinie douceur.
Jusqu'au plus horrible, jusqu'au plus douloureux. Aucun de tes
mots a priori quotidiens mais dans notre cas si durs ne pouvait
me blesser.

J’écoutais mais je n’écoutais pas vraiment. D’ailleurs tu me parlais


mais tu ne me parlais pas vraiment. On se regardait surtout, et je
voyais dans tes yeux quelque chose de réconfortant, que tu avais

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aussi vu dans les miens il y a longtemps. Quand on était blessés
mais courageux. Indépendants mais heureux de se trouver.

Tu continuais de dire des mots quelconques, programmés pour


me déchirer, mais aucun d’entre eux ne m’atteignait.

Ce qui me blessait, ce qui me faisait le plus de mal, c'était ton


évanescence, ta disparition progressive. Tu devenais pâle,
transparente, ta voix résonnait, était de plus en plus lointaine.
C'est ça qui me faisait vraiment mal. Pas tes mots. Mais ta
proximité irréelle. Le retour proche de ton absence. Le réveil.
Voilà ce qui m'a vraiment rendu triste. Et cette main dans la
mienne qui n'est pas la tienne. Et ce corps chaud près de moi qui
n'est pas le tien. Ma lâcheté. Ma prison. Tu peux essayer de me
détruire tant que tu veux. M'ignorer. Venir dans chacun de mes
rêves. Rien ne sera jamais plus triste que la prison que je me suis
construite avec ma propre médiocrité.

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Objectif à mobilité réduite

S’il n’avait pas plu ce soir-là.


Si elle était partie cinq minutes plus tôt.
Si elle était partie cinq minutes plus tard.
Si elle avait pris un autre chemin.
Si elle avait accéléré au feu orange rue de la Verrerie.
Si elle s’était garée plus loin.
Si elle s’était garée plus près.
Si elle avait accepté un dernier verre.
Si elle avait perdu ses clés.
Si elle était tombée en panne.
Si elle avait pris la sortie d’avant.

Si la vie avait été un peu moins injuste.

Elle n’aurait jamais senti le choc du camion dans son dos.


Elle n’aurait pas tenu sans perdre conscience jusqu’à l’arrivée des
secours.
Elle n’aurait pas survécu sans que personne ne comprenne
pourquoi.

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Ta mère ne nous aurait pas appelés, en larmes, au milieu de la
nuit.
Tu n’aurais pas tremblé autant dans mes bras.
Nous n’aurions pas eu à la voir avec un tuyau géant au milieu de
la poitrine.
Elle ne se serait pas réveillée au moment où ils voulaient la
débrancher.
Elle n’aurait pas cligné des yeux quand on la touchait.
Ta mère n’aurait pas changé sa couche trois fois le jour de ses 30
ans.
Tu n’aurais pas eu à me prouver, une fois de plus, à quel point tu
es forte.
Elle rirait encore à nos blagues.

Elle n’aurait pas eu à modifier ses plans pour en faire des objectifs
à mobilité réduite.

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Paris

J'aime bien ce taxi parce qu'il n'a pas de toit. Enfin, disons que
son toit est fait de verre, ce qui doit laisser passer la lumière du
soleil le jour, et qui en l'occurrence laisse passer mon regard en
quête d'étoiles. J'en verrai peu sur la durée du trajet. Paris n'est
pas la meilleure amie de la voûte céleste. Mais Paris a d'autres
atours, que la nuit révèle, ou plutôt que la nuit transforme.
Quand j'en ai marre de chercher les étoiles, je pose ma tête contre
la vitre, je m'imagine dans un film et je laisse défiler le paysage en
pensant que si une caméra me filmait, depuis l'extérieur de la
voiture, elle capterait le décor en reflet dans mes yeux. Ce serait
un plan peu original mais drôlement chouette. Le chauffeur ne
parle pas et c'est tant mieux parce que je n'ai pas envie d'écouter,
et surtout rien à lui répondre. Je me fous des salauds de chez
Uber. Je me fous du prix de sa licence. Je n'ai pas envie de deviner
qui il a chargé la semaine dernière, et qui il avait chargé une fois y
a longtemps, même que c'est quelqu'un de très sympa. Il n'a pas
mis la radio, la voiture est électrique ou hybride ou quelque chose
comme ça, en tout cas ça ne fait pas de bruit et ce calme me fait
du bien. Je suis fatigué, j'ai trop bu et je veux juste rentrer chez
moi. Il n'y a pas assez d'étoiles. Dans quelques heures je vais haïr
mon réveil. En attendant je hais les gens qui ont inventé les feux
rouges, et je hais les chauffeurs de taxi qui s'arrêtent aux feux
rouges. Je hais ceux qui respectent les limitations de vitesse, ceux

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qui ne doublent pas sur le périphérique. Je n'aime pas son
chemin, mais je n'ai pas la force de lui donner le mien. Je râle
intérieurement jusqu'à l'arrêt de sa voiture, dont l'odeur de sapin
aromatisé me dégoûte désormais. Il me dit 38 euros comme si je
ne savais pas lire les putains de chiffres sur son compteur. Je glisse
les billets dans sa main et je lui dis de garder la monnaie, avant de
claquer la portière. Je vois la porte de ma résidence à quelques
pas, et je suis infiniment reconnaissant que ce monsieur inconnu
il y a encore une demi-heure ait fait tout ce chemin pour me
déposer juste devant chez moi.

Il m'a glissé deux billets de vingt dans les mains et m'a dit de
garder la monnaie. C'est bien la moindre des choses après avoir
frotté son front tout gras sur ma vitre pendant tout le trajet. À
tous les coups il m'a laissé des traces, ce con. Il est cinq heures
passées, je prendrai bien encore un ou deux clients avant de
rentrer, mais il n'y a rien dans ce quartier. J'ai à peine gagné de
quoi couvrir les frais de la nuit. Si je rallonge un peu, ma femme
sera déjà partie à mon retour et on se sera encore manqués. Du
temps où j'étais manutentionnaire, c'était plus dur, peut-être,
mais au moins j'avais le soir, j'avais les week-ends. Je ne pense pas
avoir le courage d'y retourner, pourtant. Le mal au dos passerait
encore. Je le supporterais. Il ne partira jamais de toute façon. Il ne
faut pas s'en plaindre, il faut l'apprivoiser, et profiter de chaque
seconde où il se fait discret. Les additionner. Une. Deux. Trois.
Jusqu'à 3600. Ça fait une heure de bonheur. Ce n'est pas
compliqué, la vie, au bout du compte. Oui, le mal au dos, ça irait.

100
Même la force reviendrait. Au début ce serait dur, mais elle
reviendrait. Le bruit, en revanche, je ne pourrais pas. Plus
maintenant. Les crissements, les résonances, le boucan, le
vacarme, les objets qui percutent les parois, et même les rires, les
discussions, les murmures, les chuchotements. Je ne tolère que le
silence. Le calme du client fatigué, la nuit, qu'il sorte du travail ou
de sa sortie. Bon alors, elle traverse ou pas, celle-là ?

Le chauffeur de taxi m'a vue mais il ne semble pas ralentir. Je


n'ose pas m'engager sur le passage piéton jusqu'à ses appels de
phares. Derrière moi, le bus qui vient de me déposer a déjà filé
vers son prochain arrêt, alors que je m'engouffre dans le métro
dont les grilles viennent à peine d'ouvrir. Sur le quai on se
connaît toutes et on sait bien pourquoi chacune est là. Pour
certaines, on sait même où elles vont, ce sont parfois d'anciennes
ou de futures collègues, car on en change souvent. Je n'entends
plus rien, je ne vois plus rien, je connais le chemin par cœur et le
ferais les yeux fermés. D'ailleurs je le fais presque les yeux fermés.
Je termine une nuit commencée trop tard et interrompue trop
tôt. Mes quatre fils ont de l'énergie à revendre le soir – c'est une
expression, malheureusement on ne peut pas la vendre pour de
vrai, et c'est bien dommage car j'y vois deux avantages : moins
d'énergie pour eux, de quoi arrondir les fins de mois pour la
famille – et je m'en occupe souvent seule puisque mon mari
rentre de plus en plus tard. C'est qu'il enchaîne les heures au noir
après le chantier, un coup par-ci un coup par-là, ça nous soulage
bien. Du coup faut dire que la soirée est agitée et souvent

101
prolongée plus que ce qu'on voudrait. Alors quand le réveil
sonne, c'est dur. Au neuvième tuuuuuut du métro je rouvre les
yeux et je descends. Dès la sortie les larges fenêtres de verre du
bâtiment d'acier semblent écraser ceux qui passent en dessous. À
cette heure-ci les portes automatiques coulissantes ne coulissent
pas automatiquement. Le vigile nous reconnaît toutes, ou il fait
semblant. Il y a des tourniquets que je n'emprunte pas. Je
contourne le large comptoir d'accueil pour prendre une porte de
service qui s'ouvre lorsque mon badge caresse le cube noir installé
contre le mur. Derrière, le chef nous attend toutes pour nous
attribuer nos missions. On fait semblant d'écouter mais on sait
déjà quoi faire puisqu'il ne change jamais son planning de
répartition des tâches. Je m'occupe depuis six mois de vider les
poubelles, de nettoyer les bureaux, claviers et écrans d'ordinateurs
des postes situés à droite en sortant de l'ascenseur aux étages 26,
27, 28 et 29. Si l'une de nous est malade, je continue sur les
quatre étages suivants ou enchaîne sur ma zone avec l'aspirateur.
Je le fais machinalement, sans réfléchir, en pensant aux enfants, à
l'appartement, aux courses qui m'attendent ou parfois à rien. Je
croise rarement des employés, quand c'est le cas je réponds
poliment à leur bonjour, en souriant moins qu'eux car je souris
pour de vrai. Je ne touche à aucune affaire sur les bureaux, je
contourne avec mon chiffon, et je ne m'attarde pas car je ne dois
jamais déborder sur les horaires de travail des plateformes. En
sortant, je m'assois sur un banc en attendant que vienne l'heure
de prendre le bus pour aller préparer le repas de Madame Juset.
Les trous, le temps perdu, les bouts d'heures accumulés, tout ça
n'est pas parfait mais il faut bien le faire et quand on a déjà la

102
chance d'avoir du travail on ne se plaint pas. Je ne me plains pas.

Le tourniquet est encore bloqué, les chargées d'accueil ne sont


pas là et je suis obligé de passer par la porte de service derrière le
comptoir. Je n'aime pas ça, et voilà déjà une journée qui
commence mal. Heureusement, l'ascenseur me porte
suffisamment haut pour que la vue depuis mon bureau me
réconforte. Quelques instants. Je m'installe dos à la fenêtre
puisque le bureau est tourné dans ce sens et que rien ne peut-être
déplacé sans accord préalable du CHSCT. L'ordinateur est à
peine allumé que la boite mail se met à jour. 267. C'est
raisonnable. Je clique. Je tape. Je téléphone. Le pilote
automatique est enclenché et je me dis que je me lancerais bien
dans une petite escapade ce week-end. Ou le prochain. Ou le
suivant. Ça passe tellement vite. Il y a un pli sur ma chemise à
force de forcer l'avancée de mon siège à roulette sous le bureau.
Karine n'est pas là aujourd'hui, elle ne viendra pas, elle ne vient
jamais les jeudis, ce qui n'est pas courant. Le mercredi, d'accord,
mais le jeudi, moins. Tant pis, j'irai peut-être déjeuner avec Marc
et Karim, ou Marie-France, c'est possible puisque quand elle n'a
pas le temps de préparer quelque chose, elle mange à la cantine.
Le temps défile, je n'ai pas vu Marc et Karim descendre.
Marie-France a des restes de salade niçoise. Lorsque l'horaire de
fermeture de la cantine est dépassé, je commande un menu sur
une application, et descends attendre le livreur sur le trottoir, le
visage tourné vers le soleil.

103
Je parcours Paris à vélo et j'aime ça. Je connais tous les ponts, les
raccourcis, les rues à sens unique, les rues à sens unique sauf pour
les cyclistes, les tips indispensables pour les croisements clés, les
feux incohérents, les angles morts, les zones de risque. Je ne mets
plus d'écouteurs depuis que Youss n’a pas entendu la voiture
arriver dans son dos et a fini à l’hôpital, mais j'entends la
musique, dans ma tête, au rythme des coups de pédale. Je suis
léger, le cube sur mon dos ne pèse rien, je ne pense pas au taux
horaire. Les voitures m'ignorent, ne semblent pas me voir. Je les
contourne, les double, remonte les files sans prendre garde aux
rétroviseurs et en espérant qu'aucun passager n'ait l'idée d'ouvrir
sa portière à ce moment précis. Je glisse même sur les pavés, et je
bifurque sur le trottoir quand le feu rouge me bloque le passage.
Arrivé sur site, le client me fait un signe discret. Il a un code, j'ai
un menu. Il se retourne et disparaît derrière les portes
automatiques d'un immeuble sans âme, au moment où un visage
familier en sort.

« Qu'est-ce que tu fais-là ? Ah oui c'est vrai, tu livres ! J'avais


zappé. Ouais, non, pas vraiment, en fait je cherche un stage tu
vois. C'est vraiment la galère. J'avoue, je m'y suis un peu pris au
dernier moment. Les mails tu sais, j'en ai envoyé par pack de dix
mais jamais de réponse, ou presque. Et puis moi je préfère le
contact. Du coup je fais le tour des boites depuis hier. Je laisse
mon CV un peu partout, y en a bien un qui va rappeler. C'est
juste un stage, ils ont même pas trop besoin de me payer, donc je

104
pense que ça va le faire. Toute façon pas le choix, j'ai eu le gars de
l'école l'autre jour, pas moyen d'y couper. Genre si t'as pas tes six
mois de stage, tu valides pas ton année. Je recommence pas
l'année prochaine, c'est mort. Alors pas le choix je me bouge, tu
vois. Avec tout ce que je laisse ça va le faire. Et puis venir en direct
c'est mieux, ils te voient. Bon, même si souvent tu laisses à
l'accueil, mais c'est quand même mieux qu'un mail. Enfin je sais
pas. Enfin je pense. »

Pars mon grand, monte sur ton vélo et fuis. Tu vois bien qu'il ne
t'écoute pas, qu'il ne veut pas t'écouter, ce n'est pas une
conversation, c'est un monologue. Poursuis ta route et laisse-le
avec son gros sac de toile et sa veste inélégante. Ou si tu ne veux
plus pédaler, fais comme moi, prends le temps, promène-toi,
doucement, un pas après l'autre, et assied toi sur un banc.
Regarde les gens. Écoute-les, devine-les, comprends-les. Observe.
Profite. Respire. Comme moi, pense à tes enfants, tes petits
enfants, ton mari. Tu es probablement trop jeune pour tout ça,
mais pense à ta famille. Tes parents. Tes proches, tes amis. Celle
qui te fait tourner la tête. Ou celui qui te fait tourner la tête. Ou
celles et ceux qui te font tourner la tête. Prends le temps,
doucement, un pas après l'autre. Regarde autour de toi. Oublie
les douleurs. Le dos, les mains, les os. Toutes. Chacune. Oublie et
profite du soleil sur ta peau, du vent qui caresse. Tu souris ? Tu
trouves cela absurde ? Non mon grand, ce n'est pas ridicule. Je
t'assure, les plaisirs simples ont leur raison d'être. Prend le temps.
Un pas après l'autre. Pense.

105
— Assieds-toi sur ce banc Nora.
— Mais y a déjà une mamie.
— Eh bien tu dis bonjour et tu t’assois à côté.
— Je peux avoir ma chocolatine ?
— Tiens. C'était bien, l'école ?
— Oui. On a parlé des vacances.
— Des vacances ? Déjà ?
— Oui. Mais j'ai pas compris ils ont dit que la mer elle
monte et elle descend.
— Oui, c'est la marée. Marée haute, marée basse.
— Mais pourquoi ça fait ça ?
— À cause de la lune. Quand elle passe au-dessus de la
mer, elle l'attire. C'est un peu comme un aimant. Puis
quand la lune se couche, la mer redescend et on voit
plus de sable.
— Mais le sable il est arrivé comment ?
— C'est des bouts de rochers qui sont dans l'eau depuis
très longtemps et qui deviennent du sable. Avec les
marées, ça s'accumule au bord de l'eau et ça fait des
plages.
— Et pourquoi y a des vagues dans l'eau ?
— À cause du vent. Quand ça souffle ça fait des vagues.
Et parfois ça souffle très fort et ça fait de très grosses
vagues.
— Et pourquoi la mer elle est bleue ?
— En fait elle n'est pas bleue. C'est le ciel qui est bleu et

106
qui se reflète dans la mer quand il fait beau. Mais si tu
prends un peu d'eau de mer dans ta main, elle sera
transparente.
— Et à un moment la maîtresse elle a dit qu'il fallait
mettre de la crème pour se protéger du soleil mais j'ai
pas compris.
— C'est pour éviter les coups de soleils.
— Mais le soleil il tape pas.
— C'est une expression, en fait il brûle ta peau.
— Pourquoi ?
— Parce que le soleil c'est une énorme boule de feu.
— Mais quand le soleil il s'en va on n'a plus besoin de
mettre de crème.
— En fait le soleil il s'en va pas.
— Si, la nuit il part.
— Tu as l'impression que le soleil bouge, mais en réalité
c'est la Terre qui bouge. Elle tourne sur elle-même tu
vois, comme un ballon. Alors parfois le soleil disparaît.
Mais lui, il ne bouge pas.
— Mais comment il tient dans le ciel alors ?
— Demande aux frères Bogdanoff.
— Hein ?
— Non, rien. Mange.
— Nous on va partir à la mer ?
— Pas cette année, mon cœur.
— Pourquoi ?
— Parce que maman elle a plus de sous.
— Pourquoi tu demandes pas à la banque de te donner

107
de l'argent ?
— La banque elle me donne pas DE l'argent, elle me
donne MON argent. Celui que je gagne en travaillant.
Et quand j'ai tout dépensé, elle m'en donne plus.
— Et papa il a plus de sous non plus ?
— On ne va pas compter sur papa pour les vacances.
— Ah. Ce soir je pourrai dormir avec toi ?
— Non, tu dormiras dans ta chambre, comme une
grande.
— Pourquoi on dort chacun dans sa chambre ?
— Parce qu'on a la chance d'avoir un appartement avec
une chambre pour les enfants et une chambre pour les
parents. Comme ça les enfants ils dorment dans leur
chambre, et les parents se retrouvent en amoureux.
— Et toi tu es amoureuse de papa ?
— Mange ta chocolatine.

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Quand je serai grand

Quand je serai grand je serai éboueur pour m’accrocher à l’arrière


du camion,
barman pour offrir des verres aux amis,
député parce que j’ai deux ou trois idées à proposer,
professeur pour expliquer des trucs que j’ai déjà compris,
militaire pour l’uniforme,
gérant d’un paintball parce que jouer à la guerre c’est mieux que
de la faire,
serveur mais dans une crêperie ou une pizzeria parce que les
assiettes sont probablement plus faciles à porter,
libraire pour avoir un peu de lecture d’avance,
conseiller d’orientation pour transformer l’entonnoir en sablier
(c’est une métaphore de perspectives professionnelles en fonction
de tes choix d’études, un dimanche de pluie je te ferai un schéma
pour illustrer),
assistant social parce qu’un sur dix millions c’est toujours un,
traducteur parce que tout le monde a le droit de lire Tourgueniev,
même ceux qui ne parlent pas russe,
juge pour essayer de rendre la justice juste,
ouvreur dans un théâtre parce que l’excitation est contagieuse,
cordonnier pour avoir un atelier et des outils,
contrôleur fiscal spécialisé dans les grandes fortunes,
psy pour ne pas avoir à parler,

111
régisseur parce qu’on est beaucoup mieux en coulisses que sur la
scène,
boulanger pour ne pas gaspiller les restes,
animateur jeunesse pour des raisons évidentes.

Tu me regardes et tu souris, comme souvent. Tu me dis que dans


la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Je déteste cette phrase.
Je crois qu’on devrait. On devrait au moins essayer. Tu me parles
d’un figuier mais je n’ai pas lu le livre. Alors tu m’expliques que si
on regarde trop longtemps le figuier parce que toutes les figues
ont l’air bonnes, qu’on hésite trop longtemps parce qu’on pense
plus à celles dont on va se priver qu’à celle qu’on va manger, elles
finissent par toutes tomber et on se retrouve comme un con avec
plein de figues pourries à ses pieds et aucune dans la bouche.

Tu es capable de trancher un dilemme en dix secondes et de


ruiner un rêve d’enfant en moitié moins de temps.

Voilà pourquoi je t’ai aimée et pourquoi je t’ai détestée.

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Rendez-vous

La première chose qu'il a pensé quand elle est entrée dans le bar,
c'est qu'elle était trop belle pour lui. Se levant pour lui faire un
signe de la main, il renversa la table et avec elle le verre qu'il avait à
peine entamé, si bien que quelques secondes à peine après l'avoir
saluée, il était accroupi sous les chaises, épongeant
maladroitement, avec de larges bandes d'essuie-tout qu'une
serveuse avait eu l'amabilité de laisser traîner, la bière qui collait
déjà au sol. Aussi était-il déjà trop tard lorsqu'ils s'assirent.

En quelques secondes, il avait compris que rien ne se passerait.


Rien ne serait possible. Un grand écart qui n'avait rien
d'artistique les séparait. On a beau dire. Ça ne fait pas tout.
Quand même un peu. Quand même beaucoup. Surtout au
début. Surtout dans ce contexte. Surtout là, maintenant. Entre
elle et lui, un mur physique. Dans tous les sens du terme. Elle a
souri, pourtant, a fait un trait d'humour bienvenu, et a parcouru
en diagonale une carte déposée en même temps que l'essuie-tout.
C'était inutile car ils prendraient tous les deux une pinte – elle
blonde, lui blanche – mais c'était une attitude normale, attendue,
et cela permettait en outre de ne pas commencer la conversation
trop tôt, puis, le moment venu, de la lancer par un pratique tout
ça pour ça, lorsque les fameuses pintes seraient commandées. On
sourirait encore, puis on serait bien obligés d'entrer dans le vif du

115
sujet.

L'idéal, alors, est de pouvoir rebondir sur un sujet de


conversation entamé avant la rencontre, voire sur les conditions
d'arrivée. En l'occurrence, elle était arrivée en retard. Du pain
béni. Cependant, elle ne connaissait visiblement pas l'art du
rebond. Elle était souriante, ça, on ne pouvait rien lui reprocher
de ce côté-là. Mais enfin, ses réponses étaient courtes, elle ne
retournait pas les questions. On courrait droit au silence gênant.
Très vite, d'ailleurs, il avait pris le réflexe : il n'écoutait plus les
réponses, et concentrait tous ses efforts sur la recherche de la
question suivante. Ce mode de fonctionnement prouva son
efficacité ; jusqu'à un certain point. Alors, en dernier recours, il a
fait une vanne sur la religion. Ça peut sembler risqué, comme ça,
mais il maîtrise le sujet. D'ailleurs elle a ri. Et elle a enchaîné. Ils
n'étaient pas d'accord, c'était évident, mais ils se comprenaient. Ils
s'écoutaient et se comprenaient.

La discussion, pour un premier rendez-vous, prenait de drôles de


tournures. C'était rare, ils sentaient bien qu'il se passait quelque
chose, mais en même temps qu'il ne se passerait rien. Car entre
eux toujours ce gouffre physique. Il savait bien que quoi qu'il
arrive, ces instants seraient les seuls. Et pourquoi avait-il fallu qu'il
choisisse cette salopette ? Pourquoi une salopette, pourquoi
aujourd'hui ? La salopette pouvait bien attendre demain.
Sobriété. Pas compliqué à retenir. Bordel.

Y a-t-il dans ce cas un délai minimum avant de mettre fin au

116
calvaire ? Ne peut-on pas tout simplement disparaître ? Ou non,
même pas, juste s'en aller, se dire que ce n'est pas grave, que c'est
le jeu, qu'il n'est pas nécessaire de faire semblant, de jouer la
comédie. On peut simplement rentrer chez soi, plus vite, plus tôt
que prévu. Souffrir un peu moins. Enfin, ça ne fait pas vraiment
mal, c'est comme une petite claque, mais quand on peut éviter
c'est toujours mieux.

C'est qu'elle continue à sourire, la bougresse. Voilà même qu'elle


pose des questions. Elle ne semble pas pressée, elle. Perverse
narcissique. Elle est brillante, et chaque membre de sa famille l'est
tout autant. Positions socialement reconnues, moralement justes,
éthiquement inattaquables. Du médecin chercheur au baroudeur
humanitaire, pas la moindre faille. Il en a honte mais il triche un
peu. Omet ou rajoute des détails. Selon. S'en veut. Plus ou moins.
L'avantage de l'échec inéluctable de ce rendez-vous, c'est que tout
cela n'a aucune importance. Elle n'en saura jamais rien.

Elle s'éclipse aux toilettes. Il hésite à fuir. Finalement, il s'échappe


en écoutant les conversations autour.

Table de devant.
— Non seulement elle est mariée, mais en plus elle a un
amant.
— Qu'est-ce que tu veux, y en a qui ont tout, puis y en
a qui ont rien.

Table de derrière.

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— Tu m'écoutes pas.
— Bien sûr que je t'écoute, je fais que ça.
— Tu me regardes même pas.
— Je t'écoute avec mes oreilles, pas avec mes yeux.

Table de gauche.
— J'aimerais bien apprendre une langue étrangère, tu
vois.
— Tu veux pas bien apprendre le français d'abord ?

Table de droite.
— Je sais pas, cet appart, il a une atmosphère
particulière, c'est hyper reposant.
— Ah ouais ?
— Oui, en fait ça donne sur le cimetière, du coup c'est
calme.
— J'imagine.

À son retour, elle propose un deuxième verre. C'en devient


presque gênant. Il est mal à l'aise. Comme s'ils bravaient un
interdit. Comme si cet écart physique n'était pas tolérable.
Comme si les regards de travers fusaient. Il propose d'aller
prendre l'air. C'est un peu maladroit mais elle ne semble pas
s'offusquer. Il se lève presque trop vite. Le serveur manque de
tact et veut savoir pour qui est l'addition. Il pense que ça pourrait
intéresser le monsieur en rouge près des fauteuils, mais garde ça
pour lui et se contente de sortir son portefeuille. Elle règle
l'addition.

118
Dehors ils marchent l'un à côté de l'autre et par conséquent ne se
font plus face. Il respire mieux. Il fait de l'humour à chaque fois
qu'il est mal à l'aise. Du coup elle rit beaucoup. Il ne veut pas
prendre de taxi, elle habite le quartier mais fait un détour pour le
raccompagner au métro. Devant l'entrée de la station elle dit
qu'elle a passé un très bon moment et qu'elle espère remettre ça.
Non seulement elle est belle, mais en plus elle est brillante,
gentille et bon public. Il lui fait la bise. S'engouffre dans l'escalier.
Supprime son numéro.

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120
Souvenir

L’unique souvenir qu’il me reste de toi est un petit livre vert et


bleu. Tu me l’as offert pour deux raisons : d’abord pour son
contenu, ensuite pour me prouver que le vert et le bleu pouvaient
très bien se marier. Tu as griffonné un petit mot sur l’une des
premières pages. À chaque fois que je le lis, je déteste un peu plus
ce surnom que tu me donnais, et pourtant je profite toujours de
l’occasion pour repenser complètement une stratégie sophistiquée
visant à l’entendre de nouveau. J’attrape ce classique en petit
format dans ma bibliothèque, je le feuillette et évidemment je
pense à toi.

Chacune de ces lettres vertes, obscénités sur fond bleu,


voudraient me rappeler un moment passé avec toi. Mais ce livre
est le seul souvenir autorisé par mon corps. Le reste n’existe plus.
J’ai refusé à notre amour la postérité. Je l’ai congédié à perpétuité.

J’ai déménagé, vendu ou donné les meubles, jeté draps et matelas.


J’ai arraché du bout des ongles les étiquettes avec nos deux noms
sur l’interphone et la boîte aux lettres. J’ai éliminé sans scrupule
les tickets de cinéma, de musée, de théâtre. J’ai supprimé toutes

121
les photos sans que l’idée d’une sauvegarde ne me traverse l’esprit.
J’ai bu toutes les bouteilles de vin que tu m’avais offertes. J’ai
changé de numéro trois fois, vécu à l’étranger, coupé les ponts
avec tous nos amis.

J’ai interdit l’accès à mon esprit à chaque minute passée avec toi.

J’ai résilié les abonnements à nos deux noms.

Il ne me reste que ce livre.


Et ce vert et ce bleu qui vont si bien ensemble.

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Tenter

On aura tout tenté.

Les dîners surprises un soir de semaine. Les piques-niques du


samedi dans les parcs ou sur les quais, les brunchs du dimanche
dans les pubs branchés ou chez les amis. Les verres en sortant du
travail, ensemble ou séparément, comme pour retarder le
moment où la porte du minuscule appartement claquera derrière
nous. Les bouteilles sur les péniches ou sur les pelouses face à la
tour Eiffel.

Les soirées lovées sous une douce couverture en se faisant


découvrir des vieux films. Marcher le long de la Seine et faire
semblant de se demander en mariage. Se retrouver ivres après des
soirées séparées et marcher toute la nuit jusqu’à s’engouffrer,
morts de fatigue, dans un taxi.

On aura tenté les week-ends à la campagne, à la mer, à la


montagne. Les week-ends europhiles, et d’ailleurs on ne sait
toujours pas quelle est la plus belle capitale. Les week-ends en
famille, les week-ends séparés en famille, les week-ends entre amis,

125
les week-ends séparés entre amis. On aura tenté dessus, dessous,
tous les sens et toutes les pièces. On aura tenté juste rien.

On aura tenté de se parler, de s’ignorer, de se pardonner, de se


comprendre, de s’accepter. Une fois, on a même tenté de tenter
ailleurs. On a tenté autrement, avec d’autres. On a tenté d’arrêter.

On aura tenté de ne plus rien tenter.

On aura tenté de laisser le temps au temps, alors qu’on déteste


tous les deux cette expression. Alors que s’il y a une chose sur
laquelle on a toujours été d’accord, c’est que le temps est tout ce
qu’on a. Pourtant, on aura tenté d’en perdre pour voir si on
pouvait en gagner ensemble.

On aura tenté d’oublier que le timing n’était pas bon, que c’était
injuste mais que c’était comme ça. On aura tenté d’oublier que
tout ça n’était pas au programme, qu’on ne construit rien sur des
ruines. On aura tenté d’oublier que deux fondations bancales qui
fusionnent ne se consolident pas. Pas si vite.

On aura tenté de retenter.

126
On aura tenté les auberges de jeunesse et les relais-château, les
sandwiches triangulaires et les restaurants étoilés, les covoiturages
et les long-courriers.

On aura tenté d’échanger nos livres, de mélanger nos playlists, de


compléter nos filmographies. On aura tenté les expos gratuites et
les expos payantes. On aura tenté d’en ramener des souvenirs
pour accrocher sur le frigo. On aura constaté que le frigo n’était
pas aimanté.

On aura tenté les explications face à face entouré d’un silence


pesant. On aura tenté de pleurer et de se consoler. On aura tenté
de se parler.

On aura tenté de ne plus rien dire et de se tenir la main. De se


passer une main sur le visage. De se caresser les cheveux. De poser
une tête sur une poitrine et d’écouter un cœur régulier et
rassurant.

On aura tenté de relancer une machine qui n’avait jamais


vraiment tournée. De raviver la flamme d’une bougie en réalité
déjà éteinte. Ce n’était pas l’envie qui manquait. C’était la cire ou
la mèche ou les deux. C’était le moment opportun.

127
On aura tenté de se prouver notre indépendance en se disant
qu’on pouvait faire sans. On n’a pas pu faire sans. Plus tard, il a
bien fallu faire sans.

On aurait pu tenter davantage mais on était perdus. Lâche et


perdu pour l’un, fatiguée et perdue pour l’autre. Je te laisse
deviner qui était quoi, en te rappelant d’une part qu’une
correctrice a vérifié les accords, et d’autre part que je t’avais
prévenue.

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130
Uros

C'était un couple charmant et déjà d'un certain âge lui


semblait-il, que l'on connaissait sous l'appellation Les Uros, et
dont la maison – de plain-pied – jouxtait une forêt. Il n'a croisé la
route des Uros qu'une dizaine de fois dans sa vie (sans doute
moins) et ils sont pourtant responsables de deux grandes joies de
son enfance.

La première lorsqu'un soir d'été, après une journée de cueillette


de champignons dans la fameuse forêt (il avait davantage compté
les limaces que ramassé les champignons) et au terme d'un
apéritif dans leur jardin qu’il espérait interminable tant il
s'amusait, il les avait entendus proposer à ses parents de rester
manger une omelette dans laquelle on pourrait mettre le butin de
la cueillette. À l'annonce officielle de sa mère, il avait foncé dans la
chambre d'un fils des Uros. Une corne de brume façon films de
chevaliers pendait négligemment sur un pied du lit superposé.
Elle l'avait nargué tout l'après midi. Il l’a prise et a couru dans le
jardin. Il a soufflé dedans. Sa joie. Il a soufflé sa joie et ça a sonné
fort. Ses poumons ont fait connaître sa joie à tous les – lointains
– voisins.

Cette soirée-là, bien après l'omelette, on lui demanda – comment


était-ce venu dans la conversation ? – si l'idée d'aller au Parc

131
Lescure voir un match de football des Girondins lui plairait. Il
avait balbutié que oui, bien sûr, mais qu’il savait bien que c'était
impossible, comme si on lui avait demandé s’il voulait être
invisible ou aller sur la lune mercredi prochain. Quelques
semaines plus tard, les Uros allaient provoquer une deuxième joie
dont il ne sait pas s'ils en ont jamais mesuré la taille (les en a-t-il
seulement remerciés ?).

Après une conversation téléphonique, sa mère lui annonçait la


nouvelle : il partait avec l'équipe de foot des fils des Uros voir un
match à Bordeaux. Les détails ne l'intéressaient guère, et il a sans
doute battu quelques records dans les minutes qui ont suivi :
record de vitesse dans l'appartement, du salon à la chambre qu’il
partageait avec son frère, record de saut en hauteur en mode
trampoline sur le lit (que son père lui pardonne pour le
sommier), record d'occurrence de « Je vais au Parc Lescure ! Je
vais au Parc Lescure ! ».

Son père, qui est rentré du travail au milieu de cet événement


planétaire, a dû rapidement être briefé par sa mère, mais sa
journée avait visiblement été moins bonne que celle de son fils ;
on l’a entendu grommeler quelque chose sur Chaban-Delmas
avant de disparaître dans le fond du couloir.

À l'échauffement, Jérôme Bonnissel et François Grenet faisaient


des transversales sous ses yeux. Hervé Alicarte a marqué deux
penalties. En fin de match on scandait « Dugarry » sur un
corner, mais c'est Saveljic qui a marqué de la tête.

132
Dans le bus du retour, le chauffeur avait mis la cassette de
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux. Il dormait.

Elle, elle existait déjà mais pas pour lui. Pas encore.

133
134
Voisins

« Tu dormiras sur ce canapé aussi longtemps que je l'aurais décidé,


t'as compris Paulo ? Tu t’y mets un drap, et t’essaye de pas le ruiner
en transpirant comme un porc dès la première nuit. Et c'est pas la
peine de venir dans une heure, maladroitement, te glisser dans le
lit, et me serrer dans tes bras, avec tes mains moites. C'est pas la
peine de venir demain matin, quand tu seras moins con, avec tes
mains dégueulasses. Je te quitte. Tu comprends Paulo ? Je, te, quitte.
Je mérite tellement mieux qu'un mec comme toi, mais tellement
mieux. Dix mille fois mieux qu'un gros connard comme toi.
Qu'est-ce qu'il y a ? Je suis hystérique ? Mais n'importe quelle fille
normalement constituée serait hystérique avec un mec comme toi.
Un gros soulard. Alors OUI, je suis hystérique. Et toi tu veux savoir
ce que t'es ? Un alcoolique Paulo. Un putain de gros alcoolique. Pas
un petit alcoolique. Un GROS alcoolique. Tu bois comme un trou,
comme un gros connard d'alcoolique. Et tu veux faire un bébé ?
Mais déjà faudrait que tes spermatozoïdes fonctionnent. Je t'ai
transformé, j'ai fait de toi un homme, je me suis battu comme une
tigresse pour que tu gardes tes amis. Maintenant j'en ai marre, je
veux être tranquille. Tu sais ce que je vais faire ? Je vais me payer un
billet à mille balles pour aller au Sri-Lanka, juste pour plus voir ta
gueule. Et à partir de maintenant, tout ce que je fais dans cette
maison, je te le facture. Alors la gestion des chats ce sera cinquante
euros par jour, et chaque tâche ménagère ce sera vingt euros. T'as

135
compris ? Et tes excuses, je m'en branle. »

Ces murs sont beaucoup trop fins, il faut que je déménage. Je


pourrais emménager avec toi. C’est ce que j’ai pensé ce soir-là. Ou
même tu pourrais emménager ici, et la vie des voisins serait notre
série préférée. On collerait notre oreille contre le mur, en silence.
On patienterait tranquillement jusqu’au prochain épisode. On se
raconterait ceux que l’autre a manqué.

Finalement, Paulo et Marie ont eu un enfant et c’est eux qui ont


déménagé pour un appartement plus grand acheté sur plans.
Depuis, un père fraîchement divorcé a pris leur place. Son fils
chante L’oiseau et l’enfant tous les matins. Enfin, un week-end
sur deux et la moitié des vacances scolaires.

Toi, tu n’es plus jamais là pour l’entendre.

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Walkman

Sur cinq vieilles cassettes, j’ai créé une compilation à partir d’une
playlist que tu m’as envoyée la première semaine après notre
rencontre. Tu avais listé 87 chansons parce que sur ma playlist
personnelle il y en avait à l’époque 86, et que tu voulais
absolument faire plus. Aujourd’hui il y en a 137 sur la mienne.
138 même, depuis que j’ai découvert The Mono LPS par hasard
dans un concert au Baltic Triangle. J’ai ajouté Cherry Red Lips
pour ne pas oublier de les écouter de temps en temps. Peut-être
qu’un jour tu m’enverras un post-scriptum musical pour revenir à
hauteur.

Sur l’étiquette des cassettes, au feutre rouge, j’ai écrit quatre


lettres. DJ, un espace, puis tes initiales. J’en glisse une au hasard
dans mon walkman à chaque fois que je vais longer les quais des
docks. 87 titres, six heures et quatre minutes de musique. Ça
laisse de la marge pour de belles balades. En écoutant Tomorrow
goes away (1’30), Twist and shout (1’39), Look at me (2’03) ou
encore People are strange (2’10), on pourrait t’accuser d’avoir
voulu faire du chiffre en empilant les chansons courtes. Mais il

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faut te rendre justice : tu as aussi choisi The night (7’26), Won’t
get fooled again (8’31) et même The end (11’43).

Pendant que la Mersey défile, une voix d’homme me dit qu’elle ne


l’aime que pour un court moment, et une voix de femme me dit
que le temps s’arrête toujours quand on a perdu l’amour. Ce qui,
mis en perspective, ne laisse présager rien de bon.

C’est drôle parce que j’ai souvent cité tel ou tel écrivain, telle ou
telle chanson, qui disait bien mieux que moi ce que je voulais te
dire, et tu as toujours détesté ça parce que tu aurais préféré que
j’utilise mes propres mots, quitte à ce qu’ils soient plus imprécis,
plus maladroits. Je les ai utilisés quelques fois. Ils ont été imprécis
et maladroits. Pourtant, ta playlist me balance dans les oreilles de
quoi recréer les scènes de notre histoire, sans en utiliser aucun
dialogue original, juste avec quelques vers. On en ferait une pièce
et on l'appellerait « Bien que nous ne nous rencontrerons jamais, je
me souviens de ton nom », comme dans la chanson.

Acte I, scène 1.
Elle et lui.
Décor neutre, fond noir, deux poursuites.
Ils sont face au public.

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Elle
Tu sais que mon cœur est dans un joli désordre.

Lui
Viens, raconte-moi ton problème. Je ne suis pas ta réponse, mais je
suis une oreille attentive.

Elle
Je ne veux plus attendre, je suis fatiguée de chercher des réponses.
Emmène-moi dans un endroit où il y a de la musique et des rires.

Lui (pour lui-même)


Sait-elle qu'elle est spéciale ? Vraiment, vraiment spéciale ?

Elle
Prends-moi la main, viens danser

Lui
Comment pouvons-nous danser quand notre terre tourne ?

Princes Dock disparaît à peine dans mon dos et déjà une nouvelle
voix qui pourrait être la tienne résonne. J'ai entendu dire qu'elle
t'avait encore brisé le cœur, alors maintenant tu vas revenir me
voir… Nous sommes de retour à la case départ : quand va-t-elle me
libérer ? Et dans la chanson suivante tu me supplies de te briser le

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cœur, ce que je sais très bien faire. Alors revient le moment où tu
m’exhortes à manger des citrons, puisque je suis si amer, et en
même temps le bout de tes doigts s'accroche aux fissures de notre
fondation. Tu sais que tu devrais lâcher prise, mais tu ne peux pas.

La première des trois grâces, celle qui ressemble à un building de


Chicago, m’écrase. Ta voix redevient douce. Goûte-moi, dit-elle.
Colore ta vie de poussière de moi. Laisse-toi tomber amoureux et je
t'apporterai de la lumière. La mienne répond en écho. Tu ferais
mieux de revenir plus tard. Ne vois-tu pas que je suis sur une série
de défaites ?

La deuxième grâce, plus légère, m’invite à me relever.


Regarde-moi, vois l'amour que nous partageons, et dis-moi que tu
en as quelque chose à faire. Et une voix éraillée répond à ma place.
Je veux t'emmener quelque part pour que tu saches que tout ça
m’importe, mais il fait si froid, et je ne sais pas où aller.

Alors la troisième grâce, celle qui, peut-être par auto-centrisme,


rappelle la Sorbonne, me secoue, me gifle, me rappelle toutes les
lettres que j'ai écrites sans jamais aucune intention de les envoyer.
C’est seulement à ce moment-là qu’une nouvelle voix confesse ma
vérité. J’ai une photo de toi et moi. Tu as écrit « Je t’aime », j’ai
écrit « Moi aussi ». Je suis assis là à regarder et il n'y a rien
d'autre à faire. C'est en couleur. Tes cheveux sont bruns. Tes yeux

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sont noisette. Et doux comme des nuages. Je t'embrasse souvent
quand il n'y a personne autour. J'ai ta photo, j'ai ta photo. J’en
voudrais un million tout autour de ma cellule. Il faut retourner la
cassette pour qu’une nouvelle voix complète. Quand je suis dans
ma chambre et que je pense à toi, je trouve mon chemin à travers ce
jour sinistre.

Je suis enfermé dans le Albert Dock, et des voix se succèdent pour


me faire comprendre que c’est trop tard. L'arbre ne se soucie pas de
ce que chante le petit oiseau, paraît-il, et de toute façon tu sais
qu’une étoile parmi toutes les étoiles, au-dessus, une seule, me
rappellera de te quitter à nouveau sans fin. Or, tu n’as rien d’une
victime. Alors tu balances dans mon vieux casque filaire : Allez,
maintenant pars, fais demi-tour, parce que tu n'es plus le bienvenu.
Tu pensais que je m'effondrerais, tu pensais que je m’allongerais au
sol et que je me laisserais mourir ? Oh non, pas moi, je survivrai.

Alors il est temps de faire demi-tour. De toute façon la suite n’est


plus qu’une série de résidences sans charme, quelques salles
dédiée à l’événementiel et une grande roue qui ne tourne jamais.

La fin résonne tout au long du chemin du retour


De nos plans élaborés, la fin
De tout ce qui est debout, la fin
Pas de sécurité ni de surprise, la fin

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Je ne te regarderai plus jamais dans les yeux.

Ta voix qui revient, plus douce, parce que tu n’aimes pas partir
fâchée. L’art de s’accrocher nous a poussés à arracher une vie aux
décombres dont elle n’aurait jamais dû sortir. Mais cette vie n’est
pas pour toi. Tu ne m’en veux pas. Ta voix répète en boucle qu’il
n’y a pas besoin de pardonner. C’est peut-être pire.

Tu t’effaces sur une dernière pirouette. La cassette est terminée et


l’autoreverse ne fonctionne plus depuis longtemps. Alors, le
walkman se bloque.

Et maintenant nous savons qu'il ne suffit pas d'être amoureux.

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Xanthophobie

Ni soleil ni gilet,
pas de glace au citron.
Poussins, tigres et lions,
ne sont jamais sujets.

Tournesols, coquelicots,
mimosas et jonquilles,
sur ton balcon en ville
ne fleuriront si tôt.

Xanthophobie aigüe !
Du jaune tu fais fi,
alors qu’en ton esprit
étrange on y a vu

et du vert et du bleu,
qui se marient si bien,
contraires à nos destins
pourtant bien amoureux.

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Yvette Alde

Ton rêve, c’est un tour du monde. Pas un tour du monde des îles
paradisiaques, ni un tour du monde des grandes capitales, pas
plus qu’un tour du monde sac à dos et bivouac dans des régions
un temps oubliées et désormais à la mode. Ton rêve, c’est un tour
du monde Yvette Alde. Un tour du monde un peu restreint, qui
ne passe que par les musées qui exposent ses oeuvres. Pully, Lodz,
Valence, Oran, Djakarta, Elat, Tel Aviv, San Fransisco. Au moins
tu ne seras pas gênée par les perches à selfies.

Tu voues à Yvette Alde un culte éclairé. Tu lis tout ce qu’il est


possible de lire à son sujet. Tu connais tous ses tableaux, et tu es
capable de dire où ils sont conservés. Le jugement de Paris ?
Musée d'art et d'histoire de Cognac. Nu sur le tabouret ? Musée
Eugène-Boudin de Honfleur. Quatre filles dansant ? Musée
Hébert, La Tronche. Le tour de France est bouclé depuis bien
longtemps. Saint-Denis, Orléans, Deauville, Grenoble, Limoges,
Montpellier, Sète, Toulon, Toulouse. Des week-ends seule. Des
vacances plus ou moins enviées.

Tu m’as emmené avec toi deux fois, à Paris. Tu connaissais les


couloirs par cœur. Ceux du musée d’art moderne et ceux du
Carnavalet, qui menaient respectivement au Portrait de Chaïm
Soutine et à la Kermesse aux étoiles dans le jardin des Tuileries. Tu

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les as regardés avec des yeux que je ne te connaissais pas. Regardés
avec des yeux qui ne m’avaient jamais regardé. Puis tu t’es tourné
vers moi pour être sûre que je voyais bien la même chose que toi.
Je ne le voyais pas, ou disons pas vraiment. Pas autant que toi, pas
comme toi. Tu m’as souri.

À la maison, dans un coffret en bois de taille moyenne acheté


quatre euros dans une brocante de la rue Oberkampf, tu gardais
des bouts de papiers recouverts de critiques d’époque de tes
tableaux préférés. Ça parlait de dialogue invisible, de cercles
chromatiques, de passages infinis du rêve à la réalité. Ça te
fascinait et ça me fascinait de te voir fascinée. Tu conservais aussi,
religieusement, des photos de sa correspondance découverte un
après-midi de 2014 dans un catalogue de l’Hôtel Drouot. Tu
aimais y piocher un extrait au hasard et me le lire, ou parfois le
garder pour toi. Il y avait une lettre qui te rendait toujours triste,
j’espérais secrètement que tu ne tombes pas dessus, pour ne pas
gâcher une nouvelle soirée. Elle y parlait de sa maladie, de sa lutte
pour vivre, de son travail acharné malgré l’hospitalisation. Elle
allait mourir quelques mois après cette lettre sans terminer son
œuvre.

Si un jour tu fais ton tour du monde Yvette Alde, tu as déjà prévu


un rêve joker supplémentaire : le tour du monde des œuvres
non-exposées d’Yvette Alde. Tu as promis de m’emmener avec toi
mais ça me semble un peu compromis puisqu’on ne s’est pas parlé
depuis des années. On aurait pu chercher ensemble ces trésors
dont personne ne veut. Une quête secrète et perdue d’avance, tant

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ces tableaux sont probablement disséminés et pas vraiment
recherchés. Je dois pourtant confesser que j’aimerais beaucoup
être là le jour où tu verras enfin, de tes propres yeux, Le bouquet à
la chandelle. Enfin, là mais pas tout à fait avec toi. Pas loin, mais
pas tout à fait là. Un peu en retrait, juste à côté.

Je regarderai tes yeux suivre chaque tige, tenter de les relier aux
boutons de fleurs de toutes les couleurs. Je te regarderai
décomposer chaque bout de la toile. Je te regarderai dévorer
chaque gramme de gouache et promis cette fois-ci je ne
chercherai pas à comprendre pourquoi la bougie ne met pas le feu
au bouquet. Même si on voit clairement la flamme flirter avec la
fleur orange qui pique vers la table.

Cette nature morte te passionne en ce qu’elle est vivante. C’est ce


que tu m’as dit la première fois que tu m’as montré une copie de
ce tableau. Et moi qui ne saisis pas l’intérêt d’un pot de fleur
dessiné j’ai compris, je crois, ce que tu voulais dire. Parce que ces
fleurs-là étaient bien plus qu’un vieux bouquet figé par la
peinture. Tu m’as appris à les aimer et je t’ai aimée pour ça. Entre
autres choses.

L’original de ce tableau a été exposé pour la dernière fois au salon


du dessin de 1986, lors d’un hommage à Yvette Alde. Depuis, il a
été vendu 250 euros dans la salle 14 de l’Hôtel Drouot et a
disparu des radars. En tout cas des nôtres.

La première fois que nous avons vu une copie de ce tableau, tu as

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lâché ma main. Je m’en souviens parce qu’il pleuvait et que
l’exposition était mal éclairée. Tu as lâché ma main et tu as avancé
dans la pièce suivante. J’ai senti ce jour-là que tu avançais
inexorablement vers une pièce où je n’étais pas, et j’ai détesté ce
sentiment comme j’ai détesté cet homme qui a regardé le même
tableau que toi, au même moment, puis qui a pointé de l’index
des traits pâles tirant vers l’horizon. Tu as souri.

À la boutique de l’exposition, tu as acheté un magnet du fameux


tableau à coller sur le frigo. Tu m’as demandé si je voulais quelque
chose sans le demander vraiment, et d’ailleurs tu n’as pas attendu
de réponse. Sur le chemin du retour, on parlait peu et tes yeux
semblaient toujours tracer des lignes de fuite vers un horizon
beaucoup trop loin pour moi. Plus tard, tu en as encore parlé
pendant de longues minutes. Je n’en ai pas écouté un mot.

La seule ligne de fuite qui m’intéressait était celle tracée par tes
pas s’éloignant des miens.

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Zastava R357

Elle est partie depuis six ans désormais.

C’est le temps qu’il lui aura fallu, à lui, pour comprendre.

Il n’a pas écrit une ligne depuis ce jeudi soir où il l’a vue pour la
dernière fois. Ça fait bien longtemps qu’il n’a pas vendu un livre
ou mis les pieds dans un open space. Bien longtemps qu’il a
quitté la ville. Il vide des maisons et des appartements pour un
antiquaire énergique et misanthrope, payé dix euros non déclarés
de l’heure, plus un objet au choix en-dehors de ceux déjà promis.

Le travail lui plaît. Le calme, les interactions réduites au


minimum, le plein qui devient vide, le tri du matériel accumulé et
oublié, ça aide à réfléchir. La sensation de légèreté provoquée par
ces vies quittant les lieux après avoir quitté les corps l’apaise.

Ce jour froid d’octobre, dans une grande maison qui pourrait


être belle si elle n’était pas en piteux état, il a trouvé, dans un
cagibi aménagé sous le grand escalier, un vieux range-parapluie en

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bois complètement rempli de vieux foulards. Il les a sortis, un par
un, sans vraiment savoir pourquoi.

Tout au fond, enroulé dans une dernière étoffe légère, il a trouvé


une arme. L’antiquaire l’a identifié comme un Zastava R357, un
revolver de gros calibre fabriqué en Serbie à la fin des années
1980. Le barillet était vide, mais une cartouche avait glissé sur le
sol. L’ensemble ne serait pas inscrit au registre et rentrerait avec lui
à la fin de la journée, accompagné de ses quatre-vingt-dix euros
bien mérités.

La douche coule jusqu’à ce que le ballon d‘eau chaude montre ses


premiers signes de faiblesse. La salle de bain baigne dans un nuage
de vapeur d’eau que tout corps solide peinerait à traverser. Il se
regarde dans le miroir et se distingue à peine. Il se dit que quand
le tronc d’un arbre est complètement pourri, ça ne sert à rien
d’élaguer les branches.

Il ramasse l’arme sur le bord du lavabo et tend le bras. Au bout de


son poignet, le manche marron est confortable. Le canon pointe
devant lui une cible floue. Ça n’est pas aussi lourd qu’il l’aurait
cru, même avec l’unique balle insérée.

Il se demande ce que presser la détente provoquerait. Si l’arme


fonctionnerait, si la balle saisirait son unique chance sur six et

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filerait dans la chambre. Il se demande si le coup partirait.
Ressentirait-il quelque chose ? Est-ce que les douleurs
s’accumulent ou s’annulent ? De quelle couleur serait le sang ?

Le visage en face de lui le fait douter. Des gouttes de


condensation coulent le long du miroir sur lequel un sourire veut
apparaître mais reste bloqué. Alors, à cet instant précis,
complètement nu, un revolver serbe probablement hors d’usage
dans la main droite, quelque chose change en lui.

Ils se sont loupés de peu, croient-ils, et personne même pas eux ne


sait s’ils ont raison. Alors il faut accepter de ne pas savoir, de ne
pas comprendre, parce qu’on peut vite se rendre fou à jouer à ce
jeu-là, et qu’au bout du compte on reste seul dans un brouillard
trop épais qu’on appelle ce qui aurait pu se passer.

Il ouvre la fenêtre et la vapeur se précipite vers des espaces bien


plus vastes. Il y voit clair.

Elle est partie depuis six ans désormais et ne reviendra pas. Les
balles vertes et bleues ne sont plus dans aucun camp.

Ce jour-là, il n’a pas pressé la détente. Il a retourné l’arme, l’a


tenue par le canon, et a fracassé le miroir de plusieurs coups de
crosse. Il a souri et n’avait pas besoin du reflet pour le savoir. Il le

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ressentait. À ses pieds gisaient les débris d’un cœur insatisfait,
d’un esprit lâche et d’un corps en colère qu’il n’avait rien à gagner
à porter en lui.

Liverpool, décembre 2019

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Du même auteur

Roman
Ponos (IS Édition, 2017)

Récits
Planète insolite (Éditions insatiables, 2014)
Impact(s) (Casa Express éditions, 2017)
Que peut-on apprendre de Cuba ? (Typographe éditions, 2019)
Une utopie dans la poudrière (Typographe éditions, 2019)
Contrechamp (Typographe éditions, 2020)

Essais
Les journalistes n’ont pas lu Darwin (Éditions insatiables, 2010)
Le webdocumentaire en 10 leçons (Éditions insatiables, 2011)

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