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L’édition

originale de l’ouvrage a paru chez HarperTeen,


an imprint of HarperCollins Publishers, sous le titre :

WHAT IF IT’S US

Copyright © 2018 by Becky Albertalli and Adam Silvera.


All rights reserved including the rights of reproduction in whole or in part in any form.

Traduit par Jean-Baptiste Flamin et Mathilde Tamae-Bouhon.

Couverture : © Jeff Östberg

© Hachette Livre, 2018, pour la traduction et la première édition française.


Hachette Livre, 58 rue Jean-Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-627390-6
À Brooks Sherman,
l’agent de l’univers qui a permis notre rencontre.
Et à Andrew Eliopulos et Donna Bray,
qui ont élargi notre univers.
Chapitre 1

ARTHUR
Lundi 9 juillet

Je ne suis pas de New York, et j’ai le mal du pays.


Il y a tellement de règles tacites ici. Il ne faut jamais s’arrêter en pleine rue ni
se perdre dans la contemplation des buildings ou des graffitis. Non aux cartes
pliantes XXL, aux sacs banane, aux échanges de regards. Interdiction de
fredonner des mélodies de Dear Evan Hansen en public. Et ne vous avisez
surtout pas de prendre des selfies au coin de la rue, même avec un stand de hot
dogs et une file de taxis jaunes à l’arrière-plan, ce qui colle parfaitement à votre
fantasme ultime de la Grosse Pomme. Vous avez le droit d’apprécier
discrètement le tableau, mais il faut la jouer cool. Pour ce que j’en sais,
d’ailleurs, c’est ça, le but, à New York : être cool.
Je ne suis pas cool.
Prenez ce matin. J’ai commis l’erreur de jeter un coup d’œil en l’air, rien
qu’un instant, et j’ai scotché. Vu sous cet angle, on croirait que le monde se
casse la binette, tout en gratte-ciel étourdissants avec une boule de feu
incandescente au milieu. Magnifique, je dois bien le reconnaître. Splendide,
surnaturel, et surtout à des années-lumière de la Géorgie. J’incline mon
téléphone pour prendre une photo. Pas de story Instagram, pas de filtre. Pas le
moindre gribouillis.
Rien qu’une toute petite photo, en douce.
Aussitôt, tempête sur le trottoir : Bon sang. Non mais je rêve. BOUGE. Foutus
touristes. Sérieux, je prends deux secondes pour faire une photo, et me voilà
étiqueté barrage humain. Responsable de tous les retards de métros, de toutes les
fermetures de routes, l’incarnation même de l’inertie.
Foutus touristes.
Je n’en suis même pas un. Je vis plus ou moins ici, le temps d’un été, du
moins. Je ne suis pas là pour courir les monuments un lundi matin. Je suis en
train de bosser. Enfin, je suis en route pour Starbucks, mais ça compte.
Et d’accord, peut-être que j’ai pris le chemin le plus long. Peut-être que
j’avais besoin de ces quelques minutes supplémentaires loin du bureau de
maman. D’ordinaire, les stages, c’est plus barbant qu’autre chose, mais cette
journée se révèle particulièrement merdique. Du genre où il n’y a plus de papier
dans l’imprimante ni en réserve, du coup vous essayez d’en chiper dans la
photocopieuse, sauf que vous n’arrivez pas à ouvrir le tiroir, et là vous vous
trompez de bouton et la machine se met à biper, vous voyez le tableau ? Et vous
êtes coincé, à vous dire que le crétin qui a inventé les photocopieuses est à deux
doigts de se faire botter le cul. Par vous. Un petit Juif d’un mètre soixante-dix
atteint d’un trouble du déficit de l’attention et en proie à une colère de tous les
diables. Voilà, ce genre de journée.
Et tout ce que je veux, c’est chouiner auprès d’Ethan et de Jessie, mais je
n’arrive toujours pas à textoter en marchant.
Je me mets à l’écart du flot de piétons, près de l’entrée d’un bureau de poste,
et… waouh. On n’en fait plus des comme ça à Milton, Géorgie. La façade en
pierre blanche, avec ses piliers et ses ornements de cuivre, est d’une classe telle
que je me sentirais presque pouilleux à côté. Alors que je porte une cravate.
J’envoie mon cliché de la rue ensoleillée à Ethan et Jessie : Dure journée au
bureau !
Jessie me répond aussitôt : Je te déteste. On échange ?
Faut que je vous explique : Jessie et Ethan sont mes meilleurs amis depuis la
nuit des temps. Avec eux, j’ai toujours été Arthur, le Vrai. Arthur le Solitaire
chouinard, plutôt qu’Arthur le Boute-en-train d’Instagram. Mais, pour une raison
qui m’échappe, j’ai besoin de leur faire croire que ma vie à New York, c’est de
la balle. Je m’y sens obligé. Résultat, ça fait des semaines que je les inonde de
textos à la sauce Boute-en-train d’Instagram. Même si je ne suis pas sûr de leur
vendre du rêve.
Tu me manques aussi, ajoute Jessie avant de me balancer toute une ligne
d’émojis bisou. On dirait ma bubbe, ma grand-mère, en format ado. Elle me
textoterait une marque de rouge à lèvres baveuse sur la joue si elle le pouvait. Le
plus étrange, c’est qu’on n’a jamais été du genre gnangnan dans notre amitié –
en tout cas pas jusqu’au bal du lycée. Autrement dit, le soir où j’ai annoncé à
Jessie et à Ethan que j’étais gay. J’admets :
Vous me manquez aussi, tous les deux.
REVIENS, ARTHUR.
Encore quatre semaines. Loin de moi l’idée de compter.
Ethan se fend enfin du plus ambigu de tous les émojis : la grimace. Non mais
sérieux. La grimace ? Si, depuis le bal, Jessie singe ma grand-mère, Ethan, lui,
joue les mimes. À vrai dire, la plupart du temps, en discussion de groupe, il fait
plutôt bonne figure, mais à titre individuel ! Disons que ses textos en cascade ont
cessé de me parvenir environ cinq secondes après mon coming out. On ne va pas
se mentir : je n’ai jamais rien ressenti de plus nul. Un de ces jours, je vais lui dire
ses quatre vérités, et le plus tôt sera le mieux. Pourquoi pas aujourd’hui,
d’ailleurs ? Pourquoi pas…
C’est alors que la porte du bureau de poste s’ouvre à la volée pour révéler – je
ne rigole pas – un duo de jumeaux en combishorts assortis. Avec des moustaches
en guidon de vélo. Ethan péterait un câble s’il voyait ça. Ce qui me fout en
rogne. C’est toujours comme ça avec lui. Il y a une minute, j’étais prêt à larguer
ce crétin avec ses émojis ambigus. Maintenant, je donnerais tout pour entendre
son rire. Un grand huit émotionnel en l’espace de soixante secondes.
Les jumeaux me dépassent d’un pas tranquille. Tous deux arborent des
chignons. Évidemment. À croire que New York est une planète à part, parce que
personne ne cille, vous pouvez me croire.
Sauf que.
Un garçon approche de l’entrée, un carton dans les mains, et s’arrête net en les
voyant passer. Il a l’air tellement déconcerté que j’en éclate de rire.
Et il me regarde. Et il sourit.
Et merde.
Non, sérieux. Merde alors. C’est le mec le plus mignon de la planète. Je ne
sais pas si ce sont ses cheveux, ses taches de rousseur ou ses joues toutes roses.
C’est bien la première fois de ma vie que je m’arrête sur les joues de quelqu’un,
tiens. Les siennes en valent la peine. Tout chez lui en vaut la peine. Sa tignasse
châtain ébouriffée à la perfection. Son jean cigarette, ses chaussures éraflées, son
T-shirt gris – l’inscription « Dream & Bean Coffee » tout juste visible au-dessus
de son fardeau. Il est plus grand que moi. Bon, OK, presque tous les mecs le
sont.
Il me fixe toujours.
Je bricole un sourire. Vingt points pour Gryffondor.
— Combien tu paries qu’ils ont garé leur tandem devant le salon à barbe ?
Son petit rire surpris est si craquant que j’en ai un peu le vertige.
— Le salon à barbe qui fait aussi galerie d’art et micro-brasserie, tu veux
dire ? Grave !
On continue de se sourire sans rien dire l’espace d’une minute.
— Alors, tu entres ou tu sors ? demande-t-il finalement.
Je jette un coup d’œil à la porte.
— J’entre.
Et je m’exécute. Je le suis à l’intérieur. Ce n’est même pas un choix conscient.
Ou alors c’est mon corps qui l’a fait pour moi. Il a un truc, ce mec. Un truc qui
me pince le cœur. Un truc qui me dicte de faire sa connaissance, comme si
c’était inéluctable.
Bon, je vous dois un aveu qui va sans doute vous faire flipper. Enfin, vous
flippez sans doute déjà, de toute façon, mais peu importe. Laissez-moi finir.
Je crois au coup de foudre. Au destin, à l’univers et tout le toutim. Mais pas
dans le sens que vous imaginez. Pas dans le sens où « nos âmes ont été séparées,
ce qui fait de toi ma moitié jusqu’à l’infini et au-delà ». Simplement, je suis
persuadé que certaines rencontres sont pour ainsi dire écrites. Et que l’univers
les pousse sur votre chemin. Y compris un lundi comme les autres, en plein mois
de juillet. Y compris à la poste.
Sauf que, soyons honnêtes, ce n’est pas un bureau de poste comme un autre. Il
est assez vaste pour faire office de salle de bal, avec ses sols lustrés, ses rangées
de boîtes postales numérotées et ses sculptures alignées comme dans un musée.
Mister Carton rejoint un petit comptoir près de l’entrée, dépose son paquet à côté
et commence à remplir un bordereau.
Alors j’attrape une enveloppe prioritaire sur un présentoir avant d’aller rôder
près du comptoir en question. Le summum de la décontraction. Inutile de se
prendre le chou. Faut juste que je trouve les bons mots pour alimenter la
conversation. Pour être franc, je suis plutôt du genre sociable. Je ne sais pas si
c’est typiquement géorgien ou juste typique des Arthur, mais il suffit qu’un petit
vieux fasse ses courses en même temps que moi pour que je me retrouve à
vérifier le prix des pêches en boîte pour lui. Si une femme enceinte prend le
même avion, à l’atterrissage elle aura donné mon nom à son enfant à naître.
C’est mon seul point fort.
Du moins jusqu’à aujourd’hui. Je crois que je ne suis même plus capable
d’émettre le moindre son. Larynx désintégré. Vite, réveiller le New-Yorkais qui
sommeille en moi, cool et nonchalant. On sourit. On respire un grand coup.
— Joli paquet.
Et… merde. La suite déboule en pagaille :
— Enfin, je ne parlais pas de ton « paquet ». C’est juste que… tu as un gros…
paquet.
Je mime la taille du truc. Parce qu’à l’évidence c’est le meilleur moyen de
désamorcer le sous-entendu, d’écarter les mains comme pour mesurer vous
savez quoi.
Mister Carton fronce les sourcils.
— Désolé. Je… je te jure que ce n’est pas dans mes habitudes de commenter
l’équipement des inconnus.
Il croise mon regard et esquisse un petit sourire.
— Jolie cravate, dit-il.
Je baisse les yeux et rougis. Évidemment, il fallait que je porte une cravate
ridicule aujourd’hui. Issue de la collection de papa. Bleu marine, constellée de
hot dogs minuscules. Je tente :
— Ça vaut toujours mieux que le combishort, non ?
— Pas faux.
Nouveau sourire. C’est là que je remarque ses lèvres, forcément. Qui sont la
copie conforme de celles d’Emma Watson. La bouche d’Emma Watson. Juste là,
sur le visage de ce mec.
— Je vois que tu n’es pas d’ici, remarque Mister Carton.
Je sursaute, pris de court.
— Comment l’as-tu deviné ?
— Tu n’arrêtes pas de me parler. (Il s’empourpre.) Ce n’était pas un reproche,
hein. C’est juste que d’habitude il n’y a que les touristes pour faire la
conversation.
— Oh.
— Mais j’ai rien contre, précise-t-il.
— Je ne suis pas un touriste.
— Ah bon ?
— OK, techniquement, je ne suis pas d’ici, même si je loge à New York. Pour
l’été. Je viens de Milton, Géorgie.
— Milton, Géorgie, répète-t-il avec un sourire.
Une frénésie inexplicable s’empare de moi. Mes membres m’échappent
totalement, ma tête se remplit de coton. Je dois être aussi rouge qu’une tomate
transgénique. J’aime mieux ne pas savoir. Surtout, continuer de parler.
— Je sais ! « Milton. » On dirait le nom d’un grand-oncle juif.
— Je ne voulais pas…
— Tu sais que j’ai vraiment un grand-oncle juif appelé Milton ? C’est lui qui
nous loge.
— Qui ça, nous ?
— Tu veux dire, avec qui je vis chez mon grand-oncle Milton ?
Il acquiesce. Je le regarde. Avec qui croit-il que j’habite, au juste ? Mon petit
copain ? Mon mec de vingt-huit ans trop canon avec des écarteurs dans les
oreilles, un piercing à la langue et mon nom tatoué sur un de ses pectoraux ?
Voire les deux ?
— Mes parents, je m’empresse d’ajouter. Ma mère est avocate, son cabinet a
un bureau ici, alors elle est descendue fin avril pour suivre un dossier. Je l’aurais
bien accompagnée à ce moment-là, mais elle m’a dit « Bien tenté, Arthur, mais il
te reste un mois de cours ». Sauf que c’était sans doute mieux, au final, parce
que, même si je me faisais une certaine idée de New York, la réalité est bien
différente, et maintenant je suis coincé ici et mes potes me manquent, ma voiture
aussi, et même le Waffle House.
— Dans cet ordre ?
— Enfin, surtout la caisse. (Je décoche un sourire.) On l’a laissée chez ma
bubbe à New Haven. Elle vit tout près de Yale, où j’espère faire mes études.
J’espère. Je croise les doigts. (Je suis incapable de m’arrêter.) Enfin, je t’embête
à te raconter ma vie.
— Ça ne me dérange pas. (Il hésite, son carton en équilibre sur la hanche.) Tu
fais la queue ?
J’acquiesce et je le suis. Il pivote pour me faire face, son paquet entre nous. Il
n’a pas encore collé le bordereau, qui repose négligemment sur la boîte. J’essaie
de jeter un coup d’œil à l’adresse, mais il écrit comme un cochon, et je suis nul
pour lire à l’envers.
Il me prend la main dans le sac.
— C’est moi, ou t’es drôlement indiscret ?
Il me regarde, les yeux plissés.
— Oh… (Je déglutis.) Un peu, j’avoue.
Ma confession lui arrache un sourire.
— Rien de très intéressant. Les restes d’une rupture.
— Mais encore ?
— Des livres, des cadeaux, une baguette de Harry Potter. Autant de choses
que je n’ai plus envie de voir.
— Tu ne veux plus voir ta baguette Harry Potter ?
— Je ne veux plus rien voir de ce que m’a offert mon mec.
Son mec.
Autrement dit, il aime les garçons. Bon, d’accord. Waouh. Ce genre de truc ne
m’arrive jamais. Je vous jure. Peut-être que l’univers tourne différemment à
New York.
Mister Carton aime les mecs.
JE SUIS UN MEC.
— C’est cool, dis-je.
La décontraction. Sauf qu’il me regarde bizarrement. Je porte les mains à ma
bouche.
— Non, pas cool, grands dieux, non ! C’est pas cool, les ruptures. C’est juste
que… Toutes mes condoléances.
— Il n’est pas mort.
— Oh non, bien sûr. Ouais. Je vais… bredouillé-je, la main posée sur la
barrière rétractable.
Sourire crispé de Mister Carton.
— Je vois. Tu fais partie de ces mecs qui flippent devant les gays.
— Quoi ? je glapis. Mais non ! Pas du tout.
— Ben voyons.
Il lève les yeux au ciel.
— Je t’assure ! Écoute, je le suis moi-même. Gay.
Et le monde cesse de tourner. J’ai la langue lourde et épaisse.
Disons que ce ne sont pas des mots que je prononce souvent. « Je suis gay. »
Mes parents le savent, Ethan et Jessie le savent, et je l’ai plus ou moins dit aux
assistantes intérimaires du cabinet de maman. Mais je ne suis pas du genre à
l’annoncer dans un bureau de poste.
Sauf qu’apparemment si.
— Oh. Vraiment ? demande Mister Carton.
— Vraiment.
C’est drôle – je meurs d’envie de le lui prouver, maintenant. J’aimerais
pouvoir dégainer ma carte de gay, comme un insigne de policier. Ou lui en
donner la preuve autrement. Bon sang. Qu’est-ce que j’aimerais lui en faire la
démonstration.
Mister Carton se détend avec un sourire :
— Cool.
Et mince alors. Je ne rêve pas. C’est à peine si j’arrive à respirer. On dirait que
l’univers a décidé de ce moment.
— Alors, on fait la queue, oui ou non ? gronde une voix derrière le guichet.
Je lève le nez. La guichetière nous foudroie du regard par-dessus son piercing
labret. Zéro compassion.
— Allez, la frimousse, on avance.
Mister Carton m’adresse un regard hésitant avant de rejoindre le comptoir.
Déjà, une file s’est formée derrière moi. Et, bon, je n’espionne pas mon bel
inconnu – du moins pas volontairement. Disons plutôt que sa voix attire mes
oreilles. Il croise les bras, les épaules rigides.
— Ça fera vingt-six cinquante en prioritaire, annonce Labret.
— Pardon ? Vingt-six dollars ?
— Et cinquante cents.
Mister Carton secoue la tête.
— C’est cher.
— C’est tout ce que je peux vous proposer. À prendre ou à laisser.
Il se contente de rester là, sans bouger, un instant. Avant de reprendre son
chargement et de le serrer contre sa poitrine.
— Je regrette.
— Personne suivante, lance Labret.
Elle me fait signe, mais je sors de la file. Mister Carton cligne des yeux.
— Comment est-ce qu’un simple colis peut coûter si cher ?
— Je ne sais pas. C’est nul.
— Sans doute un message de l’univers pour me dire que je devrais garder tout
ça.
L’univers.
Punaise. Il y croit. À l’univers. Et, sans vouloir brûler les étapes, le seul fait
qu’il croie à l’univers est clairement un signe de l’univers.
— D’accord. (Mon pouls s’accélère.) Mais, et si l’univers essayait plutôt de te
dire que tu devrais jeter ses affaires ?
— Ce n’est pas comme ça que ça marche.
— Ah bon ?
— Vois-le ainsi : me débarrasser de la boîte, c’était le plan A. L’univers ne va
pas faire dérailler mon plan A pour que je passe à une autre version du plan
A. Clairement, il veut me faire passer au plan B.
— Lequel est…
— D’accepter que l’univers est un connard…
— Mais c’est faux !
— Oh, que si. Crois-moi.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Je sais en tout cas qu’il me prépare un sale coup avec ce carton.
— Mais justement ! (Je le transperce du regard.) Tu n’as aucune idée de ce
que l’univers mijote précisément. Peut-être que la seule raison pour laquelle tu te
trouves ici, c’est que l’univers voulait que tu me rencontres afin que je te dise de
bazarder cette boîte.
Il sourit :
— Tu crois que l’univers voulait qu’on se rencontre ?
— Hein ? Non ! Enfin, je ne sais pas. C’est toute la question. On n’a aucun
moyen de le savoir.
— Je suppose qu’on sera bientôt fixés.
Il contemple le bordereau de livraison un moment avant de le déchirer en deux
et de jeter le tout à la poubelle. Du moins vise-t-il la poubelle, mais le papier
finit par terre.
— Enfin, bref, soupire-t-il. Euh, est-ce que tu…
— « Mesdames et messieurs… (Une voix résonne dans les haut-parleurs.)
Puis-je avoir votre attention ? »
Je jette un regard à Mister Carton.
— Est-ce que…
Je suis interrompu par un hurlement de larsen, suivi d’une intro au piano.
Et c’est là qu’une fanfare fait son entrée.
Une putain de fanfare. Qui s’engouffre dans le bureau de poste, armée de
grosses caisses, de flûtes et de tubas, en claironnant une reprise cacophonique du
tube de Bruno Mars, « Marry You ». Et voilà que des dizaines de gens – des
personnes âgées, d’autres que je croyais là pour acheter des timbres – se lancent
dans une chorégraphie élaborée, avec grands battements, déhanchés et secousses
des épaules. Tous ceux qui ne dansent pas filment la scène. Pour ma part, je suis
trop abasourdi pour sortir mon téléphone. Sérieux, sans vouloir prendre mes
désirs pour des réalités… Je rencontre un mec mignon et, cinq secondes plus
tard, je me retrouve au milieu d’une demande en mariage avec flash mob et
fanfare ? Ça va, l’univers, tu veux pas crier plus fort encore ?
La foule s’écarte pour laisser passer un type tatoué juché sur un skateboard,
qui s’arrête devant le guichet, un écrin à la main. Au lieu de mettre un genou à
terre, il plante les coudes sur le comptoir et adresse un sourire radieux à Labret.
— Kelsey, ma douce. Veux-tu m’épouser ?
Le mascara de Kelsey dessine des traînées noires jusqu’à son anneau labial.
— Oui !
Elle agrippe le visage de son prétendant pour lui donner un baiser baigné de
larmes, sous les vivats de l’assistance.
J’encaisse la scène comme un coup au cœur. C’est du typique New York,
comme on le voit dans les musicals – une éruption de joie en Technicolor. Dire
que j’ai passé tout l’été à me morfondre et me languir de ma Géorgie… mais
quelqu’un vient de presser un interrupteur dans mon cerveau.
Je me demande si Mister Carton ressent la même chose. Je me tourne vers lui,
un sourire aux lèvres, la main sur le cœur…
Mais il a disparu.
Je laisse retomber mon bras. Nulle trace du garçon. Ni de son paquet. Je
parcours la foule du regard, j’examine chaque visage. Peut-être a-t-il été poussé
sur le côté par la cohue. Peut-être en faisait-il partie. Peut-être avait-il un rendez-
vous urgent… au point de ne pas avoir le temps de me demander mon numéro.
Ni même de me dire au revoir.
Je n’arrive pas à croire qu’il ne m’a pas dit au revoir. Je pensais… Je ne sais
pas, c’est sans doute stupide, mais je croyais qu’il se passait un truc entre nous.
Enfin, l’univers nous a quasiment cueillis pour nous livrer l’un à l’autre. C’est
bien ce qu’il vient de se passer, non ? C’est la seule interprétation possible à mes
yeux.
Sauf qu’il s’est évaporé. Telle Cendrillon à minuit. Comme s’il n’avait jamais
existé. Et maintenant je ne saurai jamais comment il s’appelle ni comment ses
lèvres à la Emma Watson prononcent mon nom. Je n’aurai jamais l’occasion de
lui démontrer que l’univers n’est pas un connard.
Disparu. Envolé. Je manque de m’effondrer sous le coup de la déception.
C’est là que mon regard s’arrête sur la poubelle.
OK. Je ne dis pas que je vais fouiller la corbeille. Bien sûr que non. J’ai beau
être déprimé, je ne suis pas aussi pathétique. Mais Mister Carton a peut-être
raison. Peut-être l’univers appelle-t-il au plan B.
J’ai juste une question : si un détritus n’atterrit pas dans la poubelle, garde-t-il
sa qualification de détritus ? Parce que imaginons – et ce n’est qu’une hypothèse,
bien sûr –, imaginons qu’un bordereau d’envoi chiffonné traîne par terre. Est-ce
un détritus ?
Et si c’était une pantoufle de verre ?
Chapitre 2

BEN

Retour à la case départ.


C’était pourtant pas compliqué. Je devais poster le colis de rupture. Pas sortir
en trombe du bureau de poste avec. À ma décharge, il s’est passé pas mal de
choses là-bas. Il y a eu cet Arthur, un type cool et mignon qui ne s’est clairement
jamais fait arnaquer par l’univers, vu qu’il a pensé que notre rencontre était
écrite. Le jour où j’essayais de renvoyer ses affaires à mon ex, Hudson… Et puis
il y a eu cet orchestre qui nous a séparés. Je parie qu’Arthur a changé de refrain
sur l’univers après cet événement.
Je saute dans le train qui me ramène au quartier d’Alphabet City pour me
rendre chez mon meilleur pote Dylan. Moi, je vis sur l’Avenue B, et lui sur la
D. Entre nous, tout a commencé grâce à nos noms de famille, Alejo et Boggs.
Comme on était assis par ordre alphabétique, il était derrière moi en CE2 et me
tapotait sans arrêt l’épaule pour m’emprunter ce qui lui manquait, genre un
crayon à papier ou une feuille volante. Quand on a été plus grands, rien n’a
changé : il avait toujours besoin de mon iPhone deux-versions-plus-vieux-que-
tout-le-monde pour envoyer des textos à son crush-de-la-semaine quand la
batterie du sien était morte. La seule chose que moi je lui « emprunte », c’est de
l’argent pour le repas de midi. Et je mets « emprunte » entre guillemets parce
que c’est super rare que j’arrive à le rembourser, sauf qu’il s’en fiche. Dylan est
un type chouette. Ça lui est égal que j’aime les mecs et ça m’est égal qu’il aime
les filles. Big up à ce cher alphabet, sans qui cette bromance n’aurait pas été
possible.
Je descends du train et m’arrête devant plusieurs poubelles en tenant le carton
juste au-dessus, mais me rétracte chaque fois, incapable de trouver le courage de
balancer ce foutu machin.
J’imagine que je ne m’attendais pas à ce que la rupture soit pénible à vivre dès
lors que je l’avais décidée. Enfin, puisque c’est Hudson qui a embrassé
quelqu’un d’autre, j’ai plutôt le sentiment que c’est lui qui m’a largué. Ça
n’allait plus entre nous depuis le divorce de ses parents, mais j’avais fait preuve
de patience avec lui. Comme la fois où je l’ai laissé préparer mon anniversaire et
qu’il m’a emmené au concert de son groupe préféré. J’ai laissé couler parce que
c’était mon premier concert et que les Killers déchirent. Sauf qu’ensuite il m’a
fait faux bond pour le grand repas d’anniversaire de mariage de mes parents. Là
encore, j’ai pris sur moi : fêter une telle occasion après tout ce qui s’était passé
dans sa famille, ça faisait peut-être trop pour lui. Mais, quand on est allés au ciné
voir une comédie romantique sur deux garçons et qu’il m’a sorti que l’amour, y
compris le nôtre, n’était jamais digne d’un film hollywoodien, j’ai quitté la salle
aussi sec. Je pensais qu’il me courrait après pour s’excuser ou me rappellerait,
enfin qu’il agirait comme un petit copain digne de ce nom.
Silence radio pendant trois jours. Il a fallu que je l’appelle pour lui demander
si on se reparlerait un de ces quatre. Alors il est passé chez moi sans prévenir
pour m’avouer qu’il croyait qu’on n’était plus ensemble et avait embrassé un
type à une soirée. Il m’a supplié de lui accorder une nouvelle chance, mais non.
J’ai rompu. Pour de vrai. Même s’il considérait que tout était fini entre nous, il
était incapable d’attendre ne serait-ce qu’une semaine avant de tourner la page ?
Dur de ne pas se sentir minable après ça.
J’arrive devant chez Dylan, j’appuie sur l’interphone et il m’ouvre aussitôt, ce
qui est plutôt cool parce que je ne suis pas vraiment en mode patience
aujourd’hui. Je me trimballe un carton rempli d’affaires appartenant à mon ex.
Mon sac à dos contient des devoirs de vacances. Cette journée est maudite.
Je bâille dans l’ascenseur. J’ai dû me lever à 7 heures à cause des cours d’été.
Vive la vie, sérieux. L’univers s’en balance un peu de moi – et il en profite pour
me balancer son coup de poing américain dans le cœur, puis dans l’ego.
Je sors de l’ascenseur et j’entre chez Dylan sans sonner, on est proches à ce
point. Mais je suis assez prudent pour toquer à la porte de sa chambre : j’ai
retenu la leçon il y a quelques mois, quand je suis entré sans frapper alors qu’il
se faisait un petit plaisir solo. Je lui lance à travers la porte :
— Ta main est bien en dehors de ton pantalon ?
— Hélas.
J’ouvre. Dylan est assis sur son lit, en train de textoter frénétiquement. Il s’est
fait couper les cheveux depuis hier soir, quand il est venu dîner à la maison.
C’est le seul mec de mon âge et de ma connaissance qui porte la barbe. Pendant
très longtemps, je jurais que j’étais à la traîne niveau puberté parce que même
ma moustache est en retard, mais tout est relatif : de ce côté-là, Dylan fait
carrément office de monstre pileux – un charmant monstre pileux.
— Big Ben, chantonne-t-il en posant son téléphone. Lumière de ma vie.
Prisonnier du bahut.
Les cours d’été craignent à mort. Dylan me vanne depuis le jour où je suis
sorti du bureau du CPE avec la mauvaise nouvelle : j’allais devoir passer les
grandes vacances en cours de rattrapage. Il a de la chance, Dylan : ses copines ne
l’ont pas convaincu de se la couler douce en classe en misant sur le fait que les
bonnes notes tomberaient toutes seules.
— Hey, je lui réponds.
Les surnoms mignons, c’est pas trop mon truc.
Dylan me pointe du doigt :
— Ma foi, ce T-shirt est de toute beauté.
Le gros de sa garde-robe se compose de T-shirts de coffee-shops indés du
quartier, et il m’a offert ce Dream & Bean hier soir. Dylan me refile des fringues
quand son dressing déborde. En temps normal, il ne se sépare pas de ses
préférés, comme celui que je porte, mais je ne vais pas me plaindre. Je rétorque :
— Tous les autres étaient au sale. D’habitude, je choisis des T-shirts plus
cools.
— Je suis blessé. J’imagine que tu es de mauvais poil parce que tu portes le
carton de rupture que tu allais remettre à Hudson. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il n’est pas venu en cours aujourd’hui.
Je me déleste de mon fardeau.
— Sécher le premier jour des cours d’été, ça commence mal, note Dylan.
— J’ai demandé à Harriett si elle acceptait de lui apporter le carton, mais elle
a refusé. Alors j’ai voulu le poster, mais je n’ai pas les moyens pour un envoi
prioritaire.
— Pourquoi fallait-il à tout prix que ce soit un envoi prioritaire ?
— Parce que je veux que cette boîte disparaisse de ma vue le plus vite
possible.
— Un envoi standard aurait très bien fait l’affaire. (Dylan relève le sourcil
gauche.) T’as pas pu, c’est ça ?
Je baisse les yeux sur ce colis que j’aurais dû poster, ou jeter, ou attacher à
une ancre et balancer dans un fleuve, et réponds :
— Arrête de psychanalyser mes conneries. C’est les miennes, je te signale.
Mon ami se lève et me prend dans ses bras.
— Chh-chh-chh-chh…
Il me frotte le dos en y dessinant des cercles.
— La voix réconfortante ne fonctionne pas.
Il m’embrasse sur la joue et dit :
— Ça va aller, Petit Pudding.
Je m’assieds en tailleur sur le lit. Je suis tenté de sortir mon téléphone pour
vérifier si je n’ai pas raté un SMS de Hudson, ou pour aller voir sur Instagram
s’il n’a pas posté un nouveau selfie. Mais je sais déjà que je n’aurai aucun
message de lui et je me suis désabonné de son compte sur toutes les plateformes.
— Je ne veux pas qu’il soit viré des cours d’été parce qu’il m’évite. Il sera
exclu s’il s’absente trois fois.
— Peut-être. Mais ça le concerne. S’il ne vient pas en classe, tu n’auras pas à
passer l’été avec lui. Problème résolu.
Il n’y a pas si longtemps que ça, la perspective de passer l’été avec Hudson
m’obnubilait. Un été en couple à se prélasser dans les piscines, les parcs et nos
chambres respectives pendant que nos parents bossaient… Je ne nous imaginais
pas en tant qu’ex coincés au bahut à rattraper le programme parce qu’on a passé
plus de temps à étudier le corps de l’autre que nos cours de chimie.
— J’aimerais que tu sois avec moi dans les tranchées. Hudson, il a sa
meilleure amie : moi aussi je devrais avoir le mien.
— Mec, sérieux, rappelle-moi de jamais commettre un crime avec toi. Tu te
ferais choper et tu me balancerais en deux secondes. (Dylan vérifie son portable,
comme si on n’était pas en train de discuter : c’est le comportement que je
préfère le moins chez l’être humain.) Ce serait le drame permanent dans la
classe, de toute façon. Impossible que je me retrouve là-bas avec mon ex, ce ne
serait pas sain, comme environnement.
— Eh bien moi, je suis littéralement là-bas avec mon ex, Dylan.
— Non, il n’est pas venu en cours, et, s’il vient, n’oublie pas que c’est toi qui
as l’avantage. Tu es sorti vainqueur de la rupture en étant celui-qui-rompt. Ça
craindrait puissance deux pour toi si c’était lui qui t’avait largué. Mais là, ça
craint juste puissance un.
J’échange sans problème mon royaume contre un univers où les peines de
cœur ne seraient pas considérées comme des victoires. Mais en attendant…
Les ruptures toutes fraîches sont la preuve qu’on ne devrait jamais semer la
pagaille dans son cercle amical en essayant de sortir avec ses potes. Je
n’accuserai personne, mais c’est Dylan et Harriett qui ont commencé. Tout allait
impeccable entre nous quatre jusqu’à ce que ces deux-là se bécotent le soir du
réveillon du Nouvel An. D’accord, Hudson me plaisait bien, et je suis convaincu
que c’était réciproque, mais, quand on s’est tournés l’un vers l’autre cette nuit-là,
on ne s’est pas embrassés, on a juste hoché la tête de connivence parce que je
connaissais mon meilleur pote et qu’il connaissait la sienne. Il n’y avait aucune
chance que ça dure entre elle et lui. Peut-être que Hudson et moi n’aurions pas
eu l’idée de tenter le coup nous-mêmes si Dylan et Harriett ne nous avaient pas
laissés avec une tonne de temps libre sur les bras pendant qu’ils passaient leurs
week-ends ensemble.
L’époque où on formait une bande me manque.
Je me lève et j’allume la Wii : me divertir en disant du mal des autres me
remontera le moral. La télé crache avec force le générique triomphal de Super
Smash Bros. Le perso préféré de Dylan est Luigi, car il trouve que Mario est
surfait. Je choisis Zelda parce qu’elle sait se téléporter, dévier les projectiles
adverses et tirer des boules de feu à très longue distance : autant de compétences
optimales pour les joueurs qui cherchent à éviter le corps-à-corps.
On commence la partie et Dylan me demande :
— Sur l’échelle de la tristesse, tu te sens comment aujourd’hui ? Niveau scène
d’intro de Là-haut, ou niveau mort de la maman de Nemo ?
— Ouh là, non. Surtout pas niveau scène d’intro de Là-haut. Elle fout trop le
cafard. Non, je crois que je suis quelque part entre les deux, genre niveau cinq
dernières minutes de Toy Story 3. Il me faut juste un peu de temps pour rebondir.
— Évidemment. Bon, il faut que je t’avoue un truc, me lance-t-il.
— C’est fini entre nous aussi ? Parce que… au secours, là.
— T’es pas loin. (Il laisse soudain place à une de ses grandes pauses
dramatiques tout en martelant un bouton de sa manette pour faire tirer à Luigi
une rafale de boules de feu vertes sur ma Zelda.) J’ai rencontré une fille dans un
coffee-shop.
— C’est la phrase la plus dylanesque que tu aies jamais prononcée.
— N’est-ce pas ? (Il laisse échapper un gloussement séduisant.) OK, alors
hier, après mon rendez-vous chez le médecin, je suis allé essayer un café dans un
quartier chic.
— Tu sors d’un rendez-vous chez le cardiologue pour aller direct dans un
coffee-shop, tout va bien. Ta fidélité abusive à la caféine te perdra.
— Le rituel annuel, me répond-il.
Dylan souffre d’un prolapsus de la valve mitrale, une maladie cardiaque pas
aussi horrible que son nom peut le laisser croire – du moins chez lui. Je ne sais
pas ce qu’il ferait si ses toubibs lui interdisaient le café.
— Bref, je suis passé devant Kool Koffee, que j’évite depuis toujours parce
que, tu sais, je n’aime pas quand on déforme l’orthographe pour « faire cool », et
elle est sortie de la boutique pour jeter les poubelles. Je suis devenu
immédiatement accro à elle. J’ai regretté de ne pas être le sac dans ses mains.
— C’est tout toi, ça.
— Mais je ne pouvais pas entrer dans sa boutique avec mon T-shirt
Dream & Bean.
— Pourquoi pas ?
— Hein ? Tu entrerais dans un Burger King avec un Happy Meal, toi ? Non.
C’est un grave manque de respect. Un peu de bon sens, quoi !
— Mon bon sens me conseille de chercher de nouveaux amis.
— Je ne voulais juste pas faire preuve d’irrespect.
— Tu viens pourtant de m’irrespecter.
— Je te parle de cette fille.
— Je sais. Mais attends. C’est pour ça que tu m’as donné ce T-shirt hier soir ?
— Oui. J’ai paniqué.
— T’es trop chelou. Continue.
— J’ai bravé le Kool Koffee aujourd’hui, habillé convenablement… (Dylan
me désigne son T-shirt bleu uni. Neutre et sympa.) Elle fredonnait une chanson
d’Elliott Smith en préparant un expresso pour un client, et j’étais mort. Fini, tué,
terminé. En une seule et même seconde, Big Ben, j’ai trouvé une future épouse
et une source illimitée de café.
J’ai un mal fou à me sentir heureux pour quelqu’un qui démarre une romance
quand je viens de subir une défaite sur le même terrain, mais c’est Dylan… Je lui
dis :
— J’ai trop hâte de rencontrer ma future belle-sœur.
— Tu te rappelles ce post de BuzzFeed sur le mariage Harry Potter ?
Samantha et moi, on organisera une cérémonie sur le thème du café. Tout le
monde portera des tabliers de barista. On ne lèvera pas nos verres mais nos
mugs. Les invités auront ma tronche dessinée dans la mousse de leur expresso.
— Tu t’emballes un peu.
— Un inconvénient, par contre.
— Déjà ?
— Elle soutient Kool Koffee parce qu’ils reversent une part de leurs bénéfices
à des organisations caritatives, et elle pense que les vrais buveurs de café
devraient faire plus attention à l’endroit où ils dépensent leurs sous. Sauf que
moi, je ne suis pas prêt à me lancer dans une relation exclusive avec Kool
Koffee.
— C’est ce qu’elle t’a demandé ?
— Non, mais… c’était implicite. Et quand l’Élue débarque dans ta vie, des
sacrifices s’imposent.
— Il n’y a pas moyen que tu abandonnes le Dream & Bean.
— Alors là, surtout pas. J’arrête d’en boire devant Samantha. Elle ne peut pas
être blessée par ce qu’elle ignore.
— Il n’y a que toi pour transformer le fait de boire du café en un acte aussi
sale.
— Bref. J’ai mis d’autres T-shirts de coffee-shops dans ton tiroir pour ne pas
céder à la tentation.
Je jette un œil aux vêtements, au cas où il y en aurait un qui déchire. Et, oui,
j’ai un tiroir dans sa chambre, et il en a un dans la mienne. On a dormi l’un chez
l’autre assez souvent pour que ce soit justifié. Quand j’ai commencé à me sentir
à l’aise avec mon coming out au bahut, je faisais super attention, en cours de
sport, à ne pas poser les yeux n’importe où, comme si dans ma tête tous les
garçons avaient peur que j’essaie de les mater. C’est vraiment top d’avoir un
pote comme Dylan, qui se fiche de se changer devant moi ou que je me change
devant lui. J’espère que je ne vais pas reperdre cet ami génial, comme chaque
fois qu’il rencontre l’Élue.
— Mais, au fait, pourquoi tu ne m’as pas parlé de Samantha hier soir, quand
tu es venu chez moi ?
— Aucune idée.
Il croit que je vais me satisfaire de cette réponse. Que je vais dire, genre « Ah
d’accord, cool » et retourner lui botter le cul à Super Smash Bros. Que nenni !
— Tu ne me racontes jamais quand tu tombes amoureux.
— N’importe quoi. Trouve-moi une fois où c’est arrivé.
— Avec Gabriella, Heather, Nathalia…
— J’ai dit une fois.
— … et Harriett. C’est bizarre, quand même. D’habitude, on se dit tout.
Dylan hoche la tête.
— J’essaie de ne pas m’attirer la poisse, j’imagine. Tu sais, mon père adore
raconter qu’il a su qu’il épouserait ma mère le jour de leur rencontre en première
année de fac. Eh bien, Samantha m’envoie les mêmes ondes.
Je fais comme si je n’avais pas déjà entendu cette rengaine, récemment encore
à propos de Harriet, avec qui il a rompu en mars. Peut-être que ça marchera cette
fois-ci. La partie continue tandis que Dylan, intarissable, se demande quel nom
de boisson chaude servira de prénom à son premier enfant avec Samantha, et je
le préviens qu’il n’est pas question que je sois l’Oncle Ben d’un gosse qui
s’appelle Matcha Latte.
Je suis un peu jaloux car Dylan est dans la phase de sa nouvelle histoire où
tout semble possible. Y compris le fait que Samantha soit l’amour de sa vie.
Comme moi quand j’ai cru que Hudson serait le mien. Je me rappelle à quel
point j’étais impatient de voir son visage au réveil – ses beaux yeux paresseux, la
petite bosse sur son nez, ses sourcils bruns suggestifs qui détonnent sous ses
courts cheveux auburn. Je me souviens qu’il a changé ma vision des choses,
notamment les fois où il devait se défendre contre les abrutis du bahut qui
l’emmerdaient à cause de ses manières efféminées : il m’a vraiment aidé à
enterrer les idées stupides que j’avais sur la masculinité. Et cette angoisse en
mars, avant qu’on fasse l’amour pour la première fois, à me demander si ça allait
être bon ou pas. Attention, spoiler : c’était génial.
Peut-être que j’arriverai à tout déchirer en classe cette semaine et que les profs
se rendront compte que je n’ai pas besoin de passer le mois de juillet à rattraper
les cours. Comme ça, je serai libéré de Hudson. Mais bon, honnêtement, j’aurais
sans doute atterri au rattrapage même si H. n’avait jamais fait partie de
l’équation. Je ne suis pas hyper sérieux quand il s’agit de bûcher.
— Tu seras toujours numéro un dans ma vie, Big Ben. Jusqu’à la naissance de
Bébé Matcha Latte.
J’exige :
— Les bros avant les bébés.
— Cinquante-cinquante ?
Je hausse les épaules.
— Va pour ça.
— Tu ne vas pas rester célibataire longtemps, pronostique Dylan, qui se prend
pour une boule de cristal en chair et en os. Tu es grand, tu as des cheveux de star
de Hollywood, un style tout naturel… Si je n’avais pas Mme Samantha Dont-le-
nom-de-famille-reste-à-découvrir-avant-de-pouvoir-l’accoler-à-Boggs, crois-
moi, tu me ferais changer de bord en moins d’un an.
— C’est trop gentil. Tu sais, un mec qui deviendrait gay pour moi, ce serait le
plus grand événement de ma vie.
Je ne cours pas après les hétéros, mais, si l’un de ces messieurs veut tenter
l’expérience, qu’il ne se gêne pas ! Bienvenue chez M. Alejo. Laissez vos
chaussures dans l’entrée, ou gardez-les jusque dans le lit si c’est votre truc.
Je gagne le premier round parce que je suis moi, et on enchaîne sur un autre.
— Parlons plutôt de la vraie raison qui t’a empêché de poster ce colis de
rupture, redémarre Dylan, comme si j’étais allongé sur son divan.
— Seulement si tu arrêtes la voix de psy.
— Peut-être pourriez-vous commencer par m’expliquer pourquoi le ton de ma
voix vous dérange. Vous rappellerais-je une figure d’autorité ?
Je mets son perso K.O. et lui lève mon joli majeur.
— En fait, je pensais que j’aurais vraiment l’occasion de lui remettre le carton
en mains propres, en guise de point final à notre histoire. Mais il n’est pas venu
en cours, et tout à coup je me suis retrouvé à la poste à parler de lui avec un mec,
quand une flash mob s’est immiscée entre nous et…
— Attends. Tu me la refais ?
— Une flash mob, véridique. Les gens dansaient sur cette chanson de Bruno
Mars, là…
— Non. Le mec. Qui, quoi, comment.
Dylan se tourne vers moi, méprisant comme à son habitude la mécanique
complexe du bouton « pause ».
— Quel enfoiré ! éructe Dylan. Tu me fais me sentir mal pour toi, mais tu
joues déjà les dévergondés avec un autre type.
— Hein ? Mais non. Il ne s’est rien passé. Zéro histoire à poursuivre, et pas de
quoi jouer les dévergondés.
— Comment ça se fait ? Qui c’est ? Je veux ses nom, adresse, numéro de
Sécu, pseudos Twitter et Instagram.
— Il s’appelle Arthur. Nom de famille : inconnu. Je sais encore moins où il
habite. Pareil pour ses pseudos et, pendant qu’on y est, pourquoi les gens ne
peuvent pas utiliser un seul et même pseudo partout ?
Dylan hoche la tête à la manière d’un sage.
— L’humanité est complexe. Qu’est-ce que tu sais sur lui ?
— Il vient de débarquer en ville. Il est là provisoirement. Il vient de Géorgie.
Il portait la cravate la plus ridicule de tout le pays.
— Il est gay ?
— Ouaip.
C’est toujours sympa de découvrir d’emblée si un mec mignon est gay ou pas.
Tenter de percer le mystère soi-même n’est pas très fun et paie rarement.
— Je sens des ondes de chaleur, là, pfiou, conclut Dylan en s’éventant.
— Il est mignon, j’avoue. Bien que plus petit que ce qui m’attire d’habitude.
Genre 1,74 mètre, 1,71 sans les talons. Des yeux bleus qu’on aurait dit
photoshopés, tellement ils venaient d’une autre planète. Ce mec est un
extraterrestre.
Dylan claque des mains.
— Adjugé, vendu. Je t’enferme dans un carton avec l’E.T. que tu as rencontré
quand tu étais censé poster le carton des reliques de ta dernière relation.
Je secoue la tête et pose ma manette.
— Non, Dy. Là, maintenant, je me fais l’effet d’une très mauvaise idée. J’ai
besoin de m’enfermer dans un carton avec moi-même pendant un moment.
— Tu n’es jamais une mauvaise idée, Big Ben.
— Merci, mec, c’est sympa.
— Dans un avenir pas si lointain, on va se payer plein de verres, je vais
m’inviter chez toi à 2 heures du mat’ et on va… se câliner comme des bêtes. Et
je te promets de ne pas dire que c’était une mauvaise idée le lendemain au réveil.
— T’as tout gâché.
— Pardon. Allez, on se remet en mode jeu. T’es trop dur avec toi-même. C’est
pas parce que Hudson est un abruti qui a cru qu’il pouvait tout se permettre que
le prochain fera pareil. Et merde, t’as rencontré un mec mignon avec un goût
pourri en cravates le jour même où tu tournais la page par rapport à ton ex. C’est
un signe.
Je repense à la façon dont Arthur et moi avons parlé de l’univers, et son image
redevient nette dans mon esprit. Il n’est pas comme les nombreux mecs mignons
que je vois ici et là en ville, avec lesquels je m’imagine des amours épiques mais
dont j’ai oublié la tronche une heure plus tard. Arthur avait des dents super
blanches et une canine cassée. Des cheveux bruns en bataille. Il était trop bien
sapé pour qui que ce soit de notre âge : un extraterrestre à peine débarqué d’un
autre système solaire s’habillerait sûrement comme lui s’il essayait de paraître
adulte sans se rendre compte que son visage de poupon fiche tout en l’air. Je
n’aurais pas dû m’enfuir du bureau de poste. Peut-être que Dylan a raison :
c’était un signe, et je l’ai ignoré. Assez déprimé, j’annonce :
— Faut que j’y aille. J’ai des devoirs.
— Un lundi, en été. Tu vends du rêve.
Dylan se lève de son lit et me prend dans ses bras.
— Je t’appelle plus tard.
— Je décrocherai si je ne suis pas en train de parler à Samantha.
J’en étais sûr. J’espère vraiment que cet été ne me privera pas de mon meilleur
ami en plus de mon petit copain.
Je me dirige vers la porte quand Dylan me rappelle :
— Tu n’oublies rien ? (Il regarde le carton de rupture.) Un fait exprès ? Je
peux m’en… occuper, si tu veux. Un masque de ski, des gants, et je me charge
de cet enfoiré au milieu de la nuit. Personne ne saura que c’est nous…
— Va consulter. (Je récupère mon colis.) Je vais m’en occuper.
Je ne sais pas encore si je mens ou non.

Je m’assieds à mon bureau et j’allume mon ordi portable. Il met quelques
minutes à être opérationnel car ce n’est pas exactement le modèle dernier cri, ni
avant-dernier cri, d’ailleurs. Les Sims rameraient moins si j’avais un ordi plus
puissant.
Je devrais sérieusement attaquer mes devoirs, mais impossible de me
concentrer sur la chimie. C’était déjà assez compliqué quand je n’avais pas en
plus à côté de moi un carton rempli de souvenirs d’une relation dont j’attendais
tout et qui s’est transformée en rien. Parfois, je me focalise sur ce qui marchait
bien entre Hudson et moi pour ne pas péter un câble. Sa façon de poser la
mâchoire sur mon épaule lors du dernier câlin de la journée, comme s’il ne
voulait pas rentrer chez lui ni même s’éloigner d’un mètre. La façon dont je
sentais son regard sur moi même quand ses yeux marron étaient braqués ailleurs,
car je savais, au fond, qu’il me regardait. Les moments où on se lisait des livres à
haute voix. Et ceux où je chargeais mon portable sur ma multiprise en forme
d’éclair pour pouvoir rester tard avec lui sur FaceTime.
Mais ce Hudson-là s’est envolé le 1er avril, jour où le divorce de ses parents,
après vingt ans de mariage, a été prononcé. Hudson comptait sur eux pour se
remettre ensemble, il jurait que sa mère lui faisait un poisson d’avril débile.
Même quand ils lui ont annoncé qu’ils se séparaient et que sa mère quittait
Brooklyn pour Manhattan, il avait gardé espoir. Il était dans le même état
d’esprit que les gamins dans les films qui échafaudent des plans de génie pour
que leurs parents retombent dans les bras l’un de l’autre.
Il assistait à la déliquescence d’un amour en lequel il avait foi, et ça ne nous a
pas aidés. Lui et moi n’étions plus du tout synchrones. Tantôt il ne voulait pas
que je sois près de lui pour le réconforter, tantôt on sortait ensemble et il crachait
sur l’amour. Mais moi, je ne pouvais pas encaisser les coups au cœur ad vitam
acternam sans ressentir le besoin de prendre de la distance. Je lui ai laissé pas
mal de chances. Non, je nous ai laissé pas mal de chances. Mais je n’ai pas
réussi à lui rappeler que l’amour pouvait être une bonne chose.
Mon ordi est enfin opé. J’ai besoin de me détendre un peu avant de me mettre
à mes devoirs, alors j’ouvre le roman de fantasy autobiographique sur lequel je
bosse depuis janvier. C’est la première fois que je tiens vraiment une bonne
résolution, et mon histoire m’obsède. Elle s’intitule La Mêlée des Mages
Maléfiques (LMMM pour faire court). Personne n’a le droit de poser les yeux
dessus, mais peut-être qu’un jour j’arriverai à la partager avec le monde. Ou au
moins avec Dylan, qui meurt d’envie de découvrir le personnage qu’il m’a
inspiré.
Je me replonge dans le récit où je l’ai laissé. C’est une scène avec le
personnage de Hudson, elle commence plutôt simplement. La nuit, Ben-Jamin et
Hudsonien quittent en douce le Château zen et se baladent dans les Bois obscurs
pour un rendez-vous romantique. Ben-Jamin dissipe la brume avec ses pouvoirs
de vent, quand soudain, ouah, une bande d’Avaleurs de vie apparaît pour
exécuter sa race à Hudson. C’est ballot. Je décris avec force détails l’immense
guillotine dont ils vont se servir pour le décapiter, juste parce que je tiens
beaucoup au réalisme, hein ! Et, à la seconde où les Avaleurs vont faire chuter la
lame sur sa nuque, je bloque.
Je n’y arrive pas.
Je ne suis pas prêt à tuer Hudson-Hudsonien. Ni à jeter le carton.
Peut-être qu’on arrivera à parler de notre histoire. À mettre un point final à
tout ça. À redevenir amis.
Je veux savoir comment il va.
Mon cœur bat à cent à l’heure tandis que je vais sur son profil Instagram,
@HudsonLikeRiver. Il a posté un selfie il y a une heure, et je ne sais pas
pourquoi Harriett disait qu’il était malade, parce qu’il a plutôt l’air en pleine
foutue forme là-dessus. Il fait un V avec les doigts et a mis le hashtag
#OnTourneLaPage. C’est clairement un autre doigt qu’il aurait dû lever.
Hudson doit être au courant que je me suis désabonné de son compte. Tout
comme il doit me connaître assez pour savoir que j’irai quand même le voir
puisqu’il n’est pas privé, contrairement au mien. Mais s’il est réellement prêt à
passer à autre chose, il ne devrait pas avoir de mal à ramener sa fraise au lycée.
Quoique, est-ce qu’il est vraiment passé à autre chose ? Il m’a dit que le gars
qu’il avait embrassé à la soirée ne vivait pas à New York. Mais ils ont pu
démarrer un truc à distance. Je me suis parfois demandé si Hudson n’en avait pas
pincé pour Danny, du cours de maths, mais il jurait que ce n’était pas son type –
trop musclé, trop accro aux voitures. Peut-être qu’il a écrit ça en référence à
quelqu’un d’autre encore…
Enfin, moi aussi je peux mettre des hashtags « tourner la page » si je veux.
L’univers n’essaie clairement pas de me simplifier la tâche aujourd’hui, sinon je
serais en train d’envoyer des SMS à Arthur au lieu de regarder l’Insta de mon ex.
Mais Dylan m’a vraiment mis des idées dans la tête. Il s’est adressé à mon côté
romantique. Celui-là même que Hudson trouvait problématique. Quand on a
rompu, il m’a dit que j’avais des attentes beaucoup trop grandes et que je
poussais parfois mes rêves trop loin. Je ne vois pas en quoi ce serait mal.
Pourquoi ne devrais-je pas chercher quelqu’un qui me fasse sentir que je vaux la
peine ? Quelqu’un qui veuille être avec moi au long cours ?
Je ne sais pas comment trouver des inconnus mignons à New York. Ceux-là,
normalement, je les croise une fois et puis basta. Mais j’ai parlé à Arthur. J’ai
son prénom. Je ferme le profil de Hudson, tape « Arthur » dans la barre de
recherche et, oh, bizarre, l’univers ne propulse pas l’Arthur que j’ai rencontré au
sommet de la liste juste pour me simplifier l’existence. Est-ce qu’il est sur
Instagram ? Aucune idée, mais, s’il est comme tous les gens du lycée, il doit
poster tout le détail de sa vie sur Twitter. Je tape « Arthur cravate hot dogs »
pour voir s’il n’a rien raconté sur son choix vestimentaire ridicule. Je ne trouve
rien, sauf un tweet sur un concours de manger de hot dogs avec un type qui
s’appelle Arthur et qui dit s’en être « mis plein derrière la cravate ». Je tape cette
fois « Arthur Géorgie » et, là, je n’ai droit qu’à un chaos aléatoire, genre une
fille qui vit en Géorgie et qui se fait un marathon télé de tous les films sur le roi
Arthur, mais rien sur un Arthur de la Poste qui quitterait la Géorgie pour l’été.
Fait chier.
On est à New York, donc Arthur de la Poste ne refera jamais surface dans ma
vie. Après tout, tant pis. Ce n’est pas comme s’il aurait vraiment pu se passer
quelque chose entre nous.
Merci pour rien, univers.
Chapitre 3

ARTHUR
Mardi 10 juillet

Hudson. Comme le fleuve.


Lol, répond Jessie. Tu sais que c’est total craignos de chourer l’étiquette
avec son adresse ?
Émoji pleurnichard. Je sais ! je te jure que je ne suis pas un pervers.
Et, quand bien même je voudrais le harceler – mais non, jamais de la vie –, je
m’y prendrais si mal. Je n’ai même pas récupéré le bordereau entier. Il est
déchiré et tellement froissé que je serais bien en peine de dire si c’est la partie
expéditeur ou destinataire que je tiens dans les mains. L’adresse est coupée, le
nom de famille illisible. Ce qui ne m’empêche pas d’en envoyer une photo dans
la discussion de groupe tandis que les deux rames entrent en gare. Bondées, pour
changer. Je me glisse entre un homme avec un T-shirt Cats et une femme aux
bras couverts de tatouages.
En tout cas c’est bien Hudson, commente Jessie.
Je m’adosse à la barre. On est d’accord ! Mais s’agit-il du mec ou de son
ex ?
Je m’en veux encore de l’avoir laissé filer. Je m’en foutrais des beignes. C’est
à peine une métaphore : même si j’ai les mains occupées, mon pied droit, lui,
tabasse mon talon. Tout ce que j’avais à faire, c’était lui demander son numéro.
C’était pourtant pas compliqué.
Pourquoi suis-je un tel loser nul en drague ?
Quoi ??? répond Jessie. Tu te fous de moi ? T’es trop fort en drague !
Jamais je n’aurais eu le culot de parler à un bel inconnu. Tu déchires.
Comment il était grave craquant. Tu n’as pas idée.
Raison de plus pour être impressionnée. Je suis sérieuse, Arthur. Émoji
biceps.
Je suis d’accord, intervient Ethan. Tu as abordé un mec mignon. Ça mérite
des bravos.
Bon, vous voulez que je vous dise ce que je trouve craignos ? Parler mecs
avec Ethan. Et le fait qu’il dise exactement ce que j’ai envie d’entendre ne rend
les choses que plus étranges. Parce que je ne sais même plus où se trouve la
vérité. Avec Ethan le Pote compréhensif dans la discussion de groupe ? Ou dans
notre fil privé, une litanie de messages restés sans réponse, tous de moi ? Bien
sûr, ce ne sont que des textos, je ne devrais pas me fixer dessus. Maman n’arrête
pas de me dire que je devrais lui parler. Sauf que je ne sais pas quoi dire. Et je
parie qu’il nierait avoir le moindre problème.
J’ouvre ma galerie de photos. Une partie de moi – celle qui lance Les
Misérables quand je suis triste – a juste envie de se morfondre. C’est plus fort
que moi. Tant qu’à ressentir quelque chose, autant y aller à fond.
Je remonte le temps. Première. Jessie qui lit un bouquin pendant le match
Milton-Roswell. Ethan qui porte un fedora de façon ironique-mais-pas-trop.
Jessie qui somnole à l’avant de ma voiture. Je remonte plus loin. Seconde. Ethan
devant un stand de glaces à l’eau. La patinoire d’Avalon. Un gros plan sur des
gaufres inondées de sauce chocolat, parce que je ramène toujours de la sauce
chocolat au Waffle House.
Puis je passe aux vidéos. Il y a des millions de clips d’Ethan en train de
chanter. Parfois à tue-tête. Je ne dirai qu’une chose : c’est à cause de lui que j’ai
passé des années à croire que tous les mecs hétéros adoraient les musicals.
Il m’énerve un peu.
Il me manque terriblement.
Je lève le nez de mon écran pour surprendre une vieille dame en train de me
fixer. Elle ne détourne pas le regard. Elle ne sourit pas non plus. Elle se contente
de me dévisager en caressant son gigantesque sac à main comme s’il s’agissait
d’un chat. Trop bizarre, New York.
Parfois dans le bon sens, d’ailleurs. Prenez hier, par exemple. Mon cerveau
n’arrête pas d’en revenir à Mister Carton. Hudson. Je me rappelle surtout son
sourire – plus précisément, celui qu’il a esquissé en apprenant que j’étais gay. Il
était heureux de l’entendre, ça ne fait pas un pli. Alors, oui, c’était peut-être par
solidarité, comme si on était passés sous le Choixpeau magique de Kinsey.
« Pour toi, je dirais… GAY !!!!!! » [Applaudissements. Hudson de la Maison
Gay agite un drapeau arc-en-ciel.]
Mais peut-être n’était-ce pas que ça. En tout cas, ce n’était pas mon
impression. Ça ressemblait plutôt au destin, à une révélation, à une échine qui se
redresse comme pour dire « Salut, toi ». Je suis loin d’être un expert, mais
j’aurais juré qu’il était intéressé. Le hic, c’est que je ne comprends pas pourquoi
il est parti.
Je descends du métro et sors dans la chaleur étouffante. Voilà bien une chose
à laquelle je ne m’attendais pas à New York : il y fait plus lourd qu’en Géorgie.
D’accord, chez nous, les températures sont plus élevées mais, à New York, c’est
beaucoup plus palpable. Qu’il fasse trente ou qu’il pleuve à torrents, on marche
quand même. À la maison, on ne traversait même pas les parkings à pied en été.
On se garait au Target pour aller au Target. Avant de reprendre la voiture avec la
clim jusqu’au Starbucks, à moins de cent mètres. Ici, je transpire sous ma
chemise alors qu’il ne fait même pas trente degrés le matin. Je vous laisse
deviner combien j’aime jouer les stagiaires en nage. D’autant plus que je
travaille dans le cabinet le plus huppé qui existe.
Non mais sérieux, le bâtiment tout entier brille de mille feux. Luminaires
minimalistes design ? Check. Ascenseurs à miroirs ? Check. Canapés gris tout
neufs et petites tables métalliques triangulaires ? Check et re-check. Il y a même
un portier, Morrie, qui m’appelle docteur, normal, alors que j’ai seize ans et zéro
formation médicale. Parce que je m’appelle Seuss. Et, avant même que vous ne
me posiez la question, non. Même pas par alliance. Ni par cousinage. Et non, je
n’aime pas les œufs verts au jambon.
Enfin bref, ma mère bosse au onzième étage. C’est le même cabinet qu’à
Atlanta, sauf que leurs locaux new-yorkais sont trois fois plus grands. Il y a là
des avocats, des juristes et des secrétaires, et tout le monde semble connaître tout
le monde. En tout cas, tout le monde connaît maman. Elle doit avoir un statut
VIP, parce qu’elle a fait ses classes avec les dames qui dirigent le cabinet. Voilà
comment j’ai atterri ici, au lieu de mettre en scène Le Violon sur le toit au centre
culturel avec une troupe de gamins de six ans.
— Yo, lance Namrata. Arthur, t’es en retard.
Elle a les bras chargés de dossiers accordéon. La matinée s’annonce sympa.
Namrata aime bien jouer les chefs avec moi, ce qui ne l’empêche pas d’être
assez géniale. Il n’y a que deux intérimaires cet été – elle et Juliet –, si bien
qu’elles croulent en permanence sous le travail. Je suppose que c’est le prix à
payer quand on prépare le barreau. Apparemment, cinq cent soixante-trois
personnes se sont portées candidates à leur poste. Alors que, de mon côté, il a
suffi que maman décrète « Ça fera bien sur ton dossier de candidature à
l’université ».
Je suis Namrata en salle de conférence, où Juliet est déjà en train d’éplucher
une montagne de documents. Elle lève le nez.
— Le dossier Shumaker ?
— Tout de suite.
Namrata dépose son fardeau et se laisse couler sur un siège. Notez au passage
que tous les sièges du cabinet sont des fauteuils à roulettes bien moelleux.
Assurément l’avantage numéro un de ce job.
Je recule le mien d’une poussée sur les pieds de la table.
— Tout ça, c’est pour une seule affaire ?
— Eh oui.
— Grosse affaire, alors.
— Pas vraiment, répond Namrata sans même me regarder.
Elles sont comme ça, parfois, toutes les deux – hyper concentrées et irritables.
Mais secrètement cools. Bien sûr, elles ne valent pas Ethan et Jessie, mais ici, à
New York, c’est ma bande. Du moins, dès que j’aurai gagné leurs faveurs.
Patience.
— Oh, Julieeeettt. (Retour à la table, portable en main.) J’ai quelque chose à
te montrer.
— Dois-je m’inquiéter ?
Elle est toujours plongée dans son document.
— Oh non, au contraire ! (Je fais glisser l’appareil vers elle.) Regarde un peu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une capture d’écran.
Plus précisément, l’instantané d’une conversation que j’ai eue sur Twitter à
22 h 28 avec Issa Rae, qui se trouve être l’actrice préférée de Juliet, à en croire
son compte Instagram, que je suis en secret.
— Tu as dit à Issa Rae que c’était mon anniversaire ?
Je lui adresse un sourire radieux.
— Tout juste.
— Pourquoi ?
— Pour qu’elle te tweete un message d’anniversaire.
— Je suis née en mars.
— Je sais ! Mais regarde…
— Tu as menti à ma déesse.
— Non. Enfin… en quelque sorte ? (Je me frotte le front.) Laisse tomber.
Vous voulez que je vous raconte mon dernier coup foireux ?
— Tu viens de le faire, rétorque Namrata.
— Non, rien à voir. C’est une histoire de mec.
Elles dressent l’oreille toutes les deux. Enfin ! Ma bande n’aime rien tant que
les potins sur ma vie amoureuse. Certes inexistante. Disons qu’elles aiment
quand je leur parle des jolis garçons que je croise dans le métro. C’est assez
génial de pouvoir discuter de tout ça à voix haute. Comme si de rien n’était.
Comme s’il s’agissait d’un détail.
— J’ai rencontré un mec à la poste, et devinez quoi !
— Vous vous êtes roulé des pelles derrière une boîte à lettres, dit Namrata.
— Euh, non.
— Dans une boîte à lettres, alors, suggère Juliet.
— Non. Zéro pelle. Mais il a cassé avec son copain.
— Oh, donc il est gay.
— Voilà, ou bi, ou pan, que sais-je. Et célibataire, à moins d’être un as du
rebond. Est-ce que les New-Yorkais se retournent vite ?
Namrata plonge au cœur du sujet :
— Où est-ce que tu as foiré, au juste ?
— Je n’ai pas obtenu son numéro.
— Au secours, soupire Namrata.
— Tu ne peux pas le pister en ligne ? s’enquiert Juliet. Tu sembles… doué
pour ça.
— Je ne connais pas son nom.
— Oh, chouchou…
— Enfin, si. Plus ou moins. Je suis sûr à cinquante pour cent qu’il s’appelle
Hudson.
— À cinquante pour cent ?
Juliet esquisse une demi-grimace.
Je secoue lentement la tête. Bien sûr, je pourrais leur montrer le bordereau.
Mais je doute qu’elles aient besoin de savoir que je l’ai ramassé par terre. Même
Jessie trouve ça chelou. De la part d’une fille qui a un jour déclaré en cours de
maths être la cousine de Beyoncé, avant de ramener le lendemain des photos
retouchées en guise de preuve…
— Donc, tout ce que tu sais de ce garçon, c’est son prénom, lequel… n’est
peut-être même pas le sien.
J’acquiesce.
— C’est sans espoir.
— Sans doute, confirme Namrata. Mais tu pourrais mettre une annonce sur
Craigslist.
— Comment ça ?
— Dans la rubrique des rencontres manquées. Tu sais, du genre « Sur la ligne
F, tu lisais Fifty Shades of Grey en mangeant des bonbons de maïs ».
— Des bonbons de maïs ? Beurk !
— Oh pardon, les bonbons de maïs sont un trésor, s’insurge Namrata.
— Euh…
— Sérieux, Arthur, tu devrais, insiste Juliet. Tu n’as qu’à poster une
description de votre rencontre : « On s’est croisés à la poste et on s’est roulé des
pelles dans une boîte à lettres », etc.
— OK, il y a vraiment des gens qui se bécotent dans les boîtes à lettres ici ?
Parce que c’est pas un truc qu’on fait en Géorgie.
— Julz, on ferait mieux d’écrire l’annonce pour lui.
— Qui peut bien rentrer dans une boîte à lettres, d’ailleurs ?
— Yo, me rabroue Namrata. Allume ton ordi, gamin.
Bon, un détail qui m’agace : cette manie de m’appeler « gamin ». Comme si
elles étaient les reines de la connaissance et de la maturité, et moi une espèce de
demi-fœtus. Ce qui ne m’empêche pas de m’exécuter aussitôt.
— Va sur Craigslist, ordonne-t-elle.
— C’est pas un coup à se faire zigouiller, ça ?
— Mais non. En revanche, si tu continues de me faire perdre mon temps…
Je me retrouve donc avec Namrata à mon épaule, Juliet dans mon dos et un
million de liens hypertextes arrangés en colonnes en face de moi.
— Euh, d’accord.
Namrata tapote l’écran.
— Juste là, rubrique « rencontres ».
— T’as l’air d’en savoir un rayon sur Craigslist.
La remarque me vaut une tape.
J’avoue, je savoure cet instant, le fait que ça les intéresse. Je redoute toujours
de les exaspérer, toutes les deux. Comme une espèce de lycéen qu’elles seraient
obligées de baby-sitter alors qu’elles ont mieux à faire, éplucher le dossier
Shumaker, par exemple.
Parce que, le truc, c’est que ce sont mes seules potes à New York. Je ne sais
pas comment on se fait des amis pendant les vacances d’été. Il y a un million et
demi de personnes rien qu’à Manhattan, mais aucune ne vous rendra votre
regard à moins que vous ne vous connaissiez déjà. Ce qui n’est pas mon cas, en
dehors des employés de ce cabinet.
Parfois, Ethan et Jessie me manquent tellement que j’en ai mal au cœur.
Juliet s’est emparée de mon ordinateur.
— Oh, certaines de ces annonces sont trop chou, commente-t-elle. Regardez.
Elle tourne le portable vers moi.
Starbucks de Bleecker Street / pas Ryan – un homme pour un homme
(Greenwich Village)
Toi : chemise Oxford, pas de cravate. Moi : polo, col remonté. Le barista a
inscrit Ryan sur ton gobelet, tu as marmonné « C’est qui, Ryan ? » Avant de
croiser mon regard et de m’adresser un sourire gêné. Trop craquant. Si
seulement j’avais eu le courage de te demander ton numéro.
Merde.
— La vache.
Je clique sur l’annonce suivante :
Equinox 85e Rue – un homme pour un homme (Upper East Side)
T vu sur le tapis de course, beau gosse. Fais-moi signe.
Juliet grimace.
— Et on dit qu’il n’y a plus de romances.
— J’adore l’absence totale de détail distinctif, remarque Namrata. Genre
« Hey, t’étais pas mal. Je crois que je vais te donner zéro indice sur mon
identité ».
— En tout cas, lui, au moins, il tente sa chance. Arthur, tu veux recoucher
avec ce mec dans une boîte à lettres, non ?
— Je t’arrête tout de suite. Personne n’a jamais couché dans une boîte à
lettres.
— Ce que j’en dis…
— Regarde, il est tout rouge !
— Bon, ça suffit. (Je pousse mon ordi au centre de la table et j’enfouis ma tête
dans mes bras.) On reprend le dossier Shumaker.
— Victoire ! On a réussi à mettre Arthur au boulot, décrète Namrata.
Chapitre 4

BEN

— Je crois qu’elle est morte, conclut Dylan sur FaceTime.


Moi je crois que je n’aurais pas dû décrocher quand il m’a appelé sur le
chemin du lycée. Je suis dans une phase Lorde cette semaine, et j’aurais pu
l’écouter plus longtemps avant les cours, mais mon meilleur ami est en flip total
parce que Samantha le rejette. Hier soir, il lui a envoyé un message avec des
vidéos YouTube de chansons mésestimées d’Elliott Smith, et elle ne lui a pas
encore répondu. L’amour de Dylan pour Elliott Smith peut parfois dépasser les
bornes, comme quand il m’a cassé les roubignoles une semaine entière parce que
j’avais écrit Elliott avec un seul « t ». Je lui réponds :
— Je ne pense pas qu’elle soit morte. C’est plus qu’elle doit avoir une vie.
— Et elle la passe à quoi ?
— Je sais pas. À tuer des vampires ?
— Le soleil est levé. Les vampires font dodo. Essaie encore.
— Je suis sûr que tu te biles pour rien. Vous avez discuté deux heures hier.
— Deux heures et douze minutes, corrige Dylan.
Il se verse une nouvelle tasse de café. Il n’a pas dormi des masses : ce matin
au réveil, j’avais deux appels FaceTime manqués qui dataient du milieu de la
nuit, et dix mille messages sur Samantha.
Je ne comprends pas son addiction au café, encore moins en été, et encore
mille fois moins quand il a déjà du mal à dormir. C’est totalement irrationnel,
mais c’est l’effet que les filles produisent sur Dylan.
— Elle a un nom de famille, m’apprend-il.
— Incroyable !
— Samantha O’Malley.
Il me rencarde sur chaque détail de sa vie qu’il a appris la veille : son job de
barista lui plaît bien plus qu’à ses collègues, ses films préférés sont Titanic et Le
Gang des champions, elle emmène sa petite sœur manger des fruits de mer
toutes les semaines, elle est super forte en jeux vidéo…
— Et elle m’aime bien. Du moins, je croyais.
J’ai vu Dylan vivre une douzaine de « relations » depuis le CE2, mais jamais
il ne s’est montré aussi insupportable à J+2 d’une rencontre avec une fille. Même
son crush pour Harriett a mis deux mois avant de vraiment prendre, ce qui
équivaut à des années en temps de Dylan. Ses petits cœurs dans les yeux pour
Samantha me rappellent Hudson quand il se précipitait pour me retrouver après
les cours et que je le regardais arriver. On sait comment ça finit.
— Allez, je suis sûr qu’elle te kiffe.
— Kiffait. Elle est morte. Tu me verras à la prochaine réunion des Cœurs
brisés anonymes.
Je tourne au coin de la rue et franchis le portail du lycée Bellezza, dans le
quartier de Midtown. Ce n’est pas celui où Dylan et moi sommes inscrits durant
l’année, mais, cet été, l’établissement accueille une flopée de lycéens en deuil de
leur vie issus d’autres établissements publics new-yorkais. Je suis sur le point de
rassurer Dylan en lui disant que Samantha va finir par le contacter quand je vois
Hudson et Harriett assis sur les marches de l’entrée.
Comme l’attestait sa photo Instagram d’hier, monsieur a l’air en parfaite
santé. Il me repère juste avant de reprendre une bouchée de son roll bacon-œufs-
fromage, se tourne alors vers Harriett et explose de rire. Désolé, Harriett, tu es
une fille géniale, mais hilarante, non. Elle-même le regarde comme s’il avait
complètement perdu les pédales.
— Oh. Dy, faut que je te laisse.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je retourne mon téléphone et Dylan se retrouve tout à coup à dévisager
Hudson et Harriett.
— Oh ! Salut les gens.
— Très peu pour moi, merci, répond Harriett en secouant la tête.
— OK, pas de souci, rétorque Dylan. Hudson, t’as du ketchup sur la gueule.
Je secoue la tête à mon tour et raccroche tandis que Hudson s’essuie le visage
avec une serviette en papier.
— Tiens, salut, leur dis-je.
— Salut, me répond Harriett.
Contrairement à hier, elle ne me prend pas dans ses bras, car Hudson est là et
elle ne peut pas le trahir. Ça craint à mort, parce qu’elle et moi on se connaissait
avant que Hudson ne soit transféré dans notre lycée au début de la première.
J’aimerais tellement qu’on soit de nouveau amis tous les quatre. Que Harriett et
moi recommencions à discuter de nos séries de superhéros préférées. Que Dylan
et Hudson se remettent à jouer aux échecs. Que mon amitié avec Hudson puisse
repartir comme avant. Même chose pour Dylan et Harriett. Peut-être qu’un jour
on pourra essayer de reformer une bande.
— Hey, répond Hudson sans me regarder.
Où est passé son courageux faciès Instagram, aujourd’hui ? Il ouvre la bouche
pour reprendre une bouchée de son roll mais se retient, sûrement encore honteux
de sa traînée de ketchup. Hudson mange toujours n’importe comment, mais je ne
lui en ai jamais fait la remarque. J’adorais me rendre au bahut avec lui en
grignotant des sandwichs pas chers et en discutant de tout et de n’importe quoi.
Je sais que ça ne devrait rien me faire de le voir prendre son petit-déjeuner avec
Harriett, mais ça pique quand même. Parce que Hudson semble vraiment trouver
très facile de me rayer de sa vie. Dans un gros effort pour faire de cet été quelque
chose de pas trop craignos, je lui demande :
— Tu te sens mieux ?
— Heureux et en pleine forme. (Il remballe son roll dans l’aluminium.) Bon,
je décolle.
Il gravit le perron et disparaît derrière la porte.
— Méchante journée en perspective, dit Harriett.
— Je pense que je ne lui demanderai plus jamais comment il va.
— Il a besoin de temps. Son ego est froissé.
— C’est lui qui s’est tapé un autre mec.
— Il croyait que vous aviez rompu, plaide Harriett.
— Il l’a embrassé deux jours après notre engueulade.
Elle lève les mains en l’air.
— C’est plus compliqué que ça pour lui et je crois que tu le sais.
— C’est pas juste. C’est lui qui m’a brisé le cœur en premier. Je ne comprends
pas comment Hudson peut ramasser tous les points de compassion juste parce
que c’est moi qui ai rompu. J’avais mes raisons. Et tu les connais toutes,
d’ailleurs.
— Je ne veux pas prendre parti pour l’un de vous deux. Désolée, Ben.
Elle entre dans le bâtiment.
Je respire un bon coup. Je ne sais pas dans quelle réalité parallèle vit Harriett
pour croire qu’elle ne prend pas parti, parce qu’elle est clairement dans la team
Hudson. Rien de tout ça ne serait arrivé si lui et moi étions juste restés potes.
Je gravis à mon tour le perron. Je redoute l’heure qui va suivre, mais je ne me
défile pas. Je ne vais pas sécher les cours de rattrapage et redoubler la première
parce que mon ex-petit copain m’a intimidé.
Notre prof, M. Hayes, est devant la salle, à flirter avec la prof d’algèbre. Il est
assez jeune, genre vingt-cinq ans. D’habitude, il passe l’été à l’étranger pour des
actions humanitaires, mais il s’est tordu la cheville en mai pendant la Spartan
Race, une course d’obstacles, alors il s’occupe en nous donnant des cours de
chimie. Ce n’est pas vraiment mon type : trop bien foutu, du genre à figurer sur
les emballages de boxers, mais je dois avouer qu’il est fort charmant.
Je m’assieds tout au fond, le plus loin possible de Hudson et de Harriett,
j’ouvre mon ordi et j’attends sagement que ça passe.
J’ai toujours été nul en classe. Ça n’a certes pas arrangé les choses que
Hudson me persuade de bûcher les exams en dilettante, mais, à la base, j’ai du
mal à me concentrer en cours. Déjà, je rêvasse beaucoup trop. Chaque fois que
j’ai un contrôle, je révise vingt minutes chez moi, puis je retourne jouer aux Sims
ou écrire mes histoires. J’ai tellement agacé ma mère au premier semestre qu’elle
m’a confisqué mon ordi portable jusqu’à ce que mes notes s’améliorent, ce qui
s’est plus ou moins passé parce que j’avais trop besoin de retrouver mes mondes
imaginaires.
Mais, même quand je fais de mon mieux pour écouter les profs, je finis par
couler. Quand on manque un bout de la leçon parce qu’on est malade ou qu’on
regarde par la fenêtre en se demandant ce que ça peut faire d’être sincèrement
aimé en retour, les profs ne s’arrêtent pas pour nous réexpliquer. Le cours
continue. J’ai oublié qui a combattu qui pendant la Seconde Guerre mondiale. Je
ne sais pas nommer plus de dix présidents des États-Unis. La géographie et moi,
ça fait douze. Le Trivial Pursuit est mon pire cauchemar.
Pourtant, je veux mieux connaître le monde réel. Pas juste les mondes que je
crée ou ceux des Sims. C’est juste que, là tout de suite, je me sens seul, et je sens
que personne ne veut de moi dans la vraie vie.
M. Hayes entre dans la salle une béquille sous le bras et un sac de sport dans
l’autre main, comme s’il allait faire de la muscu et pas nous parler de propriétés
chimiques pendant les deux prochaines heures.
— Bonjour, tout le monde. Je fais l’appel.
Hudson lève la main et dit :
— Bonjour. Je m’appelle Hudson Robinson. J’étais absent hier.
M. Hayes hoche la tête.
— En effet. Et ça va mieux ?
— À cent pour cent.
— Bien. On prendra un moment à la fin de l’heure pour discuter. Je pourrai
t’expliquer ce que tu as manqué. Alors, Pete est là, Scarlett…
— Attendez, l’interrompt Hudson. Je ne resterai pas après le cours. Venir au
lycée l’été, c’est déjà la grosse plaie, alors merci bien, mais non.
Harriett le gratifie de la moue « Mais tu vas la boucler ? » dont elle a le secret.
— Écoute, reprend le prof, ce n’est pas moi qui t’ai empêché de passer en
terminale. Mon boulot, c’est de m’assurer que tu ne redoubles pas. Tu restes
juste une demi-heure après le cours et, comme ça, l’année prochaine tu évites de
regarder tes potes aller au bal de fin d’année, à la remise des diplômes et à la fac
pendant que tu fais ami-ami avec les premières.
Eh bien ! M. Hayes sait comment appuyer là où ça fait mal sans passer pour
un gros enfoiré.
— Je ne suis pas stupide, je le connais, votre cours, répond Hudson. (Je ne l’ai
jamais entendu parler comme ça à un prof.) C’est pas pour ça que je suis ici.
J’étais juste… (Il commence une phrase sans me regarder.) J’ai juste manqué le
premier jour. Mais j’ai intégré les bases.
— Super. Dis-nous comment les liaisons ioniques se forment et tu es libre.
Il reste muet.
— De quoi se composent les alliages ?
Silence. Vous voyez ? L’école ne se met en pause pour personne. Pas même
pour les ex-petits copains déroutants.
Hudson hausse les épaules, sort son portable et, bordel, j’espère que c’est pour
chercher les réponses sur le Net et pas pour envoyer des messages. Ce long
silence devient doublement gênant quand on voit le garçon devenir rouge
comme une tomate. Je n’ai pas vu Hudson se taire depuis que Kim Epstein a
voulu l’insulter en parlant de lui au féminin à cause de ses manières. Harriett lui
était rentrée dans le lard pour défendre son meilleur ami.
Je romps le silence :
— Les alliages se composent de métaux.
On a revu ça hier.
Hudson lève d’un coup les yeux de son téléphone et les braque sur moi.
— Je n’ai pas besoin de toi pour quoi que ce soit, compris ? Tu ne me
demandes PAS comment ça va et tu ne m’aides PAS.
Son visage est si rouge que ça relève du miracle qu’il ne nous fasse pas une
combustion (pas si) spontanée.
J’ai envie d’ouvrir mon ordi et de disparaître derrière l’écran. Personne ici, à
part Harriett, n’est au courant de notre histoire. Tout le monde doit penser que
Hudson est du genre à partir au quart de tour et que je suis le monsieur Je-sais-
tout du cours de rattrapage. En tout cas, il y a une chose que je sais : l’été va être
long.
Chapitre 5

ARTHUR

Sur le chemin du retour, la réalité me tombe dessus : j’ai véritablement,


authentiquement, irrévocablement foiré. J’ai croisé un mec irrésistible avec des
joues à tomber et, le plus fou, c’est qu’il semblait sincèrement intéressé. Ce
sourire… ce n’était pas un sourire de connivence. C’était plutôt une porte
ouverte. Laquelle s’est refermée aussitôt, verrouillée et barricadée. Jamais je ne
reverrai Hudson. Jamais je n’embrasserai sa bouche à la Emma Watson. Voilà
qui résume parfaitement ma vie, vous ne croyez pas ? Statut amoureux :
célibataire pour l’éternité.
Si seulement j’avais eu le courage de te demander son numéro.
Jessie se trompe sur toute la ligne. J’ai zéro tripes, zéro talent pour la drague.
Je n’ai jamais eu de copain, jamais couché, jamais embrassé personne, pas même
en rêve. Jusqu’à présent, ça ne me gênait pas. Ça me semblait juste normal.
Après tout, Ethan et Jessie sont dans le même bateau. Mais, maintenant, j’ai
l’impression d’auditionner pour Broadway avec un CV vierge et une formation
inexistante. Sous-préparé, sous-qualifié, et totalement hors de mon élément.
À l’étroit dans ma peau, je descends à la 72e Rue et rejoins une cacophonie de
piétons, taxis, poussettes et autres. L’appartement est à trois blocs de la station
de métro. Je lis des petites annonces sur mon téléphone tout du long.
À peine ai-je ouvert la porte que :
— C’est toi, Art’ ?
Je dépose mon sac sur la table de la salle à manger, qui fait aussi office de
table de salon et de cuisine. Le logement de mon grand-oncle Milton compte
deux chambres ; je suppose que, pour New York, il est plutôt grand. Quand bien
même je m’y sens à l’étroit comme dans un sarcophage. Je comprends pourquoi
l’oncle Milton préfère passer l’été à Martha’s Vineyard.
Je suis la voix de papa, pour le trouver installé à mon bureau avec son
ordinateur portable et une tasse de café.
— Qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ?
Il secoue la tête, comme ébahi d’être là.
— Je ne sais pas. Besoin de changement ?
— Tu as peur des chevaux.
— Je les adore ! Mais je ne comprends pas pourquoi ton oncle Milton a besoin
d’en accrocher vingt-deux tableaux. Je ne rêve pas, ils nous suivent bien du
regard ?
— Tu ne rêves pas.
— Ça me donne envie de… je ne sais pas, leur coller des lunettes de soleil,
par exemple.
— Bonne idée. Maman sera folle de joie.
On échange un sourire. Parfois, avec mon père, on est comme deux cancres au
fond de la classe. Alors on jette des rouleaux de papier toilette à la tête de
maman, obligé. Métaphoriquement, bien sûr.
Je jette un regard à son écran.
— Tu bosses ?
— Non, je bricole un truc.
Mon père est développeur Web. En Géorgie, il gagnait sa vie, jusqu’au jour où
il a été licencié, la veille de Noël. Depuis, il bricole.
Une chose à savoir quand on loge dans un sarcophage : le son traverse les
murs. Traduction : tous les soirs ou presque, j’entends ma mère reprocher à mon
père de ne pas chercher sérieusement du travail. À quoi il marmonne en général
combien c’est dur de chercher du boulot en Géorgie tout en habitant à New
York. À quoi elle rétorque systématiquement qu’il est libre de rentrer quand il
veut.
Je vous laisse imaginer la gêne.
— Dis, qu’est-ce que tu penses des petites annonces sur Craigslist ?
C’est sorti tout seul, je ne sais pas pourquoi. Je n’avais pas la moindre
intention de raconter le coup de la poste à mes parents. Tout comme je n’avais
pas prévu de leur parler de mon béguin pathétique pour Cody Feinman en cours
d’hébreu. Ni celui, encore plus pathétique, pour le petit frère de Jessie, qui a
presque notre âge. Ni même de mon homosexualité, d’ailleurs. Mais parfois les
mots m’échappent, comme ça.
— Tu veux dire pour les rencontres ?
— Oui, enfin, pas du genre « doit aimer les chiens et les promenades sur la
plage ». Plutôt… (Je hoche la tête.) Disons comme une annonce pour un chat
perdu, sauf que le chat est un joli garçon rencontré à la poste. Mais un joli
garçon humain. Pas un chat.
— Je vois, répond papa. Tu veux mettre une annonce pour retrouver le garçon
de la poste.
— Non ! Je ne sais pas. (Je secoue la tête.) Juliet et Namrata me l’ont
conseillé, oui, mais c’est perdu d’avance. Je ne sais même pas si les gens lisent
ces conneries.
Papa acquiesce, songeur.
— Les chances sont minces, c’est sûr.
— Voilà. C’est une idée stupide. Bon…
— Ça n’a rien de stupide. On devrait le faire.
— Mais il ne la verra jamais.
— Tu n’en sais rien. Ça vaut le coup d’essayer, non ?
Il ouvre une nouvelle fenêtre dans son navigateur.
— OK, non. Non non non. Craigslist, ce n’est pas un truc qu’on fait entre père
et fils.
Mais le voilà déjà en train de taper, et un coup d’œil à sa mâchoire suffit à me
faire comprendre qu’il est à fond.
— Papa…
La porte de l’appartement grince sur ses gonds, suivie d’un claquement de
talons sur le parquet. Un instant plus tard, maman apparaît dans le couloir.
Papa ne lève même pas le nez de l’écran.
— Tu rentres tôt, constate-t-il.
— Il est 18 h 30.
Soudain, le silence. Et pas un silence normal, hein. Un de ces silences tendus,
explosifs.
Je plonge la tête la première :
— On prépare une annonce sur Craigslist pour retrouver le mec de la poste.
— Craigslist ? (Elle plisse les yeux.) Arthur, il n’en est pas question.
— Pourquoi pas ? Hormis le fait que c’est perdu d’avance et qu’il ne la verra
jamais…
Papa se frotte la barbe.
— Pourquoi ne la verrait-il pas ?
— Parce qu’il n’est pas du genre à aller sur Craigslist.
— Toi non plus, rétorque maman d’une voix cinglante. Je ne te laisserai pas te
faire découper à la machette.
Je m’esclaffe.
— Je doute que ça arrive. Des photos cochonnes ? Probable. Mais un tueur à
la machette…
— Oh, en tant que mère, je pose aussi mon veto aux photos cochonnes.
— Mais je n’en veux pas, des photos cochonnes, de toute façon !
— Mettre une annonce sur Craigslist, ça revient à en réclamer.
Papa lui adresse un regard en biais.
— Mara, tu ne crois pas que tu…
— Que je quoi, Michael ? Je t’écoute.
— Que tu exagères un tantinet ?
— Parce que je n’ai pas envie de voir notre fils de seize ans errer dans les bas-
fonds d’internet…
— Bientôt dix-sept !
— Craigslist ? (Papa sourit.) Crois-tu vraiment que Craigslist appartienne aux
bas-fonds d’internet ?
— Tu le sais mieux que moi.
La pique le déstabilise.
— Qu’est-ce que tu veux dire, au juste ?
— OK, ça suffit, j’interviens. À l’évidence, je vais en rester là. Je ne vais pas
perdre mon temps à chercher un inconnu à qui j’ai parlé cinq secondes.
D’accord ? On se détend ?
Je les regarde tour à tour, mais je dois être invisible. Ils sont trop occupés à
s’ignorer mutuellement.
Alors je fuis. Avec mon ordinateur. Sortie côté cour.
Mon cœur bat si vite qu’il en bredouille presque. Je déteste. Ils n’ont jamais
été comme ça. Je les ai déjà vus se chamailler, bien sûr. On n’est pas des robots.
Mais ils s’en tiraient toujours avec une blague. Sauf que, ces derniers temps,
même les plaisanteries ressemblent à des cessez-le-feu éphémères.
Je me laisse couler sur le canapé du salon, les yeux clos. Je jurerais qu’on
m’observe. Les chevaux. Dans l’immense peinture à l’huile suspendue au-dessus
de la table. Un vieux portrait de BoJack Horseman par Léonard de Vinci,
probablement.
La voix de maman émerge depuis la chambre :
— … tôt ? Pardon ? J’ai reporté deux conférences téléphoniques pour être…
— Ben voyons. Comme je le disais… (La voix de papa baisse d’un ton.)…
tôt.
— Oh, arrête ton char. Tu te fiches de moi ? Ce n’est pas…
— Il faut toujours que tu en rajoutes…
— Tu veux que je te dise, Michael ? Je refuse que tu passes ta journée à jouer
sur l’ordi, en caleçon, pour ensuite me reprocher de…
J’ouvre mon ordinateur. Lance iTunes. Spring Awakening, distribution
originale. Je martèle la touche F12 pour mettre le volume au max.
— Mara, tu veux bien…
Et laisse Jonathan Groff noyer leur dispute.
Parce que c’est à ça que servent les jolis garçons.
Chapitre 6

BEN

J’aimerais me sentir aussi portoricain en public qu’à la maison.


Un jour, des camarades de classe m’ont sorti que je n’étais pas vraiment
portoricain parce que j’avais l’air trop blanc et que je ne connaissais qu’une
dizaine d’expressions de base en espagnol, du genre te amo et como estás. Le
soir même, je l’ai dit à Pa et je l’ai supplié de m’apprendre l’espagnol en collant
des Post-it avec le nom des objets dans l’appart, pour que je ne me fasse plus
harceler. Pa l’a fait avec plaisir, mais il m’a expliqué qu’être portoricain ne se
résumait pas à ma couleur de peau ou à mon espagnol, que c’était plutôt en lien
avec mes origines et ma famille. J’ai vraiment apprécié ces mots. Même si je
suis toujours obligé de rabâcher : « Salut, moi c’est Ben, je suis portoricain. »
Personne ne doute jamais du fait que mon père, lui, est de là-bas. Pa a la peau la
plus sombre de la famille, même si elle est très claire au final, comme un Blanc
qui aurait bronzé, et tout le monde s’attend à ce que je lui ressemble.
Si seulement ils pouvaient me voir là, maintenant, chez moi, en train de
cuisiner le sofrito comme un dieu. Je tripe sur du Lana Del Rey en mélangeant la
coriandre, les poivrons, les oignons et l’ail, ainsi que l’origan frais que la
collègue de ma mère nous a donné. Mon père prépare nos assiettes : d’abord la
salade, puis le riz, et les pois d’Angole en dernier. Il me donne un peu plus de
pegao, du riz sauté – j’aime ça depuis tout petit, peut-être parce que la texture
me rappelle mes bonbons préférés. Ma mère enfourne son pudding à la noix de
coco, et on est prêts pour le festin.
Ma me tapote l’épaule et me dit quelque chose, mais la musique m’empêche
d’entendre. Elle me retire un écouteur et répète :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Ses cheveux bruns, en cascade sur ses épaules, sentent le shampooing au
concombre de sa douche post-travail. Elle est comptable chez Blink Fitness, une
salle de sport, et, bien qu’elle passe sa journée dans un bureau, l’odeur de sueur
lui colle autant à la peau qu’aux gars sur les bancs de muscu, alors elle fonce se
laver dès qu’elle rentre à la maison.
— La journée a été longue, je lui réponds.
— Hudson ? devine Pa.
— Bingo.
Il secoue la tête tout en lavant les casseroles. S’en charger avant le repas évite
d’avoir une montagne de vaisselle à faire une fois qu’on a l’estomac rempli, une
astuce qu’il tient d’abuelo (« grand-père », en espagnol). Ses mains sont
recouvertes de mousse.
— Dépêche-toi, Diego, je meurs de faim. (Ma me tend les couverts.) Benito,
mets la table. Tu nous raconteras tout ça après la prière.
Je place les fourchettes et les couteaux sur nos sets de table individuels, des
achats compulsifs à la boutique du coin qui datent de l’époque où nos finances
étaient un peu meilleures. Celui de Ma est en forme de hibou, son animal favori.
Celui de Pa est noir et blanc en toile de lin cousue, qu’il gratte systématiquement
quand il a fini son dîner et qu’il nous attend. Le mien montre un T. rex qui essaie
de boire à une fontaine, mais ce dessin ne m’a pas arraché le moindre sourire
depuis ma rupture.
Nous nous asseyons, très près les uns des autres. Jamais une fois mes parents
ne se sont assis chacun en bout de table. Ma dit que ça fait trop famille royale,
comme si on prenait nos repas dans l’immense salle à manger d’un château et
non dans notre trois-pièces super cosy. Quant à Pa, il n’aime pas être aussi loin
de Ma.
Nous nous tenons les mains et Ma dit les grâces. Mes parents sont très
croyants, et on aime penser qu’on a une relation saine à la religion. Nous ne
sommes pas le genre de catholiques traditionalistes qui suivent scrupuleusement
la Bible mais qui s’arrangent pour ignorer les versets réprouvant la haine qui sort
de leur bouche le reste du temps. Nous sommes le genre de catholiques qui ne
croient pas que quiconque n’est pas hétéro ira en enfer, et ce déjà avant que je
fasse mon coming out. Mes parents prient régulièrement et je me joins à eux lors
du dîner. Ce soir, Ma remercie Dieu pour la nourriture sur notre table, pour
abuelita, ma grand-mère, qui est tombée en sortant de la voiture mais dont ma
tante s’occupe, pour la modeste augmentation de mon père chez Duane Reade, la
supérette où il travaille, et pour le bien-être de tout le monde.
— Bon, enchaîne-t-elle en tapant dans ses mains. Hudson. Qu’est-ce qui se
passe avec lui ?
J’aime le fait que mes parents se mêlent de mes affaires mais sachent aussi me
laisser tranquille quand il le faut.
— Il m’a sauté à la gorge quand j’ai essayé de l’aider en cours.
Pa plisse les yeux, inquiet.
— Tu nous avais pourtant dit qu’il n’était pas du genre agressif.
— Non, il ne l’est pas.
Ma réponse le rassure. Il y a deux ans, je me suis fait racketter devant un
magasin, à la suite de quoi mes parents ont restreint mes sorties et m’ont imposé
un couvre-feu draconien. J’ai ressenti ça comme une punition pour m’être fait
agresser, mais, au fond, je sais que c’était par amour qu’ils ont pris cette
décision, vu comment Pa m’a ensuite entraîné à montrer les poings et à courir.
Quand même, ça m’a gâché un été entier, et ce n’est pas comme si juillet et août
étaient aussi fréquents que samedi et dimanche.
— Il m’a juste hurlé dessus devant toute la classe. Et je n’ai rien répondu.
— C’est bien, approuve Ma.
— C’est bien aussi que tu puisses lui botter les fesses si le besoin se présente.
— Carrément.
Une fois, j’ai soulevé Hudson et je l’ai plaqué contre un mur pour l’embrasser
parce qu’on avait vu un mec et une fille le faire dans un film et qu’on voulait
voir ce que ça donnait entre garçons. Ensuite, on a échangé les rôles et, bien
qu’on fasse le même poids, il a eu plus de mal à me porter.
— Espèces de barbares…
Ma secoue la tête. Elle déteste ce qui se rapproche de près ou de loin de la
violence. Même les films d’action, elle ne les supporte pas. Remarquez, ça nous
arrange bien, Pa et moi, vu qu’elle pose toujours dix mille questions quand on
regarde un truc ensemble, même si c’est la première fois que tout le monde le
voit.
— J’espère que les choses vont vite s’arranger, ajoute-t-elle.
— Je ne vais pas attendre bien sagement que ça arrive.
J’essaie de faire durer le repas un maximum, car je redoute le moment où je
serai seul. Ma nous parle du nouveau thriller qu’elle écoute en podcast : la
tension monte tellement à chaque épisode qu’elle aimerait presque que la série
soit déjà finie pour pouvoir à nouveau respirer. Pa nous raconte que, cet après-
midi, un père et son fils sont venus acheter des préservatifs en même temps sans
se rendre compte de la présence de l’autre.
— Où en es-tu dans ton histoire, Benito ? Est-ce que j’ai fait ma réapparition ?
veut savoir Ma.
Les seules personnes qui sont au courant pour mon roman sont Dylan,
Hudson, Harriett et mes parents. Cette année, je n’ai pas eu les moyens d’acheter
quoi que ce soit à Ma pour la fête des Mères, alors je l’ai incorporée à mon récit
sous les traits d’une sorcière incapable de vieillir et qui jette des sorts
pacificateurs. J’ai imprimé l’histoire mais, à la toute dernière seconde, la peur a
frappé à la porte et… je lui ai juste raconté ce que faisait son personnage au lieu
de la laisser lire le texte elle-même. Je suis allé si loin dans ce projet que, à la
moindre critique négative, je risque de tout plaquer.
— Non. Isabel la Sereine doit rester dans sa tour. Je ne peux plus me
permettre les sorts de paix dans une guerre entre mages.
— Peut-être que tes mages peuvent se réunir pour discuter et trouver un
terrain d’entente.
Je réponds avec un léger sourire :
— Tu rêves, Ma. Au fait, mon ordi fait des siennes ces derniers temps. Il
surchauffe au bout de vingt minutes.
— Qui sait, on pourrait t’en offrir un nouveau si tu réussis tes cours de
rattrapage, tente de m’appâter Ma.
— Non, dit Pa. Sa récompense, s’il valide cet été, c’est d’échapper au
redoublement.
— Vous ne préférez pas me savoir à la maison en train d’écrire plutôt que
dehors à me faire racketter ?
— Bien essayé, mais peut mieux faire, répond Pa. Tu as retenu la leçon
d’Hector le Marchandeur.
J’ai consacré encore moins de pages à Hector le Marchandeur, le perso de Pa,
qu’à celui de Ma…
— On peut te chercher un autre ordi sur Craigslist, propose Ma.
À la base, il n’y aurait pas eu de problème si on n’avait pas acheté celui-ci sur
ce site où n’importe qui vend n’importe quoi, mais je ne vais pas me plaindre.
— Frankie a rencontré sa nouvelle copine sur Craigslist, nous apprend Pa.
— Tu parles de quel Frankie ? Frankie-collègue, ou Frankie-facteur ? je
demande.
— Frankie-collègue. Rodriquez. Il m’a parlé d’une page sur ce site où on peut
retrouver les gens qu’on a rencontrés, ou failli rencontrer. « En manque de
rencontres », je crois que ça s’appelle. (Pa nous regarde, Ma et moi, comme si on
était censés savoir de quoi il parle. Puis il hausse les épaules.) Bref, Frankie a
rencontré Lola dans le train, mais il est descendu avant qu’ils n’échangent leurs
numéros. Un ami lui a conseillé de regarder sur Craigslist, et il est tombé sur une
annonce de Lola. Ça fait deux semaines qu’ils sortent ensemble.
— C’est merveilleux, dit Ma.
— Dingue, j’ajoute.
C’est comme si Craigslist était un émissaire de l’univers, dont la mission
serait d’arranger nos petites affaires. Et peut-être que c’est l’univers qui parle à
travers mon père pour m’encourager à faire comme Frankie. Pour voir si Arthur,
ma Lola à moi, a lui aussi tenté de me retrouver. Je me lève de table.
— J’ai un truc à vérifier.
— Et le dessert ? me rappelle Ma.
Je m’arrête, sur le point de me rasseoir, mais non. Le dessert ne va pas
s’envoler. Et j’ai cette sensation dans la poitrine de la chose à faire
obligatoirement maintenant sous peine d’exploser. Je referme la porte de ma
chambre et me pose sur mon lit avec mon ordi ultra pourri, le point de départ de
notre discussion sur Craigslist. Je sens monter en moi l’espoir exaltant d’une
nouvelle possibilité, comme quand Hudson et moi avons commencé à échanger
nos premiers textos, comme quand Arthur m’a salué, qu’on a flirté et parlé de
l’univers.
Je vais sur Craigslist et je trouve la page des Rencontres manquées – et non
« En manque de rencontres », Pa, n’importe quoi… Je passe en revue les
annonces de mecs à mecs sur Manhattan. Ce qui commence comme une
recherche sous le signe de l’espoir s’achève bien vite par une déception. Et
j’aimerais presque ouvrir un groupe de soutien pour tous ces gens pleins de
regrets qui carburent au fantasme.
Je referme mon ordi.
Et sans doute le dossier Arthur par la même occasion.
Chapitre 7

ARTHUR
Mercredi 11 juillet

— Arthur, chaussures. Allez ! On va être en retard. (Maman consulte son


téléphone.) Ouh là. J’appelle un Lyft.
Je la regarde depuis le canapé.
— Il n’est que 8 heures.
— Certes, mais, puisque ton père a décidé de terminer le café sans me
prévenir, lance-t-elle d’une voix forte en direction de la chambre à coucher, nous
allons devoir faire un arrêt Starbucks avant la conférence Bray-Eliopulos. Tu as
bien pris ton cachet ?
— Oui, mais… (Je me lève lentement.) Je ne peux pas prendre le métro ?
— Ça ne change rien au fait que tu devrais déjà être parti.
— Pas vraiment. Pas avant 8 h 20.
Maman bronche.
— C’est pour ça que tu arrives toujours au cabinet à 9 h 15 ?
— Une fois ! C’est arrivé une fois.
Elle m’ébouriffe les cheveux.
— Allez. J’ai déjà appelé le Lyft.
C’est alors que la porte de la chambre s’ouvre et que mon père en sort, vêtu
d’un bas de pyjama à carreaux et de son T-shirt de la veille.
— Bonjour, bâille-t-il en se grattant la barbe. Salut, Art’. On se prend un
bagel ?
— Oh oui !
— Michael, s’il te plaît… non. (Maman soupire.) Pas maintenant.
Ils échangent un regard, un de ces débats éclair entre parents silencieux – si on
peut même parler de débat. On croirait plutôt voir un bulldozer écraser un
vermisseau.
Papa me tapote l’épaule.
— Les bagels, ce sera demain.
— Mais je n’ai pas envie de me retrouver coincé dans un Lyft avec maman
pré-café, je murmure.
— Tu survivras.
La voiture s’arrête devant notre immeuble. Je me glisse sur la banquette
arrière à la suite de maman, qui lisse sa jupe et pose son téléphone sur ses
genoux, l’écran en évidence, les mains serrées. Elle a retrouvé son calme
maintenant qu’on est en route. Sauf qu’elle me fixe avec intensité, ce qui est
presque pire. À l’évidence, elle se prépare pour une Discussion.
Elle s’éclaircit la gorge :
— Parle-moi de ce garçon.
— Quel garçon ?
— Arthur ! (Petit coup de coude.) Celui de la poste.
Je la regarde en biais.
— Je t’en ai déjà parlé.
— Tu m’as raconté ce qui était arrivé au bureau de poste. J’aimerais entendre
toute l’histoire.
— OK. Hmm… Tu n’as pas voulu que je le cherche, alors… l’histoire s’arrête
là.
— Chéri, je ne veux pas te voir sur Craigslist, c’est tout. As-tu lu cet article au
sujet…
— Je sais. Je sais. Les machettes et les photos cochonnes. (Je hausse les
épaules.) Je n’irai pas sur Craigslist. Franchement, je m’en tape.
— Je regrette, Arthur. Je sais que tu espérais le retrouver.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est juste un inconnu.
— Pour ce que j’en pense… commence maman, interrompue par une
vibration de son téléphone.
Elle consulte l’écran avec un soupir.
— Il faut que je décroche, désolée. Ne bouge pas. (Elle se tourne vers la
fenêtre.) Allô… oui. D’accord. On est en route. Dix minutes, on fait un détour
par Starbucks… Comment ? Oh. Oh non.
Elle martèle sa mallette. Avant de se tourner vers moi et de souffler,
exaspérée :
— Le boulot.
Autrement dit, elle ne va pas raccrocher de sitôt. Alors je regarde dehors, moi
aussi, et passe mentalement en revue les restaurants et boutiques. Il n’est même
pas 9 heures, mais les trottoirs sont déjà bondés. Tous les passants ont l’air
épuisés et franchement blasés.
Blasés. À New York !
Je ne sais pas. Parfois, j’ai l’impression que les New-Yorkais ne savent pas
apprécier leur propre ville. Où sont les passants qui se balancent aux barres de
métro, dansent dans les escaliers de secours et s’embrassent sur Times Square ?
La flash mob de la poste était un bon début, mais à quand le grand numéro ? Je
voyais la Grosse Pomme comme un croisement entre West Side Story, In the
Heights et Avenue Q – alors qu’en fait ce n’est rien qu’une compilation de
travaux, d’embouteillages, d’iPhones et d’humidité. Autant écrire des musicals
sur Milton, Géorgie. On commencerait par une ballade, « Dimanche au centre
commercial ». Puis « J’ai laissé mon cœur chez Target ». Si Ethan était là, il
aurait bouclé le livret avant même qu’on sorte de la voiture.
— Oh que non, proteste maman dans son téléphone. Sauf si Wingate a rédigé
un mémoire. Bon, on est presque arrivés. (Pause.) Non, ça ira, j’enverrai Arthur.
À tout de suite.
Elle sort déjà un billet de vingt de son sac à main.
— Latte allégé, en tall, mime-t-elle.
#VisMaVieDeStagiaire.
Dans la queue au Starbucks, je textote Ethan. Concept : un musical situé
dans la banlieue d’Atlanta, intitulé… je te le donne en mille… Ha-Milton.
Émoji micro. Émoji flèche vers le bas. Boum.
Pas de réponse d’Ethan.
Jeudi 12 juillet

Silence radio jusqu’au lendemain matin, et là, selfie d’Ethan dans – je vous le
donne en mille – la discussion de groupe. Un cliché de lui et de Jessie au Waffle
House, un flacon de sauce chocolat à la main. Tu nous accompagnes
spirituellement, mon pote ! écrit-il.
Trop nul. En temps normal, je serais assis à côté de Jessie, à manger des
galettes de pommes de terre en discutant politique, Twitter ou transition de la
scène à l’écran. Je serais en train de leur faire un résumé tout sauf abrégé de
l’épisode de la poste, après quoi on se livrerait à une séance de planification
digne d’un match de foot pour l’opération Hudson dans mon appli Notes.
Au lieu de quoi, les filles du cabinet se ferment comme des huîtres à la
moindre mention de Hudson. Sérieux, elles sont encore pires que d’habitude
aujourd’hui. Une des juristes dépose un paquet pour Namrata, et c’est à peine si
elle y jette un coup d’œil, scotchée qu’elle est à son clavier. Je la regarde un
moment, puis je demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Aucune idée.
— Tu devrais peut-être l’ouvrir.
— Plus tard.
Ses doigts se figent un instant sur les touches tandis qu’elle lit quelque chose
sur son écran. Avant de regarder sa pile de documents, puis de nouveau l’écran,
et de taper de plus belle.
— Mais quand ?
— Pardon ?
— Quand penses-tu l’ouvrir ?
— Laisse-moi deviner… (Elle soupire si fort que les fiches Shumaker
menacent de s’envoler.) Tu ne vas pas me laisser bosser en paix tant que je ne
l’aurai pas ouvert, c’est ça ?
— Sans doute.
— C’est parti mon kiki.
Elle déchire l’emballage et y jette un coup d’œil qui semble durer dix minutes
– avant de se tourner vers moi avec un sourire.
— Pourquoi diable m’as-tu offert cinq livres de bonbons de maïs ?
— Quatre livres et quarante onces, pour être exact…
— De bonbons de maïs.
— En juillet, fait remarquer Juliet.
— Arthur, t’es vraiment un sacré numéro, décrète Namrata.
Traduction : Bingo.
Juliet m’ébouriffe les cheveux.
— Tu déjeunes avec nous ?
Traduction : JACKPOT.
Je pourrais me mettre à chanter tellement je suis heureux. Parce que, si les
filles et moi devenons potes de déj aujourd’hui, on en sera sans doute à se faire
faire des tatouages assortis la semaine prochaine. Après quoi elles me
présenteront à de jolis garçons à la fac de droit, plus mignons que Hudson, et je
ne rentrerai plus jamais. Je resterai ici, à New York, avec ma nouvelle bande.
Mes nouvelles meilleures amies. Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre, du
Waffle House ? Alors que je serai là à courir les déjeuners d’affaires dans cette
putain de New York City, centre du monde culinaire. Qu’Ethan et Jessie passent
le reste de leurs vies à bouffer dans des chaînes si ça leur chante. Dorénavant, je
ne mangerai que dans des food trucks artisanaux en circuit court et des épiceries
bio tenues par des célébrités.
— Je rêve d’essayer la Tavern on the Green, dis-je.
— Arthur, on n’a que trente minutes.
— Sardi’s ?
— Que dis-tu de Panera ?
Hoquet de joie.
— J’adore Panera !
— Je m’en doutais, acquiesce Namrata en gobant une poignée de bonbons.
Cinq minutes plus tard, nous sommes dans la rue. C’est fou comme elles sont
différentes hors du bureau. Plus ouvertes. Jusqu’à ce jour, tout ce que je savais
d’elles ou presque me venait de trois sources : mes oreilles qui traînent,
Instagram et maman. Voilà que j’apprends que Juliet fait de la danse et que
Namrata est végétarienne, qu’elles se détestaient pendant toute leur première
année de droit avant de devenir meilleures amies, qu’elles font leur footing
ensemble et s’achètent des cupcakes, et que ni l’une ni l’autre n’a manqué le
moindre cours de toute sa scolarité. Tout ça avant même de faire la queue chez
Panera.
— Trop la gerbe, dit Namrata à Juliet. Alors je lui ai dit, tu sais quoi ? Fais
comme tu veux, c’est pas mon problème, mais plus jamais je dors ici. Désolée,
David, le porno dinosaure, c’est la goutte d’eau.
Juliet grogne.
— Minute, qui est David ? Et pourquoi il est branché porno dino ?
Bon, j’avoue : je déteste quand les gens glissent un nom, pouf, tranquille,
comme si je devais automatiquement savoir de qui il s’agit.
— Non, pas David, ses colocs, explique Juliet.
— Et non seulement ils sont branchés porno dino, ajoute Namrata, mais ils en
créent eux-mêmes. Je ne plaisante pas. Ils font un webcomic de porno dino. Bon,
chacun son truc… Sauf qu’ils laissent traîner leurs sketchs dans le salon, quoi,
merde ! Alors j’ai dit à David, est-ce que je pourrais ne pas avoir à me farcir
l’image d’un tyrannosaure qui se branle ?
— Mais… il fait comment ? (Juliet semble atterrée.) Avec ses bras de T. rex ?
J’insiste :
— Pardon, mais qui est David ?
Ce qui amuse Namrata.
— Mon copain.
— Tu as un copain ?!
— Ils sont ensemble depuis six ans, précise Juliet.
— Sérieux ? Pas possible ! (Je me tourne vers elle.) Et toi, tu as un copain ?
— Une copine.
— T’es lesbienne ?
— Suivant, lance le type derrière le comptoir.
Juliet avance et commande une soupe. Avant de se retourner pour me
répondre :
— Asexuelle biromantique, pour être précise. Ce qui veut dire…
— Oh, je sais. Mais tu n’en as jamais parlé ! Pourquoi ne me dites-vous
jamais rien ?
— On te dit de retourner au travail, rétorque Juliet. Ça, on te le dit tout le
temps.
— Mais vous ne me parlez jamais de votre vie amoureuse. Je vous ai
absolument tout dit de Hudson, alors que je ne savais même pas que tu avais une
copine ! Et encore moins que Namrata sortait avec un mec prénommé David qui
dessinait du porno dino.
— Non, non, ça ce sont les colocs de David, interjette Namrata en revenant du
comptoir. C’est ça, l’info importante. Arthur, c’est à toi. Va commander ton
Happy Meal.
— Pfft. Je prends un toast au fromage. Comme un adulte.
Elle me flatte la tête.
— Très sophistiqué.
— « Hudson », lance une voix amplifiée.
Je me fige. Namrata et Juliet aussi. Le monde entier se fige.
— « La commande de Hudson est prête. »
— Arthur !
Juliet porte une main à sa bouche.
— Ce n’est pas lui.
— Comment le sais-tu ?
— C’est impossible. Ce serait trop bizarre. Franchement, tu y crois, toi ? (Je
secoue la tête.) C’est forcément un autre Hudson.
— On n’est pas loin de la poste, argue Juliet. Il travaille sans doute dans le
coin, ou il y vit, que sais-je. Ce n’est pas un prénom si courant.
— Allez, on va voir, décrète Namrata.
— Pas question. Ce serait chelou !
— Mais non.
Elle me tire sans ménagement vers le comptoir de livraison. Debout, dos à
nous, se tient un garçon en jean et polo cintré – blanc, plus grand que moi, les
cheveux complètement recouverts par une casquette à l’envers.
— C’est lui ?
— Aucune idée.
— YO, HUDSON, s’écrie Namrata.
Mon cœur cesse de battre.
Et le garçon se retourne, vaguement sur la défensive.
— On se connaît ? demande-t-il.
Ce n’est pas lui.
Ce n’est pas Hudson. Enfin, si, apparemment, c’est bien Hudson, du moins se
fait-il appeler ainsi, mais ce n’est pas « mon » Hudson, si mon Hudson s’appelle
même Hudson, d’ailleurs. J’en aurais presque le tournis. Ce Hudson-là n’est pas
dégueulasse à regarder. Il a de très jolies pommettes et des sourcils incroyables.
Il nous dévisage à présent, désorienté. Je suis mortifié.
— Hudson, de la colo musicale ? demande Namrata sans se démonter.
— Je n’ai pas fait de colo musicale.
— Oh, pardon, j’ai dû confondre avec un autre.
— Un autre Hudson ? demande Hudson.
— Oui, Hudson Panini.
Hudson Panini. Non mais je rêve. Namrata vient vraiment de s’inventer un
pote de colo appelé Hudson Panini ?
— Oh, waouh. Ça claque beaucoup plus que Hudson Robinson.
— Je suis aussi de cet avis, dit Namrata en m’agrippant la main. Mais profite
bien de ton vol-au-vent.
— J’ai commandé un panini, marmonne Hudson.
On a déjà presque regagné notre table. Juliet nous saute dessus.
— Alors, alors ?
— Je vais étrangler Namrata.
Ce que l’intéressée fait déjà toute seule.
— Pardon ?
— HUDSON PANINI ?!
— J’en ai vu passer un, c’est tout.
— Mais quel génie, souffle Juliet.
Je me laisse couler sur ma chaise.
— L’humiliation totale.
— Ben voyons. T’as juste fait ta mauviette, oui ! réplique Namrata. T’aurais
pas osé lui parler.
— Ce n’était même pas lui ! C’était pas le bon mec.
— À l’évidence. Il ne t’a pas reconnu.
Juliet se cale contre son dossier.
— Donc, c’était un autre Hudson ?
— Ou alors c’était l’ex, glisse nonchalamment Namrata. Auquel cas, ne me
remercie surtout pas, Arthur. Je t’ai juste décroché son nom de famille.
— Minute…
Le reste de ma phrase s’envole. Parce que Namrata peut se tromper. Ou pas.
Peut-être que Hudson Robinson, avec sa casquette à l’envers et ses divins
sourcils, est l’ex de Mister Carton. Je parie qu’il est trop déprimé pour se laver
les cheveux depuis leur rupture. Ce qui explique la casquette. Oh putain.
Hudson Robinson. Je ne suis pas un harceleur, hein. Je ne vais pas frapper à sa
porte. Mais tout le monde est sur internet de nos jours, non ?
Peut-être étais-je destiné à rencontrer ce garçon à la poste, après tout. Peut-
être suis-je destiné à le retrouver. Et peut-être, peut-être, suis-je censé remonter
sa piste en suivant le garçon qui l’a mené à la poste en premier lieu.
Je tape « Hudson Robinson ». Avant de cliquer « recherche ».
Chapitre 8

BEN
Jeudi 12 juillet

La journée de cours a été pénible, et la dernière chose dont j’ai envie, c’est de
rencontrer la très bientôt future ex de Dylan, mais je fonce quand même en ville,
comme si m’éloigner suffisamment du bahut pouvait m’aider à oublier à quel
point ça fait mal d’être exclu de tous les éclats de rire que Hudson et Harriett
partagent au début et à la fin des cours. Je sors du train et trouve Dylan devant
une pharmacie avec un thermos Dream & Bean et un bouquet de fleurs dans les
mains.
— Ma parole, tu tires une tronche de meurtrier, me dit-il. Une tronche de
meurtrier coupable. Tu pourrais peut-être changer de moue avant de rencontrer
Samantha. Si tu n’es pas inspiré, laisse-moi te suggérer le visage Meilleur Ami
heureux, ajoute-t-il avec un clin d’œil.
Va pour le Meilleur Ami heureux – parce que c’est Dylan. Mais ça commence
à devenir vraiment épuisant de faire connaissance avec toutes ses copines, de
créer des liens puis de perdre leur amitié en moins de deux une fois qu’il a coupé
les ponts avec elles.
— Ça y est. Et sinon, pourquoi ces roses ?
— Samantha m’a appris que c’étaient ses fleurs préférées pendant qu’on
regardait Titanic, m’explique-t-il.
Il est rayonnant, comme si c’était une prouesse surhumaine de se rappeler une
info entendue moins de vingt-quatre heures plus tôt.
— Vous vous êtes vus ?
— Sur FaceTime, hier soir.
— Vous êtes restés là-dessus pendant tout le film ? Il ne dure pas plus de trois
heures ?
Dylan hoche la tête.
— Il nous a fallu quatre heures pour en venir à bout. On n’arrêtait pas de
mettre « pause » pour discuter.
— Je suis impressionné.
Sincèrement. Surtout quand on considère que Dylan n’avait presque pas fermé
l’œil la nuit précédente, car Samantha n’avait pas répondu à ses messages sur
Elliott Smith. Il s’avère qu’elle n’avait juste pas eu le temps d’écouter les
chansons en question. Depuis, c’est chose faite, et elle les adore toutes.
— Tu as aimé le film ?
— Je pensais que le paquebot allait couler beaucoup plus tôt, si tu vois ce que
je veux dire.
— Tu t’es fait chier jusqu’à ce qu’il se mette à couler…
— Exactement.
On trace jusqu’au coffee-shop, et Dylan a vraiment du peps dans les pieds. Il
esquive les passants à gauche et à droite et c’est à peine si je l’entends critiquer
le film, comme quoi il y avait assez de place pour Jack et Rose sur la porte
flottante, ou qu’ils auraient au moins pu s’y mettre chacun leur tour. Il s’arrête
au coin de la rue.
— Bon, je suis comment ?
Il a des valises sous les yeux et il en fait des caisses avec son T-shirt Kool
Koffee, mais à part ça, ça va. Sauf que…
— Tu ne devrais peut-être pas garder le thermos Dream & Bean.
Il me lance l’objet comme si c’était une grenade, et on se le rejette à plusieurs
reprises avant que je le scelle dans mon sac à dos.
— Tu es ridicule, Dylan.
On entre. L’endroit sent l’écrivain prétentieux, du genre à détester ce que
j’écris.
Samantha se trouve derrière la caisse, auréolée de gloire. Elle interrompt la
commande de son client pour nous faire signe de la main. Ses cheveux bruns
bouclés sont aplatis sous une casquette kaki et ses yeux bleu-vert pétillent en
direction de Dylan. Et bim : un sourire lancé par-dessus l’épaule d’une cliente
révèle des dents d’une blancheur parfaite. Je suis certain d’être cent pour cent
gay quand je la vois : s’il n’y avait ne serait-ce qu’un pour cent de bisexualité en
moi, son visage et son entrain incroyable auraient déjà suffi à me conquérir.
Dylan la regarde comme si elle brillait de mille feux, et soudain je me demande
quand j’ai perdu mon éclat aux yeux de Hudson. Si tant est que j’en aie jamais
eu.
Et merde. Plus qu’une table de libre.
— Je vais nous réserver des places.
Dylan me tire vers lui.
— Attends, il faut que tu passes commande. Et que tu m’empêches de dire une
connerie.
— Tout va bien se passer.
— J’ai failli entrer ici avec du café de chez l’ennemi.
Soit, je ne bouge pas. Je reste là avec mon visage Meilleur Ami heureux,
même quand un mec de notre âge aux allures d’aspirant romancier nous pique la
dernière table libre et ouvre son ordi pour écrire le prochain Harry Potter avant
moi. Au moins, il est sympa à regarder. Regard brillant, peau brun foncé,
cheveux courts avec la frange coupée horizontalement, T-shirt à l’effigie de la
Torche humaine. Si j’avais plus de cran, genre comme Arthur avec moi ou
Dylan avec Samantha, je ferais le premier pas. J’irais m’asseoir en face de lui, je
lui dirais « Ça va ? », on discuterait d’écriture, je découvrirais s’il aime les mecs,
je lui dirais qu’il est mignon, prierais pour entendre un « Toi aussi », choperais
son numéro, tomberais amoureux. Mais je n’ai pas le cran nécessaire, alors je ne
bronche pas.
C’est enfin notre tour : Samantha se penche par-dessus le comptoir, manquant
de faire tomber un de ces présentoirs à cookies placés en caisse pour inciter aux
achats compulsifs.
— Je ne fais pas la bise, m’explique-t-elle.
Elle me prend donc dans ses bras, et elle a une de ces forces…
— Ça me fait tellement plaisir de te rencontrer, Ben.
— Moi aussi, Samantha. Samantha, pas Sam ? Ni Sammy ?
— Ma mère est la seule à m’appeler Sammy. Ça me fait trop bizarre quand
c’est quelqu’un d’autre. Merci d’avoir demandé. (Elle se tourne vers Dylan.)
Salut.
— Salut. Comment ça va ?
— Bien. Il y a du monde. (Elle sourit en voyant les fleurs.) Tu es trop mignon.
À moins qu’elles ne soient pour quelqu’un d’autre, auquel cas je crache dans ton
café.
— Elles sont toutes pour toi.
Samantha prend un gobelet, écrit « Dylan » dessus et l’entoure d’un cœur, et
se met à lui préparer un café sans crachat.
— Qu’est-ce que je te sers, Ben ?
— Je ne sais pas. Une limonade à la fraise, tiens.
Du sucre, fuck le monde !
— En small, medium, large ?
Je regarde les prix sur le menu :
— Small. Ne te goure pas.
Non mais oh, 3,50 dollars pour un ridicule gobelet à moitié rempli de
glaçons ? Rien qu’avec 2,75 dollars, je pourrais partir à l’aventure avec un ticket
de métro et il me resterait même de la monnaie. Ou acheter cinq litres de jus
d’orange. Ou trois paquets de Skittles et cinq de bonbons en gelée Swedish Fish
à la supérette du coin.
— C’est parti, dit Samantha. (Elle dessine un smiley sous mon nom.) Je suis
libre dans deux minutes. Juste le temps de fermer cette caisse.
Nous patientons à l’extrémité du bar. Je jette un nouveau coup d’œil au type
avec le T-shirt de la Torche humaine. Il a de la musique dans les oreilles à
présent, et je me demande bien ce qu’il écoute. Hudson aimait beaucoup les
valeurs sûres. Moi, je suis plutôt dernière tendance du mois. Je ne cherche pas de
nouveaux morceaux mais, si une musique m’entraîne, ça me convient. Ce serait
cool de sortir avec quelqu’un qui ait les mêmes goûts que moi. On ne se
prendrait pas la tête pendant les virées en voiture en dehors de la ville. On
pourrait partager les écouteurs et triper sur les mêmes ziks tout en se reposant
dans un coin calme.
Une fille quitte sa table et l’essuie avec des serviettes en papier, mais, avant
que je n’aie le temps de me précipiter pour lui demander si elle s’en va, deux
vautours – pardon, deux types en costard et en pause déjeuner – entrent et
fondent sur les places.
— T’aurais dû me laisser prendre la table.
— Elle est pas géniale ? me demande Dylan.
— Si si, je réponds automatiquement.
Samantha quitte le comptoir en nous appelant d’une voix chantante.
— Et voilà. (Elle se dirige vers le coin où on peut consommer debout.) Merci
d’être passés.
— Dylan n’aurait manqué ça pour rien au monde. Moi non plus, évidemment.
— C’est mieux que rentrer faire ses devoirs, hein, Ben ?
Je réponds d’un hochement de tête. Je n’ai pas trop envie que qui que ce soit
sache pour mon rattrapage. C’était déjà assez gênant, vers la fin de l’année,
d’être assis en classe avec tout le monde, de ne pas recevoir mon bulletin de
notes et d’être obligé d’aller chez le conseiller d’orientation. Les autres savaient
que j’allais me taper le petit discours « Soit tu vas aux cours d’été, soit tu
redoubles la première dans un autre établissement ». J’aurais dû choisir la
seconde option. J’aurais eu les grandes vacances pour moi et je serais libéré de
Hudson en septembre, et même après.
Samantha boit une gorgée de son quadruple mocha frappé, écrémé et à la
chantilly. Elle a deviné que les cours de rattrapage étaient un sujet sensible, j’ai
l’impression. Si seulement mon meilleur pote savait se montrer aussi
perspicace…
— J’adore travailler ici, mais ma liberté me manque quand même un peu.
Comme je veux bosser dans les affaires plus tard, ma mère m’a conseillé de
tester un maximum de postes avant de gravir les échelons, histoire de ne jamais
finir en patronne horrible qui exige un travail impec de ses employés alors qu’ils
gagnent juste assez pour manger.
— Dans quel genre de secteur tu veux travailler ? je lui demande.
— Je rêve de créer mes propres applis de jeux. J’ai déjà une idée : un jeu qui
serait comme Frogger, sauf qu’au lieu de traverser la route en évitant les
voitures, tu dois traverser les trottoirs encombrés de New-Yorkais. Tu meurs si
tu te fais écraser par un caddie et tu perds des points si tu passes devant un
touriste qui prend des photos. Un truc dans le genre, quoi !
— Compte sur moi pour y jouer jusqu’à ce que mes yeux saignent et régner
sur le classement général. Ça me rappelle Dylan il y a quelques minutes. Sur le
chemin pour venir.
— Et alors ? Je ne voulais juste pas rater le début de sa pause, se défend-il.
Il est tout penaud, un mot que je n’utiliserais pas pour le décrire normalement.
C’est tellement craquant de voir à quel point chaque minute ici compte pour lui.
Il traverse la phase lune de miel classique où on a l’impression de chevaucher
une licorne sur des arcs-en-ciel tout en buvant des smoothies aux Skittles. Sauf
qu’à la fin on se rend compte que la licorne était juste un cheval sous un
déguisement et qu’on a chopé des caries.
Samantha lui sourit, comme si elle se retenait de lui dire qu’il est trop chou.
— Donc voilà, des applis de jeux vidéo. Si tu as des idées que je peux
honteusement exploiter, n’hésite pas.
Elle conclut avec un clin d’œil – pas parfait, mais charmant quand même.
— Tu saurais créer une appli cent pour cent infaillible pour aider les gens à
trouver l’âme sœur ?
— J’espérais un concept plus facile, comme une appli de balade de chiens
avec un super rebondissement dans le scénario, mais oui, pas de problème.
J’apprécie vraiment cette fille ; ça va être chiant de la voir partir. Je pourrais
peut-être devenir pote avec elle dans le dos de Dylan. Une histoire non pas
d’amour, mais d’amitié.
— Je sais que c’est toi qui as rompu, mais comment tu te sens depuis ? me
demande-t-elle.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit au courant pour Hudson. C’est
probablement trop tôt pour que Dylan comble les blancs dans la conversation en
lui racontant pourquoi il a rompu avec Harriett. Il prétend que c’est parce qu’elle
préférait son rôle de petite amie sur Instagram à leur véritable relation. Mais je
sais qu’au fond c’est parce que Dylan s’est réveillé un jour en se rendant compte
qu’il ne le sentait pas. Ouais, ce n’est clairement pas quelque chose à dire à ta
nouvelle copine potentielle.
— Première relation, première rupture, première fois que quelqu’un me
déteste réellement. Moi, j’ai juste envie qu’on redevienne amis.
— Je suis désolée, compatit Samantha.
— On n’y peut rien.
Je descends ma limonade à la fraise amère en quatre gorgées, comme un
adulte déprimé qui s’enverrait des shots, et je mâche les glaçons parce que je les
ai payés aussi, merde.
— J’espère qu’il s’apaisera.
— C’est tant pis pour lui.
J’essaie de penser à autre chose et je ressors le visage Meilleur Ami heureux.
— Alors comme ça, Titanic, hein ?
— J’adore ce film depuis toute petite. Mais maintenant j’ai envie de voir le
film préféré de Dylan.
— Transformers, dit-il. Sans conteste.
Samantha serre les dents et propose :
— Et sinon, un dîner demain soir ? Je peux t’emmener au restau de fruits de
mer dont je t’ai parlé.
Je glisse :
— Demain, on est vendredi treize.
— C’est vrai ! Ne t’inquiète pas, je ne suis pas superstitieuse.
— Moi non plus, assure Dylan. Je passe sous les échelles les doigts dans le
nez.
Je rigole.
— Ouais, et une fois, quand tu avais huit ans, tu t’es pété le bras une heure
après l’avoir fait.
Il a tellement flippé à cause de la douleur qu’il a fait une vraie crise
d’angoisse. Il jurait qu’il allait mourir, c’était affreux. Mais je suis un ami
sympa, j’évite de mentionner cette partie-là. Je suis tellement content de ne
jamais l’avoir vu chuter à vélo.
— Vilaine coïncidence, commente Dylan.
— Ou malchance. Bref. On a une tradition : les vendredis treize, on regarde
des films d’horreur chez M. Boggs.
On s’y tient depuis le CE2. J’ajoute :
— Je suis assez d’humeur Chucky.
— Pourquoi Chucky ? demande Samantha.
— Parce que c’est génial. C’est comme Toy Story, mais en version ravagée.
— Je ne veux surtout pas chambouler la tradition, assure Samantha. Ça a l’air
super cool.
Dylan m’envoie un regard en coin.
C’est pas que je veuille les empêcher de s’envoyer en l’air, mais je suis très
sentimental, comme mec. Et Dylan ne peut pas me lâcher pour une fille qu’il
connaît depuis moins d’une semaine, même si elle est hyper géniale. En avril,
Hudson et moi devions aller voir le dernier X-Men, c’était une des rares choses
qui l’enthousiasmait après le divorce de ses parents. Mais le film sortait un
vendredi treize, alors, en bon meilleur ami, j’ai annulé, et Hudson est allé le voir
avec Harriett.
Je propose à Samantha, le plus sérieusement du monde :
— Tu devrais te joindre à nous. Ça ne me dérange pas de tenir la chandelle.
— C’est moi qui aurais l’impression de tenir la chandelle, répond-elle.
— Allez, Ben, trouve-toi un mec et on fait un rendez-vous à quatre.
— Oui, bien sûr, je vais juste tourner sur moi-même et désigner quelqu’un ici.
Je me tourne pour plaisanter et croise le regard du mec mignon au T-shirt de
la Torche humaine. Je pivote de nouveau vers Dylan et Samantha, les joues
cramoisies. C’est l’univers qui me refait coucou. Cette fois, faut que j’agisse.
Après tout, et si c’était lui qui était réellement censé combler le vide creusé dans
mon destin par Hudson ?
Je déclare :
— Je vais dire bonjour à ce type.
— Ooh, lequel ? veut savoir Samantha.
— Celui avec l’ordi portable. (Je me rends compte qu’ils sont quatre à
correspondre à la description.) Avec le T-shirt de la Torche humaine.
— Allez, vas-y, m’encourage Dylan. Chope ton âme sœur. Fonce ! Fonce !
Choper mon âme sœur. Hudson n’est pas le seul à pouvoir tourner la page. Je
ne vais pas paniquer. Je vais m’approcher, lui dire qu’il a pris ma table pour
plaisanter et…
Une fille noire magnifique s’approche et l’embrasse en plein sur les lèvres.
Marche arrière, toute.
— Évidemment, il est hétéro.
— Peut-être qu’il est bi, tente Dylan. Et en relation ouverte.
— Ou peut-être juste que ma vie, c’est de la merde. Et que Hudson restera la
dernière personne à avoir voulu de moi.
— Il a bien voulu de toi, l’autre extraterrestre.
— Un extraterrestre ? fait Samantha.
— Mais je ne le reverrai jamais, lui.
— Oh, il doit bien y avoir un truc chez lui qui nous aidera à le retrouver.
— Quel extraterrestre ? insiste Samantha.
— J’ai rencontré un mec à la poste. Il s’appelle Arthur. Mais je n’ai pas son
nom de famille et je ne me souviens même pas de lui avoir donné mon prénom.
— C’est pas vrai ! (Samantha me pince le bras en sautillant sur place.) J’adore
les mystères. Mon meilleur ami Patrick…
— Tu as un meilleur ami ? demande Dylan.
— … m’appelle la Veronica Mars des réseaux sociaux…
— Il est gay, Patrick ?
— … depuis que je l’ai aidé à retrouver sur le Net une fille…
— Ou bi ?
— … qu’il avait rencontrée à la remise des diplômes de son frère.
J’ignore les interruptions relou de Dylan pour me concentrer sur Samantha.
— Comment tu t’es débrouillée ?
— Il m’a donné plein de détails sur la cérémonie qui m’ont servi de mots-clefs
sur Twitter, comme « robes beiges moches » ou des passages du discours du
major de promo qui pouvaient être repris comme citations. Mais on l’a retrouvée
sur Instagram après une plongée dans les abysses de hashtags sur la cérémonie.
En fait, elle n’est pas sur Twitter.
— Waouh.
— Oui, bon, d’accord, mais Patrick ?
Samantha se tourne vers Dylan et le prend par les épaules :
— Patrick est comme un frère pour moi, OK ? Ça va mieux ? Super. Ben, dis-
moi tout ce que tu sais sur Arthur.
— Inutile. J’ai écumé Twitter en long, en large et en travers, et ça n’a rien
donné.
— Est-ce qu’on t’a déjà qualifié de Veronica Mars des réseaux sociaux ?
Je souris. Samantha est si généreuse – ou peut-être juste morte d’ennui. Quoi
qu’il en soit, c’est cool. Je lui file toutes les infos que j’ai déjà cherchées sur
Twitter.
— Cravate hot dogs et Géorgie : je ne vais pas aller bien loin avec ça. Je suis
balèze, mais quand même. Pourquoi il passe l’été à New York ?
— Oh, c’est à cause de sa mère. Elle est avocate et bosse sur une affaire.
— Tu sais dans quel cabinet ? Tu as des infos sur son affaire ?
Samantha sort son téléphone pour prendre des notes. Laisse béton les applis
de jeux, faut qu’elle devienne détective.
— Non et re-non. Mais ce cabinet a des bureaux en Géorgie. À Milton,
Géorgie ! Milton, comme son oncle, le grand.
— Son oncle est de grande taille ou c’est son grand-oncle ?
— Euh…
J’ai oublié. Je hausse les épaules.
— Laisse le temps à son cerveau de se remettre en marche. Tu parles à
quelqu’un qui passe au rattrapage, je te rappelle, me chambre Dylan.
Samantha le gratifie d’une claque sur l’épaule.
— Peu importe. Ça ne fera pas une grande différence. Rien d’autre ?
Je suis trop complexé par la remarque de Dylan pour répondre. Je sais que je
suis au rattrapage, je me réveille tous les matins avec ce pincement Vie de merde
dans la poitrine. Le bahut, c’est l’endroit où je dois affronter mon ex et mon
avenir flippant. Je ne suis pas comme Arthur, qui rêve d’entrer dans des facs
prestigieuses.
— Yale !
— Qu’est-ce que tu racontes ? demande Dylan, méga perplexe.
— Arthur m’a dit qu’il avait fait un tour pas loin du campus de Yale. Il a
encore un visage de bébé, mais peut-être qu’il commence les cours là-bas cet
automne ?
— Ces infos vont m’être hyper utiles, m’assure Samantha. Je dois retourner
derrière le comptoir dans deux secondes : tu ne te rappelles rien d’autre ?
Je repense à tous les détails sympas, mais qui ne seront d’aucune aide.
Comme son air hyper gêné quand il a parlé de mon « joli paquet ». La façon dont
son visage s’est illuminé quand il a compris que j’étais gay, même si j’étais en
train d’évoquer ma rupture. Son enthousiasme pour l’univers, comme si c’était
réellement un ami à nous. Alors, une info utile me revient :
— Il s’en va à la fin de l’été.
Du coup, à quoi bon ?
— Raison de plus pour bosser plus vite !
Samantha rayonne de tout l’espoir du monde, et si elle pouvait en partager un
peu ce serait bien, parce que je ne vois pas comment ce même univers qui
m’incarcère au bahut avec mon ex pourrait aussi me réunir avec un type mignon.
— Bon, faut que j’y retourne. (Elle me prend dans ses bras, et je sens son
odeur d’expresso et de scones.) Je suis hyper contente de t’avoir rencontré, Ben.
J’espère arriver à reconstituer ce puzzle et à retrouver ce garçon. Mais, si
j’échoue, je suis certaine que quelqu’un de génial croisera ton chemin et te
kiffera grave.
— Peut-être que ce quelqu’un est dans ta vie depuis des années, lâche Dylan
en posant sa main sur la mienne.
Samantha éclate de rire.
— Je le savais. C’est carrément moi qui tiendrai la chandelle demain.
— N’aie crainte, future épouse. Si tu as peur demain soir, je volerai à ton
secours, pérore-t-il en souriant.
Samantha ne lui rend pas son sourire : elle fixe intensément le sol et se gratte
la tête.
J’assiste à la seconde où Dylan se rend compte qu’il a vraiment dépassé les
bornes du flirt – que Samantha n’est peut-être pas prête à parler mariage au bout
de deux jours.
— À plus tard, les gars.
Elle retourne à son poste, enfile sa casquette et se remet au travail.
— Oh non ! se lamente Dylan.
— Ça va aller.
— C’était juste une blague…
— Laisse-la respirer. Elle bosse. Vous discuterez plus tard.
Dylan me précède jusqu’à la porte.
— Ça craint tant que ça ? Vraiment ?
Il se retourne encore à deux ou trois reprises, pour voir si elle le regarde sortir.
Qui sait si le regard qu’il lui lance n’est pas le dernier ?
Chapitre 9

ARTHUR
Jeudi 12 juillet

Bon. Fuck Google.


Non, sérieux, il peut aller se faire foutre, le moteur de recherche. Ainsi que
Kate Hudson et Chris Robinson. Qu’ils aillent se faire foutre avec leur mariage
et leur divorce, bref, qu’ils aillent se faire foutre en général. Parce que vous
voulez savoir ce qui sort quand on googlise « Hudson Robinson » ? Spoiler : pas
le garçon de Panera.
Je me renfonce dans mon lit, les yeux rivés au plafond. Je suis sur les nerfs, et
ma chambre est plus petite encore qu’en temps normal. Parfois, New York me
fait l’effet d’un corset intégral.
Cinq secondes plus tard, mon téléphone se met à vibrer. Ethan.
Je fixe l’écran. Six semaines qu’il ignore mes textos, et le mec lance un appel
FaceTime sans crier gare. Je ne m’en plains pas, hein. C’est juste inattendu.
Je prends la communication.
— Arthur ! s’exclame Jessie.
Ils sont affalés sur le canapé du sous-sol d’Ethan. On dirait un condensé vidéo
de notre discussion de groupe. Pas de souci. C’est vrai, quoi, c’est génial. Ethan
et Jessie sont géniaux, je les adore, et ils tombent plutôt à pic.
Je souris.
— Eh ! Je voulais justement vous appeler.
Ils échangent un regard tellement furtif que c’est à peine si je m’en aperçois.
— Oh, vraiment ? demande Jessie. À quel sujet ?
— J’ai retrouvé Hudson.
— PARDON ?
— Mais ce n’est pas lui, je m’empresse d’ajouter. Ce n’est pas le mec de la
poste. Je crois qu’il s’agit du copain.
— De l’ex, tu veux dire, rectifie Ethan en pointant l’index. Le copain, c’est
toi.
— Dans mes rêves, oui.
— Le bientôt copain, insiste Jessie. Eh bien. Comment as-tu retrouvé sa
trace ?
Je leur raconte l’épisode de Panera, avec le panini, le nom de famille et les
sourcils. Mon récit laisse Jessie perplexe.
— Qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas juste un type lambda nommé Hudson ?
— C’est-à-dire que…
Un nœud se forme dans mon estomac. Soudain, le raisonnement de Juliet
m’apparaît, au mieux, fallacieux.
— Je ne sais pas. C’est si courant que ça, comme nom ?
— Devon Sawa a appelé son enfant Hudson.
— Il n’y a vraiment que toi pour savoir ce genre de truc, remarque Ethan avec
un coup de coude à Jessie.
— Enfin bref, rien sur Google, Facebook, Instagram, Tumblr, Snapchat,
Twitter, nulle part, et ça m’énerve.
Jessie s’adoucit :
— Il te plaît vraiment, ce mec, avoue ?
Je grogne :
— Je ne le connais même pas. On s’est parlé cinq minutes. Pourquoi est-ce
que je pense encore à lui ?
— Parce qu’il est canon, suggère Ethan.
— Je ne comprends pas. Pourquoi l’univers me présenterait-il ce garçon, si
c’est pour me le reprendre au bout de cinq secondes ?
— Peut-être que l’univers te le rendra, dit Ethan. Un peu usé. Un peu cabossé.
Mais en bonne condition générale.
Jessie se mordille la lèvre en silence quelques instants.
— Peut-être que l’univers veut que tu te défonces pour l’avoir, dit-elle
finalement.
— Mais c’est ce que je fais ! Je viens de passer une heure sur Google à
chercher un inconnu qui aime les paninis et qui n’a pas fait de colo musicale.
— Hmm…
Jessie se lève et sort du cadre.
— Où vas-tu ?
— J’ai une idée.
Je regarde Ethan, qui hausse les épaules. Les pas de Jessie résonnent alentour.
Ce qui nous laisse entre mecs. Muets. C’est à peine si Ethan ose me regarder.
— C’est un peu…
— Ouais. (Il cligne des yeux.)
— Tout va bien ?
— Super.
— OK. Cool.
— Ouaip. (Il serre les lèvres, les yeux baissés.) Comment vont M&M ?
Mieux connus sous les noms de Mara et Michael Seuss. Qui doivent être à
bord de l’express pour Divorceville.
— Super ! dis-je. La forme !
Quelle torture… et pas de Jessie en vue. Pardon, mais elle ferait bien de venir
achever nos souffrances, et fissa. Ethan regarde un point au-dessus de la caméra.
Est-ce qu’il s’en apercevrait si je la textotais ? Rien qu’un petit SOS…
accompagné d’une minuscule menace de rien du tout, comme quoi si elle ne
revient pas tout de suite je lui ferai sa fête. J’irai repêcher la déclaration d’amour
qu’elle a enregistrée en vidéo à l’attention d’Ansel Elgort en quatrième avant de
m’introduire dans la salle de projection du Regal Avalon. Si elle s’imagine que
ce ne sera pas la séance la plus épique de Mission : Impossible 6, elle se…
— Voilà ! souffle-t-elle en reprenant place sur le canapé. Je crois avoir trouvé
Hudson.
— Minute… quoi ?
— Hmm-hmm… Oh, Arthur, je suis si fière de moi, tu n’as pas idée ! C’est…
oh punaise, on y est ! Prêt ?
J’acquiesce lentement.
— Tout va bien ? Tu n’as pas l’air bien.
Elle s’esclaffe.
— Toi non plus. (Je marque une pause.) Tu es sûre que c’est lui ?
— À toi de me le dire quand tu auras vu sa photo.
— Parce qu’il y a une photo ?!
Mon estomac se tord.
— Ne sous-estime pas mes talents de fouineuse.
— Jamais de la vie, dit Ethan.
— Toi, la ferme. J’ai eu un coup de génie. C’est l’histoire de Namrata qui m’a
donné cette idée : chercher un Hudson Panini.
— Euh…
— Non, non, laisse-moi finir. Donc, je vais sur Twitter, où je tape
littéralement « Hudson panini »… et le premier résultat est un type nommé
@HudsonLikeRiver. Ce qui me file un frisson, parce que c’est exactement ce
que tu as dit, tu te rappelles ? « Hudson, comme le fleuve. » (Elle me pointe du
doigt avec un sourire.) Bref, ce Hudson-comme-le-fleuve a tweeté à 11 h 44 ce
matin « Envie d’un panini lol ».
— OK…
— Arthur. Il avait envie d’un panini ce midi, une demi-heure avant que tu ne
le croises alors qu’il commandait ledit panini ! Et il s’appelle Hudson !
— Mais comment savoir si c’est LE Hudson ? Il est de New York, au moins ?
Jessie se penche en avant, radieuse.
— Je n’ai pas terminé. Donc, je consulte sa bio, qui est trop vague, de même
que tous ses tweets, d’ailleurs, qui sont vraiment nuls. Même pas drôles. Et son
avatar est un bitmoji. Alors je me dis merde. Avant de jeter un œil à Instagram,
parce que souvent les gens utilisent le même pseudo, pas vrai ? Et là. Boum.
@HudsonLikeRiver. Profil public, cinquante milliards de photos, des sourcils à
tomber. New-Yorkais. Art’, je pète un câble.
— Oh. Mon. Dieu.
— Faut que t’ailles voir tout de suite, dit-elle. On se reparle plus tard,
d’accord ?
Elle met fin à l’appel. Je reste là, en état de choc. Un garçon nommé Hudson.
De New York. Avec des sourcils à tomber. Qui proclamait son envie d’un panini
ce midi. Mister Carton doit bien le suivre sur Instagram, non ? Au moins
devraient-ils être tagués ensemble sur des photos. J’en aurais presque mal au
bide. Peu importe.
On respire un grand coup. J’ouvre Instagram et rentre son pseudo dans le
champ de recherche.
Hudson, comme le fleuve. @HudsonLikeRiver.
J’y suis.
Texto de Jessie : C’est lui ???
Je ne parviens même pas à taper une réponse. Bon sang. C’est lui. Hudson.
Sous filtre Clarendon, coiffé de sa casquette à l’envers. Des tonnes de selfies.
Mais je dois garder mon calme. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de Hudson
Robinson, alias Mister Panini, que ça en fait le Hudson du bordereau de
livraison. Ça ne veut rien dire. D’une, pas de trace de Mister Carton. Pas la
moindre apparition dans tout le fil de photos de Hudson.
Je les agrandis quand même, en commençant par la plus récente, qui
représente – je vous le donne en mille – son foutu panini. Vient ensuite un selfie
avec une fille, nommée Harriett The Pie (trop chou), puis un autre où il fait le
signe de la victoire, avec le mot-dièse #OnTourneLaPage.
On tourne la page.
Il date du jour où j’ai croisé Mister Carton… ce qui ne veut pas forcément dire
quoi que ce soit. Il y a des tas de façons de tourner la page. Hudson pourrait
avoir changé de travail. Fait un tour chez le coiffeur. Abandonné les vols-au-vent
pour les paninis.
Sauf qu’il y a les commentaires. Dont un en particulier.
@HarriettThePie Tu seras bien mieux sans lui, bel ami <3
Lui.
Hudson n’a pas besoin de lui.
Je fais une capture d’écran de la photo, avec le commentaire de Harriett, pour
l’envoyer à Jessie et Ethan. C’est lui.
Oh. Putain, écrit Jessie.
Waouh, beau travail, ajoute Ethan. Avec trois émojis détective, deux garçons
blancs et une fille à la peau mate. Comme si Ethan – le limier le moins doué de
la planète – avait quoi que ce soit à voir avec cette trouvaille.
Mais je suis trop stressé pour m’en préoccuper. Je tourne à dix mille volts. Je
me pelotonne sur mon lit, Instagram toujours ouvert. L’heure est à l’inventaire.
@HudsonLikeRiver. 694 publications. 315 abonnés. 241 abonnements. Sa bio
est maigre : Huds est dans la place. NYC baby.
Je parcours une nouvelle fois ses photos, les six cent quatre-vingt-quatorze.
Pas une seule apparition de Mister Carton, pas même dans les clichés de groupe,
et aucun n’est abonné à l’autre. Je consulte les mentions de Hudson sur les
photos des autres. Toujours pas trace de Mister Carton.
Ça pourrait être une énorme coïncidence. Un autre Hudson. Un autre Hudson
new-yorkais qui sort avec des mecs et vient de casser.
Sauf que ça n’a pas l’air d’une coïncidence.
Peut-être que Hudson et Mister Carton ont méticuleusement effacé les photos
de leur relation et ôté leur nom de celles de leurs amis. Et ils peuvent très bien
s’être désabonnés l’un de l’autre, vu qu’ils ne doivent sans doute plus se piffser.
Raison pour laquelle Mister Carton s’apprêtait à renvoyer le fameux colis.
Alors ? écrit Jessie.
Alors, rien. Émoji grincheux.
Je passe au profil de Harriett, puisqu’ils ont l’air proches. Et, si elle vote pour
que Hudson tourne la page, elle doit sans doute connaître l’ex en question.
Et là. La vache. 4 000 publications. 75 000 abonnés.
OK, donc, Harriett, l’amie de Hudson, est une espèce de célébrité sur
Instagram, ce qui est… plutôt cool, à vrai dire. Elle poste plein de selfies, ses
pommettes spectaculairement définies et son eye-liner appliqué dans des motifs
sophistiqués. Je n’arrive plus à m’en détacher. Je ne suis même pas fan de
maquillage, mais le sien est tellement théâtral. Si je ne craignais pas d’être le roi
des craignos, je m’abonnerais illico.
Sauf que… eh là, Arthur. On se concentre.
Je déroule l’historique de Harriett, où les selfies commencent à laisser la place
à des photos avec ses amis. Hudson y est très présent, ainsi que différentes filles,
et il y a toute une série avec un mec barbu maquillé façon licorne à paillettes. Il y
a aussi des clichés de groupe, que je prends le temps de regarder de plus près
pour en examiner les visages. Je suis constamment à deux doigts de liker ses
photos. Pas volontairement : c’est l’œuvre de mes doigts maladroits et de leur
manie de pincer pour zoomer.
Je suis remonté jusqu’au mois de mars, où je tombe sur une suite de photos de
groupe prises en extérieur, devant Duane Reade. Pas mal d’action – une bataille
de boules de neige. Mais je remarque Hudson à l’arrière-plan, qui regarde hors
champ en riant.
Je fais glisser vers la gauche. Toujours la même bataille de boules de neige,
mais le cadre s’est décalé légèrement sur la droite. On voit à présent que Hudson
se marre avec un mec – flou.
Je glisse encore.
Et oublie de respirer.
Parce que c’est lui. C’est vraiment lui. Plein cadre, les joues roses, un sourire
gêné sur les lèvres, tandis que Hudson se tient les côtes, hilare.
Putain.
Je fais une capture, que j’envoie direct à Jessie et Ethan. Sans légende. Ni
émoji.
Comme toujours, Jessie est la première à réagir. OMG Arthur, c’est lui ?
Elle n’attend pas ma réponse pour ajouter : Il est trop beau.
Beau gosse, en effet, ajoute Ethan. Pléthore d’émojis clin d’œil. Ethan
Gerson : mon Bro Hétéro Totalement Coolos Qui Ne Supporte Pas Les Tête-À-
Tête Avec Moi. Perso, je trouverais encore plus coolos qu’il ferme sa gueule.
Je retourne sur Instagram pour inspecter les pseudos liés au post en question.
Quelques personnes sont taguées dans la bataille de boules de neige, mais pas
Mister Carton. Ni Hudson. Peut-être se sont-ils détagués. Je continue mon
exploration.
Des heures durant.
Je clique sur chaque photo de groupe. Sans exception. Je parcours la liste des
abonnés de Harriett – les 75 000. J’épluche sa liste d’abonnements. Je clique sur
chaque nom mentionné dans la bataille de boules de neige pour consulter leurs
listes d’abonnés, aussi.
Rien.
Et pas une seule autre photo de Mister Carton.
Toujours pas de nom. Peut-être avait-il raison. Peut-être l’univers est-il
vraiment un connard.
Il me faut du chocolat. Et je ne parle pas d’un petit filet minable de sauce
Hershey sur une gaufre. Je parle de la vraie came, genre du Jacques Torres ou un
de ces énormes cookies double choco de chez Levain Bakery. Dilemme typique
de l’Upper West Side : quand votre cœur réclame Levain mais que vos fesses
flemmardes vous rappellent la présence d’une bonbonnière près de la cafetière.
C’est du chantage émotionnel. Ni plus ni moins. On vous offre tout ce dont
vous avez toujours rêvé, et ça vous coule aussitôt entre les doigts. Sans aucun
moyen de rattraper le coup. Il ne vous reste plus qu’à vous traîner jusqu’au
comptoir de la cuisine pour vous y morfondre.
Notre cuisine, en l’occurrence, a été réapprovisionnée en café. Papa a dû en
acheter pour redorer son blason. Du bon, en plus, pas de chez Starbucks. Un
mélange artisanal torréfié à la française, de chez Dream & Bean…
Ronron dans ma poitrine. Mon cœur est le premier à se réveiller.
Dream & Bean. Son T-shirt. Comment ai-je pu l’oublier ? Si j’étais détective,
le chef m’aurait déjà viré. C’est l’indice crucial, qui se trouvait juste sous mon
nez. Qui porte des T-shirts de coffee-shops, d’ailleurs ?
Les employés de coffee-shops, pardi.
Je tape si vite dans le champ de recherche que je manque d’écorcher « bean ».
Mais voilà la boutique, à deux blocs du cabinet de maman. Sur le chemin de la
poste.
Adieu décontraction.
Et si et si et si…
Je vais le trouver. Ça va le faire. Mon cœur s’affole dans ma poitrine tandis
que je m’imagine la scène. Il sera derrière le comptoir, blasé, à croquer,
adorablement échevelé. J’avancerai au ralenti, parfaitement cadré dans un rayon
de lumière avantageuse. Les jumeaux en combishort de la poste seront là aussi,
bien sûr, mais cette fois c’est à peine si on remarquera leur présence, trop
occupés à se dévorer des yeux, lui et moi. Ses lèvres à la Emma Watson
frémiront. Arthur ? demandera-t-il. Je me contenterai de hocher la tête. Je serai
trop verklempt, dépassé par mes émotions. Je croyais ne jamais te revoir, dira-t-
il. Je t’ai cherché partout. À quoi je murmurerai : Tu m’as trouvé. Et alors il…
Euh, waouh. OK. Stratégie.
Peut-être qu’il ne bosse pas demain. Je devrais ramener la photo, au cas où.
Est-ce que ce serait épouvantablement craignos ? De montrer sa photo au
barista ?
Peut-être pourrais-je l’épingler sur le tableau de correspondance, comme dans
une annonce de rencontre manquée. Genre Craigslist, mais à l’ancienne. Les
coffee-shops ont tous des tableaux d’annonces, non ?
Tout ce que je sais, c’est que je refuse de laisser passer cette chance.
Je regagne ma chambre, ouvre mon ordi, et tape :
Est-ce toi que j’ai croisé à la poste ?
Je suis en train de flipper comme un malade, je n’arrive pas à croire que je
fais ça… mais go.
On s’est parlé quelques minutes au bureau de poste de Lexington. J’avais
des hot dogs sur ma cravate. Tu allais renvoyer des affaires à ton ex. Ton rire
m’a charmé. Si seulement je t’avais demandé ton numéro…
Veux-tu bien m’accorder une seconde chance, univers ?
arthur.seuss@gmail.com
Chapitre 10

BEN
Jeudi 12 juillet

— Zéro sur vingt pour Kool Koffee, commente Dylan.


Nous quittons le Dream & Bean avec une tasse de café fraîchement moulu. On
a préféré ça au remplissage de son thermos dans mon sac. Mon BFF broie du
noir depuis qu’il a appelé Samantha « future épouse » d’une façon qu’il ne se
serait jamais permise, sauf devant moi en privé. Plaisanter avec moi là-dessus,
aucun problème, mais avec la principale intéressée ? Quand ils ne se connaissent
que depuis deux jours ? Comment pouvait-il croire que ça se passerait bien ?
— Au fond, c’est peut-être mieux comme ça. Samantha sert leur café
imbuvable à longueur de journée. Si je l’avais futurépousée, j’aurais mené une
double vie pleine de mensonges. Je crois que j’aurais fini par tout lui avouer sur
mon lit de mort pour mourir en honnête homme.
Je secoue la tête :
— Pourquoi tu es comme ça ?
— J’ai bu trop de jus de chaussette, Big Ben.
— C’est pas la fin. Je suis sûr qu’elle s’est déjà rendu compte que tu étais
tellement Dylan que tu as juste dylané un peu trop fort sur ce coup-là.
— C’est pas une mauvaise chose de dylaner. Dylaner quelqu’un, c’est
l’adorer. Même si cette personne prépare le pire café de la Planète bleue.
Nous traversons le parc Washington Square. Je repère un mec mexicain
mignon avec des lunettes de hipster, assis sur un banc : il hoche la tête au rythme
de la musique dans ses écouteurs tout en mangeant une glace. La glace compte
parmi les aliments préférés de Hudson – j’ai bien dit les aliments, pas juste les
desserts. Un jour, on a joué à me bander les yeux pour me faire deviner le
parfum qu’il me faisait goûter parmi la myriade qu’il a dans son congélateur.
C’était début mars, quand s’adonner à ces petits riens stupides me paraissait
vraiment spécial. Quelque chose qu’on était les seuls à partager.
Le téléphone de Dylan se met à sonner.
— C’est Samantha, Big Ben. Ha ! Je savais que ma légitime ne pouvait pas se
passer de Daddy Dy.
— Chaque mot de cette phrase me dégoûte. Joue-la cool.
Il me fait un clin d’œil, mais je sais qu’il flippe à mort. Il décroche.
— Hey. Je… (Son sourire s’évanouit.) Oh.
J’ai un peu le cœur brisé pour lui. Il se tourne vers moi et dit :
— C’est pour toi.
OK, ce n’était donc pas l’heureux rebondissement attendu.
Je prends le téléphone.
— Allô ?
— Il se peut que j’aie trouvé ton homme, m’annonce Samantha.
— Quoi ?
— Ça n’a pas été facile, mais j’ai bien creusé. J’ai cherché les cabinets
d’avocats de Géorgie qui ont des liens avec New York, mais j’ai fait chou blanc.
Je suis passée à Instagram et j’ai lancé une recherche avec les hashtags
« cravate » et « hot dogs » mais la photo la plus récente datait d’il y a un an,
donc j’ai abandonné. J’ai alors vérifié les groupes Facebook de nouveaux
étudiants à Yale, et je suis tombée sur une rencontre de futurs première année à
New York… aujourd’hui, à 17 heures.
— Tu plaisantes ?
— Je suis en train de t’envoyer le lien vers le groupe Facebook.
Le portable vibre contre ma joue. J’ouvre le message et clique sur le lien :
Promo 2022. Rendez-vous à Central Park.
— Je ne peux pas garantir qu’il y sera. J’ai épluché la liste de gens qui ont
répondu présent, mais les gens, comme votre aimable servante, prennent
rarement la peine de prévenir qu’ils iront, donc j’ai bon espoir.
— Ouah ! Tu es merveilleuse.
— Je suis en plein boulot, je vais devoir sortir de la réserve, mais je te
souhaite bonne chance. Dis au revoir à Dylan !
— Merci ! ai-je le temps de lui glisser avant qu’elle raccroche.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle t’a parlé de moi ?
— Désolé, Dy. Elle est sur le point de fuir loin du monde avec Patrick. (Il
essaie de me reprendre son téléphone, mais je ne le lui cède pas.) Je déconne.
Elle a peut-être retrouvé Arthur. Il y a une rencontre entre futurs première année
de Yale aujourd’hui. C’est presque trop pratique, non ?
— Oui, c’est très pratique que ma future femme ait fait tout le boulot pour toi.
— Tu vois ce que je veux dire. Arthur n’habite pas ici, il peut avoir envie de
profiter de la ville pour faire un million d’autres choses. Il verra ses futurs
camarades à la fac. Il y a zéro chance qu’il soit là-bas.
— On n’est pas obligés d’y aller. (Dylan me chipe son téléphone et regarde le
groupe en question.) Waouh, Samantha perd clairement son temps dans ce
coffee-shop indigne. Elle pourrait être l’Hermione de notre trio. Moi, je suis
Harry, trop tard.
— Mais ça veut dire que je suis Ron.
— Oui, je sais, ça craint.
— Ron finit avec Hermione.
— D’accord, mais… je ne veux pas être Ron. Personne ne veut être Ron.
Probable que même Rupert Grint n’ait pas eu envie de jouer Ron. Ou alors…
Qu’est-ce que tu dis de ça ? Moi, je suis Han Solo et, elle, c’est Princesse Leia.
Toi, tu peux être Luke.
— M’en fous. On se concentre.
— D’accord, d’accord. On devrait quand même aller à cette réunion. Peut-être
qu’Arthur ne viendra pas. Mais peut-être que si.
Savoir qu’il existe une chance pour qu’il y soit suffit largement à me faire
bouger.
— C’est parti.
— Que la Force soit avec toi.

— On devrait prendre des pseudos, propose Dylan.
Nous marchons dans Central Park vers le Belvedere Castle, où a lieu la
rencontre. Il y a quelque chose de vraiment enchanteur à retrouver Arthur dans
un château, comme dans un conte de fées hyper méga giga cool. Dommage que
je sente l’eau de Cologne de mon père et sois horriblement serré dans un polo du
printemps dernier, tout ça pour me conformer au prétendu look Yale. On n’aurait
pas dû rentrer se changer. J’ai juste envie de porter les sapes que j’aime.
— Les pseudos vont juste rendre les choses plus compliquées, je réponds.
— Plus exaltantes, tu veux dire. Je crois que je vais m’appeler Digby
Whitaker. Toi tu peux être Brooks Teague.
— Non.
— Orson Bronwyn ?
— Non.
— Dernière proposition : Ingram Yates.
— Non. (Le perron qui mène à la rencontre n’est plus très loin.) OK, Dy, je
vais t’avouer un truc. Je suis un peu en flip. J’ai vraiment envie qu’Arthur soit là,
mais je me sens également bizarre de m’enflammer sur une nouvelle personne.
J’ai besoin des conseils de mon faire-valoir, Digby Wilson.
— Whitaker, corrige Dylan. Bon. (Il joint les mains.) Mettons qu’Arthur soit
là et que ça marche entre vous. De toute façon, il s’en va à la fin de l’été, pas
vrai ? Dis-toi que votre histoire t’aidera à remonter en selle.
— Non, je ne veux pas infliger ça à qui que ce soit. Pas même à moi.
— T’as raison. Mauvais conseil, Big Brooks.
— Ben.
— On ne te la fait pas, à toi. (Dylan me saisit par les épaules et me braque du
regard, comme un coach passionné avec son joueur.) Peut-être que tu as besoin
d’une pause avant d’être vraiment prêt à tourner la page. Tu peux laisser tomber
maintenant, je te respecterai quand même. Mais je sais que t’es un rêveur, Big
Ben, et peut-être que l’univers t’offre un deuxième essai.
Pourvu qu’il ait raison. Pourvu que l’univers me prouve que j’ai tort et fasse le
nécessaire – pour nous deux.
— Peut-être.
— Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour tous ces gens dans le
train qui ont dû respirer ton eau de Cologne dans un espace super confiné.
— Enfoiré.
Arrivés sur la terrasse en haut des marches, le soleil, le lac et le reste du parc
nous accueillent, à peine cachés par la bande de jeunes noobs de Yale. Il y a pas
mal de grands types parmi eux, je dois donc faire un tour de reconnaissance pour
trouver le petit Arthur. Je prends mon temps, mais parmi la vingtaine de mecs
présents, dont certains se sont aspergés d’une eau de Cologne bien plus chère
que celle de mon père, il n’y a aucun Arthur en vue.
— Il n’est pas là. Et on est les seuls en polo.
— Il est encore tôt, répond Dylan. Et Arthur pourrait bien se ramener en polo,
non ?
Je lui lance un regard furieux.
— Puisqu’on est là, on devrait en profiter pour s’éclater un peu, propose-t-il.
Si on rentre, je vais juste écouter de la musique triste le regard rivé à la fenêtre
en sursautant dès que mon portable vibrera, et me sentir encore plus triste quand
je verrai que c’est juste toi qui m’écris et pas Samantha.
— Tu viens de me faire sentir merdique, mais OK, on reste.
— Cool. (Il promène un regard alentour.) Il y a quand même quelques beaux
gosses, ici. Ça ne te motive pas à te déchirer en terminale pour essayer de
décrocher la bourse et la vie étudiante qui va avec ?
— Aucune cravate hot dogs à l’horizon.
— C’est une nouvelle forme de fétichisme ?
— Non, c’est juste… cool de voir quelqu’un qui ne se prend pas au sérieux.
— En tout cas, quelqu’un qui est bel et bien ici te mate, m’avertit Dylan. À
11 heures du soir.
— Pas la peine de dire du soir ou du matin.
— Si. Ce type m’a trop l’air en mode « Rendez-vous matinal autour d’un
petit-déj’ ». Ce qui est différent du mode « Emmène-moi le soir dans les toilettes
pour qu’on se tamponne les fesses ».
Je mate le gars au lieu de demander à Dylan s’il connaît des gens qui se
tamponnent les fesses au lit parce que je sais qu’il aura la réponse… et moi, j’ai
des limites. Il est vraiment mignon et je ne lui dirais sûrement pas non pour un
rendez-vous matinal – peau très mate, veston couleur pêche, T-shirt blanc,
pantalon bleu marine remonté jusqu’aux chevilles, et une paire de tennis basses
de couleur blanche que trois mois de mon budget sapes ne suffiraient sans doute
pas à payer. Son look paraît inné, mais, si j’ai bien appris une chose auprès de
Harriett, la star montante d’Instagram, c’est que tout ce qui paraît inné demande
en réalité beaucoup trop d’efforts. Mais ça vaut le coup si on veut attirer les likes
et les regards. Encore plus gêné dans mon polo serré, j’admets :
— Joli style. Mais j’ai l’impression que je préfèrerais être lui plutôt qu’être
avec lui.
— On le salue quand même avant que tu le raies complètement de ta liste ?
— On ne sait même pas s’il aime les mecs.
— Alors tu passeras pour un bouffon et tant pis. Ce n’est pas comme si tu
allais devoir étudier les quatre prochaines années à Yale avec lui.
Merci, je suis au courant. Absolument rien dans mes bulletins de notes depuis
la sixième n’a permis à mes parents d’espérer me voir sortir diplômé d’une
université prestigieuse. Ma mère veut absolument que j’aille à la fac pour que
personne ne puisse me qualifier d’irrécupérable, comme tous ces gens qui ne
l’ont jamais prise au sérieux, mais parfois ça me semble quand même inutile.
Genre, si un jour je me retrouve en compétition face à qui que ce soit ici présent,
on me verra comme Ben-qui-sort-d’une-fac-de-seconde-zone, pas comme Ben-
qui-sort-de-Yale, et je n’aurai aucune chance.
Et maintenant il y a ce gars mignon dont je me sens indigne. J’ai ressenti la
même chose vis-à-vis de Hudson, mais ça a marché jusqu’à ce que ça ne colle
plus. Je n’aime pas trop parler aux inconnus – jamais je n’aurais abordé
Arthur –, mais j’ai une ouverture, alors je tire Dylan avec moi pour aller dire
bonjour à ce type ; il est en pleine conversation avec une fille qui porte un
foulard jaune éclatant.
— Salut. Moi c’est Ben.
— Et moi Digby Whitaker.
— Waouh. Impressionnant, ton nom, s’exclame le mec mignon.
— Merci. Comment tu t’appelles ? lui demande Dylan.
— Kent Michele.
Il lui serre la main, puis la mienne. Je me tourne vers la fille :
— Ben.
— Alima. Alors, vous avez hâte ?
Dylan se racle la gorge :
— Oh ouais. J’ai tellement hâte de parfaire mes connaissances en grec ancien
et moderne, tu vois. Je pense que j’appellerai mon fils Achille pour le
sensibiliser dès l’enfance à la notion de ruine et d’effondrement.
Je ne… Ça ne peut pas… Parfois, c’est comme si Dylan essayait de se
surdylaniser.
— Ça m’a l’air bien plus fun que l’éthique, la politique et l’économie,
reconnaît Kent. Des heures de fun en perspective, pour toi.
Bon, il n’est pas prétentieux au point de penser que sa matière principale est
parfaitement fascinante. Il gagne donc quelques points. Il me demande :
— Et toi, qu’est-ce que tu étudies ?
Merde, la façon dont il me pose la question me fait un peu rougir. Je me rends
compte que je n’ai aucune, mais alors aucune idée des cours qu’on peut suivre à
Yale. Ou à la fac en général. Je ne suis même pas en terminale et je n’ai jamais
réfléchi aussi loin. Restons donc honnête :
— Je suis à fond dans l’écriture.
— Moi aussi ! s’exclame Kent. Enfin, j’étais. Te moque pas de moi, mais
j’écrivais beaucoup de fanfictions.
— Oh, ce n’est pas Ben qui va se moquer de toi, glisse Dylan.
Avec un rire forcé du genre ha-ha-ha-mais-ferme-ta-gueule, je rétorque :
— Je ne suis pas la Petite Sirène, je sais parler.
Puis je me tourne vers Kent :
— Tu écrivais pour quelle fandom ?
— Pokémon. (Il a un sourire gêné, comme s’il craignait ma moquerie. Et bim,
je vois ses fossettes…) Je sais que c’est débile, mais tout mon univers tournait
autour de ça quand j’étais petit.
— Ce n’est pas débile, dit Alima.
J’appuie :
— Sûrement pas. Moi, je suppliais mes parents pour sortir parce que je
voulais attraper un Carapuce.
— Moi j’étais plus Pikachu, avoue Kent.
— J’adorais Pikachu ! renchérit Dylan.
Je ne sais plus très bien s’il est mon faire-valoir ou mon rival. Je lui jette un
coup d’œil pour lui signifier d’aller se faire cuire une pokéball, et il comprend
mon signal. Il s’adresse à Alima :
— Alors, qu’est-ce que tu fais pour t’éclater ? C’est quoi, ta drogue ? Pas au
sens littéral, à moins que la vraie drogue ne soit ta came. Enfin pas ta came,
genre ta drogue…
Toutes mes excuses à Alima, mais je me sens une petite flamme pas
désagréable pour Kent. Peut-être que je suis venu ici pour quelqu’un qui n’y est
pas mais que je repartirai avec quelqu’un d’encore mieux pour moi.
— Alors, où est-ce que je peux trouver ces fanfictions sur Pikachu ?
— Ça fait longtemps qu’elles n’existent plus. Elles sont mortes et enterrées. Je
les ai balancées dans un volcan et puis j’ai balancé le volcan dans un autre
volcan. (Il a un petit rire. Si son petit rire est aussi charmant, je suis impatient
d’entendre son grand rire sonore.) Et toi, sinon, tu as grandi où ?
— À Alphabet City.
— Pas possible ! C’est près de chez moi. J’habite à quelques rues d’Union
Square.
Bon, on dirait que l’univers est dans le coup, là. On vit à un quart d’heure de
chez l’autre et on ne se rencontre que maintenant.
— Mon père est directeur adjoint au Duane Reade à deux pas d’Union Square.
Je suis fier de mon père, mais des espèces de débiles au bahut méprisaient ma
famille parce que mes parents n’avaient pas de métiers « plus cools ». Dylan a
joué les anges gardiens en leur faisant tous fermer leur bouche. Je tiens à
déballer ça dès maintenant, au cas où Kent soit un gros snob.
— J’y vais fréquemment. C’est moi qui m’occupe du dîner le mardi et le
jeudi, et c’est là-bas que j’achète ce qu’il faut.
— Mais il y a un Whole Foods une rue plus loin.
Ses tennis et ses sapes suggèrent que sa famille peut se payer de la bouffe bio.
— Il y a toujours une queue de malade chez Whole Foods et Duane Reade a
ce qu’il faut pour mijoter des plats espagnols.
— Oh, cool. Tu ne serais pas portoricain par hasard ? Ou…
— Si.
Nouveau sourire. Je ne suis toujours pas certain qu’il aime les mecs, mais au
moins le courant a l’air de passer.
— Moi aussi ! Mais ça me saoule parce que tout le monde croit que je suis
blanc. C’est gavant de toujours devoir détromper les gens.
Kent se mord la lèvre en hochant la tête.
— Au moins, personne ne te suit dans les rayons des supermarchés comme si
tu étais un voleur en puissance. Et je parie que personne ne te demande si tu vas
à Yale grâce à la politique des quotas. Parce que ça, c’est vraiment gavant.
Je détourne le regard. Purée, même sans prendre d’élan, Kent m’a mis un bon
coup dans la mâchoire.
— Désolé, je…
On se tait. Devoir expliquer aux gens que je suis portoricain n’est pas un
problème comparé à ce que Kent subit régulièrement. Je suis trop nul.
— Je vais libérer Alima de Dylan.
— OK. À la prochaine, Ben.
Il n’y aura bien sûr pas de prochaine, et c’est sans doute mieux.
Je rejoins Dylan et lui prends le bras.
— Excuse-moi une seconde, dis-je en l’éloignant d’Alima. Je veux rentrer.
— Tu plaisantes ? J’ai eu tort au sujet du style matinal. Kent est un mec du
soir pur et dur. Il veut que tu l’emmènes dans les toilettes et que tu attrapes son
Pikachu.
— Je ne comprends pas du tout ta phrase. Va falloir que je t’explique à quoi
ressemble vraiment le sexe entre mecs. (Je secoue la tête.) Je ne suis pas à ma
place ici. Je ne suis pas sur le point de me construire un avenir à Yale, que ce
soit avec Kent ou avec Arthur. J’en ai assez vu comme ça.
— Tu n’es pas juste avec toi-même.
— Peut-être. Mais je suis honnête.
Je rallie l’escalier à vive allure et redescends dans le parc.
Quel gâchis. Je n’arrive pas à croire qu’on soit venus, comme si on allait
réellement trouver Arthur. J’ai été bête de penser que l’univers avait un projet
pour moi. À présent, tout ce que je sais, c’est que j’attachais assez d’importance
à ce garçon pour venir jusqu’ici et que je quitte les lieux sans la moindre idée de
ce que me réserve l’avenir. C’est un retour à la case départ sans la moindre idée
de la suite. Voilà ma seule certitude.
Vendredi 13 juillet

Impossible de me concentrer sur Angry Birds quand j’entends Hudson et


Harriett se marrer en prenant un selfie.
— J’ai des valises sous les yeux. On dirait, euh…
Hudson ne trouve pas ses mots.
— Que tu sors d’un match de catch ? suggère Harriett. (Elle ramène ses
cheveux derrière ses épaules et bombe la poitrine.) Tu devrais faire une tête
débile. On remarquera moins que tu es déglingué.
— Merci pour la pommade à l’ego.
— Je suis juste franche. Tu as besoin d’un bon sommeil réparateur.
Le sommeil réparateur a rarement l’air important pour quelqu’un qui met des
filtres de ouf sur toutes ses photos. Mais ce que fait Harriett sur Insta, c’est ses
affaires. Littéralement, d’ailleurs. Elle pose pour des pubs pour des jus frais
qu’elle ne trouve même pas bons parce qu’ils lui donnent mal au ventre. Ce qui
ne l’empêche pas de se faire deux cents dollars par cliché. Une fois, elle a fait un
#BoyfriendTag avec Dylan dans lequel elle le maquillait – contour des
pommettes et fard à paupières. Dylan a joué le jeu comme un champion et a
adoré cette attention de sa part. Harriett était si fière des photos qu’elle ne les a
même pas effacées après qu’il a rompu. Quand elle me taguait sur ses publis,
c’était toujours incroyable. J’avais une dizaine de nouveaux abonnés juste après.
Ils se désabonnaient ensuite au compte-gouttes parce qu’ils n’en avaient rien à
cirer de ma collection de graffitis cools trouvés dans les chiottes de la ville. Ou
de mes photos avec Hudson.
— Celle-là est encore pire, se plaint Hudson après une autre tentative. J’ai une
tronche horrible, aujourd’hui. On arrête.
Il est toujours très dur avec lui-même.
— On essaie une dernière fois, insiste Harriett. Avec des têtes débiles.
— Très bien, chef.
Hudson s’appuie contre elle, met un poing sous son menton et fixe un point
dans le vide comme s’il avait eu la révélation du siècle et était maintenant prêt à
changer la face du monde. Harriett souffle un baiser dans la direction opposée,
vers quelqu’un qui n’existe pas. Les deux évaluent le résultat.
— J’adore, dit Harriett. Il me faut une légende.
— Attends.
— Mais tu es trop bien, dessus !
— C’est pas ça.
Hudson zoome ; ils se retournent.
Et braquent le regard sur moi.
J’ai dû pourrir leur selfie en apparaissant dessus. Leur unique selfie potable.
Et, bien sûr, je les observais au lieu de regarder mon téléphone.
Hudson secoue la tête et détourne le regard. Je rougis. Je me replonge dans
Angry Birds et me mêle de mes oignons. Du moins, j’essaie. Parce que j’ai des
oreilles et qu’elles entendent Harriett murmurer :
— Je dois admettre qu’il est bien lui aussi, dessus.
— Non, tu n’as pas à l’admettre, répond Hudson sur un ton rude.
Encore un mois avant d’être libéré de cet enfer.

Chez Dream & Bean, je trouve Dylan assis près de la fenêtre. Il m’accueille
en ôtant son sac à dos d’une chaise pour me laisser la place.
— Big Ben, entrez dans mon bureau.
— Ton bureau aurait besoin d’une plus grande table.
— Qui a besoin d’une table quand on a cette vue magnifique ? dit-il avec un
geste vers la fenêtre.
— La fenêtre donne sur un monticule d’ordures, Dylan.
L’équivalent de trois sacs-poubelle. Hudson avait une meilleure vue depuis sa
chambre, et c’était juste un mur de briques.
— Voulez-vous boire quelque chose ? Mes employés vous apporteront ce que
vous désirez.
— Tu es client régulier, pas gérant.
— Pourquoi es-tu aussi blessant, Ben ?
— On récapitule : je suis bloqué tout l’été au rattrapage avec mon ex. Je
croyais que j’allais retrouver un mec mignon hier. Ça n’a pas marché. La vie est
nulle.
J’ai passé une partie de la nuit à penser à Hudson et à Arthur. À Hudson parce
que je n’étais pas pressé de subir une nouvelle journée en cours avec lui. À
Arthur parce que je me suis rendu compte que j’avais merdé en partant à sa
recherche. Jusqu’à hier, quand Samantha m’a proposé son aide, je n’avais jamais
pensé qu’il y aurait une véritable chance de le retrouver. On est à New York, et
je ne sais quasiment rien sur lui. Mais voilà, Samantha s’est mise en mode
Veronica Mars et l’espoir est apparu. La piste de Yale était vraiment bonne, mais
elle n’a mené à rien, sinon à me faire comprendre à quel point je voulais que ça
réussisse. À quel point je voulais retrouver Arthur et voir ce qu’il pouvait
advenir.
— Tu ne vas pas rester célibataire longtemps, vu comment tu es beau gosse,
m’encourage Dylan en faisant vibrer ses sourcils.
Je ne suis pas d’humeur à flirter.
— J’ai l’impression d’être puni pour avoir voulu être heureux.
La vie serait peut-être plus cool si j’avais offert une seconde chance à Hudson.
Qui sait ? Tout aurait pu s’arranger.
— Et si c’était juste le vendredi treize qui t’a dans la peau ?
— Au moins, on a notre marathon rituel.
Dylan reste muet une seconde, puis répond :
— Un marathon sans Samantha.
— Je suis sûr qu’elle va t’appeler.
En réalité, je n’y crois pas. Elle ne lui a pas réécrit de la soirée. Je ne veux pas
être cette personne-là, mais je mentirais si je disais que je ne suis pas un peu
soulagé que ça ne colle pas avec Samantha. Comprenez-moi bien : je veux le
bonheur de Dylan, c’est mon meilleur ami absolu. Mais, désolé, il n’est pas un
bon meilleur ami quand il est dans une relation. C’est comme si sa copine
devenait le centre du monde, et ça me donne l’impression de ne pas avoir mon
mot à dire sur ce qui m’arrive. Peut-être que ce n’est pas la bonne attitude. C’est
juste que, chaque fois qu’il s’éprend d’une nouvelle fille, je me sens, je ne sais
pas, menacé, sans valeur. Mon père m’a demandé si j’avais des sentiments
cachés envers Dylan, mais ce n’est honnêtement pas le cas. Dylan est mon
meilleur ami et je suis prêt à filer des coups de tatane pour lui s’il le faut. Mais il
me manque dès qu’il rencontre une fille. Et puis, je ne veux pas lui être utile
seulement quand il est célib.
La soif me fait rallier le coin des condiments. En versant de l’eau dans un
gobelet, je jette un œil au tableau de correspondances qui croule sous les
prospectus pour des stages sur campus, les numéros de téléphone, un poster
« Résistez », des annonces pour du dog-sitting, des pubs pour tout et n’importe
quoi et…
Mon visage.
Mon visage épinglé sur le panneau.
L’eau déborde de mon gobelet et je n’ai même pas la présence d’esprit
d’éponger parce qu’il y a mon visage sur le panneau.
Qui l’a mis là ? Pourquoi on me recherche ? Attendez. Non. Ce n’est pas un
croquis de la police ni une capture d’écran sombre de caméra de surveillance.
Quelqu’un a détouré ma tête depuis ce cliché où j’écrase une boule de neige sur
la tronche de Hudson. Est-ce lui qui a monté un canular ? Je suis à deux doigts
d’appeler Dylan, mais je renonce, estomaqué par la note qui accompagne le
cliché :

Est-ce toi que j’ai croisé à la poste ?


Je suis en train de flipper comme un malade, je n’arrive pas à croire que je
fais ça… mais go.
On s’est parlé quelques minutes au bureau de poste de Lexington. J’avais
des hot dogs sur ma cravate. Tu allais renvoyer des affaires à ton ex. Ton rire
m’a charmé. Si seulement je t’avais demandé ton numéro…
Veux-tu bien m’accorder une seconde chance, univers ?
arthur.seuss@gmail.com

Ah. Mon cœur bat à cent à l’heure parce que l’univers doit être en train de se
foutre de moi sévère.
J’arrache le papier de sa punaise. Pas de doute, c’est bien moi. C’est pour moi.
Je suis censé trouver ce papier.
Je viens de le trouver. C’est… Ce n’est pas la réalité. Ouais, c’est une illusion.
Je retourne en trombe auprès de Dylan.
— Tu m’as fait une blague débile ?
— Quoi ? Aucune de mes blagues n’est débile.
— Ne joue pas les idiots.
Dylan lit le papier.
— Attends. Bordel de merde.
— Sérieux, c’est pas toi ?
— Mec. Ben. C’est pas moi. (Il me regarde droit dans les yeux et sans
rigoler.) Où est-ce que t’as trouvé ça ?
— Vers les condiments. Sur le panneau d’affichage. Il a dû savoir qu’il fallait
l’afficher ici puisque je portais un T-shirt Dream & Bean ce jour-là.
— Ne me remercie pas ! Mec, Samantha va être verte de ne pas avoir bouclé
ce dossier elle-même. Et heureuse pour toi aussi, certainement. (Il me prend par
l’épaule.) Ça y est. Tu y es arrivé. Tu vas le recontacter, n’est-ce pas ? C’est
incroyable. Hollywood va tourner un film sur vous deux. Et un spin-off pour
Netflix sur vos gaybies.
— Mais comment… ? Je n’y comprends rien. Comment il a eu cette photo ?
C’est un peu flippant. Est-ce qu’on me stalke ? Est-ce qu’on me tend un piège ?
— Tu devrais peut-être faire attention à le rencontrer dans un lieu public.
Avec un taser sur toi.
— Mais enfin, je… J’y crois pas. Je passe mon temps à voir des mecs
mignons.
— Et est-ce que tu les revois ?
— Nan.
Dylan secoue le papier dans sa main :
— Big Ben, ta vie vient de se simplifier. Ne cogite pas trop là-dessus.
Personne n’a envie de se taper une série Netflix sur un type indécis, même s’il a
un sourire et des taches de rousseur magnifiques.
Je fixe l’adresse mail en bas du papier. J’imagine que le vendredi treize ne
m’a pas tant que ça dans la peau.
Je suis celui qu’il a croisé à la poste.
Et Arthur me cherche, lui aussi.

Nous ne sommes pas près de lancer Chucky. Dylan et moi sommes assis sur
son lit. Lui se torture en regardant le profil Facebook de Samantha sur son
portable. Moi, je suis incapable de regarder autre chose que le papier du
Dream & Bean que j’ai arraché du tableau d’affichage puisque personne d’autre
n’a besoin d’une photo de ma tête. J’ai déjà tapé l’adresse mail d’Arthur dans
mon téléphone, mais le message reste vide.
— Faut que tu m’aides, Dy. Qu’est-ce que je fais ?
— Parle avec ta queue, Big Ben.
— Je t’envoie dans un trou noir si tu ne m’aides pas à lui écrire un message
potable.
— OK. J’ai compris. Si tu ne parles pas avec ta queue, parle avec ton cœur.
Ça me semble être la seconde étape logique.
— Parler avec sa queue n’a jamais été une étape logique.
— C’est toi qui le dis.
Quand on laisse Dylan s’exprimer assez longtemps, il finit par trouver ce
qu’une personne normale saurait dire d’emblée. Comme le fait que je devrais
juste parler avec mon cœur.
Je reste très simple, je lui écris ce que je ressens depuis l’instant où j’ai vu
mon visage sur le tableau du café : Est-ce que je ne rêve pas ?
Chapitre 11

ARTHUR
Vendredi 13 juillet

— Calme-toi, me dit papa. Fais autre chose, et jette un coup d’œil dans une
heure.
— D’accord, mais et si…
— S’il t’écrit ? Parfait. Mieux vaut ne pas répondre tout de suite, de toute
façon.
— Ah bon ?
— Non non non. Grands dieux, non. Il faut la jouer cool, Art’. Pas trop cool,
bien sûr. Mais un petit peu cool quand même, décrète l’homme vêtu d’un tablier
décoré d’une clef USB, avec la mention Soyez sympas, sauvegardez.
Mon téléphone vibre. Un mail.
Papa tente de me l’arracher, mais je tiens bon et j’ouvre ma boîte de réception.
Deux nouveaux messages. Je n’en reviens pas. Onze heures seulement se sont
écoulées depuis que j’ai posé l’affiche, et j’ai déjà reçu seize mails.
Vu ton affiche, suis pas ton homme mais bonne chance !
OMG c’est trop romantique et le garçon de la photo est trop canon waouh.
Et surtout ceci, en boucle : C’est pour de vrai c’est pour de vrai c’est pour de
vrai ?
Rien de Mister Carton, bien sûr, mais allez dire ça à mon palpitant, qui
s’affole à chaque notification.
Je parcours rapidement la ligne d’objet de chaque missive. La première
demande « T’as quel âge ». Sans ponctuation ni préambule. La seconde : « C’est
pour de vrai ? »
— Allez, viens m’aider, m’intime papa. On fait des toasts au fromage. (Il tient
un couteau géant.) Lâche ce téléphone. Tout de suite.
— Sinon quoi ? Tu me plantes ?
— Quoi ? (Il fronce les sourcils. Avant d’aviser le couteau.) Oh ! Non. Je
coupe les croûtes du pain. Va ranger ton portable, Microbe.
— Pardon ?
— Comme dans Merlin l’Enchanteur. Non ?
— Non.
J’ouvre le second mail. Fausse alerte, sans doute. Juste un troll qui me
cherche. Ou une meuf qui m’encourage. Sauf qu’un nœud s’est tissé dans mon
estomac, et que je n’arrive pas à le défaire.
Parce que… et si c’était lui ?
— Je crois que je vais continuer de t’appeler Microbe jusqu’à ce que tu poses
ce téléphone, menace papa.
Bon, il y a du texte. Un paragraphe. Et…
Oh putain.
Salut. Je ne sais pas si c’est censé être une blague ou autre, mais j’ai vu ton
affiche au sujet de la poste. Je ne vais pas te mentir : je flippe un peu. Mais dans
le bon sens. Parce que je crois être celui que tu cherches. J’espère que ce n’est
pas craignos. Enfin bref, re-bonjour. Je m’appelle Ben.
Je fixe l’écran. J’en reste sans voix. J’ai les mains qui tremblent. Il faut que
je… OK. Je m’assieds. Au bord de mon lit. En tenant mon téléphone à deux
mains. Les mots se confondent devant mes yeux. Je n’arrive pas à… Ben. Il a un
nom, un nom parfait. Arthur et Ben. Arthur et Benjamin.
Il faut que je lui réponde. Merde. C’est pour de vrai.
Sauf si…
Je contemple le message. Bon.
Techniquement, ça peut toujours être un troll. Autrement dit, je ne dois pas me
monter le bourrichon. Pas tout de suite.
Je dois le mettre à l’épreuve.
Salut Ben.
« Ben ». Que tu dis.
Merci de ton message. Ravi de te rencontrer. Je te prie de répondre en détail
à la question suivante : le jour de notre rencontre au bureau de poste, quel type
de piercing avait la guichetière ?
Envoyé.
Une minute plus tard : C’est une blague ?
Pardon ?
En détail ? On croirait entendre mes profs. Smiley.
Bon, il se fout de moi, là, non ?
Je m’empresse de taper : À vrai dire… je suis parfaitement sérieux, alors, si tu
es juste là pour te payer ma tête, je t’arrête tout de suite.
Envoyé.
Ben ne répond plus. Une heure semble s’écouler.
— Toujours en vie, Microbe ?
Papa ! Je sursaute presque.
— J’arrive ! C’est juste…
Mon téléphone vibre. Tu crois que je me fous de toi ?
Un peu, ouais.
OK. Waouh. Désolé. Je t’assure que non.
Mon estomac fait un salto. D’accord.
Tu veux bien m’appeler ? Je crois que ça vaudra mieux.
Il veut que je l’appelle. Genre au téléphone. Benjamin. Ben. Qui ne se fout pas
de moi. Bien sûr que non. C’est Ben. C’est pas son genre.
Il m’envoie son numéro.
Je clique dessus. Ça sonne. On y est. On y…
— Salut.
Oh mon Dieu.
— C’est toi, Arthur ? (Sa voix est un peu étouffée.) Quitte pas.
J’entends du mouvement, des pas. Puis une porte qui se ferme.
— Voilà, désolé. C’est juste… mon pote. Bon, écoute. Je ne me moquais pas
de ton mail. C’est juste que… Je ne sais pas. Ça faisait très professoral. C’était
mignon.
— Les profs n’ont rien de mignon.
Ça le fait rire. Ce qui m’arrache un sourire. Mais je ne sais pas si c’est bien
lui. Je n’arrive pas à savoir si Ben est mon homme. J’étais pourtant persuadé de
pouvoir reconnaître sa voix. De l’identifier dès la première syllabe.
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, dis-je.
— Vrai.
— Ce n’est pas pour être désagréable. Mais j’ai reçu tellement de réponses
d’inconnus… Disons que j’ai besoin de m’assurer que c’est bien toi.
Une pause.
— C’est-à-dire que je ne me souviens pas de son piercing.
— Oh.
— Mais je peux t’envoyer un selfie, si tu veux. Tu portais la cravate avec les
hot dogs. Et il y avait une flash mob, et les jumeaux en combishort, et je t’ai
traité de touriste, il me semble ? Oh, et tu as parlé de ton oncle juif…
— Milton.
Mon cœur s’emballe.
— Voilà. (Il semble retenir son souffle.) Alors c’est toi.
Je reste muet un instant.
— Je flippe un peu, là, dis-je finalement.
— Tu m’étonnes. Ça fait drôle.
Plus que drôle. C’est extraordinaire. C’est l’instant new-yorkais dont j’ai
toujours rêvé. Les retrouvailles des amoureux. Tutti d’orchestre. Mister Carton
existe bien.
Il existe. Il s’appelle Ben. Il m’a retrouvé.
— Je n’arrive pas à le croire. Je t’avais bien dit que l’univers n’était pas un
connard ! Avoue !
— Je dois admettre que l’univers a été sympa sur ce coup-là.
— Mais grave. (Je souris de toutes mes dents.) Et maintenant ?
Pause.
— Que veux-tu dire ?
Oh merde. D’accord. Peut-être n’a-t-il pas envie de me rencontrer. Peut-être
que ça s’arrête là. À ce coup de fil. Fin de la ligne. Peut-être était-il intéressé
jusqu’au moment où il a décroché. Parce que je parle trop vite. C’est ce que m’a
dit Ethan un jour. Il m’a demandé : « Non mais ça t’arrive de respirer ? »
Je demande finalement :
— Comment ça ?
— Est-ce que… tu as envie qu’on se revoie ?
Il me pose la question tout de go. En mettant l’accent sur le « tu ». Comme si
je ne l’avais pas crié sur les toits. Enfin, quoi, mec, j’ai collé une affiche pour te
retrouver. Tu dois avoir une idée de la réponse.
— Est-ce que tu…
Je m’interromps, parce qu’on a parlé en même temps. Je rougis.
— Toi d’abord.
— Oh, c’est juste que… (Je l’entends presque se mordre la lèvre inférieure.)
J’ai une question. Ce sont vraiment tes yeux ?
— Pardon ?
— Tu portes des lentilles, non ?
— De vue, oui.
— Donc tes yeux sont vraiment si bleus ?
— Je suppose.
— Ça alors, dit-il. Trop cool.
— Euh… merci ?
Il rit. Avant de se taire.
— Alors… je relance.
— Oui. (Une pause.) Comment on fait, au juste ?
— Arthur ? lance mon père.
Je glisse hors du lit, referme la porte et la verrouille.
— Comment on fait quoi ?
— Pour se voir. Est-ce que…
— Oui ! (Trop empressé. On respire un grand coup.) Enfin, si tu veux.
— D’accord, répond Ben. Un café, ça te dit ?
Un café. Sérieux ? Oui, bien sûr, je veux bien prendre un café avec Ben. Je
serais prêt à m’asseoir au milieu de la route ou à aller traîner à la fourrière avec
lui. Mais ça semble plus qu’un café. Je suis à peu près sûr que c’est le destin.
Comme si on était voués à se rencontrer, à se perdre, et à se retrouver pour tout
recommencer. Alors il nous faut un rendez-vous extraordinaire. Avec chasse au
trésor, tour en calèche, feux d’artifice et grande roue.
Oh, bon sang, vous nous voyez nous tenir la main à bord de la grande roue ?
Je bredouille :
— Et Coney Island ?
— Quoi, Coney Island ?
— Comme première… destination. Pour se voir.
On reste silencieux un moment, tous les deux.
— Coney Island ? demande-t-il finalement.
— Un parc d’attractions à l’ancienne.
— Je sais, je connais, dit-il. C’est là que tu veux aller ?
— Non ! Enfin, pas nécessairement. Seulement si tu veux bien.
Je martèle la tête de lit.
— On pourrait…
— Non, c’est pas grave ! (Je reprends mon souffle.) Tu n’as qu’à choisir.
— Tu veux que je planifie notre… rencard ?
Rencard ! Il l’a dit. Oh, putain. Un rencard. Ça y est. Il est intéressé, moi
aussi, autrement dit, ça y est, on y arrive enfin. Un vrai rendez-vous, avec un vrai
garçon. C’est, potentiellement, définitivement, la toute meilleure chose qui me
soit jamais arrivée. Et j’ai zéro décontraction. Indisponible en rayon.
Mais bon.
On respire.
— Ça me va, dis-je calmement.
SUPER COOL. MÉGA CHILL. Je hausse les épaules.
— Si ça te dit.
— OK, ça marche. Alors… Est-ce que tu serais libre demain vers, disons,
8 heures ?
— 20 heures ? Oui !
Je n’en finis plus de sourire. Sérieux. Bon sang. J’ai un rencard.
— J’ai peut-être une idée, ajoute-t-il prudemment. Mais ce sera une surprise.
On se retrouve à la sortie du métro, à Times Square ? L’entrée principale.
— Super.
Et, par super, je veux dire parfait. Délicieusement parfait. Je vis dans un
musical. CECI EST UN PUR SHOW DE BROADWAY.
— OK. À demain, alors.
On raccroche. Et, l’espace d’une minute, je reste assis là, à fixer l’écran de
mon mobile.
J’ai un rendez-vous. Un rencard. Avec Ben. Je sors avec Ben. Et bon sang.
Cher univers. La vache.
Je ne peux pas me rater.
Chapitre 12

BEN
Samedi 14 juillet

C’est bientôt l’heure de mon premier rendez-vous. Enfin, mon premier avec
Arthur.
Il est 19 h 27 et je devrais songer à partir. J’enfile le T-shirt noir que Ma a
tenu à repasser. En sortant de ma chambre, je découvre mes parents debout près
de la porte. Dylan est sur mes talons. Il a passé la dernière demi-heure à me
motiver avec le plus grand sérieux. Il ne m’a dit de penser avec ma queue qu’une
fois. Il s’améliore.
Il m’inspecte en tournant autour de moi et en se grattant le menton :
— Je valide ce look.
— Merci. On y va.
Ma mère nous retient.
— Attends, je veux vous prendre en photo tous les deux.
Elle court vers la cuisine.
— Pourquoi tous les deux ? demande Pa. Il ne sort pas avec Dylan.
Ma revient avec son téléphone.
— C’est son meilleur ami et il a fait tout le chemin depuis chez lui.
— Il habite à cinq rues d’ici.
— C’est le premier rendez-vous de Ben. Il faut immortaliser ça sur Instagram.
Le profil Insta de ma mère la décrit tellement bien. Des photos de repas, des
selfies avec des tonnes de filtres. Et un grave abus de hashtags. #C’est
#Vraiment #Pas #Facile #De #Lire #Des #Légendes #Écrites #Tout #Du #Long
#Comme #Ça. Elle s’en est clairement rendu compte quand j’ai arrêté de la
suivre.
— Ce n’est pas mon premier rendez-vous.
Si on remonte six mois en arrière sur son compte, on s’aperçoit qu’elle a gardé
la photo de mon premier date avec Hudson. On était allés voir un one-man-show
qui s’est révélé désespérément homophobe. Hudson m’a tiré à lui pour
m’embrasser : c’était notre premier baiser et le doigt d’honneur parfait à ce
comique. Le baiser aussi était juste parfait.
Ma baisse les yeux sur moi.
— Tu peux continuer à me corriger ou tu peux poser pour la photo et partir.
— OK, OK.
Dylan se place devant moi et enroule mes bras autour de lui, dans une pose
style bal de promo. Je ne m’attendais pas à ça, mais roule ma poule, je souris.
— Parfait. (Ma prend sa photo.) Merci !
Elle nous embrasse sur la joue, s’assied sur le tabouret de la cuisine et se met
à rédiger sa légende magique.
— Amusez-vous bien, les cinglés. (Pa me file un peu plus d’argent en douce,
comme un dealer qui passe un petit sachet de drogue à un client. Il m’embrasse
sur le front et serre Dylan dans ses bras.) Ben, retour à la maison à 10 h 30.
Dylan, à l’heure qui te chante, t’habites pas ici.
— Pas encore, répond mon ami avec un clin d’œil.
Je ferme la porte derrière nous.
Je speede avec modération jusqu’au métro car, le look T-shirt dégoulinant de
sueur, on a fait plus sexy. On arrive à la station, on passe les portiques et
j’avance jusqu’à la ligne jaune au bord du quai pour voir si le train L est à
l’approche. Non. J’aurai dix minutes de retard. Quinze maxi. Ce qui n’est déjà
pas si mal pour moi : il m’est arrivé de faire attendre Hudson une demi-heure.
On blague sur le retard proverbial des Portoricains, mais il y a une part de vérité
chez la team Alejo. Sinon je ne me serais pas tapé autant d’heures de colle pour
non-respect de la ponctualité. Pour Thanksgiving, Titi Magda dit toujours à la
famille d’arriver chez elle à 14 heures, sachant qu’on n’y sera pas avant
16 heures, qui est l’heure où sa cuisine est vraiment prête. Mais ça ira…
— Tu es sûr de ne pas vouloir que je vous tourne autour pour vous observer ?
demande Dylan. Ça ne dérange pas ce bon vieux Digby Whitaker de rater son
film.
— J’étrangle Digby avec mes tickets d’arcade si je vois sa face.
— Trash !
Destination Times Square. Dylan va voir un film d’horreur pendant qu’Arthur
et moi on se fera un petit Dave & Buster’s, un restaurant avec salle d’arcade. Le
train L arrive et on le prend jusqu’à Union Square, où on change pour le N. La
rame attend sagement ses passagers sur le quai. Dylan me dit :
— Tu dois avoir la pression, un truc de malade, hein ?
— C’est pile la dernière chose que j’ai envie d’entendre avant un rendez-vous.
Avant quoi que ce soit, d’ailleurs.
— C’était pour dire. Ça a commencé de manière tellement épique, entre vous.
— Je sais, mais… j’essaie d’être un peu réaliste.
C’est étrange de penser que j’ai rencontré Arthur au bureau de poste voilà
cinq jours, puis que l’univers a tendu ses deux petits bras pour nous rapprocher.
En temps normal, je ne suis pas du genre à aller aussi vite. Hudson et moi
sommes restés amis pendant des mois avant qu’il me séduise et que j’accepte
d’amener notre relation sur un autre plan. Mais Arthur ? Je le connais à peine.
Enfin, c’est pareil dans n’importe quelle relation, j’imagine. On commence avec
rien en espérant finir avec tout.
Chapitre 13

ARTHUR
Samedi 14 juillet

On est à quelques minutes de la représentation, et je suis plus ou moins en


train de disjoncter. Comment font les gens, au juste ? Je ne peux pas être le
premier ado de presque dix-sept ans à avoir un rencard. Ça existe aussi en
Géorgie, les rendez-vous galants. Mais, là-bas, ça suppose qu’on vous invite
chez Zaxby’s, pas qu’on vous retrouve un samedi soir à Times Square, bordel.
— Tu es superbe, lance papa en me jetant un regard dans le miroir. Sors ta
chemise de ton pantalon.
— Ça se porte comme ça.
— Hmm. J’en doute.
J’étudie mon reflet. Je ne sais pas quoi penser. Je porte une chemise à
carreaux bleue à moitié rentrée, comme un mannequin de J.Crew. Un mannequin
vraiment petit. J’arbore une ceinture, aussi, et j’ai repassé mon jean. Je dois être
au summum de mon chic. Ou de ma beaufitude. À vous de voir.
Papa renifle.
— Tu as mis du parfum ?
— De l’eau de Cologne.
— Dis-moi, Art’, c’est la grande classe !
— Non ! Enfin, je ne sais pas.
J’aplatis ma mèche, qui rebondit aussitôt. J’ai les cheveux bruns ébouriffés,
typiquement juifs, comme mes parents. Vite, du gel. Je pourrais me la jouer
Drago Malefoy.
— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ?
— Papa. C’est notre premier rendez-vous.
— Certes. Raison de plus pour en faire moins.
— Non. Bon. Je crois que tu ne…
Je ne finis pas ma phrase. J’ai oublié d’acheter des bonbons à la menthe. Et je
ne parle pas de Tic-Tac, mais de la vraie came. Des grosses pastilles de menthe
forte. Je me suis brossé les dents six fois, gargarisé, j’ai même googlisé
Comment savoir si on a une haleine de chacal. Vous imaginez, s’il m’embrasse
et qu’il a l’impression de rouler une pelle à l’oncle Milton ? Et si mon premier
baiser était aussi LE DERNIER ? J’ai besoin d’un guide. D’une bonne fée.
— Alors, où est-ce qu’il t’emmène ? demande papa.
— Aucune idée.
Enfin, j’en ai quelques-unes. Non que je me sois monté le bourrichon à ce
sujet. Ni que j’aie passé une nuit blanche à imaginer notre itinéraire. Mais bon.
Puisqu’on se retrouve à Times Square, soit juste l’endroit le plus spectaculaire
de New York, c’est qu’il va jouer la carte ultra urbaine, ultra romantique. C’est
sans doute trop tôt pour un show à Broadway, même avec un tarif jeune, mais je
nous vois bien aller chez Madame Tussauds. J’adorerais. On prendrait des
tonnes de photos, au cas où, si jamais on voulait faire croire qu’on connaît des
célébrités. Notre premier baiser aurait lieu sous le regard de mon jumeau
d’anniversaire et président pour la vie, Barack Obama. À moins que Ben ne
préfère la veine comédie romantique, avec un tour de l’Empire State Building.
Ça m’irait aussi. Totalement.
Une clef tourne dans la porte d’entrée, qui s’ouvre avec un grincement.
— Y a quelqu’un ?
— Dans la chambre d’Arthur, répond papa.
— Eh bien, souffle maman en nous rejoignant. Tu t’es fait tout beau pour ton
rendez-vous en amoureux.
— Oh. (Je rougis jusqu’aux oreilles.) Ce n’est pas…
— Tu es superbe, mon chou. Rentre ta chemise.
— Ou pas, insiste papa.
— Il va voir un garçon, pas s’enfiler un marathon des Simpson.
— D’accord, mais il porte déjà une chemise Oxford et de l’eau de Cologne.
Maman jette un regard désapprobateur au jogging de papa.
— Ben voyons, il ne faudrait surtout pas qu’il fasse un effort…
Je lance d’une voix forte :
— Oups, faut que j’y aille.
Avant de sortir si vite que j’ai l’impression de m’évader de prison, les joues
rouges et les nerfs en pelote. Ce n’est qu’une fois sur le trottoir que je pense à
respirer.
Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Pas de texto de Ben. C’est bon signe.
Ça veut dire qu’il n’a pas annulé. Ça veut dire que je rejoins le métro. Ça veut
dire que je me rends à Times Square.
Ça veut dire qu’il est 19 h 30 un samedi soir, et que je suis à quatre stations du
premier acte de mon histoire d’amour.
Chapitre 14

BEN
Samedi 14 juillet

Il est 20 h 11 lorsqu’on arrive à destination. Dylan me souhaite bonne chance


avec mon futur mari tandis que je trace sur quelques dizaines de mètres jusqu’à
l’entrée principale de la station Times Square. Un samedi soir d’été, cet endroit
est le point névralgique des touristes et des New-Yorkais échoués ici à cause de
choix de vie déplorables. Il y a des officiers de police et des hommes déguisés en
Avengers sous le signe géant du métro, allumé tout comme le sont les affiches
des spectacles de Broadway, l’enseigne Eagle Outfitters et bien d’autres. Et il y a
Arthur, la moitié de la taille du type en costume de Captain America. Sa chemise
est à demi rentrée dans son pantalon, il a les yeux rivés à son portable et lance
des regards alentour toutes les deux secondes. Il me cherche. Je l’appelle :
— Hey.
Il manque de lâcher son téléphone.
— Hey.
Il rougit. La surprise, j’imagine.
Je vais pour lui serrer la main quand il s’approche pour me prendre dans ses
bras.
— Oh, pardon, je dis.
OK pour l’accolade, dans ce cas, mais voilà qu’il me tend la main ; ses doigts
manquent de m’effleurer les roubignoles. Je lui attrape le bras et lui en serre cinq
avant qu’il ne puisse se rétracter. Ça commence bien. Au moins il sent bon. Eau
de Cologne. Je ne me suis même pas lavé les cheveux.
— Pendant un instant, j’ai cru que tu me posais un lapin, me confie-t-il.
— Ouais, désolé. D’habitude je suis soit pile à l’heure, soit super en retard.
J’ai cru que j’étais bon ce soir.
Dix minutes, ce n’est rien dans mon palmarès de retards.
— Je me demandais si j’allais devoir coller une nouvelle affiche pour te
trouver. (Il hausse les épaules, mal à l’aise, ce qui m’arrache un sourire.) Alors,
où est-ce qu’on va ?
Il parle beaucoup, et ça me convient, mais il n’arrive pas à me regarder
longtemps en face, et ça craint parce que je voudrais bien me noyer dans ses
yeux bleu électrique. Mettez-moi une grosse tarte si je les compare un jour au
ciel ou à l’océan, parce qu’ils sont beaucoup plus cools que ça.
— Juste ici.
Un vendeur au coin de la rue propose des bouteilles d’eau, des bonbons et des
journaux, et je m’arrête deux secondes pour lui acheter des Skittles, qui font à la
fois amuse-gueule et bonbons pour l’haleine. Je dis :
— Je ne m’en remets toujours pas que pomme verte ait été remplacé par citron
vert.
— Elle était sexy quand même.
— Qui ça ?
— La Skittle verte. Mon ADN est vraiment super gay, mais même moi je
m’en suis rendu compte. Elle se pavanait dans toutes les pubs télé et ça mettait
en rogne les Skittles rouges et jaunes.
— Tu confonds avec les M&M’s.
— Oh. (Il rougit.)
— La verte t’agaçait ?
— Pas vraiment. Mais elle était sexy façon cartoon. Un peu comme Bugs
Bunny ou le Chat potté. Eux, on se doute qu’ils sont doués au lit.
— Je n’avais jamais imaginé Bugs Bunny ou le Chat potté en plein acte
sexuel… Et maintenant je les vois en train de coucher ensemble…
Arthur se mord la lèvre et hausse les épaules.
— Désolé d’évoquer la sexualité cartoonesque dans les cinq premières
minutes de notre rendez-vous. Ça se voit que j’ai jamais fait ça avant, non ?
— Quoi donc ? Avoir une conversation ?
— Avoir un rendez-vous.
Il rougit encore plus, comme s’il voulait battre le record du monde des joues
les plus cramoisies.
Je suis très surpris par cette révélation. Pas que ce soit bizarre, mais ça me met
un peu plus la pression.
— Tu n’as pas à te sentir mal de lancer ce sujet. Un jour, mon meilleur ami
Dylan m’a envoyé un lien vers un remake porno de Harry Potter. Tu ne peux
plus jamais lire la saga de la même façon une fois que tu as entendu Hermione,
Harry et Ron dans un labo de potions crier « Erectus penis ».
Le rire d’Arthur n’a rien à voir avec celui de Hudson. Ce dernier était rauque
et sonnait toujours exagéré, même quand il était sincère. Arthur rit d’une voix
plus aiguë et plus sonore, et je connais à peine ce garçon, mais je ne doute pas
une seconde que son rire n’est pas feint. Et son timbre me plaît bien.
On passe devant le Ripley’s Believe It or Not !, un musée des faits étranges, et
le Madame Tussauds, un vrai piège à touristes. Aucun New-Yorkais n’irait faire
des selfies avec des statues de cire de célébrités pour les poster sur Facebook.
Mais Arthur paraît excité jusqu’à ce qu’on l’ait dépassé.
Juste à côté se trouve le Dave & Buster’s.
— C’est ici.
— La salle d’arcade ?
Je confirme :
— Le fantasme de n’importe quel mec. Tu y es déjà allé ?
— Deux ou trois fois chez moi.
— Génial. Hâte de me mesurer à toi.
Je le guide au sommet des deux volées d’escalators. J’achète ma carte avec
des crédits de jeu et il fait de même. J’aurais bien payé la sienne, mais bon…
C’est sûrement mieux de fixer les limites dès le début avec les histoires d’argent.
Dans une relation hétéro, on sait clairement qui est censé être le gentleman…
C’est le gentleman. Les choses se compliquent quand vous avez deux gentlemen.
Hormis ma famille, la seule personne dont j’accepte qu’elle paie mes achats lors
des sorties, c’est Dylan, mais c’est parce que je sais qu’il sera à jamais dans ma
vie et que je le rembourserai si un jour je décroche le pactole. Je n’ai jamais eu
cette garantie-là avec Hudson. Et je ne l’ai pas non plus avec Arthur.
L’entrée est éclairée par une multitude de néons. Je revois le photomaton où
Hudson et moi nous sommes embrassés derrière les rideaux et avons fait des
grimaces. Le bar où nous avons commandé tranquillement des cocktails, sûrs et
certains qu’on ne nous demanderait pas notre carte d’identité. Je n’aurais peut-
être pas dû amener Arthur ici, mais tous les endroits où je sais m’éclater sont
chargés de souvenirs de Hudson. Si le courant s’établit avec Arthur, on pourra
les remplacer avec les nôtres, cet été.
Il y a pas mal de monde, mais il reste quelques jeux libres. Je demande :
— Par quoi on commence ?
Arthur promène un regard dans la salle.
— Les machines à pince ?
— Amateur ! Si tu gagnes un prix maintenant, tu devras te le trimballer toute
la soirée. Allons plutôt faire une course de motos.
On rallie le jeu en question. Arthur paraît encore plus petit sur la bécane. Ses
pieds ne touchent pas la plateforme quand ils ne reposent pas sur les pédales. On
choisit la même piste et on met les gaz. Je suis vraiment concentré, car je joue
toujours pour gagner.
— Je suis dégoûté, j’ai décroché mon permis juste avant de venir ici, mais il
ne me sert à rien, m’explique Arthur. Je ne me déplace qu’en train, bus et Citi
Bike à New York. Peut-être que je louerai une moto.
Il est dernier au classement et roule dans le mauvais sens. Je lui déconseille de
louer une moto. J’ai envie de lui poser des questions sur la Géorgie, mais je suis
en troisième position et il faut que je dépasse les autres.
La partie se termine.
— Tu finis deuxième ! s’exclame Arthur. Bravo.
— Non, ça craint.
— Ah, tu es du genre « le deuxième, c’est le premier perdant », je me
trompe ?
— On peut dire ça. Il y a deux ans, ma mère a failli gagner à la loterie. À deux
numéros près. (Je descends de la moto. Je ne vais pas lui avouer à quel point
remporter le jackpot aurait pu aider ma famille.) On est les premiers perdants.
— Qu’est-ce que vous auriez fait si vous aviez gagné ?
On aurait déménagé dans un appart plus grand. Acheté une voiture parce que,
OK, les trains et les bus roulent bien, mais notre propre véhicule nous aurait
permis de petites balades hors de la ville, là où les transports ne vont pas. On
aurait acheté un de ces matelas à mémoire de forme.
— Je me serais acheté toutes les consoles. (Avouer ses besoins matériels lors
d’un premier date, je ne préfère pas.) Et peut-être aussi mon premier ticket
d’avion pour aller voir le parc Harry Potter en Floride.
— Je n’y suis jamais allé moi non plus ! Peut-être qu’on pourrait le faire
ensemble un jour, propose Arthur.
Il rayonne, comme si un premier rendez-vous équivalait automatiquement à
un voyage en couple jusqu’aux Studios Universal. Décidément, il brûle un peu
les étapes.
— De toute façon, il te faut une nouvelle baguette.
— Quoi ?
— La baguette de sorcier dans le colis que tu renvoyais à ton copain.
Le carton est toujours dans ma chambre.
— Ah ouais. Très juste. (Je nous conduis à un jeu de basket.) Tu t’es déjà fait
des potes ici ?
— Oui, des filles de mon stage, Namrata et Juliet. Elles m’ont encouragé à
essayer de te retrouver. Elles m’avaient suggéré d’essayer sur Craigslist, mais
ma mère n’était pas très chaude.
Je me fige.
— Tu parles des annonces de rencontres manquées ?
— Ouais ! Tu connais ? (Arthur tend la main et me touche l’épaule.) Attends.
Est-ce que tu as posté une annonce pour moi ?
— Oh. Euh. Non. (J’aurais dû mentir pour nous éviter de rougir autant.) Mais
mon père m’avait parlé de cette page, alors je suis allé voir si tu ne me cherchais
pas toi aussi.
Arthur sourit et dit :
— Je n’imaginais pas que tu me chercherais. Pas du tout.
— Eh bien si. (Je me passe la main dans les cheveux et reprends la marche
vers les paniers de basket.) Du coup… si les motos, c’est pas ton truc, peut-être
que tu préfères le basket ? Il faut juste mettre autant de paniers que possible en
une minute.
Il hoche la tête, mais je ne sais pas s’il m’a vraiment entendu. Ce n’est pas dur
de lire dans ses pensées : nous nous cherchions l’un l’autre. Il s’est donné plus
de mal que moi, mais entendre que je voulais moi aussi le retrouver ? Bon, on
aime tous que nos sentiments soient réciproques.
On fait une partie l’un contre l’autre et contre un gamin sorti de nulle part,
collé au train par son père. Deux notes à moi-même : 1) Ne pas gueuler des gros
mots quand j’aurai battu Arthur et le gosse. 2) Ne pas dire « Fait chier » si
Arthur ou le gosse gagne.
Le compte à rebours s’enclenche et je m’en sors pas mal : six paniers en dix
secondes. Le môme a un bon rythme. À la vingtième seconde, Arthur met son
premier panier.
— YES ! (Il se tourne vers moi.) Le roi du monde !
— Tu gaspilles ton temps.
Il n’a aucune chance de nous rattraper, mais il peut faire de son mieux. Ou au
moins arrêter de me distraire. Je. Joue. Pour. Gagner.
Arthur continue jusqu’à ce que son ballon bondisse hors de sa cabine : il lui
court après comme un cow-boy après sa vache.
C’est fini.
23 à 1 à 25.
— Rho, fait chi…
Je ne félicite pas le gamin parce qu’il se fout de moi. La salle d’arcade n’était
peut-être pas une si bonne idée pour le premier rendez-vous. Pas sûr que je doive
montrer mon côté mauvais perdant avant le troisième, voire le quatrième date.
Arthur revient avec son ballon. Tire. Rate. Hudson était un meilleur
adversaire. Et il aurait enseigné le respect à ce gosse.
Je m’envoie quelques Skittles.
— Tu veux faire un air hockey ? propose Arthur. Je te promets que tu finiras
premier.
Ou à l’hosto après qu’il m’aura logé un maillet dans le pif.
— Allons plutôt aux machines à pince. On va épicer un peu le jeu.
Il me suit jusqu’à la zone dédiée. On peut essayer de choper un Pokémon en
peluche, mais non, surtout pas.
— Épicer ? demande Arthur. Comme genre le strip poker ? J’espère que j’ai
mis le bon calbute.
— Parce que tu as de mauvais calbutes ?
— On est tous réduits à porter n’importe quoi les jours de lessive.
— C’est vrai. Mais tu vas garder le tien pour ce défi.
Une machine propose des bijoux de pacotille. Colliers mignons, bracelets
moches, bagues avec de faux diamants, etc. Je lui propose ma règle :
— Quoi qu’on gagne, l’autre est obligé de le porter. Ça marche ?
— Ça marche !
— Je commence. (Ça pourrait l’aider de voir quelqu’un d’autre jouer.) Ce
collier serti ira très bien avec tes yeux.
Je mets la pince en mouvement, garde la main sur le joystick tout en jetant un
œil au reste de la cage – ça a l’air d’aller. J’appuie sur le bouton et la pince
descend, s’ouvre, frappe la paroi de la cage et dévie complètement de sa
trajectoire. Elle revient bredouille.
— C’est pas mon jour.
— Je ne dirais pas ça. Il y a de bonnes chances pour que tu gagnes très bientôt
un magnifique accessoire.
— De bonnes chances ?
Arthur désigne un collier avec un signe Peace and love aussi grand que mon
iPhone. Il lance sa pince et inspecte la cage sous tous les angles – se baisse, se
lève sur la pointe des pieds, se décale à gauche, à droite, ajuste la pince et
recommence – puis appuie sur le bouton. Les doigts métalliques pêchent le
collier et le lui rapportent. Arthur va le piocher, tout sourire.
— Et un collier pour toi !
— Tu t’es bien foutu de moi !
Il rit – d’un rire d’enfant, d’extraterrestre.
— C’est toi qui as choisi le jeu.
— Ce qui rend le foutage de gueule encore plus génial. Tu n’arrives pas à
faire rentrer un ballon dans un panier gros comme ça, mais tu sais attraper un
collier minuscule avec une pince ?
— « Ce que j’ai en revanche, ce sont des compétences très particulières »,
répond Arthur en citant Taken, ce qui lui rapporte dix points de coolitude. Je suis
une sorte de dieu quand il s’agit des machines à pince.
Il diminue la distance entre nous, baisse les yeux, puis les lève vers moi et me
tend le collier.
— OK. Paix et amour.
Son visage est proche du mien, et je songe à quel point ce sera gênant de
l’embrasser. Pas là, maintenant, même si ce serait aussi gênant car beaucoup trop
tôt. Non, je parle de la différence de taille. Hudson et moi étions à peu près aussi
grands l’un que l’autre, mais Arthur est bien plus petit. Ça s’annonce mal. Je
déteste penser ça, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je n’y peux rien si la
taille compte pour moi. Je suis comme ces gens qui refusent de sortir avec
quelqu’un qui joue dans un groupe, ou qui est tellement geek qu’il connaît par
cœur le nom des cent cinquante Pokémon de première génération.
Arthur me met le collier et ses doigts effleurent ma peau. On dirait qu’il veut
m’embrasser. Et qu’il est du genre à ne jamais faire le premier pas. Je lui
demande :
— De quoi j’ai l’air ?
— De quelqu’un qui veut la paix gay dans le monde. Et dont l’haleine sent le
mauvais Skittle vert.
— Le Skittle sexy ?
— Le Skittle sexy, répond Arthur.
Il redresse les épaules. Tend le cou. Je lance :
— On va boire un verre.
Direction le bar. Je commande de l’eau, et Arthur un Coca. J’ai un peu faim,
mais je ne veux pas que ça se transforme en dîner, vu que je suis mal à l’aise de
manger devant les gens. Pas les amis. Je pourrais regarder Dylan manger la
bouche ouverte si longtemps que ça en deviendrait malsain. Mais, avec Hudson,
on allait uniquement dans des endroits où on n’était pas obligés d’être assis face
à face, comme les comptoirs des pizzerias, ou sur le lit de nos chambres, devant
un film. Tout ça parce que j’ai une peur maladive qu’on soit assis l’un devant
l’autre avec soudain plus rien à se dire et que je perçoive le moment exact où
quelqu’un perdra son attirance pour moi car je ne suis pas assez profond pour
tenir une conversation le temps d’un repas. Qui, dans ces conditions, voudrait
continuer à me parler le restant de ses jours ?
On nous sert nos boissons.
— Je t’invite, annonce Arthur.
Il sort son portefeuille et tend du liquide au serveur.
— Je suis plein aux as grâce à mon stage dans ce cabinet juridique influent.
— Merci.
Nous nous dirigeons vers les fenêtres de la salle. Arthur couve Times Square
du regard comme s’il mourait d’envie de se faire tirer le portrait par un
caricaturiste pour trente dollars, de trouver son nom sur un magnet en forme de
plaque d’immatriculation, de mater une comédie musicale, de tomber sur une
célébrité ou simplement de rester immobile jusqu’à voir son image retransmise
sur l’un des écrans géants de la place.
Il me surprend en train de l’observer :
— Oh. Je fais mon touriste new-yorkais à deux balles.
— Oui. C’est mignon. Tu as encore le regard pétillant qui va avec. Moi, je ne
me rappelle même pas ce que ça fait d’être impressionné par Times Square. Ou
par quoi que ce soit à New York.
— Quoi ? Attends, laisse-moi te mecspliquer la ville, s’enflamme-t-il.
Il renverse un peu de soda sur la moquette et frotte la tache avec le pied, mais
il reprend, pas déstabilisé pour un sou :
— Tu peux commander un repas genre à n’importe quelle heure. Et, si tu ne
peux pas le commander, tu peux le trouver. Les rues sont encore remplies de
monde à 2 heures du matin. On tourne tout le temps plein de films en Géorgie,
mais les histoires parlent rarement de la région. Alors qu’on réalise des tonnes de
films sur New York. T’en as assez ? Parce que je peux continuer longtemps.
— Je n’en doute pas. La Géorgie te manque ?
Il hausse les épaules.
— Mes meilleurs amis, Jessie et Ethan, oui. Ma maison aussi. Notre chambre
d’invités est plus grande que toutes celles de mon oncle Milton réunies.
— C’est comme ça à New York.
C’est triste de se dire que, pour vivre dans une grande maison, je devrais
refaire ma vie et abandonner la famille étendue, Dylan le beau gosse et les
services de livraison à point d’heure.
— Tu es impatient de rentrer ?
— Je n’y pense pas encore. Pour l’instant, je savoure la magie de New York.
(Il nous désigne du doigt, lui et moi.) C’est la ville qui a rendu ça possible.
Je hoche la tête.
— Tu l’as dit.
Je jette un œil aux autres jeux. Nous avons la roulette pour gagner des tickets
de jeu, où j’ai un jour dépensé une tonne de crédits pour que dalle et où la
personne après moi a aussitôt empoché cinq cents tickets. Sinon, il y a Just
Dance, où Dylan a l’habitude de gagner, et je ne serais pas surpris qu’Arthur
sache se trémousser mieux que moi. On peut aussi faire une partie de Mario
Kart, c’est toujours fun. Mais j’ai repéré mieux :
— Tu aimes les films d’horreur ?
— Je ne déteste pas totalement ça.
— Donc ça te va.
— Oui.
— Super.
On entre dans une cabine Dark Escape 4D. C’est un jeu vraiment immersif
qui joue sur nos peurs. Les sièges vibrent, on nous souffle de l’air à la figure, le
son surround donne l’impression qu’un psychopathe avec un couteau s’approche
de vous à pas de loup, et un capteur de panique mesure vos battements de cœur
pour savoir quel joueur a le plus flippé.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour gagner ? me demande Arthur. Survivre plus
longtemps que l’autre ?
— C’est un jeu d’équipe. On doit survivre tous les deux.
J’enfile les lunettes 3D et on passe en revue les niveaux : la Prison, pour ceux
qui ont peur des morts, la Chambre mortuaire, à faire si vous avez peur du noir,
la Cabane si les poursuites dans des endroits exigus vous effraient, le
Laboratoire pour les phobiques des nuisibles.
— Est-ce qu’il y a un niveau avec une immense prairie verte où on est
poursuivis par des papillons ? veut savoir Arthur.
— Peut-être dans le prochain numéro. Mais les papillons seront probablement
des chauves-souris. Et la prairie une grotte.
— Donc pas du tout ce que j’ai dit. Je vois. (Il chausse à son tour ses lunettes
3D et agrippe fermement sa mitrailleuse.) Allons buter des zombies évadés de
prison.
Dès l’ouverture, le jeu nous donne la chair de poule. Les couloirs ne sont
éclairés que par une ampoule qui se balance tandis que nos personnages traînent
les pieds dans la pénombre. La porte d’une cellule s’ouvre en grinçant, mais
c’est juste le vent – non, non, merde, non, c’est pas juste le vent, c’est un
vieillard avec plus qu’une moitié de visage.
— Qu’est-ce qu’il fout en taule ?! s’écrie Arthur.
— Je sais pas !
— Peine de mort pour lui ! Peine de mort pour lui !
On shoote le papy zombie, ce qui réveille tous les rôdeurs de l’établissement.
L’un d’eux fonce sur nous en 3D et essaie de m’étrangler, mais Arthur lui
explose la tête. Je me rapproche de lui, comme je l’avais fait une fois avec
Hudson. À présent, nos jambes se touchent et il se décale à son tour plus près de
moi. Les vibrations que je ressens à chaque pas des zombies qui se ruent sur
nous font battre mon cœur à cent à l’heure. Je demande :
— Comment ça – ah ! bordel, il me bouffe un bras – va ?
— Je flippe. Mais ça pourrait être pire.
— Quel est le truc le plus flippant qui puisse apparaître sur cet écran ? L’autre
enfoiré dans le coin, là ?
Un zombie mange la tête décapitée d’un garde comme s’il s’agissait d’un
poulet rôti.
— Ah oui, lui aussi. Et, je sais pas. Mes parents qui divorcent ?
— Oh. Est-ce que… c’est le cas ?
— Je crois. Je ne suis pas sûr, ils sont juste – zombie sur ta droite !
Je lâche la mitrailleuse et relève mes lunettes 3D sur le sommet de ma tête.
Les morts-vivants s’en donnent à cœur joie avec mon perso. Je propose :
— Tu veux en parler ?
C’est étrange d’imaginer quoi que ce soit de mauvais survenir dans la vie
d’Arthur, ce jeune stagiaire de seize ans dans un « cabinet influent » fraîchement
débarqué à New York, à l’air super intelligent. Personne n’a une vie parfaite,
j’imagine. Même ceux qui semblent gagner sur tous les tableaux.
Arthur s’immobilise et répond :
— J’ai trouvé le truc le plus flippant : Ethan qui monte dans les aigus sur The
Music of the Night du Fantôme de l’Opéra.
Ça doit vouloir dire qu’il ne veut pas parler de ses parents.
— Ethan, c’est ton meilleur ami, c’est ça ?
— Ouais, enfin je crois. (Il se tourne vers moi, ses lunettes 3D toujours sur le
nez. Je ne vois pas ses yeux.) Les choses ont changé depuis que j’ai fait mon
coming out. J’imaginais bien que ce serait le cas, mais… je ne sais pas. Je ne
m’attendais pas à ce que mes meilleurs amis quittent la scène.
— Jessie aussi ?
— Oh non, elle, elle est cool. Merveilleuse. On s’est toujours super bien
entendus, et maintenant on s’entend au sujet des garçons. (Il enlève enfin les
lunettes.) Je peux te demander si tu es out ?
— Super out. En seconde, je dormais chez Dylan et on regardait The
Avengers. Il me racontait combien de crimes il commettrait juste pour être
poursuivi par la Veuve noire et pouvoir la rencontrer. Moi j’ai parlé de faire
joujou avec le marteau de Thor et il a respecté ce choix. Fin de l’histoire.
(Maintenant que j’entends Arthur dire qu’Ethan a été nul à cet égard, je me sens
encore plus reconnaissant envers Dylan.) Pareil avec mes parents. Je leur ai
appris la chose à table, un soir où Dylan était là, et mon père a supposé qu’on
sortait ensemble. Je pensais que mes parents en feraient tout un fromage. Mais
ça n’a pas été le cas, et j’ai été déçu. Je croyais que ça allait être un événement
majeur. Qu’on allait gonfler les ballons, sortir le char, je ne sais pas.
— Mais c’est une bonne chose, non ?
— Ouais, à présent je suis content que ça n’ait pas fait de vagues. Je voulais
que ce soit normal, et ça a été le cas.
— Parce que c’est quelque chose de normal. Tu as dit que tu étais super out.
Du coup, tout le monde le sait ?
— Ouais. J’ai écrit un statut Facebook pour Thanksgiving il y a deux ans. Je
remerciais tous les gens dans ma vie qui sont assez cools pour m’aimer comme
je suis. Et je précisais aux autres qu’ils pouvaient m’enlever de leurs amis, sur le
Net et dans la vraie vie. J’avais vérifié combien j’avais d’amis avant de poster le
statut.
— Et alors ? Exode de masse ? Ou exode modeste ?
— Aucun exode.
C’était surprenant. Je pensais que les gens s’en ficheraient un peu moins.
— Je peux t’avouer un truc ? commence Arthur.
— En fait, tu es fan de cartoons porno, non ?
— Bon, oui, mais… je ne suis pas fan d’arcades. Je t’ai déçu.
— Ça explique beaucoup de choses.
— Mais on fait quand même une super équipe !
— Non. On a perdu parce qu’on a arrêté de jouer en milieu de partie.
— Problème de logistique.
Nous reposons les lunettes 3D et sortons de la cabine.
— Donc tu es en train de m’expliquer qu’on ne joue plus. (J’ai encore des
crédits sur ma carte et la salle n’est pas trop du genre à vous les rembourser
parce que votre date n’aime pas les jeux d’arcade. Ce type est vraiment un
extraterrestre.) Du coup, qu’est-ce qu’on fait ?
— J’ai une idée.
Arthur me conduit au photomaton, met cinq dollars dans l’automate et
s’assied.
— Allez, viens !
Je n’ai même pas le temps de décider si c’est ce que je veux – la photo, ce
moment avec Arthur –, mais je le suis dans la cabine parce que refuser serait
gênant et lui ferait perdre des sous. Je m’assois et je n’arrive plus à penser à
autre chose qu’aux grimaces que Hudson et moi avons faites, ici, cinq mois plus
tôt. Mais Arthur n’est pas Hudson. Et je ne peux pas laisser mon ex gâcher
toutes mes chances de peupler nos anciens lieux avec de nouveaux souvenirs.
Pas uniquement ici chez Dave & Buster’s, mais partout en ville. Au lycée, dans
les parcs, n’importe où. Arthur, c’est Arthur, et personne d’autre. Il n’est pas un
jouet. Pas un divertissement. Je dois me conduire correctement. Je demande :
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On a droit à trois coups.
— « Je ne gâcherai pas mon coup », répond Arthur. (Il me regarde, dans
l’expectative.) Hamilton ?
— Ah oui. C’est vrai.
Les gens sont obsédés par cette comédie musicale. Je n’ai jamais entendu une
seule de ses chansons, mais je ne vais pas me trahir maintenant.
— J’ai tant de choses à t’apprendre, Ben.
Un compte à rebours de trois secondes s’enclenche. Pour la première photo,
on improvise. Arthur s’appuie contre moi et on sourit tous les deux, très simples.
Pour la deuxième, il tire la langue et fait « Ahhhhhh » comme si un docteur lui
inspectait la bouche. Je fais un clin d’œil exagéré. Pour la troisième, il se tourne
vers moi. Mon cœur bat la chamade parce qu’il a l’air d’attendre un baiser, mais
moi, je n’en suis pas encore là. Je sais, c’est très joli tout ça, j’ai enfin retrouvé le
garçon que j’ai rencontré à la poste, mais il a beau être charmant, je ne peux pas
me forcer à l’embrasser avant d’être prêt. Avant de le vouloir vraiment. On se
contente de se regarder dans les yeux en souriant quand le dernier flash se
déclenche.
Nous sortons de la cabine et recevons chacun nos photos imprimées sur une
bande de papier. On est vraiment mignons ensemble.
— Cette dernière photo est top, commente Arthur. Je… Non, laisse tomber.
— Si, vas-y.
Il fixe ses tennis.
— J’ai l’air bien plus heureux que toi sur les photos. C’est cool, si tu veux en
rester là. Si tu penses encore à ton ex, je comprends. Enfin, je ne comprends pas.
Mais je peux imaginer.
— Non, c’est… Je me suis éclaté, mais j’étais un petit peu ailleurs.
C’est ma faute. J’ai emmené le mec avec qui j’avais rendez-vous dans un lieu
que je fréquentais avec mon ex. Et puis, je ne sais pas à quel point je veux
m’investir dans cette histoire puisque, de toute façon, Arthur repart à la fin de
l’été.
Nous restons muets. J’ai sincèrement envie de voir Arthur comme lui me voit.
En revanche, il me faudrait un peu de temps pour y arriver, et le temps n’est pas
vraiment de notre côté.
Arthur soupire et fixe le sol. Il dit :
— J’ai foiré mon premier rendez-vous. Je peux m’applaudir.
— Non, tu ne l’as pas foiré… C’est moi qui ai merdé. Je suis toujours prêt à
bousiller les bonnes choses que l’univers m’envoie parce que je suis convaincu
qu’il me déteste. Mais peut-être qu’il joue sur le long terme. Qu’il laisse les
choses se passer mal pour mieux les arranger à la fin. Je ne sais pas.
— Du coup, tu as trouvé ce rendez-vous sympa ? Ou nul ?
— Il n’était pas nul. Je pense juste que, si l’univers nous a fait atterrir ici, ça
signifie que notre histoire mérite un premier rendez-vous plus épique. J’ai
vraiment envie de te revoir. Peut-être qu’on pourrait se faire une session de
rattrapage.
— Tu veux dire un nouveau premier rendez-vous ?
— Exact. Cette fois, tu peux te charger de l’organisation. Tu as carte blanche.
— Défi accepté.
Chapitre 15

ARTHUR
Dimanche 15 juillet

Une session de rattrapage. Et c’est à moi de l’organiser.


Je ne savais même pas que ça existait. Je croyais qu’on appelait simplement ça
un deuxième rencard.
Un nouveau premier rendez-vous… Au moins, ça veut dire que je le revois.
Ce qui m’arrange bien, vu comme il occupe mes pensées. Je n’arrive même pas à
me tirer du lit. Trop occupé à contempler le résultat de notre photomaton. Et,
certes, on dirait un peu Pépé le putois avec la pauvre petite chatte sur laquelle il
a jeté son dévolu, mais on a vraiment l’air d’un couple. En voyant ces clichés,
vous ne vous diriez pas que Ben et moi, on n’est que des bros platoniques. Sauf
que la seule idée de faire partie d’un couple me semble tellement surréaliste que
je n’arrive pas à m’y faire.
Je finis par m’aventurer dans le salon vers 10 heures, en short de gym et
lunettes sur le nez. Papa sirote un café sur le canapé, la télé allumée sur les infos,
le son coupé. En me laissant couler à côté de lui, je lui demande :
— Qu’est-ce que tu fous à regarder l’autre clown orange ?
Il éteint le poste.
— Bonjour, Roméo.
— Pitié, non.
Il fronce les sourcils.
— Pitié, non quoi ?
— Sois pas craignos.
— Ah non, alors, proteste-t-il. On n’est pas dans Angela, 15 ans.
— La référence m’échappe.
— Tu n’es pas Le Monde de Charlie. Je n’ai pas loué The Breakfast Club.
— Qu’est-ce que…
— Traduction : baisse d’un cran avec l’angoisse d’ado nihiliste. C’est ton
premier rencard, je veux tout savoir.
— Tu ne trouves pas ça bizarre qu’on en discute ?
— Pourquoi ? Parce que je suis ton père ?
— À l’évidence.
Il se contente de me fixer dans un sursaut, comme pour digérer l’info.
Soupir.
— Ça a été, papa. C’était pas mal. On se revoit demain.
— Eh bien ! Visez-moi ça. Un deuxième rencard.
— Pas exactement. Un deuxième premier rencard. Session de rattrapage.
Il se frotte la barbe.
— Voilà qui est intéressant.
— Je sais…
— En tout cas, tu lui plais.
Je me redresse.
— Tu crois ?
— Puisqu’il veut te revoir.
— Vrai. Bon sang. Je ne sais pas comment m’y prendre.
— Pour organiser un deuxième premier rendez-vous ?
— Je ne sais même pas comment organiser un rendez-vous tout court.
Sérieux, comment voulez-vous que je sache quelle destination choisir pour
faire grimper la température et valser le caleçon de Ben ? Pas littéralement, hein.
Enfin si, un peu quand même.
Je jette un regard en biais à papa.
— Bon, si demain c’est le premier rencard, quid de Dave & Buster’s ? On fait
comme s’il ne s’était rien passé ? Ou on appelle ça le Rencard numéro zéro ? (Je
me masse les tempes.) Est-ce qu’on essaie de rejouer la scène ?
— Qui voudrait rejouer un premier rencard raté ? veut savoir papa. Détends-
toi ! Tout va bien se passer. Mieux vaut t’en tenir aux classiques, un diner par
exemple. Un truc simple, basique.
Basique.
J’acquiesce.
— D’accord.
Lundi 16 juillet

Sauf que non. Je me refuse au basique. Pardon, hein, mais il ne s’agit pas d’un
mec lambda. Il s’agit de Ben. C’est pourquoi je me retrouve là, un lundi soir,
coincé à une table d’angle dans un restaurant d’Union Square appelé Café Arvin.
Un de ces lieux qui ressemblent à un night-club fourré dans un entrepôt, avec
des appliques murales bizarrement géométriques et un menu qui change
quotidiennement. Mais Yelp m’assure que c’est un des Meilleurs Restos pour un
Rendez-Vous en Amoureux, alors espérons que Ben kiffe. À supposer qu’il se
pointe. Il aurait dû être là il y a quinze minutes, mais il ne m’a pas prévenu d’un
éventuel retard.
Comme la dernière fois.
Je devrais prendre de ses nouvelles. Tu viens ? Tu es toujours en vie ? Tu…
Mince, on dirait ma mère. Sans doute pas la meilleure tonalité pour un
rencard.
Jamais je n’aurais cru que ça imposait tant de choix minutieux, de sortir.
Quand envoyer un texto, quand laisser couler, que faire de mes mains en
attendant. Et, quand il arrivera, devrai-je lever la tête avec un sourire ? Être
nonchalamment absorbé par l’écran de mon téléphone ? Il me faut un script.
Peut-être devrais-je arrêter de me prendre le chou.
Dès l’instant où je le vois, pourtant, j’arrête de penser tout court. Parce que,
waouh. Il est encore plus mignon qu’avant. À moins que ce ne soit moi qui
remarque de nouveaux détails craquants chez lui, comme la courbe de sa
mâchoire ou ses épaules légèrement voûtées. Il porte un T-shirt gris à col en V et
un jean ; ses yeux parcourent la salle tandis qu’il parle aux hôtesses. Lorsqu’il
me repère, son visage s’illumine.
Soudain, le voilà qui s’installe en face de moi.
— C’est chicos, ici, dit-il.
— Oh, tu sais. Il me fallait le meilleur pour notre PREMIER rencard.
— Le premier, c’est vrai. On n’est encore jamais sortis ensemble.
Il esquisse un sourire, que je lui rends.
— Jamais.
Et mon cerveau me lâche. Incident technique : apparemment, je ne sais pas
faire la conversation dans les restaurants chics. Tout est si branché et élégant ici
qu’aucun sujet ne paraît à la hauteur. Il me semble qu’on devrait parler de choses
graves – classes, intelligentes, comme NPR ou la mort. Sauf que je ne sais pas si
Ben aime NPR ou la mort. Pour être franc, je ne sais presque rien de lui.
— Alors, qu’est-ce que tu fais ?
— Comment ça ?
— Tu es en stage ? Comment occupes-tu tes journées ?
— Oh, c’est…
Il jette un regard à la carte sans finir sa phrase. Je le vois se décomposer.
— Tout va bien ?
— Ça va, c’est juste que… (Il se frotte la joue.) Je n’ai pas les moyens.
Je m’empresse de répondre :
— Oh, t’inquiète. C’est moi qui offre.
— Pas question.
— J’y tiens. (Je me penche vers lui.) J’ai encore les étrennes de ma bar-
mitsva, pas de souci.
— Mais je ne peux pas. Je regrette. (Il brandit le menu.) Je ne peux pas
manger un burger à trente dollars. Je crois que j’en suis physiquement incapable.
— Oh. (Pierre dans mon estomac.) OK.
Il secoue la tête.
— Ma mère pourrait nous payer à manger pour trois jours avec cette somme.
— Oui, je comprends. Je suppose que…
Je lève le nez, le regard attiré par un mec assis une table plus loin.
— Oh, punaise.
Ben se penche vers moi.
— Quoi ?
— C’est… c’est pas Ansel Elgort ?
— Qui ça ?
— Un acteur. Oh mon Dieu.
— Sérieux ?
Ben se vrille le cou.
— Ne te retourne pas ! Faut la jouer cool. (J’attrape mon téléphone.) Faut que
je prévienne Jessie. Elle va péter un câble. Tu crois que je devrais lui parler ?
— Je croyais qu’on la jouait cool ?
J’acquiesce.
— Je devrais lui demander un selfie, non ? Pour Jessie ?
— Qui est-ce, déjà ? demande Ben.
— Baby Driver ? Nos Étoiles contraires ?
Je repousse ma chaise et me lève. On respire un grand coup.
Je m’avance. Ansel m’adresse un demi-sourire poli.
— Salut.
— Bon-bonjour !
— Je peux t’aider ?
— Salut ! Désolé. Je suis juste… (J’expire.) Waouh. Voilà. Je m’appelle
Arthur, et mon amie Jessie vous adore. Un max.
— Oh !
Ansel semble surpris.
— Oui, voilà.
— C’est…
— On peut faire un selfie ? je bredouille.
— Euh, d’accord.
— Génial. Oh bon sang. Formidable. OK. (Je me penche et prends quelques
clichés vite fait.) Waouh. Merci beaucoup.
Bon. Ça, c’est fait. Je… viens d’aborder un acteur. Genre vraiment célèbre.
Jessie ne va pas le croire.
— Minute, souffle Ben dès que je me rassieds. Tu crois que c’est le type de
Baby Driver ?
Je hoche joyeusement la tête.
— J’en peux plus.
— Hmm. Je ne crois pas que ce soit lui.
— Quoi ?
— Oh, et je nous ai pris des frites aux truffes. Ça te va ? Ça coûte dans les
douze dollars, ce qui est absurde, mais je suis prêt à participer…
— Non ! (Trop sec. On respire.) Enfin, si. Des frites, c’est parfait. Mais,
attends. Tu crois que ce n’est pas lui ?
— Je ne sais pas. Peut-être ?
Soudain, le serveur apparaît pour déposer un cocktail rose pâle devant Ben.
Qui le regarde, perplexe.
— Oh. Euh, je crois qu’il y a erreur. Désolé.
— De la part du monsieur à la chemise bleue.
Je m’étrangle.
— Pardon ?
— Génial, dit Ben.
Qui aspire une gorgée avant de se retourner avec un sourire vers Ansel.
Je le regarde.
— Tu vas vraiment boire ce truc ?
— Pourquoi pas ?
— Mais parce que ! (Je secoue la tête.) Qu’est-ce qu’il fout, Ansel Elgort, à te
payer des verres ?
— Ce n’est pas…
Je l’interromps :
— Merde ! OK. Il arrive.
— Salut, dit Ansel en agrippant les coins de notre table avant de se tourner
vers Ben. Jesse, c’est bien ça ?
Oh. Oh.
Je m’esclaffe.
— Oh, pardon, désolé. En fait, Jessie est m…
— Eh oui, c’est bien moi ! Merci pour le verre.
Je dévisage Ben, médusé. Il m’adresse un minuscule sourire.
— Pas de souci. Dis… j’adorerais avoir ton numéro.
Ansel Elgort. Qui demande le numéro de Ben. En plein milieu de notre
rencard. C’est quoi ce délire ?
— Je rêve ou vous venez d’offrir de l’alcool à mon cavalier mineur avant de
lui demander son numéro ? dis-je d’une voix forte.
Ansel hausse les sourcils.
— Mineur ?
— Oui, Ansel, il a dix-sept ans.
— Ansel ? Je m’appelle Jake, mon pote.
On se regarde en chiens de faïence.
— Vous n’êtes pas… (Mes joues s’enflamment.) Je… crois que je vais la
fermer.
— Bonne idée, rétorque Jake en regagnant sa table.
Je m’enfonce dans ma chaise tandis que Ben engloutit son cocktail.
— C’était sympa, dit-il avec un sourire radieux.
Le plus ravissant des connards. Je me couvre le visage des deux mains.
— C’était trop…
— Monsieur, je vais devoir vous demander une pièce d’identité.
J’écarte les doigts. Un type d’âge mûr, qui porte une cravate et s’adresse à
Ben. J’ai le cœur au bord des lèvres.
— Oh, euh… (Ben semble perdu.) Je crois que je l’ai oubliée dans…
— Il a dix-sept ans.
Ben me foudroie du regard.
— Je vous en supplie, n’appelez pas la police ! (Ma voix se brise.) Par pitié !
Mon Dieu ! Je ne peux pas aller en taule. Je ne peux pas… ma mère est avocate.
Je vous en prie ! (Je jette un billet de vingt sur la table et prends Ben par la
main.) On s’en va tout de suite. Désolé, monsieur. Profondément désolé.
— Bye bye, Ansel ! lance Ben.
Je le traîne dehors.

— La rapidité avec laquelle tu m’as dénoncé… Je n’arrive pas à y croire, dit
Ben. Sérieux.
— Je n’arrive pas à croire que tu laisses un inconnu comme ce Jake te payer
un verre !
— Et pourtant.
Il esquisse un sourire fier.
— Tu as failli nous faire arrêter.
— N’importe quoi. Je nous ai épargné des hamburgers à trente dollars. Au
profit de hot dogs à deux balles. Du génie.
Je dois admettre que les hot dogs qu’on trouve dans la rue, c’est plutôt pas
mal, comme dîner. Il faut dire que Ben a une technique trop chou pour les
manger. Il retrousse le pain autour de la saucisse comme un cardigan, prend une
petite bouchée, rajuste le pain, et rebelote.
— Comment tu fais pour manger ça sans ketchup ?
Il sourit.
— Demande à Dylan. Il me l’a interdit, surtout pendant les rencards.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus. (Haussement d’épaules.) Mais d’après lui, je cite,
« L’haleine au ketchup constitue à la fois un point noir et un tue-l’amour ».
J’ouvre la bouche pour protester, en vain. Les mots me manquent. Parce que,
si Ben se préoccupe de son haleine, je suis prêt à parier qu’il songe à
m’embrasser.
M’embrasser, moi.
Je le regarde tirer la même conclusion. Son cou et ses joues rosissent.
— À noter pour notre prochaine session de rattrapage, s’empresse-t-il
d’ajouter. Le troisième premier rendez-vous sera le bon. Rien d’exorbitant cette
fois, d’accord ?
— Entendu. Pas de frites à l’ail, non plus.
— Je croyais que c’étaient des truffes ?
— C’est ça.
Il sourit. Avant de me passer un bras autour des épaules. Je suis tellement
heureux que j’en oublie de respirer. Même si ce n’est pas grand-chose. Les
passants doivent nous prendre pour des potes. Deux bros qui bouffent leurs hot
dogs en se tenant par les épaules.
— Bon, les truffes, reprend Ben. Depuis quand on en fait des pas en
chocolat ? (Il me lâche pour sortir son téléphone.) Je vais vérifier ça.
— Vérifier quoi ?
— Ce que sont… les… truffes ? dit-il en tapant.
— C’est pas un genre de graine ?
— Non, un champignon. (Il brandit son portable.) Regarde.
— Quoi ? Pas possible. (Je me rapproche. Nos bras se frôlent.) J’étais
persuadé que c’étaient des graines.
— Tu confonds avec les graines de truffula dans Le Lorax, monsieur Seuss.
J’éclate de rire. Ben fait une de ces têtes. Mi-surpris, mi-gêné, et pas
mécontent de lui. Je crois qu’il ne se rend pas compte à quel point il est drôle. Je
parie que son ordure d’ex n’a jamais ri à ses blagues.
— Comment as-tu deviné mon nom de famille ?
— D’après ton adresse mail ?
Il m’attire sur le côté pour laisser passer une femme et son enfant. C’est
sympa d’avoir un New-Yorkais rien qu’à moi pour m’aider à naviguer.
— Alors, un rapport avec l’auteur ? Non, attends. C’est un pseudo, c’est ça ?
— Pour lui, oui. Pour moi, non. (Je souris.) Et toi, quel est ton nom ?
— Alejo.
Il l’épelle.
— Pas un pseudo ?
— Eh non. Pas de vedette de la littérature enfantine, non plus.
— Au fait, tu ne m’as pas dit ce que tu faisais de tes journées.
— C’est vrai. (Il serre les lèvres.) Je prends des cours.
— En auditeur libre ? Je pensais faire ça à NYU. C’est comment ?
— Euh, pas mal du tout.
— Cool. Très cool, monsieur Alejo.
— Je vois qu’on est passés aux patronymes.
— Il faut bien que je le mémorise afin de te googliser.
Il s’esclaffe.
— Je ne suis pas si intéressant que ça.
— Oh, que si.
— Parle pour toi, docteur Seuss.
Chapitre 16

BEN
Mardi 17 juillet

@ArtSeussical a commencé à vous suivre.


Aux chiottes les devoirs. Je suis assis sur mon lit. S’abonner au compte de
l’autre me paraît être une étape, une étape excitante parce que le profil d’Arthur
est privé.
— Yo. Arthur vient de me suivre.
— Pas trop tôt, répond Dylan en tournant la tête depuis mon bureau où il joue
aux Sims.
Je suis en pleine partie moi aussi. Mon Sim a, comme moi, envoyé paître ses
devoirs, tandis que celui de Dylan se la coule douce : il joue aux jeux vidéo sur
son ordi portable. Tout ça devient trop méta pour le vrai Ben.
Je demande :
— Est-ce que je m’abonne direct à son compte ? J’ai l’impression que ça ne
servirait à rien d’attendre pour me la jouer cool vu qu’il s’en va à la fin de l’été.
On n’a pas de temps à perdre.
— Et on n’attend pas avec quelqu’un qui a collé une affiche de ta tronche
pour te retrouver, appuie Dylan.
— T’as raison.
Je m’abonne au compte d’Arthur et nous avons aussitôt accès au profil de
l’autre. C’est comme si on s’était donné les clefs de nos vies. Le compte Insta de
Harriett est flamboyant, mais j’ai conscience de l’énergie qu’elle déploie pour
chaque cliché. L’Insta d’Arthur me semble plus authentique. Il y a une photo de
lui en train de manger sa première part de pizza new-yorkaise. Des affiches de
comédies musicales : Aladdin et Wicked. Un selfie-miroir dans un hall
d’immeuble, dont je m’aperçois qu’il date du jour où on s’est rencontrés –
cravate hot dogs et tout le reste.
Arthur, Jessie et Ethan à leur bal de promo. Un sticker d’ordi portable qui dit
« QFBO » : Que ferait Barack Obama ? Arthur assis sur un tabouret dans un
endroit très chic : je crois d’abord que c’est un restaurant, puis je comprends en
voyant des photos de lui sur le mur. Sa maison en Géorgie est carrément plus
belle que je ne me l’étais imaginé. L’idée qu’il visite mon appart avant de rentrer
chez lui pour de bon devient soudain mille fois plus intimidante.
Arthur assis en tailleur devant ce qui semble être le miroir de sa chambre – je
m’arrête. Même Dylan vient zoomer sur son visage.
— Sacrés yeux bleus, Batman, reconnaît-il.
— Sacrés yeux bleus, je répète.
Je les ai vus en vrai, et pourtant…
Je tombe ensuite sur une autre photo d’Arthur qui porte des lunettes, eh oui, ça
existe, et alors… Sur les dix photos suivantes, je me surprends à bloquer non pas
sur ses yeux mais sur ses lèvres.
— Est-ce que jeudi sera trop tôt pour l’embrasser ?
— Du tout. Fonce, m’assure Dylan. (Son téléphone vibre sur mon bureau et il
se lève pour aller voir.) Vous n’avez pas jusqu’à la saint-glinglin, Big Be… (Il
fixe son écran.) C’est elle.
— Samantha ?!
— Non, Beyoncé. Évidemment que c’est Samantha. Qu’est-ce que je fais ?
— Ouvre le message. Lis-le. Puis réponds avec des mots. Mais pas des mots
du genre « ma future épouse ».
Il lit son texte, puis me tend le portable :
— OK. C’est positif. Enfin, je crois. Aide-moi à ne pas tout faire capoter.
Je prends connaissance du SMS :
Salut Dylan. Désolée de ne pas t’avoir contacté plus tôt. Chaque fois que
je t’écris, je finis par imaginer que tu n’en as plus rien à faire de moi, je me
sens bête et j’efface tout. Un jour, après une dispute avec Patrick, j’étais
rongée par l’angoisse et je n’osais plus lui écrire, mais en fait il était
heureux que je le recontacte, alors j’espère que ce sera pareil pour toi. J’ai
un peu paniqué quand tu m’as appelée ta « future épouse » parce que mon
dernier ex était très possessif et que je n’aime pas ce que je suis devenue
avec lui, ni comment je me suis sentie après notre rupture. Je te trouve
sympa, drôle, et j’aimerais bien te revoir sans qu’on se mette la pression.
Désolée de t’embêter si tu es passé à autre chose.
— Ouah. Tu dois lui répondre rapidement. Ne la laisse pas mariner.
— Qu’est-ce que je dois dire ?
Je repense à tout ce que je sais sur Samantha.
— Et si tu l’invitais à manger des fruits de mer avec sa sœur ? Pour que ça
paraisse moins romantique ?
— Je vais atterrir dans la friend zone.
— Mec, elle veut te revoir. C’était clairement dur pour elle de t’écrire, mais
elle l’a fait quand même. Il faut juste que vous preniez votre temps.
— T’as raison. Je plaisantais avec cette expression. Enfin, à moitié.
Dylan me reprend le téléphone et relit le message.
— Je peux t’aider à lui répondre ?
Il secoue la tête.
— Non, ça va aller. (Il prend une profonde inspiration et dicte :) « Chère
future épouse… »
Je lui arrache le portable des mains.
Jeudi 19 juillet

Notre troisième rencard se veut sans prétention. Pas de jeux d’arcade où


Arthur peinerait à suivre, ni de repas au-dessus de mes moyens. Ça n’a pas été
facile à organiser. Arthur a proposé une de ces soirées disco où on porte des
écouteurs pour danser sur la musique de son choix. J’ai pensé à la boutique
Nintendo World, mais apparemment ça restait trop proche de la salle d’arcade
pour quelqu’un – keuf keuf, je ne dirai pas qui. Il a alors suggéré un cours de
peinture, et moi une séance d’escalade. On est tombés d’accord pour une balade
dans Central Park, et j’ai déjà une idée de l’endroit où je pourrai l’embrasser.
Il est 18 heures passées quand nous empruntons le même chemin que Dylan et
moi la semaine dernière. J’ai réussi à finir mes devoirs et à étudier pour le
contrôle de demain afin de pouvoir rester dehors jusqu’à 21 heures. Arthur et
moi partageons un bretzel tandis qu’il me raconte que son gif préféré est celui de
l’aigle royal qui essaie de bouffer la main de Trump, et mon esprit est obsédé par
toutes les questions que j’ai envie de lui poser. Et par ce que cela signifie, vu
qu’il ne restera pas à New York très longtemps.
— Quelles sont les choses que tu dois à tout prix faire ici avant de rentrer en
Géorgie ?
— Gagner une place pour Hamilton au tirage au sort de Broadway. Et puis
j’aimerais bien voir une autre comédie musicale, en plus, pour mon anniversaire.
Peut-être visiter la statue de la Liberté ? Ah, et ça pourrait être intéressant de me
rendre au sommet de l’Empire State Building.
— C’est la plaie pour monter là-haut, mais ça vaut carrément le coup si tu
veux des photos à mettre sur Insta. Au fait, j’aime vraiment ton selfie avec la
cravate hot dogs. Ainsi que pas mal d’autres, en fait. Mais je ne voulais pas être
Ce Type Chelou qui aime toutes tes vieilles photos. Ce Type Chelou n’est pas
cool. J’espère que, là où je t’emmène, on pourra prendre des photos chouettes.
Les seuls clichés que nous ayons ensemble sont ceux de notre premier rendez-
vous. Je ne sais pas si je suis prêt à ajouter une photo d’un nouveau mec sur mon
Insta. Ce n’est pas anodin, comme geste. Mais ce serait bien d’avoir enfin un
souvenir de cet été.
Nous montons l’escalier de pierre du Belvedere Castle, et je regrette un peu
que nous n’ayons pas attendu une ou deux heures de plus, le temps que le soleil
se couche et que la ville s’illumine. J’aime beaucoup la façon dont les fenêtres
s’allument comme des étoiles quand l’obscurité gagne les rues. Au moins,
Arthur pourra apprécier la vue de jour. Je lui demande :
— On y est. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ça mérite carrément de finir sur Insta.
Nous regardons par-dessus le balcon quand je lui dis :
— Je suis venu ici pour te chercher.
— Quoi ?
— Samantha, la fille à qui Dylan s’intéresse, a voulu m’aider à te retrouver.
C’est un peu une détective des réseaux sociaux, alors je lui ai donné toutes les
infos que j’avais sur toi. Elle a découvert une réunion des étudiants de Yale
organisée ici même, et je suis venu jeter un œil. En espérant que tu serais là.
Mais ce n’était pas le cas. (Je me rapproche un tout petit peu de lui et nos coudes
se touchent.) Je te trouve cool.
Arthur hoche la tête et me sourit, mais son sourire ne dure pas. Je ne sens pas
d’ondes propices au baiser. Je m’inquiète :
— Ça va ?
— Oui, oui. C’est vraiment mignon. J’ai juste… J’ai vu une photo de toi et
Hudson chez Dave & Buster’s. Est-ce que tu l’as emmené ici aussi ?
Foutu Hudson. On n’est même plus amis et il arrive encore à me ruiner la vie.
— Non. Hudson et moi, on n’est jamais venus ici. (Je me décale, nos coudes
ne se touchent plus.) J’ai choisi le Dave & Buster’s parce que je stressais et que
c’est un endroit où je me sens bien. C’est pour ça que tu es vexé ?
— Je ne suis pas vexé.
Il n’est pourtant clairement pas content. Je reprends :
— S’il y a des choses que tu veux savoir, demande-les-moi. Aucun souci.
D’accord ? (Je lui masse l’épaule, dans l’espoir de recréer l’ambiance.) Arthur,
n’oublie pas que, si je n’étais pas sorti avec Hudson, je n’aurais pas pu le quitter.
Ni aller dans ce bureau de poste. Ni te rencontrer.
Je vous jure qu’entendre ce genre de phrase m’aurait réconforté. Mais Arthur,
lui, n’a toujours pas l’air heureux.
Chapitre 17

ARTHUR
Jeudi 19 juillet

La. Ferme. Arthur.


À croire que ma bouche et mon cerveau ne se connaissent pas. Ils
n’appartiennent plus à la même dimension. La première serait le protagoniste
d’un film d’horreur, la main sur la poignée de la porte. Et le second, le mec sur
son canapé qui hurle : « N’OUVRE PAS ! »
La porte Hudson. Que je n’arrête pas d’ouvrir.
Dire que, ce soir, tout devait aller comme sur des roulettes. J’ai passé la
semaine entière à prévoir chaque minute dans ma tête. J’allais me montrer drôle
et cool, et lui serait totalement charmé. Qu’est-ce que je dis, charmé ? Il serait
absolument envoûté, oui. Je nous voyais déjà sur un banc à Central Park, assis à
deux centimètres l’un de l’autre, puis Ben me tapoterait le bras pour me raconter
une blague ou me prouver un truc, sauf que sa main s’attarderait un chouia plus
que nécessaire. Je le surprendrais en train de contempler mon profil. On
regarderait passer les touristes, lui se pencherait tout près pour commenter la
scène à voix basse. J’ai même perdu le sommeil à force d’imaginer son souffle
chaud sur mon oreille.
Sans parler des baisers, bien sûr. Mon premier baiser. Suivi de mon
dépucelage sur une pelouse tranquille, inondée d’étoiles.
Mais non. Même pas en rêve. Au lieu de ça, il a fallu que je vomisse mes
névroses et cherche des réponses à des questions que je n’ai pas le droit de poser.
Hélas, je suis incapable de me retenir. Les gens comme moi devraient être
équipés d’une sourdine.
— Enfin, je comprends que tu gardes des photos de lui. Mais cinquante-six,
vraiment ?
— Parce que tu comptes mes photos ? s’étonne-t-il.
Je lui fais face, au milieu du sentier, mais il m’attrape par la main pour
m’attirer à l’écart du flot des passants. Un instant plus tard, on atterrit sur un
banc de Central Park, figurez-vous, comme je l’avais imaginé. Et il me tient
toujours la main, ce qui est plus qu’un peu merveilleux.
— Je n’ai pas vraiment compté.
— Tu as seulement deviné qu’il y en avait cinquante-six.
— Bon, d’accord, j’avoue.
Il esquisse un embryon de sourire.
— C’est juste que… tes comptes sur les réseaux sociaux sont comme une
sorte de temple dédié à un autre mec.
— Tu pourrais ne pas regarder les photos en question, non ? demande Ben.
Je délie nos doigts.
— Ce n’est pas ça, l’important.
— On était amis, avec Hudson, explique-t-il. Tu as plein de photos d’Ethan et
de Jessie, toi aussi.
— Certes, mais Ethan et Jessie, c’est Ethan et Jessie !
Il soupire.
— Et Hudson, c’est Hudson.
Je le regarde triturer son lacet.
— Bon, je me lance. (Ma voix se fait sourde, presque rauque.) Pourquoi vous
avez rompu ?
Il soutient mon regard, avec une expression indéchiffrable.
— Tu veux vraiment le savoir ?
— Oui !
— Est-ce que tu vas le retenir contre moi ?
— Pourquoi, tu as fait un truc horrible ?
— Non ! (Il ferme brièvement les yeux.) Disons juste que… c’était moche. Il
m’a brisé le cœur. Je t’ai dit qu’il m’avait trompé, non ?
Je me redresse d’un bond.
— Trompé ?!
Ben contemple le parc, la mâchoire serrée.
— Plus ou moins ? Enfin, il a embrassé un type, alors…
— Plus ou moins ? Il t’a carrément trompé, oui.
— Mais je suppose qu’il nous croyait déjà séparés.
— C’était le cas ?
— Pas que je sache, non. (La frustration pointe dans sa voix.) On s’était
disputés, je lui avais dit de prendre le large, mais pas « Tiens, et si t’allais en
soirée fricoter avec un type dont tu connais même pas le nom »…
Je sursaute.
— Il ne savait même pas son nom ?
— Seulement son pseudo de gamer. (Il hausse les épaules.) Yung10DA.
— Young tenda ?
— Y-U-N-G. Suivi du chiffre 10.
— Oh bon sang. (Je secoue lentement la tête.) Hudson t’a plaqué pour un mec
nommé Yung10DA ?
Ben hésite.
— Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ?
J’ouvre la bouche pour répondre, mais il m’interrompt :
— Pour info, c’est moi qui l’ai plaqué.
— Entendu.
— Et puis, il n’a pas choisi Yung10DA à mes dépens. Ce type était là, c’est
tout.
— Non, je comprends…
— Et…
— Je croyais que tu voulais parler d’autre chose ? dis-je finalement.
Il exhale :
— C’est vrai.
— OK…
— Bon, ben. Voilà, c’est fait. Pas de souci. On est cools.
Mais, lorsque je le regarde, il se tord les mains, les lèvres étroitement serrées.
Vendredi 20 juillet

C’était un cauchemar, j’écris.


Oh, arrête, répond Jessie.
Je te jure. J’ai merdé. Je suis le contour d’un carreau de la pointe de ma
chaussure. Même pas une heure que je suis au bureau, et déjà j’envoie des textos
paniqués à Jessie et Ethan depuis les toilettes.
Qu’est-ce qui te dit que tu as merdé ? s’enquiert Ethan, sauf qu’il remplace
le terme par un émoji étron.
D’une, il ne m’a pas proposé de nouveau rencard.
À peine ai-je tapé la phrase qu’elle devient réelle – à tel point que j’en ai un
haut-le-cœur. Il n’est même plus question d’une session de rattrapage pour
sauver le coup. Je ne peux pas en vouloir à Ben de couper les ponts. Pourquoi
continuerait-il à me voir ? Pour se laisser encore cuisiner au sujet de Hudson ?
Et alors ? Tu devrais l’inviter, argue Jessie.
Je ne peux pas.
Pourquoi ? Tu as son numéro. Émoji pensif.
Parce qu’il ne voudra plus me voir. Je me mordille la lèvre. Je doute que tu
comprennes.
Tu lui as bavé dessus ? demande Ethan.
La ferme, Ethan. Ne fais pas attention, Arthur.
Je ne l’ai pas embrassé. Trop occupé à l’interroger sur son ex, j’explique.
ARTHUR !!!
Je sais, je sais.
Je vois d’ici la réaction de Jessie – lèvres retroussées, les pouces qui s’activent
sur le clavier. Tu ne peux pas le cuisiner sur son ex au troisième rencard.
Je fronce les sourcils. C’était le troisième *premier* rencard.
Soudain, Jessie me FaceTime. Je siffle :
— Jess, je suis au boulot !
— Tu es aux toilettes, oui, maugrée-t-elle. Écoute, je ne vais pas… OK. Voilà
le truc. Je sais que je manque entre guillemets « d’expérience » ou que sais-je, et
à l’évidence je ne dis que de la merde…
Je ne puis réprimer un sourire.
— Mais, Arthur, ne fais pas attention à Ethan, d’accord ? Il peut parler, crois-
moi. (Elle lève les yeux au ciel.) Il te plaît, ce mec.
Je hausse les épaules.
— Allez quoi, Arthur. Tu as fait une affiche pour le retrouver. Tu l’as
poursuivi à travers la ville…
— N’importe quoi.
— C’était trop chou ! Et, d’accord, tu as foiré, mais quand même. Tu te
rappelles combien c’était dur de le retrouver ? Alors, le fait que tu y sois
parvenu ? Ça, Arthur, c’est un miracle.
— Je sais, mais…
— C’est le destin, Arthur ! Je t’interdis de baisser les bras.

Je passe le trajet du retour à préparer un brouillon de texto dans mes notes – ce
qui, évidemment, rend l’exercice plus intimidant encore. Difficile de la jouer
relax avec un message révisé trois fois. Autant calligraphier la version finale. Ou
la graver. Me la tatouer sur la fesse.
Coucou. Bon, je sais que c’était gênant hier soir, et j’espère que tu ne
m’en voudras pas de t’écrire. N’hésite pas à effacer ce texto si tu veux,
même si j’espère que tu ne le feras pas. Je suis vraiment désolé, Ben. Je
n’aurais pas dû t’interroger au sujet de Hudson. Ce ne sont pas mes
affaires, et tu avais raison : c’était la jalousie qui parlait. C’est juste que tu
me plais beaucoup, et c’est encore tout neuf pour moi, de fréquenter des
mecs qui me plaisent beaucoup. Ou même de fréquenter des mecs tout
court, à vrai dire. Honnêtement, je comprendrais que tu veuilles en rester là
(moi non plus, je ne voudrais pas sortir avec moi, lol). Mais, si tu es prêt à
retenter le coup, je serais à 100 % carrément totalement à donf pour. On
pourrait se faire une nouvelle session de rattrapage ?
Je copie le texte dans l’application de messagerie et clique « envoi » avant
d’avoir pu me dégonfler. L’espace d’un moment, je reste planté là, au milieu de
la station de métro.
Je l’ai fait. Je lui ai dit qu’il me plaisait. Enfin, il doit bien s’en douter, après
notre jeu du chat et de la souris. Mais c’était différent. C’était presque un jeu
avec l’univers. Cette fois, c’est de Ben qu’il s’agit. Cette fois, c’est pour de vrai.
Je fourre mon téléphone dans ma poche pour m’éviter de psychoter tout le
long du chemin, mais la bête se met à vibrer avant même que j’aie atteint le bout
de la rue. Jessie, je parie. Ou papa. On se retient de vérifier, d’espérer. Pas avant
d’être à la maison.
Ma résolution tient environ deux secondes. Je sors l’appareil et consulte mes
textos, le cœur frémissant dans ma poitrine. Deux messages.
T’inquiète, y a pas de mal. Je comprends parfaitement. Ça fait beaucoup.
Bref, pas de souci, Arthur, moi aussi je suis carrément à donf pour un
nouveau rattrapage. Peut-être que cette fois on pourrait la jouer
décontracté et prendre les choses comme elles viennent ?
Et le second : Au fait, je ne sais pas ce que tu fais ce soir, mais j’allais
rejoindre Dylan et sa peut-être copine. Si t’es pris, tant pis, mais dis-moi si
tu veux m’aider à tenir la chandelle. Apparemment, on doit aller au
karaoké, alors je te préviens : ça sera sans doute un désastre.
Je fais volte-face pour regagner au pas de course la station de la 72e Rue. En
souriant si fort que j’en ai mal aux joues. Juste avant de m’engouffrer dans le
métro, cependant, je prends le temps de répondre à Ben. Quatre petits mots :
J’aime les désastres.
Chapitre 18

BEN
Vendredi 20 juillet

Ça va être un désastre.
Dylan, Samantha et moi descendons du train avec quelques minutes de retard.
Leur petit flirt les fait tellement planer que je crains que Dylan ne fasse une
bourde et me ruine la soirée.
— Dylan, qu’est-ce qu’on a le droit de faire et de ne pas faire ce soir ?
— Oh, j’ai pas le temps pour un quiz, là.
Je m’arrête devant lui.
— Dy, je rigole pas.
— Je te promets de ne pas parler de comment tu fricotes avec Hudson au
bahut… (Je le fusille du regard.) OK. (Il se tourne vers Samantha, qui se paie
une bonne tranche de rire.) Ben, je ne vais pas faire foirer ton coup. Compte sur
moi pour n’aborder que les bonnes choses. Je dirai d’abord à quel point tu es
génial en amitié et encore meilleur au lit.
Samantha secoue la tête.
— Honnêtement, les gars, je n’arrive pas à savoir si vous avez vraiment
couché ensemble ou si c’est une blague récurrente que je dois accepter.
— Ce qui se passe dans la chambre de Ben reste dans la chambre de Ben,
répond Dylan.
Je prends une profonde inspiration et j’exige :
— On doit tous rayer le mot « Hudson » de notre mémoire. Si ça a saoulé
Arthur de voir de vieilles photos de mon ex sur Insta, il pètera un câble en
apprenant que je suis bloqué avec lui en cours d’été.
— Mais tu prévois de le lui dire, j’espère ? demande Samantha.
— Ouais. Il faut juste que je trouve le bon moment.
Je reprends la marche. Nous arrivons au karaoké : Arthur nous attend dans
l’entrée. Il porte une chemise à carreaux dans les tons jaunes, à manches courtes,
et il est sacrément craquant.
— Hey ! Désolé pour le retard.
— Ça ne fait rien. Salut.
Je le prends dans mes bras parce qu’on a passé le stade des poignées de main
ou des cognements de poing maladroits. Je crois qu’il inspire une bouffée d’air
contre moi, mais je rêve peut-être. L’accolade avec Arthur est différente de
celles avec Hudson : le menton de Hudson atteignait mon épaule alors qu’Arthur
a le visage collé contre mon torse, un peu comme si on était allongés sur le
canapé à regarder la télé.
— Voici Dylan et Samantha. Les gars, voici…
— Arnold ! s’écrie Dylan en prenant Arthur dans ses bras. Enfin. C’est super
de te rencontrer. Ben m’a dit beaucoup de bien de toi.
— Salut, Arthur, enchaîne Samantha. Il essaie d’être drôle. Mais ça ne marche
pas.
— Je suis presque uniquement drôle.
Samantha et moi répondons en même temps :
— Nan.
Arthur nous dévisage. Comme s’il venait seulement de se rendre compte à
quel point il allait être submergé par notre trio.
— Et donc… (Il pose une main sur mon épaule.) Quatrième premier rendez-
vous et premier rendez-vous à quatre.
— Quatrième premier rendez-vous ? s’interroge Samantha.
J’explique :
— On veut que notre premier rendez-vous soit épique, à la hauteur de notre
rencontre. Alors on enchaîne les sessions de rattrapage jusqu’à ce qu’on soit au
point.
— Notre début à nous aussi était très épique, intervient Dylan. Sauf que j’ai
été assez malin pour prendre le numéro de Samantha.
J’ai envie de lui rappeler qu’il a presque fait foirer sa relation épique, mais ça
ne se fait pas devant nos futurs ; je garde ce rappel pour un tête-à-tête ultérieur.
Samantha lui prend le bras et plonge le regard dans le sien.
— C’était très romantique et épique de venir au café et de faire la queue pour
me parler. Tout le monde devrait suivre ton exemple ! (Elle lui serre un peu la
hanche puis s’adresse à Arthur.) Tu sais, ça m’a paru merveilleux, cette idée de
coller une affiche pour retrouver Ben. J’ai l’impression d’être en présence d’un
maître ès romantisme.
Arthur rougit.
— Merci. La chance était de notre côté.
L’employée derrière le comptoir appelle Arthur. Il lui a donc donné son nom
en arrivant. Elle nous conduit dans une espèce de boîte équipée d’un canapé
d’angle, d’une table, d’une télé et de quatre micros. Au centre de la table siège
mon pire ennemi : le classeur-répertoire des chansons qu’on va choisir ce soir.
Lui et moi dans la même pièce. Pour la première fois de ma vie. Je ne suis
jamais allé au karaoké, même avec Dylan. On a déjà chanté ensemble, mais
jamais avec des micros et jamais sobres.
— Dylan ! Sers-toi de ta barbe pour aller nous chercher de l’alcool.
— Je ne peux pas boire, me répond-il. J’ai encore la nausée à cause des fruits
de mer.
— N’accuse pas les fruits de mer, gronde Samantha.
— D’accord. Prends-toi ce qui te chante, mais apporte-nous quelque chose de
pas ennuyeux.
— Je ne bois pas, refuse Samantha.
— Moi non plus, enchaîne Arthur. Ça ne fait pas bon ménage avec l’Adderall.
— Je boirai pour vous trois, réponds-je, passant du coup pour un alcoolique,
mais il n’y a pas moyen que je traverse cette épreuve avec toute ma lucidité.
Dylan sort en vitesse de la pièce.
Arthur et Samantha feuillettent le catalogue.
— Est-ce qu’ils ont Hamilton ou Dear Evan Hansen ? cherche Arthur. Le
karaoké où j’allais chez moi n’avait pas de chansons très récentes.
— Ça aurait été génial, répond Samantha en tournant les pages, mais je ne
vois rien de tel ici non plus. La sélection Broadway n’est pas mal. Et on a des
tonnes de Disney.
— Je peux chanter toute les B.O. de Hercule, La Petite Sirène, Aladdin, La
Belle et la Bête, Tarzan, Toy Story et Le Livre de la jungle.
— C’est tout ?
— Je connais aussi quelques chansons des 101 Dalmatiens, complète Arthur
avec fierté.
Dylan revient avec quatre gobelets. Dieu merci. Il les distribue et je prends
une petite gorgée, car ça doit être fort. Mais non, c’est plutôt insipide et pas bon.
— C’est du Coca ? Sans alcool ?
— Non seulement elle n’a pas cru à ma barbe, mais en plus elle s’est foutue
de ma gueule. (Dylan secoue la tête et descend son gobelet cul sec.) C’était
horrible.
Samantha le convainc de faire un duo avec elle, du coup j’angoisse
sérieusement parce que Arthur va sans doute vouloir faire pareil, non ? J’ai dit
oui à la soirée karaoké car Dylan m’a assuré qu’on ne ferait que chanter tous
ensemble. Mais Arthur s’est joint à nous et ça a complètement changé la donne.
On est passés d’un groupe de trois à un rendez-vous à quatre. Les règles sont
mortes et enterrées. On a droit aux duos, et je vais faire un vrai four.
Le désastre commence avec Telephone de Lady Gaga feat. Beyoncé.
Samantha sort son portable pour se filmer en chantant la partie Gaga à côté de
Dylan, et merde, j’adore Dylan parce qu’il n’a même pas besoin de regarder
l’écran pour la partie Beyoncé. Il prend juste le téléphone de Samantha et chante
face caméra comme pour un clip de punk-rock old school, et pas une chanson
sur une bande de mecs qui ont soif de leurs copines sorties s’amuser sans eux.
Arthur reste assis à côté de moi pendant tout le morceau, nos genoux se
touchent tandis qu’il sautille et accompagne les interprètes.
La chanson se termine.
— On fait Bad Romance, maintenant, propose Dylan.
Samantha refuse.
— Pas le choix le plus romantique, mon crétinou, dit-elle en lui tapotant le
micro sur le front. Essaie encore. (Elle se tourne vers moi et je suis pris de la
même angoisse que quand un prof m’interroge.) Tu veux chanter ?
— Refaites-en une. J’aime bien regarder.
— J’espère que c’est moi que tu regardes, mon pote, commente Dylan.
Arthur tire le classeur et le pose sur nos jambes.
— On chante quelque chose ensemble ? Je peux faire la voix principale. Mon
père non plus n’aime pas trop pousser la chansonnette, mais, quand on est partis
jusqu’à Yale en voiture, je chantais ce qui passait à la radio et il me rejoignait
pour le refrain.
— J’aurai peut-être encore besoin d’une ou deux minutes pour me mettre dans
l’ambiance.
— Je fais un duo avec toi, Arthur, se dévoue Samantha.
— Mon héroïne ! la remercie-t-il.
— Ça me soulagera d’un poids. J’ai tenté de vous aider, Ben et toi, avec cette
réunion de Yale, mais ça n’a pas marché.
— Je n’avais absolument aucune idée de l’existence de cette réunion, nous
apprend Arthur. Ce n’est pas encore mon année, mais j’y serais allé juste pour
avoir des conseils à propos de mon dossier d’inscription. (Il pose sa main sur la
mienne.) Sérieux, la vie est trop géniale en ce moment. Je veux dire, tout se met
vraiment en place. Il y a tellement de possibilités, je ne sais pas où j’atterrirai
l’an prochain. N’importe quelle université de l’Ivy League me dirait bien, même
si, avec Yale ou Brown, ça passe ou ça casse. Je vais peut-être finir par ajouter
quelques facs standards sur ma liste, juste au cas où.
Je fixe mes genoux et hoche la tête comme si les possibilités d’avenir
d’Arthur étaient identiques aux miennes. Mais il m’a déjà assez vu feinter pour
comprendre, alors il se corrige :
— Bien sûr, il y a l’aide financière et les bourses.
Je secoue la tête :
— Je n’aurai pas de bourse.
Mon cœur bat la chamade, j’ai l’impression d’être un gros loser. Car je vais
passer ma vie à lutter tant bien que mal pour me faire une place dans ce monde.
Car pourquoi se donner de la peine si je ne suis pas un major de promo plein aux
as ? On pourrait penser que l’univers serait plus cool avec ceux qui ont moins,
qu’il s’occuperait d’eux. Mettons que j’obtienne l’aide financière. J’ai du mal à
imaginer que j’aurai toujours la moyenne nécessaire pour la garder. Et, si je ne
peux pas me payer la fac, pourquoi quelqu’un d’aussi brillant qu’Arthur voudrait
être avec moi, qui galère déjà au lycée ?
— J’ai dit quelque chose d’idiot, se reproche Arthur.
— Non, non, c’est pas ça.
Pourtant, je n’arrive pas à le regarder dans les yeux. J’aimerais tellement que
Dylan vienne combler ce blanc avec une blague débile. Qu’il appelle Arthur
Arnold, ou parle de sexe, n’importe quoi. Mais non : cette pièce de karaoké est la
plus silencieuse du monde.
Arthur lâche ma main et enfonce les deux siennes entre ses jambes. Je lui dis :
— Bon. Suis-moi.
Avant de sortir dans le couloir, il se lève et se tourne vers Dylan et Samantha.
Sûrement qu’il ne sait pas s’il doit leur dire au revoir. J’imagine que ça dépendra
de lui.
Le couloir résonne des chansons des autres pièces. Un groupe massacre du
Journey. On doit s’attendre à ça dans un karaoké : des gens qui chantent de
manière gênante. En revanche, ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est à une
conversation gênante.
— Je suis un abruti, Ben. Je ne sais pas pourquoi, mais je le suis. Désolé.
— Non, c’est moi qui suis désolé. Je ne dois pas oublier que tu ne connais pas
chaque petit détail de ma vie. Tu ne sais pas que je suis plutôt nul en cours. Et
que je ne suis donc pas près d’entrer dans une université prestigieuse. Et moi, je
ne te connais pas assez bien pour savoir si ça compte pour toi.
Il secoue la tête.
— Pas du tout ! Pardon. Je me suis juste excité tout seul.
— Tu as de quoi être super excité. C’est génial. J’espère que tu entreras à
Yale, Harvard ou Poudlard. Là où tu voudras. Mais, l’école, c’est un sujet un peu
douloureux pour moi en ce moment. Je… (Je n’avais pas prévu de le lui avouer
ce soir, mais finalement pourquoi pas ?) En fait, je passe l’été au rattrapage.
C’est ça, le cours que je suis.
Il lève les yeux sur moi.
— D’accord. C’est cool.
— Tu penses que je suis débile.
— Tu es sérieux, là ?
Le fait est que c’est la vérité. Hudson, Harriett et moi avions le même prof que
tous les autres et, pourtant, nous sommes les seuls à dépérir au rattrapage. Même
Hudson et Harriett avaient des notes parfaitement satisfaisantes avant qu’on ne
se rapproche. Je suis le seul dans cette classe à vraiment mériter mon été au
bahut.
— Comment aurais-je pu penser ça ? s’insurge Arthur.
— Parce que tu postules à Yale et que je suis en cours d’été.
— Et alors ? (Il fait un pas en avant et me prend la main.) Ça ne veut rien dire.
Moi aussi j’ai failli y aller, une fois.
— Ouais, d’accord.
— Je ne te mens pas. C’était en CM2. Avant que je sois sous médicaments. (Il
me serre la main.) J’avais beaucoup de mal à me concentrer – genre vraiment
beaucoup. Si j’ai échappé au rattrapage, c’est uniquement parce que ma mère
m’a pris six tuteurs. Et je ne plaisante pas.
— Ça fait un paquet de tuteurs.
— Écoute, Yale et tout ça… Tu sais que je m’en fiche, en fait, non ? Je m’en
fiche, que tu sois au rattrapage.
— Je te crois. Désolé de ne pas arriver à être heureux pour toi sans être dur
avec moi-même.
— On n’arrête pas de se dire « désolé », remarque Arthur.
— C’est ce que font les gens quand ils veulent que quelque chose fonctionne.
Tu veux retourner à l’intérieur ?
— Oui, vraiment, vraiment.
Je vais pour ouvrir la porte, mais je m’arrête et frappe d’abord.
— ON BAISE ! nous crie Dylan depuis l’intérieur.
J’ouvre et trouve Samantha et lui en train de feuilleter le classeur.
— C’est trop bizarre, le sexe hétéro.
Nous nous réinstallons tous. Dylan va nous chercher une nouvelle tournée de
Coca, qui n’est toujours pas du Pepsi ni de l’alcool. Arthur prend la
télécommande et me propose :
— Je sais que tu ne veux pas chanter un duo avec moi, mais tu m’autorises un
solo ?
— Fais-toi plais’.
Dylan se blottit contre moi, ce que Samantha accepte car, si elle est partante
pour du long terme, c’est à ça que ressemblera sa nouvelle vie. Arthur
sélectionne un morceau. La mélodie commence et il se racle la gorge.
— Cette chanson s’intitule Ben, et je la dédicace à… Samantha et Dylan. Je
plaisante. Blague de karaoké. Ben, elle est pour toi.
Arthur dit des trucs gênants quand il est à fond. Même lui semble avoir honte
de sa blague.
Il a l’air nerveux, mais pas autant que moi quand je vois la première phrase
apparaître sur l’écran. Il a choisi le Ben de Michael Jackson. Je suis déjà en train
de prier pour une coupure de courant générale dans l’immeuble, tout en souriant
à moitié parce que ça va clairement rester dans les annales.
— « Ben, the two of us need look no more… »
Ce n’est pas demain la veille qu’Arthur va jouer à Broadway, mais il a une
voix vraiment jolie et je suis mort de honte et je suis sous le charme et je n’avais
jamais pensé que ce mec et cette chanson iraient bien ensemble. Quand la
chanson se termine, il prend une profonde inspiration.
Samantha est la première à applaudir et à l’acclamer :
— Ouais ! Beau gosse, Arthur !
Dylan se retient d’exploser de rire.
— Je sais, j’étais un peu bas sur le changement de tonalité, reconnaît Arthur
en réponse à Dylan. Ça fait un moment que je n’ai pas travaillé mon falsetto.
Désolé…
Je le coupe :
— Ta voix est géniale. (Je claque le bras de Dylan.) Qu’est-ce qu’il y a de si
drôle ?
Son rire devient bégayant, et il m’explique :
— Cette chanson parle… d’un rat.
Arthur et moi répondons à l’unisson :
— Quoi ?
— D’un rat de compagnie. Elle sort d’un film d’horreur. Même titre.
Littéralement, un garçon qui devient ami avec un rat. (Samantha se marre avec
lui à présent.) C’est vrai que les rats… sont… tellement… incompris.
— Je, je n’en avais aucune idée, confesse Arthur.
Dylan rigole et me pointe du doigt :
— Un rat !
Je me lève et prends Arthur par le bras.
— Merci pour la chanson. (Je ris, et lui aussi finit par être contaminé.) Mais je
vais quand même choisir le prochain morceau.
— Tu vas chanter ? me demande-t-il.
— On va tous chanter.
On élimine plusieurs options. John Legend. Elton John. Aerosmith. Yeah
Yeah Yeahs. The Proclaimers. Destiny’s Child. Nicki Minaj. J’ai vraiment envie
de mettre You’ll Be in My Heart de Phil Collins, extrait de Tarzan, qui
m’obsédait, petit, mais une chanson sur le fait de rester à jamais dans le cœur de
l’autre pendant un rendez-vous à quatre ne me semble pas exactement le choix le
plus judicieux.
On opte pour Umbrella de Rihanna, qui ne parle pas du tout de rats. À la
moitié du morceau, je trouve le cran de partager un micro avec Arthur et, si nos
voix ne s’unissent pas parfaitement, j’aime le son qu’elles produisent ensemble.
Celui de deux personnes qui tentent de faire en sorte que ça marche.
Chapitre 19

ARTHUR
Vendredi 20 juillet

— C’était un tel plaisir de te rencontrer, dit Samantha en me regardant droit


dans les yeux, une main sur chacune de mes épaules.
Je vous l’annonce ici : un jour, cette meuf officiera comme motivatrice ou
coach de développement personnel, bref, comme une espèce de mini-Oprah
blanche.
Et puis il y a Dylan, qui se glisse sur le côté pour nous passer les bras autour
de la taille.
— Bon sang, j’aime ce mec.
Déclaration qu’il ponctue d’une pression.
— Sérieux, j’adore ce mec. Seussical, on te lâche plus. C’est bien compris ?
— Parfaitement.
— Je t’en prie. (Il esquisse un sourire radieux.) Maintenant, les enfants, allez
vous amuser. Ne faites rien que Rose et Jack ne feraient pas dans une vieille
voiture pleine de buée. (Regard furtif à Samantha.) C’est un clin d’œil à…
— Oui, on sait, l’interrompt Ben.
— Bien, dans ce cas… On y va.
Dylan se dégage de l’Arthur Sam-wich pour étouffer Ben dans une accolade
virile. Je le regarde murmurer à l’oreille de son ami, qui lui répond d’un « La
ferme ! » et d’une tape sur le bras. C’est étrange, de voir Ben avec Dylan. Ils se
montrent tellement… tactiles. Rien à voir avec Ethan et moi. Je crois que je suis
tenté d’interroger Ben à ce sujet, mais…
Non. Pas question. On ne va pas refaire la même erreur. Ma jalousie envers
Hudson ne m’a mené absolument nulle part avec Ben, et quelque chose me dit
que Dylan est encore plus intouchable.
Bref, Dylan et Sam s’en vont, nous laissant seuls au coin de la 35e Rue. Ben
semble aussi gêné que moi. C’est drôle – j’ai toujours pensé que sortir avec
quelqu’un, ça devait être assez simple une fois l’attraction mutuelle avérée. Mais
non. Ça ouvre tout un monde de situations déconcertantes. Du genre combien de
jours faut-il laisser passer entre les rencards ? Comment savoir s’il veut devenir
votre petit copain ? Sans oublier, bien sûr, les moments comme celui-ci – où l’on
ne sait pas s’il faut dire au revoir et prendre le métro, ou…
Je demande, en tentant d’ignorer la nervosité qui m’agite :
— Ça te dit de marcher un peu ?
— D’accord.
Il m’effleure le bras – des jointures plutôt que de la pointe des doigts. Ça ne
dure qu’un instant, mais ça suffit à affoler mes organes. On se met en marche.
— Alors, comme ça, tu aimes chanter, remarque Ben.
— Plus ou moins.
— Je parie que tu as chanté dans tous les spectacles scolaires.
— Figure-toi que non. Mais j’ai participé à la chorale. (Je souris.) Avec Ethan,
on a écrit une comédie musicale, une fois, et on a obligé Jessie à jouer avec
nous. On avait douze ans.
— Vous avez écrit un spectacle à douze ans ?
— Enfin, c’était le pire musical de l’histoire, dis-je.
Il rit discrètement.
— C’était pendant l’été. On s’ennuyait. Je ne sais pas. C’était stupide.
— Moi, je trouve ça cool, répond-il. Ça parlait de quoi ?
— Ça t’intéresse ?
— Carrément.
On arrive au bout du trottoir, mais c’est à peine si Ben s’arrête. Il traverse
avec assurance, naviguant entre voitures et taxis. Dès que je le suis, un klaxon
retentit, m’arrachant un sursaut.
Je le rattrape au trot.
— C’était l’histoire de deux chevaliers, Beauregard et Belvédère.
Il sourit.
— Tu étais lequel ?
— Beauregard, le plus malin. Belvédère, c’était les muscles. Or, à l’époque,
Ethan faisait cinq centimètres de plus que moi.
— Et Jessie jouait la princesse ?
— Non, le dragon. Prénommé Fromage. C’est une longue histoire. (J’ai
comme l’impression gênante que je parle trop.) On se pose quelque part ?
— Volontiers.
On atterrit chez Macy’s, ce qui est dingue. Parce que ce n’est pas juste
Macy’s. C’est LE Macy’s, tout droit sorti de la télé. Je croirais rencontrer une
célébrité. On réquisitionne une petite table en terrasse. Je regarde Ben jeter un
coup d’œil à son téléphone, sourire, lever les yeux au ciel et ranger l’appareil
dans sa poche sans répondre.
— Dylan ? je demande.
— Bingo.
— Je l’aime bien. Samantha aussi. T’as des amis géniaux.
— Ils sont sympas, ouais. Tu leur as plu aussi. Vraiment… beaucoup.
J’acquiesce sans un mot, parce que autrement je lâcherai le million de
questions que je meurs d’envie de poser. Du genre qu’est-ce qui leur a plu chez
moi et sois précis s’il te plaît et est-ce que c’était un test et est-ce que j’ai réussi ?
Et est-ce que je te plais beaucoup à toi aussi ?
— Parle-moi encore d’Ethan et de Jessie, m’intime Ben en se penchant sur ses
coudes. Ils ont l’air cools.
— Ils sont… Disons qu’on a grandi dans la même impasse. On formait une
bande d’intellos. (Je sors mon portable.) Attends, je vais te montrer une vidéo
exclusive. Elle date un peu.
— D’accord.
Il rapproche sa chaise de la mienne. Soudain, je prends conscience de tout.
Mon pouls, le bruit de ma respiration, mon coude qui me démange. Je feuillette
rapidement mes albums.
— Tiens, ça c’est Jess et moi, avec ma voiture.
Ben reste silencieux un moment.
— Elle est mignonne, Jessie, dit-il finalement.
Ce qui est vrai, même si je n’y ai jamais vraiment réfléchi. C’est juste Jessie.
Petite, potelée, la bouche en cœur. Sa mère est jordanienne, plutôt pâle, et son
père noir ; Jessie, elle, se trouve entre les deux en termes de carnation. Sur la
photo, elle sourit tout juste. Je porte des lunettes de soleil, j’ai les cheveux un
peu trop longs, indomptables. J’ai eu une période de flemme capillaire en
première. Ce n’était pas joli-joli.
Évidemment, la première photo d’Ethan que je trouve le montre torse nu. En
appui sur ses mains au bord d’une piscine, les pieds dans l’eau, les cheveux
mouillés, presque noirs. Il a les yeux écarquillés et la bouche en O. Une tête qu’il
aimait bien faire sur les photos, à une époque.
— Je ne vois pas le côté crevette intello, remarque Ben.
— Je te promets que c’était le cas ! (Je laisse échapper un rire sec.) Je suis le
dernier à pouvoir être qualifié ainsi.
— Pas faux.
Il sourit. Avant de me prendre la main sous la table.
— Ce n’est pas un mal. J’aime bien les crevettes intellos.
— C’est vrai ?
Il entrelace nos doigts dans un haussement d’épaules. Je suis mort. Juste
décédé. C’est la seule explication. Je suis assis à Herald Square, main dans la
main avec le mec le plus craquant que j’aie jamais rencontré, et je suis dead. Le
fantôme de vampire zombie le plus mort à avoir jamais clamsé. Et ma bouche
refuse de fonctionner. Je suis muet d’ébahissement. Ce qui n’arrive jamais. Faut
juste que je…
Je redémarre.
— Bref, voilà Ethan. Toujours intello, mais plus crevette. Il a bien réussi sa
puberté.
— Faut croire, s’esclaffe Ben. Est-ce que vous deux…
— Non, je m’empresse de répondre. Non non non non non. Il est hétéro. Et il
a zéro charme. On est tous nuls en séduction. Un vrai trio de demi-frères et sœur
abstinents.
— Par opposition à des demi-frères et sœur qui coucheraient les uns avec les
autres ?
Le sourire de Ben fait disjoncter mon organisme tout entier. Sérieux, je crois
qu’une équipe olympique de gymnastes s’entraîne en ce moment même au creux
de mon estomac. Je laisse échapper :
— Je n’arrive pas à savoir si je te plais.
Il glousse.
— Pardon ?
— Je ne sais pas. (Je ris aussi, le cœur battant.) C’est juste que… tout ce
temps, au karaoké, tu semblais… en retrait ? Comme si tu ne voulais pas de ma
présence…
— C’est pas trop mon truc, le karaoké.
— D’accord, mais je n’arrête pas de me dire que si je te plaisais vraiment, ça
deviendrait ton truc. Pas le karaoké en particulier, ça, je m’en fous. Mais je crois
que tout me paraîtrait sympa avec toi. Même les jeux d’arcade violents où je ne
peux pas te regarder sans qu’un zombie me bouffe un membre.
— C’est le truc, avec les zombies, répond Ben.
— Je sais.
— Mais je vois ce que tu veux dire. (Il fronce les sourcils.) Je suis naze
comme rencard.
— Jamais de la vie !
Il tire sur ma main.
— Allez, viens, marchons. Je ne peux pas rester là.
— Pourquoi ?
— Parce que ta franchise me pousse à la franchise, et je ne peux pas me livrer
si je te regarde.
— Oh. (Nœud dans mon estomac.) Est-ce que je dois m’inquiéter ?
— Pourquoi ?
— J’ai l’impression de me faire larguer. Non qu’on soit en couple. Arf.
Désolé. Je suis trop… (J’exhale.) Pourquoi suis-je si nul à ça ?
— Nul à quoi ?
— Ça. (Je soulève nos mains entrelacées.) Être avec toi, me comporter comme
un humain normal, tenir un minimum la conversation. Je ne comprends pas ce
qui cloche chez moi.
— Rien ne cloche.
— C’est tellement nouveau pour moi, alors que toi, tu as déjà embrassé des
mecs, tu as sans doute déjà couché, tu as eu une vraie relation avant de me
rencontrer. Je ne sais pas si je peux rivaliser avec ça.
On s’engage dans une ruelle, puis une allée, et l’absence totale de passants
rend Ben vingt fois plus détendu. Je le sens dans sa main.
— Moi, je ne vois pas les choses comme ça, déclare-t-il finalement.
— Comment, alors ?
— Déjà, c’est à moi de faire mes preuves.
— C’est ridicule.
Il esquisse un sourire.
— Non, je t’assure. Le seul fait que tu n’aies jamais fréquenté ni embrassé qui
que ce soit avant… Je ne sais pas. Et si je foirais tout ça ? Je ne voudrais pas être
le type qui aura foutu en l’air ton premier baiser.
— Aucun risque.
— Disons que j’ai la pression. Je veux que tout soit parfait.
— Être avec toi, c’est déjà parfait.
Il ricane.
— Si l’on exclut, bien sûr, le fait que tu sous-estimes dramatiquement mon
don pour la machine à pince, que tu te fasses draguer par le sosie d’Ansel Elgort,
que tu gardes cinquante-six photos de ton ex et que…
Il m’embrasse. Comme ça.
Les mains sur mes joues, il m’embrasse.
La vache.
Je crois que je n’avais jamais réfléchi à la proximité que ça implique,
d’embrasser quelqu’un. Sa tête est juste là. Penchée pour rejoindre la mienne. Il
a les yeux clos, ses lèvres bougent contre les miennes, et WAOUH, je ne sais pas
ce que dit la bienséance concernant les érections dans ce genre de moment,
mais… oh.
Je devrais lui rendre son baiser.
J’essaie de bouger mes lèvres comme il le fait, comme si je voulais lui manger
la bouche sans y mettre les dents. Je dois mal m’y prendre, car il s’écarte un peu,
avec un sourire supérieur.
Que je lui rends.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il rit.
— Je ne sais pas.
— On s’est embrassés, dis-je lentement.
— C’est indéniable.
— Voilà qui devrait t’ôter la pression, non ? Tu n’as plus à t’inquiéter de
foutre en l’air mon premier baiser. Parce qu’il était parfait, j’ajoute.
— Tu es sûr de ne pas vouloir une session de rattrapage ? me demande-t-il, le
regard pétillant. Un deuxième premier baiser ?
— Oh, je ne dis pas non.
Hilare, il glisse ses mains autour de ma taille. Et on s’embrasse de plus belle.
Étonnante proximité, le retour.
Je ferme les yeux.
Et le monde entier s’efface. Je ne saurais le décrire autrement. Comme si je
n’étais pas dans la rue, ni à New York, ni en juillet, ni conscient de tout ça. Plus
rien n’existe que les mains de Ben au creux de mon dos, ses lèvres sur les
miennes, le bout de mes doigts, ses pommettes, mon pouls battant. Jamais je
n’aurais cru qu’il y avait un rythme aux baisers. Jamais je n’y avais réfléchi
autrement qu’en termes de bouches qui s’écrasent l’une contre l’autre. Mais j’y
perçois comme une ligne de basse, à la fois stable et empressée. Ben m’attire
plus près, il ne reste plus un centimètre entre nous et, cette fois, j’oublie mes
inquiétudes érectiles car, si c’est contraire au règlement d’avoir la trique, alors il
est clairement du mauvais côté de la loi, lui aussi.
Je l’embrasse plus fort.
— Oh, murmure-t-il.
Et soudain, je ne me sens plus aucune limite. Je pourrais accomplir n’importe
quoi. Arrêter la course du temps, soulever une voiture, glisser ma langue entre
ses lèvres.
— Tu te débrouilles pas mal, dit-il.
— C’est vrai ?
— Enfin, on devrait continuer de s’entraîner. On peut toujours faire mieux.
Je le sens qui sourit contre ma bouche.
Je lui rends son sourire.
— Rattrapage à l’infini.
— Ça me plaît, décrète-t-il. Ça nous ressemble.
Chapitre 20

BEN
Vendredi 20 juillet

Je suis rentré de mon quatrième premier rendez-vous avec Arthur depuis deux
heures, mais je surfe toujours sur une vague de bonheur. Celle-ci se rapproche de
la satisfaction que m’a apportée une scène que je viens d’écrire, où la situation
devient très tendue depuis qu’un vieil ennemi de Ben-Jamin a ressurgi sans
prévenir. C’est ce sentiment excitant que tout se met en place. Sauf que ce
bonheur-là est une chose réelle et parfaitement visible. Quand je tiens la main
d’Arthur à la sortie du karaoké. Quand nous nous donnons notre premier baiser.
Ou plutôt notre deuxième premier baiser.
Impossible de me concentrer, je ferme mon ordinateur. Une pensée
m’obsède : l’envie d’être encore dehors, dans la rue avec Arthur. Ou même qu’il
vienne ici et qu’on passe du temps ensemble. Peu importe le lieu.
Il faut que je lui parle. Je ne lui écris même pas, je l’appelle.
— Allô ? dit-il en décrochant.
— Hey.
— C’est bien toi. Pas un appel de poche. Je suis abonné aux appels de poche.
Depuis toujours et jusqu’à la fin des temps. À moins que je change de prénom.
Changer carrément d’identité me semble d’ailleurs une riche idée depuis que je
t’ai chanté une chanson sur un rat.
J’ai prononcé un seul mot, et c’est moi qui l’ai appelé, mais je suis déjà prêt à
me laisser porter par des heures de blabla arthuresque. C’est encore mieux que
mes chansons préférées de Lorde et Lana Del Rey.
— Tu n’auras qu’à chanter une chanson différente la prochaine fois.
J’aime le fait que nous ayons une prochaine fois. Que, même si les choses ont
mal tourné, nous avons essayé de les faire marcher. Je reprends :
— Il faut que tu saches un truc. Je craignais de te l’avouer au karaoké, mais…
— Par pitié, ne me dis pas que tu es en fait un groupe de rats en costume de
mec mignon.
— Pire. (Je prends une grande inspiration bien dramatique.) Je n’ai jamais
écouté Hamilton.
Silence. Puis Arthur raccroche.
S’ensuit un message : Désolé d’avoir raccroché, mais je suis sans voix. Il
faut vraiment que tu m’expliques : COMMENT C’EST POSSIBLE ?
HAMILTON EST SORTI IL Y A DES ANNÉES !!!
Je ris, tellement il est ridicule. Je lui réponds :
ouah, trois points d’exclamation.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!, me renvoie-t-il.
Je suis content qu’on se dise ces choses-là par messages.
Tu as un deuxième prénom ?
Hugo
BEN HUGO ALEJO !!!!
Je l’ai pas vue arriver, celle-là.
Alors comme ça tu n’as pas entendu le moindre morceau du plus grand
phénomène de ce millénaire ?
Si, quelques-uns, mais je n’ai pas pris la peine de tt écouter. C’est comme
les Terminator. Je sais que je devrais les regarder mais je ne me suis jamais
posé pour le faire.
Ne me dis pas que tu viens de comparer un musical sur l’histoire de notre
grande nation à la franchise Terminator.
Haha.
BEN. L’album entier est sur YouTube en accès libre. Tu as besoin de ces
142 minutes et 13 secondes dans ta vie.
Stp dis-moi que tu as dû chercher la durée de la B.O. sur le Net.
Tu ne sais pas du tout dans quoi tu t’es embarqué.
OK, si j’accepte d’essayer, je pourrai te rappeler ?
JE VEUX UN ENGAGEMENT ÉCRIT.
T’as un deuxième prénom ?
Arthur JAMES Seuss n’est pas intéressé par ton changement de sujet.
Je promets d’essayer d’écouter Hamilton pour le méga fanboy Arthur
James Seuss.
Je secoue la tête et souris quand Arthur me rappelle.
— Désolé d’avoir dû te raccrocher au nez, commence-t-il, mais on ne
plaisante vraiment pas avec Hamilton.
— Je vois ça.
Je fixe le plafond de ma chambre. J’aimerais vraiment qu’il soit ici avec moi.
— Tant mieux. Parce que je ne veux plus te raccrocher au nez. C’est pas le
moment dont je suis le plus fier.
— Si tu le refais, je t’intègre à mon roman et je te zigouille.
— Tu écris un livre ?!
— Il ne sera jamais publié, c’est juste une histoire que j’essaie de finir pour
moi.
— Est-ce que c’est notre histoire épique ?
— Décontraction. Jamais entendu ce mot ?
— Jamais. Alors, de quoi parle ton histoire ?
J’hésite, comme si lui dévoiler l’intrigue allait me faire perdre toute mon aura
cool à ses yeux. Parce que, si j’ai bien un truc pour moi, je crois que c’est ça : le
fait d’être cool. Pas l’intelligence ni l’argent, mais la coolitude. C’est mon
avantage.
— Tu vas te moquer.
— Je t’ai chanté une chanson sur un rat.
— Ah oui, j’avoue.
De toute façon, si je perds des points de coolitude auprès d’Arthur et qu’il se
révèle incapable d’accepter mon côté nerd, ça ne pourra pas coller entre nous.
Aimer les mêmes choses que moi est un critère très important à mes yeux en ce
moment. Dans mon dernier groupe, j’étais le méga nerd et je regrettais que
Hudson et Harriett ne soient pas aussi à fond que moi dans ce que j’aime.
Hudson a mis une semaine pour lire Harry Potter et l’Enfant maudit alors que je
l’ai dévoré en six heures. Harriett et lui ont rejeté mes suggestions de
déguisements de groupe marrants, comme les personnages de Super Smash ou
les écoliers de Poudlard.
— C’est un roman de fantasy. La Mêlée des mages maléfiques. Mon
personnage, Ben-Jamin, est l’Élu dans cette guerre entre sorciers.
— Je veux le lire, affirme Arthur. Tout de suite.
— C’est vrai ?
— Évidemment. C’est toi dans un monde de magie.
— C’est vraiment très nerd.
— J’aime bien les trucs de nerd et je t’aime bien. Est-ce que quelqu’un d’autre
l’a lu ?
— Littéralement personne.
— Il faut que j’aie ce texte.
— Et s’il ne te plaît pas ? Et s’il ne te plaît tellement pas que tu ne
m’apprécies plus ?
Je n’ai pas envie de le rebuter pile quand on commence à être sur la même
longueur d’onde.
— Impossible, me répond-il. Fais-moi confiance.
C’est étrange, mais il m’est plus facile de faire confiance à Arthur qu’à des
gens que je connais depuis des lustres. Comme Dylan, Hudson, Harriett. Voire
mes parents. Ce n’est même pas parce que ça présente peu de risques – j’ignore
combien de temps Arthur restera dans ma vie –, c’est plus que je compte le
fréquenter longtemps et que je veux qu’il connaisse le vrai moi le plus tôt
possible.
— D’accord, je te laisse le lire, mais je dois te prévenir. C’est effectivement
moi dans un monde de magie. Ce qui signifie que Hudson est présent lui aussi en
tant que personnage. Je comprendrai si tu ne veux plus le lire.
Arthur ne répond rien ; c’est peut-être le moment où il déserte le navire. Écrire
sur quelqu’un est un acte si personnel, même dans un monde où les enfants
crachent du feu et où on se déplace en dragon-taxi, et pas mal de bonnes choses
entre Hudson et moi se retrouvent dans cette histoire. Je ne sais pas si ce sera
facile à encaisser pour Arthur.
— Si tu as écrit sur Hudson, ça veut peut-être dire que j’apparaîtrai un jour
dans le récit ?
— Voyons d’abord à quel point tu seras sympa avec ce livre.
— Je serai le critique le plus indulgent de la terre.
— Et le seul.
— C’est moi. L’Élu. (Arthur marque une pause.) J’ai une idée.
— Vas-y.
— Tu écoutes Hamilton pendant que je lis La Mêlée des mages maléfiques.
— Ça marche.
On raccroche.
Je n’arrive pas à croire que je suis en train de mettre La Mêlée des mages
maléfiques en pièce jointe d’un mail à destination de quelqu’un d’autre que moi-
même. J’espère de tout cœur qu’Arthur va sincèrement aimer. Je saurai que ça
ne lui a pas plu s’il me dit juste que Ben-Jamin est sexy ou que les titres de mes
chapitres sont cools. J’appuie sur « envoyer » et je croise les doigts.
Je vais sur YouTube et lance Hamilton.
J’appuie sur « lecture », et c’est le moment d’être franc : je ne sais pas qui est
Alexander Hamilton. Enfin, j’ai tapé son nom dans Google un peu plus tôt dans
l’année parce que je croyais que c’était un président et que Ma m’a repris ; gros
instant de solitude, même si Pa était seul dans la pièce avec nous. Mais je suis
loin d’avoir bien compris ce qu’il a fait. Si tu n’es pas un superhéros ou un
sorcier, mon cerveau aura du mal à retenir la moindre information à ton sujet.
Or, tandis que je m’allonge sur le côté et lis les paroles de la première chanson
de la B.O., je suis immédiatement happé par l’histoire de Hamilton.
Et Arthur kiffe mon récit. Il m’écrit après avoir lu comment Ben-Jamin
obtient ses pouvoirs pendant une tempête de neige : il a trop envie que La Mêlée
des mages maléfiques soit adaptée en film pour pouvoir acheter des T-shirts Hot
Topic et des figurines Funko Pop de Ben-Jamin. Il fait preuve d’une indulgence
exagérée, mais j’aime beaucoup qu’il m’envoie ses extraits favoris par messages.
Ce sont chaque fois des scènes que je trouvais vraiment cools et dont je ne savais
pas si d’autres les apprécieraient. Je suis trop content de lire quels passages l’ont
fait rire et lesquels le tiennent en haleine. Rien ne peut faire plus de bien à mon
ego. Au fond, peut-être que j’ai ça en moi : divertir aussi les inconnus.
Nous passons les deux heures qui suivent à échanger nos passages préférés.
Hamilton qui « ne gâche pas son coup » tandis que Ben-Jamin refuse sa destinée.
George III qui envoie un bataillon armé jusqu’aux dents pour rappeler aux
colons combien il les aime tandis qu’Eva l’Enchanteresse prédit une fin tragique
à un groupe de mages désorganisés et indisciplinés. L’essor de Hamilton et le
départ au combat de Ben-Jamin sur le dos d’un dragon à une aile. Moi sidéré par
les sœurs Schuyler et Arthur halluciné quand Ben-Jamin se bourre la gueule avec
le duc Dill. Les yeux de l’histoire, ne pas gâcher son coup, commettre un million
d’erreurs. Des mains qui flirtent, des premiers baisers et des cœurs finalement
dans l’erreur.
Arthur arrive à la toute fin de mon texte, lorsque Ben-Jamin combat des
monstres dans une ville à l’architecture de verre, et il veut me parler, mais je
n’arrive pas à me remettre de la tension entre Hamilton et Angelica Schuyler, de
la bêtise de Hamilton qui trompe sa femme ou de la chanson obsédante d’Eliza :
tout ça devient tellement réel, je n’arrive pas à croire que je me retrouve aussi
scotché par une histoire vieille de plusieurs siècles. Alors, It’s Quiet Uptown
commence, et ouah, je suis à deux doigts de chialer ; à la fin du morceau,
j’appuie sur « pause » et j’appelle Arthur.
— Ce n’est pas encore fini, me reproche-t-il.
Évidemment, il sait où j’en suis à la minute près.
— Ça suffit, j’arrête. Ça devient trop triste.
— Ouais. It’s Quiet Uptown est violente. Mais tu dois aller jusqu’au bout.
— Bon, d’accord. Tu restes en ligne ? Ce sera plus facile de te hurler dessus si
ça devient encore plus triste.
— Volontiers.
J’attends qu’Arthur se synchronise avec moi, puis on appuie sur « lecture »
exactement en même temps. J’écoute les vingt dernières minutes les yeux
fermés, et j’ai l’impression qu’Arthur est là, à côté de moi.
— Attends, est-ce que Hamilton va mourir…
— C’est parce que Burr…
— Me spoile pas !
— Mais c’est l’histoire des États-Unis !
— Et je ne la connais pas.
Le coup de feu retentit.
— Burr est un salaud, dis-je.
— Hamilton était loin d’être parfait…
— Pas de commentaire !
La dernière chanson débute et j’ai les larmes aux yeux. La nostalgie dans la
voix d’Eliza qui chante son désir douloureux de revoir Hamilton… Bon sang,
j’ai adoré chaque seconde de ce spectacle.
— Je ne sais pas comment s’appellent les fans de Hamilton, Arthur, mais j’en
suis un.
— Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ? Tu n’es pas obligé d’aimer, même
si ce serait une grave faute de goût.
— Non, je suis une hamilette pur jus.
— On est plutôt des hamilfans.
Je lui dis que j’ai envie d’écrire une fanfiction qui serait un crossover de
Hamilton et Harry Potter et que j’appellerais Le Grand Roman de fantasy
américain, où tous les duels auraient lieu dans le club de duels, puis je lui
explique dans quelles maisons je mettrais chaque personnage. Je respire un
grand coup.
— Tous les cours d’histoire devraient prendre la forme de raps de Lin-Manuel
Miranda.
— Peut-être que La Mêlée des mages maléfiques deviendra le prochain succès
de Broadway ! m’encourage Arthur.
Il me raconte tout ce qui lui a plu dans LMMM, et la seule pensée qui occupe
mon esprit, c’est l’envie qu’il soit à mes côtés, pour le sentir rire contre moi et
l’embrasser, car il me donne l’impression d’être plus intelligent que je ne le suis.
— … et quand Ben-Jamin brise la baguette de l’enchanteresse, j’ai hurlé. Mon
père est entré dans ma chambre pour me demander si tout allait bien, et puis il
m’a dit de la boucler.
Il est presque 2 heures du matin, mais je pourrais lui parler jusqu’à ce que
mon corps fasse un arrêt forcé, tel un ordi en surchauffe.
— Arthur ?
— Ben ?
— Merci de m’avoir lu. Et pour Hamilton.
— Merci de l’avoir écouté. Et pour La Mêlée des mages maléfiques.
— Je veux te revoir demain.
— On se donne rendez-vous ?
— Pourquoi pas.
— Donc ce sera notre cinquième premier rendez-vous ?
— Non, le deuxième, Arthur.
— Ouah. Le deuxième rendez-vous. On y est enfin arrivés.
— « Quelle chance nous avons d’être en vie, n’est-ce pas ? »
— Oh mon Dieu, tu parles en Hamilton – je t’adore tellement. J’en peux plus.
Moi aussi je l’adore tellement.
Samedi 21 juillet

Dylan m’appelle sur FaceTime au moment où je me prépare à aller voir


Arthur.
— Hey, dis-je en décrochant.
Je suis torse nu, ne sachant pas encore quel haut je veux mettre.
— Strip-tease matinal, me répond-il. Dylan aime ça.
Je soulève un T-shirt blanc uni et un autre vert.
— Lequel ?
— Le vert. Tu fais quoi ? Viens, on traîne ensemble. Je m’ennuie. Samantha
travaille jusqu’à 18 heures.
J’enfile le T-shirt vert.
— Je vais voir Arthur.
— Cool. On se fait un truc tous les trois.
— Je crois que j’ai besoin d’être seul avec lui.
— Aïe. Couteau dans le cœur, Big Ben.
— Tu plaisantes.
Je ne le laisse pas jouer cette carte-là avec moi.
— Hier soir, tu étais parti pour sortir avec Samantha et moi avant qu’Arthur
ne se joigne à nous.
— Ouais, mais vous aviez besoin de moi après ta gaffe intitulée « future
épouse ». Ça vous a enlevé un peu de pression. Pareil pour Arthur et moi.
— Je t’adore, mec, mais on n’avait pas besoin de toi. J’ai dit un truc qu’il ne
fallait pas, mais Samantha et moi on serait sortis avec ou sans toi.
— D’accord. Mais là, tu veux seulement me voir parce que Samantha n’est
pas dispo et que tu t’ennuies.
C’était déjà le cas avec Harriett.
— Je ne vois pas où est le mal. Tu es mon meilleur pote.
Je ne sais pas à quoi une engueulade avec Dylan pourrait ressembler vu qu’on
n’a jamais aimé se disputer. Mais, sur ce coup, ça va être dur de s’en tirer avec
quelques plaisanteries.
— C’est vrai, et Arthur est en train de devenir plus qu’un mec que j’apprécie.
Je dois consacrer du temps et de l’attention à notre histoire. Je veux aussi sortir
avec toi, mais ce qui se passe avec Arthur, c’est tellement nouveau, et on a si peu
de temps pour en profiter… Il faut que je voie comment ça évolue.
Dylan hoche la tête et demande :
— Quel serait le scénario gagnant pour toi, Bennison ? Relation longue
distance ? Amis sur Insta qui aiment mutuellement leurs photos ?
Je hausse les épaules.
— Je vais juste vivre le moment. C’est la seule façon de savoir comment tout
ça finira.
— Je te laisse vivre le moment parce que ça m’a l’air sérieux et génial. Mais
fais attention à toi, OK ? J’aime bien Arthur et je n’ai pas envie de devoir lui
botter le cul s’il te brise le cœur.
— Tu n’auras pas à botter le moindre cul, je réponds, en espérant vraiment
très fort qu’Arthur ne sera pas un Hudson 2.0.

Arthur et moi quittons la coulée verte de la High Line main dans la main.
Après cette conversation avec Dylan, j’avais vraiment besoin qu’Arthur me
dise que Mme Angelica Schuyler « en quête d’un esprit qui travaille » est une
Serdaigle, ou à quoi le monde des sorciers aurait ressemblé si Hamilton n’avait
pas seulement été un mangemort mais le bras droit de Voldemort. Cependant,
malgré toutes ces bonnes choses, comme les baisers en attendant que le feu passe
au vert ou nos mains qui se retrouvent après avoir été séparées par la foule, je
suis toujours secoué par l’idée que notre histoire pourrait prendre fin.
Peut-être que ça ne fonctionnera pas et que notre rupture me laissera de
marbre. Mais je ne peux pas passer de ce point A à ce point B sans que nous
soyons d’abord lui A et moi B. On doit vivre l’instant présent.
Sauf que ça devient dur de vivre l’instant présent quand Arthur aborde le sujet
du voyage temporel.
— Si tu pouvais faire un voyage dans le temps, tu irais dans le passé ou dans
l’avenir ?
— Je n’ai droit qu’à un choix, j’imagine ?
Il hoche la tête. Nous traversons Union Square pour rejoindre la librairie
Strand Bookstore, où il n’est encore jamais allé. Les fanas de bouquins doivent
vraiment se rendre dans le quartier d’Union Square. Il y a un Barnes & Noble de
trois étages, où j’ai assisté à la fête de publication de Harry Potter et l’Enfant
maudit, et à quelques rues de là se trouve Books of Wonder, où j’ai rencontré
plusieurs auteurs de romans graphiques qui m’ont signé des autographes.
Ce serait vraiment utile de faire un bond dans l’avenir pour voir comment les
choses évolueront avec Arthur. Mais, même à titre d’hypothèse, je refuserais de
le faire. J’ai envie de croire que, pour une raison inconnue, les choses suivent
leur cours. Peut-être que ma rencontre avec Arthur est censée m’apprendre à être
plus ouvert à un autre mec à l’avenir, assez courageux pour lui demander son
nom et son numéro si on se rencontre dans la rue.
— Je peux changer le cours des événements si je vais dans le passé ?
— Bien sûr.
D’un côté, je souhaite que Hudson et moi ne soyons jamais sortis ensemble.
On était mieux en tant qu’amis que comme petits amis. On a passé du bon temps
ensemble, mais ça ne valait certainement pas la perte d’un ami.
— J’irais dans le passé, genre deux ans en arrière, avec les numéros du Loto
pour ma mère. Pour carrément changer de vie.
— Tu es plus généreux que moi.
— Qu’est-ce que tu ferais, toi ?
— Je suis de la team Futur.
— À cause de l’école ?
— Et pour d’autres raisons, m’explique-t-il. (Il me serre la main.) Il vaut sans
doute mieux que j’aille dans le futur. Si je voyage dans le passé, je ne pourrai
pas m’empêcher d’écrire Hamilton avant Lin-Manuel Miranda.
— Tu lui planterais un couteau dans le dos ?
— Bon, d’accord, je coécrirais la pièce avec lui.
De l’autre côté de la rue, je repère un food truck qui vend des churros, garé
près d’un Best Buy. Je demande à Arthur :
— Tu as déjà goûté les churros ?
— Je ne sais pas ce que c’est.
— C’est juste de la pâte frite. Je les préfère à la cannelle, mais c’est pas mal
avec du sucre aussi. Viens, je t’invite.
On se précipite vers le camion. Le vendeur me demande ce qu’on veut en
espagnol et je lui réponds en anglais : un à la cannelle, un au sucre, un au
chocolat et un à la framboise. Nous retraversons la rue pour manger au parc, ce
qui nous évitera de coller du sucre et des miettes partout sur les emplettes
d’Arthur.
— Tu parles espagnol ?
— Pas vraiment. J’ai appris deux, trois expressions en écoutant mes parents
discuter avec mes oncles et mes tantes, mais je le comprends mieux que je ne le
parle.
En CM1, le petit Ben en avait ras le bol de ne pas capter ce que les autres
gamins portoricains racontaient sur lui dans son dos. Je mords dans le churro à la
cannelle, tout juste sorti de l’huile et encore tiède.
— Lequel tu vas goûter en premier ?
Arthur choisit le chocolat et en prend une bouchée.
— C’est de la bombe, dit-il en remordant dedans. Où étaient cachés ces trucs
pendant tout ce temps ? On n’en trouve qu’à New York ?
— Je ne crois pas. Certains restos mexicains en proposent peut-être en dessert.
— Je suis plutôt cookies, mais je pourrais me convertir aux churros. (Il mord à
nouveau dans son beignet.) J’ai l’impression qu’un nouveau monde vient de
s’ouvrir à moi. Vu que tu es très blanc et que tu ne parles pas espagnol, j’oublie
sans arrêt que tu es portoricain. Même si ton nom de famille me rappelle
toujours tes origines.
Je bloque, le churro entre les dents. Arthur continue à mâcher le sien,
complètement inconscient du fait qu’il vient de taper pile un de mes points
sensibles. On est en 2018. Comment les gens, même les gens bien, peuvent
encore sortir de la merde pareille ? Enfin, moi aussi je peux être débile – je l’ai
appris aux dépens de Kent à la réunion de Yale. J’avale ce que je peux et je jette
le reste de mon churro dans la poubelle à papier.
Ce n’est vraiment pas mon boulot d’apprendre aux autres à réfléchir à ce
qu’ils disent.
Ce n’est vraiment pas mon boulot de les reprogrammer non seulement pour
qu’ils ne sortent pas ce genre de phrases pourries, mais pour qu’au départ elles
ne leur viennent pas à l’esprit.
Pourtant, je veux qu’Arthur soit meilleur. Qu’il vaille la peine qu’on
s’intéresse à lui et se rende compte que moi aussi j’en vaux la peine.
Je regarde les badauds alentour : couples, familles, amis, inconnus, et je me
demande combien de leurs journées sont gâchées par les absurdités que profèrent
leurs congénères. Je fixe le sol, encore incapable de regarder Arthur dans les
yeux.
— J’ai eu une période où je regrettais que mon nom de famille ne soit pas
Allen. Alejo était trop dur à prononcer, alors qu’aucun professeur ne butait
jamais sur Allen. La maîtresse de CE1 m’appelait tout le temps « A-lè-djow », il
a fallu que ma mère aille se plaindre. (Je ne saurais l’expliquer, mais, sans même
voir Arthur, je sens que l’air entre nous s’est épaissi, comme s’il avait pris
conscience de sa bourde.) Le fait de ne pas ressembler à un Portoricain m’a
beaucoup perturbé. Je sais que je gagne des privilèges en ayant l’air blanc, mais
les Portoricains ne sont pas tous identiques.
— Je suis désolé…
— Et tous les Portoricains ne se précipitent pas au coin de la rue pour manger
des churros, tous les Portoricains ne parlent pas espagnol. Je sais que tu ne
pensais pas à mal, mais je t’aime bien et j’ai envie de croire que tu m’apprécies
pour ce que je suis. Que tu apprendras à me connaître mieux, et ne te contenteras
pas de croire que les clichés stupides qu’on colporte suffisent à me connaître.
Arthur se rapproche soudain de moi, pose la tête sur mon épaule et dit :
— Si je pouvais voyager dans le temps, je reviendrais cinq minutes en arrière
pour éviter d’être un imbécile. Je sais que ça ne prouve rien parce que c’est
impossible à réaliser, mais je t’assure que je le ferais. J’abandonnerais même la
chance de coécrire Hamilton avec Lin-Manuel, auprès de qui, soyons honnêtes,
je n’ai rien à faire pour commencer. Mais je n’aime vraiment pas te blesser ou te
mettre mal à l’aise, et je sais que je l’ai déjà fait quelques fois.
— Ce n’est pas grave.
— Si. C’est super grave. Je suis vraiment désolé, Ben.
— Je sais que tu n’avais pas l’intention de me blesser. Je veux juste que ce
soit dit. J’aime être portoricain et je veux me sentir aussi portoricain avec toi que
chez moi, parce que c’est ce que je suis.
— Alors tu ne me gicles pas de ta vie ?
— Non. Je crois à ta réponse sur le voyage temporel. Ça craint que tu ne
puisses plus côtoyer Lin-Manuel, quand même. J’imagine que tu devras te
contenter d’un autre Portoricain.
— Ça me va. J’ai encore beaucoup à apprendre de toi.
— Et tu sais probablement déjà tout ce qu’il faut savoir sur Lin-Manuel, non ?
— Je ne sais rien de rien sur Lin-Manuel Miranda, lauréat du prix Pulitzer, né
le 16 janvier 1980, qui a fait ses études à Wesleyan et a donné à son fils le
prénom du crabe de La Petite Sirène.
— Je m’en vais. (Je prends le sachet de churros avec moi.) Et tu as perdu tes
privilèges sur les churros.

Arthur ramasse son sac de chez Strand, où il a acheté des aimants, des cartes
postales et un T-shirt de la librairie, et nous montons dans le train, direction les
beaux quartiers de l’Upper West Side où il crèche. Je connais bien la zone.
J’allais sans cesse à la patinoire là-bas avec Hudson. En plus, ce dernier en pince
pour le fleuve Hudson, qui coule tout près. Il faisait comme si le cours d’eau
avait été nommé d’après lui. Arthur veut partager la vue qu’il a du fleuve et
simplement rester assis à le contempler avec moi ; je n’évoque pas les fois où
mon ex m’a emmené le voir, parce que qu’est-ce que je vais faire, ne plus
retourner nulle part où j’ai mis les pieds avec lui ? Hors de question.
D’ailleurs, nos options sont assez limitées. Je ne peux pas emmener Arthur
chez moi sans me sentir trop exposé aux regards – et puis c’est peut-être encore
trop tôt pour lui présenter mes parents. Ça ne me dérangerait pas, mais je ne
peux pas forcer les choses, comme quand j’ai insisté auprès de Hudson pour
qu’il me présente sa mère. J’avais déconné sur ce coup-là.
Mais, pour l’heure, Arthur et moi sommes fatigués. Je ferais sans doute mieux
de rentrer dormir, mais je ne veux pas le quitter. Si je me réveillais loin de lui, je
me précipiterais sur mon portable pour lui écrire, l’appeler ou facetimer, et
j’aurais envie de le voir en vrai.
— Dommage qu’on ne puisse pas se recharger comme des téléphones.
— On peut, corrige Arthur. Ça s’appelle le sommeil. C’est juste que les
portables ne mettent pas huit heures à se recharger.
— J’aime dormir. Beaucoup, même. Les cours d’été me coûtent déjà assez
cher en sommeil, et maintenant toi aussi tu me sabotes mes nuits ? Trahison. (Le
train dessert chaque arrêt car nous sommes samedi, ce qui signifie qu’on en a
encore pour une demi-heure. Voire quarante ou cinquante minutes si quelqu’un a
mis les dieux des transports publics en rogne.) Je vais faire une micro-sieste.
— Je peux me joindre à toi ?
Je l’entoure de mes bras et il se rapproche de moi. Le wagon n’est pas trop
bondé, j’ai la place d’étendre un peu mes jambes.
— Je n’arrive pas à m’endormir sans son. Ça te dérange si je t’emprunte un
écouteur ?
— Qu’est-ce que tu écoutes ?
— Je mets mes musiques en lecture aléatoire.
Arthur dégaine son portable, et boum : la B.O. de Hamilton. Il la démarre au
début et nous fermons les yeux, serrés l’un contre l’autre. C’est exactement ce
que j’ai imaginé hier soir, seul dans mon lit, au téléphone avec lui qui écoutait en
même temps, sauf que cette fois-ci on est physiquement ensemble. Ce genre de
liberté m’inspire l’envie de partir à la fac vivre dans une résidence étudiante où
je pourrai traîner avec qui je voudrai quand je voudrai.
Je somnole, mais reste assez réveillé pour pouvoir bondir et tirer Arthur hors
de la rame avant la fermeture des portes quand nous serons à notre arrêt.
Quelqu’un heurte mon pied avec le sien ; j’ouvre les yeux et je m’excuse de
m’être étiré les jambes comme le débile sans considération que je suis, mais je
découvre un type planté devant nous. Il tient un petit garçon par la main.
— Désolé, lui dis-je.
— Personne n’a envie de voir ça, commente l’homme en faisant un geste vers
Arthur et moi avec son journal.
Il ne bouge pas d’un centimètre. D’autres passagers le remarquent.
— Voir quoi ?
Je me redresse et Arthur ouvre les yeux ; j’ai comme l’impression qu’il ne
dormait que d’un œil.
— Faites ça chez vous mais pas dehors, OK ? Il y a mon fils avec moi, là.
J’insiste :
— Faire quoi chez nous ?
— Ce que vous êtes en train de faire, me répond l’homme.
Son visage devient rouge, mais j’ignore s’il est en colère ou gêné parce que je
ne me laisse pas emmerder.
— Eh ouais. Je suis avec un mec que j’aime bien.
Je me lève. Mon cœur bat la chamade, car je n’ai aucune garantie que ce type
ne va pas partir en vrille. Mais quelqu’un le filme, alors, si ça dégénère, j’ai bon
espoir que la vidéo deviendra virale pour pouvoir la montrer à la police afin que
le gars ne harcèle plus personne.
— Mon fils n’a pas besoin de voir des saloperies comme ça dans le train alors
qu’on veut juste rentrer chez nous.
Son problème n’en est pas vraiment un. Je perds le courage de le lui dire. J’ai
les épaules levées mais les genoux qui tremblent. Ce mec va me mettre K.O. très
bientôt. Arthur se met debout : je le repousse derrière moi. Il s’adresse au type :
— C’est bon, c’est bon. On ne fera rien de plus.
— Qu’il aille se faire foutre, je réponds.
J’aimerais vraiment que Dylan soit là pour nous soutenir.
Le fils du type se met à pleurer, comme si c’était moi l’agresseur, comme si
j’avais provoqué son enfoiré de père en me reposant avec un autre garçon en
public. J’ai vraiment beaucoup de peine pour ce gamin et la dure existence qui
sera la sienne si jamais il aime quelqu’un d’autre qu’une fille hétéro.
Le mec soulève son fils dans ses bras.
— T’as de la chance que je ne veuille pas t’allonger un pain devant mon
gosse.
Arthur essaie de me tirer plus loin, et je ne recule que parce qu’il m’implore,
m’appelle d’une voix étranglée, qu’il pleure et qu’il a sans doute encore plus
peur que le gosse de cinq ans. Un type avec un sac de sport s’interpose devant
l’homme et lui dit de partir, que c’est fini, terminé maintenant. Sauf que ça ne
l’est pas, car Arthur et moi allons devoir porter ça en nous.
On descend à l’arrêt suivant et Arthur s’effondre. Je le prends par les épaules,
comme Dylan veut que je fasse avec lui quand il panique, mais Arthur me
repousse et jette des regards sur le quai.
— Je pensais que New York était cool avec… (Il inspire un grand coup et
essuie les larmes sur ses joues.) les bars gay, les marches des fiertés et les
couples homos qui se tiennent la main. Bordel… Je croyais que New York était
bien dans sa tête.
— Elle l’est la majeure partie du temps, je pense. Mais toutes les villes ont
leurs trous du cul.
J’ai envie de le prendre dans mes bras, mais il ne veut pas qu’on le touche
pour l’instant. Comme si la moindre marque d’affection allait dessiner une cible
sur nos dos. Comme si on allait être punis de notre différence.
— Ça va ?
— Non. C’est la première fois qu’on me menace. Et j’ai eu tellement, mais
tellement peur pour toi. Pourquoi tu ne lui as juste pas répondu ?
C’est ce que j’aurais dû faire. J’ai eu tort de mettre Arthur en danger
seulement parce que je voulais nous défendre, nous et celles et ceux qui sont
comme nous.
— Je suis désolé. Moi aussi j’ai eu peur.
Nous restons là quelques minutes. Quand le train suivant arrive, Arthur refuse
de monter. Idem pour celui d’après. À la troisième rame, il s’est remis autant que
possible et accepte de monter, mais uniquement parce qu’elle est bondée et que
ça signifie plus de gens pour nous protéger en cas de nouvelle embrouille.
Je déteste l’idée que ce même monde qui nous a fait nous rencontrer puisse
par ailleurs l’effrayer. Je lui dis :
— Je ne m’éloigne pas de toi jusqu’à ce que tu sois rentré.
Arthur jette un regard dans le wagon et ses yeux bleus, fatigués, blessés, se
posent sur moi.
Alors sa main rejoint la mienne et il ne la lâche plus du trajet.
Chapitre 21

ARTHUR
Samedi 21 juillet

— Alors, ils ont répondu à ton texto ? me demande Ben tandis que j’appuie
sur le bouton du troisième étage. Je ne voudrais pas les surprendre en pleins
ébats.
— Beurk ! Jamais ils ne feraient ça.
— Ils ont bien dû le faire une fois, au moins.
— Jamais. Non !
Je mime un haut-le-cœur.
— T’es marrant. (Il me prend les mains avec un sourire.) C’est sympa, ici.
— De la part d’oncle Milton, merci.
Je m’arrête un instant. Lorsqu’on sort de l’ascenseur, il n’y a pas de couloir à
proprement parler – juste un tout petit hall avec trois portes, ouvrant sur les
appartements A, B et C.
— A comme Arthur, dit Ben comme s’il s’agissait de la plus belle coïncidence
de sa vie.
— C’était fait exprès.
— J’en étais sûr, répond-il, beau gosse.
Mais, quand je lève les yeux, je le surprends qui se mord la lèvre.
— Nerveux ?
— Un peu.
Je lui presse la main.
— Trop craquant.
Et, waouh. Je m’épate moi-même. Je ramène un garçon à la maison pour le
présenter à mes parents. Je suis à peu près sûr que ça ne rentre pas dans le
programme d’un deuxième rendez-vous typique. Mais peut-être que Ben et moi
n’avons rien de typique.
Mes parents.
Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Cette soirée m’a juste secoué. Je n’arrête pas de penser à ce type dans le
métro, avec son gamin en larmes, à l’expression de Ben et à cette sensation que
le monde entier m’observait. Tout ce que je voulais, en cet instant, c’était être
seul. Jamais de toute ma vie je n’avais autant désiré la solitude.
Mais Ben est resté. Envers et contre tout. Et maintenant, je ne veux plus le
voir partir. Je ne suis pas prêt à lui dire au revoir.
Je lui jette un regard tout en cherchant mes clefs. Il ne faut pas que je panique.
Ça va aller. Tout va bien se passer. Comme sur des roulettes. Une visite en coup
de vent. Totale décontraction. Qu’importe si mes parents en savent un peu trop
sur Ben. Qu’importe s’ils ont le plus grand mal à garder leur calme devant mes
simples amis, alors les petits copains, vous pensez. Non que Ben soit mon petit
copain. Je vois d’ici la scène si je le présentais comme tel.
Moi : Je vous présente mon petit copain, Ben !
Parents : *nous inondent de préservatifs* BONJOUR, PETIT COPAIN
BEN !!!
Ben : *se propulse vers l’astre solaire*
Sauf que, bon. S’il n’est pas mon copain, comment le décrire ? Comme mon
pote ? Mon prétendant ? Le mec avec qui je pense à m’envoyer en l’air 99 % de
mon temps de veille ? Et, oui, ça vaut dans les deux sens : je passe 99 % de mon
temps de veille à imaginer comme j’aimerais passer 99 % de mon temps de
veille à faire l’amour avec lui.
Ce que mes parents n’ont pas besoin de savoir.
Bon, je vais juste ouvrir nonchalamment cette porte, respirer un coup, et…
— Tu dois être Ben. Quelle joie de te rencontrer enfin ! lance ma mère,
radieuse, depuis le canapé.
Où elle est assise. Collée à mon père.
Je les regarde, ébahi. Elle met la télé en pause pour venir serrer la main de
Ben, direct.
— Arthur nous a tellement parlé de toi.
Papa acquiesce chaleureusement, toujours assis. C’est alors que je remarque
leur tenue : pyjamas et lunettes. Pardon, mais dans quelle dimension parallèle ai-
je mis les pieds ? Quelle créature mythique a mordu mes parents pour les
transformer en couple-trop-love-qui-traîne-ensemble-sur-le-canapé-le-samedi-
soir ?
— Venez vous asseoir avec nous, nous intime papa tandis que maman offre un
verre d’eau à Ben.
Lequel examine l’appartement et ses tableaux.
— Oncle Milton aime les chevaux.
— Je l’aurais parié.
— Alors, Ben, parle-nous un peu de toi. (Maman se rassied sur le canapé,
penchée en avant, histoire de bien le mettre mal à l’aise avec son regard
insistant.) Comment se passe ton été ?
— Euh, super.
— Tu dois être très occupé, poursuit-elle. Je suis ravie de voir Arthur passer
enfin un peu plus de temps hors de l’appartement. Je n’arrête pas de lui dire,
quand vas-tu enfin profiter de l’été pour explorer New York ? Éclate-toi ! Au
lieu de passer ta vie sur YouTube à regarder des vidéos de…
Je l’interromps :
— Tu sais quoi ? Ben a grandi ici. C’est un pur New-Yorkais.
— Trop cool, dit papa.
— Avez-vous toujours vécu en Géorgie ? demande Ben en regardant mes
parents tour à tour.
Papa secoue la tête.
— J’ai grandi à Westchester, et Mara vient de New Haven.
— De vrais Yankees, dis-je.
Ben m’adresse un sourire.
Maman se tourne vers lui, l’air de rien.
— Et tu travailles pendant l’été ?
— Euh… (Il semble vouloir se fondre dans le canapé.) Je prends des cours.
— Oh, merveilleux. Pour cumuler des crédits universitaires ?
Elle sourit, dans l’expectative.
— Maman, arrête de l’interroger.
— Allons, mon chéri, je suis juste curieuse ! Ton père et moi, nous parlions
justement des jobs d’été. On se disait qu’ils ont bien changé. Quand j’étais plus
jeune, on allait tous travailler comme animateurs de colo ou vendre des glaces
chez Ben & Jerry’s. Alors que vous, vous faites des stages huppés ou suivez des
cours préparatoires à l’université. Enfin, je suppose qu’on n’a plus le choix, de
nos jours…
— Maman, arrête !
— Arrêter quoi ?
Je jette un regard furtif à Ben, qui fixe ses genoux, dans ses petits souliers.
— Juste… arrête de parler.
Je crois que je n’ai jamais été aussi gêné de toute ma vie. Je comprends
maman : elle est habituée à un certain niveau de brillance. Genre Ethan et Jessie,
qui ont décroché d’excellents résultats aux PSAT, des trophées d’éloquence et
des bourses nationales au mérite.
— À vrai dire, je suis des cours de rattrapage, explique Ben.
Maman écarquille les yeux.
— Oh !
Il semble mortifié, ce qui me mortifie par procuration. Mes putains de parents,
avec leur putain de fixette sur la réussite. Si seulement je pouvais envoyer un
message secret droit dans le cerveau de Ben. Je ne suis pas comme eux, OK ? Je
m’en fous, moi, de ce genre de détail.
Bon, peut-être qu’une minuscule partie de moi se demande ce que ça ferait, de
pouvoir annoncer que Ben est le chirurgien le plus jeune du monde ou que Ben
travaille au bureau politique du maire. Plutôt que Ben se referme bizarrement
sur lui-même quand on se met à parler école.
Mais non. Rien de tout ça n’a d’importance. Je m’en tape, que Ben prenne des
cours de rattrapage. Je m’en tape, qu’il ait ou non un boulot prestigieux ou qu’il
pose sa candidature à Yale. Ce qui m’importe, c’est le courage avec lequel il a
fait face à cette ordure dans le métro, et le frisson qui s’empare de moi quand je
reçois ses textos. Ce qui m’importe, c’est le soin qu’il a mis à rendre mon
premier baiser parfait.
— Ben écrit, dis-je. Il a beaucoup de talent.
— C’est faux, proteste-t-il en secouant la tête.
Mais avec un sourire.
— C’est vrai. J’ai lu son travail.
— Merveilleux, dit maman. Qu’est-ce que tu écris ?
Il hésite.
— De la fiction, je suppose ?
— Ooh… (Papa dresse l’échine.) Tu sais, j’ai toujours rêvé d’écrire un roman.
— Vraiment ? s’étonne maman.
— D’ailleurs, j’ai…
— J’espère sincèrement que tu ne vas pas m’annoncer que tu étais occupé à
rédiger le Grand Roman américain au lieu de chercher du travail. Tu n’as pas
intérêt.
— Mara, et si on év…
— Oh, mais c’est qu’il est tard. (Je me lève, les joues cramoisies.) Je ferais
bien de raccompagner Ben à l’ascenseur.
L’intéressé a l’air perplexe.
— Tu n’es pas obligé. Je peux juste…
— Si, si, j’insiste.
J’adresse le regard en biais de la mort à mes parents. Papa se frotte la barbe
tandis que maman serre les mains, l’air vaguement penaude.
— Merci d’être passé, Ben, dit-elle finalement. Il faudra que tu viennes dîner
un de ces jours.
— Maman !
Ben, lui, écarquille les yeux – mais il n’a pas l’air horrifié. Juste médusé et
heureux.
— Je suis vraiment désolé, dis-je à peine la porte refermée sur nous.
— Pourquoi ? Ils sont très gentils.
— Oh oui, ça dure cinq secondes, après quoi ils recommencent à se bouffer le
nez. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient fait ça devant toi.
— Tu parles de cette histoire de Grand Roman américain ?
— Tout juste. (Je secoue la tête.) Ce qu’ils peuvent être mauvais l’un envers
l’autre.
— Sérieux ? Je croyais que ta mère voulait juste lui casser un peu les couilles.
— Non, elle rigole pas. Elle est toujours comme ça. Elle lui tombe dessus
parce qu’il est au chômage, alors il se met sur la défensive, et ça n’arrête plus.
Tous les matins, je me réveille en pensant que le jour est venu où ils vont me
prendre à part pour me sortir un discours à la « Ton père et moi t’aimons
beaucoup tous les deux, Arthur, tu n’y es pour rien », blablabla. Au point où on
en est, ça semble inévitable. Je crois que l’univers n’en a plus rien à faire de la
team Seuss. Ce n’est plus qu’une question de temps.
— Bon sang. (Ben me dévisage.) Arthur.
— Bon sang Arthur quoi ?
— Je suis vraiment désolé. C’est trop nul. Je ne savais pas.
Il m’attire à lui et m’embrasse doucement sur le front, tel un papillon qui se
pose. Je suis à deux doigts de fondre. Je lui adresse un sourire.
— Ça va aller. Je vais m’en remettre.
— Tu n’as pas à t’en remettre.
— Je regrette simplement que tu aies dû les voir à leur plus bas.
— Les miens aussi ont leurs bas, tu sais. Tu verras.
Et comme ça, d’un coup, mon blues s’envole. Parce que WAOUH. Ben
Alejo… veut me présenter ses parents. À moi le match retour. Tout sourire,
j’essaie de trouver la réponse parfaite, dragueuse mais pas trop. Sauf que Ben
ajoute :
— Mais j’ai un truc à te dire.
— D’accord.
Il se tait un moment, l’air terrifié.
— Tu n’es pas obligé de me le dire, je m’empresse de poursuivre. Sauf si tu
en as envie, bien sûr.
— J’y tiens.
Mon estomac fait des saltos. Est-ce qu’il… s’apprête à me dire ce que je
pense ? Ça semble prématuré. Mais je suppose que les New-Yorkais n’aiment
pas perdre leur temps. Je devrais préparer ma réaction. Est-ce que je dois lui
répondre la même chose ? Est-ce que c’est bizarre si je ne le fais pas ? Pourquoi
ne le ferais-je pas ? Sérieux, pourquoi ne le ferais-je pas, bordel ?
— C’est au sujet des cours de rattrapage, explique-t-il.
Je le fixe. Waouh. Je crois que je pourrais carboniser la ville entière avec mes
joues, là. Suis-je une petite merde assoiffée d’affection, ou juste la petite merde
la plus assoiffée de toutes les petites merdes assoiffées de tous les temps ? Que
Dieu me vienne en aide si Ben découvre mes pensées – dire que je croyais
vraiment qu’il allait…
Enfin bref. Les cours de rattrapage.
Je l’encourage.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est… (Une pause.) Bon, je tiens d’abord à préciser que c’est vraiment,
vraiment fini entre Hudson et moi. On n’est même plus amis. Tu le sais, ça,
non ?
— Bien sûr. (Je lui prends les deux mains.) Laisse-moi deviner. Hudson te fait
chier parce que tu es en rattrapage.
Ben me regarde bizarrement.
— Attends…
— Quel connard. Je regrette, Ben, je sais qu’il fait partie de ta vie et tout, mais
qu’il aille se faire foutre. Il n’y a aucun mal à suivre les cours de rattrapage,
OK ?
— Je sais. Ouais. OK…
— Non, pas OK. Comment ose-t-il te foutre la honte comme ça ? Qu’est-ce
que j’en ai à foutre, si c’est le premier de la classe ? Ou s’il a une bourse pour
Rhodes ? Il ne te mérite pas. Il ne t’a jamais mérité.
Ben fixe le tapis.
— Je ferais mieux d’appeler l’ascenseur.
— D’accord, mais promets-moi de virer Hudson de tes pensées. Il ne sait rien.
Tu es un putain de génie. Si seulement tu pouvais t’en rendre compte !
Le voyant lumineux clignote et les portes s’ouvrent.
— C’est très gentil, merci.
— Je le pense sincèrement.
— Je sais.
L’ascenseur commence à se refermer, mais il le retient du pied.
Je fronce le nez.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
— Moi non plus.
Il m’attire à lui.
Alors je l’embrasse, encore et encore, tandis que les portes nous écrasent.

Je me laisse tomber sur mon lit, le corps bourdonnant de la tête au pied. Cœur,
estomac et doigts compris. Mon cerveau n’en finit plus de tourbillonner. J’ai
l’impression de vivre une chanson d’amour.
Les baisers de Ben sur mes lèvres. La main de Ben dans la mienne. Les yeux
marron et rieurs de Ben.
Je devrais lui écrire.
Je regarde mon téléphone. Deux textos de Jessie.
Le premier dit : Hey !
Et le second : Je me demandais si on pouvait parler, toi, E et moi.
Bien sûr. Quoi de neuf ? je lui envoie.
Elle répond aussitôt : Trop compliqué par texto. FaceTime, OK ?
J’accepte l’appel, toujours allongé. Un sourire idiot toujours sur la figure.
— Eh bien, je vois qu’on a passé une bonne soirée ! lance Ethan.
Ils sont assis par terre dans la chambre de Jessie, dos contre le lit. Quelque
chose dans ce tableau familier me pince le cœur : leurs visages, leurs voix, le
couvre-lit violet à fleurs de Jessie.
Je souris de plus belle.
— Vous veillez tard.
— Toi aussi, répond Jessie.
— Alors, quoi de neuf ? Qu’est-ce qu’il y a de si compliqué ?
— C’est-à-dire que…
Ils échangent un regard.
— C’est Compliqué avec un C majuscule, c’est ça ? je m’esclaffe.
Je suis bien le seul.
— Minute. (Je me redresse.) Est-ce que c’est… une intervention ?
Jessie semble surprise.
— Pardon ?
— C’est au sujet de Ben, c’est ça ? Il m’obsède trop.
Je porte une main à ma bouche.
Nouvel échange de regards de leur côté.
— Tu parles souvent de lui, c’est sûr, dit Ethan.
— Je suis vraiment désolé, les enfants.
Je secoue lentement la tête. Je suis le pire ami de la terre. Je dois être un de
ces mecs qui s’enferment dans un tunnel dès qu’ils craquent pour quelqu’un. Je
dois être d’un égocentrisme incurable.
— Pas de souci.
— Si, souci, gros souci. Je ne vous ai même pas demandé comment ça allait.
Énième regard furtif. Jessie se mord la lèvre.
— Eh bien, tente Ethan. Je suppose que…
C’est alors qu’apparaît un texto de Ben, masquant la moitié de l’écran : Bon…
j’ai dit à mes parents que les tiens m’avaient invité pour dîner, et ma mère
s’est emparée du truc pour convier toute ta famille à venir manger chez
nous demain soir – je sais que c’est dingue, t’inquiète. C’est juste qu’ils
tiennent à rencontrer mon nouveau petit copain qui déchire.
Mon cœur bondit dans ma gorge. Ethan est encore en train de parler – je
crois –, mais c’est à peine si j’en prends note.
— Petit copain, je murmure.
Ethan s’interrompt.
— Pardon ?
— Ben vient de m’appeler son petit copain.
— Quand ?
— Juste là. Par texto.
La mâchoire de Jessie se décroche.
— Arthur, sérieux ?
J’acquiesce sans un mot.
— Mince alors, commente Ethan. Ça n’a pas traîné.
Jessie hoche la tête.
— Waouh. Est-ce que…
Mais une nouvelle notification surgit, qui repousse la voix de Jessie à
l’arrière-plan : Merde. OK. Je ne voulais pas dire petit copain. Sauf si tu le
veux. On n’est pas obligé de mettre une étiquette dessus. Waouh. Désolé.
Panique pas.
— … la discussion ? termine Jessie.
— Pardon, tu disais ? (Je cligne des yeux. Avant de secouer rapidement la
tête.) Désolé, voilà que je recommence.
— Non, t’inquiète, m’assure-t-elle. C’est un grand moment. Petit copain.
Waouh.
— Oui… (Je cligne de plus belle.) Oui.
— Va donc lui répondre !
— Quand j’aurai fini avec vous.
— Arthur. Va rassurer ton petit copain. Fissa.
J’ai le cerveau embrumé, presque inondé.
— Petit copain. Je suis juste…
— Arthur, go ! s’esclaffe Jessie. On se parlera plus tard, d’accord ? Je
raccroche.
Je fais de même et retourne aux textos de Ben, que je relis, encore et encore,
jusqu’à me trouver à deux doigts de la combustion spontanée.
Je ne panique pas, j’écris. À demain, petit copain.
Avant de fixer l’écran de mon téléphone cinq minutes durant, avec le plus
grand sourire que j’aie jamais arboré de toute ma vie.
Chapitre 22

BEN
Dimanche 22 juillet

La famille de mon copain vient dîner à la maison. Je ne cesse de me répéter


J’y crois pas depuis ce matin. J’ai fait la poussière dans la bibliothèque, sur la
télé et sous le canapé. J’ai descendu toutes les poubelles. J’ai frotté les surfaces
et la table. J’ai fait la lessive pour qu’on ait des serviettes propres dans la salle de
bains. J’ai allumé quatre bougies à la cerise noire dont l’odeur se marie
étonnamment bien avec le fumet du festin que mes parents nous mijotent.
La sonnerie de l’entrée retentit alors que je suis en train de mettre la table.
Je regarde l’heure. Si c’est Arthur et ses parents, ils sont en avance. Ou plutôt
à l’heure. J’aurais dû prévoir, parce que c’est Arthur. Mais merde.
— Je vais ouvrir, lancé-je à Ma et Pa.
Pourvu que ce ne soit pas eux, pourvu que ce ne soit pas eux…
— Salut ! s’exclame Arthur, une boîte de cookies à la main.
Sa mère et son père sont derrière lui, ils ont apporté des bouteilles de vin.
Ça me paraît un peu précoce de l’embrasser devant ses parents, alors je le
prends dans mes bras, puis je serre la main de Mme et M. Seuss.
— Comment vas-tu ? me demande ce dernier.
— Je meurs de faim. Entrez.
— Ça sent très bon, dit Mme Seuss.
Je ne sais pas si elle parle des bougies parfumées ou du dîner, mais dans les
deux cas on marque des points.
— Entrez, entrez.
Le couloir est trop étroit pour quatre personnes, je m’en rends compte
maintenant plus que jamais. J’ai beau avoir nettoyé l’appart de fond en comble,
il est vachement moins grand que ce dont les Seuss ont l’habitude, et comment
ne pas voir ces deux chaises empruntées au voisin, qui jurent autour de la table
où nous allons bientôt être assis au coude-à-coude ?
— Ma, Pa. Voici M. et Mme Seuss. Et Arthur.
Mes parents n’ont pas la mauvaise idée de plaisanter sur le nom de famille de
nos hôtes, vu à quel point on s’est moqué du leur, surtout ma mère : son nom de
jeune fille est Almodóvar, et les gens ne trouvaient rien de plus drôle que de
massacrer sa prononciation.
— Merci beaucoup d’être venus, dit Ma. Moi, c’est Isabel, et voici Diego.
— Mara, répond Mme Seuss en leur serrant la main. C’est ravissant chez
vous. Merci pour cette invitation.
— Je vous en prie. Et voilà Arthur, continue Ma, qui incline la tête avec un
sourire. La légende.
Il me sourit avant de répondre à ma mère, le visage toujours rayonnant :
— Ravi de vous rencontrer, madame Alejo.
Sans mentir, j’adore la façon dont il prononce notre nom. Ce n’est pas parfait,
mais il y arrivera avec le temps.
Il donne à Ma des cookies achetés chez Levain Bakery, une minuscule
boulangerie de l’Upper West Side connue pour ses cookies géants et ses files
d’attente qui s’étirent jusque dans la rue. Penser qu’ils ont fait la queue pour
nous apporter le dessert me touche beaucoup.
Le dîner est quasi prêt et j’ai l’impression d’être le guide touristique le plus
inutile de la planète en leur montrant le salon. Mais, quand je vois Arthur scruter
chaque photo accrochée au mur, je me rappelle qu’une maison ne se caractérise
pas seulement par sa taille, mais aussi par la façon dont on la remplit. Au-dessus
de la télé se trouve le drapeau portoricain encadré qu’abuelita a apporté dans ses
bagages quand Ma et elle ont quitté leur ville natale de Rincόn pour New York.
Il y a aussi, côte à côte, les photos d’école de Pa et les miennes, où on aurait l’air
de clones absolus si les taches de rousseur de Ma ne constellaient pas mon
visage. Et la peinture à l’huile que mes parents ont réalisée lors de leur premier
rendez-vous, car Pa voulait impressionner Ma avec une expérience bien plus
mémorable qu’un simple dîner. Il y a la table basse qu’on a trouvée sur le trottoir
devant notre immeuble, dont le dessus coulisse pour révéler des jeux de cartes et
de société. Je me sens encore exposé au regard de nos hôtes, mais plus du tout
inquiet d’être jugé.
— Où est ta chambre ? me demande Arthur.
— T’occupe, répond M. Seuss.
Pa amène des verres de coquito pour faire goûter à tout le monde : il s’agit
d’un basique lait de poule à la noix de coco. Arthur et moi boirons une version
sans alcool : d’habitude, j’ai droit à la version normale, mais mes parents veulent
faire bonne impression devant ceux d’Arthur, ce que je respecte. La team Seuss
a l’air d’apprécier le coquito. Mme Seuss demande déjà la recette, et son mari et
elle suivent Pa dans la cuisine.
— Jusque-là, ça roule, hein ?
Arthur ne semble pas m’avoir entendu. Il promène le regard dans chaque
recoin, comme s’il était à Poudlard.
— Arthur ?
— Oh. Désolé. Tu disais ?
— Rien. À quoi tu penses ?
— Je n’arrive toujours pas à croire que je suis ici. Dans le salon de mon petit
copain. J’ai un petit copain. C’est toi le petit copain. Et c’est ton salon.
— Ça te plaît vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Je te montrerai ma chambre plus tard. Attendons d’abord qu’ils soient bien
bourrés.
On rejoint nos parents, puis Ma nous fait asseoir. Comme elle ne veut pas que
les familles restent groupées, elle s’installe à côté de Mme Seuss, mon père
prend place à côté de M. Seuss et moi en face d’Arthur. On est très près les uns
des autres, comme blottis autour d’un feu de camp dans une forêt gelée et non
autour d’une table pas du tout conçue pour rassembler six personnes. Sur celle-ci
trônent un pernil, jambon à la sauce à l’ananas, du riz au safran, des haricots
pinto et de la salade. La famille d’Arthur devrait venir chaque week-end, on
mangerait comme des rois plus souvent. J’espère juste qu’elle va aimer la
nourriture. J’étais presque tenté de demander à mes parents de cuisiner du poulet
frit, de la purée de pommes de terre et des épis de maïs grillés, mais cela aurait
empêché Arthur d’en découvrir plus sur moi. D’avoir un aperçu de ces petites
choses qui composent le grand tableau.
— Est-ce que cela vous dérange si on prie ? demande ma mère.
— Non, Ma, ils sont juifs.
— Oh, sans problème. Allez-y, répond Mme Seuss.
Ma tourne un visage pétri de honte vers les parents d’Arthur.
— Oh non, Benito n’a pas pensé à me dire que vous étiez juifs. J’ai cuisiné du
porc. Je vous demande pardon. Je peux faire du…
Mme Seuss se penche en avant et la rassure :
— Non, ne vous inquiétez pas ! Nous ne sommes pas kasher.
— On adore le porc, ajoute M. Seuss. On n’y voit pas d’objection. Les
cochons meurent constamment pour nous. D’ailleurs, le vôtre a l’air délicieux.
Comment appelez-vous ce plat ?
— Du pernil, répond Pa.
La team Seuss vient juste d’apprendre son mot du jour.
Je tiens la main de Mme Seuss et de Pa, et pose un pied sur celui d’Arthur
tandis que Ma dit les grâces. Elle remercie Dieu pour la nourriture et pour nous
avoir réunis, Arthur et moi, car grâce à cette rencontre nous pouvons prendre ce
repas avec de nouveaux amis. Je jette un œil à Arthur : il ferme les yeux mais
sourit si fort que je vois ses dents magnifiques. Comme s’il avait assez fait de
vœux aux étoiles pour que ses rêves se réalisent. Nous disons « amen » tous
ensemble.
Mme Seuss goûte un morceau de jambon :
— C’est délicieux.
— Merci, répond Ma en tapotant son coude et en posant l’autre main sur son
cœur. Mami m’a appris à cuisiner ce plat quand j’avais sept ans. Elle me donnait
toujours des cours de cuisine après l’école pour que je sache me débrouiller une
fois rentrée à la maison. Je me préparais à goûter et commençais le dîner en
faisant mes devoirs. J’aime ça, cuisiner.
— Vous êtes cuisinière professionnelle ?
— Non. Je suis comptable dans une salle de sport. J’aurais peur de ne plus
aimer me mettre aux fourneaux si quelqu’un me payait pour le faire. Cela
deviendrait un travail, et je ne serais plus enthousiaste à l’idée de rentrer préparer
le repas avec ma famille.
Sérieux, comme j’aime ma mère. C’est le genre de personne qui s’arrangera
pour que vous vous sentiez ici chez vous même si elle a un problème avec vous,
un peu comme avec Hudson. Mais je sais qu’elle se sent déjà parfaitement à
l’aise avec Mme Seuss, et je les imaginerais presque se revoir sans nous. Sauf
que Mme Seuss rentrera en Géorgie à la fin de l’été et emmènera mon petit
copain avec elle.
— Vous êtes avocate, n’est-ce pas ? demande Ma.
— Oui. Chez Smilowitz & Bernbaum. C’est un cabinet génial qui ne voit
aucun inconvénient à ce qu’Arthur suive votre fils dans un bureau de poste au
lieu d’aller acheter du café.
Tout le monde rit. Je n’avais pas compris jusque-là qu’Arthur était entré dans
ce bureau de poste juste pour me suivre.
— Et vous, Diego ? demande M. Seuss.
— Je suis directeur adjoint chez Duane Reade. Ce n’est pas le grand luxe,
mais on est à l’aise. J’ai une équipe super – enfin, à peu de chose près. Les
factures sont payées. On a à manger sur la table. Ben a son argent de poche. Tout
le reste serait un plus.
Je pense souvent à ces plus. Des vacances sur les îles tropicales que je vois
sans arrêt dans les films. Des baskets chères que je pourrais porter dehors au lieu
de les garder dans un placard de peur de les bousiller. Une voiture familiale pour
aller prendre l’air loin d’ici le week-end. Un iPhone et un ordi portable plus
récents. Des études à la fac, puisque je n’aurai jamais d’assez bonnes notes pour
décrocher une bourse. Des choses dont la famille d’Arthur n’a pas vraiment à se
soucier.
Pa retourne la question à M. Seuss :
— Et vous ?
— Programmation informatique. Je ne travaille pas en ce moment à cause du
déménagement. (Il se tourne aussitôt vers sa femme.) Mais ce n’est la faute de
personne. Je pensais que ce serait plus facile de trouver un poste intéressant et
compatible avec notre calendrier avant de rentrer chez nous.
— Le travail vous manque ? demande Ma.
— Beaucoup. La première semaine, j’ai passé des heures sur Netflix, mais
c’est divertissant, pas satisfaisant. J’en suis à une dizaine de consultations
gratuites, mais je n’ai toujours pas été embauché. Ça commence sérieusement à
peser sur mon moral – sur notre moral. (Il désigne Arthur et Mme Seuss.) Mais
on tient bon.
— Le coquito vous redonnera du baume au cœur, promet Pa. Mettre les
garçons mal à l’aise pourrait aider aussi, non ?
— Ah, c’est pas de refus.
Arthur et moi répondons à l’unisson :
— Non.
Nos parents échangent des histoires sur nous enfants. Je pensais ne plus rien
avoir à cacher, vu qu’Arthur est au courant pour mon rattrapage, mais je n’étais
pas prêt à le laisser découvrir qu’à dix ans environ Dylan et moi jouions à une
émission de téléréalité qu’on avait intitulée Les Très Vilains Garçons, sans se
rendre compte à quel point ça sonnait sexuel. Arthur, lui, s’enfonce dans sa
chaise quand tout le monde, y compris moi, explose de rire en apprenant qu’il
n’arrêtait pas d’emprunter le téléphone de son père pour prendre des selfies avec
les mannequins des magasins de fringues quand ils sortaient faire les courses
pour la rentrée.
— J’en ai une autre, commence Mme Seuss.
— Non, tu n’en as pas d’autre, réplique Arthur. Tu viens de tomber en rade
d’histoires.
— Il y a quelques mois de ça, quand Arthur a découvert qu’on passerait l’été à
New York, Michael et moi sommes rentrés tôt de l’anniversaire d’une amie, et
on a trouvé Arthur en train de…
— Maman !
— … de regarder un clip de Dear Evan Hansen sur YouTube tout en chantant
à tue-tête et en dansant.
— C’était magnifique, confirme M. Seuss.
Cette fois je ne ris pas, car mon copain a l’air un peu vexé. Je me lève et dis :
— Arthur, viens dans ma chambre. Je vais te montrer la couverture que j’ai
dessinée pour mon livre.
Il heurte presque son père en quittant sa chaise.
— Avec plaisir.
— Mais attendez, on n’a pas fini de manger, nous retient Ma.
— La nourriture ne va pas s’envoler. (Je prends la main d’Arthur.) On revient.
— Laissez la porte ouverte ! nous crie M. Seuss.
On se dirige vers ma chambre, rouges jusqu’aux oreilles. Comme si on allait
s’enfermer à clef pour s’envoyer en l’air avec eux à deux pas.
Sauf que, dès le seuil franchi, j’emmène Arthur hors de leur vue et je
l’embrasse avec cette faim rugissante qui exige qu’on passe plus de temps
ensemble à mesure que les jours avancent.
Je reprends mon souffle et demande :
— Ça va ?
— Mieux, maintenant. C’est juste que je n’aime pas qu’on me taquine sur
Broadway. Les vidéos m’aident à tenir. J’ai vu deux spectacles le mois dernier,
mais ce n’étaient pas mes préférés. (Il écarquille les yeux.) Oh. Pardon. C’est nul
de dire ça. Me plaindre que les spectacles de Broadway n’étaient pas assez bien.
J’ai déjà de la chance d’en avoir vu un. Je n’arrête pas de tenter le tirage au sort
pour gagner des billets gratuits pour Hamilton et Dear Evan Hansen, mais je n’ai
pas de bol.
— Tu as encore le temps. Et puis tu pouvais tomber plus mal pour les
musicals.
— T’as raison.
Arthur promène son regard dans ma chambre. Il s’approche de mon bureau.
— Alors c’est ici que s’écrit le futur best-seller et phénomène mondial intitulé
La Mêlée des mages maléfiques. Où est la couverture que tu voulais me
montrer ?
Je vais piocher dans mon tiroir la chemise violette où je range les dessins de
quelques petits monstres de l’histoire et j’en sors la couverture du livre. Elle
s’inspire de celles des Harry Potter, mais avec au centre un sorcier aux traits
semblables aux miens. Il se cache derrière un mur démoli tandis que des
magiciens maléfiques le recherchent. C’est très très mauvais, et même Arthur se
marre.
Il étudie le reste de ma chambre. J’ai enfermé le carton de rupture de Hudson
dans le placard de mes parents quelques heures plus tôt. Je devrais m’en
débarrasser. Je n’aime pas faire des cachotteries à Arthur. Mais c’est exactement
comme ces vieilles publications sur Instagram que je ne me résous pas à
supprimer. Comme si Hudson n’avait jamais existé. Comme si je devais avoir
honte de lui. Et puis, jeter les bons souvenirs me fait l’effet d’une claque sur le
visage de notre histoire. Ça n’a rien à voir avec l’avenir.
Je ne sais pas.
— Ta chambre me plaît beaucoup. Tout l’appart, en fait. J’espère que ça ne
sonne pas étrange, dit comme ça, mais j’apprécie ton chez-toi parce qu’il me
donne plus l’impression d’un vrai foyer que ma propre maison. Tout, ici, semble
avoir son importance. Si un objet se brisait ou se perdait, on le remarquerait.
Alors qu’il y a tant de bibelots totalement remplaçables chez moi.
— Tu ne sais peut-être juste pas pourquoi certaines choses sont importantes ?
— Peut-être. Je dois apprendre à mieux poser les questions.
Arthur s’assied sur mon lit.
Je me pose à côté de lui et je pense au sexe, parce que c’est ce qui arrive
quand ton copain mignon est au lit avec toi. Si on se décide à faire l’amour tant
qu’il est à New York, ce sera sa première fois. J’ai une pression de malade. Je
veux lui assurer une super expérience, comme ça, peu importe ce qu’il adviendra
de nous, il ne regrettera jamais notre choix. Tout comme je ne regrette pas
d’avoir perdu ma virginité avec Hudson (et lui non plus, j’espère). Les gens
changent. Il a changé, moi aussi, mais je n’ai aucun problème avec ceux que
nous étions quand nous avons couché ensemble. Et j’aimerais penser toujours la
même chose vis-à-vis d’Arthur.
Je me penche pour l’embrasser quand ma mère nous appelle :
— On a arrêté les anecdotes sur vous ! Venez finir de manger.
Je lui presse la main et nous retournons à table.
Le dîner se poursuit sans obstacle. On rigole ensemble, et pas des uns ou des
autres. La seule chose qui aurait pu rendre la soirée un peu plus parfaite encore,
c’est si Dylan et, ouais, Samantha aussi avaient été là. Je n’aime pas l’idée de
devoir raconter ce repas à Dylan sans pouvoir lui faire honneur. J’oublierai
forcément certaines blagues qui nous ont fait mourir de rire. Mais j’imagine que
c’est juste le cycle qu’imposent les relations amoureuses – le temps passé avec
les meilleurs amis est réduit, et à la place on gagne cette nouvelle vie dont ils ne
font pas toujours partie.
Arthur et moi aidons à débarrasser la table tandis que mon père présente les
cookies que les Seuss ont apportés. Ils sont énormes – on dirait que quelqu’un a
posé quatre tas de pâte trop près les uns des autres sur le plateau et que ça a
donné naissance à un méga cookie. Il y en a deux au chocolat et pépites de
chocolat, deux aux flocons d’avoine et raisins secs, et deux aux noix et pépites
de chocolat.
— Un grand merci à vous de vous être chargés du dessert, dit Pa.
Il tend la boîte à Arthur, qui décline.
— Choisissez en premier, vous êtes nos hôtes.
— Lèche-cul, plaisante M. Seuss avec un sourire.
Pa attrape un double choco et Arthur le regarde mordre dedans avec des yeux
écarquillés, comme si mon père venait de lui piquer sa voiture et était allé la
crasher contre un mur. Ma choisit le second double choco parce qu’elle n’a
jamais été fan des noix ou des raisins secs. Arthur l’observe comme si elle venait
d’acheter le dernier billet au monde pour Hamilton.
Je suis prêt à parier gros qu’Arthur voulait cette variété-là.
— C’est tellement bon, se réjouit Ma.
Arthur se rabat sur un noix et pépites de chocolat dont il retire les noix.
M. Seuss mord dans le flocons d’avoine et raisins secs avant de commenter :
— Je ne passerai sans doute plus jamais vingt minutes dans une queue pour un
cookie, mais je ne regrette pas qu’on l’ait fait.
On parle encore un peu avant de mettre fin à la soirée. Quand Arthur prend
mes parents dans ses bras, je n’arrive pas à croire que tout ça est réel. Chaque
fois que Hudson venait dîner, il leur serrait juste la main comme s’ils étaient ses
patrons et non mes parents. Et c’est vraiment génial de voir nos pères se saluer
de la même façon, et d’entendre Pa demander à M. Seuss de revenir vite
puisqu’ils n’ont même pas ouvert le vin qu’ils ont apporté. Mme Seuss échange
son numéro avec Ma, et bon sang, si je fais un jour réapparaître ma mère dans
LMMM, il faudra que j’inclue sa BFF, l’enchanteresse Mara.
Arthur et moi, nous nous embrassons rapidos pendant que les parents se disent
au revoir, et la team Seuss nous remercie une dernière fois avant de nous quitter.
— C’était très amusant, dit Ma. Arthur est merveilleux, adorable et très bien
élevé. Je l’aime beaucoup. Et ses parents aussi.
— Pareil pour moi, je confirme.
— Qu’allez-vous faire quand il rentrera chez lui ? me demande Pa.
Je hausse les épaules. Cette question est trop nulle.
— Je vais juste apprendre à le connaître tant qu’il est ici.
Je repense au sourire immense sur les lèvres d’Arthur pendant le dîner, alors
qu’il croyait que personne ne le regardait, et à la façon dont je pourrais lui en
faire décrocher d’autres. Lui en faire décrocher autant que possible.
Chapitre 23

ARTHUR
Lundi 23 juillet

— Je sors cinq minutes, maugrée Namrata, et je te retrouve debout sur une


putain de chaise ?
Le poing serré sur la poitrine, j’explique :
— Je prends une pause sensorielle. « Oh Benny boooooooy… the pipes, the
pipes are calling. »
Juliet lève le nez de son ordinateur portable.
— Estimons-nous heureuses qu’il ait arrêté de chanter « Ben’s Body Is a
Wonderland ».
— Passons. J’ai une annonce à vous faire, décrète Namrata. Devinez qui lâche
la fac et retourne vivre chez ses parents ?
Je sursaute.
— Toi ?
Elle ricane.
— Mais non, crétin. Les colocs de David.
— Les créateurs de porno dino ?
— Comme leur Kickstarter a atteint son objectif, ils prennent leur année pour
travailler sur Jurassion Passion. Apparemment, sept cent quatorze personnes
sont prêtes à payer pour lire ce petit chef-d’œuvre.
Elle hausse les épaules.
— Tant mieux pour eux ! (Je redescends sur mon siège et fais rouler mon
fauteuil jusqu’à la table.) On devrait fêter ça.
— Tu veux organiser un pot pour célébrer l’érotique paléontologique ?
s’étonne Juliet.
— Je suis de bonne humeur, d’accord ?
— On avait remarqué, bronche Namrata.
— Vous voulez savoir pourquoi ?
— On le sait déjà. Ça commence par un B et rime avec veine, comme dans :
« Quelle veine si tu te mettais à bosser sur le dossier Shumaker ! »
— Dix points pour Serdaigle ! j’annonce, le poing brandi comme un micro.
Mais quel Ben ? S’agit-il d’Affleck ? Stiller ? Carson ? Que nenni, c’est
BENJAMIN HUGO ALEJO. Mon… petit copain. (Petit roulement de tambour.)
Et aussi Ben Platt.
— Super discours, dit Namrata.
Juliet me contemple un moment, le menton dans les mains.
— C’est assez fou, quand même, dit-elle. Je ne t’en aurais pas cru capable. Tu
colles une affiche pour ce mec, tu le retrouves pour de vrai, et vous voilà en
couple.
— Mais oui ! Officiellement, même. Le plus officiellement du monde.
— Bon sang. Et tu as déjà rencontré ses parents, ajoute Namrata. Ça fait quoi,
deux semaines ?
— Tout juste.
J’esquisse un sourire radieux.
— Alors, quelle est la prochaine étape ?
Le plus dingue, c’est que je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais même pas
ce qui vient après. Parce que Broadway me dit une chose, mais Reddit m’en dit
une tout autre. Et aucun conseil ne semble coller à la réalité de mes sentiments.
Rien ne se passe comme je m’y attendais. J’avais beau savoir que je serais
transi, je ne me doutais pas que j’éprouverais une telle certitude. Je ne me
doutais pas que le monde trouverait enfin un sens. Ce qui est étrange, parce que
deux semaines, c’est rien, même moi je le sais. Alors pourquoi ces deux
semaines avec Ben semblent-elles aussi décisives ?
Je serais presque effrayé de la facilité avec laquelle je m’imagine un avenir
avec lui. Effrayé de voir à quel point, chaque minute, quelque détail vient le
rappeler à mon souvenir. New York en général me rappelle Ben.
En ce qui me concerne, Ben incarne New York.
Et c’est terrifiant.
Mardi 24 juillet

Oui salut bonjour on n’a toujours pas parlé de ce truc Compliqué !! Vous
êtes dispos ?
Hellllooooooo Jess, helllooooo Ethan…
JESSICA NOOR FRANKLIN ETHAN JON GERSON OÙ ÊTES-
VOUUUUUS ?
Suis seul dans le chat groupé. Émoji grincheux, émoji grincheux, émoji
grincheux.
Vous êtes au Target, avouez, pourquoi est-ce que Target a une connexion
aussi merdique WTF !
VIREZ VOS FESSES DE LA BOUTIQUE À UN DOLLAR ET
GLISSEZ-VOUS DANS MES TEXTOS !!!
Mercredi 25 juillet

Le mercredi venu, je ne suis plus qu’une boule de feu humaine. Le boulot


terminé, je me précipite hors du bâtiment et m’arrête précipitamment à hauteur
de Morrie, le portier. Ben me fait une surprise ce soir. Je ne sais pas où il
m’emmène, mais il m’a monté le bourrichon toute la semaine.
— Du calme, docteur, dit Morrie avec une étincelle dans le regard. On est
pressé ?
— Je dois retrouver quelqu’un.
Mon petit copain. Mon petit copain mon petit copain mon petit copain.
Morrie s’efface pour ouvrir la porte à quelqu’un. J’en profite pour jeter un
coup d’œil à mon téléphone. 17 h 15, rien de la part de Ben. Je balaie la rue du
regard, répertorie tous les visages. Pas de Ben à l’horizon. Je ravale ma
déception et lui envoie un petit texto.
Un instant plus tard : Suis à la bourre, désolé ! Cinq minutes.
Il arrive à 17 h 30.
Je le regarde.
— Je te croyais mort.
— Non… désolé. Pas fait gaffe à l’heure.
Il me serre dans ses bras.
— Salut.
C’est le genre de dichotomie qui me vrille le cerveau. D’un côté, voilà Ben, en
retard pour changer et qui ne semble même pas s’en soucier. De l’autre, je n’ai
pas envie qu’il arrête de me câliner. Jamais.
On prend la direction du métro.
— Alors, où est-ce que tu m’emmènes ?
— Dans le centre.
— Intéressant.
J’étudie sa tenue. Plus habillée qu’à l’accoutumée. Je crois bien que c’est la
première fois que je lui vois autre chose qu’un jean.
Il consulte l’heure sur son téléphone.
— Tu as peur qu’on soit en retard ? Veux-tu qu’on prenne un Lyft ?
— Ça va aller.
— Je peux payer… (Je tente, mais son regard me cloue sur place.) Ou pas. Ça
ira sans doute plus vite en métro, de toute façon.

Sauf que le métro n’est pas plus rapide. Il fait des siennes. Grand Central se
trouve littéralement à une station de Times Square, mais la rame ne démarre
jamais. Les portes ne se ferment même pas. Au bout d’un moment, je me tourne
vers Ben.
— Ça arrive que les trains… oublient de partir ?
Il tapote la barre, les lèvres serrées.
— Je ne sais pas ce qu’il se passe.
— Tu crois qu’il faut prévenir quelqu’un ?
— Qui donc ?
— La régie des transports métropolitains.
La réponse le fait sourire.
— Je ne crois pas, non.
— J’ai entendu quelqu’un vomir, lance un type maigre avec des lunettes.
Ben consulte une nouvelle fois son téléphone.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il n’entend pas ma question.
Le maigrichon reprend :
— Du coup, il faut nettoyer le wagon et tout stériliser. Mieux vaut se mettre à
l’aise. (Il a l’air presque content de la situation.) On en a pour un bout de temps.
— On ferait mieux d’y aller à pied, annonce Ben. Viens.
Je le suis dehors.
— On n’est pas très loin. On y sera dans dix minutes.
Sauf que les dix minutes en deviennent quinze, et encore, lui marche tellement
vite que je dois presque courir pour tenir le rythme. Il prend Broadway puis la
56e, j’ouvre la bouche pour lui demander où on va, mais c’est alors que je vois la
pancarte illuminée, dans ses tons jaune doré.
— Ben… (Je reste sans voix un instant.) Pas possible.
Il souffle un coup, tout sourire.
— En fait, Lin-Manuel Miranda a organisé une loterie pour…
— Pour les ados inscrits dans les lycées publics de New York, je sais. Je sais !
La vache. C’est la réalité. La réalité vraie.
Ma voix se brise.
— Tu as gagné ?
— Disons que j’ai tenté ma chance. (Il hausse les épaules.) Je ne sais pas. Je
me disais que, même si on avait perdu, on pourrait toujours traîner ensemble.
— Pardon, j’ai bien entendu ?
Ma mâchoire se décroche.
Il esquisse un sourire mal assuré.
— Ça va ?
— Oui, c’est juste que… es-tu sérieusement en train de dire que voir Hamilton
et, je cite, « traîner ensemble » constituent une alternative équitable ?
— J’ai comme l’impression qu’il y a une insulte cachée quelque part dans
cette phrase, s’esclaffe Ben.
Je ne partage pas son hilarité.
— Enfin bref, ils ont déjà dû annoncer les gagnants. Allons voir à la réception.
J’acquiesce, au bord des larmes. Bon sang, je me suis laissé imaginer ce
moment. Rien qu’un instant, juste assez pour me sentir déçu. Personne ne gagne
jamais à la loterie Hamilton. Je tente ma chance tous les jours. Et, certes, les
probabilités sont un peu meilleures dans ce cas précis, mais jamais je n’aurai un
tel pot. L’univers ne m’aime pas assez pour ça.
Je suis néanmoins Ben à l’intérieur, où une blonde à la tenue impeccable tient
le guichet.
— Bonsoir. Excusez-moi, lance Ben, dont la voix a soudain sauté d’une
octave.
Je craque un peu de le voir si gêné face aux adultes.
— Voilà, euh, j’ai participé à un concours réservé aux élèves des lycées
publics aujourd’hui, et je ne sais pas si vous avez déjà annoncé les gagnants ou si
je dois consulter les résultats ailleurs, ou… (Il perd le fil.) Je m’appelle Ben
Alejo.
— Benjamin Alejo ? (La dame le dévisage, les sourcils froncés.) Oh, mon
chou, on vient de donner vos billets.
— P-pardon ? J’ai gagné ?
Mon cœur sombre.
— Deux places au premier rang, mais il fallait les récupérer avant 18 heures.
Si seulement vous aviez appelé…
Ben secoue la tête, muet.
— Je regrette, vraiment. Je peux vous inscrire pour la loterie de demain, si
vous voulez.
— Euh, d’accord, merci, marmonne-t-il.
À peine dehors, il explose.
— C’est ridicule ! (Il marche d’un pas vif, je trotte pour le rattraper.) À quelle
heure ça commence ? 20 heures ? On a plus d’une heure encore. Ils auraient pu
m’appeler !
— Tu plaisantes ?
— Ils avaient mon numéro sur le formulaire.
Je me retiens de hurler. Ou de casser des trucs. Je sens une tornade monter
dans mon estomac.
— Sais-tu seulement combien seraient prêts à tuer pour les places que tu viens
de perdre ? Des sièges au premier rang ?
Ma voix se brise.
— Enfin, c’est pas ma faute s’ils imposent un horaire arbitraire pour
récupérer…
— Ça n’a rien d’arbitraire. C’est comme ça que ça fonctionne. On était en
retard.
— Si le métro ne s’était pas arrêté…
— Si tu avais été à l’heure, on n’aurait pas été dans cette maudite rame.
— Arthur, arrête.
— Je suis juste… (Je souffle un grand coup.) Non mais tu te rends compte que
tu viens de perdre des places pour Hamilton ? Au premier rang ?!
— Ça va, j’ai compris ! Putain. (Sa voix se fait rauque.) Tu n’as pas idée
combien j’ai prié pour que ça marche. Je te jure. J’y tenais tellement.
— Ouais, ben moi aussi.
— Je sais. Arthur. C’est Hamilton. Je suis juste…
— Il ne s’agit pas que de Hamilton, OK ?
— Comment ça ?
Il me dévisage, éperdu.
— Tu ne comprends donc pas ? Bon sang, Ben. (J’ai le cœur tellement serré
qu’il est à deux doigts d’imploser.) Tu as été en retard à chacun de nos rendez-
vous. Sans exception.
— Je sais. Je…
— Et tu veux que je te dise ? Si tu avais vraiment envie de me voir, ce ne
serait pas le cas. Non, monsieur. À croire que tu t’en fiches.
Il me regarde comme si je venais de le frapper.
— Je ne m’en fiche pas !
— Un peu, si. Juste un peu. (Je le fixe, le pouls battant.) Peut-être que moi
aussi, je devrais m’en ficher un peu.
Chapitre 24

BEN
Mercredi 25 juillet

Je ne crois pas avoir infligé une plus grande déception à quelqu’un dans ma
vie.
Les petits copains sont censés avoir la classe ultime. Provoquer des sourires et
renforcer l’autre, même quand ils sont déprimés. Ils ne sont pas censés être à
l’origine d’un cœur brisé. Mais j’ai trahi la confiance d’Arthur et je suis la cause
de son visage non arthuresque. J’ai tenu ses grands rêves de Broadway dans mes
mains et je les ai broyés.
Je n’avais rien d’autre à l’esprit que veiller sur son cœur, et le pire de moi-
même s’en est mêlé.
— Arthur ?
Il est là, debout. Tremblant. Il n’a pas eu l’air aussi blessé depuis le soir où
l’autre connard nous a fait chier dans le train. Maintenant c’est moi, le connard.
Je tends la main vers son épaule et il la repousse d’un mouvement brusque. Puis
il s’affaisse sur le trottoir.
Je veux lui dire que je suis désolé, mais je sais qu’il ne m’entendra pas.
Il pleure. Ça ne concerne plus uniquement les tickets. J’ai tout fait capoter et il
croit que je ressens moins de choses pour lui que lui pour moi. Je sors mon
téléphone et m’assieds près de lui.
— Arthur ? Tu peux me regarder juste un instant ? S’il te plaît.
Je vais sur YouTube. Je dois me débrouiller pour que ça marche, maintenant
plus que jamais.
Je lui tends un écouteur et garde l’autre. Je tape « Hamilton karaoké » et,
quand Alexander Hamilton démarre, je chante sur la mélodie. Je m’expose
devant tout le monde, comme Arthur l’a fait avec Ben. Je sens son regard tandis
que j’essaie de suivre les paroles, de ne pas me concentrer sur cette foule qui
nous croise alors que je ridiculise le spectacle sur le point de commencer juste
derrière nous. Au bout d’une minute, Arthur n’a toujours pas réagi. Mais alors :
— « Je m’appelle Alexander Hamilton », chante-t-il.
Premier rôle. Évidemment.
On tripe sur le reste du morceau, en chantant à l’unisson – l’un plus à l’aise et
considérablement meilleur que l’autre. Mais le seul public qui m’importe, c’est
lui.
Quand la chanson s’achève, je suis prêt à lui demander pardon. Mais Arthur
prend mon téléphone, cherche une reprise de Only Us de Dear Evan Hansen et
se rapproche de moi en chantant les mots « Et si c’était nous, si c’était nous, et
seulement nous ». Cette chanson est sublime. Elle décrit la sensation d’être
désiré par quelqu’un qui vous considère pour ce que vous êtes. La façon dont le
monde – la foule de Times Square – peut sembler s’évaporer quand vous êtes en
compagnie de la bonne personne. Lorsque c’est mon tour de choisir la reprise
suivante, je cherche Suddenly Seymour, de La Petite Boutique des horreurs, un
film que j’ai vu avec mes parents il y a quelques années. Puis il choisit The
Wizard and I de Wicked. Je monte d’un cran avec L’amour brille sous les étoiles
du Roi Lion. J’aimerais pouvoir lire dans la tête d’Arthur tandis qu’il se balance
doucement sur la mélodie. Il sélectionne ensuite What I Did for Love de A
Chorus Line et, à chaque morceau que nous choisissons, c’est comme si nous
étions en pleine discussion sans prononcer le moindre mot.
— Une dernière, propose Arthur.
— On peut rester ici toute la nuit. Sauf que mon portable n’a plus que vingt
pour cent de batterie.
Il lance la vidéo d’un chœur lycéen qui fait des percussions sur My Shot de
Hamilton, et je regrette de ne pas être allé dans ce genre d’école qui donnait des
concerts de jeunes talents, car j’aurais pu voir ce genre de performances en
personne.
Ce qui me rappelle encore qu’on devrait être au théâtre.
— Je suis tellement désolé, Arthur. Je ne me le pardonnerai jamais. On devrait
être en train d’assister à la vraie performance.
— Ce que je vais dire va paraître naze, je sais, mais j’ai préféré celle-ci, et de
loin.
— Vraiment ?
— Ben, des millions de gens peuvent dire qu’ils ont vu Hamilton au Richard
Rodgers Theatre. Nous, on est les seuls à pouvoir dire qu’on s’est assis sur le
trottoir et qu’on a autant profité de Broadway en une nuit.
— Et tu es sûr que c’est mieux ? Parce que…
Arthur me fait taire avec un baiser.
— Bien joué, dis-je.
On se lève.
— Sérieusement, je suis déso…
Un autre baiser.
— OK, mais j’ai tout fait foi…
Un autre.
— Laisse-moi par…
Et encore un.
— Y a des problèmes pires dans la vie que d’être empêché de s’excuser par
des baisers.
— Je suis heureux, Ben. C’était génial, romantique, parfait. Tu es le Roi des
rebonds.
Nous avançons au cœur de Times Square. Des tonnes de passants nous
séparent sans cesse, mais nous nous rejoignons toujours, les promeneurs ou les
selfies de groupe ne nous éloigneront pas l’un de l’autre. Je reprends sa main, et
alors je garde Arthur près de moi. Hors de question de le lâcher.
Ni ce soir.
Ni jamais.
Chapitre 25

ARTHUR
Vendredi 27 juillet

Jessie m’écrit dans la discussion de groupe alors que la rame quitte la


33e Rue : T dispo ?
Gah – en route pour chez Ben. Désolé !
Avec une grimace, je tente d’étouffer une pointe de culpabilité. Voilà presque
une semaine que j’écourte nos séances FaceTime, et nous n’avons toujours pas
rattrapé le temps perdu. Jessie ne m’a toujours pas expliqué ce qu’il y avait de si
Compliqué.
À croire qu’on tournoie dans des directions opposées, que tout va de travers.
Je ne saurais dire pourquoi, mais il me semble que c’est de ma faute. Même
lorsque ce sont Ethan et Jessie qui sont occupés. Même lorsqu’ils ne répondent
pas à mes textos. Disons que ça me fait bizarre, d’être le premier en couple.
Pas de souci, répond Jessie. Vous allez émoji aubergine, émoji pêche, émoji
deux papas avec un bébé, c’est ça ?
Tu me demandes si je vais concevoir un enfant ce soir ?
Pfft tu sais très bien ce que je veux dire.
Évidemment que je le sais. J’ai droit à trois heures et demie de tête-à-tête avec
Ben ce soir, parce que Mme Ortiz, plus haut dans la rue (et agent du Seigneur,
championne des faire-valoir, VIP pour l’éternité) veut jouer aux cartes avec
Diego et Isabel. Et, oui, j’ai parfaitement conscience de ce qui peut arriver quand
on se retrouve seul dans un appartement avec son petit copain à croquer. Mais je
ne vais pas me monter le bourrichon cette fois. Zéro attente.
— « Prochain arrêt : First Avenue », annoncent les haut-parleurs.
Presque arrivé !!!!!! j’écris à Ben.
Qui me répond : Je t’attends à la sortie ! Je t’avais bien dit que je ne serais
pas à la bourre. Smiley. Et six points d’exclamation ? On franchit un cap
dans notre relation ?
Ça veut dire qu’on se lâche sur la ponctuation !!!!!! OK SUIS LÀ, à tout’
Il me répond :
À tout de suite !!!!!!
Et le voilà, avec son casque audio et son T-shirt Iceberg, adossé contre une
clôture devant la sortie. Son visage s’illumine quand il m’aperçoit, ce qui me fait
pétiller l’estomac. Je meurs d’envie de l’embrasser sur la bouche. Rien qu’un
bisou pour le saluer, sans la langue. Au lieu de quoi, je le prends dans mes bras
et il me renifle les cheveux. C’est assez magique aussi.
— Ça me fait tout drôle de te voir ici.
— Je suis déjà venu il y a cinq jours.
— Oui, mais pas ici, ici. (Il désigne vaguement le métro.) Et nos parents
étaient là aussi. C’est différent.
Ses joues s’empourprent. Et, si je ne m’attardais pas sur l’absence de parents
jusque-là, maintenant c’est une tout autre histoire.
— Laisse-moi porter ton sac, dit-il.
— Il est assez lourd.
— Je suis assez costaud, répond-il avec un sourire que je lui rends en le
laissant faire. Ouf ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Mon ordinateur, surtout.
Ainsi que six boîtes de préservatifs. Non que j’espère faire trente-six fois
l’amour. Mais, si sexe il doit y avoir, j’ai besoin de choix, y compris des options
fluorescentes.
On se met en marche.
— Voilà l’East Village. Je suppose que vous avez dû passer par là dimanche.
— Disons que notre Lyft ne nous a pas offert de visite guidée.
— Dans ce cas, tu as la poisse.
— Vraiment ?
— Appartement vide, joli petit copain dans sa jolie tenue de bureau… (Il
ravale un sourire.) Je crains de ne pas être le plus attentif des guides touristiques.
Sauf que, et c’est ça le plus drôle, il se révèle un guide exceptionnellement
attentif. Il ne va pas jusqu’à prendre le chemin le plus long, mais il a une
anecdote pour chaque endroit où l’on passe. Comme son lycée, surnommé le
Vrai Lycée par opposition à Bellezza High, à Midtown, où ont lieu ses cours de
rattrapage. Ou le salon de beauté où lui et Dylan se sont coupé des mèches de
cheveux aux ciseaux à ongles pour les comparer aux boîtes de teinture et savoir
une bonne fois pour toutes quelle était leur couleur naturelle (Dylan : lave
chocolatée, Ben : brun miel). Ou la boutique de bagels qui vend des coupes de
crème glacée à savourer avec de minuscules pagaies en bois. Ou son effroi le
jour où un Dylan âgé de huit ans s’est cassé le bras et a fait une crise d’angoisse.
J’absorbe tout. Je ne l’ai jamais vu aussi animé. J’adore ce côté de sa
personnalité. J’adore voir son quartier à travers ses yeux, j’adore la façon dont
ses souvenirs habitent chaque bloc.
— Nous voilà à Alphabet City, annonce-t-il.
— Je n’arrive pas à croire que ça existe vraiment. On se croirait dans 1, rue
Sésame.
Nos mains s’effleurent au rythme de nos pas.
— La série a failli porter le nom de ma rue, révèle-t-il avec un sourire. Ils
étaient prêts à l’intituler 123 Avenue B.
— Tu habites sur l’Avenue B ?
— Et toi, dans l’appartement A. Je crois que l’univers se paie notre tête.
— Ou nous en tape cinq, dis-je en faisant de même.
Sauf qu’une fois le tope-là terminé, on continue de se tenir la main. Le temps
d’un demi-bloc, peut-être.
Lorsqu’on atteint son immeuble, mon cœur cogne comme un fou dans ma
poitrine.
Il n’y a ni portier ni ascenseur, mais un immense escalier vide menant à un
appartement vide. À peine la porte fermée, il porte ses deux mains à mon visage
et effleure mes pommettes de ses pouces. Sauf qu’il ne m’embrasse pas tout de
suite. Il se contente de me regarder avec un embryon de sourire.
— J’ai un truc à te montrer, dit-il en déposant mon sac par terre.
— Quel genre de truc ?
— Un truc qui déchire.
— Un truc que j’ai déjà vu ?
— Je ne sais pas. (Son sourire se fait si tendre que mon cœur exécute un
soubresaut.) Il est dans ma chambre.
— Oh.
— Alors… tu veux bien…
— Bien sûr. Ouais. D’accord.
Je le suis dans sa chambre, laquelle semble parfaitement méconnaissable par
rapport à dimanche, sans doute pour la simple et bonne raison qu’elle respire le
sexe. J’en tremblerais presque, tellement je suis nerveux. Je n’arrive pas à me
faire à cette étrange possibilité. Ce concept autour duquel mon cerveau tourne
depuis des années. Comment aurais-je pu prévoir le contexte entourant ce
moment – cette soirée, cet endroit, ce garçon en particulier. J’ai toujours songé
que ça semblerait énorme, mais ce n’est pas le cas, et ça me plaît. Pas de prairie
étoilée, mais c’est mieux, parce que c’est Ben.
— Voilà…
Il s’assied sur son lit. Je m’installe près de lui. Il se penche pour attraper son
ordinateur sur la table de nuit. Je le regarde parcourir sa liste d’applications. Je
dois avouer que je ne m’attendais pas à cette étape. Peut-être va-t-il mettre du
porno. Il paraît que certains font ça – l’amour avec du porno en fond sonore. Je
ne saisis pas trop l’intérêt. Ça semble un peu comme regarder des vidéos
YouTube au cinéma. Mais peut-être que ça n’a rien à voir avec le porno. Peut-
être s’agit-il de La Mêlée des mages maléfiques. Peut-être va-t-il ouvrir une
scène de sexe fraîchement écrite pour nous inspirer. Ça, ça me parle.
— Ah, voilà.
Il se recule sur le lit. On se retrouve côte à côte, dos contre le mur. Il oriente
l’ordi vers moi.
C’est… un jeu vidéo.
— Je t’ai créé un Sim, explique-t-il d’un air timide. Regarde, c’est toi.
Et me voilà, plein centre, avec mes cheveux bruns ébouriffés, ma chemise
Oxford et un nœud papillon. C’est presque effrayant de constater à quel point
mon avatar me ressemble. J’ai entendu parler de ce jeu – Jessie est accro – mais
je ne m’attendais pas à un tel soin du détail. Ce n’est même pas une question de
tenue ou de couleurs. Arthur le Sim a pile-poil mon visage. Je cligne des yeux.
— Pourquoi ai-je un losange vert au-dessus de la tête ?
— Tu n’y as jamais joué ? s’étonne Ben.
Je secoue la tête.
— Sérieux ?
— Sérieux.
— Alors là, tu vas passer une sacrée soirée.
Je me force à sourire, mais mon cerveau tourne à plein régime. C’est donc ça.
On va jouer aux Sims. C’est son idée d’une sacrée soirée. Il me présente son
avatar, qui ressemble à Ben en robe de Harry Potter, et en temps normal je
trouverais ça hyper charmant, mais, tout ce que j’ai en tête, ce sont ces trente-six
capotes qui poireautent dans ma besace. Dur de m’enflammer pour mon
dépucelage de Sim quand j’étais persuadé de perdre ma virginité en personne.
Enfin, c’est sans doute ma faute. Moi et mes attentes…
Mais, sérieux, trois heures et demie de tête-à-tête dans son appart, sans
parents, et c’est tout ce qu’il a prévu ? La seule activité à laquelle il ait envie de
s’adonner sur ce lit ?
— On a une maison de cadors, m’informe-t-il. Oh, et on habite avec Dylan.
— Évidemment.
Je dois bien admettre que notre maison Sim déchire tout. Ben n’hésite pas à
tricher avec des codes pour se procurer des sous, si bien qu’on dispose d’une
immense piscine d’intérieur et d’une véranda pour les fêtes. Il y a une statue de
dragon dans l’entrée, une piste de danse lumineuse dans la chambre de Dylan et
un véritable parc d’attractions dans le jardin, avec grand huit, carrousel et tunnel
de l’amour.
— Pour toi et Dylan ? je demande.
— Dylan n’a plus le droit d’y aller, répond Ben d’un air sombre.
Il monte dans notre chambre à coucher. NOTRE CHAMBRE À COUCHER.
— On partage une chambre ?
— Ça t’ennuie ? Dylan est copropriétaire de la baraque, alors je t’ai plus ou
moins… installé dans ma chambre.
Il semble nerveux, ce qui me donne le courage de me rapprocher de lui.
— Ça ne me dérange pas du tout, je réponds en posant la tête sur son épaule.
Ça me plaît de partager ta chambre.
Il passe un bras autour de ma taille et dépose un baiser sur mon front.
Et quelque chose s’enclenche. On ne quitte pas la partie, mais Ben pose son
ordi sur l’oreiller. Puis… c’est difficile à expliquer, mais il m’attire sur lui, on
n’est pas tout à fait allongés ni tout à fait redressés. Il glisse les mains sous ma
chemise ; la chaleur de ses paumes sur mon dos me rend tout chose. Je passe
mes doigts dans ses cheveux et l’embrasse sans réfléchir, et la musique et les
bavardages des Sims passent à l’arrière-plan, bientôt couverts par le cœur battant
de Ben.
Il se dégage, à bout de souffle.
— On enlève ça ?
Du pouce, il taquine un bouton de ma chemise, l’air un peu terrifié.
— Tu veux ?
Il s’empresse d’acquiescer.
— D’accord.
Je me décale un peu sur le côté pour déplacer mon poids. Mon palpitant cogne
si vite qu’il en vibrerait presque.
— Pour info, c’est dur de déboutonner une chemise avec les mains qui
tremblent, dis-je.
Ce n’est pas une blague, mais on rit quand même, le souffle court. Ben me
sourit, les yeux d’abord sur mon visage, puis sur mon torse, et sur la chemise
roulée en boule sur mes genoux.
— Joli marcel, dit-il en attrapant l’ourlet.
Nos regards se croisent. J’acquiesce. L’instant d’après, on se retrouve en
caleçon, à l’horizontale.
— Ça te va ? demande-t-il d’une voix douce.
Je hoche la tête au creux de son cou. Ses doigts se promènent sur mon dos et
mes épaules, puis il m’embrasse avec passion. Je n’arrive pas à me remettre du
contact de sa peau contre la mienne. J’effleure son estomac. Il se tortille.
— J’aurais pas dû… ?
— T’inquiète, souffle-t-il.
On se regarde avec le sourire.
— Alors, dis-je finalement. Est-ce qu’on essaie…
Il écarquille les yeux.
— Tu veux ?
— Peut-être. Ouais.
— OK. Ouais.
Il me serre plus près. On reste comme ça un moment, torse contre torse, joue
contre joue. Puis, lentement, ses doigts se rapprochent de mon caleçon pour
s’immiscer sous l’élastique.
— Ça te va toujours ?
La vache. Je laisse échapper un rire.
— Ouaip.
Alors voilà. Ça y est. On y est, mon corps tout entier en a conscience. Sa main
s’aventure un centimètre plus loin. Je crois que je ne perdrai plus jamais la
trique. Ses yeux ne quittent pas les miens. Il semble nerveux. Il me tient comme
si je risquais de me briser.
Encore un centimètre. Mon cœur bondit dans ma gorge. Comment est-ce
possible ? Comment cela peut-il être réel ? Comment puis-je être le même
garçon qui s’est réveillé ce matin dans un lit superposé ?
— Ça va toujours ? murmure Ben.
J’acquiesce, étrangement au bord des larmes. C’est juste que… je ne sais pas.
Comment est-ce possible ? Comment ça marche ? Non, sérieux, comment ça
fonctionne, précisément ? Qui met quoi où et dans quel ordre et où va la capote
et quid du lubrifiant au juste ? Je n’y connais strictement rien en lubrifiant. Et
voilà Ben qui me regarde tendrement avec ses yeux et ses taches de rousseur et
j’imagine qu’il doit être au fait de la mécanique et je devrais sans doute le
prévenir que je vais être complètement nul. Sauf s’il l’a déjà deviné. Bon sang. Il
doit savoir que c’est une erreur, que je suis une erreur, que le sexe est une erreur,
et d’ailleurs qu’est-ce que c’est que le sexe ? TROP BIZARRE. Quelle drôle
d’idée. À moins que ce ne soit moi qui…
— Tout va bien ? me demande Ben.
— Je flippe un max.
— Oh. (Il écarquille les yeux.) OK.
— Je regrette.
— Non ! Arthur… (Il m’embrasse tendrement et écarte les bras.) Ce n’est pas
un problème, d’accord ? Viens là.
Je fourre ma tête contre son épaule. Il me serre étroitement contre lui.
— Je suis vraiment désolé, je chuchote.
— Faut pas. (Nouveau baiser.) Si t’es pas prêt, t’es pas prêt. Pas de souci.
— Mais je le suis ! Enfin, je le croyais. Je suis juste… Je ne sais pas.
— On essaiera un autre jour. Pas grave.
— Il ne nous reste plus beaucoup de jours.
Il repose sa tête contre la mienne.
— Je sais.
On se contente de respirer en silence un moment.
— T’es déçu ? je demande.
— Jamais de la vie. Je suis content que tu sois là.
— Moi aussi. (Ma gorge se serre.) Bon sang, Ben.
— Hmm ?
— Tu me plais vraiment. Ça me fait un peu peur.
Il tourne la tête pour me regarder.
— Peur pourquoi ?
— Déjà, à cause de toi, je n’ai plus envie de quitter New York.
— Moi non plus, je n’ai pas envie que tu partes.
— C’est vrai ?
Il sourit.
— Tu crois que je te fais marcher ?
— Je ne sais pas. (Je soupire.) Je ne sais pas ce qu’on est censé faire ou
ressentir. Je sais juste que tu me plais vraiment. C’est du sérieux pour moi.
— Pour moi aussi, c’est du sérieux.
— C’est vrai ?
— Punaise, Arthur. (Il m’embrasse.) Te quiero. Estoy enamorado. Tu n’as pas
idée.
Et, même si je ne parle pas un mot d’espagnol, en regardant ses traits, je
comprends.
Chapitre 26

BEN
Lundi 30 juillet

L’été est vraiment passé au niveau supérieur.


J’ai perdu quelques premières fois importantes avec Hudson, mais peu
importe, car sortir avec Arthur me fait l’effet d’une séance de rattrapage. Chaque
baiser qu’on se donne ressemble à une découverte, comme si, à chaque nouveau
souffle, on était de plus en plus à l’aise. Et on n’a pas encore couché ensemble,
ce qui est super. Pas « super » genre « je ne voulais pas le faire » parce que, bon
sang, je le voulais vraiment, et c’est toujours le cas. Mais « super » parce qu’on
ne se force pas juste pour rendre l’autre plus heureux. Je lui conviens bien, il me
convient bien, et ça semble être au-delà du bien – l’univers savait avant nous
qu’on s’aimerait.
J’ignore encore ce qui nous attendra après le départ d’Arthur. Il fêtera ses dix-
sept ans le 4 août. Je n’ai pas les moyens de lui offrir un cadeau bling-bling,
mais mes parents non plus ne cassent pas vraiment leur tirelire pour les cadeaux.
Ils les fabriquent. Au lieu d’acheter à Pa une cafetière qu’il aurait fallu remplacer
au bout d’un an, Ma lui a peint une tasse Je t’aime, Diego qu’il chérit. Genre, si
l’appartement prend feu, il nous sauve nous et cette tasse. Et, au lieu d’acheter
un nouveau livre de prières à Ma, Pa a voulu que je l’aide à s’enregistrer en train
de réciter les versets de la Bible qu’elle préfère, pour qu’elle puisse les écouter
chaque matin.
Mon cadeau, ce sera d’intégrer Arthur à La Mêlée des mages maléfiques. Le
petit et puissant Arturo, qui ignore tout du concept de décontraction. Il a voyagé
depuis les terres de la Grange Géorgie jusqu’à Ever York afin d’affermir sa
réputation dans un domaine qui lui permettra d’accéder à la Maison Yale. Or,
voilà qu’il rencontre Ben-Jamin ; le reste de l’histoire, ce sera juste Ben-Jamin et
Arturo qui sont couronnés rois et passent leur temps à s’envoyer en l’air.
Avant de souffler les bougies d’Arthur, on se réunit tous demain pour fêter les
anniversaires épiques de Harry Potter et J. K. Rowling chez Dylan. Au
programme : regarder Harry Potter à l’école des sorciers, manger des dragées
surprises de Bertie Crochue, envoyer une photo à J. K. Rowling sur Twitter et
croiser les doigts pour qu’elle aime notre tweet.
Je suis tellement heureux que tout se goupille aussi bien.
Enfin, même quand j’ai le moral au beau fixe, les lundis au rattrapage d’été
restent particulièrement craignos. Heureusement, le dernier cours se termine
dans dix minutes et ensuite je vois Arthur. Il va m’aider à étudier, puis on dînera
avec Dylan et mes parents.
Un éclair suivi d’un puissant coup de tonnerre attire tous les regards vers la
fenêtre. Harriett prend un selfie humeur sombre qui lui fera gagner plus de
« j’aime » en une heure que je n’en récolterais en une semaine. Hudson est le
seul à fixer son bureau, perdu dans ses pensées, alors que la classe s’excite
autour de la première pluie de ce mois de juillet caniculaire. Soudain, mon ex se
tourne vers moi, comme s’il avait senti mon regard ; du coin de l’œil, je note
qu’il ne me lâche pas des yeux.
— C’est fini pour aujourd’hui, annonce M. Hayes. Demain, contrôle sur
l’identification des particules subatomiques. Accrochez-vous jusqu’au bout.
Harriett se retourne sur sa chaise et raconte un truc à Hudson. Avant, c’est
vers moi qu’elle se retournait en cours d’anglais. Au début, on parlait de la
musique qu’on aimait, puis Hudson est devenu notre principal sujet de
discussion. Maintenant, elle et moi éprouvons de la gêne l’un envers l’autre sans
qu’il le sache.
Hudson se lève de sa chaise et s’approche de moi, sûrement pour sortir par la
porte du fond, qui sert de raccourci jusqu’aux toilettes. Mais non, il s’arrête à ma
hauteur.
— Je peux m’asseoir une seconde ?
— Euh. Bien sûr.
Soudain, on se retrouve face à face pour la première fois depuis le deuxième
jour de rattrapage.
— Comment ça va ? me demande-t-il en tapotant ses ongles les uns contre les
autres.
— Hum. Bien. (Je ne comprends pas ce qui se passe.) Tu es sûr que tout va
comme tu veux ?
— Ça fait un bail, élude-t-il.
— Ouaip.
— Je veux qu’on discute.
— De quoi ?
Il prend une profonde inspiration.
— Pas de nous. Je sais que c’est fini à cause de ce qu’on sait, et je… J’ai vu
une photo de toi au karaoké avec Dylan et un mec…
— Tu as regardé mes photos ? Tu n’es pas en train de « hashtag tourner la
page » ?
Merde. Je me suis cramé tout seul. C’est écrit en gros sur mon front :
« Coupable du même crime ».
Hudson a un grand sourire satisfait.
— Toi aussi tu as regardé mes photos. On ne pourrait pas juste rattraper le
temps en discutant plutôt qu’en vérifiant l’Insta de l’autre ? Essayons de
redevenir amis. Harriett veut te revoir autant que moi. Tu lui manques à elle
aussi.
Mes bras prennent la chair de poule. Je n’aime pas que Hudson ait le moindre
effet sur moi. Il est celui qui m’a embrassé, qui a couché avec moi, qui m’a
confié des secrets et m’a laissé croire que ça pouvait devenir sérieux entre nous.
Tout serait beaucoup plus simple si j’arrivais à être le genre de type heureux de
manquer à son ex et qui s’en fiche parce qu’il a un nouveau mec encore plus
génial. Mais j’ai réellement envie qu’on redevienne amis, lui et moi. Ainsi
qu’avec Harriett. Et, la seule raison pour laquelle je regrette vraiment,
sincèrement d’être sorti avec Hudson, c’est parce qu’on n’a pas pu conserver
notre amitié après la rupture. Après tout, on peut peut-être repartir sur de bonnes
bases.
— D’accord. Je dîne avec Arthur et Dylan plus tard, mais on peut discuter un
moment avant.
— Cool. Ça ne nous engage à rien et il n’y aura rien de chelou. Enfin, si, ce
sera peut-être un brin chelou.
— Un brin, ça passe. Mais je m’enfuis en courant au-delà d’une certaine
limite.
— Comme la fois où on n’a pas arrêté d’appeler Harriett « maman » pour
imiter ses abonnés ?
— Exact. Enfin, quoi, elle a dix-sept ans. Comment elle pourrait être la mère
de tous ces gamins de quatorze piges ?
Ouah, ça s’annonce peut-être positif. Je vais récupérer mes amis, leur
apprendre pour Arthur et, si ce dernier ne trouve pas ça trop bizarre, il pourrait
même avoir une chance de les rencontrer avant son départ. Pour le coup, ça
risque d’être chaud de le convaincre, mais je pense qu’il finira par accepter. On
pourra aussi inviter Dylan et Samantha.
M. Hayes sort de la salle – j’ai promis à mes parents de lui demander où j’en
étais, niveau progrès.
— On se voit dehors avec Harriett, je lâche à Hudson avant de me lever et de
courir après le prof.
Il avance très vite pour quelqu’un en béquilles ; au fond, je suis sûr qu’il a
laissé tomber la Spartan Race pour ne pas froisser l’ego fragile des autres mecs.
— Monsieur Hayes ?
— Oui ? me répond-il tandis qu’on descend lentement l’escalier.
— Vous voulez que je porte votre sac ? Ou votre béquille ?
— Je me débrouille, merci. Alors, je t’écoute.
— Est-ce que vous pensez que j’ai des chances de réussir l’examen final de la
semaine prochaine ? Je n’ai vraiment pas envie de redoubler.
— Je sais bien que les cours d’été ne sont pas une partie de plaisir, mais tu vas
vraiment devoir cravacher encore davantage la semaine qui vient. Tu ne rates
pas tes contrôles, mais…
— Je n’explose pas les scores non plus.
J’ai carrément la nausée. Si je rends des devoirs maison nuls alors que j’ai
internet pour m’aider, je vais tout foirer quand je serai seul devant ma copie.
— Tu vas y arriver, Ben. La semaine prochaine, je resterai un ou deux soirs
après les cours pour des sessions de soutien. Je te conseille vivement de passer
plus de temps à étudier chaque soir d’ici au contrôle. Ce serait peut-être une
bonne idée de former un groupe avec tes camarades et de vous interroger les uns
les autres.
Nous sortons du bâtiment. Je vais lui demander quels jours il a prévu de rester
pour les sessions de soutien quand je vois Arthur sous l’auvent d’un magasin, à
l’abri du déluge. Il sourit et me fait coucou. Je ne sais pas ce qu’il fabrique ici,
mais tout à coup mon cœur s’accélère.
Je dois me débarrasser de lui.
— D’accord-monsieur-Hayes-merci-au-revoir-attention-avec-votre-jambe-les-
marches-sont-trempées.
Je manque de me casser la gueule en courant rejoindre Arthur, qui se précipite
aussi à ma rencontre.
— Hey.
Je lui chope la main et le ramène sous l’auvent. Je le prends dans mes bras,
l’embrasse et le fais pivoter dos à l’entrée du bahut.
— Tu n’es pas à ton stage ?
— Je suis « malade », m’explique-t-il en mimant des guillemets avec ses
doigts. Je gruge le reste de l’après-midi.
— Pourquoi ?
— Parce que je voulais être avec mon copain avant que ses parents ne rentrent
à la maison. Je me disais qu’on pourrait réessayer. Tu sais…
Je regarde compulsivement l’entrée. M. Hayes passe à côté de nous pour
rallier la gare.
— Bosse dur ! me lance-t-il en approchant la main pour qu’on se tape le
poing.
— Comptez sur moi.
C’est possible de suer quand on a déjà le visage mouillé ? Si je m’en tire sain
et sauf, je promets de tout remettre à plat, de tout arranger. Allez, univers, je t’en
prie.
— C’est qui, ce type ?
Je ne vois pas Hudson, mais il a peut-être pris la sortie annexe.
— Qui ça ?
— Celui à qui tu parlais. Avec les béquilles.
— Ah ! M. Hayes. Ouais. C’est mon prof.
— Cool, sourit Arthur. Alors est-ce qu’on…
— BEN !
Je suis à deux doigts de vomir. Hudson descend les marches en courant et par
pitié par pitié par pitié faites qu’il tombe et ne se relève pas avant qu’Arthur et
moi soyons très très loin. Arthur se retourne. Il plisse les yeux. Et c’est trop tard.
Trop putain de tard.
— Harriett ne peut pas venir, explique Hudson en s’approchant de moi. (Il
repère Arthur.) Mister Panini ?
Arthur devient écarlate. Est-il choqué ? Gêné ? Les deux ? Aucune idée. Il me
demande :
— C’est quoi cette histoire, Ben ?
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Ça a beau être la vérité, une étiquette « gros salaud bien cliché » se matérialise
sur mon front.
— Qu’est-ce qu’il fait ici ? veut savoir Arthur.
Hudson recule d’un pas et dit :
— Je vous laisse vous expliquer.
— Ben. Pourquoi il est là ?
— Il est au rattrapage lui aussi.
Arthur tire une tête comme si je lui avais mis un coup de poing dans la face.
Comme si je lui avais mis un coup de poing dans le cœur. Il me tourne le dos et
s’enfonce sous la pluie, traînant son sac à bandoulière sur le sol. Je le rattrape et
reste à ses côtés.
— Et donc, tu sors avec ton ex après les cours, tranquille ? Est-ce qu’il est
seulement au courant pour moi ? Est-ce que tu t’arranges pour nous voir tous les
deux en même temps ?
— On allait justement se voir pour parler de toi, c’est la vérité !
— Et depuis quand est-ce que vous traînez ensemble ?!
— Ça allait être la première fois aujourd’hui, je te le jure !
Arthur balance son sac contre un mur.
— NON ! Tu t’es fait choper aujourd’hui. C’est ça, la première fois. (Il se
penche en avant en se tenant le ventre.) Je vais vomir. (Je pose une main sur le
bas de son dos et il la balaie aussitôt.) NE ME TOUCHE PAS.
— Arthur, s’il te plaît, écoute-moi. Ça a l’air horrible. Catastrophique. Mais je
te promets que je t’aim…
— Dans quel monde de dingue tu vis pour que ton ex soit mieux rencardé que
ton copain ?
Il se relève, ramasse son sac et s’en va. Je le suis en laissant un peu plus de
distance entre nous.
— Comment ça se fait qu’il sache pour moi sans que je sois au courant pour
lui ?
— Je ne voulais pas te blesser. J’ai essayé de t’en parler, mais plus j’attendais,
plus ça devenait dur, plus ça empirait et…
— Alors t’aurais juste dû me le dire !
— Oui, j’aurais dû, mais il ne s’est rien passé entre nous. Je ne peux pas
changer le fait qu’on soit tous les deux au rattrapage. Je suis désolé qu’on ne soit
pas aussi brillants que toi.
— Ne va pas en plus rejeter la faute sur moi ! Je ne suis pas en colère pour le
rattrapage, ça, je m’en tape. Mais ça aurait été sympa de savoir que Hudson y
était avec toi.
— Ah ouais, genre t’aurais été trop à l’aise de l’apprendre. Tu ne me fais
clairement pas confiance. Et c’est normal, on ne se connaît même pas depuis un
mois. (J’inspire un grand coup.) On avait tellement d’attentes l’un envers l’autre,
et honnêtement, je ne savais pas si on allait pouvoir les satisfaire, mais on y est
arrivés.
— Ben, arrête. Je n’ai pas besoin d’entendre que tu n’y croyais pas depuis le
début.
— J’y croyais, mais à quoi ça sert ? Tu quittes la ville dans une semaine.
Arthur ferme les yeux et les serre fort. Il tremble. Quand il les rouvre, je lis
dans son regard une énorme douleur et une grande colère.
— Alors tu vas rester là et faire comme si tout ça n’avait existé que dans ma
tête ? Tous ces premiers rendez-vous, les rencontres avec tes parents, tes amis
et… tout.
— C’était pas…
— Est-ce que tu as renvoyé son carton à Hudson ?
— Quoi ?
— Le carton que tu allais lui poster le jour de notre rencontre.
La pluie s’abat sur nous avec rage.
Je reste muet. Je ne peux pas lui mentir, et lui dire la vérité serait encore pire.
Arthur secoue la tête.
— C’est pour ça que je ne te fais pas confiance. Je vous souhaite une vie
horrible à Hudson et à toi. (Il me regarde droit dans les yeux.) C’est terminé.
Je tends la main vers son bras.
— Arthur.
— Non ! C’est fini. J’ai hâte de rentrer chez moi.
Je ne crois pas qu’il parle de chez son oncle Milton.
Il s’éloigne et, bien que je sois un idiot fini, j’ai assez de jugeote pour savoir
qu’il ne faut pas le suivre.
Chapitre 27

ARTHUR
Lundi 30 juillet

Évidemment qu’il pleut. Évidemment. Bordel. Je suis trempé jusqu’au


calbute, les cils dégoulinants, et tout n’est que souffrance. Tout est cassé.
Ben et Hudson. Tout ce temps. Bien joué, univers. Belle façon de prouver que
tu n’as jamais été de notre côté. Que tu n’existes même pas. Il n’y a ni plan ni
destin. Rien que nous. Rien que moi et mes efforts. Rien que Ben et son je-m’en-
foutisme. Mais, eh, pourquoi se donner du mal pour un mec qu’on connaît à
peine ? C’est sans doute comme ça qu’il me voit. Comme un crétin de touriste
venu le divertir le temps d’un été.
Vibration dans ma poche. J’ai emballé mon téléphone dans un Ziploc, mais je
me mets à l’abri quand même. Juste pour jeter un œil. Si c’est lui, je ne décroche
pas.
Sauf que non. Surprise, surprise. Ce n’est que Jessie, qui se pointe comme une
fleur pour un FaceTime impromptu. Je sors l’appareil de sa pochette et décline
l’appel – et culpabilise aussitôt, alors je lui textote : Désolé, suis dehors sous la
pluie.
Elle répond immédiatement : Tu peux trouver un coin où parler ? C’est
assez important.
Pierre dans mon estomac. Assez important. Je n’aime pas cette expression. Du
tout. Trop sérieux, trop urgent. Peut-être s’agit-il du truc Compliqué. Peut-être
que ce n’est pas juste un truc Compliqué, mais une mauvaise nouvelle
Compliquée, très mauvaise, et que ça fait des jours qu’elle essaie de me
l’annoncer. Peut-être suis-je un très mauvais ami.
Une seconde.
Je ne prends même pas le temps de réfléchir. Un type en débardeur entre dans
un bâtiment proche. Je l’interpelle :
— Hey ! Pardon, vous voulez bien me tenir la porte ? Mes clefs…
Je perds le fil. Mais ça a dû marcher, parce que Débardeur retient le battant du
pied, juste assez pour me donner le temps de me glisser à l’intérieur.
Le hall est spartiate – pas de canapé, pas même un banc. Rien qu’une rangée
de boîtes à lettres, une plante factice et une seule chaise en bois. Je me laisse
tomber dessus, trempé, au bord du malaise. Jessie accepte aussitôt mon appel.
Elle est avec Ethan – ils sont dans le sous-sol d’Ethan, sur le canapé. Je
déglutis.
— Salut. Tout va bien ?
— Euh, c’est peut-être à toi qu’il faut poser la question, Arthur.
— Quoi ?
Je jette un regard à ma tête dans le petit visuel en bas de l’écran. Waouh. Je
ressemble à rien. À un gros rien fumant.
— Ça va, je suis tout mouillé, c’est tout.
— Bon, tant mieux.
Elle garde le silence un moment. Ethan évite mon regard.
— Alors… dis-je finalement. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Bon, je vais juste cracher le morceau.
Elle hésite. Ma gorge se serre un peu plus à chaque seconde qui passe. Je ne
l’ai jamais vue comme ça. Doucement, je hasarde :
— Jess ?
Elle prend une profonde inspiration avant de bredouiller :
— J’ai un copain.
Mon cœur s’arrête.
— Pardon ?
— Ça fait des jours que j’essaie de te le dire.
Sourire nerveux. Que je m’efforce de lui rendre.
— Un copain. Waouh.
Enfin, c’est chouette. Très chouette. Surtout si on pense qu’il y a trente
secondes je la croyais à l’agonie. Alors, oui, je suis heureux pour elle.
Évidemment. Même si ça sort un peu de nulle part.
— OK… comment il s’appelle ?
— Eh bien… (Regard de côté.) Ethan.
— Sérieux ?
— Non, je veux dire, Ethan et moi, on forme un couple.
Je me fige.
— Un couple de quoi ?
— Très drôle, dit Jessie.
Sans rire.
— Attends. Donc. (Ma poitrine se serre.) Vous êtes… genre… en couple-
couple ?
Ethan acquiesce.
— Voilà.
— Ensemble ?
— Tout juste.
— Depuis quand ?
— Eh bien… (Sourire ténu de Jessie.) Depuis le bal.
— QUOI ?
— Je sais… (Elle entortille ses cheveux.) Bon, tu te rappelles ce moment,
quand ils ont passé la chanson de Chris Brown et qu’on a quitté la piste de danse
pour protester et qu’on a trouvé Angie Whaley qui pleurait dans le couloir parce
que Michael Rosenfield l’avait plaquée et qu’Ethan a dit que ce mec était un sale
con ?
— C’est un sale con, confirme Ethan.
— D’accord, mais alors elle s’est mise à pleurer encore plus fort et toi, Arthur,
tu la serrais dans tes bras, et j’ai traîné Ethan à l’écart pour éviter qu’il
n’envenime la situation… (Elle se mord la lèvre.) Tu te souviens ?
— Vous vous êtes roulé des pelles pendant que je consolais Angie ?
— Plus ou moins, répond Ethan.
Je secoue la tête.
— Non.
— Enfin, c’est ce qui s’est passé, déclare Ethan.
— Vous êtes en train de me dire que vous êtes en couple depuis deux mois, et
quoi ? Vous avez oublié de m’en parler ?
— On a essayé ! Tellement de fois. Mais ce n’était jamais le moment, ou alors
tu parlais de Ben…
— Oh, bien sûr. C’est à cause de Ben et moi. Évidemment.
— Non ! Art’, ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu as le droit de
t’enflammer pour Ben. C’est ton premier copain…
— Ce n’est pas mon copain.
— QUOI ? s’écrient Jessie et Ethan à l’unisson.
Trop craignos.
— Voilà qui semble… important, dit Ethan. Tu veux nous en parler ?
— Je suis étonné que vous ne soyez pas encore au courant, vu que j’en parle
déjà trop.
— Voyons, Arthur, on n’a jamais dit ça !
Waouh. Ainsi, Ethan et Jessie parlent d’une seule voix. Magnifique. Une
nouvelle ère s’ouvre dans notre amitié. Je ravale la boule qui m’obstrue la gorge.
— Peu importe. Vous feriez mieux d’aller vous sucer les amygdales ou faire
l’amour ou que sais-je…
— Est-ce qu’on peut en parler, au moins ? demande Jessie. Je ne voudrais pas
que ça gêne…
Je m’esclaffe méchamment.
— Que ça gêne ? Vous sortez ensemble en secret et vous attendez des mois
pour m’en parler ! Où est la gêne ?
Elle soupire.
— On voulait t’en parler ! Tout de suite. On allait le faire, d’ailleurs, mais
c’était… tu sais. On se demandait « Qu’est-ce qu’on fout ? », « Est-ce que ça va
marcher ? », on tâtonnait. Et puis c’est là que tu nous as fait ton coming out,
Arthur, le même soir ! Alors, évidemment, on n’allait pas te voler la vedette…
— Oh, pardon d’avoir gâché votre soirée avec mon coming out. Désolé pour
la gêne occasionnée.
— Mec, c’est nous qui ne voulions pas gâcher ton moment.
Je foudroie Ethan du regard.
— Depuis quand tu te soucies de mon bien-être ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Hmm, disons que tu te montres bizarre avec moi depuis, je ne sais pas,
moi, l’instant précis où je vous ai dit que j’étais gay.
Sa mâchoire se décroche.
— Tu crois que ça me pose un problème ?
— Alors quoi, c’est juste une coïncidence si tu ne m’as plus textoté une seule
fois en dehors du groupe depuis le bal ? Est-ce que tu t’en rends compte, au
moins ? (Les yeux commencent à me piquer.) On ne peut même plus s’écrire des
textos sans que Jessie nous chaperonne. Mais, bien sûr, tu es parfaitement à
l’aise avec ça.
On dirait que je lui ai mis mon poing dans la gueule.
— Je suis parfaitement à l’aise avec ça.
— Ouais, ben c’est pas ce que…
— Arthur, on savait que tu étais gay.
Mon cœur bondit dans ma gorge.
— Pardon ?!
— Enfin, on ne savait pas, mais on s’en doutait. Tu n’es pas le roi de la
subtilité… pour quoi que ce soit.
— Minute. Vous saviez que j’étais gay, mais vous avez fait semblant du
contraire…
— Ça ne s’est pas passé comme ça, Art’, intervient Jessie. On voulait juste
que tu puisses l’annoncer quand tu serais prêt.
— Et vous aviez prévu de jouer la surprise le moment venu. C’était ça, le
plan, hein ?
— Non. Pas du tout…
— J’adore. Vous aviez mis au point une stratégie et tout. Génial. (Je hoche la
tête.) Comme ça a dû être intéressant, pour vous, de parler dans mon dos. Entre
deux roulages de pelle. Waouh. D’autres secrets à me révéler ?
— Arthur ! Bon sang. Je savais que tu allais mal le prendre.
— Oh, parce que c’est de ma faute ? Vous sortez ensemble ! Depuis le début
de l’été !
— Je sais. Et on a essayé…
— Écoute, ça ne me gêne pas que tu sois gay, déclare soudain Ethan, une
main sur le front. Ce qui me gêne, c’est ma relation avec Jess. OK ? Pour moi
aussi, c’est nouveau. Je ne sais pas comment m’y prendre. J’avais envie de tout
te dire, comme tu le fais pour Ben, et…
— Waouh. (Je laisse échapper un rire sardonique.) C’est ton jour de chance,
alors, parce que devine de qui je n’ai plus JAMAIS envie de parler…
— Non. Arthur. (Ethan prend l’air peiné.) Ce n’est pas ce que je voulais dire.
OK. Ce n’est pas… Bon, je sais qu’on a mal choisi notre moment, mais au
moins, maintenant, tu es au courant, c’est… déjà ça. Je suis désolé. Mais, mon
pote, je veux que tu saches que je n’ai aucun problème avec toi. Je n’en ai jamais
eu. On essayait juste de trouver le meilleur moyen de te l’annoncer, on voulait le
faire ensemble, et ça a tellement traîné que j’ai commencé à avoir l’impression
de te mentir. Or je déteste ça.
— Justement. Vous m’avez menti. Pendant des mois.
Il fronce les sourcils.
— Mais c’était pareil avec toi, quand tu ne voulais pas nous dire que tu étais
gay…
— Je t’interdis. (J’en cracherais presque.) Je t’interdis de comparer ça à un
coming out, tu m’entends ? Ça n’a rien à voir, et tu le sais.
— Bien sûr ! (Jessie a les larmes aux yeux.) Arthur, je suis désolée, d’accord ?
Tu as raison. Sur toute la ligne.
L’espace d’un instant, on se toise tous les trois. Ethan, Jessie et moi.
— Je ne sais pas, dit finalement Jessie. Je pensais que tu serais heureux pour
nous.
— C’est le cas !
— Et j’ai bien compris que c’était le pire moment pour lâcher cette bombe,
parce qu’à l’évidence il s’est passé un truc avec…
— Je n’ai pas envie de parler de Ben.
— Entendu ! Pas de souci, Art’.
— Et vous feriez mieux d’y aller.
— Est-ce que tu…
J’annonce d’une voix étranglée :
— Je raccroche.
Avant de serrer mon sac contre mon cœur et de pleurer jusqu’à en avoir mal à
la figure.
Chapitre 28

BEN
Mardi 31 juillet

La seule personne qui devrait avoir les glandes le jour de l’anniversaire de


Harry Potter, c’est Lord Voldemort. Mais me voilà en train de fixer le mur tandis
que L’École des sorciers défile et, les glandes, je les ai aussi. Pendant que je
ratais mon contrôle ce matin, Samantha est passée chez Dylan en avance pour
« aider à préparer la soirée ». Je pensais que j’allais franchir le seuil et trouver
des bannières de Poudlard accrochées aux murs. Peut-être aussi des bols avec
des bonbons de différentes couleurs pour chaque maison. Au minimum, des
serpentins courant de mur en mur. Mais l’appart de Dylan ressemble autant à
l’appart de Dylan que d’habitude. La seule différence, c’est la Bièraubeurre
fraîchement préparée dans le frigo, les dragées surprises de Bertie Crochue dans
un bol de céréales et nos T-shirts.
Il ne faut pas six plombes pour faire de la Bièraubeurre. Je parie qu’ils ont
couché ensemble, fait la sieste, puis remis le couvert.
— Attention, opinion sujette à controverse, commence Dylan.
Il prend une gorgée de son breuvage, qui épaissit la moustache de mousse qui
macule déjà sa barbe. À tous les coups, il le fait exprès pour que Samantha
vienne la lécher, mais celle-ci a trop d’amour-propre pour ça.
— Michael Gambon est le meilleur Dumbledore.
— Faux. Archifaux, s’insurge Samantha. Richard Harris était parfait pour le
rôle. Un pur Dumbledore. Maintien, apparence, élocution, tout.
Dylan lève un sourcil sceptique.
— La Cour a jugé que les avis sur le casting de Harry Potter n’étaient
autorisés qu’aux fans de plus d’un an.
— Je suis peut-être nouvelle dans cet univers, mais je te sur-harry-pottere
quand même. (Samantha attrape le bol de dragées surprises de Bertie Crochue.)
Je propose un genre de Trivial Tournoi des trois sorciers. Si vous répondez
juste, vous choisissez votre dragée. Si vous avez faux, quelqu’un la choisit pour
vous.
Je joue avec eux, bien que le cœur n’y soit pas vraiment. Si je pouvais
déchirer en chimie autant qu’à ce quiz Harry Potter, je ne me serais jamais mis
Arthur à dos, vu qu’à la base je n’aurais pas été coincé au rattrapage avec
Hudson. Mais bordel, où sont les Retourneurs de temps quand on en a besoin ?
Je ferais un bond dans le passé pour m’empêcher de sortir avec Hudson. Je ne
deviendrais peut-être même pas son ami, puisque c’est comme ça que les choses
ont commencé. Mais, conséquence : je ne serais jamais allé à la poste avec le
colis de rupture et je n’aurais pas rencontré Arthur. Enfin, ce n’est pas comme si
cette histoire-là s’était bien finie.
Dylan a un haut-le-cœur à cause d’une dragée goût vomi tandis que je me
concentre sur le film. Croûtard, le rat de compagnie de Ron, apparaît à l’écran et
m’évoque le « Ben » chanté par Arthur au karaoké. Les choses n’étaient pas
simples à ce moment-là, mais elles étaient plus faciles quand même. Un
« pardon » suffisait à nous faire repartir. Or, à présent, Arthur s’est désabonné de
mon Instagram et a probablement engagé Namrata et Juliet pour qu’elles lui en
bloquent l’accès.
— Sérieux, je suis trop nul.
Je prends une lampée de Bièraubeurre ; on avait prévu de la corser avec du
rhum en pensant que les très irlandais parents de Dylan s’en ficheraient, mais ils
ont calmé nos ardeurs, ne voulant pas que Samantha rentre saoule chez elle.
— J’ai tout gâché. Une belle relation avec Arthur. Quand je pense à quel point
il adore New York… Il ne voudra sans doute plus jamais revenir… alors que
c’est précisément ce que je souhaitais éviter.
Samantha repose sa dragée et s’assied devant moi.
— Tu as fait tout ce que tu as pu pour le moment. Il va peut-être juste avoir
besoin d’un peu plus de temps.
— Je ne suis pas encore allé chez lui. Ni à son boulot.
— Ne fais pas ça.
— Pourquoi pas ? Personne ne l’a invité à mon lycée.
— Certes, mais vous sortiez ensemble, précise Samantha.
Je n’arrive pas à croire à quel point tout est allé vite avec Arthur – le passage
d’inconnus à copains à ex. Nous ne serions pas des ex s’il n’avait pas essayé de
me surprendre. Mais il est comme ça. Quelqu’un qui aime faire un pas de plus
que les autres. Quelqu’un qui pose une affiche pour trouver un garçon dans une
ville qui n’est pas la sienne et où il n’est même pas censé rester.
— De toute façon, je savais que ça ne pouvait pas durer.
— Il n’est plus là que pour une semaine, c’est ça ? demande Dylan.
— Ouais, mais même… Rien ne dure. Hudson et moi, ça n’a pas duré. Arthur
et moi, ça n’a pas duré. Harriett et toi, ça n’a pas duré. Vous non plus, ça ne va
pas durer. Rien ne dure.
— Hum… (Dylan se désigne ainsi que Samantha.) Pas la peine de nous attirer
là-dedans, Bennison.
— C’est pour dire. On se fait tous des films comme si l’univers nous destinait
vraiment à quelque chose d’épique, et puis pouf, plus rien ! Si on était juste un
peu plus réalistes, on ne perdrait pas des gens sans cesse.
Samantha se lève.
— Je vais, euh, rechercher de la Bièraubeurre.
Elle quitte la chambre de Dylan.
— Mec. Big Ben. Bordel.
— Quoi ?
— Tu me sors que ma relation avec ma copine ne va pas durer… devant ma
copine. Comme si elle n’était pas juste là, avec nous. Alors que si.
— Ouais, mais combien de temps ça va durer entre elle et toi ?
— Longtemps, j’espère.
— Mais probablement pas. Tu te montes la tête avec cette relation comme la
dernière fois, mais tu vas décevoir Samantha tout comme tu as déçu Harriett.
Dylan met L’École des sorciers en pause – lui qui ne met jamais un jeu en
pause le fait avec un film qu’on a déjà vu une dizaine de fois.
— C’est différent avec Samantha, elle est…
— Quoi, spéciale ? Tu parles, je connais d’autres filles qui étaient spéciales.
Gabriella, Heather, Nathalia, Zoe et Harriett. C’est ton schéma. Tu plaisantes en
disant que c’était couru d’avance, et puis tu passes à autre chose. Tu n’as aucune
idée de ce que je traverse, là, maintenant.
Samantha revient, récupère son téléphone sur le bureau et annonce :
— Je vais y aller.
— Non, c’est moi, dis-je en me levant.
— Cool, fait Dylan. Peut-être que tu peux aller jouer les victimes avec
quelqu’un qui ne connaît pas le dossier. C’est toi, Ben, qui as brisé le cœur
d’Arthur. Et qui as mis fin à ta relation avec Hudson. Ça n’a jamais été l’inverse.
Tu es blessé, mais ne joue pas les abrutis, tu n’es pas meilleur que moi.
— Tu m’as bien cerné. C’est moi, Ben-le-débile-qui-passe-l’été-au-rattrapage.
— Quoi ?
— Non, rien. (Je regarde Dylan droit dans les yeux.) Tu n’as pas besoin de ton
meilleur ami quand tu as ta future épouse, alors je reviendrai te parler dans
quinze jours quand ce sera fini entre vous.
— Je ne sais pas où est passé mon meilleur ami, mais je suis clairement
content que la tête de nœud qui lui ressemble se casse d’ici.
Dylan prend la main de Samantha et me tourne le dos.
Je me précipite dehors, et c’est là que je réalise. J’ai viré tout le monde de ma
vie. Non, pas viré. Jarté. Plus de Samantha. Plus de Dylan. Plus d’Arthur.
Mais je ne suis peut-être pas obligé de finir tout seul.

Je sais que je ne suis pas censé aller le voir. Ça relève du bon sens. Mais je ne
suis pas prêt à rentrer chez moi. Arrivé devant son immeuble, je lui envoie un
message pour le prévenir que je suis en bas et que j’espère vraiment qu’il est là.
Je descends de suite, me répond-il aussitôt.
Et, en effet, Hudson arrive assez vite dans l’entrée. Il a essayé de me parler ce
matin en cours, mais je l’ai repoussé, car à la base c’est sa faute si je suis dans
cette mouise. Sauf que non, c’est la mienne. Dylan a raison. On est des briseurs
de cœurs, lui et moi, il fait juste semblant de ne pas comprendre. Dans pas
longtemps, on sera de nouveau amis et il me sortira « Je te l’avais dit », alors je
répondrai « Eh ouais », et il conclura « Qui dit de nouveau célib dit plus de
moments chauds bouillants ensemble », et tout rentrera dans l’ordre.
Mais, pour l’heure, je jette un regard alentour pour être sûr qu’Arthur ne
surgisse pas de nulle part et, une fois que la voie est libre, je me jette dans les
bras de Hudson et pleure de toutes mes forces.
Chapitre 29

ARTHUR
Mercredi 1er août

Vous voulez du pathétique ?


Je vais vous en donner : moi, en pantalon de pyjama et T-shirt vaguement pas
sale récupéré du pique-nique d’entreprise de maman, couvert de poussière de
Cheetos, étalé sur le canapé, YouTube ouvert, à regarder des vidéos de Pokémon
dansant sur des chansons de Kesha. J’ai atteint le sommet du mont de la Lose.
Le pic du Fond. Le fond de l’Everest. Regardez-moi franchir le mur de la
Gênance.
La bonne nouvelle, c’est que Dracaufeu remue sacrément bien son popotin.
Mais, la vache. Ça fait des jours que je n’ai pas tenu une véritable
conversation. Papa est à Atlanta pour des entretiens d’embauche, maman
travaille tard tous les soirs. Quant à moi, bien sûr, je suis encore en « congé
maladie ». Pour toujours, j’espère. Au point où j’en suis, je n’ai même plus
l’impression de mentir.
Vers 20 heures, maman rentre et vient se poser sur l’accoudoir du canapé.
— Comment te sens-tu, mon chéri ?
Je bricole une toux et manque de m’étrangler.
— Toujours pas mieux ?
— Toujours pas, je confirme.
Elle pose une main sur mon front.
— Pas de fièvre, pourtant. Ouvrons l’œil. (Elle me caresse les cheveux.) Ça va
aller ce week-end ? Je m’en veux de te laisser seul le jour de ton anniversaire.
— Pas de souci.
Parce que voilà le truc : mon anniversaire tombe samedi. Maman doit partir
demain pour une série de dépositions et de rendez-vous. Elle ne revient pas avant
lundi, pas plus que papa d’ailleurs, ce qui me laisse tout seul dans l’appartement
de l’oncle Milton pour mon dix-septième anniversaire. Bien sûr, le pire dans tout
ça, c’est de savoir que ça aurait pu être l’anniversaire le plus épique de tous les
temps. Ça aurait pu virer à la lune de miel avec Ben. Pas de parents.
Appartement libre. Rien que moi, trente-six capotes et mon adorable petit
copain. Présentement connu comme mon détestable ex-petit copain.
— Je vais donner ton numéro à Namrata et Juliet, OK ? Histoire qu’elles
prennent de tes nouvelles.
Je hausse les épaules.
On reste cois, tous les deux. Maman se racle la gorge :
— Est-ce que tu veux parler de…
— Sans façon.
Franchement, que dire ? Quel dommage, je ne perdrai pas ma virginité en ton
absence, maman, parce que Ben m’a brisé le cœur, bordel, et me voilà seul et
abandonné. Tiens, voilà six boîtes de capotes. Dont je n’aurai plus jamais besoin
de toute ma vie.
— Enfin, si jamais tu changes d’avis… tente-t-elle, les lèvres retroussées.
C’est parti.
— Je ne sais pas, Arthur. Ton père et moi sommes très inquiets…
— Ouais. Non. Je t’arrête tout de suite avec ça.
— Avec quoi ?
— Ce numéro des parents unis. « Ton père et moi. » Me fais pas rire.
— Chéri, je…
— Tu sais ce que je trouve génial ? Cette façon que vous avez tous, sans
exception, de me mentir en permanence. À tout moment. Parce que, oh, c’est
Arthur, il ne pourrait pas supporter nos terribles secrets. (Je jette les mains en
l’air.) Vous voulez divorcer ? Pas de problème. Mais dites-le-moi, bordel.
Maman me regarde, bouche bée.
— Quel divorce ?
— Tu sais très bien.
— Mais enfin, Arthur ! Ça va très bien entre ton père et moi.
— N’importe quoi.
Elle m’adresse un regard étrange.
— Ça fait longtemps que tu te tracasses à ce sujet ?
— Une éternité ! Vous n’avez pas arrêté de vous disputer tout l’été.
— Mais non, mon chou. Les temps sont durs, c’est tout, entre le chômage de
ton père et…
— Oh, crois-moi, je suis parfaitement à jour. Vous devriez apprendre à vous
disputer moins fort.
Soudain, la pièce se vide de son atmosphère. Je fixe mes mains. Je jurerais
entendre mon pouls.
— Et si on appelait ton père ?
Je grogne en me couvrant le visage :
— Là, maintenant ?
Le téléphone sur l’oreille, elle se lève et murmure quelque chose, mais je n’ai
même pas la force de jouer les fouines. J’en ai marre de me prendre la tête.
Marre de faire des efforts. Voilà ce que je devrais faire : arrêter de me prendre la
tête, abandonner mes efforts. Comme mes parents.
Comme Ben.
Ben, qui m’a envoyé un texto. Littéralement. Tout est dit. Voilà à quel point il
était prêt à se battre pour me conquérir. Mais à quoi bon se battre ? À quoi bon
conquérir un garçon qui va repartir en Géorgie alors qu’il avait Hudson à portée
de main tout l’été ? Alors oui, je sais que je n’ai aucun contrôle là-dessus. Mais
il m’a menti. Chaque jour. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Il n’a même pas
envoyé le colis.
Maman revient dans le salon et me tend son téléphone.
— Voilà papa. J’ai mis le haut-parleur.
— Salut, dis-je platement.
— Alors, qui t’a dit qu’on allait divorcer ?
Il semble amusé, ce qui m’agace.
— Étant donné que vous ne pouvez pas passer cinq minutes sans vous
arracher la tête, pas la peine d’être un génie…
— Eh bien, souffle maman.
Elle s’assied sur le canapé et passe un bras autour de moi.
— Ne te retiens pas, surtout.
Papa s’esclaffe :
— Gamin, personne ne divorce.
— Vous pouvez me le dire ! Je vous demande juste d’être honnêtes.
— Mais c’est le cas ! (Maman secoue la tête.) Arthur, on s’est toujours
disputés. C’est comme ça. On n’est pas parfaits. C’est compliqué, les relations.
Ça n’a pas toujours été rose entre Ben et toi…
— On ne parle pas de Ben !
— Art’, tout ce que j’en dis, c’est que le stress entre en jeu. On foire, on dit ce
qu’il ne faut pas, on s’agace mutuellement…
— Mais vous êtes mariés. Vous devriez savoir ce que vous faites.
Maman part de son petit rire étranglé – et, quand je lève les yeux, elle affiche
un sourire éclatant, le regard rivé sur le nom de papa sur l’écran de son
téléphone. Voilà qui est un peu déroutant – comme voir Javert et Jean Valjean se
tenir la main. Mais peut-être que mes parents sont vraiment du genre à traîner
ensemble sur le canapé le samedi soir. Et à se disputer pour des conneries. Ça va
peut-être ensemble. Finalement, je demande :
— Alors, vous avez juste des hauts et des bas normaux ? Pas au point de
divorcer ?
— Des hauts et des bas tout ce qu’il y a de plus normal. Modèle basique,
confirme papa.
Maman me serre contre elle.
— Peut-être que tu devrais laisser une chance à ton loser de s’expliquer ?
— Pff. Rien à voir.
— Oh, Arthur. Si tu le dis.
Peut-être que l’univers ne déteste pas la team Seuss. Moi, en revanche, il ne
m’a vraiment pas à la bonne.
Chapitre 30

BEN
Mercredi 1eraoût

Sortir avec Hudson et Harriett m’a semblé plutôt facile. C’était un peu comme
au début du printemps, quand je range mes bottes d’hiver et ressors les baskets
de l’an dernier ; mes pieds ont grandi un chouia, mais elles me vont encore. On a
rattrapé le temps perdu, on s’est raconté tout ce qu’il s’est passé depuis que
Hudson et moi avons cassé, mais sans jamais évoquer notre rupture. Même hier
soir, quand je suis allé chez Hudson, il m’a simplement écouté gémir à propos
d’Arthur et Dylan. Il est redevenu l’ami qu’il était.
— Je vis pour l’Instagram de M. Hayes, nous apprend Harriett, un smoothie
dans la main et son téléphone dans l’autre, tandis qu’on sort d’une boutique de
yaourts glacés.
— Je ne savais pas qu’il en avait un.
— Quand tu as une gueule d’ange comme la sienne, ton compte apparaît
miraculeusement.
Nous sommes assis sur un banc, Harriett au milieu, Hudson et moi penchés
vers elle tandis qu’elle fait défiler le profil de M. Hayes. Je m’attendais à des
tonnes et des tonnes de selfies torse nu, et, bon, il y en a un peu, mais le reste se
veut motivationnel, genre débarras de tout ce qui encombre votre maison, mode
de vie minimaliste, petits-déjeuners équilibrés et un méga cheeseburger dont il
est venu à bout en Allemagne.
— Vous voyez, il profite de la vie à fond, dit Harriett. Regardez son feed. Il a
voyagé dans tellement de pays. Préparez-vous à ne plus voir que des pubs pour
des pots pour bébés bio, des chewing-gums sans sucre et du shampooing au lait
de chèvre sur mon Insta : il faut que je mette de côté pour pouvoir jouer les
globe-trotteuses, moi aussi.
— Ensuite de quoi tu retourneras à une existence selfie-centrée ? demande
Hudson. Matraquer les gens avec des selfies, c’est vraiment important. Si je
scrolle deux minutes sans voir ton visage, j’oublie à quoi tu ressembles.
— Tu ne me reprocheras plus mes selfies quand tu verras des photos de moi
en train de me prélasser à la montagne, sur des yachts et sur les genoux d’une
foule de beaux gosses.
Je lui demande :
— Tu n’aurais pas besoin d’un compagnon de route ?
Si j’avais assez d’argent pour voir le monde, je voudrais que Dylan
m’accompagne. Il est présent dans cent pour cent de mes autres histoires et je
voudrais qu’il figure aussi dans les nouvelles, quand les choses se seront
arrangées entre nous. Si elles s’arrangent.
— Es-tu en train de me proposer ta compagnie gratuitement ?
Je réponds avec un gloussement :
— Ouais, t’as de l’espoir.
Les parents de Harriett ont des boulots qui rapportent et ils adorent la gâter.
Alors que moi, ce n’est pas avec mon Insta que je vais gagner du blé.
— Je veux dire totalement gratuitement, s’assure Harriett. Une fois que tu
auras vendu ton livre et empoché des millions grâce aux adaptations Netflix et à
la vente de la licence aux parcs d’attractions.
— Ça va, j’ai pas la pression.
La Mêlée des mages maléfiques me fait l’effet d’un vrai gâchis. Arthur était
mon plus grand fan et je doute que qui que ce soit se délecte autant de ce roman
que lui. Et c’était mon copain. Si je postais le récit sur un site public comme
Wattpad, je devrais me soumettre à la critique d’inconnus qui s’en ficheront pas
mal que ce soit l’histoire de mon cœur ou pas.
— Je voulais juste te dire, reprend Harriett, que tu nous as vraiment manqué.
(Hudson la mitraille du regard.) Quoi ? Arrêtons de faire comme s’il n’y avait
pas un gros éléphant gay dans la pièce et essayons d’avancer. (Elle nous prend
les mains.) On est tous amis, non ?
Pas tous, non, mais j’acquiesce quand même.
— Ouais, ajoute Hudson.
J’espère qu’il est sincère.
— Alors redevenons amis, insiste Harriett. (Je me demande si Dylan lui
manque, ne serait-ce qu’un peu.) Qu’est-ce que tu vas faire pour Arthur ? Le
contacter ? Passer à autre chose ? Dis-nous quelles sont tes intentions pour qu’on
puisse te soutenir.
— J’aimerais qu’Arthur me laisse une chance de m’expliquer… Je sais que
c’est un peu inutile puisqu’il s’en va, mais je ne veux pas qu’il parte comme ça.
Et Dylan… (Je me tourne vers Harriett, qui me fait signe de continuer.) J’ai
dépassé les bornes. Mais je lui ai dit la vérité, aussi. Je pense juste que tout serait
plus simple si je pouvais traîner avec mon copain et tous mes potes sans avoir
l’impression de sans cesse devoir choisir entre les uns et les autres.
Je ne prononce pas un mot de plus parce qu’on a déjà évoqué le sujet après
que Dylan a quitté Harriett. Dylan a trouvé bizarre que je sois ami avec Harriett,
et Arthur a trouvé bizarre que j’essaie d’être ami avec Hudson. Mais ce n’est
peut-être pas comme ça que fonctionne la vie. Peut-être que la vie, ça consiste à
accueillir des gens dans votre existence pendant un temps, prendre ce qu’ils vous
donnent et s’en servir dans l’amitié suivante ou la relation suivante. Et, avec un
peu de chance, des personnes que vous aurez cru disparues pour de bon referont
peut-être surface. Comme Hudson et Harriett.
Et qui sait si ce n’est pas ça, la séance de rattrapage dont j’avais besoin ?
Chapitre 31

ARTHUR
Vendredi 3 août

Rien que toi et moi demain, Obama.


Seuls dans l’appartement de l’oncle Milton, entourés de chevaux, avec le
livreur GrubHub pour toute compagnie. Il se pourrait que j’imprime un portrait
de Barack pour le coller sur un bâtonnet de glace, parce que, même si je suis
célibataire sans amis ni parents en vue, rien ne m’empêche de faire la fête avec
mon président de cœur. Vous croyez que je plaisante, hein, mais devinez qui a
surmonté sa « maladie » pour se pointer au boulot rien que pour utiliser
l’imprimante couleur ?
— Arthur, tu me déprimes, déclare Namrata.
— Je… n’ai rien dit ?
— Je sais. Ça me fout les jetons.
Je hausse les épaules et retourne au dossier Bray-Eliopulos, plus barbant que
jamais. Je dois être un peu maso. Ou alors j’ai découvert le secret, celui qui
permet aux gens de se concentrer. Suffit juste de laisser un joli garçon vous
arracher le cœur pour que vos potes le piétinent et, si jamais il bat encore ne
serait-ce qu’un peu, finir le job soi-même. Dire les pires choses, hurler jusqu’à
s’en érafler la voix et détruire tout ce que vous aimez jusqu’à ce que, ô miracle,
la monotonie du boulot devienne un réconfort. Parce que, une fois noyé dans le
dossier Bray-Eliopulos, au moins vous ne risquez plus de penser à votre ex-petit
copain. Votre âme pas sœur. Le mec qui s’est taillé au milieu de l’acte II.
— Qu’est-ce que tu as prévu pour demain ?
Juliet se tourne vers Namrata.
Je lève le nez.
— Qu’est-ce qu’il se passe, demain ?
— Les colocs de David font leur pot de départ, répond Namrata.
— Les auteurs de porno dino ? Jurassion Passion ?
— Tout juste, et j’ai tellement hâte. Je ne les pleurerai pas, ces deux-là. (Elle
s’enfonce dans son siège.) Julz, on y va ensemble, pas vrai ?
Je demande :
— Où ça ?
— Dans l’Upper West Side. David étudie à Columbia.
— Oh, c’est pas loin de chez moi.
Aucune des deux ne pipe mot.
— Une soirée, hein ?
Juliet acquiesce.
— Mais ça reste intime, non ?
— Oui, ça se passe dans leur appart, confirme Namrata.
— Ça a l’air sympa, dis-je lentement.
Avant de serrer les lèvres, parce que ce n’est pas comme si je mourais d’envie
qu’on m’invite à une soirée lambda le jour de mon anniversaire, grands dieux,
non. Même moi, je suis pas aussi nul.
Minute. Je suis totalement aussi nul.
L’air de rien, je propose :
— Je pourrais peut-être passer ?
Elles échangent un regard.
— Ou… pas.
— Écoute, Arthur, ce n’est pas contre toi, dit Juliet. C’est juste qu’il y aura de
l’alcool.
— Ça ne me dérange pas.
— Ben moi, si.
— L’alcool te dérange ?
— Ce qui me dérange, c’est de débouler dans une soirée alcoolisée avec le fils
mineur de ma boss.
— Ha ! (Je souris.) Je te comprends. Je ne boirai pas. Mais mes parents ont
une réserve de liqueurs, je pourrais préparer des verres ! Des Martini aux
bonbons de maïs, par exemple…
— Non, ça me dérange dans le sens où Namrata et moi on pourrait se faire
virer.
— Ouais, pas question.
— Même pas pour mon anniversaire ?
Et voilà mon sésame. Mon Ave Maria.
Namrata s’adoucit.
— C’est ton anniversaire ?
— Demain, oui.
— Oh, Arthur… (Juliet se mordille la lèvre.) On ne peut pas t’emmener. Tu
comprends, non ?
— Oui, je… Laisse tomber.
— Mais sérieux, faut pas traîner avec les fanas de dinosaures de toute façon.
Tu ferais mieux de t’amuser avec Ben.
Et, mince alors. Je suis à deux doigts de pleurer en salle de conférence. Je fixe
mes mains, les larmes aux yeux. Fantastique.
— OK, ce n’est pas la réaction que j’espérais, dit Juliet, méfiante. Tu veux en
parler ?
— Non.
Nouvel échange de regard entre les filles. Mais je m’en tape. Qu’elles
culpabilisent. J’en ai plus rien à foutre. Papa est à Atlanta, maman en route pour
Canandaigua, Ethan et Jessie sont sans doute occupés à se bécoter derrière le
Starbucks, et mes deux seules amies dans cette ville à la con vont passer mon
anniversaire à faire la fête dans mon quartier – sans moi.
Mon dix-septième anniversaire. Peut-être que, sur certaines planètes, c’est le
genre d’événement que les gens attendent avec impatience. Mais, tout ce que j’ai
en tête, c’est Hudson et Ben qui se passent des mots d’amour en classe.
L’Instagram de Ben, avec ses cinquante-six vues du visage de Hudson. Le nom
de Hudson sur le bordereau de livraison d’un colis qui n’est jamais parti.
Je pense à l’énorme trou béant dans mon cœur, qui a exactement la taille du
poing de Ben.
Chapitre 32

BEN
Samedi 4 août

Je suis assis dans un coffee-shop sans prétention avec Hudson. Notre exam est
mardi et j’ai besoin d’une sérieuse session de révision pour travailler mes
lacunes. À une ou deux reprises, j’ai cru voir Dylan entrer, tout joyeux, mais ce
n’était que mon imagination. Tant mieux. En revanche, Harriett s’est taillée il y a
une heure pour aller à l’anniversaire d’une amie, me laissant seul avec Hudson,
et je ne sais pas si c’est une bonne chose. Je veux dire. Il n’y a pas eu de
problème l’autre soir après ma confrontation avec Dylan. Mais, depuis, on ne
s’est pas retrouvés seuls, lui et moi.
On est assis côte à côte sur des tabourets. On s’est posé des colles, mais les
seules réponses qui m’intéressent concernent davantage Arthur que la chimie.
Comment fête-t-il son anniversaire ? Qui le fait se sentir comme un roi ?
Namrata et Juliet ? Est-ce qu’un message de ma part lui gâcherait la journée ?
Est-ce qu’il me déteste ?
— La Terre à Ben, dit Hudson en agitant la main devant moi.
— Désolé.
— Arthur ?
— Ouaip. Dur de me concentrer.
Hudson et Harriett ne savent pas que c’est son anniversaire. J’ai tapé
l’incruste dans leur groupe de révision pour ne pas rester jouer aux Sims chez
moi. Hier soir, mon alter ego Sim a offert des fleurs au Sim Arthur et s’est fait
rembarrer parce que nique mes vies, la vraie comme la virtuelle. J’ai alors
compris que l’isolement était le rempart ultime contre la moindre déconvenue, et
j’ai enfermé le Sim Ben dans une pièce sans porte ni fenêtre. Il va mourir
asphyxié, mais au moins personne ne lui brisera le cœur.
— C’est l’anniversaire d’Arthur aujourd’hui.
— Tu lui as fabriqué quelque chose ? Toi, le pro des cadeaux.
Pour son anniversaire, j’ai fait équipe avec Dylan et on a réalisé un portrait de
lui en armure de Wonder Woman, sa superhéroïne préférée. Je me demande s’il
a jeté ce dessin.
— J’ai intégré Arthur à La Mêlée des mages maléfiques.
J’ai achevé le nouveau chapitre hier soir après mes devoirs. J’avais prévu de le
lui envoyer par mail à minuit, mais je n’ai pas pu me résoudre à lui écrire un
nouveau message qu’il ignorerait.
— Je lui ai fait lire le bouquin.
— Waouh. Ce n’est pas rien. Tu devais beaucoup l’apprécier pour faire ça.
Hudson m’a demandé de lire LMMM une ou deux fois, mais jamais avec
autant de passion qu’Arthur. Ne pas partager quelque chose d’aussi personnel
avec mon copain aurait dû me mettre la puce à l’oreille quant à mon ressenti vis-
à-vis de notre avenir.
— J’imagine que Hudsonien a été supprimé, suppose-t-il.
— Il est enfermé dans un donjon.
— Cool. Tu devrais écrire à Arthur. Tu ne seras pas soulagé tant que tu ne
l’auras pas fait.
— Je sais. Mais j’ai l’impression d’être programmé pour agir n’importe
comment. J’ai fui le jour où je l’ai rencontré. J’ai mis trop longtemps à m’ouvrir
à lui et à gagner sa confiance. J’étais toujours en retard à nos rendez-vous. Je
n’ai jamais jeté ce foutu carton, et maintenant il ne veut plus du tout avoir affaire
à moi.
— Quel carton ?
À quoi bon continuer les cachotteries ?
— Le premier jour du rattrapage, je t’ai apporté un carton avec toutes les
affaires que tu m’avais données, mais tu n’es pas venu. Alors je suis allé à la
poste pour te l’envoyer. C’est là que j’ai rencontré Arthur, d’ailleurs. Mais je ne
t’ai pas expédié le colis parce que…
— Parce que quoi ?
— Parce que j’avais encore de l’espoir ?
Je ne devrais pas aborder le sujet, mais impossible de m’en empêcher ; ces
mots me trottaient dans la tête sans que j’arrive à les prononcer. Ni face à
Hudson. Ni face à moi-même.
— Il est où, ce carton, maintenant ?
— Dans le placard de ma mère.
— Qu’est-ce que tu vas en faire ?
Mon portable sonne : c’est Dylan. J’hésite. J’ai vu son post sur Instagram un
peu plus tôt et je n’ai pas besoin de décrocher pour qu’il me rappelle sans aucun
tact à quel point la vie est belle avec Samantha.
Je ne sais pas comment avouer à Hudson que j’ai envie de jeter une boîte
pleine d’objets qui avaient une valeur immense à mes yeux. Mais cette foutue
boîte… Il faut que j’arrête de la traiter comme une pièce de musée censée figurer
dans une expo sur un briseur de cœurs.
— Je ne sais pas.
— Ça me fait quand même plaisir de t’entendre dire ça, Ben.
— Pourquoi ?
Mon portable se remet à sonner. Numéro inconnu : j’ignore l’appel.
— Pour la même raison qui t’a empêché de me l’envoyer, répond-il.
— L’espoir ?
Hudson se penche vers moi, comme s’il croyait qu’on allait s’embrasser.
Mon téléphone vibre. Cette fois, c’est un message du numéro inconnu : Ben,
c’est Samantha. Appelle-moi. Dylan est à l’hôpital.
— Bordel de merde.
Je la rappelle aussitôt. Avant qu’elle ne décroche, j’apprends à Hudson que
Dylan est à l’hosto. Il me demande ce qui s’est passé, mais mon esprit est assailli
par les différents scénarios possibles. Une brûlure de café bouillant, un accident
de voiture, une agression par un inconnu parce qu’il a été hyper Dylan dans un
endroit où il vaut mieux éviter de l’être, ou quelque chose de trop flippant pour
que je puisse seulement me l’imaginer.
— Ben, répond Samantha.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Il va bien ?
— Son cœur, commence-t-elle avant de faire une pause, comme pour
reprendre son souffle. On a dû l’emmener aux urgences.
— Où es-tu ? Quel hôpital ?
— Au Presbytérien de New York. Ses parents sont en chemin. Est-ce que tu
viens ?
— Bien sûr. (Qu’elle se sente obligée de poser la question me donne
l’impression d’être le pire meilleur ami de la terre.) Je serai là au plus vite.
Je raccroche et me dirige déjà vers la gare quand Hudson me rattrape. Je lui
explique :
— Dylan. Son cœur a décidé de jouer au con. Je dois aller le voir.
Je suis à deux doigts de pleurer parce que, merde, l’univers pourrait être en
train de me préparer à des adieux déchirants.
— Où ça ?
— Au Presbytérien.
— On devrait y être en vingt minutes, voire dix si on prend un train express.
— Non. Je dois y aller… (Pas seul, parce que je ne veux pas me retrouver
seul, mais je n’ai pas besoin de Hudson là-bas.) Ça ira. Tu n’es pas obligé de
venir.
— Dylan était aussi mon ami.
— Mais c’est mon frère.
Point à la ligne. Hudson hoche la tête.
— Je te tiendrai au courant de son état, j’ajoute en décollant.
Il n’arrivera rien à Dylan. Il ira bien. C’est Dylan. Il ne reste jamais mal en
point bien longtemps. Mais c’est quand même douloureux de l’imaginer dans un
lit d’hôpital. J’ai besoin qu’il sache que j’étais là au cas où… Non.
Il va se rétablir.
Dylan va se rétablir.

Je suis à un arrêt de l’hôpital et le train est coincé sous terre parce que putain
d’univers de merde. C’est si dur de garder mon calme. Le toubib de Dylan lui
avait expliqué qu’il présentait peu de risques de faire une attaque de ce type.
Mais ça va aller, ouais. C’est Dylan. Il ne reste jamais mal en point bien
longtemps…
Je dois parler à quelqu’un. Le train est assez proche de la gare suivante pour
que mon téléphone capte le réseau ; j’écris un message à Arthur :
Dylan est à l’hôpital. Je n’ai pas encore les détails mais apparemment son
cœur s’est détraqué. Ça fait lgtps que je n’ai pas autant flippé. C’est Dylan,
tu sais. Je me suis comporté comme un gros naze avec lui il y a quelques
jours parce que je suis un vrai trou du cul. Je n’ai jamais pris son problème
cardiaque au sérieux et aujourd’hui je m’en mords les doigts. Merde, je suis
complètement TERRIFIÉ. En plus je suis coincé sous terre parce que les
dieux des transports sont de vraies enflures pour changer. Je sais que tu ne
veux pas entendre parler de moi, mais tu es le seul à qui j’ai envie de parler
en cet instant. Je suis désolé, Arthur. Joyeux anniversaire. J’espère ne pas
gâcher ta journée en te donnant de mes nouvelles.
J’envoie le message.
Et j’attends. J’attends de voir s’il me répond, et que le train se bouge.
Je devrais peut-être juste finir le trajet à pied. Sortir du wagon et tenter ma
chance sur la voie. J’ai la lumière de mon téléphone pour éloigner les rats et me
guider.
Mon portable vibre.
Arthur.
Oh merde ! OK. Qui est avec lui ? Il n’est pas seul, j’espère.
C’est ça qui me ferait le plus peur, Dylan seul au monde pile en cet instant.
Personne à ses côtés hormis des médecins et des infirmières. Heureusement,
quelqu’un de cher à ses yeux est avec lui.
Samantha est là. Ses parents sont en chemin, ils prennent le taxi depuis chez
eux, c’est rapide.
Je peux faire quelque chose ? me demande Arthur.
Rester avec moi ?
Je ne bouge pas.
Deux minutes s’écoulent sans que nous ajoutions le moindre mot. Mais je suis
certain qu’Arthur, où qu’il se trouve, garde le téléphone dans sa main, pour me
tenir compagnie. Il reste dans les parages.
Qu’est-ce qui s’est passé avec Dylan ? Vous vous êtes engueulés ?
Je lui ai dit que les relations n’étaient pas faites pour durer.
Tu le crois vraiment ?
Bien sûr que non. C’est mon cœur brisé qui parlait à ma place. C’est
seulement quand il y a un imbécile dans le couple que les relations ne durent
pas. J’ai vraiment merdé, Arthur. J’aurais voulu agir différemment.
T’avertir au tout début que j’étais au rattrapage avec Hudson. Mais je te
promets que je t’ai dit la vérité lundi. Lui et moi allions juste discuter.
Arthur ne répond rien. Je sais qu’il est toujours là, mais je veux savoir à quoi
il pense.
Je dois être honnête avec toi. J’ai traîné avec Hudson et Harriett. On était
amis avant, et c’étaient les seules personnes vers qui je pouvais me tourner
après avoir tout foutu en l’air avec toi, Dylan et Samantha. Et je leur ai
parlé de toi tout le temps. Aujourd’hui je suis resté seul avec Hudson, je
culpabilisais à mort, et soudain il a essayé de m’embrasser, mais je me suis
éloigné parce qu’il n’y a que toi qui m’intéresses.
Le train se remet en route et j’enchaîne avec un autre message :
Je ne suis pas désolé d’avoir un ex. Mais je le suis de l’avoir laissé gâcher
la confiance que tu avais mise en moi. J’espère que tu me croiras.
Le train s’arrête en gare et, juste avant l’ouverture des portes, mon portable
vibre à nouveau. J’ai peur. Peur qu’Arthur ne me dise d’aller me faire foutre, que
Samantha m’apprenne le pire.
Mais non, c’est un peu de positif dans tout ce chaos :
Je te crois, Ben.

J’entre au pas de course dans la salle d’attente et je trouve Samantha assise sur
une chaise, la tête contre le mur derrière elle.
— Samantha !
— Ben.
Elle se lève d’un bond et me prend dans ses bras, bien que je ne le mérite pas.
Je fouille les lieux du regard.
— Comment il va ? Où sont ses parents ?
— Partis chercher du café.
— Quoi ? Mais Dylan est en train de mou…
— Il va bien ! Il va bien. Fausse alerte. Il a eu une crise d’angoisse. Du genre
très vilain. On l’a appris il y a cinq minutes. J’allais t’envoyer un message,
mais… (Elle prend une profonde inspiration.) J’avais besoin de souffler un
moment. Je n’oublierai jamais comment il a paniqué quand son cœur s’est
accéléré…
Les larmes lui montent aux yeux et c’est à mon tour de la prendre dans mes
bras. Je sais de quoi elle parle, j’ai déjà vu ce visage chez Dylan. Il y a trois ans,
il a passé une nuit à l’hôpital, et j’ai été tellement déprimé de ne pas pouvoir
rester avec lui que j’ai séché les cours le lendemain pour être avec lui.
— Je suis navré que tu aies dû assister à ça, mais heureux que tu aies été
présente. (Je recule d’un pas.) Merci de m’avoir prévenu.
— Je ne me suis même pas posé la question. Je connais la réputation de
Dylan, et j’ai bien compris que tu te faisais juste du souci pour moi.
— Il ne te mérite pas, je lui dis avec un sourire.
— Bien sûr que non, mais il n’a pas le choix. Il est coincé avec moi pour les
deux prochaines semaines au moins, plaisante-t-elle.
— Pardon de vous avoir balancé ces horreurs à la figure. En vrai, je suis de
tout cœur avec vous. C’est juste que je me sens menacé…
Nous nous asseyons. Samantha secoue la tête.
— Tu plaisantes ? Dylan est obsédé par toi. Il parle autant de toi que moi de
Dylan quand je rentre chez mes parents. Je les saoule trop avec lui. Ce qu’il
ignore, d’ailleurs. Je fais attention devant lui, même si c’est parfois dur de rester
décontractée.
Quand on passe du temps avec Arthur, on voit vite à quoi ressemble le
manque de décontraction. Il faut dire qu’Arthur et moi n’avons pas eu autant de
temps que Dylan et Samantha. Eux ont pu y aller à leur rythme. Je me demande
à quoi notre relation aurait ressemblé si Arthur avait vécu ici.
— Je suis sûr et certain que ça va marcher entre vous. Si tant est que mon avis
ait la moindre importance.
— Il compte. Énormément.
Les parents de Dylan reviennent avec du café, nous discutons un instant, puis
ils entrent voir leur fils. Samantha et moi restons ensemble, et je lui raconte en
détail l’épisode du quasi-baiser avec Hudson. Ça me fait bizarre de ne pas me
confier en premier à Dylan, mais je repousse cette idée. Il n’y a aucune raison
pour que la copine de mon meilleur pote ne soit pas ma meilleure pote elle aussi.
On va tous traîner ensemble, de toute façon.
Quand les parents de Dylan reviennent dans la salle d’attente pour signer des
papiers, Samantha et moi nous levons en même temps pour aller le voir.
— Toi d’abord, je lui dis.
— Allons-y ensemble.
Dont acte. Nous entrons dans la salle des urgences et passons devant le lit
d’un patient isolé par un rideau avant de trouver Dylan – merde, c’est
impressionnant.
— Mes amours !
Dylan a la voix râpeuse, et du coup un peu sexy. Il est pâle et a l’air plutôt
satisfait de la situation.
— La mort a essayé de me la faire à l’envers, mais c’est moi qui lui en ai
retourné deux. Attention, maintenant je peux vous spoiler l’au-delà…
Samantha le prend dans ses bras.
— Tu nous as fait une belle crise d’angoisse.
— Ben, ne crois pas Samantha, elle essaie de ternir ma réputation.
— Pour une fois, je ne vais pas t’obliger à la boucler.
— Je viens de vaincre la mort, personne ne peut plus m’obliger à la boucler.
J’observe son visage tandis qu’il rend son accolade à Samantha : ses yeux se
ferment et perdent pas mal de cette électricité qui fait le Dylan habituel. On n’y
lit aucune arrogance, juste le pur soulagement d’être encore en vie et capable de
prendre sa copine dans ses bras.
C’est vraiment mignon à voir. J’ai tellement hâte de me moquer de lui !
À mon tour d’étreindre mon meilleur ami.
— Merci de ne pas être mort.
Je le pense sincèrement. Parce que, OK, c’était une fausse alerte, mais Dylan
y a cru. Quand son cœur s’accélère, il se dit qu’il va y passer. Je ne lui en veux
pas d’avoir filé aux urgences. Je suis content qu’il l’ait fait. Mieux vaut un
million de fausses alertes qu’une seule vraie.
— Je ne pouvais pas ne pas revenir parmi vous. Les derniers mots qu’on s’est
dits étaient trash, on aurait fait mauvais cliché toi et moi, et puis je suis trop
iconique pour toutes ces conneries.
— Très iconique. Iconique comme pas deux.
— À propos, ajoute Dylan en prenant la main de Samantha, j’ai failli mourir à
cause de ma double vie mensongère. Alors écoute-moi bien. Dream & Bean :
j’ai leur café dans le sang, et j’y peux rien. Celui de Kool Koffee n’est juste pas
pour moi. Je sais que ça te tient à cœur, cette histoire d’argent donné aux assos
caritatives, mais je dois être honnête : j’achète mon café ailleurs.
Samantha plisse les yeux.
— Tu plaisantes ? Je m’en fiche. Tu es libre.
— Vrai ?
— Vrai de vrai, répond-elle.
J’ajoute :
— Ça a toujours été un faux problème, Dy.
— Tu stressais réellement à cause de ça ? demande Samantha.
— Oui. À fond.
Elle secoue la tête et l’embrasse sur le front.
— Tu es ridicule.
Elle prend sa main et la presse entre ses doigts.
Mon téléphone vibre. J’ai un léger sourire : c’est Arthur.
Dylan s’en aperçoit.
— C’était quoi, ça ? Ce sourire en coin ? C’était quoi, bordel ? Qu’est-ce qui
se passe ?
— Le patient devient hystérique. Augmentons ses doses de médocs.
— Respecte ton meilleur ami immortel et raconte-lui tout. Je ne suis pas
revenu des enfers pour me retrouver totalement largué.
— Arthur me demande comment tu vas.
— Vous vous êtes réconciliés ?
— On n’est pas ensemble… Mais on s’envoie des messages.
— Aux chiottes, les messages. Va le voir. Je te demanderais bien de jurer sur
ma vie que tu seras plus honnête avec lui dorénavant, mais on vient d’avoir la
preuve que j’étais incassable. Je suis parti pour errer sur terre jusqu’à la fin des
temps.
Samantha recule d’un pas.
— Dans une seconde, un éclair va s’abattre ici pour t’obliger à la boucler.
— Les éclairs, je les mange au petit-déj.
J’interviens :
— Bon. Tu es en vie et en forme. Tellement en forme que je peux peut-être
aller voir Arthur. Je sais que tu reviens à peine d’entre les morts, mais c’est son
anniversaire.
— Je vois pas comment son anniv peut surpasser ma résurrection, mais ouais,
pas de problème.
— Génial, fais-je en claquant des mains. Samantha, si tu veux, tu peux lui
raconter ce que je t’ai dit sur Hudson. Et veille à ce qu’il ne remeure pas juste
pour nous prouver qu’il a raison.
Samantha retourne lui prendre la main.
— Mon futur mari verra le soleil se lever demain. Va voir ton mec.
— Comment tu viens de m’appeler ? demande Dylan avec un sourire énorme,
tel un gamin à Noël.
Je dis :
— Oh, ça, c’est le signal pour que je file d’ici avant que tu n’arraches ta robe
de chambre.
Je prends Samantha et Dylan dans mes bras et les embrasse, puis je me sauve.
Dans le couloir, je réponds à Arthur : Tout baigne. Dylan est très Dylan. Je
respire un bon coup. J’ai vraiment envie de te voir. On peut se retrouver
quelque part ?
Mon téléphone vibre.
Ouais, salle d’attente, dans dix secondes. Sois pas en retard.
Quoi ?
Je lève les yeux.
Il est là.
Chapitre 33

ARTHUR
Samedi 4 août

J’ai passé tout ce temps à croire que Ben était le roi du chill, mais je suppose
que tout le monde pète les plombs quand son meilleur ami frôle la mort. Vous
savez, quand vous ouvrez la porte de certaines maisons et qu’un chien bondit
vers vous comme une fusée, le corps agité de tremblements ? C’est la réaction
qu’a Ben en me voyant. Il se jette à mon cou avant même que j’aie pu lui dire
bonjour, et il reste là à me serrer comme un cobra.
— T’es venu.
Sa voix se brise.
— Bien sûr.
Il s’écarte de quelques centimètres, les doigts toujours crispés sur mes bras –
et soudain nos regards s’aimantent. On se fixe un moment.
— Alors, il va bien ?
Mon cœur bat la chamade.
— Qui ?
— Dylan !
— Oh mon Dieu. (Ben fronce le nez.) Quel imbécile je fais. Il va parfaitement
bien. C’était juste une violente crise d’angoisse. Il en fait par…
— Oui, je m’en souviens. (Je souffle.) Tant mieux.
— Grave. Ses parents s’occupent de la paperasse, Samantha est là aussi. Il va
bientôt sortir.
J’acquiesce.
— Tu devrais y retourner.
— Il m’a mis dehors.
— Sérieux ?
— Enfin… (Il esquisse un maigre sourire.) Je me suis mis dehors tout seul. Je
n’avais pas le choix. Un anniversaire important à fêter.
— Celui de Barack Obama ?
— À l’évidence. (Il dégage son bras du mien.) On marche un peu ?
— D’accord.
Maintenant, on se retrouve côte à côte, comme au début. C’est plutôt sympa.
— Comment Obama va-t-il fêter ça, à ton avis ? demande Ben.
— Oh, avec une réception, pour sûr. C’est Michelle qui l’organise, les filles
seront là, Biden aussi bien sûr, et même Trudeau. Lin-Manuel Miranda, peut-
être ? Ainsi que Ben Platt, Tom Holland probablement, Daveed Diggs et
Jonathan Groff évidemment. Peut-être Mark Cuban ?
— Donc, Obama s’offre ta soirée d’anniversaire idéale ?
— Que j’appellerais plutôt la soirée d’anniversaire idéale de tout un chacun.
Ben s’esclaffe.
— Tu m’as vraiment manqué, dit-il.
— Toi aussi. (Une pause.) Où va-t-on ?
— Aucune idée. J’aurais dû te demander si ça ne dérangeait pas que je traîne
avec toi. Je comprendrais tout à fait si…
— Ne t’en va pas.
Il sourit.
— OK.
— Tu veux venir chez moi ? Il n’y a personne.
— Oh !
Je rougis.
— Je ne voulais pas sous-entendre… On pourrait simplement discuter, si ça te
dit.
— Ça me plairait bien. Je crois que je te dois une conversation.
J’hésite.
— D’accord.
— Enfin. Argh. Désolé, on n’est pas obligés d’en parler le jour de ton
anniversaire.
— Si, on devrait. J’en ai envie.
On traverse une intersection où tout le monde klaxonne, hurle et jure, mais le
silence de Ben se révèle plus assourdissant que tous les bruits.
— OK, dit-il finalement. J’aimerais essayer de t’expliquer la situation avec
Hudson. Tu veux bien ?
Je lui prends la main.
— D’accord.
— Ce n’est même pas Hudson, le problème, explique-t-il en entrelaçant nos
doigts. C’est moi, tout simplement. Je suis vraiment nul pour tout ça.
— Tout ça quoi ?
— Les relations ? Et ce sentiment que je devrais être en couple ? Je suis si…
(Il regarde droit devant lui, les sourcils froncés.) C’est comme un réflexe chez
moi : chaque fois que quelqu’un craque pour moi, j’ai l’impression de l’y avoir
poussé. Je n’ai pas confiance. Je suis persuadé que je vais tout foutre en l’air,
comme avec Hudson.
— Mais c’est lui qui a tout foutu en l’air. C’est lui qui t’a trompé.
— Peut-être que je n’en valais pas la peine.
— C’est ridicule ! (Je soulève nos mains nouées.) Pardon, comment pourrait-
on même penser que tu n’en vaux pas la peine ?
Il laisse échapper un rire terne.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tu es toi ! Ben. Bon sang. Tu es drôle et intelligent et…
— Justement, non ! Je ne suis pas intelligent. Enfin… Je ne sais pas si tu peux
vraiment le comprendre, mais j’ai beaucoup de difficultés à l’école. Mon
cerveau refuse d’enregistrer toutes ces infos.
— Écoute, dis-je avec un hochement de tête démonstratif. Je comprends.
Après tout…
— Je sais, je sais, mais toi, Arthur, tu es un as en classe. Je sais que tu souffres
de troubles déficitaires de l’attention, et je ne minimise pas tes problèmes, mais
regarde : tu es candidat à Yale. Enfin, merde, quoi ! Tu es tellement intelligent.
Ça m’intimide.
Je ne peux réprimer un sourire.
— Je t’intimide ?
— Par ce côté, oui. Mais seulement celui-là. (Il lève les yeux au ciel, les
lèvres taquinées par un sourire.) Mais, sérieux, Hudson et moi, c’était fini et bien
fini depuis deux semaines quand tu es apparu, et je me disais Non, pas question,
trop tôt, mais l’univers, lui, insistait, et j’étais là à essayer de résister, parce que
tu vas partir et que ça n’a pas de sens, et pourquoi même se donner tout ce mal…
Mais je ne sais plus, Arthur. Tu es si…
— Si quoi ? (Je l’encourage du coude.) Continue.
— Mignon. Charmant. Irrésistible. (Il s’interrompt soudain pour m’attirer vers
un Duane Reade.) Attends-moi une seconde, d’accord ? J’ai besoin d’un truc.
— Est-ce que je…
— Non. Je reviens de suite.
Et, juste comme ça, il disparaît. Je m’adosse contre la vitrine et sors mon
téléphone pour patienter. Un appel manqué de ma bubbe, un autre de maman,
mais toujours pas de texto d’anniversaire d’Ethan ni de Jessie. Ce qui n’a rien de
terriblement surprenant, vu comme leur emploi du temps doit être chargé avec
toutes ces pelles à rouler. Sans parler du fait qu’ils doivent me haïr à présent. Je
l’ai sans doute bien cherché. Leur raccrocher au nez, c’était vraiment dégueu de
ma part, même si j’espérais sans doute une réconciliation d’anniv. Soyez
sympas, rembobinez.
Une minute plus tard, Ben émerge de la boutique avec un sac qu’il refuse de
me montrer.
— Bien, où en étions-nous ? demande-t-il, un sourire aux lèvres.
— Tu t’apprêtais à expliquer en détail à quel point je suis irrésistible.
Il me reprend la main.
— Ça, tu l’es.
On continue de marcher en silence jusqu’au bout de la rue.
— Hey, dit-il finalement en cherchant mon regard. Merci d’être venu
aujourd’hui.
— Voyons. Quelle espèce de connard pourrait te rembarrer dans un moment
pareil ?
— Un connard qui m’en voudrait, à raison, de ne pas lui avoir parlé de
Hudson ?
— C’est moi le connard. J’aurais dû te croire quand tu m’as dit que ça ne
comptait pas.
— Tu n’as rien d’un connard, dit-il.
— Parfois…
— Non, c’est faux. Tu es si… bon. Est-ce que tu t’en rends compte, au
moins ? On ne se parle même plus, et pourtant tu lâches tout pour me rejoindre à
l’hôpital.
Je laisse échapper :
— C’est parce que je t’aime bien, vraiment. Et je nous aime bien, aussi. Même
si notre… couple a ses hauts et ses bas.
Il me serre contre lui.
— Je nous aime bien aussi. Et je me sens tellement chanceux de t’avoir, ne
serait-ce que comme ami.
Je m’arrête net. L’aiguille déraille sur le vinyle.
— Comme ami ?
— C’est-à-dire que… je ne voulais pas me faire d’idées ?
— Pardon, Ben Alejo, mais nous sommes tout sauf des bros platoniques.
— OK.
— Et, quand on sera chez moi, on fera tout sauf des trucs de bros platoniques.
— Bon à savoir. (Il se mordille la lèvre.) Alors, on est… de nouveau petits
copains ?
— C’est ce que tu veux ?
— Oui.
— D’accord. (J’acquiesce, radieux.) C’est le meilleur des anniversaires.
— Pour toi ou pour Obama ?
— Les deux !
— OK, encore une chose, ajoute Ben. Je veux que tu saches qu’à partir de
maintenant je vais me montrer honnête avec toi. Je ne vais pas te dorer la pilule.
— Ça me plaît. Vive l’honnêteté. Ça vaut pour moi aussi.
— Je doute que tu puisses faire des cachotteries, même si tu essayais.
— Tu ne me connais pas.
Je lui donne une tape, qu’il esquive avec un rire avant de me passer les bras
autour de la taille.
— Voilà le truc, reprend-il. Je ne vais pas prétendre que le dossier Hudson
n’est pas perturbant, parce que c’est le cas. Mais mes sentiments pour toi, eux,
n’ont rien de perturbant.
— Et quels sont-ils, au juste ?
— C’est-à-dire que…
— Tu n’as qu’à me le dire en espagnol.
Il s’esclaffe.
— D’accord.
— Mais…
Mais il m’embrasse, là, sur Columbus Avenue, et j’oublie ce que j’allais dire.
J’oublie comment parler.

L’heure suivante passe en un éclair, et de la meilleure des façons. Ben insiste
pour faire un crochet par Levain Bakery, où il saute toutes les simagrées pour
commander le plus énorme et le plus tiède des cookies double choco.
— Ton préféré.
— Comment as-tu deviné ?
— Je le sais, c’est tout.
Il insiste pour me l’offrir – et il semble tellement fier de lui que je n’ose pas
protester. Il me tient la main jusqu’à la maison et, à peine la porte de l’ascenseur
fermée, on s’embrasse. Lorsqu’elle se rouvre, on s’embrasse toujours. Je
l’embrasse en cherchant mes clefs dans ma poche, je l’embrasse en franchissant
la porte, je l’embrasse dans l’entrée. On jette nos sacs sur la table du salon et on
s’embrasse sous les chevaux d’oncle Milton. Vous pourriez croire que j’en ai
assez des baisers. Vous pourriez croire que j’ai la tête ailleurs. Mais jamais je
n’ai été aussi concentré de toute ma vie.
J’adore. Dans les moindres détails. Le petit hoquet dans son souffle et ses
lèvres un peu enflées et le fait de savoir que c’est moi qui suis responsable dans
les deux cas. J’adore la façon dont les vides entre nos corps s’effacent, comme si
on ne pourrait jamais être assez proches. J’adore la sensation de mes mains dans
ses cheveux. J’adore la douceur du creux de son cou. Et, surtout, j’adore quand
nos lèvres s’effleurent et que nos bouches s’ouvrent et que mon cœur bat à mille
à l’heure et qu’on partage notre souffle. J’ai passé toute ma vie à croire que
parler était la meilleure utilisation que je puisse faire de ma bouche, alors qu’en
fait il n’y a pas plus surfait que la parole. La bouche reste le meilleur des
organes, cependant. Y a pas photo.
— Qu’est-ce qui se passe à ton avis (je l’embrasse tendrement) à
l’anniversaire d’Obama en ce moment ?
Il me rend mon baiser.
— La même chose qu’ici, probablement.
C’est fou de pouvoir rire contre les lèvres d’un autre.
— Barack et Michelle ?
— Barack et Justin.
Nouveau baiser.
— Sous le regard langoureux de Joe.
— Tellement langoureux.
Mon téléphone vibre dans ma poche arrière, laquelle se trouve à présent sous
la paume de Ben.
— Quelqu’un t’appelle.
— Ignorons-le.
— Non. Pas question. La dernière fois que j’ai snobé un appel, Dylan…
— Pfiouh. D’accord. (Je sors l’appareil et scrute l’écran.) Mon père.
Ben m’embrasse vite fait.
— Décroche.
— Salut, papa.
J’ai l’air à bout de souffle, coupable. Comme un garçon qui vient de rouler des
pelles à son petit copain dans un appartement vide.
— Alors, cet anniversaire ? demande-t-il.
— Génial.
Ben me dévore des yeux.
— Tu me manques, bonhomme. Je mange du gâteau en ton honneur.
— Cool.
— J’ai même demandé à ce qu’on mette ton nom dessus et, maintenant que
j’y pense, pourquoi est-ce que je ne fais pas ça plus souvent ? On n’est pas
obligé d’attendre les anniversaires. Je crois que je vais y retourner toutes les
semaines avec un prénom différent, et le tour sera joué.
— Excellente idée, papa.
— Alors, quoi de neuf ?
— Pas grand-chose. (Je secoue lentement la tête.) À vrai dire, papa, le
moment est mal…
— Je te libère dans une seconde ! Mais je tenais juste à te prévenir que notre
cadeau, à maman et moi, venait d’être livré. Il t’attend dans l’entrée.
Ben me regarde avec un sourire.
— C’est noté. J’irai le chercher tout à…
— Tu devrais descendre tout de suite. Il est périssable. Et dis-moi ce que tu en
penses, d’accord ?
On raccroche après s’être dit au revoir. Ben me prend dans ses bras.
Mon téléphone vibre. Préviens-moi quand tu l’as récupéré !!! Émoji clin
d’œil.
— Génial. Voilà qu’il me textote, l’animal. (Je lève les yeux au ciel.) Alors,
apparemment, je suis censé récupérer un paquet dans l’entrée, là, tout de suite.
— D’accord.
— Tu m’accompagnes ?
— Ça marche.

— Neuf chances sur dix que ça vienne de Harry & David, dis-je à Ben dans
l’ascenseur.
— Qui est-ce ?
— Tu sais, les gourmets chicos qui font les Moose Munch et les poires ? Les
fruits du mois ?
Ben me regarde, ahuri.
— C’est… Enfin, bref, on n’a qu’à récupérer le colis, prendre une photo,
l’envoyer à mes parents, après quoi j’éteins mon téléphone pour le reste de la
nuit.
— Excellent programme.
La première chose que j’entends à l’ouverture de l’ascenseur, c’est une voix
familière.
— Arthur !
Ma mâchoire se décroche.
— Jess ?
— Et Ethan, précise Ethan.
— Je ne comprends pas.
Je regarde Ben, qui fixe ses pieds. Puis je me tourne vers mes deux amis, qui
semblent plus vrais que nature devant les rangées de boîtes à lettres minuscules.
Ethan est en short de gym et T-shirt de Milton High, Jessie arbore une robe
d’été. Tous deux portent des sacs de voyage.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Sourire timide de Jessie.
— Ta mère nous a offert les billets d’avion avec ses miles. On est juste là pour
une nuit.
— Minute. (Je plaque les mains sur ma bouche.) C’est vous mon cadeau-
surprise ?
— Bonjour, moi c’est Ben, dit soudain Ben.
Jessie hésite.
— Enchantée.
— Mon copain, je m’empresse de préciser. On ressort ensemble.
— Oh…
— Et eux aussi sortent ensemble, j’explique à Ben. Ethan et Jess. En couple.
Ha ! J’ai pas vu le coup venir. Mais je suis content pour eux.
— Arthur, tu n’es pas obligé de…
— Si ! Je suis heureux pour vous. Extrêmement. Totalement. Eh. Tu sais quel
mot manque au dictionnaire ? Extotalement.
Les lèvres de Ben se courbent à leur commissure.
— Enfin bref, waouh. Vous êtes là. Pour mon anniversaire.
— Extotalement, répond Ethan.
— Et vous ne me haïssez pas.
— Pourquoi on te haïrait ? veut savoir Jessie.
— Parce que je vous ai raccroché au nez ? Parce que j’ai été con ? Pourtant
vous voilà. (Je les regarde tour à tour, un sourire jusqu’aux oreilles.) Vous êtes à
New York.
Jessie partage ma joie.
— Tes parents ne voulaient pas te laisser seul pour ton anniversaire. Même
si…
Elle jette un regard à Ben, qui s’empourpre aussitôt.
Et c’est là que ça me tombe dessus. Ben. Dans mon appartement. Sans les
parents. Pour mon anniversaire. Rien que nous et six boîtes de capotes intactes
et… Ethan et Jessie. Bonjour l’interférence parentale. Ils battent tous les records.
Mais, dans le genre obstacle, celui-ci est plutôt sympa. Je n’arrête pas de faire
le tour de leurs visages, un sourire sur le mien. Ethan, Jessie et Ben, tous alignés.
Mes trois personnes préférées réunies dans un minuscule ascenseur. Sans
qu’aucun me déteste. Sans que rien soit cassé. Peut-être que l’univers est de mon
côté, finalement.
— Vous avez pris le métro depuis l’aéroport ? demande Ben.
— Non, un Lyft, répond Jessie. Tu as grandi ici, c’est bien ça ?
— Tout juste. À Alphabet City.
— On croirait un quartier dans 1, rue Sésame.
— C’est ce qu’il a dit, révèle Ben en me donnant un coup de coude avant de
rougir. Enfin, pas comme ça. Pas comme dans la blague. C’est juste que…
Arthur a fait la même remarque. Au sujet de 1, rue Sésame. Et d’Alphabet City.
— Entendu, s’esclaffe Jessie.
Les portes s’ouvrent et on sort dans le couloir.
— Alors, ça fait longtemps que vous êtes ensemble ? s’enquiert Ben.
Ethan et Jessie échangent un regard.
— Euh… deux mois, environ ? Un peu plus ?
C’est drôle. Ils ne se touchent pas. Ils ne sont même pas près l’un de l’autre.
Trop bizarre. À croire qu’ils marchent sur des œufs. Comme s’ils avaient peur de
se montrer affectueux à cause de moi. Peut-être ne sont-ils pas un couple très
tactile.
En ouvrant la porte du 3A, je lance joyeusement :
— On est arrivés !
Mon téléphone vibre : c’est Ben, qui me textote en douce depuis le seuil. Ils
sont en couple ???
Eh oui. Smiley tête à l’envers.
Ça va ?
— C’est trop sympa, ici.
Jessie examine le salon.
Extotalement. Cinq smileys tête à l’envers.
Émoji qui rit aux larmes. Préviens-moi si vous avez besoin de temps pour
parler. Je peux rentrer chez moi, pas de souci.
— Non ! dis-je à voix haute.
Jessie et Ethan me regardent, dans l’expectative, tandis que Ben ravale un
sourire.
Je regarde mon téléphone en rougissant. Ne pars pas, j’ai besoin de toi !!!!!!
Tu crois que tes parents te laisseraient passer la nuit ici ? Émoji doigts
croisés. Émoji prière.
T’inquiète, je n’aurai qu’à leur dire que je suis au chevet de Dylan.
Waouh, tu peux dire à Dylan qu’il est le meilleur des faire-valoir, A+ !
Nos regards s’aimantent. Ben sourit de toutes ses dents. Moi aussi.
— Ça alors ! C’est Catherine la Grande ? s’étonne Ethan en contemplant les
murs, ébahi.
Chapitre 34

BEN
Dimanche 5 août

J’avais vraiment envie d’être seul avec Arthur, mais un rendez-vous à quatre
avec ses meilleurs amis, c’est bien mieux que pas de rendez-vous du tout. On est
assis dans le salon de son oncle, à partager son cookie de chez Levain ; je lui
donne ma part, même si j’ai faim. J’ai du mal à imaginer ce qu’il peut ressentir.
Genre, l’instant d’avant, Arthur, Jessie et Ethan étaient les trois amigos de la vie,
et maintenant deux amigos sortent ensemble, ce qui fait que le troisième va
passer vachement plus de temps en solo. Au moins Hudson et moi étions là l’un
pour l’autre quand Dylan et Harriett se sont mis en couple. Arthur va devoir
rentrer chez lui et rouler sa tristesse comme une cinquième roue du carrosse.
— Donc tout va bien entre vous, nous demande Jessie.
Arthur hoche la tête.
J’explique :
— Mon meilleur ami a été hospitalisé, et Arthur était là pour moi. C’est la
seule personne à qui j’avais envie de parler quand c’est arrivé.
Cette phrase décroche un sourire à Arthur et Jessie.
— C’est adorable. Ton ami va bien ?
Je réponds avec un haussement d’épaules :
— Il est mort. Ça arrive. (Jessie se fige et Ethan se plaque la main sur la
bouche. Arthur éclate de rire.) Dylan est vivant. Un peu trop, même. Allez le
voir, si vous ne me croyez pas.
— J’aime ce type, dit Ethan en me montrant du doigt. Du coup, je me sens
encore plus mal que notre présence vous empêche de vous envoyer en l’air.
— Quoiiiiiiii ? fait Arthur. Mais non, pas du tout. Bon, d’accord, peut-être un
peu. Mais je suis tellement heureux que vous soyez là.
— Tu peux être heureux qu’on soit là et quand même vouloir nous étrangler
parce qu’on t’empêche de t’envoyer en l’air.
— C’est le cas.
Jessie se penche vers moi et propose :
— On peut aller se promener si vous voulez. Ce n’est pas comme s’il n’y avait
rien à faire dans cette ville.
Je m’insurge.
— Non, tu n’y penses pas ?
— Ouais… (Arthur m’envoie un regard en coin.) Tu n’y penses pas.
Je leur pose des questions sur eux, afin de laisser plus de temps à Arthur pour
digérer les récents événements. Jessie et Ethan me racontent les étés passés à
faire rôtir des chamallows, à camper dans le jardin de Jessie, à écouter Arthur
lire des fanfictions sur Drago et Hermione avec des voix dramatiques, à regarder
Ethan se battre contre d’autres gamins dans des duels de Pokémon au centre
commercial. Tout était plus simple à l’époque où ils n’étaient que trois gamins
occupés à être meilleurs amis à plein temps.
Mon portable sonne. C’est Dylan.
— Il faut que je réponde.
Je me lève et vais décrocher dans la chambre d’Arthur. Un peu nerveux, je
demande :
— Tu meurs à nouveau ?
— Non. Je suis libre et je vis ma plus belle renaissance, répond Dylan. Je me
suis cassé de cet enfer putride. Je ne suis pas revenu d’entre les morts pour pisser
dans une cuvette.
— Personne ne t’obligeait à pisser dans une cuvette. Il y a des toilettes à
l’hôpital.
— Balivernes. Tu es où ? Et Arthur ?
— On est chez lui. Ses meilleurs amis ont pris l’avion depuis la Géorgie pour
lui faire une surprise. Apparemment ils sortent ensemble, eux aussi.
— Attends. On peut venir, Samantha et moi ? On est assez pour se faire une
orgie !
— Ou juste une fête d’anniversaire ?
— Pour commencer.
J’ai une idée :
— Je vais prévenir Arthur que Samantha et toi pourriez taper l’incruste, mais
il faut que tu me rendes un service. Va chercher un gâteau sur lequel tu fais
marquer…

Une heure plus tard, Dylan et Samantha nous ont rejoints. Dylan vole la
vedette en régalant Ethan et Arthur de son « histoire d’un jeune homme qui a
mis la mort en PLS », et en leur donnant des astuces pour « échapper eux aussi à
l’étreinte de la Faucheuse ». Ethan lui demande comment c’est possible que ses
parents le laissent déjà aller s’éclater, et Arthur se contente de hocher la tête au
fil du récit tout en mangeant une pizza. Samantha a intégré la résurrection de
Dylan, alors elle parle à Jessie de ses rêves et des applis de jeux qu’elle veut
créer.
Je tire Dylan dans la cuisine pour m’assurer que le gâteau est bel et bien prêt.
— Merci beaucoup, mec. (Je referme la boîte et la replace dans le frigo.)
Alors, comment tu te sens réellement ? Dylanité mise à part.
— Je vais bien. Les crises d’angoisse, c’est la merde. Mais je suis content
qu’on soit allés à l’hosto. Mieux vaut prévenir que guérir.
— Il y a eu un événement déclencheur ? Ou bien ton palpitant s’est juste mis à
battre plus vite et ça t’a foutu les jetons, comme la dernière fois ?
— Il s’est passé un truc, oui. On était à Central Park et on regardait deux
cyclistes en train de se bécoter. Je faisais des blagues sur les cochonneries qu’ils
devaient se dire au pieu : « Sors-moi ta pompe à vélo. » « Y a-t-il une chaîne à
lubrifier par ici ? » « N’oublie pas de te couvrir la tête avant de chevaucher ta
bécane. » Je voulais continuer parce que Samantha était morte de rire et je lui ai
dit « Je t’aime ».
— Dylan. Sérieux. T’étais d’accord pour y aller doucement.
— Ah non, c’est le cycliste qui a dit ça. (Je le fusille du regard.) Je sais.
Écoute, ça m’a échappé. J’ai essayé de revenir sur mes mots mais je n’ai fait que
m’enfoncer, j’étais ridicule. J’ai flippé de la perdre pour de vrai cette fois-ci, le
sang m’est monté à la tête et mon cœur a battu des records de vitesse. Du coup,
en me voyant flipper, Samantha a flippé à son tour, ça n’a fait qu’empirer les
choses et j’ai cru que j’étais bon pour le cimetière.
Le Dylan paniqué est la version que je préfère le moins.
— Ma foi, ça boume pour vous deux à présent. N’est-ce pas, futur mari de
Samantha ?
— Moi aussi ça m’a surpris de l’entendre m’appeler comme ça. Tout comme
quand elle m’a lâché un « Je t’aime » après ton départ. Sur le coup, j’ai répondu
« Je sais », à la Han Solo, tu vois, mais ensuite j’ai compris qu’elle ne plaisantait
pas et c’est devenu très, très délicat.
— Tu m’étonnes. (Je le prends dans mes bras.) Je suis vraiment heureux pour
vous. J’ai trop hâte d’être garçon d’honneur à votre mariage ridicule sur le thème
du café.
— J’espère qu’il y aura un mariage ridicule sur le thème du café à célébrer. Je
sais que je vais toujours trop vite. Et je sais que je suis un être supérieur
immortel. Mais je ne suis pas devin, alors il faut juste qu’on continue sur cette
lancée et que je me dise qu’on se dirige dans la bonne direction.
— Elle pourrait être l’Élue.
— Et Arthur pourrait être le tien.
— Et si… ?
Dylan me donne une tape sur l’épaule et suggère :
— Au cas où Samantha et Arthur ne seraient pas les bons, on devrait inviter
Hudson et Harriett ici. Histoire de rendre cette orgie encore plus intéressante.
Quelqu’un sonne à la porte.
C’est quoi ce bordel ?
— Me dis pas que…
Dylan claque des doigts.
— Je possède des pouvoirs magiques à présent, Big Ben. J’ai peut-être
invoqué nos amis ?
Je croise Arthur dans l’entrée et, même si c’était impossible, je suis soulagé de
voir deux jeunes femmes à la place de Hudson et de Harriett.
— VOUS ÊTES VENUES ! s’écrie Arthur en les prenant dans ses bras.
L’une d’elles lui rend son accolade avec un roulement d’yeux malicieux,
comme une grande sœur.
— Ben, voici Namrata et Juliet.
— Le légendaire Ben, me salue Juliet.
— Le feuilleton quotidien à cause duquel le foutu dossier Shumaker n’avance
jamais, ajoute Namrata en me serrant la main.
— J’ai apporté du cidre, reprend Juliet.
— Ouais ! Allez, on se met une murge, s’enflamme Arthur.
— Du cidre sans alcool. Comme si on allait se bourrer la gueule avec toi… Tu
n’as pas entendu ce qu’on t’a dit hier ? (Namrata secoue la tête.) On reste
quelques minutes, pas plus. On ne pouvait pas te laisser seul pour ton
anniversaire. (Elle jette un coup d’œil dans le salon.) Mais tu t’es clairement
débrouillé pour ne pas l’être. Ta mère est au courant, n’est-ce pas ?
— Elle sait que… des gens sont là.
— C’est bon, demain on est virées, conclut Namrata. Tu ne nous as jamais
vues.
Arthur tend son portable à portée de selfie.
— Un petit sourire !
Namrata et Juliet ne sourient pas.
Arthur et moi allons prendre huit verres dans la cuisine pour partager le cidre.
Ça fait peu de gorgées par personne, mais assez pour trinquer à son anniversaire
et sentir les bulles. Une fois la bouteille vide, Dylan s’en empare pour lancer un
jeu de la bouteille, mais il est littéralement seul dans son délire.
Juliet tapote l’épaule d’Arthur.
— Arthur, on doit y aller ou on sera en retard à la soirée, regrette-t-elle en le
prenant dans ses bras.
— Mais on est vraiment contentes que ta journée d’anniversaire se finisse
bien, ajoute Namrata.
Je tente de les retenir :
— Attendez, vous ne pouvez pas partir maintenant, il y a encore le gâteau.
— Le gâteau ?! s’étonne Arthur.
— Vous restez chanter « Joyeux anniversaire » ?
Elles hochent la tête.
Dylan et Samantha me donnent un coup de main en cuisine. C’est moi qui
porte le gâteau jusqu’au salon, et tout le monde entonne la traditionnelle
chanson. Il s’agit d’un gâteau au chocolat au sommet duquel est écrit, en glaçage
à la vanille, Ne gaspille pas ton vœu. Arthur nous regarde, puis nous sourions et
prenons une photo avec les bougies allumées. Je suis trop heureux d’avoir aidé
cet anniv à rebondir. Je veux dire, c’est quand même moi qui l’ai foutu en l’air, à
la base. Mais je l’ai remis sur les rails et j’espère que c’est de ça qu’Arthur se
souviendra, peu importe ce que l’avenir nous réserve.
Il souffle enfin ses bougies.
— Tu as fait quel vœu ? je lui demande.
— C’est secret. Mais je n’ai pas gaspillé mon vœu.
— Des tickets pour Hamilton avant ton départ ?
— Des tickets pour Hamilton avant mon départ.

Arthur revient au salon après avoir dit au revoir à Namrata et Juliet.
— Je n’arrive pas à croire qu’elles soient venues. (Il se rassied par terre à côté
de moi, devant nos parts de gâteau entamées.) Je savais qu’elles m’aimaient
bien. (Il nous désigne d’un geste.) Vous tous et toutes ici, je m’en remets pas.
Vous voir, c’était la meilleure surprise du jour.
Je réponds :
— Et toi tu gagnes assurément le prix du Meilleur Retournement de situation
d’anniversaire.
Personne ne mérite plus qu’Arthur de fêter son année de plus avec les gens
qu’il préfère. Il en fait toujours beaucoup pour les autres, et il est temps qu’ils lui
rendent la pareille. Pour lui, j’ai amendé ma conduite. Pour lui, Dylan et
Samantha sont venus directement de l’hôpital. Pour lui, Jessie et Ethan ont pris
l’avion depuis la Géorgie. Et, pour lui, Namrata et Juliet sont passées cinq
minutes, ce qui prouve qu’elles ne le considèrent pas seulement comme le fils de
la boss.
— Maintenant, on est en mode rendez-vous à six, note Dylan. J’ai une idée…
J’interviens :
— Non, tu n’as aucune idée.
— Mais si, voyons.
— Si c’est en lien avec le sexe, tu la gardes pour toi.
Il dit avec un sourire jusqu’aux oreilles :
— On pourrait faire un truc à six, un…
— Dylan !
— … mariage à six. Puisqu’on est trois couples. Tes pensées sont tellement
obscènes, Big Ben. (Il roule des yeux vers Samantha, occupée à rouler des yeux
vers lui.) Hey, future épouse, c’est toi qui as parlé de « futur mari ». Tu sais dans
quoi tu t’es engagée. Toujours je t’aimerai et toujours je détesterai ton café.
Samantha secoue la tête, sous le charme.
— On parlera de « toujours » plus tard. Là, tout de suite, c’est l’anniversaire
d’Arthur.
J’approuve.
— Elle a raison.
— C’est juste pour dire, se défend Dylan. C’est énorme. Trois couples dans la
même pièce. On dirait la Communauté de l’anneau de mariage.
Je dois expliquer à Ethan et Jessie pourquoi Dylan est comme ça quand il
s’agit d’amour.
— Ses parents se sont rencontrés jeunes et ils sont toujours mariés. (Puis, à
Dylan :) Ce n’est pas pour autant que tout le monde souhaite évoquer l’avenir.
(Je prends la main d’Arthur.) Certains veulent vivre le moment présent.
Vivre leur séance de rattrapage.
— Vous avez une vie entière de moments devant vous, me répond Dylan.
C’est vous ! Arthur et Ben ! Vous avez défié toutes les probabilités. Votre amour
est tellement hollywoodien… J’ai zéro doute quant à vous deux. La distance n’a
qu’à bien se tenir. (Il désigne Ethan et Jessie.) Vous, vous avez tellement l’air
bien ensemble. Ne ruinez pas votre bande en allant chercher un Ben et un
Hudson.
— Je suis sûr que c’est Harriett et toi qui avez ruiné la nôtre en premier.
Dylan balaie ma remarque d’un geste de la main.
— C’est un détail.
— On en a évidemment parlé, dit Jessie. Mais qu’est-ce qu’on allait faire ? Ne
pas tenter le coup ? Ce n’est pas comme si on s’était réveillés un matin avec des
sentiments l’un pour l’autre.
— Non, clairement, appuie Ethan.
— On a trouvé une occasion, et on l’a saisie. On finira peut-être par le
regretter un jour, mais j’en doute. On se connaît depuis toujours. On ne perdra
jamais cette amitié.
J’espère que ces mots soulageront Arthur. Qu’une fois de retour chez lui, il
n’aura pas constamment peur que sa bande ne se désintègre.
— Vous regrettez d’être sortis avec vos amis ? nous demande Ethan.
— Ouaip, carrément, répond Dylan sans une seconde d’hésitation.
— Ah bon ? je m’étonne.
— On a gâché une belle amitié pour une relation qui n’est allée nulle part.
Peut-être que les choses auraient été différentes si j’avais connu Harriett depuis
toujours, comme Ethan et Jessie.
— Ouais, mais je connaissais Hudson depuis encore moins longtemps et…
Aïe, qu’est-ce que je raconte, moi ?
— Tu regrettes Hudson ? me demande Arthur.
— Mes amis me manquent. Ce n’est pas comme si j’avais besoin de Hudson
et de Harriett là, maintenant. Mais je ne veux pas avoir honte de penser à eux.
C’étaient nos meilleurs potes, et maintenant nos rapports me paraissent tellement
cloisonnés. Comme si je ne pouvais jamais voir Harriett sans me sentir mal pour
Hudson et Dylan. Hudson et Dylan, qui ne peuvent plus faire les guignols
ensemble. Et moi, je ne peux plus passer du temps seul avec Hudson sans qu’il y
ait cette gêne dans l’air. Finies les sorties juste pour traîner ensemble.
— Mais tu regrettes ta relation avec Hudson ? insiste Arthur. Tu peux être
honnête. Ça ne me fait rien.
— Non, je ne la regrette pas. (C’était différent il y a quelques semaines :
j’aurais gardé le secret à ce sujet-là aussi, si Arthur m’avait posé la question.
Sauf qu’à présent je joue franc jeu.) C’est comme Ethan et Jessie. Et Dylan et
Harriett. Hudson et moi devions essayer. Et si ça avait été génial ? Ça n’a pas été
le cas, mais et si ? On ne l’aurait jamais su. Et, si je suis comme ça aujourd’hui,
c’est parce que je suis sorti avec Hudson. Je suis le mec qui te plaît parce que j’ai
eu cette relation avec lui. Que tu as rencontré parce qu’on était ensemble et que
j’ai rompu avec lui.
— Hourra pour Hudson ! lance Dylan en levant son verre.
Personne ne le suit.
— J’abuse ? demande-t-il.
Je toise Dylan.
— Un gros oui général. T’abuses à fond les ballons. (Je retourne à Arthur.) Il
fallait que j’apporte une réponse à la question du « et si ? » avec Hudson. Tout
comme toi et moi avons répondu à la nôtre.
— Pas de regrets, là non plus ?
— Il n’y a rien à regretter.
— Pas encore.
— Jamais, dis-je en passant mes bras autour de ses épaules.
Si je ne regrette pas Hudson, je ne vois vraiment pas comment je pourrais un
jour regretter Arthur. Simplement, je n’ai aucune idée de ce à quoi nos futurs
chapitres vont ressembler. Aucune idée du genre de fin à laquelle nous devons
nous préparer.

Il se fait tard et nous réfléchissons à la logistique du dodo. M. Seuss
s’attendait à ce que Jessie prenne le lit d’Arthur, qu’Arthur dorme dans celui de
son oncle et qu’Ethan campe dans le canapé. Ce n’est clairement pas comme ça
que les choses vont se passer. Ethan et Jessie sont déjà, en pyjama, sur le canapé
déplié. Dylan prend la chambre d’oncle Milton et entraîne Samantha dans son
monde de débauche. Quant à moi, je reste avec Arthur dans sa chambre. Enfin
seuls.
Si toutefois Dylan daigne se casser…
— Cette piaule est adorable, commente-t-il. Tu dors dans le lit du haut ou du
dessous ?
— Moi, je préfère être en dessous, répond Arthur en posant des draps frais sur
le matelas.
— Ohhhh, fait Dylan.
Arthur bloque. Il se rattrape :
— Attends, c’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas ce que je ne voulais
pas dire. Enfin je crois. Mais je ne parlais pas de ça. Juste de dormir. Dans des
lits superposés. Rien d’autre.
— Impressionnant, répond Dylan. Une réplique comme ça, ça ne s’invente
pas. Sur ce, je vais m’atteler à la confection de mon futur enfant.
Je le préviens :
— Dylan, tu ne fais rien sur ce lit.
— On va jouer à un jeu de rôles. Je serai un vampire et elle la tueuse de
vamp…
Samantha est debout dans l’embrasure de la porte.
— Dylan. On va dormir. Allez.
Elle fait demi-tour et regagne la chambre d’oncle Milton.
— « Dormir » c’est notre code secret, nous assure Dylan en refermant la porte
derrière lui.
Arthur et moi éteignons la lumière et nous allongeons sur les draps, face à
face.
— Alors. C’était un bon anniversaire ?
— Un tantinet tristounet au début.
— Je te demande pardon.
— Mais vachement mieux ensuite.
— De rien.
— Puis c’est redevenu un peu tristounet.
— Navré pour Dylan.
— Et maintenant nous voilà.
— Ne soyons pas tristounets. On est enfin seuls et j’ai quelque chose pour toi.
Le visage d’Arthur s’illumine.
— C’est vrai ?
Je sors mon portable et me connecte à Gmail, où sont sauvegardés tous mes
chapitres de La Mêlée des mages maléfiques. J’ai retenu la leçon après avoir
perdu La Bande des sorciers il y a des années dans le crash du vieil ordi de la
maison. Je vais chercher le dernier chapitre.
— Je t’ai intégré à La Mêlée des mages maléfiques.
Arthur se redresse comme un ressort et se cogne la tête contre le lit du haut.
Je lui masse le crâne tout en rigolant.
— Ça va ?
— Bien sûr. Je veux dire. On m’a mis dans mon histoire préférée après
Hamilton. Je suis plus grand ?
— Non. Mais tu es un roi. Le roi Arturo. Tu n’es pas obligé de le lire
maintenant.
— Tu l’as écrit quand ?
— J’ai commencé lundi. Et fini hier.
— Tu me l’aurais envoyé si on ne s’était pas reparlé ?
— J’essayais de rassembler mon courage pour le faire. Mais oui, je pense.
Même Hudson m’a incité à te l’envoyer.
Arthur hoche la tête.
— Je n’aurais pas dû reparler de lui, désolé.
— Dylan et toi devriez contacter Harriett et Hudson. Pour essayer de remettre
les choses d’aplomb.
— Tu crois ? Ça ne te ferait pas bizarre ?
— Seulement si je te gênais pour voir tes amis. Je sais qu’ils te manquent. Et
si tout espoir n’était pas perdu à ce sujet ? Tu devrais creuser la question.
Heureux à l’idée de rassembler à nouveau Dylan, Harriett et Hudson dans une
même pièce, je lui assure :
— Je vais y réfléchir.
— Mais creuse seulement la question amicale. Je te déconseille de chercher à
savoir ce qui se passerait si tu ressortais avec Hudson. La conséquence serait
sans doute un cœur littéralement meurtri par quelqu’un de très au fait de la loi
depuis son stage d’été, mais qui s’en fichera pas mal de la respecter.
— Menace de mort bien reçue. Ne te fais pas de bile. (J’ai de la chance
qu’Arthur soit cool à ce sujet.) J’allais demander à Harriett de passer chez moi
cette semaine pour lui donner le carton de Hudson. Histoire de la virer de ma
chambre. Mais je peux juste la lui rendre moi-même.
— Ne te sens pas obligé.
— Je veux le faire.
— Non, vraiment. Je n’ai pas besoin que tu te débarrasses de ses cadeaux et
que tu effaces vos cinquante-six photos sur Instagram. C’est différent. Je sais
que tu m’aimes. J’exploserais la tronche de quiconque voudrait me forcer à faire
disparaître la moindre trace de toi.
— Tu as le sang chaud, aujourd’hui, ma parole. Mais quand même. Il faut que
je le fasse pour moi.
Je n’ai pas besoin que des petites choses me rappellent celui que Hudson a
cessé d’être au cours de notre relation. Pas quand j’essaie de me souvenir de lui
en tant qu’ami et de l’oublier en tant que petit copain.
Je me concentre à nouveau sur l’anniversaire d’Arthur, la chose la plus
importante ce soir. On se met à l’aise et il commence la lecture de son chapitre.
Il rit à toutes les blagues du roi Arturo que j’ai longuement fignolées pour lui. Il
m’embrasse chaque fois que son avatar embrasse Ben-Jamin. Je n’arrive pas à
croire que j’aie pu une seule seconde ne pas voir Arthur aujourd’hui. Ni même
jamais, peut-être.
— Je t’aime, Arthur.
Il se tourne vers moi.
— Te amo… moi aussi, Ben.
Chapitre 35

ARTHUR
Dimanche 5 août

Lorsque j’ouvre les paupières, Dylan se trouve à un centimètre de ma figure.


— Messieurs, VOUS ÊTES PRIÉS DE DÉCROCHER VOS BITES
IMMÉDIATEMENT. CECI EST UNE URGENCE.
— C’est pas comme ça… que fonctionnent les bites.
Clin d’œil de Dylan.
— Je sais.
Ben me serre plus fort et murmure quelque chose contre mon épaule.
— Et couvrez vos nudités. Pensez un peu aux enfants.
— On n’est… même pas à moitié nus. (Ben se redresse et tire sur son T-shirt.)
On est littéralement plus couverts que toi.
Les sourcils de Dylan s’activent.
— C’est un défi ?
— À qui enfilera le plus de vêtements ? OK.
— Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ? je demande.
— On va chercher des donuts, répond Dylan. Et on a besoin de conseils.
Ben cligne des yeux.
— Tu nous as réveillés pour qu’on te recommande des donuts.
— Tout juste.
— OK, est-ce que Dunkin’ Donuts a mis la clef sous la porte, ou…
— Je rêve ou tu viens de me suggérer d’aller au Dunkin’ Donuts ? Les yeux
dans les yeux ?
— Quel est le problème ?
Dylan mime un frisson.
— C’est le Starbucks des donuts !
— Starbucks propose des donuts, argue Ben. Ce qui fait de Starbucks le
Starbucks des donuts.
— Arrête, je t’en supplie.
— Les donuts sont tous les mêmes.
— Bennis la Malice, tu vaux mieux que ça.
Samantha passe la tête à la porte.
— Allez, on va chez Beard Papa’s. On va ramener de quoi manger. Ben, tu
viens ?
— Enfile ton fute, Ben 10, intime Dylan. Tu viens de t’inscrire au cours de
Donut premier niveau.

Lorsque je m’aventure dans le salon, Jessie a les jambes sur les genoux
d’Ethan. Soudain, la révélation : c’est la première fois qu’on se retrouve seuls
tous les trois depuis le début de l’été.
Je me laisse couler sur une chaise, les bras enroulés autour des genoux.
— Étrange.
Rire nerveux de Jessie.
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas. Votre présence ici. À New York. Et vous sortez ensemble !
— Et tu as un copain, fait valoir Jessie. Un copain très mignon.
— Hah ! Vrai.
— Alors, tout est arrangé ? Vous vous êtes réconciliés ?
— Parfaitement. On est aux anges. Pour deux jours, en tout cas.
Je tente un sourire, mais il ne tient pas.
Jessie m’adresse un regard plein d’espoir.
— Est-ce que vous allez…
— Non. Je ne sais pas. On n’en a pas discuté.
— Vous devriez, insiste-t-elle.
Mon cœur se serre.
— Oui…
Maintenant ce sont les mains d’Ethan qui se posent sur les… mollets de
Jessie ? Ou ses genoux, plus ou moins ? J’essaie de ne pas trop regarder, mais,
waouh. Ça me rappelle la fois où papa s’était rasé la barbe, et c’était toujours
papa mais plus tout à fait, et mon cerveau de douze ans avait disjoncté. Nous y
revoilà, une fois de plus, à péter des câbles. À moins qu’il ne s’agisse de ma
façon de gérer.
— Art’, je suis vraiment, profondément désolée de ne pas t’avoir parlé… de
nous. Je sais combien ça te fait bizarre. C’est normal.
— Non, ça n’a rien de bizarre. (Je m’empresse de secouer la tête.) C’est moi
qui étais bizarre. C’est juste que… je ne sais pas. Je me fais l’effet d’Amneris
dans Aïda. Il me semble que j’aurais dû voir venir le coup.
— Mec, souffle Ethan. Je regrette. C’est notre faute. On t’a amnérisé.
— Pas compris, proteste Jessie.
— Mais j’ai été un vrai con, dis-je. Je suis désolé. Vous êtes heureux, et je le
suis pour vous !
— Non…
— Et j’ai détesté ma réaction. Je déteste avoir compliqué les choses.
— Pour ma part, dit Ethan, je déteste t’avoir laissé croire que ton orientation
me posait problème.
— Non mais ça, c’était dans ma tête…
— J’aurais dû me montrer plus clair. (Ethan secoue la tête.) J’aurais dû
t’inonder quotidiennement de textos. Je regrette sincèrement, Art’.
— Pas de souci.
— Je sais. Ce qui ne m’empêche pas de regretter le tout.
L’espace d’un instant, personne ne parle.
— On devrait peut-être faire une séance de rattrapage.
— Pardon ?
— Jessie… Ethan. J’ai quelque chose à vous dire. (Pause.) Je suis gay.
Ils me regardent, dans l’expectative.
— On sait ? répond Jessie.
— Non, c’est un rattrapage. Vous pouvez parler, cette fois.
— OK, acquiesce Jessie. Que veux-tu qu’on dise ?
— Tout ce que vous avez à dire. Genre « trop chou », ou « deux pouces
levés ! », ou « Oh, cool, c’est trop classe », ou…
— Oh, cool, c’est badass, décrète Jessie.
— Deux pouces levés, renchérit Ethan.
— OK, super. Maintenant, à vous.
Jessie plisse le front.
— Tu veux d…
Je m’exclame :
— Hey, salut les enfants, quoi de neuf ? Racontez-moi tout !
— Eh bien… commence Jessie.
Ethan regarde l’écran de son téléphone avec un sourire.
— Ethan et moi, on sort ensemble.
— Quoi ? C’est génial ! (Je presse mes mains sur ma poitrine.) Je suis
tellement heureux pour vous, C’EST ROMANTIQUE À MORT.
Elle éclate de rire.
— Tu peux redescendre d’un cran ou deux, ça ira.
— D’accord, mais je le pense vraiment. Tu le sais, non ?
— Bien sûr. Mais c’est un peu bizarre. Ça change les choses. (Elle hausse les
épaules.) J’en ai conscience.
— Vous êtes mes meilleurs amis. Ça, ça ne change pas.
— Vrai.
Avec un sourire ému, Jessie dégage ses jambes des genoux d’Ethan.
— Allez.
L’instant d’après, elle vient se glisser dans mon fauteuil.
— Euh, pardon. C’est quoi cette invasion ?
Je la repousse en masquant tant bien que mal un sourire.
— Toute résistance est futile !
Elle passe les bras autour de mes épaules et se blottit contre moi.
Mon téléphone vibre. Un texto. Que Jessie lit par-dessus mon épaule, sans se
gêner.
Je t’aime, mon pote.
De la part d’Ethan. Et pas dans la discussion de groupe. Dans notre fil perso.
Lorsque je lève le nez, il est déjà à mi-parcours de nos sièges.
— Moi aussi, je veux en être, annonce-t-il en se posant fermement sur nos
genoux à tous les deux.

Je me laisse tomber à côté de Ben sur le canapé.
— Ils sont tous partis. Tous ces affreux squatteurs sont repartis.
— Enfin.
Il me serre contre lui. Il est drôle, Ben. Ça le gêne de me toucher devant nos
amis, mais, dès qu’on est seuls, il n’y a plus le moindre centimètre carré de vide
entre nous.
— J’aime bien Jessie et Ethan, note.
— JessieetEthan. En un seul mot. J’en suis encore… Waouh.
— Va falloir t’adapter.
— C’est bizarre. Je crois que je suis vraiment heureux pour eux. (Je lui
adresse un sourire.) À moins que je ne sois heureux tout court.
Il enfouit son visage contre mon épaule.
— Je vois ce que tu veux dire.
— J’adore. On est comme deux papas.
Il s’esclaffe.
— Pardon ?
— Comme un vieux couple new-yorkais qui reste là à rien faire.
— J’aime ne rien faire avec toi.
Nouveau sourire.
— Moi aussi.
Et c’est vrai. J’aime tellement ça. J’ai toujours cru que l’amour, c’était dans
les moments spectaculaires. Pas de dialogue, zéro remplissage. Mais le
remplissage, ce sont ces petits moments de calme, alors je dirais qu’on en sous-
estime la valeur.
— On devrait faire ça tous les jours, dis-je.
— Les deux jours qui nous restent ? demande Ben avec un demi-sourire triste.
Mon cœur sombre.
— Oh.
— Désolé de casser l’ambiance.
— Du tout. (Je dépose un baiser sur sa tête.) Tu te montres honnête, comme
promis.
Il acquiesce.
— Mais je déteste.
— Moi aussi, dit-il d’une voix douce.
— Viens là.
Je pivote pour m’allonger et l’attire à moi – torse contre torse, les membres
entremêlés. La tête calée au creux de mon cou, il inhale. Mon pouls fait des
triples croches. Sa tristesse est tellement palpable. J’en serais presque
décontenancé.
Je m’écarte et, l’espace d’un instant, scrute son visage – les épais cils qui se
déploient au-dessus de ses joues empourprées, les taches de rousseur qui lui
constellent le nez. Le silence se fait si lourd qu’il en serait presque solide. Je
presse mes lèvres contre son front.
On respire un grand coup.
— Bon, dis-je finalement. Que se passe-t-il dans deux jours ?
Il hésite.
— Je ne sais pas.
— Je repars en Géorgie.
Il soutient mon regard.
— Je n’ai jamais eu de copain à distance.
— Je n’ai jamais eu de copain tout court avant toi, je lui rappelle. Je ne sais
même pas comment ça fonctionne.
— Quoi donc ?
— Les périodes de séparation. (Ma main s’attarde le long de sa mâchoire.)
Dans les films, par exemple, on se contente d’un montage. Tu sais, chacun se
languit, on se téléphone deux ou trois fois, l’un ou l’autre se fait couper les
cheveux ou se laisse pousser la barbe ou que sais-je, pour montrer le passage du
temps. Mais je ne sais pas si ça correspond à la réalité. Je crois surtout qu’on se
parlerait via FaceTime et textos et qu’on se manquerait beaucoup. Peut-être
qu’on se masturberait au téléphone ensemble, de temps à autre. Ça se fait ?
Il semble médusé.
— Euh. Aucune idée.
— Mais, et si ça tournait au vinaigre ? Genre et si je devenais le mec triste,
bourré, seul, pendant que tu courrais les raves et les garçons, et que j’essayais de
t’appeler mais que tu serais dans un donjon du sexe avec un groupe de types
canon et de fils de, sauf qu’ils auraient tous le regard mort et qu’il y aurait de la
cocaïne…
— Bon sang, Arthur. Tu as conscience que je passe 99 % de mon temps à
écrire des histoires de sorciers et à jouer aux Sims, non ?
— Je sais.
— T’as vraiment aucun filtre, avoue ?
— J’avoue.
Il m’embrasse la joue.
— Bon, j’ai un truc à faire.
— Ooh, quoi ? C’est un secret ? Je dois fermer les yeux ?
— Tu n’es pas obligé, non. Bouge pas, c’est tout. Écoute trois morceaux de
Dear Evan Hansen, et je serai prêt.
Je me redresse, les zygomatiques au garde-à-vous.
— Entendu !
J’ai tout juste atteint l’entrée de Zoe dans Only Us quand un appel FaceTime
surgit.
Je l’accepte.
— Salut, maman.
— Coucou mon chéri !
Elle se trouve dans la chambre d’hôtel la plus générique que j’aie vue de ma
vie. Draps immaculés, tête de lit luxueuse, photo d’une plage encadrée.
— Alors, cette surprise ?
— Géniale.
— Qu’est-ce que ça donne, Ethan et Jessie en couple ? Je n’arrive pas à me
l’imaginer.
Je commence :
— Oh, ils sont épouvantables…
Quand la porte de ma chambre s’entrouvre. Et je perds la faculté de parler.
Parce que… waouh. Waouh. Voilà mon petit copain. En caleçon. Qui me fixe
comme…
— Tout va bien, mon chou ? s’inquiète maman.
Ben porte les mains à sa bouche. Avant de se carapater en hâte dans ma
chambre et de refermer la porte.
— Faut que je te laisse, maman, désolé.
Je raccroche avant qu’elle n’ait pu me demander pourquoi.
Lorsque je rejoins ma chambre, je trouve mon lit recouvert de Post-it en forme
de cœur. Une file de petites bougies trace le chemin depuis la porte. Et voilà
Ben, étendu au milieu de la couchette du bas, son ordinateur à côté de lui.
— Je n’ai pas allumé les chandelles. Désolé. Je ne tenais pas à foutre le feu à
ton appartement. Et ils ne vendent pas de pétales de rose chez Duane Reade,
alors j’ai dû me contenter de Post-it.
— Ben.
— Je sais que c’est ridicule…
— C’est parfait.
— Tu aimes ?
Les coins de sa bouche se relèvent.
— J’adore tout ce qu’il y a dans cette pièce, dis-je. Sans la moindre exception.
Chapitre 36

BEN
Dimanche 5 août

Ce matin j’ai eu la chance de me réveiller à côté d’Arthur, et il m’a semblé


fou que ça ait pu ne jamais arriver. J’ai ressenti la même chose en m’endormant,
le visage appuyé contre son épaule, le nez dans son T-shirt. Cet après-midi, nous
sommes allongés sur le côté, torse nu, doigts entrelacés et mains posées entre
nos visages.
— Sérieusement, on n’est pas obligés de le faire. On ne sait pas ce qui nous
attend et… C’est un moment important. Ça ne s’efface pas. Je comprendrai que
tu veuilles attendre quelqu’un d’autre pour…
— Tu es le seul avec qui j’aie envie de le faire, Ben. Toi, tu veux ?
— Énormément.
— Moi aussi. C’est juste que… je ne sais pas comment…
— Moi je sais.
— Je sais que toi tu sais. Sois juste patient avec moi.
— Bien sûr.
Si Arthur se prend la tête et veut arrêter comme la dernière fois, aucun
problème. Tout ce que je souhaite, c’est ne jamais le mettre mal à l’aise.
J’embrasse ses doigts et je lui dis :
— Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime.
Alors on se met en route, et on y va lentement. Je veux que cela reste
l’expérience inoubliable dont il a toujours rêvé. Et c’est une autre première fois
pour moi, un recommencement. Arthur est un garçon complètement différent, et
nous sommes dans un lit complètement différent. Il n’est pas ici chez lui, je ne
suis pas ici chez moi, mais ensemble, nous créons un chez-nous, et c’est ce qui
fait tomber toutes les barrières, ce qui me permet de me concentrer sur lui. J’ai
vraiment envie que ça dure un maximum de temps. Personne ne commence un
film en ayant hâte de voir le générique. Quand ce sera fini, j’espère qu’il y
repensera avec satisfaction.
La pression monte en moi. Je ne peux pas lui gâcher ce moment.
Je me reprends. C’est absurde. Arthur et moi n’avons jamais rien fait de
parfait. Enfin, pour nous, c’était parfait. Mais pas sur le papier. Et je sais qu’en
cet instant il ressasse à deux cents à l’heure ses propres inquiétudes, surtout
maintenant que certaines difficultés techniques nous forcent à ralentir, mais on
surmonte toutes les embûches avec de la patience et des sourires rassurants.
Je l’embrasse, l’appelle « Mon beau », lui dis « Je t’aime », et on franchit
ensemble la ligne d’arrivée.
On rit, on reprend notre souffle et on s’enlève les Post-it collés sur notre peau.
Aucune séance de rattrapage ne sera nécessaire.
Lundi 6 août

Le 7 avril, c’était le jour de mon anniversaire, et aussi celui du dernier


échange sur la conversation groupée avec Dylan, Harriett et Hudson. J’avais
envoyé un message pour savoir s’ils voulaient qu’on déjeune tous les quatre
avant que Hudson m’emmène au concert. Harriett a répondu à Hudson et moi
séparément car elle ne supportait même pas l’idée que sa bulle de texte se
retrouve près de celle de Dylan, et on a pris un petit-déj à trois. De toute façon,
Dylan ne voulait pas faire d’histoires. Je l’ai retrouvé chez lui, il m’a cuisiné des
tacos au chou-fleur et on a joué à la console, rien que tous les deux. Ensuite,
Hudson et moi sommes partis voir les Killers et je ne pouvais même pas me
plaindre que cette journée était décevante vu qu’il était déprimé à mort par le
divorce de ses parents, plus tôt dans la semaine. J’aurais vraiment voulu arriver à
réunir la bande au complet, comme Arthur pour son anniversaire, mais en fin de
compte c’est du passé. Une autre époque.
Une fois rentré de ma soirée chez Arthur, j’ai ressuscité la conversation
groupée. J’ai juste écrit aux autres que je voulais les voir après les cours pour
discuter et tenter de mettre les choses au clair. J’ai lancé ce message à l’univers –
avec un gif du Chat potté qui vous supplie de ses yeux immenses. Dylan m’a
assuré qu’il serait là avec un gif Bob l’éponge qui lève les deux pouces. Une
heure plus tard, Harriett a envoyé un gif The Princess Bride qui disait « Comme
tu veux ». Et, quelques minutes après, Hudson y est allé de son gif Stewie
Griffin bondissant d’impatience.
Ce matin en cours, l’atmosphère était différente. Plus d’atomes chelou dans
l’air. Hudson et Harriett vont redevenir mes amis, et pas juste parce que c’étaient
les seules personnes qui me restaient quand j’ai tout foutu en l’air avec Arthur,
Dylan et Samantha.
La bonne volonté de notre trio suffisait à me faire voir la vie avec des lunettes
roses jusqu’à ce que M. Hayes me rende mon contrôle : C+. J’étais pourtant
persuadé de décrocher un A- ou un B+, ce coup-ci. L’exam fatidique, celui qui
décidera de mon passage en terminale ou de mon redoublement, aura lieu
demain – le jour du départ d’Arthur. C’était… Je n’avais juste pas la tête à ça.
J’étais à deux doigts de fondre en larmes, alors j’ai écrit à Arthur. On a décidé
d’annuler notre plan Promenade de super touriste, et à la place il m’aide à
réviser. Je serais surpris qu’on arrive à bosser ne serait-ce que deux minutes – il
y a trop de raisons de ne pas se retenir de poser nos mains sur l’autre, sans
compter qu’une grande et nécessaire discussion nous attend. Qu’on évite depuis
trop longtemps.
Mais une grande discussion à la fois.
Après les cours, tandis qu’on se dirige vers Dream & Bean, je m’arrange pour
qu’on continue de parler de nos notes. Comme je m’y attendais, Harriett et
Hudson en ont obtenu de bien meilleures que moi. C’est marrant : d’un côté, tout
pourrait redevenir comme avant dans notre groupe, mais, de l’autre, Harriett,
Hudson et Dylan pourraient passer en terminale sans moi. Finir le lycée sans
moi. Aller à la fac sans moi. Ma vie serait toujours en retard d’un an par rapport
à la leur.
Demain, il faut que je déchire à ce contrôle.
On arrive à Dream & Bean : Dylan est assis dans un coin avec à ses pieds une
boîte et sur la table quatre boissons.
— Elles ne sont pas toutes pour toi, j’imagine ? je lui demande en prenant
place à côté de lui.
Harriett choisit le siège face à moi et Hudson celui qui se trouve face à Dylan.
— Des offrandes de paix, explique ce dernier.
Il me donne une limonade rose, tend un mocha frappé à Hudson et un
cappuccino avec des traits de caramel à Harriett.
— Le barista avait dessiné un chat carrément instagrammable, mais il s’est
complètement dissous, s’excuse-t-il auprès de Harriett.
— C’est l’intention qui compte. Merci. (Harriett boit une gorgée.) Alors,
comment tu te sens ?
— Ça va. L’été passe plutôt lentement. J’ai commencé à voir quelqu’un…
— C’est merveilleux, l’interrompt-elle, mais je parlais de ton hospitalisation.
Pas de ton été. Tu as l’air en forme. Qu’est-ce qui s’est passé ? Une crise
d’angoisse ?
— Ouaip. Je m’en suis sorti.
— Super, intervient Hudson. Je voulais t’écrire hier, mais j’avais l’impression
que je n’y étais pas autorisé.
— Pourquoi ça ?
— C’est à lui qu’il faut demander, répond Hudson en me pointant du doigt.
Je rétorque :
— Parce que je ne t’ai pas laissé venir avec moi à l’hôpital ? C’est absurde.
— Dylan compte pour moi aussi. Tu n’es pas son seul ami.
Dylan se cale le visage dans les mains.
— Vous allez vous engueuler à propos de moi ?
Je lui jette un vilain regard et lui lance :
— Je sais que tu l’aimes aussi. Mais tu n’as jamais ne serait-ce qu’essayé de
rester ami avec lui après notre rupture.
— On n’était déjà plus amis avant que vous vous sépariez, me fait remarquer
Dylan.
Hudson rougit. Harriett intervient :
— Alors comme ça vous vous liguez contre lui ?
Je lève les mains pour imposer un temps mort.
— On ne se ligue pas. Je sais que lui et toi êtes loyaux l’un envers l’autre, et
Dylan et moi le sommes aussi de notre côté. Mais cette attitude nous maintient à
l’écart les uns des autres. (Je prends une grande inspiration.) Bon, écoutez, va
falloir passer par la case chelou si on veut que ça s’améliore. Je sais que ça paraît
gênant à entendre, mais je suis content qu’on fasse ça.
— Qu’est-ce qu’on est en train de faire, exactement ? demande Hudson. À
quoi ça rime ? On se fait tous un gros câlin et on se réabonne aux Insta des
autres ?
— Pour commencer, oui. Je veux qu’on essaie d’appuyer sur le bouton
« reset ». Qu’on s’accorde une séance de rattrapage. Vous êtes tous les deux très
importants pour Dylan et moi, et, si vous êtes assis à cette table, ce n’est à
l’évidence pas juste pour le fun. Vous voulez que ça marche, vous aussi.
Harriett fixe son cappuccino et dit :
— Tu ne t’étais jamais fait hospitaliser pour une crise d’angoisse, Dylan. Je
flippais, mais j’avais l’impression que je n’avais pas le droit d’aller te voir. Tout
ça parce que mon ego a refusé de te faire confiance dans quelque relation que ce
soit, même amicale, vu la manière dont tu m’as larguée sans prévenir.
— Je suis vraiment désolé. Je voulais juste ne pas te faire perdre ton temps.
— Je comprends. Avec le recul, je crois que je t’en suis reconnaissante. Ça
m’a mis dans tous mes états, j’étais hyper en colère. Mais, quand j’ai songé qu’il
t’arrivait le pire, j’ai vraiment voulu être à tes côtés, comme avant. (Harriett
plonge longuement son regard dans celui de Dylan, puis dans le mien.) Je
n’aurais certainement pas accepté cette conversation si tout ça ne m’avait pas
empêchée de dormir samedi soir.
— Ouah, je t’ai provoqué une insomnie ? demande Dylan. Toi qui adores
dormir.
— Mon précieux sommeil réparateur a été gâché par ta faute.
— Ça me touche énormément. (Dylan pose une main sur son cœur.) Je ne suis
plus le paria du groupe. Entre votre réconciliation après ma brouille avec Ben et
le fait que vous soyez ensemble au rattrapage, vous m’avez fait regretter d’avoir
validé la chimie.
— Dy, tu m’as assez blessé avec le rattrapage, d’accord ?
— Ouaho. (Il se penche vers moi et me chuchote :) Rassure-moi, on est dans
la même équipe, là, ou quoi ?
— Il n’y a pas d’équipe. La seule équipe, c’est celle qu’on essaie tous de
reformer. (Je tape un coup sur la table.) C’est juste pas le jour. J’ai failli foirer un
contrôle, et je suis quasi certain de rater le test de demain. J’ai besoin de votre
soutien.
— Désolé, Big B. C’est juste une blague, tu le sais.
— Ce n’est pas le bon moment. Je supporterai sûrement les blagues sur le
rattrapage quand je n’y serai plus. Si je réussis. Ce qui semble peu probable. Je
suis à peu près sûr de redoubler ma première dans un autre lycée. Loin de toi, toi
et toi. (J’ajouterais presque Arthur à la liste, mais son absence pendant l’année
est un problème encore plus grand, et qui me bouffe.) C’est plutôt moi qui vais
devenir le paria du groupe, qui vais finir oublié.
Dylan me prend la main.
— Big Ben, si tu échoues et que tu redoubles, je me ferai transférer dans ton
nouveau bahut. Tu sais que je ne plaisante pas.
Je serre sa main en retour. Peu importe comment ça va se terminer avec
Hudson et Harriett, Dylan sera dans ma vie pour toujours, c’est une certitude. Le
genre de pensée réconfortante dont j’ai besoin à la veille du départ d’Arthur.
— Interdit de venir dans mon nouveau bahut si tu me charries avec mon
redoublement.
— Ça marche. (Il se tourne vers Hudson.) Bon. J’ai affronté Harriett et Ben.
Tu as quelque chose à me reprocher ou on peut enfin se faire un gros câlin ?
— Non, tout va bien, répond Hudson. Mais je veux parler à Ben.
— Pareil, dis-je.
— Allez-y, nous autorise Dylan.
Puis il attend.
— Un peu d’intimité ne leur ferait pas de mal, reconnaît Harriett.
— Pourquoi ? On a bien déballé nos affaires devant eux.
Elle se lève.
— Viens m’offrir un cappuccino et raconte-moi pour ta nouvelle copine.
Dylan la suit, il a déjà commencé à parler de Samantha. J’ai du mal à croire
que je regarde Dylan et Harriett s’éloigner ensemble comme s’ils n’avaient pas
passé les quatre derniers mois à se tirer la tronche.
Je glisse sur la banquette pour être face à Hudson.
— Alors. Bon début, non ?
— Pour le groupe, ouais, me répond-il. Je suis désolé d’avoir essayé de
t’embrasser. Je n’aurais pas dû te sauter dessus comme ça. Les fils se sont
emmêlés dans ma tête.
— Ouais, tu as cru que je voulais qu’on se remette ensemble.
— Pas seulement ça. Je ne pense pas avoir voulu qu’on se remette ensemble,
je ne savais juste plus où j’en étais parce que… parce qu’il n’y a pas que mes
parents qui m’ont fait croire à l’amour. Tu es mon premier copain, et je voulais
retrouver ce sentiment spécial… Sauf qu’à mon avis on est meilleurs amis
qu’amants, et on ne devrait rien changer à ça. Vu comme tu es dur avec toi-
même, j’ai failli t’épargner tout ce déballage, je ne voulais plus jamais te donner
le sentiment que tu ne vaux rien. Mais je te dois la vérité, sinon tu ne me croiras
pas quand je te dirai que je suis prêt à redevenir ton ami. Tu es important pour
moi et on a eu tort de gâcher notre amitié.
— Je suis vraiment content qu’on l’ait fait, Hudson. J’en parlais avec Dy hier
soir. Je ne regrette pas notre relation et je n’ai pas envie de jeter ce qu’il y a eu
entre nous. Littéralement. (Je sors le carton de sous la table.) Tous ces objets me
rappellent l’époque où tu ne considérais pas encore l’amour comme une grosse
arnaque. Tu en fais ce que tu veux, évidemment. Mais, avant de tout mettre à la
poubelle, si c’est ce que tu décides, peut-être que ça pourrait t’être utile de
replonger dans ces souvenirs ? Tu es une des personnes les plus gentilles que je
connaisse. Je n’aurais pas autant souffert de notre échec si ça n’avait pas été
aussi génial de m’éprendre de toi.
Hudson tire le carton vers lui.
— Ça me touche beaucoup, Ben. Merci. (Il tapote la boîte, puis respire un
grand coup.) Alors, qu’est-ce que tu décides avec Arthur ?
— Aucune idée. Je sais bien que c’est absurde vu qu’il s’en va demain,
mais… je pense qu’entre lui et moi il y a plus que ça. Je devrais aller le voir.
— Entièrement d’accord.
En regardant Hudson dans les yeux, je comprends qu’il me soutient dans ma
relation, mais qu’il est également triste pour la peine de cœur qui pourrait
m’attendre au tournant.
Je fais signe à Dylan et Harriett de revenir. On leur annonce que tout est réglé
entre nous. Aucune blague ne fuse. Ils ne posent pas de questions sur nous, et
nous ne leur demandons pas s’ils ont vraiment parlé de Samantha ou si la
conversation a dévié sur eux. L’amitié ne nous donne pas le droit de nous
immiscer dans les moments intimes de chacun.
J’ouvre les bras et on se rapproche. Pour être honnête, cette accolade me
semble un brin forcée. Mais bon, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose. On
fait tous des efforts pour être à nouveau proches et, en soi, c’est beau. Qui sait si
un jour on n’y arrivera pas plus facilement ? On peut commencer doucement, en
se suivant sur Insta et en faisant revivre la discussion de groupe. On peut prévoir
des sorties au lieu de se pointer les uns chez les autres comme au bon vieux
temps. On peut redevenir comme avant, ou pas exactement, mais presque. On
finira bien par trouver – cet été et ses innombrables rattrapages me donnent bon
espoir.
Chapitre 37

ARTHUR
Lundi 6 août

Je ne veux pas rentrer.


Je gis sur le ventre, sur ce lit trop petit dans la chambre trop petite de Ben,
avec son atmosphère tiède et poisseuse et ses fiches bristol collées partout, et je
lis un manuel de chimie. Je ne rigole pas. La chimie, la plus moléculairement
merdique de toutes les matières, et non, ce n’est pas une remarque ionique.
Si seulement je pouvais suspendre le temps.
Ben se laisse tomber à plat ventre à côté de moi, les mains sur le visage.
— Je n’arrive pas à croire qu’on passe ta dernière soirée new-yorkaise à
réviser pour mes examens. Je vais me faire baiser de toute façon.
— J’adore réviser avec toi pour tes examens où tu vas te faire baiser.
— Je préférerais sauter l’examen pour direct…
Je lui colle une main sur la bouche.
— Ne parle pas de « baiser ». Je te l’interdis.
Rire étouffé de Ben.
— Pourquoi pas ?
— Parce que ! (Je laisse ma main s’aventurer sur sa joue.) Il n’y a pas moins
romantique comme terme pour désigner le sexe.
— Et coït, alors ?
— J’avoue, c’est un bon candidat.
— Fornication. Copulation. Rapprochement sexuel.
— Celui-là fait très porno politique.
Ben éclate de rire.
— Mettant en scène Mitch McConnell et Paul Ryan, je précise.
— Je te remercie pour l’image, Arthur.
— Sans oublier sa suite : Érection présidentielle.
— Je te déteste.
Il m’embrasse. Je le contemple. Je crois bien que je serais heureux de
consacrer le restant de mes jours à embrasser chacune de ses taches de rousseur.
Je crois bien qu’il le sait.
Je porte mes mains à ses joues.
— Hey
— Hey.
— Question : dans le chlorure de sodium, quel élément porte la charge
négative ?
— Le chlore.
— Bingo !
Il esquisse un sourire gêné.
— Question suivante : quel effet provoque l’ajout de sel dans de l’eau à ses
températures de gel et d’ébullition ?
— La température de gel baisse et celle d’ébullition augmente.
— Comment fais-tu pour être aussi bon ?
— J’ai un petit copain en licence de Yale à impressionner.
Je dépose un baiser sur sa joue avec un gloussement.
— On ne peut pas faire une licence « de » Yale.
— Tu seras le premier.
— En parlant de ça… (Mon pouls s’emballe.) J’ai eu une conversation
intéressante avec Namrata et Juliet aujourd’hui.
— Raconte !
— C’est au sujet de NYU. Excellente fac. Excellent cursus théâtral.
— Tu veux faire une licence d’arts dramatiques ?
— Non, mais je veux connaître les acteurs célèbres avant qu’ils le deviennent.
Oh, et le copain de Namrata va me parler de Columbia.
— Je… OK.
— Tout ce que je veux dire (je lui lance un sourire timide), c’est que ce ne
sera peut-être pas ma dernière soirée new-yorkaise.
Pas de sourire de Ben. Pas même un mot.
— OK, waouh, si tu voyais ta tête. Je te fais flipper. Je suis désolé. Je vais
juste…
— Arthur, non. Je ne flippe pas, mais écoute-moi. (Il se frotte le front.) Tu ne
peux pas planifier ton avenir en fonction de moi.
Et comme ça, pouf, les mots me désertent. Mon cœur cogne si vite que c’en
est presque douloureux.
Ben fronce les sourcils.
— Arthur ?
— Quoi ? (Je me racle la gorge.) Oui. Pardon. Question suivante.
— Tout va bien ?
Je l’ignore.
— Le chlorure de sodium est-il soluble dans l’eau ?
— Euh. Non.
— Et le nitrate d’argent ?
— Oui.
— Pas mal, Alejo, dis-je.
Il enfouit son visage dans son oreiller – non sans que j’aperçoive un fragment
de sourire fier. Ce mec, je vous jure. Mon cœur se contorsionne chaque fois que
je le vois. Cette façon qu’ont ses cheveux de rebiquer autour de ses oreilles.
D’effleurer la courbe de sa nuque.
— J’ai une question, dis-je doucement.
— Tu en as un paquet, oui.
— Celle-ci ne porte pas sur la chimie.
— Oh. (Il bascule sur le dos pour me regarder.) D’accord.
Alors je lâche le morceau.
— Je sais que tu n’aimes pas tirer de plans sur la comète, mais on est presque
en terminale…
— Sauf si je rempile en première. Encore.
— Tu vas réussir.
J’attire ses mains contre ma poitrine et entrelace nos doigts.
— Et si j’échoue ?
— Mais non ! Tu vas tout déchirer.
Il pousse un rire brutal.
— C’est parce que je déchire tout que je suis en cours de rattrapage.
— Ben. Allez, quoi. (Je me rapproche.) Je vais t’apprendre tous mes trucs
mnémotechniques…
— Ça ne marche pas.
— C’est ce qu’on va voir. Récite-moi les neuf premiers éléments de la table
périodique. Go.
— Euh. Hydrogène…
— Hydrogène, hélium, lithium, béryllium, bore, carbone, azote, oxygène,
fluor. Heureux Hudson qui Lèche des Beignets Boursouflés Car Nul n’Oubliera
ses Flatulences. Je viens de l’inventer pour toi.
Il s’esclaffe.
— Eh bien.
— Et si c’est faux, je ne veux pas le savoir.
— T’es trop craquant, Arthur. (Il m’embrasse légèrement sur la bouche.) Ne
pars pas.
— Je n’ai pas envie de partir.
Je démêle nos mains et j’attrape une fiche bristol et un stylo, parce que merde.
Il faut que je lui pose la question.
J’écris. Respire un grand coup. Puis brandit la carte.
— Nickel, Oxygène, Uranium, Sodium ? C’est quoi ?
— Mais non ! Nous. Toi et moi. Et NOUS ? En majuscules, c’est plus
dramatique.
Il sourit. Je lui rends son sourire. Avec une tape sur le bras.
— La ferme. Tu vois très bien ce que je veux dire.
— C’est-à-dire que… je ne sais pas. (Il plonge ses yeux dans les miens.) Je
peux être franc ?
— Tu devrais toujours l’être avec moi.
— OK.
Il hésite, son regard rivé au mien, avant de fermer les paupières.
— Je crois qu’on devrait lâcher l’affaire.
— Pardon ?
Puis c’est le silence – le genre de silence qui vous déménage les organes.
Je porte les deux mains à ma poitrine.
— Tu veux dire… rompre ?
— Je ne sais pas. (Il soupire.) Je crois que j’ai peur.
Il me prend la main pour m’attirer à lui, allongé. On reste un moment sans
bouger, nos visages à un cheveu sur son oreiller. Finalement, je demande :
— Peur de quoi ?
— Je ne sais pas. (Il me presse la main.) Peur de t’empêcher de rencontrer
d’autres types. Peur de te perdre, même en tant qu’ami. Ça me terrifie.
— Mais ça n’arrivera pas.
— Tu n’en sais rien.
Il esquisse un sourire qui se défile. Et, lorsqu’il reprend la parole, c’est d’un
ton si doux…
— J’ai peur de te briser le cœur.
Je ne dis rien. Si je l’ouvre, je vais me mettre à pleurer.
— Je ne veux pas. (Sa voix se brise.) Mais le risque existe. C’est compliqué,
les relations. Peut-être que c’est moi, le problème. Je ne sais pas. Mais je n’ai
pas réussi avec Hudson, alors même qu’il était juste là, sous mes yeux.
Les miens s’emplissent de larmes.
— J’aimerais tellement pouvoir rester.
— Moi aussi.
Il s’essuie les yeux du talon de la main et m’adresse un sourire triste.
— Tu vas tellement me manquer, bordel.
— Tu me manques déjà.
Une nouvelle larme lui dégringole la joue.
— Il nous reste une journée.
— Le grand finale. Ou l’entracte. Parce qu’on va garder le contact, pas vrai ?
— Tu rigoles ? J’ai bien l’intention de te connaître pour l’éternité.
Je m’imprègne de son essence : cheveux en bataille, yeux marron, joues
luisantes de larmes.
— Je t’aime, dis-je. Je suis tellement heureux que l’univers nous ait mis
ensemble.
— Arthur, l’univers s’est contenté de la première impulsion, dit-il. C’est nous
qui nous sommes mis ensemble.
Mardi 7 août

Ben me réveille avec un appel FaceTime pour ce qui est ma dernière matinée
new-yorkaise.
— Coucou, je viens te kidnapper !
— Minute… quoi ? (Je bâille.) T’es où ?
Dehors, à l’évidence, mais il a le visage tellement collé à l’appareil que je
n’arrive pas à distinguer le décor autour de lui.
— Tu verras bien. Première consigne : préviens-moi quand tu seras au métro.
Alors, je t’enverrai la consigne suivante. D’accord ?
À peine a-t-on raccroché que je bondis de mon lit. Au diable les lentilles ou
les habits. Lunettes, T-shirt, short, parfait. Je surprends maman en train de faire
les cent pas dans le salon, au téléphone avec les déménageurs – Ben n’en croyait
pas ses oreilles qu’on les ait engagés alors qu’on n’a même pas de meubles à
emporter. Mais je suis content qu’on l’ait fait, parce que devinez qui n’a pas
besoin de porter des cartons dans l’ascenseur en cet instant. Devinez qui n’a pas
à remplir le camion. Devinez qui arrive à l’entrée du métro à 6 h 45.
J’y suis !!
Bien. Maintenant, tu prends la 2, tu changes à 42e Rue et tu prends la 7
jusqu’à Grand Central.
Tu m’emmènes au bureau ? Émoji regard en biais.
Il me répond d’un gif d’Aladin. Tu me fais confiance ?
Émoji yeux au ciel. Émoji yeux en cœur.
Bien sûr, la rame est bondée sur la 2, et c’est encore pire sur la 7. En route
pour dire au revoir à un mec dont je suis amoureux transi. Demain, je me
réveillerai dans une ville où je n’ai pas connu mon premier baiser, dans un lit où
je n’ai pas perdu ma virginité.
Je me réveillerai célibataire.
Sauf que, pour tout le monde autour de moi, c’est un matin comme un autre.
Casques audio, tailleurs, fils d’actualité qu’on déroule. C’est fou.
À Grand Central, je textote : Bon, et maintenant ?
Il m’envoie un bout de carte, avec un itinéraire maladroitement tracé en rouge.
Même pas besoin de déchiffrer les noms des rues. POURQUOI M’ENVOIES-
TU AU BUREAU, BEN ALEJO ???
Il me répond d’un émoji pensif.
J’espère que ce n’est pas pour le dossier Shumaker. Regard en biais, regard
en biais, regard en biais.
Sauf que je ne peux m’empêcher de sourire comme un idiot. Je suis le pire des
New-Yorkais. Je traverse la rue en lévitation et souris aux inconnus, absorbé par
les triples nœuds de mon estomac. Peut-être que Ben m’attend en salle de
conférence, entièrement nu. Ou qu’un agent littéraire travaille dans le même
bâtiment, et que je trouverai Ben en train de signer un contrat pour un roman
avec option pour une adaptation cinématographique, et que le film se tournera à
Atlanta, parce que tous les films se tournent à Atlanta, et qu’ils auront besoin de
Ben sur le tournage, alors…
— Docteur ! lance Morrie.
Il sirote un café d’une main et me tend l’autre – mais pas pour me serrer la
pince : pour me percuter le poing.
— J’ai quelque chose pour vous, annonce-t-il.
Il me tend une enveloppe portant mon nom mais, alors que je m’apprête à
l’ouvrir, il me la confisque.
— Vous devez trouver les quatre, compris ?
Il retourne l’enveloppe, dont le verso affiche un message de la main de Ben :
1/4. Trouve-les toutes et lis-les dans l’ordre.
ON NE TRICHE PAS, ARTHUR !
— D’accord…
Je rejette un coup d’œil à la missive avant de me tourner vers Morrie.
— Où sont les autres ?
— À vous de les dénicher, répond-il avec un haussement d’épaules.
Avant de tourner sa tasse.
Une tasse Dream & Bean.
Ma mâchoire se décroche.
— C’est un indice ?
— Je ne sais pas. Vous croyez ?
Dream & Bean est à deux blocs. Pas une fois mes pieds ne touchent le sol. Je
ne sais même pas à quoi m’attendre. Une enveloppe, sans doute ? Une pile
d’enveloppes qui affluent, façon Harry Potter ?
Pas de lettre volante quand je pousse la porte du café, cependant. Pas de
magie. Rien qu’une file de New-Yorkais anonymes qui attendent leur dose de
caféine.
Parmi lesquels… Juliet et Namrata.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— On te remet sur la bonne voie, comme d’habitude. (Namrata désigne le
tableau de correspondance d’un coup de menton.) Va le chercher, gamin.
— Mon indice !
Je repère aussitôt l’enveloppe. Épinglée à l’endroit même où se trouvait mon
affiche. 2/4. Arturo, tu vas y arriver !!!!
Je la cueille et la serre avec la première contre mon cœur. Avant de textoter :
Une chasse au trésor, hein ?
Il me répond immédiatement : émoji garçon qui hausse les épaules.
Où je vais ensuite ?
Hmm, si seulement tu pouvais interroger quelqu’un… Émoji pensif.
Ohhhhhh !
Lorsque je lève le nez, les filles m’observent avec un sourire amusé. Mon
cœur bondit dans ma poitrine. Je retourne à leur table.
— Voilà ton indice, annonce Juliet en brandissant son téléphone. Je ne
comprends pas.
C’est une photo. De rat.
— Je sais ! (Je me précipite vers la porte… avant de m’arrêter net.) Minute.
— Minute quoi ? s’étonne Juliet.
— Oh mon Dieu. Je m’en vais. C’est… un au revoir.
— Mais non, proteste Namrata. Ton dossier Shumaker est tout en désordre. Je
vais devoir te bombarder de questions pendant un mois.
Je l’embrasse.
— Tant mieux.
— Mais ta frimousse va nous manquer, remarque Juliet.
— Un peu, concède Namrata.
— Beaucoup, insiste Juliet.
Je les embrasse de nouveau et prends mes jambes à mon cou – jusqu’au coin
de la rue, où je hèle le premier taxi venu. Tant pis si c’est à deux pas : je n’ai pas
de temps à perdre aujourd’hui. Je jette un regard par le pare-brise arrière et
manque de bondir hors de mon corps. Lorsque le chauffeur s’arrête enfin devant
le karaoké, je lui jette de l’argent et fuse hors du véhicule.
Dylan m’attend sur le trottoir, téléphone en main, casque autour du cou, un
énorme thermos de café sous le bras. Il sursaute en me voyant.
— Merde. T’es en avance, Seussical. Tiens, prends ça. (Il me colle le casque
sur les oreilles et bâille à s’en décrocher la mâchoire.) Foutu Benosaure. Il est
trop tôt… Non, attends, j’avais coupé le son. Un instant. (Il tapote l’écran de son
téléphone.) Voilà… c’est bon ?
— Du… reggae ? je m’étonne, avant de reconnaître le morceau.
Ce n’est pas n’importe quel reggae. C’est Ziggy Marley.
— C’est…
— Une chanson qui parle d’un oryctérope ? Absolument.
Arthur Read, mon alter ego à lunettes. Roi du pull jaune. Source d’un millier
de mèmes.
Dylan a l’air pensif.
— Je ne peux pas être le seul à me demander ce que donnerait l’accouplement
d’un rat et d’un oryctérope ?
— Hmm. Je crains que si.
— Arthur !
Samantha apparaît au coin de la rue et court vers nous pour m’étouffer dans
un câlin.
— Tu es en avance ! Tes prochains indices ne sont pas encore là, mais ils ne
devraient plus tarder.
— Au pluriel ?
— Absolument.
— Tu n’as plus besoin de mon casque, Seussical ?
Dylan n’attend pas ma réponse.
— À ta place, je ne me retournerais pas tout de suite…
Et c’est là que je les vois. Qui traversent la rue pour nous rejoindre, d’un pas
parfaitement synchronisé. Pas de combishorts cette fois, mais des culottes de
peau.
— Oh la vache, je murmure. Je…
— Voici Wilhelm et Alistair, annonce Samantha. Ils vont t’escorter jusqu’à la
prochaine étape.
Je les dévore des yeux. Les moustaches en guidon de vélo. Les chignons de
hipster. Même de près, ils sont identiques. Chacun tient une enveloppe.
— Comment… vous a-t-il retrouvés ?
Le sourire de Wilhelm lui taquine la moustache.
— Sur Craigslist.
— J’en peux plus.
Putain. Ben a posté une rencontre manquée. Pour moi. Enfin, à l’adresse des
jumeaux. Mais il a fait ça pour moi.
— Nous consultons le site quotidiennement, m’explique Alistair. Nous avons
reçu trente-six avis de recherche depuis que nous sommes ici.
— Et c’est… une bonne chose ? s’étonne Dylan.
— Excellente, lui assure Wilhelm. Ouvrez les enveloppes.
Quatre phrases. De la main de Ben.
Arthur, je sais, c’est toi le pro des gestes audacieux et du zéro chill.
Mais, en vérité, personne ne mérite davantage que toi un geste d’audace.
Je suis le moins créatif de nous deux, mais j’ai fait un pas dans ta direction.
Et maintenant c’est toi qui marches sur nos traces. Je t’aime, mon amour.
Les larmes me piquent les yeux – je me sens à la fois en manque, fou de joie,
bizarre.
En un instant, les jumeaux m’ont ramené à mon point de départ. C’est
surréaliste. Si mon cœur ne dansait pas la salsa, je jurerais être en projection
astrale. Les jumeaux n’arrêtent pas de me poser des questions sur la musique, les
films et Ben, mais c’est à peine si je parviens à articuler. Dur de faire
fonctionner l’Arthur quand votre cœur s’est réfugié dans quatre enveloppes.
J’essaie de reprendre mon souffle. De paraître normal. Faire la conversation.
— Alors comme ça, vous habitez à Brooklyn ?
— Non, dans l’Upper West Side. Du moins jusqu’à récemment. Nous venons
de réemménager chez nos parents, à Long Island.
— On écrit un webcomic, précise Wilhelm.
— Sur des dinosaures, ajoute Alistair.
Je m’arrête sur mes pas.
— Évidemment.
Wilhelm désigne un point à l’horizon.
— Regarde, on y est presque.
Je suis son regard. Et, sans le moindre doute, je comprends.
Lancé à toute berzingue, je navigue entre les passants, me glisse entre les
couples, les enveloppes serrées sur mon cœur. J’ai l’air ridicule, je le sais,
ridicule de détermination en tout cas. Je ne me savais même pas capable de
courir aussi vite. Je suis un petit binoclard du Sud d’un mètre soixante-dix, et
aussi le mec le plus véloce de New York.
J’aperçois l’auvent à l’horizon – la façade immaculée qui luit au soleil.
Le bureau de poste.
Et voilà Ben, adossé près de l’entrée, un carton en équilibre sur le genou.
Chapitre 38

BEN
Mardi 7 août

Nous voici de retour à la case départ.


Arthur pénètre dans le bureau de poste, et waouh. Son visage est le plus beau
de tous. Comme toujours. Il peut bien être en train de lire des cours de chimie
sur mes fiches bristol, manger un hot dog, être gêné que ses parents racontent
son enfance ou avoir l’air épuisé et porter des lunettes, comme maintenant, peu
importe. Mon cœur se déchaîne, à la différence de notre première rencontre. Ça
aurait dû être le coup de foudre, comme dans les grandes et belles love stories,
sauf que je n’étais pas prêt. Mais ça ne fait rien. Il nous est quand même arrivé
quelque chose de superbe. La pire histoire aurait été celle où on ne se serait
jamais retrouvés, voire jamais rencontrés.
Je pose mon carton au sol et il me serre dans ses bras.
— Qu’est-ce que tu as pensé de mon petit jeu ?
Cartographier nos souvenirs me paraissait une manière épique de clore cet été.
— C’était le meilleur rappel de ma vie, répond Arthur. Je n’ai vraiment pas
envie que le rideau tombe.
— Moi non plus. Grave moi non plus.
— Je veux une machine à remonter le temps. Pour tout recommencer
proprement. Rien n’aurait été pareil si j’avais juste pris ton nom. Je t’aurais suivi
sur Insta et on serait partis de là.
— L’univers savait que c’était trop facile, alors il a voulu corser les choses.
(Je l’embrasse sur le front.) Tout est tellement plus précieux après les tonnes
d’obstacles qu’on a dû franchir, tu ne trouves pas ?
Je ne sais pas si on vit une histoire d’amour ou si notre histoire parle de
l’amour. Peu importe. Ce que je sais, c’est qu’on vit un truc génial, parce qu’on
n’a jamais cessé d’affronter nos épreuves.
— Je veux quand même une machine à voyager dans le temps, insiste Arthur.
On ira dans le futur, toi et moi. Je suis pressé de savoir où on va atterrir.
— À qui le dis-tu !
Il baisse les yeux sur mon carton.
— Il vaut mieux pour toi que ce ne soit pas ce que je pense. Tu n’aurais pas
osé boucler la boucle avec un colis de rupture à mon intention ?
— Du tout. (Je soulève le carton.) C’est un colis de meilleur ami.
— C’est vrai ?
Son sourire sera toujours merveilleux sur FaceTime, même si ce ne sera pas la
même chose.
— Oui. Mais n’en parle pas à Dylan. Il ne croit pas aux meilleures amitiés
multiples. Il pourrait embaucher quelqu’un. Tu finirais porté disparu.
— C’est noté. Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
— Deux ou trois bricoles pour que tu n’oublies jamais notre été.
Arthur secoue la tête.
— Je n’ai pas besoin de cette boîte pour me souvenir.
— Très bien. Dans je cas, je garde cette scène torride entre Ben-Jamin et le roi
Arturo que j’ai écrite au dos d’une carte postale de Central Park…
— Je VEUX cette boîte.
— … et le cookie double choco de chez Levain hermétiquement emballé.
— Je veux cette boîte, j’ai dit !
Il vont me manquer, lui et son aura zéro décontraction.
— Il y a aussi un magnet de touriste avec mon nom écrit dessus. J’en ai un
autre avec le tien, que je garde. (Il reste muet. J’en profite pour prendre une
profonde inspiration.) Et j’ai encadré la photo de nous avec ton gâteau d’anniv
prise par Dylan. J’en ai une autre dans ma chambre.
Les larmes lui montent aux yeux.
— Merci pour ces cadeaux. Pour tout. Pour ce matin. Cet été. Je sais que je ne
suis pas toujours facile à vivre, mais tu as été tellement cool avec ça.
Il me fait rire. Je réponds :
— On est les Pires. Je veux dire les Meilleurs. Mais les Pires quand même. Tu
crois toujours que tu en fais trop, et moi j’ai toujours l’impression que je ne suis
pas assez ceci ou cela.
— Je vais te le redire encore cent fois : tu es bien assez ceci ou cela.
— Je commence à te croire.
On entre dans le bureau de poste et, au guichet, j’embrasse le nom d’Arthur
sur le libellé du carton avant de le confier à l’employé. Celui-ci me regarde
comme si j’étais taré ; il ne sait pas ce qu’Arthur et moi avons traversé ces
dernières semaines pour être de retour ici et maintenant.
La boîte suit son chemin, et nous, on fait de même.
Cette fois, en sortant de la poste, je tiens la main d’Arthur. On s’arrête sous
l’enseigne métallique.
— Une dernière photo pour prolonger ce moment, suggère Arthur en
dégainant son portable.
Je ferme les yeux et l’embrasse sur la joue pendant qu’il appuie sur le bouton.
Sur le cliché, Arthur sourit comme s’il avait gagné un billet pour Hamilton au
tirage au sort.
Quand je tourne la tête vers lui, son sourire s’est envolé.
— Je n’arrive pas à croire que je m’en vais réellement.
— Moi non plus.
Il ne peut pas y avoir pire matinée pour ces adieux. On marche jusqu’au bahut,
où je vais devoir réussir un exam déterminant pour mon avenir. Comme si les
choses n’étaient pas déjà assez compliquées. Mais je me sens bien. Triste,
nerveux, et pourtant plein d’espoir. Je parie que je serai le seul de la classe à me
marrer en repensant aux phrases mnémotechniques d’Arthur. Ses astuces aussi
ridicules qu’utiles me mèneront à la victoire. Devant le portail du lycée, je dis :
— Je ne suis pas prêt.
Il pleure.
— Moi non plus.
— Arthur, tu sais que je tenterais le coup si j’étais sûr qu’on pouvait gagner
contre le destin ?
— Je sais. On a toujours viré les obstacles de notre route, mais là, c’est…
— Le niveau au-dessus. Je ne peux pas te perdre à jamais. Tu ne peux pas être
quelqu’un que j’ai juste connu un été. Je dois te connaître tous les étés.
— Ce sera le cas, me promet-il.
On appuie nos fronts l’un contre l’autre et il essuie mes larmes. Je dis :
— Faut que j’entre.
Mais je reste accroché à lui comme au bord d’un toit dont je menacerais de
tomber.
— Faut que j’aille prendre mon avion, me fait écho Arthur à travers ses
larmes.
— D’accord, roi Arturo.
— D’accord, Ben-Jamin.
Il tend la tête vers moi. Notre dernier baiser. Je reste appuyé contre lui car
c’est fini, c’est tout ce qu’on a pour traverser les prochains jours où on ne pourra
pas se tenir la main, pas s’embrasser, pas se réveiller côte à côte. J’essaie de me
détacher, mais je suis à nouveau aspiré vers lui. Ce n’est pas assez et ça ne le
sera jamais, alors je compte doucement de dix à zéro dans ma tête et, à zéro,
c’est terminé.
— Je suis sur le point de m’en aller, annonce Arthur. Quand j’aurai fait le
premier pas, je ne pourrai plus me retourner. Mais ne reste pas là à me regarder
et à espérer que je triche. Tu rentres dans le lycée en courant. OK ?
Il recule d’un pas.
Je hoche la tête.
— Je t’aime, Ben.
— Te amo aussi, Arthur.
Nos doigts se détachent, et c’est fini. Arthur trouve tant bien que mal la force
de me tourner le dos et je me sens de plus en plus vide à mesure qu’il s’éloigne à
pas rapides. Arrivé au coin de la rue, il s’arrête. Assez longtemps pour que je
m’attende à ce qu’il fasse volte-face et se précipite vers moi pour un nouveau
baiser. Mais il se remet en route. Tant mieux. Je monte le perron du lycée au pas
de course quand mon portable vibre. Arthur m’envoie la photo où je l’embrasse
devant le bureau de poste. Une unique prise de vue suffit à faire défiler les
souvenirs de cet été, et le vide en moi disparaît. J’ai l’impression de respirer
l’espoir.
L’univers ne nous aurait pas rassemblés juste pour un été, n’est-ce pas ?
ARTHUR
Quinze mois plus tard

Middletown, Connecticut

Ethan ne décroche pas.


Je me sens ridicule, recroquevillé contre le mur du dortoir, à deux couloirs de
la chambre de Mikey. Je suis censé être dans une soirée, profiter de la vie
d’Arthur l’Étudiant. Sauf qu’Arthur l’Étudiant et les soirées de fac ne vont pas
ensemble. Après plus de deux mois en première année, je peux en faire la
déclaration officielle. Enfin, ça ne m’a pas empêché d’essayer, hein,
principalement pour gagner en Expérience personnelle, mais aussi parce que je
doute que Lin-Manuel Miranda ait passé ses nuits enfermé dans sa piaule à
regarder des vidéos sur YouTube et à gâcher son coup. Sauf que les soirées me
mettent mal à l’aise, ce qui me rend trop bavard, alors tout le monde me croit
bourré, ce qui n’est pas le cas, parce qu’il ne faut pas se leurrer : personne n’est
prêt à rencontrer Arthur Bourré, pas même moi.
Enfin bref, j’ai dit à Mikey que je viendrais, alors je suis là. Ou du moins
j’étais là, jusqu’au moment où j’ai vu la story d’Ethan sur Instagram. Me voilà
en mode meilleur ami, présent à l’appel.
Je tente le texto. Comment ça va, mon pote ?
Rien. Cinq minutes plus tard, toujours rien, pas même les trois petits points. Je
me sens un peu mal. En entendant Jessie m’annoncer la nouvelle hier, j’avais cru
que c’était mutuel. On s’est reparlé deux fois depuis, et elle a l’air normale –
triste, mais normale. Ethan, lui, ignore mes appels. C’est à peine s’il répond à
mes textos.
Les yeux clos, je repose ma tête contre la paroi en ciment. Enfin, je suis sûr
qu’Ethan va bien. Peut-être snobe-t-il mes textos parce qu’il a déjà rencontré une
nouvelle meuf qui chante, joue du piano et ressemble à Anna Kendrick. Peut-être
même est-ce Anna Kendrick. Même si on se doute bien qu’Ethan bredouillerait
qu’il préfère l’enregistrement de la distribution originale de The Last Five Years
à celle du film, en quoi il n’aurait pas tort, bien sûr, mais vous imaginez l’insulte
pour Anna Kendrick ? Alors elle le planterait là, obligé, ce qui ferait de lui un
double-plaqué, autrement dit retour à la case départ, mais en pire.
Je ferais mieux de le rappeler.
Messagerie, direct. Je passe une minute à contempler mon téléphone, l’oreille
caressée par une chanson de Radiohead qui s’échappe d’une chambre voisine. Je
déteste ce sentiment d’impuissance. Qui n’a rien de romantique. Ce n’est pas de
l’impuissance à la Eliza Schuyler. Plutôt le sentiment qui vous prend à la fin de
Titanic. On voudrait plonger la main dans l’écran pour redresser le navire.
Réparer l’irréparable.
Texto de Mikey : Mais t’es où ?
Je devrais lui répondre. En fait, je devrais juste faire bonne figure et regagner
la fête. Ce n’est même pas un truc intimidant, rien que les membres d’un chœur
a cappella qui boivent, assis sur le lit de Mikey. C’est comme ça, la fac – du
moins à Wesleyan. Les intellos ont pris le pouvoir, viré toutes les vedettes de
lycée, piqué leur beuh et leur alcool. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde
boit et fume ici. Beaucoup se contentent de discuter, jouer à la console ou
dessiner, parfois tout nus, et ça me plaît bien. Pas la nudité en particulier, hein.
Mais cette mentalité relax. Et puis, Wesleyan est peuplée de mecs mignons, bien
plus mignons que certaine autre fac du Connecticut que je me garderai bien de
nommer jusqu’à la phrase suivante. Je n’en veux même pas à Yale de m’avoir
mis sur liste d’attente. C’est vous dire s’ils sont mignons, les mecs, ici. Pièce à
conviction numéro un : Mikey, avec ses cheveux décolorés et ses lunettes à
monture métallique et ses indéniables talents d’embrasseur. Je dirais que c’est le
troisième meilleur des six mecs que j’ai embrassés. Le deuxième, c’était ce type
que j’ai rencontré quand je suis allé voir Jessie, à Brown. Le premier, c’était
Ben.
Ben. Voilà qui je devrais facetimer. Il s’y connaît en ruptures et, plus
important, il connaît Ethan. Et, plus important encore, je porte une chemise
Oxford, un cardigan et des lunettes, et je me trouve plutôt beau gosse ce soir.
D’autant que, il y a quelques semaines, Ben m’a textoté bourré pour me dire que
j’étais canon avec mes binocles. Alors voilà.
Il décroche aussitôt.
— Je pensais justement à toi !
— Tu m’en diras tant.
Il acquiesce.
— Sauf que tu ne vas pas rentrer dans les détails, c’est ça ?
— Tout juste.
Son visage se fend d’un sourire, et waouh. On devrait se facetimer plus
souvent, parce qu’il a le plus beau sourire au monde. Il s’est fait couper les
cheveux depuis son dernier selfie – un peu plus long sur le dessus, mais ça reste
discret. Il est parfait. Remarque d’ordre strictement platonique. Permettez que je
me complaise dedans. Même s’il est sur son lit. Ce n’est pas comme si je
repensais à toutes ces choses qu’on a faites, lui et moi, dans ledit lit. Je suis
capable d’apprécier un lit pour sa nature de meuble bien construit et fonctionnel.
Ben se renfonce contre ses oreillers avec un bâillement.
— Alors, quoi de neuf ?
Autant cracher le morceau :
— Jessie a plaqué Ethan.
Il se redresse.
— Ouh là.
— Oui, hein ? Trop bizarre.
— Tu m’étonnes. Eh bien. Ils tiennent le coup ?
J’étire mes jambes devant moi. On en a pour un moment.
— Jessie, ça va, je crois. Ethan, en revanche… T’as regardé son Instagram ?
— Pas récemment, non.
— Ben, ça ne va pas du tout. Il a posté une story dans laquelle il chante I’ll
Cover You de Rent. En larmes. Et franchement… je ne sais pas. Tu crois qu’on
peut se froisser un muscle en grimaçant ?
Ben fait la moue.
— Uh-oh.
— Quoi que tu imagines, c’est pire. Va voir.
— Pauvre Ethan.
— Je sais. (Je me couvre la figure d’une main.) Dis-moi que ça s’arrange avec
le temps.
— Quoi, les ruptures ?
— Oui… Je n’ai eu que la nôtre, et elle était géniale.
Il s’esclaffe.
— La meilleure rupture de l’univers.
— Mais grave. On a tout déchiré. (Soupir.) Peut-être qu’Ethan et Jess
rebondiront aussi.
— Sans doute. Je ne me fais pas de souci.
— Tu crois que je devrais aller le voir à UVA ? Je ne voudrais pas avoir l’air
de prendre parti… Jessie est mon amie, aussi.
— Dur, dur.
Ben fronce le nez. C’est tellement mignon que mon cœur fait un salto. Jamais
je ne me remettrai de ses taches de rousseur. De toute la vie.
— Mais ça devient plus facile avec le temps. Tu verras. Prends Hudson et
moi.
Je plisse les yeux.
— Sans façon, merci.
— J’adore le fait que tu sois encore jaloux de Hudson. Même après tout ce
temps.
— Toujours.
Il secoue la tête avec un sourire.
— Tout ce que j’en dis, c’est que les choses ont un peu changé, mais on est
cools. On se textote. On ne se parle pas tant que ça, mais…
Une porte s’ouvre à la volée, et je me retrouve entouré de filles en écharpes,
gants et chapeaux de majorette. Elles chahutent, heureuses, les joues rouges,
sans doute pompettes. L’une d’entre elles me tope le poing en passant.
— Où es-tu ? demande Ben.
— Dans les Miches. La résidence Butterfield, Butts pour les intimes.
— Vous appelez ça les Miches ? Y a des gens qui vivent dans les Miches ?
— Eh oui. Certains y font même la fête en ce moment précis. Raison de ma
présence ici. Je fuis une fête des Miches.
— Eh bien, rigole Ben. Les Miches de qui ?
Je me sens rougir.
— Oh, un mec.
— Je vois. Le type de ton chœur a cappella ?
— Mikey, oui.
— Cool. (Une pause.) Alors comme ça… est-ce que vous…
Je m’empresse de répondre :
— Non ! Je ne crois pas. Enfin, il est gentil. Mais il a le même prénom que
mon père.
— Il n’y peut rien.
— Oh, et ce n’est pas tout. Il a trouvé Hamilton pas mal, sans plus. Et il
n’aime pas les arcades ! Trop bizarre, non ?
— Arthur, toi non plus tu n’aimes pas les arcades.
— D’accord, mais lui avait l’air du genre à aimer ça, sauf que non, et ça ne me
plaît pas. (Haussement d’épaules.) Enfin bref. Et toi ? Est-ce que tu…
— Suis célib à mort, répond-il joyeusement. Mais Dylan et Samantha doivent
passer tout à l’heure.
— Oh, bon sang, ils me manquent tellement ! Tu te rappelles la soirée dans
l’appartement de Milton ?
— Bien sûr.
— C’est drôle, hein, que des trois couples présents cette nuit-là Dylan et
Samantha soient le dernier qui tienne encore debout ?
— Trop bizarre. Mince alors.
L’espace d’une minute, on se regarde tous les deux, et je jurerais que la
tension monte. Je n’ai pas remis une seule fois les pieds dans le même État que
lui depuis notre séparation cet été-là. Mais mon cœur, mon cerveau, mes
poumons n’arrivent pas à digérer l’information.
La vérité, c’est que je ne sais pas comment on fait. J’ai passé tellement de
temps sur Google. Comment étouffer ses sentiments. Comment se forcer à
l’aimer platoniquement.
Lorsque Ben reprend enfin la parole, sa voix se fait douce et tendre :
— On tient encore debout.
— Pardon ?
Je le regarde, déconcerté. Je suis assis par terre, lui sur son lit.
— Ce que je veux dire, c’est qu’on est toujours là. On est toujours nous. Tu
fais toujours partie de ma vie.
— Bien vu. Très bien vu, même.
Et c’est vrai. J’adore son sourire. J’adore sa voix. J’adore son visage. J’adore
sa présence dans mon téléphone, même en cet instant. J’adore être son ami. Son
meilleur ami.
Mon meilleur ami, Ben.
Peut-être est-ce ce que voulait l’univers. Peut-être est-ce nous.
BEN
Un mois plus tard

New York, New York

Ça y est. C’est fini. Vraiment fini. J’y suis arrivé, je n’y crois pas.
Le dernier chapitre de La Mêlée des mages maléfiques est sur Wattpad.
Je suis assis en tailleur sur mon lit, appuyé contre le mur, au même endroit
que lorsque j’ai achevé le premier jet du bouquin en décembre dernier. Deux
jours avant le Nouvel An. J’ai accompli mon objectif. Ce jour-là, j’écoutais Lana
Del Rey, mais ce soir je me relaxe sur la reprise de I’m on Fire par Chromatics.
Cette sensation d’intimité qui m’avait accompagné pendant l’écriture a disparu.
Personne n’attend plus de nouveaux chapitres. Sauf Arthur. Ça n’a plus rien à
voir. Depuis janvier, je poste mes chapitres édités un par un. J’ai démarré avec
quelques centaines de lecteurs, pour atteindre les milliers en février. Je suis sûr
que ce dernier chapitre va me faire atteindre les cinquante mille, ce qui est
complètement hallucinant. Il faut dire que je dois beaucoup à cette couverture
géniale que Dylan a commandée à Samantha à Noël dernier. La communauté
l’adore, des lecteurs nous ont même trouvés sur Instagram, Samantha et moi,
pour nous le dire.
Le chapitre n’est sur le site que depuis quelques minutes, mais j’ai déjà envie
de rafraîchir la page pour voir le compteur tourner et lire les avis. Juste pour être
sûr que le succès de ses trente-neuf prédécesseurs n’étaient pas un simple coup
de veine. Je veux aller vérifier mes notifications sur Tumblr, comme si les fans
avaient déjà eu le temps de me fignoler des fan-arts épiques de la scène où Ben-
Jamin annihile à lui seul les Avaleurs de vie et délivre le roi Arturo, le duc Dill
et la souveraine Harrietta. Ou celle où Ben-Jamin fait équipe avec Sam O’Mal,
la Sorcière couronnée, pour exorciser les esprits haineux qui possédaient
Hudsonien et l’aider à retrouver le bonheur.
Mais, au lieu de céder bêtement à la tentation, je prends mon téléphone et je
facetime la première personne qui m’a encouragé à mettre mon histoire en ligne.
Je l’avais déjà appelée en terminant le premier jet : la boucle est bouclée.
Arthur répond immédiatement. Lunettes et sourire rayonnant.
— J’ai vu la notif sur Wattpad : « BennisLaMalice a téléchargé un nouveau
chapitre » ! J’allais justement t’appeler.
— Tu dis ça chaque fois, je réponds en secouant la tête.
— Mais toi aussi !
— C’est vrai.
Apparemment, on s’appelle toujours quand on a le plus besoin de parler.
Comme la semaine dernière, quand je l’ai facetimé de chez Dave & Buster’s
pour lui montrer la machine à pince de notre premier rendez-vous et que je l’ai
découvert en train de paniquer dans son dortoir, prêt à quitter son groupe de
chant a cappella parce qu’il a tout arrêté avec Mikey. Il avait vraiment besoin de
parler à quelqu’un ayant survécu au rattrapage d’été avec son ex, et à l’issue de
notre appel il m’a promis qu’il chanterait encore plus fort.
Arthur est dans sa chambre, de retour en Géorgie pour les vacances. Parfois
j’oublie que je n’ai jamais mis les pieds là-bas tellement j’ai l’impression de
connaître sa maison, surtout sa chambre, grâce à nos ouatmille heures de
FaceTime.
— Je suis si fier de toi, reprend Arthur. Tu l’as fait.
Entendre ces mots de sa bouche rend ce livre et tout ce qu’il y a autour encore
plus concret. L’événement s’imprime en moi plus profondément que quand j’ai
vu le dernier chapitre en ligne, ou quand j’ai fait passer le statut de l’histoire de
« en cours » à « terminée ».
— Je n’y serais pas arrivé sans toi, je lui réponds.
— C’est toi qui as écrit ce récit.
— Pas sûr que je serais parvenu à le boucler sans tes encouragements.
Arthur s’allonge paresseusement sur son lit. C’est là qu’il a lu les premiers
chapitres définitifs en avant-première.
— Moi, roi Arturo, me déclare votre premier fan, Ben-Jamin.
C’est vraiment grâce à lui que je crois en moi-même vis-à-vis de l’écriture, et
pas uniquement.
Je l’ai remercié un millier de fois de m’avoir aidé à réviser, le dernier soir à
New York, parce que ses astuces mnémotechniques m’ont permis de réussir mon
exam de rattrapage et de passer en terminale avec Dylan, Hudson et Harriett.
Après cette grosse frayeur scolaire, j’ai commencé à étudier sérieusement. Je me
suis mis au défi non seulement d’arriver en avance en cours – ou du moins à
l’heure – mais aussi de ne jamais être absent pour ne plus me sentir largué
comme auparavant. Bon, j’ai eu quelques retards et deux absences parce que je
suis toujours moi, mais dans l’ensemble j’ai plutôt assuré. Dylan, Harriett,
Hudson et moi avons réussi à terminer le lycée sans nous étriper les uns les
autres, et notre photo de remise des diplômes, avec robes et chapeaux, est
accrochée dans ma chambre à côté de celle d’Arthur et moi le jour de son
anniversaire.
Je suis inscrit dans une fac new-yorkaise et le niveau des cours n’a rien à voir
avec ceux de l’an passé, mais je m’accroche. Quand j’imaginais ma vie
étudiante, je me voyais partager une piaule avec Dylan et accrocher une cravate
aux couleurs de Poufsouffle sur la poignée de la porte quand j’invitais un mec ;
je voyais aussi très bien Dylan faire quand même irruption dans la pièce. Mais
j’habite chez mes parents et Dylan et Samantha vont à la fac dans l’Illinois.
Heureusement, Hudson et Harriett sont toujours en ville, même si notre amitié ne
sera sans doute plus jamais ce qu’elle était. Peut-être que notre groupe était au
max de son potentiel avant qu’on commence à former des couples. Mais je nous
préfère aujourd’hui plutôt qu’à l’époque des embrouilles.
— Je ne sais pas ce qui m’attend dorénavant.
Mes doigts refusent de rester en place.
— Je te supplierai toujours pour que tu écrives une suite, affirme Arthur.
Continue à dérouler l’histoire.
— Mais, et si l’histoire devait s’arrêter là, tant qu’elle a du succès ?
— Comment pourrais-tu le savoir à moins de lui donner une nouvelle
chance ?
Je souris et réponds :
— Tu veux dire un rattrapage ?
Je suis quasiment sûr qu’on ne parle plus de mon livre. En tout cas, Arthur est
devenu bien plus subtil qu’avant. Pas comme l’année dernière où il faisait des
allusions franchement évidentes, comme quoi il devrait venir à New York pour
qu’on fête le Nouvel An ensemble : on irait admirer la traditionnelle boule de
Times Square glisser sur son mât à minuit et, si par hasard on finissait par
s’embrasser, ça ne le dérangerait pas. Ça ne s’est pas fait, mais Arthur est
toujours la dernière personne que j’ai embrassée. À un moment, j’ai cru que je
développais un crush pour un type dans mon cours d’écriture créative, mais ça
s’est vite éteint. Je pense que j’ai juste besoin de passer plus de temps seul. Afin
d’être vraiment convaincu de ce que je vaux sans l’aide de quiconque. Ça ne
veut pas dire que je ne me surprendrai pas à tracer du doigt le nom d’Arthur sur
l’aimant de touriste qui fait la paire avec celui que je lui ai offert. Ou à fixer la
photo de notre baiser devant le bureau de poste où on s’est rencontrés. Ou à
penser sans arrêt au futur en me demandant : « Et si… ? »
— Il ne faut jamais dire jamais, me rappelle Arthur. Pas vrai ?
Ces deux derniers mots renferment tellement d’espoir.
— Tu as raison. On ne sait jamais ce que l’univers a prévu pour nous.
J’ignore moi-même ce que nous avons prévu pour nous.
Et si une séance de rattrapage nous attendait un peu plus loin sur la route ? Et
si on se retrouvait à nouveau dans la même ville et qu’on reprenait là où on s’est
arrêtés ? Et si on allait aussi loin qu’on espérait et boum – tout est bien qui finit
bien pour nous ? Et si, au contraire, c’était terminé pour nous ? Et si on ne devait
jamais plus s’embrasser ? Et si on était là pour les grands moments de la vie de
l’autre, sans que ce ne soit plus lui et moi au cœur de ces moments ? Et si
l’univers avait toujours voulu qu’on se rencontre et qu’on reste à jamais dans nos
vies en tant que meilleurs amis ? Et si on réécrivait ce qu’on attend d’une fin
heureuse ?
Ou bien…
Et si le meilleur de nous restait à découvrir ?

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