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WHAT IF IT’S US
ISBN : 978-2-01-627390-6
À Brooks Sherman,
l’agent de l’univers qui a permis notre rencontre.
Et à Andrew Eliopulos et Donna Bray,
qui ont élargi notre univers.
Chapitre 1
ARTHUR
Lundi 9 juillet
BEN
ARTHUR
Mardi 10 juillet
BEN
ARTHUR
BEN
ARTHUR
Mercredi 11 juillet
Silence radio jusqu’au lendemain matin, et là, selfie d’Ethan dans – je vous le
donne en mille – la discussion de groupe. Un cliché de lui et de Jessie au Waffle
House, un flacon de sauce chocolat à la main. Tu nous accompagnes
spirituellement, mon pote ! écrit-il.
Trop nul. En temps normal, je serais assis à côté de Jessie, à manger des
galettes de pommes de terre en discutant politique, Twitter ou transition de la
scène à l’écran. Je serais en train de leur faire un résumé tout sauf abrégé de
l’épisode de la poste, après quoi on se livrerait à une séance de planification
digne d’un match de foot pour l’opération Hudson dans mon appli Notes.
Au lieu de quoi, les filles du cabinet se ferment comme des huîtres à la
moindre mention de Hudson. Sérieux, elles sont encore pires que d’habitude
aujourd’hui. Une des juristes dépose un paquet pour Namrata, et c’est à peine si
elle y jette un coup d’œil, scotchée qu’elle est à son clavier. Je la regarde un
moment, puis je demande :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Aucune idée.
— Tu devrais peut-être l’ouvrir.
— Plus tard.
Ses doigts se figent un instant sur les touches tandis qu’elle lit quelque chose
sur son écran. Avant de regarder sa pile de documents, puis de nouveau l’écran,
et de taper de plus belle.
— Mais quand ?
— Pardon ?
— Quand penses-tu l’ouvrir ?
— Laisse-moi deviner… (Elle soupire si fort que les fiches Shumaker
menacent de s’envoler.) Tu ne vas pas me laisser bosser en paix tant que je ne
l’aurai pas ouvert, c’est ça ?
— Sans doute.
— C’est parti mon kiki.
Elle déchire l’emballage et y jette un coup d’œil qui semble durer dix minutes
– avant de se tourner vers moi avec un sourire.
— Pourquoi diable m’as-tu offert cinq livres de bonbons de maïs ?
— Quatre livres et quarante onces, pour être exact…
— De bonbons de maïs.
— En juillet, fait remarquer Juliet.
— Arthur, t’es vraiment un sacré numéro, décrète Namrata.
Traduction : Bingo.
Juliet m’ébouriffe les cheveux.
— Tu déjeunes avec nous ?
Traduction : JACKPOT.
Je pourrais me mettre à chanter tellement je suis heureux. Parce que, si les
filles et moi devenons potes de déj aujourd’hui, on en sera sans doute à se faire
faire des tatouages assortis la semaine prochaine. Après quoi elles me
présenteront à de jolis garçons à la fac de droit, plus mignons que Hudson, et je
ne rentrerai plus jamais. Je resterai ici, à New York, avec ma nouvelle bande.
Mes nouvelles meilleures amies. Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre, du
Waffle House ? Alors que je serai là à courir les déjeuners d’affaires dans cette
putain de New York City, centre du monde culinaire. Qu’Ethan et Jessie passent
le reste de leurs vies à bouffer dans des chaînes si ça leur chante. Dorénavant, je
ne mangerai que dans des food trucks artisanaux en circuit court et des épiceries
bio tenues par des célébrités.
— Je rêve d’essayer la Tavern on the Green, dis-je.
— Arthur, on n’a que trente minutes.
— Sardi’s ?
— Que dis-tu de Panera ?
Hoquet de joie.
— J’adore Panera !
— Je m’en doutais, acquiesce Namrata en gobant une poignée de bonbons.
Cinq minutes plus tard, nous sommes dans la rue. C’est fou comme elles sont
différentes hors du bureau. Plus ouvertes. Jusqu’à ce jour, tout ce que je savais
d’elles ou presque me venait de trois sources : mes oreilles qui traînent,
Instagram et maman. Voilà que j’apprends que Juliet fait de la danse et que
Namrata est végétarienne, qu’elles se détestaient pendant toute leur première
année de droit avant de devenir meilleures amies, qu’elles font leur footing
ensemble et s’achètent des cupcakes, et que ni l’une ni l’autre n’a manqué le
moindre cours de toute sa scolarité. Tout ça avant même de faire la queue chez
Panera.
— Trop la gerbe, dit Namrata à Juliet. Alors je lui ai dit, tu sais quoi ? Fais
comme tu veux, c’est pas mon problème, mais plus jamais je dors ici. Désolée,
David, le porno dinosaure, c’est la goutte d’eau.
Juliet grogne.
— Minute, qui est David ? Et pourquoi il est branché porno dino ?
Bon, j’avoue : je déteste quand les gens glissent un nom, pouf, tranquille,
comme si je devais automatiquement savoir de qui il s’agit.
— Non, pas David, ses colocs, explique Juliet.
— Et non seulement ils sont branchés porno dino, ajoute Namrata, mais ils en
créent eux-mêmes. Je ne plaisante pas. Ils font un webcomic de porno dino. Bon,
chacun son truc… Sauf qu’ils laissent traîner leurs sketchs dans le salon, quoi,
merde ! Alors j’ai dit à David, est-ce que je pourrais ne pas avoir à me farcir
l’image d’un tyrannosaure qui se branle ?
— Mais… il fait comment ? (Juliet semble atterrée.) Avec ses bras de T. rex ?
J’insiste :
— Pardon, mais qui est David ?
Ce qui amuse Namrata.
— Mon copain.
— Tu as un copain ?!
— Ils sont ensemble depuis six ans, précise Juliet.
— Sérieux ? Pas possible ! (Je me tourne vers elle.) Et toi, tu as un copain ?
— Une copine.
— T’es lesbienne ?
— Suivant, lance le type derrière le comptoir.
Juliet avance et commande une soupe. Avant de se retourner pour me
répondre :
— Asexuelle biromantique, pour être précise. Ce qui veut dire…
— Oh, je sais. Mais tu n’en as jamais parlé ! Pourquoi ne me dites-vous
jamais rien ?
— On te dit de retourner au travail, rétorque Juliet. Ça, on te le dit tout le
temps.
— Mais vous ne me parlez jamais de votre vie amoureuse. Je vous ai
absolument tout dit de Hudson, alors que je ne savais même pas que tu avais une
copine ! Et encore moins que Namrata sortait avec un mec prénommé David qui
dessinait du porno dino.
— Non, non, ça ce sont les colocs de David, interjette Namrata en revenant du
comptoir. C’est ça, l’info importante. Arthur, c’est à toi. Va commander ton
Happy Meal.
— Pfft. Je prends un toast au fromage. Comme un adulte.
Elle me flatte la tête.
— Très sophistiqué.
— « Hudson », lance une voix amplifiée.
Je me fige. Namrata et Juliet aussi. Le monde entier se fige.
— « La commande de Hudson est prête. »
— Arthur !
Juliet porte une main à sa bouche.
— Ce n’est pas lui.
— Comment le sais-tu ?
— C’est impossible. Ce serait trop bizarre. Franchement, tu y crois, toi ? (Je
secoue la tête.) C’est forcément un autre Hudson.
— On n’est pas loin de la poste, argue Juliet. Il travaille sans doute dans le
coin, ou il y vit, que sais-je. Ce n’est pas un prénom si courant.
— Allez, on va voir, décrète Namrata.
— Pas question. Ce serait chelou !
— Mais non.
Elle me tire sans ménagement vers le comptoir de livraison. Debout, dos à
nous, se tient un garçon en jean et polo cintré – blanc, plus grand que moi, les
cheveux complètement recouverts par une casquette à l’envers.
— C’est lui ?
— Aucune idée.
— YO, HUDSON, s’écrie Namrata.
Mon cœur cesse de battre.
Et le garçon se retourne, vaguement sur la défensive.
— On se connaît ? demande-t-il.
Ce n’est pas lui.
Ce n’est pas Hudson. Enfin, si, apparemment, c’est bien Hudson, du moins se
fait-il appeler ainsi, mais ce n’est pas « mon » Hudson, si mon Hudson s’appelle
même Hudson, d’ailleurs. J’en aurais presque le tournis. Ce Hudson-là n’est pas
dégueulasse à regarder. Il a de très jolies pommettes et des sourcils incroyables.
Il nous dévisage à présent, désorienté. Je suis mortifié.
— Hudson, de la colo musicale ? demande Namrata sans se démonter.
— Je n’ai pas fait de colo musicale.
— Oh, pardon, j’ai dû confondre avec un autre.
— Un autre Hudson ? demande Hudson.
— Oui, Hudson Panini.
Hudson Panini. Non mais je rêve. Namrata vient vraiment de s’inventer un
pote de colo appelé Hudson Panini ?
— Oh, waouh. Ça claque beaucoup plus que Hudson Robinson.
— Je suis aussi de cet avis, dit Namrata en m’agrippant la main. Mais profite
bien de ton vol-au-vent.
— J’ai commandé un panini, marmonne Hudson.
On a déjà presque regagné notre table. Juliet nous saute dessus.
— Alors, alors ?
— Je vais étrangler Namrata.
Ce que l’intéressée fait déjà toute seule.
— Pardon ?
— HUDSON PANINI ?!
— J’en ai vu passer un, c’est tout.
— Mais quel génie, souffle Juliet.
Je me laisse couler sur ma chaise.
— L’humiliation totale.
— Ben voyons. T’as juste fait ta mauviette, oui ! réplique Namrata. T’aurais
pas osé lui parler.
— Ce n’était même pas lui ! C’était pas le bon mec.
— À l’évidence. Il ne t’a pas reconnu.
Juliet se cale contre son dossier.
— Donc, c’était un autre Hudson ?
— Ou alors c’était l’ex, glisse nonchalamment Namrata. Auquel cas, ne me
remercie surtout pas, Arthur. Je t’ai juste décroché son nom de famille.
— Minute…
Le reste de ma phrase s’envole. Parce que Namrata peut se tromper. Ou pas.
Peut-être que Hudson Robinson, avec sa casquette à l’envers et ses divins
sourcils, est l’ex de Mister Carton. Je parie qu’il est trop déprimé pour se laver
les cheveux depuis leur rupture. Ce qui explique la casquette. Oh putain.
Hudson Robinson. Je ne suis pas un harceleur, hein. Je ne vais pas frapper à sa
porte. Mais tout le monde est sur internet de nos jours, non ?
Peut-être étais-je destiné à rencontrer ce garçon à la poste, après tout. Peut-
être suis-je destiné à le retrouver. Et peut-être, peut-être, suis-je censé remonter
sa piste en suivant le garçon qui l’a mené à la poste en premier lieu.
Je tape « Hudson Robinson ». Avant de cliquer « recherche ».
Chapitre 8
BEN
Jeudi 12 juillet
La journée de cours a été pénible, et la dernière chose dont j’ai envie, c’est de
rencontrer la très bientôt future ex de Dylan, mais je fonce quand même en ville,
comme si m’éloigner suffisamment du bahut pouvait m’aider à oublier à quel
point ça fait mal d’être exclu de tous les éclats de rire que Hudson et Harriett
partagent au début et à la fin des cours. Je sors du train et trouve Dylan devant
une pharmacie avec un thermos Dream & Bean et un bouquet de fleurs dans les
mains.
— Ma parole, tu tires une tronche de meurtrier, me dit-il. Une tronche de
meurtrier coupable. Tu pourrais peut-être changer de moue avant de rencontrer
Samantha. Si tu n’es pas inspiré, laisse-moi te suggérer le visage Meilleur Ami
heureux, ajoute-t-il avec un clin d’œil.
Va pour le Meilleur Ami heureux – parce que c’est Dylan. Mais ça commence
à devenir vraiment épuisant de faire connaissance avec toutes ses copines, de
créer des liens puis de perdre leur amitié en moins de deux une fois qu’il a coupé
les ponts avec elles.
— Ça y est. Et sinon, pourquoi ces roses ?
— Samantha m’a appris que c’étaient ses fleurs préférées pendant qu’on
regardait Titanic, m’explique-t-il.
Il est rayonnant, comme si c’était une prouesse surhumaine de se rappeler une
info entendue moins de vingt-quatre heures plus tôt.
— Vous vous êtes vus ?
— Sur FaceTime, hier soir.
— Vous êtes restés là-dessus pendant tout le film ? Il ne dure pas plus de trois
heures ?
Dylan hoche la tête.
— Il nous a fallu quatre heures pour en venir à bout. On n’arrêtait pas de
mettre « pause » pour discuter.
— Je suis impressionné.
Sincèrement. Surtout quand on considère que Dylan n’avait presque pas fermé
l’œil la nuit précédente, car Samantha n’avait pas répondu à ses messages sur
Elliott Smith. Il s’avère qu’elle n’avait juste pas eu le temps d’écouter les
chansons en question. Depuis, c’est chose faite, et elle les adore toutes.
— Tu as aimé le film ?
— Je pensais que le paquebot allait couler beaucoup plus tôt, si tu vois ce que
je veux dire.
— Tu t’es fait chier jusqu’à ce qu’il se mette à couler…
— Exactement.
On trace jusqu’au coffee-shop, et Dylan a vraiment du peps dans les pieds. Il
esquive les passants à gauche et à droite et c’est à peine si je l’entends critiquer
le film, comme quoi il y avait assez de place pour Jack et Rose sur la porte
flottante, ou qu’ils auraient au moins pu s’y mettre chacun leur tour. Il s’arrête
au coin de la rue.
— Bon, je suis comment ?
Il a des valises sous les yeux et il en fait des caisses avec son T-shirt Kool
Koffee, mais à part ça, ça va. Sauf que…
— Tu ne devrais peut-être pas garder le thermos Dream & Bean.
Il me lance l’objet comme si c’était une grenade, et on se le rejette à plusieurs
reprises avant que je le scelle dans mon sac à dos.
— Tu es ridicule, Dylan.
On entre. L’endroit sent l’écrivain prétentieux, du genre à détester ce que
j’écris.
Samantha se trouve derrière la caisse, auréolée de gloire. Elle interrompt la
commande de son client pour nous faire signe de la main. Ses cheveux bruns
bouclés sont aplatis sous une casquette kaki et ses yeux bleu-vert pétillent en
direction de Dylan. Et bim : un sourire lancé par-dessus l’épaule d’une cliente
révèle des dents d’une blancheur parfaite. Je suis certain d’être cent pour cent
gay quand je la vois : s’il n’y avait ne serait-ce qu’un pour cent de bisexualité en
moi, son visage et son entrain incroyable auraient déjà suffi à me conquérir.
Dylan la regarde comme si elle brillait de mille feux, et soudain je me demande
quand j’ai perdu mon éclat aux yeux de Hudson. Si tant est que j’en aie jamais
eu.
Et merde. Plus qu’une table de libre.
— Je vais nous réserver des places.
Dylan me tire vers lui.
— Attends, il faut que tu passes commande. Et que tu m’empêches de dire une
connerie.
— Tout va bien se passer.
— J’ai failli entrer ici avec du café de chez l’ennemi.
Soit, je ne bouge pas. Je reste là avec mon visage Meilleur Ami heureux,
même quand un mec de notre âge aux allures d’aspirant romancier nous pique la
dernière table libre et ouvre son ordi pour écrire le prochain Harry Potter avant
moi. Au moins, il est sympa à regarder. Regard brillant, peau brun foncé,
cheveux courts avec la frange coupée horizontalement, T-shirt à l’effigie de la
Torche humaine. Si j’avais plus de cran, genre comme Arthur avec moi ou
Dylan avec Samantha, je ferais le premier pas. J’irais m’asseoir en face de lui, je
lui dirais « Ça va ? », on discuterait d’écriture, je découvrirais s’il aime les mecs,
je lui dirais qu’il est mignon, prierais pour entendre un « Toi aussi », choperais
son numéro, tomberais amoureux. Mais je n’ai pas le cran nécessaire, alors je ne
bronche pas.
C’est enfin notre tour : Samantha se penche par-dessus le comptoir, manquant
de faire tomber un de ces présentoirs à cookies placés en caisse pour inciter aux
achats compulsifs.
— Je ne fais pas la bise, m’explique-t-elle.
Elle me prend donc dans ses bras, et elle a une de ces forces…
— Ça me fait tellement plaisir de te rencontrer, Ben.
— Moi aussi, Samantha. Samantha, pas Sam ? Ni Sammy ?
— Ma mère est la seule à m’appeler Sammy. Ça me fait trop bizarre quand
c’est quelqu’un d’autre. Merci d’avoir demandé. (Elle se tourne vers Dylan.)
Salut.
— Salut. Comment ça va ?
— Bien. Il y a du monde. (Elle sourit en voyant les fleurs.) Tu es trop mignon.
À moins qu’elles ne soient pour quelqu’un d’autre, auquel cas je crache dans ton
café.
— Elles sont toutes pour toi.
Samantha prend un gobelet, écrit « Dylan » dessus et l’entoure d’un cœur, et
se met à lui préparer un café sans crachat.
— Qu’est-ce que je te sers, Ben ?
— Je ne sais pas. Une limonade à la fraise, tiens.
Du sucre, fuck le monde !
— En small, medium, large ?
Je regarde les prix sur le menu :
— Small. Ne te goure pas.
Non mais oh, 3,50 dollars pour un ridicule gobelet à moitié rempli de
glaçons ? Rien qu’avec 2,75 dollars, je pourrais partir à l’aventure avec un ticket
de métro et il me resterait même de la monnaie. Ou acheter cinq litres de jus
d’orange. Ou trois paquets de Skittles et cinq de bonbons en gelée Swedish Fish
à la supérette du coin.
— C’est parti, dit Samantha. (Elle dessine un smiley sous mon nom.) Je suis
libre dans deux minutes. Juste le temps de fermer cette caisse.
Nous patientons à l’extrémité du bar. Je jette un nouveau coup d’œil au type
avec le T-shirt de la Torche humaine. Il a de la musique dans les oreilles à
présent, et je me demande bien ce qu’il écoute. Hudson aimait beaucoup les
valeurs sûres. Moi, je suis plutôt dernière tendance du mois. Je ne cherche pas de
nouveaux morceaux mais, si une musique m’entraîne, ça me convient. Ce serait
cool de sortir avec quelqu’un qui ait les mêmes goûts que moi. On ne se
prendrait pas la tête pendant les virées en voiture en dehors de la ville. On
pourrait partager les écouteurs et triper sur les mêmes ziks tout en se reposant
dans un coin calme.
Une fille quitte sa table et l’essuie avec des serviettes en papier, mais, avant
que je n’aie le temps de me précipiter pour lui demander si elle s’en va, deux
vautours – pardon, deux types en costard et en pause déjeuner – entrent et
fondent sur les places.
— T’aurais dû me laisser prendre la table.
— Elle est pas géniale ? me demande Dylan.
— Si si, je réponds automatiquement.
Samantha quitte le comptoir en nous appelant d’une voix chantante.
— Et voilà. (Elle se dirige vers le coin où on peut consommer debout.) Merci
d’être passés.
— Dylan n’aurait manqué ça pour rien au monde. Moi non plus, évidemment.
— C’est mieux que rentrer faire ses devoirs, hein, Ben ?
Je réponds d’un hochement de tête. Je n’ai pas trop envie que qui que ce soit
sache pour mon rattrapage. C’était déjà assez gênant, vers la fin de l’année,
d’être assis en classe avec tout le monde, de ne pas recevoir mon bulletin de
notes et d’être obligé d’aller chez le conseiller d’orientation. Les autres savaient
que j’allais me taper le petit discours « Soit tu vas aux cours d’été, soit tu
redoubles la première dans un autre établissement ». J’aurais dû choisir la
seconde option. J’aurais eu les grandes vacances pour moi et je serais libéré de
Hudson en septembre, et même après.
Samantha boit une gorgée de son quadruple mocha frappé, écrémé et à la
chantilly. Elle a deviné que les cours de rattrapage étaient un sujet sensible, j’ai
l’impression. Si seulement mon meilleur pote savait se montrer aussi
perspicace…
— J’adore travailler ici, mais ma liberté me manque quand même un peu.
Comme je veux bosser dans les affaires plus tard, ma mère m’a conseillé de
tester un maximum de postes avant de gravir les échelons, histoire de ne jamais
finir en patronne horrible qui exige un travail impec de ses employés alors qu’ils
gagnent juste assez pour manger.
— Dans quel genre de secteur tu veux travailler ? je lui demande.
— Je rêve de créer mes propres applis de jeux. J’ai déjà une idée : un jeu qui
serait comme Frogger, sauf qu’au lieu de traverser la route en évitant les
voitures, tu dois traverser les trottoirs encombrés de New-Yorkais. Tu meurs si
tu te fais écraser par un caddie et tu perds des points si tu passes devant un
touriste qui prend des photos. Un truc dans le genre, quoi !
— Compte sur moi pour y jouer jusqu’à ce que mes yeux saignent et régner
sur le classement général. Ça me rappelle Dylan il y a quelques minutes. Sur le
chemin pour venir.
— Et alors ? Je ne voulais juste pas rater le début de sa pause, se défend-il.
Il est tout penaud, un mot que je n’utiliserais pas pour le décrire normalement.
C’est tellement craquant de voir à quel point chaque minute ici compte pour lui.
Il traverse la phase lune de miel classique où on a l’impression de chevaucher
une licorne sur des arcs-en-ciel tout en buvant des smoothies aux Skittles. Sauf
qu’à la fin on se rend compte que la licorne était juste un cheval sous un
déguisement et qu’on a chopé des caries.
Samantha lui sourit, comme si elle se retenait de lui dire qu’il est trop chou.
— Donc voilà, des applis de jeux vidéo. Si tu as des idées que je peux
honteusement exploiter, n’hésite pas.
Elle conclut avec un clin d’œil – pas parfait, mais charmant quand même.
— Tu saurais créer une appli cent pour cent infaillible pour aider les gens à
trouver l’âme sœur ?
— J’espérais un concept plus facile, comme une appli de balade de chiens
avec un super rebondissement dans le scénario, mais oui, pas de problème.
J’apprécie vraiment cette fille ; ça va être chiant de la voir partir. Je pourrais
peut-être devenir pote avec elle dans le dos de Dylan. Une histoire non pas
d’amour, mais d’amitié.
— Je sais que c’est toi qui as rompu, mais comment tu te sens depuis ? me
demande-t-elle.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit au courant pour Hudson. C’est
probablement trop tôt pour que Dylan comble les blancs dans la conversation en
lui racontant pourquoi il a rompu avec Harriett. Il prétend que c’est parce qu’elle
préférait son rôle de petite amie sur Instagram à leur véritable relation. Mais je
sais qu’au fond c’est parce que Dylan s’est réveillé un jour en se rendant compte
qu’il ne le sentait pas. Ouais, ce n’est clairement pas quelque chose à dire à ta
nouvelle copine potentielle.
— Première relation, première rupture, première fois que quelqu’un me
déteste réellement. Moi, j’ai juste envie qu’on redevienne amis.
— Je suis désolée, compatit Samantha.
— On n’y peut rien.
Je descends ma limonade à la fraise amère en quatre gorgées, comme un
adulte déprimé qui s’enverrait des shots, et je mâche les glaçons parce que je les
ai payés aussi, merde.
— J’espère qu’il s’apaisera.
— C’est tant pis pour lui.
J’essaie de penser à autre chose et je ressors le visage Meilleur Ami heureux.
— Alors comme ça, Titanic, hein ?
— J’adore ce film depuis toute petite. Mais maintenant j’ai envie de voir le
film préféré de Dylan.
— Transformers, dit-il. Sans conteste.
Samantha serre les dents et propose :
— Et sinon, un dîner demain soir ? Je peux t’emmener au restau de fruits de
mer dont je t’ai parlé.
Je glisse :
— Demain, on est vendredi treize.
— C’est vrai ! Ne t’inquiète pas, je ne suis pas superstitieuse.
— Moi non plus, assure Dylan. Je passe sous les échelles les doigts dans le
nez.
Je rigole.
— Ouais, et une fois, quand tu avais huit ans, tu t’es pété le bras une heure
après l’avoir fait.
Il a tellement flippé à cause de la douleur qu’il a fait une vraie crise
d’angoisse. Il jurait qu’il allait mourir, c’était affreux. Mais je suis un ami
sympa, j’évite de mentionner cette partie-là. Je suis tellement content de ne
jamais l’avoir vu chuter à vélo.
— Vilaine coïncidence, commente Dylan.
— Ou malchance. Bref. On a une tradition : les vendredis treize, on regarde
des films d’horreur chez M. Boggs.
On s’y tient depuis le CE2. J’ajoute :
— Je suis assez d’humeur Chucky.
— Pourquoi Chucky ? demande Samantha.
— Parce que c’est génial. C’est comme Toy Story, mais en version ravagée.
— Je ne veux surtout pas chambouler la tradition, assure Samantha. Ça a l’air
super cool.
Dylan m’envoie un regard en coin.
C’est pas que je veuille les empêcher de s’envoyer en l’air, mais je suis très
sentimental, comme mec. Et Dylan ne peut pas me lâcher pour une fille qu’il
connaît depuis moins d’une semaine, même si elle est hyper géniale. En avril,
Hudson et moi devions aller voir le dernier X-Men, c’était une des rares choses
qui l’enthousiasmait après le divorce de ses parents. Mais le film sortait un
vendredi treize, alors, en bon meilleur ami, j’ai annulé, et Hudson est allé le voir
avec Harriett.
Je propose à Samantha, le plus sérieusement du monde :
— Tu devrais te joindre à nous. Ça ne me dérange pas de tenir la chandelle.
— C’est moi qui aurais l’impression de tenir la chandelle, répond-elle.
— Allez, Ben, trouve-toi un mec et on fait un rendez-vous à quatre.
— Oui, bien sûr, je vais juste tourner sur moi-même et désigner quelqu’un ici.
Je me tourne pour plaisanter et croise le regard du mec mignon au T-shirt de
la Torche humaine. Je pivote de nouveau vers Dylan et Samantha, les joues
cramoisies. C’est l’univers qui me refait coucou. Cette fois, faut que j’agisse.
Après tout, et si c’était lui qui était réellement censé combler le vide creusé dans
mon destin par Hudson ?
Je déclare :
— Je vais dire bonjour à ce type.
— Ooh, lequel ? veut savoir Samantha.
— Celui avec l’ordi portable. (Je me rends compte qu’ils sont quatre à
correspondre à la description.) Avec le T-shirt de la Torche humaine.
— Allez, vas-y, m’encourage Dylan. Chope ton âme sœur. Fonce ! Fonce !
Choper mon âme sœur. Hudson n’est pas le seul à pouvoir tourner la page. Je
ne vais pas paniquer. Je vais m’approcher, lui dire qu’il a pris ma table pour
plaisanter et…
Une fille noire magnifique s’approche et l’embrasse en plein sur les lèvres.
Marche arrière, toute.
— Évidemment, il est hétéro.
— Peut-être qu’il est bi, tente Dylan. Et en relation ouverte.
— Ou peut-être juste que ma vie, c’est de la merde. Et que Hudson restera la
dernière personne à avoir voulu de moi.
— Il a bien voulu de toi, l’autre extraterrestre.
— Un extraterrestre ? fait Samantha.
— Mais je ne le reverrai jamais, lui.
— Oh, il doit bien y avoir un truc chez lui qui nous aidera à le retrouver.
— Quel extraterrestre ? insiste Samantha.
— J’ai rencontré un mec à la poste. Il s’appelle Arthur. Mais je n’ai pas son
nom de famille et je ne me souviens même pas de lui avoir donné mon prénom.
— C’est pas vrai ! (Samantha me pince le bras en sautillant sur place.) J’adore
les mystères. Mon meilleur ami Patrick…
— Tu as un meilleur ami ? demande Dylan.
— … m’appelle la Veronica Mars des réseaux sociaux…
— Il est gay, Patrick ?
— … depuis que je l’ai aidé à retrouver sur le Net une fille…
— Ou bi ?
— … qu’il avait rencontrée à la remise des diplômes de son frère.
J’ignore les interruptions relou de Dylan pour me concentrer sur Samantha.
— Comment tu t’es débrouillée ?
— Il m’a donné plein de détails sur la cérémonie qui m’ont servi de mots-clefs
sur Twitter, comme « robes beiges moches » ou des passages du discours du
major de promo qui pouvaient être repris comme citations. Mais on l’a retrouvée
sur Instagram après une plongée dans les abysses de hashtags sur la cérémonie.
En fait, elle n’est pas sur Twitter.
— Waouh.
— Oui, bon, d’accord, mais Patrick ?
Samantha se tourne vers Dylan et le prend par les épaules :
— Patrick est comme un frère pour moi, OK ? Ça va mieux ? Super. Ben, dis-
moi tout ce que tu sais sur Arthur.
— Inutile. J’ai écumé Twitter en long, en large et en travers, et ça n’a rien
donné.
— Est-ce qu’on t’a déjà qualifié de Veronica Mars des réseaux sociaux ?
Je souris. Samantha est si généreuse – ou peut-être juste morte d’ennui. Quoi
qu’il en soit, c’est cool. Je lui file toutes les infos que j’ai déjà cherchées sur
Twitter.
— Cravate hot dogs et Géorgie : je ne vais pas aller bien loin avec ça. Je suis
balèze, mais quand même. Pourquoi il passe l’été à New York ?
— Oh, c’est à cause de sa mère. Elle est avocate et bosse sur une affaire.
— Tu sais dans quel cabinet ? Tu as des infos sur son affaire ?
Samantha sort son téléphone pour prendre des notes. Laisse béton les applis
de jeux, faut qu’elle devienne détective.
— Non et re-non. Mais ce cabinet a des bureaux en Géorgie. À Milton,
Géorgie ! Milton, comme son oncle, le grand.
— Son oncle est de grande taille ou c’est son grand-oncle ?
— Euh…
J’ai oublié. Je hausse les épaules.
— Laisse le temps à son cerveau de se remettre en marche. Tu parles à
quelqu’un qui passe au rattrapage, je te rappelle, me chambre Dylan.
Samantha le gratifie d’une claque sur l’épaule.
— Peu importe. Ça ne fera pas une grande différence. Rien d’autre ?
Je suis trop complexé par la remarque de Dylan pour répondre. Je sais que je
suis au rattrapage, je me réveille tous les matins avec ce pincement Vie de merde
dans la poitrine. Le bahut, c’est l’endroit où je dois affronter mon ex et mon
avenir flippant. Je ne suis pas comme Arthur, qui rêve d’entrer dans des facs
prestigieuses.
— Yale !
— Qu’est-ce que tu racontes ? demande Dylan, méga perplexe.
— Arthur m’a dit qu’il avait fait un tour pas loin du campus de Yale. Il a
encore un visage de bébé, mais peut-être qu’il commence les cours là-bas cet
automne ?
— Ces infos vont m’être hyper utiles, m’assure Samantha. Je dois retourner
derrière le comptoir dans deux secondes : tu ne te rappelles rien d’autre ?
Je repense à tous les détails sympas, mais qui ne seront d’aucune aide.
Comme son air hyper gêné quand il a parlé de mon « joli paquet ». La façon dont
son visage s’est illuminé quand il a compris que j’étais gay, même si j’étais en
train d’évoquer ma rupture. Son enthousiasme pour l’univers, comme si c’était
réellement un ami à nous. Alors, une info utile me revient :
— Il s’en va à la fin de l’été.
Du coup, à quoi bon ?
— Raison de plus pour bosser plus vite !
Samantha rayonne de tout l’espoir du monde, et si elle pouvait en partager un
peu ce serait bien, parce que je ne vois pas comment ce même univers qui
m’incarcère au bahut avec mon ex pourrait aussi me réunir avec un type mignon.
— Bon, faut que j’y retourne. (Elle me prend dans ses bras, et je sens son
odeur d’expresso et de scones.) Je suis hyper contente de t’avoir rencontré, Ben.
J’espère arriver à reconstituer ce puzzle et à retrouver ce garçon. Mais, si
j’échoue, je suis certaine que quelqu’un de génial croisera ton chemin et te
kiffera grave.
— Peut-être que ce quelqu’un est dans ta vie depuis des années, lâche Dylan
en posant sa main sur la mienne.
Samantha éclate de rire.
— Je le savais. C’est carrément moi qui tiendrai la chandelle demain.
— N’aie crainte, future épouse. Si tu as peur demain soir, je volerai à ton
secours, pérore-t-il en souriant.
Samantha ne lui rend pas son sourire : elle fixe intensément le sol et se gratte
la tête.
J’assiste à la seconde où Dylan se rend compte qu’il a vraiment dépassé les
bornes du flirt – que Samantha n’est peut-être pas prête à parler mariage au bout
de deux jours.
— À plus tard, les gars.
Elle retourne à son poste, enfile sa casquette et se remet au travail.
— Oh non ! se lamente Dylan.
— Ça va aller.
— C’était juste une blague…
— Laisse-la respirer. Elle bosse. Vous discuterez plus tard.
Dylan me précède jusqu’à la porte.
— Ça craint tant que ça ? Vraiment ?
Il se retourne encore à deux ou trois reprises, pour voir si elle le regarde sortir.
Qui sait si le regard qu’il lui lance n’est pas le dernier ?
Chapitre 9
ARTHUR
Jeudi 12 juillet
BEN
Jeudi 12 juillet
Ah. Mon cœur bat à cent à l’heure parce que l’univers doit être en train de se
foutre de moi sévère.
J’arrache le papier de sa punaise. Pas de doute, c’est bien moi. C’est pour moi.
Je suis censé trouver ce papier.
Je viens de le trouver. C’est… Ce n’est pas la réalité. Ouais, c’est une illusion.
Je retourne en trombe auprès de Dylan.
— Tu m’as fait une blague débile ?
— Quoi ? Aucune de mes blagues n’est débile.
— Ne joue pas les idiots.
Dylan lit le papier.
— Attends. Bordel de merde.
— Sérieux, c’est pas toi ?
— Mec. Ben. C’est pas moi. (Il me regarde droit dans les yeux et sans
rigoler.) Où est-ce que t’as trouvé ça ?
— Vers les condiments. Sur le panneau d’affichage. Il a dû savoir qu’il fallait
l’afficher ici puisque je portais un T-shirt Dream & Bean ce jour-là.
— Ne me remercie pas ! Mec, Samantha va être verte de ne pas avoir bouclé
ce dossier elle-même. Et heureuse pour toi aussi, certainement. (Il me prend par
l’épaule.) Ça y est. Tu y es arrivé. Tu vas le recontacter, n’est-ce pas ? C’est
incroyable. Hollywood va tourner un film sur vous deux. Et un spin-off pour
Netflix sur vos gaybies.
— Mais comment… ? Je n’y comprends rien. Comment il a eu cette photo ?
C’est un peu flippant. Est-ce qu’on me stalke ? Est-ce qu’on me tend un piège ?
— Tu devrais peut-être faire attention à le rencontrer dans un lieu public.
Avec un taser sur toi.
— Mais enfin, je… J’y crois pas. Je passe mon temps à voir des mecs
mignons.
— Et est-ce que tu les revois ?
— Nan.
Dylan secoue le papier dans sa main :
— Big Ben, ta vie vient de se simplifier. Ne cogite pas trop là-dessus.
Personne n’a envie de se taper une série Netflix sur un type indécis, même s’il a
un sourire et des taches de rousseur magnifiques.
Je fixe l’adresse mail en bas du papier. J’imagine que le vendredi treize ne
m’a pas tant que ça dans la peau.
Je suis celui qu’il a croisé à la poste.
Et Arthur me cherche, lui aussi.
Nous ne sommes pas près de lancer Chucky. Dylan et moi sommes assis sur
son lit. Lui se torture en regardant le profil Facebook de Samantha sur son
portable. Moi, je suis incapable de regarder autre chose que le papier du
Dream & Bean que j’ai arraché du tableau d’affichage puisque personne d’autre
n’a besoin d’une photo de ma tête. J’ai déjà tapé l’adresse mail d’Arthur dans
mon téléphone, mais le message reste vide.
— Faut que tu m’aides, Dy. Qu’est-ce que je fais ?
— Parle avec ta queue, Big Ben.
— Je t’envoie dans un trou noir si tu ne m’aides pas à lui écrire un message
potable.
— OK. J’ai compris. Si tu ne parles pas avec ta queue, parle avec ton cœur.
Ça me semble être la seconde étape logique.
— Parler avec sa queue n’a jamais été une étape logique.
— C’est toi qui le dis.
Quand on laisse Dylan s’exprimer assez longtemps, il finit par trouver ce
qu’une personne normale saurait dire d’emblée. Comme le fait que je devrais
juste parler avec mon cœur.
Je reste très simple, je lui écris ce que je ressens depuis l’instant où j’ai vu
mon visage sur le tableau du café : Est-ce que je ne rêve pas ?
Chapitre 11
ARTHUR
Vendredi 13 juillet
— Calme-toi, me dit papa. Fais autre chose, et jette un coup d’œil dans une
heure.
— D’accord, mais et si…
— S’il t’écrit ? Parfait. Mieux vaut ne pas répondre tout de suite, de toute
façon.
— Ah bon ?
— Non non non. Grands dieux, non. Il faut la jouer cool, Art’. Pas trop cool,
bien sûr. Mais un petit peu cool quand même, décrète l’homme vêtu d’un tablier
décoré d’une clef USB, avec la mention Soyez sympas, sauvegardez.
Mon téléphone vibre. Un mail.
Papa tente de me l’arracher, mais je tiens bon et j’ouvre ma boîte de réception.
Deux nouveaux messages. Je n’en reviens pas. Onze heures seulement se sont
écoulées depuis que j’ai posé l’affiche, et j’ai déjà reçu seize mails.
Vu ton affiche, suis pas ton homme mais bonne chance !
OMG c’est trop romantique et le garçon de la photo est trop canon waouh.
Et surtout ceci, en boucle : C’est pour de vrai c’est pour de vrai c’est pour de
vrai ?
Rien de Mister Carton, bien sûr, mais allez dire ça à mon palpitant, qui
s’affole à chaque notification.
Je parcours rapidement la ligne d’objet de chaque missive. La première
demande « T’as quel âge ». Sans ponctuation ni préambule. La seconde : « C’est
pour de vrai ? »
— Allez, viens m’aider, m’intime papa. On fait des toasts au fromage. (Il tient
un couteau géant.) Lâche ce téléphone. Tout de suite.
— Sinon quoi ? Tu me plantes ?
— Quoi ? (Il fronce les sourcils. Avant d’aviser le couteau.) Oh ! Non. Je
coupe les croûtes du pain. Va ranger ton portable, Microbe.
— Pardon ?
— Comme dans Merlin l’Enchanteur. Non ?
— Non.
J’ouvre le second mail. Fausse alerte, sans doute. Juste un troll qui me
cherche. Ou une meuf qui m’encourage. Sauf qu’un nœud s’est tissé dans mon
estomac, et que je n’arrive pas à le défaire.
Parce que… et si c’était lui ?
— Je crois que je vais continuer de t’appeler Microbe jusqu’à ce que tu poses
ce téléphone, menace papa.
Bon, il y a du texte. Un paragraphe. Et…
Oh putain.
Salut. Je ne sais pas si c’est censé être une blague ou autre, mais j’ai vu ton
affiche au sujet de la poste. Je ne vais pas te mentir : je flippe un peu. Mais dans
le bon sens. Parce que je crois être celui que tu cherches. J’espère que ce n’est
pas craignos. Enfin bref, re-bonjour. Je m’appelle Ben.
Je fixe l’écran. J’en reste sans voix. J’ai les mains qui tremblent. Il faut que
je… OK. Je m’assieds. Au bord de mon lit. En tenant mon téléphone à deux
mains. Les mots se confondent devant mes yeux. Je n’arrive pas à… Ben. Il a un
nom, un nom parfait. Arthur et Ben. Arthur et Benjamin.
Il faut que je lui réponde. Merde. C’est pour de vrai.
Sauf si…
Je contemple le message. Bon.
Techniquement, ça peut toujours être un troll. Autrement dit, je ne dois pas me
monter le bourrichon. Pas tout de suite.
Je dois le mettre à l’épreuve.
Salut Ben.
« Ben ». Que tu dis.
Merci de ton message. Ravi de te rencontrer. Je te prie de répondre en détail
à la question suivante : le jour de notre rencontre au bureau de poste, quel type
de piercing avait la guichetière ?
Envoyé.
Une minute plus tard : C’est une blague ?
Pardon ?
En détail ? On croirait entendre mes profs. Smiley.
Bon, il se fout de moi, là, non ?
Je m’empresse de taper : À vrai dire… je suis parfaitement sérieux, alors, si tu
es juste là pour te payer ma tête, je t’arrête tout de suite.
Envoyé.
Ben ne répond plus. Une heure semble s’écouler.
— Toujours en vie, Microbe ?
Papa ! Je sursaute presque.
— J’arrive ! C’est juste…
Mon téléphone vibre. Tu crois que je me fous de toi ?
Un peu, ouais.
OK. Waouh. Désolé. Je t’assure que non.
Mon estomac fait un salto. D’accord.
Tu veux bien m’appeler ? Je crois que ça vaudra mieux.
Il veut que je l’appelle. Genre au téléphone. Benjamin. Ben. Qui ne se fout pas
de moi. Bien sûr que non. C’est Ben. C’est pas son genre.
Il m’envoie son numéro.
Je clique dessus. Ça sonne. On y est. On y…
— Salut.
Oh mon Dieu.
— C’est toi, Arthur ? (Sa voix est un peu étouffée.) Quitte pas.
J’entends du mouvement, des pas. Puis une porte qui se ferme.
— Voilà, désolé. C’est juste… mon pote. Bon, écoute. Je ne me moquais pas
de ton mail. C’est juste que… Je ne sais pas. Ça faisait très professoral. C’était
mignon.
— Les profs n’ont rien de mignon.
Ça le fait rire. Ce qui m’arrache un sourire. Mais je ne sais pas si c’est bien
lui. Je n’arrive pas à savoir si Ben est mon homme. J’étais pourtant persuadé de
pouvoir reconnaître sa voix. De l’identifier dès la première syllabe.
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, dis-je.
— Vrai.
— Ce n’est pas pour être désagréable. Mais j’ai reçu tellement de réponses
d’inconnus… Disons que j’ai besoin de m’assurer que c’est bien toi.
Une pause.
— C’est-à-dire que je ne me souviens pas de son piercing.
— Oh.
— Mais je peux t’envoyer un selfie, si tu veux. Tu portais la cravate avec les
hot dogs. Et il y avait une flash mob, et les jumeaux en combishort, et je t’ai
traité de touriste, il me semble ? Oh, et tu as parlé de ton oncle juif…
— Milton.
Mon cœur s’emballe.
— Voilà. (Il semble retenir son souffle.) Alors c’est toi.
Je reste muet un instant.
— Je flippe un peu, là, dis-je finalement.
— Tu m’étonnes. Ça fait drôle.
Plus que drôle. C’est extraordinaire. C’est l’instant new-yorkais dont j’ai
toujours rêvé. Les retrouvailles des amoureux. Tutti d’orchestre. Mister Carton
existe bien.
Il existe. Il s’appelle Ben. Il m’a retrouvé.
— Je n’arrive pas à le croire. Je t’avais bien dit que l’univers n’était pas un
connard ! Avoue !
— Je dois admettre que l’univers a été sympa sur ce coup-là.
— Mais grave. (Je souris de toutes mes dents.) Et maintenant ?
Pause.
— Que veux-tu dire ?
Oh merde. D’accord. Peut-être n’a-t-il pas envie de me rencontrer. Peut-être
que ça s’arrête là. À ce coup de fil. Fin de la ligne. Peut-être était-il intéressé
jusqu’au moment où il a décroché. Parce que je parle trop vite. C’est ce que m’a
dit Ethan un jour. Il m’a demandé : « Non mais ça t’arrive de respirer ? »
Je demande finalement :
— Comment ça ?
— Est-ce que… tu as envie qu’on se revoie ?
Il me pose la question tout de go. En mettant l’accent sur le « tu ». Comme si
je ne l’avais pas crié sur les toits. Enfin, quoi, mec, j’ai collé une affiche pour te
retrouver. Tu dois avoir une idée de la réponse.
— Est-ce que tu…
Je m’interromps, parce qu’on a parlé en même temps. Je rougis.
— Toi d’abord.
— Oh, c’est juste que… (Je l’entends presque se mordre la lèvre inférieure.)
J’ai une question. Ce sont vraiment tes yeux ?
— Pardon ?
— Tu portes des lentilles, non ?
— De vue, oui.
— Donc tes yeux sont vraiment si bleus ?
— Je suppose.
— Ça alors, dit-il. Trop cool.
— Euh… merci ?
Il rit. Avant de se taire.
— Alors… je relance.
— Oui. (Une pause.) Comment on fait, au juste ?
— Arthur ? lance mon père.
Je glisse hors du lit, referme la porte et la verrouille.
— Comment on fait quoi ?
— Pour se voir. Est-ce que…
— Oui ! (Trop empressé. On respire un grand coup.) Enfin, si tu veux.
— D’accord, répond Ben. Un café, ça te dit ?
Un café. Sérieux ? Oui, bien sûr, je veux bien prendre un café avec Ben. Je
serais prêt à m’asseoir au milieu de la route ou à aller traîner à la fourrière avec
lui. Mais ça semble plus qu’un café. Je suis à peu près sûr que c’est le destin.
Comme si on était voués à se rencontrer, à se perdre, et à se retrouver pour tout
recommencer. Alors il nous faut un rendez-vous extraordinaire. Avec chasse au
trésor, tour en calèche, feux d’artifice et grande roue.
Oh, bon sang, vous nous voyez nous tenir la main à bord de la grande roue ?
Je bredouille :
— Et Coney Island ?
— Quoi, Coney Island ?
— Comme première… destination. Pour se voir.
On reste silencieux un moment, tous les deux.
— Coney Island ? demande-t-il finalement.
— Un parc d’attractions à l’ancienne.
— Je sais, je connais, dit-il. C’est là que tu veux aller ?
— Non ! Enfin, pas nécessairement. Seulement si tu veux bien.
Je martèle la tête de lit.
— On pourrait…
— Non, c’est pas grave ! (Je reprends mon souffle.) Tu n’as qu’à choisir.
— Tu veux que je planifie notre… rencard ?
Rencard ! Il l’a dit. Oh, putain. Un rencard. Ça y est. Il est intéressé, moi
aussi, autrement dit, ça y est, on y arrive enfin. Un vrai rendez-vous, avec un vrai
garçon. C’est, potentiellement, définitivement, la toute meilleure chose qui me
soit jamais arrivée. Et j’ai zéro décontraction. Indisponible en rayon.
Mais bon.
On respire.
— Ça me va, dis-je calmement.
SUPER COOL. MÉGA CHILL. Je hausse les épaules.
— Si ça te dit.
— OK, ça marche. Alors… Est-ce que tu serais libre demain vers, disons,
8 heures ?
— 20 heures ? Oui !
Je n’en finis plus de sourire. Sérieux. Bon sang. J’ai un rencard.
— J’ai peut-être une idée, ajoute-t-il prudemment. Mais ce sera une surprise.
On se retrouve à la sortie du métro, à Times Square ? L’entrée principale.
— Super.
Et, par super, je veux dire parfait. Délicieusement parfait. Je vis dans un
musical. CECI EST UN PUR SHOW DE BROADWAY.
— OK. À demain, alors.
On raccroche. Et, l’espace d’une minute, je reste assis là, à fixer l’écran de
mon mobile.
J’ai un rendez-vous. Un rencard. Avec Ben. Je sors avec Ben. Et bon sang.
Cher univers. La vache.
Je ne peux pas me rater.
Chapitre 12
BEN
Samedi 14 juillet
C’est bientôt l’heure de mon premier rendez-vous. Enfin, mon premier avec
Arthur.
Il est 19 h 27 et je devrais songer à partir. J’enfile le T-shirt noir que Ma a
tenu à repasser. En sortant de ma chambre, je découvre mes parents debout près
de la porte. Dylan est sur mes talons. Il a passé la dernière demi-heure à me
motiver avec le plus grand sérieux. Il ne m’a dit de penser avec ma queue qu’une
fois. Il s’améliore.
Il m’inspecte en tournant autour de moi et en se grattant le menton :
— Je valide ce look.
— Merci. On y va.
Ma mère nous retient.
— Attends, je veux vous prendre en photo tous les deux.
Elle court vers la cuisine.
— Pourquoi tous les deux ? demande Pa. Il ne sort pas avec Dylan.
Ma revient avec son téléphone.
— C’est son meilleur ami et il a fait tout le chemin depuis chez lui.
— Il habite à cinq rues d’ici.
— C’est le premier rendez-vous de Ben. Il faut immortaliser ça sur Instagram.
Le profil Insta de ma mère la décrit tellement bien. Des photos de repas, des
selfies avec des tonnes de filtres. Et un grave abus de hashtags. #C’est
#Vraiment #Pas #Facile #De #Lire #Des #Légendes #Écrites #Tout #Du #Long
#Comme #Ça. Elle s’en est clairement rendu compte quand j’ai arrêté de la
suivre.
— Ce n’est pas mon premier rendez-vous.
Si on remonte six mois en arrière sur son compte, on s’aperçoit qu’elle a gardé
la photo de mon premier date avec Hudson. On était allés voir un one-man-show
qui s’est révélé désespérément homophobe. Hudson m’a tiré à lui pour
m’embrasser : c’était notre premier baiser et le doigt d’honneur parfait à ce
comique. Le baiser aussi était juste parfait.
Ma baisse les yeux sur moi.
— Tu peux continuer à me corriger ou tu peux poser pour la photo et partir.
— OK, OK.
Dylan se place devant moi et enroule mes bras autour de lui, dans une pose
style bal de promo. Je ne m’attendais pas à ça, mais roule ma poule, je souris.
— Parfait. (Ma prend sa photo.) Merci !
Elle nous embrasse sur la joue, s’assied sur le tabouret de la cuisine et se met
à rédiger sa légende magique.
— Amusez-vous bien, les cinglés. (Pa me file un peu plus d’argent en douce,
comme un dealer qui passe un petit sachet de drogue à un client. Il m’embrasse
sur le front et serre Dylan dans ses bras.) Ben, retour à la maison à 10 h 30.
Dylan, à l’heure qui te chante, t’habites pas ici.
— Pas encore, répond mon ami avec un clin d’œil.
Je ferme la porte derrière nous.
Je speede avec modération jusqu’au métro car, le look T-shirt dégoulinant de
sueur, on a fait plus sexy. On arrive à la station, on passe les portiques et
j’avance jusqu’à la ligne jaune au bord du quai pour voir si le train L est à
l’approche. Non. J’aurai dix minutes de retard. Quinze maxi. Ce qui n’est déjà
pas si mal pour moi : il m’est arrivé de faire attendre Hudson une demi-heure.
On blague sur le retard proverbial des Portoricains, mais il y a une part de vérité
chez la team Alejo. Sinon je ne me serais pas tapé autant d’heures de colle pour
non-respect de la ponctualité. Pour Thanksgiving, Titi Magda dit toujours à la
famille d’arriver chez elle à 14 heures, sachant qu’on n’y sera pas avant
16 heures, qui est l’heure où sa cuisine est vraiment prête. Mais ça ira…
— Tu es sûr de ne pas vouloir que je vous tourne autour pour vous observer ?
demande Dylan. Ça ne dérange pas ce bon vieux Digby Whitaker de rater son
film.
— J’étrangle Digby avec mes tickets d’arcade si je vois sa face.
— Trash !
Destination Times Square. Dylan va voir un film d’horreur pendant qu’Arthur
et moi on se fera un petit Dave & Buster’s, un restaurant avec salle d’arcade. Le
train L arrive et on le prend jusqu’à Union Square, où on change pour le N. La
rame attend sagement ses passagers sur le quai. Dylan me dit :
— Tu dois avoir la pression, un truc de malade, hein ?
— C’est pile la dernière chose que j’ai envie d’entendre avant un rendez-vous.
Avant quoi que ce soit, d’ailleurs.
— C’était pour dire. Ça a commencé de manière tellement épique, entre vous.
— Je sais, mais… j’essaie d’être un peu réaliste.
C’est étrange de penser que j’ai rencontré Arthur au bureau de poste voilà
cinq jours, puis que l’univers a tendu ses deux petits bras pour nous rapprocher.
En temps normal, je ne suis pas du genre à aller aussi vite. Hudson et moi
sommes restés amis pendant des mois avant qu’il me séduise et que j’accepte
d’amener notre relation sur un autre plan. Mais Arthur ? Je le connais à peine.
Enfin, c’est pareil dans n’importe quelle relation, j’imagine. On commence avec
rien en espérant finir avec tout.
Chapitre 13
ARTHUR
Samedi 14 juillet
BEN
Samedi 14 juillet
ARTHUR
Dimanche 15 juillet
Sauf que non. Je me refuse au basique. Pardon, hein, mais il ne s’agit pas d’un
mec lambda. Il s’agit de Ben. C’est pourquoi je me retrouve là, un lundi soir,
coincé à une table d’angle dans un restaurant d’Union Square appelé Café Arvin.
Un de ces lieux qui ressemblent à un night-club fourré dans un entrepôt, avec
des appliques murales bizarrement géométriques et un menu qui change
quotidiennement. Mais Yelp m’assure que c’est un des Meilleurs Restos pour un
Rendez-Vous en Amoureux, alors espérons que Ben kiffe. À supposer qu’il se
pointe. Il aurait dû être là il y a quinze minutes, mais il ne m’a pas prévenu d’un
éventuel retard.
Comme la dernière fois.
Je devrais prendre de ses nouvelles. Tu viens ? Tu es toujours en vie ? Tu…
Mince, on dirait ma mère. Sans doute pas la meilleure tonalité pour un
rencard.
Jamais je n’aurais cru que ça imposait tant de choix minutieux, de sortir.
Quand envoyer un texto, quand laisser couler, que faire de mes mains en
attendant. Et, quand il arrivera, devrai-je lever la tête avec un sourire ? Être
nonchalamment absorbé par l’écran de mon téléphone ? Il me faut un script.
Peut-être devrais-je arrêter de me prendre le chou.
Dès l’instant où je le vois, pourtant, j’arrête de penser tout court. Parce que,
waouh. Il est encore plus mignon qu’avant. À moins que ce ne soit moi qui
remarque de nouveaux détails craquants chez lui, comme la courbe de sa
mâchoire ou ses épaules légèrement voûtées. Il porte un T-shirt gris à col en V et
un jean ; ses yeux parcourent la salle tandis qu’il parle aux hôtesses. Lorsqu’il
me repère, son visage s’illumine.
Soudain, le voilà qui s’installe en face de moi.
— C’est chicos, ici, dit-il.
— Oh, tu sais. Il me fallait le meilleur pour notre PREMIER rencard.
— Le premier, c’est vrai. On n’est encore jamais sortis ensemble.
Il esquisse un sourire, que je lui rends.
— Jamais.
Et mon cerveau me lâche. Incident technique : apparemment, je ne sais pas
faire la conversation dans les restaurants chics. Tout est si branché et élégant ici
qu’aucun sujet ne paraît à la hauteur. Il me semble qu’on devrait parler de choses
graves – classes, intelligentes, comme NPR ou la mort. Sauf que je ne sais pas si
Ben aime NPR ou la mort. Pour être franc, je ne sais presque rien de lui.
— Alors, qu’est-ce que tu fais ?
— Comment ça ?
— Tu es en stage ? Comment occupes-tu tes journées ?
— Oh, c’est…
Il jette un regard à la carte sans finir sa phrase. Je le vois se décomposer.
— Tout va bien ?
— Ça va, c’est juste que… (Il se frotte la joue.) Je n’ai pas les moyens.
Je m’empresse de répondre :
— Oh, t’inquiète. C’est moi qui offre.
— Pas question.
— J’y tiens. (Je me penche vers lui.) J’ai encore les étrennes de ma bar-
mitsva, pas de souci.
— Mais je ne peux pas. Je regrette. (Il brandit le menu.) Je ne peux pas
manger un burger à trente dollars. Je crois que j’en suis physiquement incapable.
— Oh. (Pierre dans mon estomac.) OK.
Il secoue la tête.
— Ma mère pourrait nous payer à manger pour trois jours avec cette somme.
— Oui, je comprends. Je suppose que…
Je lève le nez, le regard attiré par un mec assis une table plus loin.
— Oh, punaise.
Ben se penche vers moi.
— Quoi ?
— C’est… c’est pas Ansel Elgort ?
— Qui ça ?
— Un acteur. Oh mon Dieu.
— Sérieux ?
Ben se vrille le cou.
— Ne te retourne pas ! Faut la jouer cool. (J’attrape mon téléphone.) Faut que
je prévienne Jessie. Elle va péter un câble. Tu crois que je devrais lui parler ?
— Je croyais qu’on la jouait cool ?
J’acquiesce.
— Je devrais lui demander un selfie, non ? Pour Jessie ?
— Qui est-ce, déjà ? demande Ben.
— Baby Driver ? Nos Étoiles contraires ?
Je repousse ma chaise et me lève. On respire un grand coup.
Je m’avance. Ansel m’adresse un demi-sourire poli.
— Salut.
— Bon-bonjour !
— Je peux t’aider ?
— Salut ! Désolé. Je suis juste… (J’expire.) Waouh. Voilà. Je m’appelle
Arthur, et mon amie Jessie vous adore. Un max.
— Oh !
Ansel semble surpris.
— Oui, voilà.
— C’est…
— On peut faire un selfie ? je bredouille.
— Euh, d’accord.
— Génial. Oh bon sang. Formidable. OK. (Je me penche et prends quelques
clichés vite fait.) Waouh. Merci beaucoup.
Bon. Ça, c’est fait. Je… viens d’aborder un acteur. Genre vraiment célèbre.
Jessie ne va pas le croire.
— Minute, souffle Ben dès que je me rassieds. Tu crois que c’est le type de
Baby Driver ?
Je hoche joyeusement la tête.
— J’en peux plus.
— Hmm. Je ne crois pas que ce soit lui.
— Quoi ?
— Oh, et je nous ai pris des frites aux truffes. Ça te va ? Ça coûte dans les
douze dollars, ce qui est absurde, mais je suis prêt à participer…
— Non ! (Trop sec. On respire.) Enfin, si. Des frites, c’est parfait. Mais,
attends. Tu crois que ce n’est pas lui ?
— Je ne sais pas. Peut-être ?
Soudain, le serveur apparaît pour déposer un cocktail rose pâle devant Ben.
Qui le regarde, perplexe.
— Oh. Euh, je crois qu’il y a erreur. Désolé.
— De la part du monsieur à la chemise bleue.
Je m’étrangle.
— Pardon ?
— Génial, dit Ben.
Qui aspire une gorgée avant de se retourner avec un sourire vers Ansel.
Je le regarde.
— Tu vas vraiment boire ce truc ?
— Pourquoi pas ?
— Mais parce que ! (Je secoue la tête.) Qu’est-ce qu’il fout, Ansel Elgort, à te
payer des verres ?
— Ce n’est pas…
Je l’interromps :
— Merde ! OK. Il arrive.
— Salut, dit Ansel en agrippant les coins de notre table avant de se tourner
vers Ben. Jesse, c’est bien ça ?
Oh. Oh.
Je m’esclaffe.
— Oh, pardon, désolé. En fait, Jessie est m…
— Eh oui, c’est bien moi ! Merci pour le verre.
Je dévisage Ben, médusé. Il m’adresse un minuscule sourire.
— Pas de souci. Dis… j’adorerais avoir ton numéro.
Ansel Elgort. Qui demande le numéro de Ben. En plein milieu de notre
rencard. C’est quoi ce délire ?
— Je rêve ou vous venez d’offrir de l’alcool à mon cavalier mineur avant de
lui demander son numéro ? dis-je d’une voix forte.
Ansel hausse les sourcils.
— Mineur ?
— Oui, Ansel, il a dix-sept ans.
— Ansel ? Je m’appelle Jake, mon pote.
On se regarde en chiens de faïence.
— Vous n’êtes pas… (Mes joues s’enflamment.) Je… crois que je vais la
fermer.
— Bonne idée, rétorque Jake en regagnant sa table.
Je m’enfonce dans ma chaise tandis que Ben engloutit son cocktail.
— C’était sympa, dit-il avec un sourire radieux.
Le plus ravissant des connards. Je me couvre le visage des deux mains.
— C’était trop…
— Monsieur, je vais devoir vous demander une pièce d’identité.
J’écarte les doigts. Un type d’âge mûr, qui porte une cravate et s’adresse à
Ben. J’ai le cœur au bord des lèvres.
— Oh, euh… (Ben semble perdu.) Je crois que je l’ai oubliée dans…
— Il a dix-sept ans.
Ben me foudroie du regard.
— Je vous en supplie, n’appelez pas la police ! (Ma voix se brise.) Par pitié !
Mon Dieu ! Je ne peux pas aller en taule. Je ne peux pas… ma mère est avocate.
Je vous en prie ! (Je jette un billet de vingt sur la table et prends Ben par la
main.) On s’en va tout de suite. Désolé, monsieur. Profondément désolé.
— Bye bye, Ansel ! lance Ben.
Je le traîne dehors.
— La rapidité avec laquelle tu m’as dénoncé… Je n’arrive pas à y croire, dit
Ben. Sérieux.
— Je n’arrive pas à croire que tu laisses un inconnu comme ce Jake te payer
un verre !
— Et pourtant.
Il esquisse un sourire fier.
— Tu as failli nous faire arrêter.
— N’importe quoi. Je nous ai épargné des hamburgers à trente dollars. Au
profit de hot dogs à deux balles. Du génie.
Je dois admettre que les hot dogs qu’on trouve dans la rue, c’est plutôt pas
mal, comme dîner. Il faut dire que Ben a une technique trop chou pour les
manger. Il retrousse le pain autour de la saucisse comme un cardigan, prend une
petite bouchée, rajuste le pain, et rebelote.
— Comment tu fais pour manger ça sans ketchup ?
Il sourit.
— Demande à Dylan. Il me l’a interdit, surtout pendant les rencards.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus. (Haussement d’épaules.) Mais d’après lui, je cite,
« L’haleine au ketchup constitue à la fois un point noir et un tue-l’amour ».
J’ouvre la bouche pour protester, en vain. Les mots me manquent. Parce que,
si Ben se préoccupe de son haleine, je suis prêt à parier qu’il songe à
m’embrasser.
M’embrasser, moi.
Je le regarde tirer la même conclusion. Son cou et ses joues rosissent.
— À noter pour notre prochaine session de rattrapage, s’empresse-t-il
d’ajouter. Le troisième premier rendez-vous sera le bon. Rien d’exorbitant cette
fois, d’accord ?
— Entendu. Pas de frites à l’ail, non plus.
— Je croyais que c’étaient des truffes ?
— C’est ça.
Il sourit. Avant de me passer un bras autour des épaules. Je suis tellement
heureux que j’en oublie de respirer. Même si ce n’est pas grand-chose. Les
passants doivent nous prendre pour des potes. Deux bros qui bouffent leurs hot
dogs en se tenant par les épaules.
— Bon, les truffes, reprend Ben. Depuis quand on en fait des pas en
chocolat ? (Il me lâche pour sortir son téléphone.) Je vais vérifier ça.
— Vérifier quoi ?
— Ce que sont… les… truffes ? dit-il en tapant.
— C’est pas un genre de graine ?
— Non, un champignon. (Il brandit son portable.) Regarde.
— Quoi ? Pas possible. (Je me rapproche. Nos bras se frôlent.) J’étais
persuadé que c’étaient des graines.
— Tu confonds avec les graines de truffula dans Le Lorax, monsieur Seuss.
J’éclate de rire. Ben fait une de ces têtes. Mi-surpris, mi-gêné, et pas
mécontent de lui. Je crois qu’il ne se rend pas compte à quel point il est drôle. Je
parie que son ordure d’ex n’a jamais ri à ses blagues.
— Comment as-tu deviné mon nom de famille ?
— D’après ton adresse mail ?
Il m’attire sur le côté pour laisser passer une femme et son enfant. C’est
sympa d’avoir un New-Yorkais rien qu’à moi pour m’aider à naviguer.
— Alors, un rapport avec l’auteur ? Non, attends. C’est un pseudo, c’est ça ?
— Pour lui, oui. Pour moi, non. (Je souris.) Et toi, quel est ton nom ?
— Alejo.
Il l’épelle.
— Pas un pseudo ?
— Eh non. Pas de vedette de la littérature enfantine, non plus.
— Au fait, tu ne m’as pas dit ce que tu faisais de tes journées.
— C’est vrai. (Il serre les lèvres.) Je prends des cours.
— En auditeur libre ? Je pensais faire ça à NYU. C’est comment ?
— Euh, pas mal du tout.
— Cool. Très cool, monsieur Alejo.
— Je vois qu’on est passés aux patronymes.
— Il faut bien que je le mémorise afin de te googliser.
Il s’esclaffe.
— Je ne suis pas si intéressant que ça.
— Oh, que si.
— Parle pour toi, docteur Seuss.
Chapitre 16
BEN
Mardi 17 juillet
ARTHUR
Jeudi 19 juillet
BEN
Vendredi 20 juillet
Ça va être un désastre.
Dylan, Samantha et moi descendons du train avec quelques minutes de retard.
Leur petit flirt les fait tellement planer que je crains que Dylan ne fasse une
bourde et me ruine la soirée.
— Dylan, qu’est-ce qu’on a le droit de faire et de ne pas faire ce soir ?
— Oh, j’ai pas le temps pour un quiz, là.
Je m’arrête devant lui.
— Dy, je rigole pas.
— Je te promets de ne pas parler de comment tu fricotes avec Hudson au
bahut… (Je le fusille du regard.) OK. (Il se tourne vers Samantha, qui se paie
une bonne tranche de rire.) Ben, je ne vais pas faire foirer ton coup. Compte sur
moi pour n’aborder que les bonnes choses. Je dirai d’abord à quel point tu es
génial en amitié et encore meilleur au lit.
Samantha secoue la tête.
— Honnêtement, les gars, je n’arrive pas à savoir si vous avez vraiment
couché ensemble ou si c’est une blague récurrente que je dois accepter.
— Ce qui se passe dans la chambre de Ben reste dans la chambre de Ben,
répond Dylan.
Je prends une profonde inspiration et j’exige :
— On doit tous rayer le mot « Hudson » de notre mémoire. Si ça a saoulé
Arthur de voir de vieilles photos de mon ex sur Insta, il pètera un câble en
apprenant que je suis bloqué avec lui en cours d’été.
— Mais tu prévois de le lui dire, j’espère ? demande Samantha.
— Ouais. Il faut juste que je trouve le bon moment.
Je reprends la marche. Nous arrivons au karaoké : Arthur nous attend dans
l’entrée. Il porte une chemise à carreaux dans les tons jaunes, à manches courtes,
et il est sacrément craquant.
— Hey ! Désolé pour le retard.
— Ça ne fait rien. Salut.
Je le prends dans mes bras parce qu’on a passé le stade des poignées de main
ou des cognements de poing maladroits. Je crois qu’il inspire une bouffée d’air
contre moi, mais je rêve peut-être. L’accolade avec Arthur est différente de
celles avec Hudson : le menton de Hudson atteignait mon épaule alors qu’Arthur
a le visage collé contre mon torse, un peu comme si on était allongés sur le
canapé à regarder la télé.
— Voici Dylan et Samantha. Les gars, voici…
— Arnold ! s’écrie Dylan en prenant Arthur dans ses bras. Enfin. C’est super
de te rencontrer. Ben m’a dit beaucoup de bien de toi.
— Salut, Arthur, enchaîne Samantha. Il essaie d’être drôle. Mais ça ne marche
pas.
— Je suis presque uniquement drôle.
Samantha et moi répondons en même temps :
— Nan.
Arthur nous dévisage. Comme s’il venait seulement de se rendre compte à
quel point il allait être submergé par notre trio.
— Et donc… (Il pose une main sur mon épaule.) Quatrième premier rendez-
vous et premier rendez-vous à quatre.
— Quatrième premier rendez-vous ? s’interroge Samantha.
J’explique :
— On veut que notre premier rendez-vous soit épique, à la hauteur de notre
rencontre. Alors on enchaîne les sessions de rattrapage jusqu’à ce qu’on soit au
point.
— Notre début à nous aussi était très épique, intervient Dylan. Sauf que j’ai
été assez malin pour prendre le numéro de Samantha.
J’ai envie de lui rappeler qu’il a presque fait foirer sa relation épique, mais ça
ne se fait pas devant nos futurs ; je garde ce rappel pour un tête-à-tête ultérieur.
Samantha lui prend le bras et plonge le regard dans le sien.
— C’était très romantique et épique de venir au café et de faire la queue pour
me parler. Tout le monde devrait suivre ton exemple ! (Elle lui serre un peu la
hanche puis s’adresse à Arthur.) Tu sais, ça m’a paru merveilleux, cette idée de
coller une affiche pour retrouver Ben. J’ai l’impression d’être en présence d’un
maître ès romantisme.
Arthur rougit.
— Merci. La chance était de notre côté.
L’employée derrière le comptoir appelle Arthur. Il lui a donc donné son nom
en arrivant. Elle nous conduit dans une espèce de boîte équipée d’un canapé
d’angle, d’une table, d’une télé et de quatre micros. Au centre de la table siège
mon pire ennemi : le classeur-répertoire des chansons qu’on va choisir ce soir.
Lui et moi dans la même pièce. Pour la première fois de ma vie. Je ne suis
jamais allé au karaoké, même avec Dylan. On a déjà chanté ensemble, mais
jamais avec des micros et jamais sobres.
— Dylan ! Sers-toi de ta barbe pour aller nous chercher de l’alcool.
— Je ne peux pas boire, me répond-il. J’ai encore la nausée à cause des fruits
de mer.
— N’accuse pas les fruits de mer, gronde Samantha.
— D’accord. Prends-toi ce qui te chante, mais apporte-nous quelque chose de
pas ennuyeux.
— Je ne bois pas, refuse Samantha.
— Moi non plus, enchaîne Arthur. Ça ne fait pas bon ménage avec l’Adderall.
— Je boirai pour vous trois, réponds-je, passant du coup pour un alcoolique,
mais il n’y a pas moyen que je traverse cette épreuve avec toute ma lucidité.
Dylan sort en vitesse de la pièce.
Arthur et Samantha feuillettent le catalogue.
— Est-ce qu’ils ont Hamilton ou Dear Evan Hansen ? cherche Arthur. Le
karaoké où j’allais chez moi n’avait pas de chansons très récentes.
— Ça aurait été génial, répond Samantha en tournant les pages, mais je ne
vois rien de tel ici non plus. La sélection Broadway n’est pas mal. Et on a des
tonnes de Disney.
— Je peux chanter toute les B.O. de Hercule, La Petite Sirène, Aladdin, La
Belle et la Bête, Tarzan, Toy Story et Le Livre de la jungle.
— C’est tout ?
— Je connais aussi quelques chansons des 101 Dalmatiens, complète Arthur
avec fierté.
Dylan revient avec quatre gobelets. Dieu merci. Il les distribue et je prends
une petite gorgée, car ça doit être fort. Mais non, c’est plutôt insipide et pas bon.
— C’est du Coca ? Sans alcool ?
— Non seulement elle n’a pas cru à ma barbe, mais en plus elle s’est foutue
de ma gueule. (Dylan secoue la tête et descend son gobelet cul sec.) C’était
horrible.
Samantha le convainc de faire un duo avec elle, du coup j’angoisse
sérieusement parce que Arthur va sans doute vouloir faire pareil, non ? J’ai dit
oui à la soirée karaoké car Dylan m’a assuré qu’on ne ferait que chanter tous
ensemble. Mais Arthur s’est joint à nous et ça a complètement changé la donne.
On est passés d’un groupe de trois à un rendez-vous à quatre. Les règles sont
mortes et enterrées. On a droit aux duos, et je vais faire un vrai four.
Le désastre commence avec Telephone de Lady Gaga feat. Beyoncé.
Samantha sort son portable pour se filmer en chantant la partie Gaga à côté de
Dylan, et merde, j’adore Dylan parce qu’il n’a même pas besoin de regarder
l’écran pour la partie Beyoncé. Il prend juste le téléphone de Samantha et chante
face caméra comme pour un clip de punk-rock old school, et pas une chanson
sur une bande de mecs qui ont soif de leurs copines sorties s’amuser sans eux.
Arthur reste assis à côté de moi pendant tout le morceau, nos genoux se
touchent tandis qu’il sautille et accompagne les interprètes.
La chanson se termine.
— On fait Bad Romance, maintenant, propose Dylan.
Samantha refuse.
— Pas le choix le plus romantique, mon crétinou, dit-elle en lui tapotant le
micro sur le front. Essaie encore. (Elle se tourne vers moi et je suis pris de la
même angoisse que quand un prof m’interroge.) Tu veux chanter ?
— Refaites-en une. J’aime bien regarder.
— J’espère que c’est moi que tu regardes, mon pote, commente Dylan.
Arthur tire le classeur et le pose sur nos jambes.
— On chante quelque chose ensemble ? Je peux faire la voix principale. Mon
père non plus n’aime pas trop pousser la chansonnette, mais, quand on est partis
jusqu’à Yale en voiture, je chantais ce qui passait à la radio et il me rejoignait
pour le refrain.
— J’aurai peut-être encore besoin d’une ou deux minutes pour me mettre dans
l’ambiance.
— Je fais un duo avec toi, Arthur, se dévoue Samantha.
— Mon héroïne ! la remercie-t-il.
— Ça me soulagera d’un poids. J’ai tenté de vous aider, Ben et toi, avec cette
réunion de Yale, mais ça n’a pas marché.
— Je n’avais absolument aucune idée de l’existence de cette réunion, nous
apprend Arthur. Ce n’est pas encore mon année, mais j’y serais allé juste pour
avoir des conseils à propos de mon dossier d’inscription. (Il pose sa main sur la
mienne.) Sérieux, la vie est trop géniale en ce moment. Je veux dire, tout se met
vraiment en place. Il y a tellement de possibilités, je ne sais pas où j’atterrirai
l’an prochain. N’importe quelle université de l’Ivy League me dirait bien, même
si, avec Yale ou Brown, ça passe ou ça casse. Je vais peut-être finir par ajouter
quelques facs standards sur ma liste, juste au cas où.
Je fixe mes genoux et hoche la tête comme si les possibilités d’avenir
d’Arthur étaient identiques aux miennes. Mais il m’a déjà assez vu feinter pour
comprendre, alors il se corrige :
— Bien sûr, il y a l’aide financière et les bourses.
Je secoue la tête :
— Je n’aurai pas de bourse.
Mon cœur bat la chamade, j’ai l’impression d’être un gros loser. Car je vais
passer ma vie à lutter tant bien que mal pour me faire une place dans ce monde.
Car pourquoi se donner de la peine si je ne suis pas un major de promo plein aux
as ? On pourrait penser que l’univers serait plus cool avec ceux qui ont moins,
qu’il s’occuperait d’eux. Mettons que j’obtienne l’aide financière. J’ai du mal à
imaginer que j’aurai toujours la moyenne nécessaire pour la garder. Et, si je ne
peux pas me payer la fac, pourquoi quelqu’un d’aussi brillant qu’Arthur voudrait
être avec moi, qui galère déjà au lycée ?
— J’ai dit quelque chose d’idiot, se reproche Arthur.
— Non, non, c’est pas ça.
Pourtant, je n’arrive pas à le regarder dans les yeux. J’aimerais tellement que
Dylan vienne combler ce blanc avec une blague débile. Qu’il appelle Arthur
Arnold, ou parle de sexe, n’importe quoi. Mais non : cette pièce de karaoké est la
plus silencieuse du monde.
Arthur lâche ma main et enfonce les deux siennes entre ses jambes. Je lui dis :
— Bon. Suis-moi.
Avant de sortir dans le couloir, il se lève et se tourne vers Dylan et Samantha.
Sûrement qu’il ne sait pas s’il doit leur dire au revoir. J’imagine que ça dépendra
de lui.
Le couloir résonne des chansons des autres pièces. Un groupe massacre du
Journey. On doit s’attendre à ça dans un karaoké : des gens qui chantent de
manière gênante. En revanche, ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est à une
conversation gênante.
— Je suis un abruti, Ben. Je ne sais pas pourquoi, mais je le suis. Désolé.
— Non, c’est moi qui suis désolé. Je ne dois pas oublier que tu ne connais pas
chaque petit détail de ma vie. Tu ne sais pas que je suis plutôt nul en cours. Et
que je ne suis donc pas près d’entrer dans une université prestigieuse. Et moi, je
ne te connais pas assez bien pour savoir si ça compte pour toi.
Il secoue la tête.
— Pas du tout ! Pardon. Je me suis juste excité tout seul.
— Tu as de quoi être super excité. C’est génial. J’espère que tu entreras à
Yale, Harvard ou Poudlard. Là où tu voudras. Mais, l’école, c’est un sujet un peu
douloureux pour moi en ce moment. Je… (Je n’avais pas prévu de le lui avouer
ce soir, mais finalement pourquoi pas ?) En fait, je passe l’été au rattrapage.
C’est ça, le cours que je suis.
Il lève les yeux sur moi.
— D’accord. C’est cool.
— Tu penses que je suis débile.
— Tu es sérieux, là ?
Le fait est que c’est la vérité. Hudson, Harriett et moi avions le même prof que
tous les autres et, pourtant, nous sommes les seuls à dépérir au rattrapage. Même
Hudson et Harriett avaient des notes parfaitement satisfaisantes avant qu’on ne
se rapproche. Je suis le seul dans cette classe à vraiment mériter mon été au
bahut.
— Comment aurais-je pu penser ça ? s’insurge Arthur.
— Parce que tu postules à Yale et que je suis en cours d’été.
— Et alors ? (Il fait un pas en avant et me prend la main.) Ça ne veut rien dire.
Moi aussi j’ai failli y aller, une fois.
— Ouais, d’accord.
— Je ne te mens pas. C’était en CM2. Avant que je sois sous médicaments. (Il
me serre la main.) J’avais beaucoup de mal à me concentrer – genre vraiment
beaucoup. Si j’ai échappé au rattrapage, c’est uniquement parce que ma mère
m’a pris six tuteurs. Et je ne plaisante pas.
— Ça fait un paquet de tuteurs.
— Écoute, Yale et tout ça… Tu sais que je m’en fiche, en fait, non ? Je m’en
fiche, que tu sois au rattrapage.
— Je te crois. Désolé de ne pas arriver à être heureux pour toi sans être dur
avec moi-même.
— On n’arrête pas de se dire « désolé », remarque Arthur.
— C’est ce que font les gens quand ils veulent que quelque chose fonctionne.
Tu veux retourner à l’intérieur ?
— Oui, vraiment, vraiment.
Je vais pour ouvrir la porte, mais je m’arrête et frappe d’abord.
— ON BAISE ! nous crie Dylan depuis l’intérieur.
J’ouvre et trouve Samantha et lui en train de feuilleter le classeur.
— C’est trop bizarre, le sexe hétéro.
Nous nous réinstallons tous. Dylan va nous chercher une nouvelle tournée de
Coca, qui n’est toujours pas du Pepsi ni de l’alcool. Arthur prend la
télécommande et me propose :
— Je sais que tu ne veux pas chanter un duo avec moi, mais tu m’autorises un
solo ?
— Fais-toi plais’.
Dylan se blottit contre moi, ce que Samantha accepte car, si elle est partante
pour du long terme, c’est à ça que ressemblera sa nouvelle vie. Arthur
sélectionne un morceau. La mélodie commence et il se racle la gorge.
— Cette chanson s’intitule Ben, et je la dédicace à… Samantha et Dylan. Je
plaisante. Blague de karaoké. Ben, elle est pour toi.
Arthur dit des trucs gênants quand il est à fond. Même lui semble avoir honte
de sa blague.
Il a l’air nerveux, mais pas autant que moi quand je vois la première phrase
apparaître sur l’écran. Il a choisi le Ben de Michael Jackson. Je suis déjà en train
de prier pour une coupure de courant générale dans l’immeuble, tout en souriant
à moitié parce que ça va clairement rester dans les annales.
— « Ben, the two of us need look no more… »
Ce n’est pas demain la veille qu’Arthur va jouer à Broadway, mais il a une
voix vraiment jolie et je suis mort de honte et je suis sous le charme et je n’avais
jamais pensé que ce mec et cette chanson iraient bien ensemble. Quand la
chanson se termine, il prend une profonde inspiration.
Samantha est la première à applaudir et à l’acclamer :
— Ouais ! Beau gosse, Arthur !
Dylan se retient d’exploser de rire.
— Je sais, j’étais un peu bas sur le changement de tonalité, reconnaît Arthur
en réponse à Dylan. Ça fait un moment que je n’ai pas travaillé mon falsetto.
Désolé…
Je le coupe :
— Ta voix est géniale. (Je claque le bras de Dylan.) Qu’est-ce qu’il y a de si
drôle ?
Son rire devient bégayant, et il m’explique :
— Cette chanson parle… d’un rat.
Arthur et moi répondons à l’unisson :
— Quoi ?
— D’un rat de compagnie. Elle sort d’un film d’horreur. Même titre.
Littéralement, un garçon qui devient ami avec un rat. (Samantha se marre avec
lui à présent.) C’est vrai que les rats… sont… tellement… incompris.
— Je, je n’en avais aucune idée, confesse Arthur.
Dylan rigole et me pointe du doigt :
— Un rat !
Je me lève et prends Arthur par le bras.
— Merci pour la chanson. (Je ris, et lui aussi finit par être contaminé.) Mais je
vais quand même choisir le prochain morceau.
— Tu vas chanter ? me demande-t-il.
— On va tous chanter.
On élimine plusieurs options. John Legend. Elton John. Aerosmith. Yeah
Yeah Yeahs. The Proclaimers. Destiny’s Child. Nicki Minaj. J’ai vraiment envie
de mettre You’ll Be in My Heart de Phil Collins, extrait de Tarzan, qui
m’obsédait, petit, mais une chanson sur le fait de rester à jamais dans le cœur de
l’autre pendant un rendez-vous à quatre ne me semble pas exactement le choix le
plus judicieux.
On opte pour Umbrella de Rihanna, qui ne parle pas du tout de rats. À la
moitié du morceau, je trouve le cran de partager un micro avec Arthur et, si nos
voix ne s’unissent pas parfaitement, j’aime le son qu’elles produisent ensemble.
Celui de deux personnes qui tentent de faire en sorte que ça marche.
Chapitre 19
ARTHUR
Vendredi 20 juillet
BEN
Vendredi 20 juillet
Je suis rentré de mon quatrième premier rendez-vous avec Arthur depuis deux
heures, mais je surfe toujours sur une vague de bonheur. Celle-ci se rapproche de
la satisfaction que m’a apportée une scène que je viens d’écrire, où la situation
devient très tendue depuis qu’un vieil ennemi de Ben-Jamin a ressurgi sans
prévenir. C’est ce sentiment excitant que tout se met en place. Sauf que ce
bonheur-là est une chose réelle et parfaitement visible. Quand je tiens la main
d’Arthur à la sortie du karaoké. Quand nous nous donnons notre premier baiser.
Ou plutôt notre deuxième premier baiser.
Impossible de me concentrer, je ferme mon ordinateur. Une pensée
m’obsède : l’envie d’être encore dehors, dans la rue avec Arthur. Ou même qu’il
vienne ici et qu’on passe du temps ensemble. Peu importe le lieu.
Il faut que je lui parle. Je ne lui écris même pas, je l’appelle.
— Allô ? dit-il en décrochant.
— Hey.
— C’est bien toi. Pas un appel de poche. Je suis abonné aux appels de poche.
Depuis toujours et jusqu’à la fin des temps. À moins que je change de prénom.
Changer carrément d’identité me semble d’ailleurs une riche idée depuis que je
t’ai chanté une chanson sur un rat.
J’ai prononcé un seul mot, et c’est moi qui l’ai appelé, mais je suis déjà prêt à
me laisser porter par des heures de blabla arthuresque. C’est encore mieux que
mes chansons préférées de Lorde et Lana Del Rey.
— Tu n’auras qu’à chanter une chanson différente la prochaine fois.
J’aime le fait que nous ayons une prochaine fois. Que, même si les choses ont
mal tourné, nous avons essayé de les faire marcher. Je reprends :
— Il faut que tu saches un truc. Je craignais de te l’avouer au karaoké, mais…
— Par pitié, ne me dis pas que tu es en fait un groupe de rats en costume de
mec mignon.
— Pire. (Je prends une grande inspiration bien dramatique.) Je n’ai jamais
écouté Hamilton.
Silence. Puis Arthur raccroche.
S’ensuit un message : Désolé d’avoir raccroché, mais je suis sans voix. Il
faut vraiment que tu m’expliques : COMMENT C’EST POSSIBLE ?
HAMILTON EST SORTI IL Y A DES ANNÉES !!!
Je ris, tellement il est ridicule. Je lui réponds :
ouah, trois points d’exclamation.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!, me renvoie-t-il.
Je suis content qu’on se dise ces choses-là par messages.
Tu as un deuxième prénom ?
Hugo
BEN HUGO ALEJO !!!!
Je l’ai pas vue arriver, celle-là.
Alors comme ça tu n’as pas entendu le moindre morceau du plus grand
phénomène de ce millénaire ?
Si, quelques-uns, mais je n’ai pas pris la peine de tt écouter. C’est comme
les Terminator. Je sais que je devrais les regarder mais je ne me suis jamais
posé pour le faire.
Ne me dis pas que tu viens de comparer un musical sur l’histoire de notre
grande nation à la franchise Terminator.
Haha.
BEN. L’album entier est sur YouTube en accès libre. Tu as besoin de ces
142 minutes et 13 secondes dans ta vie.
Stp dis-moi que tu as dû chercher la durée de la B.O. sur le Net.
Tu ne sais pas du tout dans quoi tu t’es embarqué.
OK, si j’accepte d’essayer, je pourrai te rappeler ?
JE VEUX UN ENGAGEMENT ÉCRIT.
T’as un deuxième prénom ?
Arthur JAMES Seuss n’est pas intéressé par ton changement de sujet.
Je promets d’essayer d’écouter Hamilton pour le méga fanboy Arthur
James Seuss.
Je secoue la tête et souris quand Arthur me rappelle.
— Désolé d’avoir dû te raccrocher au nez, commence-t-il, mais on ne
plaisante vraiment pas avec Hamilton.
— Je vois ça.
Je fixe le plafond de ma chambre. J’aimerais vraiment qu’il soit ici avec moi.
— Tant mieux. Parce que je ne veux plus te raccrocher au nez. C’est pas le
moment dont je suis le plus fier.
— Si tu le refais, je t’intègre à mon roman et je te zigouille.
— Tu écris un livre ?!
— Il ne sera jamais publié, c’est juste une histoire que j’essaie de finir pour
moi.
— Est-ce que c’est notre histoire épique ?
— Décontraction. Jamais entendu ce mot ?
— Jamais. Alors, de quoi parle ton histoire ?
J’hésite, comme si lui dévoiler l’intrigue allait me faire perdre toute mon aura
cool à ses yeux. Parce que, si j’ai bien un truc pour moi, je crois que c’est ça : le
fait d’être cool. Pas l’intelligence ni l’argent, mais la coolitude. C’est mon
avantage.
— Tu vas te moquer.
— Je t’ai chanté une chanson sur un rat.
— Ah oui, j’avoue.
De toute façon, si je perds des points de coolitude auprès d’Arthur et qu’il se
révèle incapable d’accepter mon côté nerd, ça ne pourra pas coller entre nous.
Aimer les mêmes choses que moi est un critère très important à mes yeux en ce
moment. Dans mon dernier groupe, j’étais le méga nerd et je regrettais que
Hudson et Harriett ne soient pas aussi à fond que moi dans ce que j’aime.
Hudson a mis une semaine pour lire Harry Potter et l’Enfant maudit alors que je
l’ai dévoré en six heures. Harriett et lui ont rejeté mes suggestions de
déguisements de groupe marrants, comme les personnages de Super Smash ou
les écoliers de Poudlard.
— C’est un roman de fantasy. La Mêlée des mages maléfiques. Mon
personnage, Ben-Jamin, est l’Élu dans cette guerre entre sorciers.
— Je veux le lire, affirme Arthur. Tout de suite.
— C’est vrai ?
— Évidemment. C’est toi dans un monde de magie.
— C’est vraiment très nerd.
— J’aime bien les trucs de nerd et je t’aime bien. Est-ce que quelqu’un d’autre
l’a lu ?
— Littéralement personne.
— Il faut que j’aie ce texte.
— Et s’il ne te plaît pas ? Et s’il ne te plaît tellement pas que tu ne
m’apprécies plus ?
Je n’ai pas envie de le rebuter pile quand on commence à être sur la même
longueur d’onde.
— Impossible, me répond-il. Fais-moi confiance.
C’est étrange, mais il m’est plus facile de faire confiance à Arthur qu’à des
gens que je connais depuis des lustres. Comme Dylan, Hudson, Harriett. Voire
mes parents. Ce n’est même pas parce que ça présente peu de risques – j’ignore
combien de temps Arthur restera dans ma vie –, c’est plus que je compte le
fréquenter longtemps et que je veux qu’il connaisse le vrai moi le plus tôt
possible.
— D’accord, je te laisse le lire, mais je dois te prévenir. C’est effectivement
moi dans un monde de magie. Ce qui signifie que Hudson est présent lui aussi en
tant que personnage. Je comprendrai si tu ne veux plus le lire.
Arthur ne répond rien ; c’est peut-être le moment où il déserte le navire. Écrire
sur quelqu’un est un acte si personnel, même dans un monde où les enfants
crachent du feu et où on se déplace en dragon-taxi, et pas mal de bonnes choses
entre Hudson et moi se retrouvent dans cette histoire. Je ne sais pas si ce sera
facile à encaisser pour Arthur.
— Si tu as écrit sur Hudson, ça veut peut-être dire que j’apparaîtrai un jour
dans le récit ?
— Voyons d’abord à quel point tu seras sympa avec ce livre.
— Je serai le critique le plus indulgent de la terre.
— Et le seul.
— C’est moi. L’Élu. (Arthur marque une pause.) J’ai une idée.
— Vas-y.
— Tu écoutes Hamilton pendant que je lis La Mêlée des mages maléfiques.
— Ça marche.
On raccroche.
Je n’arrive pas à croire que je suis en train de mettre La Mêlée des mages
maléfiques en pièce jointe d’un mail à destination de quelqu’un d’autre que moi-
même. J’espère de tout cœur qu’Arthur va sincèrement aimer. Je saurai que ça
ne lui a pas plu s’il me dit juste que Ben-Jamin est sexy ou que les titres de mes
chapitres sont cools. J’appuie sur « envoyer » et je croise les doigts.
Je vais sur YouTube et lance Hamilton.
J’appuie sur « lecture », et c’est le moment d’être franc : je ne sais pas qui est
Alexander Hamilton. Enfin, j’ai tapé son nom dans Google un peu plus tôt dans
l’année parce que je croyais que c’était un président et que Ma m’a repris ; gros
instant de solitude, même si Pa était seul dans la pièce avec nous. Mais je suis
loin d’avoir bien compris ce qu’il a fait. Si tu n’es pas un superhéros ou un
sorcier, mon cerveau aura du mal à retenir la moindre information à ton sujet.
Or, tandis que je m’allonge sur le côté et lis les paroles de la première chanson
de la B.O., je suis immédiatement happé par l’histoire de Hamilton.
Et Arthur kiffe mon récit. Il m’écrit après avoir lu comment Ben-Jamin
obtient ses pouvoirs pendant une tempête de neige : il a trop envie que La Mêlée
des mages maléfiques soit adaptée en film pour pouvoir acheter des T-shirts Hot
Topic et des figurines Funko Pop de Ben-Jamin. Il fait preuve d’une indulgence
exagérée, mais j’aime beaucoup qu’il m’envoie ses extraits favoris par messages.
Ce sont chaque fois des scènes que je trouvais vraiment cools et dont je ne savais
pas si d’autres les apprécieraient. Je suis trop content de lire quels passages l’ont
fait rire et lesquels le tiennent en haleine. Rien ne peut faire plus de bien à mon
ego. Au fond, peut-être que j’ai ça en moi : divertir aussi les inconnus.
Nous passons les deux heures qui suivent à échanger nos passages préférés.
Hamilton qui « ne gâche pas son coup » tandis que Ben-Jamin refuse sa destinée.
George III qui envoie un bataillon armé jusqu’aux dents pour rappeler aux
colons combien il les aime tandis qu’Eva l’Enchanteresse prédit une fin tragique
à un groupe de mages désorganisés et indisciplinés. L’essor de Hamilton et le
départ au combat de Ben-Jamin sur le dos d’un dragon à une aile. Moi sidéré par
les sœurs Schuyler et Arthur halluciné quand Ben-Jamin se bourre la gueule avec
le duc Dill. Les yeux de l’histoire, ne pas gâcher son coup, commettre un million
d’erreurs. Des mains qui flirtent, des premiers baisers et des cœurs finalement
dans l’erreur.
Arthur arrive à la toute fin de mon texte, lorsque Ben-Jamin combat des
monstres dans une ville à l’architecture de verre, et il veut me parler, mais je
n’arrive pas à me remettre de la tension entre Hamilton et Angelica Schuyler, de
la bêtise de Hamilton qui trompe sa femme ou de la chanson obsédante d’Eliza :
tout ça devient tellement réel, je n’arrive pas à croire que je me retrouve aussi
scotché par une histoire vieille de plusieurs siècles. Alors, It’s Quiet Uptown
commence, et ouah, je suis à deux doigts de chialer ; à la fin du morceau,
j’appuie sur « pause » et j’appelle Arthur.
— Ce n’est pas encore fini, me reproche-t-il.
Évidemment, il sait où j’en suis à la minute près.
— Ça suffit, j’arrête. Ça devient trop triste.
— Ouais. It’s Quiet Uptown est violente. Mais tu dois aller jusqu’au bout.
— Bon, d’accord. Tu restes en ligne ? Ce sera plus facile de te hurler dessus si
ça devient encore plus triste.
— Volontiers.
J’attends qu’Arthur se synchronise avec moi, puis on appuie sur « lecture »
exactement en même temps. J’écoute les vingt dernières minutes les yeux
fermés, et j’ai l’impression qu’Arthur est là, à côté de moi.
— Attends, est-ce que Hamilton va mourir…
— C’est parce que Burr…
— Me spoile pas !
— Mais c’est l’histoire des États-Unis !
— Et je ne la connais pas.
Le coup de feu retentit.
— Burr est un salaud, dis-je.
— Hamilton était loin d’être parfait…
— Pas de commentaire !
La dernière chanson débute et j’ai les larmes aux yeux. La nostalgie dans la
voix d’Eliza qui chante son désir douloureux de revoir Hamilton… Bon sang,
j’ai adoré chaque seconde de ce spectacle.
— Je ne sais pas comment s’appellent les fans de Hamilton, Arthur, mais j’en
suis un.
— Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ? Tu n’es pas obligé d’aimer, même
si ce serait une grave faute de goût.
— Non, je suis une hamilette pur jus.
— On est plutôt des hamilfans.
Je lui dis que j’ai envie d’écrire une fanfiction qui serait un crossover de
Hamilton et Harry Potter et que j’appellerais Le Grand Roman de fantasy
américain, où tous les duels auraient lieu dans le club de duels, puis je lui
explique dans quelles maisons je mettrais chaque personnage. Je respire un
grand coup.
— Tous les cours d’histoire devraient prendre la forme de raps de Lin-Manuel
Miranda.
— Peut-être que La Mêlée des mages maléfiques deviendra le prochain succès
de Broadway ! m’encourage Arthur.
Il me raconte tout ce qui lui a plu dans LMMM, et la seule pensée qui occupe
mon esprit, c’est l’envie qu’il soit à mes côtés, pour le sentir rire contre moi et
l’embrasser, car il me donne l’impression d’être plus intelligent que je ne le suis.
— … et quand Ben-Jamin brise la baguette de l’enchanteresse, j’ai hurlé. Mon
père est entré dans ma chambre pour me demander si tout allait bien, et puis il
m’a dit de la boucler.
Il est presque 2 heures du matin, mais je pourrais lui parler jusqu’à ce que
mon corps fasse un arrêt forcé, tel un ordi en surchauffe.
— Arthur ?
— Ben ?
— Merci de m’avoir lu. Et pour Hamilton.
— Merci de l’avoir écouté. Et pour La Mêlée des mages maléfiques.
— Je veux te revoir demain.
— On se donne rendez-vous ?
— Pourquoi pas.
— Donc ce sera notre cinquième premier rendez-vous ?
— Non, le deuxième, Arthur.
— Ouah. Le deuxième rendez-vous. On y est enfin arrivés.
— « Quelle chance nous avons d’être en vie, n’est-ce pas ? »
— Oh mon Dieu, tu parles en Hamilton – je t’adore tellement. J’en peux plus.
Moi aussi je l’adore tellement.
Samedi 21 juillet
ARTHUR
Samedi 21 juillet
— Alors, ils ont répondu à ton texto ? me demande Ben tandis que j’appuie
sur le bouton du troisième étage. Je ne voudrais pas les surprendre en pleins
ébats.
— Beurk ! Jamais ils ne feraient ça.
— Ils ont bien dû le faire une fois, au moins.
— Jamais. Non !
Je mime un haut-le-cœur.
— T’es marrant. (Il me prend les mains avec un sourire.) C’est sympa, ici.
— De la part d’oncle Milton, merci.
Je m’arrête un instant. Lorsqu’on sort de l’ascenseur, il n’y a pas de couloir à
proprement parler – juste un tout petit hall avec trois portes, ouvrant sur les
appartements A, B et C.
— A comme Arthur, dit Ben comme s’il s’agissait de la plus belle coïncidence
de sa vie.
— C’était fait exprès.
— J’en étais sûr, répond-il, beau gosse.
Mais, quand je lève les yeux, je le surprends qui se mord la lèvre.
— Nerveux ?
— Un peu.
Je lui presse la main.
— Trop craquant.
Et, waouh. Je m’épate moi-même. Je ramène un garçon à la maison pour le
présenter à mes parents. Je suis à peu près sûr que ça ne rentre pas dans le
programme d’un deuxième rendez-vous typique. Mais peut-être que Ben et moi
n’avons rien de typique.
Mes parents.
Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Cette soirée m’a juste secoué. Je n’arrête pas de penser à ce type dans le
métro, avec son gamin en larmes, à l’expression de Ben et à cette sensation que
le monde entier m’observait. Tout ce que je voulais, en cet instant, c’était être
seul. Jamais de toute ma vie je n’avais autant désiré la solitude.
Mais Ben est resté. Envers et contre tout. Et maintenant, je ne veux plus le
voir partir. Je ne suis pas prêt à lui dire au revoir.
Je lui jette un regard tout en cherchant mes clefs. Il ne faut pas que je panique.
Ça va aller. Tout va bien se passer. Comme sur des roulettes. Une visite en coup
de vent. Totale décontraction. Qu’importe si mes parents en savent un peu trop
sur Ben. Qu’importe s’ils ont le plus grand mal à garder leur calme devant mes
simples amis, alors les petits copains, vous pensez. Non que Ben soit mon petit
copain. Je vois d’ici la scène si je le présentais comme tel.
Moi : Je vous présente mon petit copain, Ben !
Parents : *nous inondent de préservatifs* BONJOUR, PETIT COPAIN
BEN !!!
Ben : *se propulse vers l’astre solaire*
Sauf que, bon. S’il n’est pas mon copain, comment le décrire ? Comme mon
pote ? Mon prétendant ? Le mec avec qui je pense à m’envoyer en l’air 99 % de
mon temps de veille ? Et, oui, ça vaut dans les deux sens : je passe 99 % de mon
temps de veille à imaginer comme j’aimerais passer 99 % de mon temps de
veille à faire l’amour avec lui.
Ce que mes parents n’ont pas besoin de savoir.
Bon, je vais juste ouvrir nonchalamment cette porte, respirer un coup, et…
— Tu dois être Ben. Quelle joie de te rencontrer enfin ! lance ma mère,
radieuse, depuis le canapé.
Où elle est assise. Collée à mon père.
Je les regarde, ébahi. Elle met la télé en pause pour venir serrer la main de
Ben, direct.
— Arthur nous a tellement parlé de toi.
Papa acquiesce chaleureusement, toujours assis. C’est alors que je remarque
leur tenue : pyjamas et lunettes. Pardon, mais dans quelle dimension parallèle ai-
je mis les pieds ? Quelle créature mythique a mordu mes parents pour les
transformer en couple-trop-love-qui-traîne-ensemble-sur-le-canapé-le-samedi-
soir ?
— Venez vous asseoir avec nous, nous intime papa tandis que maman offre un
verre d’eau à Ben.
Lequel examine l’appartement et ses tableaux.
— Oncle Milton aime les chevaux.
— Je l’aurais parié.
— Alors, Ben, parle-nous un peu de toi. (Maman se rassied sur le canapé,
penchée en avant, histoire de bien le mettre mal à l’aise avec son regard
insistant.) Comment se passe ton été ?
— Euh, super.
— Tu dois être très occupé, poursuit-elle. Je suis ravie de voir Arthur passer
enfin un peu plus de temps hors de l’appartement. Je n’arrête pas de lui dire,
quand vas-tu enfin profiter de l’été pour explorer New York ? Éclate-toi ! Au
lieu de passer ta vie sur YouTube à regarder des vidéos de…
Je l’interromps :
— Tu sais quoi ? Ben a grandi ici. C’est un pur New-Yorkais.
— Trop cool, dit papa.
— Avez-vous toujours vécu en Géorgie ? demande Ben en regardant mes
parents tour à tour.
Papa secoue la tête.
— J’ai grandi à Westchester, et Mara vient de New Haven.
— De vrais Yankees, dis-je.
Ben m’adresse un sourire.
Maman se tourne vers lui, l’air de rien.
— Et tu travailles pendant l’été ?
— Euh… (Il semble vouloir se fondre dans le canapé.) Je prends des cours.
— Oh, merveilleux. Pour cumuler des crédits universitaires ?
Elle sourit, dans l’expectative.
— Maman, arrête de l’interroger.
— Allons, mon chéri, je suis juste curieuse ! Ton père et moi, nous parlions
justement des jobs d’été. On se disait qu’ils ont bien changé. Quand j’étais plus
jeune, on allait tous travailler comme animateurs de colo ou vendre des glaces
chez Ben & Jerry’s. Alors que vous, vous faites des stages huppés ou suivez des
cours préparatoires à l’université. Enfin, je suppose qu’on n’a plus le choix, de
nos jours…
— Maman, arrête !
— Arrêter quoi ?
Je jette un regard furtif à Ben, qui fixe ses genoux, dans ses petits souliers.
— Juste… arrête de parler.
Je crois que je n’ai jamais été aussi gêné de toute ma vie. Je comprends
maman : elle est habituée à un certain niveau de brillance. Genre Ethan et Jessie,
qui ont décroché d’excellents résultats aux PSAT, des trophées d’éloquence et
des bourses nationales au mérite.
— À vrai dire, je suis des cours de rattrapage, explique Ben.
Maman écarquille les yeux.
— Oh !
Il semble mortifié, ce qui me mortifie par procuration. Mes putains de parents,
avec leur putain de fixette sur la réussite. Si seulement je pouvais envoyer un
message secret droit dans le cerveau de Ben. Je ne suis pas comme eux, OK ? Je
m’en fous, moi, de ce genre de détail.
Bon, peut-être qu’une minuscule partie de moi se demande ce que ça ferait, de
pouvoir annoncer que Ben est le chirurgien le plus jeune du monde ou que Ben
travaille au bureau politique du maire. Plutôt que Ben se referme bizarrement
sur lui-même quand on se met à parler école.
Mais non. Rien de tout ça n’a d’importance. Je m’en tape, que Ben prenne des
cours de rattrapage. Je m’en tape, qu’il ait ou non un boulot prestigieux ou qu’il
pose sa candidature à Yale. Ce qui m’importe, c’est le courage avec lequel il a
fait face à cette ordure dans le métro, et le frisson qui s’empare de moi quand je
reçois ses textos. Ce qui m’importe, c’est le soin qu’il a mis à rendre mon
premier baiser parfait.
— Ben écrit, dis-je. Il a beaucoup de talent.
— C’est faux, proteste-t-il en secouant la tête.
Mais avec un sourire.
— C’est vrai. J’ai lu son travail.
— Merveilleux, dit maman. Qu’est-ce que tu écris ?
Il hésite.
— De la fiction, je suppose ?
— Ooh… (Papa dresse l’échine.) Tu sais, j’ai toujours rêvé d’écrire un roman.
— Vraiment ? s’étonne maman.
— D’ailleurs, j’ai…
— J’espère sincèrement que tu ne vas pas m’annoncer que tu étais occupé à
rédiger le Grand Roman américain au lieu de chercher du travail. Tu n’as pas
intérêt.
— Mara, et si on év…
— Oh, mais c’est qu’il est tard. (Je me lève, les joues cramoisies.) Je ferais
bien de raccompagner Ben à l’ascenseur.
L’intéressé a l’air perplexe.
— Tu n’es pas obligé. Je peux juste…
— Si, si, j’insiste.
J’adresse le regard en biais de la mort à mes parents. Papa se frotte la barbe
tandis que maman serre les mains, l’air vaguement penaude.
— Merci d’être passé, Ben, dit-elle finalement. Il faudra que tu viennes dîner
un de ces jours.
— Maman !
Ben, lui, écarquille les yeux – mais il n’a pas l’air horrifié. Juste médusé et
heureux.
— Je suis vraiment désolé, dis-je à peine la porte refermée sur nous.
— Pourquoi ? Ils sont très gentils.
— Oh oui, ça dure cinq secondes, après quoi ils recommencent à se bouffer le
nez. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient fait ça devant toi.
— Tu parles de cette histoire de Grand Roman américain ?
— Tout juste. (Je secoue la tête.) Ce qu’ils peuvent être mauvais l’un envers
l’autre.
— Sérieux ? Je croyais que ta mère voulait juste lui casser un peu les couilles.
— Non, elle rigole pas. Elle est toujours comme ça. Elle lui tombe dessus
parce qu’il est au chômage, alors il se met sur la défensive, et ça n’arrête plus.
Tous les matins, je me réveille en pensant que le jour est venu où ils vont me
prendre à part pour me sortir un discours à la « Ton père et moi t’aimons
beaucoup tous les deux, Arthur, tu n’y es pour rien », blablabla. Au point où on
en est, ça semble inévitable. Je crois que l’univers n’en a plus rien à faire de la
team Seuss. Ce n’est plus qu’une question de temps.
— Bon sang. (Ben me dévisage.) Arthur.
— Bon sang Arthur quoi ?
— Je suis vraiment désolé. C’est trop nul. Je ne savais pas.
Il m’attire à lui et m’embrasse doucement sur le front, tel un papillon qui se
pose. Je suis à deux doigts de fondre. Je lui adresse un sourire.
— Ça va aller. Je vais m’en remettre.
— Tu n’as pas à t’en remettre.
— Je regrette simplement que tu aies dû les voir à leur plus bas.
— Les miens aussi ont leurs bas, tu sais. Tu verras.
Et comme ça, d’un coup, mon blues s’envole. Parce que WAOUH. Ben
Alejo… veut me présenter ses parents. À moi le match retour. Tout sourire,
j’essaie de trouver la réponse parfaite, dragueuse mais pas trop. Sauf que Ben
ajoute :
— Mais j’ai un truc à te dire.
— D’accord.
Il se tait un moment, l’air terrifié.
— Tu n’es pas obligé de me le dire, je m’empresse de poursuivre. Sauf si tu
en as envie, bien sûr.
— J’y tiens.
Mon estomac fait des saltos. Est-ce qu’il… s’apprête à me dire ce que je
pense ? Ça semble prématuré. Mais je suppose que les New-Yorkais n’aiment
pas perdre leur temps. Je devrais préparer ma réaction. Est-ce que je dois lui
répondre la même chose ? Est-ce que c’est bizarre si je ne le fais pas ? Pourquoi
ne le ferais-je pas ? Sérieux, pourquoi ne le ferais-je pas, bordel ?
— C’est au sujet des cours de rattrapage, explique-t-il.
Je le fixe. Waouh. Je crois que je pourrais carboniser la ville entière avec mes
joues, là. Suis-je une petite merde assoiffée d’affection, ou juste la petite merde
la plus assoiffée de toutes les petites merdes assoiffées de tous les temps ? Que
Dieu me vienne en aide si Ben découvre mes pensées – dire que je croyais
vraiment qu’il allait…
Enfin bref. Les cours de rattrapage.
Je l’encourage.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est… (Une pause.) Bon, je tiens d’abord à préciser que c’est vraiment,
vraiment fini entre Hudson et moi. On n’est même plus amis. Tu le sais, ça,
non ?
— Bien sûr. (Je lui prends les deux mains.) Laisse-moi deviner. Hudson te fait
chier parce que tu es en rattrapage.
Ben me regarde bizarrement.
— Attends…
— Quel connard. Je regrette, Ben, je sais qu’il fait partie de ta vie et tout, mais
qu’il aille se faire foutre. Il n’y a aucun mal à suivre les cours de rattrapage,
OK ?
— Je sais. Ouais. OK…
— Non, pas OK. Comment ose-t-il te foutre la honte comme ça ? Qu’est-ce
que j’en ai à foutre, si c’est le premier de la classe ? Ou s’il a une bourse pour
Rhodes ? Il ne te mérite pas. Il ne t’a jamais mérité.
Ben fixe le tapis.
— Je ferais mieux d’appeler l’ascenseur.
— D’accord, mais promets-moi de virer Hudson de tes pensées. Il ne sait rien.
Tu es un putain de génie. Si seulement tu pouvais t’en rendre compte !
Le voyant lumineux clignote et les portes s’ouvrent.
— C’est très gentil, merci.
— Je le pense sincèrement.
— Je sais.
L’ascenseur commence à se refermer, mais il le retient du pied.
Je fronce le nez.
— Je n’ai pas envie que tu partes.
— Moi non plus.
Il m’attire à lui.
Alors je l’embrasse, encore et encore, tandis que les portes nous écrasent.
Je me laisse tomber sur mon lit, le corps bourdonnant de la tête au pied. Cœur,
estomac et doigts compris. Mon cerveau n’en finit plus de tourbillonner. J’ai
l’impression de vivre une chanson d’amour.
Les baisers de Ben sur mes lèvres. La main de Ben dans la mienne. Les yeux
marron et rieurs de Ben.
Je devrais lui écrire.
Je regarde mon téléphone. Deux textos de Jessie.
Le premier dit : Hey !
Et le second : Je me demandais si on pouvait parler, toi, E et moi.
Bien sûr. Quoi de neuf ? je lui envoie.
Elle répond aussitôt : Trop compliqué par texto. FaceTime, OK ?
J’accepte l’appel, toujours allongé. Un sourire idiot toujours sur la figure.
— Eh bien, je vois qu’on a passé une bonne soirée ! lance Ethan.
Ils sont assis par terre dans la chambre de Jessie, dos contre le lit. Quelque
chose dans ce tableau familier me pince le cœur : leurs visages, leurs voix, le
couvre-lit violet à fleurs de Jessie.
Je souris de plus belle.
— Vous veillez tard.
— Toi aussi, répond Jessie.
— Alors, quoi de neuf ? Qu’est-ce qu’il y a de si compliqué ?
— C’est-à-dire que…
Ils échangent un regard.
— C’est Compliqué avec un C majuscule, c’est ça ? je m’esclaffe.
Je suis bien le seul.
— Minute. (Je me redresse.) Est-ce que c’est… une intervention ?
Jessie semble surprise.
— Pardon ?
— C’est au sujet de Ben, c’est ça ? Il m’obsède trop.
Je porte une main à ma bouche.
Nouvel échange de regards de leur côté.
— Tu parles souvent de lui, c’est sûr, dit Ethan.
— Je suis vraiment désolé, les enfants.
Je secoue lentement la tête. Je suis le pire ami de la terre. Je dois être un de
ces mecs qui s’enferment dans un tunnel dès qu’ils craquent pour quelqu’un. Je
dois être d’un égocentrisme incurable.
— Pas de souci.
— Si, souci, gros souci. Je ne vous ai même pas demandé comment ça allait.
Énième regard furtif. Jessie se mord la lèvre.
— Eh bien, tente Ethan. Je suppose que…
C’est alors qu’apparaît un texto de Ben, masquant la moitié de l’écran : Bon…
j’ai dit à mes parents que les tiens m’avaient invité pour dîner, et ma mère
s’est emparée du truc pour convier toute ta famille à venir manger chez
nous demain soir – je sais que c’est dingue, t’inquiète. C’est juste qu’ils
tiennent à rencontrer mon nouveau petit copain qui déchire.
Mon cœur bondit dans ma gorge. Ethan est encore en train de parler – je
crois –, mais c’est à peine si j’en prends note.
— Petit copain, je murmure.
Ethan s’interrompt.
— Pardon ?
— Ben vient de m’appeler son petit copain.
— Quand ?
— Juste là. Par texto.
La mâchoire de Jessie se décroche.
— Arthur, sérieux ?
J’acquiesce sans un mot.
— Mince alors, commente Ethan. Ça n’a pas traîné.
Jessie hoche la tête.
— Waouh. Est-ce que…
Mais une nouvelle notification surgit, qui repousse la voix de Jessie à
l’arrière-plan : Merde. OK. Je ne voulais pas dire petit copain. Sauf si tu le
veux. On n’est pas obligé de mettre une étiquette dessus. Waouh. Désolé.
Panique pas.
— … la discussion ? termine Jessie.
— Pardon, tu disais ? (Je cligne des yeux. Avant de secouer rapidement la
tête.) Désolé, voilà que je recommence.
— Non, t’inquiète, m’assure-t-elle. C’est un grand moment. Petit copain.
Waouh.
— Oui… (Je cligne de plus belle.) Oui.
— Va donc lui répondre !
— Quand j’aurai fini avec vous.
— Arthur. Va rassurer ton petit copain. Fissa.
J’ai le cerveau embrumé, presque inondé.
— Petit copain. Je suis juste…
— Arthur, go ! s’esclaffe Jessie. On se parlera plus tard, d’accord ? Je
raccroche.
Je fais de même et retourne aux textos de Ben, que je relis, encore et encore,
jusqu’à me trouver à deux doigts de la combustion spontanée.
Je ne panique pas, j’écris. À demain, petit copain.
Avant de fixer l’écran de mon téléphone cinq minutes durant, avec le plus
grand sourire que j’aie jamais arboré de toute ma vie.
Chapitre 22
BEN
Dimanche 22 juillet
ARTHUR
Lundi 23 juillet
Oui salut bonjour on n’a toujours pas parlé de ce truc Compliqué !! Vous
êtes dispos ?
Hellllooooooo Jess, helllooooo Ethan…
JESSICA NOOR FRANKLIN ETHAN JON GERSON OÙ ÊTES-
VOUUUUUS ?
Suis seul dans le chat groupé. Émoji grincheux, émoji grincheux, émoji
grincheux.
Vous êtes au Target, avouez, pourquoi est-ce que Target a une connexion
aussi merdique WTF !
VIREZ VOS FESSES DE LA BOUTIQUE À UN DOLLAR ET
GLISSEZ-VOUS DANS MES TEXTOS !!!
Mercredi 25 juillet
BEN
Mercredi 25 juillet
Je ne crois pas avoir infligé une plus grande déception à quelqu’un dans ma
vie.
Les petits copains sont censés avoir la classe ultime. Provoquer des sourires et
renforcer l’autre, même quand ils sont déprimés. Ils ne sont pas censés être à
l’origine d’un cœur brisé. Mais j’ai trahi la confiance d’Arthur et je suis la cause
de son visage non arthuresque. J’ai tenu ses grands rêves de Broadway dans mes
mains et je les ai broyés.
Je n’avais rien d’autre à l’esprit que veiller sur son cœur, et le pire de moi-
même s’en est mêlé.
— Arthur ?
Il est là, debout. Tremblant. Il n’a pas eu l’air aussi blessé depuis le soir où
l’autre connard nous a fait chier dans le train. Maintenant c’est moi, le connard.
Je tends la main vers son épaule et il la repousse d’un mouvement brusque. Puis
il s’affaisse sur le trottoir.
Je veux lui dire que je suis désolé, mais je sais qu’il ne m’entendra pas.
Il pleure. Ça ne concerne plus uniquement les tickets. J’ai tout fait capoter et il
croit que je ressens moins de choses pour lui que lui pour moi. Je sors mon
téléphone et m’assieds près de lui.
— Arthur ? Tu peux me regarder juste un instant ? S’il te plaît.
Je vais sur YouTube. Je dois me débrouiller pour que ça marche, maintenant
plus que jamais.
Je lui tends un écouteur et garde l’autre. Je tape « Hamilton karaoké » et,
quand Alexander Hamilton démarre, je chante sur la mélodie. Je m’expose
devant tout le monde, comme Arthur l’a fait avec Ben. Je sens son regard tandis
que j’essaie de suivre les paroles, de ne pas me concentrer sur cette foule qui
nous croise alors que je ridiculise le spectacle sur le point de commencer juste
derrière nous. Au bout d’une minute, Arthur n’a toujours pas réagi. Mais alors :
— « Je m’appelle Alexander Hamilton », chante-t-il.
Premier rôle. Évidemment.
On tripe sur le reste du morceau, en chantant à l’unisson – l’un plus à l’aise et
considérablement meilleur que l’autre. Mais le seul public qui m’importe, c’est
lui.
Quand la chanson s’achève, je suis prêt à lui demander pardon. Mais Arthur
prend mon téléphone, cherche une reprise de Only Us de Dear Evan Hansen et
se rapproche de moi en chantant les mots « Et si c’était nous, si c’était nous, et
seulement nous ». Cette chanson est sublime. Elle décrit la sensation d’être
désiré par quelqu’un qui vous considère pour ce que vous êtes. La façon dont le
monde – la foule de Times Square – peut sembler s’évaporer quand vous êtes en
compagnie de la bonne personne. Lorsque c’est mon tour de choisir la reprise
suivante, je cherche Suddenly Seymour, de La Petite Boutique des horreurs, un
film que j’ai vu avec mes parents il y a quelques années. Puis il choisit The
Wizard and I de Wicked. Je monte d’un cran avec L’amour brille sous les étoiles
du Roi Lion. J’aimerais pouvoir lire dans la tête d’Arthur tandis qu’il se balance
doucement sur la mélodie. Il sélectionne ensuite What I Did for Love de A
Chorus Line et, à chaque morceau que nous choisissons, c’est comme si nous
étions en pleine discussion sans prononcer le moindre mot.
— Une dernière, propose Arthur.
— On peut rester ici toute la nuit. Sauf que mon portable n’a plus que vingt
pour cent de batterie.
Il lance la vidéo d’un chœur lycéen qui fait des percussions sur My Shot de
Hamilton, et je regrette de ne pas être allé dans ce genre d’école qui donnait des
concerts de jeunes talents, car j’aurais pu voir ce genre de performances en
personne.
Ce qui me rappelle encore qu’on devrait être au théâtre.
— Je suis tellement désolé, Arthur. Je ne me le pardonnerai jamais. On devrait
être en train d’assister à la vraie performance.
— Ce que je vais dire va paraître naze, je sais, mais j’ai préféré celle-ci, et de
loin.
— Vraiment ?
— Ben, des millions de gens peuvent dire qu’ils ont vu Hamilton au Richard
Rodgers Theatre. Nous, on est les seuls à pouvoir dire qu’on s’est assis sur le
trottoir et qu’on a autant profité de Broadway en une nuit.
— Et tu es sûr que c’est mieux ? Parce que…
Arthur me fait taire avec un baiser.
— Bien joué, dis-je.
On se lève.
— Sérieusement, je suis déso…
Un autre baiser.
— OK, mais j’ai tout fait foi…
Un autre.
— Laisse-moi par…
Et encore un.
— Y a des problèmes pires dans la vie que d’être empêché de s’excuser par
des baisers.
— Je suis heureux, Ben. C’était génial, romantique, parfait. Tu es le Roi des
rebonds.
Nous avançons au cœur de Times Square. Des tonnes de passants nous
séparent sans cesse, mais nous nous rejoignons toujours, les promeneurs ou les
selfies de groupe ne nous éloigneront pas l’un de l’autre. Je reprends sa main, et
alors je garde Arthur près de moi. Hors de question de le lâcher.
Ni ce soir.
Ni jamais.
Chapitre 25
ARTHUR
Vendredi 27 juillet
BEN
Lundi 30 juillet
ARTHUR
Lundi 30 juillet
BEN
Mardi 31 juillet
ARTHUR
Mercredi 1er août
BEN
Mercredi 1eraoût
Sortir avec Hudson et Harriett m’a semblé plutôt facile. C’était un peu comme
au début du printemps, quand je range mes bottes d’hiver et ressors les baskets
de l’an dernier ; mes pieds ont grandi un chouia, mais elles me vont encore. On a
rattrapé le temps perdu, on s’est raconté tout ce qu’il s’est passé depuis que
Hudson et moi avons cassé, mais sans jamais évoquer notre rupture. Même hier
soir, quand je suis allé chez Hudson, il m’a simplement écouté gémir à propos
d’Arthur et Dylan. Il est redevenu l’ami qu’il était.
— Je vis pour l’Instagram de M. Hayes, nous apprend Harriett, un smoothie
dans la main et son téléphone dans l’autre, tandis qu’on sort d’une boutique de
yaourts glacés.
— Je ne savais pas qu’il en avait un.
— Quand tu as une gueule d’ange comme la sienne, ton compte apparaît
miraculeusement.
Nous sommes assis sur un banc, Harriett au milieu, Hudson et moi penchés
vers elle tandis qu’elle fait défiler le profil de M. Hayes. Je m’attendais à des
tonnes et des tonnes de selfies torse nu, et, bon, il y en a un peu, mais le reste se
veut motivationnel, genre débarras de tout ce qui encombre votre maison, mode
de vie minimaliste, petits-déjeuners équilibrés et un méga cheeseburger dont il
est venu à bout en Allemagne.
— Vous voyez, il profite de la vie à fond, dit Harriett. Regardez son feed. Il a
voyagé dans tellement de pays. Préparez-vous à ne plus voir que des pubs pour
des pots pour bébés bio, des chewing-gums sans sucre et du shampooing au lait
de chèvre sur mon Insta : il faut que je mette de côté pour pouvoir jouer les
globe-trotteuses, moi aussi.
— Ensuite de quoi tu retourneras à une existence selfie-centrée ? demande
Hudson. Matraquer les gens avec des selfies, c’est vraiment important. Si je
scrolle deux minutes sans voir ton visage, j’oublie à quoi tu ressembles.
— Tu ne me reprocheras plus mes selfies quand tu verras des photos de moi
en train de me prélasser à la montagne, sur des yachts et sur les genoux d’une
foule de beaux gosses.
Je lui demande :
— Tu n’aurais pas besoin d’un compagnon de route ?
Si j’avais assez d’argent pour voir le monde, je voudrais que Dylan
m’accompagne. Il est présent dans cent pour cent de mes autres histoires et je
voudrais qu’il figure aussi dans les nouvelles, quand les choses se seront
arrangées entre nous. Si elles s’arrangent.
— Es-tu en train de me proposer ta compagnie gratuitement ?
Je réponds avec un gloussement :
— Ouais, t’as de l’espoir.
Les parents de Harriett ont des boulots qui rapportent et ils adorent la gâter.
Alors que moi, ce n’est pas avec mon Insta que je vais gagner du blé.
— Je veux dire totalement gratuitement, s’assure Harriett. Une fois que tu
auras vendu ton livre et empoché des millions grâce aux adaptations Netflix et à
la vente de la licence aux parcs d’attractions.
— Ça va, j’ai pas la pression.
La Mêlée des mages maléfiques me fait l’effet d’un vrai gâchis. Arthur était
mon plus grand fan et je doute que qui que ce soit se délecte autant de ce roman
que lui. Et c’était mon copain. Si je postais le récit sur un site public comme
Wattpad, je devrais me soumettre à la critique d’inconnus qui s’en ficheront pas
mal que ce soit l’histoire de mon cœur ou pas.
— Je voulais juste te dire, reprend Harriett, que tu nous as vraiment manqué.
(Hudson la mitraille du regard.) Quoi ? Arrêtons de faire comme s’il n’y avait
pas un gros éléphant gay dans la pièce et essayons d’avancer. (Elle nous prend
les mains.) On est tous amis, non ?
Pas tous, non, mais j’acquiesce quand même.
— Ouais, ajoute Hudson.
J’espère qu’il est sincère.
— Alors redevenons amis, insiste Harriett. (Je me demande si Dylan lui
manque, ne serait-ce qu’un peu.) Qu’est-ce que tu vas faire pour Arthur ? Le
contacter ? Passer à autre chose ? Dis-nous quelles sont tes intentions pour qu’on
puisse te soutenir.
— J’aimerais qu’Arthur me laisse une chance de m’expliquer… Je sais que
c’est un peu inutile puisqu’il s’en va, mais je ne veux pas qu’il parte comme ça.
Et Dylan… (Je me tourne vers Harriett, qui me fait signe de continuer.) J’ai
dépassé les bornes. Mais je lui ai dit la vérité, aussi. Je pense juste que tout serait
plus simple si je pouvais traîner avec mon copain et tous mes potes sans avoir
l’impression de sans cesse devoir choisir entre les uns et les autres.
Je ne prononce pas un mot de plus parce qu’on a déjà évoqué le sujet après
que Dylan a quitté Harriett. Dylan a trouvé bizarre que je sois ami avec Harriett,
et Arthur a trouvé bizarre que j’essaie d’être ami avec Hudson. Mais ce n’est
peut-être pas comme ça que fonctionne la vie. Peut-être que la vie, ça consiste à
accueillir des gens dans votre existence pendant un temps, prendre ce qu’ils vous
donnent et s’en servir dans l’amitié suivante ou la relation suivante. Et, avec un
peu de chance, des personnes que vous aurez cru disparues pour de bon referont
peut-être surface. Comme Hudson et Harriett.
Et qui sait si ce n’est pas ça, la séance de rattrapage dont j’avais besoin ?
Chapitre 31
ARTHUR
Vendredi 3 août
BEN
Samedi 4 août
Je suis assis dans un coffee-shop sans prétention avec Hudson. Notre exam est
mardi et j’ai besoin d’une sérieuse session de révision pour travailler mes
lacunes. À une ou deux reprises, j’ai cru voir Dylan entrer, tout joyeux, mais ce
n’était que mon imagination. Tant mieux. En revanche, Harriett s’est taillée il y a
une heure pour aller à l’anniversaire d’une amie, me laissant seul avec Hudson,
et je ne sais pas si c’est une bonne chose. Je veux dire. Il n’y a pas eu de
problème l’autre soir après ma confrontation avec Dylan. Mais, depuis, on ne
s’est pas retrouvés seuls, lui et moi.
On est assis côte à côte sur des tabourets. On s’est posé des colles, mais les
seules réponses qui m’intéressent concernent davantage Arthur que la chimie.
Comment fête-t-il son anniversaire ? Qui le fait se sentir comme un roi ?
Namrata et Juliet ? Est-ce qu’un message de ma part lui gâcherait la journée ?
Est-ce qu’il me déteste ?
— La Terre à Ben, dit Hudson en agitant la main devant moi.
— Désolé.
— Arthur ?
— Ouaip. Dur de me concentrer.
Hudson et Harriett ne savent pas que c’est son anniversaire. J’ai tapé
l’incruste dans leur groupe de révision pour ne pas rester jouer aux Sims chez
moi. Hier soir, mon alter ego Sim a offert des fleurs au Sim Arthur et s’est fait
rembarrer parce que nique mes vies, la vraie comme la virtuelle. J’ai alors
compris que l’isolement était le rempart ultime contre la moindre déconvenue, et
j’ai enfermé le Sim Ben dans une pièce sans porte ni fenêtre. Il va mourir
asphyxié, mais au moins personne ne lui brisera le cœur.
— C’est l’anniversaire d’Arthur aujourd’hui.
— Tu lui as fabriqué quelque chose ? Toi, le pro des cadeaux.
Pour son anniversaire, j’ai fait équipe avec Dylan et on a réalisé un portrait de
lui en armure de Wonder Woman, sa superhéroïne préférée. Je me demande s’il
a jeté ce dessin.
— J’ai intégré Arthur à La Mêlée des mages maléfiques.
J’ai achevé le nouveau chapitre hier soir après mes devoirs. J’avais prévu de le
lui envoyer par mail à minuit, mais je n’ai pas pu me résoudre à lui écrire un
nouveau message qu’il ignorerait.
— Je lui ai fait lire le bouquin.
— Waouh. Ce n’est pas rien. Tu devais beaucoup l’apprécier pour faire ça.
Hudson m’a demandé de lire LMMM une ou deux fois, mais jamais avec
autant de passion qu’Arthur. Ne pas partager quelque chose d’aussi personnel
avec mon copain aurait dû me mettre la puce à l’oreille quant à mon ressenti vis-
à-vis de notre avenir.
— J’imagine que Hudsonien a été supprimé, suppose-t-il.
— Il est enfermé dans un donjon.
— Cool. Tu devrais écrire à Arthur. Tu ne seras pas soulagé tant que tu ne
l’auras pas fait.
— Je sais. Mais j’ai l’impression d’être programmé pour agir n’importe
comment. J’ai fui le jour où je l’ai rencontré. J’ai mis trop longtemps à m’ouvrir
à lui et à gagner sa confiance. J’étais toujours en retard à nos rendez-vous. Je
n’ai jamais jeté ce foutu carton, et maintenant il ne veut plus du tout avoir affaire
à moi.
— Quel carton ?
À quoi bon continuer les cachotteries ?
— Le premier jour du rattrapage, je t’ai apporté un carton avec toutes les
affaires que tu m’avais données, mais tu n’es pas venu. Alors je suis allé à la
poste pour te l’envoyer. C’est là que j’ai rencontré Arthur, d’ailleurs. Mais je ne
t’ai pas expédié le colis parce que…
— Parce que quoi ?
— Parce que j’avais encore de l’espoir ?
Je ne devrais pas aborder le sujet, mais impossible de m’en empêcher ; ces
mots me trottaient dans la tête sans que j’arrive à les prononcer. Ni face à
Hudson. Ni face à moi-même.
— Il est où, ce carton, maintenant ?
— Dans le placard de ma mère.
— Qu’est-ce que tu vas en faire ?
Mon portable sonne : c’est Dylan. J’hésite. J’ai vu son post sur Instagram un
peu plus tôt et je n’ai pas besoin de décrocher pour qu’il me rappelle sans aucun
tact à quel point la vie est belle avec Samantha.
Je ne sais pas comment avouer à Hudson que j’ai envie de jeter une boîte
pleine d’objets qui avaient une valeur immense à mes yeux. Mais cette foutue
boîte… Il faut que j’arrête de la traiter comme une pièce de musée censée figurer
dans une expo sur un briseur de cœurs.
— Je ne sais pas.
— Ça me fait quand même plaisir de t’entendre dire ça, Ben.
— Pourquoi ?
Mon portable se remet à sonner. Numéro inconnu : j’ignore l’appel.
— Pour la même raison qui t’a empêché de me l’envoyer, répond-il.
— L’espoir ?
Hudson se penche vers moi, comme s’il croyait qu’on allait s’embrasser.
Mon téléphone vibre. Cette fois, c’est un message du numéro inconnu : Ben,
c’est Samantha. Appelle-moi. Dylan est à l’hôpital.
— Bordel de merde.
Je la rappelle aussitôt. Avant qu’elle ne décroche, j’apprends à Hudson que
Dylan est à l’hosto. Il me demande ce qui s’est passé, mais mon esprit est assailli
par les différents scénarios possibles. Une brûlure de café bouillant, un accident
de voiture, une agression par un inconnu parce qu’il a été hyper Dylan dans un
endroit où il vaut mieux éviter de l’être, ou quelque chose de trop flippant pour
que je puisse seulement me l’imaginer.
— Ben, répond Samantha.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Il va bien ?
— Son cœur, commence-t-elle avant de faire une pause, comme pour
reprendre son souffle. On a dû l’emmener aux urgences.
— Où es-tu ? Quel hôpital ?
— Au Presbytérien de New York. Ses parents sont en chemin. Est-ce que tu
viens ?
— Bien sûr. (Qu’elle se sente obligée de poser la question me donne
l’impression d’être le pire meilleur ami de la terre.) Je serai là au plus vite.
Je raccroche et me dirige déjà vers la gare quand Hudson me rattrape. Je lui
explique :
— Dylan. Son cœur a décidé de jouer au con. Je dois aller le voir.
Je suis à deux doigts de pleurer parce que, merde, l’univers pourrait être en
train de me préparer à des adieux déchirants.
— Où ça ?
— Au Presbytérien.
— On devrait y être en vingt minutes, voire dix si on prend un train express.
— Non. Je dois y aller… (Pas seul, parce que je ne veux pas me retrouver
seul, mais je n’ai pas besoin de Hudson là-bas.) Ça ira. Tu n’es pas obligé de
venir.
— Dylan était aussi mon ami.
— Mais c’est mon frère.
Point à la ligne. Hudson hoche la tête.
— Je te tiendrai au courant de son état, j’ajoute en décollant.
Il n’arrivera rien à Dylan. Il ira bien. C’est Dylan. Il ne reste jamais mal en
point bien longtemps. Mais c’est quand même douloureux de l’imaginer dans un
lit d’hôpital. J’ai besoin qu’il sache que j’étais là au cas où… Non.
Il va se rétablir.
Dylan va se rétablir.
Je suis à un arrêt de l’hôpital et le train est coincé sous terre parce que putain
d’univers de merde. C’est si dur de garder mon calme. Le toubib de Dylan lui
avait expliqué qu’il présentait peu de risques de faire une attaque de ce type.
Mais ça va aller, ouais. C’est Dylan. Il ne reste jamais mal en point bien
longtemps…
Je dois parler à quelqu’un. Le train est assez proche de la gare suivante pour
que mon téléphone capte le réseau ; j’écris un message à Arthur :
Dylan est à l’hôpital. Je n’ai pas encore les détails mais apparemment son
cœur s’est détraqué. Ça fait lgtps que je n’ai pas autant flippé. C’est Dylan,
tu sais. Je me suis comporté comme un gros naze avec lui il y a quelques
jours parce que je suis un vrai trou du cul. Je n’ai jamais pris son problème
cardiaque au sérieux et aujourd’hui je m’en mords les doigts. Merde, je suis
complètement TERRIFIÉ. En plus je suis coincé sous terre parce que les
dieux des transports sont de vraies enflures pour changer. Je sais que tu ne
veux pas entendre parler de moi, mais tu es le seul à qui j’ai envie de parler
en cet instant. Je suis désolé, Arthur. Joyeux anniversaire. J’espère ne pas
gâcher ta journée en te donnant de mes nouvelles.
J’envoie le message.
Et j’attends. J’attends de voir s’il me répond, et que le train se bouge.
Je devrais peut-être juste finir le trajet à pied. Sortir du wagon et tenter ma
chance sur la voie. J’ai la lumière de mon téléphone pour éloigner les rats et me
guider.
Mon portable vibre.
Arthur.
Oh merde ! OK. Qui est avec lui ? Il n’est pas seul, j’espère.
C’est ça qui me ferait le plus peur, Dylan seul au monde pile en cet instant.
Personne à ses côtés hormis des médecins et des infirmières. Heureusement,
quelqu’un de cher à ses yeux est avec lui.
Samantha est là. Ses parents sont en chemin, ils prennent le taxi depuis chez
eux, c’est rapide.
Je peux faire quelque chose ? me demande Arthur.
Rester avec moi ?
Je ne bouge pas.
Deux minutes s’écoulent sans que nous ajoutions le moindre mot. Mais je suis
certain qu’Arthur, où qu’il se trouve, garde le téléphone dans sa main, pour me
tenir compagnie. Il reste dans les parages.
Qu’est-ce qui s’est passé avec Dylan ? Vous vous êtes engueulés ?
Je lui ai dit que les relations n’étaient pas faites pour durer.
Tu le crois vraiment ?
Bien sûr que non. C’est mon cœur brisé qui parlait à ma place. C’est
seulement quand il y a un imbécile dans le couple que les relations ne durent
pas. J’ai vraiment merdé, Arthur. J’aurais voulu agir différemment.
T’avertir au tout début que j’étais au rattrapage avec Hudson. Mais je te
promets que je t’ai dit la vérité lundi. Lui et moi allions juste discuter.
Arthur ne répond rien. Je sais qu’il est toujours là, mais je veux savoir à quoi
il pense.
Je dois être honnête avec toi. J’ai traîné avec Hudson et Harriett. On était
amis avant, et c’étaient les seules personnes vers qui je pouvais me tourner
après avoir tout foutu en l’air avec toi, Dylan et Samantha. Et je leur ai
parlé de toi tout le temps. Aujourd’hui je suis resté seul avec Hudson, je
culpabilisais à mort, et soudain il a essayé de m’embrasser, mais je me suis
éloigné parce qu’il n’y a que toi qui m’intéresses.
Le train se remet en route et j’enchaîne avec un autre message :
Je ne suis pas désolé d’avoir un ex. Mais je le suis de l’avoir laissé gâcher
la confiance que tu avais mise en moi. J’espère que tu me croiras.
Le train s’arrête en gare et, juste avant l’ouverture des portes, mon portable
vibre à nouveau. J’ai peur. Peur qu’Arthur ne me dise d’aller me faire foutre, que
Samantha m’apprenne le pire.
Mais non, c’est un peu de positif dans tout ce chaos :
Je te crois, Ben.
J’entre au pas de course dans la salle d’attente et je trouve Samantha assise sur
une chaise, la tête contre le mur derrière elle.
— Samantha !
— Ben.
Elle se lève d’un bond et me prend dans ses bras, bien que je ne le mérite pas.
Je fouille les lieux du regard.
— Comment il va ? Où sont ses parents ?
— Partis chercher du café.
— Quoi ? Mais Dylan est en train de mou…
— Il va bien ! Il va bien. Fausse alerte. Il a eu une crise d’angoisse. Du genre
très vilain. On l’a appris il y a cinq minutes. J’allais t’envoyer un message,
mais… (Elle prend une profonde inspiration.) J’avais besoin de souffler un
moment. Je n’oublierai jamais comment il a paniqué quand son cœur s’est
accéléré…
Les larmes lui montent aux yeux et c’est à mon tour de la prendre dans mes
bras. Je sais de quoi elle parle, j’ai déjà vu ce visage chez Dylan. Il y a trois ans,
il a passé une nuit à l’hôpital, et j’ai été tellement déprimé de ne pas pouvoir
rester avec lui que j’ai séché les cours le lendemain pour être avec lui.
— Je suis navré que tu aies dû assister à ça, mais heureux que tu aies été
présente. (Je recule d’un pas.) Merci de m’avoir prévenu.
— Je ne me suis même pas posé la question. Je connais la réputation de
Dylan, et j’ai bien compris que tu te faisais juste du souci pour moi.
— Il ne te mérite pas, je lui dis avec un sourire.
— Bien sûr que non, mais il n’a pas le choix. Il est coincé avec moi pour les
deux prochaines semaines au moins, plaisante-t-elle.
— Pardon de vous avoir balancé ces horreurs à la figure. En vrai, je suis de
tout cœur avec vous. C’est juste que je me sens menacé…
Nous nous asseyons. Samantha secoue la tête.
— Tu plaisantes ? Dylan est obsédé par toi. Il parle autant de toi que moi de
Dylan quand je rentre chez mes parents. Je les saoule trop avec lui. Ce qu’il
ignore, d’ailleurs. Je fais attention devant lui, même si c’est parfois dur de rester
décontractée.
Quand on passe du temps avec Arthur, on voit vite à quoi ressemble le
manque de décontraction. Il faut dire qu’Arthur et moi n’avons pas eu autant de
temps que Dylan et Samantha. Eux ont pu y aller à leur rythme. Je me demande
à quoi notre relation aurait ressemblé si Arthur avait vécu ici.
— Je suis sûr et certain que ça va marcher entre vous. Si tant est que mon avis
ait la moindre importance.
— Il compte. Énormément.
Les parents de Dylan reviennent avec du café, nous discutons un instant, puis
ils entrent voir leur fils. Samantha et moi restons ensemble, et je lui raconte en
détail l’épisode du quasi-baiser avec Hudson. Ça me fait bizarre de ne pas me
confier en premier à Dylan, mais je repousse cette idée. Il n’y a aucune raison
pour que la copine de mon meilleur pote ne soit pas ma meilleure pote elle aussi.
On va tous traîner ensemble, de toute façon.
Quand les parents de Dylan reviennent dans la salle d’attente pour signer des
papiers, Samantha et moi nous levons en même temps pour aller le voir.
— Toi d’abord, je lui dis.
— Allons-y ensemble.
Dont acte. Nous entrons dans la salle des urgences et passons devant le lit
d’un patient isolé par un rideau avant de trouver Dylan – merde, c’est
impressionnant.
— Mes amours !
Dylan a la voix râpeuse, et du coup un peu sexy. Il est pâle et a l’air plutôt
satisfait de la situation.
— La mort a essayé de me la faire à l’envers, mais c’est moi qui lui en ai
retourné deux. Attention, maintenant je peux vous spoiler l’au-delà…
Samantha le prend dans ses bras.
— Tu nous as fait une belle crise d’angoisse.
— Ben, ne crois pas Samantha, elle essaie de ternir ma réputation.
— Pour une fois, je ne vais pas t’obliger à la boucler.
— Je viens de vaincre la mort, personne ne peut plus m’obliger à la boucler.
J’observe son visage tandis qu’il rend son accolade à Samantha : ses yeux se
ferment et perdent pas mal de cette électricité qui fait le Dylan habituel. On n’y
lit aucune arrogance, juste le pur soulagement d’être encore en vie et capable de
prendre sa copine dans ses bras.
C’est vraiment mignon à voir. J’ai tellement hâte de me moquer de lui !
À mon tour d’étreindre mon meilleur ami.
— Merci de ne pas être mort.
Je le pense sincèrement. Parce que, OK, c’était une fausse alerte, mais Dylan
y a cru. Quand son cœur s’accélère, il se dit qu’il va y passer. Je ne lui en veux
pas d’avoir filé aux urgences. Je suis content qu’il l’ait fait. Mieux vaut un
million de fausses alertes qu’une seule vraie.
— Je ne pouvais pas ne pas revenir parmi vous. Les derniers mots qu’on s’est
dits étaient trash, on aurait fait mauvais cliché toi et moi, et puis je suis trop
iconique pour toutes ces conneries.
— Très iconique. Iconique comme pas deux.
— À propos, ajoute Dylan en prenant la main de Samantha, j’ai failli mourir à
cause de ma double vie mensongère. Alors écoute-moi bien. Dream & Bean :
j’ai leur café dans le sang, et j’y peux rien. Celui de Kool Koffee n’est juste pas
pour moi. Je sais que ça te tient à cœur, cette histoire d’argent donné aux assos
caritatives, mais je dois être honnête : j’achète mon café ailleurs.
Samantha plisse les yeux.
— Tu plaisantes ? Je m’en fiche. Tu es libre.
— Vrai ?
— Vrai de vrai, répond-elle.
J’ajoute :
— Ça a toujours été un faux problème, Dy.
— Tu stressais réellement à cause de ça ? demande Samantha.
— Oui. À fond.
Elle secoue la tête et l’embrasse sur le front.
— Tu es ridicule.
Elle prend sa main et la presse entre ses doigts.
Mon téléphone vibre. J’ai un léger sourire : c’est Arthur.
Dylan s’en aperçoit.
— C’était quoi, ça ? Ce sourire en coin ? C’était quoi, bordel ? Qu’est-ce qui
se passe ?
— Le patient devient hystérique. Augmentons ses doses de médocs.
— Respecte ton meilleur ami immortel et raconte-lui tout. Je ne suis pas
revenu des enfers pour me retrouver totalement largué.
— Arthur me demande comment tu vas.
— Vous vous êtes réconciliés ?
— On n’est pas ensemble… Mais on s’envoie des messages.
— Aux chiottes, les messages. Va le voir. Je te demanderais bien de jurer sur
ma vie que tu seras plus honnête avec lui dorénavant, mais on vient d’avoir la
preuve que j’étais incassable. Je suis parti pour errer sur terre jusqu’à la fin des
temps.
Samantha recule d’un pas.
— Dans une seconde, un éclair va s’abattre ici pour t’obliger à la boucler.
— Les éclairs, je les mange au petit-déj.
J’interviens :
— Bon. Tu es en vie et en forme. Tellement en forme que je peux peut-être
aller voir Arthur. Je sais que tu reviens à peine d’entre les morts, mais c’est son
anniversaire.
— Je vois pas comment son anniv peut surpasser ma résurrection, mais ouais,
pas de problème.
— Génial, fais-je en claquant des mains. Samantha, si tu veux, tu peux lui
raconter ce que je t’ai dit sur Hudson. Et veille à ce qu’il ne remeure pas juste
pour nous prouver qu’il a raison.
Samantha retourne lui prendre la main.
— Mon futur mari verra le soleil se lever demain. Va voir ton mec.
— Comment tu viens de m’appeler ? demande Dylan avec un sourire énorme,
tel un gamin à Noël.
Je dis :
— Oh, ça, c’est le signal pour que je file d’ici avant que tu n’arraches ta robe
de chambre.
Je prends Samantha et Dylan dans mes bras et les embrasse, puis je me sauve.
Dans le couloir, je réponds à Arthur : Tout baigne. Dylan est très Dylan. Je
respire un bon coup. J’ai vraiment envie de te voir. On peut se retrouver
quelque part ?
Mon téléphone vibre.
Ouais, salle d’attente, dans dix secondes. Sois pas en retard.
Quoi ?
Je lève les yeux.
Il est là.
Chapitre 33
ARTHUR
Samedi 4 août
J’ai passé tout ce temps à croire que Ben était le roi du chill, mais je suppose
que tout le monde pète les plombs quand son meilleur ami frôle la mort. Vous
savez, quand vous ouvrez la porte de certaines maisons et qu’un chien bondit
vers vous comme une fusée, le corps agité de tremblements ? C’est la réaction
qu’a Ben en me voyant. Il se jette à mon cou avant même que j’aie pu lui dire
bonjour, et il reste là à me serrer comme un cobra.
— T’es venu.
Sa voix se brise.
— Bien sûr.
Il s’écarte de quelques centimètres, les doigts toujours crispés sur mes bras –
et soudain nos regards s’aimantent. On se fixe un moment.
— Alors, il va bien ?
Mon cœur bat la chamade.
— Qui ?
— Dylan !
— Oh mon Dieu. (Ben fronce le nez.) Quel imbécile je fais. Il va parfaitement
bien. C’était juste une violente crise d’angoisse. Il en fait par…
— Oui, je m’en souviens. (Je souffle.) Tant mieux.
— Grave. Ses parents s’occupent de la paperasse, Samantha est là aussi. Il va
bientôt sortir.
J’acquiesce.
— Tu devrais y retourner.
— Il m’a mis dehors.
— Sérieux ?
— Enfin… (Il esquisse un maigre sourire.) Je me suis mis dehors tout seul. Je
n’avais pas le choix. Un anniversaire important à fêter.
— Celui de Barack Obama ?
— À l’évidence. (Il dégage son bras du mien.) On marche un peu ?
— D’accord.
Maintenant, on se retrouve côte à côte, comme au début. C’est plutôt sympa.
— Comment Obama va-t-il fêter ça, à ton avis ? demande Ben.
— Oh, avec une réception, pour sûr. C’est Michelle qui l’organise, les filles
seront là, Biden aussi bien sûr, et même Trudeau. Lin-Manuel Miranda, peut-
être ? Ainsi que Ben Platt, Tom Holland probablement, Daveed Diggs et
Jonathan Groff évidemment. Peut-être Mark Cuban ?
— Donc, Obama s’offre ta soirée d’anniversaire idéale ?
— Que j’appellerais plutôt la soirée d’anniversaire idéale de tout un chacun.
Ben s’esclaffe.
— Tu m’as vraiment manqué, dit-il.
— Toi aussi. (Une pause.) Où va-t-on ?
— Aucune idée. J’aurais dû te demander si ça ne dérangeait pas que je traîne
avec toi. Je comprendrais tout à fait si…
— Ne t’en va pas.
Il sourit.
— OK.
— Tu veux venir chez moi ? Il n’y a personne.
— Oh !
Je rougis.
— Je ne voulais pas sous-entendre… On pourrait simplement discuter, si ça te
dit.
— Ça me plairait bien. Je crois que je te dois une conversation.
J’hésite.
— D’accord.
— Enfin. Argh. Désolé, on n’est pas obligés d’en parler le jour de ton
anniversaire.
— Si, on devrait. J’en ai envie.
On traverse une intersection où tout le monde klaxonne, hurle et jure, mais le
silence de Ben se révèle plus assourdissant que tous les bruits.
— OK, dit-il finalement. J’aimerais essayer de t’expliquer la situation avec
Hudson. Tu veux bien ?
Je lui prends la main.
— D’accord.
— Ce n’est même pas Hudson, le problème, explique-t-il en entrelaçant nos
doigts. C’est moi, tout simplement. Je suis vraiment nul pour tout ça.
— Tout ça quoi ?
— Les relations ? Et ce sentiment que je devrais être en couple ? Je suis si…
(Il regarde droit devant lui, les sourcils froncés.) C’est comme un réflexe chez
moi : chaque fois que quelqu’un craque pour moi, j’ai l’impression de l’y avoir
poussé. Je n’ai pas confiance. Je suis persuadé que je vais tout foutre en l’air,
comme avec Hudson.
— Mais c’est lui qui a tout foutu en l’air. C’est lui qui t’a trompé.
— Peut-être que je n’en valais pas la peine.
— C’est ridicule ! (Je soulève nos mains nouées.) Pardon, comment pourrait-
on même penser que tu n’en vaux pas la peine ?
Il laisse échapper un rire terne.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tu es toi ! Ben. Bon sang. Tu es drôle et intelligent et…
— Justement, non ! Je ne suis pas intelligent. Enfin… Je ne sais pas si tu peux
vraiment le comprendre, mais j’ai beaucoup de difficultés à l’école. Mon
cerveau refuse d’enregistrer toutes ces infos.
— Écoute, dis-je avec un hochement de tête démonstratif. Je comprends.
Après tout…
— Je sais, je sais, mais toi, Arthur, tu es un as en classe. Je sais que tu souffres
de troubles déficitaires de l’attention, et je ne minimise pas tes problèmes, mais
regarde : tu es candidat à Yale. Enfin, merde, quoi ! Tu es tellement intelligent.
Ça m’intimide.
Je ne peux réprimer un sourire.
— Je t’intimide ?
— Par ce côté, oui. Mais seulement celui-là. (Il lève les yeux au ciel, les
lèvres taquinées par un sourire.) Mais, sérieux, Hudson et moi, c’était fini et bien
fini depuis deux semaines quand tu es apparu, et je me disais Non, pas question,
trop tôt, mais l’univers, lui, insistait, et j’étais là à essayer de résister, parce que
tu vas partir et que ça n’a pas de sens, et pourquoi même se donner tout ce mal…
Mais je ne sais plus, Arthur. Tu es si…
— Si quoi ? (Je l’encourage du coude.) Continue.
— Mignon. Charmant. Irrésistible. (Il s’interrompt soudain pour m’attirer vers
un Duane Reade.) Attends-moi une seconde, d’accord ? J’ai besoin d’un truc.
— Est-ce que je…
— Non. Je reviens de suite.
Et, juste comme ça, il disparaît. Je m’adosse contre la vitrine et sors mon
téléphone pour patienter. Un appel manqué de ma bubbe, un autre de maman,
mais toujours pas de texto d’anniversaire d’Ethan ni de Jessie. Ce qui n’a rien de
terriblement surprenant, vu comme leur emploi du temps doit être chargé avec
toutes ces pelles à rouler. Sans parler du fait qu’ils doivent me haïr à présent. Je
l’ai sans doute bien cherché. Leur raccrocher au nez, c’était vraiment dégueu de
ma part, même si j’espérais sans doute une réconciliation d’anniv. Soyez
sympas, rembobinez.
Une minute plus tard, Ben émerge de la boutique avec un sac qu’il refuse de
me montrer.
— Bien, où en étions-nous ? demande-t-il, un sourire aux lèvres.
— Tu t’apprêtais à expliquer en détail à quel point je suis irrésistible.
Il me reprend la main.
— Ça, tu l’es.
On continue de marcher en silence jusqu’au bout de la rue.
— Hey, dit-il finalement en cherchant mon regard. Merci d’être venu
aujourd’hui.
— Voyons. Quelle espèce de connard pourrait te rembarrer dans un moment
pareil ?
— Un connard qui m’en voudrait, à raison, de ne pas lui avoir parlé de
Hudson ?
— C’est moi le connard. J’aurais dû te croire quand tu m’as dit que ça ne
comptait pas.
— Tu n’as rien d’un connard, dit-il.
— Parfois…
— Non, c’est faux. Tu es si… bon. Est-ce que tu t’en rends compte, au
moins ? On ne se parle même plus, et pourtant tu lâches tout pour me rejoindre à
l’hôpital.
Je laisse échapper :
— C’est parce que je t’aime bien, vraiment. Et je nous aime bien, aussi. Même
si notre… couple a ses hauts et ses bas.
Il me serre contre lui.
— Je nous aime bien aussi. Et je me sens tellement chanceux de t’avoir, ne
serait-ce que comme ami.
Je m’arrête net. L’aiguille déraille sur le vinyle.
— Comme ami ?
— C’est-à-dire que… je ne voulais pas me faire d’idées ?
— Pardon, Ben Alejo, mais nous sommes tout sauf des bros platoniques.
— OK.
— Et, quand on sera chez moi, on fera tout sauf des trucs de bros platoniques.
— Bon à savoir. (Il se mordille la lèvre.) Alors, on est… de nouveau petits
copains ?
— C’est ce que tu veux ?
— Oui.
— D’accord. (J’acquiesce, radieux.) C’est le meilleur des anniversaires.
— Pour toi ou pour Obama ?
— Les deux !
— OK, encore une chose, ajoute Ben. Je veux que tu saches qu’à partir de
maintenant je vais me montrer honnête avec toi. Je ne vais pas te dorer la pilule.
— Ça me plaît. Vive l’honnêteté. Ça vaut pour moi aussi.
— Je doute que tu puisses faire des cachotteries, même si tu essayais.
— Tu ne me connais pas.
Je lui donne une tape, qu’il esquive avec un rire avant de me passer les bras
autour de la taille.
— Voilà le truc, reprend-il. Je ne vais pas prétendre que le dossier Hudson
n’est pas perturbant, parce que c’est le cas. Mais mes sentiments pour toi, eux,
n’ont rien de perturbant.
— Et quels sont-ils, au juste ?
— C’est-à-dire que…
— Tu n’as qu’à me le dire en espagnol.
Il s’esclaffe.
— D’accord.
— Mais…
Mais il m’embrasse, là, sur Columbus Avenue, et j’oublie ce que j’allais dire.
J’oublie comment parler.
L’heure suivante passe en un éclair, et de la meilleure des façons. Ben insiste
pour faire un crochet par Levain Bakery, où il saute toutes les simagrées pour
commander le plus énorme et le plus tiède des cookies double choco.
— Ton préféré.
— Comment as-tu deviné ?
— Je le sais, c’est tout.
Il insiste pour me l’offrir – et il semble tellement fier de lui que je n’ose pas
protester. Il me tient la main jusqu’à la maison et, à peine la porte de l’ascenseur
fermée, on s’embrasse. Lorsqu’elle se rouvre, on s’embrasse toujours. Je
l’embrasse en cherchant mes clefs dans ma poche, je l’embrasse en franchissant
la porte, je l’embrasse dans l’entrée. On jette nos sacs sur la table du salon et on
s’embrasse sous les chevaux d’oncle Milton. Vous pourriez croire que j’en ai
assez des baisers. Vous pourriez croire que j’ai la tête ailleurs. Mais jamais je
n’ai été aussi concentré de toute ma vie.
J’adore. Dans les moindres détails. Le petit hoquet dans son souffle et ses
lèvres un peu enflées et le fait de savoir que c’est moi qui suis responsable dans
les deux cas. J’adore la façon dont les vides entre nos corps s’effacent, comme si
on ne pourrait jamais être assez proches. J’adore la sensation de mes mains dans
ses cheveux. J’adore la douceur du creux de son cou. Et, surtout, j’adore quand
nos lèvres s’effleurent et que nos bouches s’ouvrent et que mon cœur bat à mille
à l’heure et qu’on partage notre souffle. J’ai passé toute ma vie à croire que
parler était la meilleure utilisation que je puisse faire de ma bouche, alors qu’en
fait il n’y a pas plus surfait que la parole. La bouche reste le meilleur des
organes, cependant. Y a pas photo.
— Qu’est-ce qui se passe à ton avis (je l’embrasse tendrement) à
l’anniversaire d’Obama en ce moment ?
Il me rend mon baiser.
— La même chose qu’ici, probablement.
C’est fou de pouvoir rire contre les lèvres d’un autre.
— Barack et Michelle ?
— Barack et Justin.
Nouveau baiser.
— Sous le regard langoureux de Joe.
— Tellement langoureux.
Mon téléphone vibre dans ma poche arrière, laquelle se trouve à présent sous
la paume de Ben.
— Quelqu’un t’appelle.
— Ignorons-le.
— Non. Pas question. La dernière fois que j’ai snobé un appel, Dylan…
— Pfiouh. D’accord. (Je sors l’appareil et scrute l’écran.) Mon père.
Ben m’embrasse vite fait.
— Décroche.
— Salut, papa.
J’ai l’air à bout de souffle, coupable. Comme un garçon qui vient de rouler des
pelles à son petit copain dans un appartement vide.
— Alors, cet anniversaire ? demande-t-il.
— Génial.
Ben me dévore des yeux.
— Tu me manques, bonhomme. Je mange du gâteau en ton honneur.
— Cool.
— J’ai même demandé à ce qu’on mette ton nom dessus et, maintenant que
j’y pense, pourquoi est-ce que je ne fais pas ça plus souvent ? On n’est pas
obligé d’attendre les anniversaires. Je crois que je vais y retourner toutes les
semaines avec un prénom différent, et le tour sera joué.
— Excellente idée, papa.
— Alors, quoi de neuf ?
— Pas grand-chose. (Je secoue lentement la tête.) À vrai dire, papa, le
moment est mal…
— Je te libère dans une seconde ! Mais je tenais juste à te prévenir que notre
cadeau, à maman et moi, venait d’être livré. Il t’attend dans l’entrée.
Ben me regarde avec un sourire.
— C’est noté. J’irai le chercher tout à…
— Tu devrais descendre tout de suite. Il est périssable. Et dis-moi ce que tu en
penses, d’accord ?
On raccroche après s’être dit au revoir. Ben me prend dans ses bras.
Mon téléphone vibre. Préviens-moi quand tu l’as récupéré !!! Émoji clin
d’œil.
— Génial. Voilà qu’il me textote, l’animal. (Je lève les yeux au ciel.) Alors,
apparemment, je suis censé récupérer un paquet dans l’entrée, là, tout de suite.
— D’accord.
— Tu m’accompagnes ?
— Ça marche.
— Neuf chances sur dix que ça vienne de Harry & David, dis-je à Ben dans
l’ascenseur.
— Qui est-ce ?
— Tu sais, les gourmets chicos qui font les Moose Munch et les poires ? Les
fruits du mois ?
Ben me regarde, ahuri.
— C’est… Enfin, bref, on n’a qu’à récupérer le colis, prendre une photo,
l’envoyer à mes parents, après quoi j’éteins mon téléphone pour le reste de la
nuit.
— Excellent programme.
La première chose que j’entends à l’ouverture de l’ascenseur, c’est une voix
familière.
— Arthur !
Ma mâchoire se décroche.
— Jess ?
— Et Ethan, précise Ethan.
— Je ne comprends pas.
Je regarde Ben, qui fixe ses pieds. Puis je me tourne vers mes deux amis, qui
semblent plus vrais que nature devant les rangées de boîtes à lettres minuscules.
Ethan est en short de gym et T-shirt de Milton High, Jessie arbore une robe
d’été. Tous deux portent des sacs de voyage.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Sourire timide de Jessie.
— Ta mère nous a offert les billets d’avion avec ses miles. On est juste là pour
une nuit.
— Minute. (Je plaque les mains sur ma bouche.) C’est vous mon cadeau-
surprise ?
— Bonjour, moi c’est Ben, dit soudain Ben.
Jessie hésite.
— Enchantée.
— Mon copain, je m’empresse de préciser. On ressort ensemble.
— Oh…
— Et eux aussi sortent ensemble, j’explique à Ben. Ethan et Jess. En couple.
Ha ! J’ai pas vu le coup venir. Mais je suis content pour eux.
— Arthur, tu n’es pas obligé de…
— Si ! Je suis heureux pour vous. Extrêmement. Totalement. Eh. Tu sais quel
mot manque au dictionnaire ? Extotalement.
Les lèvres de Ben se courbent à leur commissure.
— Enfin bref, waouh. Vous êtes là. Pour mon anniversaire.
— Extotalement, répond Ethan.
— Et vous ne me haïssez pas.
— Pourquoi on te haïrait ? veut savoir Jessie.
— Parce que je vous ai raccroché au nez ? Parce que j’ai été con ? Pourtant
vous voilà. (Je les regarde tour à tour, un sourire jusqu’aux oreilles.) Vous êtes à
New York.
Jessie partage ma joie.
— Tes parents ne voulaient pas te laisser seul pour ton anniversaire. Même
si…
Elle jette un regard à Ben, qui s’empourpre aussitôt.
Et c’est là que ça me tombe dessus. Ben. Dans mon appartement. Sans les
parents. Pour mon anniversaire. Rien que nous et six boîtes de capotes intactes
et… Ethan et Jessie. Bonjour l’interférence parentale. Ils battent tous les records.
Mais, dans le genre obstacle, celui-ci est plutôt sympa. Je n’arrête pas de faire
le tour de leurs visages, un sourire sur le mien. Ethan, Jessie et Ben, tous alignés.
Mes trois personnes préférées réunies dans un minuscule ascenseur. Sans
qu’aucun me déteste. Sans que rien soit cassé. Peut-être que l’univers est de mon
côté, finalement.
— Vous avez pris le métro depuis l’aéroport ? demande Ben.
— Non, un Lyft, répond Jessie. Tu as grandi ici, c’est bien ça ?
— Tout juste. À Alphabet City.
— On croirait un quartier dans 1, rue Sésame.
— C’est ce qu’il a dit, révèle Ben en me donnant un coup de coude avant de
rougir. Enfin, pas comme ça. Pas comme dans la blague. C’est juste que…
Arthur a fait la même remarque. Au sujet de 1, rue Sésame. Et d’Alphabet City.
— Entendu, s’esclaffe Jessie.
Les portes s’ouvrent et on sort dans le couloir.
— Alors, ça fait longtemps que vous êtes ensemble ? s’enquiert Ben.
Ethan et Jessie échangent un regard.
— Euh… deux mois, environ ? Un peu plus ?
C’est drôle. Ils ne se touchent pas. Ils ne sont même pas près l’un de l’autre.
Trop bizarre. À croire qu’ils marchent sur des œufs. Comme s’ils avaient peur de
se montrer affectueux à cause de moi. Peut-être ne sont-ils pas un couple très
tactile.
En ouvrant la porte du 3A, je lance joyeusement :
— On est arrivés !
Mon téléphone vibre : c’est Ben, qui me textote en douce depuis le seuil. Ils
sont en couple ???
Eh oui. Smiley tête à l’envers.
Ça va ?
— C’est trop sympa, ici.
Jessie examine le salon.
Extotalement. Cinq smileys tête à l’envers.
Émoji qui rit aux larmes. Préviens-moi si vous avez besoin de temps pour
parler. Je peux rentrer chez moi, pas de souci.
— Non ! dis-je à voix haute.
Jessie et Ethan me regardent, dans l’expectative, tandis que Ben ravale un
sourire.
Je regarde mon téléphone en rougissant. Ne pars pas, j’ai besoin de toi !!!!!!
Tu crois que tes parents te laisseraient passer la nuit ici ? Émoji doigts
croisés. Émoji prière.
T’inquiète, je n’aurai qu’à leur dire que je suis au chevet de Dylan.
Waouh, tu peux dire à Dylan qu’il est le meilleur des faire-valoir, A+ !
Nos regards s’aimantent. Ben sourit de toutes ses dents. Moi aussi.
— Ça alors ! C’est Catherine la Grande ? s’étonne Ethan en contemplant les
murs, ébahi.
Chapitre 34
BEN
Dimanche 5 août
J’avais vraiment envie d’être seul avec Arthur, mais un rendez-vous à quatre
avec ses meilleurs amis, c’est bien mieux que pas de rendez-vous du tout. On est
assis dans le salon de son oncle, à partager son cookie de chez Levain ; je lui
donne ma part, même si j’ai faim. J’ai du mal à imaginer ce qu’il peut ressentir.
Genre, l’instant d’avant, Arthur, Jessie et Ethan étaient les trois amigos de la vie,
et maintenant deux amigos sortent ensemble, ce qui fait que le troisième va
passer vachement plus de temps en solo. Au moins Hudson et moi étions là l’un
pour l’autre quand Dylan et Harriett se sont mis en couple. Arthur va devoir
rentrer chez lui et rouler sa tristesse comme une cinquième roue du carrosse.
— Donc tout va bien entre vous, nous demande Jessie.
Arthur hoche la tête.
J’explique :
— Mon meilleur ami a été hospitalisé, et Arthur était là pour moi. C’est la
seule personne à qui j’avais envie de parler quand c’est arrivé.
Cette phrase décroche un sourire à Arthur et Jessie.
— C’est adorable. Ton ami va bien ?
Je réponds avec un haussement d’épaules :
— Il est mort. Ça arrive. (Jessie se fige et Ethan se plaque la main sur la
bouche. Arthur éclate de rire.) Dylan est vivant. Un peu trop, même. Allez le
voir, si vous ne me croyez pas.
— J’aime ce type, dit Ethan en me montrant du doigt. Du coup, je me sens
encore plus mal que notre présence vous empêche de vous envoyer en l’air.
— Quoiiiiiiii ? fait Arthur. Mais non, pas du tout. Bon, d’accord, peut-être un
peu. Mais je suis tellement heureux que vous soyez là.
— Tu peux être heureux qu’on soit là et quand même vouloir nous étrangler
parce qu’on t’empêche de t’envoyer en l’air.
— C’est le cas.
Jessie se penche vers moi et propose :
— On peut aller se promener si vous voulez. Ce n’est pas comme s’il n’y avait
rien à faire dans cette ville.
Je m’insurge.
— Non, tu n’y penses pas ?
— Ouais… (Arthur m’envoie un regard en coin.) Tu n’y penses pas.
Je leur pose des questions sur eux, afin de laisser plus de temps à Arthur pour
digérer les récents événements. Jessie et Ethan me racontent les étés passés à
faire rôtir des chamallows, à camper dans le jardin de Jessie, à écouter Arthur
lire des fanfictions sur Drago et Hermione avec des voix dramatiques, à regarder
Ethan se battre contre d’autres gamins dans des duels de Pokémon au centre
commercial. Tout était plus simple à l’époque où ils n’étaient que trois gamins
occupés à être meilleurs amis à plein temps.
Mon portable sonne. C’est Dylan.
— Il faut que je réponde.
Je me lève et vais décrocher dans la chambre d’Arthur. Un peu nerveux, je
demande :
— Tu meurs à nouveau ?
— Non. Je suis libre et je vis ma plus belle renaissance, répond Dylan. Je me
suis cassé de cet enfer putride. Je ne suis pas revenu d’entre les morts pour pisser
dans une cuvette.
— Personne ne t’obligeait à pisser dans une cuvette. Il y a des toilettes à
l’hôpital.
— Balivernes. Tu es où ? Et Arthur ?
— On est chez lui. Ses meilleurs amis ont pris l’avion depuis la Géorgie pour
lui faire une surprise. Apparemment ils sortent ensemble, eux aussi.
— Attends. On peut venir, Samantha et moi ? On est assez pour se faire une
orgie !
— Ou juste une fête d’anniversaire ?
— Pour commencer.
J’ai une idée :
— Je vais prévenir Arthur que Samantha et toi pourriez taper l’incruste, mais
il faut que tu me rendes un service. Va chercher un gâteau sur lequel tu fais
marquer…
Une heure plus tard, Dylan et Samantha nous ont rejoints. Dylan vole la
vedette en régalant Ethan et Arthur de son « histoire d’un jeune homme qui a
mis la mort en PLS », et en leur donnant des astuces pour « échapper eux aussi à
l’étreinte de la Faucheuse ». Ethan lui demande comment c’est possible que ses
parents le laissent déjà aller s’éclater, et Arthur se contente de hocher la tête au
fil du récit tout en mangeant une pizza. Samantha a intégré la résurrection de
Dylan, alors elle parle à Jessie de ses rêves et des applis de jeux qu’elle veut
créer.
Je tire Dylan dans la cuisine pour m’assurer que le gâteau est bel et bien prêt.
— Merci beaucoup, mec. (Je referme la boîte et la replace dans le frigo.)
Alors, comment tu te sens réellement ? Dylanité mise à part.
— Je vais bien. Les crises d’angoisse, c’est la merde. Mais je suis content
qu’on soit allés à l’hosto. Mieux vaut prévenir que guérir.
— Il y a eu un événement déclencheur ? Ou bien ton palpitant s’est juste mis à
battre plus vite et ça t’a foutu les jetons, comme la dernière fois ?
— Il s’est passé un truc, oui. On était à Central Park et on regardait deux
cyclistes en train de se bécoter. Je faisais des blagues sur les cochonneries qu’ils
devaient se dire au pieu : « Sors-moi ta pompe à vélo. » « Y a-t-il une chaîne à
lubrifier par ici ? » « N’oublie pas de te couvrir la tête avant de chevaucher ta
bécane. » Je voulais continuer parce que Samantha était morte de rire et je lui ai
dit « Je t’aime ».
— Dylan. Sérieux. T’étais d’accord pour y aller doucement.
— Ah non, c’est le cycliste qui a dit ça. (Je le fusille du regard.) Je sais.
Écoute, ça m’a échappé. J’ai essayé de revenir sur mes mots mais je n’ai fait que
m’enfoncer, j’étais ridicule. J’ai flippé de la perdre pour de vrai cette fois-ci, le
sang m’est monté à la tête et mon cœur a battu des records de vitesse. Du coup,
en me voyant flipper, Samantha a flippé à son tour, ça n’a fait qu’empirer les
choses et j’ai cru que j’étais bon pour le cimetière.
Le Dylan paniqué est la version que je préfère le moins.
— Ma foi, ça boume pour vous deux à présent. N’est-ce pas, futur mari de
Samantha ?
— Moi aussi ça m’a surpris de l’entendre m’appeler comme ça. Tout comme
quand elle m’a lâché un « Je t’aime » après ton départ. Sur le coup, j’ai répondu
« Je sais », à la Han Solo, tu vois, mais ensuite j’ai compris qu’elle ne plaisantait
pas et c’est devenu très, très délicat.
— Tu m’étonnes. (Je le prends dans mes bras.) Je suis vraiment heureux pour
vous. J’ai trop hâte d’être garçon d’honneur à votre mariage ridicule sur le thème
du café.
— J’espère qu’il y aura un mariage ridicule sur le thème du café à célébrer. Je
sais que je vais toujours trop vite. Et je sais que je suis un être supérieur
immortel. Mais je ne suis pas devin, alors il faut juste qu’on continue sur cette
lancée et que je me dise qu’on se dirige dans la bonne direction.
— Elle pourrait être l’Élue.
— Et Arthur pourrait être le tien.
— Et si… ?
Dylan me donne une tape sur l’épaule et suggère :
— Au cas où Samantha et Arthur ne seraient pas les bons, on devrait inviter
Hudson et Harriett ici. Histoire de rendre cette orgie encore plus intéressante.
Quelqu’un sonne à la porte.
C’est quoi ce bordel ?
— Me dis pas que…
Dylan claque des doigts.
— Je possède des pouvoirs magiques à présent, Big Ben. J’ai peut-être
invoqué nos amis ?
Je croise Arthur dans l’entrée et, même si c’était impossible, je suis soulagé de
voir deux jeunes femmes à la place de Hudson et de Harriett.
— VOUS ÊTES VENUES ! s’écrie Arthur en les prenant dans ses bras.
L’une d’elles lui rend son accolade avec un roulement d’yeux malicieux,
comme une grande sœur.
— Ben, voici Namrata et Juliet.
— Le légendaire Ben, me salue Juliet.
— Le feuilleton quotidien à cause duquel le foutu dossier Shumaker n’avance
jamais, ajoute Namrata en me serrant la main.
— J’ai apporté du cidre, reprend Juliet.
— Ouais ! Allez, on se met une murge, s’enflamme Arthur.
— Du cidre sans alcool. Comme si on allait se bourrer la gueule avec toi… Tu
n’as pas entendu ce qu’on t’a dit hier ? (Namrata secoue la tête.) On reste
quelques minutes, pas plus. On ne pouvait pas te laisser seul pour ton
anniversaire. (Elle jette un coup d’œil dans le salon.) Mais tu t’es clairement
débrouillé pour ne pas l’être. Ta mère est au courant, n’est-ce pas ?
— Elle sait que… des gens sont là.
— C’est bon, demain on est virées, conclut Namrata. Tu ne nous as jamais
vues.
Arthur tend son portable à portée de selfie.
— Un petit sourire !
Namrata et Juliet ne sourient pas.
Arthur et moi allons prendre huit verres dans la cuisine pour partager le cidre.
Ça fait peu de gorgées par personne, mais assez pour trinquer à son anniversaire
et sentir les bulles. Une fois la bouteille vide, Dylan s’en empare pour lancer un
jeu de la bouteille, mais il est littéralement seul dans son délire.
Juliet tapote l’épaule d’Arthur.
— Arthur, on doit y aller ou on sera en retard à la soirée, regrette-t-elle en le
prenant dans ses bras.
— Mais on est vraiment contentes que ta journée d’anniversaire se finisse
bien, ajoute Namrata.
Je tente de les retenir :
— Attendez, vous ne pouvez pas partir maintenant, il y a encore le gâteau.
— Le gâteau ?! s’étonne Arthur.
— Vous restez chanter « Joyeux anniversaire » ?
Elles hochent la tête.
Dylan et Samantha me donnent un coup de main en cuisine. C’est moi qui
porte le gâteau jusqu’au salon, et tout le monde entonne la traditionnelle
chanson. Il s’agit d’un gâteau au chocolat au sommet duquel est écrit, en glaçage
à la vanille, Ne gaspille pas ton vœu. Arthur nous regarde, puis nous sourions et
prenons une photo avec les bougies allumées. Je suis trop heureux d’avoir aidé
cet anniv à rebondir. Je veux dire, c’est quand même moi qui l’ai foutu en l’air, à
la base. Mais je l’ai remis sur les rails et j’espère que c’est de ça qu’Arthur se
souviendra, peu importe ce que l’avenir nous réserve.
Il souffle enfin ses bougies.
— Tu as fait quel vœu ? je lui demande.
— C’est secret. Mais je n’ai pas gaspillé mon vœu.
— Des tickets pour Hamilton avant ton départ ?
— Des tickets pour Hamilton avant mon départ.
Arthur revient au salon après avoir dit au revoir à Namrata et Juliet.
— Je n’arrive pas à croire qu’elles soient venues. (Il se rassied par terre à côté
de moi, devant nos parts de gâteau entamées.) Je savais qu’elles m’aimaient
bien. (Il nous désigne d’un geste.) Vous tous et toutes ici, je m’en remets pas.
Vous voir, c’était la meilleure surprise du jour.
Je réponds :
— Et toi tu gagnes assurément le prix du Meilleur Retournement de situation
d’anniversaire.
Personne ne mérite plus qu’Arthur de fêter son année de plus avec les gens
qu’il préfère. Il en fait toujours beaucoup pour les autres, et il est temps qu’ils lui
rendent la pareille. Pour lui, j’ai amendé ma conduite. Pour lui, Dylan et
Samantha sont venus directement de l’hôpital. Pour lui, Jessie et Ethan ont pris
l’avion depuis la Géorgie. Et, pour lui, Namrata et Juliet sont passées cinq
minutes, ce qui prouve qu’elles ne le considèrent pas seulement comme le fils de
la boss.
— Maintenant, on est en mode rendez-vous à six, note Dylan. J’ai une idée…
J’interviens :
— Non, tu n’as aucune idée.
— Mais si, voyons.
— Si c’est en lien avec le sexe, tu la gardes pour toi.
Il dit avec un sourire jusqu’aux oreilles :
— On pourrait faire un truc à six, un…
— Dylan !
— … mariage à six. Puisqu’on est trois couples. Tes pensées sont tellement
obscènes, Big Ben. (Il roule des yeux vers Samantha, occupée à rouler des yeux
vers lui.) Hey, future épouse, c’est toi qui as parlé de « futur mari ». Tu sais dans
quoi tu t’es engagée. Toujours je t’aimerai et toujours je détesterai ton café.
Samantha secoue la tête, sous le charme.
— On parlera de « toujours » plus tard. Là, tout de suite, c’est l’anniversaire
d’Arthur.
J’approuve.
— Elle a raison.
— C’est juste pour dire, se défend Dylan. C’est énorme. Trois couples dans la
même pièce. On dirait la Communauté de l’anneau de mariage.
Je dois expliquer à Ethan et Jessie pourquoi Dylan est comme ça quand il
s’agit d’amour.
— Ses parents se sont rencontrés jeunes et ils sont toujours mariés. (Puis, à
Dylan :) Ce n’est pas pour autant que tout le monde souhaite évoquer l’avenir.
(Je prends la main d’Arthur.) Certains veulent vivre le moment présent.
Vivre leur séance de rattrapage.
— Vous avez une vie entière de moments devant vous, me répond Dylan.
C’est vous ! Arthur et Ben ! Vous avez défié toutes les probabilités. Votre amour
est tellement hollywoodien… J’ai zéro doute quant à vous deux. La distance n’a
qu’à bien se tenir. (Il désigne Ethan et Jessie.) Vous, vous avez tellement l’air
bien ensemble. Ne ruinez pas votre bande en allant chercher un Ben et un
Hudson.
— Je suis sûr que c’est Harriett et toi qui avez ruiné la nôtre en premier.
Dylan balaie ma remarque d’un geste de la main.
— C’est un détail.
— On en a évidemment parlé, dit Jessie. Mais qu’est-ce qu’on allait faire ? Ne
pas tenter le coup ? Ce n’est pas comme si on s’était réveillés un matin avec des
sentiments l’un pour l’autre.
— Non, clairement, appuie Ethan.
— On a trouvé une occasion, et on l’a saisie. On finira peut-être par le
regretter un jour, mais j’en doute. On se connaît depuis toujours. On ne perdra
jamais cette amitié.
J’espère que ces mots soulageront Arthur. Qu’une fois de retour chez lui, il
n’aura pas constamment peur que sa bande ne se désintègre.
— Vous regrettez d’être sortis avec vos amis ? nous demande Ethan.
— Ouaip, carrément, répond Dylan sans une seconde d’hésitation.
— Ah bon ? je m’étonne.
— On a gâché une belle amitié pour une relation qui n’est allée nulle part.
Peut-être que les choses auraient été différentes si j’avais connu Harriett depuis
toujours, comme Ethan et Jessie.
— Ouais, mais je connaissais Hudson depuis encore moins longtemps et…
Aïe, qu’est-ce que je raconte, moi ?
— Tu regrettes Hudson ? me demande Arthur.
— Mes amis me manquent. Ce n’est pas comme si j’avais besoin de Hudson
et de Harriett là, maintenant. Mais je ne veux pas avoir honte de penser à eux.
C’étaient nos meilleurs potes, et maintenant nos rapports me paraissent tellement
cloisonnés. Comme si je ne pouvais jamais voir Harriett sans me sentir mal pour
Hudson et Dylan. Hudson et Dylan, qui ne peuvent plus faire les guignols
ensemble. Et moi, je ne peux plus passer du temps seul avec Hudson sans qu’il y
ait cette gêne dans l’air. Finies les sorties juste pour traîner ensemble.
— Mais tu regrettes ta relation avec Hudson ? insiste Arthur. Tu peux être
honnête. Ça ne me fait rien.
— Non, je ne la regrette pas. (C’était différent il y a quelques semaines :
j’aurais gardé le secret à ce sujet-là aussi, si Arthur m’avait posé la question.
Sauf qu’à présent je joue franc jeu.) C’est comme Ethan et Jessie. Et Dylan et
Harriett. Hudson et moi devions essayer. Et si ça avait été génial ? Ça n’a pas été
le cas, mais et si ? On ne l’aurait jamais su. Et, si je suis comme ça aujourd’hui,
c’est parce que je suis sorti avec Hudson. Je suis le mec qui te plaît parce que j’ai
eu cette relation avec lui. Que tu as rencontré parce qu’on était ensemble et que
j’ai rompu avec lui.
— Hourra pour Hudson ! lance Dylan en levant son verre.
Personne ne le suit.
— J’abuse ? demande-t-il.
Je toise Dylan.
— Un gros oui général. T’abuses à fond les ballons. (Je retourne à Arthur.) Il
fallait que j’apporte une réponse à la question du « et si ? » avec Hudson. Tout
comme toi et moi avons répondu à la nôtre.
— Pas de regrets, là non plus ?
— Il n’y a rien à regretter.
— Pas encore.
— Jamais, dis-je en passant mes bras autour de ses épaules.
Si je ne regrette pas Hudson, je ne vois vraiment pas comment je pourrais un
jour regretter Arthur. Simplement, je n’ai aucune idée de ce à quoi nos futurs
chapitres vont ressembler. Aucune idée du genre de fin à laquelle nous devons
nous préparer.
Il se fait tard et nous réfléchissons à la logistique du dodo. M. Seuss
s’attendait à ce que Jessie prenne le lit d’Arthur, qu’Arthur dorme dans celui de
son oncle et qu’Ethan campe dans le canapé. Ce n’est clairement pas comme ça
que les choses vont se passer. Ethan et Jessie sont déjà, en pyjama, sur le canapé
déplié. Dylan prend la chambre d’oncle Milton et entraîne Samantha dans son
monde de débauche. Quant à moi, je reste avec Arthur dans sa chambre. Enfin
seuls.
Si toutefois Dylan daigne se casser…
— Cette piaule est adorable, commente-t-il. Tu dors dans le lit du haut ou du
dessous ?
— Moi, je préfère être en dessous, répond Arthur en posant des draps frais sur
le matelas.
— Ohhhh, fait Dylan.
Arthur bloque. Il se rattrape :
— Attends, c’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas ce que je ne voulais
pas dire. Enfin je crois. Mais je ne parlais pas de ça. Juste de dormir. Dans des
lits superposés. Rien d’autre.
— Impressionnant, répond Dylan. Une réplique comme ça, ça ne s’invente
pas. Sur ce, je vais m’atteler à la confection de mon futur enfant.
Je le préviens :
— Dylan, tu ne fais rien sur ce lit.
— On va jouer à un jeu de rôles. Je serai un vampire et elle la tueuse de
vamp…
Samantha est debout dans l’embrasure de la porte.
— Dylan. On va dormir. Allez.
Elle fait demi-tour et regagne la chambre d’oncle Milton.
— « Dormir » c’est notre code secret, nous assure Dylan en refermant la porte
derrière lui.
Arthur et moi éteignons la lumière et nous allongeons sur les draps, face à
face.
— Alors. C’était un bon anniversaire ?
— Un tantinet tristounet au début.
— Je te demande pardon.
— Mais vachement mieux ensuite.
— De rien.
— Puis c’est redevenu un peu tristounet.
— Navré pour Dylan.
— Et maintenant nous voilà.
— Ne soyons pas tristounets. On est enfin seuls et j’ai quelque chose pour toi.
Le visage d’Arthur s’illumine.
— C’est vrai ?
Je sors mon portable et me connecte à Gmail, où sont sauvegardés tous mes
chapitres de La Mêlée des mages maléfiques. J’ai retenu la leçon après avoir
perdu La Bande des sorciers il y a des années dans le crash du vieil ordi de la
maison. Je vais chercher le dernier chapitre.
— Je t’ai intégré à La Mêlée des mages maléfiques.
Arthur se redresse comme un ressort et se cogne la tête contre le lit du haut.
Je lui masse le crâne tout en rigolant.
— Ça va ?
— Bien sûr. Je veux dire. On m’a mis dans mon histoire préférée après
Hamilton. Je suis plus grand ?
— Non. Mais tu es un roi. Le roi Arturo. Tu n’es pas obligé de le lire
maintenant.
— Tu l’as écrit quand ?
— J’ai commencé lundi. Et fini hier.
— Tu me l’aurais envoyé si on ne s’était pas reparlé ?
— J’essayais de rassembler mon courage pour le faire. Mais oui, je pense.
Même Hudson m’a incité à te l’envoyer.
Arthur hoche la tête.
— Je n’aurais pas dû reparler de lui, désolé.
— Dylan et toi devriez contacter Harriett et Hudson. Pour essayer de remettre
les choses d’aplomb.
— Tu crois ? Ça ne te ferait pas bizarre ?
— Seulement si je te gênais pour voir tes amis. Je sais qu’ils te manquent. Et
si tout espoir n’était pas perdu à ce sujet ? Tu devrais creuser la question.
Heureux à l’idée de rassembler à nouveau Dylan, Harriett et Hudson dans une
même pièce, je lui assure :
— Je vais y réfléchir.
— Mais creuse seulement la question amicale. Je te déconseille de chercher à
savoir ce qui se passerait si tu ressortais avec Hudson. La conséquence serait
sans doute un cœur littéralement meurtri par quelqu’un de très au fait de la loi
depuis son stage d’été, mais qui s’en fichera pas mal de la respecter.
— Menace de mort bien reçue. Ne te fais pas de bile. (J’ai de la chance
qu’Arthur soit cool à ce sujet.) J’allais demander à Harriett de passer chez moi
cette semaine pour lui donner le carton de Hudson. Histoire de la virer de ma
chambre. Mais je peux juste la lui rendre moi-même.
— Ne te sens pas obligé.
— Je veux le faire.
— Non, vraiment. Je n’ai pas besoin que tu te débarrasses de ses cadeaux et
que tu effaces vos cinquante-six photos sur Instagram. C’est différent. Je sais
que tu m’aimes. J’exploserais la tronche de quiconque voudrait me forcer à faire
disparaître la moindre trace de toi.
— Tu as le sang chaud, aujourd’hui, ma parole. Mais quand même. Il faut que
je le fasse pour moi.
Je n’ai pas besoin que des petites choses me rappellent celui que Hudson a
cessé d’être au cours de notre relation. Pas quand j’essaie de me souvenir de lui
en tant qu’ami et de l’oublier en tant que petit copain.
Je me concentre à nouveau sur l’anniversaire d’Arthur, la chose la plus
importante ce soir. On se met à l’aise et il commence la lecture de son chapitre.
Il rit à toutes les blagues du roi Arturo que j’ai longuement fignolées pour lui. Il
m’embrasse chaque fois que son avatar embrasse Ben-Jamin. Je n’arrive pas à
croire que j’aie pu une seule seconde ne pas voir Arthur aujourd’hui. Ni même
jamais, peut-être.
— Je t’aime, Arthur.
Il se tourne vers moi.
— Te amo… moi aussi, Ben.
Chapitre 35
ARTHUR
Dimanche 5 août
BEN
Dimanche 5 août
ARTHUR
Lundi 6 août
Ben me réveille avec un appel FaceTime pour ce qui est ma dernière matinée
new-yorkaise.
— Coucou, je viens te kidnapper !
— Minute… quoi ? (Je bâille.) T’es où ?
Dehors, à l’évidence, mais il a le visage tellement collé à l’appareil que je
n’arrive pas à distinguer le décor autour de lui.
— Tu verras bien. Première consigne : préviens-moi quand tu seras au métro.
Alors, je t’enverrai la consigne suivante. D’accord ?
À peine a-t-on raccroché que je bondis de mon lit. Au diable les lentilles ou
les habits. Lunettes, T-shirt, short, parfait. Je surprends maman en train de faire
les cent pas dans le salon, au téléphone avec les déménageurs – Ben n’en croyait
pas ses oreilles qu’on les ait engagés alors qu’on n’a même pas de meubles à
emporter. Mais je suis content qu’on l’ait fait, parce que devinez qui n’a pas
besoin de porter des cartons dans l’ascenseur en cet instant. Devinez qui n’a pas
à remplir le camion. Devinez qui arrive à l’entrée du métro à 6 h 45.
J’y suis !!
Bien. Maintenant, tu prends la 2, tu changes à 42e Rue et tu prends la 7
jusqu’à Grand Central.
Tu m’emmènes au bureau ? Émoji regard en biais.
Il me répond d’un gif d’Aladin. Tu me fais confiance ?
Émoji yeux au ciel. Émoji yeux en cœur.
Bien sûr, la rame est bondée sur la 2, et c’est encore pire sur la 7. En route
pour dire au revoir à un mec dont je suis amoureux transi. Demain, je me
réveillerai dans une ville où je n’ai pas connu mon premier baiser, dans un lit où
je n’ai pas perdu ma virginité.
Je me réveillerai célibataire.
Sauf que, pour tout le monde autour de moi, c’est un matin comme un autre.
Casques audio, tailleurs, fils d’actualité qu’on déroule. C’est fou.
À Grand Central, je textote : Bon, et maintenant ?
Il m’envoie un bout de carte, avec un itinéraire maladroitement tracé en rouge.
Même pas besoin de déchiffrer les noms des rues. POURQUOI M’ENVOIES-
TU AU BUREAU, BEN ALEJO ???
Il me répond d’un émoji pensif.
J’espère que ce n’est pas pour le dossier Shumaker. Regard en biais, regard
en biais, regard en biais.
Sauf que je ne peux m’empêcher de sourire comme un idiot. Je suis le pire des
New-Yorkais. Je traverse la rue en lévitation et souris aux inconnus, absorbé par
les triples nœuds de mon estomac. Peut-être que Ben m’attend en salle de
conférence, entièrement nu. Ou qu’un agent littéraire travaille dans le même
bâtiment, et que je trouverai Ben en train de signer un contrat pour un roman
avec option pour une adaptation cinématographique, et que le film se tournera à
Atlanta, parce que tous les films se tournent à Atlanta, et qu’ils auront besoin de
Ben sur le tournage, alors…
— Docteur ! lance Morrie.
Il sirote un café d’une main et me tend l’autre – mais pas pour me serrer la
pince : pour me percuter le poing.
— J’ai quelque chose pour vous, annonce-t-il.
Il me tend une enveloppe portant mon nom mais, alors que je m’apprête à
l’ouvrir, il me la confisque.
— Vous devez trouver les quatre, compris ?
Il retourne l’enveloppe, dont le verso affiche un message de la main de Ben :
1/4. Trouve-les toutes et lis-les dans l’ordre.
ON NE TRICHE PAS, ARTHUR !
— D’accord…
Je rejette un coup d’œil à la missive avant de me tourner vers Morrie.
— Où sont les autres ?
— À vous de les dénicher, répond-il avec un haussement d’épaules.
Avant de tourner sa tasse.
Une tasse Dream & Bean.
Ma mâchoire se décroche.
— C’est un indice ?
— Je ne sais pas. Vous croyez ?
Dream & Bean est à deux blocs. Pas une fois mes pieds ne touchent le sol. Je
ne sais même pas à quoi m’attendre. Une enveloppe, sans doute ? Une pile
d’enveloppes qui affluent, façon Harry Potter ?
Pas de lettre volante quand je pousse la porte du café, cependant. Pas de
magie. Rien qu’une file de New-Yorkais anonymes qui attendent leur dose de
caféine.
Parmi lesquels… Juliet et Namrata.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— On te remet sur la bonne voie, comme d’habitude. (Namrata désigne le
tableau de correspondance d’un coup de menton.) Va le chercher, gamin.
— Mon indice !
Je repère aussitôt l’enveloppe. Épinglée à l’endroit même où se trouvait mon
affiche. 2/4. Arturo, tu vas y arriver !!!!
Je la cueille et la serre avec la première contre mon cœur. Avant de textoter :
Une chasse au trésor, hein ?
Il me répond immédiatement : émoji garçon qui hausse les épaules.
Où je vais ensuite ?
Hmm, si seulement tu pouvais interroger quelqu’un… Émoji pensif.
Ohhhhhh !
Lorsque je lève le nez, les filles m’observent avec un sourire amusé. Mon
cœur bondit dans ma poitrine. Je retourne à leur table.
— Voilà ton indice, annonce Juliet en brandissant son téléphone. Je ne
comprends pas.
C’est une photo. De rat.
— Je sais ! (Je me précipite vers la porte… avant de m’arrêter net.) Minute.
— Minute quoi ? s’étonne Juliet.
— Oh mon Dieu. Je m’en vais. C’est… un au revoir.
— Mais non, proteste Namrata. Ton dossier Shumaker est tout en désordre. Je
vais devoir te bombarder de questions pendant un mois.
Je l’embrasse.
— Tant mieux.
— Mais ta frimousse va nous manquer, remarque Juliet.
— Un peu, concède Namrata.
— Beaucoup, insiste Juliet.
Je les embrasse de nouveau et prends mes jambes à mon cou – jusqu’au coin
de la rue, où je hèle le premier taxi venu. Tant pis si c’est à deux pas : je n’ai pas
de temps à perdre aujourd’hui. Je jette un regard par le pare-brise arrière et
manque de bondir hors de mon corps. Lorsque le chauffeur s’arrête enfin devant
le karaoké, je lui jette de l’argent et fuse hors du véhicule.
Dylan m’attend sur le trottoir, téléphone en main, casque autour du cou, un
énorme thermos de café sous le bras. Il sursaute en me voyant.
— Merde. T’es en avance, Seussical. Tiens, prends ça. (Il me colle le casque
sur les oreilles et bâille à s’en décrocher la mâchoire.) Foutu Benosaure. Il est
trop tôt… Non, attends, j’avais coupé le son. Un instant. (Il tapote l’écran de son
téléphone.) Voilà… c’est bon ?
— Du… reggae ? je m’étonne, avant de reconnaître le morceau.
Ce n’est pas n’importe quel reggae. C’est Ziggy Marley.
— C’est…
— Une chanson qui parle d’un oryctérope ? Absolument.
Arthur Read, mon alter ego à lunettes. Roi du pull jaune. Source d’un millier
de mèmes.
Dylan a l’air pensif.
— Je ne peux pas être le seul à me demander ce que donnerait l’accouplement
d’un rat et d’un oryctérope ?
— Hmm. Je crains que si.
— Arthur !
Samantha apparaît au coin de la rue et court vers nous pour m’étouffer dans
un câlin.
— Tu es en avance ! Tes prochains indices ne sont pas encore là, mais ils ne
devraient plus tarder.
— Au pluriel ?
— Absolument.
— Tu n’as plus besoin de mon casque, Seussical ?
Dylan n’attend pas ma réponse.
— À ta place, je ne me retournerais pas tout de suite…
Et c’est là que je les vois. Qui traversent la rue pour nous rejoindre, d’un pas
parfaitement synchronisé. Pas de combishorts cette fois, mais des culottes de
peau.
— Oh la vache, je murmure. Je…
— Voici Wilhelm et Alistair, annonce Samantha. Ils vont t’escorter jusqu’à la
prochaine étape.
Je les dévore des yeux. Les moustaches en guidon de vélo. Les chignons de
hipster. Même de près, ils sont identiques. Chacun tient une enveloppe.
— Comment… vous a-t-il retrouvés ?
Le sourire de Wilhelm lui taquine la moustache.
— Sur Craigslist.
— J’en peux plus.
Putain. Ben a posté une rencontre manquée. Pour moi. Enfin, à l’adresse des
jumeaux. Mais il a fait ça pour moi.
— Nous consultons le site quotidiennement, m’explique Alistair. Nous avons
reçu trente-six avis de recherche depuis que nous sommes ici.
— Et c’est… une bonne chose ? s’étonne Dylan.
— Excellente, lui assure Wilhelm. Ouvrez les enveloppes.
Quatre phrases. De la main de Ben.
Arthur, je sais, c’est toi le pro des gestes audacieux et du zéro chill.
Mais, en vérité, personne ne mérite davantage que toi un geste d’audace.
Je suis le moins créatif de nous deux, mais j’ai fait un pas dans ta direction.
Et maintenant c’est toi qui marches sur nos traces. Je t’aime, mon amour.
Les larmes me piquent les yeux – je me sens à la fois en manque, fou de joie,
bizarre.
En un instant, les jumeaux m’ont ramené à mon point de départ. C’est
surréaliste. Si mon cœur ne dansait pas la salsa, je jurerais être en projection
astrale. Les jumeaux n’arrêtent pas de me poser des questions sur la musique, les
films et Ben, mais c’est à peine si je parviens à articuler. Dur de faire
fonctionner l’Arthur quand votre cœur s’est réfugié dans quatre enveloppes.
J’essaie de reprendre mon souffle. De paraître normal. Faire la conversation.
— Alors comme ça, vous habitez à Brooklyn ?
— Non, dans l’Upper West Side. Du moins jusqu’à récemment. Nous venons
de réemménager chez nos parents, à Long Island.
— On écrit un webcomic, précise Wilhelm.
— Sur des dinosaures, ajoute Alistair.
Je m’arrête sur mes pas.
— Évidemment.
Wilhelm désigne un point à l’horizon.
— Regarde, on y est presque.
Je suis son regard. Et, sans le moindre doute, je comprends.
Lancé à toute berzingue, je navigue entre les passants, me glisse entre les
couples, les enveloppes serrées sur mon cœur. J’ai l’air ridicule, je le sais,
ridicule de détermination en tout cas. Je ne me savais même pas capable de
courir aussi vite. Je suis un petit binoclard du Sud d’un mètre soixante-dix, et
aussi le mec le plus véloce de New York.
J’aperçois l’auvent à l’horizon – la façade immaculée qui luit au soleil.
Le bureau de poste.
Et voilà Ben, adossé près de l’entrée, un carton en équilibre sur le genou.
Chapitre 38
BEN
Mardi 7 août
Middletown, Connecticut
Ça y est. C’est fini. Vraiment fini. J’y suis arrivé, je n’y crois pas.
Le dernier chapitre de La Mêlée des mages maléfiques est sur Wattpad.
Je suis assis en tailleur sur mon lit, appuyé contre le mur, au même endroit
que lorsque j’ai achevé le premier jet du bouquin en décembre dernier. Deux
jours avant le Nouvel An. J’ai accompli mon objectif. Ce jour-là, j’écoutais Lana
Del Rey, mais ce soir je me relaxe sur la reprise de I’m on Fire par Chromatics.
Cette sensation d’intimité qui m’avait accompagné pendant l’écriture a disparu.
Personne n’attend plus de nouveaux chapitres. Sauf Arthur. Ça n’a plus rien à
voir. Depuis janvier, je poste mes chapitres édités un par un. J’ai démarré avec
quelques centaines de lecteurs, pour atteindre les milliers en février. Je suis sûr
que ce dernier chapitre va me faire atteindre les cinquante mille, ce qui est
complètement hallucinant. Il faut dire que je dois beaucoup à cette couverture
géniale que Dylan a commandée à Samantha à Noël dernier. La communauté
l’adore, des lecteurs nous ont même trouvés sur Instagram, Samantha et moi,
pour nous le dire.
Le chapitre n’est sur le site que depuis quelques minutes, mais j’ai déjà envie
de rafraîchir la page pour voir le compteur tourner et lire les avis. Juste pour être
sûr que le succès de ses trente-neuf prédécesseurs n’étaient pas un simple coup
de veine. Je veux aller vérifier mes notifications sur Tumblr, comme si les fans
avaient déjà eu le temps de me fignoler des fan-arts épiques de la scène où Ben-
Jamin annihile à lui seul les Avaleurs de vie et délivre le roi Arturo, le duc Dill
et la souveraine Harrietta. Ou celle où Ben-Jamin fait équipe avec Sam O’Mal,
la Sorcière couronnée, pour exorciser les esprits haineux qui possédaient
Hudsonien et l’aider à retrouver le bonheur.
Mais, au lieu de céder bêtement à la tentation, je prends mon téléphone et je
facetime la première personne qui m’a encouragé à mettre mon histoire en ligne.
Je l’avais déjà appelée en terminant le premier jet : la boucle est bouclée.
Arthur répond immédiatement. Lunettes et sourire rayonnant.
— J’ai vu la notif sur Wattpad : « BennisLaMalice a téléchargé un nouveau
chapitre » ! J’allais justement t’appeler.
— Tu dis ça chaque fois, je réponds en secouant la tête.
— Mais toi aussi !
— C’est vrai.
Apparemment, on s’appelle toujours quand on a le plus besoin de parler.
Comme la semaine dernière, quand je l’ai facetimé de chez Dave & Buster’s
pour lui montrer la machine à pince de notre premier rendez-vous et que je l’ai
découvert en train de paniquer dans son dortoir, prêt à quitter son groupe de
chant a cappella parce qu’il a tout arrêté avec Mikey. Il avait vraiment besoin de
parler à quelqu’un ayant survécu au rattrapage d’été avec son ex, et à l’issue de
notre appel il m’a promis qu’il chanterait encore plus fort.
Arthur est dans sa chambre, de retour en Géorgie pour les vacances. Parfois
j’oublie que je n’ai jamais mis les pieds là-bas tellement j’ai l’impression de
connaître sa maison, surtout sa chambre, grâce à nos ouatmille heures de
FaceTime.
— Je suis si fier de toi, reprend Arthur. Tu l’as fait.
Entendre ces mots de sa bouche rend ce livre et tout ce qu’il y a autour encore
plus concret. L’événement s’imprime en moi plus profondément que quand j’ai
vu le dernier chapitre en ligne, ou quand j’ai fait passer le statut de l’histoire de
« en cours » à « terminée ».
— Je n’y serais pas arrivé sans toi, je lui réponds.
— C’est toi qui as écrit ce récit.
— Pas sûr que je serais parvenu à le boucler sans tes encouragements.
Arthur s’allonge paresseusement sur son lit. C’est là qu’il a lu les premiers
chapitres définitifs en avant-première.
— Moi, roi Arturo, me déclare votre premier fan, Ben-Jamin.
C’est vraiment grâce à lui que je crois en moi-même vis-à-vis de l’écriture, et
pas uniquement.
Je l’ai remercié un millier de fois de m’avoir aidé à réviser, le dernier soir à
New York, parce que ses astuces mnémotechniques m’ont permis de réussir mon
exam de rattrapage et de passer en terminale avec Dylan, Hudson et Harriett.
Après cette grosse frayeur scolaire, j’ai commencé à étudier sérieusement. Je me
suis mis au défi non seulement d’arriver en avance en cours – ou du moins à
l’heure – mais aussi de ne jamais être absent pour ne plus me sentir largué
comme auparavant. Bon, j’ai eu quelques retards et deux absences parce que je
suis toujours moi, mais dans l’ensemble j’ai plutôt assuré. Dylan, Harriett,
Hudson et moi avons réussi à terminer le lycée sans nous étriper les uns les
autres, et notre photo de remise des diplômes, avec robes et chapeaux, est
accrochée dans ma chambre à côté de celle d’Arthur et moi le jour de son
anniversaire.
Je suis inscrit dans une fac new-yorkaise et le niveau des cours n’a rien à voir
avec ceux de l’an passé, mais je m’accroche. Quand j’imaginais ma vie
étudiante, je me voyais partager une piaule avec Dylan et accrocher une cravate
aux couleurs de Poufsouffle sur la poignée de la porte quand j’invitais un mec ;
je voyais aussi très bien Dylan faire quand même irruption dans la pièce. Mais
j’habite chez mes parents et Dylan et Samantha vont à la fac dans l’Illinois.
Heureusement, Hudson et Harriett sont toujours en ville, même si notre amitié ne
sera sans doute plus jamais ce qu’elle était. Peut-être que notre groupe était au
max de son potentiel avant qu’on commence à former des couples. Mais je nous
préfère aujourd’hui plutôt qu’à l’époque des embrouilles.
— Je ne sais pas ce qui m’attend dorénavant.
Mes doigts refusent de rester en place.
— Je te supplierai toujours pour que tu écrives une suite, affirme Arthur.
Continue à dérouler l’histoire.
— Mais, et si l’histoire devait s’arrêter là, tant qu’elle a du succès ?
— Comment pourrais-tu le savoir à moins de lui donner une nouvelle
chance ?
Je souris et réponds :
— Tu veux dire un rattrapage ?
Je suis quasiment sûr qu’on ne parle plus de mon livre. En tout cas, Arthur est
devenu bien plus subtil qu’avant. Pas comme l’année dernière où il faisait des
allusions franchement évidentes, comme quoi il devrait venir à New York pour
qu’on fête le Nouvel An ensemble : on irait admirer la traditionnelle boule de
Times Square glisser sur son mât à minuit et, si par hasard on finissait par
s’embrasser, ça ne le dérangerait pas. Ça ne s’est pas fait, mais Arthur est
toujours la dernière personne que j’ai embrassée. À un moment, j’ai cru que je
développais un crush pour un type dans mon cours d’écriture créative, mais ça
s’est vite éteint. Je pense que j’ai juste besoin de passer plus de temps seul. Afin
d’être vraiment convaincu de ce que je vaux sans l’aide de quiconque. Ça ne
veut pas dire que je ne me surprendrai pas à tracer du doigt le nom d’Arthur sur
l’aimant de touriste qui fait la paire avec celui que je lui ai offert. Ou à fixer la
photo de notre baiser devant le bureau de poste où on s’est rencontrés. Ou à
penser sans arrêt au futur en me demandant : « Et si… ? »
— Il ne faut jamais dire jamais, me rappelle Arthur. Pas vrai ?
Ces deux derniers mots renferment tellement d’espoir.
— Tu as raison. On ne sait jamais ce que l’univers a prévu pour nous.
J’ignore moi-même ce que nous avons prévu pour nous.
Et si une séance de rattrapage nous attendait un peu plus loin sur la route ? Et
si on se retrouvait à nouveau dans la même ville et qu’on reprenait là où on s’est
arrêtés ? Et si on allait aussi loin qu’on espérait et boum – tout est bien qui finit
bien pour nous ? Et si, au contraire, c’était terminé pour nous ? Et si on ne devait
jamais plus s’embrasser ? Et si on était là pour les grands moments de la vie de
l’autre, sans que ce ne soit plus lui et moi au cœur de ces moments ? Et si
l’univers avait toujours voulu qu’on se rencontre et qu’on reste à jamais dans nos
vies en tant que meilleurs amis ? Et si on réécrivait ce qu’on attend d’une fin
heureuse ?
Ou bien…
Et si le meilleur de nous restait à découvrir ?