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ÇA ARRIVE À TOUT LE MONDE

Par Frédéric Terrien


LUI

Il sort dans la rue pour la troisième fois en quelques minutes, tout compte fait et

malgré l’habitude, il trouve ça très énervant, et se demande si quelqu’un a observé son petit

manège. Qu’il ait d’abord oublié sa carte de métro ne le surprend qu’à moitié. En revanche,

comment il a pu partir de chez lui sans cigarettes reste un mystère, tant sa consommation

est « soutenue et régulière », aime-t-il à dire, pour corriger un entourage de plus en plus

chiant et qui l’accuse de fumer comme un pompier.

Cette fois, la moiteur de l’air le surprend. Pour un 20 juin, cette chaude humidité dès

8 h 09 n’est pas suspecte en soi, sauf qu’hier encore il pleuvait et ce, depuis trois semaines. Il

se rend compte qu’il va avoir chaud, quelques pas sur le trottoir et déjà, ça colle sous les bras.

Il regrette de n’avoir rien vu venir, jamais il n’aurait enfilé cette veste en velours qui sentait

les châtaignes grâlées, son pull de laine noire, ses chaussettes en fil d’Écosse et ses Converse

à la couleur incertaine. T’es à côté de la plaque, une fois de plus.

En pleine réflexion vestimentaire, il reçoit un appel, un numéro inconnu. À l’autre

bout, une voix l’apostrophe sur un ton faussement badin :

— Je te réveille ?

Louis. Avec qui il a rendez-vous cet après-midi, pour trancher et en finir avec des

pourparlers commencés deux mois plus tôt. Louis, qui lui offre une alternative plutôt simple :

lui donner les rênes de son business pour le faire décoller, ou refuser sa proposition par

orgueil et fermer boutique. La peste ou le choléra, voilà où il en est arrivé.

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Il ne le salue pas, au contraire il lui demande sèchement pourquoi il appelle si tôt, son

interlocuteur joue les vierges effarouchées :

— Il est 8 h 10, n’exagère pas. Outre le fait que le monde appartient à ceux qui se

lèvent tôt, je n’ai trouvé que ça pour que tu me prennes au téléphone.

— Louis, le monde appartient à ceux qui se sont mis en tête de le posséder, quelle

que soit l’heure à laquelle ils mettent le réveil, y en a même sûrement parmi

eux qui font les cons toute la nuit et qui émergent en plein après-midi les yeux

vitreux, une haleine de chacal et du vomi sur leur chemise à mille balles. Pour

le reste, désolé si tu appelles tout le temps quand je fais caca.

Ça coince un peu à l’autre bout de la ligne, on le lui fait savoir :

— Tu ne pourrais pas pour une fois éviter de parler comme un charretier ? Vu

qu’on va être bientôt dans le même bateau, dans le pacte d’actionnaires on

ajoutera une clause sur la bienséance des associés, et pour chaque

manquement, un pour cent d’actions en moins.

— Et ta sœur, elle a des manquements ? Tu peux répondre à ma question initiale ?

Son interlocuteur lui dit qu’il souhaite juste s’assurer que la réunion de l’après-midi

est maintenue, du coup ça l’énerve de plus belle, il lui fait savoir qu’à cette heure-là, il a des

trucs plus importants à faire que de l’écouter geindre.

— Des trucs importants comme quoi ?

— Chier.

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— Moins un pour cent.

Il salue à peine et raccroche, tendu. La négociation s’annonce rude, il luttera jusqu’à

l’aube mais l’issue fait peu de doute, il finira comme Blanquette, dévoré par le loup.

À rester concentré sur l’échange, il a attrapé encore un peu plus chaud. Maintenant

qu’il y pense, même tout étourdi qu’il est, ça aurait dû le titiller, car c’est quand même le soleil

qui l’a réveillé et ce, bien avant l’alarme programmée. Les volets défaillants ont même eu

droit à une longue salve de jurons silencieux. Il faut dire qu’il est à une période de sa vie où

tout l’agace assez rapidement, et il a déjà constaté à maintes reprises qu’un fuck ta race

connard a un certain effet placebo, l’homéopathie de l’invective.

D’ailleurs, il se souvient également avoir mis la radio pendant le rituel café-clope

salvateur, il voulait juste entendre la chronique météo. Mais avant d’y arriver, il a dû se taper

le journal d’infos et il a rapidement perdu le fil en constatant une fois de plus la lente

déliquescence d’un monde qui court comme un coq sans tête, comme guidé par une boussole

erratique. Du coup, il n’est pas arrivé aux vingt-neuf degrés annoncés sur Paris, il s’est laissé

aspirer par le grand vide, là où il se sent bien, l’écriteau « ne pas déranger » pendu à son cou.

Il a repris ses esprits lorsque cette grosse conne d’horloge murale a affiché 8 heures.

Il s’enferme de plus en plus souvent dans ces absences, il trouve que ça l’aide à

supporter des matins qui se ressemblent tous. Et les midis, et les soirs, et les nuits, tous les

jours qu’Elvis fait sont des putains de copier/coller de la veille ! Qu’il ne lui arrive jamais rien,

ça le mine. Qu’il marche sur un fil avec ses affaires, ça le tracasse. Qu’il ne gagne plus un rond,

ça le ronge. Que sa vie sentimentale soit un vrai désert, ça l’afflige.

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Alors forcément, il est comme tout le monde, il ne rêve que de ça, que se déclenche le

Grand Chambardement, celui qui va engloutir la route qui fonce morne et grise vers le grand

saut final puis accoucher d’un joli chemin ensoleillé, tout en courbes suaves et vallonnées,

bordé d’arbres en fleurs. Il aime cette quiétude, derrière lui on entend les murmures d’un

ruisseau où rafraîchit une bouteille de chablis, pendant qu’il fait une sieste du tonnerre à

l’ombre d’un saule paresseux, la tête reposant sur la boîte des sandwichs aux rillettes, enlacé

par les bras délicats d’une chouette nana à gros seins, au milieu d’une ribambelle de petits

lapins qui font les cons alors que, cachés par les herbes hautes, leurs géniteurs font comme

tous les lapins, ils baisent.

C’est l’idée assez plaisante qu’il se fait du chemin à parcourir jusqu’à ce que la lumière

s’éteigne, mais il pressent que ça n’arrive jamais. D’ailleurs quand il voit ça dans les films, il

est tenté d’écrire à la production pour savoir ce que boit le scénariste. Parce que s’il a un

vague souvenir d’avoir eu une bonne étoile, ça fait longtemps qu’il la devine avalée par un

trou noir.

Ce qu’il ne sait pas encore, oui bah chuis pas devin, c’est que dans dix minutes son

étoile va être expulsée de son réduit obscur dans un gigantesque rot cosmique, pour se

remettre à briller de mille feux juste au-dessus de lui.

Au départ ne lui parviendra qu’un léger pfffft, pas vraiment le cataclysme rêvé,

quelque chose s’approchant du pet de moineau. En réalité le piaf s’avèrera gavé au cassoulet,

car ses flatuosités ne cesseront d’enfler jusqu’à provoquer une fucking colossale déflagration,

comme il l’appellera plus tard.

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ELLE

La main sur la poignée, elle s’apprête à ouvrir la porte. Partir faire tous ces trucs

nourriciers qui la ramèneront ici même dans onze heures. Elle retient son geste, pousse un

léger soupir, observe sa main sans la voir, puis se retourne et balaye son appartement d’un

regard un peu las. La cuisine sur sa gauche, le salon en face, et à droite, le petit couloir truffé

de dangers qui mène vers l’autre partie. Une chambre et la salle de bains. De là où elle se

trouve, elle ne voit que leurs portes fermées, mais ce n’est pas nécessaire, elle en connaît

chaque recoin.

Qu’est-ce qui cloche ?

Oh, au niveau de son refuge, rien. Tout est en ordre, propre, ça sent le frais. À

commencer par la cuisine, immaculée, comme si elle n’avait jamais servi. Dans le salon,

l’ordinateur portable est parfaitement fermé sur la table basse, le câble d’alimentation

enroulé dessus, tandis que des centaines de livres sont soigneusement rangés sur les

étagères, par maison d’édition puis par ordre alphabétique. Dans sa chambre, le lit est fait, et

sur sa table de nuit repose son bouquin du moment, Perfidia de James Ellroy, tellement dense

qu’elle a un mal de chien à le terminer, d’ailleurs le marque-page de la petite librairie de son

quartier n’avance pas beaucoup. La salle de bains est nette évidement, au milieu des parfums

attend sagement la petite enceinte Bluetooth avec laquelle elle a écouté pendant sa toilette

une sélection de chansons qui fêtaient le soleil, chacune à leur façon, des Stranglers aux

Négresses Vertes, en passant par Bob Marley, Voulzy et Otzeki. Quant à la poussière, même

en déplaçant des meubles, il n’est pas certain qu’on en trouve.

Alors, qu’est-ce qui cloche ?

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Oh, à vrai dire elle aussi est au poil, du moins vu de dehors et selon les critères de

l’année en cours. Ce matin, lorsqu’est venu le moment de s’habiller, elle a choisi sa robe

blanche avec des virgules vertes comme faites avec le doigt, celle qu’elle accompagne d’une

grande besace et d’espadrilles à lanières et qui lui vaut parfois dans la rue des « Florette, moi

je vais pas te raconter de salades ». Ensuite, sur le point de sortir et juste avant de se

demander ce qui peut bien aller de travers ici-bas, elle s’est penchée en avant et a secoué la

tête dans tous les sens pour ébouriffer son énorme tignasse noire et bouclée qui la suit

partout depuis qu’elle est toute petite. Quand elle fait ça, elle pense en souriant à tous ces

hommes qui, allongés dans son dos avant ou après le voyage vers les étoiles, finissaient

toujours par lui demander si elle pouvait faire quelque chose avec ses cheveux parce que là,

là, ils étaient à deux doigts de devenir dingues.

Puis elle s’est regardée dans le miroir de l’entrée, il lui retourne comme tous les

matins l’image familière d’une jeune femme plus qu’attirante, même à l’approche des

quarante ans. Bien qu’elle n’aime pas le reconnaître, elle assume, depuis que ses seins ont

poussé, d’avoir provoqué plus de hoquets que cent hectolitres de bière à la Oktoberfest. Robe

levée jusqu’à la taille, dos au miroir, elle s’est rassurée sur l’état de ses fesses — elle souffre

assez sur son vélo d’appartement pour ça. Il lui reste des années avant de devoir remiser son

pantalon de cuir, celui qui fait loucher les habitués de La Maroquinerie, du Trabendo et de

La Boule Noire, et leur fait louper une partie des concerts à n’avoir d’yeux que pour ce cul

miraculeux et cette fille toujours seule.

Alors quoi, nom de nom, qu’est-ce qui cloche ?

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« Cette fille toujours seule ». Voilà ce qui ne va pas, elle le sait bien. Souvent, elle est

même toute disposée à avoir des fesses plates comme Yoko Ono et s’habiller en survêtement,

si c’est le prix à payer pour avoir un mec bien dans sa vie. Un avec de grands bras pour

l’entourer et qui aimerait être avec elle tout le temps, même juste avant ses règles. Un avec

qui aller au lit à 23 heures, pas trois heures plus tard comme elle le fait toute seule. Elle n’en

peut plus de repousser le moment de se glisser sous la couette et de réduire ses nuits au

minimum vital, à tant redouter le silence et l’obscurité de sa chambre. Depuis quinze mois,

sept jours et huit heures, elle tient l’horloge à jour. Le dernier horaire connu de l’autobus.

Et pourtant, il ne se passe pas une semaine sans qu'un garçon ne se mette en tête de

l’inviter à dîner une pizza, pour les fauchés, ou une douzaine d'huîtres et un verre de

sancerre, pour ceux qui vont se contenter de sardines à l’huile ce qu’il reste du mois,

simplement pour être sur le chemin de son regard, sans ses grandes lunettes noires. Chacun

a sa technique pour s’attirer ses grâces, maintes fois répétée devant un miroir peu regardant,

mais ça fonctionne rarement. Combien de fois a-t-elle refusé une invitation à boire un verre,

aller au cinéma, se promener sur les ponts, voire à baiser, comme on lui a proposé une fois

dans le bar au pied de son travail. Le type, qui avait une tête à claques, en avait reçu une

énorme.

Oh, bien sûr, à une époque elle a aussi su dire oui en ouvrant les bras, à plusieurs

reprises même, mais plus depuis l’autobus. Elle soupire une dernière fois, puis ouvre la porte,

referme à clef derrière elle et appelle l’ascenseur.

Mazette, les cloches à la con !

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LUI

Il songe un instant à remonter chez lui pour ne garder que son tee-shirt, estampillé

« FUCK JEFF BEZOS » en grosses lettres blanches au-dessus d’une flèche orange, comme un

sourire malfaisant, mais renonce. Il lance l’application de musique de son mobile, pour

oublier pour un temps qu’il est comme ça, tête en l’air. Un peu crétin, ajoutera bien plus tard

une fée au sourire déroutant.

Il ajuste ses écouteurs et part d’un long pas vers le métro. Ce n’est pas la station la

plus proche, mais elle lui évite deux changements. Prendre les transports en commun

ressemble à une défaite de plus, alors que le mois dernier il utilisait encore sa voiture. Ce

n’est pas exactement sa décision, disons que sa banquière appréhende plus facilement la

délicate situation financière dans laquelle il se trouve depuis que tout a commencé à

dégringoler. Elle lui a donc suggéré, d’un regard sans appel, de faire un peu d’exercice.

Il connaît Martine depuis des lustres. Avant, quand ses affaires marchaient bien, il

avait droit à de grands sourires à chacune de ses visites, parfois même à une boîte de crayons

de bois aux couleurs de la banque, et, le top du top bancaire, à deux bises pour Noël, moment

dont elle profitait, selon lui, pour frotter ses énormes seins sur ses côtes. Mais depuis que

son activité tousse, ce ne sont que sévères remontrances et secs rappels à l’ordre. D’ailleurs

si ça ne tenait qu’à lui, il éviterait soigneusement de pousser la porte de son bureau. Mais il

a récemment sollicité un prêt personnel, alors il en est réduit à roucouler sous son balcon

tant que le département des risques étudie son cas.

Il passe devant des magasins dont il ignorait la présence jusqu’à ce que Martine s’en

mêle, traverse des rues dont il apprend les noms peu à peu, évite le regard de passants effarés

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par les vêtements qu’il porte. À la hauteur d’un joli square, il ralentit pour regarder un vieux

monsieur assis sous un hêtre en train de donner du pain à des pigeons. En définitive, il fait

tout ce que fait une personne normale qui a un bout de ville à parcourir, comme un dernier

répit avant les emmerdes, qui seront au rendez-vous il n’en doute pas.

Parfois la musique qu’il écoute coïncide pleinement avec le moment. Là c’est Judah

Warsky, qui en a Marre De Tout, comme lui. Il ne sait pas d’où sort ce morceau, entre chanson

française et techno-pop légère. Au début des années 80, il s’en serait écoulé cinq millions de

copies, mais bon, le temps passe et les modes changent, peut-être la mère du chanteur a-t-

elle acheté le seul exemplaire du disque en vente. En tout cas, la longue litanie des trucs qui

fâchent le chanteur ressemble à sa propre liste, même s’il ajouterait volontiers deux

couplets : il en a marre d’en avoir marre et il en a marre de ne pas savoir quoi faire pour que

ça change. Et cette sensation de ne pas bien faire les choses qu’il traîne comme un boulet.

Marre, fuck !

Il en est là de ses idées noires lorsqu’un coursier en moto envahit brusquement le

trottoir juste devant lui.

Tout ce qui suit arrive tellement vite qu’il n’a même pas le temps d’insulter le type ni

de lever son majeur dans sa direction. D’ailleurs, samedi soir il s’en réjouira, il songera même

à retrouver l’inconnu pour l’embrasser chaleureusement et lui dire tout le bien qu’il pense

de son mépris pour un espace en principe réservé aux piétons.

Il évite de justesse de se faire percuter par la moto en s’écartant d’un bond sur sa

droite.

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Au même moment, de la porte d’immeuble vers laquelle son pas de danse improvisé

l’a mené, surgit une jeune femme qui ne s’attendait pas à voir son espace vital réduit à rien.

Elle le heurte de plein fouet, lui écrase un pied, et, pour ne pas tomber, lui agrippe le bras

d’une main et lui appuie de l’autre sur la poitrine.

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ELLE

Elle n’a pas encore fait un pas dans la rue que son humeur a déjà viré du vert

maussade au rouge vif. D’où sort-il ce grand échalas qui ne sait pas marcher droit ?

Elle reste un instant juchée sur le pied de l’importun, puis lui lâche le bras, retire la

main de son torse comme s’il était brûlant, libère le pied, s’excuse d’un mot en le mitraillant

du regard et s’éloigne exaspérée derrière une tonne de boucles noires dans la direction

opposée.

Quelle grosse nouille celui-là ! Qu’elle le trouve pas trop mal avec son teint bistre ne fait

néanmoins pas de lui un gentleman, et elle s’est assurée qu’il enregistre correctement la

chose en lui lançant un regard qui n’invitait pas à la fanfaronnade. Déjà qu’elle s’est fendue

d’un « Désolée ! » alors qu’il n’a sûrement rien entendu avec sa musique. Une tête à écouter

de la daube. Et un pull en laine sous une veste en velours, mais dans quel monde il vit ce type, il

habite en sous-sol et il capte pas la radio ?

Elle est furibonde. Et elle sait bien pourquoi. Le télescopage fortuit lui rappelle trop

bien l’autobus. Comment une seule petite seconde d’inattention peut venir tout bouleverser,

les plans, les certitudes, le futur. Et aujourd’hui, la routine.

Elle attrape ses clefs de voiture dans son sac comme s’il ne contenait qu’elles, c’est

bon signe, tout va rentrer dans l’ordre et l’incident finir aux oubliettes. Curieusement elle les

fait tomber, ça l’agace, elle les ramasse, déverrouille sa porte, l’ouvre, la poignée lui échappe,

la porte se referme, elle bout, rouvre la portière, s’assied, referme, s’attache, met le contact,

démarre.

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Rien.

Retire la clef comme pour laisser du temps aux petits elfes des batteries d’insuffler un

peu de vie à la sienne, la remet et la tourne.

Rien.

Allez elfounets, soyez gentils, j’en appelle pas souvent à vous !

Trois fois. Quatre. Rien à faire, le moteur ne fait même plus mine de tousser, et à

chaque nouvelle tentative, de moins en moins de voyants s’allument sur le tableau de bord.

Elle tapote ses longs doigts fins sur le volant, évalue la probabilité d’obtenir de l’aide des

passants qui ne font que ça, passer, et renonce avant de se transformer en Cyclope version

X-Woman et de vitrifier le quartier avec son rayon tueur. Elle cherche son mobile dans son

sac, qui cette fois semble contenir de tout sauf un smartphone, finit par le trouver, le fait

tomber sur le sol, Ça va aller oui ???, le ramasse en se tapant le menton contre le volant,

Ooooooooooh !!!, rédige un court message Voiture out, je serai en retard, désolée à l’attention

de son chef, et ouvre sa porte pour sortir de l’habitacle. Juste au moment où passe une

voiture.

Franchement, mais que faisaient les elfes du rétroviseur ?

La violence du choc du véhicule contre sa portière grande ouverte la fait tressaillir et

crier. Ça ressemble à du yodel, un tyrolien en culotte de peau n’aurait pas fait mieux.

Elle regarde la scène les avant-bras posés sur le volant, les mains agrippées comme si

elle craignait que Godzilla ne retourne sa voiture comme une crêpe, les yeux écarquillés,

atterrée par l’accumulation de, comment dire, merdes, en seulement trois minutes. D’abord

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ce grand type qui avait failli lui ruiner une espadrille, puis la batterie, et maintenant les deux

malabars qui se dirigent vers elle, visiblement remontés. Pour quelqu’un qui a fait du

contrôle absolu des événements une stricte règle de vie, c’en est trop. Elle est à deux doigts

de fondre en larmes, les nerfs en pelote, lorsque le passager de l’autre voiture, arrivé à sa

hauteur, lui demande doucement :

— Vous allez bien, mademoiselle ?

Malgré ses presque quarante ans, il est rarissime qu’on lui donne du madame, et ça

tombe bien parce qu’elle déteste cette méprise grossière, le dernier à qui ça a échappé se

souvient encore du regard noir que ça lui a valu. Elle répond qu’elle croit que ça va, atone, et

lui retourne la question.

— Une calandre et une portière, y a pas mort d’homme, voyez-vous ? Il va falloir

qu’on fasse tout un tas de papiers et s’occuper de faire emmener votre voiture

en lieu sûr. Sans portière une seule nuit, oubliez vos sièges dès demain. Je parle

en connaisseur, je suis officier de police judiciaire, oui je sais ce que vous allez

penser, « c’est bien ma veine », mais je vous assure ça ne change rien. Ça va

prendre un peu de temps tout ça, vous avez quelqu’un à appeler ?

Elle regarde la carte barrée du drapeau tricolore, elle y lit George-Henri Cortazar et

trouve ce nom incongru, pour elle un policier s’appelle Martin ou Pinot, lit L’Équipe et ne

gagne pas le Médicis étranger. Elle lève les yeux vers lui comme pour dire « Tous les flics sont

toujours aussi gentils que vous ? », se demande s’il est plutôt pizza ou huîtres et sancerre, et

finit par répondre comme une automate :

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— Les papiers oui, la dépanneuse oui, je vais prévenir mon chef oui, merci

Monsieur le commissaire divisionnaire.

Elle ne sait pas très bien d’où elle sort ça, une série télé probablement, mais elle trouve

que ça fait joli le temps de se remettre de sa frayeur, et puis lui ça le fait sourire, alors ça la

revigore un peu. Elle prend son mobile et s’applique pour ne pas faire de fautes, en se

demandant si elle n’aurait pas mis sa cervelle dans le bas de la porte qui vient de faire un

bond de quinze mètres sur la chaussée : « Voiture très très out, je serai très très en retard,

très très désolée ». De quatre heures exactement.

Les deux flics ramènent la portière sur le siège arrière et plutôt que de s’installer dans

leur voiture, elle suggère la terrasse d’un café sans préciser qu’elle se verrait bien en tête-à-

tête avec un alcool fort. Au moment de remplir la déclaration, elle marque un temps d’arrêt

lorsqu’ils lui demandent son numéro de portable. Le doux inspecteur s’en aperçoit et lui dit :

— Mademoiselle, c’est juste pour prendre contact avec vous au cas où, pas pour

demander un rendez-vous galant, voyez-vous ? Que ça reste entre nous, mon

collègue je dis pas, mais moi les filles c’est pas mon truc, voyez-vous ? Alors

vous pouvez indiquer sans crainte votre numéro et notez aussi le mien dans

votre agenda, si un jour vous avez des soucis, appelez-moi sans hésiter.

Elle se sent encore un peu plus sotte et fait ce qu’il lui dit. À la fin, elle doit insister

pour payer l’addition et leur fait la bise avant qu’ils ne repartent en quête de tous ces citoyens

qui semblent ne découvrir l’existence du code pénal qu’une fois leur forfait commis.

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Lorsque la dépanneuse arrive, alors qu’elle patientait depuis une heure les yeux dans

le vague cachés derrière ses grandes lunettes noires, Commissionnaire divisionnaire, mazette

quelle gourde !, elle doit encore attendre que sa voiture ne soit hissée sur le camion, pour

monter aux côtés du conducteur après avoir passé énergiquement un chiffon propre sur le

siège, lui rendant un brillant qu’il n’avait pas en sortant de l’usine.

Rachid aimerait bien ne pas l’avoir comme cliente, car il a un mal fou à lui refuser quoi

que ce soit et ça fait des années que ça dure. Ce matin, rebelote : des deux semaines de

rigueur pour remettre la porte en place, masquer les imperfections sur la tôle, peindre le

tout, remonter une nouvelle vitre et changer la batterie, il abaisse le délai à quelques jours,

sans savoir s’il va pouvoir tenir son engagement. Quant au prix de son intervention, il se

déleste de la moitié de la somme en moins de temps qu’il n’en faut pour la voler à un autre

client, et ça, ça le sidère.

Elle l’appelle Monsieur Cacahouète, parce qu’un jour il lui avait montré sa nouvelle

acquisition, un grand monospace pour toute la smala, et il lui avait dit avec une certaine

fierté, les mains sur les hanches « C’est la nouvelle voiture à Rachid ». Elle l’aime bien son

garagiste, d’ailleurs elle aime bien tout le monde par défaut, finalement la liste des trucs qui

la mettent vraiment dans tous ses états n’est pas si longue : la musique de merde, les

bonimenteurs et les crédules, la justice qui dérape, les piles de sa télécommande et les petites

boîtes de thon qui s’ouvrent en tirant sur une bague. Alors en prenant garde de ne pas coller

sa jolie robe immaculée sur le bleu tout noir de Rachid, elle lui fait la bise. Elle le quitte avec

un « Allah vous le rendra Monsieur Cacahouète » et un grand sourire qui rappelle à ce

dernier la chaleur du bled et qui le fait soupirer.

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Un matin surprenant d’ennuis en tout genre, de désolée et d’accolades à tout va. Elle

prend un taxi, histoire de ne pas trop exagérer non plus avec la patience de son chef. Il lui

pardonnerait probablement tout et toujours, mais comme elle n’a jamais rien commis de

répréhensible, elle n’a jamais pu le vérifier.

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LUI

A Girl Like You d’Edwyn Collins à fond dans les oreilles, il devine plus qu’il n’entend

qu’on lui dit « Désolée ! », il est surtout frappé par le regard incendiaire qui semble dire « Si

jamais t’as taché ma robe pauvre naze, je t’arrache les yeux et les testicules et je remets le

tout à l’envers ». La scène ne dure que quelques secondes, mais bien assez pour qu’il tombe

raide dingue de cette fille, putain de merde, comment qu’elle est grave jolie !

Il renfonce ses écouteurs fabriqués expressément pour ne tenir en place que cinq

minutes, essaye d’oublier la scène et s’engouffre dans la station.

Forcément, pour oublier, c’est loupé. Une fois appuyé contre une barre dans la rame,

les bras croisés, il repense à l’incident et se dit qu’il aurait dû lui dire quelque chose.

N’importe quoi mais la retenir, pourquoi pas l’inviter à boire un verre, aller au cinéma ou se

promener sur les ponts. Une quatrième option ne lui effleure même pas l’esprit, c’est un pur,

dans le fond, avec un cœur d’artichaut de Bretagne gonflé aux stéroïdes. Mâtiné d’un abruti

incapable d’engager la conversation avec une femme. En revanche il se fait de super films où

il joue l’acteur principal, celui qui finit par embrasser goulûment l’héroïne tétanisée de peur,

et la production lui a fait un siège avec Grand Benêt marqué dans le dos.

Dans à peine six jours, tourmenté par l’enchaînement des faits, entre jubilation et

déraison, il rembobinera l’instant de la rencontre pour la millième fois, fera un arrêt sur

image et la modélisera en 3D comme dans un jeu vidéo. Il se déplacera dans la scène ainsi

figée, et se postera tout autour des deux personnages, moins pour les regarder eux que pour

observer l’incident sous tous les angles, à la recherche d’un indice.

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Un indice que peut-être il se fourvoie depuis tout petit. Et si le hasard n’était pas le

grand régisseur de la vie sur Terre et des imprévus qui déboulaient, trop facilement à son

goût, dans la sienne ? L’idée de grand dessein voire plus simplement de destin était-elle

finalement autre chose qu’un ramassis de foutaises ? Il avouera un gros moment de flottement

qui le mènera à se poser la question, paranoïaque : quelqu’un a-t-il œuvré en sous-main ?

Mais non. En se mouvant dans la rue immobile, il ne révèlera aucun mystère. La

fourgonnette stationnée dans leur dos est bien celle d’un magasin de fleurs, pas un véhicule

bourré de matériel électronique de surveillance. Dans la même direction, au premier étage

de l’immeuble d’en face, le visage qu’on devine derrière la fenêtre aux rideaux mal fermés

est bien celui de Léonce Grand-Claude, retraitée de l’Éducation nationale depuis vingt-six

ans, postée là du matin au soir par l’aide à domicile qui lui fait ses courses, et non pas celui

d’un guetteur grimé comme dans Mission Impossible. Et ce type dont on ne voit que le

chapeau derrière un gros 4x4, il s’agit bel et bien de Kevin Blanchard, étudiant aux Beaux-

Arts malgré son prénom, lunettes à montures épaisses, barbe carrée, bras tatoués, chemise

de bûcheron ouverte sur la toison, jean ultra serré auquel il manque cinq centimètres,

fausses Doc Martens basses, un vrai hipster à la con, bref, pas du chef de l’équipe pisteuse.

Alors non, aucun service secret, zéro illuminati, pas de forces occultes, de théorie

absconse ni de complot fumeux, il en arrivera simplement à la conclusion que pendant un

très court instant, il aura juste eu cinquante-quatre formidables kilos d’amour en équilibre

instable sur sa Converse, par le plus grand des hasards.

Arrivé à destination, le nez assailli par d’entêtantes effluves qui peinent à cacher la

misère, il emprunte l’escalator. Il regarde sans envie particulière de jeunes blancs-becs, plein

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d’envies ou très en retard, monter les marches quatre à quatre. Il trouve que mentir à ses

fournisseurs sur le paiement imminent de leurs factures est bien assez sportif comme ça, il y

laisse plus de calories que sur un vélo de salle de gym. Lui aussi, à une certaine époque, il

avait avalé les marches, tel le digne et fier porteur de la torche olympique. Mais des gros

coups de vent à répétition l’avaient éteinte, sa flamme.

Il ressort à l’air libre, remue sa veste pour se débarrasser des restes d’un mélange

effrayant de parfums doucereux et vomitifs, ce gros con de Ronaldo pourrait pas se contenter

de jouer au foot !, redémarre Edwyn là où il l’avait laissé, et se dirige vers son agence.

Un peu plus loin, il passe devant le bistro où il déjeunera vers 13 h 30, se plante devant

la porte, approche les mains de la vitre et y colle son visage pour voir à l’intérieur, n’aperçoit

personne mais prend note sur le grand panneau en ardoise qu’aujourd’hui, c’est

« andouillette sauce moutarde pommes de terre rissolées fruit de saison 14,90€ ». Il dira à

Pierre, patron du lieu mais néanmoins ami, « tu me le mets sur ma note », dont il se refuse à

estimer le montant total. Il n’obtiendra pas vraiment de réponse, mais imaginera un « Je ne

suis pas pressé que tu me payes, mais si tu as une date, je suis preneur ». Justement non il n’a

pas de date, ça fait partie des choses qui le turlupinent, mais il n’envisage pas non plus de

raconter des bobards à Pierre.

Il arrive à son immeuble de jour, monte au quatrième, franchit le seuil de la porte et

est accueilli comme tous les matins par un « salut chef ! » plein d’entrain. Annie se marre

derrière son bureau, elle adore l’appeler comme ça. C’est la seule survivante d’une équipe

qui avait atteint son apogée avant la crise, quand douze personnes s’entassaient dans des

bureaux prévus pour huit en se serrant. Certains avaient franchi une dernière fois la porte

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de leur plein gré, d’autres avaient été accompagnés jusqu’à la fenêtre, comme on jette du lest

depuis une montgolfière avec la jauge de gaz dans le rouge.

La bonne humeur d’Annie est un mystère. D’abord parce qu’en tant que secrétaire,

responsable de la logistique, des relations clients et d’une douzaine d’autres fonctions qu’elle

ajoute à sa liste sans rechigner au gré des besoins, elle est la mieux placée pour savoir que

tout ça sent le soufre et qu’au loin, en tendant l’oreille, on entend nettement le tocsin. Ensuite

parce que du haut — et des deux côtés — de ses cent quatre kilos, sa vie ressemble à tout

sauf à un conte de fées. Ou alors une fée très ronde et mal fagotée et en guise de baguette, un

sandwich pâté-cornichons. Célibataire depuis cinq ans qu’elle travaille avec lui.

Si lui est seul dans sa vie, c’est parce qu’il n’a ni le temps ni l’énergie et que chierie de

chiottes, ça tombe pas du ciel. Depuis ce matin il pourrait ajouter éventuellement d’une porte

cochère, car déjà il ne pense plus qu’à cette jeune femme. Ça lui fait mal, parce qu’il sait bien

qu’il ne la reverra jamais. Son souvenir s’estompera dans les prochains jours, et il redoute

déjà de le voir revenir de temps en temps, comme celui de toutes ces filles croisées ou

rencontrées dans sa vie, qu’il n’avait su retenir.

Alors qu’Annie, elle, passe ses soirées à chercher son prince, elle a ouvert un compte

sur tous les sites de rencontres, avec une photo jugée à posteriori plutôt avantageuse, ça la

meurtrit. Alors forcément, quand elle obtient un rendez-vous, après que le candidat fut passé

par un tamis au maillage très serré — pas de cigarettes, pas de gros mots, pas d’alcool,

mariage à l’église et trois enfants minimum —, c’est la surprise du chef et elle n’a jamais le

temps de tirer la queue du Mickey. Elle est malheureuse, il le voit bien, pourtant jamais elle

ne se plaint.

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Il sort une pièce de monnaie de sa poche, la glisse dans la fente, appuie sur la touche

habituelle, attend le message « retirer », sort le gobelet fumant et le porte à ses lèvres.

— Qu’est-ce que c’est que cette daube de merde ?

Annie, qui l’a éliminé de sa liste depuis bien longtemps en raison de son manquement

récurrent à la règle numéro deux, explose de rire. Ça tonne dans tout l’espace et son tailleur

rose fuchsia manque de se déchirer sur toute sa longueur. Elle explique qu’hier soir ils sont

venus de la société qui installe et alimente la machine et, qu’au vu de ses maigres

performances, ils ont décidé de ne mettre que des boissons dont personne ne veut, comme

ce potage à la tomate qu’il vient de se servir sans le savoir. Elle offre aussi désormais du thé

à la cannelle, un tilleul-gingembre, du lait d’amandes, de la chicorée au miel et un court-

bouillon au Viandox.

— Annie, vous nous trouvez un nouveau fournisseur, ok ? Sans café, ça va pas le

faire.

— Bah ça tombe bien je n’ai que ça à faire !

— Vous leur dites qu’on est quarante personnes en trois-huit, et le jour où ils

viennent l’installer, faites venir votre famille, ça les rassurera.

Elle a sept frères et sœurs et une armée de cousins. Dans ce fatras tribal, on trouve un

colonel, deux capitaines, un évêque, trois curés et une nonne, la seule représentante féminine

de cette grande famille, avec Annie, à ne pas être femme au foyer. Le lignage comporte

également un médecin en Afrique et tout un tas de représentants de métiers respectables. Si

l’un d’entre eux n’était pas derrière les verrous pour appropriation indue de biens d’autrui,

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elle serait considérée comme la rebelle de la famille, à bosser pour un type aux manières

douteuses. Comme si à l’état-major et au Vatican les fins des uns et des autres étaient

vertueuses, fuck’em’all !

Il s’installe derrière son écran, se connecte à sa boîte mail et à l’agenda,

désespérément vide jusqu’à seize heures, lorsque sera venu le moment de s’asseoir face à

Louis. Sept heures pour trouver une solution. Et cette fille qui le hante, ça ne va pas faciliter

les choses.

En attendant, il compulse les chiffres de vente, qui montent. Quelques années

auparavant, avec la crise qui avait réduit comme peau de chagrin le budget marketing de ses

clients, il avait dû cesser de faire de la com pour leur compte. Il aurait pu faire comme tout le

monde et réorienter son activité sur les réseaux sociaux, mais il n’y comprend rien et quand

il dit qu’il n’a même pas de compte Facebook, on le regarde ahuri. Alors, après un drôle de

concours de circonstances, il a atterri sur la place de marché d’Amazon, à vendre de tout et

de rien, du moment que ça trouve preneur.

Et donc, ça monte. Ça je peux pas dire, ça grimpe. Le problème — parmi des centaines

d’autres, Amazon est un enfer parfaitement huilé pour qu’il n’y ait qu’un seul gagnant, la

plateforme et son maître —, c’est que pour qu’un client lui achète ce que vingt autres

vendeurs tiers affamés proposent également, il faut avoir le meilleur prix, ce qui passe par

monnayer sa mère pour obtenir les meilleures conditions des fabricants et surtout rogner

sur sa propre marge. Et donc, s’il vend de plus en plus, il gagne de moins en moins. Comme

avec les parfums par exemple, ceux que Louis lui vend.

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Il dédie la matinée à enrichir son catalogue de références avec des tensiomètres

connectés et de l’huile d’olive extra vierge écologique de Jaen, en Espagne. Plus ils mangeront

de friture, plus ils auront besoin de se prendre la tension. Il se rassure comme il peut. Annie

prendra le relais pour s’assurer que ces deux fabricants livreront au bureau avant qu’ils ne

réexpédient le tout dans les gigantesques entrepôts d’Amazon. En prenant soin de respecter

mille normes et règles qui au début les avaient rendus fous, et qui leur avaient valu plus d’un

retour à l’envoyeur. Aujourd’hui la mécanique est parfaitement au point, pour preuve les

centaines de produits qu’ils gèrent à deux dans cinq langues, et ce même s’ils préfèrent ne

pas savoir ce que donnent les algorithmes du traducteur de Google. Mais jusqu’ici, personne

ne s’est plaint d’avoir reçu un réveille-matin du PSG en pensant acheter de la créatine.

Son problème, c’est la marge, misérable, rarement à deux chiffres, ce qui l’oblige à des

contorsions d’acrobate de cirque sans filet avec sa trésorerie pour échapper aux règlements

arrivés à terme. À la fin du mois, il peut tout juste payer Annie, les frais de fonctionnement

et s’octroyer un généreux salaire qui couvre son loyer et lui permet un ou deux concerts par

mois. C’est ce qu’il a entrepris d’expliquer à plusieurs reprises à Pierre, qui ne comprend pas

« comment quatre musicos crasseux peuvent passer avant un aligot-saucisse de Morteau

maison ». Ce que Pierre ignore toujours en revanche, c’est que son débiteur préféré ne touche

plus son salaire depuis plusieurs mois.

Du « Salut chef » du matin, il passe au « Salut mon p’tit lapin » du midi. Le propriétaire

du restaurant pourrait aussi bien l’appeler trou de balle ou salopard, vu l’ardoise qui enfle.

Mais on ne dit pas ça à un ami. À la belle époque il mangeait à la carte, avec un bon pinard

tant qu’à faire, et invitait souvent ses employés pour discuter de foot plutôt que de leurs

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clients qui payaient sans rechigner des honoraires astronomiques. Aujourd’hui il doit se

contenter de la formule à 14,90 euros, et si Martine ne donne pas le vote favorable à sa

demande de prêt, il passera au jambon mouillé-beurre rance sans cornichons.

Il y mange divinement chez Pierre, jamais il n’a eu à se plaindre, et la serveuse est

charmante et pleine de vie. Il aurait bien ramené ce sourire dans son lit, malheureusement

elle est mariée depuis vingt ans avec l’homme au chiffon sur l’épaule derrière le bar, Pierre,

son ami donc. Comme ça il n’a pas à tenter le coup, de toute façon ça aurait viré au fiasco,

forcément.

Bien que l’endroit ne désemplisse jamais, une table vide l’attend toujours lors du

second service et si un jour ce n’est plus le cas, c’est qu’il sera temps de payer la note.

L’andouillette est un supplice, la sauce moutarde un venin et les petites patates rissolées une

torture chinoise. Il avale le tout comme un condamné à mort, et sirote son petit pichet de

cahors en suivant distraitement le journal télévisé. C’est tout juste s’il entend un bref

reportage sur la colossale cagnotte mise en jeu le soir même par EuroMillions.

Pierre s’invite à sa table avec les deux décas, s’assied et en vient aux nouvelles. Denis

résume :

— Du neuf ? C’est une blague ? Zéro patate. Sauf ce temps de dingue.

— J’ai vu ça avant de sortir de chez moi oui, ça semble pas être ton cas.

Il fait mine de ne pas entendre la raillerie et continue sur sa lancée :

— Divine ton andouillette. S’il en reste, fais-moi un doggy bag pour le chien.

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En fait il adorerait en avoir un, de chien, mais qu’en ferait-il dans la journée ? Il a bien

pensé l’emmener au bureau, mais Annie lui aurait vite fait comprendre que c’était elle ou la

bête. Certes, elle ne le regarde pas comme le ferait un golden, mais elle abat une bonne partie

du boulot et le choix s’est fait de lui-même. Et puis de toute façon maintenant il prend le

métro, il se voit mal faire l’aveugle dans la rame, il ne pourrait plus regarder les filles.

Pierre lui demande s’il est enfin amoureux, il adore l’emmerder avec son « un gars

comme toi, qu’est-ce qu’il fout tout seul ? ». Que lui-même se le dise de temps en temps

n’excuse pas les autres. En même temps il se fait une raison, compte tenu de sa situation

financière, au cas improbable où il rencontrerait une femme, il ne pourrait l’inviter à dîner

que chez lui, et même en mettant une nappe propre et une bougie parfumée, le jambon-

coquillettes et le Flanby risqueraient de faire désordre. Pourtant cette fois il marque un

temps d’arrêt, il a une nouvelle pensée fugitive pour l’apparition sur le trottoir, et se dit qu’il

se laisserait bien fulminer par ce regard tous les matins. Il s’y emploierait à fond pour le

radoucir et finirait bien par dessiner un tendre sourire sur ces jolies lèvres pour franchir la

ligne les bras levés au ciel. Il compare souvent l’amour à l’étape du Tourmalet, la copine sur

le porte-bagages, lui pédalant pour deux, le bidon à sec, sans rustine ni sucre, encore moins

de substances interdites dans les médias mais fortement encouragées dans le peloton, alors

qu’à chaque coup de pédale le brouillard s’épaissit un peu plus et le sommet s’éloigne, la

voiture-balai dans la roue. Il est rare d’arriver en haut.

— Tu me poses la question presque tous les midis, sauf le dimanche. Tu veux que

ça m’arrive quand ?

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— Faudrait peut-être te sortir les doigts du cul aussi. Quoique, t’as un drôle de

regard, elle s’appelle comment ?

Il se défausse en disant qu’il pensait à Louis. Pierre n’est pas dupe mais insiste peu :

— Et ta sœur, gros menteur, ou alors tu nous fais un coming out. Bon t’as entendu

la super cagnotte à l’EuroMillions ? Deux cents millions, pourquoi tu joues

pas ? Tu pourrais racheter la boîte de Louis et le foutre dehors. Si tu veux je

t’aide à le pousser.

Pierre est au courant de ses déboires et de l’importance de la réunion de 16 heures.

Ils se connaissent depuis tant d’années, bien des fois il est resté à discuter avec lui après la

folie du service. Ça a créé des liens, une solide amitié est née. Il continue :

— Imagine ça, tu mets deux balles et demie et tu chopes deux cents patates. Tu

me rachètes le restau deux fois son prix, tu mets Annie à ma place, et moi je

prends ma retraite en Corse, là maintenant. Tu pourras venir quand tu veux,

t’auras ta chambre avec vue sur la mer. Et viens avec cette petite nana dont tu

ne parles pas encore, ça me rendrait heureux.

Si ça c’était pas de la bienveillance sans borne. Il essaye de se faire à l’idée d’avoir une

somme pareille en poche. À une époque, sa société maniait pas mal d’argent mais là, ça le

dépasse. Il sait juste que ce serait la fin de ses problèmes, même s’il en entrevoit de nouveaux.

Mais bon, comme disait Charles — le petit d’Arménie, pas le grand de Colombey —, sa misère

sentimentale serait moins pénible au soleil.

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Pierre reverse un peu de vin dans les deux verres, ils trinquent à la bonne fortune, la

Corse, les jolies nanas, et à tout un tas de patates. Quand il se lève pour aller au front et

s’apprête à sortir dans la rue, Pierre lui lance :

— Denis, je te dis merde !

Ah oui, il s’appelle Denis.

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ELLE

Lorsqu’elle arrive au bureau, étonnée de ne pas avoir été victime d’un nouveau

contretemps, c’est l’heure du déjeuner. Les cinq filles mangent ensemble, ce qui lui évite

d’avoir à répéter plusieurs fois une histoire que son amie Marta sanctionne par un « pour

une fois que tu tombes sur un type sympa, il faut qu’il soit maricón ». Marta, avec son sang de

fière Sévillane qui a troqué la calèche et les robes à pois pour le métro et les jeans moulés, se

désespère de la voir se trouver un mec. Un compagnon, un petit ami, un fiancé, un mari, un

Télé-Sexe, sa formule préférée, « un ce que tu veux mais trouve ! ».

Du coup, elle se garde bien de mentionner le grand flandrin, l’empoté du trottoir,

Marta ne l’aurait plus quittée d’une semelle avant d’en savoir plus. Il a tendance à lui revenir

en mémoire un peu trop souvent à son goût, elle en arrive même à douter de l’issue d’une

invitation à boire un verre, et pourquoi il a pas essayé celui-là, quelle top nouille franchement,

pour une fois que j’aurais pu dire oui ! Elle a même un flash qui la fait sourire, images

voluptueuses et lascives, deux corps nus enlacés, les fruits défendus, banane et abricot. Mais

après tant de temps, elle ignore si elle saurait trouver les gestes et dire les mots.

Au retour, le directeur de son agence la convoque dans son bureau. Elle s’attend à

devoir expliquer son absence de long en large, mais il écoute d’un air distrait et abrège pour

elle avec un « pas de chance pour votre voiture, ça va vous coûter un max ». Elle trouve sa

remarque plutôt louche, car si quelqu’un connaît et apprécie ses pouvoirs de négociatrice,

c’est bien lui ! Alors toutes ses alarmes se mettent à hurler en même temps. Trop tard.

— Et à ce propos, le siège m’a appelé, un poste de directrice d’agence est à

pourvoir à celle de Marseille après l’été. Et ils ont pensé à vous pour l’occuper.

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Ça fait le même bruit qu’une hache sur le billot. D’accord, elle est comme tout le

monde, si on enlève les bûcherons, elle n’a aucune idée du bruit que ça fait, par contre elle

voit parfaitement sa tête rouler jusqu’aux pieds de son bourreau, elle la reconnaît bien elle

est couverte de cheveux bouclés. Alors, même guillotinée, elle sent le sang lui monter tout là-

haut et est prête à démarrer au quart de tour.

Elle est bien ici, elle a un job qui ne lui complique pas la vie, elle aime cette routine

bienveillante qui lui maintient la tête hors de l’eau. Elle s’entend bien avec tout le monde et

tout le monde lui fout une paix royale, même lui, Yann. Sauf Marta d’accord, mais Marta c’est

Marta, elle l’aime sa Sévillane. Elle ne veut surtout rien changer à sa vie, elle n’en a pas la

force, l’autobus lui a tout volé, l’amour, les bananes, les projets, un emprunt sur trente ans.

Elle l’arrête dans son élan, lui dit contre toute attente qu’elle n’imagine pas sa vie

ailleurs qu’à Paris, lui rappelle qu’elle n’a pas d’ambition particulière, que son salaire lui

convient, qu’elle croit bien faire son job, qu’il en est content autant qu’elle sache et qu’elle ne

comprend pas pourquoi il veut se débarrasser d’elle.

Il en devient tout rouge et se redresse sur son siège comme s’il avait mis les doigts

dans la prise. Il lui dit que si ça ne tenait qu’à lui il la garderait ici jusqu’à sa retraite, que

l’avoir dans son équipe c’est comme gagner à l’EuroMillions tous les jours, mais il se trouve

que ses évaluations internes sont excellentes et ils ont un œil sur elle depuis le dernier stage.

Il essaye de lui faire peur en ajoutant que de leur dire non, c’est comme signer sa lettre de

démission.

— Bah qu’ils me démettent, je trouverai ailleurs.

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— Soyez raisonnable !

Il est pris au dépourvu par ce refus instantané qu’il n’avait pas vu venir. Il lève la main

gauche et commence à cocher ses doigts un à un, en énumérant les avantages propres à un

poste de directrice, le salaire plus que doublé, la voiture de fonction avec plein de portes à

arracher, toute latitude pour modeler l’équipe locale à son goût, et vue sur mer.

Elle est sur le point de lui dire eh bah mon cochon vous gagnez plein de pognon, mais

se retient de justesse.

— Il vous reste un doigt.

Il hésite. Il s’agace de la voir faire la belle alors que les autres tueraient père et mère

pour y aller, il craint d’être marqué au fer rouge par la centrale, celui qui met du sable par

paquet de dix kilos dans les rouages. Elle lui propose de mettre de l’huile en envoyant Marta

à sa place, il rejette l’offre :

— Elle a mon âge, au cas où vous l’auriez oublié, et ils veulent du sang neuf.

Écoutez, vous avez eu une matinée qui ne vous ressemble pas, y a un truc qui

vous tarabuste et ça vous empêche de voir clair. Je ne veux pas de réponse

maintenant, je vous laisse jusqu’à demain matin, ok ?

Lorsqu’elle est en vacances elle ne part pratiquement jamais, sa voiture même les

roumains laveurs de pare-brise l’ignorent, et elle a plein d’adresses où s’habiller à son goût

pour pas cher. Alors même en démissionnant, elle peut tenir deux ou trois mois sans rogner

sur les concerts et les nems en bas de chez elle. C’est moins un problème d’argent que de

s’occuper la tête toute la journée en vendant des assurances. D’ailleurs si elle pouvait elle

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travaillerait sept jours sur sept. Elle redoute les week-ends, les ponts et les congés, l’autobus

y prend ses aises. Elle n’en doute pas, en quelques jours elle retrouverait un nouveau job.

— Tic tac, tic tac, tic tac. A y est, on est demain matin, c’est non.

Elle regrette son ton mutin, elle l’aime bien son chef, il a toujours été gentil avec tout

le monde, jamais un mot plus haut que l’autre, mais il ne lui laisse pas le choix. Il lui dit qu’elle

est une emmerdeuse et recommence l’énumération des faits en lui interdisant de lui refaire

le coup du doigt. Il lui rappelle que la centrale lui offre le poste de directrice d’agence à

Marseille, avec des revenus importants et des avantages en tout genre, l’anisette en terrasse

dès février, et des milliers de Marseillais qui, derrière leur grande gueule, ont un cœur encore

plus grand, et il croit savoir qu’elle en cherche un où se réfugier, que c’est sa seule ambition,

peu importe comment elle appelle ça. Il lève sa main pour qu’elle ne réponde pas :

— Non, ne dites rien de plus, on se voit demain matin. Mais faites-moi plaisir,

Sophie, réfléchissez.

Ah oui, elle s’appelle Sophie.

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LUI

Louis arrive avec quelques minutes de retard, il croit avoir lu dans un manuel de

management que les winners faisaient ça, bien qu’il ne se souvienne plus très bien pour

quelle raison. Il fait la bise à Annie, qui glousse. Lui aussi est éliminé de la liste depuis belle

lurette, pour non-respect des règles numéro un (Marlboro light) et trois (Cognac). Quant aux

trois enfants minimum il les a déjà, elle doute qu’il en veuille plus. Seul son tour de taille,

auguste, trouve grâce à ses yeux, alors elle glousse et lui propose un court-bouillon au

Viandox, qu’il refuse en demandant si c’est une blague.

Il s’installe face à son futur associé, il ne doute pas un seul instant qu’il va en être

autrement. La chaise couine. Denis dit à Annie : « que personne ne nous dérange », ce qui les

fait pouffer malgré la solennité du moment. Tous deux savent bien que plus personne

n’appelle, les râleurs préfèrent les traces écrites, mails ou recommandés, tout dépend du

montant de la dette. Et des lettres le menaçant des pires rétorsions, il y en a une pile entière

sur sa table. Avant le rendez-vous, il a été incapable de se décider entre les cacher ou les

laisser à la vue de Louis.

Qui attaque bille en tête, parce que des billes, justement, il veut en mettre dans le

business de Denis, en lui demandant pour la millième fois s’il a réfléchi. Denis ne fait que ça,

réfléchir, en attendant que Louis redevienne raisonnable.

Ce dernier a une jolie affaire qui tourne bien. Il fait le grossiste en parfums pour des

revendeurs comme Denis, bien qu’il ait également un site marchand où il vend du flacon à

l’unité. Pas de la copie attention, rien que de l’original. Denis ne sait pas très bien comment

il obtient ses stocks, d’ailleurs il préfère ne pas savoir. Tout ce qui lui importe, c’est qu’après

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en avoir vendu quelques milliers sur internet, Interpol n’est pas à ses trousses, ça doit donc

être légal.

Ce que Louis ne sait pas faire en revanche, c’est les vendre sur la place de marché

d’Amazon, la mère de toutes les batailles du commerce en ligne, gagnée d’avance. Amazon va

avaler le monde, plus sûrement que les Google et Facebook, et Louis veut en être. Sauf que

c’est en passe de devenir un vrai métier, avec ses règles et ses petits trucs que tout le monde

garde jalousement. Il a déjà essayé, a même monté une équipe, mais a finalement renoncé

devant la complexité de la chose. À travailler sans intermédiaire, il pouvait pourtant afficher

les meilleurs prix, mais une longue série d’erreurs, impardonnables aux yeux d’Amazon,

avait fait chuter sa note globale, et les clients avaient déserté ce vendeur suspect.

Et tout ça, Denis le fait plutôt bien, d’où la proposition de Louis de s’associer avec lui.

Enfin plus exactement, si Denis en croit les termes de l’offre, de le déloger de sa boîte, en ne

lui laissant qu’une portion congrue du capital. S’il accepte, il assure la croissance et la

longévité de sa société, pourra respirer un grand coup, dormir du sommeil du juste et

s’intéresser de plus près aux jeunes femmes qui lui écrasent les pieds. Mais il ne sera plus

aux commandes, et le gros des dividendes, lorsqu’il y en aura, ira dans les poches du costume

fatigué de Louis.

Qui se sent obligé de répéter la donne :

— Tu es aux abois, je le sais vu que tu ne me payes pas, pas la peine de mettre

mon nez dans tes comptes. Par contre tu fais du bon boulot, tu es mon meilleur

vendeur sur Amazon et moi j’ai déjà dépensé trop de pognon pour vous virer

tous de là, j’ai arrêté les frais. On fait une augmentation de capital, je mets deux

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cents mille euros, en échange des trois quarts des actions, tu y gagnes sur toute

la ligne.

Pas la peine de la tracer la fameuse ligne, tous deux savent que c’est celle qui sépare

Denis du précipice. Il lui fait miroiter une nouvelle vie, s’octroyer un salaire digne, reprendre

sa voiture, payer sa note chez Pierre, augmenter Annie histoire qu’elle n’aille pas voir

ailleurs, embaucher du monde pour augmenter la cadence et booster les ventes. Il assure

qu’il éliminera les autres vendeurs pour se retrouver avec l’exclusivité du business sur

Amazon. Il ne voit pas où est le problème, franchement.

Denis ne se souvient pas lui avoir donné tous ces détails concernant ses soucis,

disons… matériels, mais fait comme si de rien n’était :

— Le problème c’est les soixante-quinze pour cent. C’est pas cher payé pour

s’offrir une boîte qui réussit là où tu t’es ramassé, ton échec t’a coûté bien plus

cher.

Là, il marque un point. Louis ne lui a jamais avoué combien il a investi en pure perte,

c’est Denis qui a déniché l’info un soir, en recevant ici même un ex-employé de Louis. Le type

ne s’était pas fait prié pour tout balancer, en croyant s’attirer sa sympathie et trouver un

nouveau job. En attendant, le CV repose dans la chemise marquée « Si un jour ça va mieux ».

S’ensuit un combat de cours d’école, où Louis rappelle à Denis qu’il n’est pas tout seul

sur la place et qu’il pourrait très bien perdre un marché en pleine croissance, Denis lui

répond que des grossistes ce n’est pas ce qui manque, Louis rétorque qu’aucun n’a de prix

aussi bons, Denis lui jette à la face qu’il n’a même pas le parfum de Ronaldo.

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— Et je ne peux pas céder la majorité de ma société pour deux balles.

— Deux cents mille balles, pas deux. Ça la valorise à deux cent soixante-six mille

six cent soixante-six et je te passe les centimes. Pour une boîte en perte, ce

n’est pas si mal. Et je te rappelle que les clients ne sont pas à toi mais à Amazon,

même pas un actif valable. Mais soyons beau joueur, je renonce aux trois

quarts, et on en reste aux deux tiers, ça monte la valo à trois cents mille. Parce

que c’est toi et que tu vas me faire gagner du temps.

Denis propose quarante-neuf, Louis s’en tient à sa dernière offre et rajoute qu’il oublie

le un pour cent perdu ce matin avec son dérapage linguistique. Il se lève.

— Je te laisse jusqu’à demain à la même heure, me raccompagne pas je connais le

chemin. J’espère que la nuit va te porter conseil et que tu vas redevenir

raisonnable, parce que là, t’es un vrai emmerdeur.

— Un pour cent en moins ! Quarante-huit, youhouuuuuuu !

Louis soupire bruyamment mais ne répond pas. Denis le suit quand même de près, il

ne voudrait pas qu’il affole Annie avec des commentaires déplaisants sur l’état de santé

mentale de son patron.

De retour dans son bureau, il réfléchit un long moment. Le bras de fer va continuer

demain, mais au mieux Louis descendra à soixante pour cent. Sur le papier l’opération est

parfaite, le coup de pouce qu’il attend depuis longtemps. Mais il a bossé comme un fou pour

en arriver là et il sait qu’à ce rythme ce n’est qu’une question de semaines, deux mois tout au

plus, pour que la roue tourne et qu’il voie le bout du tunnel. Et la lumière tout au bout, c’est

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vraiment la sortie, pas un train qui déboule en le prenant au piège. Et ça devrait m’échapper

au dernier moment ?

Il appelle Martine pour savoir où en est le prêt. Comme il n’a besoin de mentir à

personne, il s’est fait un business plan conservateur, avec des vrais chiffres, pas des envolées

lyriques. Et les soixante-dix mille euros demandés sont la clef.

— Martine à l’appareil.

— Bonjour Martine Alapareil, c’est Denis Alôtre.

Martine est banquière, elle est hors pair pour manier une ribambelle de mots qui

terminent en ing, sauf feeling, mais pour les traits d’humour, elle est zéro. Elle lui apprend

qu’elle n’a pas encore de réponse du département des risques, pas avant jeudi.

— Jeudi ce sera trop tard, j’ai besoin de savoir avant demain 16 heures.

Il retient sa respiration. Martine se plaint que les sept millions de clients de la banque

souhaitent tous une réponse pour la veille, Denis lui rétorque que s’il n’en a pas autant, les

siens sont encore plus chiants à vouloir recevoir leur marchandise avant même d’appuyer

sur le bouton de paiement, sinon ils vont voir ailleurs.

Martine est banquière donc, et elle a des objectifs à atteindre, de plus en plus hauts.

Tous les matins le chef d’agence les bassine avec ça lors de leur réunion préouverture :

« vendez, financez, filez des crédits, collez-leur des cartes bancaires, signez des CEL, des

Codevi, des LEP, des PEL, des PEA, des PEE, des PERCO, des livrets de la couleur que vous

voulez, mentez s’il le faut, mais atteignez vos objectifs, je vous rappelle que la maison cherche

quelqu’un pour l’agence de Cherbourg, eh oui Martine, Cherbourg c’est bien là qu’il fait

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toujours le plus pourri sur la carte météo ». Alors Martine ment comme un arracheur de

dents, et ça fait longtemps qu’elle ne fait plus le signe de croix juste après.

Elle lui assure que demain elle lui dira ce qu’il en est, Denis lui rappelle l’échéance,

elle jure qu’à 15 h 59 il aura sa réponse, il propose d’accorder leurs montres, elle lui demande

de ne pas trop en faire non plus.

Annie vient le voir pour le mettre au courant des sept mille deux cent quarante-trois

tâches en cours, ils en éliminent sept mille deux cent quarante-deux d’un commun accord,

pour se centrer sur l’envoi urgent de centaines d’articles à Amazon. Le pire qui puisse leur

arriver, c’est d’interrompre la chaîne de vente, alors s’il faut envoyer, envoyons.

Cette fois ce sont des cartables à roulettes et des sacs à dos d’une série télé pour

enfants. Ils se vendent comme des petits pains, mais leur expédition dans les entrepôts du

marketplace est une torture. Pour chacun d’eux, il faut le sortir de sa caisse, décoller le scotch

du plastique protecteur, trouver l’étiquette du fabricant coincée en général dans le fond, et

coller dessus un nouvel identifiant donné par Amazon, en prenant bien soin de cacher le

code-barres original par celui du marketplace et de le laisser visible pour le pistolet lecteur.

Une fois le plastique refermé avec le scotch en priant pour qu’il ne se soit pas entortillé

pendant la manip, il faut le remettre dans sa boîte puis dans la caisse, refermer cette dernière

une fois pleine avec du gros scotch, prendre ses mesures, estimer son poids, placarder une

grosse étiquette pour Amazon et une autre pour le transporteur, et limiter le tout à quinze

caisses sinon ça revient ici illico. Ça leur prend près de trois heures affligeantes, Annie est

même à deux doigts de dire quelque chose que sa morale réprouve.

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Il la renvoie chez elle et lui propose de faire la grasse matinée pour compenser, elle

l’en remercie mais refuse, elle doit être là dès huit heures lorsque le transporteur arrivera,

car si elle doit compter sur son chef, adieu veau vache cochon.

— Cessez de m’appeler chef, je me sens vieux.

— Excusez du peu, mais vous n’êtes plus tout jeune.

Ils s’adorent. Sans elle, il aurait jeté l’éponge depuis longtemps. Sans lui, elle aurait un

mal fou à convaincre un autre patron, « ok je suis grosse, mais je bosse mieux que toutes vos

pouffiasses neurasthéniques qui se baladent en jean taille basse dans vos couloirs en affolant

des clébards en costard-cravate ». Certes, elle n’aurait dit ni pouffiasses ni clébards, pas

même costard, mais elle doit s’entraîner si d’aventure Louis et Denis ne s’entendent pas.

Ils partent ensemble. Denis lui propose de prendre un Cacolac, la boisson préférée

d’Annie, mais elle a rendez-vous avec Serge123456, consultant en informatique, trente-six

ans, célibataire, « dégarni et un peu rond », et qui a passé la batterie de tests sans trébucher.

Elle y va avec un enthousiasme sans cesse renouvelé. Admirable, pense Denis.

Après quelques mètres, elle se retourne et lui lance :

— Achetez un EuroMillions pour la super cagnotte de ce soir, demain je vous

achète une cape et un grand slip rouges, avec Super Chef marqué dessus.

— Contentez-vous d’un Super Serge, j’achète les layettes.

Pour un peu il ajoutait XXL, mais il a besoin des dix heures de boulot abattu par Annie

tous les jours. À court de cigarettes, il s'arrête dès qu’il peut dans un bureau de tabac.

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Il la voit la machine à jouer, installée sur le comptoir. Elle lui semble bien froide pour

quelque chose censé donner du bonheur à la louche. À peine un doux ronronnement

électrique, alors qu’il l’aurait plutôt vue émettant à plein tube All night long, de Lionel Ritchie.

Il n’est pas fan de ce chanteur, mais il adore cette chanson, elle lui file une pêche du tonnerre,

souvent il la met juste pour retrouver le sourire. Il achète son paquet habituel tout en

continuant de fixer le terminal. La buraliste l’interrompt dans ses rêveries :

— Je vous l’emballe ou c’est pour manger tout de suite ?

Il s’ébroue. Elle le regarde, entre amusée et pressée de tourner la clef jusqu’à demain.

Il apprend qu’il a encore sept minutes s’il se décide à parier, déjà il ne parierait pas que ce

soit un délai suffisant pour un type comme lui. Elle tente de le rassurer :

— Jeune homme, je ne sais pas quel type de type vous êtes. Ici en vingt ans j’ai vu

de tout, mais aucun suicide pour incompétence notoire face au terminal.

— Je suis un peu spécial. Je fais comment ?

Elle fait le tour de son comptoir en soupirant et prend les choses en main. Il se décide

pour le seul tirage de ce soir, une unique grille. Elle lui demande les numéros. Il avait oublié

ce détail, il réfléchit un moment. Elle le presse un peu, lui dit que ce serait idiot de perdre les

deux cents millions parce qu’il est en froid avec les entiers naturels. Il aime bien quand elle

a dit « jeune homme », il l’embrasserait presque. Il commence par son âge, « cinquante-

quatre », là oui elle le regarde pour de bon, prête à réviser son jugement sur ce drôle de

représentant du genre humain, précise que ça ne va que jusqu’à cinquante et lui propose

d’opter pour un tirage flash, aléatoire. Il s’inquiète de savoir si le hasard fait bien les choses.

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— Une fois toutes les 139 millions.

Il donne son accord, le bulletin s’imprime dans la seconde. 19 h 58. Elle l’invite à le

signer au dos, pour plus de sécurité, ce qu’il fait pendant qu’elle encaisse. Il le range dans son

portefeuille.

— Essayez de ne pas le perdre. Demain revenez me voir, on regardera ça. Si vous

gagnez, envoyez-moi quinze jours au Costa Rica, j’en rêve, en classe business,

j’ai plus l’âge de manger avec des couverts en plastique et les genoux dans le

menton.

— Avec votre mari pour scruter la flore ou vous toute seule pour butiner la

faune ?

Elle rit et dit qu’elle aurait du mal à faire avaler à son époux qu’elle part quinze jours

seule chez sa mère en Corrèze, d’autant que là-bas personne ne met de maillots de bain, on

en revient aussi pâle qu’en partant, sans marque de bronzage en forme de doigts sur la

poitrine. Il lui promet qu’il en sera ainsi, et que même il se fendra de billets en première, mais

que si elle peut lui ramener les couverts qui doivent au moins être en or massif, elle serait

bien gentille.

Il fait le chemin inverse de ce matin, non sans vérifier cinquante fois que le

portefeuille est là où il doit être, avec le ticket à l’intérieur. Une fois chez lui, même en faisant

le dur qui ne croit pas aux miracles, il le planque sous les coussins du sofa, le retire et le met

tout au fond d’un tiroir où il retrouve des trucs qu’il a cherchés pendant des semaines. D’ici

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demain je suis capable d’oublier où je l’ai mis, alors il le ressort et le rend à sa veste. J’en deviens

idiot.

Bien plus tard, juste avant de rejoindre son lit, il consulte une nouvelle fois les

numéros choisis par la machine. 6, 7, 10, 24, 39. Étoiles 5 et 8. Il remarque que tous les

chiffres sont là, du zéro au neuf. Tu parles d’une série à la con, en plus trois dans la première

dizaine, n’importe quoi. Il éteint.

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ELLE

L’après-midi est long comme un jour sans rock. Elle évite le regard de son boss comme

elle peut, elle craint qu’il ne se mette en rogne, mais sa décision est prise. Marseille ! Ils

doivent écouter Kendji Girac toute la journée et s’habiller en Desigual le dimanche. Et de toute

façon elle n’aime pas le Pastis, elle préfère le Martini. Avec du Schweppes.

À dix-huit heures et des brouettes, remplies de nouveaux contrats, elle éteint son

ordinateur, récupère ses affaires, fait des bises à celles qui sont encore là, hésite à frapper à

la porte du bureau de son chef, et se contente d’un signe de la main. Mais visiblement, Yann

n’en a pas terminé avec elle, il l’invite à entrer.

— Ma chère emmerdeuse, vous avez encore affolé les compteurs cet après-midi.

Mais ce ne sera pas suffisant pour me coller une médaille et éviter l’opprobre.

— Écoutez, pas la peine d’essayer, j’arrive très bien à pleurer toute seule.

Il éprouve un soudain désir de la prendre dans ses bras pour qu’elle sanglote, là, tout

contre lui, et lui raconte enfin ses malheurs. Elle travaille ici depuis cinq ans, avec ce même

sourire qui fait chavirer le cœur des plus endurcis, sauf un matin, quinze mois auparavant,

elle était arrivée au bureau incapable d’effacer une mine épouvantable, lugubre comme une

chanson de Joy Division. Il ne connaît rien du répertoire de ce groupe, mais un jour, lors d’un

dîner de Noël, elle avait essayé de lui expliquer pourquoi elle croyait mourir « avec la

musique de merde » servie dans le bar dans lequel ils avaient terminé. Et il avait retenu ce

nom-là et un ou deux autres, au cas où le lendemain elle lui aurait fait une interro écrite, elle

en était bien capable.

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Et donc il ne sait toujours pas, pas plus que les autres croit-il, quelle terrible nouvelle

lui avait volé son sourire durant de nombreux matins, jusqu’à ce qu’elle redevienne la Sophie

que tout le monde voulait chérir et que le chiffre d’affaires de l’agence reprenne des couleurs.

Il croit venu le moment qu’elle s’ouvre, elle esquive :

— Vous raconter quoi ? La musique que j’écoute ? Vous en voulez une autre

ration ? Vous n’avez même pas entamé la première. Quant à la mécanique

quantique, j’en sais pas beaucoup plus que vous.

— Vous savez très bien ce que je veux dire. Comme tout le monde, j’aimerais juste

que vous me racontiez ce qui vous est arrivé. Marta se désespère.

Pour un peu elle plie. Maudit autobus, trop lourd pour ses minces épaules, trop

encombrant pour sa tête, elle voudrait juste qu’il s’en aille et rejoigne son terminus en la

laissant enfin tranquille. Elle se promet de mettre du gros rock rageur quand elle rentrera

chez elle, se laver de toutes les émotions de cette drôle de journée en martelant une batterie

imaginaire ou en faisant la guitare en minichaussettes et tee-shirt God Save The Queen. Et si

son voisin vient à se plaindre du niveau sonore, elle lui rappellera ses galipettes nocturnes

et matinales en lui jetant à la face « et ta chanteuse, désolée mais c’est pas Maria Callas ». Et

si elle est en forme, elle ajoutera « heureusement avec toi ça dure pas longtemps », avant de

lui claquer la porte au nez. Faut quand même pas pousser.

Elle ne va pas jusqu’à avouer à Yann que Marta est déjà au courant, il pourrait se vexer.

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— Touchée. Mais pas coulée. Savez quoi ? Vous êtes un type bien, je suis contente

de vous avoir comme supérieur, comme vous dites. Et Marta aussi. Tout le

monde.

Un ange passe. Tout rose pour lui, noir pour elle, No Future écrit entre les ailes avec

des clous rouillés.

— Sophie, si un jour vous surmontez toute ça et si vous vous mariez, vous

m’inviterez à la noce ? On ouvrira le bal, même si c’est sur les Dead Kennedys.

Elle éclate de rire. Elle l’imagine au son de Too Drunk To Fuck, Madame son épouse se

lamentant que ce soit probablement vrai.

— Si je me marie, ce sera sur une plage exotique, avec l’amour de ma vie, et il n’y

aura pas de témoins, sauf la lune et les étoiles, c’est joli hein ? Mais rassurez-

vous, on fera la fête avant de partir, et j’amènerai personnellement le 45 tours

de La Danse des canards rien que pour vous, je ne louperais ça pour rien au

monde.

Elle fait la bise à quelqu’un pour la troisième fois de la journée, record absolu. Yann

fond et pense un instant à se noyer dans un pur malt, mais les alcools forts ne sont plus qu’un

souvenir, il a dû cesser sous la menace. De sa femme, puis de son médecin, difficile de faire

comme s’il n’avait rien entendu.

Elle quitte le bureau et prend le métro. Elle retrouve son appartement, silencieux et

lumineux, enlève sa robe et ses espadrilles, se met en mode des fesses comme ça, ça tombe

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pas du ciel, et souffre sur son vélo d’appartement pendant trente minutes. Douche, crèmes,

petite tenue en coton blanc, prête pour sa deuxième journée.

Elle commence par emmerder son voisin, comme promis, avec sa nouvelle play-list

baptisée UK for ever, dans laquelle elle accumule des groupes anglais qui n’ont pas deux ans

et qui secouent ses petites enceintes avec l’énergie propre aux nouveaux nés. Elle a

récemment découvert Idles, et leur chanson Mother, gros punk rock ébouriffant et salutaire

à la Sleaford Mods mais avec des vrais instruments, pas un PC portable. Mazette, cette basse

et cette batterie ! Elle la met en boucle jusqu’à en avoir les bras endoloris et les cordes vocales

dans le sac. Elle poursuit avec des groupes qui n’existaient pas encore trois minutes

auparavant, d’ailleurs elle a un mal fou à suivre de près la production musicale britannique,

une richesse sans égal, cette capacité qu’ils ont de se renouveler sans cesse, ça la sidère. Ce

n’est pourtant pas faute de passer des heures, quand Paris dort, à écouter des centaines de

recommandations de YouTube et de quelques publications en ligne. Parfois elle en sauve une

pour la mettre aussitôt dans son mobile. Allez, ramène ta poire voisin, je suis prête.

Elle se sert un verre, Martini blanc et Schweppes, glaçon, et s’affale dans son sofa

rouge sang.

Lui revient l’image du grand dadais de ce matin. Elle ne se l’avoue pas, ou si, enfin non,

bon disons que j’en sais rien !, mais il lui avait bien plu. Elle fait la liste de toute la soupe qu’il

devait forcément être en train d’écouter au moment où elle avait atterri sur son pied. Mylène

Farmer, Mika, une compile de Queen ou David Guetta ? David Guetta, forcément, le tueur du

rock et même pas en prison, tout le monde s’en fiche. L’empoté a la tête à écouter ça ! Ou alors

il est papa et une ribambelle de gamins l’ont lobotomisé avec Maître Gims, elle en arrive

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presque à le plaindre. Elle se concentre sur les quelques images qui lui restent de l’incident,

avait-il une alliance ? Impossible de savoir, il avait les mains dans les poches de son jean. Puis

elle s’alarme.

Elle se précipite sur son portable, ouvre l’écran, et se connecte sur le site de la

Française des jeux. Mon abonnement mon abonnement mon abonnement, que Robert Smith

me maudisse s’il s’est arrêté vendredi dernier. Elle entre dans son compte, constate le drame

à venir et se demande qui lui en veut autant aujourd’hui. Elle a juste le temps de le réactiver

pour cinq nouvelles semaines avant l’heure limite. 19 h 59.

Elle ne sait pas vraiment pourquoi elle joue. Une vieille habitude de quand elle avait

des plans de vie et qu’elle a conservée alors qu’elle n’a jamais touché le moindre centime.

Elle aimerait gagner de quoi s’acheter une voiture neuve ou se faire une semaine aux

Seychelles. Huit jours sur des plages rien que pour elle, sous le soleil ou à l’ombre des plus

vieux rochers du monde, à boire des mojitos, lire tout son soûl, rock du matin jusqu’au soir.

Et pas d’autobus, ou alors un bousin tout brinquebalant qui ne ferait pas le poids.

Dans son esprit, à l’EuroMillions on gagne dix mille euros, pas deux cents millions.

Comme tout le monde, elle a parcouru des articles invraisemblables sur des gagnants de

sommes qui font tourner la tête, des histoires qui trop souvent tournent au vinaigre, de

pauvres gens que la subite fortune a menés à l’infortune. Elle ne parvient pas à se mettre à

leur place, elle ne les envie pas.

Elle appelle le chinois d’en bas, commande douze nems qu’elle va chercher vingt

minutes plus tard, Gloire à toi chinois qui fait les meilleurs nems du monde !, se sert un verre

de vin rosé, et se plante devant la télé. Elle attrape au vol un reportage sur des combats de

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chiens dans le Sinaloa, sur la côte Pacifique du Mexique, qui la consternent. Elle zappe à

temps pour ne pas se mettre à pleurer et tombe sur un film d’amour à Veracruz, de l’autre

côté du pays, qui l’attriste pareillement, allez savoir. Elle change de nouveau pour un

documentaire sur la tradition mexicaine de la fête de la Quinceañera, où elle voit des jeunes

filles de quinze ans impatientes d’oublier l’enfant qu’elles sont pour devenir femmes, ce qui

lui fait dire soyez pas si pressées les filles, c’est pas comme on vous a dit. Elle appuie sur un

nouveau bouton et se retrouve face à l’annonce d’un nouvel assassinat de journaliste à

Mexico, le huitième depuis le début de l’année. Le corps a été retrouvé dans un fossé, torturé

et démembré, et ce qui faisait de lui un homme, enfoncé loin dans la gorge. Elle en a un haut-

le-cœur.

Elle hésite à appeler son bouquet télé pour savoir s’ils viennent d’être rachetés par

Carlos Slim, parce que ça fait beaucoup de Mexique là quand même, et peut-être que les

mariachis ils ont de chouettes pantalons rock’n’roll, mais leur musique est à se jeter par la

fenêtre.

Elle continue comme ça trois heures, la main soudée à la télécommande, le pouce

endolori par tant de changements. Vers 23 h 30, alors qu’il lui reste deux bonnes heures à

tuer avant de rejoindre son lit, elle met TF1 pour consulter le tirage.

Les numéros s’affichent à la verticale sur le côté de l’écran.

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LUI

21 juin. De nouveau tiré du lit par un soleil assassin. Il se raccroche à l’idée que dès

demain il recommencera à gagner une minute de sommeil chaque jour.

Il récupère son mobile et se cale contre les oreillers. Nuit tranquille, pas de nouvelle

menace de ses fournisseurs par mail, ce matin ils lui donnent un peu de répit. Salopards, en

plus ils ont des volets au poil ces cons-là.

Il repose son portable puis se perd dans la contemplation apathique de sa chambre.

Tout est comme il l’a installée lorsqu’il a déménagé, pas une nouveauté dans l’ameublement

et la décoration en cinq ans, si ce n’est les livres qui s’empilent sur chacune des tables de nuit,

certains dévorés et adorés, d’autres parcourus et oubliés. Ceux qu’il n’a aucune intention

d’ouvrir, des cadeaux forcément, forment un gros tas là où ses bras n’arrivent pas.

Face au lit, une console en aggloméré de ciment lisse gris sale, achetée à la va-vite sur

internet, appuyée contre le mur. Dessus, derrière une drôle de plante à la pousse chaotique,

trône une grande photo en noir et blanc dans un lourd cadre de métal, aussi haut que lui.

On y voit des travailleurs indiens probablement très pauvres et exténués, occupés à

découper des tôles oxydées de navires en fin de vie, dans un chantier naval écrasé de chaleur,

le tout pour quelques roupies l’heure. Il n'est pas spécialiste du taux de rémunération horaire

appliqué dans les conventions collectives du secteur naval en Inde, quelque chose lui dit

même qu'elles n'existent pas, mais il insiste quand même sur le « quelques », parce que

manquerait plus qu’ils gagnent plus que moi ces cons-là.

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Il la trouve moche, trop sombre, mal cadrée. Le fait que le châssis pèse autant qu’un

âne mort n’arrange rien, le grimper sur la console lui avait fait regretter une fois de plus

d’avoir des bras qui avaient tout pris en longueur. Parfois, il rêve que le meuble finisse par

s’écrouler, provoquant la chute du cadre très loin dans la rue. Certes, il aurait fallu un

concours de circonstances particulièrement heureux pour qu’il se balance tout seul par-

dessus la balustrade, mais les rêves ça sert à ça, à imaginer des trucs idiots.

Sur l’autre mur, son tableau préféré lui fait des signes sinistres. Il ne s’en lasse pas de

son crétin. Il avait acheté L’Imbécile et la Mort à un ami artiste à une époque où les roupies

ne fondaient pas encore comme neige au soleil. L’œuvre est peinte sur une planche en bois

récupérée sur un trottoir. Le duo le fascine. La Mort toise impassiblement un pauvre hère

qui porte un drôle de torchon autour du visage, comme si une rage de dents s’ajoutait à sa

peine. Effrayé par l'apparition, l’abruti détourne la tête pour le regarder lui, formulant en

silence une sentence à venir : « toi aussi tu auras l’air con quand la faucheuse te pointera du

doigt, alors bouge ton cul tant que tu peux ». Crétin certes, mais sage. Son garde-fou.

Après un dernier soupir, il repousse la couette des mains, s’aide des pieds pour

l’éloigner jusqu’au bout du lit, puis exécute un magnifique roulé-boulé sur sa droite, s’appuie

sur ses bras pour se redresser sur les genoux, se met debout et file vers la salle de bains.

Ça lui prend six secondes, il le sait, il l’a déjà calculé. La technique pour s’extirper de

son lit est maintenant rompue, la faute à un machin qu’il a depuis peu en haut de l’abdomen.

Son médecin n’a pas dit machin, ni bidule, il a utilisé un mot bien comme il faut à la hauteur

du prix de la consultation privée, mais lui a été incapable de le retenir. Alors, s’il a renoncé à

se lever comme il faisait depuis tout petit, il a gardé son âme de gamin : il est dans un film,

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roulant au sol à toute vitesse sur sa droite pour éviter une pluie de balles ou le pied d’un

quadripode impérial de Star Wars.

Il se regarde dans la glace au-dessus du lavabo, les cheveux en bataille. Il n’a jamais

su très bien quoi penser de son corps, qu’il trouve bien trop maigre, même si au cours de sa

vie, les femmes qui l’ont parcouru de leurs mains impatientes au début, ou lasses vers la fin,

ne s’en sont jamais vraiment plaint. Il se met en route.

Il en ressort vingt-cinq minutes plus tard, en laissant derrière lui un brouillard de

vapeur et diverses effluves, toutes issues de jolis flacons fabriqués par des multinationales

qui s'engraissent sur son désarroi de quinqua déclinant. Il s’habille à la lumière de la salle de

bains, refait son lit sommairement, ouvre la fenêtre et lève les volets en leur dédiant une

nouvelle bordée bien léchée mais silencieuse.

Aujourd’hui, il a rendez-vous à l’autre bout de la ville, avec un futur râleur. Quelle que

soit l’issue des négociations avec Louis, il doit avancer. Qu’il se soit plusieurs fois trompé de

direction dans sa vie ne lui effleure pas l’esprit, et quand cette idée montre le bout de son

nez, il la met de côté, ce qui est fait est fait.

Signer avec de nouveaux fabricants et distributeurs, ingérer leur catalogue en cinq

langues, monter toutes les photos, introduire les caractéristiques, mots-clefs, dimensions,

poids, matériaux, restrictions pour les gamins, et cent autres variables que personne ne lit.

Le plus grotesque, les descriptions. Amazon est comme Google, ils adorent la littérature chez

Jeff Bezos, surtout celle de hall de gare, ça aide au référencement des produits sur la

plateforme et ça améliore la visibilité, qu’ils disent. Alors Annie et lui inventent des textes

complètement alambiqués, tirés par les cheveux à l’extrême. Parfois ils en rigolent et se

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décernent une médaille, parce que pondre dix lignes sur une trousse scolaire de l’Olympique

de Marseille remplie de douze crayons de couleur, deux crayons de bois, une règle, une

équerre, un rapporteur et un taille-crayon avec réservoir, c’est pas donné à tout le monde,

fuck Amazon !

Et tout ça le plus rapidement possible, la priorité est de mettre en route l’implacable

machine d’Amazon jusqu’à enregistrer les premières ventes. L’idéal c’est d’avoir à passer une

nouvelle commande au fabricant avant la date de paiement de la première, « mais c’est pas

tous les jours fête ». J’aurais dû naître dans mille ans, ici on vit pas assez longtemps et j’ai déjà

perdu trop de temps.

Il sort de chez lui avec une tenue plus en accord avec la chaleur annoncée et marche

d’un pas curieusement léger, écouteurs soudés aux oreilles, il se fait plusieurs morceaux de

Parquet Courts à la suite, le top du punk rock new-yorkais actuel, ces mecs-là sont des héros.

Lorsqu’il arrive à hauteur de la divine porte cochère, rien ne se passe. Ça lui met un

coup, comme ces petites claques sèches qu’on assène sur la nuque, elles ne font pas mal mais

elles donnent envie de tout péter. Peut-être est-il en avance, il l’imagine s’apprêtant avant de

descendre rayonnante dans la rue. En plus il a juste la chanson qui colle à l’instant, These

things, de She Wants Revenge, avec son refrain évocateur she’s in the bathroom, she pleasures

herself. Il adorerait ça, la voir se donnant du plaisir dans sa salle de bains.

Néanmoins il ne se fait pas d’illusions, ses romans d’anticipation ont aussi leurs

limites. Elle doit forcément avoir un mec et pléthore de prétendants dans l’ombre qui

attendent un faux pas. Il se fait une raison en se disant que de toute façon des cheveux pareils

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ça colle pas à l’idée que je me fais d’une nana qui aimerait le rock, elle doit écouter Coldplay,

porca miseria.

Il étudie le plan de métro, regrette de ne pas être sorti plus tôt et croise les doigts pour

que les deux changements soient fluides. Parvenu à temps devant l’immeuble dans lequel il

a rendez-vous, il s’autorise une dernière cigarette, puis entre.

La réunion se déroule à merveille, comme dans un film à gros budget. Il sort tout son

baratin habituel, mis au point au fur et à mesure qu’il engrangeait les échecs. Aujourd’hui il

connaît les arguments imparables mais pour plus de sécurité, il donne un dernier coup sur

la tête de son interlocutrice en lui rappelant, l’innocente !, qu’Amazon oblige à répondre aux

questions et problèmes des acheteurs dans les vingt-quatre heures, « ça veut dire être sur le

pont week-ends et vacances, sans quoi vous êtes sanctionnée et votre note globale en pâtit ».

Même le meilleur prix ne garantit rien, les clients fuient les vendeurs avec une mauvaise note.

Du coup, elle n’hésite plus, le week-end c’est sacré, tout du moins ceux qu’elle ne passe pas

dans sa belle-famille. Elle accepte de lui donner l’exclusivité, revoit sa marge à la hausse, et

ajoute un mois au délai de paiement. Tout roule, il s’en pincerait presque.

Une fois dehors il se promet d’essayer leurs produits. Cette femme lui a fait un effet

bœuf, même s’il a un doute sur le naturel de ses seins, en tout cas il se promet de faire un

effort pour se trouver une copine, le moindre décolleté me met aux abois et j’ai un peu de

boulot, là. Pourtant elle était vraiment charmante dans son 36, malgré son grand âge, grosso

modo le même que le sien, il l’a lu sur Linkedin la veille.

Il déteste ce réseau social, il ne l’utilise que pour dénicher les contacts qui

l’intéressent, le reste n’est qu’un concentré de ce que l’humanité fait de pire, le royaume de

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la vacuité qui élève Twitter au niveau de La Pléiade. D’un côté les gourous de pacotille qui

s’adonnent à leur session d’onanisme 2.0, de l’autre ceux qui se donnent des airs à publier

des fausses citations de Steve Jobs, Abraham Lincoln ou Gandhi, leçons moralisatrices à deux

balles, aussitôt lues aussitôt oubliées.

Il s’arrête boire son vrai café du matin dans un bar pour lequel le temps semble avoir

cessé de s’écouler dès avant la guerre. La terrasse est ombragée et dans cette petite rue on

entend nettement une myriade de moineaux assurant la becquetée de minuscules trucs à

plumes avec des restes de coquilles sur le crâne. Il laisse s’écouler un peu de temps, fume,

essaye de ne penser à rien.

C’est la carotte allumée au-dessus de lui qui le réveille. Il prend conscience que

l’endroit fait aussi dans le débit de tabac, et qu’il a virtuellement une solution à tous ses

ennuis dans la poche de sa veste. Il jette son mégot dans le caniveau et pénètre dans le local

silencieux, paye sa consommation, sort son portefeuille et en extirpe son bulletin.

Il le passe dans le terminal comme le lui a montré la buraliste la veille, et

instantanément s’affiche un message à l’écran : « Contactez la Française des jeux ».

C’est bien sa veine. Pour une fois qu’il joue, le système se barre en vrille. Ou alors il l’a

acheté pile à vingt heures et ils n’arrivent pas à se décider s’il est valable pour hier soir ou

pour vendredi. Il va pour formuler une autre hypothèse en filant une tourte à la machine

quand sonne son téléphone. C’est Annie, il n’aime pas ça, elle ne doit l’appeler que quand

l’incendie semble incontrôlable, sinon ils communiquent par WhatsApp. Il la salue et vient

aux nouvelles, qu’il entrevoit néfastes. Annie le rassure, elle a Louis sur une autre ligne, il

souhaite avancer la réunion à midi. Denis lui demande de patienter quelques secondes et

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sort du bar, car ce qu’il a à dire pourrait choquer les citoyens accoudés au comptoir. La rue

est tranquille, baignée de soleil. Il s’installe à l’ombre d’un arbre.

— C’est une tactique ou quoi ? Qu’est-ce qu’il manigance cet enfoiré ?

— Il dit qu’un oncle vient de mourir et qu’il doit s’absenter quelques jours.

— Dites-lui qu’il nous faxe l’acte de décès.

— On n’a pas de fax chef.

— C’est pas une excuse.

— Il avait l’air sincèrement affecté.

— C’est un renard fourbe.

— Vous êtes sans cœur.

— Il veut nous avaler tout crus.

— Il veut faire de vous un homme riche chef.

Il lui demande de quel côté elle est, elle répond du sien mais qu’elle aimerait bien aller

faire pipi, il cède, lui dit 12 h 30 pour se donner l’illusion que c’est lui qui commande, elle

souhaite un bon retour à son chef.

— Cessez de m’appeler chef, nom de dieu de merde de bite !

— Je vous déteste.

Il raccroche avec un grand sourire aux lèvres. Il aime bien ces joutes avec Annie, où

les deux se font tourner en bourriques. Elle a l’esprit vif et est pleine d’humour comme il

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aime. Il retourne vers son métro et s’aperçoit trop tard qu’il a oublié d’appeler la FDJ. Il

profite du voyage pour dénicher un numéro de téléphone sur leur site web.

Il appelle une fois ressorti en surface, une voix lui explique qu’il a joint le service des

personnes victimes d’une dépendance pathologique au jeu et qui souhaitent recevoir une

aide psychologique. Elle ajoute que pour les gagnants c’est un autre service, dont elle

s’apprête à lui donner le numéro, mais il l’interrompt :

— Des gagnants vous dites ? Comment savez-vous que j’ai gagné quelque chose ?

— En général quand s’affiche ce message sur un terminal de jeux, c’est que vous

avez gagné. D’ailleurs c’est pas en général, c’est tout le temps comme ça.

Il demande pourquoi le bureau de tabac ne lui a pas donné les dix balles, il se fait

expliquer qu’à partir d’une certaine somme, il doit appeler la FDJ ou se diriger vers un centre

de paiement.

— Certaine ? C’est combien d’euros une certaine somme ? Parce que là si vous me

voyiez, je suis sur un petit nuage.

— Je n’en doute pas. Écoutez, moi je m’occupe des addictions aux jeux, je ne peux

pas vous répondre exactement, appelez et ayez-en le cœur net, peut-être le

nuage est-il très très grand en tout cas je vous le souhaite.

Il note le numéro et décide d’appeler depuis son bureau. Il s’y rend d’un pas

faussement nonchalant, la mine sérieuse, alors qu’il a une envie irrépressible de courir pour

savoir combien il a gagné. Des nombres à quatre ou cinq chiffres s’inscrivent dans son esprit

par paquets de douze et dansent une farandole désordonnée. Il n’a pas le temps d’en attraper

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un au hasard et d’estimer ce qu’il représente. Et si c’était 70 000 ! Avec un peu de chance

Martine aurait obtenu le prêt et il ne serait pas fâché de lui dire que tout compte fait, il va se

débrouiller tout seul. Il est même tout disposé à l’emmener au train pour Cherbourg.

Une fois planté devant Annie, il va aux nouvelles avec Serge123456, histoire de faire

durer le plaisir de l’attente. Il est sincèrement ravi d’apprendre qu’ils ont de nouveau rendez-

vous samedi. Non seulement le type ne s’est pas débiné en prétextant une envie pressante,

mais il l’a invitée partout, Vittel-menthe au café puis cocktail light à base de fruits dans un

bar jazz. Ah, et entre les deux, un couscous royal. Le tout sans prononcer un seul gros mot,

Annie lui rappelle que son Serge n’est pas comme son chef.

— Moi j’ai des cheveux.

— Lui veut plein d’enfants !

— J’ai déjà une fille je vous rappelle.

— Bien mieux éduquée que vous du reste.

Annie et Marguerite s’entendent à merveille, bien souvent elles font front commun,

comme s’il était dans le faux alors que lui aime à répéter, ce qui agace tout le monde, qu’il a

toujours raison. Ça ne l’empêche pas de capituler face à elles, à quoi bon lutter.

Il s’assied à son bureau après avoir fermé la porte, fait mine d’avoir plein de choses à

faire, va même jusqu’à consulter les ventes, prévoit un excellent mercredi, regarde son mail,

toujours pas de bêlement de ses fournisseurs, respire un grand coup, et enfin compose le

numéro. Une voix féminine l’accueille.

— Relations grands gagnants bonjour, à qui ai-je l’honneur ?

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Il démarre au quart de tour, il sait bien pourtant qu’il ne devrait pas.

— Eh bien pile-poil, à un homme d’honneur, et plutôt grand, 1,87 m, ça devrait le

faire.

— J’en suis fort aise. Si on en venait au fait ? J’ai un peu de travail là.

Denis trouve que son interlocutrice n’a pas l’air commode, ne devrait-elle pas au

contraire faire dans l’obséquieux voire le sirupeux ? Il se rassied mieux sur sa chaise,

rapproche le téléphone et enclenche le haut-parleur, pose les avant-bras sur les accoudoirs,

croise les mains sur la table et enfin penche le haut du corps vers l’appareil. Il donne son

prénom et demande ce qu’elle a besoin de savoir.

— Enchantée Denis, moi c’est Béatrice. Donc si vous m’appelez, c’est que vous

avez un ticket gagnant en main, n’est-ce pas ? Si on commençait par là ? Après

tout c’est quand même le but du jeu.

Elle dit « enchantée » mais son ton dit autre chose. Malgré une certaine animosité

ressentie, il explique tout, la grille flash, insiste beaucoup sur l’heure, « je vous promets

l’horloge indiquait 19 h 58 », précise qu’il a même signé le billet et termine avec le message

laconique qui s’était affiché une heure plus tôt sur un autre terminal. Il s’inquiète de savoir

auprès de Bénédicte s’il a commis un impair en le vérifiant dans un terminal différent. Il

pense à ses 70 000 euros, s’ils devaient lui échapper à cause de ce bureau de tabac qui s’était

mis sur sa route inopinément, il irait lui-même y mettre le feu.

Bénédicte lui rappelle qu’elle s’appelle Béatrice, elle y tient, le rassure en lui disant

que l’endroit n’a aucune importance et lui demande combien il a de bons numéros et

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d’étoiles. Denis lui avoue qu’il n’en sait rien, qu’il vient de se lever, avant de se rattraper en

disant qu’en fait il était 6 h 24, qu’il n’a pas encore eu le temps de regarder le tirage et ajoute

qu’il serait comblé de gagner soixante-dix mille euros.

— Vous vous réveillez tard, veinard. Allez dites-moi qu’on en finisse rapidement,

quels numéros avez-vous joués ?

Elle appuie juste là où ça fait mal avec l’heure de réveil, il s’étouffe presque

d’indignation puis précise qu’il n’a pas choisi les numéros, que c’est la machine qui les a sortis

au hasard. Béatrice rétorque que machine ou pape, on s’en tamponne le coquillard, Denis

finit par lui donner la série de nombres, elle lui demande les étoiles, Denis répond « plein les

yeux », elle reformule sa question, Denis dit « 5 et 8 ».

Silence, qu’il met sur le compte d’un système informatique un peu lent. Il l’imagine

tapotant sur une vieille console de couleur gris clair, écran à tube de quatre-vingts colonnes

et vingt-quatre lignes pleines de caractères verts, le tout connecté à un gros IBM antédiluvien

à lecteur de bandes, même pas de jeu de cartes pour passer le temps.

— Denis ?

— 5 et 8, j’ai répondu avant.

— Denis ?

— Mademoiselle ?

— Madame.

— Excusez-moi, vous avez une voix très jeune.

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Il ne sait pas si une flatterie éhontée va augmenter le montant des gains, mais il ne

perd rien à essayer. Elle le remercie pour le compliment et ajoute que ça ne va pas modifier

la somme. Elle continue avec l’interrogatoire, ça commence à lui taper sur le système, elle lui

demande de lire les vingt-huit chiffres inscrits en bas du ticket par groupes de trois, quatre

ou cinq, sous le code-barres, l’un après l’autre, posément. Denis inspecte son ticket et

remarque pour la première fois ladite série. Il lit la totalité des numéros, lentement, un à un

comme a dit la dame, Françoise ?, en finissant par les deux groupes de trois chiffres de la ligne

inférieure. Il reprend la conversation :

— A y est.

— Comment ça « a y est » ?

— He bien j’ai lu les numéros, maintenant on fait quoi ?

— Denis ?

— 5 et 8.

— Denis ! Il fallait les lire à voix haute, que je puisse les entendre.

Il se marre et se sent quand même un peu idiot. Il reprend l’énumération des chiffres

qu’elle répète à son tour. Il perd le fil au bout d’une douzaine, lui demande de recommencer

à zéro en s’excusant de ne pas avoir toute sa tête, sans mentionner qu’elle s’égare sans cesse

dans une énorme chevelure pleine de boucles, c’est bien le moment d’apparaître je vous jure,

mais moi j’ai gagné plein de pognon euuuu nananinanère euuuu. La seconde fois est la bonne,

il confirme la série de chiffres. Nouveau silence.

— Denis ? Et ne me redites pas 5 et 8.

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— Blandine ?

— Béatrice. Alors voilà, au nom de la Française des jeux, je vous félicite

chaleureusement.

Il se méfie du ton de la dame, dans le Petit Denis illustré de sa vie, « chaleureusement »

ne s’emploie pas avec un ton de voix façonné dans un blizzard sibérien. Il se risque :

— D’avoir correctement dicté les chiffres ?

Elle hurle de rire. Il trouve cette soudaine hilarité un peu déplacée, il va jusqu’à se

demander si elle le prend pour un con. Elle s’excuse en prétextant un certain état de nervosité

et reformule en partie ses félicitations, Denis ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase,

il l’interrompt avec un enthousiasme renouvelé en demandant s’il a vraiment gagné

soixante-dix mille euros, Béatrice lui dit un peu plus, il pousse à soixante-quinze mille, elle

redit un peu plus, il rajoute quelques milliers d’euros et des centimes pour faire authentique,

elle abrège :

— Bon attendez on va pas y arriver, à ce rythme-là on y est encore ce soir et je

vous rappelle que j’ai du travail, Denis, dites-moi combien vous auriez aimé

gagner dans vos rêves les plus fous.

Là, ça coince. Des rêves, il en fait, toutes les nuits autant qu’il sache. Malheureusement

il ne les commande pas, alors les gros seins, même oniriques, c’est rare, et puis il les oublie

très vite, il s’en inquiète rarement.

Quant aux rêves d’argent, il n’en fait pas, au moins connait-il une certaine sérénité

économique lorsqu’il dort. Même éveillé il n’a jamais envisagé de gagner une fortune si ce

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n’est à la sueur de son front et il trouve que c’est assez mal parti compte tenu de son âge. Ce

matin, quand il a appris qu’il avait gagné une certaine somme, ses fantasmes n’allaient pas

au-delà du montant de l’emprunt qu’il avait demandé à sa banque. Combien aimerait-il

vraiment gagner ? C’est une bonne question, pourtant il ne remercie pas la dame de la lui

poser, il cale. Il le fait savoir à Catherine en lui rappelant que c’est la première fois qu’il joue.

Elle l’invite à écrire Béatrice sur un petit Post-it qu’il serait bien aimable de coller sur le

téléphone et d’apprendre par cœur pour ce qui reste de conversation, et insiste pour

connaître ses aspirations financières. Il ne comprend pas pourquoi elle fait durer le plaisir,

si elle a tant de travail que ça. En plus elle semble s’impatienter, un comble ! Il se lance au

hasard en lâchant un million, elle lui demande de multiplier par cent, il commence à

énumérer « un million » plusieurs fois avant qu’elle ne le coupe sèchement. Il la sent

contrariée, irritée même, elle l’interpelle, il dit « 5 et 8 », elle s’énerve en disant qu’elle lui a

demandé de multiplier par cent, pas de le dire cent fois, il ne comprend pas, elle calcule pour

lui et prononce cent millions, il rétorque que tout crétin qu’il est, au risque de la décevoir, il

sait aussi compter. Béatrice se calme :

— Denis… mon Dieu… vous ne me décevez pas, ce que j’essaye juste de vous dire,

les cent millions, c’est le montant de vos gains… vous êtes un gagnant de la

super cagnotte.

Silence.

Un silence à huit zéros derrière le un.

Le plus beau silence qu’il ait jamais entendu, mais il ne s’en rendra compte que dans

longtemps.

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Les mots ne résonnent pas, l’air est tellement sec qu’ils se sont évaporés

immédiatement. Du coup il ne tique même pas devant cette drôle de formulation, un gagnant

plutôt que le gagnant.

Seul Steve Austin, L’Homme qui valait trois milliards — de centimes de francs, ce qui

ne faisait plus très lourd —, aurait pu entendre une mouche voler. Ou Chuck Norris, mais il

est tout le temps occupé à faire le guignol sur tous les mobiles de la planète. Quant à Denis,

qui devient de plus en plus dur de la feuille depuis quelques années, il vient en plus de perdre

l’usage de la parole et de tout un tas d’autres fonctions physiologiques qui jusqu’à présent

l’avaient fort peu préoccupé, respirer par exemple, avant ça marchait tout seul.

Au bout d’une dizaine de secondes, Béatrice s’en inquiète et lui demande s’il est

toujours là. Là ? Denis ne sait plus très bien où c’est, là. Il répète bêtement qu’il est un gagnant

de la super cagnotte, Béatrice fait de même, Denis lui dit qu’il a bien compris, elle ne met pas

sa parole en doute mais l’invite à prendre son temps pour assimiler et à respirer

profondément.

En tant que responsable des relations gagnants, depuis cinq ans qu’elle occupe ce

poste, elle a vécu des moments de grande émotion, mais aussi de tension parfois burlesque.

Au début elle était ravie pour eux, aujourd’hui ça l’éprouve et elle en devient aigrie. En plus

ça manque cruellement d’originalité, toujours les mêmes rires et larmes, cris et silences.

Certes, tout le monde n’est pas préparé à s’entendre dire que leur vie va changer

irrémédiablement, d’ailleurs personne n’est prêt, elle le sait, elle pourrait écrire un livre avec

mille anecdotes tragi-comiques, et je me ferais plein de sous parce que j’en ai ma claque de

remettre des chèques à sept ou huit chiffres à des pauvres types et de continuer à partir en

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vacances dans le Morbihan. Lourde mission que la sienne. Plus grosse encore aujourd’hui

compte tenu de la somme gagnée.

Denis répète une dernière fois à voix basse qu’il est un gagnant de la super cagnotte,

aussitôt l’escadrille d’anges supersoniques qui planaient au loin fait demi-tour et finit par

passer dans sa tête, ça provoque un bang terrible qui tonne autour de lui, les carreaux

explosent, son bureau tressaute, sa chaise tangue, un ouragan le rend définitivement sourd,

San Andreas s’ouvre sous ses pieds, il se rattrape au portemanteau. Enfin lorsque le silence

revient, il secoue la tête pour faire tomber les gravats et la poussière de plâtre, puis s’aperçoit

finalement que rien n’a bougé, tout est là, intact, ses cheveux n’ont pas blanchi. Annie n’est

pas sous son bureau à pleurer son futur amour perdu et semble n’avoir rien remarqué. Alors

il fait comme la dame lui a dit, il respire profondément, il n’est pas capable de beaucoup plus.

Il craint que son cœur ne lâche, forcément. Mais non, s’il n’assimile pas du tout, mais alors

pas du tout, au moins parvient-il à se calmer. Alors il fait part à Jasmine de ses doutes quant

au sérieux de la conversation.

— Denis, je m’appelle Béatrice, Béatrice Levenant, je suis responsable des

relations avec les grands gagnants à la FDJ, la RRGG, la classe hein, vous pouvez

trouver plein d’interviews de moi sur internet. À mes côtés se trouvent mes

assistants, Laurent, Myrtille et Antoine.

Elle doit leur avoir fait un léger signe de la main car il entend des « Bravo Denis,

supeeeeeeer » et « C’est merveilleux ce qui vous arrive ». Lui trouve que c’est très joli,

Myrtille, Véronique aussi du reste, d’ailleurs Laurent et Antoine ne sont-ils pas des prénoms

magnifiques ? Il dit n’importe quoi, mais en a à peine conscience. Il se sent régresser vers un

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état semi-végétatif, comme s’il avait fumé un pétard de compétition, un bon vieux trois

feuilles de quand il avait les cheveux en l’air et écoutait bramer Johnny Rotten. Et il a un mal

de chien à lutter contre un engourdissement général des fonctions cognitives basiques, la

déconnexion neuronale est presque totale. Il croise vingt-sept doigts pour s’assurer que c’est

passager.

— Denis, tout d’abord je ne m’appelle pas Véronique, mais Béatrice, je dois en

être à quatre rappels de cet ordre et quelque chose me dit que ce n’est pas le

dernier. Pour vous tranquilliser, je vous rappelle que c’est vous qui avez appelé

le numéro de la Française des jeux. Ne serait-il pas très étonnant que vous ayez

composé un mauvais numéro et que vous soyez tombé sur une farceuse ?

Il lui dit que tout est très étonnant depuis dix minutes et qu’il connaît un paquet de

nanas de tous les prénoms possibles qui donnent pas mal dans la farce, Christelle par

exemple, le summum des prénoms de blagueuse. Béatrice comprend mieux que quiconque

son désarroi et lui signale qu’il n’est pas un cas unique, tous les grands gagnants passent par

là, même si ensuite ils ont des réactions très diverses, elle a eu droit à beaucoup de larmes.

Il lui annonce qu’il n’en est pas très loin, que tout ça c’est un peu le pompon.

— Denis ? Un pompon de cent millions d’euros, c’est un très joli pompon croyez-

moi. Vous vous ferez un beau bonnet avec, pour aller skier à Courchevel sans

vous préoccuper du prix des plats de frites en haut des pistes.

Skier. Le seul sport qu’il ait jamais aimé, cette jubilation des courbes joliment

dessinées sur du sucre glace. Et ces siestes qu’on fait à l’abri des pics enneigés,

incomparables. Mais Martine veille, alors à défaut de pistes noires, il s’est résigné à

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descendre des ballons de rouge chez Pierre. Il essaye de calculer combien de siècles il

pourrait passer à Aspen ou à Zermatt dans un hôtel en bord de pistes.

Et d’ailleurs, avait-il réellement entendu cent millions depuis tout à l’heure ? Il

éprouve soudainement une légère suspicion, quelque chose ne tourne pas exactement

comme ça devrait. Il en fait part à Esther, qui explose et hurle son prénom, il s’excuse

platement mais insiste, il ne comprend pas pourquoi elle parle toujours de cent millions

d’euros, elle lui rappelle que c’est le montant de ses gains, il revient à la charge en disant que

le montant de la cagnotte était du double, qu’il a les neurones « prises de doute ».

— Vous pouvez rassurer vos neurones d’une petite tape dans le dos, la super

cagnotte était effectivement de deux cents millions d’euros. Et on dit « pris de

doute », neurone c’est masculin.

Denis encaisse, mais l’espace d’un instant il se verrait bien lui tordre le cou, Chantal,

tu m’énerves grave. Il demande si c’est le fisc qui en prend la moitié au passage, elle explique

que non, que le montant est net d’impôts, que le fisc viendra plus tard si ses placements

génèrent des plus-values. Il insiste en demandant s’il s’agit alors de la part de la FDJ, ce à quoi

elle répond que non, qu’il ne s’inquiète pas pour eux, ils vivent sur la malchance de tous les

autres parieurs. Du coup il est dans le brouillard, quelqu’un serait-il assez gentil de lui

expliquer pourquoi de deux cents millions il est passé à la moitié ? S’ensuit un léger silence,

Béatrice se risque :

— Ah oui, excusez-moi, j’avais oublié que vous n’étiez pas au courant du tirage.

— Je sens que vous allez m’annoncer un truc qui va me faire du mal.

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— Soyez assuré que je ne vous veux que du bien, mais allons-y avec la bombe :

vous êtes deux à avoir joué les mêmes numéros.

Elle dit ça avec un plaisir non dissimulé. Ça n’empêche pas l’escadrille de faire demi-

tour et de dévaster tout ce qui tenait encore debout. Denis prend son temps, de toute façon,

vu son état, il peut difficilement aller plus vite, il propose que Béatrice lui répète la chose,

elle confirme en précisant que c’est assez exceptionnel, qu’ils se partagent la somme.

Plus tard, bien plus tard, il regrettera ses paroles, mais là sur le moment c’est le cœur

qui parle :

— Non mais je rêve, c’est qui ce gros con ??

— Une conne. Roooooo, non, attendez, vous me faites dire des bêtises. L’autre

gagnant va certainement vouloir préserver son anonymat et je ne peux vous

en dire plus. Je vous rappelle que l’EuroMillions se joue dans douze pays

européens et que cette personne est peut-être à des milliers de kilomètres d’ici

et parle une drôle de langue dans laquelle neurone est féminin, vous devriez

vous y mettre.

Il interpelle Sandrine, qui hulule à la mort, il s’excuse, il est perturbé, une nana vient

de lui voler cent millions d’euros et ni la police ni la FDJ ne comptent rien faire. Elle est à deux

doigts de péter un câble, lui dit qu’il s’emballe et que c’est regrettable, que cette personne a

joué les mêmes numéros, les mêmes étoiles, sa grille a la même légitimité, elle ne lui a rien

volé du tout. Elle lui rappelle qu’il a gagné cent millions d’euros, qu’il est fabuleusement riche,

qu’il pourrait faire un petit effort et se centrer sur ce point.

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Elle prononce « petit effort » avec une grosse pointe d’agacement. Il se déteste. Jamais

il n’a perdu les pédales de cette façon, il se mettrait volontiers une bonne grosse tarte si ses

bras ne pesaient pas chacun un quintal, il demande à Annabelle de l’excuser pour cet

emportement.

— Je vais me mettre à pleurer en avance, Béatrice ! Denis, nous organisons des

sessions d’accompagnement pour les grands gagnants. Des spécialistes

viennent vous parler de fiscalité, de conseils en placements, voire de suivi

psychologique si nécessaire, celle-ci je ne saurais que trop vous la

recommander. Et puis surtout on vous remet le chèque correspondant aux

gains, ou nous réalisons un virement sur le compte de votre choix, c’est vous

qui nous direz. En général c’est là que je me mets à pleurer, mais je ne trépigne

pas je sais me tenir. Et last but not least, nous vous invitons la veille à dîner

dans un chouette restaurant pour faire connaissance, on y parle de tout et de

rien, de football même si ça vous chante, mais je vous préviens je suis fan du

FC Nantes, oui c’est comme ça, je ne veux pas vous entendre ricaner, puis nous

vous logeons dans un hôtel également très chouette, où vous ferez de très jolis

rêves, avant d’attaquer une belle journée dédiée à vous préparer. Quand

souhaitez-vous que nous organisions cette réunion ?

Il fait une chute vertigineuse depuis le nuage sur lequel il venait de s’asseoir, un

cumulonimbus capillatus qui culminait à vingt-et-un mille mètres d’altitude, et tout lui

revient. La réunion avec Louis, le prêt de Martine, la dette chez Pierre, sa voiture à l’arrêt, ses

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vieilles Converse trouées mais tant aimées, son futur immédiat incertain. Et cette si jolie

môme qui lui avait écrasé le pied hier matin. Il propose de dîner maintenant.

— Denis, il n’est pas encore midi et ça demande un petit peu de préparation. Mais

nous pourrions nous rencontrer demain soir jeudi et organiser la session

d’accompagnement vendredi.

— Pour moi c’est parfait. Mais dites, vous ne pleurerez pas hein ? Une femme qui

pleure, c’est comme une maladie, un désastre, une hérésie, comme disait Juju.

Il essaye de faire diversion, il ne supporte pas de voir une femme pleurer, ça le

retourne dans tous les sens. Elle demande qui est Juju, il réplique « Julien Clerc, Nouveau big

bang, 1990 » et propose de lui amener la cassette jeudi soir, mais ça ne l’émeut guère, elle

n’aime pas les chèvres. Il fait comme s’il n’avait pas entendu, il répète plusieurs fois

« Béatrice » à voix haute comme pour s’entraîner et souhaite qu’elle lui confirme qu’il est en

train de vivre un truc complètement dingue. Elle s’y plie de bonne grâce et en profite pour

noircir la situation :

— C’est encore plus dingue que ça, et laissez-moi vous dire que vous n’en êtes

qu’au début. Mais, vous devez respecter certaines règles de prudence. Là

maintenant je vous invite à rentrer chez vous. Allongez-vous dans la pénombre

ou faites du sport, mettez votre cassette de Julien Clerc en boucle, sauf

Nouveau big bang, elle va vous coller le bourdon. Et surtout, surtout, Denis,

croyez-moi, ne dites encore rien à personne. Zéro patate, nobody. Quand vous

aurez pris conscience de ce qui vous arrive, vous aurez tout le temps de le crier

sur les toits et de voir une foule de super bons vieux amis collés à vos basques,

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jusqu’à ce que vous n’ayez plus d’autre solution que de leur faire un gros

chèque pour vous en débarrasser. Donc une fois chez vous, un peu de

méditation sur qui vous êtes vraiment et ce que vous avez toujours eu envie

de faire, pensez à une petite folie facilement réalisable et qui ne va pas plomber

votre budget annuel. Ensuite, allez dîner de quelques huîtres et d’un verre ou

deux de sancerre, voire d’une coupe de champagne, les bulles sont salutaires

quand elles ne forment pas un torrent en crue. Je vous rappelle demain pour

tout mettre au point, je ne veux pas de gueule de bois à l’autre bout du fil, qu’on

n’ait pas à commencer par réparer des dégâts. Denis, écoutez-moi, ne

commettez rien d’irréparable dès ce midi, demain je prendrai tout le temps

qu’il faut pour vous expliquer ce que sont cent millions d’euros. Six cent

cinquante-six millions de francs de quand on était jeune, cent treize millions

de dollars au cours d’aujourd’hui, trois milliards sept cent trente millions de

bahts thaïlandais, au cas où une virée à Ko Samui vous tente. Vous voulez un

petit aperçu de la chose, Denis ? Un smartphone top du top, le machin super

luxe, le truc de la mort pour écrire des WhatsApp et se réveiller le matin, vous

pourriez en acheter près de cent mille. Vous voyez la chose ? Et non, je ne suis

pas en train de vous lire un manuel, en cinq ans j’ai vu malheureusement trop

de gros gagnants finir par regretter amèrement d’avoir été l’élu d’un jour. Vous

comprenez ce que je vous dis, Denis ?

Il lui fait savoir qu’il n’est pas gros, la prévient que demain soir elle insistera pour qu’il

demande du rab et lui confirme qu’il a à peu près compris, « oui, madame ».

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— Béatrice. Je vous aime bien Denis, cet appel figurera aux places d’honneur des

annales de la FDJ. Donc pas de bêtise, toute l’équipe vous embrasse. Non,

Myrtille pas plus fort que les autres, je vous vois venir. J’ai du travail qui

m’attend. À demain.

Cinquante-quatre ans, cent millions en poche, et un gros sermon pour commencer.

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ELLE

Son cœur s’arrête. Sa respiration aussi. Elle pèse cinq tonnes, sent une énorme

pression sur les tempes, comme si elle était cent mètres sous l’eau. Les bruits s’estompent,

couverts par un violent bourdonnement désagréable. Dans son champ de vision tout devient

flou, seul scintille à l’écran le bandeau où s’affiche la série gagnante.

Les numéros, elle les connaît par cœur. Douze ans qu’elle parie sur les mêmes. Elle

aurait même pu les lire si son téléviseur avait été sur la face cachée de la lune.

Le 6, son jour de naissance.

Le 7, son mois de naissance. Bientôt quarante.

Le 10, la première Renault de son père, qu’il garde encore dans son garage comme

une relique, néanmoins en bien meilleur état que la sienne. La première voiture qu’elle avait

conduite, son père faisait le passager, un tensiomètre branché en permanence, frôlant

l’apoplexie à chaque changement de vitesse.

Le 24, pour la Dordogne, où elle avait passé, étant gamine, ses plus chouettes

vacances. Parfois les souvenirs de ses baignades dans des rivières où il n’y avait personne

d’autre qu’elle et ses parents la rendent mélancolique. Parfois ? Souvent.

Le 39, l’indicatif international de l’Italie, parce que quand elle avait commencé à

parier, son petit ami du moment était parti en stage à Rome, et au début ils s’étaient

beaucoup appelés, puis moins souvent, puis plus du tout. Comment il s’appelait ce naze ?

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Le 5, parce que lorsqu’avaient cessé les appels, pas moins de cinq prétendants à

substituer ce crétin congénital, comme l’avait appelé l’un d’eux, s’étaient présentés dans la

foulée. Elles les avaient éconduits ipso facto, digne et meurtrie dans sa tour d’ivoire.

Le 8, son chiffre préféré. Parce qu’on a tous un chiffre préféré et elle c’est le huit, c’est

comme ça, elle ne saurait pas dire pourquoi.

Et ils sont tous là, parfaitement alignés. Sa série à elle. Comme si elle les avait peints

sur la télé avec un spray et un pochoir. 6 7 10 24 39 5 8.

Avec quelques secondes de retard, tout explose dans sa tête. Mille joueurs de wadaiko

se mettent à marteler d’énormes tambours japonais, martyrisant des synapses hurlantes et

à l’agonie. Elle se sent mal, prise de nausée, son cœur s’emballe, et pas pour un prince

charmant. Des flashs stroboscopiques percutent ses rétines et troublent ce qui lui reste de

raison. Elle parvient à remuer un bras pour éteindre la télé. Puis reste assise, interdite.

Mon dieu, pourquoi moi ?

D’habitude elle dort peu, mais là, rien. Nuit blanche, immaculée comme sa cuisine. Elle

reste longtemps cloîtrée sur le sofa, la tête sur l’accoudoir, les mains entre ses jambes

repliées. Puis elle s’allonge sur le dos, les yeux comme des soucoupes, se relève, fait les cent

pas, s’assied sur toutes les chaises, sur le bord de la baignoire, dans l’entrée sous sa collection

de gros bonnets de laine, par terre contre la porte du réfrigérateur.

À l’aube, les nerfs à bout, elle monte sur son vélo, gagne l’étape au sprint, secoue la

tête comme quand elle était petite et qu’elle adorait que ses cheveux lui giflent le visage. Elle

flotte dans du coton, comme anesthésiée, concentrée sur ses réactions, incapable de se

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décider entre bonheur intense et peur du vide, poursuivie dans tous les recoins de son

appartement par une question qui a dû hanter bien des gagnants avant elle : qu’est-ce que je

fais demain matin ? Si elle en a formulé d’autres, elle s’en souvient à peine. Un peu avant huit

heures, après un jus d’orange sans effet, elle se met sous la douche. C’est tout juste si elle sent

le puissant jet brûlant marteler une nuque plus raide que si elle avait grimpé l’Everest à la

corde lisse. L’enceinte est muette, le rock attendra.

Elle déteste de toutes ses forces ne pas savoir ce qui est le mieux. Elle, qui d’habitude

passe outre les conseils des autres et qui n’en donne jamais, aimerait bien pouvoir utiliser le

joker du public ou du téléphone. Mais là elle est toute seule au milieu de l’arène, et à qui

pourrait-elle raconter ça ? Certainement pas à sa mère, qui s’évanouirait, et Marta l’inviterait

à aller « tirer un coup, ça décape les méninges », avant de tomber dans les pommes elle aussi.

Finalement elle prend une décision qui ne la convainc que parce qu’au dernier

moment, s’impose un rituel qui lui maintient la tête hors de l’eau depuis quinze mois, huit

jours et neuf heures. Elle décide d’aller travailler, faire comme si rien n’avait changé, afficher

le même sourire, adopter un ton léger. Elle se donne vingt-quatre heures pour y voir plus

clair. Et puis elle ne veut pas se défiler, cette fois elle a vraiment une bonne raison de dire

non à Yann, « vous comprenez que dans ces conditions-là, les assurances je vais les souscrire,

pas les vendre », aimerait-elle lui dire. Mais pas tout de suite, pas encore. Ni à lui, ni à Marta,

ni aux autres. À personne.

Le seul point sur lequel elle est d’accord avec toutes les Sophie en elle. Personne ne

va savoir, tant qu’elle n’aura pas décidé du chemin à prendre. Si elle doit jouer à la fée avec

les gens qu’elle aime, ce sera pour plus tard. Alors elle s’habille, finit par trouver la porte, et

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sort de chez elle, joli automate aux mécanismes oxydés. Si le grand dégingandé avait surgi là,

elle lui aurait écrasé tous ses pieds sans s’en rendre compte. Ou alors elle aurait fondu en

larmes dans ses grands bras. Entourez-moi, s’il vous plaît…

En pleine nuit, elle s’était connectée sur le site officiel pour vérifier qu’elle n’avait pas

eu la berlue, et avait découvert qu’il existait un autre gagnant. Curieusement ça l’avait

soulagée, comme si c’était plus facile comme ça, moins lourd à porter. Et à cette heure-là de

la nuit, cent ou deux cents millions, franchement, elle ne faisait pas la différence. Très riche

ou très très riche, ça ne changeait rien à l’équation, qu’est-ce que je vais faire avec tout cet

argent ? Comme elle jouait depuis longtemps, elle savait qu’elle avait deux mois pour se

rendre au siège de la FDJ. Allait-elle profiter du délai maximum ou se précipiter là-bas ?

Encore une question à tourner en rond.

Rencontrerait-elle l’autre gagnant ? Pourraient-ils échanger leurs impressions, se

dire pourquoi ils avaient choisi ces numéros, se donner des idées de voyage ou de voiture ou

d’endroits où vivre ou de toutes ces choses auxquelles elle allait devoir penser tôt ou tard ?

C’était une idée idiote, il vivait probablement à des milliers de kilomètres, et leurs chemins

n’allaient jamais se croiser. Si ça se trouve c’est une grosse anglaise qui sent le rance de tant

aduler sa momie royale, je lui offrirai un jeu de tasses à thé jaune et rose Never Mind the

Bollocks, Here’s the Sex Pistols. Johnnyyyyyyy, au secours !

Taxi ou métro ? Premier dilemme. Derrière, se cachent de nouvelles questions. Sa vie

va-t-elle vraiment changer tant que ça ? Va-t-elle abandonner l’anonymat réconfortant de la

foule pour pénétrer dans les sphères inconnues des puissants, aux tourments d’un autre

ordre ? Elle se demande si elle aussi finira par roter repue à table après avoir dépensé en une

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soirée ce qu’elle avait gagné en cinq ans d’assurances, alors que jusqu’à hier soir avec quinze

euros elle s’enfilait chez elle les meilleurs nems de Paris et une demi-bouteille de rosé de

Provence, elle n’en demandait pas plus.

Elle n’a jamais manqué de rien, n’a jamais vraiment voulu plus et n’a pas souvenir

d’avoir commis de grosse folie. Même en fin de mois elle a toujours de quoi assouvir quelques

plaisirs simples, et jusqu’à ce matin, ça lui a toujours suffi. Un Martini-Schweppes en terrasse

les yeux fermés derrière ses grandes lunettes noires quand le temps s’y prête, de temps en

temps une nouvelle robe, un sac à main ou des chaussures et tous les concerts qu’elle peut,

ça oui. Et sorti des sentiers battus, elle avait acheté et fait installer des petites enceintes Bose

qui restituait à la perfection le son cristallin de la guitare de Durutti Column, dans toutes les

pièces de son appartement. Elle pouvait vivre comme ça des milliers d’années.

D’autant que son nid est gratuit, son privilège à elle. Ses propriétaires de parents le

lui cèdent tant qu’elle ne trouve pas chaussure masculine à son pied. Ils lui posent la question

à chacune de ses visites, c’est son père qui encaisse le moins bien la triste réponse. Ils ont

renoncé depuis longtemps à être grands-parents, c’est juste qu’ils aimeraient bien voir leur

fille heureuse.

Alors bon, ni Zola ni Gala, ni Cosette ni Eslapette.

Elle se décide pour un taxi, angoissée à l’idée de révéler inconsciemment sa nouvelle

situation, comme porteuse d’un grand panneau où serait écrit « Je viens de gagner cent

millions, distribution gratuite ». Une fois installée à l’arrière, le véhicule réintègre le flot de

voitures en provoquant des râlements indignés et vengeurs, toujours cette sempiternelle

bataille entre deux ennemis héréditaires, où chaque camp se croit roi.

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Quelques minutes plus tard, le chauffeur la tire de sa torpeur et la fait sursauter :

— Vous avez vu l’EuroMillions d’hier soir, deux gagnants à cent patates chacun !

Direct au foie. Elle craint que ça ne soit le sujet du jour, partout, où qu’elle aille. Je

réponds quoi à ça ! Elle regrette de ne pas s‘être fait porter pâle quelques jours, le temps que

le soufflé retombe et que les gens assument que c’est encore loupé pour cette fois.

— Vous allez rire, mais je n’étais pas au courant, c’est vous dire.

— Dans quel monde vous vivez ma p’tite dame !

Ça y est, on commence à lui donner du madame, la faute à une nuit blanche anxiogène.

Malgré un léger maquillage et des lunettes qui lui mangent le visage, on décèle des traits

tirés. Elle se demande s’il existe des somnifères capables de la maintenir endormie

cinquante-neuf jours d’affilée. Le soixantième, elle aurait un rendez-vous important avec un

chèque à son nom. Elle lui répond qu’elle vit dans un monde où des voitures de police

arrachent sa portière comme si c’était la dernière mode que de conduire les jambes à l’air.

Il la regarde dans le rétroviseur et se dit qu’elle n’a vraiment pas de chance.

— Personne ne s’en offusquerait, elles sont très jolies vos gambettes. Moi j’ai joué

et zéro, comme d’hab’. Du coup je me contenterais d’en prendre un, des

gagnants, pour une course jusqu’à la Française des jeux, il me filerait un

pourboire de millionnaire. Mais même ça y a pas de raison que ça m’arrive,

jamais eu de chance.

Elle prend bien note d’utiliser le métro le jour où elle s’y rendra. Pas pour le

pourboire, elle ne sera pas pingre, se jure-t-elle, mais quelqu’un qui prend un taxi et donne

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l’adresse de la FDJ a forcément des choses à cacher. Quelques minutes passent, elle perd le

fil et la notion du temps, d’ailleurs elle pourrait tout autant être à Bombay entourée de

rickshaws, elle ne s’en rendrait pas compte. Le taxi n’en a pas fini avec l’affaire :

— De toute façon, je les reconnaîtrais au premier coup d’œil, il doivent avoir un

sourire grand comme la Muraille de Chine.

Elle revient à la réalité et constate, soulagée, que son visage sérieux ne la trahit pas.

— Et je ne crois pas qu’ils le gardent pour eux, un secret pareil c’est trop lourd,

ils finissent sûrement par lâcher l’info si on est assez malin pour la leur

soutirer.

Elle l’imagine avec une lampe de bureau braquée sur elle, « j’ai les moyens de vous

faire parler ma p’tite dame, il vaudrait mieux me dire tout de suite ce que j’ai envie

d’entendre, sinon je sors la caisse à outils ».

— Quand je pense que les deux gagnants sont de Paris. De toute façon, à cette

heure-là, ils doivent être en train de ronfler comme des bienheureux, les

veinards.

— À propos de ronfler, vous avez loupé mon immeuble, je vais descendre ici.

Providence. Elle paye et laisse un petit pourboire pour dépister le chauffeur. Alors

comme ça l’autre gagnant est de Paris ? Yann ? Marta ? Rachid ? Le grand escogriffe ? Et

pourquoi pas, ce monde est en train de devenir fou !

Là-haut, les filles attendent la pause-café pour lancer le sujet. C’est Marta qui

commence, privilège de l’âge, à Séville on respecte ces choses-là. Elle avoue qu’elle cesserait

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illico de faire la mariole au téléphone, puis elle achèterait George Clooney et le ferait livrer

chez Sophie, nu sur un plateau couvert de peaux de bêtes, après avoir vérifié plusieurs fois

chez elle qu'il est en parfait état de marche.

Tout le monde rit, même Sophie. Lorsque son tour arrive, après une nuit de

répétitions la réponse tombe toute seule, elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle ferait de

cette somme, puis ajoute, pleine de doutes, que peut-être continuerait-elle à venir ici, après

tout elle ne sait faire que ça. Désapprobation générale, elle file à sa table sous les quolibets.

Lorsqu'elles descendent déjeuner, elle n'a signé aucune nouvelle police de toute la

matinée. Ça lui était déjà arrivé, quinze mois auparavant, maudit autobus, circonstances

contraires, mêmes effets. Elle a essuyé les refus polis habituels, le matin les gens éprouvent

un intérêt limité à penser au jugement dernier, mais cette fois elle n'a même pas essayé de

retourner les récalcitrants comme des crêpes. La poêle est en fonte et la pâte colle.

À table, les commentaires sur les deux gagnants frisent le MBA en finance quantitative

et gestion des risques. Ça parle fiscalité, droits de succession, ISF, intérêts sur les placements,

immobilier, crowdfunding, start-up, déductions fiscales. Majors de leur promotion, mais pas

un sou devant l'autre pour appliquer le savoir acquis dans des articles qui laissent rêveur.

Sophie les regarde et fait mine de s’intéresser. Elle n'a jamais jugé bon de comprendre

quoi que ce soit à l'argent s’il ne tient pas dans son porte-monnaie ou sur son compte-

courant, mais suppute que la FDJ lui donnera un cours en accéléré.

Elle a juste dressé l'oreille lorsque la secrétaire s’est indignée que « si l’un des

gagnants est un ami, s’il décide de me donner du pognon parce que je suis très coooool, ben

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il faudra que je le déclare au fisc qui m’en prendra plus de la moitié ». Consternation générale

autour de la table, même Sophie, jusque-là silencieuse, lâche un « lamentable » qui surprend

tout le monde. Cette dernière bombe l’inquiète, elle craint de voir Marta s’évanouir une

seconde fois ou se mettre à beugler en espagnol contre l’obscénité de la chose.

Tout ça lui paraît encore très loin. À ce moment précis, elle s'en contrefiche. Elle ne

sait même pas ce qu’elle fait là, souhaite juste s’enfuir, rentrer chez elle, boire un truc très

fort, deux trucs très forts, dormir et oublier pour un temps ce qui l’attend. Cette nouvelle vie

qui pointe son nez lui paraît très compliquée. Ce n’est pas l’idée qu’elle se faisait d’avoir du

jour au lendemain une quantité indécente d’argent devant elle. Mazette, on devrait tous naître

riche, ce serait plus simple.

Elle se promet de regarder dès ce soir les vols pour les Seychelles, s’en aller, vite. Elle

rêve d’un hôtel dans les arbres, une échelle de corde pour descendre de sa chambre ouverte

aux quatre vents, boire un jus d'orange servi par un autochtone bellâtre, regarder envieuse

d’énormes tortues indifférentes à ce monde qui s’agite en accéléré autour d’elles, et marcher

des heures sur des plages tellement désertes qu’elle pourrait se croire seule survivante d’un

cataclysme rédempteur. Et rester là-bas pour la vie, quitte à racheter l’hôtel.

Puis elle se ravise en se rappelant qu’elle a à peine de quoi se rendre à Roissy et y

manger un sandwich végétal mayo Martini avant d’embarquer, il faudrait peut-être

commencer par aller chercher ton chèque, andouille.

Lorsqu’elles remontent au bureau, Yann est là qui l'attend, après avoir passé toute la

matinée au siège. Pas moyen de deviner à quoi il pense, même de près lorsqu’il l’invite à

s’asseoir. Elle s’inquiète auprès de lui de son rendez-vous du matin avec Torquemada, il dit

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avoir souffert dans ses chairs les techniques de torture de l’Inquisition, ils lui ont fait boire

une bassine de fiel à la louche jusqu’à ce qu’il n’ait plus eu de péchés à vomir et, comme

dessert, trois Pater Noster et deux Ave Maria pour le chemin du retour. Il lui demande si son

emmerdeuse préférée a changé d’avis, elle dit que non et que ce n’est pas une surprise.

— Ils ont accepté l’idée d’envoyer Marta à votre place, je ne voulais rien lui dire

tant que je n’étais pas certain de votre décision.

— Je l’ai prise à la seconde où vous me proposiez le poste. Je suis super contente

pour elle, et puis ça me donnera l’occasion de bouger mes fesses de Paris pour

aller lui faire coucou. Et à propos de fesses, elles ont besoin de vacances et de

prendre le soleil.

D’une chemise plastifiée posée sur ses cuisses, elle tire deux exemplaires de sa

demande officielle de vacances. Il l'examine, songeur, lui signale qu’elle a dû se tromper de

mois, la date du dernier jour travaillé indiquée est celle d’aujourd’hui. Elle confirme qu’il n’y

a pas d’erreur, qu’elle n’en commet jamais, ou alors il l’aurait couverte, ce ne serait pas chic

de l’apprendre maintenant.

Il la regarde. D’accord, elle est jolie comme un cœur, et les fameuses fesses là,

admirables, tout comme ses résultats. Mais là, elle pousse un peu le bouchon et il lui fait

savoir qu’elle ne peut pas partir comme ça du jour au lendemain sans prévenir, il ne peut pas

accepter et lui rappelle que cette boîte est régie par des normes et un peu de bon sens non

écrit qui s’impose tout seul. Elle s’attendait à ce qu’il dise ça, sa réponse est prête :

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— Écoutez, chef, j’ai toujours choisi mes congés en fonction des autres, je me suis

adaptée à tout et j’ai accepté de partir parfois à des époques pourries, pour

arranger tout le monde. Sans parler du cadeau de deux semaines entières non

prises l’année dernière, pas payées, et je n’ai rien réclamé. Alors, que dit votre

bon sens ?

Il sait qu’elle a raison et qu’il va lâcher l’affaire, même si ça lui coûte un rein de le

reconnaître. À chaque fois qu’elle s’en va, le chiffre d’affaires de l’agence s’en ressent, et à son

retour c’est tout juste si toute l’équipe réunie ne lui fait pas une haie d’honneur et la ola.

Il demande si les feuilles qu’elle n’a pas sorties de la chemise contiennent sa lettre de

démission au cas où il aurait mis son veto, elle confirme.

— Je cherche un autre mot pour emmerdeuse, parce que là vous jouez dans l’élite.

Elle lui propose l’alternative casse-bonbons ou chieuse, il lui demande de disparaître

de sa vue et lui ordonne de lui ramener un petit bocal de sable. Elle lui fait savoir que là où

elle va, il est strictement interdit d’en prendre comme souvenir, mais pour lui, elle fera la

dangereuse terroriste recherchée par toutes les polices du monde. Honoré, il lui intime de

lire du Le Carré dans l’avion et de se teindre les cheveux.

Marta la remplace face à Yann, elle y reste plus d’une heure. Plusieurs fois elle se

retourne vers Sophie, mais celle-ci regarde volontairement ailleurs. Lorsque la réunion

prend fin, Yann tend sa main pour célébrer la promotion, main que Marta ignore pour lui

donner une authentique accolade à l'andalouse, grandes tapes dans le dos incluses. Elle

rayonne en revenant dans l’espace des filles, mais son visage change lorsqu'elle croise le

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regard de son amie. Elle se dirige direct sur elle, l'attrape par le bras, la force à se mettre

debout, lui glisse à l’oreille un « toi ma cocotte tu vas devoir m’expliquer deux ou trois choses,

on va boire un godet », et la conduit fermement jusqu’à la sortie sans prononcer une parole.

Elles s’installent sur une banquette dans le café en bas, celui de la tête à claques.

Sophie est inquiète, elle a à peu près deviné ce que Marta a entrepris de faire, elle sait aussi

que c’est la seule personne à qui elle n’est jamais parvenue à cacher quoi que ce soit. La seule

personne au courant pour l’autobus, c’est dire.

Marta se commande un whisky, le plus fort que tu aies Manu !, et un Martini blanc avec

du Schweppes pour Sophie. Une fois servies, elle fait feu :

— Tu refuses la promotion du siècle pour me l’offrir sur un plateau, tu te barres

trois semaines en vacances sans rien me dire ce qui revient à ne le dire à

personne, tu as une tête de déterrée et tu as les mêmes fringues qu'hier, tu

veux bien me raconter ce qui se passe, espèce d'andouille de mi corazón ?

Sophie vise sa tenue, et prend conscience pour la première fois de la journée qu'elle

porte encore sa robe blanche, celle avec des virgules vertes. Jamais au grand jamais elle ne

s’est vêtue deux jours de suite à l’identique. Quand elle était petite, elle faisait comme dans

Astérix en Hispanie, le petit ibère énervant qui retient sa respiration jusqu’à ce qu’on lui cède,

ça exaspérait sa mère, qui finissait par renoncer à lui mettre la même jupette que la veille.

— Laisse-moi deviner, tu as rencontré le grand amour, c’est ça ? Alléluia ! Je te

préviens, si je ne suis pas la première à l’apprendre, je t’arrache les ovaires et

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j’en fais des miniboulettes de viande à l’espagnole, des albondigas à la tomate.

Raconte ! Il en a une grosse au moins ?

Marta, élevée dans un strict collège catholique de Séville, avait atterri à Paris toute

jeune, lors d’une virée de fin d’études avec ses bruyantes copines, et les avait raccompagnées

trois jours plus tard à Orly en leur disant qu’elle comptait rester encore un peu. Ça fait trente

ans. Et aujourd’hui lors de ses visites obligatoires en Andalousie pour les processions de

Semaine sainte, elle fait toujours le désespoir de ses parents, dont les oreilles hurlent à

chaque embardée de langage.

Alors quoi, qu’est-ce que Sophie est censée faire, là ? Tout lui balancer ou attendre le

retour des Seychelles ? Marta, pourquoi me fais-tu ça ? Elle voudrait bien pleurer, l’émotion

est montée d’un coup et menace de déborder, des lézardes apparaissent sur les murs de ses

remparts, mais son amie pourrait s’alarmer. Elle dit que non, pas de grand amour en vue, ni

Télé-Sexe, ni grosse banane ni petite, elle a juste un gros coup de mou et veut profiter que

Marta soit encore là deux ou trois mois pour prendre des vacances.

La Sévillane se retourne vers Manu, lui enjoint de ramener plusieurs spots et des

tenailles, un marteau, une lime à bois, des ampoules neuves et du scotch pour tenir les

paupières de Sophie ouvertes, elle veut la travailler au corps. Manu, qui est fou dingue de

cette grande fille hystérique bronzée toute l’année et qui pourrait être sa mère, continue

d’essuyer le bar en se demandant quand il va trouver le courage de mettre un genou à terre

pour l’inviter à dîner. Marta enclenche la seconde :

— Non mais tu te fiches de moi, eh, oh, coño ! C’est moi là, pas ta vendeuse de

légumes ! Jamais tu m’as menti et tu voudrais commencer aujourd’hui ?

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Sophie lui rappelle combien elle l’aime, Marta boude en disant qu’elle commence à en

douter, les mots de trop, les yeux de Sophie se mettent à briller et elle ne peut rien faire pour

empêcher le drame, elle se met à pleurer toutes les larmes de son corps. Pas moyen d’enrayer

la chose, elle se recroqueville sur sa banquette, voudrait être toute petite, disparaître, c’est

ça, disparaître, trouver une fusée et décoller au plus vite, que plus personne ne se préoccupe

pour elle, qu’on l’oublie. C’est à peine si elle sent Marta s’asseoir à ses côtés, l’enlacer en

silence et la tenir très fort jusqu’à ce qu’enfin les sanglots cessent et qu’elle finisse par

redevenir une Sophie plus ou moins conforme à l’image qu’on a d’elle. Marta ne desserre pas

son étreinte, lui souffle qu’elle tient à elle « comme la mirabelle de ses yeux », parfois elle

dérape avec les expressions, ça fait marrer tout le monde et ça la rend encore plus attachante.

Sophie lui demande si elle peut lui dire un secret sans qu’elle se mette à hurler plus

fort qu’un Mirage au décollage, zéro décibel, tout en dedans, histoire que ça reste vraiment

un secret entre elles deux. Marta en est presque indignée. Elle retourne à sa place et lui dit

tout à trac que peu de temps après que Sophie fut arrivée dans la boîte, « lors d’un de ces

stages à la con où la centrale nous envoie de temps en temps », elle a passé la nuit avec Yann,

jusqu’au petit matin. Elle ajoute que personne n’en a jamais rien su, et donc ça fait match nul.

Sophie en reste interloquée. Non seulement elle n’en a rien su, mais à aucun moment

elle n’a surpris de gestes ou de regards équivoques entre les deux. Elle qui se targue d’être

observatrice et de pouvoir déceler toutes ces petites altérations dans les comportements qui

indiquent un bouleversement passé ou à venir, comme une nuit de sexe avec son chef par

exemple, zéro pointé.

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Marta précise, au cas où, que c’est un secret assez lourd de conséquences, Yann est

marié deux fois, sa femme et la boîte, et de son côté elle n’est pas malheureuse avec son mec,

alors si ça se sait, elle a plein de recettes pour les albondigas.

Sophie se moque pas mal de ses ovaires, jamais elle n’a voulu d’enfant et ce ne sont

pas cent millions qui vont la faire changer à ce sujet. Mais elle se doute bien que Marta peut

tout aussi bien lui arracher les quatre membres et les recoudre à l’envers.

Et puis d’un seul coup c’est Marta qui devient livide, elle lui demande avec angoisse si

elle a chopé une grosse merde.

— Non Marta, j’ai chopé un gros truc, mais c’est pas une merde, enfin autant que

je sache. Mets ta main sur ton cœur et dis solennellement « Sophie je jure sur

la tête de Julio Iglesias que je ne le dirai jamais à personne ».

Marta s’exécute avec maladresse, parce qu’avec sa poitrine, elle a du mal à localiser

son cœur. Des seins à allaiter des septuplés. Elle trouve le temps long, lâche un « Purée, t’es

relou ! », pose les deux mains sur la table, les coudes sur les côtés, le corps penché en avant,

prête à lui sauter dessus et la secouer comme un prunier si toutefois Sophie reste silencieuse.

Celle-ci lui lance un dernier regard et fait une drôle de mimique avec la bouche, elle

voudrait juste revenir quelques minutes en arrière, tout effacer, mettre son amie sur une

fausse piste et s’en tirer par une pirouette. Ou alors le dire le plus vite possible, avec un peu

de chance elle ne va rien comprendre et passera à autre chose. Alors elle dit à toute vitesse :

— Je suis une des deux gagnantes des deux cents millions.

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Elle sait que Marta va répéter plusieurs fois la phrase entière, juste le mouvement des

lèvres, sans le son, alors elle en a choisi une sans R, l’Andalouse de son cœur est toujours un

peu fâchée avec cette lettre. Ça fait un long, très long silence. Marta tient parole, aucun avion

ne décolle, pas même un biplan de la grande guerre avec les ailes en carton. Elle ne s’évanouit

pas non plus, mais ses yeux sont devenus plus grands que la soucoupe où s’entassent

quelques olives molles. Olives qu’elle a toujours refusé catégoriquement de toucher,

« doivent venir de Suède c’est pas possible des trucs pareils ».

Elle finit par se retourner vers Manu et lui fait le geste universel de remettre une

tournée. Au moins avec ses doigts elle n’a pas à se bagarrer avec le R, « la puta erre de los

cojones », comme elle dit lorsqu’on lui demande pour la troisième fois de la journée « vous

êtes d’où en Espagne ma p’tite dame ? ». Elle trouve ça vexant, ça lui fait des misères.

Le silence dure, elle ne quitte pas Sophie des yeux. Comme tous les Andalous, Marta

est très théâtrale, ça badine moyen avec les drames. Dans le flamenco de son enfance, la

poussière levée au passage d’une procession pouvait provoquer de terribles lamentations du

chanteur et l’occuper au moins douze minutes.

Elle jauge une dernière fois son amie du regard, lui demande tout bas si elle déconne,

Sophie dit que non, elle ne déconne pas, Marta lui demande les numéros, Sophie les lui donne

du tac au tac. Nouveau silence, pendant lequel elle estime que Marta est au bord de la

congestion cérébrale. Jamais elle ne l’a vue avec un débit aussi lent, la scène semble tournée

au ralenti. Or Marta connaît bien sa Sophie, cette sale gamine qui parle peu mais ne ment

jamais, elle la sait incapable de raconter des salades.

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— C’est vraiment toi… l’une des deux ? Tu as vraiment gagné… cent millions ? Tu

es aussi riche qu’un gros con de Galactique avec son propre parfum ?

Comme bonne Sévillane, Marta déteste le Real Madrid, même si elle ne distingue pas

un hors-jeu d’un grand pont, dix têtes à claques plus un hors catégorie, Ronaldo. Sophie

confirme d’un léger mouvement du visage, elle fait sien le désarroi de Marta, elle se sent

complètement déboussolée, incapable d’ajouter quoi que ce soit. Marta lâche à bout de force :

— C’est du délire, je vais chialer, fais en sorte que Manu ne vienne pas à mon

secours.

Sophie retrouve ses esprits la première, elle se lève, prend Marta par le bras, « Manu

tu fais gaffe à nos sacs merci », l’entraîne vers l’escalier qui mène aux toilettes et s’enferme

avec elle dans celles des filles. Là, elles s’étreignent un long moment, comme seules les

meilleures amies du monde savent le faire. Sanglots et rires idiots, morve au nez et Rimmel

dans le cou. Peut-être une côte fêlée, elles le sauront demain matin au réveil. Marta est

inconsolable, les rôles s’inversent. La longue embrassade finit en silence. La moitié du

rouleau de papier disparaît dans la poubelle. Marta lui tient le bras très fort, elle ne sait pas

laquelle des deux elle prétend empêcher de trébucher avec ce geste, elle ou son amie.

Revenues à leur table, Sophie se sent comme soulagée, revigorée, libérée d’un poids

immense, même si elle s’était jurée de ne rien dire à personne avant un moment. Le taxi

devait avoir raison, c’est un secret bien trop lourd pour une fille comme elle.

— Écoute Marta, pars à Marseille, j’irai t’y embêter toutes les semaines. On fera

les annonces immobilières, section achat, pas location, et le premier appart

Click here to enter text. / Ça arrive à tout le monde / 88


c’est moi qui paye. Je veux une chambre assez éloignée de la vôtre parce que

j’en ai marre d’entendre les couples prendre du bon temps pendant que je me

morfonds. Et là, maintenant et pour toujours, tu ne dis rien à ça, je jure sur la

tête de ma seconde mère, oui toi, que plus jamais tu ne liras « carte refusée »

au restaurant ou dans les magasins.

C’est sorti tout seul, sans préparation ni filet. Marta se remet à pleurer, du coup elle

fait pareil. Manu reste immobile, encore une occasion de gâchée.

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LUI

Il raccroche doucement et regarde le téléphone longuement sans le voir vraiment, en

silence. Il ne sait pas très bien quoi faire, ni comment réagir. Dix minutes passent, il finit par

se lever et se positionne dans le coin du bureau caché à la vue d’Annie, dresse les bras au ciel,

serre les poings très fort, ferme les yeux et pousse un hurlement aussi radieux que silencieux.

Un râle de plaisir, orgasme pécuniaire. Il tombe à genoux les bras toujours en l’air, son corps

bandé comme l’arc d’Ulysse. Alors les meubles se mettent à onduler, sa vue se brouille, des

milliards de petites étoiles envahissent son champ de vision.

Il décide de rester un moment à respirer lentement, allongé, que tous les petits

morceaux se recollent là où ils se sont effrités sous le coup de l’émotion. Et si d’aventure

Annie vient à vérifier pourquoi elle n’a pas entendu de jurons depuis tout ce temps, il saura

bien inventer quelque chose.

Cent millions d’euros.

Putain de bordel de chierie de bite à con.

Sa première pensée est pour Jeff Bezos et le mail d’insultes qu’il pense lui envoyer

avant de sortir d’ici, jeter la clef dans la Seine, s’envoler dès ce soir en tirant une dernière fois

sur sa carte bancaire exsangue, et ne revenir que dans longtemps.

Mais il est rattrapé par le souvenir de tout le chemin parcouru. Les nuits blanches à

s’angoisser, les week-ends passés à répondre à des clients qui ne savent pas lire, les mails

polis d’Amazon pour lui signifier qu’il n’a rien compris à comment on emballe une caisse, la

note globale qui perd des points parce qu’un client ne savait pas annuler sa commande et ils

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l’avaient fait eux-mêmes pour gagner du temps, erreur crasse, un crime de lèse-majesté pour

Amazon. Et toutes ces heures pendu au téléphone avec les fournisseurs à leur expliquer

l’équation magique, pas de réapprovisionnement pas de ventes pas de ventes pas de revenus

pas de revenus pas de paiement et non c’est pas du chantage, juste de l’arithmétique de base.

Et encore l’avidité de Louis, les sarcasmes de Martine, sa voiture repeinte couleur fiente et

ses Converse au bord de la rupture. Je vais continuer, putain de merde. Première décision.

La seconde, partir. Un endroit silencieux et tranquille, loin des stridences du

quotidien. Un bord de mer où regarder les filles qui marchent sur la plage, engager Patrick

Coutin et faire les chœurs sur sa chanson culte qu’il avait toujours considérée comme une

ode au meilleur rock’n’roll, épique, rageuse, sexuelle, énorme, puis l’emmener s’enfiler

quelques bières glacées sous une paillote et manger des grosses crevettes grillées servies par

une autochtone dorée aux seins nus. Des gros. Ah, pour sûr il a envie de sexe aussi, suivre

l’intégralité du Kamasutra et le compléter. Et de cogner dans un punching-ball, et de courir,

et de rire, et de pleurer, et de s’envoler. Et d’être ravitaillé en vol, ne plus atterrir.

— Vous avez dérapé de la chaise, chef ?

Annie n’a pas résisté, il fallait qu’elle voie ce qu’il pouvait bien fabriquer tout seul en

silence. Mais surtout elle lui sert son alibi sur un plateau :

— Annie, je ne me sens pas très bien, je crois que je vais rentrer chez moi.

Elle s’alarme comme la future mère qu’elle espère bientôt être si les astres s’alignent

et le sermonne en lui demandant s’il est bien sérieux à vouloir rentrer chez lui alors qu’elle

le retrouve par terre le regard perdu. Il explique qu’il a juste eu un petit coup de mou, que ça

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arrive même au roc qu’il est, qu’elle serait bien avisée de ne pas rire gras. Il la prie de décaler

le rendez-vous avec Louis en inventant une histoire qui tienne la route car il va avoir du mal

à avaler le décès d’un oncle. Elle s’inquiète de savoir si lui va mourir, il la rassure, pas avant

d’avoir vu ses cinq enfants mettre la pagaille dans les bureaux, qu’il fera le baby-sitting, elle

le prévient qu’elle le paiera comme ici, avec un lance-pierres.

Il la regarde s’éloigner et se relève doucement. Annie si tu savais, dans quelques jours

tu pourras avoir une gouvernante anglaise par bambin. Et fais-leur payer le Brexit à ces cons-

là. Mais l’heure n’est pas aux révélations, prendre l’air. Méditer, a dit la dame.

Il fait un temps magnifique, pas encore midi et le soleil est déjà chaud. Il ne manque

que des danseuses tahitiennes lascives et quelques notes d’ukulélé. Il adore cette minuscule

guitare, le son le transporte immédiatement là-bas, de l’autre côté de la planète. Alors il sort

son portable, branche ses écouteurs, cherche Irene Diaz, et se fait Crazy Love deux fois de

suite. L’une de ses perles rares, une chanteuse pleine de talent abandonnée dans le fossé par

les majors, une chicano à grosses joues ça les fait bander mou, pauvres cons.

Il flâne, mains dans les poches, à la recherche d’un petit parc voisin dont il a un vague

souvenir. Flâner. Quelle étrange saveur, à quand remontait la dernière fois qu’il avait marché

en prenant son temps, sans mauvaises nouvelles aux trousses ? Se promener, se balader,

déambuler, musarder, badauder, flemmarder, traînasser, vadrouiller, muser, baguenauder,

errer, glander ! Tous ces verbes qui avaient déserté son lexique quotidien depuis tant

d’années et qui revenaient à la vie.

Il déniche le parc et se choisit un banc à l’ombre d’un grand arbre. Diable, un louable

et vénérable érable. Bon certes, on est loin de Ronsard, mais de temps en temps il aime bien

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faire le con avec les mots, ça ne mange pas de pain et ça en laisse pour les moineaux. Il paiera

un nègre pour faire de jolis vers qu’il ira chanter sous le balcon de son apparition d’hier.

Il allonge les jambes, les croise à hauteur des chevilles, étend les bras sur le dossier

du banc et renverse la tête en arrière. Il songe à s’attacher, parce qu’il va s’élever, c’est sûr.

Il repense à toute la série de petites circonstances qui l’avaient amené à acheter une

grille seize heures auparavant. Les infos à la télé au restaurant, Pierre, Annie et finalement

un besoin pressant de fumer qui l’avait fait pénétrer dans ce bureau de tabac providentiel. À

cette heure-ci la vendeuse doit être au courant, le regard rivé sur la porte d’entrée et, à

chaque nouvelle déception, se dire que de toute façon il ne viendra jamais, les hommes, tsss.

Mais si madame, vous les aurez vos billets, je commencerai même par là.

C’est sa dernière pensée cohérente. À partir de là, il est envahi par un maelström de

choses à faire, de décisions à prendre, d’envies diverses et de personnes à qui rendre visite,

baguette magique sous le bras. C’est délicieux, ça n’a pas de prix.

Deux heures après, il n’a établi aucune liste et a juste retenu quelques idées dignes

d’être méditées, au moins jusqu’à nouvel ordre. Si des gens sont passés devant son banc

pendant qu’il essayait de se faire à l’idée que plus jamais il n’allait avoir de problème

d’argent, tout du moins pas comme on les entend en général, il ne les a pas vus.

Il finit par appeler Pierre pour savoir s’il peut encore déjeuner et s’entend répondre

« Viens, on mangera ensemble, y a du boudin aux pommes », ce à quoi il rétorque, « sors la

carte, et celle des vins aussi ».

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Il sait qu’il va braver l’interdiction de la dame du téléphone. Il imagine un petit drone

aux couleurs de la FDJ, retransmettant depuis les airs chacun de ses faits et gestes dans une

salle d’opérations aux murs couverts d’écrans géants, plongée dans une pénombre bleutée.

À tout hasard, il lève sa main droite avec le majeur dressé, il veut partager la nouvelle et il

doit bien ça à Pierre. Et cette dame, là, Clémentine ou Sabine peu importe, ça lui apprendra à

lui donner des leçons, d’autant qu’il n’avait que moyennement apprécié le coup du FC Nantes,

lui aussi en est fan, la seule équipe à avoir son propre jeu. Que depuis vingt ans ça ressemble

de moins en moins à du foot n’est pas une raison pour en avoir honte.

Le restaurant est vide lorsqu’il arrive. Gwenaëlle lui fait la bise et part s’occuper de sa

maison. Une table a été dressée, une carte sur chaque assiette. Pierre se sent obligé de

rappeler les fondamentaux, car s’il n’est pas pressé que Denis paye ses dettes, il ne trouve

pas très judicieux d’affoler le compteur. Denis le rassure :

— Assieds-toi, grand boudin aux pommes, je sais aussi être porteur de bonnes

nouvelles.

Le restaurant mériterait un coup de peinture sur les murs et des nappes neuves, mais

pour rien au monde il n’irait déjeuner ailleurs. Won, la cuisinière vietnamienne, élevée à Hô-

Chi-Minh par des nonnes auvergnates avant de débarquer en France avec la vague de boat

people, est détentrice d’un savoir culinaire séculaire propre à une région où, il faut bien le

dire, il n’y a quand même pas grand-chose à faire à part cuisiner ou pioncer comme les

volcans ; enfin il ne le jurerait pas car il n’y est jamais allé. Il se décidera quand les premières

volutes de fumée indiqueront un prochain réveil.

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Il se souvient que le foie gras est à se damner et la côte de bœuf à pleurer. Il s’attarde

sur la liste des bourgogne et choisit un chambolle-musigny 1er Cru, dont il a du mal à croire

qu’il ait déjà trouvé preneur ici. Mais le patron des lieux aime parfois à se donner de grands

airs, comme à afficher à la carte des vins un nuits-saint-georges et un corton. Mais là ça ferait

mauvais genre.

Pierre lance la commande en cuisine et revient s’asseoir. Il croit deviner ce qui amène

Denis à se lancer dans des frais inconsidérés :

— J’imagine que tu as fait affaire avec Louis et que tu vas me demander la note

pour qu’il commence à regretter ?

— Perdu. Tu as le droit à encore quatre réponses, sans joker.

Pierre se prête au jeu, tout y passe. Denis a forcément rejeté l’offre de Louis et a vendu

le mobilier de bureau, plus que trois. Il a nécessairement vendu sa guimbarde kaki à une

bonne poire, plus que deux. Il s’est fatalement défait de sa collection de vinyles, plus qu’une

et un blâme en prime, sachant que Denis préfèrerait se pendre par les testicules par un fil de

nylon au-dessus d’une mare de cafards géants que de les mettre sur le marché de l’occasion.

Pierre le regarde longuement et lance sa dernière cartouche, en se disant qu’il a plus de

chance de voir Mick Jagger passer la porte pour demander l’aumône, son ami aurait-il par

hasard gagné à l’EuroMillions ? Denis répond qu’il savait qu’il allait trouver et qu’il n’a que

des amis dignes de ce nom, Pierre évacue la nouvelle nerveusement :

— J’ai dit ça en déconnant et mange ton foie gras il va refroidir.

— J’ai répondu très sérieusement.

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Pierre repose son couteau et repousse à regret le morceau de foie. Les contes de fées

il adorait lorsqu’il était gamin, depuis il a pris de la bouteille et quelques coups sur la tête de

ladite bouteille, et pour lui, que quelqu’un puisse gagner le pactole lors de sa première

tentative, c’est du domaine de l’impossible. Denis se lève, prend le journal au coin du bar,

cherche la bonne page, sort son portefeuille et en extirpe son ticket, coincé entre sa carte

vitale et un calendrier 2012. Il pose le tout devant l’homme en tablier, lui vole son foie gras

et l’avale d’une bouchée.

Pierre ne s’en rend même pas compte, son regard va du journal au bulletin plusieurs

milliers de fois, tandis que Denis finit les deux verres de bourgogne. Il fait claquer sa langue

et s’apprête à reprendre la divine boucle, quand Pierre lui attrape les deux mains :

— Tu veux bien cesser de faire le mariole une seconde et m’expliquer ce que c’est

que ce truc nom de dieu de merde ?

— C’est mon bulletin. Sur tes bons conseils, ceux d’Annie et grâce à la

résurrection inespérée de ma bonne étoile, hier soir j’ai joué une grille flash.

Numéros aléatoires.

Pierre insiste, ce ne peut être qu’une blague d’un goût moyen, elle ne le fait pas sourire

une seconde, Denis lui demande ce qu’il voit sur son visage à lui. Pierre est coincé, ils se

connaissent depuis longtemps, il a vu Denis s’assombrir au fil des années, les traits se tirer

peu à peu, l’étincelle dans ses yeux ne se rallumant que lorsqu’une cliente à la poitrine

généreuse s’assied à la table voisine. Mais là, il a un doute, sourire et regard sont de nouveau

emplis de malice.

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— C’est vraiment vrai de vrai ? Tu as vraiment gagné tout cet argent ?

— C’est vraiment vrai de vrai, je le jure sur la tête de Marguerite.

Pierre semble exténué, il se lève en s’aidant du dossier de la chaise, marche lentement

jusqu’à la porte, regarde au loin sans rien voir. Sa respiration comme essoufflée fait de la

buée sur la vitre malgré la chaleur. Denis voit le torchon tomber de l’épaule de Pierre, dont

le pantalon aurait également pu glisser sur ses chevilles sans qu’il ne bouge d’un millimètre,

planté là les bras ballants. Il pense à une nouvelle campagne de marketing, montrer son sexe

aux passantes. Pas sûr que ça marche, tout dépend dudit sexe et desdites passantes.

— Pierre, viens boire un coup vu que j’ai terminé ton foie gras. Tu es le premier à

savoir et il n’y en aura pas d’autres avant quelques jours ou semaines, je tiens

à préciser.

Pierre ne comprend pas pourquoi cet honneur, Denis lui rappelle qu’ils sont amis, que

Pierre lui offre le couvert tous les midis sans croiser les doigts pour qu’il n’arrive rien de

fâcheux à Denis avant qu’il ne paye son ardoise. Pierre reste silencieux. Denis répète :

— MON NA MI.

Il se lève aussi et se plante face à lui, les mains sur les hanches. Ils se regardent, se

demandent lequel des deux va flancher le premier, et se mettent à hurler en même temps et

s’agrippent les bras et s’étreignent et chialent et reniflent et se bourrent de coups et

s’accrochent par la nuque et disent cent fois « putain ! », comme seuls savent le faire les

meilleurs amis du monde.

Puis ils se calment et se frottent les yeux avant qu’on ne les surprenne, hilares.

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Pas de chance, lorsque les fondations cessent de trembler, Won est là avec la côte de

bœuf dans les mains. Denis espère que des nonnes elle n’a reçu que le goût de la cuisine bien

faite, pas la parole de sévères autorités en robe longue dont la morale vacille à la vue de ces

jeunes éphèbes au séminaire. Elle aurait posé la viande sur la table, enlevé son tablier et

déclaré Je ne travaille pas pour un patron qui vit dans le péché, avant de démissionner sur le

champ. Ce serait un gros drame pour Pierre. La réponse ne tarde pas :

— Je vous l’ai cuite comme vous aimez. C’est de l’Aubrac, orgiaque, une claque.

Les deux la regardent, ahuris, Pierre se demande si elle boit en douce le vin destiné

aux sauces. Denis revient sur terre, lui donne le gros couteau pour découper la viande et le

prévient qu’il a des choses à lui dire mais refuse qu’une seconde bouteille soit ouverte, il

pourrait se faire engueuler par Josianne. De son côté Pierre a perdu l’usage de la parole et le

contrôle de ses mains, la viande atterrit sur la nappe. Il laisse faire Denis, beaucoup plus

calme. Il le lui fait remarquer, il croit savoir qu’en pareil cas, s’il avait deux cents millions en

poche, il danserait la gigue comme s’il avait mis les doigts dans une prise. Denis relate la

petite alerte au bureau après l’appel à la FDJ et lui apprend qu’il est encore plus en retard

que lui, ce ne sont pas deux cents millions mais la moitié, la faute à un autre gagnant. Pierre

explose :

— Tu déconnes ??? C’est qui ce gros con !!

Voilà aussi pourquoi ils sont amis, au diapason sur plein de sujets, la vie en général et

les grosses voleuses en particulier. Denis rectifie, dit qu’il s’agit d’une conne, de Paris, mais il

n’en sait pas plus et n’en saura jamais rien car il ne s’imagine pas du tout la rencontrer, il

pourrait être vulgaire.

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La viande est d’une tendresse infinie, Denis pense à un gros sein, Pierre à des fesses,

petite nuance dans la syntonie. Avec le gros sel, les herbes, la salade verte et le bourgogne,

ça frôle le paradis éphémère. Le ciel à quelques centimètres du doigt. Won refait une

apparition, demande s’ils veulent autre chose, et devant le refus général, salue les deux

hommes et disparaît par la porte pour l’après-midi.

Denis rompt le silence, décrit à Pierre comment des néons aguichants attirent son

regard dans toutes les directions, alors qu’à peine quatre heures auparavant il n’avait pas un

rond et avait la vue bouchée. Il lui rappelle ce que celui-ci lui disait la veille, lui vendre son

restau et se retirer en Corse, Pierre fait un bond, lui intime de la fermer, que ce sont des

conneries qu’on dit dans ces cas-là, que si on n’a pas de rêve on est mort, Denis rajoute qu’il

veut sa chambre avec vue sur mer et promet qu’il ira avec une petite.

Il repense au doux accrochage d’hier matin, ce pied si menu, cette énorme masse de

cheveux et ce joli visage furieux. Ça le rend sombre et ça gâche la viande. Comment fait-on

pour draguer quand on a autant d’argent ? Forcément ça pipe les dés. Lui-même s’en rend

compte, jamais il ne pourrait inverser les rôles. Faire des milliers de trucs sans jamais payer

la note, c’est sûrement marrant un temps, de même que de ne plus faire de roulé-boulé au

réveil — elle aurait trouvé un spécialiste mondial un peu plus au fait des techniques

modernes — mais à quel prix ? Son orgueil en prendrait un coup, d’ailleurs même Rocco

Siffredi ne saurait compenser pareil déséquilibre.

Et puisque c’est lui le type bourré aux as, il pressent que toute nouvelle idylle sera

suspecte. Il aura du mal à ne pas ajouter surtout mes millions à chaque « je t’aime » susurré

sous la couette par la belle. Autant engager les services d’une call-girl spectaculaire, pas

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d’équivoque sur les bienfaits de sa bouche apaisante. La FDJ saura-t-elle lui recommander

une madame spécialisée dans les ex-top models qui n’ont plus l’âge de se présenter aux

castings de L’Oréal ? En même temps ça l’ennuie, il aimerait bien un peu d’amour.

Pierre insiste, il s’en voudrait qu’il se sente obligé ou redevable, il veut juste que

l’ardoise soit épongée et que le débat soit clos, Denis précise la taille du lit, deux mètres sur

deux, il devine que les filles vont vouloir se coller à lui alors que ce ne sont pas ses côtes qui

vont les impressionner. Pierre profite de l’ouverture :

- Tu sais toujours pas son nom ?

Il ne va pas remettre ça ! Pourtant cette fois il ne nie pas, simplement il n’entrevoit que

des complications, avec elle ou une autre, cent millions, il ne voit pas comment le glisser dans

une conversation. Pierre rétorque qu’il n’est pas obligé de le dire dès le départ et veut en

savoir plus sur cette « elle », Denis se dérobe en remarquant que tôt ou tard il faut que ça

tombe, enfin il n’en sait rien, advienne que la peau de l'ours, un tiens vaut mieux qu'une

cruche à l'eau, puis il met un terme à la conversation en se rendant compte qu’il n’a encore

pas de quoi payer mais que lundi ou mardi il effacera enfin la dette. Pierre lui dit que cette

fois le déjeuner est pour lui et revient à la charge sur la fameuse « elle », Denis parle d’un

mirage qui s’évaporera à son approche et prétexte qu’il doit voir Annie avant que Pierre se

fâche.

Ils se donnent une dernière accolade. Très forte, longue et silencieuse. Won ne surgit

pas de derrière une voiture avec des gousses d’ail et un pieu en bois.

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ELLE

Elles remontent prendre leurs affaires et filent quasiment à l’anglaise. Sophie dit au

revoir aux filles, esquive les commentaires étonnés par un « J’avais des vacances à rattraper

et oui je sais c’est un peu précipité c’est de la faute de Marta ». Elle sourit tendrement à son

alibi, promet des cartes postales et des colliers de fleurs pour tout le monde, fait la bise à

Yann pour sa patience, et redescend avec Marta.

Elles marchent bras dessus, bras dessous, doucement. Sophie voudrait que ça dure

des heures, elle redoute de rentrer chez elle mais n’a nulle part où aller. Elle se rend compte

de combien elle est seule, ça efface son sourire. Elle se dit que ce n’est pas juste, qu’elle est

une chic fille, un peu emmerdeuse certes, pourtant il suffit juste de savoir la conquérir. Un

ou deux y sont arrivés tout seuls, pour les autres il lui avait fallu lever à bout de bras un

écriteau « Mais si bougre d’andouille tu me plais bien ». Il faut dire que beaucoup se sont

ramassés, ça calme les ardeurs des moins vaillants. Ou des plus timides. Elle aime bien ça, les

timides, ils sont doux dedans et dehors, et pourtant ils enlacent furieusement, embrassent

passionnément et caressent fougueusement. Enfin c’est l’idée qu’elle s’en fait.

Sophie demande à Marta si elle ne veut pas dormir chez elle. La question les surprend

toutes les deux. En cinq ans d’amitié jamais elles n’ont violé leur intimité. Des soirées au

cinéma, des dîners dans des bouis-bouis exotiques, des verres dans des bars où Sophie a

essayé d’initier Marta au rock en pure perte, « rien à faire, laisse-moi avec Lola Flores, c’est

mes racines qu’est-ce que tu veux », et même un pique-nique aux Buttes-Chaumont un

dimanche d’août, mais jamais elles n’ont pénétré chez l’autre. Sophie est comme ça. Parce

que c’est chez Sophie que ça coince, Marta n’est pas dupe.

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— Toi, tu as les chocottes d’affronter la chose et pourtant il va bien falloir que tu

commences à y réfléchir. Je te rappelle que ce n’est pas Mordor qui se dresse

au loin, plutôt La Petite Maison dans la prairie, et sans les abrutis d’Ingalls.

Marta laisse passer quelques secondes. Samy ne sait pas encore qu’elle est en

partance pour Marseille. Une chance inespérée, à son âge, c’est comme un miracle et ça en

fait deux dans la journée. Mais elle doute qu’il voie les choses sous cet angle. Bien sûr, il peut

bosser depuis n’importe où avec son portable, mais il est né ici, et lui non plus n’est plus tout

jeune, c’est une sacrée décision. Elle les voit installer un ring au milieu du salon, ils en

sortiront sonnés, match nul, mais elle ne renoncera pas. Alors elle refuse l’invitation à dormir

chez elle, mais propose en échange d’aller manger les fameux nems avec lesquels Sophie lui

rabâche les oreilles depuis des années, à la condition qu’à dix heures elle soit chez elle.

Sophie lui saute au cou et lui promet qu’elle-même à 22 h 01 sera au fond de son lit

vu la nuit blanche qu’elle vient d’endurer.

Elles prennent un taxi et parviennent jusqu’à son territoire. Sa terrasse habituelle est

pleine à craquer, mais le serveur, transi d’amour silencieux, a vite fait de lui préparer une

table en éconduisant des touristes aux bras rosis par le soleil. Marta, qui a vu la scène, se

penche vers Sophie et lui glisse à l’oreille :

— Combien de cœurs romps-tu par jour ma chérie ?

— Rontu ? Dis-donc, moi je ne te dis rien pour Manu !

Marta rétorque que ce n’est qu’un gamin qui louche sur ses seins, Sophie rectifie, le

gamin est complètement toqué, si Marta le souhaitait, il la servirait à genoux, un seau en zinc

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sur la tête, des brassières Mickey aux bras et en dansant le kazatchok. Marta approuve, elle

défend l’idée que les mecs doivent manger dans la main des filles, sinon elles se font dévorer

elles.

Sophie, qui ne serait pas contre se faire dévorer toute crue de temps en temps, se

prend un Martini-Schweppes, douce ivresse. Marta, qui a sa dose, opte pour un Perrier citron.

La fin de journée est superbe, autour d’elles les cœurs sont animés, les discussions vont bon

train, des plans s’échafaudent. Elles écoutent des bribes de conversation, mais se lassent vite

de langues inconnues. Marta rompt leur silence en demandant où Sophie part en vacances,

lorsqu’elle entend « Seychelles », elle soupire :

— Salope, mon rêve. J’ai failli y aller une fois avec un fiancé que tu n’as pas connu,

on a rompu trois jours avant, et il m’a probablement remplacée par un mec.

Plus jamais eu de nouvelles, au moins il m’a tout laissé.

Sophie n’a pas très envie de parler, elle ne s’inquiète pas, Marta va remplir les vides,

comme toujours. Cette fois c’est toute sa vie amoureuse parisienne qui y passe. Lorsqu’elle

en finit avec Édouard, un sang bleu fini au pipi, Adrien, moche comme un pou mais un

campeón au lit, Bruno, qui avait laissé sa libido sur les claviers des messageries roses de sa

boîte de minitel, Waren et son coming out juste avant d’embarquer pour les Seychelles, et

enfin Samy, dont elle craint que l’idée de partir à Marseille ne l’enthousiasme que fort peu, le

tableau d’affichage entre les larmes et les rires de sa vie indique match nul.

Elles quittent la terrasse pour le chinois, affamées. Sophie commande quatre plats de

nems et une bouteille de rosé de Provence. Marta s’inquiète de devoir en manger douze,

Sophie précise qu’ils sont tout petits et ajoute qu’elle n’a presque rien déjeuné et qu’elle peut

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en manger six des siens s’il le faut, Marta est ravie de la voir manger autre chose que de la

verdure, « cette sale gamine ». Elle leur sert un verre, lève le sien et porte un toast à la

nouvelle vie de Sophie, lui souhaite d’être merveilleusement heureuse et de la voir tenir sa

promesse de descendre à Marseille de temps en temps. Les yeux de Sophie se mettent à

briller, mais elle se reprend à temps.

Une cargaison de nems arrive sur la table, accompagnée de plusieurs sauces, de la

plus douce à la plus sauvage. Sophie les lui décrit une à une, explique les différentes

combinaisons possibles, sépare les deux baguettes, attend que son amie soit prête. « À

l’attaque ! ».

Elles s’arrêtent à douze chacune, dépitées. Sur la fin elles se sont affrontées en un

féroce combat de baguettes lorsque Sophie a essayé de lui en voler un, mais Marta a fait une

feinte et c’est Sophie qui a dû protéger ses arrières. On entend leurs rires depuis la rue.

Marta recommande une bouteille, en verse dans les deux verres, lève le sien et

annonce que dès demain elle déposera une plainte contre le connard laqué à côté de chez

elle, où les nems sont tout mous et ont un goût de chou, une honte. Elles trinquent plusieurs

fois, la seconde y passe, et entre deux rires idiots, Sophie avoue tout bas que « heureusement

que je gagne pas cent millions tous les jours ». Elles se quittent sur le trottoir, nouvelle

étreinte, promesses de photos de plage et d’autochtones en pagnes, « en shorts » rectifie

Sophie, « dommage, tu aurais pu voir le petit bout dépasser », conclut Marta. Elles se donnent

rendez-vous dès son retour.

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LUI

Sur le chemin du bureau, son téléphone le ramène sur terre, au rythme syncopé de

Jukebox Babe, Alan Vega. 16 h 22. Martine l’appelle mais elle n’a pas de bonnes nouvelles, sa

demande de prêt a été refusée, pas assez de garanties, elle a pourtant tout essayé, d’où les

vingt-deux minutes de retard. Il aurait préféré un bel élan de sincérité, se faire confirmer

qu’elle le savait depuis ce matin mais qu’elle attendait l’après-midi pour enfiler sa guêpière

et fouetter les perdants. Denis lui annonce qu’il doit couper, la police arrive avec les huissiers,

il espère qu’elle viendra le voir à Fresnes, on lui passe les menottes.

Il raccroche. Il sait qu’elle ne versera pas une larme, alors il décide sur le champ

qu’elle ne verra pas un centime de sa fortune, il se tâte pour le faire savoir à sa direction, se

venger des angoisses endurées. D’un autre côté, est-ce vraiment sa faute à elle ? Il est comme

ça Denis, il pardonne facilement, sauf à Jeff Bezos et quelques autres.

— Ça va mieux chef ?

Annie est là bien sûr, l’arrivée imminente d’un astéroïde ne lui ferait pas abandonner

son poste. Elle guette sa réponse, préoccupée. Il lui demande de le suivre jusqu’à son bureau,

la chaise en face râle. Il la rassure sur son état de santé et s’enquiert de la réaction de Louis.

Selon Annie, il se doute de quelque chose mais n’a pas insisté, un nouveau rendez-vous a été

fixé mardi prochain. Denis prend son temps. Pas pour entretenir le suspense, il veut juste

trouver les mots qui en diront assez, mais pas trop. Il finit par lui annoncer que dès lundi ils

verront la concurrence de Louis, que c’est la guerre et qu’il souhaite la nommer général de

ses armées.

Click here to enter text. / Ça arrive à tout le monde / 105


Il lève un bras bien plus léger que ce matin, pour stopper net une remarque acide, il

est conscient que dans un premier temps elle va être à la fois le général et les troupes, mais

au moins ça évitera les désertions. Il lui demande de s’agenouiller pendant qu’il sort l’épée

du sacre. Elle rétorque que l’épée ça date de quand il est né, au Moyen Âge, qu’aujourd’hui

c’est garde-à-vous, lever de drapeau, trompettes et médaille au revers. Elle dit qu’elle va

appeler SOS Médecins, il lui ordonne de laisser les fans d’Hippocampe tranquilles, elle

propose Hippocrate, il ne saisit pas, elle répète fans d’Hippocrate pas d’Hippocampe. Il ment

en disant qu’il lui faisait un test. Elle trouve qu’il est d’une mauvaise foi affligeante.

Il se dit qu’elle choisit mal son moment pour l’agacer. Il lui demande comment elle

voit son avenir, non, pas dans les bras de Serge123456, ni la robe blanche, l’autel ou la valse

d’ouverture, encore moins la demi-douzaine de chérubins XXL qui ne manqueront pas de

suivre, seulement sa vie professionnelle. Elle répond qu’elle aime bien ce qu’elle fait, qu’elle

se sent valorisée et respectée, importante. Elle souhaite que ça dure longtemps, jusqu’à la

retraite pourquoi pas, et que donc, elle irait bien jusqu’au bout du monde avec lui. Elle n’a

pas dit une seule fois chef, elle a senti le vent du boulet.

Il adore Annie, indéniable, mais pas au point de l’emmener à Tahiti dans sa malle. Il

lui explique que la donne a changé, qu’il n’a plus besoin ni de Louis, ni de Martine ni de

personne d’autre, juste d’elle aux commandes et que la semaine prochaine il lui en dira plus,

il promet que « rien que des bonnes nouvelles », il le jure sur la tête d’Iggy Pop.

Annie marque une courte pause, puis demande qui est Iggy Pop, Denis soupire, se

demande comment on peut se lever le matin sans savoir qui chante Sister Midnight, il voit

bien que la planète va à vau-l’eau et que tout le monde regarde ailleurs. Il lui dit qu’il

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emmènera le chanteur à son mariage pour faire les chœurs, puis lui décrit la scène du

bouquet de mariée, quand elle le lancera derrière elle, Iggy se jettera vers la foule depuis le

parvis, mais qu’elle ne s’inquiète pas, Denis a prévu le coup, ils seront plusieurs sur le tarmac

à la réception, car il n’est plus tout jeune. Elle s’étonne qu’il jure sur la tête d’un vieux, il

s’excuse en disant que ce n’est pas sa faute si la relève se fait attendre.

Il ouvre la fameuse chemise « Si un jour ça va mieux », en sort plusieurs curriculum

qu’il lui présente comme ses futures troupes et lui demande de les appeler pour des

entretiens d’embauche dès lundi après-midi. Quelque chose lui dit que le matin il aura envie

de roupiller tout son soûl. Elle doute qu’ils acceptent de travailler gratuitement, il râle un peu

en lui demandant de le croire, lundi elle saura tout, il le jure sur la tête de Lomepal.

Elle ne sait pas non plus qui c’est, mais là elle marque un point. Il lui propose — puis,

devant son refus, l’oblige à rentrer chez elle sous peine des pires rétorsions — à prendre

quelques jours de repos afin de se préparer sereinement pour samedi soir, et de revenir lundi

matin les yeux bordés de reconnaissance et en pleine forme, « parce que ça va dépoter ».

Pendant qu’elle appelle les candidats, il active un petit software dont l’unique fonction

consiste à répondre automatiquement aux clients d’Amazon avec un message dans la langue

de l’émetteur, Votre demande va être traitée en priorité, nous mettons tout en œuvre pour vous

répondre dans les meilleurs délais, ce qui a pour résultat, admirable, d’interrompre le compte

à rebours fatidique des vingt-quatre heures. Oui, il mentait aux fournisseurs, ils n’étaient pas

sur le pont jours fériés et fins de semaine compris. Dans ton cul Amazon ! En fait, à ce moment

précis, il se contrefout des clients et de Jeff.

Il éteint tout et se dirige vers la sortie des bureaux.

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— Annie faites-moi le plaisir de me ramener une bonne nouvelle lundi matin.

Comme ça on fera match nul. Je vous laisse, il faut que j’aille méditer dans la

pénombre.

Elle le regarde partir, intriguée. Mais elle ne met pas sa parole en doute, c’est son chef

quoi, un peu amoché et fantasque certes, mais ne le suivrait-elle pas jusqu’au bout du

monde ? Serge, appelle-moi général.

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ELLE

Dans son salon elle a fait quelques pas de danse, de grands mouvements gracieux avec

les bras, jolie fée éméchée envoûtée par la joyeuse et jolie musique de Jungle, Busy Earnin’,

D’accord, c’est pas du rock, mais je nierai l’avoir écoutée. Puis la fatigue accumulée, l’alcool

absorbé et les mille émotions éprouvées la dirigent naturellement vers son lit, où elle

sombre, nue, ses cheveux prenant leur aise sur toute l’étendue du matelas.

22 h 01, enfin quelque chose qui marche comme prévu.

Dans ses rêves, une énorme tortue mâche paresseusement un chèque barré avec un

nombre à trente chiffres, tandis qu’un grand type avec une alliance à chaque doigt lui écrase

un pied sans un regard pour son espadrille. À un autre moment elle court au-devant de

chauffeurs de taxis déguisés en tortionnaires puis conduit vêtue d’un survêtement du PSG

une voiture dépourvue de portières. Sur la fin elle sort en discothèque avec un policier gay,

sirote du pastis devant trois Marseillais libidineux, loupe son avion pour les Seychelles,

enchaîne cinq dîners de pizzas. Un cauchemar.

Elle est réveillée par son mobile. Oh My Love se fraye un chemin avec difficulté dans

son cerveau endormi, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse la chanson. Découverte dans Drive, avec

son beau Ryan Gosling. Depuis qu’elle en a fait sa sonnerie d’appel, elle adore qu’on la

dérange sur son smartphone, même les opérateurs en mal de clients sont les bienvenus. En

réalité elle se moque pas mal des raisons pour les quelles ils l’appellent, car elle ne va pas

jusqu’à décrocher.

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Mais là, juste là, alors que tous les chats sont gris, c’est différent. Elle songe à lâcher

une rafale de kalachnikov contre l’importun, se redresse dans le lit et prend l’appel.

L’importune, puisqu’une voix féminine demande à parler avec Sophie Delonge. Elle

confirme son identité mais fait savoir qu’elle apprécie moyennement de se faire réveiller en

pleine nuit. La personne s’excuse, elle ignorait qu’elle était à l’étranger et propose de la

rappeler dans quelques heures. Sophie explique s’être couchée à Paris et verrait d’un

mauvais œil de se réveiller ailleurs, elle croit plutôt que leur centre d'appels se trouve sur

Orion. Selon l’intruse il n’en est rien, les pilotes ont perdu les clefs de la fusée qui est restée

à quai, elle confirme qu’elle appelle de Paris, ah, et qu’il est midi.

Sophie songe un instant à lui demander, dans le cas improbable où elle trouverait les

clefs, si elle peut emprunter la fusée et partir, puis elle prend subitement conscience de

l’heure qu’on vient de lui donner. Elle répète midi bêtement, son interlocutrice aussi.

Midi. Elle s'y reprend à deux fois pour arriver à quatorze. Quatorze heures ! Jamais

elle n'a autant dormi dans sa vie, même l'année où une bactérie, perfide ou salvatrice selon

les observateurs, l'avait clouée au lit deux semaines durant, lui faisant rater, pour son plus

grand bonheur, un contrôle de maths retors où toute la classe s'était hardiment vautrée.

Aujourd’hui encore, elle se demande que viennent faire des lettres et des signes bizarres

parmi les chiffres, ça fait longtemps qu’elle a renoncé à y comprendre quoi que ce soit, et se

contente de savoir compter, plutôt bien et sans ses doigts. Enfin donc sauf là à calculer les

heures passées à dormir, mais elle est pardonnée, des nuits comme ça c’est complètement

fou, mais ça ne se reproduira plus se jure-t-elle.

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Toutes ces premières fois, concentrées en si peu de temps, et cette sensation de ne

plus rien maîtriser, ça la chamboule. Elle veut se reprendre, s’excuse auprès de la dame pour

le ton employé, tente de faire bonne figure en expliquant qu’elle a eu une drôle de journée la

veille, mais que ça y est, elle est tout ouïe. La dame en question croit savoir par quoi elle vient

de passer, Sophie en doute mais l’invite à lui enfoncer des bambous sous les ongles, parce

que le scotch sur les paupières, ça lui fait zir. La dame lui dit qu’elle doit être vendéenne,

qu’elle n’avait pas entendu « zir » depuis trente ans, une amie à l’université, originaire de La-

Roche-sur-Yon, enfin même pas, de Mareuil, c’est dire s’il y en a qui viennent de drôles

d’endroits, elle le disait sans arrêt, la craie sur le tableau par exemple, ça lui faisait zir. Sophie

l’interrompt, ahurie, en précisant qu’elle n’est ni vendéenne ni d’Orion, en revanche elle

aimerait bien en venir au fait car son jus d’orange lui fait des signes désespérés. La dame

s’excuse de nouveau, dit qu’elle s’égare, qu’elle s’appelle Béatrice Levenant, qu’elle est la

responsable des relations avec les grands gagnants à la Française des jeux, et qu’elle pense

qu’elles ont des choses à se dire.

Un joueur de wadaiko égaré se remet à pilonner la carlingue de l’avion Air Seychelles,

et avec ce vacarme elle a du mal à se concentrer. Elle se demande un instant comment elle a

été localisée, puis pense à son compte client sur le site de la FDJ, elle avait dû y laisser son

téléphone sans penser qu'un jour elle recevrait un appel de leur part.

Béatrice se lance dans son rituel fatigué, où il est vaguement question d’un dîner chic,

d’une nuit étoilée sur un matelas d’un demi-mètre d’épaisseur, d’un psychologue si elle se

sent vaciller, de réunions ennuyeuses avec des gourous au langage abscons, de dette

souveraine et de bons du trésor US. Sophie rêve de pulvériser la tête du percussionniste

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nippon avec son propre gourdin, avant de passer à celle de son interlocutrice. Elle lui

demande d’arrêter de parler, rappelle qu’elle vient de dormir quatorze heures et qu’elle ne

comprend rien à ce qu’elle lui dit. Béatrice est indignée, elle est censée apporter la bonne

parole et on n’arrête pas de la malmener depuis hier. Elle prend bien note d’éviter coûte que

coûte de les faire coïncider, ces deux drôles d’oiseaux, pour dire quelque chose, ils mettraient

le feu au bureau. Sophie vient à sa rescousse, lui demande de ne pas le prendre mal, mais que

sans jus d’orange au p’tit matin dans sa tête y a que du mou de veau et elle n’est pas plus vive

qu'une génisse trépanée. Elle lui propose de dîner ce soir pour qu’elle lui raconte tout ça

posément, mais Béatrice lui apprend que ce soir elle se tape l’autre gagnant, puis ajoute que

se taper c’est une façon de parler, que Sophie n’aille pas imaginer des choses. Celle-ci propose

de dîner à trois, elle aimerait bien rencontrer l’autre gagnant et elle trouve que ça leur ferait

faire des économies à la FDJ, en revanche elle précise qu’elle n’est pas disposée à partager sa

chambre avec un inconnu.

Béatrice explique qu'en cinq ans à la tête de ce département, elle a appris à évaluer le

degré de compatibilité entre plusieurs gagnants d'une même cagnotte, et si une éventuelle

rencontre va être inoffensive ou déclencher un conflit regrettable. Elle ajoute que la leur est

classée à haut risque, que les extincteurs ont été vérifiés et qu'une répétition à l’alerte

incendie est prévue dans l'après-midi. Elle lui propose de faire une entorse au règlement et

d'organiser le dîner vendredi soir et les séances de coaching lundi matin.

Sophie croit comprendre que l’autre heureux élu n’a pas été ravi d’apprendre qu’il

n’était pas seul gagnant et en conclut qu’il doit avoir des grosses dettes, que certains

créanciers devront encore attendre. Elle n’a pas de vraie méchanceté en elle, en fait elle veut

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juste qu’on lui fiche la paix et qu’on fasse gaffe à ses espadrilles, c’est quand même pas

beaucoup demander. Elle souhaite poser une nouvelle question, Béatrice lui explique qu’on

peut toutes les lui poser, qu’elle est même payée pour ça et que généralement elle a réponse

à tout car dans ces circonstances, les gens ne sont pas très originaux, ce sont toujours les

mêmes inquiétudes qui reviennent, néanmoins elle passe sous silence que ça la gonfle. Alors

Sophie demande si les cent millions d'euros vont la rendre heureuse, Béatrice se dit que

forcément il faut bien qu’elle fasse son intéressante celle-là, mais à bien y penser, ça ne

l’étonne pas. Avant de l’appeler, elle l’a suivie à la trace sur internet pour essayer de la cerner

un peu, mais n’a pratiquement rien trouvé. Pas de comptes Facebook, LinkedIn ou Instagram,

pas de blog, pas de photo. Maintenant qu’elle fait connaissance, elle fait le lien avec plusieurs

commentaires bien sentis sur des sites marchands que Google a recrachés avec peine, ils

dénotent une patience assez limitée et une capacité innée à le faire savoir vertement, c’est sa

gagnante.

Elle a noté dans la question une petite pointe de détresse lasse, alors elle se rassied

correctement, le dos bien droit et les jambes décroisées, et lève une fesse pour libérer un peu

de pression dans la tuyauterie sans que Laurent, Myrtille et Antoine ne découvrent le pot aux

roses. Enfin roses, c’est vite dit. Vas-y mollo ma vieille.

— Tout dépend de ce que vous entendez par être heureuse. Se cacher à la face du

monde sur une île déserte ? Sous les tropiques il doit y en avoir des toutes

petites pour ce prix-là, alors que dans le grand nord vous pouvez en trouver

des plutôt grandes, mais je n’irai pas vous ravitailler en fuel, manger du

poisson séché et du renne congelé c’est pas mon truc. Si ce qui vous turlupine

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c’est le mur vers lequel le genre humain se dirige à grands pas, mille milliards

n’y suffiront pas, et puis entre vous et moi, y en a quand même pas mal qui ne

méritent pas qu’on leur sauve le popotin. Si votre idée du bonheur passe par

les bras d’un prince charmant, comprenez-bien que si vous ne tenez pas votre

langue, votre vie va être un vrai défilé de Ken aux belles promesses. Votre

nouvelle situation financière change la donne, je suis peut-être vieux jeu mais

pour moi un mec bien a des principes, dont celui de ne pas se faire rincer du

matin au soir. Bref, je me fais des films, demain soir vous me définirez votre

idée du bonheur, j’ai quelques conseils à vous donner.

Mazette, mon idée du bonheur ? La belle question, elle la ressasse normalement

cinquante fois par jour, mais là, sans son breuvage miracle, elle pourrait dire des sottises,

alors elle promet une réponse pour le lendemain. Béatrice est doublement soulagée, la

félicite au nom de toute son équipe et lui fait des grosses bises en attendant leur rendez-vous

dans un lieu qu’elle lui communiquera sous peu.

Sophie raccroche et se précipite toute nue dans la cuisine, sans une pensée pour les

dangers qui la guettent dans le couloir, sort deux oranges qu’elle embrasse goulûment, puis

les coupe en deux, les presse et en extrait un verre entier de jus qu’elle boit doucement,

attentive au plaisir qu’il lui procure. Dans sa liste des plus belles inventions du monde, le jus

d’orange frais figure en bonne place, depuis des vacances passées aux Baléares des années

auparavant. J’aurai une maison au milieu d’une orangeraie et des presse-agrumes dans toutes

les pièces. Elle rit.

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LUI

Il fait comme la dame lui a dit. Pris de remords, pauvre Bécassine, j’ai pas été très chic

avec elle, il rentre chez lui, baisse légèrement les volets, enlève des Converse dont les jours

sont comptés, se promet de les mettre sous verre avec une petite plaque dorée où il listera

tous les concerts où ils sont allés ensemble. Il lance la lecture aléatoire de sa musique depuis

son mobile, et se jette sur son lit.

Ça commence par Amicalement Vôtre, de John Barry. Il s’imagine en milliardaire

rédempteur, traquant les malandrins au volant d’une grosse voiture et passant chaque nuit

dans les bras, et les gros seins, d’une nouvelle conquête. Denis Wilde ou Denis Sinclair ?

Ça enchaîne avec John Williams, La Marche impériale de Star Wars. Il enfilerait

volontiers le costume de Han Solo aux commandes de son vaisseau, pour appuyer au hasard

sur tout un tas de petits boutons comme si derrière le panneau d’alu des câbles étaient

vraiment branchés, filer un grand coup de latte au module censé les faire passer en

hyperespace, dragouiller la princesse, se faire engueuler par son fidèle wookie à poils sur le

siège d’à côté. À la réflexion, il prévoit plutôt un chien, n’importe lequel, parce que le

Chewbacca là, il doit puer comme un bouc et avoir une haleine de rat crevé. En tout cas

contrebandier sidéral, ça doit attirer les filles. Enfin les terriennes, parce qu’il perd déjà un

temps considérable à se battre avec une unique attache de soutien-gorge.

De John Williams à William Sheller, Un homme heureux. Ça l’empoigne là, ça l’oppresse

ici, ça le cogne de partout, ça le replonge dans ses affres de célibataire, sans la moindre idée

de comment changer de peau, car ça oui, il aimerait bien être le héros de la chanson, faire de

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la place pour deux et dire plein de choses au fond des yeux. De la jolie Fée Bouclée par

exemple.

Les chansons s’égrènent. Il en a près de deux mille dans son téléphone, des grands

classiques qu’il écouterait tous les jours et des coups de cœur du moment. Ça fait un

patchwork d’époques et de genres qui ne ressemble à rien mais dans lequel il baigne aux

anges. Des pères putatifs du rock aux dignes héritiers au lignage incertain, des montagnes

flamboyantes sous le soleil aux sables mouvants angoissants, des Fender antédiluviennes

aux tablettes dernier cri, de l’insouciance trépidante des B52’s à la mélancolie ténébreuse de

Lee Hazlewood, de l’ensorcelante grand-mère Cheikha Rimitti au génial morveux King Krule.

Qui est-il ? Que veut-il ? Quelle petite folie abordable se ferait-il bien ? Et d’abord c’est

combien d’argent, abordable, quand on a cent millions sur un compte ? Son dernier achat

hors denrées nourricières remonte à six mois, des grosses chaussures style rangers pour les

jours de pluie, vu que ses Converse prennent l’eau. À cent trente-trois euros la paire, il essaye

de se faire à l’idée d’une montagne de sept cent cinquante mille paires. Ou ce portable grand

écran, trouvé l’année précédente pour mille huit cents euros dans un supermarché,

cinquante-cinq mille cinq cent cinquante-cinq tiendraient-ils chez lui ? Quant à

l’appartement qu’il loue, estimé à un demi-million d’euros, il pourrait en habiter deux cents

identiques, avec des vrais volets, vue sur la tour Eiffel au loin et un joli parc en-dessous. Il

trouve toutes ces représentations de sa nouvelle fortune complètement aberrantes.

Il essaye de penser rationnellement à des investissements. Un nouvel endroit pour

vivre à Paris, une voiture qui ne fasse pas honte, des vacances à Tahiti, des nouvelles

Converse, un check-up médical complet dans une clinique privée histoire de ne pas faire la

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queue partout. Il a du mal à allonger la liste, ça lui semble délirant, posséder tout cet argent

et aucune idée de comment le dépenser.

Bien sûr il doit également penser à son business, pas question de laisser tomber, il a

promis à Annie de l’emmener au bout de l’aventure sans qu’elle ait à se battre au quotidien

avec la trésorerie. Mais même en triplant son salaire, en embauchant du monde, en payant

toutes les factures arrivées à échéance, le montant de l’injection nécessaire ne dépasse pas

quelques centaines de milliers d’euros.

Ce dont il est sûr, c’est que même en se lâchant, il va à peine écorner son patrimoine,

et qu’il va avoir besoin d’aide pour entamer le reste. Alors tôt ou tard, il ira voir tous ces gens

qu’il aime et il les aidera. Et tous ceux qu’il a aimés et perdus de vue, et qui ne sont pas devenus

des gros cons.

Ça le fait penser à sa Fée, à qui il rendrait bien visite en premier. Science-fiction, car

pour mettre la main dessus, il faudrait une suite de miracles que même Gandalf le Blanc serait

bien incapable de provoquer. Si Tolkien avait choisi son vainqueur, la vraie vie avait plutôt

tendance à mettre Sauron le seigneur ténébreux sur un podium à une seule marche.

La retrouver. Rien qu’à cette idée il croit entendre des ricanements derrière lui. Et

n’a-t-il pas épuisé son capital chance pour ce qui lui reste d’une vie que, subitement, il

souhaite la plus longue possible ? Si toutefois l’occasion se présente, il faudrait encore qu’il

trouve les mots justes pour obtenir une audience de la belle, sans balbutier bêtement comme

il sait si bien faire. Les timides ont rarement la cote, elle lui écraserait l’autre pied avant de

lui tourner le dos et de partir vivre sa vie.

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Bon admettons, comme disait l’autre, qu’elle accepte et qu’il obtienne un rendez-vous

à dîner. Certes ça fait longtemps qu’il ne sort plus et n’est pas très au fait des chouettes

restaurants avec terrasse, mais pour mon histoire on va dire que j’ai une super idée là sur le

champ, et à 20 h 30 pétantes, ils se retrouvent assis à la même table. Il aurait mis une chemise

blanche toute neuve. La tacherait-il d’entrée ou attendrait-il le dessert ?

Et de quoi parle-t-on à une jeune femme, plus jeune que lui de dix ou quinze ans, sans

l’ennuyer au bout de cinq minutes, c’est une bonne question qu’il se remercie de se poser.

Avec ses probables goûts de chiottes musicaux, il resterait les chemins empruntés, le boulot,

un peu de cinoche et quelques livres. Même ça, ça lui paraît un monde, et pas le meilleur. Va

chier Aldous. Elle finirait par regarder les autres clients, cacherait un bâillement avec

difficulté, regarderait sa montre, tapoterait inconsciemment des doigts sur la table,

refuserait de prendre un dessert pour soulager l’ennui croissant et en finir au plus vite.

Bon, admettons qu’elle ait une envie irrésistible de tarte au citron, comme une femme

enceinte, manquerait plus que ce soit le cas, puis qu’elle accepte de prendre un verre, chose

inouïe non ? Là oui il sait où l’emmener, son bar préféré, rock’n’roll jusqu’à la moelle, mais

cosy quand même. Il ferait mine de ne pas s’intéresser à la musique, vu qu’il ne se verrait pas

du tout faisant office de Wikipédia, ça entrerait par une oreille et ressortirait par l’autre sans

faire bouger une seule de ses boucles.

Bon, admettons qu’ensuite il la convainque de la raccompagner chez elle, Mais si, je

vous assure c’est sur ma route, ce serait idiot de prendre deux taxis, non ? Ah oui parce que très

lucidement il n’aurait pas pris sa voiture, même de nuit impossible de cacher les restes de

repas des pigeons à la con. Et là, en bas de son immeuble, il s’entendrait dire, Tu veux monter

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prendre un dernier verre ? Forcément là il serait à deux doigts de s’évanouir, redoutant un

soufflet de retour à la vie, forcément elle appuierait le geste.

Bon, admettons que, une fois chez elle et après un dernier verre de sancerre ou de lait

à la cannelle, elle lui ouvre ses bras, ses lèvres, son lit, son corps, son cœur, son âme, sa vie,

ça met le feu dans sa tête, mais ça ne répond pas à sa question initiale, comment je lui dis que

j’aimerais lui donner plein d’argent pour qu’elle n’ait plus à y penser ? Il y songera si le hasard

fait bien les choses et lui donne une seconde opportunité d’échanger quelques mots avec elle.

Au cas que, comme il se plaît à dire, une expression empruntée à un ami espagnol qui parlait

français parfaitement, sauf à dire ça, donc.

Cet argent l’obsède. Sa Fée Bouclée l’obsède. Il pense à sa poitrine, avait-elle de gros

seins ? Curieusement il n’y a pas prêté attention lors de leur rencontre. Cette fois il aimerait

vraiment assouvir ce vieux fantasme, toutes les femmes qu’il a connues ont eu au mieux de

chouettes clémentines à offrir, alors qu’il rêve de voluptueux pamplemousses.

Il s’allonge correctement, ferme les yeux, et s’endort en quelques secondes. La

routine, dans cette position, s’il n’a pas le nez perdu dans des agrumes ou dans un livre, il

tombe. Il est bien conscient que c’est un vrai privilège, même si parfois dans les heures qui

suivent ça se complique, lorsque son sommeil s’agite, en proie aux tourments en tout genre.

Mais pas cette fois. Quand il se réveille, il a fait le tour du cadran et il n’a pas encore

fait une seule connerie. C’est Géraldine qui va être contente, pense-t-il. Même pas une bulle

comment avait-elle dit déjà, salvatrice ? de champagne. Salutaire.

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ELLE

Elle reste un long moment sous la douche tiède et gaspille en eau l’équivalent de la

consommation annuelle d’une réunion AA à douze membres. Elle n’arrive pas à se défaire de

cette question lancinante, Et maintenant qu’est-ce que je fais ?, alors elle opte pour sortir un

peu plus tard, faire une grande balade sans but, s’aérer, prendre le temps d’assimiler, et

pourquoi pas, trouver des bouts de réponses.

Elle se regarde dans le miroir de la salle de bains sans vraiment se voir, les mains

appuyées sur le lavabo, le haut du corps légèrement penché, ses seins ne souffrant même pas

l’effet de la gravité. Elle est hypnotisée, comme toujours, par cette petite tache noire à côté

de la bonde, un petit bout d’émail qui avait sauté un jour qu’elle avait fait tomber son flacon

de parfum sans s’en rendre compte, la tête ailleurs, dans un autobus.

Elle pense à Marta, elle aimerait bien qu’elle soit là, elle prendrait les choses en main.

Elle lui envoie un message, inquiète de la tournure des évènements avec Samy. La réponse

ne tarde pas, « Il est ravi pour moi mais demande un peu de temps avant de se décider, du

coup on a baisé comme si c’était la dernière fois. Tu es dans l’avion ? »

Les Seychelles, ah oui. Elle enfile un minislip blanc et un mince tee-shirt à bretelles en

coton léger, la température extérieure dépasse les trente degrés. Elle s’assied à la table du

salon, branche son portable et se connecte sur le site d’Air France. Elle choisit deux semaines,

vol direct avec Mahé, en business. Les prix affichés la sidèrent, l’aller-retour coupe de

champagne en main équivaut à deux mois et demi de salaire.

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Elle ajoute un vol interne, de Mahé à Praslin. Un demi-mois. Puis quinze jours en demi-

pension dans la Deluxe Ocean Suite du Château de Feuilles, un hôtel avec île privée qu’elle

avait découvert dans un reportage dans une revue de filles chez son gynéco, ça l’avait éblouie.

Elle avait retenu le nom, sans savoir qu’un jour elle allait pouvoir y passer deux semaines

comme on fait une nuit dans un Formule 1 en bord d’autoroute. Quatre mois.

Elle ajoute mentalement les frais annexes, plein de laitues pour les grosses tortues,

des excursions sur d’autres îles de l’archipel, peut-être un paréo avec un coucher de soleil

ringard, une cinquantaine de mojitos et de martinis, des pourboires, les cartes postales et les

colliers de fleurs, un petit bocal pour le sable de Yann, un soutien-gorge en noix de coco

géantes pour Marta. Un autre mois.

Voilà, ses idées de vacances vont lui coûter ce qu’elle gagnait jusqu’à hier en huit mois.

L’idée qu’elle va devoir radicalement changer d’attitude face à l’argent commence à faire son

chemin à coup de machette dans cette jungle dorée, et elle comprend que toutes ses

références ne valent plus rien. Mais quand même, près de vingt mille euros en deux semaines,

elle s’est même demandé si ce n’était pas libellé en francs.

Elle en a presque honte. Elle a beau se dire qu’elle ne l’a pas volé, ce n’est pas comme

si elle avait sué sang et eau pour le gagner. Elle referme le portable, soulagée de n’avoir rien

validé, elle doit attendre demain soir que Béatrice lui remette son chèque.

Elle ôte son tee-shirt et choisit une longue robe en soie dans des tons rose-orangé

éclatants, ouverte jusqu’aux reins, bras nus, seins en liberté sous le tissu, la taille prise dans

un gros ceinturon en cuir marron avec une énorme boucle en fer pour dévier les regards

masculins affolés.

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Hippie moderne, nantie d’un autre siècle.

Elle sort de chez elle et s’attend inconsciemment à retrouver l’apparition d’avant-hier.

Celle fois elle est sûre, elle est déçue que ce ne soit pas le cas. Dépitée, elle prend à droite et

s’arrête quelques instants plus tard à sa terrasse, où elle commande un Vittel-menthe et un

jambon-beurre-cornichons, une autre de ses faiblesses. Le serveur n’y tient plus, il la félicite

sur sa tenue, vouvoiement de rigueur. Elle le remercie avec un grand sourire, ses lunettes

noires ne laissant rien deviner de la peine qu’elle éprouve. Elle en a subitement marre de

dire tout le temps non et se demande pourquoi le grand type maladroit de mardi matin ne

viendrait pas tenter sa chance. Allez Monsieur le grand machin, je promets d’être gentille !

Elle se remet en marche. Elle suit ses pieds, autonomes, alors que son cerveau est

légèrement endormi. La journée est splendide, elle sent la piqûre du soleil dans son dos, c’est

tellement bon de vaguer, sa montre ne lui manque pas. La circulation est fluide, les gens

travaillent, les moineaux sont à la fête. Elle découvre des rues jusqu’alors inconnues, pas

tellement différentes de la sienne, peut-être un peu plus calmes, parfois des enfants en

culotte courte y jouent au ballon en criant joyeusement. Elle plisse légèrement les yeux pour

éliminer les couleurs, elle se croirait dans un film de Tati.

Elle passe devant un jardin public, où un vieux monsieur jette des bouts de pain à des

pigeons qui roucoulent d’aise et pourtant indifférents au geste, comme si c’était normal qu’on

prenne sur une maigre retraite pour les nourrir. Elle est persuadée de l’avoir déjà vu là à

plusieurs reprises, à cette même place, mais elle n’y a jamais vraiment accordé d’importance.

Les vieux font partie du paysage de rue, comme du mobilier urbain Decaux de chair et d’os,

invisibles compagnons des balayeurs, des facteurs, des flics, des chômeurs qui marchent sur

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un fil et des clochards qui se sont pris le pied dedans. Ils se fondent dans le décor, on les

remarque à peine.

Pourquoi s’arrête-t-elle cette fois ? C’est le seul occupant du petit parc, il a l’air

absorbé par les volatiles et semble attentif à ce que la distribution soit équitable. Vient-il

également avec du lait pour les chats abandonnés ? Elle se demande un instant quels autres

animaux peuplent les squares de Paris, et écarte les renards et les loups, elle en aurait

entendu parler. Garde-t-il dans sa poche des bonbons pour les mômes en culotte courte qui

allaient sûrement débouler après la sieste ?

Elle ne sait pas très bien ce qui la pousse à pénétrer dans le jardin, en fait elle ne sait

pas du tout ce qu’elle est en train de faire, surtout pas pourquoi elle choisit le même banc.

Elle s’excuse auprès de ce vieux monsieur, elle dit simplement que c’est le seul à l’ombre.

Jamais elle n’a fait ça, s’asseoir seule sur un banc, encore moins à côté d’un inconnu, alors

elle ne va pas plus loin dans ses explications. Elle entrevoit de nouvelles choses dans sa vie

et s’empresse de les mettre à l’écart.

Le vieux monsieur lui dit qu’elle n’a pas à s’excuser, que tout le plaisir est pour lui, car

si sa mémoire est bonne, personne ne s’est assis à ses côtés depuis… des années, alors ça le

change des pigeons. Il la trouve radieuse, peut-être un peu triste mais elle le cache bien. Il lui

propose de donner du pain aux pigeons.

Malgré son grand âge, sa voix est claire, posée, habituée à se faire écouter, mais en

petit comité. Elle hésite entre professeur particulier ou commandant de pétrolier. Elle

répond trop vite qu’elle ne sait pas si elle saurait faire avant de trouver ça idiot.

Lui s’engouffre dans la brèche tout juste ouverte :

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— En même temps il n’est pas nécessaire d’avoir fait Polytechnique pour y

arriver. Les pigeons se moquent pas mal de savoir si le geste est empoté ou

auguste.

Il lui tend un quignon, qu’elle s’empresse de découper en petits bouts qu’elle jette au

loin, les pigeons se précipitent mollement. Elle en redemande, il s’enquiert de savoir ce

qu’une jolie femme comme elle fait à perdre son temps avec un vieux monsieur comme lui,

elle répond qu’elle ne le perd pas, au contraire elle en gagne, et puis elle aimerait bien savoir

pourquoi il voit en elle une demoiselle, pas une dame. Il la regarde, lui dit qu’elle est un livre

ouvert, sa manière de se mouvoir, ses gestes, son regard caché, tout indique qu’elle est seule,

pour une raison qu’il ignore, mais il lui saurait gré de bien vouloir l’éclairer.

Tout ça est ridicule, se dit-elle, et puis ça devient une manie ces derniers temps. Tout

le monde veut savoir. Pourquoi lui confierait-elle à cet inconnu au grand âge ce qu’elle même

souhaite plus que tout oublier ? Ça ne l’empêche pas de déraper et de mettre les pieds dans

le plat.

— Je pourrais être une dame, mais divorcée, ou veuve. Et vous, vous avez un

secret ? Comme ça, on ferait match nul.

Il lui lance un défi, si elle devine le sien, il la demande en mariage et elle lui fera cadeau

du sien. Elle répond sans réfléchir qu’il a fait de la prison. Les deux se figent. Pourquoi t’as dit

ça, espèce de tarte ? Un bout de pain tombe aux pieds du vieux monsieur, mais les oiseaux

maintiennent une distance respectueuse, ça pourrait être un piège. Il se retourne vers elle et

la dévisage en silence. Elle soutient son regard avec peine même derrière ses grandes

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lunettes noires, pas très fière, elle voudrait se pincer pour que toute la scène disparaisse,

retrouver son salon baigné de lumière, sa solitude, son autobus.

Et là, chose incroyable, elle le voit se lever, faire le tour du banc, couper une petite

marguerite qui poussait là en bordure de pelouse, revenir se planter devant elle en tenant la

fleur dans ses deux mains jointes, puis mettre un genou à terre :

— Acceptez-vous de me prendre pour époux ?

Elle se sent terriblement gênée et ne sait quoi penser, tout est de nouveau tellement

imprévu, pourquoi est-elle allée provoquer cette drôle de farce, émouvante et tragique ? Elle

prend la fleur comme à regret, explique que le mariage c’est comme une prison, qu’elle

cuisine mal, sans compter qu’elle ne sait pas coudre, les chaussettes ça s’achète maintenant.

Bref, elle n’est pas un bon numéro et elle a besoin de savoir ce qu’il a fait pour aller en prison.

Il se rassoit, satisfait de sa mise en scène, qu’elle continue à lui parler suffit amplement à son

bonheur, il dit simplement qu’il a passé trente-deux ans derrière les barreaux.

Forcément ça impressionne, elle regarde autour d’elle les possibles issues pour

s’échapper en courant, puis prend conscience qu’un léger trottinement suffirait à mettre

rapidement une distance de sécurité entre elle et lui. Elle reste néanmoins sur ses gardes,

elle a lu, à chaque fois un peu plus fascinée, beaucoup de livres sur des serial killers, souvent

ils endorment la méfiance de leurs victimes sur un ton badin.

Selon elle ce sont beaucoup d’années, elle voudrait connaître l’histoire. Il marque une

pause, elle tient son sac dans sa main droite au cas où elle devrait fuir. Il parle d’un crime

odieux, à la volée elle dit qu’il ne l’a pas commis, c’est sorti tout seul, elle d’habitude si

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réservée, évitant autant que possible les sujets personnels, les siens mais surtout ceux des

autres, sauf de Marta. Il lui demande pourquoi elle a dit ça, elle avoue qu’elle n’en sait rien,

elle imagine que sinon il n’aurait pas avoué son funeste passé, que plutôt que de donner à

manger aux pigeons, il leur donnerait des coups de pied. Et puis elle trouve qu’il a un beau

sourire et que de le penser ça la rassure.

Le regard des deux se perd dans le vert éclatant des arbres qui maintiennent l’ombre

fraîche, les branches de l’hêtre au-dessus d’eux les protègerait même du déluge universel.

Silence insondable. Les pigeons font des signes désespérés de la tête, ils ont un regard

offusqué pour cette nouvelle arrivante qui vient bouleverser leur déjeuner. Il rompt la trêve

en la prévenant, qu’elle ne se fie pas aux apparences, que la prison change même les plus

endurcis des hommes, puis il lui donne raison, il n’a pas commis ce crime, alors que tout le

désignait, même son avocat commis d’office ne croyait pas en son innocence. Après une

pause, il ajoute que le reste est enfoui à jamais, qu’il ne sait pas pourquoi il lui raconte tout

ça, que son tour est venu de lui raconter son secret.

Tout est irréel, elle a envie de pleurer. Mois d’une heure auparavant elle finissait son

sandwich en calculant combien elle pourrait maintenant en acheter — en trouvant la

réponse elle s’était figée, tenant son déjeuner à deux mains, une partie entre ses dents — et

là elle se retrouve à parler avec un homme qui a passé trente-deux ans privé de sa vie,

mazette, les quatre cinquièmes de mon âge !, et qui le lui raconte avec un calme déroutant.

Résigné, assumé. Elle doit être la première à savoir, l’unique dépositaire d’une révélation qui

ne se renouvellera pas et qui la dépasse, pourtant elle éprouve subitement une certaine

tendresse pour lui, et surtout beaucoup de respect. L’injustice lui touche la fibre et à aucun

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moment elle ne met sa parole en doute, comme elle ne ment jamais, elle croit que tout le

monde est pareil avec elle. Elle lui demande si après sa sortie il n’a pas cherché à savoir, à

dénicher le vrai coupable, il la coupe par un « Quid pro quo, Clarice Sterling », elle a un frisson

involontaire, il la rassure en lui disant qu’il n’est pas Hannibal Lecter.

— Allez, dites-moi quel est ce secret, moi aussi je veux être le seul à savoir.

Elle se retrouve coincée. Ou alors elle a inconsciemment provoqué le moment.

Trouver un inconnu avec qui pouvoir ouvrir les vannes après quinze mois, neuf jours et sept

heures de douloureux silence. Certes elle avait déjà raconté cette histoire à Marta, mais à

demi-mots et lui faisant jurer de ne plus jamais en parler. Tout indique en lui le candidat

idéal, elle ne le voit pas tapant la belote avec des amis devant un verre de vin, à fanfaronner

devant eux avec son histoire à elle. Pourtant qu’a-t-elle elle à gagner à s’épancher ? Elle n’a

pas besoin d’un psy, juste d’un nouveau héros.

Et puis les cent millions d’euros la poursuivent, quoi qu’elle fasse ou pense, malgré

elle. Elle n’appréhende ni la somme que ça représente ni ce qu’elle implique, même si elle est

bien consciente qu’une nouvelle vie se présente à elle, faite de quoi elle n’en sait rien. Elle n’a

pas encore pris le temps d’y réfléchir, elle n’est pas pressée, elle ne veut pas perdre la tête,

juste rester la même. Elle s’y est habituée à son fort, les murs d’enceinte, le pont-levis jamais

baissé, les meurtrières dégagées, les carquois remplis de flèches, les douves pleines

d’alligators privés de dessert depuis des mois, l’huile maintenue bouillante dans des grosses

marmites hissées sur les remparts. Alors ?

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Alors plus rien n’est comme avant, comme si elle s’était réinitialisée. Quelque chose

la pousse à se lâcher, à raconter l’autobus, sa vie figée. Elle se lance, entre soulagée et

craintive.

Elle avait rencontré Luc par hasard, dans la rue. Il venait de faire tomber sa sacoche

en cuir dont le contenu s’était éparpillé sur le trottoir, des dizaines de feuilles et documents

variés qu’il s’empressait un peu nerveusement de remettre à l’intérieur. Elle s’était accroupie

pour l’aider. Il lui avait simplement dit : « N’allez pas croire que je l’ai fait exprès, mais sachez

que je suis ravi que ce soit vous qui veniez à mon secours ». Elle avait souri sans cesser de

ramasser des dizaines de pages, ne prêtant aucune attention particulière aux milliers de

lignes jetées à même le bitume, si ce n’est quelques sceaux qui sentaient à plein nez des

autorités qui lui échappaient et le logo d’un magazine d’information.

Lorsque la dernière feuille avait retrouvé son nid aux côtés d’un ordinateur portable,

il s’était de nouveau tourné vers elle et l’avait invitée à prendre un café tout en étant

persuadé qu’elle allait refuser. Mais elle avait accepté, c’était un mercredi férié, elle venait de

déjeuner et n’avait rien de prévu, comme d’habitude. Et puis elle aimait bien son sourire.

Elle était très vite tombée sous son charme, un type simple, sans esbroufe. Ils avaient

parlé des heures durant, il avait toujours quelque chose à raconter, des anecdotes, des infos,

des chiffres, des données, sans jamais se prendre au sérieux, attendant habilement qu’elle

assimile. Des choses auxquelles elle n’avait jamais réfléchi, parce qu’elles faisaient partie

intégrante de sa vie de citoyenne, et c’était comme ça. Elles fonctionnaient, tournaient,

marchaient, remplissaient leur fonction, mais avec lui tout prenait une autre dimension,

c’était comme de passer dans les coulisses et regarder les rouages.

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Il s’était excusé plusieurs fois de devoir s’éloigner pour passer des appels depuis son

portable, l’avait invitée à dîner un tajine de poulet accompagné d’un gris de Boulaouane, et

la nuit venue, sur le trottoir devant chez elle, il avait semblé demander de l’aide, comme si sa

capacité à la séduire s’arrêtait là. Elle l’avait embrassé par surprise et l’avait pris par la main

jusqu’à son lit. On a passé la nuit enlacés, en silence. Elle cache au vieux monsieur que ce n’est

qu’au petit matin qu’ils avaient fait l’amour, à quoi bon rentrer dans ces détails, et puis il

n’était pas idiot, il devait bien se douter qu’on ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche.

Ça avait été fulgurant, presque animal, elle avait pris sa revanche sur son voisin. Une

fois douchés et habillés, ils avaient échangé leurs téléphones et leurs prénoms, il était temps.

Elle l’avait revu deux fois dans les cinq jours qui avaient suivi. Jamais dans sa vie elle

n’avait été aussi impatiente de retomber dans les bras de quelqu’un. Elle ne savait pas si elle

était amoureuse, mais elle vouait une admiration extatique pour ce type qui avait surgi de

nulle part pour illuminer sa vie, pour la rendre si simple et fluide.

Et puis lors du troisième soir, vers vingt-trois heures il avait reçu un nouveau coup de

fil. Il avait regardé l’écran en hésitant et avait finalement accepté l’appel, tout en se dirigeant

vers la cuisine. Elle n’était pas spécialement curieuse, elle ne pouvait tout simplement pas

imaginer qu’il avait une autre femme dans sa vie, alors elle s’était bien gardée de tenter

d’écouter. Il était revenu en disant qu’il devait s’absenter quelques heures, une affaire

urgente à régler, mais que si elle acceptait, il reviendrait ici plus tard dans la nuit.

Bien sûr qu’elle acceptait, un peu d’attente augmentait le désir de s’enfouir dans son

cou et de l’étreindre follement.

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Mais il n’était pas revenu. Elle avait mal dormi, préoccupée, sans savoir très bien

pourquoi. Au petit matin elle n’avait toujours pas de nouvelles, rien qui puisse expliquer son

étrange disparition. Le soir, elle avait appelé à plusieurs reprises, mais elle tombait toujours

sur un message de l’opérateur. Et le lendemain, le surlendemain. Elle devenait folle. Ce n’est

que quelques jours après qu’elle avait su.

Elle avait reçu un appel de la police, qui semblait éplucher l’activité du mobile de Luc.

Les questions que lui fit un inspecteur bourru étaient directes, mais elle ne comprenait rien

à ce qui se passait, elle criait plus fort que lui pour savoir ce qui lui était arrivé, finalement le

policier s’était radouci et avait proposé de passer la voir chez elle.

L’attente avait été insupportable. Quand il était arrivé et s’était assis en face d’elle à

la table du salon, elle avait écouté le récit, tétanisée, détruite. Le policier lui avait raconté

comment Luc avait été heurté par un autobus de la ville vers minuit, à trois rues d’ici, son

corps avait dû basculer entre deux fourgonnettes garées contre le trottoir et c’est sa tête que

le bus avait percutée. Sous le choc, elle avait été arrachée du reste du corps, coincé par l’un

des deux véhicules stationnés. Le conducteur du bus n’avait rien vu venir ni rien pu faire. Il

était en surveillance à l’hôpital, suite aux crises de nerfs à répétition.

Elle avait hurlé en silence, à l’intérieur tout s’était déglingué, tout proche de la faire

sombrer dans la folie.

Le policier faisait une enquête de routine, rien n’indiquait autre chose qu’un

malheureux concours de circonstances. Et non, elle avait très peu d’informations à donner et

répondait mécaniquement aux questions. Elle ignorait son nom de famille, ne connaissait pas

son métier, ne savait même pas où il habitait ni s’il avait de la famille. Elle ne le connaissait

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que depuis quelques jours, elle avait juste deviné qu’il travaillait dans la presse, les

occupations de l’un et de l’autre n’avaient jamais été vraiment abordées.

Le policier lui avait donné l’identité complète de Luc et avait confirmé qu’il était

journaliste, mais qu’à la rédaction du magazine qui l’employait, on ignorait sur quoi il

travaillait, il devait remettre un dossier à la fin du mois, comme il faisait toujours

apparemment. C’est ce dernier point qui avait motivé l’enquête, qui allait se clore sous peu

en tant que « mort par accident ». Il avait déposé sa carte sur la table, au cas où un détail lui

reviendrait, puis était parti, la laissant là, seule, pantelante, hagarde, morte.

Le comble, deux jours après la disparition de Luc, elle avait été victime d’un vol chez

elle, en revenant de travailler elle avait retrouvé tout son appartement sens dessus dessous.

Une vieille montre en or et une broche en opale dont elle avait hérité de sa grand-mère

avaient disparu, jamais elle ne les portait parce que ce n’était pas très rock’n’roll, disait-elle,

mais ça avait appartenu à la mère de sa mère, elle leur conférait une valeur inestimable. Ça

l’avait enfoncée un peu plus. « Voilà… mon secret… c’était en mars de l’année dernière ».

Les mots s’étranglent un peu, elle sèche une larme. Le vieux monsieur semble touché,

il a gardé le silence durant tout le récit. Les pigeons ont déguerpi, elle ignore s’ils l’ont fait

par respect pour son chagrin ou parce qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’eux. Il inspire et

pousse un long soupir.

— Je ne sais pas quoi dire, je suis désolé. Quand on vous regarde, on a du mal à

croire qu’il puisse vous arriver un malheur, on voudrait juste que vous soyez

heureuse.

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Elle détourne le regard vers les grilles du parc, par derrière la nuque de son voisin,

les larmes redoublent. Elle est touchée par ses paroles, il a l’air sincère, alors que question

malheur, il a été servi plus que tout le monde lui… Il a dû sentir qu’elle pleurait, alors il ne

tourne pas la tête vers elle, ne lui parle pas, il respecte le moment. Et puis il est habitué au

silence, alors qu’en une heure de présence de cet ange tombé du ciel, on lui a presque plus

parlé qu’en dix-neuf ans de liberté recouvrée.

Et alors elle le voit, Mazette !!!

Avec sa vue brouillée, elle a failli le louper, son grand échalas qui passe devant le

square dans la direction opposée. Deux secondes de plus et il disparaissait, jamais elle

n’aurait su. Plus tard, quand elle y repensera, ça la laissera songeuse, que tout tienne toujours

à tellement rien. Là elle en a le souffle coupé. Elle prend un mouchoir en papier dans son sac,

s’essuie les yeux sous les lunettes et annonce au monsieur qu’elle doit s’en aller, lui donne

son prénom, elle aimerait le revoir et lui propose ici même dès demain à la même heure s’il

veut bien. Lui c’est Arsène, il lui dit qu’il est là tous les jours si le temps le permet, qu’il serait

ravi de la revoir, lui demande si elle sait jouer aux échecs, il a appris en prison mais après il

n’a plus eu personne pour jouer. Elle est à deux doigts de se remettre à pleurer et souffle avec

difficulté qu’il devra lui apprendre, avec plaisir.

Elle lui sert la main maladroitement et se lève comme un ressort, elle espère ne pas

avoir été malpolie. Elle court presque vers la sortie et finit par apercevoir le grand escogriffe

une cinquantaine de mètres devant. Elle accélère le pas jusqu'à réduire la distance de moitié.

Elle voit ses grands bras, chaque pas qu’il fait l’oblige elle à en faire près de deux pour s’en

approcher un peu. Elle note qu’il a des chaussures neuves, ou alors il les a briquées cette nuit.

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Ce n’est pas vraiment une filature, c’est juste qu’elle ignore comment l’aborder, elle

ne sait même pas si elle en a vraiment envie. D’habitude on vient à elle, mais là elle devine

qu’elle va devoir provoquer la rencontre, et elle ne sait pas comment faire. A-t-elle encore

seulement toute sa tête ? Elle n’est plus sûre de rien.

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LUI

Douze heures de profond sommeil l'ont remis sur pied, même l’astre sournois a jeté

l’éponge. Vers neuf heures il a fait un roulé-boulé impeccable, légèrement grandiloquent,

style nouveau riche. Il se sent bien. Incroyablement bien. Comme s'il avait passé toute la nuit

avec Lyv Tyler et qu'elle avait eu la bonne idée de s'endormir très vite après une unique

étreinte amoureuse. Il se douche et s’habille en dix minutes, il a une faim de loup et veut se

faire un vrai petit déjeuner. Un truc cher, oui monsieur.

Il ouvre une boîte à chaussures cachée au fond d'un placard, anodine. Il aurait pu

écrire dessus « En cas d'urgence », mais ça aurait été le meilleur moyen qu’elle ne soit vidée

par une main indélicate. À l’intérieur, dans une enveloppe froissée, une petite liasse de jolis

billets verts de cent euros, le fruit d'une vieille dette remboursée, la dernière fois qu'il avait

fait le créancier. Il prend tout, glisse les billets dans la poche de son jean, la légère bosse le

rassure. La vue de l’argent l’amène à penser au tirage, à force de se répéter mille fois les

numéros gagnants, il a un doute sur les deux derniers, 29 et 34 ou 24 et 39 ? Vérifier.

Non. Pas vérifier. Tout du moins pas sur ton ticket, car il a disparu.

Il sait que s’il ne se calme pas immédiatement, s’il se laisse emporter par cette terrible

angoisse qui pointe, son cœur va avoir un dernier hoquet douloureux et tout va s’arrêter là,

sur le parquet de son salon.

Le ticket devrait être là, dans le portefeuille qu’il vient d’extraire de la poche

intérieure de sa veste, entre le vieux calendrier et sa carte vitale. Comme hier, lorsqu’il l’a

sorti pour le montrer à Pierre. Ce n’est pas si compliqué à comprendre, un ticket de loterie

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d’une valeur de cent millions d’euros doit être à sa place, c’est sa mission, il a que ça à foutre,

être là où fouillent mes doigts, alors fais pas chier, ticket, ramène ta poire.

Il s’oblige à respirer lentement, profondément, empêcher la panique de l’envahir, agir

calmement, le ticket est forcément là, dans un recoin. Il vide méthodiquement chaque poche

du portefeuille de tout ce qu’il contient, vérifie chaque document qu’il en sort, déplie des

papiers qui n’ont pas vu le jour depuis des années, sépare des cartes en plastique collées

entre elles par les ans. Pendant qu’il fait ça, maintenant certain que le bulletin ne va pas

subitement réapparaître, il repense au déjeuner chez Pierre.

OK, il a sorti le ticket à table, il le lui a montré, Pierre l’a eu entre les mains pour

comparer avec les numéros publiés dans le journal, mais après ? Le lui a-t-il rendu ? Et si oui,

pourquoi n’est-il pas à sa place ? L’euphorie du moment l’a-t-il à ce point remué qu’il n’a pas

pu enregistrer toute la scène ? Il est incapable de refaire ces quelques minutes, putain Denis

merde fais un effort !

Et s’il ne le lui a jamais rendu ? Il n’imagine pas un seul instant que Pierre l’ait gardé.

Pour en faire quoi ? Le ticket est signé au dos, personne ne peut l’encaisser à sa place, c’est

en tout cas ce qu’il a compris. Ça ne le rassure qu’à moitié, il se voit déjà au tribunal, hurlant

à l’imposteur, haranguant les foules du haut de sa sincérité, mais incapable de produire

d’autres témoins.

Non, Pierre ne ferait jamais ça, il a honte de seulement évoquer la possibilité. Le

bulletin a donc dû tomber sous la table, car s’il l’avait laissé dessus, ils l’auraient vu, ils

avaient été attablés plus d’une heure. Vers la fin Pierre avait ramené les assiettes et verres

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en cuisine, ça il en a parfaitement souvenir, et la nappe était nue lorsqu’il était parti retrouver

Annie, il le jurerait.

Cette fois il panique pour de bon, car hier soir le restaurant était ouvert, quelqu’un de

service a dû balayer avant le dîner. Le ticket de jeu est donc parti à la poubelle, qui a été sortie

sur le trottoir juste avant la fermeture, et ce matin tôt le camion de la voirie est passé. À cette

heure, il a été écrasé, broyé, mélangé à des restes et trempé dans toutes sortes de liquides et

sauces. Les numéros ne sont plus qu’un vague souvenir. Même s’il le retrouvait, il ne vaudrait

plus rien.

Il est à deux doigts de vomir. Ou de se jeter par la fenêtre. Ou de se jeter par la fenêtre

en vomissant, une dernière parabole organique à l’image de sa vie de merde.

Et puis il a une idée, comme un dernier espoir. Fébrile, il appelle la Française des jeux,

et avant les formules de politesse demande à parler avec la Responsable des Relations avec

les Grands Gagnants, oui Denis mets des majuscules et merde putain comment elle s’appelle

déjà cette conne. Il n’a pas à attendre, la personne à l’autre bout soupire et lui dit :

— Bonjour Denis, dites-moi ce qui vous arrive…

En d’autres circonstances il aurait apprécié la mémoire et la présence d’esprit de la

dame, mais là, à quelques secondes de mourir, il n’a pas le temps de la féliciter, il hurle qu’il

a perdu le ticket, elle trouve ça fâcheux.

Elle est aussi calme qui lui est hystérique. Il essaye de la convaincre, hier il lui a dicté

tous les chiffres du bas, elle l’a même félicité, selon lui c’est nettement suffisant pour

démontrer qu’il l’avait, il attend qu’elle opine pareillement. Ça ne se passe pas exactement

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comme prévu, elle lui rappelle qu’elle ne l’a félicité que parce qu’a priori il était l’un des

gagnants, mais les règes sont ainsi faites, s’il ne peut apporter le ticket vendredi matin, ils ne

pourront malheureusement pas valider ses gains. Au bord de l’explosion il signale que la

buraliste saura le reconnaître, il entend Béatrice répéter les tables de la loi à la con ! Il crie

qu’elle ne peut pas lui dire ça, que forcément elle sait qu’il a gagné puisqu’il lui a lu tous les

chiffres, selon lui tout ceci ne tient pas debout, un juge lui donnera raison. Elle tente de le

calmer, l’invite, avant d’en arriver au tribunal, à lui raconter ce qui s’est passé, peut-être

l’émotion du moment l’empêche de chercher là où il se trouve. Il certifie qu’il n’a pas bougé

de son portefeuille, elle lui demande malgré tout s’il ne l’a pas montré à quelqu’un, il est

finalement bien obligé d’avouer qu’il a fait un impair, qu’il a déjà tout raconté à un ami,

contrairement à sa mise en garde.

— Denis, si vous m’aviez écoutée… Mais continuons, donc vous lui avez montré,

et vous l’avez remis à sa place, dans le portefeuille, et le portefeuille dans la

poche intérieure de votre veste ?

Il confirme, elle lui demande s’il a regardé dans la poche, pas le portefeuille, la poche.

Il se demande si elle le prend une nouvelle fois pour un con, mais à tout hasard il attrape la

veste et plonge sa main dans la poche. Il sent un bout de papier. Il le sort. Le ticket.

Son cœur fait une nouvelle embardée. Il est rouge de confusion. Il se taperait la tête

contre le mur. Comment lui dire qu’elle avait raison ? Elle ne lui laisse pas le temps de

chercher.

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— Denis, laissez votre tête et le mur tranquilles, ce soir vous me direz merci, en

attendant, pas d’imprudence. Je vous rappelle plus tard pour vous dire où nous

nous retrouvons pour le dîner.

Il s’assied, se prend la tête à deux mains et laisse son cœur retrouver son rythme

habituel. Il s’en veut vraiment d’être comme ça, quand il aura les sous sur son compte, il

cherchera une thérapie, un spécialiste, il aimerait tellement être comme tout le monde.

Petit-déjeuner. Il sort de chez lui et se met à marcher à grands pas. Pas besoin de

montre pour calculer la durée de sa balade, il lui suffit de multiplier par cinq le nombre de

fois où il doit remettre ses écouteurs en place, il obtient le nombre de minutes exactes. À

aucun moment il ne soupçonne ses oreilles de ne pas être conformes, il préfère largement un

va chier casque à la con de ta race.

Shirley Bassey l’accompagne une partie de sa promenade ensoleillée. Comme à

chaque fois qu’il écoute The Living Tree, cette voix prodigieuse qui lui provoque des frissons

sans fin, les violonades et les percussions martiales, il s’inquiète du devenir du monde

lorsque la diva sera partie. C’est déjà pas brillant avec elle par ici, alors sans ? Il enchaîne avec

Goldfinger puis The Rhythm Divine, dans laquelle elle est accompagnée par Yello, un duo

electro suisse hors du temps qui avait fait ce morceau sur mesure vingt ans auparavant, un

mariage aussi bizarre que poignant, émotion théâtrale envoûtante.

Il finit par pénétrer dans l’hôtel qu’il cherchait. Un établissement qui aurait encore pu

faire illusion à la fin du siècle dernier, mais qui manquait cruellement d'argent qatari pour

retrouver les faveurs d'une clientèle qui, en une génération, était passée du charme désuet

des dorures et des grooms à petit chapeau rond à celui plus tendance des formes oblongues

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épurées et des piscines à débordement sur le toit. Lui-même déteste ces vieux ascenseurs

dont il faut impeccablement refermer les grilles, sans quoi la cabine ne décolle jamais, ça

l’énerve.

Il s'installe à l’air libre dans le patio intérieur ombragé, on entend seulement quelques

moineaux discourir passionnément sur la difficulté de trouver des miettes de pain frais, la

progéniture qui ne pense qu’à sortir et faire les cons, la chaleur qui empêche de dormir. Ça

râle, Denis se sent frère de sang. Il demande la carte des petits déjeuners et choisit le plus

complet, après s'être assuré qu'il n'incluait pas de haricots verts, sait-on jamais, il connait

plein de gens qui en mangent, peut-être certains d’entre eux s’y adonnent également au lever

du lit. Ils sont complètement dingues !

Il est le seul client et il a le serveur pour lui tout seul, tout en discrétion fatiguée, plus

âgé que l'hôtel, vêtu d'un costume blanchi et repassé mille fois, probablement acheté « À la

belle jardinière » à la fin du XIXe. Le genre à avoir un petit calendrier de La Poste cartonné

dans son portefeuille sur lequel il barre un à un les jours qui le séparent de la retraite.

Café, pot de lait, jus d’orange frais, œufs brouillés, bacon et minisaucisses, petit panier

de pain et viennoiseries, beurre, confiture, yaourt, fruits frais, le tout servi dans de la vaisselle

en porcelaine de Limoges, dans la province de Guangdong, à deux mille kilomètres de Pékin.

Ça c’est un ptidej, le reste c’est des conneries.

Un minuscule moineau vient se jucher sur le dossier de la chaise opposée et demande

son dû l’air de rien, l’œil vif. Il aime bien ces petits bidules, il s’est même récemment inquiété

à la lecture d’un article qui parlait de leur prochaine disparition des grandes villes. La faute

aux pigeons, qui raflent tout leur pain. Il fait un petit tas de miettes qu’il dépose

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soigneusement en face de lui. Le geste, pourtant délicat, fait fuir un instant l’oiseau, qui ne

tarde cependant pas à revenir et à faire une razzia.

Cette paix qu’il ressent à contempler le moineau qui s’empiffre. Vas-y mon gars, et

après vole, ou cours si t’as trop mangé, rejoins ta belle et fais mentir le journaliste en nous

faisant une portée de douze. Il prend tout doucement son mobile et immortalise l’instant sur

une photo qu’il n’enverra à personne, on lui demanderait ce qu’il fait dans un hôtel presque

de luxe. Et l’heure des révélations n’a pas encore sonné.

Lorsque arrive l’addition, il la regarde trois fois et se demande si le total indiqué l’est

dans une devise inconnue au taux de change largement défavorable. Du coup il ne sait pas

très bien quel pourboire laisser, il se risque au plus petit billet qu’il trouve dans sa poche et

profite que le serveur soit en cuisine pour disparaître, avant que son nom ne résonne dans

tout l’hôtel suivi d’une salve d’invectives d’un autre siècle.

Il rajuste ses écouteurs en les maudissant d’avance, et file faire quelques achats au

son de The Rat des Walkmen et de Feel it d’Archive. Du gros rock épique, urgence dans la

voix, tout ce qu’il aime, il lutte pour ne pas faire la batterie, il embrasserait toutes les filles

qu’il croise. Il rentre dans un grand magasin.

Après s’être fait confirmer que « oui, on a un rayon Converse, troisième étage », il se

retrouve dans une zone entièrement dédiée à sa marque préférée, pratiquement un seul

modèle, des milliers de tons. Il élimine celles en cuir, celles aux couleurs trop vives ou avec

des petits dessins saugrenus, les blanches et les noires, celles avec des trous, des trous !, les

Pride et les Summer Style, les Jack Purcell et les Skateboarding, les John Varvatos et les

Destroy Denim, non mais ces gens sont dingues, elles sont où les Classic Chuck ?

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Il finit par repérer un pan entier de ses préférées. Il en prend des orange pâle, des gris

clair et des blanc cassé, qu’il garde aux pieds. Avec cet achat, au rythme des précédentes, il

en a pour vingt ans, fastoche. Un rapide calcul lui rappelle que c’est dorénavant une variable

un peu dérisoire, il a de quoi s’en acheter un million trois cent mille paires.

Il se dirige vers une caisse, la vendeuse lui propose de jeter les vieilles en lui montrant

la poubelle, ça l’offusque. Il se drape dans une cape imaginaire, le poing droit sur la poitrine,

relève la tête et ferme les yeux, et se sent prêt à la pardonner si elle lui indique où se trouvent

les cloches, non pas ses collègues, celles en verre. La fille semble apprécier moyennement le

théâtre, il lui donne raison, il est désolé, il lui dit qu’elle est trop jeune pour comprendre, que

lui arrive à un âge où on s’attache à n’importe quoi, il lui demande de mettre les vieilles avec

les deux autres paires dans les boîtes.

Il monte deux étages de plus, rayon accessoires pour téléphones portables. Il avise un

vendeur qui vient à sa rescousse, il explique qu’il cherche des écouteurs qui servent à ça, à

écouter, pas à le rendre dingue. Le type le prévient à voix basse, l’inventeur qui pourrit la vie

de centaines de millions de personnes avec ces écouteurs, il sait où il habite, ses jours sont

comptés. Denis rêve de lui péter ses doigts un à un. Le vendeur lui propose de passer au

rayon bricolage, section marteaux, mais il n’a pas non plus que ça à faire.

Il élimine les gros casques à rap, parce que lui ses mains il les garde dans les poches,

elles ne font pas le clown à hauteur du torse, deux doigts tendus ouverts en ciseaux et les

trois autres fermés. Il porte son choix sur des écouteurs Bluetooth très discrets, fixés au

centre d’un anneau de plastique souple qui s’enroule autour de l’oreille.

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Ça marche. Ce sentiment de plénitude qu’il éprouve, pas une seule fois il n’intervient

pendant le retour dans son quartier, une nouvelle vie commence. C’est quand même pas

compliqué de fabriquer des trucs qui font pas chier. Et comme pour célébrer cette nouvelle

vie, Nina Simone lui balance Sinnerman dans les oreilles, elle le fait presque marcher en

accéléré, comme dans un vieux Chaplin.

Il pénètre dans un local désert, et s’assied face à l’un des derniers spécimens de

vendeur de voyages à ne pas travailler en ligne. Il lui explique qu’il a fait une promesse à

quelqu’un de l’envoyer au Costa Rica s’il se passait quelque chose de très particulier, « et ce

quelque chose est arrivé figurez-vous », donc il souhaiterait étudier la chose pour cette

personne, c’est une surprise.

Non il n’a pas de date, non une semaine non, quinze jours sans compter le temps de

vol. Non en classe touriste non plus, en première. Oui en hôtel de luxe. Oui aux excursions

qui vont bien. Non une personne non, elle ne sait pas mentir donc elle emmène son mari. Non

il ne connaît pas leur patronyme mais ça ne saurait tarder. Oui c’est lui qui paye tout et non

il ne sait pas encore si par carte ou virement franchement il n’avait pas encore pensé à ce

détail.

Le voyagiste pianote sur son système avec une dextérité que son client inespéré

soupçonne d’être alimentée par la perspective de faire la meilleure vente des vingt dernières

années. Non il ne veut pas voir les hôtels, oui il veut le plus cher, oui un complexe où ils

peuvent installer des litières devant les buffets toute la journée sans risque de se faire

expulser à coups de tongs. Non il se contrefiche si la chambre offre deux lits ou un king size,

ils n’auront qu’à faire ça sur les transats face à l’océan. Ah mais oui parfait si c’est un

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bungalow privé avec room service aux petits soins, oui oui il sait bien que parfois le jet lag

provoque des envies d’endives farcies à trois heures du matin.

Il lui fait ajouter une bouteille de champagne et un gros bouquet de fleurs dans la

chambre à l’arrivée avec un petit mot qu’il lui dictera avant qu’ils ne partent, ains qu’une

boîte de préservatifs, il croit que la dame va avoir envie de marcher seule sur la plage

pendant que son mari fait la sieste.

Le vendeur note tout, tapote, consulte, filtre, efface, recommence tout puis valide pour

annoncer au bout de quelques minutes qu’il ne peut annoncer un prix que lorsqu’il saura les

dates, mais que ça tourne dans les vingt mille. Pas plus de vingt-deux. Denis lui demande

d’enlever les couverts en or pendant les vols pour voir si ça fait baisser le montant.

— Vous savez même pour ce prix-là ils n’auront droit qu’à des couteaux et

fourchettes plus proches d’Ikea que de Christofle, en métal grossier et mal poli.

Denis le félicite pour son excellent jeu de mots, le vendeur ne comprend pas à quel

moment il a été brillant. Denis précise qu’il souhaite être prévenu dès qu’ils auront choisi les

dates pour venir payer, et s’attire définitivement sa sympathie en lui disant que lui-même

regardera des destinations pour une prochaine petite virée. Il laisse un acompte de mille

euros en liquide, provoquant un regard par en-dessous du vendeur, et le laisse réfléchir à

son jeu de mots involontaire pour le restant de la journée.

Alors qu’il marche à la recherche d’une nouvelle banque, il reçoit un appel.

— Re-bonjour Denis.

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Il reconnaît bien la voix, mais tout lui revient si vite et dans le désordre qu’il est

incapable de mettre un prénom dessus. Il salue avec entrain, la voix répète en ajoutant

Béatrice, facétieuse, elle se délecte de l’embarras de Denis, son gagnant préféré bien malgré

elle car elle ne les supporte plus. Elle lui donne l’heure et le lieu du rendez-vous, un

restaurant dont il n’a jamais entendu parler, mais il lui fait confiance. Il s’abstient quand

même de lui dire qu’il trouve son job à elle plutôt cool, dîner aux frais de la princesse tous les

soirs dans les meilleur restaurants de Paris, c’est pas à Pôle Emploi qu’on trouve ça. Il lui dit

au revoir en insistant lourdement sur Béatrice, il a le droit à des félicitations, elle est fière de

lui, puis lui rappelle qu’elle a du travail, elle, et qu’elle doit couper. Il se permet une dernière

question au sujet du code vestimentaire du restaurant, il dit boui-boui pour l’énerver. Elle

l’interpelle par son prénom, il répond cinq et huit, elle recommence, il est tout ouïe, elle lui

explique qu’il ne s’agit pas d’un boui-boui, que néanmoins jean et chemise feront très bien

l’affaire. Mais que s’il vient en survêtement, elle s’assiéra à une autre table et ils échangeront

par WhatsApp.

Il a intérêt à être en forme ou elle va le laminer. Il prévoit une grosse sieste et une

douche avec cent-vingt bars de pression sur la nuque histoire de ne pas s’étaler au bout du

premier round. Pourtant il l'aime bien sa responsable des grands gagnants, malgré tout.

D'ailleurs à ce moment précis il aime la planète entière, même Ronaldo. Pour David Guetta,

il faut qu'il réfléchisse encore. Enfin, pour Ronaldo aussi.

Il fait une pause en terrasse d’un bar. Il adore ce moment, allumer une cigarette puis

regarder les passants, recréer leur histoire, attribuer des points aux filles, imaginer sa vie

avec celle qui aurait la meilleure note. Il a envie de sourires dès le réveil, il trouve qu’il

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demande peu et ne comprend pas pourquoi ça lui est refusé. Aujourd’hui il se contente de

visions essentiellement charnelles. Faut que tu fasses quelque chose vieux, rapidos.

Mais il a plus urgent. De sa table, il voit trois banques différentes. Il se moque bien du

nom, des couleurs corporatives et des affiches toutes plus menteuses les unes que les autres,

il veut juste ouvrir un compte, recevoir l’argent, puis s’organiser et prendre les décisions qui

conviennent. Il admire le travail de leur département de marketing respectif, parvenir à

élucubrer autant d’histoires à la con pour toujours dire la même chose. Flatter les clients et

les baratiner avec une terminologie absconse qui leur fait croire qu’ils y pigent quelque

chose. Et tout ça pour capter plein de pognon qu’ils s’empressent de jouer sur le casino des

marchés hautement spéculatifs avec la bénédiction des autorités, chapeau les lascars !

Il aimerait leur faire la nique en changeant l’argent en grosses barres d’or avec

lesquelles jamais ils ne pourraient faire joujou, dans votre cul les banques ! mais il n’entrevoit

que des problèmes au quotidien, pas sûr qu’au supermarché ils prennent un lingot à la caisse.

Il choisit la succursale la moins moche, elle sent encore les travaux de rénovation, il

croit qu’une banque ne peut pas se lancer dans une politique de renouvellement des agences

pour, dans la foulée, demander l'intervention de la Banque de France. Quoi que… Il s'assied

face à une dame qui lui rappelle Martine et pour un peu il aurait bien détalé, mais avec les

caméras disséminées un peu partout, des affichettes avec sa tête d'effaré ressemblant au Cri

de Munch seraient collées aux murs des commissariats avant qu'il n’ait franchi la porte.

Ils mettent dix minutes à lui ouvrir un compte et à commander une carte bancaire, et

en passe vingt de plus à refuser toute la panoplie de produits financiers qu'elle lui propose.

Ce matin son chef a rappelé à toute l’équipe que l’agence de Dieppe a besoin de quelqu'un,

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alors elle se lance à cœur perdu à la conquête du graal. Vaine quête, c’est un roc qui se dresse

face à elle, un guerrier impassible, il se sent David Carradine quand il colle ses avant-bras sur

le chaudron chauffé à blanc de Kung Fu. Il attendra d'être dehors pour hurler.

Il demande ce qui est le plus rapide à encaisser entre un chèque ou un virement, elle

n’hésite pas pour la seconde option, il lui fait savoir qu’il va donc en recevoir un d’une

certaine somme, qu’il aimerait être prévenu dans la foulée une fois qu’elle se sera rassise,

elle réplique qu’elle ne travaille pas debout comme il peut voir, lui la prévient simplement

qu’elle pourrait tomber à la renverse. Il demande s’il doit déposer un peu d’argent pour

l’ouverture, elle lui dit que ce n’est pas nécessaire, il la remercie en l’appelant Maître

Shaolina, se lève, lui prend la main dans les siennes comme pour montrer le dragon et le tigre

tatoués sur ses avant-bras, même si on n'y voit que des veines qui font le bonheur des

infirmières. Elle le regarde s'éloigner en pensant à quel drôle de type il fait, même pas un

billet de dix balles et il fait le malin comme s'il avait cent millions.

Il rejoint son immeuble, monte chez lui, dépose ses achats et les papiers de la banque,

vérifie que le billet de loterie est toujours sous la corbeille à fruits, vide. Il ose à peine le

toucher de peur que les numéros ne s’effacent. Tiendront-ils encore huit heures ?

Il redescend déjeuner. Il s’installe un peu plus loin, sur une jolie terrasse entourée de

grandes plantes sous une tonnelle, découverte peu après avoir déménagé dans ce quartier.

Il s’était promis d’y venir le jour où son compte en banque aurait repris des couleurs.

Il est seul, les trente-trois degrés de la rue découragent même les touristes espagnols

qu’il a croisés. Lui aime ça, il se dit qu’il regardera un coin sur la planète où il fait trente

degrés toute l’année, il choisira une maison face à la mer, avec pergola et chaises longues

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pour y siroter des mojitos avec de la menthe fraîchement cueillie dans son jardin, ça doit pas

être bien sorcier à faire pousser nom d’une bite.

Il aimerait ça, à la nuit tombée sur la plage déserte, enflammer des torches qui se

reflèteraient sur la blanche écume de grosses vagues imperturbables, allumer l’ampli et

pousser le son à fond, deux mille watts disséminés entre les palmiers et prêts à cracher tout

ce qu’il aime. Il commencerait par Mother, de ces dingues d’Idles, le truc punk rock le plus

rageux qu’il ait écouté depuis des siècles. Puis Battles, les mecs les plus allumés et inventifs

dont il se souvienne, ça ressemble à tout et à rien. Il enchaînerait avec Jamie XX, Gosh, un

morceau écouté quinze mille fois sur YouTube, fasciné par l’incroyable et angoissante mise

en scène de Romain Gavras. Et enfin The Blaze, un des nombreux groupes que Marguerite lui

a fait découvrir. L’atmosphère visuelle et acoustique des chansons de ce duo avait ce don

miraculeux de l’élever vers des sommets d’ivresse, combien de fois les a-t-il écoutées en

pleine nuit dans la quiétude de son appartement parisien ? Là il se mettrait à danser, mal

comme toujours, jusqu’à en tomber dans le sable, ivre de bonheur. Ouais, et si c’était ça dans

le fond l’extase, être tout seul face à l’océan, en tee-shirt même la nuit, de quoi faire mille

mojitos, un container de cartouches de clopes et de la bonne musique ? À la fin il s’endormirait

là, sous les étoiles, se ferait réveiller à l’aube par une douce pluie tropicale et rejoindrait son

lit où personne ne l’attendrait. Bon, ça ça pue du cul quand même.

À la carte il prend une chouette salade : roquette, avocat, poire, coques, parmesan et

noix. Il aimerait bien avoir cette capacité à imaginer des plats qui sortent de sa production

quasi monothématique. En réalité il aimerait savoir faire plein de choses, draguer par

exemple. Lors de ses rares tentatives, il finissait toujours par bafouiller ou ne trouvait jamais

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un truc intéressant à dire. Alors de là à faire rire… Car des milliers de grand-mères de par le

territoire serinent les oreilles du genre masculin depuis des siècles avec la même rengaine :

si un homme fait rire une femme, elle est à moitié dans son lit. Fadaises ! En réalité il est

mauvais joueur, c’est juste qu’il est incapable de vérifier l’adage.

Pendant qu’il avale sa salade où tous les ingrédients se marient à la perfection, il

cherche des phrases pour aborder sa belle, au cas que admettons. Il réfléchit un bon moment,

une seule lui vient à l’esprit, elle le fait rire mais il l’écarte, il pourrait se prendre une gifle.

Vos yeux de braise me rendent merguez, c’est moyen.

Il recommande un pichet de rosé, et des filets de sole. Consternation générale quand

on lui amène son plat, le poisson n’est pas tout seul, il est même très mal accompagné. Dans

l’assiette, le narguent des milliards de haricots verts disposés en forme de poing fermé et

majeur levé. Il se retient de les balancer dans la vigne vierge et se contente de les mettre en

équilibre instable sur le bord de l’assiette. Mais la sole est divine, elle n’a besoin de rien pour

lui rappeler que c’est son poisson préféré.

Café. Clope. Addition émise dans la même devise que ce matin, autant s’habituer à la

chose. Tous les feux un peu plus loin se mettent d’accord pour paralyser quelques secondes

le trafic, alors que les moineaux écrasent au fond du nid. Le silence ne dure qu’un instant,

mais il ressent une grande paix. C’est à cet instant qu’il se décide.

Il va aller la chercher. Dût-il attendre en bas de chez elle tout l’après-midi. Parce que

dans sa tête c’est clair, ce jour-là, elle sortait de chez elle.

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Il essaye de calculer une heure probable de retour. Tout dépend de ce qu’elle fait dans

la vie. Il lui donne cent professions, surtout de celles qui renvoient les gens chez eux à une

heure décente, parce qu’à dix-neuf heures il lui faudra penser à se préparer pour l’heureux

pugilat du soir. Et si ce n’est pas pour aujourd’hui, il y retournera demain, et après-demain,

et les jours suivants, jusqu’à ce qu’elle apparaisse enfin.

L'euphorie aidant, il fait taire cette petite voix qui insiste pour lui rappeler que mardi

matin, peut-être sortait-elle du domicile de l’un de ses multiples petits amis. Allons, elle ne

peut pas me faire ça à moi, boucle-la. Il est gonflé à bloc.

Il repasse devant chez lui et prend le chemin de sa station de métro quotidienne. Les

mêmes magasins, les mêmes noms de rues qu’il essaye de retenir en les lisant plusieurs fois,

le square où ces saloperies de pigeons passent la journée à manger du pain que, la nuit venue,

ils transfèrent sans aucune retenue sur sa voiture. Ça lui fait penser qu’il n’a même pas songé

à aller la voir. De toute façon il n’est pas inquiet, dans l’état où elle est personne ne va la voler.

Il rêve de manger deux kilos de chili con carne assaisonné de piments jalapeños,

certifiés cinq mille SU sur l’échelle de Scoville qui mesure leur degré de piquant, puis

d’attraper l’un de ces oiseaux et de crier vengeance en se vidant sur lui. Dans ses pensées, il

en est à remonter son pantalon, plutôt satisfait du résultat en regardant les volutes de fumée

qui remontent du volatile carbonisé, lorsqu’une dalle mal scellée sur le trottoir le fait

violement trébucher et le projette en avant. Il parvient in extremis à réaliser un

rétablissement plutôt artistique, il ne lui manque plus que d’étendre les bras sur les côtés

pour saluer la foule. Mais il est navré de voir qu’il n’y a pas de public. Enfin si, quelqu’un,

parce que pas très loin derrière, résonne un grand rire spontané.

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Il hésite entre se retourner pour voir qui se moque impunément et faire comme s’il

n’avait rien entendu.

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ELLE

Au début elle a du mal à suivre le rythme. C’est pas des jambes qu’il a, des échasses !

Heureusement il semble avoir une passion pour les plaques avec le nom des rues, la courte

pause qu’il fait devant chacune d’elles lui permet de revenir sur lui. Soit il les apprend par

cœur soit il a des difficultés de lecture. Elle préfère nettement la première option.

Elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait là. Avant, elle veut dire avant le tirage, les cent

millions, l’abîme, l’urgence qu’elle ressent de partir pour les Seychelles, de tout oublier et de

se recentrer sur ce qu’elle veut faire de sa vie, jamais elle n’aurait fait ça, elle en est certaine.

Elle qui n’a jamais provoqué d’elle-même une rencontre, se contentant en général de planter

une guérite et de distribuer des tickets pour la file d’attente, elle en perd son latin. Andouilla,

andouillae, andouillam, andouillarum ?

Depuis mardi matin, la machine parfaitement huilée de sa vie s’est enrayée. Ça grippe

et ça produit des bouleversements inattendus qui s’enchaînent à un rythme qu’elle a renoncé

à contrôler. Alors, en attendant l’apocalypse, elle suit ce grand type, par lequel tout a

commencé. Ce n’est pas qu’elle le tienne pour responsable, simplement elle aime bien mettre

de l’ordre dans les évènements et, jusqu’à ce qu’il se jette sous elle mardi matin, tout allait

bien, qu’il n’essaye pas de dire le contraire !

Elle met un peu de temps à s’en rendre compte, mais ils prennent vraiment le chemin

de son domicile, dans moins de deux cents mètres ils passeront devant sa porte. Elle se fait

probablement des idées, pourquoi irait-il là-bas ? Sauf que. Sauf qu’elle sait bien ce qu’elle

provoque parfois chez les hommes, ces envies irrépressibles d’abandonner leur vie pour la

lui offrir en jurant sur ce qu’ils ont de plus cher qu’ils la rendront heureuse, alors qu’ils

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pensent surtout à tirer le gros lot. Bien souvent au sens propre, alors qu’elle est plutôt menue.

Et après, forcément, c’est le drame, du soupir résigné à la subite vocation pour les ordres.

Et soudain elle le voit faire une embardée terrible, s’est-il pris le pied dans un défaut

de la chaussée ? En tout cas il est à deux doigts de se râper le menton par terre et d’y laisser

quelques dents. Son improbable rétablissement et sa façon de se remettre en route comme

si de rien n’était la fait éclater de rire, elle a juste le temps de se cacher derrière une colonne

Morris où on annonce un énième spectacle d’Obispo, ça la consterne. Mais elle vient de rire,

juste avant, émotion, elle en embrasserait presque l’affiche.

Par chance, passe à sa hauteur une dame harassée portant de gros sacs de courses.

S’il se retourne, il la prendra pour sa moqueuse. D’ailleurs elle entend un court échange mais

ne saisit pas ce qui se dit. Elle compte lentement jusqu’à dix, en évaluant l’avance qu’il va

prendre sur elle. Si elle perd sa trace, c’est que les astres n’étaient pas alignés. Elle s’en

voudra à mort, si près du but, parce que quand même, penser qu’une seconde occasion

pourrait se présenter n’entre pas dans son concept de probabilité.

Elle se remet en marche en faisant le tour de sa planque inespérée dans l’autre sens,

en affichant un visage sérieux, au cas où il serait encore là à tenter de deviner qui avait osé

badiner avec sa presque chute. Mais non, il est là-bas devant, il semble avoir ralenti, comme

hésitant, alors qu’il se trouve à moins de vingt mètres de l’entrée de son immeuble.

Elle comble une nouvelle fois une partie de son retard, étonnée par la tournure que

tout ça prend. Elle le voit traverser la rue et s’arrêter à hauteur de sa porte, regarder les

sonnettes pour de toute façon ne rien y voir, l’ancien bloc de boutons a été remplacé depuis

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longtemps par un système unique où chaque appartement a un code, plus aucun nom n’est

affiché. De toute façon, quelle femme vivant seule révélait encore son prénom ?

Au moins elle n’a plus de doutes, c’est bien elle qu’il est venu chercher, ou alors elle

n’y comprend rien. Il connaîtrait quelqu’un d’autre dans l’immeuble ? Après tout ça reste

possible, après l’incident de mardi matin, elle n’a pas regardé en arrière et ignore s’il

continuait son chemin ou s’il s’agissait de sa destination. En même temps, s’il est venu voir

quelqu’un d’autre, pourquoi ne pas avoir appelé à l’interphone ? Elle l’a bien vu faire, il s’est

contenté de le regarder et depuis il n’a pas non plus utilisé son téléphone.

Elle se poste dans un renfoncement, voir sans être vue, Jasonette Bourne, réfléchir à

toute vitesse, évaluer les risques, trouver une issue. Matt Damon aurait fait ça très bien, il se

serait glissé par derrière sans un bruit, lui aurait mis un coup sec sur la nuque comme appris

à Quantico, aurait retenu son corps avant qu’il ne s’effondre, l’aurait tiré jusque dans une

camionnette volée pour l’emmener dans une ferme abandonnée et l’aurait attaché sur une

chaise pour pouvoir le questionner à loisir.

Mais elle va avoir du mal, certes il lui manque quelques kilos à ce type, mais il est bien

plus grand et à part un miniflacon de parfum, son mobile et son porte-monnaie dans sa

besace, elle ne voit pas bien comment lui asséner un coup assez fort pour qu’il tombe dans

les pommes. Elle lui aurait fait juste très mal et ça n’aurait pas bien commencé, d’autant

qu’elle n’a pas de Mercurochrome chez elle, qu’elle ne sait pas coudre et qu’elle ne supporte

pas la vue du sang. Comment lui expliquerait-elle son geste ? Il la prendrait pour une dingue

et elle serait bien obligée de lui donner raison. Et quand bien même parviendrait-elle à

l’estourbir, il s’affalerait de tout son long parce qu’elle ne pourrait jamais le retenir dans ses

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bras. Et bien entendu elle aurait été vue et dénoncée, Béatrice aurait dû aller la libérer sous

caution avec un bout du chèque. Bon bref tu racontes n’importe quoi ma fille, remue-toi les

fesses.

Finalement elle le voit retraverser la rue, ôter ses écouteurs et s’appuyer contre l’aile

d’une voiture, face à l’entrée. Et attendre. C’est bien ça oui, il attend qu’elle débarque.

Forcément. Elle pense à Marta, qui la traînerait de force jusqu’à l’inconnu, ferait les

présentations et resterait plantée là jusqu’à ce qu’ils s’embrassent, satisfaite. Elle sourit. Nom

de nom, qu’est-ce que je t’aime Marta.

Elle sort de sa cachette et se dirige vers le grand zig. Il a clairement pris la décision de

ne surveiller que le trottoir d’en face, il ne s’attend pas à ce qu’on surgisse dans son dos. Elle

parvient jusqu’à lui. Il est absorbé dans sa mission de surveillance, les yeux fixés sur la porte

cochère, serein. Tout son contraire à elle, qui n’a toujours pas trouvé la formule de

présentation qui ne va pas la reléguer immédiatement au rang de jolie plante écervelée. Elle

est à deux mètres de lui, elle resterait bien là un long moment à regarder ses mains plongées

dans ses poches de jean, sa chemise blanche aux manches retroussées, ses veines saillantes,

sa peau hâlée. Il a une cigarette à la bouche, et remue la tête pour que la fumée ne lui entre

pas dans le nez. Elle qui n’a jamais fumé, mais que fait-elle là ? Elle se lance sans réfléchir.

— Forcément je pouvais bien attendre devant chez vous.

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LUI

Finalement il s’est retourné, la curiosité a été la plus forte, comme toujours. Qui est le

crétin qui avait pu rire de sa maladresse ? Il avise une dame d’un certain âge soutenant des

gros sacs de courses.

— Ça fait marrer hein ? Je m’en suis quand même bien sorti, vous pourriez

applaudir.

La dame n’est pas exactement de bonne humeur, elle ne sait pas de quoi il retourne et

lui fait remarquer d’une part qu’elle a les bras bien chargés « pour faire clap clap » et de

l’autre qu’il lui bloque le chemin. Il s’écarte, regarde une dernière fois en arrière et avise une

colonne Morris avec Obispo sur une affiche. Il sort une gousse d’ail, un pieu en bois et forme

une croix avec ses deux index. Tsss, vade retro.

Il reprend sa marche, légèrement agacé, puis voit l’immeuble qui s’approche. Il

ralentit, il n’a toujours pas de phrase d’introduction bien sentie et sait-on jamais, il pourrait

vraiment tomber dessus, après tout il est là pour ça. Il arrive à la porte. Et maintenant je fais

quoi ? Il regarde l’interphone. Il avait bêtement espéré y voir la liste des résidents, et à côté

d’un des boutons il aurait lu « Denis j’habite au quatrième D, montez sans plus attendre, je

suis en petite tenue » et il aurait sonné. Mais il ne trouve qu’un digicode, l’interphone et un

bouton pour la lumière, normal.

Il a deux heures devant lui. Il décide de traverser la rue et d’attendre en face pour

bénéficier d’une vue panoramique. Il ne peut pas la manquer, il est optimiste, même si la

fenêtre de chance devrait se refermer bientôt. Mission pas impossible. Il sifflote le générique

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de la série et en profite pour arrêter sa musique, ranger ses écouteurs, allumer une cigarette

et remettre les mains dans ses poches.

Il n’est là que depuis deux minutes quand il entend une drôle de phrase dans son dos.

— Forcément je pouvais bien attendre devant chez vous.

Il n’y a pas de raison que ça lui soit destiné, alors il reste le regard rivé sur sa cible.

Johny Rotten viendrait le saluer qu’il l’enverrait bouler sans un regard, d’un vague signe de

la main qui voulait dire « comme si j’avais gagné à l’EuroMillions, dégage, manant », mais il

n’y a pas eu un seul mouvement dans sa ligne de mire depuis qu’il est là. Encore une heure

et cinquante-huit minutes. Elvis donne-moi la force. Il déteste attendre et faire la queue, tout

ce qui ressemble à ne rien faire, mais là fuck, c’est pour la bonne cause.

— Vous êtes sourd ?

La même voix, avec une légère pointe de contrariété en prime, il tourne la tête.

Sa Fée.

De l’autre côté de la voiture, Ma Féééééééeeeeee, dans une sublime robe aux reflets

rose-orangé, les épaules dénudées, les bras longs et fins, d’une élégance crasse, les yeux sur

le point de s’allumer pour le réduire en cendres, son incroyable chevelure ondulant

doucement sous la brise.

La surprise est immense. Majuscule, avec un M de trois mètres de haut et éclairé de

l’intérieur. Colossale. Avec un peu plus de temps, il aurait allongé la liste des qualificatifs

jusqu’à l’infini, mais en vérité il sursaute littéralement et se sépare de la voiture sur laquelle

il vient de s’appuyer, juste au moment où passe dans son dos un autobus de la RATP. Un gros.

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Un Heuliez GX 337 de douze mètres de long et dix-neuf tonnes à vide, soit le poids de deux

cent cinquante-trois Denis. Il le manque de, quoi, deux millimètres ? Trois sans sa chemise,

mais à se promener torse nu il perdrait des points.

Plus tard, il remerciera le ciel d’être bâti comme un ermite mal ravitaillé, voire

complètement oublié de la plèbe nourricière, alors qu’un rugbyman aurait volé dans les airs

pour s’aplatir directement entre les poteaux en forme de croix blanches. Le coup de klaxon

qui retentit lui vrille tous les sens. Ça tient vraiment à un tout petit rien. Il sent un terrible

appel d’air, attend une fraction de seconde le choc fatidique en se raidissant. J’ai fermé la

lumière en sortant ? Mais le bus passe sans faire d’histoires, avant Tahiti il se fera la triplette

Lourdes-Fatima-Medjugorge et se ruinera en pièces pour allumer un million de cierges.

Il jette un œil à la jolie fille qui vient de l’interpeller. Elle a la bouche grande ouverte

mais aucun son n’en sort. Elle est d’une pâleur à faire peur et ses mains, qu’elle a portées à

son visage, tremblent comme des feuilles.

Lorsque le bus s’éloigne définitivement, il baisse un instant la tête en craignant qu’un

avion ne suive, vérifie qu’aucune crevasse ne s’est ouverte puis s’approche d’elle. Il ne sait

pas à quel moment sa cigarette a disparu mais ne se souvient pas l’avoir avalée, il regarde

dans la poche de sa chemise, ce ne serait pas la première fois qu’un mégot allumé finirait sa

course dedans. Va-t-il dire quelque chose d’intelligible ? En même temps, à bien y regarder,

elle est dans un tel état d’angoisse que même en récitant du Bigflo & Oli, elle croirait entendre

du Luchini. Il lui prend délicatement un avant-bras et penche la tête de côté.

Il essaye de la ramener sur terre, lui dit que tout va bien. Le son de sa voix parvient-il

jusqu’à elle ? Il en doute, elle est toujours paralysée, crispée sur une peur indicible, et sa

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bouche refuse de se refermer. Il tente une nouvelle fois d’attirer son attention, lui dit de faire

quelque chose avec les mâchoires parce que les moucherons ne sont pas nutritifs.

Il est drôlement fier, il a parlé clairement, alors qu’en même temps il n’en mène pas

large. Il s’imagine un instant volant au-devant du bus, découvrant au dernier moment qui

était dans le public, il aurait dit Merde chierie de con, c’est bien mon style. Il est à deux doigts

de sentir ses intestins commettre l’irréparable. Ça aurait eu un effet fâcheux sur la note

qu’elle pourrait lui attribuer, alors il se retient, à grand peine. Il lui dit que non, il n’est pas

sourd, tout du moins pas encore, que s’il est là c’est parce qu’il était à mille lieux d’imaginer

qu’elle faisait aussi le pied de grue devant chez lui. Il l’invite à aller boire un truc, fort de

préférence. « Un machin carabiné, c’est ma tournée ».

Il ne sait pas si elle accepte de son plein gré ou si tout ce qu’il dit résonne dans sa tête

sans passer par la case traitement des données, en tout cas elle se met en marche, alors que

lui flotte, seulement poussé par la douce brise, il est l’unique dépositaire d’un système de

lévitation par lui patenté. La nuit on vient le voir de tous les recoins de l’univers pour

connaître son secret, mais il n’en sait rien, c’est toujours lorsqu’il dort, pas de chance.

Il lui a lâché le poignet, il ne veut pas abuser du moment de fragilité dans laquelle elle

est toujours. Et pourtant, là maintenant, qu’Elvis lui en soit témoin, il l’aurait doucement

entourée de ses grands bras, aurait caressé ses incroyables cheveux et se serait liquéfié

d’amour en attendant que sa bouche ne se referme sur ce long cri silencieux qu’il ne savait

pas très bien interpréter.

Ils s’installent à une terrasse à l’ombre. Elle ne dit rien, juste « Martini s’il vous plaît ».

Puis ajoute « Blanc le Martini ». Quelques secondes passent. « Double s’il vous plaît ». Alors

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qu’il va pour commander, elle poursuit avec sa liste, « Avec du Schweppes ». Du coup il

attend, elle veut peut-être d’autres ingrédients, des cubes de jambon blanc ou une feuille de

laitue allez savoir. Comme rien ne vient, il appelle le serveur, commande pour elle et se prend

un simple verre de rosé. Il n’oublie pas qu’à midi il en a bu deux pichets et que ce soir il a un

combat WBA poids mouche, ceinture mondiale en jeu.

Le serveur regarde la jeune femme, qui n’a pas repris beaucoup de couleurs depuis

l’incident, puis le regarde lui, l’air de dire si c’est toi qui l’as mise dans cet état-là, je te jure sur

la tête de l’ange assis à côté que je te tronçonne en mille morceaux. Denis ressent le tutoiement

jusque dans son estomac, déjà mis à mal, et se demande quelle mouche l’a piqué. Une fois

seuls, il se tourne vers elle :

— Heu… le serveur là, il a l’air bravache, vous pouvez lui dire que je ne vous ai

rien fait, parce que mourir deux fois dans la journée, c’est pas bon pour ce que

j’ai.

Elle semble revenir à la vie, il croit même voir un mince sourire se dessiner sur ses

lèvres enfin jointes.

— C’est un Korowai, l’un des derniers représentants de cette légendaire peuplade

papouasienne, tout comme ses ancêtres il mange tous ceux qui font du mal à

ceux qu’il aime, sur un signe il éparpille vos restes dans tout Paris, tenez-vous

bien, je ne sais pas si je pourrais le retenir.

Denis regarde de nouveau le serveur, il lui trouve plutôt un air de corrézien pur jus,

néanmoins il propose d’aller s’asseoir à une autre table par prudence, mais elle lui dit de

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rester, s’il lui plaît. Il n’aime pas beaucoup qu’on lui donne des ordres, il n’a plus l’âge d’en

recevoir, mais celui-ci il veut bien l’entendre des milliers de fois, et obéir, oh oui, obéir tout

le temps.

Ils restent de longues minutes en silence. Elle est ailleurs, sans nul doute, elle a remis

ses lunettes noires et il ne sait pas où elle regarde, si toutefois elle fixe son regard sur quelque

chose. Lui est empêtré dans tout un tas de déclarations plus ou moins enflammées, plus

aberrantes les unes que les autres. Alors boucle-là, triple buse.

La terrasse s’est remplie petit à petit. Il entend, plus qu’il n’écoute, des couples et des

groupes d’amis parler vacances, plage, siestes, lectures estivales, salades niçoises à la bougie

sur des petites nappes vichy sous de jolies frondaisons avec de pâles ampoules disséminées

dans les branches. C’est doux, c’est incontestablement doux. Il est assis aux côtés de la plus

jolie jeune femme dont il ait souvenir, et il n’est pas complètement crétin, elle a été nettement

prise d’effroi lorsque le bus a failli mettre un terme aux vingt-quatre heures qui ont ébranlé

son monde. Ça booste son égo plus sûrement que si on lui remettait la grand-croix de la

Légion d’honneur pour avoir sauvé la veuve et l’orphelin sous une pluie de balles. Il se risque

à rompre l’enchantement.

— Écoutez, j’aimerais vous inviter à dîner, vous expliquer tranquillement ce que

je faisais devant chez vous et vous écouter m’expliquer encore plus

tranquillement ce que vous faisiez devant chez moi. Je serais heureux que vous

acceptiez.

Il craint de devoir faire une queue longue comme un jour sans pain, mais il est tout

disposé à demander la carte vermeil pour avoir priorité. Elle ne tarde pas à répondre, elle lui

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demande s’il est plutôt pizza ou huîtres avec sancerre. Se pourrait-il que la chance lui sourie

une deuxième fois en vingt-quatre heures ? Demain il rejoue à l’EuroMillions et cette fois pas

d’autre gagnante, putain si je la tenais… Il répond qu’il est tout un tas de trucs culinaires, mais

qu’une bonne pizza aux huîtres imbibée de sancerre, ça le rend dingue. Alors elle propose de

dîner dès ce soir, ça le chamboule complètement, il trouve ça louche, regarde sur les côtés,

derrière lui, et finit par demander où sont planquées les caméras et de quel programme télé

il s’agit. Elle lui demande de prendre sa réponse comme elle est, il se filerait des baffes, des

grosses avec élan, il a envie de s’agenouiller et de lui prendre la main, de la porter à ses lèvres

pour y laisser un doux baiser, puis de lui offrir des fleurs et de la demander en mariage avec

les yeux du chat de Schrek, là sur le champ. Il est sûr que personne n’a fait ça.

En attendant il est devant un dilemme, un gros. Il finit par avouer, c’est très

inconvenant de sa part, mais ce soir il ne peut pas, un rendez-vous qu’il ne peut pas annuler,

pour une fois le hasard fait bien les choses, l’autre personne a en sa possession quelque chose

dont il a terriblement besoin. Il propose de reporter au lendemain soir. Elle s’excuse à son

tour, explique qu’elle ne faisait pas le pied de grue devant chez lui, elle a dit n’importe quoi,

elle ne sait pas qui il est ni où il habite, précise qu’il lui arrive sans arrêt des trucs bizarres

depuis deux jours et que demain soir c’est elle qui a rendez-vous, on l’a eue au réveil et elle

n’a pas su dire non, c’est rageant n’en convient-il pas ?

Avec elle il est prêt à convenir de tout un tas de trucs, même les plus retors. Il flotte

au-dessus de sa chaise, pourtant il est navré de voir que le dîner est repoussé aux calendes

grecques. Il propose samedi soir, elle accepte avec plaisir, à peine lui propose-t-il le Jules

Verne, en haut de la tour Eiffel, qu’il pense qu’il se met dans le pétrin, elle répète de nouveau

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« avec plaisir » mais le prévient qu’il se met dans le pétrin, je sais !, il fait diversion en

déclarant qu’il a d’autres chaussures si c’est ce qui la tarabuste — il ne sait pas très bien de

quelles pompes il parle, mais d’ici là il a le temps d’en dégotter une paire plus de son âge. Elle

se justifie en expliquant que trouver une table là-haut un samedi soir deux jours avant, c’est

comme un épisode inédit de Mission Impossible, le seul dans lequel il refuse la mission, mais

lui l’accepte, il l’autorise à appuyer sur le bouton pour que le message s’autodétruise. Tu

ferais mieux de t’autodétruire toi trou du cul !

Elle est magnanime, elle lui offre une dernière occasion de se rattraper, après elle ne

veut ni larmes ni air contrit. « Femme de peu de foi » lui dit-il avec un grand sourire, elle

accepte définitivement, encore une fois avec plaisir, Jules Verne samedi soir 20 h 30.

Elle aussi sourit. Et puis elle a dit trois fois « avec plaisir ». Avait-il entendu chose plus

douce dans toute sa vie ? Vous êtes un gagnant de la super cagnotte ne compte pas, et puis

c’est huit mots, c’est plus facile. Du coup, sous le coup de l’émotion, il s’est engagé dans des

sables mouvants et il s’est enfoncé jusqu’au cou à refuser la bouée.

— Je passe vous prendre ? On se retrouve en bas ? Si vous venez habillée comme

ça vous allez faire de l’ombre aux illuminations.

Nul !, il se taperait la tête sur le bord de la table. Elle est clémente, dit simplement

qu’elle ira en peau de bête, parce qu’elle trouve ça drôlement joli quand la tour scintille. Il lui

suggère une toute petite bête car samedi va être étouffant, un renard du désert par exemple,

ils s’en tirent bien sous le soleil. Il pense à monter un groupe avec elle, il s’appellerait The

Sunny Goupils, il ferait le batteur et elle la chanteuse, il aurait tout le loisir de reluquer ses

fesses.

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Cette fois elle le regarde, il le sent. Que pense-t-elle ? Il se rembobine la scène et il n’a

pas l’impression d’avoir raconté trop de fariboles, le coup des lumières d’accord c’était pas

terrible, mais un renard c’est mignon, et puis c’est pas regardant sur les pigeons, ça les avale

pareil que les poules.

— Je m’appelle Sophie, voici mon téléphone, je dois vous laisser. On se retrouve

devant le pilier à 20 h 30. Vous ne serez pas en retard n’est-ce pas ?

Elle écrit son numéro sur le ticket de caisse et le lui tend. Leurs doigts se frôlent, ça

l’électrise. Il la rassure, lui explique qu’il va installer un camp de base dès demain matin,

qu’ils font des tentes qui se déplient toutes seules maintenant, sinon il serait encore avec les

instructions de montage au moment de dîner.

Il prend son téléphone de la poche arrière de son jean et compose la clef du bonheur

à dix chiffres.

— Un appel manqué, comme ça vous avez aussi le mien, je m’appelle Denis.

Elle prend son temps pour interrompre la sonnerie d’appel, suffisamment pour qu’il

reconnaisse la chanson. Oh My Love. Ça lui coupe le peu de souffle qui lui reste. Il lui demande

comme elle fait pour qu’on entende la radio quand on l’appelle, mais il se trompe, c’est sa

sonnerie d’appel. Wow, il la regarde, abasourdi, se pourrait-il que…

Elle se lève subitement, ce qui met un terme à ses réflexions sur ses possibles goûts

musicaux. Le mouvement qu’elle fait ne déplace pas un grand volume d’air, il entend juste le

léger bruit de l’étoffe de sa robe qu’elle lisse des deux mains. Il aperçoit son dos pour la

première fois, toute la colonne jusqu’en bas, une omoplate, une épaule, le reste est caché par

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sa masse de cheveux, elle a deux petites fossettes sur les reins. Et puis elle a la bonne idée de

se déplier de profil dans la trajectoire du soleil, il aperçoit avec émerveillement la courbe

parfaite de ses seins nus. Il va péter un plomb c’est clair, tout va fondre là-dedans. Le voyant

de la fonction langage passe sur rouge clignotant. Il se lève également et bouscule la table,

son verre et la bouteille de Schweppes se renversent. Il remet tout en place, heureusement

ils étaient déjà vides, elle a une jolie descente.

Ils ont l’air un peu gourdes tous les deux. Une bise ? Une poignée de mains ? Un petit

signe avec les doigts ? Elle opte finalement pour cette dernière idée. Elle dit que cette fois

elle le laisse l’inviter mais que samedi soir ce sera son tour et lui demande de faire attention

aux autobus. Il dérape :

— Grun ghja bvvv Sophie.

— Pardon ?

Il a flanché juste à la fin. Il essaye de se reprendre, il explique que c’est du patois de

par chez lui, que ça veut dire « enchanté et le mot est faible de vous avoir rencontrée on se

voit samedi soir vous serez très fière de mes chaussures votre robe est magnifique et il est

hors de question que vous m’invitiez je suis de la vieille école oui on ne se refait pas au revoir

Sophie ». Elle le traite de gros menteur en souriant, parce que tout ça ne tenait pas. Il se

défend en disant qu’il souffre d’une insuffisance pondérale chronique et que son nez n’a pas

pris un millimètre. Il explique que c’est un patois très commode, quelques lettres suffisent

pour former une phrase entière, mais qu’en revanche la grammaire et la prononciation sont

très compliquées, par exemple bvvv n’a pas tout à fait le même sens que bvvvv, qui est plutôt

coquin, mais jamais il ne se serait permis.

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Elle a un rire lumineux. Le temps se fige, sa tension monte à vingt-deux, ses artères

vont exploser et il va décoller comme une fusée. Il a fait rire une fille, il n’en revient pas, est-

elle déjà à moitié dans son lit ?

Elle refait un petit signe de la main et s’en va. Il la regarde s’éloigner en se pinçant très

fort, il a chaud partout, son cœur occupe tout son corps.

Un ange, c’est ça, c’est exactement ça.

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ELLE

Elle rentre chez elle, décidée à s’asseoir des deux côtés de la table à la fois, se regarder

dans le blanc des yeux et avoir une franche discussion avec elle-même. Qu’est-ce qu’il lui a

pris de sortir comme une vahiné urbaine, il a failli s’asphyxier à la vue de son dos puis de sa

poitrine, elle a bien vu son teint virer cramoisi, de bistre à bisque. Il est maladroit, comme

bon nombre d’hommes face à elle, mais dans son cas ça semble venir de bien plus loin. Et

aucune pudeur dans ses émotions, incapable de les cacher.

Elle non plus, cela dit. C’est bien plus que de la frayeur ce qu’elle a ressenti, de

l’épouvante, une terreur absolue. Cet autobus, elle a failli assister pour de vrai à une scène

qu’elle a imaginée puis répétée des milliers de fois, éveillée ou endormie. Oh certes, Denis

est encore loin du compte, elle a Luc en elle, mais elle a aimé être assise à ses côtés, alors

imaginer que ça ait pu ne pas se produire par sa faute, ça la remue.

Alors qu’elle se déshabille, elle repense au miraculé. Il raconte n’importe quoi et

n’importe comment, elle trouve ça assez attachant. Si quelque chose doit se nouer à partir de

maintenant, elle sait bien que dans quelques mois ça l’énervera au plus haut point, mais

aujourd’hui elle a bien aimé. Il a même réussi à la faire rire, alors que le klaxon résonnait

encore dans sa tête. Un grand timide qui fait ce qu’il peut pour la séduire, et parfois ça marche,

grand nigaud, tiens bon. Elle se regarde, nue, dans le grand miroir de sa chambre. À bien y

repenser, elle n’aurait pas détesté entendre bvvvv plutôt que bvvv, susurré à l’oreille, sentir

sa grande main s’attarder autour de sa taille, tandis qu’avec l’autre il aurait encore fait

tomber quelque chose, l’empoté.

Chouette empoté quand même, un point pour lui.

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Il avait l’air de connaître ma chanson, incroyable, nouveau point.

À cette heure-là il doit être en train d’acheter de nouvelles chaussures, samedi soir il va

boîter en silence, je lui ferai les gros yeux s’il songe à les enlever sous la table.

Si ça se trouve il n’avait même pas de quoi payer nos verres, il n’aura qu’à faire la plonge.

Il va falloir que je lui fasse à manger des trucs qui tiennent sur ses côtes.

Quel âge peut-il bien avoir, cinquante ?

Comment je lui dis que le second étage de la tour Eiffel je pourrais presque l’acheter ?

Il a de belles mains et pas de marque d’alliance, encore deux points de plus.

Elle en est là de ses mille réflexions sur son drôle de zèbre lorsqu’on sonne chez elle.

Ça la rembrunit, elle n’attend personne, d’ailleurs elle n’attend jamais personne, ça ne peut

être qu’une erreur, un recommandé ou un témoin de Jéhovah, comme souvent. Comme elle

est nue, elle fait savoir à travers la porte qu’elle a besoin d’une minute. Elle remet sa robe

directement, vérifie que les persiennes sont baissées et que le soleil ne va pas de nouveau

dévoiler ses courbes et affoler le prédicateur en costume.

Et puis elle réalise qu’elle a parlé comme si on attendait sur le palier, alors que l’appel

venait de la rue. Mais où a-t-elle la tête ! Elle décroche, se souvient qu’on dit oui ?, fait une

variante avec allô ?, mais n’obtient aucune réponse. De toute façon elle lui aurait fait manger,

sa bible. Est-ce que je fais du porte-à-porte pour vendre le livre de John Lydon moi hein ?

Elle ôte de nouveau sa robe, pénètre dans sa salle de bains, enjambe la baignoire et

bah voyons, ça sonne de nouveau. Dès demain elle se présente aux présidentielles, sa

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première mesure une fois élue sera d’envoyer un gros missile chargé à bloc sur le siège

mondial des prémillénaristes antifornication vendeurs d’évangiles, ah bah ils vont l’avoir leur

Armageddon. Elle décroche :

— Pour le calendrier des pompiers faites le 1, pour celui des facteurs faites le 2,

pour les « jéhoveux » faites un 69.

Elle va pour raccrocher mais elle entend une voix légèrement familière, qu’elle ne

parvient pas à situer. Âgée.

— Sophie ? C’est Arsène.

Arsène Arsène Arsène, elle hésite, elle sait qu’elle sait, mais ne sait plus.

— Arsène, le square, les pigeons, nos secrets.

Tout lui revient, le vieux monsieur, la prison, Luc, la demande en mariage. Elle se

demande si les évènements incongrus vont enfin cesser un jour. Elle demande d’un ton

version « Vladivostok en janvier » comment il sait qu’elle habite ici. Il se défend en expliquant

qu’il a une question à lui soumettre à propos d’elle et Luc, il ajoute que c’est probablement

idiot mais la rassure en lui rappelant qu’à son âge, un coup de sac à main et il n’est plus de ce

monde. Il lui propose de s’armer de sa plus grosse poêle et de le laisser monter.

Elle hésite. Pourquoi vient-il retourner le couteau dans la plaie ? Elle lui a raconté son

histoire pour s’en libérer, pas pour qu’un monsieur qui pourrait être son grand-père remette

tout sur le tapis. Malgré tout elle est intriguée. « Quatrième étage porte D », puis déclenche

l’ouverture, elle entend le vieil ascenseur se mettre en marche pour descendre au rez-de-

chaussée. Elle entrouvre sa porte d'entrée, se précipite dans sa cuisine, choisit une poêle

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petite et lourde, en fait la seule qu’elle ait, presque neuve malgré ses huit ans, la pose sur la

table du salon, fonce dans sa chambre, enfile des sous-vêtements désaccordés, fait la grimace

à l’idée qu’on voie le soutien-gorge dans son dos, remet sa robe pour la troisième fois de la

journée, puis retourne au salon et s'assied. Juste à temps. Pieds nus. Elle l’invite à entrer, à

fermer derrière lui, et lui indique le salon sur sa droite, là où elle se trouve. Elle lui fait un

signe de la main en direction de la chaise d'en face, il trouve ça très théâtral. Elle acquiesce.

— Depuis quarante-huit heures ma vie est un vrai vaudeville, décors de Roger

Harth, costumes de Donald Cardwell, poêle de chez Le Creuset. Commençons

par le début, comment m'avez-vous trouvée?

Il explique que par le plus grand des hasards, il l’a vue rentrer chez elle alors qu’il

revenait du parc en ruminant son histoire. Ce qu’il voulait lui dire pouvait attendre demain,

mais l'occasion était rêvée, il a donc composé plein de codes au hasard jusqu'à ce qu'un gentil

jeune homme lui donne celui de Sophie. Il ajoute qu’il a beaucoup ri avec les « jéhoveux »,

que lui non plus ne les aime pas car en prison sa foi s'est étiolée, parfois il les invite à entrer

pour se faire de la compagnie, jusqu’à ce qu’ils devinent qu’il n’y a rien à tirer de ce monsieur.

Elle lui demande s’il se souvient du code de ce gentil jeune homme, il craint que ce soit pour

lui casser les jambes alors il ne le lui dira pas, il a su être persuasif et a menti en se faisant

passer pour son grand-père et qu’il avait oublié le code de sa petite-fille.

Elle essaye de rester sérieuse, alors que la situation la fait sourire. Néanmoins elle a

sa petite idée sur la source, Jérôme, qui habite le deuxième, lui aussi un jour il s’était mépris

sur le fait qu’elle ait répondu à son salut d’un matin et il avait mal encaissé son refus de

prendre un verre. Elle lui dira deux mots, sa main droite la démange.

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— Ne comptez quand même pas que je vous appelle Papi. Arsène c'est un

chouette prénom, vous étiez plutôt prédestiné à vous faire arrêter pour vol de

tableaux et recel de cœurs féminins.

Il avoue qu’il était même un vrai gentleman, avant. Elle sent qu'elle n'en saura pas

plus, tout du moins aujourd'hui, alors elle lui rappelle qu’il a une question à lui poser. Il la

regarde, surpris, comme s'il avait oublié le but de sa visite, puis se reprend, se rassied droit

comme un I, pose les avant-bras sur la table, joint les mains et se racle la gorge doucement.

— Je sais que je devrais me contenter de mon rôle de vieillard solitaire qui n’ose

pas déranger et à qui de toute façon on ne demande plus rien, mais la question

m’est venue naturellement et elle me tarabuste.

Il marque une courte pause. Il s’avise bien de la regarder, et se contente de fixer ses

mains comme un enfant qui attendrait une réprimande. Il n'appréhende pas complètement

ses réflexions, mais n'arrive pas à se les enlever de l'esprit. Qu’elle juge s'il est juste gâteux

ou si ça vaut la peine d'être considéré.

— Luc, lorsqu'il est parti ce soir-là de chez vous de façon impromptue, avait-il sa

serviette avec lui ?

Suit un grand silence.

Elle lui demande où il veut en venir, même si la question n'en est pas vraiment une,

c'est plus pour lui permettre d'apporter elle-même des premiers éléments de réponse. Elle

s’est un peu tassée sur sa chaise et se sent subitement envahie par un grand froid. Cette

serviette, elle la reconnaîtrait entre mille, c’est grâce à elle si ils se sont connus. Un cuir noir

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au grain à la fois épais et souple, avec une attache en métal argenté et une petite poignée où

passaient les doigts avec peine. Moins qu’un cartable, dans laquelle il avait en permanence

des feuilles manuscrites ou imprimées et un vieil ordinateur portable assez fin, qui conférait

au tout sa rigidité.

Il ne s'en séparait jamais. Une seule fois il la lui avait remise un court instant, afin de

relacer ses chaussures dans la rue. Elle avait noté la qualité de la peau, la légèreté de

l'ensemble et l'objet dur à l'intérieur. Comme chargée d’une lourde mission, elle l'avait tenue

fermement contre elle.

Elle ferme les yeux et tente une nouvelle fois de ramener à elle des souvenirs

douloureux.

Lorsque le téléphone de Luc avait vibré ce dernier soir-là, ils se faisaient face dans le

sofa, à disserter sur le dieu des petits riens qui régit le monde, ses mains entourant l'une des

siennes. Il avait regardé l’écran, hésitant sur la marche à suivre, et avait finalement décidé de

prendre l’appel, tout en s’éloignant au plus vite vers la cuisine. L’échange qui avait suivi avait

été bref, mais elle n’avait rien entendu.

Une fois de retour, après qu’elle lui ait confirmé que « oui bien sûr que tu peux revenir,

si je dors à ce moment-là tu m’appelles, je laisserai le son », il avait enfilé un pull et son

blouson, s’était agenouillé autour d’elle sur le canapé, puis l’avait embrassée en prenant son

visage dans ses mains. Il avait dit « Saperlipopette, quel baiser ».

Et là, aucun doute, comme si la scène avait été filmée et qu'elle en possédait un DVD,

elle se souvient qu’il avait pris sa serviette sur le bord de la table et l’avait glissée sous son

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bras comme il faisait si souvent. Il l’avait quittée avec un dernier baiser soufflé depuis sa

main, pour ne plus jamais revenir.

— Il avait sa serviette ce soir-là, il est parti avec.

Un autre détail lui revient en mémoire, mais elle le laisse de côté. À grand peine, ça lui

coupe le souffle, même si elle n’entrevoit encore qu’à moitié toutes les implications. Arsène

poursuit avec ses questions, lui demande si le policier lui en a parlé, rappelle que lors de

l’accident, elle aurait dû s’ouvrir sous le choc et les papiers et l’ordinateur se répandre sur le

sol, des gens ou des officiers de police auraient essayé de tout ramasser, ça se fait dans ces

cas-là, par exemple son téléphone, ils l’avaient retrouvé.

Sophie explique que non, l’inspecteur venu jusqu’ici n’en avait pas fait état, pas une

mention. Elle imagine que la serviette était peut-être simplement tombée, puis récupérée

pour être remise à ses proches, tout au bout des méandres de la courte enquête menée.

Arsène insiste, lui rappelle que lors de leur rencontre, elle avait vu des papiers avec des en-

têtes, il cite, « qui sentaient à plein nez des autorités qui vous échappaient ». Il trouve

étonnant qu’un inspecteur ne s’y soit pas intéressé de plus près et ne l’ait pas questionnée

plus que ça, ne l’ait pas sondée pour savoir s'il avait mis les pieds sur un terrain miné.

Nouveau silence. Vu sous cet angle, la question, des questions, des milliers de

questions, méritaient d’être posées. Elle est abasourdie par cette possible révélation. La

serviette lui avait-elle été volée avant l’accident ? Ou alors… Elle veut comprendre ce qu’il est

en train de lui dire, elle est très très énervée et s’en veut un peu, elle a juste peur d’aller plus

loin. Il lui demande un verre d’eau, elle fonce dans la cuisine, sort le Martini et une bouteille

de Schweppes, deux verres et autant de glaçons, revient dans le salon, les sert.

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Il porte le verre à ses lèvres. À son époque rien de tout ça n’existait, les hommes se

perdaient dans le vin, les femmes dans le vermouth. Là ça pétille, et le goût doux amer le

surprend, c'est frais. Il reprend le fil de ses pensées, explique qu’il passe ses journées à se

poser des questions sur sa vie, l’engrenage absurde, toutes ces années manquées, alors ça, ça

le change de sa spirale quotidienne. Il redemande à Sophie où se trouve cette serviette,

l’invite à appeler cet inspecteur, puisqu’il a laissé sa carte.

— Je ne l'ai pas conservée. Comprenez-moi, je ne suis même pas allée à

l'enterrement, j'ai été mise au courant trop tard, ensuite je n'ai pas cherché à

en savoir plus, je voulais juste oublier. Et vous remettez tout sur la table.

Il est désolé, dit que ça lui semblait important. Elle se lève, fait les cent pas dans son

salon. Elle ne sait pas ce qu'elle doit faire et tente de s'accrocher à l'idée que ce ne sont que

des élucubrations d’une vieille personne à qui on donne une dernière opportunité de

rebondir, peut-être de se faire pardonner. Elle se tourne vers lui, il n'a pas bougé, comme s'il

attendait une nouvelle sentence. Pas tout remuer s’il vous plaît, ne me faites pas ça nom de

nom. Elle se mettrait volontiers à pleurer, elle sent que tout ça va lui exploser à la figure. Elle

informe Arsène qu’elle doit réfléchir à tout ça, seule, que demain comme promis elle sera au

parc, et qu’elle lui fera part de tout nouvel élément à défendre dans cette... hypothèse même

pas formulée clairement.

— Je comprends, bien sûr, je vais continuer ma route chez moi. Je suis trop vieux

pour avoir un téléphone portable, et puis à quoi bon, personne ne m'appelle

jamais, sauf une fois par an mon conseiller d'intégration et de probation,

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foutaises. Mais j'ai une ligne fixe, je voudrais vous donner le numéro, si vous le

souhaitez.

Bien sûr qu'elle le souhaite, elle voit bien qu'elle représente pour lui une dernière

aventure, ou la première, une chance inespérée d’éprouver tout ce dont il a été privé,

montrer que l’étiquette de salopard qu’on lui a à jamais collée sur le dos est une misérable

erreur. Le profond désarroi de ce monsieur rend le sien plus léger.

Elle se retrouve seule, submergée par les questions. Quelque chose lui dit que la

serviette de Luc aurait dû être mentionnée par cet inspecteur dont même le nom lui a

échappé. Si elle n’avait pas été autant anéantie lors de sa venue, elle lui en aurait parlé, sans

aucun doute. Cette sacoche, Luc y tenait bien plus qu’à son smartphone, qu’il avait oublié à

plusieurs reprises le jour de leur rencontre, sur la table du café puis au restaurant. Mais cette

serviette, elle ne quittait jamais la protection de son bras, collée contre ses côtes.

Et puis le détail d’avant lui revient en mémoire. Elle jurerait que lorsqu’il s’était saisi

du cartable, celui-ci reposait sur le bord de la table du salon, une partie dans le vide, très

nettement courbée vers le sol. Cela l’avait-il fait tiquer ce soir-là ? Elle n’y croit pas, selon elle

on ne voit ça que dans les films, et pas les meilleurs, pourtant elle doit se rendre à l’évidence,

d’une manière ou d’une autre elle a inconsciemment mémorisé l’angle formé par la sacoche.

Si l’ordinateur avait été dedans, elle serait restée plane. Or, et ça la glace, juste après qu’elle

leur ait préparé un léger dîner, il avait consulté internet pour confirmer ce dont ils venaient

de parler, le nombre de cabines téléphoniques encore en service à Paris. Et pour ça il avait

utilisé son portable, qui semblait ne plus être dans sa serviette au moment de partir.

Il est donc forcément ici Sophie, réfléchis.

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Elle s’assied dans le sofa. Plus de quinze mois ont passé. Elle nettoie son appartement

toutes les semaines, et fait deux sessions de grand ménage saisonnier par an, qui incluent un

changement complet de garde-robe. Elle fait le compte et arrive à plus de soixante-dix

passages d’aspirateur, de balai, de chiffon et de lavette microfibre depuis la disparition. Rares

sont les endroits qui n’ont pas été nettoyés. Certes le portable était assez fin, mais s’il avait

été simplement oublié, elle l’aurait vu, dans un placard, sur une étagère, dans un tiroir, un

recoin, sous les coussins ou la table de nuit.

Néanmoins elle décide de fouiller sa maison de fond en comble. La petite entrée, la

salle de bains et la cuisine lui prennent quelques minutes. Elle passe plus de temps dans le

salon, soulève et écarte les coussins qui forment l’assise du sofa, déplace les deux poufs

autour de la table basse puis ouvre le seul meuble de la pièce. Il est rempli d’un lot de vaisselle

offert par ses parents et jamais utilisé, de nappes et de serviettes, de boîtes remplies de

vieilles photos, de dossiers et classeurs du temps de ses études, de plusieurs radios de son

épaule droite luxée des années auparavant en faisant l’andouille dans des dunes en

Normandie, et de tout un fatras poussiéreux dont le fait d’occuper inutilement du volume

semble la seule raison d’être. Quant aux longues étagères où elle entasse ses livres, elles

offrent juste assez de place pour les quatre ou cinq mois qui viennent, à raison d’une

nouveauté par quinzaine.

Elle finit ses fouilles par sa chambre. Tout le mur face à son lit est occupé par un

meuble fait sur mesure pour optimiser au maximum l’espace disponible. Il lui a coûté un rein

à l’époque, mais le résultat en vaut la chandelle. Elle y entasse des fringues en nombre

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suffisant pour vêtir l’Armée populaire de libération, pourtant tout y est en ordre, même les

tee-shirts sont parfaitement pliés et empilés par tons de couleurs.

Elle soulève et déplace en vain des colonnes entières de vêtements, retire quantité de

cintres soutenant des dizaines de chemisiers, vestes et pantalons, monte sur une chaise pour

accéder aux étagères où sont entassés ses habits d’hiver dans des grandes housses de

plastique, ouvre et referme de multiples tiroirs renfermant ses collections de petites culottes,

soutiens-gorge, ceinturons, gants, foulards, écharpes, châles, sacs à main, bijoux fantaisie et

autres accessoires, dont certains de plaisir solitaire ou en couple.

Une grande partie du bas du meuble est réservé au royaume des filles, celui des

chaussures, plates, à talons, bottines, bottes, derbies, mocassins, ballerines, sandales,

espadrilles, baskets, chaussures de randonnée, chacune des paires conservée dans sa boîte

originale ou dans des petits sacs de toile. En les sortant toutes pour vérifier le contenu des

plus grandes, elle se dit qu’il serait grand temps de faire le tri, parce qu’avec cent millions en

poche, elle risque de succomber un certain nombre de fois.

Elle étudie pareillement les deux tables de nuit, regarde sous son lit, soulève le

matelas en pestant. Elle va même jusqu’à vérifier son parquet, elle est toute disposée à croire

que certaines lattes se déboîtent astucieusement pour révéler une petite cachette. Une

cachette à ordinateur par exemple. Mais non.

Rien. Zéro. Bredouille. Défaite. Énervée. Fatiguée. Surtout énervée. Très.

Affalée sur son canapé, revenue au point de départ, elle continue de réfléchir et de

retourner l’énigme dans tous les sens, elle sait que l’ordinateur ne peut être qu’ici et qu’il a

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été caché. C’est là que sa bonne fée se rappelle à son bon souvenir. Parce qu’il n’y a pas

beaucoup d’endroits pour le faire disparaître à la vue et où elle n’a pas encore regardé.

Elle est assise dessus.

L’espace entre le sol et le sofa mesure à peine trois centimètres. Allongée sur le sol, le

visage écrasé par terre, elle essaye d’apercevoir quelque chose, mais même le flash de son

mobile n’est d’aucun secours. Elle réfléchit un instant, puis décroche une tige de bambou qui

sert de guide à une plante qui ne sait pas se tenir droit toute seule. Elle le passe dans

l’interstice au hasard. Complètement à gauche, ça bloque. À un endroit où ça ne devrait pas.

Elle donne quelques coups avec le bâton improvisé et entend à chaque fois un léger son

qu’elle espère être métallique. Est-ce que ça fait cling ou ponk, elle n’en est pas très sûre, mais

elle va vérifier, ça oui.

En revanche elle se sent incapable de soulever le canapé. Lorsqu’elle l’avait acheté,

son premier critère de choix avait été qu’il tienne parfaitement dans l’espace disponible

entre le mur de l’appartement et un petit muret dans la continuation de la partie du salon où

se trouve la table à manger — où elle ne mange jamais — et sur lequel elle a disposé divers

bibelots sans valeur et un minicactus qui ne demande jamais d’eau — enfin, à qui elle n’en

donne jamais. Forcément, qu’il dût mesurer exactement deux mètres soixante-cinq avait

grandement limité les options de forme, revêtement et couleur, mais elle avait fini par

trouver celui-ci, rouge sang, avec des gros accoudoirs plats comme elle voulait.

Coincé comme il est, elle ne voit vraiment pas comment elle pourrait le soulever. Par

les côtés, impossible, même ses mains ne passent pas dans l’interstice et elle n’a pas envie de

se casser un ongle. Quant à l’attaquer de face, il faudrait tout d’abord faire de la place devant,

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repousser la table basse, les poufs et la plante, puis tirer le canapé à soi et le faire basculer

en arrière à bout de bras. En admettant que l’ordinateur se trouve là, comment aurait-elle pu

le dégager avec ses deux mains occupées à le tenir levé ? En en libérant une pour saisir

l’ordinateur, elle aurait fini par flancher et elle se serait fait écraser et elle aurait eu plein de

moutons de poussière dans les cheveux et peut-être des scolopendres longues comme un

bras et des grosses araignées velues aux yeux de braise.

Bref, ça la fait rigoler moyen, alors ça lui prend près de dix minutes pour ramener

l’appareil à elle, centimètre par centimètre, aidée du bambou et de sa seule patience infinie.

Elle finit par s’en saisir. Ce n’est pas son genre, mais elle pousserait bien un gros juron

de satisfaction, quelque chose qui commence par « putain de ta race ordinateur de merde tu

m’as grave fait chier mais je t’ai eu sale con ». Après elle ne sait pas quels mots doivent suivre.

Il est à l’envers et elle imagine pourquoi. Seul le côté écran permettait de l’envoyer

glisser le plus loin possible, sans que les petits coussins en plastique mou de l’autre face ne

bloquent sa course. D’ailleurs il est un peu rayé. Elle l’emmène à la cuisine, lui passe une

éponge humide pour éliminer la couche de poussière, le dépose sur la table puis recule son

tabouret, comme s’il était radioactif. Elle devrait être fébrile, tremblotante, mais elle n’est

que tension, de celle qui empêche de réfléchir intelligemment. C’est pourtant ce qu’elle est

censée faire.

Luc, qu’est-ce que tu m’as laissé là ?

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LUI

Il la regarde s’en aller, souple féline tombée du ciel. Il sent qu’il n’est pas le seul à

observer l’ange éthéré qui s’éloigne, elle fait des émules à chaque pas. Tout autour de lui, les

conversations qui allaient bon train deviennent des monologues féminins, les hommes ayant

subitement perdu tout intérêt pour la salade niçoise et les petites loupiotes à la con. Il

soupçonne même qu’un menu dégustation servi par Ducasse en personne n’aurait pas plus

de succès qu’une plâtrée de testicules de moutons au rutabaga.

Il a une soudaine envie de distribuer des tartes à tout le monde, leur dire à tous qu’il

avait failli mourir disloqué par un autobus fou pour avoir le droit de s’asseoir à sa table. Ça

en calmerait plus d’un, les couards. D’un autre côté son autoestime fait un grand bond vers

le haut. Quoi de plus gratifiant que de susciter des jalousies par milliers, hein ?

Il paye et emporte le ticket, quelque chose lui dit que le numéro de téléphone de la

belle, c’est plutôt secret défense, et puis il n’est pas fâché de faire la nique au serveur. Moi j’ai

son téléphoneu, nananinanereu. Il affiche un sourire niais médaille d’or olympique, il se passe

le dos de la main sur la bouche au cas où un mince filet de bave poindrait.

Il rentre chez lui. Il a deux heures à tuer. Alors il s’allonge, les bras repliés sous la tête,

envahie de couleurs orange rose, de cheveux impossibles, d’une jolie colonne vertébrale

bronzée, de seins ronds d’adolescente et de tout un tas d’images beaucoup moins pures. Il

prend son mobile, envoie un message à Pierre, « Elle s’appelle Sophie », enregistre le

téléphone de sa Fée dans son agenda, attend quelques secondes que s’affiche son compte

WhatsApp, regarde la photo de profil et met un certain temps à identifier l’énorme tortue. Il

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écrit : « Ravi d’avoir fait votre connaissance, samedi on essaiera de voir les Seychelles d’en

haut. Bvvvvonne soirée ». Un bon mix poli-polisson, pas facile de trouver le ton juste. Enfin,

il localise le restaurant où il doit retrouver Béatrice afin d’estimer le temps de voyage, car ce

n’est pas parce qu’il est subitement riche à millions qu’il doit se comporter comme un goujat

et faire attendre la dame. Aussi désagréable soit-elle.

Il finit par prendre une longue douche presque fraîche, se rase de près, s’habille d’une

chemise noire, de son jean de la semaine et met ses Converse gris clair. Et pour faire plus

chic, une veste en lin écru. Vêtu comme ça, il ne devrait pas être refoulé à l’entrée et ils

dîneront à la même table. Il récupère le bulletin, le remet dans son portefeuille, plie les

papiers de la banque en quatre pour les glisser dans l’autre poche, et sort.

Revient deux minutes plus tard. Mais où avait-il la tête ? Dans une masse de cheveux

frisés probablement. Pour un peu il oubliait que cette nuit il est logé dans un palace, tout du

moins c’est ce qu’il a cru comprendre. Il se voit déjà au George V, même si le Crillon ferait

l’affaire. Et si le budget alloué ne permet pas mieux qu’un Sofitel ? Bah, même dans un refuge

de haute montagne envahi par des Italiens il dormirait comme un bébé, car ce soir il se défait

d’une tonne de problèmes. Il prépare un sac à la va-vite, histoire de ne pas afficher demain

la même chemise et d’émettre des phéromones douteuses.

Il monte dans un taxi et se laisse bercer par les bruits de la circulation et le

ronronnement du véhicule. Encore une marque qui lui est inconnue, a-t-il cru voir. Quand il

était petit, lors des voyages vers la mer et les circuits de sable du Tour de France avec billes

et petits cyclistes en plastique, il jouait avec ses frères à compter le plus de voitures d’une

marque qu’ils choisissaient au départ. À l’époque, celles qui se répartissaient le gâteau

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tenaient sur les doigts de la main, mais comme il était le plus petit de la fratrie, on lui refilait

toujours la plus pourrie et il perdait tout le temps. Aujourd’hui il n’en connait même pas la

moitié, même Simca n’existe plus.

Il aperçoit au loin la tour Eiffel, il profite d’un trou dans le paysage urbain pour faire

une photo qu’il s’empresse d’envoyer à Sophie, accompagnée d’un message sans éclat

particulier.

Le chauffeur le laisse devant un joli endroit, tout en verdure. Il est 20 h 30 précises,

ça fera une sérénade ironique en moins, c’est toujours ça de pris. Il pénètre dans

l’établissement et s’y sent immédiatement bien. Du bois, sombre sur les murs, plus clair pour

le mobilier, un gros carrelage à dalles gris anthracite et blanc cassé, des plantes et d’énormes

bouquets de fleurs partout, le tout baignant dans une douce lumière émise depuis des

chapelets d’ampoules de différentes tailles au-dessus de chaque table, avec de gros filaments

orangés agréables à l’œil. Il apprécie à l’avance les larges espaces entre les tables, comme si

ici ne s’échangeaient que des secrets lourds de conséquence. Il s'identifie auprès du maître

d’hôtel et apprend qu'il est le premier.

Il est emmené vers la table la plus isolée, séparée des autres sur la droite par une

jungle verte, et ça le turlupine un peu, elle doit penser qu’il ne sait que brailler sans retenue.

Il s’assied et demande un Perrier, il a un peu la gorge sèche, le moment est singulier.

Elle ne tarde pas à arriver. Il sent une main se poser sur son épaule et entend sa voix

reconnaissable entre toutes prononcer un simple Bonsoir Denis, non, restez assis, pas de

chichis entre nous. Il se lève quand même parce que c'est sûrement un test, souvent il faut

faire juste l’inverse de ce que dit une femme, il arrive à un âge où on sait ces choses-là. Il la

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voit pour la première fois et en reste estomaqué, manquant de déclencher une catastrophe

avec les verres sur la table.

Avant que ses synapses ne se plient à la routine du dérapage incontrôlé, il croit voir

Annie Lennox, en plus ravissante. Des cheveux tellement blonds qu’ils en paraissent blancs,

et très courts, des yeux clairs malicieux, comme sa langue, mince et élégante, vêtue d'une

robe fourreau noire toute simple. Un joli collier en argent illumine son cou gracile et ses

délicates clavicules. Il se sent devenir poète jamais publié, d’autant qu’il n’a pas un regard

pour ses seins et se décerne ipso facto une médaille, la guérison est au bout du chemin. Et

puis, au vu des évènements de dingue qui le poursuivent, Sophie pourrait être en train de

regarder la scène.

Son élocution décide néanmoins de faire un détour par des sentiers non balisés où la

4G n'arrive pas.

— Bvvvv, je ne m’attendais pas à ça, je veux dire, à vous, enfin à vous oui, mais

pas à ça, pas comme ça, vous…

— Denis ? Asseyez-vous, vous nous ferez un ictus après dîner, là j’ai très faim, ça

creuse de filer des brassées de pognon toute la journée.

Pourquoi se fait-il tout le temps bouler par cette femme ? Un mystère. Elle ouvre son

sac, en sort un mini-post-it qu’elle colle sur le verre de Denis. Dessus est écrit BÉATRICE. Il

rit. Elle en profite pour mettre les choses au point. Elle lui montre sa main gauche afin qu’il

voie qu’elle est mariée et l’informe que dans son contrat de travail, il est stipulé que les

relations avec les gagnants ne peuvent dépasser le strict cadre du conseil, qu’il n’aille pas

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s’imaginer des choses. Elle tient à son travail, à part call-girl elle n’en connaît aucun autre qui

l’envoie dîner deux ou trois fois par semaine dans des endroits de dingue. Elle ne va pas

jusqu’à avouer qu’elle paierait pourtant très cher pour en trouver un autre, de job, elle est à

bout avec celui-ci.

Il n'a pas encore mis ses gants qu’elle lui a déjà allongé une bonne droite. En plus elle

fait aussi l'arbitre, le match est truqué. Il trouve qu’elle voit le mal partout, après tout il n’a

fait que bafouiller, il ne lui a même pas regardé les fesses.

— Ce n’était pas une tirade « spécial Denis », simplement en général les messieurs

qui s’assoient en face de moi dans ces mêmes circonstances, se sentent

pousser des ailes. Je leur évite donc de les brûler au soleil. Et si vous voyiez

mes fesses, donc, vous y verriez trois grossesses en huit ans.

Elle lui fait un grand sourire, radieux, il en est tout remué. Il fait appel aux plus beaux

souvenirs de sa Fée Bouclée pour se remettre dans le droit chemin.

Ils ouvrent les cartes déposées devant eux. Il est surpris de se trouver dans un thaï,

alors que l’enseigne n’en laissait rien présager. La chance est décidément avec lui, il ne

mangerait que ça s’il pouvait. En alternant avec la cuisine de Pierre, des vrais nems

vietnamiens, un couscous merguez, des baos chinois, un tournedos salade verte, un bibimbap

coréen, du poulet vindaloo, un steak haché puntalettes, du chèvre cendré, des abricots

comme quand il était petit parce que maintenant ils n’ont plus goût de rien. Et une tarte

meringuée au citron. Et la glace menthe-chocolat. Et les macarons. Et le nougat. En fait il aime

plein de choses, ça explique pourquoi il ne mange pas thaï tous les jours.

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D’un commun accord ils décident de partager un assortiment d’entrées, puis un curry

rouge de bœuf pour elle et un curry vert de poulet pour lui, deux petits paniers de riz gluant

et un rosé de Provence pour faire coulisser le tout. Il trouve le moment impeccable, l’endroit

est exquis, le service efficace et sans hâte, sa compagne de table prend beaucoup mieux la

chose qu’au téléphone, et dans un instant je vais être pété de pognon.

— Tous les dîners se font ici ? Qui a choisi l'endroit ? Pourquoi ne pas se contenter

de payer les gagnants ? Vous faites ce métier depuis combien de temps ?

Comment vous faites pour ne pas craquer ? Comment s’appellent vos

bambins ? Vous voulez un glaçon dans votre rosé ? Vous habitez chez vos

parents ?

Après les mille questions de rigueur auxquelles elle répond pour la énième fois, il

réclame le silence et lui fait savoir qu’il a quelque chose à lui donner. Il sort son portefeuille

et prend le ticket. Il le lui tend et explique qu’il lui brûle les doigts, qu’il a failli mourir ce

matin, qu’il est encore capable de le mâcher sans s’en rendre compte. Il préférerait le savoir

dans ses mains à elle sinon il ne va pas en dormir, et propose de faire un selfie avec le ticket

entre eux deux, il jure qu’il ne lui pincera pas le derrière.

Elle réplique que ce ne serait pas une preuve suffisante et lui rappelle qu’il n’a plus

que quinze heures à tenir, que c’est un grand garçon, un grand garçon qui prendrait une

énorme gifle si toutefois il s’aventurait à lui toucher les fesses. Elle l’invite à remettre le ticket

là où il était et à se détendre, « que diable ».

— Vous me faites marrer, ce truc vaut cent millions d’euros, je ne me fais pas

encore à l’idée de ce que ça représente et je vais mettre du temps. En plus,

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depuis quarante-huit heures, je fais et dis à peu près n’importe quoi à cause de

ce bout de papier, et la seule idée de devoir le conserver encore une nuit

m’épuise.

— M’est avis que ça ne date pas de deux jours votre maladresse et puis vous savez

quoi ? J’adorerais être épuisée comme vous. Exténuée même. Harassée. Au

bout du rouleau.

Certes. La partie est très mal engagée, il se trouve une nouvelle fois assez crétin. Elle

a un don incroyable pour le faire paraître bien plus abruti qu’il n’est, avec ce grand sourire

fatigué qui lui fait pourtant chaud au cœur.

Ils picorent un moment dans le plat, en silence, il aime cette petite salade de

vermicelles froids, légèrement piquante, il se promet de se mettre à la cuisine et d’essayer

ça, mais sans la coriandre. Peu à peu il s’est habitué à ce goût très particulier et ne fait plus

la grimace, mais c’est relativement nouveau et s’il peut éviter de l’avaler il ne s’en porte pas

plus mal. Il en écarte une partie du bout de sa fourchette, vers Béatrice.

— Denis ?

— 5 et 8.

— Dunant ! Vous croyez que je ne vous ai pas vu ?

Il la regarde et lui propose de lui raconter un secret. Elle se fige un instant en se

demandant s’il n’a pas tout compris à ses mises en garde initiales, lui attrape la main gauche

et l’aplatit sur la table à côté du plat, saisit sa fourchette dans son poing droit, la laisse en

suspens au-dessus des longs doigts de Denis, prête à faire le cobra. Elle est tout ouïe.

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— Quand j’étais petit j’ai joué au FC Nantes.

Elle le regarde de travers. Elle qui d’habitude se prend des quolibets dès qu’elle parle

de cette passion incongrue pour les canaris, se retrouver face à un authentique ancien joueur

de son équipe préférée ne manque pas de sel. Elle lui demande si elle doit le croire, il

confirme, explique que tout jeune dans la cour de récré il n’était pas mauvais, mais sur un

terrain, vêtu de jaune et vert et même dans l’équipe B, il ne faisait pas le poids face à des

gamins qui avaient déjà du poil aux pattes. En plus il jouait arrière gauche et il passait le

match à se geler vu que le ballon était monopolisé par les avants cinquante mètres plus haut,

il voulait juste que l’arbitre siffle la fin. La seule compensation c’était de faire le ramasseur

de balles lors des matchs des pros le samedi soir à Saupin, ça oui il trouvait ça magique, sentir

trente mille paires d’yeux braquées sur lui au moment de remettre le ballon au gardien sans

faire le con, la tension obligeait à une concentration qu’il n’a plus connue depuis.

Elle est estomaquée par cette révélation et explique à son tour que sa passion vient

d’un ancien petit ami qui y jouait, à l’époque un réel espoir pour le club, avant de voir sa

carrière anéantie par un accident de mobylette.

Denis est désolé pour lui et pour tous ceux que le football et tout le cirque autour n’ont

pas retenus, victimes de cette longue sélection impitoyable. Le silence s’installe, c’est en

général ce que provoquent les phrases à la con dont tout le monde se moque. Ça ne les

empêche pas de ruminer leurs propres souvenirs, ça sent la cinquantaine des deux côtés de

la table, cet âge où on regarde de plus en plus souvent en arrière, où on récupère de l’oubli

de tendres anecdotes, quand le soleil était toujours de la partie et les amours éternelles ;

d’ailleurs on était immortel, c’était pas compliqué. Denis a envie de se lever et de courir à en

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perdre haleine rejoindre sa Fée. Elle, elle saurait. Même si c’était au prix d’un coup sur la tête

pour qu’il arrête de faire son Calimero. Sophie, je… vous… votre… est-ce que… Même en pensée

il bredouille, ça promet.

— Un toast ?

Ça les sort de leur torpeur couleur gris cendre, ils lèvent leur verre à eux deux, il

rajoute à sa Fée. Il explique qu’il vient de rencontrer quelqu’un pour qui il a eu un terrible

coup de foudre, elle est heureuse pour lui. Il lui demande si elle a déjà rencontré sa voleuse,

elle répond pas encore mais qu’elle a émis le souhait de le rencontrer, qu’elle a même

proposé de dîner ce soir tous les trois, sans partager la chambre, qu’elle prend la chose avec

beaucoup plus de philosophie. Il est surpris et dit que pourquoi pas, qu’il est disposé à

s’emmerder deux heures.

Elle change de sujet en lui demandant sa cassette de Juju, il ne comprend pas, elle

explique qu’en fait elle adore, mais que ce jour-là Denis la rendait chèvre. Il préfère couper

court au débat sur qui énervait le plus l’autre, il ne veut pas mettre en danger son chèque,

sait-on jamais.

À la carte rien n'indique a priori l'effet en bouche des curry, mais il se promet de

dessiner une douzaine de petits piments devant le nom de leurs plats sur la carte. Ils luttent

en silence contre des milliers de minuscules guerriers thaïs qui s’en prennent à leurs papilles

au lance-flammes. Elle pense ça chauffe marcel, lui est plus proche de sa race le cuistot fuck

bordel. La bouteille de rosé y passe, soulagement aussi éphémère qu’inutile. Ils sortent fumer

pendant qu’on leur en apporte une autre, qui, à leur retour à table, les laisse dans un état

d’hébétude ravie. Surtout elle, radoucie.

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Ils échangent des idées de vacances, évidemment les destinations ne sont pas les

mêmes, Denis insiste pour les envoyer tous les cinq là où elle veut, elle refuse poliment,

explique que son mari vient de perdre son emploi et qu’elle ne peut pas risquer le sien en ne

respectant pas les termes de son contrat. Par politesse il lui demande dans quoi il travaille,

elle parle d’e-commerce, de marketplace, toutes ces choses auxquelles elle ne comprend rien.

Il lui explique l’activité de sa propre société et lui fait comprendre que son époux est un

cadeau du ciel, qu’elle serait bien avisée de lui faire parvenir son CV. Elle le fait

immédiatement depuis son mobile, Denis le redirige instantanément vers Annie avec la

mention « Général, faites-le venir dès lundi après-midi ».

— Demain c’est très très moche si j’écourte les réunions ?

— C’est pas très moche non, c’est quand même plus raisonnable d’y assister, vous

aurez le temps de déjeuner avec votre belle. Si vous voulez je vous épargne le

psychologue, vous n’avez pas l’air si instable que ça.

— Vous serez bien gentille.

— Je suis toujours gentille.

Il lève les yeux au ciel comme signifier son désaccord, lui rappelle qu’en seulement

trente-six heures, outre un long sermon de vingt minutes, il a déjà eu droit à plein de vannes

alors qu’il estime n’en avoir mérité que deux. Elle lui dit qu’il ressemble à Gru, le dur tout en

guimauve, elle cite le vieux proverbe, « qui aime bien châtie bien ». Il lui demande si elle le

drague, elle rit à son tour. Elle raconte l’appel de la veille vécu de l’intérieur de son bureau,

ses assistants avec des yeux comme des soucoupes et une main devant la bouche pour

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étouffer les hurlements de rire, elle-même passablement ahurie devant la tournure de

l’échange. Ils avaient réécouté l’enregistrement plusieurs fois, et si la CNIL n’était pas aussi

tatillonne avec les informations détenues par la FDJ sur les gagnants, il serait déjà disponible

sur internet.

Il fait un signe au garçon, qui s’approche. Il commande une bouteille de champagne,

mais Béatrice lui rappelle qu’elle passe une partie de ses soirées à manger et boire, qu’elle

ne peut pas se mettre la tête à l’envers à chaque fois, alors ils se contentent d’une coupe. Du

rosé de Champagne à côté du rosé de Provence, c’est joli sur la table sous les douces

ampoules orangées.

Vers minuit elle fait signe au responsable du restaurant, la note sera envoyée à la FDJ.

Elle propose d’emmener Denis à l’hôtel, il accepte avec joie. Il laisse un joli pourboire, à la

hauteur de ce dîner bien plus agréable qu’annoncé, il a limité les coups et s’est fait une amie,

croit-il. Il fera un ramdam de tous les diables si son employeur la titille sur ce dernier point.

Il se demande quelle voiture elle a, penche pour une Mini aussi nerveuse que noire ou

une petite Fiat 500 couleur nacre et toit décapotable mauve. Mais il ne le saura que demain,

car l’hôtel a la bonne idée d’être à moins de dix minutes. Ils marchent en silence, il est repu,

fourbu, cossu, mordu, et cucu, pense-t-il pour lui-même.

— Finalement vous êtes une chouette nana.

— Gru, ne vous retournez pas, des milliers de Minions nous suivent.

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ELLE

Elle s’assied face à l’ordinateur, hésitante sur la marche à suivre. Longtemps après le

drame, elle avait pleuré des nuits entières à la seule idée de n’avoir aucun objet ayant

appartenu à Luc, rien qui la rattache à leur courte histoire. Elle trouvait ça d’une injustice

sans limite. Pourquoi aurait-elle dû s’en inquiéter pendant qu’elle était avec lui ? Pourquoi la

terre s’était-elle ouverte sous les pieds de son aimé à peine rencontré, la laissant seule sur

des plaines arides balayées par des vents secs qui floutaient l’horizon ? Même pas un

mouchoir sur sa table de nuit ou une chaussette qu’il aurait égarée sous le lit. Pas une brosse

à dents ou un flacon de parfum, pas un livre qu’il aurait particulièrement aimé. Elle ne

conservait que des souvenirs cruels d’une histoire tronquée par la fatalité.

Et là, quinze mois après, elle effleure du bout des doigts ce qui lui avait été le plus

cher, après elle, ose-t-elle croire. Et là, quinze mois après, la malchance s’est peut-être

transformée en autre chose.

Elle l’ouvre doucement, et après une longue hésitation, appuie sur le bouton de mise

en marche. Rien ne se passe. La batterie pauvre sotte, qu’est-ce que tu croyais. Elle regarde le

connecteur sur le côté, débranche l’alimentation de son propre ordinateur, et ne se surprend

qu’à moitié en découvrant une prise d’un autre type. Elle jure intérieurement contre tous ces

maudits fabricants qui imposent une connectique propre pour s’assurer que les millions de

câbles oubliés dans des hôtels ou des aéroports ne soient pas remplacés chez leurs

concurrents. « Enfoirés ! »

Elle hurle presque, puis retrouve peu à peu son calme. Avec son mobile, elle prend

une photo de la prise sur le côté de l’ordinateur, se rhabille d’un jean et d’un tee-shirt, met

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des baskets, prend son sac et sort dans la rue. Elle croit se souvenir d’un magasin de matériel

électrique pas très loin, se trompe plusieurs fois de rue, demande son chemin et finit par le

trouver, juste derrière chez elle. Le vendeur est désolé de lui dire qu’il ne propose pas de

câbles informatiques et sauve sa peau en lui donnant l’adresse d’une boutique où elle

trouvera son bonheur, je le jure mademoiselle ! croit-elle lire dans son regard.

Là-bas, elle déniche le dernier exemplaire, « ça ne se fait plus ce modèle-là ma p’tite

dame, vous avez de la chance qu’il m’en reste un ». Durant un court instant, elle voudrait être

Javier Bardem dans No Country For Old Men et filer une effroyable trouille à ce type pour lui

avoir donné du « ma p’tite dame », ça fait quand même deux fois en vingt-quatre heures. Mais

la braise dans ses yeux s’est éteinte, elle se sent lasse et se contente de payer.

Elle rentre chez elle, écrasée moins par la chaleur que par un énorme poids qu’elle

met sur le compte du viol qu’elle s’apprête à commettre, à pénétrer dans la vie de Luc comme

par effraction. Est-elle seulement prête à découvrir des éléments inconnus de sa vie et des

facettes de sa personne qu’elle n’avait pas eu le temps de découvrir ? Une histoire en

parallèle avec une autre femme, des enfants, des mensonges, des peurs, des mots ignobles

ou tout le contraire, une vie faite de multiples petits bonheurs quotidiens. Elle pourrait se

prendre un coup de pied dans l’estomac, à s’en tordre de douleur. Que resterait-t-il de ces

belles et nobles images qu’elle a de lui ?

Elle s’acharne sur l’emballage en plastique dur et finit par le découper avec son

couteau à pain, avec une pensée pleine de lave en ébullition pour le fabricant. Elle branche le

portable sur le courant dans sa cuisine et s’assied face à lui, l’écran encore noir.

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Elle l’allume et reconnaît les bruits caractéristiques d’un ordinateur qui se réveille

après une longue période d’inactivité. Un frémissement d’électricité statique envahit l’écran,

des petites diodes s’allument sur le clavier. Le logo de Windows s’affiche, puis le système

d’exploitation lui demande le mot de passe.

Pourquoi a-t-elle cru que ce serait si simple ? Elle s’attendait à arriver directement

sur le bureau avec un accès à Dropbox pour consulter à loisir tous ces documents qu’il avait

mis autant de soin à protéger en ne se séparant jamais de son portable, et un autre pour

rentrer dans son mail, en escomptant qu’il avait activé l’option qui évitait de se réidentifier

à chaque visite. La chose se complique, elle n’a bien entendu aucune idée du password à

introduire. Elle se lève et se met à tourner en rond dans la cuisine, le cerveau en berne. Si elle

a ressenti une certaine excitation après avoir retrouvé le PC, elle a désormais disparu.

Elle réfléchit. Avec tout l’argent dont elle va bientôt disposer, elle pourrait dénicher

un hacker sale et hirsute, bien qu’elle ignore s’il est possible de passer outre le mot de passe

ou de le dénicher dans les entrailles de l’appareil. Elle se propose de faire une pause.

L’ordinateur attend depuis quinze mois qu’une main experte ne le ramène à la vie, alors elle

va le faire patienter encore un peu, elle a un appel à passer. Elle est finalement décidée à tout

remuer.

Elle cherche Cortazar dans l’agenda de son mobile, le gentil policier gay rencontré

mardi matin. George-Henri, quel prénom ! Les parents de l’officier de police l’avaient

probablement choisi en espérant que ça l’élève dans les sphères. Que pensaient-ils de son

job ? Il décroche au bout de deux sonneries.

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Des bruits de circulation résonnent autour de lui, il conduit ou fait le passager. Elle ne

veut pas le mettre dans l’embarras avec le souvenir de sa portière, alors elle se présente en

rappelant l’anecdote du commissionnaire divisionnaire. Il semble avoir parfaitement assumé

l’incident en lui disant qu’il se souvient bien d’elle car, « voyez-vous », il n’a pas pour

habitude d’arracher des portes de voiture toute la journée. Il lui demande si quelqu’un lui a

fait sauter l’autre, elle dit que non, mais qu’en revanche elle aimerait lui parler de quelque

chose, comme il lui avait proposé en cas de pépin. Est-ce qu’il accepterait de venir jusqu’à

chez elle ? Le ton du policier redevient très sérieux :

— Donnez-moi une heure, là j’ai des choses à finir, voyez-vous ?

Elle le trouve vraiment sympathique mais trouve qu’il gagnerait à cesser de dire

« voyez-vous » à la fin de chacune de ses phrases. Elle lui donne l’adresse et lui promet

d’attendre en bas, parce que quand même, deux personnes différentes dans la même journée

dans son nid entouré de barbelés, ça la dépasse. Voyez-vous ? Elle sourit, se douche, se

change, note mentalement de faire une lessive avant de ne plus pouvoir accéder à sa salle de

bains, et au bout de cinquante-neuf minutes, descend dans la rue. Il arrive au même moment,

seul, se range à ses côtés et lui dit de monter, pour se garer un peu plus loin devant la terrasse

du bar où elle prend place pour la troisième fois de la journée. Il fait encore chaud.

— Merci d’avoir répondu et d’être venu aussi tard.

— Je n’éteins le mobile qu’à l’opéra. Non non, moi ça me gonfle, mais mon fiancé

est passionné. Il me donne des coups de coude au premier ronflement et j’ai

du sommeil en retard.

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— Je n’y suis jamais allée. Moi c’est plutôt l’Élysée-Montmartre.

— Et moi les macroboîtes de nuit, mon seul sport, j’y laisse toutes les calories

ingurgitées à la va-vite avec les kebabs et hamburgers.

Il commande un Coca-Cola Zero et elle un Vittel. Si elle doit raconter une seconde fois

son histoire, autant avoir la tête froide. Puis elle s’aperçoit qu’elle a faim, très. Elle lui propose

de goûter les meilleurs nems de Paris, c’est elle qui invite et ça lui changera de Groquik. Il

rétorque qu’il a laissé le chocolat en poudre depuis vingt ans, qu’elle veut probablement

parler des burgers Quick. Elle pique un fard. Jamais elle n’a mangé dans un fast-food. Elle

n’est déjà pas très amie de la viande rouge, alors encore moins dans un lieu pareil.

— Allons-y pour les nems, on emmène nos verres ?

Elle rit de nouveau. Ils finissent tranquillement, il ne se rend même pas compte que

pour une fois c’est lui qu’on fait parler. Il lui raconte sa passion de toujours pour la police, le

concours passé haut la main, sa vie qu’il passe à rédiger des rapports abscons sur des

histoires trop souvent sordides, faites de violence et de méchanceté qui faisaient fermer les

yeux et prononcer des « mon Dieu » découragés. Plus rien ne le surprend dans le genre

humain, il a jeté l’éponge. Quand il prend ses vacances, il les passe en couple dans une vieille

maison héritée de ses parents, dans le Luberon, au milieu de rien. S’isoler le plus possible,

manger des salades et des saucisses grillées sur le vieux barbecue dans le patio et regarder

les étoiles avant de rejoindre le lit. Et puis un jour la fête est finie, il remonte à Paris, une

boule au ventre, un boulet au pied, ou l’inverse, il ne sait plus.

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Cette fois il s’aperçoit qu’il vient de raconter une partie de sa vie et de confier des

sentiments très personnels à une presque inconnue, il est admiratif :

— Vous auriez dû faire flic, vous auriez vite pris du galon à obtenir les aveux des

plus coriaces en dix minutes, voyez-vous ?

Ils quittent le bar et se dirigent vers son chinois. Elle n’est pas certaine que les nems

soient plus sains que les hamburgers, mais ces petits machins la rendent dingue. Lui s’excuse

en disant que même avec vingt-quatre il resterait sur sa faim, alors il ajoute du porc sauté

aux épices et un riz blanc tout simple. Finalement ils prennent aussi une bouteille de rosé, au

diable les yeux brillants.

— Si vous me racontiez ce qui vous arrive ?

Elle s’exécute, de long en large. Sa rencontre avec Luc, les papiers répandus par terre,

les en-têtes, son métier de journaliste, sa relation amoureuse, le dernier coup de fil, un départ

impromptu, la solitude incompréhensible, puis la visite d’un inspecteur, la nouvelle tragique,

la carte de visite jetée dès le lendemain. Et puis Arsène, rencontré seulement cet après-midi

et qui remettait tout en question en laissant envisager une nouvelle issue à la mort de Luc.

Elle donne tout un luxe de détails, mais pour une raison qu’elle ignore, elle omet de

mentionner l’ordinateur qui attend patiemment chez elle un mot de passe.

— Ce soir-là, il est parti avec sa sacoche sous le bras, sans aucun doute, je le vois

encore la prendre sur ma table et la glisser sous son bras. Or, si l’inspecteur a

utilisé le mobile de Luc pour me localiser, à aucun moment il n’a été question

de la serviette et son contenu. Qu’est-elle devenue ?

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C’est une bonne question, il lui en pose cent autres, auxquelles elle répond du mieux

qu’elle peut, mais trop souvent à son goût par des mouvements de tête de droite à gauche et

des haussements d’épaules. Elle n’avait pas été pressée de savoir à quoi il passait ses

journées, n’avait jamais imaginé qu’il puisse être en train d’enquêter sur une affaire

importante, elle pensait avoir la vie devant elle pour ça. Elle retient plusieurs fois ses larmes.

À onze heures il s’est fait une excellente idée de la situation et lui explique qu’il va regarder

en interne. Contacter cet inspecteur indélicat, aller le voir et en avoir le cœur net. Sur les lieux

du drame, une serviette a-t-elle été récupérée et son contenu analysé ?

Elle paye après lui avoir arraché la note des mains, passant outre un « force doit rester

à la loi » en principe imparable, mais la police est régulièrement mise à mal. Sur le trottoir,

elle le remercie d’être venu en croisant les doigts pour que ce ne soit pas juste qu’un ramassis

de divagations sans importance.

— Laissez-moi m’en assurer, je vous tiens au courant. Et je vous confirme, les

nems sont les meilleurs de Paris.

Elle lui fait une grosse bise. Alors qu’il se dirige vers sa voiture, elle le rappelle.

— George-Henri, j’ai oublié de vous dire quelque chose.

Il revient vers elle. Elle lui relate le vol dont elle avait été victime deux jours après la

mort de Luc, la disparition des bijoux, l’appartement sens dessus dessous, les placards

éventrés, les vêtements jetés par terre, les tiroirs vidés, son matelas déplacé, les coussins du

sofa retournés. Il lui demande si elle avait porté plainte, elle répond que non, qu’il n’y a même

pas eu effraction, qu’il n’y a que deux jeux de clefs, le sien et un autre chez ses parents. Il la

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rassure, lui explique que les voleurs peuvent ouvrir presque toutes les portes sans qu’on s’en

aperçoive, que la sienne ne ressemble pas franchement au coffre de la Banque de France. Elle

lui donne raison, c’est juste qu’elle trouve la coïncidence curieuse.

En même temps qu’elle dit ça, elle pense à l’ordinateur. Et si c’était ce que son voleur

était venu chercher ? Si c’est le cas, a-t-il songé à chercher sous le canapé puis renoncé devant

la difficulté à le soulever pour en avoir le cœur net ? Elle, elle est allée jusqu’au bout, par

logique pure après avoir inspecté le reste de son appartement, mais pour son voleur, la

présence du portable chez elle n’était qu’une hypothèse parmi beaucoup d’autres, il a dû se

contenter d’une fouille sommaire. D’autant que l’espace sous le sofa était bien trop

inaccessible pour quelqu’un qui jouait avec la montre et la peur d’alerter les voisins.

Le policier note le malaise ressenti par Sophie et lui répète qu’il ne s’agissait que d’un

voleur qui a eu ce qu’il cherchait, une montre en or vaut largement le déplacement, « voyez-

vous ? » Elle regarde sa voiture s’éloigner un instant puis remonte chez elle.

Mot de passe de mon cul, me voilà, vois-tu ?

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LUI

Ni le George V, ni un Sofitel non plus. Probablement entre les deux, en beaucoup plus

petit. Un charme fou, simple et exquis. C’est joli ici, merde alors. Un jeune homme tout

souriant les accueille, ravi de recevoir son premier couple de la nuit. Béatrice s’empresse de

le décevoir en laissant Denis seul à la réception, non sans avoir vérifié que la réservation a

bien été faite, professionnelle jusqu’au bout. Auparavant, ils se sont dit au revoir.

— Gru, je vous souhaite une bonne nuit, moi j’ai encore un peu de chemin,

veinard. Demain matin je serai devant la porte à 9 h 30, ça vous laisse le temps

d’utiliser tous les petits flacons de la salle de bains, sauf le body milk, merci de

me le garder, j’adore.

Il lui fait du chantage, il le lui donnera si elle le laisse lui mettre, elle lui fait des gros

yeux et menace de tout révéler à sa chérie. Il la rassure :

— C’est une blague. J’ai passé une soirée formidable, merci pour tout.

Elle l’embrasse sur les deux joues en se mettant sur la pointe des pieds et en

l’agrippant par le col de sa veste. Pour un peu elle pliait la jambe droite et relevait le pied

derrière elle. Il est quand même désolé de la regarder disparaître par la porte.

Une fois dans sa chambre, il jette son sac sur une chaise et grimpe sur le lit. Le matelas

est tellement épais qu’il craint un moment de toucher le plafond avec son nez. Il croise les

bras sous la tête et fait le vide. Il aurait bien mis un peu de musique, un truc dévastateur pour

le faire descendre de son nuage. Les Cure par exemple, et au hasard The Kiss, se laisser

ébranler par la longue complainte de la guitare tourmentée et la voix torturée du gros Robert,

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mais un voisin de chambre aurait répondu par du Rihana et il ne veut pas gâcher cette

journée insensée. Il achètera un calendrier, entourera la date au feutre rouge et le mettra

sous cloche à côté de ses Converse.

Allongé nu, le ticket à sa place dans son portefeuille, vingt malheureux centimètres

carrés de papier et ça pèse comme une bobine de rotative, il envoie un dernier message à sa

Fée, « Faites de beaux rêves et moi aussi », et s’endort sur une stupéfiante plage déserte.

Lorsqu’il rouvre un œil, il panique. Sans alarme programmée et dans l’obscurité

totale, je veux des volets comme ça, il est incapable d’estimer l’heure qu’il est. 9 h 12. Bordel

de chierie de merde, ce qu’on dort bien quand on est pété de pognon. Après un roulé-boulé

fébrile et une chute sur ses pieds qu’il estime à deux mètres de haut, il s’engouffre dans la

salle de bains et en ressort quinze minutes plus tard. Il en occupe trois de plus à s’habiller, à

rafler tous les petits flacons de crème pour le corps et à descendre dans le hall. Il aime bien

être à l’heure avec Béatrice, peace on earth, il a eu sa dose de réflexions ironiques, et certes,

le sourire qui accompagne est comme du baume pour ses maux, mais il a sa dignité.

Elle arrive à bord d’une Smart noire, ça paye pas des masses à la FDJ, alors qu’il

regardait la salle de petit déjeuner en faisant de drôles de bruits avec son ventre. Rien à voir

avec son hôtel d’hier, pas de moineaux, mais un riche buffet où le tente une grosse corbeille

de minipains au chocolat encore tièdes, sa faiblesse. Elle ne lui laisse pas le temps d’en

attraper un au vol mais il obtient, après une âpre discussion et un nouveau chantage, une

pause dans un bar à côté de la FDJ. Café triple tartine pour lui, thé vert pour elle. Elle le

prévient que ce n’est pas prévu dans le pack de bienvenue et lui demande où il met tout ça.

— Jhsadfsosd f ndfsdjioso dafsposaq dcmxo.

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— On ne parle pas la bouche pleine.

— Oui madame.

Elle affiche un faux air résigné et sort fumer pendant qu’il termine. Il en profite pour

saluer sa Fée, mais elle l’a devancé, il a reçu un message durant la nuit, « Faites attention aux

autobus et ne soyez pas en retard ». Il la rassure sur les deux points. Il hésite à ajouter plein

de petites émoticônes de bisous et autres cœurs qui battent, mais il craint qu’elle ne le prenne

pour un benêt, ce qu’il est dans le fond mais il assume. Tu auras tout le temps de perdre des

points, commence donc par en gagner.

Il rejoint Béatrice sur le trottoir et admire sa silhouette glissée harmonieusement

dans un strict tailleur et un chemisier vaporeux.

— Vous êtes divine là-dedans aussi. Me souviens avoir vu les Rita Mitsouko en

concert à Nantes, vous n’étiez pas née, Fred Chichin était habillé de sacs Félix

Potin, vous devriez essayer, vous relanceriez la marque à vous toute seule.

— À propos de Félix, magnez-vous donc le popotin, des tas de types ennuyeux

vous attendent et moi, je me répète parce que vous oubliez tout le temps, j’ai

du travail en retard. Ha, je suis née avant vous, je vous bats de deux semaines

pour être précise.

Lorsqu’il ressort du siège plusieurs heures après, ce n’est pas ennuyeux qui lui vient

à l’esprit. Après tout ils ont fait leur boulot, et plutôt bien. Il a bien senti qu’ils ont adapté leur

discours. Il s’est dit que chaque gagnant est un monde, surtout d’ignorance en la matière,

mais aussi d’inquiétudes propres. Lui s’est centré sur l’incompréhension provoquée par la

Click here to enter text. / Ça arrive à tout le monde / 200


fiscalisation des donations. Que l’État puisse taxer plus de la moitié de l’argent qu’il pense

donner l’a mis en rogne.

Certes, il a appris avec joie qu’il ne va se délester tous les ans que d’une fraction infime

de son patrimoine, les cent millions n’étant pas considérés comme des revenus, et que seuls

d’éventuels gains générés par ses placements seront imposables. En revanche il a demandé

qu’on lui explique trois fois pourquoi le bénéficiaire d’une donation doit payer la moitié de

la somme lors de sa déclaration de revenus. Il a eu beau dire aux deux fiscalistes combien il

est absurde qu’en faisant le gros salopard le fisc ne verrait pratiquement rien de sa fortune,

alors qu’en distribuant ses deniers une grosse part serait happée au passage, ils n’en ont pas

démordu. Ils ont même eu un sourire amusé lorsqu’il a comparé le Trésor Public à un

caméléon gras et baveux avec sa langue projectile.

Avant cela, lors de la cérémonie initiale, il s’est enfin débarrassé du ticket, et s’est senti

soudainement prodigieusement léger. En tant que grand gagnant — élancé et un peu gauche,

a pensé Béatrice en le regardant s’avancer face au comité d’accueil —, on l’a reçu avec faste

dans le salon Premium, en présence d’un membre du comité exécutif de la FDJ. La tension

est montée à son comble lorsqu’il a remis son ticket et que celui-ci a été validé dans une

borne assez semblable à celle du bureau de tabac où tout avait commencé mardi soir. Le

ticket s’étant avéré valable, Denis a fait un drôle de bruit en expulsant l’air entre ses lèvres

serrées. Il s’est demandé si Béatrice le couvait du regard ou si elle guettait le moment où il

allait déraper, mais contre toute attente il s’est très bien tenu tout du long, sans rien

renverser, et a même refusé les petits fours et le champagne, au moins au début. Parce que

bon, comme faut pas non plus que déconner, il a fini par attraper deux coupes, avec l’intention

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d’en donner une à Béatrice pour trinquer avec elle, mais elle semblait en grande conversation

avec son supérieur, alors il a fini les deux.

Des photographes ont immortalisé l’instant, où on le voit à plusieurs reprises tenant

son faux chèque à la main, avec ou sans Béatrice, qui finalement n’a pas pleuré. Il a opté pour

le transfert bancaire, en s’assurant qu’ils n’allaient pas attendre lundi pour l’effectuer, j’ai

une tournée à faire vous comprenez ? On l’a assuré qu’il serait fait dans la matinée et que

l’argent serait disponible après le week-end. S’il s’est inquiété un bref instant du peu d’argent

liquide qui lui restait, il n’a rien osé dire, ce n’était ni le moment ni l’endroit pour se plaindre,

il se serait probablement fait lyncher. Certes, le dîner avec Sophie allait lui coûter bonbon,

ainsi que des chaussures neuves, mais Pierre pouvait arranger ça, le temps qu’il s’asseye sur

sa montagne de liasses de toutes les couleurs.

Lorsque les différents ateliers pédagogiques prennent fin, alors qu’il fait barrage

involontaire à des dizaines de mots nouveaux qui tentent de se frayer un chemin dans son

esprit, Béatrice tient à le raccompagner dehors. Sur le trottoir, sous un ciel bleu de carte

postale, il se plaît à croire que tous les gagnants n’ont pas cet honneur. Béatrice confirme :

— Effectivement, en principe je me contente d’un grand sourire et d’une poignée

de mains en haut mais vous connaissant je tenais à m’assurer que vous n’alliez

pas vous ramasser dans l’escalier en sortant.

— Menteuse, vous rêvez de remplir les deux mètres cubes de votre Smart de mille

cris et râles d’amour. Wow, Denis twelve points, Béatrice zero point.

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— Avec vous pas sûr que je remplisse la boîte à gants. Wow wow, Béatrice twenty

four points, Denis out of use.

Il rit. Pourquoi s’évertuer à lui planter des banderilles pour la voir porter l’estocade à

chaque fois ? Il aime bien cette fille, fausse désinvolte toujours au bord de l’explosion. Elle lui

demande s’il part dès lundi en vacances, il lui rappelle qu’il voit son mari lundi pour un

entretien d’embauche, mais peut-être dès mardi. Il lui propose de déjeuner ensemble,

précise qu’il a encore assez pour l’inviter à un jambon beurre et une carafe d’eau. Elle fait

mine de le tancer :

— Vous êtes inouï, c’est quoi que vous ne comprenez pas dans « J’ai du travail » ?

Le sandwich je le mangerai au bureau, ce soir je dîne avec l’autre gagnante, ce

sont plein de trucs à organiser à chaque tirage, à raison de deux par semaine

plus les autres loteries, c’est du boulot, ne vous en déplaise. Vous êtes toujours

partant pour rencontrer votre voleuse ?

Il confirme en suggérant dimanche soir 20 h 30 au même endroit qu’hier soir.

Béatrice lui demande pourquoi pas dès samedi pour s’en débarrasser au plus vite.

— Samedi je dîne avec mon amoureuse, youhouuuuuuuuuuuuuuuu.

Béatrice le regarde amusée et lui promet de le tenir au courant. Elle lui prend les deux

bras et le regarde sérieusement.

— Denis, ce qui suit ne fait pas partie de mes attributions, mais faites attention à

vous et promettez-moi que vous allez être prudent, toujours et en tout. Même

en amour. Cela étant, je vous souhaite plein de bonheur avec votre bien-aimée.

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Il se sent fléchir un instant, ses yeux s’embuent. Il la prend brièvement dans ses bras

pour cacher toute l’émotion accumulée, mais elle n’est pas dupe, elle lui glisse à l’oreille :

— Alors les Gru pleurent aussi ?

— Gru n’est pas un X-Man, c’est que du flan.

Le sourire qu’elle affiche va le hanter très longtemps.

Elle s’éloigne, il la voit prendre son mobile pour passer un appel, redevenue en un clin

d’œil la professionnelle méthodique. Et maintenant quoi ? Il lui reste trente-six heures à tuer

avant de retrouver Sophie, soixante-douze avant de recevoir un appel de sa nouvelle banque.

Il rentre chez lui, il a souvenir de chaussures plus dignes dans son placard, peut-être feront-

elles l’affaire.

Appeler le restaurant. Il a oublié d’essayer hier, il s’est encore un peu plus compliqué

la chose, il a du mal à maintenir les narines au-dessus des sables mouvants. Un samedi soir,

fin juin, plus de trente degrés, il est illusoire de penser qu’une table l’attend encore. Il essaye

néanmoins.

— Bonjour, je souhaiterais réserver pour deux personnes, samedi à 20 h 42 et

27 s, au bord des baies vitrées, avec de jolies fleurs sur la table et un vieux

violoniste russe rien que pour nous, s’il est hongrois ça le fera quand même,

pour les fleurs pas de blague, des vraies hein ? Et la carte pour mon invitée,

sans les prix, quant à celle des vins, si vous pouviez mettre du Tipp-Ex sur les

Bordeaux 47 et 61 ?

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Tant qu’à faire autant foncer dans le tas, un baroud d’honneur de guerrier urbain qui

en a vu d’autres, bandeau sur les yeux, mains menottées au volant, les deux pieds appuyant

à fond sur l’accélérateur. On lui demande samedi de quelle année, il se promet de se

renseigner si Béatrice a un frère réceptionniste au Jules Verne, il répond qu’il a du mal à

s’organiser au quotidien, qu’il pensait à demain soir, on lui fait aimablement savoir qu’ils

n’ont aucune table disponible avant des mois, il implore, dit que c’est une question d’amour

ou de mort, avec toute l’intensité dramatique dont il est capable. Le silence qui suit le fait

hésiter entre exaspération d’un interlocuteur fatigué d’entendre les mêmes suppliques

répétées à longueur d’année, et empathie avec un frère de sang tout nouvellement amoureux.

— Je vous demande un instant, j’ai un autre appel, je reviens vers vous

rapidement.

Passe une minute pendant laquelle il retient son souffle. Lorsque la voix revient, c’est

pour lui donner une bonne nouvelle, la personne qui appelait vient d’annuler sa réservation,

en principe la table libérée devrait revenir au premier de la liste mais une exception va être

faite si Denis promet de n’en rien dire car la voix risque son poste.

— Comptez dessus. Comment s’appelle votre amoureuse à vous ?

Il s’entend dire Fatiha, il le félicite pour ce si joli prénom, la première sourate du

Coran, puis lui souhaite qu’Allah soit miséricordieux et leur offre le bonheur éternel. Le

réceptionniste pense en avoir trop dit, il se rattrape au câble téléphonique avant de tomber

dans un plat de loukoums et de baklavas, lui demande nom et téléphone, Denis donne son

identité et énumère par erreur les numéros gagnants avant de se reprendre en s’excusant,

« la chaleur vous comprenez ».

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Il va y avoir un moment où la chance va tourner et je vais me prendre une horde

d’autobus sauvages dans les jambes. Ça le laisse songeur. Au lieu de hurler sa joie d’avoir

trouvé une table, il se met à regarder au loin par la fenêtre de son salon. En face, sur la gauche,

à la faveur d’un bâtiment moins haut que les autres, il a une vue dégagée sur des arbres, une

école, une partie de la cour de récréation, des gamins joyeusement énervés par la proximité

des grandes vacances. Le seul vacarme non rock’n’roll qu’il aime. Lui aussi il hurlait à peine

la cloche sonnée, ça sortait du plus profond de ses petites entrailles, il détestait l’école.

Il envoie un nouveau WhatsApp à Sophie pour confirmer la réservation puis

enclenche la musique, Grace Jones apparaît dans une robe impossible, esclave de ses

rythmes. Il ouvre son placard et finit par les trouver, des chaussures fines en daim beige. Un

coup de brosse suffit au cuir retourné à retrouver une première jeunesse sans être trop

regardant. Il les essaye, parfaites. Autant d’économisé jusqu’à lundi, on pourra boire une coupe

de champagne.

Il s’allonge sur le sofa et envoie un message à Pierre, lui demande s’il lui fait encore

crédit pour le dîner du soir, la réponse ne tarde pas, une cuisse de canard confite et ses

petites patates sautées dans la graisse l’attendent, « ramène ta poire pauv’pomme ».

Tout compte fait, il pourra peut-être emmener sa voleuse boire un verre après dîner

dimanche soir, si elle est pas trop chiante.

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ELLE

Elle a déménagé les deux ordinateurs sur la table basse, devant son sofa. La

perspective de se bagarrer avec un mot de passe inconnu la laisse pensive, elle regarde sa

télé, voudrait être hier, c’était tellement plus simple à vivre, ne pas savoir.

Elle met un peu de musique en sourdine, Koudlam et sa chanson Sunny Day l’étrangle.

Elle se met à pleurer, tête baissée sur ses jambes repliées, entourées de ses bras. Elle regrette

d’être allée dans ce parc, d’avoir engagé la conversation avec Arsène, rien de cela ne serait

arrivé si elle était restée elle-même, elle s’en veut terriblement. Et elle s’en veut encore plus

de s’en vouloir, c’est de Luc dont il s’agit Sophie !!

Elle entend son mobile sonner avec le ding dong caractéristique d’un message entrant

mais l’attribue à Marta, elle le lira plus tard.

Elle ouvre son frigo et y prend un abricot dont elle arrache nerveusement le noyau.

Le jus coule sur ses doigts, elle s’essuie sur son tee-shirt, qu’elle enlève, se salir, s’avilir, ne

plus être cette fille qu’on croit si forte, alors elle écrase le fruit dans son cou puis le passe sur

ses seins nus avant de le projeter de toutes ses forces contre le mur au-dessus des plaques

chauffantes. Des fraises connaissent le même sort, son corps est constellé de trainées rouge

sang, quant au mur, il semble avoir été la scène d’une exécution par un peloton qui se serait

acharné sur le condamné.

Elle croit devenir folle et c’est ce qui la réveille d’un coup. Elle contemple le désastre,

elle qui ne supporte pas la moindre tache. Elle s’assied sur le tabouret. Alors voyons, mardi je

deviens scandaleusement riche, mercredi Marta est promue, cet après-midi je rencontre le

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grand échalas, et cette nuit quoi, il faudrait que je me jette par la fenêtre ? Lave-moi toute cette

merde et reprends-toi. Trente minutes après, douchée, changée, cuisine immaculée, elle

prend son mobile pour y lire le message de Marta.

C’est Denis, son troisième message, pour lui souhaiter une bonne nuit. Elle avait à

peine regardé celui d’avant, car même si elle n’est jamais montée là-haut, elle sait à quoi

ressemble la tour Eiffel. Elle pense à l’appeler mais se retient au dernier moment. Et si bvvvv

c’est coquin, bvvvvv c’est porno ? Pendant un bref instant, elle rêve d’une pause charnelle, sur

la table, ses jambes enlacées autour de son bassin, le sentir en elle, voir les étoiles.

Elle réfléchit. Si Luc a laissé son ordinateur chez elle, c’est pour qu’elle le découvre et

accède aux informations qu’il contient, donc le mot de passe doit leur être familier. Elle se

concentre sur toutes les conversations qu’ils ont eues, jamais il n’a fait d’allusion à un

password. Il pourrait s’agir de leurs prénoms, mais les combinaisons sont nombreuses et elle

ignore à combien d’essais elle a droit. L’avait-il appelée par un sobriquet ridicule ou un

tendre surnom ? Elle en doute, elle déteste ça, elle l’aurait sûrement menacé de devoir

descendre les poubelles si toutefois il lui en avait collé un. Avait-il un tic de langage

facilement identifiable ? Aucune ne lui vient à l’esprit. Mazette, c’est pas gagné.

Mazette. Ça lui revient. Si elle dit souvent ça, lui avait aussi son expression favorite, il

lui avait expliqué qu’elle lui évitait de dire des trucs moches, elle avait trouvé ça mignon les

premières fois, mais elle reconnaissait que ça allait vite la lasser. La dernière fois, c’était juste

après l’avoir embrassée une dernière fois. « Saperlipopette ».

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Elle vérifie sur son propre ordinateur l’orthographe de l’expression vieillotte, puis

écrit les quatorze lettres une à une dans celui de Luc. Elle n’attend pas les roulements de

tambour et valide l’entrée sans grande conviction.

« Saperlipopette !!! » Elle hurle sa joie pendant que le bureau s’affiche, elle n’en

revient pas d’avoir trouvé du premier coup, elle se collerait volontiers une médaille.

À l’écran, très peu d’icônes d’applications ou de documents, tout est parfaitement

ordonné, comme elle s’y attendait. C’est pour ça qu’elle le voit tout de suite, en plein milieu,

complètement isolé du reste du contenu, un document Word au nom sans équivoque,

« Lettre à Sophie ». Elle reste un long moment paralysée avant de se décider à l’ouvrir.

« Ma Sophie,

Cette lettre, comme j’aimerais que tu n’aies jamais à la lire. Mais j’ai un mauvais

pressentiment, parfois je me dis que ça va mal finir et que je ne serai plus là pour la brûler. Je

croise les doigts pour que ce soit juste une mauvaise parano.

Et pourtant, la seule explication au fait que tu l’aies sous les yeux, c’est que je ne sois plus

là. Est-ce que je te vois depuis là où je suis ? Est-ce que j’ai seulement une idée du temps écoulé

depuis ? Toutes ces questions m’atterrent, personne n’y a jamais répondu, je ne serai pas le

premier. Tu parles d’un journaliste d’investigation…

Un fardeau ou une revanche, maintenant c’est à toi de décider. Si tu crois que ça ne doit

pas rester vain, alors appelle le magazine pour lequel je travaille, parle avec Claude Sarda, le

chef de la rédaction (du moins l’est-il à l’heure où j’écris), lui saura comment finir le travail, tout

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est là, il ne reste qu’à mettre l’information en ordre et vérifier quelques faits et chiffres, c’est du

lourd mais il faudra du doigté. Lui connaît son métier, le dossier sera entre de bonnes mains.

Maintenant écoute-moi, SURTOUT ne mets pas les tiennes dans l’engrenage (je pense à

elles, tellement fines et élégantes, qui hier soir encore me cherchaient dans chaque recoin de

mon corps). Veille à ce que ton identité ne soit JAMAIS associée aux révélations qui vont suivre.

Fais parvenir l’information à Claude, ne lui dis pas qui tu es, il n’insistera pas, et referme à

jamais cet ordinateur. Détruis-le ou jette-le dans la Seine.

Sophie, vis, fonce et vis pleinement, j’envie celui à qui tu ouvriras de nouveau ton cœur

et qui te comblera, mais je sais que tu choisiras un type bien.

Oublie-moi et SOIS HEUREUSE. S’il te plaît.

Quelle lettre de merde !

Luc ».

Puis une dernière phrase : « PS : Tout est dans Dropbox, pas de mot de passe ».

Elle reste un long moment à lire et relire la lettre, sans bouger, juste une légère

respiration à peine audible, alors que de lourdes larmes coulent en silence. Elle n’est que

douleur. Une chute interminable dans un puits sombre, sans fond.

Combien de temps reste-t-elle là, paralysée, elle ne saurait le dire. Luc… Elle a été

assaillie par les pensées les plus noires, elle s’est vue ouvrir la fenêtre et enjamber la

balustrade, piller le placard à pharmacie et avaler tous les flacons, utiliser les lames de son

rasoir jetable, en finir. Elle s’est endormie avant l’aube, recroquevillée sur le canapé.

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Le soleil et une terrible soif la réveillent, un coup d’œil las sur son mobile lui donne

l’heure, 9 h 30. Elle se lève péniblement. Dans la cuisine, elle se fait un jus d’orange sans bruit

et fait couler du café fort. Pendant qu’elle les boit, elle lit un nouveau message de Denis qui

la salue et la rassure sur les autobus et sa ponctualité. Elle réagit à peine.

Revenue dans le salon, elle réinstalle les deux ordinateurs sur la table, met de la

musique en sourdine, s’assied face aux écrans avec sa tasse fumante à la main, puis clique

sur l’accès à Dropbox dans celui de Luc.

Toutes les enquêtes passées sont classées dans des dossiers parfaitement organisés,

aux titres évocateurs. Elle se souvient de quelques-unes d’entre elles, des banques

malhonnêtes, pléonasme !, des cartels de fabricants qui s’entendent secrètement pour

maintenir des prix élevés jusqu’à ce que Luc s’en mêle, enfoirés, des faveurs distribuées à des

personnalités politiques de premier ordre, des échafaudages complexes pour échapper au

fisc. Fraude à tous les étages.

D’autres éveillent peu ou pas de souvenirs et pourtant elle s’estime bien informée,

mais la routine des scandales à répétition anesthésie même les plus indignés. Comme tout le

monde, elle assume que c’est comme ça, le pouvoir est le graal, l’argent son moteur, et la

fourberie l’arme du cercle des puissants. Oh, bien sûr, elle se réjouit quand l’un d’entre eux

finit dans les geôles de l’État, elle imagine leur terreur lors de la première douche au milieu

de vrais durs qui n’ont pas senti la douceur d’un corps féminin contre eux depuis des années.

Mais elle n’est pas dupe, tôt ou tard d’autres prennent le relais.

La terre ne s’arrête jamais de tourner, même par gros vent, inconsciente du tournis

qu’elle donne. Alors pour supporter au mieux la nausée, tout le monde se cherche une place

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au soleil. Sauf que c’est pas la même plage pour tous. Palavas-les-Flots un 15 août contre

Saint-Barth’ le 31 décembre. Et s’il faut duper, abuser, mentir ou voler pour traverser

l’Atlantique en business plutôt que de descendre l’autoroute du Sud dans les bouchons, alors

dupons, abusons, mentons ou volons, avec une petite pensée amusée pour la plèbe en

prenant rendez-vous avec l’hôtesse de l’air pour le soir même au bar de l’hôtel.

Elle cherche le dossier sur lequel il travaillait lorsqu’ils se sont connus et décide de

les réorganiser chronologiquement, en faisant confiance à la date système, afin qu’il

apparaisse en haut de la liste.

Sarnant. Ça ne fait pas tilt, alors elle cherche sur son propre ordinateur. Un laboratoire

pharmaceutique. Forcément, ça manquait à l’appel.

Elle l’ouvre. À l’intérieur, des sous-dossiers, « Preuves », « Témoignages »,

« Contacts », « Sources », « Données - Chiffres » et puis un sixième, « Résumé », son préféré

avant même de regarder les autres, dans lequel elle ne trouve qu’un seul document Word.

Elle s’apprête à l’ouvrir lorsque son mobile vibre. Elle remet le son avant de lire le message

entrant. De nouveau Denis. Il a le chic pour débouler à l’improviste, au meilleur ou au pire

moment, il va bien falloir que je me décide. Samedi soir je lui donne une chance. Elle remet sa

réponse à plus tard et ouvre le fichier.

Une trentaine de pages, tout au plus, reprenant toute la chronologie de l’enquête,

exposant les faits, les données, les protagonistes, posant les questions, ne tirant aucune

conclusion hâtive. Semant le doute jusqu’à ce que la justice décide. Des phrases pleines de

mots en « ide », ice », « dine », « ique », « um », composants moléculaires de certains

traitements contre la régurgitation chez le nourrisson, un phénomène généralement

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extrêmement banal mais qui était pourtant trop souvent assimilé à une vraie pathologie bien

moins courante, le reflux gastro-œsophagien, avec inflammation de la muqueuse de

l’œsophage. RGO. Pour ce qu’elle en comprend, aujourd’hui les médicaments disponibles

sont fortement décriés par les pédiatres en raison de la légèreté avec laquelle ils sont

prescrits dès qu’un chérubin rend ce qu’il vient d’avaler. Pourtant il y eut une époque, depuis

le début des années soixante et durant quelques décennies, pendant laquelle des traitements

médicaux vendus comme des petits pains entretenaient artistiquement le doute quant à

l’usage qui aurait dû en être fait. L’un d’eux, le Regurmyl des laboratoires Sarnant, contenait

des « ide » et des « ique » en pagaille, pour la plus grande joie des mamans qui n’avaient plus

à craindre un vomi tardif sur l’épaule, et surtout des papas, qui commençaient tout juste à

s’y coller de mauvaise grâce.

Sauf qu’au début des années deux mille, quelqu’un semblait avoir mis le doigt sur une

possible relation entre ce médicament et le nombre de cas de cancers de l’œsophage dans la

tranche d’âge 40-44 ans. Si jusqu’à la fin du siècle passé ils représentaient moins de un pour

cent du total des cas, en moins de deux ans ce nombre avait passé la surmultipliée, données

à l’appui. Sauf que ce quelqu’un semblait avoir subitement perdu tout intérêt pour sa

découverte, en acceptant une offre de travail extrêmement bien rémunérée chez Sarnant.

Sauf que les autorités sanitaires avaient semblé regarder ailleurs pendant des années, pour

la plus grande joie des actionnaires du laboratoire. Le médicament qui rendait tout le monde

joyeux, à ce qu’il semblait. Sauf que des remords tardifs semblaient avoir poussé la même

personne à dénoncer les faits et avait choisi Luc comme preux chevalier. C’est comme ça que

ça avait dérapé.

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Aujourd’hui le médicament est toujours en vente avec une nouvelle formule et un

nouveau nom, et puis on attribue généralement ce type de cancer aux excès de tabac, d’alcool,

de mal bouffe et d’obésité. Mais les documents détenus par Luc démontrent qu’à l’époque le

Regurmyl, même s’il ne le provoquait pas directement, favorisait considérablement la

métaplasie dans la partie basse de l’organe et sa possible dérivation en cancer. Dans plus de

quatre-vingts-dix pour cent des dossiers médicaux étudiés par cette mano negra, devenue

soudainement très blanche, les personnes qui avaient eu ou qui étaient décédées des suites

de ce cancer s’étaient vues prescrire le médicament de Sarnant, à un âge où on préfère

nettement gazouiller et souiller un quatrième Babygro de la journée, plutôt que d’enclencher

le compte à rebours jusqu’à la fatidique nouvelle.

Et des dizaines de milliers de jolis bébés tout ronds et roses, nés depuis le début des

années soixante jusqu’au retrait du médicament original, sont devenus adultes et vivent sans

connaître le risque potentiel qu’ils encourent. Alors que Sarnant le subodorait depuis vingt

ans, qu’ils en avaient attendu cinq de plus avant de le substituer par un autre, et que

personne n’avait rien vu. Ou avait regardé ailleurs. Ou avait fait l’autruche.

Oh bien sûr, l’étude originale prête à plein d’interprétations et il ne sera pas aisé de

confirmer les pires craintes. Personne dans le corps médical ne nie que le cancer de

l’œsophage est avant tout lié à une mauvaise hygiène de vie, ce qui est bien commode comme

paravent contre des chiffres inquiétants appuyant de nouvelles explications. Mais des

courriers électroniques et des documents internes disent autre chose. Ils démontrent que

Sarnant a longtemps manœuvré pour dévier les projecteurs et soudoyé au moins un donneur

de leçons à la conscience réversible.

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L’ordinateur lui brûle les mains. Elle se souvient de l’avertissement dans la lettre

d’adieu, l’engrenage, le danger de se voir imbriquée dans cette affaire. Luc, ça pue ton truc,

mais je vais faire exactement ce que tu me demandes. Tu auras ta revanche, je te le promets. Et

puis ensuite je serai heureuse, parce que là, là vraiment, j’en ai plein mes fesses.

Elle rentre dans Gmail et crée une nouvelle adresse, dont elle espère n’avoir à se servir

que deux ou trois fois pas plus, delapartdelucmorel@gmail.com. Elle avait appris son nom de

famille lors de la venue de cet horrible policier, tout comme le nom du magazine pour lequel

il travaillait, alors après quelques minutes de recherche sur leur site web, elle déniche

l’adresse mail de contact de Claude Sarda, le nom mentionné par Luc dans sa lettre.

Elle se lève, monte le son de la musique au moment où Underworld souffle I Exhale,

se retient de se mettre à danser comme elle aime, ce coulé désarticulé qu’elle affectionne, et

se dirige vers la salle de bains. Elle en ressort une demi-heure plus tard et décide de s’habiller

sans raison particulière comme une ado prête pour le grand samedi soir, une minijupe qui

frôle l’impertinence et un tee-shirt à bretelles qui descend difficilement en-dessous du

nombril, les seins nus alors qu’elle s’était promise de ne plus le faire, des baskets immaculées.

Si je tombe sur Denis, c’est lui qui va les avaler, les moucherons.

Elle déniche un de ces locaux où l’on propose de l’internet à la minute, s’assied face à

un PC d’un autre siècle, écran à tube, Windows époque Nokia 3320. Elle se connecte à

l’adresse mail créée un peu plus tôt.

Elle envoie un court message à Claude Sarda. « J’ai en ma possession le dossier que

Luc Morel aurait dû vous remettre l’année dernière, si vous êtes intéressé, répondez ici

même ». Elle ouvre une nouvelle fenêtre du navigateur pour rentrer dans Google Maps,

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localise un bar anonyme près de République et a à peine le temps de copier l’adresse qu’une

réponse lui parvient. « Qui êtes-vous ? », elle répond « Peu importe qui je suis. Êtes-vous

intéressé ? », la réponse arrive tellement vite qu’elle se croit sur WhatsApp, « Bordel, oui ! »,

elle lui envoie une invitation à se rencontrer, « Dans ce cas, rendez-vous à cette adresse à

quinze heures précises. J’y serai seule, faites pareil. Amenez un portable. Ne soyez pas en

retard, je coupe ». Elle colle la localisation du bar sous son texte, appuie sur envoi puis se

déconnecte.

Elle paye au comptoir et en profite pour acheter une clé USB, la plus grosse en vente,

car elle n’a aucune idée de l’espace disque que le dossier Sarnant occupe. Elle imagine un

grand nombre de documents scannés, alors autant ne pas lésiner sur la capacité du support.

Elle rentre chez elle. Copier l’intégralité du dossier sur un dispositif qui tiendrait dans

la paume de la main d’un bébé, un joli bébé tout rond et rose, prend moins d’une heure, pour

n’occuper qu’un tiers du volume disponible.

Pendant ce temps, elle joue à la célibataire organisée et responsable, visage triste et

fermé, remettant à zéro son panier à linge, passant l’aspirateur, l’éponge, le plumeau, des

chiffons. Les vêtements, fraîchement étendus sur un tancarville qui l’accompagne depuis sa

première chambre d’étudiante, embaument tout son appartement. Elle aime cette odeur de

lessive plus que toute autre, exceptée celle qui naît des grosses gouttes d’orage martelant un

sol poussiéreux et chauffé à blanc par un soleil justicier. Denis sent-il bon ?

Elle lutte pour ne pas penser au dilemme qui la ronge, à ce duel où elle tient les armes

des deux côtés. Porter le deuil de Luc ou l’effacer de sa vie comme il le lui demande.

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Vers 13 heures elle est sauvée par un appel, encore un numéro qu’elle ne connaît pas.

— Bonjour Sophie !

Elle reconnaît la voix énergique immédiatement, malgré les bruits de rue.

— Bonjour mademoiselle Levenant.

— Madame.

— Ah, excusez-moi, vous avez une voix très jeune.

Béatrice a comme une impression de déjà-vu, elle se met sur ses gardes. Elle rappelle

à Sophie que ce soir elles ont rendez-vous pour dîner, elle est curieuse de connaître sa

définition du bonheur, ce qui n’est jamais arrivé parce qu’en général les gagnants ne lui

inspirent qu’une empathie toute professionnelle, en fait ils l’énervent. Sophie est surprise,

elle n’a pas l’impression d’avoir éveillé quoi que ce soit, elle avoue que si sa vie est sens

dessus dessous ce n’est pas pour les raisons auxquelles Béatrice pense, elle lui dit qu’elle est

à des années-lumière d’imaginer le boxon grandissant qui l’entoure et lui demande de ne pas

faire attention aux gros mots, qu’elle se barre en sucette et…

Sa voix se tord, elle se retient de pleurer de justesse. Elle voit ses pieds glisser tout

doucement sur un câble au-dessus d’un précipice dont on ne devine pas le fond. Béatrice, qui

s’était pourtant juré de ne plus s’inviter dans les affres de ses clients, lui parle délicatement :

— Sophie… je peux passer chez vous là maintenant, je viens vous chercher, je

connais un endroit où ils servent de la stracciatella à se damner, on y parlera

de tout un tas de trucs de filles sauf de régime, on oubliera les cent millions

pour un temps.

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Sophie aime bien la voix de cette femme, elle y décèle une grande aisance pour se

faufiler sans encombre entre les merdes. Elle ravale ses larmes, s’excuse de s’être laissée

aller, refuse poliment l’invitation car elle est déjà prise, et lui demande si ce soir son mari

sera présent lors du dîner.

— Mon mari ? Quelle idée saugrenue. Sophie ma chérie, je peux vous appeler ma

chérie n’est-ce pas, les dîners avec les gagnants sont ma punition, j’adore me

faire du mal, qu’on me fouette avec des liasses de billets, comme dans les

vidéos de rap. Et puis il a un entretien d’embauche lundi, il a plutôt intérêt à

réviser ses tables. Et vous, vous venez avec votre fiancé, amoureux, mari, petit

ami, rayez les mentions inutiles ?

— Ah… non… je n’ai personne.

— C’est pas plus mal, les mecs sont chiants. Vous aimez la nourriture thaï ?

Sophie confirme mais prévient qu’elle n’est pas une grosse mangeuse, Béatrice lui

demande si elle peut se libérer dimanche soir pour rencontrer l’autre gagnant.

— Je n’ai rien de prévu, dites-lui que c’est ok pour moi. Il ne me fera pas de mal ?

— Lui ? Il ne ferait pas de mal à une mouche, ou alors éventuellement à lui-même,

croyez-moi.

Béatrice lui communique l’adresse et l’heure, Sophie lui fait des bises, elles

raccrochent. Il faut vraiment que j’arrête de pleurer à tout bout de champ et de parler comme

un charretier, fais donc comme les riches, ils causent chic et pleurent sec. Elle se change de

nouveau, et opte cette fois pour une tenue informelle, elle veut que le chef de la rédaction du

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magazine se concentre sur le contenu de la clé, pas sur ce qu’on trouve sous le doux coton du

tee-shirt.

Elle marche de long en large dans son appartement, comme si elle le visitait pour la

première fois, poursuivie par les doutes, incapable de savoir si elle agit correctement ou si

elle perd la raison inconsciemment. Elle n’est pas habituée à être entourée de désordre, elle

voudrait que ça s’arrête. Luc, j’espère qu’il n’y a pas d’autres surprises, je suis si petite !

Elle se prépare un sandwich végétal en étalant sur du pain de mie aux céréales une

mayonnaise tellement blanche, légère et insipide qu’elle suppute que c’est le directeur de la

fabrique lui-même qui, le 2 janvier, The Egg Day, amène un unique œuf pour couvrir la

production annuelle, non sans avoir gobé le blanc auparavant. Elle l’imagine debout sur une

passerelle au-dessus d’une cuve géante, laissant tomber à l’intérieur la jolie sphère couleur

soleil à l’aube, sous les hourras de tout le personnel émerveillé.

Elle y ajoute des rondelles de tomate et de radis, de la laitue, des têtes d’asperges, des

carottes râpées et du concombre, referme avec l’autre tranche, appuie fermement dessus et

le mange distraitement. Elle termine son déjeuner par une pêche blanche au-dessus de

l’évier, en veillant à ce que ça ne coule pas sur son chemisier. Elle se regarde dans la faïence,

se fait des grimaces en louchant et en tirant la langue.

Elle réchauffe le café et s’en sert une tasse. Du salon lui parviennent les premières

notes du morceau Jobseeker, de Sleaford Mods. Elle leur pardonne, à ce duo tellement vital,

l’usage d’un unique ordinateur en lieu et place de vrais instruments, la rage et le charisme

du chanteur lui suffisent. Un lyrisme abrasif, éructé avec hargne, qui donne ce souffle

bouillant caractéristique des banlieues anglaises déprimées, délaissées à l’ombre des

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lumières de la si jolie Londres vidée de ses couches les plus humbles par des gros Russes

bouffis de suffisance et des princes du Golfe aussi riches que triviaux. Elle a vu le duo en

concert l’année précédente, elle regrette de n’avoir personne pour partager des souvenirs

qui s’effacent s’ils ne sont pas entretenus, même avec bande-son.

Vers 14 h 30, elle descend dans la rue, la clé USB au fond de la poche de son jean, un

gros sac à l’épaule, et monte dans un taxi.

La salle est petite, toutes les tables à l’intérieur sont occupées, elle n’avait pas prévu

ça. Il n’y a que dans les films qu’on peut se garer devant et trouver la meilleure table pour

protéger ses arrières. Jasonette Bourne de pacotille. Elle s’assied en terrasse. La température

monte de plusieurs crans. À 14 h 59 un homme pénètre dans le bar sans la regarder, cheveux

blancs, traits tirés, l’âge de se retirer et d’acheter une canne à pêche.

Il ressort quelques secondes plus tard, regarde au loin, consulte sa montre, fait

quelques pas nerveux. Il semble seul. Elle regarde aux alentours et ne voit personne de

louche, même si elle ne sait pas très bien à quoi ça ressemble. Elle l’interpelle après s’être

assurée qu’il ressemble aux photos de Claude Sarda qu’elle a vues sur Google Images.

Il se retourne brusquement, la jauge du regard, manifestement surpris. Il s’assied à

côté d’elle alors que le serveur vient à leur rencontre. Ils commandent chacun un Vittel sans

se concerter. Il fait feu le premier.

— J’imagine que les présentations s’arrêtent là. Je respecte, sauf si c’est du flan.

D’autant que j’ai dû écourter une réunion très importante pour être ici à

l’heure.

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Il a prononcé ces derniers mots d’une manière menaçante. Il dit que Luc lui manque,

ils ont tous cru aux thèses de la police et il veut savoir s’il faut envisager une autre histoire,

elle dit juste qu’elle fait la messagère post-mortem, lui le journaliste, sort la clé USB de sa

poche et la lui tend.

— Branchez. Rentrez dans le dossier Sarnant, et lisez le résumé.

— Les laboratoires ?

Elle ne répond pas, un peu vexée qu’il connaisse et elle non. Il s’exécute. Une trentaine

de minutes défilent, pendant lesquelles elle ne bouge pratiquement pas, les bras croisés sur

son ventre, les yeux cachés derrière ses grandes lunettes noires, le regard perdu. Lorsqu’il

termine sa lecture, il la dévisage. Le sien est encore plus blanc qu’en arrivant.

— Votre absolue requête d’anonymat a des limites, vous comprenez ceci ?

— Et vous, vous allez devoir comprendre que je ne veux pas être mêlée à ça. Pour

faire court, j’ai eu une relation avec Luc quelques jours avant sa… mort.

Relation amoureuse pour être claire. Moi aussi j’ai cru aux thèses de la police,

je le connaissais si peu, je n’avais pas de raison de croire autre chose. Mais hier,

complètement par hasard, quelqu’un m’a fait douter. Luc était avec moi une

heure avant le drame. Il est parti pour un rendez-vous inattendu en pleine nuit,

il n’est jamais revenu. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il avait caché son

ordinateur chez moi, je ne l’ai retrouvé qu’hier. Tout est là dans cette clé.

Il la dévisage de nouveau longuement, son regard n’est pas plus amical, il lui dit qu’elle

pourrait avoir inventé cette histoire de toutes pièces, il veut du concret. Elle se fâche :

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— Ne poussez pas trop le bouchon quand même.

Il fait mine de regarder ailleurs, comme s’il n’était pas intéressé. Non mais je rêve il se

prend pour qui ce mec ! Elle lui demande s’il saurait reconnaître l’ordinateur de Luc, il

explique que les journalistes en vadrouille ont tous le même, un vieil Acer Aspire D260 car

le magazine souffre et n’a pas les moyens de rénover le parc, et que lorsque la police est

venue il a réclamé en vain le PC et la serviette.

Elle le sort de son sac, l’installe sur la petite table ronde, l’allume, le tourne de façon à

ce qu’il ne puisse voir ni l’écran ni le clavier et introduit le mot de passe. Elle lui montre la

lettre. Il reconnaît l’écriture, puis s’affaisse sur son siège.

Il prend les commandes. Il voit les dossiers, toutes les enquêtes publiées. Il n’y a plus

de doute possible quant au propriétaire de l’appareil. Claude se renfonce contre le dossier

de la chaise en fausse paille et ferme les yeux. Il parle d’un air las, dit que Luc faisait du bon

boulot, qu’il ne le voyait pas très souvent, son truc c’était les grands espaces, il aimait

beaucoup ce garçon, quand il apparaissait à la rédaction ils passaient du temps ensemble.

— Pourtant, je n’ai jamais rien su de vous.

— Ça n’a duré que quelques jours.

Il lui prend une main et l’entoure des siennes, douces et chaudes, elle se laisse faire. Il

lui demande si elle a un prénom. Elle le regarde longuement, cherchant des signes de

malveillance, mais ne voit qu’un monsieur fatigué de lutter pour renouveler sa publication à

temps chaque semaine. Néanmoins elle souhaite encore garder ses distances.

— Non, pas encore.

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Il comprend, il respecte. Elle s’inquiète de savoir comment marche le magazine.

— Pas bien. Et puis le dossier de Luc sur les banques ne nous a pas aidés, faut

bien le dire, elles nous ont lâchés. Aujourd’hui on parle avec des gens capables

de renflouer le bateau, cette fameuse réunion dont je vous parlais en arrivant,

mais vous savez ce que c’est, ils ont parfois des intérêts contraires à notre ligne

éditoriale et même si dans le contrat ça n’est pas écrit noir sur blanc, ça sent le

musellement. La possible affaire Sarnant pourrait nous donner un peu d’air, je

ne vous le cache pas.

Elle se note de demander lundi aux gourous de la FDJ comment réaliser une donation

anonyme. Il l’interrompt dans ses pensées, lui demande qui d’autre est au courant. Elle va

pour dire que personne, c’était sans compter sur Cortazar, le policier. Là elle prend vraiment

peur. A-t-elle commis un délit en ne lui parlant pas de l’ordinateur, dont elle vient de

remettre le contenu à un magazine d’information qui tôt ou tard sortira le dossier à la une ?

Elle lui raconte d’abord la visite de l’inspecteur quinze mois auparavant, puis l’accident de

portière et enfin l’histoire de la serviette et son dîner de la veille. Claude se veut rassurant.

— Il prendra la mouche, faudra l’amadouer en lui refilant l’enquête. Au moins

celle pour homicide, parce que Luc, il n’a pas trébuché. Moi je m’occupe de

Sarnant.

Sophie s’étonne, elle sait bien que la fin justifie les moyens, mais elle a du mal à croire

qu’une grosse société se risque à éliminer de la sorte un gêneur, elle penche pour la mano

negra du début, qui a dû prendre peur que son retournement de veste ne soit dévoilé. Elle

demande si elle sera citée à comparaître en cas de procès, il la rassure.

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— Non. On fera jouer le secret professionnel, la protection des sources

d’information fait partie de notre déontologie et est garantie par l’article 10 de

la Convention européenne des droits de l’homme.

— C’est du bla-bla ?

— En principe non, tous les scandales révélés par le passé ont leur lot de sources

protégées. De toute façon détendez-vous, officiellement l’information nous

sera parvenue par courrier postal dans cette même clé. Je ne vous ai jamais

rencontrée. Mais je suis ravi de l’avoir fait, Luc avait bon goût. C’était un type

droit dans ses bottes, alors faites ce qu’il vous dit dans la lettre, tâchez de

l’oublier et soyez heureuse.

Facile à dire, pense-t-elle. Elle veut savoir quoi dire à Cortazar, qui tôt ou tard fera le

lien entre leur histoire et l’article, il lui dit de ne surtout pas lui mentir et de lui demander de

l’appeler au magazine, il s’en chargera. Il ouvre son Filofax — un Filofax ! —, arrache une

feuille blanche sur laquelle il écrit son numéro de portable. Elle la glisse dans son jean.

— Ça va sortir quand dans les kiosques ?

— Trop tôt pour le dire, il faut que je lise tous les documents apportés pour

évaluer ce qui manque, s’il manque quelque chose, en général quand Luc livrait

un dossier, il était prêt à être publié. Donc en juillet sûrement, parce que août

n’est pas bon pour les ventes, sur la plage on n’a pas envie de trucs trop

sérieux. Si on se plante, ce sera le coup de grâce. J’aimerais rester en contact

avec vous, regardez la boîte mail au moins une fois par jour, s’il vous plaît. Et

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si tout se passe bien, on ira fêter ça. Et pas d’histoire, vous viendrez avec votre

amoureux. Et laissez-moi payer. Et disparaissez avant que je ne vous attache.

Et souriez, bordel.

— Et vous, cessez de dire bordel tout le temps.

Ils se lèvent en même temps. Après un dernier regard par en-dessous, Sophie accepte

une longue étreinte. Claude aimerait avoir vingt ans de moins, alors qu’elle se contenterait

de quelques semaines de plus, pour voir la couverture. Elle imagine le titre : « Ont-ils

condamné nos bébés ? »

Et voilà, elle a fait sa partie du boulot, ça semble tellement simple. En quittant Claude,

elle laisse s’évaporer cette drôle d’euphorie liée à une situation qu’on ne voit que dans les

films. Elle croit ne pas s’en être mal tirée, mais maintenant elle se sent vidée.

Sur son mobile de nouveaux messages de Denis l’attendent. La table est réservée, elle

a du mal à y croire. Puis deux photos suivent, ça commence à faire beaucoup. Elle répond en

tempérant son empressement à la tenir au courant de chaque pas qu’il fait.

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LUI

Il ressort pour aller déjeuner, sous un soleil qui s’est mis en tête de compenser un

printemps épouvantable en brillant de mille feux de l’enfer. Il pense au bonheur de ne plus

s’en tenir à un horaire, d’avoir remisé les obligations au fond du placard, d’en avoir fini avec

les rituels imposés, un vrai privilège, le seul. Ça va même au-delà, pense-t-il, d’une plage

déserte, un livre de Don Winslow dans les mains et quelques bières dans un seau à glace,

parce que merde, un jour il faut bien revenir.

Compte tenu de l’heure, il ne trouve qu’un bar ouvert. Il commande un Martini-

Schweppes pour essayer, et une grosse tartine, pain de campagne, jambon cru, emmental

fondu, ce qu’on mange normalement au coin du feu, les skis plantés debout derrière la

fenêtre. Lundi je dégage le pain et le fromage, et je me fais un demi-kilo de Jabugo Pata Negra,

olé. Il se demande comment un cochon, qui mange un truc aussi lamentable que du gland,

pouvait provoquer un tel plaisir une fois occis, salé, lavé à l’eau tiède, séché dans la pénombre

au gré de vents circulant dans des salles vastes comme une cathédrale, puis mûri lentement

en cave naturelle.

Il prend une photo de son verre et l’envoie à Sophie, « Je ne connaissais pas, c’est pas

mal du tout ». Entretenir la flamme. Et puis il recommence l’opération avec son plat, « Et puis

ça colle nickel chrome avec ça ». Il pense tout le contraire mais il ne dira rien de négatif tant

qu’elle ne lui en donnera pas l’occasion.

Il regarde tout le monde et personne à la fois, il est absent, derrière ses lunettes

noires, toutes rondes. Le dernier qui lui avait dit que Lennon avait pratiquement les mêmes

séchait encore dans le grenier, un tee-shirt de Rotten rotant agrafé à même la peau. Des

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Beatles il n’aime que le jour où ils se sont séparés. Il ne comprend pas comment les British,

normalement pourvus d’un goût si exquis en matière de musique, avaient pu donner leurs

faveurs à ces mecs-là, quand en face s’échinaient les Stones, les Who, les Kinks, les Pretty

Things, les Animals, les Yardbirds ou les Troggs. Incompréhensible, une singularité.

D’ailleurs ce n’est pas tant pour leur musique qu’il les abhorre. En petit comité, tout

petit, c’est à dire quand il est tout seul, il admet qu’il doit bien y avoir deux ou trois chansons

qui ne le font pas se jeter par la fenêtre, même s’il ne se souvient jamais desquelles. Non, ce

qui le met vraiment de mauvaise humeur, c’est le côté quasi institutionnel de la pâmoison

générale. On a même ajouté une annexe à la Constitution de 1958, il la connaît par cœur :

« Titre XVI : Des Beatles, Article 90-1 Tu aimeras, que dis-je, tu vénéreras, les Beatles, Article

90-2, Même si t’aimes pas, t’aimes quand même, fais pas chier, Article 90-3 Tu diras pas de

mal des Beatles, même si l’envie t’en démange veux-tu te taire citoyen malfaisant, Article 90-

4 Tu regarderas mal quiconque ne respecterait pas l’article précédent, voire tu le dénonceras

à la police, Article 90-5 À la question « tu écoutes quoi comme musique », tu commenceras

ta liste par les Beatles, ça t’évitera des emmerdes ».

Il ricane, des fois il s’aime bien. D’ailleurs, ça marche aussi avec Queen.

Il pense à Jeff Bezos, qui a dû convoquer une réunion d’urgence avec ses têtes

pensantes, enfin juste une, la sienne, afin de savoir pourquoi le froggy n’est pas sur le pont

comme d’habitude à vendre son huile d’olive, ses produits naturels, ses réveille-matin aux

couleurs du PSG, ses moteurs de porte de garage et ses parfums. Denis l’imagine trônant au

centre d’une Étoile noire barrée du sourire en forme de flèche orange, en rotation autour de

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la Terre à quelques centaines de kilomètres d’altitude, s’adressant à l’équipage trié sur le

volet : « Envoyez les drones renifleurs, c’est louche, il manigance quelque chose ce gars-là ».

Ah Jeff si tu savais… Ah oui, parce que maintenant je te tutoie, c’est fini les courbettes. À

une époque il arrivait à le supporter, tout du moins quand approchaient la Saint-Valentin, la

Fête des Mères ou Noël et que les ventes augmentaient. Le plus malin de tous, à réduire au

maximum la rentabilité d’Amazon depuis le départ, contre l’avis indigné de son conseil

d’administration. Tuer la concurrence dans l’œuf, tout réinvestir dans la plateforme, lancer

de nouvelles activités de plus en plus lucratives, physiques ou dans les nuages, tel est son

plan de route. En le suivant à la lettre, sûr de lui, il a converti sa bibliothèque en ligne en une

gigantesque machine parfaitement huilée pour faire de plus en plus de cash et repeindre la

planète à son image.

Aujourd’hui il a détrôné tout le monde dans la liste des patrons 2.0 que Denis déteste.

Du haut des douze pour cent qu’il possède encore de son empire naissant, malgré les

multiples tours de table réalisés auprès d’investisseurs qui payent chaque année un peu plus

cher le droit de s’asseoir à sa table et faire la fête, Jeff Bezos est en train de reléguer les autres

GAFEUX au rang de pâles smicards, avec une fortune qui dépassera le billion dans un peu

plus de vingt ans, douze zéros derrière le un.

À quoi bon ? Moi j’en ai huit et je sais même pas quoi en foutre ! Et de toute façon je veux

pas être un enculé.

Il finit le Martini et son café en même temps, paye, et décide d’aller rendre visite à sa

buraliste bien-aimée.

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Lorsqu’il arrive là où tout a commencé trois jours auparavant, — trois jours !!! — elle

est en train de déballer des caisses de cartouches tueuses. Il ne lui laisse pas le temps d’en

appeler à Jésus, Marie et tous les saints de la planète, il lui fait shhhh avec son index devant

les lèvres et en profite pour faire le plein de cow-boys malfaisants. Elle demande au serveur

de la remplacer, « je reviens dans dix minutes, un truc urgent à voir avec un fournisseur ».

Fournisseur de quoi, il ne le sait pas encore. Ils ressortent et s’installent à une autre terrasse.

Il la remercie pour sa discrétion et coupe court à la question usuelle en disant qu’il voudrait

bien être original et faire la tirade du siècle, mais à cette heure il n’a toujours pas assimilé et

est incapable de dire ce que ça fait. Elle change de sujet :

— J’ai cru que vous ne viendriez jamais.

— Vous me vexez.

Il lui tend la carte de l’agence de voyages et lui explique que tout est organisé, qu’ils

n’ont plus qu’à choisir leurs dates. Elle boit chacun de ses mots en les enregistrant à peine et

le regarde en papillonnant des yeux, comme si Viggo Mortensen en petite tenue l’avait invitée

à un café en poussant sur la route du plaisir un caddy rempli de sex toys.

— Je vous enverrai un selfie, nue sur le sable, offerte aux algues ou au plagiste,

tout dépend de s’il aime les seins qui tombent.

Il n’ose pas regarder son corps, mais le souvenir qu’il a d’elle, debout derrière son

comptoir puis à ses côtés lorsqu’elle s’était approchée pour l’aider dans son tirage, l’amène

à penser qu’un petit billet glissé sur le plateau du mojito devrait aider à ce que le type en

charge des serviettes de bain ne soit pas trop regardant sur le sujet.

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— Et à mon retour je vous montre mon bronzage intégral, de trois à quatre je fais

toujours une petite pause à l’appartement au-dessus du bar pendant que mon

mari tient la caisse, il suffit de rentrer par la porte sur le côté.

Ça met Denis mal à l’aise. Il n’est pas bégueule, lui aussi aime à rire gras sur des sujets

graveleux, pas de problème, mais là il fait le compte, et il a beau retourner le problème dans

tous les sens, il en arrive à une équation dont il redoute qu’elle ne se vérifie jour après jour :

une femme au courant, des avances malhonnêtes.

— Je sais ce que vous pensez, que je vous propose ça à cause de vos millions. Vous

vous trompez, jeune homme, quand je vous ai vu entrer mardi soir, j’ai tout de

suite eu des envies… charnelles. Vous seriez moins rabat-joie, vous auriez eu

double jackpot. Cela étant, que ça vous serve d’entraînement, des propositions

comme celle-ci, vous risquez d’en entendre quelques-unes. Au moins la

mienne est-elle sincère.

Il ne sait plus où se mettre, il s’attendait à tout sauf à ça. Du coup il jette un œil un peu

plus bas et constate l’étendue des dégâts, elle a vraiment une énorme poitrine. C’est quand

même pas de chance !

— Solange… Prenez pas ça mal, ce serait avec plaisir, je suis pas plus crétin qu’un

autre, mais je suis amoureux ET de la vieille école.

— Alors vous reviendrez.

Elle se met à fredonner, sur un air de Trenet :

— Que restera-t-il, de mon bronzage, que restera-t-il, de mon couchage…

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Il reprend à la volée :

— Un selfie, vieux selfie, de votre ivresseu…

Elle le regarde avec un petit sourire, il y lit un désir ardent de lui arracher quelque

chose, des râles ou ses testicules, il n’est pas très sûr. Elle rompt le silence en lui rappelant

qu’elle a un trou de la sécu à agrandir, il l’invite à ne pas tarder pour le voyage, avant qu’il ne

dépense tout. Elle s’inquiète de savoir si au moins monsieur Sainte-Nitouche viendra la voir

à son retour pour un après-midi diapo, il promet, jure, croix-de-boise et croix-de-ferise, s’il

ment il ira en enfer. Elle lui souhaite que ses portes ne s’ouvrent pas sous ses pieds.

Une courte étreinte, un dernier merci échangé au même moment, il s’attend à une

petite larme mais c’est une remarque acerbe qui le prend par surprise :

— C’est pourtant une légère érection que j’ai sentie, là…

— C’est mon pistolet, faut que je puisse me défendre contre les cerbères.

— Z’êtes sûr que vous voulez pas que je lui vide son chargeur et lui nettoie son

fût ?

— Solange !

Elle lui tourne le dos dans un grand éclat de rire et s’éloigne.

À peine rentré chez lui, il se jette sous une douche froide. Ranger le magnum dans le

holster, oublier le désir ressenti, un truc purement physique, mécanique, vider le barillet. Le

désert sexuel dans lequel il avance depuis plus de deux ans le taraude. Sophie, j’espère que je

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n’ai pas manqué cette occasion pour rien ! Il regrette aussitôt ses pensées, avec elle, il est

disposé à attendre tout le temps qu’il faudra. Mais mettez un soutien-gorge !

Il enclenche la musique, l’étourdissante trompette d’Ibrahim Maalouf envahit son

appartement. Malgré les trente-cinq degrés du dehors, il frissonne. Il s’allonge et se laisse

aller, tous les poils de son corps au garde-à-vous. Suivent le frénétique Omar Souleyman, les

rockers libanais de Mashrou’Leila, le piano mystique de Bachar Mar-Khalifé et le déchirant

Cheb Khaled, avant qu’il ne soit devenu super chiant. Il est drôlement fier de l’avoir vu en

concert à la fin des années quatre-vingt, à l’époque de Kutché, l’album enregistré avec son

pote Safy Boutella. Quelques centaines de personnes pas plus, il était l’un des rares non

arabes de la salle, un moment épique et unique.

Il adore la musique du Maghreb ou du Proche-Orient, traditionnelle ou occidentalisée.

En fait ça fait des années qu’il a remisé ses a priori et s’est mis à piocher dans tous les

continents. Un oud vaut bien une Fender Stratocaster, un djembé une caisse claire, un

santour un Roland, l’important c’est de leur arracher des larmes d’émotion, une à une. Autant

de mots disparus du lexique des majors, bande de sales cons.

Il se serait bien assoupi, ivre de mélopées intemporelles, mais son mobile le ramène

au XXIe siècle, et le redépose en plein milieu de Paris. Il hésite à regarder l’écran. Un vendredi,

alors que le monde du business est en train de plier bagage pour le week-end, il n’entrevoit

que des complications qui vont lui gâcher le sien.

La vache ! C’est Sophie, ça l’électrise, il veut bien être paratonnerre de mille éclairs

que la belle enverrait. Pourtant c’est un peu une douche froide. « Bonjour Denis, OK pour la

réservation ! ». Il s’inquiète de ce manque certain d’enthousiasme. J’ai quand même chopé une

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putain de table chez Ducasse un jour avant ! Vu la tournure des événements, il préfère ne pas

répondre, il pourrait aggraver son cas. Pourquoi scier la branche sur laquelle il est, pour une

fois c’est la canopée qu’il contemple, pas la mousse sur les racines.

Il décide d’aller voir sa voiture, il n’attend pas de miracle, juste vérifier qu’elle est

toujours là. Pire qu’il n’imaginait. Aux déjections aviaires est venue s’ajouter une couche de

poussière poisseuse. Quelqu’un a écrit « sale » sur le capot avec son doigt, un autre a ajouté

« Proprement dégueulasse », tandis qu’un troisième a fait le malin : « Fangio fangeux ». Il

profite que personne ne regarde pour s’installer au volant et mettre le contact, tout s’allume.

Il tourne un peu plus la clef, le moteur se met à ronronner doucement, il appuie sur la

commande du jet d’eau mousseuse pour le pare-brise, actionne les essuie-glaces, une

contravention accompagne le mouvement des balais. Quand la lumière du jour entre à

nouveau dans l’habitacle, il démarre et la conduit jusqu’à une station-service avec laverie

automatique où il achète deux jetons, les plus chers, avec la cire qui va bien.

Les gros rouleaux sont à la peine. Après deux passages, pendant lesquels il n’a pu

résister et a envoyé à sa Fée la photo de son pare-brise couvert de mousse blanche, la voiture

a retrouvé sa couleur noire, mais il lui faudrait un marteau-piqueur pour éliminer les restes

de la fête à Neu-Neu chez les pigeons. L’amende a disparu. Plutôt que de retourner se garer,

il l’emmène directement chez son garagiste, à qui il demande de la réviser et de la repeindre

intégralement. Il ajoute qu’il n’est pas pressé, mais qu’à son retour il aimerait qu’elle paraisse

plus neuve qu’au sortir de l’usine, qu’il change tout ce qui est à changer, même le tapis de sol,

troué là où il pose son talon pour accélérer. Le monde de l’automobile lui est hermétique, il

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ne comprend pas cette passion qu’il crée, mais il a un certain faible pour celle-ci, toujours

élégante et silencieuse quinze ans après.

Deux heures après, il est chez Pierre, la salle est comble. Gwenaëlle lui fait la bise

comme chaque jour, pas de lumière spéciale dans les yeux, elle ne semble pas au courant du

tournant dans la vie de Denis. Les deux amis s’étreignent.

— Comment ça va mon p’tit lapin ?

— À fond, mais oublie-moi là, tu me sers un rosé bien froid et tu t’occupes de ta

salle.

Une demi-heure s’écoule, trois verres et deux cigarettes fumées sur le trottoir, avant

qu’il ne puisse s’installer à une table, curieusement celle de tous les jours. Pendant qu’il

patientait au bar, il avait frôlé l’infarctus lorsqu’au journal télévisé ils avaient parlé des

gagnants de la super cagnotte, Béatrice face aux caméras, avec son sourire des grands jours,

que lui trouve ravageur, expliquant que les deux heureux élus se sont identifiés mais qu’elle

n’en dira pas plus. Que oui, ce sont des gens normaux, parisiens, chacun avec des soucis que

la chance devrait polir, elle le leur souhaite. Elle ajoute qu’ils ne se connaissent pas mais qu’ils

ont émis le souhait de se rencontrer, ce qu’ils feront bientôt en tête-à-tête.

Cette histoire l’assombrit. À aucun moment depuis mardi il n’a imaginé que son nom

puisse être divulgué dans les médias, révélant à la France entière qui il est, voire pire, où il

habite. Pas besoin de compte Facebook pour avoir des milliers d’amis qu’il ne connaît pas, ce

serait un défilé constant. Il appelle Béatrice, qui ne répond pas. Il reçoit un WhatsApp

quelques minutes plus tard : « Je suis avec votre gagnante, ce ne serait pas poli de répondre

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en sa présence ». Il répond du tac au tac : « Désolé j’avais oublié, je vous ai vue à la télé

complètement par hasard, ça m’a préoccupé, la FDJ saura se taire n’est-ce pas ? ». Une

dernière réponse : « Gru, dînez en paix. Dimanche soir vous allez être surpris ».

Surpris ? Par quoi ? Il n’en a aucune idée, mais connaissant Béatrice et son humour

corrosif, il n’augure rien de bon. La barbe, j’aurais jamais dû accepter, fuck ! Pierre le sort de

sa réflexion en lui servant le confit, les petites patates et une salade verte.

Il est navré de voir qu’il est venu sans Sophie, il avait même mis un tablier immaculé

pour l’occasion, mais Denis lui explique qu’il ne la voit que demain, au Jules Verne, après

avoir fait jouer la fibre et obtenu une table en se faufilant in extremis devant des dizaines de

personnes qui faisaient la queue et qui n’en sauront jamais rien.

— Dis-donc la série continue, tu as rejoué aujourd’hui ?

— T’es fou, demain soir je vais avoir besoin de tout le crédit de chance qu’il me

reste.

Pierre retourne en salle en levant les yeux au ciel, comme pour marquer son

désaccord. Le plat est délicieux, mais la faim n’y est pas. Et si demain soir je foire

tout ? Aussitôt entrée dans ma vie, aussitôt ressortie ? Comment on fait pour se remettre d’une

histoire pareille ? Il finit tout pour ne pas vexer son ami, mais refuse de prendre un dessert,

en arguant un déjeuner tardif.

— Et ta sœur elle est tardive ? Dis-toi bien, grosse patate, que si ta Sophie a

accepté, c’est parce qu’elle aussi a envie, c’est pas comme si tu l’avais obligée

hein, et elle a sûrement autant les chocottes que toi de raconter des conneries

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et de se tartiner le chemisier de turbot. Bon maintenant tu me racontes tout

ça, je connais rien à l’histoire.

Denis raconte tout par saccades, dès que Pierre a un peu de temps pour s’asseoir,

pendant que les derniers clients quittent le restaurant deux par deux. L’accrochage mardi

matin, le quasi-télescopage jeudi après-midi, le miracle sur la terrasse, la réservation

inespérée, mais il tait la dernière réponse de sa Fée. La salle s’est vidée en un rien de temps,

bien que la carte offre une super eau-de-vie de poire, mais une prune est si vite arrivée, avec

cette chaleur personne ne se risque à un retrait de permis juste avant les vacances.

— Ça va au-delà de ce que je disais, non seulement elle a envie, mais elle a

provoqué la moitié de la chose. En tout cas c’est une drôle d’histoire, très

romantique. Si on ajoute à ça l’EuroMillions, t’as vraiment tiré le gros lot mon

cochon.

— C’est vrai que sur le papier y a une couche d’improbabilité assez épaisse.

— C’est un condensé de miracles ton truc. Un alambic du bonheur.

Gwenaëlle vient s’asseoir à son tour, elle demande de quoi ils parlent, son mari lui

explique que Denis est amoureux et que demain c’est le grand soir. Elle fait « ooooooooh »,

puis se lève avec ce sourire qui fait autant pour la fidélité de leurs clients que la cuisine de

Won, l’enlace fort et l’embrasse goulûment sur la joue.

— Comment elle s’appelle, elle a quel âge, tu l’as rencontrée où, quand, elle est

comment, elle écoute quoi comme zik, elle fait quoi dans la vie, tu l’invites où,

t’as autre chose que des Converse ?

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— Sophie, je sais pas, sur le trottoir, mardi matin, belle à filer le hoquet pour la

vie, je sais pas, je sais pas, Jules Verne, oui.

Elle bute sur le mot trottoir, il s’indigne, précise dans la rue, par hasard. Elle se trompe

en lui souhaitant de profiter de ce hasard car ça n’arrive jamais deux fois dans la même

journée, mais personne ne la reprend. Elle espère qu’il fera un selfie depuis tout en haut,

mais sans trop se pencher parce qu’elle veut connaître la suite et être la marraine du premier.

Denis regarde Pierre en souriant, lui dit qu’il n’a sûrement pas une vie facile.

Gwenaëlle lui donne un coup de torchon avec un air faussement indigné, lâche un « les

mecs vous comprenez rien aux filles ! », puis retourne derrière le bar. Denis dit à Pierre que

dès lundi ils reparleront du plan A, la politique fiscale sur les donations rend impossible

l’idée qu’il avait en tête. Pierre ne veut rien savoir :

— Ni A ni B ni bite au vinaigre, oublie tout ça.

— Je me note l’expression, elle a de la gueule, elle sort d’où ?

— Un client espagnol ce midi, paraît que ça se dit là-bas.

— Ils savent vivre ces gens-là.

Pierre lui demande s’il a besoin de sous pour demain soir, une voiture propre, un

costard présentable, des pastilles. Denis ne sait pas de quoi il parle, Pierre se met à siffloter

en regardant ailleurs, ça fait tilt dans la tête de Denis.

— Ha ! J’en sais rien ! En fait pour un premier rendez-vous, j’aimerais autant juste

un baiser d’amour devant sa porte, un peu de tension c’est bon à prendre.

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Il lui promet de tout lui raconter « Nesquik ». Pierre le regarde de travers, Denis

traduit par « next week », Pierre est effaré :

— Celle-là l’essaye pas avec Sophie, fais dans le sûr.

Denis décide de rentrer chez lui en marchant, la nuit est si belle, que sont six

kilomètres dans ces conditions-là ?

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ELLE

Elle rentre à pied depuis République, marcher et s’aérer la tête, passer à autre chose,

là maintenant, urgemment. Chaque pas qu’elle fait est une petite victoire, s’éloigner au plus

vite du vortex, retrouver son équilibre et reprendre le contrôle de sa vie, colmater les

brèches, faire des choses simples. Elle veut juste que ce soit fini, que plus jamais on ne la

sollicite de cette manière. Elle se dit qu’elle changera de canapé, sans interstice au-dessus du

sol, qu’on ne l’y reprendra plus. Sur la fin elle bifurque vers le parc.

Arsène est là, bien sûr. Les pigeons aussi, quelques marguerites, les arbres immobiles,

le banc. Elle s’assied à ses côtés, les deux gardent le silence. Elle regarde plusieurs fois vers

les grilles de l’entrée et ne voit personne faisant le pied de grue, quelqu’un qui l’aurait suivie

par exemple. Je deviens parano.

— Quid pro quo, Arsène Lecter. Si vous voulez savoir ce qu’il en est, racontez-moi

d’abord comment ou pourquoi vous avez fini en prison.

Il se doutait bien qu’à un moment ou à un autre elle allait mettre ça dans la balance. Il

demande ce qui se passerait s’il ne lui raconte pas, elle apprendra à jouer aux échecs.

Arsène pense quelle peste ! Il a rêvé d’elle toute la nuit. Oh non, rien de charnel, sa

libido est morte le jour où il a franchi les grilles la première fois. Quand il en est ressorti, il

n’avait ni l’âge ni l’envie d’aller voir une prostituée, il ne se souvenait même plus ce qu’était

une femme. Il est juste touché par celle-ci, forte et sensible, qui semble s’accommoder de sa

solitude et ne rien demander à personne. Sa douceur, sa fraîcheur, quelques fois des éclairs

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dans les yeux. Elle lui réchauffe le cœur, bien plus que ce soleil dont quelques rayons peinent

à crever le feuillage dru des arbres.

— On ne vous refuse jamais rien hein ?

— Je demande peu.

— C’est vite dit, en ce qui me concerne. Jamais je n’ai remis ça sur le tapis, ça

n’intéresse personne. À mon âge c’est un exercice bien plus périlleux.

— Moi ça m’intéresse ! Comme le cheval sur l’échiquier, c’est comment déjà ?

Quelle peste ?? Une emmerdeuse oui ! Il se renfrogne, les bras croisés sur les côtes, les

jambes étirées devant lui, comme pour dire aux pigeons, quant à vous, me faites pas chier ou

je vous gave à la soude caustique !

— Et roquer ça veut dire quoi ?

— Oh ça vaaaaaaaaa, z’êtes pire qu’une sangsue !

Il s’assied mieux, croise les bras sur la poitrine, rumine un long moment en regardant

droit devant lui, puis se lance :

« Je suis né un peu avant la dernière guerre, peu importe l‘année, dans une banlieue

sans charme ni éclat. À l’époque aller à Paris c’était une aventure, aujourd’hui on y est en dix

minutes. Mère instit, père mort dès le début de la guerre, pas d’autres frères et sœurs.

Scolarité normale, collectionneur de « pourrait mieux faire ». En fait je détestais ça, je n’avais

qu’une seule idée en tête, partir sur un bateau marchand, traverser les océans, voir le monde,

je voulais sentir le soleil me tanner la peau sous toutes les latitudes. Je passais les dimanches

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et mes vacances au bord d’une étendue d’eau qu’il aurait été flatteur d’appeler un lac, j’y

faisais glisser des embarcations de toutes sortes que je construisais moi-même. Une fois j’ai

même réussi à fabriquer un bateau propulsé par une roue à aube actionnée avec un élastique,

il a filé à toute allure pendant dix mètres avant de se démantibuler et de sombrer. Un peu

l’histoire de ma vie, maintenant que j’y songe.

J’aurais dû m’écouter, peut-être qu’aujourd’hui je coulerais des jours heureux dans

un village à l’autre bout de la terre, une paillasse au bord de l’eau turquoise. Attraper des

poissons à la main, les faire griller avec les potes, même l’eau de pluie aurait meilleur goût

que celle de mon robinet. Mais je trouvais que ma mère avait suffisamment souffert comme

ça d’être séparée de son homme, si jeune, alors je suis allé jusqu’au bout. Elle m’a transmis

le goût des lettres et du parler clair, pas comme ces petites gouapes à deux sous qui parfois

me regardent comme si je représentais une menace pour allez savoir quoi, je ne comprends

pas un traître mot de ce qu’ils me disent, j’aimerais qu’ils rencontrent mes potes de cellules,

ça leur passerait l’envie de faire le mariole.

Après le bac, elle m’a envoyé à la Sorbonne. Elle n’avait pas une grande ambition pour

son fils, que je prenne le témoin de l’enseignement lui suffisait. Avant, on devenait instit grâce

aux sacrifices de parents pratiquement en bardes, du coup ceux qui y parvenaient avaient

une pression supplémentaire sur les épaules, celle de ne pas voir leurs rejetons

redégringoler l’échelle. Ma grand-mère parlait à peine français, elle avait émigré de Provence

avec son patois qui se parlait dans un rayon de quinze kilomètres.

Au début j’ai fait illusion, les deux premières années. Mais Paris me semblait tellement

belle. Et festive. C’était toujours la fête, avec un verre de vin on refaisait le monde dans des

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bars enfumés. On mangeait pas beaucoup, un sandwich, quelques pommes volées de-ci, de-

là, parfois une invitation chez des étudiantes nées du bon côté. J’étais beau gosse, je

m’exprimais bien, je plaisais aux filles, je finissais souvent dans leur lit. C’est là que je me suis

aperçu que j’attirais encore plus leurs mères. Des bourgeoises joliment conservées en pot,

qui ne voulaient pas flétrir sans frémir une dernière fois. Je ne sais pas si elles se passaient

le mot, mais pendant plusieurs années j’ai toujours eu une bienfaitrice, à qui je vendais la

dure vie de poète maudit, même si elles n’étaient pas dupes. En échange de mon ardeur au

lit, j’avais droit à des cageots de légumes, des cartons de charcuterie, des paniers de fruits,

de temps en temps un manteau. Puis j’ai commencé à demander de l’argent, qu’elles me

donnaient sans rechigner, avec un coquin tu vas me ruiner et en glissant leur main dans mon

pantalon pour une dernière galipette. C’était la belle vie, j’avais arrêté les études, de temps

en temps je prenais un petit boulot de coursier pour arrondir les fins de mois, je vivais la

nuit, dans les bars jazz de Saint-Germain.

Puis est arrivée la musique du diable, en direct des Amériques. Ça a été une explosion.

J’étais tous les soirs dehors, je ne me réveillais jamais dans le même lit et j’étais royalement

entretenu par une cohorte de jeunes filles et leurs mamans. Quand les forces flanchaient, un

whisky ou des amphétamines me remettaient en marche. Oui, Sophie, détrompez-vous, on

vend souvent cette époque comme celle des sourires béats et des rires insouciants, mais la

face cachée n’était pas jolie, jolie.

Vers la fin des années cinquante, le seul golf miniature couvert de Paris, transformé

en thé dansant durant un temps, est devenu par le plus grand des hasards le temple de la

musique de jeunes qui ne juraient plus que par Elvis Presley et Gene Vincent, le Golf-Drouot,

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ça doit bien vous dire quelque chose. J’en suis vite devenu un pilier, de bar. Comme je n’avais

pas d’ambition artistique, je restais dans le public, j’étais même là le jour où la salle a

officiellement lancé le Tremplin du vendredi soir, en 1962, avec Annie Cordy et Luis Mariano

en parrains.

Ça aurait pu durer comme ça longtemps, comme disait Françoise Hardy, « et,

qu’éternellement, il y aura dans nos yeux, tout le ciel bleu ». Mais un jour ça s’est tordu,

bêtement, sans prévenir. Un petit matin d’hiver, il faisait encore nuit, je venais de sortir de

chez une femme qui me donnait gîte et couvert lorsque son mari était absent. Je venais de

parcourir une vingtaine de mètres, pas rasé, hagard, les yeux injectés, épuisé par une longue

nuit d’alcool, de drogue et de sexe, elle est descendue elle aussi dans la rue, a couru derrière

moi avec son sac à main, elle voulait juste me donner un peu d’argent, pour mon petit

déjeuner. À ce moment-là, d’une porte cochère à côté de nous a surgi un type, très nerveux,

il nous a menacés de son couteau pour rafler le sac. Christine, elle s’appelait comme ça, a

voulu faire l’héroïne, inconsciente du danger, dans son monde ces choses-là n’arrivaient pas.

S’en est suivi une bousculade, la lame a tailladé tout son bas-ventre et le type a détalé pour

disparaître.

Je suis resté là, complètement paralysé, à la regarder se vider de son sang sur la

chaussée, j’avais encore toutes ces vapeurs d’alcool qui m’empêchaient de réagir. Elle aussi

me regardait, aucun son ne sortait de sa gorge, tandis que ses yeux étaient remplis d’effroi,

puis ils se sont éteints. Peut-être une minute ou deux après, j’ai ramassé le couteau et le sac,

c’est idiot, j’ai refait ce simple geste des millions de fois depuis. Pourquoi me suis-je penché

pour m’en saisir ? Cette question m’obsède, je n’avais nullement l’intention de m’enfuir ou

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de voler l’argent, ça je le sais, simplement je les ai pris dans mes mains, comme ça. La seconde

d’après, arrivait une 404 de la police. Christine était déjà probablement morte.

Son mari était magistrat, j’avais tout contre moi. Je n’avais jamais commis le moindre

larcin, si on enlève les pommes chez le primeur qui le savait très bien et regardait ailleurs,

mais j’avais une réputation un peu sulfureuse de profiteur qui vivait aux basques de tout le

genre féminin que je croisais sur mon chemin. Quelques-uns avaient le souvenir d’un type

qui pouvait devenir agressif en fin de nuit, sous l’emprise des stupéfiants.

On m’a emmené au poste dans une estafette, et lorsque j’ai repris mes esprits, il était

trop tard. Je hurlais mon innocence mais personne ne me croyait, ma mère n’est même pas

venue me voir lors du procès. L’avocat commis d’office m’a défendu mollement, évitant de

justesse la peine de mort.

J’ai écopé de perpétuité, à l’époque la peine de sûreté n’existait pas. À l’intérieur je

continuais de réclamer un nouveau procès, une enquête plus approfondie et moins partiale,

une étude des empreintes sur le couteau non bâclée, mais la justice faisait corps autour de

leur représentant endeuillé et est restée sourde. J’ai abandonné et me suis résigné, même à

l’intérieur mes plaintes commençaient à fatiguer, détenus et gardiens.

Ma libération a mis des années à se dessiner. Je ne savais pas ce qui m’attendait

dehors, mais je ne voulais pas mourir là-bas. Entre temps, le frère de ma mère est décédé,

comme il n’avait pas d’enfant et que sa sœur était morte elle aussi, vingt ans auparavant,

probablement de chagrin et de honte pour le crime commis par son fils, j’ai hérité de ses

biens. Oui, même en tant que prisonnier on conserve quelques droits, dont celui d’hériter,

sauf si le bien appartenait à la victime du crime.

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À l’intérieur, j’ai travaillé pendant plus de trente ans, pour l’INA par exemple, à

restaurer des pellicules. Pourtant j’ai une retraite misérable, à cause du mode de calcul basé

sur le taux horaire, qui est plus que dérisoire en prison. Des grands groupes et des

entreprises d’État nous utilisent pour moins cher qu’au Bengladesh, tout le monde s’en

contrefiche, rares sont ceux qui défendent les intérêts de personnes qui, dans leur majorité,

n’ont eu que ce qu’elles méritent. Mais j’ai eu de la chance, cet oncle, en plus du petit

appartement que j’occupe, avait économisé un petit pécule. Au contraire de ma mère, qui elle

s’était défaite de ses maigres biens du temps de son vivant pour ne rien me laisser.

Je suis finalement sorti en 1998, l’année du Mondial gagné. Même si de temps en

temps on voyait des films à l’intérieur, personne, personne, ne s’imagine le choc que ça

représente de retrouver la rue trente-deux ans après. C’est comme si des extraterrestres

vous emmenaient sur leur planète, vous ne reconnaissez rien, n’avez plus aucune référence,

même le langage a changé. Tout vous semble sale, bruyant, frénétique, un rien vous effraie.

La première fois que je suis entré dans un café, lorsque le garçon est venu encaisser, je lui ai

demandé la permission d’aller aux toilettes. Il m’a regardé comme si j’étais fou. Peut-être le

suis-je un peu.

Je ne me suis pas refait d’amis, ne suis entré en contact avec personne, à quoi bon,

pour tout le monde, je suis mort. Je suis seul depuis bientôt vingt ans. Avant notre rencontre

d’hier, chaque minute qui passait, je regrettais d’être sorti de prison. J’ai dû apprendre

quelques gestes essentiels et enrichir de quelques mots nouveaux mon vocabulaire figé à

l’intérieur de la prison. Pourquoi je n’ai pas mis fin à mes jours avant ? Arsène le couard. Mais

vous savez ? Aujourd’hui, vous êtes assise là, attentive, de nouveau à mes côtés après me

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l’avoir promis, peut-être que ça vous paraît banal, mais pour moi, c’est bien plus que je ne

croyais possible de recevoir. Alors, oui, je sais que ça a valu la peine et que je m’en irai

heureux. »

Sophie, dont la gorge se serrait à mesure qu’il avançait dans son récit, se met à pleurer

en silence. Encore ! Marre ! Elle se sent complètement perdue, se demande un instant ce

qu’elle fait là, elle n’est pas forte à ce point-là, alors elle lui prend la main, juste ce geste, si

pudique. Et ne dit rien. Que dire !!

Il retire sa main, lui passe maladroitement le bras autour des épaules et la serre tout

contre lui. Un demi-siècle qu’il n’a pas fait ce geste, sentir contre soi le corps délicat d’une

jeune femme, humer ses doux arômes. Les souvenirs remontent, il les balaye, ils ne sont

jamais agréables.

— Sophie, séchez ces larmes, c’est oublié, pardonné non, mais oublié, enfoui. Et

puis tout ça n’aura de sens que si je vous vois sourire. Faut nous trouver un

amoureux hein ?!

Trouver un amoureux, forcément c’est à moi de faire tout le boulot !

— Quid pro quo, Sophie Starling.

Elle se lève doucement, fait quelques pas comme si de rien n’était, et envoie

valdinguer un pigeon d’un coup de pied rageur, aussi vif qu’inattendu. Une plume reste

accrochée à son espadrille.

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— Il commençait à m’énerver celui-là, à attendre sa pitance comme un pacha.

Venez, je vous emmène à un autre endroit avec des moineaux, ils sont bien plus

mignons.

Il a l’air étonné, mais accepte avec joie de voir sa routine malmenée. Il n’est pas

inquiet, il sait que Sophie ne va pas se dérober, savoir ce qu’il est advenu de la mallette n’est

qu’une question de minutes. Elle attrape son bras et ils se mettent à marcher ensemble dans

la rue. Il avance avec une grande souplesse, elle l’imagine parcourant des milliers de

kilomètres dans la cour de prison, jour après jour, au pas ou trottinant. Il a vraiment dû être

bel homme dans sa jeunesse, ces beaux cheveux blancs.

De nouveau la terrasse de son bar près de chez elle, l’épicentre tranquille

d’évènements qui ne le sont pas. Il souhaite boire ce qu’elle lui avait préparé la veille chez

elle, alors elle commande deux Martini Schweppes au serveur, passablement travaillé par la

succession d’hommes avec lesquels elle s’affiche depuis deux jours, alors que jusqu’à présent

elle venait seule. Un quinqua crétin, un gay bedonnant et un vieillard souriant, et moi quoi !!!`

Elle raconte les dernières vingt-quatre heures depuis sa visite chez elle. Elle prend du

temps à lui expliquer ce qu’est un ordinateur, comment ça fonctionne, en choisissant des

mots simples qu’il puisse assimiler. Oh bien sûr il en voit plein, partout, mais il les compare

aux sacs des filles, il comprend bien qu’elles y mettent la moitié de leur vie mais il n’a aucune

idée de comment elles retrouvent quoi que ce soit dedans, ni grâce à quelle logique. Mais il

ne veut pas l’interrompre, il lui demande de continuer, tant de révolutions se sont succédées

pendant son incarcération, alors qu’il en était resté au jukebox du Golf-Drouot.

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Elle a du mal à trouver des mots qu’elle manie mal pour expliquer les effets

qu’auraient eu les médicaments antirégurgitation. Là encore il ne s’inquiète pas, c’est

sûrement très bien expliqué, il finira bien par lire le dossier. Ce qu’il n’aime pas c’est la partie

finale, la réunion avec le chef de la rédaction et la remise de l’information confidentielle.

— Jeune fille, vous n’auriez pas dû y aller seule, on ne sait jamais, même si on

dirait que vous avez fait ça toute votre vie. Cette histoire est incroyable,

j’aurais appelé au fou si quelqu’un m’avait dit qu’un jour j’aiderais la justice à

faire son boulot.

Elle pense un instant à Béatrice, puis au dîner de demain. Elle compte sur Denis pour

passer un moment normal, oh oui, normal. Un homme et une femme, un truc simple avec

juste ce qu’il faut de tension et d’électricité, de rires et d’anecdotes légères. Voir ses mains

manquant de provoquer mille désastres entre des verres en cristal et des couverts en argent,

en imaginer une dans la sienne pendant qu’ils contemplent Paris depuis tout là-haut, ces

millions de petites lumières éclairant autant d’histoires de gens sereins ou inquiets, heureux

ou accablés, rêveurs ou résignés.

De but en blanc elle lui demande sa date d’anniversaire.

— Oh…

En prison, la seule date qu’on célèbre c’est celle de la libération, et encore, avec une

certaine angoisse proportionnelle au temps passé dedans, alors le jour de naissance, on a

plutôt tendance à le maudire. Et depuis qu’il est dehors, qui allait le lui souhaiter ? Elle insiste

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pour savoir, il répond vaguement, elle revient à la charge, il dit que dans plusieurs mois, elle

demande une date.

— Ho mais lala ! Vous comptez m’attacher à la chaise avec une lampe braquée

dans les yeux pour que je vous le dise ?

— Demain je vous emmène je voudrais vous faire un cadeau et je ne veux pas

entendre de jérémiades c’est comme ça mais là je dois partir.

Il la regarde en coin. Elle va donc revenir demain pour le voir. Et lui offrir quelque

chose. Depuis combien de temps n’a-t-il pas eu les yeux rouges ? Sophie lui épargne de se

donner en spectacle.

— Arsène, c’est mon cadeau pour votre anniversaire, comptez pas que je vous en

refasse un autre le jour venu.

Il baisse la tête et murmure :

— C’est vous mon cadeau.

— Alors ce sera mon cadeau de dans un an et plusieurs mois. Je m’en vais, ce soir

j’ai rendez-vous pour dîner.

Son regard s’allume de nouveau :

— Avec un amoureux ?

— Non. Ça c’est demain soir. Et dimanche soir j’en ai encore un, de dîner. Trois de

suite, ça ne m’est jamais arrivé. De toute façon rien de ce qui m’arrive depuis

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quelques jours n’est normal. Arsène, je passerai par le parc demain après-midi,

on n’aura pas le temps de nourrir vos pigeons.

Il est tout décontenancé par cette jeune femme qui entre dans sa vie finissante avec

une assurance et une fulgurance qui lui gonflent le cœur. Il se lève en même temps qu’elle, la

prend par le haut des bras et l’embrasse sur la joue, gêné par cette multitude de boucles qui

envahissent son visage. Il s’est tassé sous les coups et avec l’âge, pourtant il la dépasse encore

largement. Il met en garde la Terre entière, que personne ne lui fasse de mal, il prévoit les

pires vengeances, précise que lui n’a plus l’âge de filer des torgnoles mais qu’il a des amitiés

invisibles et un crédit de faveurs.

— Merci Arsène, je prends note. Au fait, rasez-vous donc tous les jours, vous

seriez bien plus beau. Et votre Cologne là, ça va pas le faire, on ira aussi au

rayon parfums.

Il est dépassé par les événements mais tient à l’inviter, sort un petit porte-monnaie

en forme de chalet suisse trouvé aux puces, en souvenir d’un codétenu qui faisait le passeur

de valises d’argent à la frontière gallo-helvète et qui lui racontait les alpages, les vertes

vallées, les vaches à grosses cloches, l’air pur, la neige les matins de Noël et les petits bouts

de pain dans la fondue. Dedans s’y mêlent des euros et des vieilles pièces libellées en francs,

ce qui complique sa tâche. Elle l’invite à s’en défaire, il explique que ce sont les pièces qu’il

avait sur lui le jour du drame, qu’il ne s’est jamais résigné à les jeter.

Elle s’en saisit d’une de cinq francs, une ancienne, avec une grosse teneur en argent,

et la retourne plusieurs fois dans sa main.

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— Elles étaient jolies. Vous devriez les garder.

— Qu’est-ce que vous croyez qu’elles font dans mon porte-monnaie ?

Ils traversent la rue ensemble puis se quittent sur le trottoir.

Chez elle, elle a un regard tendre pour son lit, elle se sent épuisée, elle s’y mettrait là

maintenant, elle ferait des rêves agités. Elle abandonne l’idée en prenant une longue douche

fraîche, au son de Prefab Sprout. Elle ne sait pas lequel de ces deux bienfaits bénis des dieux

l’aide le plus à retrouver la paix et ses esprits.

Elle hésite sur la tenue à mettre, Béatrice n’a pas précisé s’il fallait faire un effort. Elle

y serait bien allée telle qu’elle s’était présentée devant Claude, jean et chemise, mais il a été

question d’un chouette endroit lors de sa conversation téléphonique. Au hasard, elle sort une

robe noire en lycra qui descend un peu au-dessus des genoux, épaules dénudées, basique et

un brin sexy, puis un chemisier en soie blanc cassé, dégotte un petit sac de la même couleur

et sort des sandales à fines lanières noires. Elle s’habillera juste avant de partir.

Elle s’affale dans le sofa, et essaye de se concentrer sur le seul sujet qui aurait dû la

préoccuper un peu, voire beaucoup, depuis mardi soir, je vais faire quoi avec cent millions

d’euros ? Elle se demande si elle souhaite rester à Paris, avant de réaliser qu’avec cette

montagne d’argent elle peut s’acheter un pied-à-terre dans des dizaines de villes. Que

connaît-elle du monde ? Elle a peu voyagé, Londres et Rome après ses études, et Majorque,

où elle avait découvert l’énergie atomique dans un verre de jus d’orange. Elle aimerait bien

un coin où on voit la montagne et la mer à la fois. Et surtout un endroit tranquille, car le

privilège ce n’est pas la taille de la propriété, mais la distance avec les premiers voisins.

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Elle achètera aussi une nouvelle voiture, électrique, petite avec toit ouvrant pour que

Denis passe sa tête, connexion Bluetooth pour faire exploser les Dead Kennedys depuis son

mobile, mais elle est incapable de mettre une marque ou un modèle sur ses envies, elle n’y

connaît rien. Il va falloir que je me renseigne, la barbe.

Et quoi d’autre ? Quel désastre, pense-t-elle, tout cet argent et aucune idée de quoi en

faire. Elle imagine que ça viendra avec le temps. Elle ajoute une jolie montre à sa courte liste,

puis un gros sac Bottega Veneta en cuir tressé marron chocolat, qu’elle trouve tellement

élégant, mazette, quelle classe.

Elle doit aussi aller voir ses parents, pourquoi les faire attendre plus longtemps, elle

leur donnera tous les sous qu’ils voudront. Et Arsène aura sa part, qu’il achète du pain

Poilâne pour ses pigeons s’il veut. Elle l’enverra six mois naviguer sur les océans et respirer

enfin les odeurs de mille ports. Et Marta, sa chérie qu’elle aime, un appart avec vue sur mer

et un gros paquet de pognon, qu’elle pétille de vie jusqu’à la fin de ses jours. Et Denis ? Je lui

dis quoi à Denis ? Elle n’avait pas pensé à ça, toutes les complications à venir, ça la refroidit.

Advienne que pourra.

Et le magazine, elle l’aidera, le soutiendra le temps qu’il remonte la pente. Elle a bien

aimé ce Claude Sarda, là, son obstination, sa droiture, et puis elle n’est pas contre apprendre

à pêcher le temps d’un week-end, si c’est elle qui met la musique. Et s’il cesse de dire bordel.

Qui d’autre ? Des ONG, plein, et des refuges pour animaux, et tous ces gens qui luttent

dans l’anonymat pour de nobles causes, tout ce qu’elle ne sait pas faire. Bon moi je m’occupe

d’Arsène, je fais ce que je peux !

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Mais ce dont elle a besoin là maintenant, enfin dès qu’elle aura l’argent sur son

compte, ce sont des vacances. Elle se reconnecte, lance de nouvelles recherches, mais revient

vite à son plan initial.

Elle est hypnotisée par Grande Sœur, la petite île privée qui appartient au Château de

Feuilles, c’est bien au-delà du paradis. En regardant des photos et quelques vidéos postées

sur YouTube, elle se fait une idée assez précise de l’endroit. Il faut arriver côté face, où

accoste le bateau de l’hôtel, descendre dans l’eau à vingt-huit degrés jusqu’aux genoux, au

milieu de poissons de mille couleurs et reflets nacrés, longer une table en bois sous une

paillotte puis une petite maison où résident les gardiens de l’île, traverser un joli bosquet

parsemé de palmiers et d’arbres dont elle ne connaît pas les noms en marchant sur une

pelouse plus verte que dans un jardin anglais, et enfin déboucher en plein éden. Le contraste

vert blanc bleu est saisissant, éblouissant, deux cents mètres de plage pour elle toute seule,

fermée par d’énormes blocs de granit poli, des vagues énormes, presque effrayantes. Et si

par mégarde d’autres clients avaient décidé de faire l’excursion, elle aurait bien trouvé le

moyen de les faire tomber à l’eau pendant la traversée. Avec la bouée, parce qu’elle n’est pas

méchante.

À l’heure convenue, elle retournerait de l’autre côté pour y déjeuner un poisson tout

juste pêché, grillé au feu de bois, une bouteille de rosé dans son seau. Elle écouterait les récits

du couple de gardiens, des gens coupés de tout, équipés d’un groupe électrogène poussif

comme unique source d’électricité. Ça lui fait envie, Robinsone Delonge. Elle inviterait Denis

de temps en temps, il aurait droit à dix minutes de David Guetta pendant qu’elle mettrait son

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masque et son tuba à la recherche d’un poisson complaisant, après, retour à sa musique, faut

pas pousser non plus, et en échange il serait de corvée de patates.

Incroyable comme Denis occupe déjà tant de place, pense-t-elle. Elle est chiffonnée

par cette histoire d’argent, néanmoins elle préfère écarter l’idée d’une énorme méprise sur

son compte, de se retrouver face à un pauvre type, un dragueur qui dessine des corps de

femme sur l’aile de sa voiture comme faisaient les pilotes de chasse avec les avions ennemis

descendus en flamme. Ou un facho au front bas, un pro-palestinien à un concert de Manu

Chao, un pro-israélien à un colloque de Finkielkraut, un zadiste, un affairiste, un adorateur

de Steve Jobs, un amateur de tauromachie, un publicitaire, un geek, un bloggeur musical, un

poseur, un youtuber, un antisystème, un trafiquant, un drogué, un fabricant de cigarettes, un

fraudeur, un méchant, un fainéant, un macho, un triste, un amer, un cynique. Ah, elle allait

oublier, un témoin de Jéhovah.

Bon forcément elle ne se facilite pas la tâche, la liste est interminable. C’est celle des

jours de colère noire, celle qui ne prévient pas, que seule Marta sait apaiser. Un jour normal,

elle se sent prête à pousser la porte chez bon nombre de ces gens-là, si derrière la façade on

y trouve un grand cœur et des manières, du respect et de la tendresse. Mais aujourd’hui, bien

qu’apaisée après ces dernières vingt-quatre heures chaotiques, elle est inquiète. Et si Denis

n’est pas la personne à qui se donner, entière ? Advienne que pourra, pense-t-elle. Je

draguerai un Seychelleux. Seychellien ? Seychellois ? Peu importe !

Elle s’habille distraitement, pense à Arsène. Elle n’ose imaginer à quoi il passe ses

journées et ses soirées, une fois la volaille gavée. Elle-même est très seule, mais au moins

voit-elle du monde dans la journée, et parfois le soir quand Marta accepte une petite virée.

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A-t-il une télé ? Est-ce qu’il lit ? Fait-il un peu de ménage ? Se lave-t-il ? Trouve-t-il le

sommeil ? Et de quoi se nourrit-il ? Elle va devoir mettre son nez dans tout ça, pas question

d’entretenir une amitié avec quelqu’un qui se laisse aller. Demain elle lui achète un mobile,

pour commencer. Ça ne résoudra aucune de ces questions, mais elle veut pouvoir

communiquer avec lui. Et l’enguirlander à distance au cas où, non mais !

Avant de descendre dans la rue, elle tombe sur de nouveaux messages de Denis. Trois.

Sans intérêt. Pourquoi se sent-il obligé de lui envoyer sans arrêt tout ce qui lui passe par la

tête ? Elle n’a pas installé WhatsApp par goût de l’écrit, simplement elle apprécie son aspect

non intrusif, pouvoir lire et répondre à un message quand elle veut, sans hâte. Mais surtout

elle n’y raconte pas sa vie et ne veut lire celle de personne, une vie se raconte les yeux dans les

yeux ! Ça la fâche un moment, comme par hasard elle met du temps à trouver un taxi.

Il la laisse devant le restaurant à l’heure indiquée. Dedans, elle est conquise

immédiatement, le lieu invite à une trêve, laisser les problèmes et la frénésie à l’entrée pour

les récupérer en sortant. Le maître d’hôtel la conduit à la table, où une Béatrice souriante

l’attend. Elles se font plein de bises comme si elles se connaissaient depuis toujours.

— Ravie de vous rencontrer enfin ! Vous avez des cheveux de dingue, je peux

toucher ?

En approchant une main, elle est frappée par le visage de Sophie. Salement jolie môme,

Denis va faire des bonds, sa nouvelle chérie va pas faire long feu. Elles s’asseyent.

— Je ne voudrais pas mettre les pieds dans le plat, mais comment une jeune

femme comme vous se retrouve seule dans la vie ?

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— Hmmm, ça ne tombe pas exactement du ciel.

— Mon mari si, il était instructeur de parachutisme quand je l’ai rencontré. Une

lubie que j’avais eue, plus jamais ça, mais lui je l’ai gardé. Et il a dû choisir, je

sais, c’est moche, mais j’avais eu tellement peur en sautant cette seule et

unique fois, que je ne comprenais pas qu’on puisse y prendre du plaisir et en

faire sa vie. Qu’il était beau pourtant dans sa combinaison kaki et ses lunettes

noires, whaou, il ressemblait à Sam Shepard dans L’Étoffe des héros. Bref je

parle je parle, je sais on me le dit tout le temps, une pie, ça doit être ma façon

à moi d’évacuer la tension du moment. Allez, regardons la carte. Vous aimez le

piquant ?

— Dans un lit oui, à table moins.

Sophie s’étrangle et devient écarlate. Mais tu sors ça d’où pauvre sotte ? Béatrice rit de

bon cœur. Ça résonne dans toute la salle, attirant le regard concupiscent des hommes

présents, passant de cette jolie femme aux cheveux très courts à cette jolie nana à la folle

crinière, sans savoir sur laquelle s’arrêter.

— Sophie, tous les mecs vous regardent.

— Béatrice, j’allais vous dire exactement la même chose.

Sophie referme sa carte et confie son choix à Béatrice, qui commande pour les deux,

ainsi que deux coupes de champagne en attendant les plats et le rosé de rigueur. Elles

trinquent de bonne humeur.

— À la chance qui vous a souri !

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— À Sam Shepard et son amazone. Qu’il fasse attention aux branches basses.

Béatrice raconte à Sophie qu’aujourd’hui elle a parlé des deux gagnants à la télé, que

les médias sont nerveux, ils veulent en savoir plus sur eux, mais elle rassure Sophie, si ça finit

par se savoir, ça ne viendra pas de la FDJ.

— En ce qui me concerne je serai une tombe, j’espère que lui fera de même. Enfin

qu’il fasse ce qu’il veut, mais qu’il ne me mêle pas à ça.

— Vous jouiez les mêmes numéros depuis des années, ils ont une signification ?

Sophie les lui explique un à un, Béatrice lui souhaite un joyeux anniversaire avec deux

semaines d’avance. Elle apprend que l’autre gagnant a joué une grille flash au hasard, deux

minutes avant la fin des paris. Il a le cul bordé de nouilles celui-là, on dirait Denis avec le Jules

Verne. Béatrice lui raconte l’appel, Sophie adore, même le « c’est qui ce gros con », elles se

marrent. Elle va pour lui demander comment il est mais elle est interrompue par un coup de

fil inattendu, compte tenu de l’heure. George-Henri Cortazar. Aïe.

— Écoutez je suis désolée, jamais je ne fais ça, mais c’est très important je dois

absolument répondre.

Elle se lève et ressort du restaurant tout en prenant l’appel. Elle s’excuse d’entrée en

disant qu’elle ne peut rester au téléphone, mais le policier tient à lui faire un résumé rapide

qu’elle écoute poliment. Il a fini par localiser l’inspecteur en question, parti à la retraite une

semaine après les faits, ce qui expliquerait en partie une certaine négligence dans l’enquête.

Il a avoué ne conserver qu’un vague souvenir de l’affaire et ne se rappelle pas du tout qu’une

quelconque serviette ait été retrouvée sur les lieux de l’accident. Il a donc consulté le dossier,

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dans lequel elle n’apparaît pas plus. Mais il ne lui apprend rien de nouveau, Claude Sarda

était déjà passé par là ce midi. Elle lui dit que demain elle le rappellera pour lui donner de

nouveaux éléments, parce que là on l’attend à l’intérieur. George-Henri s’indigne, « voyez-

vous », de devoir attendre, elle promet de ne pas appeler à l’aube, elle est vidée et souhaite

redormir quatorze heures.

À son retour, Béatrice finit une conversation sur WhatsApp et s’inquiète en voyant le

visage sérieux de Sophie, elle le lui fait savoir. Sophie avoue qu’aujourd’hui elle a menti,

jamais elle ne fait ça, mais ça attendra demain.

Pendant qu’elles mangent, Sophie s’intéresse à l’autre gagnant, l’interroge sur le type

de personne qu’il est, s’il sait déjà comment occuper cette montagne d’argent, quels sont ses

désirs, ses rêves, s’il en a.

— C’est… hmmm… un drôle de type… Je l’appelle Gru. Mais assez parlé de lui, c’est

vous qui m’intéressez. Vous savez ce que je veux dire…

Elle sait qu’elle ne va pas y échapper, elle s’y est préparée inconsciemment. Elle

explique qu’elle voudrait simplement rencontrer quelqu’un, et que cette fois, ça dure

longtemps, tant qu’à faire toute la vie. Elle demande si c’est beaucoup demander. Béatrice

marche sur des œufs.

— Pour ce que j’en sais, plus que beaucoup demander, c’est beaucoup demandé.

Le problème c’est que rares sont les clientes satisfaites, de plus il n’y a pas de

politique de retour, on finit par entasser des histoires de cœur périmées sur

les étagères et dans les placards. Aujourd’hui vous jouez avec un avantage en

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plus, vous n’allez plus être encombrée par des soucis d’argent, c’est peut-être

idiot mais ça dégage les voies.

Passe un ange, pendant que le serveur amène les currys avant de s’effacer. Sophie se

laisse aller, encore quelque chose qu’elle ne fait en général jamais :

— J’aimerais bien être forte comme vous.

Béatrice est touchée. L’ange revient pour vérifier que tout va bien, tout se barre en

vrille. Les yeux de Sophie s’embuent, elle cache son émotion en tournant la tête. Béatrice, qui

sait y faire en matière de larmes, ici ou chez elle, lui prend les mains doucement, les garde

dans les siennes et lui demande ce qui ne va pas. Sophie hésite un instant.

— J’en ai marre de pleurer, ça devient indécent à la fin. Je sais que je devrais

m’enivrer pour fêter les cent millions et faire des bonds comme sur un

trampoline, mais ça m’arrive à un drôle de moment dans ma vie, pour

d’obscures raisons on m’a demandé d’être quelqu’un que je ne suis pas, ou que

je ne croyais pas être. Ça a fait remonter plein de choses à la surface, alors que

je faisais le blocus depuis longtemps. Si y a pas moyen d’être heureuse alors au

moins qu’on me laisse tranquille.

Béatrice promet qu’après dîner elle l’emmènera boire un verre, qu’elle sera ravie de

l’écouter, mais qu’en attendant, elles devraient attaquer le curry avant qu’il ne se dégonfle.

Plusieurs fois elle entend Sophie renifler légèrement, elle ignore si en raison du piquant ou

de ses soucis, en tout cas elle a une jolie descente, elle fait signe au serveur de remettre une

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nouvelle bouteille. Sophie a une pensée similaire mais ne culpabilise personne, Mazette, on

boit comme des trous.

Les chaleureuses ampoules au-dessus de leur table font leur travail d’apaisement.

Elles s’échangent leur enfance, leurs premiers pas d’adolescentes puis d’adultes, les erreurs

qu’elles voudraient ne pas avoir commises, mais aussi ces joies idiotes qui constituent le gros

des souvenirs. Béatrice est même sincère jusqu’au bout, à la question habituelle, pour la

première fois elle répond que « si ! », ça lui coûte de plus en plus de remettre des gros

chèques plusieurs fois par semaine, ça affecte son humeur, son mari en sait quelque chose,

elle n’est plus aussi aimable qu’avant et elle a hâte qu’on la replace dans un autre

département, « même si je continue de préférer ça à devoir virer du monde ». Sophie s’arrête.

— Vous êtes une chouette nana.

Béatrice reste pensive, ces deux-là ne cessent de lui faire des compliments. Faites pas

les cons mes p’tits lapins, vous êtes faits l’un pour l’autre. Elle pense un instant à prévenir

Denis, mais non, quelle bêtise, que les choses se fassent naturellement. Par sécurité, elle leur

donne quand même un petit coup de pouce :

— Dimanche soir vous êtes toujours partante pour rencontrer Gru ? Il propose ici

même, l’endroit plaît beaucoup. Ça fait quelques semaines que je viens dîner

ici avec les heureux élus, je n’ai pas eu une seule critique, et je vous assure que

parmi les gagnants on voit de drôles d’énergumènes.

— Mais oui, avec plaisir. Et puis l’endroit est magique, comme une touche pause.

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Une fois dehors, elles marchent bras dessus bras dessous en quête d’un bar tranquille.

Béatrice s’inquiète du petit sac à main de Sophie, qui lui explique, confuse, qu’elle a

complètement oublié l’invitation dans un palace, que son propre matelas ne fait pas un demi-

mètre d’épaisseur, mais que néanmoins elle y dormira aussi bien. Elle propose même de

rembourser la FDJ pour la chambre non utilisée, Béatrice sourit.

Elles passent devant un grand nombre de bars d’où s’échappe par intermittence de la

musique qu’elle pourrait presque écouter, elle reconnaît même un morceau de Protomartyr,

l’un de ses groupes fétiches depuis quelques temps, ça la décontenance. Il fait tellement bon

que les clients ont envahi les trottoirs, c’est festif. Finalement elles trouvent à trois cents

mètres, un endroit avec des alcôves en cuir clouté, tons olive et marron. Suranné, moche et

tranquille, un bar à confidences. Deux mojitos.

Avec tout le sérieux dont elle est encore capable, Sophie lui fait jurer de garder pour

elle ce qui va suivre, sans quoi elle verra la foudre s’abattre sur tout ce qui lui est cher, puis

raconte les récents événements. Lorsqu’elles ressortent sur le trottoir une heure et deux

autres cocktails plus tard, elles ont les yeux qui pétillent et quelques problèmes pour fixer

les choses, même si les visages sont graves.

— Vous comprenez maintenant pourquoi il m’est si difficile de sauter de joie et

de fêter cette chance inouïe ?

— Ce que je comprends, c’est que vous êtes une jeune femme formidable, cessez

de vous flageller. Votre histoire restera un secret entre nous, vous avez ma

parole. Je passerai tous les mercredis devant le kiosque, jusqu’à ce que le

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numéro sorte. De toute façon on se voit lundi, je vous rappelle que j’ai un gros

chèque à vous remettre.

Elles s’embrassent et se quittent là, sur le trottoir. Sophie ne pleure pas, un miracle.

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LUI

Sommeil agité, rêves absurdes, nuit étouffante, roulé-boulé de troisième division — il

doit s’y reprendre à deux fois —, majeur levé contre son crétin et La Faucheuse. Les Indiens

sont toujours là à trimer. Lorsqu’il déménagera, il fera en sorte que le cadre se perde ou le

fera livrer à son ancienne banque, avec une dédicace pour Martine dans laquelle il lui

souhaitera bonne chance pour son nouveau poste à l’agence de Jaipur. Il n’est pas de bonne

humeur et cette fois le soleil n’y est pour rien.

Son téléphone indique 9 h 27. Encore onze heures deux minutes et trente-quatre

secondes avant son rendez-vous. Heure H moins 11. Il retourne à son lit, tout nu, collant de

sueur, trouver quelque chose à faire. Il consulte les statistiques de vente de la veille, mais le

vendredi est souvent le pire jour de la semaine, comme si les gens économisaient pour la

sortie du samedi. Comme toujours, sa boîte mail est remplie de messages du marketplace,

l’invitant à baisser ses prix s’il veut manger un bout du gâteau. Jeff, Jeffounet, à force c’est plus

un gâteau ton truc, juste une tartelette rance avec une crème pâtissière dégueulasse.

La course aux prix bas est nocive et la planète en meurt à petit feu. Denis est arrivé à

cette conclusion en regardant les rouages derrière le rideau de succès et de respectabilité

apparente affichés par Amazon et en constatant leurs implications négatives dans

l’environnement économique global, bien qu’il soit par ailleurs conscient que ce même

axiome est valable pour bien d’autres secteurs d’activité.

La redoutable stratégie d’Amazon est de mettre en perpétuelle concurrence les

vendeurs d’un même produit afin d’offrir les prix de vente les plus bas aux consommateurs,

ce qui mène inévitablement ces derniers à multiplier de façon irrationnelle leurs actes

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d’achats, un phénomène encore plus aigu chez les clients Prime qui ont succombé au charme

de la livraison gratuite moyennant le paiement d’un abonnement annuel.

Pour y parvenir, Amazon se moque de savoir comment les revendeurs affichent des

prix toujours plus bas. Parfois des produits sont vendus à des prix directement impossibles,

au grand dam des fabricants qui ne parviennent plus à imposer leurs tarifs et s’attirent les

foudres de leur canal habituel, petits commerces ou grande distribution. Des vendeurs tiers

finissent toujours par se procurer de la marchandise par des biais plus ou moins légaux,

comme les marchés parallèles.

Quelques mois auparavant, il s’était intéressé à un lot de centaines d’aspirateurs

d’une marque connue, à un prix défiant toute concurrence. Ils avaient été rachetés en Italie

par une société polonaise pour une bouchée de pain, lorsque le réseau de points de vente

italien avait fait faillite. L’acquéreur s’était empressé de les revendre en s’adressant à des

gens comme lui, mais à l’époque il n’avait pas eu les fonds nécessaires au rachat. Il les aurait

mis en vente sur Amazon à un prix ridiculement bas et sa concurrence se serait retrouvée

avec un stock d’appareils invendables sur les bras. Toute la chaîne de vente classique aurait

souffert et râlé, en ligne ou physique, à commencer par le fabricant pratiquement sans

recours face à ces pratiques déloyales, puisqu’Amazon regarde ailleurs. Bien sûr, le

déstockage n’est pas nouveau, mais le marketplace lui donne une nouvelle dimension, jamais

atteinte auparavant, pratiquement incontrôlable, sans foi ni loi.

S’il avait pu acheter ces aspirateurs, il aurait obtenu sans peine la « buy box » pour

chacun des modèles, le graal des revendeurs. Le site est ainsi fait que presque toute

recherche aboutit en priorité sur cette fameuse page, qui, outre les caractéristiques

Click here to enter text. / Ça arrive à tout le monde / 264


techniques et les deux boutons miraculeux, « Ajouter au panier » et « Acheter cet article »,

affiche la meilleure offre de prix. Certes, en cherchant bien, on peut dénicher un lien pour

accéder aux autres offres, mais à quoi bon puisqu’elles sont plus chères ? Il en résulte, chez

les revendeurs, une course sauvage et effrénée au prix le plus bas — des programmes

automatiques pas précisément bon marché le font mécaniquement des millions de fois par

jour —, la seule solution pour s’assurer la « buy box » et engranger des ventes, car sans elle,

ils n’existent même pas. C’est comme la page deux des résultats de Google, personne n’y va.

Or vendre le moins cher possible est une pratique délétère, personne n’y gagne. Oh

bien sûr le consommateur dira le contraire, pourtant lorsqu’il redevient le citoyen qu’il est,

il a de plus en plus de doutes. Car, à tirer encore et toujours les prix vers le bas, parfois sous

la ligne de flottaison jusqu’à en boire la tasse, le vendeur voit comment s’effrite sa marge

— lorsqu’il en reste —, et il ne lui reste, pour compenser, qu’à réduire la masse salariale.

Fermer le robinet du recrutement, prendre des stagiaires, payer avec un lance-pierres,

rémunérer au noir, les solutions ne manquent pas. Résultat ? Une fois redevenu

consommateur, le citoyen ne dispose plus que de revenus qui l’obligent à chercher les prix

les plus bas. La boucle est bouclée, fermez le ban.

L’équation pernicieuse a rendu Denis très philosophe, il pense que la Terre sera un

lieu bien plus sûr où vivre lorsque les considérations du citoyen s’imposeront à celles du

consommateur.

Car vraiment, tous les maillons de la chaîne subissent cette rhétorique néfaste érigée

en loi de la jungle 2.0. Punition par asphyxie générale même pour le transporteur, qui voit

comment s’envole le nombre de livraisons, tandis que son chiffre d’affaires reste atone.

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Livrer gratuitement une brosse à dents dans un lieu-dit éloigné de tout fait perdre du temps

et de l’argent à tout le monde, alors pour s’en sortir, il faut prendre le risque d’accepter de

faire encore et toujours plus de volume de livraisons et d’augmenter la capacité logistique,

sans aucune garantie qu’un jour Amazon ne rompe le contrat de distribution parce qu’un

concurrent s’est mis à offrir des prix encore plus bas. Parce que Jeff est roi, il ne craint

personne, tout le monde est à ses pieds. Accepter ses conditions ou disparaître.

Denis est très curieux de savoir quand le système va péter, même s’il reconnaît que

bien souvent le monde avale sans rechigner et surtout, sans le consulter. D’autant qu’il sait

bien qu’en général, il se passe exactement le contraire de ce qu’il croit.

Lui aussi à une époque il a acheté des tas de biens sur Amazon, des disques et des

livres essentiellement, mais depuis qu’il est passé du côté obscur de la barrière et qu’il a

découvert tous ces rouages destructeurs, il a cessé d’alimenter le système et s’il a besoin de

quelque chose, il l’achète en magasin. Mais souhaite-t-il vraiment que tout le monde prenne

la même décision que lui ? Son business irait à vau-l’eau.

Je participe à cette grande farce, bravo Denis.

Farce ? En réalité plutôt une diabolique comédie. Aux États-Unis, Walmart a

longtemps été accusée de paupériser les quartiers dans lesquels l’enseigne s’établit, avec

cette même maxime : vendre au taquet, ce qui fait fermer le petit commerce environnant, et

payer le personnel le strict minimum légal. Avec Amazon, dont le rayon de nuisance se

mesure en continents, le problème s’accroît à en devenir effrayant.

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Pourtant, hormis le fait de traîner les pieds pour éliminer les petits malins et

d’imposer des conditions de plus en plus dures à tous les acteurs du cycle de vente, Amazon

n’enfreint aucune loi. C’est juste le far west, « Cash is king », comme disent les putains de

gringos.

Personne n’y gagne vraiment, sauf Jeff, Dark Bezos, l’Empereur de la toile.

Il écarte son mobile assez loin pour ne pas être tenté d’y perdre encore un peu plus

de temps et cesse de jouer au gourou de l’économie, même si ça distrait. Il regarde son corps,

auquel il manque dix bons kilos. Que va penser Sophie de mes côtes ? Soit elle lui fera un

dernier signe de la main poli avant de disparaître, soit elle s’en contentera, au prix d’un

gavage à la purée d’avoine. Bon de toute façon avant qu’elle ne me voie à oilpé, il reste un

paquet de chemin à faire. En dix heures, il a le temps de s’estropier sept fois. Il se promet de

faire vraiment gaffe aux autobus. Y en a-t-il un qui se balade dans les rues de Paris à la

recherche de proies faciles et il ne serait pas au courant ?

Même s’il arrive sain et sauf au rendez-vous, après faut-il encore passer le cap du

dîner avec succès, l’un et l’autre. Bon d’accord elle a Oh my love de la Ranieri comme sonnerie

d’appel, mais ça ne prouve rien, peut-être a-t-elle seulement le béguin pour Ryan Gosling et ne

se rend pas compte de la beauté surréelle et dévastatrice de cette chanson. Il la cherche dans

son mobile et la reproduit. La plus belle ode à l’amour qu’il connaisse. Il se laisse transpercer

par mille flèches tirées par un angelot nu aux cheveux noirs et frisés, des seins tout ronds et

des petites fossettes dans le bas des reins.

Il revient à sa play-list aléatoire et file à la douche sous les coups de boutoir du batteur

de Police sur Synchronicity I. Il se rase avec Salut à toi des Bérus et manque de se couper cinq

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fois, se pomponne avec Olivier Mellano, s’arrache quelques poils du nez avec les Flamin’

Groovies, se peigne avec War on Drugs, se parfume avec les Fontaines D.C., s’habille avec

Mademoiselle K, prend un café avec les Libertines, fume une cigarette avec Viagra Boys. La

série rock de la mort, elle lui rend le sourire. Il saura dans quoi noyer son chagrin si le dîner

tourne au vinaigre. Il remet la K deux fois, Aisément et Jamais la paix, ça fait fuir les dernières

strates de gris. Il aimerait bien la connaître cette fille. Quelle pêche, K rocks !

Sur le chemin de son petit déjeuner, qu’il compte bien payer en euros cette fois-ci,

s’agit pas d’être trop court ce soir, j’aurais l’air de quoi, il s’arrête devant la vitrine d’une

agence immobilière. Il regarde les annonces, il y en a pour tous les goûts. Plus exactement

pour tous les budgets, ça définit le reste. Lui n’a pas de limite, alors il s’attarde sur des biens

à sept chiffres sans décimales. De jolies choses, mais ne voit rien qui l’attire. Y a pas le feu. Il

l’imagine très bien son nouveau chez soi, d’autant que La Grande Sophie lui envoie Ma radio

dans les oreilles, le pont musical sur la fin avec les houuuhouuu et les hanhan de la chanteuse

lui fait agrandir sa terrasse aux dimensions d’un terrain de foot. Il y installera un énorme

télescope parmi les arbres, ça fait longtemps qu’il attend ce moment, voir les étoiles de près

pour de vrai, pas seulement dans les livres ou en songe.

L’argent peut-il tout acheter ? Il se demande combien il lui en coûterait de terminer

le boulot de Zidane et de vraiment péter le nez de Materazzi, même en le faisant lui-même.

Après il irait filer une tourte à l’autre, faut être équitable, et puis il ne l’aime plus depuis qu’il

entraîne Madrid. Le gros menteur à dire que Ronaldo est le meilleur, alors que Messi joue à six

cent huit kilomètres selon Google Maps. De toute façon, il pressent que le FC Nantes va

produire un pur joyau qui effacera tout le monde des tablettes, pour les siècles des siècles.

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Il imagine un p’tit gars bien, pas bégueule, qui jouerait gratuitement et ne partirait du

club qu’après avoir remporté dix-sept championnats de suite, autant de coupes de France,

les Champions League qui vont avec, cinq Coupes du Monde et quatre championnats

d’Europe avec la France, huit mille deux cents buts à une moyenne de 7,3 par match, pas une

blessure, les mêmes pompes toute sa carrière, une coiffure normale et aucun tatouage, pas

chiant quoi. Le club s’arracherait les cheveux de devoir refuser des offres d’achat à dix

milliards parce que le p’tit gars, il veut pas partir. Il entrevoit des scènes surréalistes, des

matchs où il marque tellement de buts que certains de ses coéquipiers le congratulent en

s’interrogeant du regard pour savoir à combien ils en sont. Il se voit bien emmener Béatrice

pour son dernier match à la Beaujoire II, cinq cent mille places assises, six milliards de

téléspectateurs sur Terre, des trillions dans le reste de l’univers. Il faut avoir la foi.

En attendant, ce qu’il a, c’est les foies. Il regarde le ciel et essaye de calculer si les

astres sont toujours favorablement alignés pour ce soir, mais il ne voit que le soleil. Alors que

mardi on l’acclamait comme le sauveur, quatre jours après, ne lui trouve-t-on pas un certain

air de prédateur impavide ?

Heure H moins neuf et huit minutes cinquante-trois secondes. Qu’est-ce que je vais

foutre d’ici là ! Ce n’est pas comme s’il disposait déjà des fonds, il aurait bien acheté toutes

ces choses qui font défaut chez lui. En réalité, il fait le malin, il sait bien que ses besoins ne

vont pas au-delà d’un nouveau jeu de serviettes éponge, après plus de dix ans de bons et

loyaux services, les siennes lui râpent la peau après la douche.

Jusqu’à mardi soir 19 h 57, tous ces objets et produits électroniques dont il se sert au

quotidien couvraient largement ses besoins, il se demande pourquoi subitement il devrait

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les changer, sous prétexte qu’il pourrait en acheter un exemplaire par jour ? Les nouvelles

ne seront pas meilleures sur l’écran d’un Airbook à sept mille euros, il n’y aura pas plus de

soleil sur l’appli météo d’un iPhone à mille huit cents et les Sex Pistols ne joueront pas mieux

sur une enceinte Bluetooth MartinLogan à deux mille cinq cents.

Il a sept livres en attente, trois paires de Converse, un canapé où il a fait des siestes

légendaires, un cubi de trois litres de rosé, deux pots de Bordeau Chesnel, un bocal de

cornichons, quatre boîtes de pâté Hénaff et cinq de sardines à l’huile Connétable, avec ça, il

peut vivre des semaines comme un pape.

La télé, il ne la voit que chez Pierre, et encore, de manière distraite, le son ne parvient

pas toujours jusqu’à lui et ça lui convient, il déteste. Pourtant il ne serait pas contre s’affaler

devant un écran géant, de ceux qui se déroulent depuis le plafond, et des volets qui

s’actionnent depuis une télécommande. Il a envie de revoir tous ces films qui pour une raison

ou pour une autre l’avaient fasciné lors de leur sortie, il commencerait par Interstellar. Il

ajouterait des mini-enceintes partout, et se ferait aussi des vieux concerts en DVD. Ou des

films de surf. Encore un truc qu’il aurait bien aimé faire, du surf, chevaucher la crête, dévaler

la pente, voir la vague de dedans, en ressortir avant que l’immeuble ne s’écroule sur lui et se

faire ramener par un Jet-Ski, des milliards de tonnes d’eau aux trousses. Il aurait mis une

combinaison marron, ça doit foutre les jetons grave.

Heure H moins huit et trente-neuf minutes vingt-deux secondes. Il n’y a qu’à l’école

que le temps passait aussi lentement. Il sort marcher, sans but, mains dans les poches, l’air

est doux, les moineaux font leur vie, les arbres n’ont pas encore cette couleur poussière qu’ils

prendront en août, les gens sourient. Il s’arrête devant de nouvelles vitrines d’agences

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immobilières, il n’est pas pressé, il veut juste savoir à quoi s’attendre. L’offre le préoccupe,

soit il manque quelque chose, soit les prix s’envolent. Quatre millions d’euros pour cent

cinquante mètres carrés, ils sont dingues.

Dans l’une d’elles, il découvre plusieurs maisons, une option à laquelle il n’avait pas

songé. Dans son esprit, vivre à Paris c’est forcément en appartement. Et depuis deux jours,

ses aspirations sont essentiellement haussmanniennes et verticales. Il pense à un dernier

étage avec terrasse et vue sur la tour Eiffel, du soleil même la nuit et des vrais volets. Mais là,

il est stupéfait par ces petites villas et leurs jardins. Certains sont superbes, de vraies jungles

à cinquante mètres du brouhaha de la circulation. Wow, fuck !

L’une d’elles le captive à la seconde où il voit les photos. Située dans le cinquième, une

maison de cinq cents mètres carrés, toute en élégance, pas une seule faute de goût dans la

décoration et l’ameublement, des chambres suffisantes pour y loger le XV de France et une

cave pour l’équipe d’Angleterre. Au milieu d’un immense salon, trône un piano à queue sur

un vieux parquet impeccablement entretenu depuis des générations. Sur un côté, de grandes

portes-fenêtres donnent sur de jolis arbres et laissent le soleil illuminer des murs d’une

blancheur éblouissante, tandis qu’une légère brise gonfle de grands voiles aériens et éthérés.

Ça sent un autre monde, à l’écart. On sait qu’il existe, mais on ne l’appréhende pas, parce

qu’on n’y a jamais mis un pied et qu’on n’y est jamais invité. C’est juste beau. C’est juste fou.

C’est juste vingt-quatre millions.

Le fait qu’il pourrait l’acheter sans se dépeigner lui donne le vertige.

13 h 30. Plus que sept heures à patienter, s’occuper comme il peut, blesser le temps

puis l’achever là, une balle dans la nuque, rapide, pas faire souffrir. Il aimerait être à demain,

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au moins il saurait si l’attente avait valu la peine. Il s’installe en terrasse d’une pizzeria, prêt

à courir le risque, les bonnes pizzas sont de plus en plus rares. Il aime que la pâte ait ce goût

de pain caractéristique, soit épaisse juste comme il faut, pas les éponges ou les galettes

friables tellement à la mode. Naples n’est pas si loin nom de dieu de merde !

Il y est allé à Naples, juste avant la crise de 2008. Le souvenir de cet indicible chaos

urbain décadent est intact, cette chorégraphie mille fois répétée de Vespas et piétons se

mouvant comme seuls au monde, sans jamais un heurt, pas la moindre engueulade les bouts

des doigts joints autour du visage. Ça grouille, toujours dans la bonne humeur. En

comparaison les abords de Jemaa-el-Fna de Marrakech ressemblent à la place Rouge sous

Brejnev. Et puis on y mange les meilleures pizzas du monde, un nirvana qu’il a répété presque

deux fois par jour, parce que forcément de temps en temps il a dû céder la place aux

spaghettis alle vongole, un dilemme déchirant.

Il se choisit une Margherita, la plus simple et la meilleure, plus un pichet de rosé avec

quelques glaçons au cas où. Dix minutes après, on lui en amène une qui a du mal à ne pas

dépasser des bords de la table. Il dit à la serveuse qu’il n’attend personne à déjeuner.

— Allons, un grand garçon comme vous, tout seul ?

Elle repart avec un grand sourire. Il se dit qu’il aurait dû en prendre une au

concombre, il la lui aurait écrasée sur la figure, elle se serait fait un masque. Finalement elle

s’avère plutôt bonne, mais il en laisse la moitié, au contraire du pichet, qu’il recommande.

Cette petite allégresse que ce vin procure, ça n’a pas de prix. Et puis d’ici 20 h 30, il aura

retrouvé tous ses esprits et une motricité normale, la jauge sur le vert.

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Il se remet en marche, écouteurs soudés aux oreilles. Il ne sait pas très bien quoi

penser de ce qu’il ressent, il est confus, le vin n’a pas vraiment l’effet escompté, il voit bien

qu’il devrait être euphorique, ou tout du moins heureux, mais, et ça le chiffonne, n’y parvient

pas vraiment. Et puis, comme pour le faire trébucher du mauvais côté, résonnent les

premières notes de One Step Up, de Springsteen. Cette chanson le met depuis toujours dans

tous ses états, le Boss a ce don inouï pour pondre des ballades d’une émouvante tristesse

avec des paroles tragiques, de celles qui écrasent les cœurs et font mettre un genou à terre

même des plus gaillards. Il décide de se faire du mal, alors il enchaîne avec un autre marteau-

pilon du seigneur du New Jersey, Iceman. Il remet ses lunettes noires, au cas où une fille

aurait regardé dans sa direction, ça fait pas sérieux les yeux rougis, et se jure de vivre

longtemps, très longtemps, ne serait-ce que pour pouvoir écouter ces deux morceaux le plus

souvent possible. Arrête de fumer, connard.

La circulation a diminué, ça sent la sieste derrière les volets baissés. Il est jaloux de

ceux qui en profitent pour s’aimer. Il arrive au pied de Montmartre, et monte des marches à

s’en faire exploser les cuisses. Dans son nouveau chez-lui, il installera quelques appareils de

torture, et s’obligera à s’adonner aux joies du runner d’intérieur. Il sent que ça va vite le

gonfler. Heureusement la vue depuis là-haut est sublime, même si une brume de chaleur

mêlée aux particules tueuses l’empêche de bien voir la Tour. Sa Tour.

Dans cinq heures vingt-huit minutes et dix-neuf secondes il y sera, suivant Sophie

dans l’ascenseur puis parmi les tables, les yeux rivés sur ses fesses à la moindre occasion. Il

payerait cher pour apercevoir de nouveau les petites fossettes, là.

Et là, tout s’écroule.

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Il reçoit un message de Sophie qui le terrasse. Il comprend à peine ce qu’elle dit, sa

tête tourne. Il l’appelle. Cinq fois en dix minutes. Elle ne répond pas. Il redescend trois cent

vingt-sept mille cinq cent quatorze marches et s’engouffre dans une station de métro. Il est

chez lui une demi-heure plus tard. Il appelle de nouveau cinq fois de suite. Pas de réponse.

Il est complètement abattu mais se jure d’appeler mille fois s’il le faut jusqu’à ce

qu’elle daigne l’écouter. Comment peut-elle ne pas lui laisser une chance de s’expliquer ? Il

trouve ça indigne d’elle, pour lui elle était forcément parfaite, il se sent trompé. Fée ?

Sorcière ! Harpie !

Il s’allonge sur son lit, incapable de réagir, il reste là ce qui lui semble une éternité. Il

a envie de vomir, il veut disparaître. Il pense à Pierre et Gwenaëlle, ils compatiront, sûr, mais

son égo est meurtri. Et le réceptionniste du Jules Verne, il est navré pour lui, leur connivence

amoureuse est désormais bancale, et il ne se voit pas ne pas prévenir le restaurant.

Il prend son mobile pour décommander.

Mais c’est lui qu’on appelle.

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ELLE

Elle reste loin de son nouveau record, mais frôle le tour de cadran quand même. Elle

gémit devant l’heure affichée sur son téléphone, 13 h 03. Des marques de draps zèbrent son

corps, un peu de sueur perle entre ses seins. Elle a beaucoup trop bu hier soir, elle se serait

bien mise à la diète sèche, mais ne se voit pas dîner à l’eau dans un endroit comme celui qui

l’attend ce soir.

Elle se lève doucement, commence le parcours qui la sépare de son jus d’orange, longe

la fosse aux serpents sifflant de rage, passe devant la cellule où un psychopathe étire ses bras

pour l’empoigner et lui faire allez savoir quoi, et saute par-dessus le ruisseau de lave. Elle

arrive souriante dans sa cuisine, une belle journée s’annonce.

Elle utilise trois oranges, histoire de se déplier complètement, la nuit l’a laissée toute

racornie. Elle repense à Béatrice et ne se sent pas très fière d’avoir une fois de plus déballé

son histoire. Heureusement que c’est un secret, sinon c’était déjà dans Paris Match, avec ma

photo à la une ! Elle avale tous les fruits qu’elle trouve, deux yaourts qu’elle mélange dans un

bol avec du muesli, ne prévoyant rien d’autre de solide avant ce soir. Café expresso.

Elle compte sept heures et quinze minutes avant le rendez-vous. Elle a le temps, rien

ne presse. Elle met la musique et est accueillie par les violons de A song for the lovers, de

Richard Ashcroft. Elle sourit, prémonitoire ?

Elle consulte la boîte mail, comme le lui a demandé Claude. Un message l’attend. Elle

apprend que les vérifications sont toujours en cours, mais que jusqu’à présent, les faits, au

moins les faits, pas leur interprétation, sont avérés ; la publication ne devrait pas tarder.

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Qu’elle fasse attention à elle. Elle répond simplement qu’elle ne doutait pas qu’il en fût

autrement. Un peu d’imparfait du subjonctif, ça ne fait de mal à personne.

H moins six et cinquante-cinq minutes. Bon si ça pouvait quand même passer un peu

plus vite, ce serait pas du luxe. Puis ça lui revient, George-Henri ! Elle l’appelle.

— Je me demandais si on vous avait kidnappée, voyez-vous ?

— Je suis désolée, j’ai dormi plus que de coutume. Je vous interromps en plein

hamburger ?

— On mange tard le week-end, et ce midi c’est cassoulet. Racontez-moi.

Ce qu’elle fait. Elle manque juste à la vérité en lui disant que l’ordinateur, elle l’a

trouvé après son départ. Il ne se fâche pas, même s’il n’est pas dupe.

— Vous auriez dû m’appeler sur le champ.

— Vous dormiez.

— Ne jouez pas avec les mots. C’était dangereux. Cette histoire ne sent pas bon

Sophie, il va falloir rouvrir le dossier et probablement lui donner une nouvelle

tournure. J’ai besoin de parler à ce Claude Sarda, voyez-vous ?

Elle trouve la petite feuille où le journaliste avait noté son numéro, le communique au

policier et lui rappelle qu’elle est disposée à aider la justice à faire son boulot, mais avec

toutes les garanties de sécurité et d’anonymat. Elle voit bien les gros titres dans la presse,

« La gagnante des cent millions d’euros mêlée à l’affaire Sarnant ». Il la rassure puis

s’inquiète du sort de l’ordinateur, elle le rassure à son tour, il lui annonce qu’il passe le

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prendre dans une demi-heure, elle s’y oppose, elle est en petite tenue, elle frôle l’engueulade.

Vingt-neuf minutes.

Elle fait le compte à rebours pendant qu’elle se douche et s’habille de son jean et un

tee-shirt avec la Metal Box de Public Image. Il l’appelle depuis le trottoir au moment où elle

s’explose les cheveux de ses mains et se fouette le visage dans tous les sens, elle lui ouvre la

porte du rez-de-chaussée, « quatrième D ! » et le reçoit dans le salon. Pendant qu’il sirote le

café qu’elle lui a servi, elle fait le compte de toutes les visites reçues depuis qu’elle habite ici,

et arrive à une proportion non négligeable d’un tiers correspondant aux forces du désordre.

Il trouve l’appartement coquet mais trouve que ça manque de chaussettes de mec qui

traînent par terre. Elle lève les yeux au ciel, cette manie qu’ils ont de vouloir me marier ! Elle

lui demande si le cassoulet est sur le feu, il a mangé un sandwich dans la voiture, elle dit qu’il

s’alimente n’importe comment, il rétorque que tout est n’importe quoi, elle trouve qu’il a

besoin de vacances.

— Et vous d’un bon savon. À partir de maintenant je veux être au courant, dans

la seconde qui suit, de tout rebondissement dans cette affaire, si toutefois il y

en a.

Il lui fait les gros yeux, elle lui sourit, il expire bruyamment de dépit. Elle allume le

portable de Luc et essaye de monétiser le mot de passe, ça ne prend pas :

— Une nuit en cellule si vous ne me le remettez pas immédiatement. Je vous

préviens elles sont unisexes et les occupants sont pas dans votre style.

— Voyez-vous ? Et les vingt-cinq euros du câble d’alimentation ?

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— Jeudi prochain c’est Madame Butterfly à l’opéra, je vous donne ma place.

Elle affiche la lettre à l’écran, il la lit en silence, se retourne, regarde ailleurs, mains

sur les hanches, expire bruyamment puis lui fait de nouveau face et la prend par les épaules.

— C’est du beau boulot, vous êtes épatante. Un peu emmerdeuse, mais épatante,

vraiment vous auriez fait une excellente flic, peut-être aurions-nous fait

équipe. Quand vous rencontrerez un mec, envoyez-le moi, je m’assurerai qu’il

vous mérite. Si ce n’est pas le cas, je lui colle un aller simple pour Cayenne,

voyez-vous ?

— J’ai justement un dîner galant ce soir, s’il fait l’andouille, je vous appelle.

Il prend le portable sous son bras, laisse sa carte de visite sur la table, jette un dernier

coup d’œil à l’appartement, pense un instant à lui reparler du vol deux jours après la

disparition de Luc, mais ne veut pas l’alarmer pour rien, c’était forcément une coïncidence.

Il lui dit « on est bien chez vous, c’est chouky », et s’engouffre dans l’ascenseur.

Chouky ?

Heure H moins cinq et trente-neuf minutes. Il est temps d’aller voir Arsène. Elle jette

un dernier coup d’œil à l’icône WhatsApp sur son mobile et là… tout s’écroule.

Vingt-neuf messages en attente, tous de Denis. Vingt-trois de cette nuit, six de ce

matin. Une quarantaine depuis jeudi après-midi. Elle est effarée. Des photos et des vidéos à

la pelle, un diaporama de Paris by night ringard, l’Assemblée Nationale, une péniche qui

remonte silencieusement la Seine, la Concorde, la Pyramide du Louvre, Beaubourg. Mais

aussi des audios, où il fait le guide, comme si les prises de vue n’étaient pas assez claires. Et

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des messages écrits, dans lesquels il lui redit plusieurs fois combien il est ravi de l’avoir

rencontrée, qu’il est très impatient d’arriver au dîner, que sa douce promenade s’achève

parce qu’il arrive chez lui, qu’elle fasse de beaux rêves. Et ça recommence ce matin, un

bonjour enthousiaste, un petit déjeuner en terrasse, des moineaux, une maison en vente,

d’autres mots enjoués qu’il a du mal à retenir.

Elle s’assied sur l’un des poufs. La tournure que Denis donne à leur rencontre,

pourtant tellement particulière, l’attriste. À se dévoiler comme ça avec hâte et sans pudeur,

à vouloir à tout prix tisser un lien virtuel, il désacralise leur rencontre, banalise l’instant.

Envolés l’attente, le désir, l’espoir. Effacé le mystère de leur rendez-vous. Elle déteste

l’attitude de Denis et elle maudit d’avance la sienne. Ils ne se connaissent pas et déjà il agit

comme s’ils étaient ensemble depuis des années. Elle ne supporte pas qu’on brûle les étapes

ni qu’on l’envahisse, elle aime sa liberté par-dessus tout, c’est elle qui marque le rythme dans

ses relations et elle ne laisse à personne le soin d’imposer d’autres règles qui ne sont pas les

siennes, c’est à prendre ou à laisser. Elle se sent violentée à le voir s’immiscer dans sa vie

sans son autorisation.

Elle réfléchit un long moment, la bataille interne fait rage. Être seule et se morfondre,

ou mal accompagnée et s’en lamenter. Faire un effort et lui laisser une chance, ou couper

court là maintenant. Mais elle n’est pas dupe, elle connaît les hommes même si elle en a eu

peu dans sa vie, s’il est comme ça maintenant, elle en est certaine, ça n’ira qu’en empirant.

Alors elle choisit chacun des mots, soupèse chaque tournure, écrit et efface dix fois :

« Denis, j’ai reçu de votre part, en deux jours, plus de messages que du reste de mes contacts

en six mois, je ne fonctionne pas comme ça, il ne fallait pas faire ça, ça me dépasse, ce soir je

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ne dînerai pas avec vous, ni aucun autre soir. Je vous demande d’effacer mon numéro et

d’oublier notre rencontre. Je suis désolée mais je suis certaine que vous comprendrez. Bonne

chance. ». Elle ne signe pas. Elle hésite longtemps avant d’appuyer sur envoi. Parti.

Elle en pleurerait.

Elle se lève, coupe le son du mobile, nettoie puis range les tasses, prend son sac, et

sort de chez elle, direction le parc. Arsène est là, assis sur son banc, rasé de près. Il se lève à

son arrivée, s’inquiète du visage sombre de Sophie, va pour lui demander ce qui se passe

mais elle ne le laisse pas l’interroger.

— Heureusement que j’ai dit qu’on n’aurait pas le temps de s’occuper de ces

engeances.

L’un des pigeons se tient à l’écart, une aile dans le sac et une patte folle, l’air outré.

Elle lui demande combien de temps il passe dans ce parc, si parfois il ne change pas

sa routine avec les musées, il répond que c’est trop cher pour lui et qu’il n’y comprend rien,

elle dit que elle non plus, que c’est juste beau.

— Allez, balancez-leur la baguette, je vous emmène vous acheter mon cadeau.

Ça le rend joyeux. Il s’en fiche du cadeau, il veut juste qu’elle soit de temps en temps

à ses côtés, se faire prendre en main par cette jeune femme tout feu tout flamme, du pain

béni. Elle lui prend le bras et ils sortent du parc, pendant que les pigeons se jettent sur les

restes, les plus jeunes faisant valoir leur jeune âge à coup de bec sur les anciens.

Elle les emmène dans une boutique de son opérateur. Il l’arrête sur le seuil, lui dit

qu’elle semble ne pas comprendre, qu’il ne va jamais savoir utiliser un téléphone comme

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ceux d’aujourd’hui, et qu’il n’en voit pas l’utilité. Elle lui donne plein d’exemples, insiste sur

les vies sauvées grâce aux appels passés au SAMU depuis la rue.

— Pour ce qu’elle vaut, ma vie…

Il regrette aussitôt ses paroles. Le regard qu’elle lui lance est plein de courroux,

l’imprudent, il pourrait payer pour Denis.

— Ah ne me fâchez pas hein ?!

Il grommelle des excuses et accepte d’entrer. Elle s’occupe de tout, la ligne, qu’elle

prend à son nom sur son propre compte, et un smartphone milieu de gamme. Ils ressortent

puis s’engouffrent dans une parfumerie. Elle lui fait essayer plusieurs essences, toutes

l’enivrent, il se décide au hasard, elle approuve son choix.

Ils remontent chez elle, elle lui indique le canapé pour qu’il patiente le temps qu’elle

paramètre le téléphone. Elle commence par ajouter le numéro d’Arsène sur la carte de visite

de George-Henri, sous ceux de Claude Sarda, de Marta et de Denis, qu’elle barre sans arrière-

pensée, puis connecte le mobile au réseau. Elle enregistre le sien dans l’agenda, celui du

SAMU, puis installe WhatsApp, Le Parisien et L’Équipe pour le fan de foot et de rugby qu’il dit

être.

Elle élimine toutes les icônes de services dont il ne se servira jamais et s’assied à ses

côtés, alors qu’il a mis des lunettes. Si je les avais vues avant, on serait aussi passé par un

opticien. Pendant deux heures, elle entreprend de lui expliquer comment s’en servir.

Au début, c’est bien plus compliqué qu’elle ne pensait. Elle essaye de se mettre à sa

place et se voit face à un extraterrestre qui tenterait de lui expliquer le mode de propulsion

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de son moteur quantique alors qu’elle a du mal à localiser la jauge d’huile sur le sien. Elle y

va le plus doucement du monde et ne perd jamais patience, lui s’applique à rester concentré

à chaque étape pour retenir tout ce qu’elle lui dit. Que son doigt puisse agir sur des petits

dessins pleins de couleurs sous la surface lisse de l’écran, ça le dépasse.

À la fin, il est capable d’allumer le smartphone, de composer le code d’accès puis le

pin de la ligne, qu’il a notés au crayon de bois dans un petit calepin, de l’appeler et de prendre

l’appel qu’elle lui fait en retour, de lui envoyer un message écrit, de loin la partie la plus ardue,

n’ayant jamais approché un clavier de toute sa vie. Rédiger quelques mots lui prend plusieurs

minutes, mais il sourit comme un enfant lorsque la réponse de Sophie lui parvient. Puis, le

doigt hésitant, il fait défiler les informations des deux quotidiens, comprend comment

accéder au détail d’un titre, revenir en arrière, recommencer avec le suivant. Il accepte mieux

que quiconque qu’il faille payer pour certains articles ; à son époque, à moins de le voler sur

une table de café, le journal s’achetait. En attendant il entrevoit de nouvelles possibilités pour

passer le temps, il est ébloui par ce petit appareil, qu’il traite néanmoins avec le plus grand

respect, comme s’il était brûlant.

Elle le met en garde sur l’icône de la batterie, lui montre comment insérer le câble

pour la recharger lorsqu’elle apparaîtra en rouge. Elle l’avertit qu’il doit toujours l’avoir à

portée de main, que s’il met plus de cinq minutes à lui répondre, elle appelle l’ambulance ou

elle l’engueule, au choix. Elle lui demande son adresse, qu’elle note dans son propre

téléphone puis le prend en photo pour compléter la fiche contact, et répète l’opération avec

celui d’Arsène, en se faisant un selfie.

Il est complètement abasourdi par la capacité de l’appareil à prendre des photos.

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Oh bien sûr il avait vu des publicités partout, mais distraitement, ça lui passait

largement au-dessus de la tête et, outre le fait que jamais il n’avait imaginé en posséder un,

il n’avait personne à prendre en photo. Elle s’approche de lui, elle fait Martiniiiii avec la

bouche, immortalise l’instant et lui envoie le résultat par WhatsApp. Il reste un long moment

à contempler leurs deux visages en plein écran. Sophie le laisse avec ses yeux embués

pendant qu’elle prépare un café dans la cuisine. Lorsqu’elle revient, il lui annonce, mobile en

main, que vu depuis un journal papier ou la télé, le monde ne semble pas aussi mal en point,

parce que là, sur cet écran si petit, les malheurs semblent encore plus concentrés et l’issue

inévitable. Elle est fière de lui, pourtant elle se demande pourquoi le devenir du monde

l’inquiète, alors qu'il l’a broyé et pratiquement anéanti. Salopards, tous !

— Arsène, j’ai une dernière chose à faire sur votre téléphone.

Elle le manipule pendant quelques minutes, le lui rend et l’appelle. En guise de

sonnerie, il entend les premières notes de guitare, puis la voix de Johnny Hallyday. Souvenirs

souvenirs…

— Demain ou lundi je vous montre comment écouter tout le répertoire du Golf-

Drouot, comme si vous y étiez encore.

— C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait, comment vous remercier ?

Il regarde ses chaussures puis tourne ses mains dans tous les sens, comme un

amoureux transi. Elle s'approche et lui fait une grosse bise sur la joue.

— En l’utilisant et en répondant à mes appels ou mes messages.

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Elle attend cinq minutes après son départ, puis compose son numéro. Se désespère

devant la sonnerie interminable. Alors qu’elle s’apprête à lui remonter les bretelles par écrit,

il décroche.

— J’ai oublié quelque chose chez vous ?

— Non, je vérifiais que vous n’étiez pas complètement sourd. À demain Arsène.

Tout le temps qu’ils ont été ensemble, il a été assez intelligent pour ne pas mentionner

le dîner de ce soir, le regard qu’elle avait sentait le soufre. De son côté, elle lui a caché les

nombreux appels de Denis, elle a perdu le compte. Elle s’assied dans son canapé, entre

dépitée par sa propre décision d’annuler leur rendez-vous et très remontée contre lui de

l’avoir provoquée. Pourtant, elle sait qu’elle a tort et qu’elle va devoir changer, même un peu,

sinon elle finira au couvent.

On se connaît même pas et déjà il m’énerve ! Il m’énerve parce qu’il me rappelle que ma

réaction est idiote ! Il m’énerve parce qu’il m’attire ! Il m’énerve parce qu’il m’a fait rire avec

ses bvvvv ! Il m’énerve parce que j’ai envie de le voir ! Et surtout il m’énerve parce qu’il va falloir

que je m’excuse ! Mazette comment qu’il m’énerve !

Elle l’appelle. On décroche au bout d’un millionième de seconde. Avant qu’il ne dise

quoi que ce soit, elle lui intime l’ordre de se taire : « Laissez-moi parler et ne m’énervez

pas ! ». Dix longues secondes passent, rien ne vient, on entend seulement leur respiration.

Denis s’aventure :

— Écoutez Sophie je…

— Je vous ai demandé de me laisser parler !

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— J’ai bien compris je suis pas que idiot.

— Alors pourquoi vous m’interrompez ?

— Je ne vous interromps pas puisque vous ne dites rien.

— Taisez-vous et laissez-moi parler !

— Je vous écoute, mais dans le calme.

— C’est quoi que vous comprenez pas dans « taisez-vous » nom de nom !

— Chez moi « calme », c’est sans cris.

— Deniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!

Elle obtient enfin le silence. Elle attend quelques secondes pour le mettre à l’épreuve

puis se lance à toute vitesse :

— Vous êtes crispant vous savez ça ? Écoutez, je suis désolée d’avoir réagi comme

ça, d’avoir envoyé ce message, j’espère que vous n’avez pas annulé le dîner

parce que j’ai très envie d’y aller, mais je veux que vous compreniez que vous

devez y aller mollo avec moi, et si quelque chose doit arriver c’est moi qui

déciderai de à quelle vitesse ça se passera, oui je sais mais c’est comme ça, je

suis pas que super chouette, ôtez-vous ça de l’esprit, je sais aussi être une vraie

emmerdeuse tout le monde me le dit, je préfère que vous le sachiez avant de

me dire si finalement ça tient toujours pour ce soir.

Silence. Qui dure. Elle s’en inquiète et lui signale que c’est à son tour de parler, il craint

que ce soit un piège pour se refaire engueuler, elle trépigne, il confirme la réservation.

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— Et j’ai mis mes plus belles pompes.

Elle sourit, en croisant les doigts pour que ça ne se sente pas au téléphone, elle est

ravie, elle sera au pied de la tour à 20 h 30. Un dernier doute pour la route :

— Vous n’allez pas m’énerver n’est-ce pas ?

— Ça dépend de si vous faites l’emmerdeuse !

Match nul, ils raccrochent. H moins deux et quatre minutes. Il est grand temps de se

mettre en marche. Elle monte le son, alors que démarre Eliminator Jr de Sonic Youth, avec

Kim Gordon au micro, la chanteuse la plus énervée de l’histoire du rock, toujours l’air de très

mauvaise humeur, puis file dans sa salle de bains. Après une nouvelle douche, elle examine

son sexe dans un petit miroir portable. L’esthéticienne, à qui elle le confie une fois par mois,

le laisse glabre comme au premier jour, si doux sous sa main. Elle le sait, parfois la nuit elle

y glisse ses doigts, aller simple vers les étoiles.

Elle n’est pas pressée de s’offrir à des étreintes dès ce soir, le grand flandrin, va falloir

qu’il se le gagne, mais des fois on se retrouve dans les bras de quelqu’un et on n’a rien vu

venir, alors elle met ses plus beaux sous-vêtements, un ensemble de La Perla qu’elle n’a

encore jamais porté. Désirable, le mot est faible. Elle cache le tout sous une robe asymétrique

noire toute en broderie, qui lui dessine le corps au millimètre, avec un joli décolleté, des

petites ouvertures circulaires sur son ventre et ses cuisses et un grand zip dans le dos, ça

c'est pour Denis, avec des boutons on y passerait la nuit.

Goupil dans sa robe folle, incohérente dans ses envies, perdue dans ses désirs.

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Lorsqu’elle finit de se préparer, son grand miroir dans sa chambre semble lui dire,

« pas la peine de me poser la question, allez hop, fiche-moi le camp, tu vas être en retard ».

Avant de refermer sa porte, elle a un dernier regard pour son appartement, quelle

semaine de dingue !

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LUI

20 h 30 pile. Le compte à rebours démarré cent-huit heures auparavant vient

d’arriver à zéro et commence à égrener les secondes dans l’autre sens. L’esplanade est noire

de monde, toutes les têtes regardent en l’air, sauf lui, il scrute au loin, pas question de se faire

surprendre une deuxième fois. Il commence à avoir très chaud sous son costume en lin et

dans ses chaussures. T’aurais dû mettre des chaussettes triple buse, bon qu’est-ce qu’elle fout

la Fée Bouclée, elle va arriver en retard forcément, c’est tellement fémi… Il n’a pas le temps de

terminer, on lui tape sur l’épaule.

— Vous êtes vraiment sourd.

Il se retourne comme un ressort, mais cette fois aucun autobus ne vient lui rappeler

combien tout est éphémère. Il a le soleil en fin de course dans les yeux, ça irise les boucles de

la divine apparition. Son visage à lui s’illumine instantanément d’un éclatant clavier

Bösendorfer modèle Impérial 290 de quatre-vingt-dix-sept touches, alors qu'il réserve celui

de quatre-vingt-huit pour ses fournisseurs, quand les factures arrivent à échéance. Il ne

comprend pas pourquoi elle n’arrive jamais de face, elle l’invite à surveiller ses arrières, qu’il

ressemble à Drogo dans Le Désert des Tartares, absorbé par l’horizon.

— Pourquoi dites-vous toujours que je suis sourd ?

— Je vous ai posé une question que manifestement vous n’avez pas entendue.

— Au risque de vous décevoir, je ne suis pas un super-héros, je ne sais pas faire

deux choses à la fois.

— Un homme quoi…

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Elle dit ça avec un grand sourire, comme Béatrice, en moins persifleuse. Il se fait

violence pour ne pas la déshabiller du regard, mais ne pourrait pas jurer ne pas avoir jeté

quelques coups d’œil sur sa robe, son cou, ses hanches, sa chevelure, ses bras, ses seins, son

joli collier en argent, son visage, ses mains, son nez, ses genoux, ses épaules, ses yeux noirs

toujours sur le point d’entrer en ébullition, ses boucles d’oreille, sa bouche. Son regard avait

été pareil à une bille de flipper coincée entre les bumpers. Cette fille est une bombe atomique.

— J’ai droit à une deuxième chance ?

— Je voulais voir vos chaussures.

Les deux baissent la tête en même temps, son sphincter se rétracte, il a encore un peu

plus chaud. Il prend comme un camouflet que ses pompes soient converties en examen de

passage, Dites donc ma jolie, d'accord vos seins sont sensationnels, mais c'est pas non plus la

taille de bonnet que j'espérais hein ? Et puis nom de dieu de merde, je l’ai même lu le Buzzati,

non mais je rêve ! Verdict ?

— Elles sont très chouettes, vous êtes pas trop mal comme mec.

Elle dit ça avec un sourire candide, plus proche du 90 C que du 105 D. N’a-t-il pas senti

le vent du boulet ?

— Mais non, c’était une blague. C’est juste qu’on va quand même dans un Ducasse,

c’est pas tous les jours fête, enfin moi c’est ma première fois, je suis folle de

joie. Allez allons-y, on a deux étages à monter.

— Une seconde, Sophie, je voulais vous dire…

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Quoi, tu veux lui dire quoi ? Que ça y est, que tu te meurs pour elle ? Que tu lui donnerais

tous les bateaux, tous les oiseaux, tous les soleils, sans montrer tes fesses y a des familles ici ?

Que tu aimerais bien déjeuner en paix avec elle tous les jours et que tu lui ferais bien un bébé

pour Noël ? Que c’est un fucking wonderful world ? Que parfois il neige en avril mais que ton

corps déplumé fera l’édredon ? Que tu marcherais à genoux jusqu’à Graceland pour que Dieu te

donne l’absolution ? Qu’elle serait bien avisée de ne pas prendre de tarte au citron sinon tu vas

finir par sentir des pieds ?

— Ça fait quatre secondes… vous vouliez dire quelque chose qui commence par

bvvvv ?

Il rit, fauché dans son élan, comme dans ces vidéos YouTube où il arrive des choses

imprévues à des types au départ pleins de bonnes intentions.

— Eh bien… moi aussi c’est la première fois.

Ce n’est pas du tout ce qu’il aurait aimé lui dire, mais parfois les muses restent

accoudées au bar à s’en jeter un entre collègues d'inspiration, fatiguées de faire tout le boulot.

En fait, là, là maintenant, il la prendrait dans ses bras et l’embrasserait pour l’éternité. Elle

s’arrête et le regarde. Nom de dieu de bite, faut qu'elle arrête avec ce sourire !

— J’aurais juré que vous alliez dire autre chose.

— Moi aussi.

— Essayez pour voir ?

— Vous êtes drôlement jolie.

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Est-ce une petite rougeur qu’il a vue sur ses joues, au-dessus d’un sourire nettement

plus réservé ? Il n’est pas très sûr de ce que celui-ci signifie, mais il est satisfait, il a dit ce qu’il

voulait lui dire depuis des millénaires, enfin bon, cinq jours, en amour c’est pareil.

Ils marchent côte à côte jusqu’au pilier, vingt fois il veut lui prendre la main, vingt fois

il se dit que c’est encore un peu tôt. L’ascenseur les attend, ils montent en compagnie de deux

autres couples. Moi je suis avec la plus belleu, nananinanereu. Le liftier ferme les grilles,

appuie sur le bouton de montée, personne ne parle, et si quelqu’un laisse échapper un bruit

suspect, il est couvert par le roulement de la cage d’ascenseur sur ses rails, enfin c’est ce qu’il

se dit en se laissant aller. Tout le monde a le regard rivé sur les poutrelles et des millions de

rivets peints en rose orangé par le soleil en fin de course. Le sol s’éloigne, Paris se dévoile,

c’est magique. Comme à chaque fois que la vue est dégagée, Denis cherche un instant à

apercevoir la Tour au loin, sa boussole. Il se filerait une baffe.

Comme prévu il laisse sortir son invitée devant lui. Son regard est happé par la grâce

de la silhouette de dos de Sophie, alors qu’en pensée son vocabulaire atteint un taux de

glucose dangereux. Parmi les broderies et les petites ouvertures audacieuses, il aperçoit une

longue crémaillère et remercie les dieux du rock’n’roll, ils veillent sur lui, au cas que.

Lorsqu’il donne son nom à l’entrée, il croit voir dans le regard du réceptionniste

souriant une certaine complicité, un pacte de sang, un secret de frères d’armes. Une jeune

femme tout de noir vêtue les attend à son côté.

— Fatiha va vous accompagner à votre table, soyez les bienvenus au Jules Verne,

je vous souhaite une excellente soirée.

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Denis ne sait pas s’il donne toujours le prénom de l’hôtesse, mais au dernier moment,

il se retourne vers le réceptionniste et lui envoie une bise avec la main et un clin d’œil

chaleureux. Il rattrape son retard en suivant le mouvement de hanches légèrement chaloupé

de Sophie. Une bombe atomique ? Un cataclysme cosmique ! Leur table est tout contre l’une

des baies vitrées, il pense à ériger une statue de son nouveau copain.

La vue est à se damner, tous les deux ont ce même geste de se coller les doigts contre

la bouche, pour étouffer une exclamation qui pourrait gêner leurs voisins de table. Le soleil

n’en a pas encore fini avec cette journée si particulière, mais le temps de monter par

l’ascenseur, la clarté s’est légèrement estompée et toutes les lumières se sont allumées,

comme pour les saluer, offrant cette douce luminosité incertaine, en équilibre entre deux

mondes. Ils restent un instant debout à contempler la plus belle ville de la planète : le palais

de Chaillot juste en face, les canons à eau des jardins en cascade, illuminés, la place de l’Étoile,

le Grand Palais avec sa verrière violacée, Montmartre toute blanche au loin, presque orange

sous les derniers rayons.

Fuck sa race putain c’est beau.

Mazette, c’est magnifique.

Fatiha tire à elle la chaise de Sophie afin qu’elle prenne place, tandis que Denis se

débrouille pas trop mal avec la sienne, rien ne tombe. Il se tourne vers la chef de rang.

— Mademoiselle s’il vous plaît nous prendrons deux coupes de champagne.

— Chacun ?

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La bonne humeur est de mise, mais il a quand même une pensée inquiète pour les huit

cents euros au fond de la poche de sa veste, dix pour cent viennent de partir en bulles. Ils

trinquent aux autobus qui ne savent pas viser, Sophie fait une drôle de grimace avec sa

bouche puis ouvre le bal.

— Je peux vous poser une question ?

Elle le sort de pensées tellement terre à terre qu’il en a un peu honte, même s'il n’en

mène pas large.

— Vous pouvez me poser toutes les questions, sauf celle concernant mon âge.

— Vous avez quel âge ?

Denis lève les yeux au ciel, elle se marre. Elle s’étonne qu’il ait pu avoir une table pour

ce soir, il avoue avoir eu de la chance à une tombola, elle le félicite pour sa chance au jeu et

lui suggère de jouer à l’EuroMillions, il accepte l’idée et lui souffle plus bas que peut-être les

deux gagnants de cette semaine sont ici à dîner, elle est certaine qu’ils ne le sauront jamais.

Un ange passe, vêtu d’une camisole de force, un entonnoir posé de travers sur la tête.

Il est fasciné par ce qu’il voit dans le restaurant et au dehors, toute cette dentelle

d’acier, aérienne et fragile, c’est sublime et ça l’émeut. Pour en finir avec ce silence qu’on

pourrait trop vite confondre avec de l’ennui, il rapporte à Sophie une information lue ce

matin : si on divise les dimensions de la seule structure métallique par mille, on obtient une

petite tour en métal de trente centimètres de haut qui ne pèse que sept grammes.

— Sept grammes, quinze fois moins que votre couteau, c’est fou non ?

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— C’est de la magie.

Il est bien d’accord, il sent qu’il va être d’accord avec plein de trucs ce soir. Il regarde

les autres convives. Pas très loin d’eux, une table de touristes anglais vient de commander

les cafés, mais à quelle heure ils sont venus ces trouducs ! Au-delà sur la gauche, un couple âgé

se dévore du regard, leurs mains entrelacées, Denis imagine l’anniversaire d’un mariage qui

aurait été célébré avant même sa naissance, ça le laisse songeur. À plusieurs tables on fête

des mentions très bien au bac ; les lauréats, qui arborent plutôt le style Louis-Le-Grand que

celui du lycée Marcel-Cachin à Saint-Ouen, ont même droit à une coupe de champagne. À côté

de la leur, un type en costume sur mesure à la mode trader, habitué à dîner pour le prix d’un

demi-smic, n’a d’yeux que pour Sophie, sans aucune gêne. Quant à la blonde qui

l’accompagne, elle semble assumer que c’est le prix à payer pour dîner ici et repartir en

grosse berline. Mon lascar, continue comme ça et je te pète les rotules avant de te ruiner.

On leur apporte les cartes. Ils se mettent d’accord sur le menu dégustation

Expérience, celui à six plats, après que Sophie s’est fait confirmer que même un moineau en

viendrait à bout, deux cent trente euros chaque. Il fait mine de s’intéresser aux autres

suggestions et en profite pour faire un rapide calcul. Avec le champagne il en est déjà à plus

de cinq cents. S’ils prennent l’option Exceptions, un verre de vin différent par plat à cent vingt

par personne, il faudra qu’il choisisse entre finir par un café soluble ou laisser un pourboire

de misère. C’est quand même extraordinaire ça, 800 balles et je suis à la ramasse ! Et je rentre

comment après ? Cent patates voyageant dans l’hyperespace et obligé de me taper dix bornes à

pied. Trouver une issue, vite. Le goujat explique qu’il n’aime ni le sauternes ni le porto et

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propose un rouge léger qui va avec tout, Sophie est d’accord, elle non plus n’aime pas le sucre

ni dans le vin ni dans le café.

Et voilà, fastoche. Il est assez fier de lui, d’autant qu’il n’a pas menti, il n’aime vraiment

ni l’un ni l’autre, il est comme son invitée, les vins doucereux ça le fâche. Il se laisse guider

par le sommelier, en croisant les doigts pour que celui-ci ne se venge pas en leur collant une

bouteille hors de prix. Il n’aime pas ça, il perd dorénavant toute possibilité de calculer.

M’enfin un rouge léger peut pas peser lourd dans l’addition, sinon où va-t-on. Sophie reprend

le bal là où elle l’avait laissé auparavant, elle aimerait savoir ce qu’il faisait jeudi après-midi

devant chez elle, il trouve qu’elle ne perd pas de temps et elle qu’il essaye d’en gagner.

— Vous m’avez frappé…

— Frappé ? Voyons, je vous ai juste marché sur le pied ! Et puis c’était de votre

faute.

— Attendez, c’est pas ce que je voulais dire, votre visage et ce regard incendiaire,

ça m’a frappé. Ça aurait dû en rester là, je souffre d’une incapacité chronique à

m’adresser aux femmes lorsqu’une occasion se présente, mais après coup je

me suis dit, Denis, t’es pas plus couillon qu’un autre, essaye de la retrouver, et

voilà. J’ai eu une semaine de dingue, comme si les grands rouages de l’univers

s’étaient subitement grippés et que je me trouvais en continu dans leur

alignement.

— Je suis flattée. Et je confirme, vous n’avez pas l’air plus couillon qu’un autre.

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— C’est très aimable, mais vous devriez réserver votre pronostic pour après le

dîner, d’ici là j’ai largement le temps de déraper, c’est congénital.

Comment, et pourquoi, le verre de champagne lui échappe-t-il des doigts à ce moment

précis ? Ça fait partie des grands mystères de sa vie. Il aurait pu se contenter de répandre le

contenu sur la table, les bulles à l’agonie quelques secondes avant de disparaître dans le

coton de la nappe, mais non, il fallait absolument casser la flûte. En deux. Coupure nette à la

jointure de la coupe et du pied. Du beau boulot, rien à dire, inouï le truc. Il est effaré, alors

que Sophie a mis sa main devant sa bouche pour contenir un fou rire.

Il ne sait plus où se mettre, d’autant qu’elle a fini par mettre sa serviette devant sa

bouche pour vraiment étouffer son rire, une petite larme perle à chacun de ses yeux, elle finit

par redevenir sérieuse.

— Si mon Rimmel coule, je vous conseille de ranger vos tibias.

Il obtempère instinctivement. C’est Fatiha qui vient à sa rescousse, elle emmène le

verre cassé et revient avec une nouvelle coupe, qu’elle remplit à nouveau. Denis ne sait pas

s’ils vont en mettre trois sur la note ou si celle-ci est offerte par la maison. Il lui dit qu’elle ne

devrait pas s’embêter, qu’un verre Maille ferait l’affaire, même avec l’étiquette, elle l’excuse

en expliquant que c’est la vue qui provoque ça, ils sont habitués.

Et ce petit sourire à peine dissimulé ? La vue sur quoi, Paris ou Sophie ? Le

réceptionniste lui a-t-il raconté l’appel ? Ça ne fait pas encore dix minutes qu’ils sont là et il

est déjà dans le Grand Livre des Boulets, ça promet. Il n’ose toucher au petit plat qui leur a

été servi en amuse-gueule, dorade grillée, olives et tomates. Sophie fait ce qu’elle peut pour

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effacer la gêne qu’il ressent, lui dit qu’elle a beaucoup ri et qu’il est plein d’imprévus, il

s’inquiète de savoir dans quelle colonne mettre ça, celle qui donne des points ou celle qui en

enlève.

— Dans la même que celle où se trouvent vos chaussures. Vous partez avec un

crédit de points important, l’autre est encore vierge.

— Je jure sur la tête d’Elvis qu’elle va le rester au moins jusqu’à la fin du repas.

Comment, et pourquoi, le petit bout de dorade choit-il lamentablement sur ses jambes

à ce moment précis, au lieu de rester en équilibre délicat sur la petite cuillère ? Il devient

rouge écarlate, Sophie éclate de rire, tous les regards se tournent vers eux. Il voudrait

disparaître sous terre, mais à cette hauteur, il n’y a pas de bac à fleurs assez grand. Il propose

de mettre un bavoir et que Sophie lui donne la becquée, elle lui demande si c’est le manque

d’oxygène dû à l’altitude, il explique que depuis tout petit il souffre d’un manque de

coordination des membres, même des jambes. Elle sourit :

— Je sais, je vous ai déjà vu à l’œuvre. Magnifique récupération cela dit.

Denis ouvre des yeux ronds.

— C’était vous le rire bien sûr ! Je revois la scène, vous avez dû vous cacher

derrière la colonne Morris ! Et dire que j’ai failli engueuler cette pauvre dame.

Je peux vous demander pourquoi vous me suiviez ?

— Mmm… Difficile à expliquer, moi aussi j’ai eu une semaine un peu… spéciale.

J’étais dans ce petit square à donner à manger à des pigeons quand je vous ai

vu passer, vous emboîter le pas m’a paru la chose la plus naturelle du monde,

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même si dans des années je continuerai de me poser la question de savoir

comment j’ai pu me décider.

— À mon tour de rougir. Cela étant, de loin vous aviez l’air d’avoir quatre-vingts

ans et pas autant de cheveux.

— Ça c’est Arsène, il y passe ses journées, parfois je lui tiens compagnie…

Elle laisse traîner ce dernier mot, mettant un terme aux explications. Les deux

premiers plats se passent sans encombre, ni le foie gras de canard confit melon-poivre, ni le

homard au four petit épeautre aux courgettes ne terminent sur la baie vitrée ou le voisin. Ça

lui ferait pourtant pas de mal à ce boursicoteur qui regarde MA Sophie comme si elle était déjà

dans son agenda, jeudi après-midi après le tennis. Connard, jeudi tu seras à l’hôpital avec des

rotules en plastique et ta boîte sera en redressement judiciaire. Et un anus tout neuf si t’arrêtes

pas là tout de suite nom de dieu de merde.

Ils parlent de ce drôle de monde et s’échangent des bribes de vie, par petits bouts,

tout en pudeur. Est-ce la peur d’en dire trop, ou simplement de prononcer des mots qui

feraient se raidir l’autre ? Tout est dit sous un prisme favorable, ils sont bien conscients que

leurs mauvais côtés sortiront tôt ou tard. Ils ne reparlent ni de l’incident avec les messages

ni de l’appel quelques heures auparavant.

À aucun moment ils ne laissent entendre que depuis mardi soir, ils pourraient

déjeuner et dîner à cette même table dix fois par jour pendant toute leur vie. Par bonheur

pour lui, l’information tant redoutée tombe par hasard, il est soulagé d’apprendre qu’elle n’a

ni petit ami, ni fiancé, ni mari. Pour autant il ne se risque pas à lâcher la phrase usuelle

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comment une femme comme vous peut-elle être seule, il l’a lui-même assez entendue dans la

bouche de Pierre et puis elle répondrait comme tout le monde, ça ne tombe pas du ciel, et il

ne veut pas avoir à lui prouver le contraire, le restaurant est à cent quinze mètres de hauteur.

Deux autres plats suivent, blanc de bar au plat jeunes poireaux et caviar gold, volaille

fermière champignons des bois sauce Albuféra. C’est délicieux depuis le départ, les quantités

sont parfaites, le lumineux moineau ne cale pas et semble passer un moment très agréable,

s’il en juge par son sourire qui ne l’abandonne pas. Il en apprend plus sur les assurances en

une demi-heure qu’en trente-cinq ans d’annualités en tout genre, il se promet de lui ouvrir

un cabinet de courtage dans la meilleure zone. Elle découvre le monde d’Amazon depuis les

coulisses et se jure de faire une grosse injection dans la trésorerie de sa société. Elle lui

promet de ne plus s’énerver contre les vendeurs lents du bulbe et de réserver ses volées de

bois vert pour la plateforme. Elle ajoute que c’est un exercice où parfois elle est assez

dégourdie. Il prend bien note de ne pas provoquer son ire, comme on dit dans les mots croisés.

— Pourquoi invoquez-vous tout le temps Elvis ?

Nous y voilà, le moment où elle va tout gâcher, elle va me sortir des horreurs, genre Eric

Clapton ou Van Morrison. Ou Björk, avec son melon inversement proportionnel à son petit

corps ! Autant y aller avec une dernière salve, avant le désastre annoncé. Il prend sa voix

grave et se met à chantonner :

— Love me tender, love me true, all my dreams fulfilled…

Il s’excuse de ne pas connaître la suite. Alors elle reprend au vol :

— For my darlin' I love you, and I always will.

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Il la fixe, elle soutient son regard, la musique d’Ennio Morricone démarre, Sergio

Leone s’affaire en silence à leurs côtés et dessine un écran imaginaire en joignant pouces et

index à angle droit pour les y inclure tous les deux, puis c’est au tour de la caméra, elle va et

vient en gros plan sur les yeux de Denis Bronson et de Sophie Cardinale, une porte de saloon

bat plusieurs fois avant de s’immobiliser, on entend des carrioles passer en arrière-plan, des

employés de la compagnie de chemins de fer frapper des gros rivets de métal et un train

siffler plusieurs fois d’impatience. Il mélange un peu les scènes d’Il était une fois dans l’Ouest,

mais ce dont il est sûr c’est qu’il n’abandonnera pas sa Fée derrière lui, et si quelqu’un ose

lui filer une petite claque sur les fesses, il finira comme Henry Fonda, un harmonica entre les

lèvres, le visage dans la poussière.

Il est quand même salement épaté, mais sa mauvaise foi lui fait dire que c’est

forcément le hasard, qu’elle a dû apprendre la chanson en seconde, en classe d’anglais et

donc elle s’en souvient encore. Normal, c’est une gamine, à son âge on a de la mémoire. Il

déclare qu’à Noël il lui offrira un costume blanc à franges et paillettes et lui fera une banane

avec ses cheveux, elle aura juste à se charger des taches de hamburgers.

— Je ne suis pas très taches.

— Laissez-moi faire, c’est mon rayon. Pour répondre à votre question, ça fait

longtemps que j’ai choisi de remplacer Dieu par Elvis, à chacun son Église, moi

c’est le Rock’n’roll Hall of Fame, et la cave, le grenier, le garage, les annexes, le

jardin avec la grande allée, les arbustes en forme de Gibson, le portail en fer.

Et j’ajoute qu’avec l’âge je suis devenu polythéiste, on peut écouter de la bonne

musique partout et de tous les genres.

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— C’est marrant, mardi lorsque vous avez glissé votre pied sous le mien, je…

Denis s’offusque et la coupe, narre les terribles souffrances, le risque d’amputation,

les trois heures d’opération, les six mois de réhabilitation et les trente pour cent d’invalidité

permanente. Elle lui demande de cesser de l’interrompre en disant des âneries, les femmes,

surtout elle, n’ont-elles pas toujours raison ? Elle dit ça avec son sourire d’ange, ça lui remue

tout l’estomac, voire un peu plus bas. Il croise et décroise sans cesse les pieds, il ne sait pas

très bien quoi en faire à vrai dire, elle reprend le cours de son récit :

— Je disais donc, mardi, après que vous vous fûtes jeté sous mon pied, je me suis

longtemps demandé quelle musique vous étiez en train d’écouter, je penchais

pour David Guetta.

C’est comme un soufflet, avec un gant en acier couvert de lames de rasoir. Ça lui fait

mal et ça l’énerve.

— Guetta ? Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd ! Coupable deux fois,

assassin du rock et héraut de sa mort. Vade retro… Et vous, vous voulez savoir

ce que je pense que vous écoutez ?

— Houla, vous marchez sur un fil…

Denis soupèse la menace sous-entendue. Le premier dessert est arrivé, figues cuites

et crues sorbet fromage blanc. C’est tellement bon qu’il voudrait juste la paix dans le monde,

alors qu’il est sur le point de déclencher un conflit idiot aux conséquences regrettables. Si

près du but, tout ça pour défendre la bonne cause du rock’n’roll. Pourquoi je porte pas des

New Balance et écoute de la merde comme tout le monde ?

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— Coldplay…

— Eh bah voilà, vous venez d’inaugurer la colonne des points en moins. J’y mets

moins cinquante, vous êtes toujours en positif, mais ça tient à rien, à un tout

petit rien, quelques points tout rabougris.

— Attendez c’est pas fini, Taylor Swift, Calogero, Louane, Imagine Dragons, Calvin

Harris, Eddy de Pretto, Luis Fonsi, Niska, Étienne Da…

Elle porte une main à son cœur, renverse la tête en arrière, fait mine de se trouver

mal et s’évente avec l’autre main, pousse un râle et dit qu’elle se meurt. Il n’est pas

complètement rassuré pour autant. Si ça se trouve elle est fan de free jazz ou de grindcore,

m’en fous je me fais moine, avec mes potes en soutane on montera un groupe grégorien punk,

adieu la tonsure bonjour l’iroquois. Il veut rapidement en avoir le cœur net, si elle veut bien

spécifier à quelle église elle va le dimanche matin, elle jure que la même que la sienne, avec

une petite prédilection pour le petit cabanon derrière le temple, celui des sons de la fin des

années 70 au début des années 80, quand il a fallu pratiquement tout recommencer à zéro.

Rien que ça. Là il avoue, il est quand même drôlement scié. En fait, il est complètement

halluciné. La beauté et la musique du diable réunies dans une seule et même personne. Il ne

doit y avoir que quelques spécimens dans le monde et il en a une assise en face de lui, au

second étage de la tour Eiffel, alors que Paris explose de mille feux. Ça l’ébranle dans ses

convictions que ce genre de heureux hasard est réservé aux autres. Il se risque :

— Je peux dire un truc assez con ?

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ELLE

Jusqu’à présent l’ange l’est, aux anges. C’est comme dans une comédie

hollywoodienne, sauf qu’aucun des deux n’a lu le scénario jusqu’à la fin, il s’écrit au fur et à

mesure et les futurs sont encore multiples. Comme prévu le grand échalas a dit tout un tas

de fadaises plutôt rigolotes, il a pété un verre et a fait valser l’amuse-gueule, mais surtout il

l’écoute, il s’intéresse à tout ce qu’elle dit, il ne fait pas le fier et n’en rajoute jamais, en plus

on aime la même musique, un miracle, plusieurs fois elle a été sur le point de se lever pour

l’embrasser, comme ça, un gros bécot sonore par surprise. Elle se sent bien en sa compagnie.

Et puis ça aurait dépité son voisin, qui commence à lui taper sur le système.

Parfois même elle voudrait être entourée des grands bras de Denis, elle le trouve

attendrissant, tellement peu sûr de lui, ça lui change des baroudeurs du sexe, des hâbleurs

de pacotille, des théoriciens de la conspiration, des chemises ouvertes sur une jungle, des

Aldo Maccione avec une pomme de terre dans le slip. Au moment de se mettre tout nus, ils la

mettent où, ils la jettent sous le lit ?

Mais là elle s’inquiète. Déjà elle a fait un effort pour passer outre la liste des groupes

qu’il lui mettait volontiers entre les oreilles. Il croit quoi, que pour écouter du rock il faut avoir

des tatouages, une frange coupée à la hache et voter Mélenchon ? Alors pourquoi vouloir

déraper quand tout va tellement bien ?

— Un truc assez con à quel point Denis ?

Elle imagine tout et rien, en réalité elle préfère ne rien imaginer. Elle le voit hésiter,

elle ignore comment interpréter ça, elle veut savoir.

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— Vous voulez que je vous le demande dans votre patois ? Glll poo dwdw Denis ?

Il se marre, de nouveau pris de court. Elle abdique et lui laisse le temps de formuler

intelligemment tous ces mots qui dévalent dans sa tête comme une avalanche, elle imagine

un gros chaos sémantique. Va y avoir du bvvvv.

— Vous savez, en fait c’est crétin vous ne pouvez pas savoir, mais depuis mardi

vous m’avez envahi. Je pense sans cesse à vous, du matin jusqu’au soir, parfois

même la nuit. Non rassurez-vous rien de très cochon, mises à part quelques

images lascives, normal, je vous imagine nue, blottie tout contre moi, ce

silence, cette paix, s’évaporer dans les confins là où naissent les étoiles, oui

c’est très joliment dit hein. En fait jamais je n’ai rencontré quelqu’un comme

vous, et on est là, dans cet endroit incroyable, la nuit est douce et belle, Ducasse

se décarcasse oui ça par contre je sais c’est nul, et pfffuit, d’un coup de baguette

magique vous effacez ce gros hic qui me turlupinait, la musique. Vous savez ce

que je veux dire, on fonctionne forcément pareil là-dessus, du coup j’ai

l’impression d’être comme dans un rêve et je vais me réveiller et vous ne serez

plus là, et ce sera le drame.

Elle reste coite. C’est moche coite. Elle est touchée, elle se demande si tout le monde

entend son cœur battre la chamade. Cette déclaration tendre et maladroite, toute en zigzags

incertains et embarrassés, il lui fait l’effet d’un adolescent qui se débarrasserait de tout ce

qui l’encombre pour prendre son courage à deux mains.

— Denis, on reprend la chronologie des faits ? Mardi, une moto surgie de nulle

part vous oblige à faire un pas de côté, je vous écrase le pied sans le vouloir,

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vous voyez je sais rétablir la vérité. On échange un regard de quoi, deux

secondes même pas, sans compter que le mien n’était pas très avenant. Jeudi

je vous vois passer devant le square, je me mets à vous suivre sans me

l’expliquer vraiment, je vous aborde, vous me filez une trouille bleue avec ce

bus, on boit un verre, vous m’invitez à dîner, j’accepte avec plaisir, vous frisez

l’apoplexie en regardant mes seins. Et ce soir je suis là à 20 h 30 précises, on

s’assied, on se raconte nos vies, je passe un moment très doux, je me sens bien,

je vous accorde que tout ça est très étrange, mais ce dont je suis sûre c’est que

ce n’est pas une farce. Allons, demandez un peu de vin au môssieur, j’ai soif.

Elle voit bien comme il accuse le coup, comme si elle avait mis un tailleur modèle

executive woman, talons hauts, lunettes sévères, bas et jarretelles, dessous de soie, alors

qu’elle veut juste être certaine que ça rentre par une oreille sans sortir par l’autre en ligne

droite. Que ça reste à macérer dans son bourbier encéphalique, qu’il rumine tout ça. Pourtant

elle-même arrive à une conclusion quasi identique, on va me pincer, pas trop fort sinon je file

une baffe, et je vais me réveiller, forcément, trop c’est trop, cent millions, le Jules Verne et un

chouette mec tout neuf. Une idée lui passe par la tête, évacuer la tension, revenir aux

fondamentaux, les Tables de la Loi en vigueur avant le fameux mardi matin.

— Qui était le chanteur de Wire ?

La question le prend au dépourvu. D’autant qu’elle n’a pas commencé par le plus

facile. Il voudrait remonter la clef sur le côté de sa tête, remettre en route les engrenages. Il

lui fait signe avec la main, comme pour dire qu’il va avoir besoin d’un peu de temps, mais

qu’il va trouver, sa vie est en jeu. Wire, oui bien sûr il avait écouté ça à une époque, mais il

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avait dû les ranger dans le coffre aux antiquités. Wire. La vache, bordel c’était qui déjà ?! Puis

quelqu’un allume la lumière, ça lui revient, d’ailleurs il en a une dans son mobile, maintenant

il se souvient, Life on Deck, un truc bien déjanté, qui continue de ne pas coller avec sa Fée.

Mais existe-t-il vraiment une tête à écouter du rock ? Quand il était jeune oui, personne ne

pouvait raisonnablement prétendre écouter les Sex Pistols avec un petit foulard autour du

cou, des camarguaises aux pieds, le cheveu long et douteux, ça c’était pour Supertramp et

Genesis. Aujourd’hui plus personne ne s’habille en fonction de ses goûts musicaux, ou alors

lors d’un concert, comme cette fois où il s’était retrouvé au milieu de cinq cents gothiques de

tous les âges lors de la venue de Pink Turns Blue, un groupe des années 80, alors qu’il n’avait

plus vu un seul corbeau à grosses semelles et la tignasse coiffée au pétard dans Paris depuis

des lustres.

— Hmmmmm… Colin Newman !

Il sert et secoue les poings devant lui comme lorsque Messi fait un petit pont à

Ronaldo et met un nouveau but en pleine lucarne. Il continue :

— À mon tour, qui chantait Are Friends Electric ?

— Gary Newman !

— Mmmm…

— Non, Numan ! Youhouuuu, ça vous scie que je puisse avoir des cheveux comme

ça et connaître hein ?

— Vous me l’ôtez de la bouche ! Une plus facile, qui était le leader de Joy Division ?

— Ian Curtis. Et des Cure ?

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— Le gros Robert. Et de Bauhaus ?

— Peter Murphy. Et de Public Image Limited ?

— John Lydon ! Et des Sex Pistols ?

— Le même en plus pourri.

Ils rient, parfaitement rassurés. Une vague de cinq cents mètres de hauteur

s’annoncerait au loin qu’ils s’élèveraient eux-mêmes dix mètres au-dessus de la houle sans

s'en rendre compte, seuls quelques embruns les rafraîchissant alors que le monde se

noierait. Pendant qu’on leur sert le second et dernier dessert, « L’écrou croustillant au

chocolat de notre Manufacture à Paris », ils continuent quelques minutes leur duel musical,

une question par cuillerée, comme deux sales mômes qui se jetteraient à la tête des bonbons

au goût bizarre dont personne ne veut, après les avoir un peu sucés. Elle gagne d'une courte

tête, lorsque Denis se prend les pieds dans le tapis électro trash de Tuxedomoon.

— Whaaaa le nuuuul eh !

En fait elle ne s’en souvient plus non plus, mais jamais elle ne le lui avouera. Elle lit

sur le visage de Denis qu’il s’en doute un peu, mais il a la sagesse de n’en rien dire.

Vingt-trois heures. Tout le corps de Sophie réclame un café, le champagne et le vin lui

font un peu tourner la tête, la tension de ces derniers jours s’est muée en fatigue et fait le

siège, malgré des nuits de sommeil longues comme un jour sans pain. Son voisin à la table

d’à côté l’exaspère, cette suffisance dans le regard et l’attitude, ce même sourire qu’il affiche

en pariant sur la baisse des cours du blé pour mettre une grosse récolte de billets violets

dans sa poche en faisant vaciller tout l'écosystème, elle n’a qu’une hâte, qu’il s’en aille, lui et

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sa patate, sa toison acrylique et ses mensonges en toc. Elle pense au meilleur moyen de lui

faire ravaler de sa superbe clinquante, mais elle a senti Denis arriver peu à peu à ébullition

tout au long du repas, qu’il fasse son boulot de mec après tout.

Le broker à deux millions d’euros de revenus par an revient des toilettes, après avoir

payé avec son American Express en métal noir, pour repartir avec sa blonde refaite de pied

en cap, joli résultat au demeurant, faut savoir être honnête. Au moment où il passe devant

leur table, elle voit Denis lever la main comme il l’aurait fait avec Fatiha. Hugo Boss s’arrête

à leur hauteur, sourire carnassier appris à HEC et répété mille fois devant le miroir, blondinet

tout rose. On le sent prêt à accepter une nuit à quatre si ça peut accélérer les choses. Denis

ouvre le bal :

— Vous nous apporterez deux cafés ?

Pas de s’il vous plaît, tout juste un léger sourire innocent, le même qu’affiche Sophie,

toute à sa hâte de voir la suite. Le type lui lance un regard glacial, oubliée la perspective d’un

échange de partenaires pour la nuit.

— Je ne fais pas partie du personnel.

— Désolé, c’est le costume qui m’a trompé.

— Vous vous croyez malin ?

— Très, et je t’emmerde. Si tu poses encore un regard à la con sur mon aimée, je

vais vraiment m’énerver, et je ne te parle même pas de ma Fée, dans ta misère

tu as de la chance que je lui brûle la politesse. Va te faire brouter par ta

blondasse, c’est déjà très cher payé pour ta tronche.

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Denis a fait tapis comme au poker, sans savoir quelle main a l’autre, alors que la sienne

est plutôt maigrelette, à peine une paire de dix. Un bluff plus qu’hasardeux, toute sa

crédibilité est en jeu et le risque est double : un soufflet de son duelliste et un regard

condescendant de sa Fée. On croit entendre un roulement de tambour pendant que la salle

retient son souffle. Trois secondes d’hésitation qui paraissent éternelles. Finalement, l’autre

ne suit pas et décide de s’écraser, alors qu’il avait au moins un brelan de valets. Denis, qui a

réussi à maintenir son sourire intact, le voit respirer fort, visage fraise vanille et les poings

serrés, puis encaisser, fier dans la déroute. Il remercie les parents du vaincu de l’avoir envoyé

étudier dans un honorable collège anglais où la discipline frôle l’humiliation au quotidien. Le

broker leur tourne le dos et disparaît vers l’ascenseur. Sophie croit entendre un « ta gueule ! »

lorsque la brouteuse reproche à son ratatiné de s’être fait marcher dessus.

— Sophie, désolé pour les errements sémantiques, en fait il faudra vous habituer

à certaines de mes expressions, c’est comme une thérapie.

Wowowowow, mon grand flandrin d’amour, mon héros, comment qu’il te l’a pulvérisé

ce naze ! Et il a dit mon aimée et ma Fée, hoooooooo.

Elle le regarde avec toute la chaleur dont elle est capable, sans rien répondre. Elle

approche la main de sa bouche, paume ouverte, y dépose un léger baiser et le souffle en

direction de Denis. Elle le voit se liquéfier. Elle fait un léger signe, Fatiha s’approche.

— Je prendrai un café…

Elle regarde Denis, qui acquiesce de la tête. Elle continue :

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— … deux cafés, et vous m’apporterez l’addition, en veillant à ce qu’elle m’arrive

à moi, je vous demande de ne pas tenir compte des grommellements offusqués

que monsieur ne va pas tarder à proférer.

Elle fait un nouveau geste avec la main comme pour donner la parole à Denis, qui

bondit sur sa chaise.

— Mademoiselle, Fatiha n’est-ce pas ? Si vous faites ça, je…

La jeune femme ne se laisse pas impressionner. Elle le coupe avec un grand sourire.

— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, c’est le premier qui dit qui y

est, en l'occurrence mademoiselle.

Elle et Sophie se tapent dans la main, comme font les hommes les rares fois où ils

marquent un point. Fatiha repart. Sophie lui rappelle ce qu’elle lui a dit jeudi, il payait le

verre, elle l’invitait à dîner. Ça ne convainc pas Denis et sa vieille école, il ne conçoit pas ça.

— Hibernatus, on est au XXIe, réveillez-vous. Je vous préviens, si vous faites le

moindre geste pour me l’enlever des mains, je vous achète l’intégrale de

Guetta, la box avec tee-shirt, serviette et slip de bain, comme à Ibiza. Et je vous

plante le couteau dans la main, croyez-moi.

Elle saisit le sien et pose le poing sur la table, regard noir. Elle le voit afficher une tête

qui ressemble à l’émoticône tristounette et désappointée de WhatsApp, quel relou !, mais elle

fond quand même un peu. En fait il boude. Puis se ranime :

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— À ce propos, je tiens à préciser que je n’ai pas expressément regardé vos nénés

cet après-midi-là, c’est le soleil qui me les a mis sous le nez. Pour l’apoplexie je

suis d’accord.

— Puisqu’on est dans les réactions à retardement, je vous signale que Robert

Smith n’est pas gros, juste un peu enveloppé. Allez, faites pas cette tête,

souriez. Invitez-moi à prendre un verre après, vous devez bien connaître un

bar où la musique est digne.

L’effet est immédiat, elle le voit se redresser sur sa chaise, fier comme Artaban, ah ces

hommes... Le dîner se termine comme il avait commencé, échange au compte-gouttes de

tranches de vie et d’anecdotes de surface, sans s’aventurer dans les recoins et les zones

d’ombre. L’addition arrive, Denis fait mine de la prendre, juste pour la fâcher un peu, elle le

fusille du regard l’espace d’un instant.

— C’était une blague, moi aussi je sais faire. Laissez-moi au moins mettre le

pourboire.

— Denis Dunant, occupez-vous de vos oignons.

Après avoir réglé, elle se lève la première, attend que Denis réagisse et fasse de même,

puis ils se dirigent vers la sortie. Elle attire le regard de messieurs de tous les âges et

provoque, par-dessous les tables, quelques coups de pieds de rappels à l'ordre.

Une fois en bas, ils sont surpris par les restes de chaleur. C’est doux sur ses épaules et

dans son cou. Elle se demande quand il va la prendre par la main, elle hésite entre timidité

ou maladresse et se dit que pourtant la tension ne peut pas monter beaucoup plus. Denis

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hèle un taxi, ouvre la portière pour la laisser monter, un vrai gentleman, ou alors il voulait

voir ma culotte, et donne l’adresse au conducteur.

Les rues sont noires de monde. On fait la queue aux terrasses, on marche main dans

la main, on fonde de grands espoirs, libidineux pour la plupart, sur toutes ces personnes

croisées trop vite, on hume les effluves de mille crèmes solaires et on peste contre ces

nouvelles sandales qui meurtrissent les pieds. Mais qu'importe, la béatitude gagne les cœurs

tandis qu'une certaine désinvolture s'empare du portefeuille, on boit plus que de raison.

Demain au réveil on constatera les dégâts et on rouvrira sans tarder le dossier des fautes et

autres écarts trop hâtivement pardonnés sous le coup de la moiteur anesthésiante d'une si

jolie nuit d'été.

Sophie ferme les yeux, l’air s’engouffre par la fenêtre ouverte et fait virevolter ses

cheveux. Une petite mèche rebelle lui chatouille le nez, Denis la remet délicatement en place,

elle croise les doigts pour qu’il ne se jette pas à l'eau là maintenant, notre premier baiser dans

un taxi, nuuuul.

Le bar n’est pas plein. Elle ne s’étonne pas, le rock est un répulsif qui oblige à écouter,

ou au minimum à prêter un peu d'attention, et si les gens ne peuvent pas danser, alors ils

préfèrent une bonne soupe fadasse avec des petits bouts de chill-out dedans et saupoudrés

de rythmes latins, une torture.

Ils sont accueillis par Uncertain Smile, de The The, elle est médusée. Jamais elle

n'aurait cru écouter ça ailleurs que chez elle ou sur son mobile. Ils s’asseyent au bar, le

barman lui fait un baisemain de loin et salue Denis énergiquement par les épaules, ça sent le

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bah mon cochon, t’as pris ton temps pour nous ramener une petite, mais ça valait le

coup d’attendre.

Elle commande un Martini Schweppes, Denis préfère continuer avec le champagne.

Elle revient sur sa décision et l’accompagne dans son choix.

— Vous avez raison, c’est la première fois que j’entends cette chanson dans un

bar, ça se fête. Au fait, je ne suis pas si petite, je mesure 1,72 m.

— Ha mais je n’ai rien dit !

— Vous non.

Il sourit. Ils écoutent religieusement les trois minutes du pont de piano magique vers

la fin de la chanson. Il lui raconte qu’il en jouait quand il était gamin, mais parvenu à

l’adolescence il avait dû se décider entre continuer ses gammes ou regarder les filles de plus

près, et qu’il n’y avait pas eu de gros débat interne. Alors, quelques années auparavant, il

avait acheté un clavier pour s’y remettre, mais avait été dépité de voir qu’il lui aurait fallu

reprendre complètement à zéro, de nouveau face à la Méthode Rose, alors qu’il voulait juste

retrouver un certain niveau pour pouvoir jouer ce morceau. Il avait longtemps cherché la

partition, jamais il n’avait mis la main dessus, alors il avait jeté l’éponge un mois après.

Sophie lui apprend que ladite partition n’existe pas, la légende dit que le pianiste

invité pour l’enregistrement de la chanson, Jools Holland, fondateur du groupe Squeeze puis

présentateur à la BBC, a tout improvisé en une session. Alors les deux lèvent un chapeau de

paille imaginaire pour saluer la performance. Ils trinquent à Matt Johnson, le chanteur du

groupe, et à tous ceux qui vont suivre. Sophie se promet que c’est le dernier verre, elle craint

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qu’il ne mette leur baiser sur le compte de cette légère ivresse qui l’envahit peu à peu. Parce

qu’il va bien m’embrasser à un moment, non ? Deniiiiiis, remue tes fesses ! Puis tout lui revient.

— Vous régurgitiez quand vous étiez bébé ?

Il fige la coupe de champagne à quelques centimètres de ses lèvres et la regarde,

surpris par l’incongruité de la question.

— C’est un piège ?

Elle lui prend une main qu’il avait sagement posée sur son pantalon en lin, le regarde

droit dans les yeux et lui dit qu’elle a rarement été aussi sérieuse. Elle lui redonne sa liberté,

comme à regret. Il met du temps à répondre, tout absorbé qu’il est par ce contact électrisant,

précise que ses souvenirs de quand il était tout petit sont assez flous et lui demande si son

truc c’est de lui mettre un Babygro et de lui donner la fessée. Elle rit aux éclats puis lui parle

du RGO. Devant son incompréhension, elle promet de lui raconter un autre jour.

Ils trinquent à nouveau. Le bar s'est rempli un peu, les obligeant à rapprocher leurs

tabourets et à mettre leurs genoux en quinconce. Elle a une terrible envie de se coller à lui,

poser sa tête dans son cou, son endroit préféré, défaire quelques boutons de sa chemise pour

y glisser une main, caresser sa peau, l'embrasser derrière l'oreille, lui mordiller le lobe, le

faire rougir comme une tomate. Il tomberait du tabouret, forcément. Mais elle n’ose pas.

Alors cette nuit elle se donnera du plaisir toute seule, parce que Denis, il va rester à la

porte, il a voulu faire monter la pression, eh bien je vais l’amener au-dessus de la ligne rouge.

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LUI

Cette fille me rend dingue, faut qu’on arrête de parler de ses seins où je vais péter une

durite.

Il n’est pourtant pas au bout de ses peines. Alors que Sophie lui prend la main pour

insister sur le sérieux de sa question saugrenue, il monte à près de quarante-deux degrés, il

rêve d’un bain de glaçons, de toundra fouettée par des vents polaires, de permafrost

millénaire. Puis du corps nu de cette jeune femme contre le sien pour éviter l’hypothermie.

Avec un peu de chance, beaucoup ?, il aurait quand même une faible érection, toute bleue.

Quel intérêt soudain pour ses régurgitations ! Il n’est pas dupe, Sophie cache des

choses, déjà cette obsession pour les autobus, c’est pas clair. Il n’a aucune idée de quels sont

ses secrets, mais là ce soir il n’a pas envie de savoir, il ne veut pas gâcher le moment, juste

qu’elle reprenne sa main.

À plusieurs reprises, l’euphorie du moment le pousse à trahir le sien, de secret, mais

il se retient à chaque fois de justesse de lui révéler que la chance vient de lui sourire. Il lui

aurait proposé de démissionner de son travail dès lundi pour partir aux Seychelles par le

premier vol, sans bagages, faire du rodéo sur les grosses tortues, boire des mojitos au réveil,

manger du poisson grillé à pas d’heure, écouter les heureux gazouillis de lointains parents

colorés des petits moineaux d’ici, se promener sur des plages magiques et faire l’amour là,

sur le sable. D’ailleurs, pourquoi choisir une destination de plage ? Il y réfléchira plus tard,

car il ne raffole vraiment pas du sable, personne ne comprend quand il explique, les rares

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fois où il se retrouve au bord de la mer, qu’il se verrait bien couler une belle chape de ciment

lisse en pente douce jusqu’aux premières vagues.

Il hésite à reprendre un verre. Si jamais elle m’invite chez elle, j’aurais l’air de quoi avec

mon seul désir et un sexe qui bâillerait en me rappelant l’heure qu’il est. Il voudrait juste

s’allonger derrière elle et la tenir dans ses bras, après lui avoir attaché les cheveux au

montant du lit avec du scotch ou des pinces à linge. Au petit matin, il serait en bien meilleure

forme et il saurait honorer ce corps menu et affolant. Il l’imagine agrippant ses mains et le

chevauchant, lui offrant ses seins et le dessin de ses côtes. Ce serait fulgurant.

— Sophie, c’est quoi le problème avec les autobus ?

Il ne comprend pas pourquoi finalement il lui pose cette question, gros naze ! Il voit la

lumière s’éteindre dans les yeux de sa Fée, pour retrouver son intensité quelques secondes

plus tard. Il n’aime pas ce qu’il a vu, elle traîne un gros boulet derrière elle. Elle pose ses mains

sur les siennes, l’une sur le bar, l’autre sur sa jambe. Il ne se souvient pas si à quarante-trois

degrés on meurt tout de suite ou si le SAMU peut encore faire quelque chose. Le regard de la

jeune femme est doux et ardent à la fois, ça le paralyse. Elle répond comme dans un nuage.

— C’est une longue histoire, trop longue pour ce soir, mais je vous la raconterai,

promis.

Elle marque une pause, pendant laquelle le cœur de Denis marche au ralenti, alors

que ses synapses se grillent à un rythme alarmant.

— Denis… écoutez. Là maintenant maintenant je vais descendre de ce tabouret et

me diriger vers la sortie et ce qui serait vraiment très bien voyez-vous c’est

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que vous payiez la note que vous me rejoigniez sur le trottoir que vous me

preniez dans vos bras avec toute la douceur dont vous êtes capable et que vous

m’embrassiez tendrement parce que c’est bon là ça a assez duré j’en ai très

envie et je crois que vous aussi sinon je vais me mettre à pleurer et puis après

on prendra chacun un taxi et on se reverra lundi car demain je ne peux pas j’ai

un dîner mais dès lundi oui j’aimerais vraiment vous revoir en fait monter dans

ce taxi sans vous ça va être épouvantable mais c’est mieux comme ça n’est-ce

pas Denis et oui je n’ai pas mis de virgules parce qu’il fallait que ça sorte sans

respirer ni trébucher.

C’est lui qui reprend sa respiration en avalant deux hectomètres cubes d’air, juste au

moment où il allait s’affaler par terre. Le temps de remettre un peu d’ordre là-haut et de

noter avec joie que son cœur s’est remis à battre, elle lui a lâché les mains, a fini sa coupe de

champagne, s’est mise debout, a pris son sac, lui a tourné le dos et est sortie.

Il se secoue, arrache un billet de sa poche et appelle le barman, lui file une accolade et

lui dit qu’il est amoureux, que c’est le plus beau jour de sa vie, enfin des trucs simples à

prononcer, oublie la monnaie et sort à son tour, alors que Kings of Leon lui rappelle avec

Knocked Up qu’il aurait dû s’échauffer avant de s’élancer. Bon dieu de chierie, comment on

embrasse déjà ?

Il déboule comme un fou dans la rue et a un coup au cœur en ne la voyant nulle part.

Il ne comprend pas, déjà il s’affole et imagine le pire, il sait que jamais il ne va s’en remettre,

il est tout disposé à mourir sur-le-champ, lorsqu’on lui tape de nouveau sur l’épaule, toujours

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la même, la droite, il a juste le réflexe de regarder si un autobus n’est pas en train d’utiliser

le trottoir comme voie express avant de se retourner. Il respire fort.

— Vous pourriez cesser d’apparaître tout le temps dans mon dos ? J’ai le cœur

fragile.

— Je vais vous le rendre très très fort votre cœur, approchez…

En général c’est là qu’il a l’air godiche, qu’il redevient le balourd gauche et emprunté,

incapable de faire un geste sans déclencher une catastrophe, mais cette fois il ne veut pas

que l’histoire se répète, il la regarde avec un sourire qu’il espère pas trop idiot puis il lui saisit

les mains, remonte les siennes le long de ses bras, l’une s’arrête sur sa taille puis file dans

son dos, pendant que l’autre grimpe jusqu’au cou, lui caresse la nuque du bout des doigts.

Elle lève son visage vers le sien, leurs corps se frôlent, il sent les os de ses hanches contre son

bassin, le bout de ses seins contre ses côtes, ses jolies mains sur ses reins. Il en appelle à Elvis

tout-puissant pour être à la hauteur du moment, attire Sophie contre lui, la serre plus fort,

pas faire mal, puis pose délicatement ses lèvres sur les siennes.

Il est bouleversé par ce contact et submergé par des sentiments jusque-là inconnus

ou simplement oubliés. C’est suave et soyeux, chaud et humide. Changer les manuels

scolaires, la Terre est immobile, le temps n’existe pas, Planck est inconstant. Dans un film

d’action à gros budget, de l’ordre du PIB de la Gambie, dans cette même scène sous la pluie,

les gouttes resteraient en suspens, figées dans leur chute, alors qu’une flèche incarnate venue

de nulle part fuserait entre elles avant de transpercer leurs cœurs, de part en part, dans une

gerbe d’étincelles éclatantes.

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Émotion fulgurante, cette paix qu’il ressent, ça se répand en lui comme un baume

miraculeux. Un frisson infini lui parcourt l’échine lorsque leurs langues se cherchent puis se

scellent. Elle a passé ses mains dans son dos sous sa chemise, ses doigts dessinent des mots

dans une langue connue d’eux seuls et il gémit de bonheur devant tant de promesses écrites.

Il a une tendre pensée pour cette bonne vieille soupe prébiotique qui avait finalement

accouché d’une première cellule pleine de vie, divisée et reproduite à l’infini tout au long de

ce chemin évolutif parsemé d’embûches, pour en arriver là et à ce moment précis, à ce baiser

vieux de quatre milliards d’années.

Et parce qu’on ne vit pas que d’amour et d’acide nucléique, il rayonne en notant une

érection du tonnerre.

Elle finit par tourner la tête et la pose doucement sur sa poitrine. Il lui caresse la joue

avec délicatesse, l’étreinte silencieuse se prolonge, mais lui n’est déjà plus là, il est parti vers

l’éther, particule très élémentaire, boson de la félicité, quark de la béatitude, fermion du

sourire idiot, lepton du crétin amoureux.

Ça va énerver tout le monde, il s’en bat les couilles.

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ELLE

Elle est allongée en diagonale sur son lit, nue, bras et jambes écartés, comme

écartelée. La clarté de la lune pénètre par les interstices entre les volets, l’idée même de les

fermer complètement lui semble inconcevable tant elle se sent vidée. Elle respire maintenant

paisiblement, alors que son corps luit encore de sueur.

Elle regrette que ses doigts aient trouvé si vite la voie cosmique, elle voulait que ça

dure longtemps. Mais dès ses premières caresses, alors qu’en pensée Denis en était encore à

se débattre avec son soutien-gorge, elle a eu ce terrible hoquet de plaisir, son corps s’est

violemment cabré, ses jambes ont gesticulé tel un pantin désarticulé qu’on aurait électrifié,

et elle s’est tordue sur le lit en étouffant des cris rauques, gutturaux.

Elle reste là un long moment, la tête écrasée sur le matelas, la bouche grande ouverte,

haletante, pantelante. Mazette, ça promet ! est sa première pensée cohérente. Malgré

l’obscurité, elle discerne une grande auréole humide sur le drap à hauteur de ses cuisses.

Jamais elle n’a autant inondé ses draps.

Longtemps après, elle trouve enfin la force de se lever, ferme les persiennes

entièrement puis prend une douche froide, ses jambes flageolent encore. Elle se recouche

toute mouillée, regarde son mobile, voit ce grand cœur rouge qui bat pour elle, elle gémit.

Elle voudrait qu’il soit là, elle regrette d’avoir fait la fière et de lui avoir fermé la porte

pratiquement au nez, alors que là, elle aurait pu simplement poser sa tête sur son torse, se

laisser envelopper de ses bras, respirer sereinement et s’endormir avec un beau sourire.

Denis, le pauvre, tout seul chez lui, est-ce qu’au moins il s’est donné du plaisir en pensant à moi ?

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LUI

Denis croit avoir des pratiques sexuelles assez classiques. Par exemple, dans la liste

de ses plaisirs solitaires préférés, même quand il est en manque de sensations fortes, il n’a

jamais inscrit « se marcher sur les burnes en chaussures de ski ». Pourtant, alors que Sophie

est encore haletante de plaisir, là oui il s’adonnerait bien volontiers à cette autopunition,

certainement déchirante mais ô combien bienfaitrice, se repentir d’être con comme il est, car

non, il n’est pas chez lui, et il n’est pas près d’y être.

En arrivant devant son immeuble, il avait encore la tête virevoltant dans une lointaine

galaxie. Dans son dos s’étiraient des ailes diaphanes kilométriques, percutées

silencieusement par d’invisibles vents stellaires qui le propulsaient autour de novas

éblouissantes, le faisaient zigzaguer entre des exocomètes gelées aux queues infinies et

l’envoyaient flotter dans des nuages gazeux brillant de mille couleurs fascinantes. Il planait

dans l’immensité sidérale flamboyante et enivrante, respirait doucement et pourtant se

sentait asphyxié de bonheur.

Et puis subitement les ailes se sont déchirées, il a été brusquement expulsé de son

amas d’étoiles et a traversé en un éclair mille années-lumière pour retomber

douloureusement sur Terre. Putain fuck mais qu’est-ce que j’ai branlé de mes clefs !

Pris de frénésie, il fait comme tout le monde, il vérifie chaque poche trois fois, elles

offrent forcément de multiples recoins où ces grosses connes peuvent se cacher. Le gentil naïf.

Il se met à revivre la soirée en accéléré pour savoir où et quand il a pu les perdre et en conclut

qu’elles ont dû glisser dans le taxi du retour, après avoir laissé Sophie dans le sien. Perdues.

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Debout devant la porte de son immeuble, il cherche un serrurier de nuit sur son

mobile, puis se ravise et se dit que les trois cents euros, prix de l’intervention d’un type mal

luné, muni de la radiographie de son tibia mis à mal lors de la dernière journée de

championnat de Régional 1 entre le FCS Brétigny et Linas-Montlhéry ESA, treize spectateurs

dont neuf fiancées déjantées et une mère qui a oublié d’emporter les protège-tibias, ils seront

mieux investis dans une chambre d’hôtel pas trop nulle. Demain matin il lui en coûtera la

moitié. Pourquoi aurait-il dû penser que, pauvre nouille, demain c’est dimanche et ça va te

coûter pareil, alors qu’un doux baiser occupait encore toute la place disponible dans sa tête ?

Il attend vingt minutes en bouillant que ne passe un taxi, monte dedans et donne

l’adresse d’un Ibis devant lequel il est passé de multiples fois en se disant combien il est

moche. Une fois allongé sur le lit de droite, il envoie un seul message à Sophie par WhatsApp,

pas refaire la même gaffe, juste le gros cœur qui bat, puis s’endort avant que l’état de manque

ne le rattrape et le maintienne fiévreux une partie de la nuit.

Au réveil, il a une réponse. Ce baiser, devant le bar, c’était, wow ! Hâte de vous revoir,

j’essaierai de faire aussi bien. Sophie. Il le lit environ sept millions de fois, puis fait une capture

d’écran qu’il s’envoie par mail, ces choses-là, ça se conserve. Va y en avoir des trucs sous la

cloche. Il répond par un simple Bvvvvvvvvvv. Multiplier les v, sait-on jamais.

Mais ça ne suffit pas. Paris ! Morne plaine ! Affronter, seul, une journée d’une langueur

redoutable, presque funèbre malgré le soleil et la fête dans les arbres. Il voudrait être

moineau, vivre pleinement les trois ans alloués par une sotte nature qui en donnait douze

aux hyènes et près de vingt-cinq à certaines araignées, les plus grandes et velues, celles qui

agrandissaient les yeux des filles au-delà du raisonnable et provoquaient une avalanche de

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décibels à la seule vue d’une photo. Que la nature est mal faite ! Alors qu’un moineau, un ver

de terre et il fait bombance, sans se prendre le chou.

Attendre, une fois de plus. L’argent lundi matin, Sophie lundi soir. Il veut seulement

mettre sa société sur de nouveaux rails, puis aller chercher sa Fée, l’embrasser follement, la

kidnapper, prendre le premier avion pour les îles et…

Sa race le dîner de ce soir ! Il se maudit d’avoir accepté un rendez-vous avec l’autre

gagnante, ça s’annonce terriblement rasoir. Il n’oublie pas que sans elle il aurait gagné le

double, et devient d’une mauvaise foi pitoyable à se dire qu’avec deux cents millions, là oui

il saurait quoi faire. Ça le met de mauvaise humeur, il n’entrevoit rien à lui raconter, ni de sa

vie passée ni de celle qui se présente sous de bien meilleurs auspices, ce qu’il va faire des

gains ne regarde que lui, il n’a aucune envie de devoir expliquer ses choix. En plus cette conne

serait capable d’acheter pile l’appart que je veux. Béatrice ne lui a donné aucune indication

sur sa personne, seul un commentaire rabougri, vous allez êtes surpris, peut-être prétextera-

t-il quelque indisposition pour écourter le dîner.

Il se douche et se lave les dents avec les produits offerts par la chaîne d’hôtels, un

savon qui sent à peine mieux que ses pieds, un shampoing qui ne mousse pas et tellement

peu de dentifrice qu’il se demande s’il est fait au béluga. La serviette est encore plus rêche

que les siennes et il déteste remettre le même boxer que la veille, mais au moins il n’a pas de

chaussettes dans lesquelles ses pieds auraient baigné. Il n’a qu’une hâte, rentrer chez lui et

se changer, mettre du gros rock à fond et s’énerver contre les coussins du canapé. Et Pierre

qui a cette sale habitude de fermer le dimanche.

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Sophie. Il est complètement dingue de cette jeune femme. Du moins le croit-il, il

n’aimerait pas confondre ce qu’il ressent avec l’éprouvant besoin de remplir le vide sidéral

qui le taraude depuis si longtemps. Pour le moment il se sent paralysé, son cœur cogne, il en

conclut sans discussion qu’il aime cette fille, allez vous faire foutre, et il décide sur le champ

de se laisser aller à cette sensation qui n’a pas de prix.

Dans la rue, il s’arrête dès qu’il peut pour enfourner sa ration quotidienne de tartines

beurrées, boire un double café et fumer sous le soleil. Hier soir il était tellement captivé et

conquis qu’il n’a pas ressenti de manque, ça, c’est complètement nouveau pour lui.

D’habitude, il ne tient pas deux heures, et même lors des concerts de ses groupes adorés, il

croise les doigts pour que les bis ne s’éternisent pas. Parfois même il ne les attend pas.

Il localise un serrurier sur Google et l’appelle.

— Il va m’en coûter combien ?

— Trois cents euros.

— Hé ho, le soleil s’est levé !

— On est dimanche, il fait nuit toute la journée.

Le type a lâché ça tout content de sa trouvaille, Denis se sent devenir Hannibal Lecter.

Il prend quand même rendez-vous, il n’a pas le choix, il peste contre son manque de présence

d’esprit. Toujours et encore ces maudits calculs. Une fois retranchés les verres au bar, la

monnaie oubliée, les deux taxis, la nuit d’hôtel, son petit déjeuner et le connard du dimanche,

il se demande s’il va pouvoir inviter sa voleuse au thaï. Oui parce que forcément c’est le mec

qui paye. La vieille école et ses principes de vieux mâle ont fait long feu.

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Le jeune type, Marc, s’avère bien plus sympa que prévu et met encore moins de temps

à ouvrir la porte que Denis à lui lâcher les billets avec un gémissement de chien battu. Comme

c’est l’heure de la pause-déjeuner de son sauveur au moins millionnaire, il se fait inviter à un

verre de blanc, pendant que l’autre enfourne une bavette frites du meilleur effet.

Marc lui parle de son métier, bien plus compliqué que de simplement multiplier trois

cents par autant d’interventions, car encore faut-il soustraire la fortune qu’il dépense en

publicité sur Google. Le clic sur son annonce coûte de plus en plus cher et certains jours il

perd même de l’argent, à cause des curieux qui entrent sur son site pour comparer les

prestations et qui finissent par lui coûter un rein. Il fait ça depuis trois ans, après autant de

chômage passé à installer des œilletons sur les portes d’appartements. La première année,

entre les prestations sociales et les poses à trente euros, il se faisait beaucoup d’argent, puis

une concurrence sauvage était apparue, il avait dû baisser ses tarifs et augmenter la cadence.

À la fin de la troisième année il ne restait plus une seule porte à Paris où y percer un petit

trou circulaire, et rares étaient les gens qui gobaient qu’avec un deuxième œilleton ils seraient

encore plus en sécurité. Il avait pris un cours en accéléré sur le potentiel des crétins étourdis,

comme il appelait tous les Denis du monde, qui égaraient leurs clefs ou les laissaient à

l’intérieur en sortant. Depuis il a peaufiné sa technique, en général une intervention est une

affaire de quelques minutes, ascenseur compris.

Il envoie sa carte de visite par WhatsApp à Denis, dorénavant il apparaîtra dans son

agenda comme SOS clefs. Au départ il l’avait appelé Je suis un crétin mais il s’est vite rendu

compte que ça faisait marrer moyen les gens de le reconnaître. Malin, en cas de récidive,

l’appel arrive sur un second portable connu seulement des vrais crétins, et il fait une

Click here to enter text. / Ça arrive à tout le monde / 325


ristourne, deux cents euros. Aujourd’hui ça représente déjà dix pour cent de son chiffre

d’affaire, à croire que les gens n’ont que ça à foutre de perdre leurs clefs. Ça ne fait rire que lui.

Denis aime bien ces histoires, les débrouillards qui ne se laissent pas écraser par

l’infortune et qui se renouvellent sans cesse. Du coup il l’accompagne en s’enfilant un vrai

hot dog parisien, double saucisse, fromage fondu et moutarde qui pique, et lui parle de sa

propre activité. L’autre écoute attentivement, autant sur Google il est devenu un as, autant

Amazon il connaît peu. Denis l’alarme un instant à évoquer la possibilité qu’un jour Bezos se

penche sur tous ces petits métiers qui généraient beaucoup de revenus.

— Bah, je rebondirai et ferai autre chose. J’ai lu plein d’articles sur les services de

proximité, un secteur qui offre des tas de choses à faire.

— Enregistrez donc mon téléphone comme SOS New Business, sait-on jamais, y

aura peut-être des projets à imaginer ensemble, mais là je pars en vacances.

Ils finissent de manger en parlant plage, montagne, foot, filles, des trucs sains. Sympa

ce p’tit gars-là. Tellement sympa qu’il se fait inviter au déjeuner. Ils se séparent sur le trottoir

après avoir vérifié dans leur répertoire qu’ils ont chacun un contact à SOS.

Moins d’une minute après, dépité, ce que tu peux être chiant comme mec, Denis

étrenne le sien.

— Marc vous allez rire, tout à l’heure vous m’avez ouvert la porte mais je n’ai pas

pris mon double de clefs chez moi. C’est comme si vous n’étiez pas venu.

Il entend un éclat de rire à l’autre bout du fil, ça le meurtrit encore un peu plus.

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— Vous êtes un cas vous, jamais vu un truc pareil. Le jour où vous me proposez

un business, j’y réfléchirai à deux fois.

Quelques minutes après, il le voit se garer encore hilare, alors que lui est rouge de

confusion. Après une seconde intervention tout aussi rapide, il insiste pour lui remettre

cinquante euros, que l’autre balaye d’un geste en arguant que de toute façon il n’aura du

travail qu’à partir de 18 heures, lorsque les Parisiens rentreront de leur sortie dominicale. Il

l’invite à prendre le café mais il refuse également, il doit faire la sieste dans sa voiture parce

que le dimanche, ça bosse dur jusqu’à une heure ou deux du matin et le lundi à partir de huit

heures pour ceux qui attendent le tarif de jour.

Une fois seul, Denis se défait de ses chaussures et les lance à travers le salon, il va

pouvoir les ranger pour mille ans. Il fait chaud chez lui, dans son nouvel appartement il fera

installer l’air conditionné, même pour cinq jours par an. Il s’allonge nu sur son lit et met la

musique. The Maccabees, Spit It Out, ça lui file la pêche. Il fait les claviers pendant toute la

chanson en se demandant pourquoi les groupes français ne sont pas capables d’avoir cette

urgence épique dans les mélodies, alors que le pays produit des Cascadeur et des Chapelier

Fou, des Woodkid et des Moodoïd, en pagaille, par douces brouettes électroniques entières.

Sans parler du rap national, déchiré entre les dociles, amateurs de vers et rimes sortis

tout droit d’un almanach Vermot et si chers à France Inter et au Monde, et les aboyeurs de

pacotille, qui ont troqué les appels à l’émeute par de la bile de cour de récré et un machisme

pitoyable. Les maisons de disque ne jurent plus que par cette musique urbaine insipide, alors

que lui, quitte à en écouter, préfère que ça pète dans tous les sens, batterie de l’enfer, grosse

basse qui déchire et hargne animale. En France les rappeurs dignes font dans le Rimbaud

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version Lidl, ça plaît aux brunes aux yeux d’Amélie, tandis qu’aux US ils émulent Brett Easton

Ellis époque American Psycho, ça dépote autrement. Quant aux Damso, Booba et autres Jul, il

se promet de les attacher aux enceintes lors d’un concert de Death Grips, jusqu’à ce qu’ils

demandent pardon, aux filles surtout. Bref, il s’en tape un peu, d’autant qu’il n’a presque rien

bu, alors il en revient à ses fondamentaux et se cherche un second morceau de ses

macchabées, Marks to Prove It, même recette mais cette fois il s’est redressé et il fait la

batterie. Ça le tue, il éteint son mobile, se rallonge, puis s’endort.

Il se réveille en sueur, il calcule plus de deux heures de sieste. Il trouve qu’il dort

énormément, la décompression post EuroMillions a bon dos, il prend très au sérieux l’idée

de faire un check-up médical exhaustif. Il cherche dans son frigo quelque chose de frais à

boire ou manger, mais ne trouve qu’un brugnon mal en point. Il enlève les parties mâchées

avec un couteau et avale le reste. En gros, il suce le noyau.

Sur son mobile un message l’attend.

— Vous n’êtes pas très bavard.

Il lui fait savoir que la dernière fois qu’il l’a été, bavard, par WhatsApp, il s’est pris une

avoinée. Elle répond que ce n’est pas pareil, hier soir ne se sont-ils pas « roulés une pelle » ?

Alors il relate ses dernières dix-huit heures, les clefs, la nuit à l’hôtel et le double

serrurier, et que si ça ne tenait qu’à lui il ne ferait plus que ça, lui parler et l’écouter, la

regarder, lui prendre les mains, l’embrasser, encore et toujours.

— Vous auriez dû venir chez moi.

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— Vous ne m’auriez jamais cru, j’aurais dormi sur le paillasson, et puis… « C’est

mieux comme ça n’est-ce pas Denis ? », même avec des virgules.

— Andouille, avec un point d’exclamation.

— Sophie, il faut que je vous dise, ouvrez les guillemets je suis fou de vous fermez-

les.

— Moi aussi, mais andouille quand même, points de suspension.

Un sourire grand comme la baie de Rio lui barre le visage. Il lui propose d’aller la

chercher demain après son travail ou de la retrouver là où elle lui dira, elle lui donne rendez-

vous à vingt heures devant le George V.

— Wow…

— J’ai dit devant, pas dedans, andouille, point-virgule. J’aurai faim, et soif. Pensez

à un endroit tranquille, j’ai plein de choses à vous dire. Il faut que je me prépare

pour mon dîner de ce soir, alors je vous souhaite une super soirée et une douce

nuit. Love.

Love…

Il répond que lui-même a un dîner avec une emmerdeuse « top level bien pire que

vous » et qu’il a des incantations à faire avant de partir la retrouver, se tenir debout à

l’intérieur d’un cercle délimité par de la poudre de perlimpinpin et réciter les phrases

magiques, sinon il ne va pas supporter la chose.

Je suis grave toqué de cette nana, je vais jamais réussir à attendre demain soir.

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ELLE

Elle se réveille en douceur, nouvelle nuit à rallonge. Aussitôt les souvenirs du dîner

lui reviennent, elle reste là sans bouger, des images de Denis plein la tête, des bribes de

conversations, et ce baiser, vertigineux. Puis elle prend son mobile et le lui dit, à sa façon, lui

faire comprendre combien elle a aimé ce moment précieux. Elle ne va pas jusqu’à lui dire

qu’elle a atteint Proxima du Centaure et rebondi sur Deneb en un rien de temps, il est encore

un peu tôt pour lui susurrer des trucs cochons.

Après son jus d’orange, elle prend des nouvelles d’Arsène. Il répond du tac au tac, et

évite de se faire engueuler. Il souhaite savoir comment s’est déroulé le dîner, elle lui répond

qu’il n’aura pas à mettre en branle des forces occultes, qu’elle a passé un chouette moment

avec un monsieur parfait et qui ne ferait pas de mal à une mouche, et qu’elle espère bien

recommencer le plus vite possible. Elle lui dit qu’elle passera par le parc dans l’après-midi, il

lui envoie une photo de son sac de pain. Elle est ravie de voir comment il manie son nouveau

jouet, même si l’échange tire en longueur. C’est curieux, elle a vraiment envie de le voir.

Au tour de Marta, à qui elle dit, ou plutôt elle crie, qu’elle est amoureuse. Elle a droit

à un « Virgen santa maría madre del amor hermoso » assez sonore, et lui envoie une photo

prise par Fatiha devant leur table, Paris dans leur dos.

— Faut qu’il fasse quelque chose avec ses bras. Dis-donc, c’est plutôt un mec pour

moi ça, t’as pas déjà un père ?

Elle demandera à Denis s’il a un frère mais dit que celui-ci elle se le garde, il embrasse

comme un Dieu. Marta évidement lui demande s’il baise comme un X-Man, Sophie avoue qu’il

l’a envoyée sur Krypton sans même la toucher.

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Elles se donnent rendez-vous à une heure espagnole, le dimanche pour Marta c’est

retour aux sources. Sophie envoie également un message à Béatrice, elle a besoin de savoir

si le dîner est toujours à l’ordre du jour et si oui, à quel nom est réservée la table, et ensuite

où et à quelle heure elles doivent se retrouver demain pour le chèque géant. Pas de réponse,

elle n’est pas inquiète, on est dimanche, pique-nique ou ménage.

Musique. Woodentops, le fameux remix de huit minutes de Stop This Car, elle ne

comprend pas pourquoi ce morceau n’est pas numéro un dans les classements depuis trente

ans. Douche, toilette, regard par la fenêtre, le soleil semble prendre goût à écraser

implacablement la planète. Short en jean, soutien-gorge s’il vous plaît, petite chemise bleu

nuit en coton léger, gros ceinturon marron posé sur les hanches, espadrilles à lanière, celles

de Denis. Elle a une brève pensée pour Sylvie Joly, qu’elle adorait, Mon Djenis je t’aime, mon

Djenis je te veux. Elle rit. Bêtement, oui je sais.

Elle ne prend pas l’ascenseur, avale les escaliers en flottant, comme si une myriade de

petits oiseaux colorés couvés chez Disney la maintenaient joyeusement en l’air. Elle atterrit

dans la rue, remercie les petits volatiles bigarrés, un passant la regarde bizarrement.

Mazette, il fait chaud ! Elle se met à marcher en évitant autant qu’elle peut les flaques

de soleil, le bitume est brûlant. En été quand elle était petite, elle adorait appuyer avec son

doigt sur les bulles de goudron qui se formaient sous la chaleur. Ça finissait toujours par un

double savon, celui de la brosse à ongles jusqu’à récupérer le rose de ses mains et celui que

lui passait sa mère. Aujourd’hui l’asphalte ne fait plus ça, encore un truc rigolo de moins pour

les gamins.

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Elle arrive à La Tartine avec un peu d’avance. L’un de leurs endroits préférés, elles

adorent le côté immuable du décor de la première salle sur la rue de Rivoli, le même qu’en

1930 lorsque la brasserie avait ouvert ses portes. L’andalouse de son cœur arrive juste

derrière elle, elles s’enlacent à pleins bras, rayonnantes de cette joie simple des retrouvailles

de filles qui s’aiment et pour qui quatre jours sans se voir c’est bien plus long que l’éternité.

Comment je vais faire sans elle quand elle sera à Marseille. Marta pense la même chose.

— Tu as plutôt intérêt à venir me voir tous les week-ends, sinon les Marseillais

vont regretter de me voir débarquer.

Elles prennent une table en terrasse, s’asseyent du même côté face aux passants, et

commandent une assiette de charcuterie pour deux et un verre de fronsac. Chacune.

— Ton Adrià là, du Bouillie…

— On dit de El Bulli.

— C’est ce que j’ai dit.

— C’est pas ce que tu as écrit.

Sophie passe outre et se lance dans un cours de cuisine traditionnelle, où les

molécules à la con de l’un ne peuvent rivaliser avec le terroir de l’autre. Marta l’agace en lui

rappelant que l’un a révolutionné la cuisine et que la France de l’autre n’a rien vu venir.

Sophie fait match nul en rappelant que l’un a fermé alors que l’autre est ouvert sept jours sur

sept depuis quatre-vingt-huit ans, que c’est un plaisir simple, qu’il n’y a pas besoin de faire

appel à la ‘Ndrangheta pour obtenir une table, et que la terrine de canard ne ressemble pas

à une boule de mercure irisée en suspension au-dessus de l’assiette. Marta la regarde de

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travers, serait-elle en train de se faire engueuler ? Sophie l’attrape par le cou et lui colle un

gros bécot sur la joue.

Sophie raconte ses derniers jours en n’omettant aucun détail, surtout pas son

escapade sidérale d’hier soir, Marta adore dès que ça croustille. Elle rit aux éclats de la

maladresse touchante de Denis, apprécie à sa juste valeur la coïncidence dans les goûts

musicaux, exulte avec l’épisode del cabrón de trader, s’indigne du montant de l’addition,

prend bien note de ne pas aller dans ce bar où personne ne semble reconnaître l’immense

talent de Rocío Jurado et Isabel Pantoja. Elle redemande à voir la photo, le trouve à son goût,

Sophie la menace de lui arracher les ovaires et d’en faire des petites paupiettes à la française

si elle s’en approche de trop.

— Vu comment il louche sur mes seins, avec ta poitrine il va entrer en catalepsie.

— Dis-donc tu les accumules, l’EuroMillions mardi, Denis samedi, t’as pas chômé.

— Et encore, tu sais pas tout.

Une nouvelle fois, elle déballe toute l’histoire de l’ordinateur. L’Andalouse au grand

cœur écoute complètement abasourdie. Bien sûr Sophie avait fini par lui raconter sa courte

aventure avec Luc, après que Marta l’eut tannée pendant des jours pour comprendre

pourquoi elle apparaissait au bureau avec une tête sinistre, mais les derniers

rebondissements la laissent sans voix. Un long silence suit le récit.

— J’aime pas te savoir embarquée dans ce genre de plan. Pourquoi tu m’as rien

dit ?

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Sophie se défausse en disant qu’elle n’avait pas non plus rencontré le KGB ou le

Mossad, que certes elle aurait pu leur en parler, à elle et Samy, mais les instructions de Luc

étaient claires, Claude Sarda devait prendre la suite des opérations.

— Samy fait pas dans le James Bond, il n’aurait pas été d’un grand recours. Mais

moi j’aurais été là, à une autre table. Nom de dieu de merde Sophie !

Sophie laisse passer l’orage. Elles reprennent un verre de vin puis un café. Marta

s’inquiète de savoir comment Sophie va annoncer à Denis qu’elle est indécemment riche. Elle

n’a pas encore de réponse et ça la préoccupe. Même s’il n’a pas trop insisté sur la fragilité de

son business, elle n’écarte pas l’idée de lui donner un coup de pouce tôt ou tard. Acheter tout

ce qu’il vend, tout entreposer dans un hangar, siffloter comme si de rien n’était. Il finirait par

trouver ça louche, tout ingénu qu’il est.

Elles se marrent. Marta pose la question de savoir ce qui est plus facile, annoncer qu’il

n’y a pas assez de place pour tous ces zéros sur un extrait bancaire ou avouer qu’on est à la

rue sans le sou.

— Chepakoitdir.

— Bon, je te fais confiance, tu trouveras un moyen et tu feras ça bien. Il faut que

je me sauve, j’ai promis à Samy d’aller au cinoche. Tu veux pas venir ?

— Je ne peux pas, j’ai distribution de pain avec Arsène.

Elles font un bout de chemin ensemble jusqu’au métro le plus proche, où Marta

disparaît, laissant son amie avec ses doutes existentiels à neuf chiffres.

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Elle envoie un message à Arsène, J’arrive !, monte dans un taxi, entame un dialogue

emballé avec Denis qui la fait chavirer d’amour, même si elle s’en défend tant bien que mal,

et se fait déposer devant le square un quart d’heure plus tard. Il est là à l’attendre, bien sûr.

Comment il fait pour ne pas s’ennuyer à mourir ? Elle l’imagine vêtu d’un pyjama à rayures

noires et blanches et un boulet enchaîné au pied et trouve la réponse toute seule.

Il attend son rapport quotidien, elle lui fait un résumé, il semble très satisfait de la

tournure de la soirée. Il demande si c’est beau Paris depuis là-haut, elle porte ses mains à son

visage comme pour signifier que c’est bien au-delà du beau et lui promet de l’emmener, en

touriste. Il souhaite savoir si son Denis a été galant et l’a invitée, elle dit qu’il est galant mais

que c’est elle qui a payé. Il grommelle, elle lui rappelle que dans sa jeunesse ça n’avait pas

l’air de l’inquiéter outre mesure de se faire rincer tout le temps. Il grommelle de plus belle,

en disant que les circonstances n’étaient pas les mêmes, mais elle ne veut pas entrer dans ce

débat stérile alors elle le traîne dehors, un Martini Schweppes les attend.

Il préfère une bière, au-dessus de six degrés d’alcool ça le retourne dans tous les sens,

un sevrage forcé de trente-deux ans ça laisse des traces, et puis il fait vraiment chaud. Elle

lui demande s’il a une télé, il dit que oui, celle de son oncle, une vieillerie qui occupe une

commode entière et qui met deux minutes à chauffer. Quelques années auparavant elle

l’avait laissé sans image durant des semaines, jusqu’à ce qu’un voisin lui explique que le

mode de transmission avait changé et qu’il lui fallait un adaptateur, le jeune homme s’était

occupé de tout, aujourd’hui il trouve que c’est un miracle qu’elle fonctionne encore. Elle

abonde dans son sens et dit qu’il ne faut pas jouer avec le feu, dans les jours qui viennent ils

iront lui en acheter une neuve et elle ne veut pas de refus. Ça le tarabuste, il ne comprend pas

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pourquoi elle est comme ça avec lui et le lui fait savoir. Elle hésite, cherche la meilleure façon

de lui expliquer ce qu’elle ressent à être à ses côtés, puis se lance.

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous représentez pour moi, ce n’est

même pas d’une erreur judiciaire dont vous avez été victime, c’est de

l’acharnement aveugle de tout le système. Ils voulaient un coupable alors ils

vous ont désigné du doigt, le bouc émissaire parfait, puis ils se sont assurés

que votre peine soit la plus lourde possible avant de refermer le dossier et de

passer à autre chose en un rien de temps. Combien de ces salopards qui ont

participé à cette farce se souviennent encore de vous aujourd’hui ? Et le vrai

coupable, si ça se trouve il s’est rangé et a coulé une vie paisible. Alors pour les

remords c’est même pas la peine d’en parler. Arsène, je ne vais pas réparer les

faits, croyez-moi je le ferais si je pouvais, mais on vous a volé votre vie, c’est

abominable et ça me révolte, alors si on peut faire que vos dernières années

soient moins amères, on y gagne tous les deux. Et puis grâce à vous, j’ai enfin

fait mon deuil de Luc et ça, ça n’a pas de prix.

Arsène a le corps légèrement penché sur la table, immobile, perdu dans ses souvenirs,

les mains croisées entre ses jambes, le regard fixé sur les moineaux qui attendent des bouts

de chips. Au loin on entend des enfants qui poussent des cris joyeux, il ne leur reste que

quelques jours d’école avant les grandes vacances. Il émerge lentement de cette léthargie

qu’il ne connaît que trop bien, souvent il sombre de la même façon, à tout remuer dans sa

tête. Et puis il a été tellement longtemps sans parler à personne, il a du mal à exprimer ses

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sentiments, tout ça est trop brusque, trop rapide, cette seconde opportunité qui surgit au

crépuscule de sa vie.

— J’accepte avec joie… toutes ces attentions que vous avez pour moi, vos

sourires, vous n’imaginez pas à quel point. J’accepte, donc, mais à une

condition, que plus jamais on ne fasse allusion à mon passé, vous voyez ce que

je veux dire.

Elle va pour dire quelque chose mais il l’arrête d’un geste. Il explique que très peu de

temps avant, il a également fait la connaissance d’une dame dans le voisinage, un peu plus

jeune que lui, souriante et coquette, certes elle parle bizarrement mais il aime se promener

avec elle, elle glisse sa main dans son bras pour marcher, ça le trouble et le ravit, mais pour

avoir le droit de connaître ça, il a dû s’inventer un personnage, une vie entière, il a tout

réécrit. Sophie comprend-elle ?

Elle mesure encore un peu plus le poids qu’il traîne, l’enfermement même à

l’extérieur, l’impossibilité d’établir de nouvelles connaissances sans mentir, la force qu’il faut

pour espérer et se recréer. Elle essaye d’ôter un peu de tension.

— Il faudra me raconter avant, si jamais je la rencontre un jour. D’ailleurs à ce

propos vous m’invitez quand chez vous ?

Il se raidit. Il lui dit que ce n’est pas un endroit pour une jolie femme comme elle, que

tout est vieux et moche, ça grince et craque à chaque pas, c’est sombre même avec toutes les

lumières allumées, ça sent la poussière et le renfermé. Mais elle n’en démord pas, elle lui

annonce que des fenêtres ça s’ouvre et qu’elle fera enlever le papier peint et enverra des

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peintres, rien de tel que des murs immaculés pour faire entrer un peu de gaieté dans un

appartement. Ah, et une installation électrique aux normes, de nouvelles tuyauteries et un

parquet silencieux, parce que s’il veut inviter sa nouvelle conquête à prendre le thé, il a plutôt

intérêt à faire peau neuve. Il a du mal à tout enregistrer, il la regarde sans comprendre.

— Et j’irais où pendant les travaux hein ?

— Surprise.

Il ne lutte plus, il ne comprend toujours pas, il voit juste qu’elle est sûre d’elle, décidée,

une femme amoureuse quoi. Il l’emmène jusque devant chez lui, à peine trois cents mètres

les séparent. Il ne l’invite pas à monter, elle rétorque que de toute façon ce n’était pas son

intention, lui rappelle qu’elle a encore un dîner ce soir, une formalité, mais que demain elle

ne travaille pas alors elle repassera pour le café après le déjeuner. Elle le voit calculer

combien il lui reste d’heures pour tout nettoyer et mettre un peu d’ordre, elle lui sourit.

— Et vous me mettrez au courant de ce qui se passe dans le monde, je n’ai même

pas le temps de m’informer.

— Et vous, vous devez me montrer comment écouter la musique du Golf-Drouot.

Lorsqu’elle rentre chez elle, elle reçoit un message de Béatrice : « Salut ma chérie,

j’espère que tout va bien, 20 h 30, la table est à ton nom et demain je t’attends au siège à

9 h 45, on prendra un café avant de monter, tu me raconteras ta soirée, je trépigne

d’impatience, plein de bises ».

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LUI

Il passe le reste de l’après-midi à errer dans son appartement, ne trouvant la paix ni

jeté sur son lit, ni affalé dans le canapé, ni debout à faire des cercles autour de la table. Sophie

lui manque, parfois il en perd la respiration, et ce dîner lui pourrit la vie. Je vais y aller parce

que Sophie est déjà prise et parce que Pierre est fermé, sinon, ADIEU la chieuse. Alors de dépit

il met de la musique de circonstance, des trucs qui mettraient Verlaine au supplice et qui

feraient passer Baudelaire pour un clown de cirque, il enchaîne des chansons d’une grande

mélancolie, désespérantes de tristesse, qui le tirent vers le bas. Il ose même mettre

Redoutable, de Véronique Sanson, c’est si facile de se faire mal. Pour s’achever, il met l’Adagio

pour cordes, de Samuel Barber, gros coup de massue sur la tête suivi d’un mawashi geri qui

lui démonte l’épaule et un truc un peu vicieux dans les rotules pour détourner l’attention

pendant qu’on lui colle une taloche. Il s’affale sonné sur le canapé.

Puis il passe à des trucs de quand il était tout gamin, un peu de baume au cœur. Lors

de ses vacances d’été, faites de châteaux de sable, de club Mickey et de concours Nestlé grâce

auxquels, les jours de gloire, il gagnait un sachet de moutarde, tous les jours à midi pile, une

voix féminine, venue de nulle part et transmise par des haut-parleurs rudimentaires,

souhaitait un bon appétit de la part de l’Office de Tourisme aux gens mollement étendus sur

des serviettes Pschitt citron. Après avoir raccroché le micro, elle mettait des chansons qui

accompagnaient un tout petit Denis jusqu’à ce que l’heure du déjeuner arrive vraiment,

même des haricots verts qu’il allait devoir finir au goûter en regardant ses frères avaler du

pain beurre chocolat. Il le sait, sa passion pour la musique vient de ce rituel, parce que cette

dame, aujourd’hui il en prend pleinement conscience, avait un goût exquis.

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C’est sur cette plage qu’il a entendu pour la première fois des morceaux légendaires.

Eloise de Barry Ryan, No Milk Today, de Herman’s Hermits, My Girl des Temptations, Nights

in White Satin des Moody Blues, Here’s to you de Joan Baez, My Generation des Who. Et des

Français, Dutronc et son Paris qui s’éveille, Françoise Hardy et Le temps de l’amour, même

Nicoletta, il n’a aucune honte à écouter Mamy Blue près de cinquante ans après. Mais surtout,

et il en conserve un souvenir très net, pour les siècles des siècles, Paint It Black, LE morceau

rock qui l’avait dès le départ rangé du côté des Stones face aux ineffables Beatles. Tout ce

qu’on écoute à cet âge-là façonne une vie musicale entière, alors autant que ce ne soit pas trop

de la merde, sinon tu finis avec Bruno Mars dans les oreilles.

Une heure et demie avant le rendez-vous, n’y tenant plus, il descend dans la rue et se

dirige à pied vers le restaurant. S’ouvrir l’appétit, parce qu’il a l’estomac comme s’il sortait

d’un réveillon de Noël avec, en guise de dessert, une bûche recouverte de couscous

mayonnaise. Au moins il a de nouveau ses Converse et son jean, vêtu de la sorte il pourrait

aller jusqu’au bout du monde, en prenant son temps parce que faut pas pousser, la machine

commence à avoir des ratés.

Il met ses écouteurs et enclenche des morceaux à haute dose d’énergie vitale. Les

Pretenders, les Strokes, Let’s Go Crazy de Prince, People Have the Power de Patti Smith, les

Fat White Family, qui avaient monté une grosse fête avec une banderole « La salope est

morte » lorsque la Thatcher avait eu la délicatesse de cesser de se préoccuper des choses de

ce monde — qui lui en avait su gré il faut bien avouer —, Devo et la grandiose montée new

wave de Gut Feeling, un Daran, qui lui fait croiser les doigts pour que jamais il n’ait à dire à

Sophie « Je repars », que jamais ils ne deviennent « des plantes en pot ni des fleurs en

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plastique », et Toy, Putain Toy !, Left Myself Behind, parfois il se dit que s’il devait s’échouer

sur une île déserte, alors que ce soit avec cette chanson rock stratosphérique. Il se voit bien

reprenant connaissance la tête dans le sable, les pieds léchés par les vagues, la cassette dans

la poche de sa chemise. Ça lui prendrait des années pour construire un lecteur en bambou et

coquillages, il ne serait pas peu fier de la membrane des enceintes faites en poils de noix de

coco. Le tout serait alimenté par une astucieuse roue à aube mue par une jolie cascade au

milieu de l’île. Y a un problème avec le mot astucieuse ? Dès les premières notes, il ramasserait

plein de gros cailloux pour former un message qui puisse se voir de très haut et de très loin,

Foutez le camp, je suis très bien ici. Il aurait trouvé une grosse branche pour faire l’accent

grave sur « très », on peut être à l’abandon sur un bout de terre à des milliers de milles d’un

Bescherelle et d’un Petit Larousse sans pour autant renoncer à l’orthographe.

Lorsqu’il arrive en vue du restaurant, il s’arrête un instant sur un banc dans la rue et

cherche un dernier morceau, un truc vraiment vicieux et plein de hargne, il monte le son au

maximum, appuie sur play et ferme les yeux. Sid Vicious, éphémère bassiste des Sex Pistols,

avait été incontestablement un crétin, pété d’alcool et de dope, sans aucun talent musical,

mais sa version de My Way l’avait mis au panthéon des icônes punk rock. Et ça fait quarante

ans que Denis s’insuffle sa dose au moins une fois par mois, comme d’autres se changent le

sang dans une clinique suisse. Et ça marche à chaque fois, ça le remet debout, il est gonflé à

bloc, prêt pour être très désagréable, mais très, vraiment, grave.

Sauf qu’il n’a pas pensé une seule fois à demander à Béatrice au nom de qui est

réservée la table, il n’avait pas la tête à se préoccuper de ces menus détails. Il essaye avec

Denis Dunant, mais la personne à l’accueil lui dit qu’il n’a rien à ce nom, à celui de Béatrice

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Levenant non plus, encore moins à la FDJ. Il n’ose pas demander s’il y en a une au nom de

Madame Chieuse ou Mademoiselle Emmerdeuse.

Décontenancé, il songe un instant à décamper, au moins il aura essayé, personne ne

pourra le lui reprocher. Mais le charmant préposé à l’accueil lui dit que ce n’est pas grave,

qu’on est dimanche soir, qu’ils ne sont pas pleins, et que s’il veut bien le suivre, il l’installera

à une table où son amie le retrouvera sans peine.

— Alors vous allez rire, ce n’est pas mon amie, mais alors mais pas du tout, elle

commence même très mal notre relation, et puis en fait je ne la connais même

pas, elle non plus d’ailleurs, oui je sais c’est bizarre mais la vie est comme ça

des fois hein ? Mais allons-y, menez-moi à l’échafaud.

Curieusement on lui offre la même table que jeudi soir. Cette fois il n’est pas question

de laisser la meilleure place à sa chieuse de voleuse, il se met face à la salle, il a une vue

directe sur la porte d’entrée, si une femme rentre seule, ce sera pour lui. Il manque quelques

minutes avant le rendez-vous, il commande un verre de vin blanc, et décide d’aller aux

toilettes avant que les hostilités ne commencent. Il passe devant le bar, le contourne sur le

côté gauche et descend une volée de marches.

L’endroit est apaisant, ample, une douce lumière rend le moment agréable, une

musique faite de simples notes tombant comme des gouttes qui font des ronds dans l’eau. Il

se lave les mains dans un grand lavabo en bois sombre de deux mètres de long, face à un

miroir imposant qui le sépare des toilettes des filles et qui s’arrête à mi-hauteur, laissant

apercevoir les avant-bras de quiconque serait en train de faire pareil de l’autre côté.

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Lorsqu’il remonte dans la salle presque vide, il constate que personne ne s’est assis à

sa table, il se fait une raison, elle va forcément arriver en retard cette conne.

Et là, là, tout dérape.

— Denis ??

Alors qu’il n’est qu’à quelques mètres de sa chaise, on l’interpelle d’une voix qu’il ne

connaît que trop bien, il y décèle de la vraie surprise et quelque chose qu’il n’identifie pas

tout de suite. À vrai dire, quelque chose qu’il préfère ne pas identifier.

Sophie est là, assise contre une banquette, tout de blanc vêtue, les poignets posés sur

la table, entourés d’une multitude de bracelets de toutes les formes et couleurs, tellement

séduisante, son cœur se serre, même si le visage de la belle exprime une incrédulité qui

n’augure vraiment rien de bon. Elle attaque bille en tête :

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

Le ton est légèrement agressif, voire passablement, ne pas chipoter sur les sensations.

Il la salue et lui dit combien elle est radieuse.

— Je vous ai posé une question.

— Alors vous allez rire, ou pas, mais je pourrais vous poser exactement la même.

Il voit bien que ce n’est pas la peine de s’approcher pour l’embrasser, il n’est pas que

crétin, alors il se contente d’appuyer ses mains sur le rebord de la chaise qui fait face à sa

Fée. Elle continue sur le même registre.

— Pourquoi me suivez-vous ? Vous voulez tout gâcher ?

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Ça se barre en vrille vraiment trop vite pour lui, il se souvient trop tard qu’il

s’aventure sur un terrain où elle est vraiment bien meilleure que lui, la colère sourde et

l’invective froide. Que fout Sid Vicious bordel ? Il essaye de rester cohérent, comment la

suivrait-il alors même qu’il est arrivé avant elle ? Elle rétorque qu’elle est assise et lui debout,

que la chronologie est digne de H. G. Wells bourré, il explique qu’il revient des toilettes et que

dans un instant devrait arriver la chieuse avec qui il a rendez-vous. Elle fait fi de ses

arguments :

— Si personne ne vient s’asseoir à votre table, considérez que nous ne nous

sommes jamais connus, je ne comprends pas que vous m’ayez suivie. Je me

sens espionnée et je trouve ça… navrant.

— Non mais je rêve, vous vous rendez compte que je pourrais vous retourner

chacun de vos mots ? Vous allez me dire quoi, que vous aussi vous avez rendez-

vous ici ?

— Pas moi aussi, moi seule, vous, vous inventez je ne sais quelle histoire

abracadabrante juste pour me contrôler ou je ne sais quoi, je suis sûre que

vous racontez tout en direct dans un groupe WhatsApp.

Il joint les mains, paume contre paume, et les lève devant son visage, comme pour en

appeler à Elvis, qu’il lui donne la patience nécessaire. Il est dépité et se sent dépassé par cette

déconcertante spirale de ressentiments, ne comprend pas qu’elle puisse penser ça, lui jette

à la face que comme emmerdeuse elle est au-delà de la personne qu’il attend, puis, ne

trouvant rien à ajouter, il lui souhaite une bonne soirée.

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Il fait demi-tour et rejoint sa table, mortifié. Il avale d’une gorgée le verre de blanc

qu’on avait posé devant son assiette pendant qu’il parlait avec Sophie. Il enrage et se sent

bien plus que malheureux, il est abattu devant ce coup du sort. Si cette conne ne déboule pas

là maintenant, c’en est fini de mon histoire avec ma Fée. Il n’a pas un regard pour elle, alors

qu’elle n’est qu’à quelques mètres. Il fait signe à un serveur, on lui apporte un autre verre.

Putain de sa race elle va prendre grave l’autre grognasse.

Les minutes passent. Beaucoup trop de minutes, un nombre incroyable de minutes,

en un quart d’heure il en défile au moins cent mille, un million. À neuf heures moins dix, il est

toujours seul à sa table, et se console en constatant que Sophie connaît les mêmes

déboires. En fait c’est elle qui m’a suivi, elle a dû douter de mon célibat et voulait me prendre

en flagrant délit d’adultère, bordel de chiottes !

À neuf heures, du coin de l’œil, il la voit se lever et se diriger vers lui, verre à la main.

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ELLE

Elle arrive deux minutes en avance, donne son nom au réceptionniste qui la guide

vers sa table. Elle prend place sur la banquette, pose son sac à ses côtés, commande un verre

de sancerre, elle y porte ses lèvres, il est frais comme elle aime. Elle adore cet endroit, elle s’y

sent bien, et puis elle a hâte de rencontrer ce Gru. Elle regrette de ne pas avoir acheté des

chaussons en mousse, ceux qui s’allument à chaque pas en prononçant Papuche et Bananaaa.

Comme toute la planète, elle raffole de ces petits bidules jaunes. Elle est tout sourire.

Elle était, tout sourire, parce que là, là, tout dérape.

Elle agrandit les yeux comme jamais, alors que, chose inconcevable, Denis passe

devant elle. Son Denis, l’homme qui a fait irruption dans sa vie sans prévenir, à qui elle veut

tout donner et de qui elle veut tout recevoir, avec qui elle a prévu d’être simplement

heureuse, tout le temps tant qu’à faire. Elle s’est même fait un film, dans très longtemps, dans

mille ans si elle arrête avec le Martini Schweppes, ils rejoindront les étoiles pour l’éternité

en même temps, pas question d’en laisser un tout seul pendant que l’autre s’évapore, même

quelques secondes.

Sauf que SON Denis ne devrait pas être là à passer devant elle comme si de rien n’était,

il devrait être ailleurs, n’importe où, mais ailleurs, c’est ce qu’il lui a dit, un rendez-vous avec

une emmerdeuse, le gros mensonge, il me suit !! Elle pète un câble.

— Denis ??

Elle le voit se retourner, sa surprise initiale laisse place à un grand sourire, chaud,

alors elle se charge d’ouvrir la porte du frigo en grand et de rafraîchir considérablement

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l’atmosphère. Quand il finit par lui tourner le dos pour rejoindre sa table, elle est furieuse et

se sent d’une tristesse infinie. Pourquoi il a fait ça ? Alors que, je le jure sur la tête de Marta,

on allait s’aimer tout le temps, meeeeerde ! Elle retient avec difficulté des grosses larmes de

détresse. Elle voudrait fuir, mais avec sa chance elle tomberait pile sur l’autre gagnant au

moment de sortir.

Alors elle reste assise, interdite. Elle se refuse à regarder vers lui, qu’il aille au diable,

de quel droit est-ce qu’il prétend me contrôler, fuck les mecs ! Le sancerre prend un coup de

chaud, elle n’y touche plus. Elle est tellement décomposée par cette apparition révélation,

qu’au début elle ne prend même pas conscience du temps qui passe et que son gagnant est

de plus en plus en retard.

Et puis soudainement, alors que près d’une demi-heure s’est écoulée, une drôle d’idée

prend forme dans sa tête défaite.

Noooooooooooooon, non non non non non, ce n’est pas possible !!!!!!! Sophie tu veux tout

voir tout beau, trop beau, c’est de la science-fiction, ça n’arrive pas des trucs pareils.

Faut voir.

Alors, prise d’une grande nervosité, incapable de formuler clairement cette nouvelle

hypothèse, elle appelle le serveur, s’excuse pour le manque de ponctualité de son invité et

lui demande un glaçon. Une fois servie, elle se saisit du verre et va s’asseoir face à Denis.

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LUI

Il la voit s’installer face à lui sans demander la permission. Il a le temps d’entrevoir

ses jambes minces et bronzées sortir d’un ensemble qui s’arrête à mi-cuisses, il imagine ses

mains remontant dessous, il en pleurerait. Il fait comme si de rien n’était et regarde son

mobile, les doigts gourds. Auparavant il avait envoyé un message rageur à Béatrice pour

vérifier si la conne a bien compris que le dîner c’était ce soir, mais il n’a toujours pas obtenu

de réponse. Il sent le regard de Sophie, inquisiteur, il a chaud jusque derrière les oreilles. Il

pense à l’envoyer balader, loin, de l’autre côté de la Terre, qu’elle aille se faire mettre avec ses

tortues, fuck les gonzesses !

— Denis, regardez-moi.

Il continue de tripoter son smartphone, de plus en plus nerveusement. Il essaye

d’ignorer la présence en face de lui, alors que tout le pousse à la regarder encore une fois,

même si ça doit être la dernière. Pourtant la voix est redevenue plus douce, l’agressivité a

laissé place à un air sérieux.

— Denis, s’il vous plaît, regardez-moi.

Elle n’implore pas, mais si le ton est plus avenant, ça sonne néanmoins comme un

ordre. Il pense va chier sans trop y croire, prend son verre, les yeux fixés sur l’écran, boit une

gorgée, tiraillé par le dilemme, il a une envie éprouvante de fumer, il est à deux doigts de

chavirer, sa colère est en train de disparaître. Un chaos épouvantable s’empare de lui.

— Denis nom de dieu de merde, vous voulez bien me regarder ??

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Ça l’électrise. Il relève la tête, et se retrouve littéralement submergé d’amour pour

cette fille aux grands yeux noirs qui le fixe comme devait faire Torquemada dans les

tribunaux inquisitoriaux. Il essaye de faire le dur en lui répondant du ton le plus froid qu’il

peut, mais le cœur n’y est pas, du coup ça fait un bruit comme s’il venait de muer.

— Que voulez-vous ?

Il se racle la gorge pendant qu’elle s’installe mieux sur sa chaise. Elle pose les coudes

sur la table et joint les mains sous son menton. Elle s’excuse pour les gros mots, les justifie

en disant qu’il l’a poussée à bout, prévient qu’elle aimerait lui poser une question, il

s’enquiert du genre de réponse qu’elle accepte, si une à prendre à compte ou une à balayer

de la main.

— Écoutez, admettez que vous étiez la dernière personne que je m’attendais à

voir ici.

— Qu’est-ce que vous croyez, que j’ai demandé à être assis à côté de la table de

Sophie Delonge quand je me suis pointé ? On m’en a même attribué une au

hasard, parce que mon nom ne figurait pas dans le registre des réservations.

Elle fait comme si elle prenait note de cette information, lui s’agace. Elle trouve

étonnant qu’il ne connaisse pas le nom de son emmerdeuse, il explique qu’il s’agit d’un dîner

forcé, qu’il a accepté sous le coup d’une certaine émotion, et qu’il regrette d’avoir dit oui, que

si ça doit foutre la merde entre eux deux, il jure qu’il retrouvera cette emmerdeuse, qu’il lui

fera bouffer le curry par le fondement et qu’il tamponnera le tout avec le riz gluant.

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Elle sourit. Ça le fait fondre, il n’y peut rien, à quoi bon lutter, et puis c’est

indubitablement bon signe, la première réaction amicale dont elle fait montre ce soir. Il

aimerait lui prendre la main, lui caresser le visage, signer l’armistice, tout reprendre à zéro,

s’excuser s’il le faut, alors qu’il n’a commis aucune faute, mais parfois il faut savoir lâcher du

lest. Puis l’embrasser, oh putain merde oui, l’embrasser, et redéployer mes ailes.

Elle garde le silence tout en le regardant intensément, porte son verre à ses lèvres, un

glaçon flotte mollement dans le vin. Elle le repose, elle semble réfléchir à toute vitesse,

comme si elle cherchait la meilleure façon de dire quelque chose d’important.

— Denis, jeudi après-midi, lors de notre premier verre ensemble, vous m’avez dit

être occupé le soir même, un dîner avec quelqu’un qui avait en sa possession

quelque chose dont vous aviez terriblement besoin, ce sont vos mots, n’est-ce

pas ?

Les quelques personnes qui dînent dans la salle, une trentaine tout au plus, ne

semblent pas faire à attention à la partie d’échecs qui se joue à quelques mètres d’eux. Il

confirme, même s’il ne comprend pas ce que ça vient faire dans leur conversation, elle passe

outre sa question et affirme, plus qu’elle n’interroge, que le dîner a eu lieu ici même.

Le verre de Denis lui échappe de la main, tombe dans son assiette, le vin gicle sur sa

chemise. Cette fois, pas de rire de l’une ni de rouge aux joues de l’autre, ils s’en contrefoutent,

au moins sur ce point ils sont en harmonie. Denis remet le verre à sa place, ça l’ennuie qu’il

soit vide, parce qu’il sent qu’il va avoir besoin d’un remontant, mais il ne peut pas se résoudre

à boire à l’assiette ou en essorant sa chemise. Et puis il est un peu offusqué, il ne comprend

pas qu’elle ne soit pas venue le saluer si elle était ici jeudi soir, elle lui demande s’il le fait

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exprès, il avoue ne pas comprendre, il est sincèrement dans le brouillard, il ne voit pas vers

où tout ceci conduit. Sophie mène le bal, l’informe qu’elle n’était pas là, qu’elle l’a appris le

lendemain et le trouve d’une lenteur incroyable lorsque Denis demande par qui, il ne

comprend rien, insiste pour savoir qui lui en a parlé, elle dit que quelqu’un qui l’appelle Gru.

Il ouvre grand les yeux, tout cela n’a aucun sens, il se demande ce que vient faire

Béatrice à table, il ignorait qu’elles étaient amies, Sophie précise que seulement depuis

vendredi soir, il trouve flatteur que Béatrice ait parlé de lui à quelqu’un qu’elle vient juste de

rencontrer mais ça lui semble surtout déplacé. Elle se demande si finalement il ne serait pas

plus couillon qu’un autre, pour Denis tout devient de plus en plus confus, il a bien conscience

qu’elle essaye de l’emmener quelque part, mais il n’aime pas la direction empruntée, si elle

doit déjà savoir qu’il est incroyablement riche, il préfèrerait que ce soit lui qui le lui apprenne,

pas une tierce personne, même bougrement sympathique. Et puis il ne veut pas vérifier une

nouvelle fois l’équation une femme au courant, un subit intérêt pour ma pomme.

— Je dois avoir la RAM encombrée, je ne vous suis pas du tout.

Elle fait la liste de tout ce qu’il va falloir réinitialiser ou changer, pas seulement la

mémoire, mais aussi la ROM, la BIOS, le processeur, les circuits, le ventilateur, l’alimentation,

tout sauf le clavier, elle trouve qu’il a de jolies mains. Il insiste pour qu’elle s’explique, elle lui

apprend que Béatrice lui a parlé de lui ici même, vendredi soir, il est estomaqué. Ses craintes

se confirment, il croit comprendre que d’une manière ou d’une autre Sophie et Béatrice se

sont rencontrées, qu’il a été question de lui et que la guerrière urbaine a vendu la mèche,

demain ça va ruer dans les brancards, grave. Sophie continue avec son interrogatoire tout en

zigzags, aborde le métier de Béatrice, elle sait qu’il sait qu’en tant que responsable des

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relations avec les grands gagnants à la FDJ, elle dîne ici même pour établir un premier contact

avec des personnes qui ont gagné une grosse somme d’argent, que s’il voulait bien cesser de

faire l’andouille, elle aimerait ne pas avoir à réviser son jugement sur lui vu qu’il embrasse

tellement bien. Par prudence, il préfère ne rien dire, il voit bien qu’elle s’impatiente de plus

en plus. Alors elle annonce, tout en tambourinant avec ses doigts sur la nappe, qu’elle-même

a dîné ici, le lendemain de sa propre soirée avec Béatrice.

Là oui il ne parvient pas à se contenir et fait comme s’il suivait parfaitement le

cheminement de sa Fée piaffante.

— Vous avez gagné au grattage? Whaouuuuu, je suis sincèrement content pour

vous, il faut fêter ça, je…

— Deniiiiiiiis !!!! Nom de dieu de merde, vous me rendez folle ! Est-ce que vous

pourriez faire un petit effort, un petit, un tout petit tout petit tout petit ?

Pendant qu’elle dit ça, elle approche l’index du pouce en laissant un espace minuscule

entre ses deux doigts, mais même en les distançant de cinquante mètres, Denis continuerait

de se sentir opprimé, dans le penthotal. Il voit bien qu’il l’énerve, mais ça bloque.

— Denis Dunant, nom de nom vous m’exaspérez !

Il la regarde un peu vexé, il aime de moins en moins la scène et il ne veut surtout pas

qu’elle croie que la veille elle a embrassé un gros crétin. D’autant qu’elle est encore dans les

délais pour tout annuler, lui faire savoir qu’elle a commis une regrettable erreur, qu’elle s’en

excuse platement en lui souhaitant bonne chance dans sa vie. Une nouvelle fois il reste

silencieux, c’est elle qui reprend :

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— Vous êtes prêt ? Attendez je range les verres, surtout ne touchez à rien…

Là il ne peut s’empêcher de sourire, il a toujours cru que sa maladresse le rendait

sympathique, alors qu’en fait ça dépend de la valeur de ce qu’il casse.

— Mettez les mains sous la table… J’y vais ?

Il s’exécute, il en profite pour croiser les doigts.

— Respirez un grand coup…

Il avale tout l’air qu’il peut vu qu’il ne sait pas combien de temps il va devoir rester

comme ça. Il la regarde, tendrement, il ne peut pas l’éviter.

— Je suis l’autre gagnante !

Il la trouve vraiment jolie, son visage l’émeut, il se demande quand il va avoir le droit

de l’embrasser encore.

— Je suis votre voleuse !

Ses grands yeux noirs, là, tellement beaux, il note de regarder plus tard s’il se voit en

entier dedans.

— Votre chieuse !

Le dessin de sa bouche est parfait, ces lèvres douces et généreuses, n’avait-il pas failli

mourir lors de leur premier baiser ?

— Votre emmerdeuse top-level !

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Et ses petites pommettes, parfois elles rosissent lorsqu’il lui dit de jolies choses. Il

aimerait drôlement la faire vraiment rougir.

— La grosse conne !

Hein ? Il prend conscience qu’elle vient de dire tout un tas de trucs qui tentent de se

frayer un passage. Il les récapitule en lui, dans l’ordre croit-il se souvenir.

Alors dans sa tête ça fait un vacarme assourdissant, alors que toute la salle semble

retenir son souffle et qu’on n’entend plus aucun bruit. Pendant une minute le restaurant

intègre le cercle très fermé des moins de cinquante endroits dans le monde que les

bioacousticiens définissent comme étant préservés de tout bruit non naturel, nullement

altérés par des sons provenant de l’activité humaine, même Despacito et Ed Sheeran sont

refoulés à l’entrée, le paradis sur terre. Puis l’anthropophonie reprend ses droits, lorsqu’un

serveur au loin fait tomber une soucoupe sur le bar.

Il la regarde longuement, il essaye d’assimiler la nouvelle, il est en plein chaos,

monumental. Des alarmes jamais déclenchées jusqu’à ce soir se mettent à hurler en même

temps, des jets de vapeur lui sortent par tous les trous. Sophie, l’autre gagnante ? Ma voleuse

ma chieuse mon emmerdeuse ma grosse conne ? Il dit que c’est impossible, que des caméras

doivent être cachées ici et là, que c’est une farce pour un programme télé à la con, L’amour

est dans le thaï, un truc comme ça. Sophie s’empresse de le démentir.

— 6 7 10 24 39 étoiles 5 et 8, cent millions d’euros au tirage de mardi soir, le reste

c’est pour moi merci. Vous avez joué à 19 h 58, une grille flash dans un bureau

de tabac. Le lendemain vous avez regardé dans un autre établissement, la

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machine vous a invité à appeler la FDJ, ce que vous avez fait. Vous avez eu

Béatrice au téléphone, à aucun moment vous ne l’avez appelée par son

prénom, alors que moi j’ai eu droit à « grosse conne », ce qui est assez

désobligeant.

Il est désolé, implore de ne pas lui en tenir rigueur, il ne pouvait pas savoir, Sophie se

moque de l’anecdote, par contre elle tient à savoir si Denis réalise vraiment, il répond sur un

ton badin :

— Bien sûr, fastoche, ça arrive à tout le monde.

En fait il est complètement bloqué, c’est bien au-delà de la confusion, tout a fondu là-

haut, même les extincteurs, pas moyen d’organiser ses idées en file indienne pour les

appréhender une à une, ça forme comme un torrent en crue, juste avant que le barrage ne

cède, il a la présence d’esprit d’ouvrir les vannes, il propose de boire quelque chose de très

fort, de l’absinthe à trois mille degrés.

L’idée de prendre une cuite mémorable a le mérite de relâcher un peu de pression.

L’information commence à se mettre en place, des éléments s’emboîtent, peu à peu il se fait

à une idée qui à aucun moment ne lui avait effleuré l’esprit, parce que c’était tout simplement

bien trop énorme, improbable non, impossible, le genre de truc qui ne peut tout bonnement

pas se produire. Oxford est loin, très loin, la chaire est faible. Si la probabilité de gagner la

super cagnotte à l’EuroMillions est de un sur cent trente-neuf millions, alors celle de

rencontrer une Fée et de s’en éprendre quelques heures avant qu’elle ne devienne l’autre

gagnante du même tirage, ça doit être bien au-delà de un sur un gogol, un sur dix puissance

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cent. Il note de vérifier sur Google, après tout ils avaient emprunté ce mot aux

mathématiques des grands nombres, pensant, un jour, avoir réponse à tout.

Il les aime les nombres, mais le manque de réciprocité de leur part alimente son regret

de toujours, petit il voulait être astronaute, du coup de dépit il a fait n’importe quoi de sa vie.

Pourtant il aurait aimé ça, être ami intime des chiffres et des fonctions, lire des échanges

entre deux médaillés Fields comme on se délecte de la partition d’une sonate pour piano à

quatre mains de Mozart. La musique suprême du seul langage universel, celui qui explique

tout, du geste le plus insignifiant aux grands chamboulements cosmiques. Toutefois il

reconnaît que, là, il risque d’y avoir un couac dans la mélodie. Il écrira à Cédric Villani pour

en avoir le cœur net. S’il faut, il lui offrira un nouveau foulard.

Ils se regardent en silence, lui cherche un dernier indice d’une possible farce. Il

aimerait bien jeter un œil vers les grosses plantes, s’assurer qu’elles ne cachent vraiment

aucune caméra, mais il se retient, il ne veut pas aller au-delà de gros crétin. Il ne sait toujours

pas comment réagir, ça fait vraiment beaucoup de hasards en six jours. Le septième il

trouvera le repos éternel. Il commence par des choses à ras de terre.

— C’est quand même un truc de grand malade ce qui nous arrive… Et moi qui me

faisais un sang d’encre… à l’idée de devoir vous dire un jour ou l’autre que… je

suis pété de pognon… ça me turlupinait… je ne savais pas comment aborder la

chose.

— Pareil. J’avais même envisagé d’acheter un hangar, de créer mille comptes sur

Amazon et d’acheter tout ce que vous vendez.

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Il se sent tout bizarre, ça le touche, il trouve ça gentil, elle demande si lui aussi allait

être gentil, il lui parle du gros cabinet de courtage qu’il pensait lui offrir.

Elle pense aux Seychelles et à toutes ces îles où il l’emmènera la moitié de l’année

pour s’y marier toutes les nuits sous la lune et le long bandeau scintillant de la voie lactée.

Aurait-elle pu diriger son affaire de là-bas, allongée sous un palmier, en tendant son verre de

rosé vers le soleil couchant pour qu’il prenne cette délicate teinte orangée ? Denis la fait

sursauter.

— Je vais me mettre à hurler.

— Vous ne voudriez pas plutôt m’embrasser ? Me prendre dans vos bras et me

susurrer plein de machins doux à l’oreille ? Sinon je vais encore me mettre à

pleurer, vous n’avez pas idée de la quantité de larmes que j’ai versées depuis

mardi.

Denis pèse environ trois tonnes, il est éperdu d’amour et dans sa tête c’est le 14 juillet,

le bouquet final. Les artificiers concentrés sur des variations embrasées de rose et de rouge

qui dessinent des cœurs gigantesques dans le firmament. Plus tard il ne se souviendra plus

vraiment être parvenu à se lever, mais quand il reprend ses esprits, Sophie est dans ses bras.

Ils sont debout contre la table, sa tête est perdue dans les plantes, il n’y a vraiment pas de

caméras, leurs bouches sont hermétiquement collées, leurs mains appuient fort partout où

elles glissent, leurs jambes cherchent à s’enlacer, il voudrait glapir d’extase et craint un

instant d’exploser de joie dans son pantalon.

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Une fois rassis, il lui fait un signe avec la main, il a besoin de faire le silence dans sa

tête, fermer les yeux, assimiler cette invraisemblable révélation. Vous allez être surpris, avait

dit Béatrice. Elle ne pouvait pas imaginer à quel point. Il se cache le visage des deux mains,

appuie fort sur ses yeux avec les doigts, et regarde un million d’étoiles s’imprimer sur ses

paupières closes. Ça lui prend du temps de faire le vide, se concentrer sur une question qu’il

se pose cent fois, comment un truc pareil est-il possible ? Il se sent perdu, devenir un peu fou,

il n’a pas une ébauche de réponse, pas une. Il repense au dîner la veille, les allusions aux deux

gagnants qu’ils avaient faites, allant jusqu’à émettre l’idée qu’ils étaient peut-être présents

dans la salle mais que jamais ils ne le sauraient. Lequel des deux avait été le plus sournois ?

Avait-elle eu un petit sourire discret qui aurait pu, qui aurait dû le mettre sur la piste ?

Il repense à la scène de leur rencontre mardi matin sur le trottoir, se demande un

moment si tout n’a pas été orchestré par… qui ou quoi il ne sait pas, il déteste cette idée.

Et puis subitement, il est transpercé par une envie subite, la seule qui vaille, celle qui

repousse au loin les nuages noirs et les questions sans réponse, qui fait chanter les cœurs et

survolte les âmes, celle qui fait tourner et chanter le monde depuis l’aube des temps.

— Sophie, j’ai envie de vous faire l’amour.

Elle demande si là tout de suite, il confirme. Elle veut savoir s’il veut faire ça sur la

table, il pense plutôt aux toilettes, elles lui plairont. Il lui propose de le prendre par la main

et de dire au maître d’hôtel qu’il ne se sent pas très bien, elle hésite. Il insiste en disant que

ça fait dix virgule huit lustres qu’il attend un moment pareil, elle calcule cinquante-quatre, il

la félicite, elle donne le sien, sept virgule six, il arrive à trente-huit, elle le félicite aussi, ils en

concluent qu’il ont seize ans de différence, ça n’en choque aucun des deux. Sophie s’inquiète :

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— Vous avez une… petite protection ?

— Vu les érections que vous me provoquez à chaque fois que je me colle à vous,

une grosse s’impose.

— C’est bien ce qu’il me semblait avoir noté oui, déjà hier soir devant le bar.

Ils gloussent, bêtement oui, on sait. Sa température interne à lui grimpe encore, il sort

son portefeuille et cherche frénétiquement entre les documents officiels et tous ces vieux

papiers qu’il serait bien avisé de jeter, et finit par en extirper avec difficulté une petite

pochette fripée. Il se souvient l’avoir glissée là quelques mois après sa dernière séparation,

au cas que, alors qu’il se voyait déjà la jeter en même temps que le portefeuille, dans des

années. Il consulte la date de péremption, il était grand temps, le mois prochain elle aurait

été une vraie passoire et au printemps, il aurait été de nouveau papa.

Il la lui donne en lui expliquant avec un certain embarras qu’il n’en a jamais mis, ses

précédentes relations amoureuses n’en ayant jamais requis. Il la prévient qu’elle va devoir la

lui mettre sans perdre trop de temps, la chose l’impressionne, ça pourrait le déconcentrer.

Elle le regarde avec plein de malice, ses yeux pétillent, elle n’est que sourire, de sa

bouche sort un léger fœhn revigorant. Elle trouve qu’il fait plus jeune que ce qu’il vient de

dire, mais là, là, elle s’en tape. Qu’il n’ait jamais mis de préservatif la rassure plutôt, au moins

il n’a pas batifolé à droite et à gauche. Elle aussi ressent une envie irrésistible de baiser, fuck !,

elle se tortille sur sa chaise, son sexe est trempé, elle veut le sentir s’introduire crûment en

elle, être cloutée contre le mur, se perdre dans un plaisir volcanique et s’évanouir. Un acte

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brutal, rapide, jouir en quelques secondes, au point d’excitation où elle se trouve, elle

n’imagine pas un truc à retardement, n’en veut pas. Plus tard, quand ils auront le temps.

Elle enlève tous ses bracelets et les pose sur la table, se lève et fait ce qu’il a suggéré,

le prend par la main et les fait traverser le restaurant au pas de charge, la capote dans son

autre poing, fermé. Arrivés au bout du bar, on leur demande si tout va bien, elle répond que

justement non, son ami a des vapeurs mais rassure le personnel en disant que c’est

probablement la chaleur et le vin bu trop vite, un peu d’eau sur le visage lui fera le plus grand

bien et ajoute qu’ils seraient bien gentils d’en profiter pour aller changer son assiette.

La tête de Denis n’invite pas à penser autre chose, il a l’air ivre. Pas d’alcool, juste de

bonheur, la nuance est parfois trompeuse.

Ils descendent les marches et entrent dans les toilettes des filles, accompagnés de ces

petites virgules sonores qui semblent tomber du plafond avant de s’évaporer jusqu’à la

suivante. Il n’y a personne, la chance leur sourit une fois de plus. Elle rit un court instant en

imaginant que dans quelques secondes, tout le restaurant aura son oreille collée à la porte.

Elle a à peine le temps de fermer à clef derrière eux que Denis se jette sur son corps.

Il l’embrasse sur la bouche, lui lèche les lèvres et le cou, lui prend les fesses à pleines mains,

les passent sous sa courte robe, appuie fermement sur sa culotte mouillée, elle gémit et lui

plante ses ongles dans son dos, il remonte jusqu’à l’élastique, sous lequel il glisse ses pouces

pour faire descendre le minislip sur ses jambes. Il s’accroupit pour le lui retirer

complètement pendant qu’elle s’appuie contre le mur du fond et remonte sa jupe jusqu’à sa

taille, il voit avec émerveillement son sexe complètement nu, le désir qui en émane coule sur

l’intérieur de ses cuisses, il aspire le divin liquide et remonte sa bouche sur ses grandes

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lèvres, boit toutes ses chairs, elle pousse un ho qui en annonce beaucoup d’autres, alors elle

le prend par la tête et le relève, lui dit qu’elle ne veut pas jouir comme ça, met la pochette

entre ses lèvres, il défait son ceinturon, déboutonne son pantalon, baisse la braguette, gestes

frénétiques, elle glisse une main dans son boxer qu’il fait aussitôt descendre sur ses cuisses,

elle agrippe son sexe très fort, il est en feu, il fait ho tout pareil et lui demande de ne pas trop

insister de cette façon, danger, elle lève une jambe et pose un pied sur le dérouleur de papier,

son sexe ruisselle de lave, elle déchire la petite enveloppe et en sort la capote, il admire cette

femme nue, offerte, il aime cette frénésie, fait glisser le haut de sa robe sur ses bras et sort

ses seins du soutien-gorge, il les lèche, mordille ses tétons aussi délicatement que la hargne

du moment le permet, son sexe se gonfle encore un peu plus, elle a levé ses mains en hauteur

pour offrir sa poitrine à sa bouche et ses mains avides, elle tient la capote dans ses doigts et

hésite un instant sur le bon côté, baisse les bras et attrape de nouveau le sexe de Denis avec

une main, appuie sur le petit réservoir entre son pouce et l’index, déroule le préservatif tout

du long du membre comme s’il avait servi de moule de fabrication du latex, il regarde tous

ces gestes empressés avec étonnement, cette drôle de sensation, sentir son sexe plastifié,

pressionné de toute part, enfin elle le guide en elle, il a dû légèrement fléchir les jambes, elle

est tellement lubrifiée et lui est tellement dur qu’il s’enfonce violemment sans effort, il

entend un dernier oooh, ou était-ce le sien il ne sait plus, puis ils perdent instantanément

leurs repères et toute notion de temps et d’espace, et le monde finit par exploser.

Putain d’Elvis ! Ces quelques secondes où le plaisir irradie des corps qui se tendent à

s’en déchirer, le souffle rauque, les mots idiots qui sortent tout seuls comme des cris, les

mains qui s’agrippent à l’autre comme à un rocher au milieu de l’océan en furie, les couleurs

qui n’en sont plus et les sons qui viennent de tellement loin, déformés.

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Puis lentement, doucement, tout s’apaise. La tête de Denis repose dans le cou de

Sophie, ils respirent fort, leur sueur se mélange, il a toutes ces boucles qui lui caressent le

visage. Il s’inquiète brièvement de savoir comment on enlève une capote après y avoir

déversé plein d’amour, il l’embrasse tendrement sur les yeux, les joues, le front, ses lèvres, il

aime cette fille à en mourir et le lui dit à l’oreille, puis alors que son sexe retourne peu à peu

à la tenue de ces derniers matins, il se sépare délicatement d’elle en retenant le latex, alors

qu’elle halète encore. Il retire le préservatif, le jette dans la petite poubelle et prend

conscience que le lavabo l’attend dehors. Il ne se voit pas sortir comme ça pour aller se laver

face au miroir, quelqu’un pourrait croire s’être trompé de côté et s’offusquer devant ce

spectacle. Elle lui offre sa culotte pour s’essuyer, elle s’en fiche, elle ne pensait pas la

remettre. Sophie la lui tend du bras, le regarde, la braise s’est éteinte dans ses yeux, il y lit

quelque chose d’encore plus beau, plus pur, il est bouleversé. Elle a rabaissé sa jambe puis sa

robe, remis le haut, et l’attire à lui. Elle l’étreint avec une tendresse infinie, caresse sa nuque

et son visage, il s’agrippe, il veut mourir, là. Elle revient aux choses de ce monde :

— Peignez-vous un peu avec les mains et vous êtes parfait, ni vu ni connu,

remontez le premier pendant que moi je remets de l’ordre dans tout ça. Allez

hop !

Il l’embrasse de nouveau et la serre dans ses bras sans rien dire, d’ailleurs tout est dit,

ça a l’air con, mais le moment est juste sublime. Après lui avoir caressé une dernière fois les

fesses, il entrouvre la porte, vérifie que la voie est libre, et s’asperge le visage d’eau fraîche.

Il jette son costume de Gru tout fripé, enfile celui de LoveMan de Marvel impeccablement

repassé, remet le vieux le temps de trébucher dans les marches, et fait une réapparition

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triomphale dans le restaurant. Le maître d’hôtel lui demande si ça va mieux. Denis, qui a noté

un léger sarcasme dans la question, le rassure sur le même ton :

— Rien de tel qu’un peu d’eau sur le visage pour renaître.

— Ce doit au moins être de l’eau bénite que nous avons en bas, alors.

— Bénite par Aphrodite, n’en doutez pas.

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ELLE

Elle s’arrête devant le grand lavabo en bois exotique. Les lumières sont suaves et

scintillent, les contours semblent un peu floutés, elle est comme dans du coton, s’avance au

ralenti, les sons lui parviennent un peu distordus, entre feutrés et résonnants.

Alors qu’elle se lave les mains, quelqu'un de l’autre côté a simplement posé les siennes

dans le fond du lavabo, elle voit bien qu’elles tremblent. Elle les regarde et reste consternée,

comment peut-on venir ici avec des doigts et des ongles aussi noirs de crasse ? Son vis-à-vis

invisible se détache du lavabo, elle l’entend charger un sac sur son épaule, ouvrir une

crémaillère et se saisir d’un objet qu’elle ne voit pas. Elle entend un clac clac, auquel elle ne

prête guère attention, puis les pas de l’autre grimpant l’escalier. Bon vent, gros sale !

Alors qu’elle se sèche les mains à l’aide d’une petite serviette enroulée prise sur un

tas en forme de pyramide aztèque, elle entend d’abord un cri, plutôt une vocifération, comme

une altercation à sens unique, elle croit d’abord comprendre Carambar, puis elle se reprend

et finit par pencher pour Allahu Akbar, mais se dit que c’est idiot, on est dans un thaï, et même

si elle n’est pas spécialiste de la répartition des musulmans dans le monde, elle croit se

souvenir qu’à Bangkok le barbu a peu pied, c’est plutôt le bouddhiste.

Et alors retentissent des détonations, là elle n’a aucun doute. Le bruit est

assourdissant, sa première réaction est de s’affaler par terre, elle ne localise pas l’origine des

coups de feu, elle sait seulement que c’est en haut et qu’une balle est si vite perdue. Elle se

bouche les oreilles autant qu’elle peut, son cœur se glace et son cerveau cesse de fonctionner.

Elle ne compte pas vraiment les déflagrations, ça lui semble sans fin, elles éclatent avec un

rythme régulier. À cinq, ou dix ?, alors qu’elle s’est urinée dessus sans s’en rendre compte,

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elle se relève, elle entend des hurlements de douleur et de peur, elle a envie de pleurer, mon

dieu mais qu’est-ce que c’est que cette merde !!, elle court vers l’escalier, veut retrouver Denis,

plonger dans ses bras, que ce bruit infernal cesse, lui saura, Denis, tu vas trouver les mots, dis ?

Lorsqu’elle arrive en haut, alors qu’elle n’a pas conscience d’avoir grimpé les marches,

elle fait irruption dans une scène de chaos tournée au ralenti, les sons sont irréels, vision de

désolation dantesque. Elle ne sait pas ce qu’elle enregistre en premier, le corps du maître

d’hôtel par terre, baignant dans une grande flaque sombre ; celui du barman affalé, inerte,

ses bras pris dans un évier et qui l’empêchent de rouler par terre ; ou ce type de dos, debout

trois mètres devant, vêtu d’un blouson de cuir noir et d’un pantalon de survêtement blanc. Il

tient une arme dans la main, et tire, tire, tire, tire. Des tables sont renversées, elle identifie

d’autres corps allongés et ce qu’elle croit être du sang, partout. Les mille bruits lui vrillent

les tympans, ça résonne partout, comme si elle était dans une immense aérogare.

Et puis elle l’aperçoit. Tout son être se paralyse, ça explose à l’intérieur.

Denis est en face d’elle, assis à la table depuis laquelle il avait vue sur l’entrée et

l’escalier, son corps est légèrement renversé sur son dossier, comme s’il avait trop bu. Il est

à une dizaine de mètres, mais elle voit nettement qu’il lui manque le côté gauche du crâne,

maintenant collé sur le mur derrière lui, éclaboussé de sang et d’autre chose plus visqueux.

Il a aussi une grande auréole grenat sur son épaule droite, et une autre sur son bras gauche,

qui pend sur son côté. Ses yeux sont ouverts, mais ils ne regardent plus rien. Dans l’autre

main, légèrement ouverte sur la table, elle voit sa culotte dépasser de ses doigts déjà raides.

Elle veut hurler mais aucun son ne sort, tout se brise en elle. Elle vomit cassée en deux

derrière le bar, les restes du midi et le sancerre de ce soir lui éclaboussent les pieds. À aucun

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moment elle ne songe à mourir, elle est déjà morte, son corps a rendu l’âme. Elle ne sent

aucune douleur malgré les spasmes à répétition, elle est anesthésiée, et attend de rejoindre

Denis parmi les étoiles, que ça vienne au plus vite. Maintenant !

Et puis elle le voit, ce couteau à la belle lame, à un demi-mètre de sa main gauche, posé

à côté de gros verres aux pieds de couleur pour les cocktails. Elle ne se voit pas survivant à

un nouveau coup du sort, Luc d’abord et maintenant Denis, une deuxième histoire

amoureuse tronquée après seulement cinq jours, elle ne comprend pas pourquoi elle a été

marquée au fer rouge, quel crime ai-je donc commis !! Après quelques secondes d’hésitation,

je veux mourir mais pas toute seule, elle s’en saisit, le fait tomber, le reprend de la main droite,

le manche dans sa paume s’adapte parfaitement, elle se relève, le type est toujours de dos, il

a à peine bougé, pourquoi l’aurait-il fait, depuis sa position il a pratiquement toute la salle en

ligne de mire. Il a fait sauter un chargeur et en a sorti un nouveau de son sac sur l’épaule, il

prend son temps, rien ne presse, puis se remet à tirer. Une minute à peine s’est écoulée

depuis la première cartouche.

Dans un dernier éclair de lucidité, elle se retient de contourner le bar, il pourrait la

voir. Alors elle grimpe pieds nus sur les éviers, sans un regard pour le serveur mort, couverte

par le bruit des détonations successives, puis monte accroupie sur le bois sombre du

comptoir, elle est juste derrière lui, hésite une seconde, se laisse tomber de l’autre côté et

s’élance dans son dos.

Rien ne saurait l’arrêter, RIEN, vous m’entendez putain de merde, RIEN, je vous hais et

je vous emmerde, tous, j’allais être heureuse, je voulais rien d’autre, c’était tellement

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demander ?!?! L’autre ne voit rien venir, il est trop occupé à dégommer des canards comme

à la foire, il va forcément gagner un imam en peluche, sinon c’est de la triche.

Elle lui plante son couteau dans la gorge, avec une rage et une force dont elle ne se

croyait pas capable, elle l’enfonce jusqu’à la garde, ça secoue tout son bras, le sang lui gicle

au visage et sur son joli ensemble blanc déjà maculé de vomi et de pisse, ça fait comme un

geyser, elle a dû toucher la carotide, elle n’en sait rien, elle ne sait plus rien, elle voudrait

mugir mais tout ça est bloqué en elle, seul son bras endolori répond encore. Le tueur s’affale,

elle l’accompagne dans sa chute, elle veut s’acharner sur lui, elle ressort le couteau et le

plante dans sa joue, elle voudrait lui crever l’œil mais inconsciemment elle retient son geste,

adolescente elle avait vu Un chien andalou, de Buñuel, la scène du rasoir au début du court-

métrage l’avait traumatisée, alors elle lui sectionne une oreille et s’apprête à lui labourer le

cœur lorsque le type lève une dernière fois le bras droit. Sophie se redresse face à lui

triomphante, l’arme pointe un instant dans sa direction, vas-y fils de pute Denis m’attend !!!

Une première balle lui perfore la cuisse, une seconde se loge dans son estomac, tandis

qu’une dernière lui explose la gorge.

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EUX

D’un double trait lumineux dans le ciel constellé d’étoiles de Paris, ils ont quitté la

Terre, à une vitesse inimaginable, laissant derrière eux un soleil minuscule. Ils volent main

dans la main, s’éloignent sans un bruit, pas un souffle d’air sur leur visage doré, illuminé de

paix. Leur corps a déjà atteint une taille gigantesque.

Ils tourbillonnent en douceur autour de millions d’étoiles de toutes les couleurs,

certaines pulsent une lumière aveuglante, d’autres engloutissent leur voisine, quelques-

unes agonisent dans une débauche d’énergie, comme un ultime râle. Ils dévient des comètes

d’un seul souffle et jouent aux billes avec des géantes bleues, une chiquenaude suffit à les

faire se percuter entre elles et à malmener des constellations plus vieilles que la Terre. Denis

se retourne et se met à compter jusqu’à dix, pendant que Sophie se cache dans un trou noir.

Elle en libère toute la lumière afin qu’il ne tarde pas à la retrouver, elle ne veut plus être

séparée de lui.

Ils demandent leur chemin à de drôles de guides dans des langues étranges, saluent

de la main des formes de vies improbables et se sentent parfois accompagnés par des choses

qu’ils ne s’expliquent pas, tout est simplement beau. Lorsqu’ils atteignent le bord de la Voie

lactée, Sophie s’assied sur un bras de la spirale. Denis lui imprime un mouvement de

tourniquet, elle rit aux éclats, ses cheveux dessinent d’immenses traînées étincelantes dans

la noirceur du vide. Ils sont éblouis par des quasars, fascinés par une nébuleuse où se

dressent de gigantesques colonnes de gaz, et reposent leurs sens dans des galaxies noires.

Et puis ils les trouvent. Au détour d’un gigantesque amas d’étoiles, ils sont là, l’air

fatigué de veiller, bourrés pour la plupart. Certains dansent gauchement, d’autres sont

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avachis sur des fauteuils aux dimensions astronomiques, boivent des bières et fument des

pétards titanesques. Ça braille et rote pas mal, ils arborent des tee-shirts sales, leurs jeans

pourraient tenir debout tout seuls, quelques-uns vont nu-pieds.

C’est Bob Marley qu’ils repèrent en premier. Son gigantesque maillot du FC Nantes

brille plus qu’une supernova. C’est le club chéri de Denis qui l’avait offert au rasta man, après

que le grand Bob et ses Wailers eurent disputé un minimatch contre des joueurs de l’époque,

l’après-midi précédant le concert donné à Saupin en juillet 80. Les locaux avaient dû

s’employer à fond pour gagner in extremis.

Un peu plus loin Prince fait la tronche, il vient encore de se prendre un râteau avec

Janis Joplin et Amy Winehouse, lui, le nain violet, tellement habitué à renverser les plus

belles. Son charme n’opère plus, depuis cette lubie qu’il avait eue de changer pour un

nouveau nom à la con. Il se retourne vers Nico, mais celle-ci lui lève son majeur, elle n’a

d’yeux que pour Brian Jones, dont le regard aviné est perdu au-dessus d’une piscine grande

comme un système solaire.

La Joplin et le hangar à vin lèvent leur bouteille de gin, s’en tapent une lampée, et

partent bras dessus, bras dessous faire un brin de causette à Johnny Cash, pourtant peu

disposé à être aimable, les prévenant qu’il pourrait les laisser tomber et leur faire mal. Mais

que si elles veulent elles pourraient avoir son empire de saleté. De terre. De poussière. De

sable. De merde. Dirt n’avait jamais été aussi ambigu.

Sur leur gauche, Ian Curtis et Kurt Cobain ruminent, se regardent de travers et

traînent leur spleen comme un clodo son bardas, poursuivant leur quête de cœurs de fans

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cafardeux à coup d’amour qui déchire et d’esprit adolescent. À leurs côtés, juché sur un

jukebox, comme un motard fantôme, Alan Vega danse de façon syncopée.

Bowie bougonne, l’élégant dandy a perdu de sa superbe. Il pensait être le Heroe là-

haut, mais il doit se rendre à l’évidence, il n’est pas tout seul, la densité spatiale de la chose

ne laisse pas de le surprendre. Surtout il ne comprend pas comment il a pu arriver ici avant

son pote Iggy, qui s’en était mis bien plus que lui dans le cornet. Il croise les doigts pour que

l’iguane ne tarde pas trop. En attendant, il suit Lou Reed, qui se balade du côté sauvage d’un

Boulevard sale, un plan de Berlin dans les mains.

Plus loin, Bashung, tout en silence et hésitations, rêve de Madame et se demande

comment on freine. Il est pris de vertige, mais ne sait plus de quoi, probablement de la mort.

Il voit Denis et se met à chanter Samuel Hall, le couplet avec les haricots verts.

Tom Petty se fait tout petit, c’est le dernier arrivé et il se sent comme un jour de

rentrée dans une nouvelle école. Il regarde avec respect Jimi Hendrix et Jim Morrison, l’un

est enveloppé d’une brume pourpre, alors que l’autre croit que c’est la fin et hurle dans

l’immensité de l’espace qu’il veut tuer son père et baiser sa mère.

À l’écart de toute cette agitation, Sid Vicious, assis, porte le blazer blanc de My Way à

même la peau, les entailles sur son thorax suintent encore. Il a une basse dans les mains et

s’essaye à quelques accords. Il a l’éternité pour apprendre, ce ne sera pas de trop.

Denis et Sophie se regardent, hallucinés et rigolards devant le spectacle offert par

leurs héros défunts. Ils se tiennent par la main, et avancent lentement, comme s’ils venaient

demander audience. Où est le roi ? Where is the fuckin’ King ? Roi ? Mais que disent-ils, Dieu !

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Il atterrit mollement devant eux, alors que résonne Can’t Help Falling in Love, la

dernière chanson qu’il avait interprétée en public, quelques jours avant sa mort. Depuis le

temps, son costume a perdu ses franges et ses paillettes, ses grosses joues sont mangées par

d’énormes favoris broussailleux et sa banane aurait besoin d’une planète de gomina, mais sa

présence magnétique est intacte, tous les regards se tournent vers lui. Silence sidéral.

Fats Domino et Chuck Berry lui amènent son quatorzième hamburger du jour, tartiné

de beurre de cacahuètes et de confiture de fraises, la seule façon d’arriver aux dizaines de

milliers de calories qu’il ingurgitait sur ses derniers jours. Derrière, Buddy Holly, Big Bopper

et Ritchie Valens attendent de lui allumer son cigare, en mettant le feu à de vieux billets d’un

avion qu’ils n’auraient jamais dû prendre, ça leur brûle les doigts.

Elvis leur sert son fameux déhanché, s’approche d’eux, salue Denis d’un petit signe de

la main, fait une légère courbette devant Sophie en chantonnant Are You Lonesome Tonight.

Il a l’haleine chargée et son caleçon est probablement passé du côté obscur, mais fuck, c’est

Dieu quoi, respect.

Il recule légèrement une jambe, met les mains sur les hanches et affiche son

légendaire sourire qui avait fait s’évanouir la moitié de la population féminine de la planète.

Sa voix profonde et grave les sort de leur hébétude dévote. Cette même voix vénérée par des

milliards de gens, dont une Sophie Delonge et un Denis Dunant, alors bon, silence quoi.

— What the fuckin’ fuck que vous foutez là les gars ? Sympa de nous faire une

fuckin’ little visite, but votre fuckin’ time n’est pas arrivé, soyez pas si pressés,

ici on s’emmerde grave faut pas croire, y a qu’à voir quand on fait un gig, tout

le monde veut se coller devant le micro, ils me fuckin’ gonflent, faut que je file

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des fuckin’ taloches à tour de bras, mais je suis pas le fuckin’ King pour rien pas

vrai ? J’ai dit King ? God ! Allez, foutez-moi le camp d’ici, fuck’n’roll, vous

reviendrez un autre jour. Au fait…

Elvis marque une pause, l’univers entier arrête quelques secondes de s’étendre et

retient sa respiration.

— … Love you tender, les djeunz.

Il leur fait un clin d’œil, deux ou trois prises de karaté pour épater la galerie, et leur

tourne le dos.

Puis l’image disparaît, comme sur les vieilles télés, quand elle se réduisait d’abord à

un minuscule point blanc avant de s’éteindre définitivement.

Denis se réveille.

Il fait nuit noire, il est allongé, nu.

Il met plusieurs secondes à reprendre ses esprits, il ne reconnaît pas tout de suite

l’endroit où il se trouve. Il se tourne sur sa gauche. Sophie est endormie, blottie à ses côtés, il

en bave instantanément d’amour. Ils sont dans sa chambre à elle.

Alors tout lui revient, il se repasse le film des dernières heures.

Il l’avait vue remonter des toilettes au restaurant, le sourire qu’elle lui avait lancé de

loin l’avait complètement paralysé. À table, elle lui avait pris les mains en silence, l’une d’elle

contenait encore sa culotte, elle l’avait alors rangée dans son sac. Après une courte lutte, il

avait accepté de passer la nuit chez elle plutôt que chez lui, après avoir admis qu’il n’avait

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pas d’oranges pour le réveil et qu’au mieux il aurait pu passer des noyaux de brugnons au

mixeur. Auparavant ils avaient fini par commander le même curry, avalé d’une traite en riant,

qui baise mange, avait pensé Denis. Le serveur se mordait la langue pour ne pas demander

comment ça avait été en bas. Denis avait payé avec joie, à un rien de se retrouver vraiment

sans le sou, ils étaient sortis enlacés comme des collégiens.

À force de s’embrasser tout le temps, plusieurs taxis leur étaient passés sous le nez.

Dans d’autres circonstances ils auraient râlé, chacun avec ses mots, mais là rien ne pouvait

enrayer l’état de béatitude idiote qui les avait envahis. Ils avaient fini par en trouver un, alors

qu’ils commençaient à se faire à l’idée de rentrer à pied. Dans le taxi ils n’avaient pas échangé

un mot, se donnant simplement la main, ils avaient de nouveau quinze ans.

Une fois chez elle, elle avait tiré ses cheveux en arrière et les avait attachés avec un

gros élastique noir, il avait d’autant plus apprécié l’attention qu’il se voyait déjà lâchant une

longue série de gros mots énervés à leur encontre, et ce ne sont pas des choses qui se font la

première nuit.

Elle s’était plantée devant lui, avait fait glisser sa robe blanche par terre puis avait

dégrafé son soutien-gorge. Ainsi nue, il l’avait longuement regardée, il en avait eu le hoquet,

il était fou d’elle, il ne voyait pas d’autre façon de dire les choses, d’ailleurs il l’avait bouclée.

Elle s’était assise sur le lit face à lui, les jambes croisées, le dos bien droit, les mains sur les

genoux, et avait attendu qu’il se déshabille. Elle avait souri lorsqu’il avait commencé à

grogner contre ses Converse qui ne voulaient pas s’enlever, lui avait suggéré de défaire le

nœud des lacets, puis s’était allongée sur le ventre pour regarder le reste du spectacle, les

poings fermés sous le menton pour se redresser la tête. Elle lui avait dit qu’elle lui ferait du

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pot-au-feu avec le jus d’orange et qu’elle allait le passer à un rythme de cinq repas par jour.

Elle le regardait le cœur battant, disposée à s’en remettre à lui pour toujours, le soleil allait

tout le temps briller, même à Cherbourg. Finalement, n’y tenant plus, elle s’était relevée pour

l’embrasser partout. Ils avaient fini par se coller l’un à l’autre et s’étaient rallongés. Ils

respiraient doucement et s’aimaient en silence, les yeux fermés, presque immobiles.

Conscients qu’ils vivaient la plus belle nuit de toutes celles vécues et de celles à venir,

ils attrapaient et gravaient dans leur cœur chaque seconde qui passait.

Parce qu’une nuit pareille, on s’en souvient toute sa vie, parfois ça illumine le visage,

la plupart du temps ça fait chialer, c’est comme ça.

Sophie avait fini par s’endormir, la tête enfouie dans le cou de Denis, une jambe

recouvrant les siennes et une main attachée à son épaule. Elle avait un sourire bouleversant

sur les lèvres. Lui aussi avait plongé peu après et avait rêvé de corps célestes et d’étoiles

rock’n’roll.

Et il en est là, allongé, nu à côté d’elle, il fait nuit noire.

De nouveau pleinement conscient de l’endroit et du moment, même s’il est incapable

d’évaluer l’heure qu’il est. Immobile, il pense à son prochain roulé-boulé et cherche le

meilleur moyen de le lui expliquer, d’autant qu’il devra le faire sur la gauche car à deux dans

le lit, vers la droite il se ramasserait.

Plusieurs fois il est tenté de se pincer pour s’assurer que tout ceci n’est pas qu’un rêve.

Et si ça ne suffit pas, il est tout disposé à tordre l’univers entier et à le secouer comme un

cocotier pour qu’en tombent les petits farceurs qui croyaient qu’on pouvait se moquer de lui

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comme ça. Il est là, dans ce lit, il le sent, il se sent, et il sent Sophie à ses côtés, tout a une

consistance, tout existe, tout est vrai. Personne n’a tiré de ficelles, personne n’a œuvré en

coulisse, personne n’a écrit le scénario ni n’a fait le casting de cette drôle d’histoire à trois :

Denis, Sophie… et le hasard.

Un jour, un dimanche de désœuvrement, il avait longuement réfléchi à tout ça, dix

minutes au bas mot, après avoir lu un fait divers aussi sot que malheureux. Une jeune femme

avait trouvé la mort en recevant un bout de corniche sur le crâne, alors qu’elle marchait dans

la rue pour retrouver son petit ami qui l’attendait cinq cents mètres plus loin pour aller au

cinéma. Interrogée par un média plus prompt que les autres, une dame qui avait assisté à la

scène et qui se trouvait encore en état de choc, avait juste pu murmurer au micro du

journaliste : « Quel drôle de destin ».

Destin ? Alors que la victime, qui n’avait certainement rien demandé, n’avait

sûrement pas mené son existence, ni même inconsciemment, dans le but, certes légitime

chacun faisant ce qu’il veut de sa vie, de recevoir un bloc de deux kilos de frise romane sur la

voûte crânienne. Ça avait fait crack et splash, avant de continuer son travail de labour sur les

os nasaux et maxillaires, parce que juste au dernier moment, elle avait dû sentir que quelque

chose ne tournait pas rond au-dessus d’elle et elle avait relevé la tête, offrant son sourire à la

mort.

Si ça c’était pas de la malchance, sans compter que ça avait dû faire rudement mal

avant la dernière étincelle.

Destin ou hasard ? Dessein ou accident ? Causalité ou indétermination ? Le débat le

fatigue, et puis à quoi bon puisque j’ai tout le temps raison, et en tant que Fils du Grand

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Aléatoire il se sent bien seul à défendre sa position face aux amateurs de messe dominicale,

il n’est pas rare de les voir se signer prestement, faire une croix avec leurs index en

prononçant vade retro à toute vitesse et s’asperger la tête de cinq litres d’eau bénite dans

laquelle auraient macéré deux kilos d’ail.

Défendre l’impondérable. Parfois il aimerait bien se laisser aller à dire comme tout le

monde « c’est comme ça, c’était écrit », mais très franchement, comment voir dans les

évènements de cette semaine autre chose qu’une simple série d’accidents, heureux certes,

mais quand même hautement improbables ? Le mardi matin, tout avait commencé par un

réveil non programmé, puis le coursier en moto qui ne faisait que suivre une feuille de route

optimisée par un coûteux programme qui l’avait envoyé commencer sa tournée pile là sur ce

bout de trottoir. Et entre les deux, une longue suite de tous ces petits gestes et décisions qui

avaient mené Denis à cet endroit et instant précis. N’avait-il pas eu cent fois l’occasion de

perdre ou de gagner une seconde, une seule toute petite seconde de rien du tout comme on

en vit quatre-vingt-six mille quatre cents par jour, en tout cas un laps de temps largement

suffisant pour qu’il apparaisse sur le chemin de Sophie un mètre ou trop loin ou en retard ?

Et c’est p’têt con à dire, mais pas de pied écrasé, pas d’amour. Et ce même jour, douze heures

plus tard dans le bureau de tabac de Solange, le système informatique de la Française des

jeux disposait de la bagatelle de cent trente-neuf millions de combinaisons possibles à lui

offrir, pourquoi précisément celle-ci ? Qu’on ne vienne pas lui dire que le terminal l’avait

reconnu avec son air benêt et s’était dit « nom de nom mais si c’est Denis Dunant, voyons

voir ce qu’en dit le Grand Livre de la Vie, ha bah voilà, faut que je lui donne les bons chiffres

à c’con-là, les mêmes qu’une certaine Sophie Delonge, alors qu’elle ne va jouer que dans une

minute, s’il est pas fortiche le GLV, il sait tout, il dit aussi qu’ils vont vivre une drôle d’histoire

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tous les deux, même qu’à la fin les gros cochons ils passent un moment drôlement coquin

dans le sous-sol d’un restau et ensuite ils s’aiment toute leur vie, z’en ont de la chance ces

cons-là ». Non, le terminal n’avait pas de conscience, pas d’âme, ne faisait pas de sentiment,

et se fichait comme d’une guigne de finir cinq ans plus tard désossé dans un centre de tri de

résidus technologiques.

Hasard twelve points, Destin zero point.

Il est tiré de ses ennuyeuses réflexions par Sophie, dont le sommeil s’agite depuis

quelques minutes, parfois même elle laisse échapper quelques gémissements. Puis elle finit

par se décoller de lui, se retrouve sur le dos, en proie à des tremblements, son corps est sous

tension, elle secoue la tête et rue des jambes.

Il est en alerte, ça sent le mauvais rêve.

Et alors elle hurle. Terreur et douleur.

Ça lui glace le sang et ça lui file une trouille de tous les diables. Elle s’est redressée

comme un ressort, sa tête frôlant de peu ses tibias, putain de merde faut que je la prévienne

que c’est pas bon pour ce truc qu’elle pourrait avoir là sous le sternum. Il se met à genoux et se

précipite sur elle, la prend dans ses bras, s’assied dans son dos et enroule ses jambes autour

de son corps.

Alors qu’il la tient fermement, elle hoquette des bribes de phrases entrecoupées de

sanglots emplis d’un profond désespoir, il croit comprendre qu’elle les a vus morts tous les

deux au restaurant, qu’elle s’était fait pipi dessus puis avait vomi sur son chemisier par la

faute d’un fou de Dieu qui hurlait qu’il voulait des carambars et tirait sur tout le monde,

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qu’elle l’avait fait taire à coups de couteau mais pas dans les yeux parce que le chien grondait,

mais là il n’est pas certain d’avoir bien suivi. Il la berce, lui caresse les cheveux et le visage,

lui susurre des mots doux, néanmoins il se garde bien de déblatérer sa philosophie à deux

balles comme quoi si le monde écoutait Elvis plutôt que des prêches, tout ça n’arriverait pas.

Elle est en sueur, elle s’est retournée vers lui et le regarde fixement. Bien que ce ne soit pas

le meilleur moment, il se sent sacrément important, ça l’enivre.

Elle s’apaise peu à peu, il ne sait pas si elle l’entend vraiment, éveillée et consciente,

ou toujours entre ces deux mondes, son cauchemar ou la réalité de ces bras qui l’enveloppent

délicatement. Il la rallonge doucement, elle s’agrippe à lui, enfouit sa tête sans un mot là où

elle se sent si bien, s’y réfugie, lui attrape un bras pour qu’il l’enlace. Il lui parle tout bas.

— Sophie, d’accord je suis plus tout jeune et pas bien gros…

Elle réprouve en lui claquant la fesse, et c’est tout juste s’il entend la voix qui

accompagne son geste, c’est plus exhalé que prononcé :

— Andouille.

— … mais je jure que jamais personne te fera de mal, s’il le faut on achètera des

kilos de carambars, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer, demain

matin trois oranges pour moi normal je suis plus grand.

Il hésite à ajouter la phrase magique, celle qu’on écrit de grandes lettres faites de

pleins et de déliés, peintes de couleurs pastels au milieu de jolies enluminures, puis

finalement se retient. Pourtant, alors qu’il la croyait de nouveau assoupie, c’est elle qui

répond tout bas à ce qu’il n’a pas osé dire :

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— Moi aussi, mais andouille quand même.

Elle sourit, soupire, le serre fort, puis cette fois s’endort pour de bon.

Il attend un peu, avant de murmurer une dernière fois :

— Bvvvv… putain de merde à chier de bite, c’est quand même complètement

dingue ce qui m’arrive.

F(uck)IN

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