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Il sort dans la rue pour la troisième fois en quelques minutes, tout compte fait et
malgré l’habitude, il trouve ça très énervant, et se demande si quelqu’un a observé son petit
manège. Qu’il ait d’abord oublié sa carte de métro ne le surprend qu’à moitié. En revanche,
comment il a pu partir de chez lui sans cigarettes reste un mystère, tant sa consommation
est « soutenue et régulière », aime-t-il à dire, pour corriger un entourage de plus en plus
Cette fois, la moiteur de l’air le surprend. Pour un 20 juin, cette chaude humidité dès
8 h 09 n’est pas suspecte en soi, sauf qu’hier encore il pleuvait et ce, depuis trois semaines. Il
se rend compte qu’il va avoir chaud, quelques pas sur le trottoir et déjà, ça colle sous les bras.
Il regrette de n’avoir rien vu venir, jamais il n’aurait enfilé cette veste en velours qui sentait
les châtaignes grâlées, son pull de laine noire, ses chaussettes en fil d’Écosse et ses Converse
— Je te réveille ?
Louis. Avec qui il a rendez-vous cet après-midi, pour trancher et en finir avec des
pourparlers commencés deux mois plus tôt. Louis, qui lui offre une alternative plutôt simple :
lui donner les rênes de son business pour le faire décoller, ou refuser sa proposition par
— Il est 8 h 10, n’exagère pas. Outre le fait que le monde appartient à ceux qui se
— Louis, le monde appartient à ceux qui se sont mis en tête de le posséder, quelle
que soit l’heure à laquelle ils mettent le réveil, y en a même sûrement parmi
eux qui font les cons toute la nuit et qui émergent en plein après-midi les yeux
vitreux, une haleine de chacal et du vomi sur leur chemise à mille balles. Pour
Son interlocuteur lui dit qu’il souhaite juste s’assurer que la réunion de l’après-midi
est maintenue, du coup ça l’énerve de plus belle, il lui fait savoir qu’à cette heure-là, il a des
— Chier.
l’aube mais l’issue fait peu de doute, il finira comme Blanquette, dévoré par le loup.
À rester concentré sur l’échange, il a attrapé encore un peu plus chaud. Maintenant
qu’il y pense, même tout étourdi qu’il est, ça aurait dû le titiller, car c’est quand même le soleil
qui l’a réveillé et ce, bien avant l’alarme programmée. Les volets défaillants ont même eu
droit à une longue salve de jurons silencieux. Il faut dire qu’il est à une période de sa vie où
tout l’agace assez rapidement, et il a déjà constaté à maintes reprises qu’un fuck ta race
salvateur, il voulait juste entendre la chronique météo. Mais avant d’y arriver, il a dû se taper
le journal d’infos et il a rapidement perdu le fil en constatant une fois de plus la lente
déliquescence d’un monde qui court comme un coq sans tête, comme guidé par une boussole
erratique. Du coup, il n’est pas arrivé aux vingt-neuf degrés annoncés sur Paris, il s’est laissé
aspirer par le grand vide, là où il se sent bien, l’écriteau « ne pas déranger » pendu à son cou.
Il a repris ses esprits lorsque cette grosse conne d’horloge murale a affiché 8 heures.
Il s’enferme de plus en plus souvent dans ces absences, il trouve que ça l’aide à
supporter des matins qui se ressemblent tous. Et les midis, et les soirs, et les nuits, tous les
jours qu’Elvis fait sont des putains de copier/coller de la veille ! Qu’il ne lui arrive jamais rien,
ça le mine. Qu’il marche sur un fil avec ses affaires, ça le tracasse. Qu’il ne gagne plus un rond,
Grand Chambardement, celui qui va engloutir la route qui fonce morne et grise vers le grand
saut final puis accoucher d’un joli chemin ensoleillé, tout en courbes suaves et vallonnées,
bordé d’arbres en fleurs. Il aime cette quiétude, derrière lui on entend les murmures d’un
ruisseau où rafraîchit une bouteille de chablis, pendant qu’il fait une sieste du tonnerre à
l’ombre d’un saule paresseux, la tête reposant sur la boîte des sandwichs aux rillettes, enlacé
par les bras délicats d’une chouette nana à gros seins, au milieu d’une ribambelle de petits
lapins qui font les cons alors que, cachés par les herbes hautes, leurs géniteurs font comme
C’est l’idée assez plaisante qu’il se fait du chemin à parcourir jusqu’à ce que la lumière
s’éteigne, mais il pressent que ça n’arrive jamais. D’ailleurs quand il voit ça dans les films, il
est tenté d’écrire à la production pour savoir ce que boit le scénariste. Parce que s’il a un
vague souvenir d’avoir eu une bonne étoile, ça fait longtemps qu’il la devine avalée par un
trou noir.
Ce qu’il ne sait pas encore, oui bah chuis pas devin, c’est que dans dix minutes son
étoile va être expulsée de son réduit obscur dans un gigantesque rot cosmique, pour se
Au départ ne lui parviendra qu’un léger pfffft, pas vraiment le cataclysme rêvé,
quelque chose s’approchant du pet de moineau. En réalité le piaf s’avèrera gavé au cassoulet,
car ses flatuosités ne cesseront d’enfler jusqu’à provoquer une fucking colossale déflagration,
La main sur la poignée, elle s’apprête à ouvrir la porte. Partir faire tous ces trucs
nourriciers qui la ramèneront ici même dans onze heures. Elle retient son geste, pousse un
léger soupir, observe sa main sans la voir, puis se retourne et balaye son appartement d’un
regard un peu las. La cuisine sur sa gauche, le salon en face, et à droite, le petit couloir truffé
de dangers qui mène vers l’autre partie. Une chambre et la salle de bains. De là où elle se
trouve, elle ne voit que leurs portes fermées, mais ce n’est pas nécessaire, elle en connaît
chaque recoin.
Oh, au niveau de son refuge, rien. Tout est en ordre, propre, ça sent le frais. À
commencer par la cuisine, immaculée, comme si elle n’avait jamais servi. Dans le salon,
l’ordinateur portable est parfaitement fermé sur la table basse, le câble d’alimentation
enroulé dessus, tandis que des centaines de livres sont soigneusement rangés sur les
étagères, par maison d’édition puis par ordre alphabétique. Dans sa chambre, le lit est fait, et
sur sa table de nuit repose son bouquin du moment, Perfidia de James Ellroy, tellement dense
quartier n’avance pas beaucoup. La salle de bains est nette évidement, au milieu des parfums
attend sagement la petite enceinte Bluetooth avec laquelle elle a écouté pendant sa toilette
une sélection de chansons qui fêtaient le soleil, chacune à leur façon, des Stranglers aux
Négresses Vertes, en passant par Bob Marley, Voulzy et Otzeki. Quant à la poussière, même
l’année en cours. Ce matin, lorsqu’est venu le moment de s’habiller, elle a choisi sa robe
blanche avec des virgules vertes comme faites avec le doigt, celle qu’elle accompagne d’une
grande besace et d’espadrilles à lanières et qui lui vaut parfois dans la rue des « Florette, moi
je vais pas te raconter de salades ». Ensuite, sur le point de sortir et juste avant de se
demander ce qui peut bien aller de travers ici-bas, elle s’est penchée en avant et a secoué la
tête dans tous les sens pour ébouriffer son énorme tignasse noire et bouclée qui la suit
partout depuis qu’elle est toute petite. Quand elle fait ça, elle pense en souriant à tous ces
hommes qui, allongés dans son dos avant ou après le voyage vers les étoiles, finissaient
toujours par lui demander si elle pouvait faire quelque chose avec ses cheveux parce que là,
Puis elle s’est regardée dans le miroir de l’entrée, il lui retourne comme tous les
matins l’image familière d’une jeune femme plus qu’attirante, même à l’approche des
quarante ans. Bien qu’elle n’aime pas le reconnaître, elle assume, depuis que ses seins ont
poussé, d’avoir provoqué plus de hoquets que cent hectolitres de bière à la Oktoberfest. Robe
levée jusqu’à la taille, dos au miroir, elle s’est rassurée sur l’état de ses fesses — elle souffre
assez sur son vélo d’appartement pour ça. Il lui reste des années avant de devoir remiser son
pantalon de cuir, celui qui fait loucher les habitués de La Maroquinerie, du Trabendo et de
La Boule Noire, et leur fait louper une partie des concerts à n’avoir d’yeux que pour ce cul
même toute disposée à avoir des fesses plates comme Yoko Ono et s’habiller en survêtement,
si c’est le prix à payer pour avoir un mec bien dans sa vie. Un avec de grands bras pour
l’entourer et qui aimerait être avec elle tout le temps, même juste avant ses règles. Un avec
qui aller au lit à 23 heures, pas trois heures plus tard comme elle le fait toute seule. Elle n’en
peut plus de repousser le moment de se glisser sous la couette et de réduire ses nuits au
minimum vital, à tant redouter le silence et l’obscurité de sa chambre. Depuis quinze mois,
sept jours et huit heures, elle tient l’horloge à jour. Le dernier horaire connu de l’autobus.
Et pourtant, il ne se passe pas une semaine sans qu'un garçon ne se mette en tête de
l’inviter à dîner une pizza, pour les fauchés, ou une douzaine d'huîtres et un verre de
sancerre, pour ceux qui vont se contenter de sardines à l’huile ce qu’il reste du mois,
simplement pour être sur le chemin de son regard, sans ses grandes lunettes noires. Chacun
a sa technique pour s’attirer ses grâces, maintes fois répétée devant un miroir peu regardant,
mais ça fonctionne rarement. Combien de fois a-t-elle refusé une invitation à boire un verre,
aller au cinéma, se promener sur les ponts, voire à baiser, comme on lui a proposé une fois
dans le bar au pied de son travail. Le type, qui avait une tête à claques, en avait reçu une
énorme.
Oh, bien sûr, à une époque elle a aussi su dire oui en ouvrant les bras, à plusieurs
reprises même, mais plus depuis l’autobus. Elle soupire une dernière fois, puis ouvre la porte,
Il songe un instant à remonter chez lui pour ne garder que son tee-shirt, estampillé
« FUCK JEFF BEZOS » en grosses lettres blanches au-dessus d’une flèche orange, comme un
sourire malfaisant, mais renonce. Il lance l’application de musique de son mobile, pour
oublier pour un temps qu’il est comme ça, tête en l’air. Un peu crétin, ajoutera bien plus tard
Il ajuste ses écouteurs et part d’un long pas vers le métro. Ce n’est pas la station la
plus proche, mais elle lui évite deux changements. Prendre les transports en commun
ressemble à une défaite de plus, alors que le mois dernier il utilisait encore sa voiture. Ce
n’est pas exactement sa décision, disons que sa banquière appréhende plus facilement la
délicate situation financière dans laquelle il se trouve depuis que tout a commencé à
dégringoler. Elle lui a donc suggéré, d’un regard sans appel, de faire un peu d’exercice.
Il connaît Martine depuis des lustres. Avant, quand ses affaires marchaient bien, il
avait droit à de grands sourires à chacune de ses visites, parfois même à une boîte de crayons
de bois aux couleurs de la banque, et, le top du top bancaire, à deux bises pour Noël, moment
dont elle profitait, selon lui, pour frotter ses énormes seins sur ses côtes. Mais depuis que
son activité tousse, ce ne sont que sévères remontrances et secs rappels à l’ordre. D’ailleurs
si ça ne tenait qu’à lui, il éviterait soigneusement de pousser la porte de son bureau. Mais il
a récemment sollicité un prêt personnel, alors il en est réduit à roucouler sous son balcon
Il passe devant des magasins dont il ignorait la présence jusqu’à ce que Martine s’en
mêle, traverse des rues dont il apprend les noms peu à peu, évite le regard de passants effarés
monsieur assis sous un hêtre en train de donner du pain à des pigeons. En définitive, il fait
tout ce que fait une personne normale qui a un bout de ville à parcourir, comme un dernier
répit avant les emmerdes, qui seront au rendez-vous il n’en doute pas.
Parfois la musique qu’il écoute coïncide pleinement avec le moment. Là c’est Judah
Warsky, qui en a Marre De Tout, comme lui. Il ne sait pas d’où sort ce morceau, entre chanson
française et techno-pop légère. Au début des années 80, il s’en serait écoulé cinq millions de
copies, mais bon, le temps passe et les modes changent, peut-être la mère du chanteur a-t-
elle acheté le seul exemplaire du disque en vente. En tout cas, la longue litanie des trucs qui
fâchent le chanteur ressemble à sa propre liste, même s’il ajouterait volontiers deux
couplets : il en a marre d’en avoir marre et il en a marre de ne pas savoir quoi faire pour que
ça change. Et cette sensation de ne pas bien faire les choses qu’il traîne comme un boulet.
Marre, fuck !
Tout ce qui suit arrive tellement vite qu’il n’a même pas le temps d’insulter le type ni
de lever son majeur dans sa direction. D’ailleurs, samedi soir il s’en réjouira, il songera même
à retrouver l’inconnu pour l’embrasser chaleureusement et lui dire tout le bien qu’il pense
Il évite de justesse de se faire percuter par la moto en s’écartant d’un bond sur sa
droite.
l’a mené, surgit une jeune femme qui ne s’attendait pas à voir son espace vital réduit à rien.
Elle le heurte de plein fouet, lui écrase un pied, et, pour ne pas tomber, lui agrippe le bras
Elle n’a pas encore fait un pas dans la rue que son humeur a déjà viré du vert
maussade au rouge vif. D’où sort-il ce grand échalas qui ne sait pas marcher droit ?
Elle reste un instant juchée sur le pied de l’importun, puis lui lâche le bras, retire la
main de son torse comme s’il était brûlant, libère le pied, s’excuse d’un mot en le mitraillant
du regard et s’éloigne exaspérée derrière une tonne de boucles noires dans la direction
opposée.
Quelle grosse nouille celui-là ! Qu’elle le trouve pas trop mal avec son teint bistre ne fait
néanmoins pas de lui un gentleman, et elle s’est assurée qu’il enregistre correctement la
chose en lui lançant un regard qui n’invitait pas à la fanfaronnade. Déjà qu’elle s’est fendue
d’un « Désolée ! » alors qu’il n’a sûrement rien entendu avec sa musique. Une tête à écouter
de la daube. Et un pull en laine sous une veste en velours, mais dans quel monde il vit ce type, il
Elle est furibonde. Et elle sait bien pourquoi. Le télescopage fortuit lui rappelle trop
bien l’autobus. Comment une seule petite seconde d’inattention peut venir tout bouleverser,
Elle attrape ses clefs de voiture dans son sac comme s’il ne contenait qu’elles, c’est
bon signe, tout va rentrer dans l’ordre et l’incident finir aux oubliettes. Curieusement elle les
fait tomber, ça l’agace, elle les ramasse, déverrouille sa porte, l’ouvre, la poignée lui échappe,
la porte se referme, elle bout, rouvre la portière, s’assied, referme, s’attache, met le contact,
démarre.
Retire la clef comme pour laisser du temps aux petits elfes des batteries d’insuffler un
Rien.
Trois fois. Quatre. Rien à faire, le moteur ne fait même plus mine de tousser, et à
chaque nouvelle tentative, de moins en moins de voyants s’allument sur le tableau de bord.
Elle tapote ses longs doigts fins sur le volant, évalue la probabilité d’obtenir de l’aide des
passants qui ne font que ça, passer, et renonce avant de se transformer en Cyclope version
X-Woman et de vitrifier le quartier avec son rayon tueur. Elle cherche son mobile dans son
sac, qui cette fois semble contenir de tout sauf un smartphone, finit par le trouver, le fait
tomber sur le sol, Ça va aller oui ???, le ramasse en se tapant le menton contre le volant,
Ooooooooooh !!!, rédige un court message Voiture out, je serai en retard, désolée à l’attention
de son chef, et ouvre sa porte pour sortir de l’habitacle. Juste au moment où passe une
voiture.
crier. Ça ressemble à du yodel, un tyrolien en culotte de peau n’aurait pas fait mieux.
Elle regarde la scène les avant-bras posés sur le volant, les mains agrippées comme si
elle craignait que Godzilla ne retourne sa voiture comme une crêpe, les yeux écarquillés,
atterrée par l’accumulation de, comment dire, merdes, en seulement trois minutes. D’abord
malabars qui se dirigent vers elle, visiblement remontés. Pour quelqu’un qui a fait du
contrôle absolu des événements une stricte règle de vie, c’en est trop. Elle est à deux doigts
de fondre en larmes, les nerfs en pelote, lorsque le passager de l’autre voiture, arrivé à sa
Malgré ses presque quarante ans, il est rarissime qu’on lui donne du madame, et ça
tombe bien parce qu’elle déteste cette méprise grossière, le dernier à qui ça a échappé se
souvient encore du regard noir que ça lui a valu. Elle répond qu’elle croit que ça va, atone, et
qu’on fasse tout un tas de papiers et s’occuper de faire emmener votre voiture
en lieu sûr. Sans portière une seule nuit, oubliez vos sièges dès demain. Je parle
en connaisseur, je suis officier de police judiciaire, oui je sais ce que vous allez
Elle regarde la carte barrée du drapeau tricolore, elle y lit George-Henri Cortazar et
trouve ce nom incongru, pour elle un policier s’appelle Martin ou Pinot, lit L’Équipe et ne
gagne pas le Médicis étranger. Elle lève les yeux vers lui comme pour dire « Tous les flics sont
toujours aussi gentils que vous ? », se demande s’il est plutôt pizza ou huîtres et sancerre, et
Elle ne sait pas très bien d’où elle sort ça, une série télé probablement, mais elle trouve
que ça fait joli le temps de se remettre de sa frayeur, et puis lui ça le fait sourire, alors ça la
revigore un peu. Elle prend son mobile et s’applique pour ne pas faire de fautes, en se
demandant si elle n’aurait pas mis sa cervelle dans le bas de la porte qui vient de faire un
bond de quinze mètres sur la chaussée : « Voiture très très out, je serai très très en retard,
Les deux flics ramènent la portière sur le siège arrière et plutôt que de s’installer dans
leur voiture, elle suggère la terrasse d’un café sans préciser qu’elle se verrait bien en tête-à-
tête avec un alcool fort. Au moment de remplir la déclaration, elle marque un temps d’arrêt
lorsqu’ils lui demandent son numéro de portable. Le doux inspecteur s’en aperçoit et lui dit :
— Mademoiselle, c’est juste pour prendre contact avec vous au cas où, pas pour
collègue je dis pas, mais moi les filles c’est pas mon truc, voyez-vous ? Alors
vous pouvez indiquer sans crainte votre numéro et notez aussi le mien dans
votre agenda, si un jour vous avez des soucis, appelez-moi sans hésiter.
Elle se sent encore un peu plus sotte et fait ce qu’il lui dit. À la fin, elle doit insister
pour payer l’addition et leur fait la bise avant qu’ils ne repartent en quête de tous ces citoyens
qui semblent ne découvrir l’existence du code pénal qu’une fois leur forfait commis.
le vague cachés derrière ses grandes lunettes noires, Commissionnaire divisionnaire, mazette
quelle gourde !, elle doit encore attendre que sa voiture ne soit hissée sur le camion, pour
monter aux côtés du conducteur après avoir passé énergiquement un chiffon propre sur le
Rachid aimerait bien ne pas l’avoir comme cliente, car il a un mal fou à lui refuser quoi
que ce soit et ça fait des années que ça dure. Ce matin, rebelote : des deux semaines de
rigueur pour remettre la porte en place, masquer les imperfections sur la tôle, peindre le
tout, remonter une nouvelle vitre et changer la batterie, il abaisse le délai à quelques jours,
sans savoir s’il va pouvoir tenir son engagement. Quant au prix de son intervention, il se
déleste de la moitié de la somme en moins de temps qu’il n’en faut pour la voler à un autre
Elle l’appelle Monsieur Cacahouète, parce qu’un jour il lui avait montré sa nouvelle
acquisition, un grand monospace pour toute la smala, et il lui avait dit avec une certaine
fierté, les mains sur les hanches « C’est la nouvelle voiture à Rachid ». Elle l’aime bien son
garagiste, d’ailleurs elle aime bien tout le monde par défaut, finalement la liste des trucs qui
la mettent vraiment dans tous ses états n’est pas si longue : la musique de merde, les
bonimenteurs et les crédules, la justice qui dérape, les piles de sa télécommande et les petites
boîtes de thon qui s’ouvrent en tirant sur une bague. Alors en prenant garde de ne pas coller
sa jolie robe immaculée sur le bleu tout noir de Rachid, elle lui fait la bise. Elle le quitte avec
prend un taxi, histoire de ne pas trop exagérer non plus avec la patience de son chef. Il lui
pardonnerait probablement tout et toujours, mais comme elle n’a jamais rien commis de
A Girl Like You d’Edwyn Collins à fond dans les oreilles, il devine plus qu’il n’entend
qu’on lui dit « Désolée ! », il est surtout frappé par le regard incendiaire qui semble dire « Si
jamais t’as taché ma robe pauvre naze, je t’arrache les yeux et les testicules et je remets le
tout à l’envers ». La scène ne dure que quelques secondes, mais bien assez pour qu’il tombe
raide dingue de cette fille, putain de merde, comment qu’elle est grave jolie !
Il renfonce ses écouteurs fabriqués expressément pour ne tenir en place que cinq
Forcément, pour oublier, c’est loupé. Une fois appuyé contre une barre dans la rame,
les bras croisés, il repense à l’incident et se dit qu’il aurait dû lui dire quelque chose.
N’importe quoi mais la retenir, pourquoi pas l’inviter à boire un verre, aller au cinéma ou se
promener sur les ponts. Une quatrième option ne lui effleure même pas l’esprit, c’est un pur,
dans le fond, avec un cœur d’artichaut de Bretagne gonflé aux stéroïdes. Mâtiné d’un abruti
incapable d’engager la conversation avec une femme. En revanche il se fait de super films où
il joue l’acteur principal, celui qui finit par embrasser goulûment l’héroïne tétanisée de peur,
et la production lui a fait un siège avec Grand Benêt marqué dans le dos.
Dans à peine six jours, tourmenté par l’enchaînement des faits, entre jubilation et
déraison, il rembobinera l’instant de la rencontre pour la millième fois, fera un arrêt sur
image et la modélisera en 3D comme dans un jeu vidéo. Il se déplacera dans la scène ainsi
figée, et se postera tout autour des deux personnages, moins pour les regarder eux que pour
grand régisseur de la vie sur Terre et des imprévus qui déboulaient, trop facilement à son
goût, dans la sienne ? L’idée de grand dessein voire plus simplement de destin était-elle
finalement autre chose qu’un ramassis de foutaises ? Il avouera un gros moment de flottement
fourgonnette stationnée dans leur dos est bien celle d’un magasin de fleurs, pas un véhicule
de l’immeuble d’en face, le visage qu’on devine derrière la fenêtre aux rideaux mal fermés
est bien celui de Léonce Grand-Claude, retraitée de l’Éducation nationale depuis vingt-six
ans, postée là du matin au soir par l’aide à domicile qui lui fait ses courses, et non pas celui
d’un guetteur grimé comme dans Mission Impossible. Et ce type dont on ne voit que le
chapeau derrière un gros 4x4, il s’agit bel et bien de Kevin Blanchard, étudiant aux Beaux-
Arts malgré son prénom, lunettes à montures épaisses, barbe carrée, bras tatoués, chemise
de bûcheron ouverte sur la toison, jean ultra serré auquel il manque cinq centimètres,
fausses Doc Martens basses, un vrai hipster à la con, bref, pas du chef de l’équipe pisteuse.
Alors non, aucun service secret, zéro illuminati, pas de forces occultes, de théorie
très court instant, il aura juste eu cinquante-quatre formidables kilos d’amour en équilibre
Arrivé à destination, le nez assailli par d’entêtantes effluves qui peinent à cacher la
misère, il emprunte l’escalator. Il regarde sans envie particulière de jeunes blancs-becs, plein
fournisseurs sur le paiement imminent de leurs factures est bien assez sportif comme ça, il y
laisse plus de calories que sur un vélo de salle de gym. Lui aussi, à une certaine époque, il
avait avalé les marches, tel le digne et fier porteur de la torche olympique. Mais des gros
Il ressort à l’air libre, remue sa veste pour se débarrasser des restes d’un mélange
effrayant de parfums doucereux et vomitifs, ce gros con de Ronaldo pourrait pas se contenter
de jouer au foot !, redémarre Edwyn là où il l’avait laissé, et se dirige vers son agence.
Un peu plus loin, il passe devant le bistro où il déjeunera vers 13 h 30, se plante devant
la porte, approche les mains de la vitre et y colle son visage pour voir à l’intérieur, n’aperçoit
personne mais prend note sur le grand panneau en ardoise qu’aujourd’hui, c’est
« andouillette sauce moutarde pommes de terre rissolées fruit de saison 14,90€ ». Il dira à
Pierre, patron du lieu mais néanmoins ami, « tu me le mets sur ma note », dont il se refuse à
suis pas pressé que tu me payes, mais si tu as une date, je suis preneur ». Justement non il n’a
pas de date, ça fait partie des choses qui le turlupinent, mais il n’envisage pas non plus de
est accueilli comme tous les matins par un « salut chef ! » plein d’entrain. Annie se marre
derrière son bureau, elle adore l’appeler comme ça. C’est la seule survivante d’une équipe
qui avait atteint son apogée avant la crise, quand douze personnes s’entassaient dans des
bureaux prévus pour huit en se serrant. Certains avaient franchi une dernière fois la porte
La bonne humeur d’Annie est un mystère. D’abord parce qu’en tant que secrétaire,
responsable de la logistique, des relations clients et d’une douzaine d’autres fonctions qu’elle
ajoute à sa liste sans rechigner au gré des besoins, elle est la mieux placée pour savoir que
tout ça sent le soufre et qu’au loin, en tendant l’oreille, on entend nettement le tocsin. Ensuite
parce que du haut — et des deux côtés — de ses cent quatre kilos, sa vie ressemble à tout
sauf à un conte de fées. Ou alors une fée très ronde et mal fagotée et en guise de baguette, un
sandwich pâté-cornichons. Célibataire depuis cinq ans qu’elle travaille avec lui.
Si lui est seul dans sa vie, c’est parce qu’il n’a ni le temps ni l’énergie et que chierie de
chiottes, ça tombe pas du ciel. Depuis ce matin il pourrait ajouter éventuellement d’une porte
cochère, car déjà il ne pense plus qu’à cette jeune femme. Ça lui fait mal, parce qu’il sait bien
qu’il ne la reverra jamais. Son souvenir s’estompera dans les prochains jours, et il redoute
déjà de le voir revenir de temps en temps, comme celui de toutes ces filles croisées ou
Alors qu’Annie, elle, passe ses soirées à chercher son prince, elle a ouvert un compte
sur tous les sites de rencontres, avec une photo jugée à posteriori plutôt avantageuse, ça la
meurtrit. Alors forcément, quand elle obtient un rendez-vous, après que le candidat fut passé
par un tamis au maillage très serré — pas de cigarettes, pas de gros mots, pas d’alcool,
mariage à l’église et trois enfants minimum —, c’est la surprise du chef et elle n’a jamais le
temps de tirer la queue du Mickey. Elle est malheureuse, il le voit bien, pourtant jamais elle
ne se plaint.
habituelle, attend le message « retirer », sort le gobelet fumant et le porte à ses lèvres.
Annie, qui l’a éliminé de sa liste depuis bien longtemps en raison de son manquement
récurrent à la règle numéro deux, explose de rire. Ça tonne dans tout l’espace et son tailleur
rose fuchsia manque de se déchirer sur toute sa longueur. Elle explique qu’hier soir ils sont
venus de la société qui installe et alimente la machine et, qu’au vu de ses maigres
performances, ils ont décidé de ne mettre que des boissons dont personne ne veut, comme
ce potage à la tomate qu’il vient de se servir sans le savoir. Elle offre aussi désormais du thé
bouillon au Viandox.
faire.
— Vous leur dites qu’on est quarante personnes en trois-huit, et le jour où ils
Elle a sept frères et sœurs et une armée de cousins. Dans ce fatras tribal, on trouve un
colonel, deux capitaines, un évêque, trois curés et une nonne, la seule représentante féminine
de cette grande famille, avec Annie, à ne pas être femme au foyer. Le lignage comporte
l’un d’entre eux n’était pas derrière les verrous pour appropriation indue de biens d’autrui,
douteuses. Comme si à l’état-major et au Vatican les fins des uns et des autres étaient
vertueuses, fuck’em’all !
désespérément vide jusqu’à seize heures, lorsque sera venu le moment de s’asseoir face à
Louis. Sept heures pour trouver une solution. Et cette fille qui le hante, ça ne va pas faciliter
les choses.
auparavant, avec la crise qui avait réduit comme peau de chagrin le budget marketing de ses
clients, il avait dû cesser de faire de la com pour leur compte. Il aurait pu faire comme tout le
monde et réorienter son activité sur les réseaux sociaux, mais il n’y comprend rien et quand
il dit qu’il n’a même pas de compte Facebook, on le regarde ahuri. Alors, après un drôle de
Et donc, ça monte. Ça je peux pas dire, ça grimpe. Le problème — parmi des centaines
d’autres, Amazon est un enfer parfaitement huilé pour qu’il n’y ait qu’un seul gagnant, la
plateforme et son maître —, c’est que pour qu’un client lui achète ce que vingt autres
vendeurs tiers affamés proposent également, il faut avoir le meilleur prix, ce qui passe par
monnayer sa mère pour obtenir les meilleures conditions des fabricants et surtout rogner
sur sa propre marge. Et donc, s’il vend de plus en plus, il gagne de moins en moins. Comme
avec les parfums par exemple, ceux que Louis lui vend.
connectés et de l’huile d’olive extra vierge écologique de Jaen, en Espagne. Plus ils mangeront
de friture, plus ils auront besoin de se prendre la tension. Il se rassure comme il peut. Annie
prendra le relais pour s’assurer que ces deux fabricants livreront au bureau avant qu’ils ne
réexpédient le tout dans les gigantesques entrepôts d’Amazon. En prenant soin de respecter
mille normes et règles qui au début les avaient rendus fous, et qui leur avaient valu plus d’un
retour à l’envoyeur. Aujourd’hui la mécanique est parfaitement au point, pour preuve les
centaines de produits qu’ils gèrent à deux dans cinq langues, et ce même s’ils préfèrent ne
pas savoir ce que donnent les algorithmes du traducteur de Google. Mais jusqu’ici, personne
Son problème, c’est la marge, misérable, rarement à deux chiffres, ce qui l’oblige à des
contorsions d’acrobate de cirque sans filet avec sa trésorerie pour échapper aux règlements
arrivés à terme. À la fin du mois, il peut tout juste payer Annie, les frais de fonctionnement
et s’octroyer un généreux salaire qui couvre son loyer et lui permet un ou deux concerts par
mois. C’est ce qu’il a entrepris d’expliquer à plusieurs reprises à Pierre, qui ne comprend pas
maison ». Ce que Pierre ignore toujours en revanche, c’est que son débiteur préféré ne touche
Du « Salut chef » du matin, il passe au « Salut mon p’tit lapin » du midi. Le propriétaire
du restaurant pourrait aussi bien l’appeler trou de balle ou salopard, vu l’ardoise qui enfle.
Mais on ne dit pas ça à un ami. À la belle époque il mangeait à la carte, avec un bon pinard
tant qu’à faire, et invitait souvent ses employés pour discuter de foot plutôt que de leurs
charmante et pleine de vie. Il aurait bien ramené ce sourire dans son lit, malheureusement
elle est mariée depuis vingt ans avec l’homme au chiffon sur l’épaule derrière le bar, Pierre,
son ami donc. Comme ça il n’a pas à tenter le coup, de toute façon ça aurait viré au fiasco,
forcément.
Bien que l’endroit ne désemplisse jamais, une table vide l’attend toujours lors du
second service et si un jour ce n’est plus le cas, c’est qu’il sera temps de payer la note.
L’andouillette est un supplice, la sauce moutarde un venin et les petites patates rissolées une
torture chinoise. Il avale le tout comme un condamné à mort, et sirote son petit pichet de
cahors en suivant distraitement le journal télévisé. C’est tout juste s’il entend un bref
reportage sur la colossale cagnotte mise en jeu le soir même par EuroMillions.
Pierre s’invite à sa table avec les deux décas, s’assied et en vient aux nouvelles. Denis
résume :
— J’ai vu ça avant de sortir de chez moi oui, ça semble pas être ton cas.
— Divine ton andouillette. S’il en reste, fais-moi un doggy bag pour le chien.
pensé l’emmener au bureau, mais Annie lui aurait vite fait comprendre que c’était elle ou la
bête. Certes, elle ne le regarde pas comme le ferait un golden, mais elle abat une bonne partie
du boulot et le choix s’est fait de lui-même. Et puis de toute façon maintenant il prend le
métro, il se voit mal faire l’aveugle dans la rame, il ne pourrait plus regarder les filles.
Pierre lui demande s’il est enfin amoureux, il adore l’emmerder avec son « un gars
comme toi, qu’est-ce qu’il fout tout seul ? ». Que lui-même se le dise de temps en temps
n’excuse pas les autres. En même temps il se fait une raison, compte tenu de sa situation
que chez lui, et même en mettant une nappe propre et une bougie parfumée, le jambon-
temps d’arrêt, il a une nouvelle pensée fugitive pour l’apparition sur le trottoir, et se dit qu’il
se laisserait bien fulminer par ce regard tous les matins. Il s’y emploierait à fond pour le
radoucir et finirait bien par dessiner un tendre sourire sur ces jolies lèvres pour franchir la
ligne les bras levés au ciel. Il compare souvent l’amour à l’étape du Tourmalet, la copine sur
le porte-bagages, lui pédalant pour deux, le bidon à sec, sans rustine ni sucre, encore moins
de substances interdites dans les médias mais fortement encouragées dans le peloton, alors
qu’à chaque coup de pédale le brouillard s’épaissit un peu plus et le sommet s’éloigne, la
— Tu me poses la question presque tous les midis, sauf le dimanche. Tu veux que
ça m’arrive quand ?
Il se défausse en disant qu’il pensait à Louis. Pierre n’est pas dupe mais insiste peu :
— Et ta sœur, gros menteur, ou alors tu nous fais un coming out. Bon t’as entendu
t’aide à le pousser.
Ils se connaissent depuis tant d’années, bien des fois il est resté à discuter avec lui après la
folie du service. Ça a créé des liens, une solide amitié est née. Il continue :
— Imagine ça, tu mets deux balles et demie et tu chopes deux cents patates. Tu
me rachètes le restau deux fois son prix, tu mets Annie à ma place, et moi je
t’auras ta chambre avec vue sur la mer. Et viens avec cette petite nana dont tu
Si ça c’était pas de la bienveillance sans borne. Il essaye de se faire à l’idée d’avoir une
somme pareille en poche. À une époque, sa société maniait pas mal d’argent mais là, ça le
dépasse. Il sait juste que ce serait la fin de ses problèmes, même s’il en entrevoit de nouveaux.
Mais bon, comme disait Charles — le petit d’Arménie, pas le grand de Colombey —, sa misère
Corse, les jolies nanas, et à tout un tas de patates. Quand il se lève pour aller au front et
Lorsqu’elle arrive au bureau, étonnée de ne pas avoir été victime d’un nouveau
contretemps, c’est l’heure du déjeuner. Les cinq filles mangent ensemble, ce qui lui évite
d’avoir à répéter plusieurs fois une histoire que son amie Marta sanctionne par un « pour
une fois que tu tombes sur un type sympa, il faut qu’il soit maricón ». Marta, avec son sang de
fière Sévillane qui a troqué la calèche et les robes à pois pour le métro et les jeans moulés, se
Marta ne l’aurait plus quittée d’une semelle avant d’en savoir plus. Il a tendance à lui revenir
en mémoire un peu trop souvent à son goût, elle en arrive même à douter de l’issue d’une
invitation à boire un verre, et pourquoi il a pas essayé celui-là, quelle top nouille franchement,
pour une fois que j’aurais pu dire oui ! Elle a même un flash qui la fait sourire, images
voluptueuses et lascives, deux corps nus enlacés, les fruits défendus, banane et abricot. Mais
après tant de temps, elle ignore si elle saurait trouver les gestes et dire les mots.
Au retour, le directeur de son agence la convoque dans son bureau. Elle s’attend à
devoir expliquer son absence de long en large, mais il écoute d’un air distrait et abrège pour
elle avec un « pas de chance pour votre voiture, ça va vous coûter un max ». Elle trouve sa
remarque plutôt louche, car si quelqu’un connaît et apprécie ses pouvoirs de négociatrice,
c’est bien lui ! Alors toutes ses alarmes se mettent à hurler en même temps. Trop tard.
pourvoir à celle de Marseille après l’été. Et ils ont pensé à vous pour l’occuper.
monde, si on enlève les bûcherons, elle n’a aucune idée du bruit que ça fait, par contre elle
voit parfaitement sa tête rouler jusqu’aux pieds de son bourreau, elle la reconnaît bien elle
est couverte de cheveux bouclés. Alors, même guillotinée, elle sent le sang lui monter tout là-
Elle est bien ici, elle a un job qui ne lui complique pas la vie, elle aime cette routine
bienveillante qui lui maintient la tête hors de l’eau. Elle s’entend bien avec tout le monde et
tout le monde lui fout une paix royale, même lui, Yann. Sauf Marta d’accord, mais Marta c’est
Marta, elle l’aime sa Sévillane. Elle ne veut surtout rien changer à sa vie, elle n’en a pas la
force, l’autobus lui a tout volé, l’amour, les bananes, les projets, un emprunt sur trente ans.
Elle l’arrête dans son élan, lui dit contre toute attente qu’elle n’imagine pas sa vie
ailleurs qu’à Paris, lui rappelle qu’elle n’a pas d’ambition particulière, que son salaire lui
convient, qu’elle croit bien faire son job, qu’il en est content autant qu’elle sache et qu’elle ne
Il en devient tout rouge et se redresse sur son siège comme s’il avait mis les doigts
dans la prise. Il lui dit que si ça ne tenait qu’à lui il la garderait ici jusqu’à sa retraite, que
l’avoir dans son équipe c’est comme gagner à l’EuroMillions tous les jours, mais il se trouve
que ses évaluations internes sont excellentes et ils ont un œil sur elle depuis le dernier stage.
Il essaye de lui faire peur en ajoutant que de leur dire non, c’est comme signer sa lettre de
démission.
Il est pris au dépourvu par ce refus instantané qu’il n’avait pas vu venir. Il lève la main
gauche et commence à cocher ses doigts un à un, en énumérant les avantages propres à un
poste de directrice, le salaire plus que doublé, la voiture de fonction avec plein de portes à
arracher, toute latitude pour modeler l’équipe locale à son goût, et vue sur mer.
Elle est sur le point de lui dire eh bah mon cochon vous gagnez plein de pognon, mais
se retient de justesse.
Il hésite. Il s’agace de la voir faire la belle alors que les autres tueraient père et mère
pour y aller, il craint d’être marqué au fer rouge par la centrale, celui qui met du sable par
paquet de dix kilos dans les rouages. Elle lui propose de mettre de l’huile en envoyant Marta
— Elle a mon âge, au cas où vous l’auriez oublié, et ils veulent du sang neuf.
Écoutez, vous avez eu une matinée qui ne vous ressemble pas, y a un truc qui
Lorsqu’elle est en vacances elle ne part pratiquement jamais, sa voiture même les
roumains laveurs de pare-brise l’ignorent, et elle a plein d’adresses où s’habiller à son goût
pour pas cher. Alors même en démissionnant, elle peut tenir deux ou trois mois sans rogner
sur les concerts et les nems en bas de chez elle. C’est moins un problème d’argent que de
s’occuper la tête toute la journée en vendant des assurances. D’ailleurs si elle pouvait elle
y prend ses aises. Elle n’en doute pas, en quelques jours elle retrouverait un nouveau job.
— Tic tac, tic tac, tic tac. A y est, on est demain matin, c’est non.
Elle regrette son ton mutin, elle l’aime bien son chef, il a toujours été gentil avec tout
le monde, jamais un mot plus haut que l’autre, mais il ne lui laisse pas le choix. Il lui dit qu’elle
est une emmerdeuse et recommence l’énumération des faits en lui interdisant de lui refaire
le coup du doigt. Il lui rappelle que la centrale lui offre le poste de directrice d’agence à
Marseille, avec des revenus importants et des avantages en tout genre, l’anisette en terrasse
dès février, et des milliers de Marseillais qui, derrière leur grande gueule, ont un cœur encore
plus grand, et il croit savoir qu’elle en cherche un où se réfugier, que c’est sa seule ambition,
peu importe comment elle appelle ça. Il lève sa main pour qu’elle ne réponde pas :
— Non, ne dites rien de plus, on se voit demain matin. Mais faites-moi plaisir,
Sophie, réfléchissez.
Louis arrive avec quelques minutes de retard, il croit avoir lu dans un manuel de
management que les winners faisaient ça, bien qu’il ne se souvienne plus très bien pour
quelle raison. Il fait la bise à Annie, qui glousse. Lui aussi est éliminé de la liste depuis belle
lurette, pour non-respect des règles numéro un (Marlboro light) et trois (Cognac). Quant aux
trois enfants minimum il les a déjà, elle doute qu’il en veuille plus. Seul son tour de taille,
auguste, trouve grâce à ses yeux, alors elle glousse et lui propose un court-bouillon au
Il s’installe face à son futur associé, il ne doute pas un seul instant qu’il va en être
autrement. La chaise couine. Denis dit à Annie : « que personne ne nous dérange », ce qui les
fait pouffer malgré la solennité du moment. Tous deux savent bien que plus personne
n’appelle, les râleurs préfèrent les traces écrites, mails ou recommandés, tout dépend du
montant de la dette. Et des lettres le menaçant des pires rétorsions, il y en a une pile entière
sur sa table. Avant le rendez-vous, il a été incapable de se décider entre les cacher ou les
Qui attaque bille en tête, parce que des billes, justement, il veut en mettre dans le
business de Denis, en lui demandant pour la millième fois s’il a réfléchi. Denis ne fait que ça,
Ce dernier a une jolie affaire qui tourne bien. Il fait le grossiste en parfums pour des
revendeurs comme Denis, bien qu’il ait également un site marchand où il vend du flacon à
l’unité. Pas de la copie attention, rien que de l’original. Denis ne sait pas très bien comment
il obtient ses stocks, d’ailleurs il préfère ne pas savoir. Tout ce qui lui importe, c’est qu’après
être légal.
Ce que Louis ne sait pas faire en revanche, c’est les vendre sur la place de marché
d’Amazon, la mère de toutes les batailles du commerce en ligne, gagnée d’avance. Amazon va
avaler le monde, plus sûrement que les Google et Facebook, et Louis veut en être. Sauf que
c’est en passe de devenir un vrai métier, avec ses règles et ses petits trucs que tout le monde
garde jalousement. Il a déjà essayé, a même monté une équipe, mais a finalement renoncé
les meilleurs prix, mais une longue série d’erreurs, impardonnables aux yeux d’Amazon,
avait fait chuter sa note globale, et les clients avaient déserté ce vendeur suspect.
Et tout ça, Denis le fait plutôt bien, d’où la proposition de Louis de s’associer avec lui.
Enfin plus exactement, si Denis en croit les termes de l’offre, de le déloger de sa boîte, en ne
lui laissant qu’une portion congrue du capital. S’il accepte, il assure la croissance et la
s’intéresser de plus près aux jeunes femmes qui lui écrasent les pieds. Mais il ne sera plus
aux commandes, et le gros des dividendes, lorsqu’il y en aura, ira dans les poches du costume
fatigué de Louis.
mon nez dans tes comptes. Par contre tu fais du bon boulot, tu es mon meilleur
vendeur sur Amazon et moi j’ai déjà dépensé trop de pognon pour vous virer
tous de là, j’ai arrêté les frais. On fait une augmentation de capital, je mets deux
la ligne.
Pas la peine de la tracer la fameuse ligne, tous deux savent que c’est celle qui sépare
Denis du précipice. Il lui fait miroiter une nouvelle vie, s’octroyer un salaire digne, reprendre
sa voiture, payer sa note chez Pierre, augmenter Annie histoire qu’elle n’aille pas voir
ailleurs, embaucher du monde pour augmenter la cadence et booster les ventes. Il assure
qu’il éliminera les autres vendeurs pour se retrouver avec l’exclusivité du business sur
Denis ne se souvient pas lui avoir donné tous ces détails concernant ses soucis,
— Le problème c’est les soixante-quinze pour cent. C’est pas cher payé pour
s’offrir une boîte qui réussit là où tu t’es ramassé, ton échec t’a coûté bien plus
cher.
Là, il marque un point. Louis ne lui a jamais avoué combien il a investi en pure perte,
c’est Denis qui a déniché l’info un soir, en recevant ici même un ex-employé de Louis. Le type
ne s’était pas fait prié pour tout balancer, en croyant s’attirer sa sympathie et trouver un
S’ensuit un combat de cours d’école, où Louis rappelle à Denis qu’il n’est pas tout seul
sur la place et qu’il pourrait très bien perdre un marché en pleine croissance, Denis lui
répond que des grossistes ce n’est pas ce qui manque, Louis rétorque qu’aucun n’a de prix
aussi bons, Denis lui jette à la face qu’il n’a même pas le parfum de Ronaldo.
— Deux cents mille balles, pas deux. Ça la valorise à deux cent soixante-six mille
six cent soixante-six et je te passe les centimes. Pour une boîte en perte, ce
n’est pas si mal. Et je te rappelle que les clients ne sont pas à toi mais à Amazon,
même pas un actif valable. Mais soyons beau joueur, je renonce aux trois
quarts, et on en reste aux deux tiers, ça monte la valo à trois cents mille. Parce
Denis propose quarante-neuf, Louis s’en tient à sa dernière offre et rajoute qu’il oublie
Louis soupire bruyamment mais ne répond pas. Denis le suit quand même de près, il
ne voudrait pas qu’il affole Annie avec des commentaires déplaisants sur l’état de santé
De retour dans son bureau, il réfléchit un long moment. Le bras de fer va continuer
demain, mais au mieux Louis descendra à soixante pour cent. Sur le papier l’opération est
parfaite, le coup de pouce qu’il attend depuis longtemps. Mais il a bossé comme un fou pour
en arriver là et il sait qu’à ce rythme ce n’est qu’une question de semaines, deux mois tout au
plus, pour que la roue tourne et qu’il voie le bout du tunnel. Et la lumière tout au bout, c’est
au dernier moment ?
Il appelle Martine pour savoir où en est le prêt. Comme il n’a besoin de mentir à
personne, il s’est fait un business plan conservateur, avec des vrais chiffres, pas des envolées
— Martine à l’appareil.
Martine est banquière, elle est hors pair pour manier une ribambelle de mots qui
terminent en ing, sauf feeling, mais pour les traits d’humour, elle est zéro. Elle lui apprend
qu’elle n’a pas encore de réponse du département des risques, pas avant jeudi.
— Jeudi ce sera trop tard, j’ai besoin de savoir avant demain 16 heures.
Il retient sa respiration. Martine se plaint que les sept millions de clients de la banque
souhaitent tous une réponse pour la veille, Denis lui rétorque que s’il n’en a pas autant, les
siens sont encore plus chiants à vouloir recevoir leur marchandise avant même d’appuyer
Martine est banquière donc, et elle a des objectifs à atteindre, de plus en plus hauts.
Tous les matins le chef d’agence les bassine avec ça lors de leur réunion préouverture :
« vendez, financez, filez des crédits, collez-leur des cartes bancaires, signez des CEL, des
Codevi, des LEP, des PEL, des PEA, des PEE, des PERCO, des livrets de la couleur que vous
voulez, mentez s’il le faut, mais atteignez vos objectifs, je vous rappelle que la maison cherche
quelqu’un pour l’agence de Cherbourg, eh oui Martine, Cherbourg c’est bien là qu’il fait
dents, et ça fait longtemps qu’elle ne fait plus le signe de croix juste après.
Elle lui assure que demain elle lui dira ce qu’il en est, Denis lui rappelle l’échéance,
elle jure qu’à 15 h 59 il aura sa réponse, il propose d’accorder leurs montres, elle lui demande
Annie vient le voir pour le mettre au courant des sept mille deux cent quarante-trois
tâches en cours, ils en éliminent sept mille deux cent quarante-deux d’un commun accord,
pour se centrer sur l’envoi urgent de centaines d’articles à Amazon. Le pire qui puisse leur
arriver, c’est d’interrompre la chaîne de vente, alors s’il faut envoyer, envoyons.
Cette fois ce sont des cartables à roulettes et des sacs à dos d’une série télé pour
enfants. Ils se vendent comme des petits pains, mais leur expédition dans les entrepôts du
marketplace est une torture. Pour chacun d’eux, il faut le sortir de sa caisse, décoller le scotch
coller dessus un nouvel identifiant donné par Amazon, en prenant bien soin de cacher le
code-barres original par celui du marketplace et de le laisser visible pour le pistolet lecteur.
Une fois le plastique refermé avec le scotch en priant pour qu’il ne se soit pas entortillé
pendant la manip, il faut le remettre dans sa boîte puis dans la caisse, refermer cette dernière
une fois pleine avec du gros scotch, prendre ses mesures, estimer son poids, placarder une
grosse étiquette pour Amazon et une autre pour le transporteur, et limiter le tout à quinze
caisses sinon ça revient ici illico. Ça leur prend près de trois heures affligeantes, Annie est
l’en remercie mais refuse, elle doit être là dès huit heures lorsque le transporteur arrivera,
car si elle doit compter sur son chef, adieu veau vache cochon.
Ils s’adorent. Sans elle, il aurait jeté l’éponge depuis longtemps. Sans lui, elle aurait un
mal fou à convaincre un autre patron, « ok je suis grosse, mais je bosse mieux que toutes vos
pouffiasses neurasthéniques qui se baladent en jean taille basse dans vos couloirs en affolant
des clébards en costard-cravate ». Certes, elle n’aurait dit ni pouffiasses ni clébards, pas
même costard, mais elle doit s’entraîner si d’aventure Louis et Denis ne s’entendent pas.
Ils partent ensemble. Denis lui propose de prendre un Cacolac, la boisson préférée
ans, célibataire, « dégarni et un peu rond », et qui a passé la batterie de tests sans trébucher.
achète une cape et un grand slip rouges, avec Super Chef marqué dessus.
Pour un peu il ajoutait XXL, mais il a besoin des dix heures de boulot abattu par Annie
tous les jours. À court de cigarettes, il s'arrête dès qu’il peut dans un bureau de tabac.
électrique, alors qu’il l’aurait plutôt vue émettant à plein tube All night long, de Lionel Ritchie.
Il n’est pas fan de ce chanteur, mais il adore cette chanson, elle lui file une pêche du tonnerre,
souvent il la met juste pour retrouver le sourire. Il achète son paquet habituel tout en
Il s’ébroue. Elle le regarde, entre amusée et pressée de tourner la clef jusqu’à demain.
Il apprend qu’il a encore sept minutes s’il se décide à parier, déjà il ne parierait pas que ce
soit un délai suffisant pour un type comme lui. Elle tente de le rassurer :
— Jeune homme, je ne sais pas quel type de type vous êtes. Ici en vingt ans j’ai vu
Elle fait le tour de son comptoir en soupirant et prend les choses en main. Il se décide
pour le seul tirage de ce soir, une unique grille. Elle lui demande les numéros. Il avait oublié
ce détail, il réfléchit un moment. Elle le presse un peu, lui dit que ce serait idiot de perdre les
deux cents millions parce qu’il est en froid avec les entiers naturels. Il aime bien quand elle
a dit « jeune homme », il l’embrasserait presque. Il commence par son âge, « cinquante-
quatre », là oui elle le regarde pour de bon, prête à réviser son jugement sur ce drôle de
représentant du genre humain, précise que ça ne va que jusqu’à cinquante et lui propose
d’opter pour un tirage flash, aléatoire. Il s’inquiète de savoir si le hasard fait bien les choses.
Il donne son accord, le bulletin s’imprime dans la seconde. 19 h 58. Elle l’invite à le
signer au dos, pour plus de sécurité, ce qu’il fait pendant qu’elle encaisse. Il le range dans son
portefeuille.
gagnez, envoyez-moi quinze jours au Costa Rica, j’en rêve, en classe business,
j’ai plus l’âge de manger avec des couverts en plastique et les genoux dans le
menton.
— Avec votre mari pour scruter la flore ou vous toute seule pour butiner la
faune ?
Elle rit et dit qu’elle aurait du mal à faire avaler à son époux qu’elle part quinze jours
seule chez sa mère en Corrèze, d’autant que là-bas personne ne met de maillots de bain, on
en revient aussi pâle qu’en partant, sans marque de bronzage en forme de doigts sur la
poitrine. Il lui promet qu’il en sera ainsi, et que même il se fendra de billets en première, mais
que si elle peut lui ramener les couverts qui doivent au moins être en or massif, elle serait
bien gentille.
Il fait le chemin inverse de ce matin, non sans vérifier cinquante fois que le
portefeuille est là où il doit être, avec le ticket à l’intérieur. Une fois chez lui, même en faisant
le dur qui ne croit pas aux miracles, il le planque sous les coussins du sofa, le retire et le met
tout au fond d’un tiroir où il retrouve des trucs qu’il a cherchés pendant des semaines. D’ici
idiot.
Bien plus tard, juste avant de rejoindre son lit, il consulte une nouvelle fois les
numéros choisis par la machine. 6, 7, 10, 24, 39. Étoiles 5 et 8. Il remarque que tous les
chiffres sont là, du zéro au neuf. Tu parles d’une série à la con, en plus trois dans la première
L’après-midi est long comme un jour sans rock. Elle évite le regard de son boss comme
elle peut, elle craint qu’il ne se mette en rogne, mais sa décision est prise. Marseille ! Ils
doivent écouter Kendji Girac toute la journée et s’habiller en Desigual le dimanche. Et de toute
façon elle n’aime pas le Pastis, elle préfère le Martini. Avec du Schweppes.
À dix-huit heures et des brouettes, remplies de nouveaux contrats, elle éteint son
ordinateur, récupère ses affaires, fait des bises à celles qui sont encore là, hésite à frapper à
la porte du bureau de son chef, et se contente d’un signe de la main. Mais visiblement, Yann
— Ma chère emmerdeuse, vous avez encore affolé les compteurs cet après-midi.
Mais ce ne sera pas suffisant pour me coller une médaille et éviter l’opprobre.
— Écoutez, pas la peine d’essayer, j’arrive très bien à pleurer toute seule.
Il éprouve un soudain désir de la prendre dans ses bras pour qu’elle sanglote, là, tout
contre lui, et lui raconte enfin ses malheurs. Elle travaille ici depuis cinq ans, avec ce même
sourire qui fait chavirer le cœur des plus endurcis, sauf un matin, quinze mois auparavant,
elle était arrivée au bureau incapable d’effacer une mine épouvantable, lugubre comme une
chanson de Joy Division. Il ne connaît rien du répertoire de ce groupe, mais un jour, lors d’un
dîner de Noël, elle avait essayé de lui expliquer pourquoi elle croyait mourir « avec la
musique de merde » servie dans le bar dans lequel ils avaient terminé. Et il avait retenu ce
nom-là et un ou deux autres, au cas où le lendemain elle lui aurait fait une interro écrite, elle
lui avait volé son sourire durant de nombreux matins, jusqu’à ce qu’elle redevienne la Sophie
que tout le monde voulait chérir et que le chiffre d’affaires de l’agence reprenne des couleurs.
— Vous raconter quoi ? La musique que j’écoute ? Vous en voulez une autre
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Comme tout le monde, j’aimerais juste
Pour un peu elle plie. Maudit autobus, trop lourd pour ses minces épaules, trop
encombrant pour sa tête, elle voudrait juste qu’il s’en aille et rejoigne son terminus en la
laissant enfin tranquille. Elle se promet de mettre du gros rock rageur quand elle rentrera
chez elle, se laver de toutes les émotions de cette drôle de journée en martelant une batterie
son voisin vient à se plaindre du niveau sonore, elle lui rappellera ses galipettes nocturnes
et matinales en lui jetant à la face « et ta chanteuse, désolée mais c’est pas Maria Callas ». Et
si elle est en forme, elle ajoutera « heureusement avec toi ça dure pas longtemps », avant de
Elle ne va pas jusqu’à avouer à Yann que Marta est déjà au courant, il pourrait se vexer.
de vous avoir comme supérieur, comme vous dites. Et Marta aussi. Tout le
monde.
Un ange passe. Tout rose pour lui, noir pour elle, No Future écrit entre les ailes avec
m’inviterez à la noce ? On ouvrira le bal, même si c’est sur les Dead Kennedys.
Elle éclate de rire. Elle l’imagine au son de Too Drunk To Fuck, Madame son épouse se
— Si je me marie, ce sera sur une plage exotique, avec l’amour de ma vie, et il n’y
aura pas de témoins, sauf la lune et les étoiles, c’est joli hein ? Mais rassurez-
de La Danse des canards rien que pour vous, je ne louperais ça pour rien au
monde.
Elle fait la bise à quelqu’un pour la troisième fois de la journée, record absolu. Yann
fond et pense un instant à se noyer dans un pur malt, mais les alcools forts ne sont plus qu’un
souvenir, il a dû cesser sous la menace. De sa femme, puis de son médecin, difficile de faire
Elle quitte le bureau et prend le métro. Elle retrouve son appartement, silencieux et
lumineux, enlève sa robe et ses espadrilles, se met en mode des fesses comme ça, ça tombe
Elle commence par emmerder son voisin, comme promis, avec sa nouvelle play-list
baptisée UK for ever, dans laquelle elle accumule des groupes anglais qui n’ont pas deux ans
et qui secouent ses petites enceintes avec l’énergie propre aux nouveaux nés. Elle a
récemment découvert Idles, et leur chanson Mother, gros punk rock ébouriffant et salutaire
à la Sleaford Mods mais avec des vrais instruments, pas un PC portable. Mazette, cette basse
et cette batterie ! Elle la met en boucle jusqu’à en avoir les bras endoloris et les cordes vocales
dans le sac. Elle poursuit avec des groupes qui n’existaient pas encore trois minutes
auparavant, d’ailleurs elle a un mal fou à suivre de près la production musicale britannique,
une richesse sans égal, cette capacité qu’ils ont de se renouveler sans cesse, ça la sidère. Ce
n’est pourtant pas faute de passer des heures, quand Paris dort, à écouter des centaines de
pour la mettre aussitôt dans son mobile. Allez, ramène ta poire voisin, je suis prête.
Elle se sert un verre, Martini blanc et Schweppes, glaçon, et s’affale dans son sofa
rouge sang.
Lui revient l’image du grand dadais de ce matin. Elle ne se l’avoue pas, ou si, enfin non,
bon disons que j’en sais rien !, mais il lui avait bien plu. Elle fait la liste de toute la soupe qu’il
devait forcément être en train d’écouter au moment où elle avait atterri sur son pied. Mylène
Farmer, Mika, une compile de Queen ou David Guetta ? David Guetta, forcément, le tueur du
rock et même pas en prison, tout le monde s’en fiche. L’empoté a la tête à écouter ça ! Ou alors
il est papa et une ribambelle de gamins l’ont lobotomisé avec Maître Gims, elle en arrive
avait-il une alliance ? Impossible de savoir, il avait les mains dans les poches de son jean. Puis
elle s’alarme.
Elle se précipite sur son portable, ouvre l’écran, et se connecte sur le site de la
Française des jeux. Mon abonnement mon abonnement mon abonnement, que Robert Smith
me maudisse s’il s’est arrêté vendredi dernier. Elle entre dans son compte, constate le drame
à venir et se demande qui lui en veut autant aujourd’hui. Elle a juste le temps de le réactiver
Elle ne sait pas vraiment pourquoi elle joue. Une vieille habitude de quand elle avait
des plans de vie et qu’elle a conservée alors qu’elle n’a jamais touché le moindre centime.
Elle aimerait gagner de quoi s’acheter une voiture neuve ou se faire une semaine aux
Seychelles. Huit jours sur des plages rien que pour elle, sous le soleil ou à l’ombre des plus
vieux rochers du monde, à boire des mojitos, lire tout son soûl, rock du matin jusqu’au soir.
Et pas d’autobus, ou alors un bousin tout brinquebalant qui ne ferait pas le poids.
Dans son esprit, à l’EuroMillions on gagne dix mille euros, pas deux cents millions.
Comme tout le monde, elle a parcouru des articles invraisemblables sur des gagnants de
sommes qui font tourner la tête, des histoires qui trop souvent tournent au vinaigre, de
pauvres gens que la subite fortune a menés à l’infortune. Elle ne parvient pas à se mettre à
Elle appelle le chinois d’en bas, commande douze nems qu’elle va chercher vingt
minutes plus tard, Gloire à toi chinois qui fait les meilleurs nems du monde !, se sert un verre
de vin rosé, et se plante devant la télé. Elle attrape au vol un reportage sur des combats de
temps pour ne pas se mettre à pleurer et tombe sur un film d’amour à Veracruz, de l’autre
côté du pays, qui l’attriste pareillement, allez savoir. Elle change de nouveau pour un
documentaire sur la tradition mexicaine de la fête de la Quinceañera, où elle voit des jeunes
filles de quinze ans impatientes d’oublier l’enfant qu’elles sont pour devenir femmes, ce qui
lui fait dire soyez pas si pressées les filles, c’est pas comme on vous a dit. Elle appuie sur un
Mexico, le huitième depuis le début de l’année. Le corps a été retrouvé dans un fossé, torturé
et démembré, et ce qui faisait de lui un homme, enfoncé loin dans la gorge. Elle en a un haut-
le-cœur.
Elle hésite à appeler son bouquet télé pour savoir s’ils viennent d’être rachetés par
Carlos Slim, parce que ça fait beaucoup de Mexique là quand même, et peut-être que les
mariachis ils ont de chouettes pantalons rock’n’roll, mais leur musique est à se jeter par la
fenêtre.
endolori par tant de changements. Vers 23 h 30, alors qu’il lui reste deux bonnes heures à
tuer avant de rejoindre son lit, elle met TF1 pour consulter le tirage.
21 juin. De nouveau tiré du lit par un soleil assassin. Il se raccroche à l’idée que dès
Il récupère son mobile et se cale contre les oreillers. Nuit tranquille, pas de nouvelle
menace de ses fournisseurs par mail, ce matin ils lui donnent un peu de répit. Salopards, en
Tout est comme il l’a installée lorsqu’il a déménagé, pas une nouveauté dans l’ameublement
et la décoration en cinq ans, si ce n’est les livres qui s’empilent sur chacune des tables de nuit,
certains dévorés et adorés, d’autres parcourus et oubliés. Ceux qu’il n’a aucune intention
d’ouvrir, des cadeaux forcément, forment un gros tas là où ses bras n’arrivent pas.
Face au lit, une console en aggloméré de ciment lisse gris sale, achetée à la va-vite sur
internet, appuyée contre le mur. Dessus, derrière une drôle de plante à la pousse chaotique,
trône une grande photo en noir et blanc dans un lourd cadre de métal, aussi haut que lui.
découper des tôles oxydées de navires en fin de vie, dans un chantier naval écrasé de chaleur,
le tout pour quelques roupies l’heure. Il n'est pas spécialiste du taux de rémunération horaire
appliqué dans les conventions collectives du secteur naval en Inde, quelque chose lui dit
même qu'elles n'existent pas, mais il insiste quand même sur le « quelques », parce que
âne mort n’arrange rien, le grimper sur la console lui avait fait regretter une fois de plus
d’avoir des bras qui avaient tout pris en longueur. Parfois, il rêve que le meuble finisse par
s’écrouler, provoquant la chute du cadre très loin dans la rue. Certes, il aurait fallu un
concours de circonstances particulièrement heureux pour qu’il se balance tout seul par-
dessus la balustrade, mais les rêves ça sert à ça, à imaginer des trucs idiots.
Sur l’autre mur, son tableau préféré lui fait des signes sinistres. Il ne s’en lasse pas de
son crétin. Il avait acheté L’Imbécile et la Mort à un ami artiste à une époque où les roupies
ne fondaient pas encore comme neige au soleil. L’œuvre est peinte sur une planche en bois
récupérée sur un trottoir. Le duo le fascine. La Mort toise impassiblement un pauvre hère
qui porte un drôle de torchon autour du visage, comme si une rage de dents s’ajoutait à sa
peine. Effrayé par l'apparition, l’abruti détourne la tête pour le regarder lui, formulant en
silence une sentence à venir : « toi aussi tu auras l’air con quand la faucheuse te pointera du
doigt, alors bouge ton cul tant que tu peux ». Crétin certes, mais sage. Son garde-fou.
Après un dernier soupir, il repousse la couette des mains, s’aide des pieds pour
l’éloigner jusqu’au bout du lit, puis exécute un magnifique roulé-boulé sur sa droite, s’appuie
sur ses bras pour se redresser sur les genoux, se met debout et file vers la salle de bains.
Ça lui prend six secondes, il le sait, il l’a déjà calculé. La technique pour s’extirper de
son lit est maintenant rompue, la faute à un machin qu’il a depuis peu en haut de l’abdomen.
Son médecin n’a pas dit machin, ni bidule, il a utilisé un mot bien comme il faut à la hauteur
du prix de la consultation privée, mais lui a été incapable de le retenir. Alors, s’il a renoncé à
se lever comme il faisait depuis tout petit, il a gardé son âme de gamin : il est dans un film,
Il se regarde dans la glace au-dessus du lavabo, les cheveux en bataille. Il n’a jamais
su très bien quoi penser de son corps, qu’il trouve bien trop maigre, même si au cours de sa
vie, les femmes qui l’ont parcouru de leurs mains impatientes au début, ou lasses vers la fin,
vapeur et diverses effluves, toutes issues de jolis flacons fabriqués par des multinationales
qui s'engraissent sur son désarroi de quinqua déclinant. Il s’habille à la lumière de la salle de
bains, refait son lit sommairement, ouvre la fenêtre et lève les volets en leur dédiant une
Aujourd’hui, il a rendez-vous à l’autre bout de la ville, avec un futur râleur. Quelle que
soit l’issue des négociations avec Louis, il doit avancer. Qu’il se soit plusieurs fois trompé de
direction dans sa vie ne lui effleure pas l’esprit, et quand cette idée montre le bout de son
langues, monter toutes les photos, introduire les caractéristiques, mots-clefs, dimensions,
poids, matériaux, restrictions pour les gamins, et cent autres variables que personne ne lit.
Le plus grotesque, les descriptions. Amazon est comme Google, ils adorent la littérature chez
Jeff Bezos, surtout celle de hall de gare, ça aide au référencement des produits sur la
plateforme et ça améliore la visibilité, qu’ils disent. Alors Annie et lui inventent des textes
complètement alambiqués, tirés par les cheveux à l’extrême. Parfois ils en rigolent et se
de Marseille remplie de douze crayons de couleur, deux crayons de bois, une règle, une
équerre, un rapporteur et un taille-crayon avec réservoir, c’est pas donné à tout le monde,
fuck Amazon !
machine d’Amazon jusqu’à enregistrer les premières ventes. L’idéal c’est d’avoir à passer une
nouvelle commande au fabricant avant la date de paiement de la première, « mais c’est pas
tous les jours fête ». J’aurais dû naître dans mille ans, ici on vit pas assez longtemps et j’ai déjà
Il sort de chez lui avec une tenue plus en accord avec la chaleur annoncée et marche
d’un pas curieusement léger, écouteurs soudés aux oreilles, il se fait plusieurs morceaux de
Parquet Courts à la suite, le top du punk rock new-yorkais actuel, ces mecs-là sont des héros.
Lorsqu’il arrive à hauteur de la divine porte cochère, rien ne se passe. Ça lui met un
coup, comme ces petites claques sèches qu’on assène sur la nuque, elles ne font pas mal mais
elles donnent envie de tout péter. Peut-être est-il en avance, il l’imagine s’apprêtant avant de
descendre rayonnante dans la rue. En plus il a juste la chanson qui colle à l’instant, These
things, de She Wants Revenge, avec son refrain évocateur she’s in the bathroom, she pleasures
Néanmoins il ne se fait pas d’illusions, ses romans d’anticipation ont aussi leurs
limites. Elle doit forcément avoir un mec et pléthore de prétendants dans l’ombre qui
attendent un faux pas. Il se fait une raison en se disant que de toute façon des cheveux pareils
porca miseria.
Il étudie le plan de métro, regrette de ne pas être sorti plus tôt et croise les doigts pour
que les deux changements soient fluides. Parvenu à temps devant l’immeuble dans lequel il
La réunion se déroule à merveille, comme dans un film à gros budget. Il sort tout son
baratin habituel, mis au point au fur et à mesure qu’il engrangeait les échecs. Aujourd’hui il
connaît les arguments imparables mais pour plus de sécurité, il donne un dernier coup sur
la tête de son interlocutrice en lui rappelant, l’innocente !, qu’Amazon oblige à répondre aux
questions et problèmes des acheteurs dans les vingt-quatre heures, « ça veut dire être sur le
pont week-ends et vacances, sans quoi vous êtes sanctionnée et votre note globale en pâtit ».
Même le meilleur prix ne garantit rien, les clients fuient les vendeurs avec une mauvaise note.
Du coup, elle n’hésite plus, le week-end c’est sacré, tout du moins ceux qu’elle ne passe pas
dans sa belle-famille. Elle accepte de lui donner l’exclusivité, revoit sa marge à la hausse, et
Une fois dehors il se promet d’essayer leurs produits. Cette femme lui a fait un effet
bœuf, même s’il a un doute sur le naturel de ses seins, en tout cas il se promet de faire un
effort pour se trouver une copine, le moindre décolleté me met aux abois et j’ai un peu de
boulot, là. Pourtant elle était vraiment charmante dans son 36, malgré son grand âge, grosso
Il déteste ce réseau social, il ne l’utilise que pour dénicher les contacts qui
l’intéressent, le reste n’est qu’un concentré de ce que l’humanité fait de pire, le royaume de
s’adonnent à leur session d’onanisme 2.0, de l’autre ceux qui se donnent des airs à publier
des fausses citations de Steve Jobs, Abraham Lincoln ou Gandhi, leçons moralisatrices à deux
Il s’arrête boire son vrai café du matin dans un bar pour lequel le temps semble avoir
cessé de s’écouler dès avant la guerre. La terrasse est ombragée et dans cette petite rue on
plumes avec des restes de coquilles sur le crâne. Il laisse s’écouler un peu de temps, fume,
C’est la carotte allumée au-dessus de lui qui le réveille. Il prend conscience que
l’endroit fait aussi dans le débit de tabac, et qu’il a virtuellement une solution à tous ses
ennuis dans la poche de sa veste. Il jette son mégot dans le caniveau et pénètre dans le local
C’est bien sa veine. Pour une fois qu’il joue, le système se barre en vrille. Ou alors il l’a
acheté pile à vingt heures et ils n’arrivent pas à se décider s’il est valable pour hier soir ou
pour vendredi. Il va pour formuler une autre hypothèse en filant une tourte à la machine
quand sonne son téléphone. C’est Annie, il n’aime pas ça, elle ne doit l’appeler que quand
l’incendie semble incontrôlable, sinon ils communiquent par WhatsApp. Il la salue et vient
aux nouvelles, qu’il entrevoit néfastes. Annie le rassure, elle a Louis sur une autre ligne, il
souhaite avancer la réunion à midi. Denis lui demande de patienter quelques secondes et
— Il dit qu’un oncle vient de mourir et qu’il doit s’absenter quelques jours.
Il lui demande de quel côté elle est, elle répond du sien mais qu’elle aimerait bien aller
faire pipi, il cède, lui dit 12 h 30 pour se donner l’illusion que c’est lui qui commande, elle
— Je vous déteste.
Il raccroche avec un grand sourire aux lèvres. Il aime bien ces joutes avec Annie, où
les deux se font tourner en bourriques. Elle a l’esprit vif et est pleine d’humour comme il
profite du voyage pour dénicher un numéro de téléphone sur leur site web.
Il appelle une fois ressorti en surface, une voix lui explique qu’il a joint le service des
personnes victimes d’une dépendance pathologique au jeu et qui souhaitent recevoir une
aide psychologique. Elle ajoute que pour les gagnants c’est un autre service, dont elle
— Des gagnants vous dites ? Comment savez-vous que j’ai gagné quelque chose ?
— En général quand s’affiche ce message sur un terminal de jeux, c’est que vous
avez gagné. D’ailleurs c’est pas en général, c’est tout le temps comme ça.
Il demande pourquoi le bureau de tabac ne lui a pas donné les dix balles, il se fait
expliquer qu’à partir d’une certaine somme, il doit appeler la FDJ ou se diriger vers un centre
de paiement.
— Certaine ? C’est combien d’euros une certaine somme ? Parce que là si vous me
— Je n’en doute pas. Écoutez, moi je m’occupe des addictions aux jeux, je ne peux
Il note le numéro et décide d’appeler depuis son bureau. Il s’y rend d’un pas
faussement nonchalant, la mine sérieuse, alors qu’il a une envie irrépressible de courir pour
savoir combien il a gagné. Des nombres à quatre ou cinq chiffres s’inscrivent dans son esprit
par paquets de douze et dansent une farandole désordonnée. Il n’a pas le temps d’en attraper
Martine aurait obtenu le prêt et il ne serait pas fâché de lui dire que tout compte fait, il va se
débrouiller tout seul. Il est même tout disposé à l’emmener au train pour Cherbourg.
Une fois planté devant Annie, il va aux nouvelles avec Serge123456, histoire de faire
durer le plaisir de l’attente. Il est sincèrement ravi d’apprendre qu’ils ont de nouveau rendez-
vous samedi. Non seulement le type ne s’est pas débiné en prétextant une envie pressante,
mais il l’a invitée partout, Vittel-menthe au café puis cocktail light à base de fruits dans un
bar jazz. Ah, et entre les deux, un couscous royal. Le tout sans prononcer un seul gros mot,
Annie lui rappelle que son Serge n’est pas comme son chef.
Annie et Marguerite s’entendent à merveille, bien souvent elles font front commun,
comme s’il était dans le faux alors que lui aime à répéter, ce qui agace tout le monde, qu’il a
toujours raison. Ça ne l’empêche pas de capituler face à elles, à quoi bon lutter.
Il s’assied à son bureau après avoir fermé la porte, fait mine d’avoir plein de choses à
faire, va même jusqu’à consulter les ventes, prévoit un excellent mercredi, regarde son mail,
toujours pas de bêlement de ses fournisseurs, respire un grand coup, et enfin compose le
faire.
— J’en suis fort aise. Si on en venait au fait ? J’ai un peu de travail là.
Denis trouve que son interlocutrice n’a pas l’air commode, ne devrait-elle pas au
contraire faire dans l’obséquieux voire le sirupeux ? Il se rassied mieux sur sa chaise,
rapproche le téléphone et enclenche le haut-parleur, pose les avant-bras sur les accoudoirs,
croise les mains sur la table et enfin penche le haut du corps vers l’appareil. Il donne son
— Enchantée Denis, moi c’est Béatrice. Donc si vous m’appelez, c’est que vous
Elle dit « enchantée » mais son ton dit autre chose. Malgré une certaine animosité
ressentie, il explique tout, la grille flash, insiste beaucoup sur l’heure, « je vous promets
l’horloge indiquait 19 h 58 », précise qu’il a même signé le billet et termine avec le message
laconique qui s’était affiché une heure plus tôt sur un autre terminal. Il s’inquiète de savoir
pense à ses 70 000 euros, s’ils devaient lui échapper à cause de ce bureau de tabac qui s’était
Bénédicte lui rappelle qu’elle s’appelle Béatrice, elle y tient, le rassure en lui disant
que l’endroit n’a aucune importance et lui demande combien il a de bons numéros et
disant qu’en fait il était 6 h 24, qu’il n’a pas encore eu le temps de regarder le tirage et ajoute
— Vous vous réveillez tard, veinard. Allez dites-moi qu’on en finisse rapidement,
Elle appuie juste là où ça fait mal avec l’heure de réveil, il s’étouffe presque
d’indignation puis précise qu’il n’a pas choisi les numéros, que c’est la machine qui les a sortis
au hasard. Béatrice rétorque que machine ou pape, on s’en tamponne le coquillard, Denis
finit par lui donner la série de nombres, elle lui demande les étoiles, Denis répond « plein les
Silence, qu’il met sur le compte d’un système informatique un peu lent. Il l’imagine
tapotant sur une vieille console de couleur gris clair, écran à tube de quatre-vingts colonnes
et vingt-quatre lignes pleines de caractères verts, le tout connecté à un gros IBM antédiluvien
— Denis ?
— Denis ?
— Mademoiselle ?
— Madame.
perd rien à essayer. Elle le remercie pour le compliment et ajoute que ça ne va pas modifier
la somme. Elle continue avec l’interrogatoire, ça commence à lui taper sur le système, elle lui
demande de lire les vingt-huit chiffres inscrits en bas du ticket par groupes de trois, quatre
ou cinq, sous le code-barres, l’un après l’autre, posément. Denis inspecte son ticket et
remarque pour la première fois ladite série. Il lit la totalité des numéros, lentement, un à un
comme a dit la dame, Françoise ?, en finissant par les deux groupes de trois chiffres de la ligne
— A y est.
— Comment ça « a y est » ?
— Denis ?
— 5 et 8.
— Denis ! Il fallait les lire à voix haute, que je puisse les entendre.
Il se marre et se sent quand même un peu idiot. Il reprend l’énumération des chiffres
qu’elle répète à son tour. Il perd le fil au bout d’une douzaine, lui demande de recommencer
à zéro en s’excusant de ne pas avoir toute sa tête, sans mentionner qu’elle s’égare sans cesse
dans une énorme chevelure pleine de boucles, c’est bien le moment d’apparaître je vous jure,
mais moi j’ai gagné plein de pognon euuuu nananinanère euuuu. La seconde fois est la bonne,
chaleureusement.
ne s’emploie pas avec un ton de voix façonné dans un blizzard sibérien. Il se risque :
Elle hurle de rire. Il trouve cette soudaine hilarité un peu déplacée, il va jusqu’à se
demander si elle le prend pour un con. Elle s’excuse en prétextant un certain état de nervosité
et reformule en partie ses félicitations, Denis ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase,
soixante-dix mille euros, Béatrice lui dit un peu plus, il pousse à soixante-quinze mille, elle
redit un peu plus, il rajoute quelques milliers d’euros et des centimes pour faire authentique,
elle abrège :
vous rappelle que j’ai du travail, Denis, dites-moi combien vous auriez aimé
Là, ça coince. Des rêves, il en fait, toutes les nuits autant qu’il sache. Malheureusement
il ne les commande pas, alors les gros seins, même oniriques, c’est rare, et puis il les oublie
Quant aux rêves d’argent, il n’en fait pas, au moins connait-il une certaine sérénité
économique lorsqu’il dort. Même éveillé il n’a jamais envisagé de gagner une fortune si ce
matin, quand il a appris qu’il avait gagné une certaine somme, ses fantasmes n’allaient pas
vraiment gagner ? C’est une bonne question, pourtant il ne remercie pas la dame de la lui
poser, il cale. Il le fait savoir à Catherine en lui rappelant que c’est la première fois qu’il joue.
Elle l’invite à écrire Béatrice sur un petit Post-it qu’il serait bien aimable de coller sur le
téléphone et d’apprendre par cœur pour ce qui reste de conversation, et insiste pour
connaître ses aspirations financières. Il ne comprend pas pourquoi elle fait durer le plaisir,
si elle a tant de travail que ça. En plus elle semble s’impatienter, un comble ! Il se lance au
hasard en lâchant un million, elle lui demande de multiplier par cent, il commence à
contrariée, irritée même, elle l’interpelle, il dit « 5 et 8 », elle s’énerve en disant qu’elle lui a
demandé de multiplier par cent, pas de le dire cent fois, il ne comprend pas, elle calcule pour
lui et prononce cent millions, il rétorque que tout crétin qu’il est, au risque de la décevoir, il
— Denis… mon Dieu… vous ne me décevez pas, ce que j’essaye juste de vous dire,
les cent millions, c’est le montant de vos gains… vous êtes un gagnant de la
super cagnotte.
Silence.
Le plus beau silence qu’il ait jamais entendu, mais il ne s’en rendra compte que dans
longtemps.
immédiatement. Du coup il ne tique même pas devant cette drôle de formulation, un gagnant
Seul Steve Austin, L’Homme qui valait trois milliards — de centimes de francs, ce qui
ne faisait plus très lourd —, aurait pu entendre une mouche voler. Ou Chuck Norris, mais il
est tout le temps occupé à faire le guignol sur tous les mobiles de la planète. Quant à Denis,
qui devient de plus en plus dur de la feuille depuis quelques années, il vient en plus de perdre
l’usage de la parole et de tout un tas d’autres fonctions physiologiques qui jusqu’à présent
l’avaient fort peu préoccupé, respirer par exemple, avant ça marchait tout seul.
Au bout d’une dizaine de secondes, Béatrice s’en inquiète et lui demande s’il est
toujours là. Là ? Denis ne sait plus très bien où c’est, là. Il répète bêtement qu’il est un gagnant
de la super cagnotte, Béatrice fait de même, Denis lui dit qu’il a bien compris, elle ne met pas
sa parole en doute mais l’invite à prendre son temps pour assimiler et à respirer
profondément.
En tant que responsable des relations gagnants, depuis cinq ans qu’elle occupe ce
poste, elle a vécu des moments de grande émotion, mais aussi de tension parfois burlesque.
Au début elle était ravie pour eux, aujourd’hui ça l’éprouve et elle en devient aigrie. En plus
ça manque cruellement d’originalité, toujours les mêmes rires et larmes, cris et silences.
Certes, tout le monde n’est pas préparé à s’entendre dire que leur vie va changer
irrémédiablement, d’ailleurs personne n’est prêt, elle le sait, elle pourrait écrire un livre avec
mille anecdotes tragi-comiques, et je me ferais plein de sous parce que j’en ai ma claque de
remettre des chèques à sept ou huit chiffres à des pauvres types et de continuer à partir en
Denis répète une dernière fois à voix basse qu’il est un gagnant de la super cagnotte,
aussitôt l’escadrille d’anges supersoniques qui planaient au loin fait demi-tour et finit par
passer dans sa tête, ça provoque un bang terrible qui tonne autour de lui, les carreaux
explosent, son bureau tressaute, sa chaise tangue, un ouragan le rend définitivement sourd,
San Andreas s’ouvre sous ses pieds, il se rattrape au portemanteau. Enfin lorsque le silence
revient, il secoue la tête pour faire tomber les gravats et la poussière de plâtre, puis s’aperçoit
finalement que rien n’a bougé, tout est là, intact, ses cheveux n’ont pas blanchi. Annie n’est
pas sous son bureau à pleurer son futur amour perdu et semble n’avoir rien remarqué. Alors
il fait comme la dame lui a dit, il respire profondément, il n’est pas capable de beaucoup plus.
Il craint que son cœur ne lâche, forcément. Mais non, s’il n’assimile pas du tout, mais alors
pas du tout, au moins parvient-il à se calmer. Alors il fait part à Jasmine de ses doutes quant
au sérieux de la conversation.
relations avec les grands gagnants à la FDJ, la RRGG, la classe hein, vous pouvez
trouver plein d’interviews de moi sur internet. À mes côtés se trouvent mes
Elle doit leur avoir fait un léger signe de la main car il entend des « Bravo Denis,
supeeeeeeer » et « C’est merveilleux ce qui vous arrive ». Lui trouve que c’est très joli,
Myrtille, Véronique aussi du reste, d’ailleurs Laurent et Antoine ne sont-ils pas des prénoms
magnifiques ? Il dit n’importe quoi, mais en a à peine conscience. Il se sent régresser vers un
feuilles de quand il avait les cheveux en l’air et écoutait bramer Johnny Rotten. Et il a un mal
déconnexion neuronale est presque totale. Il croise vingt-sept doigts pour s’assurer que c’est
passager.
être à quatre rappels de cet ordre et quelque chose me dit que ce n’est pas le
dernier. Pour vous tranquilliser, je vous rappelle que c’est vous qui avez appelé
le numéro de la Française des jeux. Ne serait-il pas très étonnant que vous ayez
composé un mauvais numéro et que vous soyez tombé sur une farceuse ?
Il lui dit que tout est très étonnant depuis dix minutes et qu’il connaît un paquet de
nanas de tous les prénoms possibles qui donnent pas mal dans la farce, Christelle par
exemple, le summum des prénoms de blagueuse. Béatrice comprend mieux que quiconque
son désarroi et lui signale qu’il n’est pas un cas unique, tous les grands gagnants passent par
là, même si ensuite ils ont des réactions très diverses, elle a eu droit à beaucoup de larmes.
Il lui annonce qu’il n’en est pas très loin, que tout ça c’est un peu le pompon.
— Denis ? Un pompon de cent millions d’euros, c’est un très joli pompon croyez-
moi. Vous vous ferez un beau bonnet avec, pour aller skier à Courchevel sans
Skier. Le seul sport qu’il ait jamais aimé, cette jubilation des courbes joliment
dessinées sur du sucre glace. Et ces siestes qu’on fait à l’abri des pics enneigés,
incomparables. Mais Martine veille, alors à défaut de pistes noires, il s’est résigné à
éprouve soudainement une légère suspicion, quelque chose ne tourne pas exactement
comme ça devrait. Il en fait part à Esther, qui explose et hurle son prénom, il s’excuse
platement mais insiste, il ne comprend pas pourquoi elle parle toujours de cent millions
d’euros, elle lui rappelle que c’est le montant de ses gains, il revient à la charge en disant que
— Vous pouvez rassurer vos neurones d’une petite tape dans le dos, la super
Denis encaisse, mais l’espace d’un instant il se verrait bien lui tordre le cou, Chantal,
tu m’énerves grave. Il demande si c’est le fisc qui en prend la moitié au passage, elle explique
que non, que le montant est net d’impôts, que le fisc viendra plus tard si ses placements
génèrent des plus-values. Il insiste en demandant s’il s’agit alors de la part de la FDJ, ce à quoi
elle répond que non, qu’il ne s’inquiète pas pour eux, ils vivent sur la malchance de tous les
autres parieurs. Du coup il est dans le brouillard, quelqu’un serait-il assez gentil de lui
expliquer pourquoi de deux cents millions il est passé à la moitié ? S’ensuit un léger silence,
Béatrice se risque :
— Ah oui, excusez-moi, j’avais oublié que vous n’étiez pas au courant du tirage.
Elle dit ça avec un plaisir non dissimulé. Ça n’empêche pas l’escadrille de faire demi-
tour et de dévaster tout ce qui tenait encore debout. Denis prend son temps, de toute façon,
vu son état, il peut difficilement aller plus vite, il propose que Béatrice lui répète la chose,
elle confirme en précisant que c’est assez exceptionnel, qu’ils se partagent la somme.
Plus tard, bien plus tard, il regrettera ses paroles, mais là sur le moment c’est le cœur
qui parle :
— Une conne. Roooooo, non, attendez, vous me faites dire des bêtises. L’autre
en dire plus. Je vous rappelle que l’EuroMillions se joue dans douze pays
européens et que cette personne est peut-être à des milliers de kilomètres d’ici
et parle une drôle de langue dans laquelle neurone est féminin, vous devriez
vous y mettre.
Il interpelle Sandrine, qui hulule à la mort, il s’excuse, il est perturbé, une nana vient
de lui voler cent millions d’euros et ni la police ni la FDJ ne comptent rien faire. Elle est à deux
doigts de péter un câble, lui dit qu’il s’emballe et que c’est regrettable, que cette personne a
joué les mêmes numéros, les mêmes étoiles, sa grille a la même légitimité, elle ne lui a rien
volé du tout. Elle lui rappelle qu’il a gagné cent millions d’euros, qu’il est fabuleusement riche,
il n’a perdu les pédales de cette façon, il se mettrait volontiers une bonne grosse tarte si ses
bras ne pesaient pas chacun un quintal, il demande à Annabelle de l’excuser pour cet
emportement.
gains, ou nous réalisons un virement sur le compte de votre choix, c’est vous
qui nous direz. En général c’est là que je me mets à pleurer, mais je ne trépigne
pas je sais me tenir. Et last but not least, nous vous invitons la veille à dîner
rien, de football même si ça vous chante, mais je vous préviens je suis fan du
FC Nantes, oui c’est comme ça, je ne veux pas vous entendre ricaner, puis nous
vous logeons dans un hôtel également très chouette, où vous ferez de très jolis
rêves, avant d’attaquer une belle journée dédiée à vous préparer. Quand
Il fait une chute vertigineuse depuis le nuage sur lequel il venait de s’asseoir, un
cumulonimbus capillatus qui culminait à vingt-et-un mille mètres d’altitude, et tout lui
revient. La réunion avec Louis, le prêt de Martine, la dette chez Pierre, sa voiture à l’arrêt, ses
môme qui lui avait écrasé le pied hier matin. Il propose de dîner maintenant.
— Denis, il n’est pas encore midi et ça demande un petit peu de préparation. Mais
d’accompagnement vendredi.
— Pour moi c’est parfait. Mais dites, vous ne pleurerez pas hein ? Une femme qui
pleure, c’est comme une maladie, un désastre, une hérésie, comme disait Juju.
retourne dans tous les sens. Elle demande qui est Juju, il réplique « Julien Clerc, Nouveau big
bang, 1990 » et propose de lui amener la cassette jeudi soir, mais ça ne l’émeut guère, elle
n’aime pas les chèvres. Il fait comme s’il n’avait pas entendu, il répète plusieurs fois
« Béatrice » à voix haute comme pour s’entraîner et souhaite qu’elle lui confirme qu’il est en
train de vivre un truc complètement dingue. Elle s’y plie de bonne grâce et en profite pour
noircir la situation :
— C’est encore plus dingue que ça, et laissez-moi vous dire que vous n’en êtes
Nouveau big bang, elle va vous coller le bourdon. Et surtout, surtout, Denis,
croyez-moi, ne dites encore rien à personne. Zéro patate, nobody. Quand vous
aurez pris conscience de ce qui vous arrive, vous aurez tout le temps de le crier
sur les toits et de voir une foule de super bons vieux amis collés à vos basques,
chèque pour vous en débarrasser. Donc une fois chez vous, un peu de
méditation sur qui vous êtes vraiment et ce que vous avez toujours eu envie
de faire, pensez à une petite folie facilement réalisable et qui ne va pas plomber
votre budget annuel. Ensuite, allez dîner de quelques huîtres et d’un verre ou
deux de sancerre, voire d’une coupe de champagne, les bulles sont salutaires
quand elles ne forment pas un torrent en crue. Je vous rappelle demain pour
tout mettre au point, je ne veux pas de gueule de bois à l’autre bout du fil, qu’on
qu’il faut pour vous expliquer ce que sont cent millions d’euros. Six cent
bahts thaïlandais, au cas où une virée à Ko Samui vous tente. Vous voulez un
luxe, le truc de la mort pour écrire des WhatsApp et se réveiller le matin, vous
pourriez en acheter près de cent mille. Vous voyez la chose ? Et non, je ne suis
pas en train de vous lire un manuel, en cinq ans j’ai vu malheureusement trop
de gros gagnants finir par regretter amèrement d’avoir été l’élu d’un jour. Vous
Il lui fait savoir qu’il n’est pas gros, la prévient que demain soir elle insistera pour qu’il
demande du rab et lui confirme qu’il a à peu près compris, « oui, madame ».
annales de la FDJ. Donc pas de bêtise, toute l’équipe vous embrasse. Non,
Myrtille pas plus fort que les autres, je vous vois venir. J’ai du travail qui
m’attend. À demain.
Son cœur s’arrête. Sa respiration aussi. Elle pèse cinq tonnes, sent une énorme
pression sur les tempes, comme si elle était cent mètres sous l’eau. Les bruits s’estompent,
couverts par un violent bourdonnement désagréable. Dans son champ de vision tout devient
Les numéros, elle les connaît par cœur. Douze ans qu’elle parie sur les mêmes. Elle
aurait même pu les lire si son téléviseur avait été sur la face cachée de la lune.
Le 10, la première Renault de son père, qu’il garde encore dans son garage comme
une relique, néanmoins en bien meilleur état que la sienne. La première voiture qu’elle avait
Le 24, pour la Dordogne, où elle avait passé, étant gamine, ses plus chouettes
vacances. Parfois les souvenirs de ses baignades dans des rivières où il n’y avait personne
Le 39, l’indicatif international de l’Italie, parce que quand elle avait commencé à
parier, son petit ami du moment était parti en stage à Rome, et au début ils s’étaient
beaucoup appelés, puis moins souvent, puis plus du tout. Comment il s’appelait ce naze ?
substituer ce crétin congénital, comme l’avait appelé l’un d’eux, s’étaient présentés dans la
foulée. Elles les avaient éconduits ipso facto, digne et meurtrie dans sa tour d’ivoire.
Le 8, son chiffre préféré. Parce qu’on a tous un chiffre préféré et elle c’est le huit, c’est
Et ils sont tous là, parfaitement alignés. Sa série à elle. Comme si elle les avait peints
Avec quelques secondes de retard, tout explose dans sa tête. Mille joueurs de wadaiko
à l’agonie. Elle se sent mal, prise de nausée, son cœur s’emballe, et pas pour un prince
charmant. Des flashs stroboscopiques percutent ses rétines et troublent ce qui lui reste de
raison. Elle parvient à remuer un bras pour éteindre la télé. Puis reste assise, interdite.
D’habitude elle dort peu, mais là, rien. Nuit blanche, immaculée comme sa cuisine. Elle
reste longtemps cloîtrée sur le sofa, la tête sur l’accoudoir, les mains entre ses jambes
repliées. Puis elle s’allonge sur le dos, les yeux comme des soucoupes, se relève, fait les cent
pas, s’assied sur toutes les chaises, sur le bord de la baignoire, dans l’entrée sous sa collection
À l’aube, les nerfs à bout, elle monte sur son vélo, gagne l’étape au sprint, secoue la
tête comme quand elle était petite et qu’elle adorait que ses cheveux lui giflent le visage. Elle
flotte dans du coton, comme anesthésiée, concentrée sur ses réactions, incapable de se
appartement par une question qui a dû hanter bien des gagnants avant elle : qu’est-ce que je
fais demain matin ? Si elle en a formulé d’autres, elle s’en souvient à peine. Un peu avant huit
heures, après un jus d’orange sans effet, elle se met sous la douche. C’est tout juste si elle sent
le puissant jet brûlant marteler une nuque plus raide que si elle avait grimpé l’Everest à la
Elle déteste de toutes ses forces ne pas savoir ce qui est le mieux. Elle, qui d’habitude
passe outre les conseils des autres et qui n’en donne jamais, aimerait bien pouvoir utiliser le
joker du public ou du téléphone. Mais là elle est toute seule au milieu de l’arène, et à qui
à aller « tirer un coup, ça décape les méninges », avant de tomber dans les pommes elle aussi.
Finalement elle prend une décision qui ne la convainc que parce qu’au dernier
moment, s’impose un rituel qui lui maintient la tête hors de l’eau depuis quinze mois, huit
jours et neuf heures. Elle décide d’aller travailler, faire comme si rien n’avait changé, afficher
le même sourire, adopter un ton léger. Elle se donne vingt-quatre heures pour y voir plus
clair. Et puis elle ne veut pas se défiler, cette fois elle a vraiment une bonne raison de dire
non à Yann, « vous comprenez que dans ces conditions-là, les assurances je vais les souscrire,
pas les vendre », aimerait-elle lui dire. Mais pas tout de suite, pas encore. Ni à lui, ni à Marta,
Le seul point sur lequel elle est d’accord avec toutes les Sophie en elle. Personne ne
va savoir, tant qu’elle n’aura pas décidé du chemin à prendre. Si elle doit jouer à la fée avec
les gens qu’elle aime, ce sera pour plus tard. Alors elle s’habille, finit par trouver la porte, et
elle lui aurait écrasé tous ses pieds sans s’en rendre compte. Ou alors elle aurait fondu en
En pleine nuit, elle s’était connectée sur le site officiel pour vérifier qu’elle n’avait pas
soulagée, comme si c’était plus facile comme ça, moins lourd à porter. Et à cette heure-là de
la nuit, cent ou deux cents millions, franchement, elle ne faisait pas la différence. Très riche
ou très très riche, ça ne changeait rien à l’équation, qu’est-ce que je vais faire avec tout cet
argent ? Comme elle jouait depuis longtemps, elle savait qu’elle avait deux mois pour se
dire pourquoi ils avaient choisi ces numéros, se donner des idées de voyage ou de voiture ou
d’endroits où vivre ou de toutes ces choses auxquelles elle allait devoir penser tôt ou tard ?
C’était une idée idiote, il vivait probablement à des milliers de kilomètres, et leurs chemins
n’allaient jamais se croiser. Si ça se trouve c’est une grosse anglaise qui sent le rance de tant
aduler sa momie royale, je lui offrirai un jeu de tasses à thé jaune et rose Never Mind the
foule pour pénétrer dans les sphères inconnues des puissants, aux tourments d’un autre
ordre ? Elle se demande si elle aussi finira par roter repue à table après avoir dépensé en une
euros elle s’enfilait chez elle les meilleurs nems de Paris et une demi-bouteille de rosé de
Elle n’a jamais manqué de rien, n’a jamais vraiment voulu plus et n’a pas souvenir
d’avoir commis de grosse folie. Même en fin de mois elle a toujours de quoi assouvir quelques
les yeux fermés derrière ses grandes lunettes noires quand le temps s’y prête, de temps en
temps une nouvelle robe, un sac à main ou des chaussures et tous les concerts qu’elle peut,
ça oui. Et sorti des sentiers battus, elle avait acheté et fait installer des petites enceintes Bose
qui restituait à la perfection le son cristallin de la guitare de Durutti Column, dans toutes les
pièces de son appartement. Elle pouvait vivre comme ça des milliers d’années.
D’autant que son nid est gratuit, son privilège à elle. Ses propriétaires de parents le
lui cèdent tant qu’elle ne trouve pas chaussure masculine à son pied. Ils lui posent la question
à chacune de ses visites, c’est son père qui encaisse le moins bien la triste réponse. Ils ont
renoncé depuis longtemps à être grands-parents, c’est juste qu’ils aimeraient bien voir leur
fille heureuse.
situation, comme porteuse d’un grand panneau où serait écrit « Je viens de gagner cent
millions, distribution gratuite ». Une fois installée à l’arrière, le véhicule réintègre le flot de
— Vous avez vu l’EuroMillions d’hier soir, deux gagnants à cent patates chacun !
Direct au foie. Elle craint que ça ne soit le sujet du jour, partout, où qu’elle aille. Je
réponds quoi à ça ! Elle regrette de ne pas s‘être fait porter pâle quelques jours, le temps que
le soufflé retombe et que les gens assument que c’est encore loupé pour cette fois.
— Vous allez rire, mais je n’étais pas au courant, c’est vous dire.
Ça y est, on commence à lui donner du madame, la faute à une nuit blanche anxiogène.
Malgré un léger maquillage et des lunettes qui lui mangent le visage, on décèle des traits
tirés. Elle se demande s’il existe des somnifères capables de la maintenir endormie
chèque à son nom. Elle lui répond qu’elle vit dans un monde où des voitures de police
arrachent sa portière comme si c’était la dernière mode que de conduire les jambes à l’air.
— Personne ne s’en offusquerait, elles sont très jolies vos gambettes. Moi j’ai joué
jamais eu de chance.
Elle prend bien note d’utiliser le métro le jour où elle s’y rendra. Pas pour le
pourboire, elle ne sera pas pingre, se jure-t-elle, mais quelqu’un qui prend un taxi et donne
fil et la notion du temps, d’ailleurs elle pourrait tout autant être à Bombay entourée de
rickshaws, elle ne s’en rendrait pas compte. Le taxi n’en a pas fini avec l’affaire :
Elle revient à la réalité et constate, soulagée, que son visage sérieux ne la trahit pas.
— Et je ne crois pas qu’ils le gardent pour eux, un secret pareil c’est trop lourd,
ils finissent sûrement par lâcher l’info si on est assez malin pour la leur
soutirer.
Elle l’imagine avec une lampe de bureau braquée sur elle, « j’ai les moyens de vous
faire parler ma p’tite dame, il vaudrait mieux me dire tout de suite ce que j’ai envie
— Quand je pense que les deux gagnants sont de Paris. De toute façon, à cette
heure-là, ils doivent être en train de ronfler comme des bienheureux, les
veinards.
— À propos de ronfler, vous avez loupé mon immeuble, je vais descendre ici.
Providence. Elle paye et laisse un petit pourboire pour dépister le chauffeur. Alors
comme ça l’autre gagnant est de Paris ? Yann ? Marta ? Rachid ? Le grand escogriffe ? Et
Là-haut, les filles attendent la pause-café pour lancer le sujet. C’est Marta qui
commence, privilège de l’âge, à Séville on respecte ces choses-là. Elle avoue qu’elle cesserait
chez Sophie, nu sur un plateau couvert de peaux de bêtes, après avoir vérifié plusieurs fois
Tout le monde rit, même Sophie. Lorsque son tour arrive, après une nuit de
répétitions la réponse tombe toute seule, elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle ferait de
cette somme, puis ajoute, pleine de doutes, que peut-être continuerait-elle à venir ici, après
tout elle ne sait faire que ça. Désapprobation générale, elle file à sa table sous les quolibets.
Lorsqu'elles descendent déjeuner, elle n'a signé aucune nouvelle police de toute la
matinée. Ça lui était déjà arrivé, quinze mois auparavant, maudit autobus, circonstances
contraires, mêmes effets. Elle a essuyé les refus polis habituels, le matin les gens éprouvent
un intérêt limité à penser au jugement dernier, mais cette fois elle n'a même pas essayé de
retourner les récalcitrants comme des crêpes. La poêle est en fonte et la pâte colle.
À table, les commentaires sur les deux gagnants frisent le MBA en finance quantitative
et gestion des risques. Ça parle fiscalité, droits de succession, ISF, intérêts sur les placements,
immobilier, crowdfunding, start-up, déductions fiscales. Majors de leur promotion, mais pas
un sou devant l'autre pour appliquer le savoir acquis dans des articles qui laissent rêveur.
Sophie les regarde et fait mine de s’intéresser. Elle n'a jamais jugé bon de comprendre
quoi que ce soit à l'argent s’il ne tient pas dans son porte-monnaie ou sur son compte-
Elle a juste dressé l'oreille lorsque la secrétaire s’est indignée que « si l’un des
gagnants est un ami, s’il décide de me donner du pognon parce que je suis très coooool, ben
autour de la table, même Sophie, jusque-là silencieuse, lâche un « lamentable » qui surprend
tout le monde. Cette dernière bombe l’inquiète, elle craint de voir Marta s’évanouir une
Tout ça lui paraît encore très loin. À ce moment précis, elle s'en contrefiche. Elle ne
sait même pas ce qu’elle fait là, souhaite juste s’enfuir, rentrer chez elle, boire un truc très
fort, deux trucs très forts, dormir et oublier pour un temps ce qui l’attend. Cette nouvelle vie
qui pointe son nez lui paraît très compliquée. Ce n’est pas l’idée qu’elle se faisait d’avoir du
jour au lendemain une quantité indécente d’argent devant elle. Mazette, on devrait tous naître
Elle se promet de regarder dès ce soir les vols pour les Seychelles, s’en aller, vite. Elle
rêve d’un hôtel dans les arbres, une échelle de corde pour descendre de sa chambre ouverte
aux quatre vents, boire un jus d'orange servi par un autochtone bellâtre, regarder envieuse
d’énormes tortues indifférentes à ce monde qui s’agite en accéléré autour d’elles, et marcher
des heures sur des plages tellement désertes qu’elle pourrait se croire seule survivante d’un
Lorsqu’elles remontent au bureau, Yann est là qui l'attend, après avoir passé toute la
matinée au siège. Pas moyen de deviner à quoi il pense, même de près lorsqu’il l’invite à
s’asseoir. Elle s’inquiète auprès de lui de son rendez-vous du matin avec Torquemada, il dit
une bassine de fiel à la louche jusqu’à ce qu’il n’ait plus eu de péchés à vomir et, comme
dessert, trois Pater Noster et deux Ave Maria pour le chemin du retour. Il lui demande si son
emmerdeuse préférée a changé d’avis, elle dit que non et que ce n’est pas une surprise.
— Ils ont accepté l’idée d’envoyer Marta à votre place, je ne voulais rien lui dire
pour elle, et puis ça me donnera l’occasion de bouger mes fesses de Paris pour
aller lui faire coucou. Et à propos de fesses, elles ont besoin de vacances et de
prendre le soleil.
D’une chemise plastifiée posée sur ses cuisses, elle tire deux exemplaires de sa
mois, la date du dernier jour travaillé indiquée est celle d’aujourd’hui. Elle confirme qu’il n’y
a pas d’erreur, qu’elle n’en commet jamais, ou alors il l’aurait couverte, ce ne serait pas chic
de l’apprendre maintenant.
Il la regarde. D’accord, elle est jolie comme un cœur, et les fameuses fesses là,
admirables, tout comme ses résultats. Mais là, elle pousse un peu le bouchon et il lui fait
savoir qu’elle ne peut pas partir comme ça du jour au lendemain sans prévenir, il ne peut pas
accepter et lui rappelle que cette boîte est régie par des normes et un peu de bon sens non
écrit qui s’impose tout seul. Elle s’attendait à ce qu’il dise ça, sa réponse est prête :
adaptée à tout et j’ai accepté de partir parfois à des époques pourries, pour
arranger tout le monde. Sans parler du cadeau de deux semaines entières non
prises l’année dernière, pas payées, et je n’ai rien réclamé. Alors, que dit votre
bon sens ?
Il sait qu’elle a raison et qu’il va lâcher l’affaire, même si ça lui coûte un rein de le
reconnaître. À chaque fois qu’elle s’en va, le chiffre d’affaires de l’agence s’en ressent, et à son
retour c’est tout juste si toute l’équipe réunie ne lui fait pas une haie d’honneur et la ola.
Il demande si les feuilles qu’elle n’a pas sorties de la chemise contiennent sa lettre de
— Je cherche un autre mot pour emmerdeuse, parce que là vous jouez dans l’élite.
de sa vue et lui ordonne de lui ramener un petit bocal de sable. Elle lui fait savoir que là où
elle va, il est strictement interdit d’en prendre comme souvenir, mais pour lui, elle fera la
dangereuse terroriste recherchée par toutes les polices du monde. Honoré, il lui intime de
Marta la remplace face à Yann, elle y reste plus d’une heure. Plusieurs fois elle se
retourne vers Sophie, mais celle-ci regarde volontairement ailleurs. Lorsque la réunion
prend fin, Yann tend sa main pour célébrer la promotion, main que Marta ignore pour lui
donner une authentique accolade à l'andalouse, grandes tapes dans le dos incluses. Elle
rayonne en revenant dans l’espace des filles, mais son visage change lorsqu'elle croise le
debout, lui glisse à l’oreille un « toi ma cocotte tu vas devoir m’expliquer deux ou trois choses,
on va boire un godet », et la conduit fermement jusqu’à la sortie sans prononcer une parole.
Elles s’installent sur une banquette dans le café en bas, celui de la tête à claques.
Sophie est inquiète, elle a à peu près deviné ce que Marta a entrepris de faire, elle sait aussi
que c’est la seule personne à qui elle n’est jamais parvenue à cacher quoi que ce soit. La seule
Marta se commande un whisky, le plus fort que tu aies Manu !, et un Martini blanc avec
Sophie vise sa tenue, et prend conscience pour la première fois de la journée qu'elle
porte encore sa robe blanche, celle avec des virgules vertes. Jamais au grand jamais elle ne
s’est vêtue deux jours de suite à l’identique. Quand elle était petite, elle faisait comme dans
Astérix en Hispanie, le petit ibère énervant qui retient sa respiration jusqu’à ce qu’on lui cède,
ça exaspérait sa mère, qui finissait par renoncer à lui mettre la même jupette que la veille.
Marta, élevée dans un strict collège catholique de Séville, avait atterri à Paris toute
jeune, lors d’une virée de fin d’études avec ses bruyantes copines, et les avait raccompagnées
trois jours plus tard à Orly en leur disant qu’elle comptait rester encore un peu. Ça fait trente
ans. Et aujourd’hui lors de ses visites obligatoires en Andalousie pour les processions de
Semaine sainte, elle fait toujours le désespoir de ses parents, dont les oreilles hurlent à
Alors quoi, qu’est-ce que Sophie est censée faire, là ? Tout lui balancer ou attendre le
retour des Seychelles ? Marta, pourquoi me fais-tu ça ? Elle voudrait bien pleurer, l’émotion
est montée d’un coup et menace de déborder, des lézardes apparaissent sur les murs de ses
remparts, mais son amie pourrait s’alarmer. Elle dit que non, pas de grand amour en vue, ni
Télé-Sexe, ni grosse banane ni petite, elle a juste un gros coup de mou et veut profiter que
Marta soit encore là deux ou trois mois pour prendre des vacances.
La Sévillane se retourne vers Manu, lui enjoint de ramener plusieurs spots et des
tenailles, un marteau, une lime à bois, des ampoules neuves et du scotch pour tenir les
paupières de Sophie ouvertes, elle veut la travailler au corps. Manu, qui est fou dingue de
cette grande fille hystérique bronzée toute l’année et qui pourrait être sa mère, continue
— Non mais tu te fiches de moi, eh, oh, coño ! C’est moi là, pas ta vendeuse de
douter, les mots de trop, les yeux de Sophie se mettent à briller et elle ne peut rien faire pour
empêcher le drame, elle se met à pleurer toutes les larmes de son corps. Pas moyen d’enrayer
la chose, elle se recroqueville sur sa banquette, voudrait être toute petite, disparaître, c’est
ça, disparaître, trouver une fusée et décoller au plus vite, que plus personne ne se préoccupe
pour elle, qu’on l’oublie. C’est à peine si elle sent Marta s’asseoir à ses côtés, l’enlacer en
silence et la tenir très fort jusqu’à ce qu’enfin les sanglots cessent et qu’elle finisse par
redevenir une Sophie plus ou moins conforme à l’image qu’on a d’elle. Marta ne desserre pas
son étreinte, lui souffle qu’elle tient à elle « comme la mirabelle de ses yeux », parfois elle
dérape avec les expressions, ça fait marrer tout le monde et ça la rend encore plus attachante.
Sophie lui demande si elle peut lui dire un secret sans qu’elle se mette à hurler plus
fort qu’un Mirage au décollage, zéro décibel, tout en dedans, histoire que ça reste vraiment
un secret entre elles deux. Marta en est presque indignée. Elle retourne à sa place et lui dit
tout à trac que peu de temps après que Sophie fut arrivée dans la boîte, « lors d’un de ces
stages à la con où la centrale nous envoie de temps en temps », elle a passé la nuit avec Yann,
jusqu’au petit matin. Elle ajoute que personne n’en a jamais rien su, et donc ça fait match nul.
Sophie en reste interloquée. Non seulement elle n’en a rien su, mais à aucun moment
elle n’a surpris de gestes ou de regards équivoques entre les deux. Elle qui se targue d’être
observatrice et de pouvoir déceler toutes ces petites altérations dans les comportements qui
indiquent un bouleversement passé ou à venir, comme une nuit de sexe avec son chef par
marié deux fois, sa femme et la boîte, et de son côté elle n’est pas malheureuse avec son mec,
Sophie se moque pas mal de ses ovaires, jamais elle n’a voulu d’enfant et ce ne sont
pas cent millions qui vont la faire changer à ce sujet. Mais elle se doute bien que Marta peut
tout aussi bien lui arracher les quatre membres et les recoudre à l’envers.
Et puis d’un seul coup c’est Marta qui devient livide, elle lui demande avec angoisse si
— Non Marta, j’ai chopé un gros truc, mais c’est pas une merde, enfin autant que
je sache. Mets ta main sur ton cœur et dis solennellement « Sophie je jure sur
Marta s’exécute avec maladresse, parce qu’avec sa poitrine, elle a du mal à localiser
son cœur. Des seins à allaiter des septuplés. Elle trouve le temps long, lâche un « Purée, t’es
relou ! », pose les deux mains sur la table, les coudes sur les côtés, le corps penché en avant,
prête à lui sauter dessus et la secouer comme un prunier si toutefois Sophie reste silencieuse.
Celle-ci lui lance un dernier regard et fait une drôle de mimique avec la bouche, elle
voudrait juste revenir quelques minutes en arrière, tout effacer, mettre son amie sur une
fausse piste et s’en tirer par une pirouette. Ou alors le dire le plus vite possible, avec un peu
de chance elle ne va rien comprendre et passera à autre chose. Alors elle dit à toute vitesse :
lèvres, sans le son, alors elle en a choisi une sans R, l’Andalouse de son cœur est toujours un
peu fâchée avec cette lettre. Ça fait un long, très long silence. Marta tient parole, aucun avion
ne décolle, pas même un biplan de la grande guerre avec les ailes en carton. Elle ne s’évanouit
pas non plus, mais ses yeux sont devenus plus grands que la soucoupe où s’entassent
Elle finit par se retourner vers Manu et lui fait le geste universel de remettre une
tournée. Au moins avec ses doigts elle n’a pas à se bagarrer avec le R, « la puta erre de los
cojones », comme elle dit lorsqu’on lui demande pour la troisième fois de la journée « vous
êtes d’où en Espagne ma p’tite dame ? ». Elle trouve ça vexant, ça lui fait des misères.
Le silence dure, elle ne quitte pas Sophie des yeux. Comme tous les Andalous, Marta
est très théâtrale, ça badine moyen avec les drames. Dans le flamenco de son enfance, la
Elle jauge une dernière fois son amie du regard, lui demande tout bas si elle déconne,
Sophie dit que non, elle ne déconne pas, Marta lui demande les numéros, Sophie les lui donne
du tac au tac. Nouveau silence, pendant lequel elle estime que Marta est au bord de la
congestion cérébrale. Jamais elle ne l’a vue avec un débit aussi lent, la scène semble tournée
au ralenti. Or Marta connaît bien sa Sophie, cette sale gamine qui parle peu mais ne ment
es aussi riche qu’un gros con de Galactique avec son propre parfum ?
Comme bonne Sévillane, Marta déteste le Real Madrid, même si elle ne distingue pas
un hors-jeu d’un grand pont, dix têtes à claques plus un hors catégorie, Ronaldo. Sophie
confirme d’un léger mouvement du visage, elle fait sien le désarroi de Marta, elle se sent
complètement déboussolée, incapable d’ajouter quoi que ce soit. Marta lâche à bout de force :
— C’est du délire, je vais chialer, fais en sorte que Manu ne vienne pas à mon
secours.
Sophie retrouve ses esprits la première, elle se lève, prend Marta par le bras, « Manu
tu fais gaffe à nos sacs merci », l’entraîne vers l’escalier qui mène aux toilettes et s’enferme
avec elle dans celles des filles. Là, elles s’étreignent un long moment, comme seules les
meilleures amies du monde savent le faire. Sanglots et rires idiots, morve au nez et Rimmel
dans le cou. Peut-être une côte fêlée, elles le sauront demain matin au réveil. Marta est
rouleau de papier disparaît dans la poubelle. Marta lui tient le bras très fort, elle ne sait pas
laquelle des deux elle prétend empêcher de trébucher avec ce geste, elle ou son amie.
Revenues à leur table, Sophie se sent comme soulagée, revigorée, libérée d’un poids
immense, même si elle s’était jurée de ne rien dire à personne avant un moment. Le taxi
devait avoir raison, c’est un secret bien trop lourd pour une fille comme elle.
— Écoute Marta, pars à Marseille, j’irai t’y embêter toutes les semaines. On fera
j’en ai marre d’entendre les couples prendre du bon temps pendant que je me
morfonds. Et là, maintenant et pour toujours, tu ne dis rien à ça, je jure sur la
tête de ma seconde mère, oui toi, que plus jamais tu ne liras « carte refusée »
C’est sorti tout seul, sans préparation ni filet. Marta se remet à pleurer, du coup elle
silence. Il ne sait pas très bien quoi faire, ni comment réagir. Dix minutes passent, il finit par
se lever et se positionne dans le coin du bureau caché à la vue d’Annie, dresse les bras au ciel,
serre les poings très fort, ferme les yeux et pousse un hurlement aussi radieux que silencieux.
Un râle de plaisir, orgasme pécuniaire. Il tombe à genoux les bras toujours en l’air, son corps
bandé comme l’arc d’Ulysse. Alors les meubles se mettent à onduler, sa vue se brouille, des
Il décide de rester un moment à respirer lentement, allongé, que tous les petits
Annie vient à vérifier pourquoi elle n’a pas entendu de jurons depuis tout ce temps, il saura
Sa première pensée est pour Jeff Bezos et le mail d’insultes qu’il pense lui envoyer
avant de sortir d’ici, jeter la clef dans la Seine, s’envoler dès ce soir en tirant une dernière fois
Mais il est rattrapé par le souvenir de tout le chemin parcouru. Les nuits blanches à
s’angoisser, les week-ends passés à répondre à des clients qui ne savent pas lire, les mails
polis d’Amazon pour lui signifier qu’il n’a rien compris à comment on emballe une caisse, la
note globale qui perd des points parce qu’un client ne savait pas annuler sa commande et ils
Amazon. Et toutes ces heures pendu au téléphone avec les fournisseurs à leur expliquer
l’équation magique, pas de réapprovisionnement pas de ventes pas de ventes pas de revenus
pas de revenus pas de paiement et non c’est pas du chantage, juste de l’arithmétique de base.
Et encore l’avidité de Louis, les sarcasmes de Martine, sa voiture repeinte couleur fiente et
ses Converse au bord de la rupture. Je vais continuer, putain de merde. Première décision.
quotidien. Un bord de mer où regarder les filles qui marchent sur la plage, engager Patrick
Coutin et faire les chœurs sur sa chanson culte qu’il avait toujours considérée comme une
ode au meilleur rock’n’roll, épique, rageuse, sexuelle, énorme, puis l’emmener s’enfiler
quelques bières glacées sous une paillote et manger des grosses crevettes grillées servies par
une autochtone dorée aux seins nus. Des gros. Ah, pour sûr il a envie de sexe aussi, suivre
Annie n’a pas résisté, il fallait qu’elle voie ce qu’il pouvait bien fabriquer tout seul en
silence. Mais surtout elle lui sert son alibi sur un plateau :
— Annie, je ne me sens pas très bien, je crois que je vais rentrer chez moi.
Elle s’alarme comme la future mère qu’elle espère bientôt être si les astres s’alignent
et le sermonne en lui demandant s’il est bien sérieux à vouloir rentrer chez lui alors qu’elle
le retrouve par terre le regard perdu. Il explique qu’il a juste eu un petit coup de mou, que ça
le rendez-vous avec Louis en inventant une histoire qui tienne la route car il va avoir du mal
à avaler le décès d’un oncle. Elle s’inquiète de savoir si lui va mourir, il la rassure, pas avant
d’avoir vu ses cinq enfants mettre la pagaille dans les bureaux, qu’il fera le baby-sitting, elle
tu pourras avoir une gouvernante anglaise par bambin. Et fais-leur payer le Brexit à ces cons-
là. Mais l’heure n’est pas aux révélations, prendre l’air. Méditer, a dit la dame.
Il fait un temps magnifique, pas encore midi et le soleil est déjà chaud. Il ne manque
que des danseuses tahitiennes lascives et quelques notes d’ukulélé. Il adore cette minuscule
guitare, le son le transporte immédiatement là-bas, de l’autre côté de la planète. Alors il sort
son portable, branche ses écouteurs, cherche Irene Diaz, et se fait Crazy Love deux fois de
suite. L’une de ses perles rares, une chanteuse pleine de talent abandonnée dans le fossé par
les majors, une chicano à grosses joues ça les fait bander mou, pauvres cons.
Il flâne, mains dans les poches, à la recherche d’un petit parc voisin dont il a un vague
souvenir. Flâner. Quelle étrange saveur, à quand remontait la dernière fois qu’il avait marché
en prenant son temps, sans mauvaises nouvelles aux trousses ? Se promener, se balader,
errer, glander ! Tous ces verbes qui avaient déserté son lexique quotidien depuis tant
Il déniche le parc et se choisit un banc à l’ombre d’un grand arbre. Diable, un louable
et vénérable érable. Bon certes, on est loin de Ronsard, mais de temps en temps il aime bien
un nègre pour faire de jolis vers qu’il ira chanter sous le balcon de son apparition d’hier.
Il allonge les jambes, les croise à hauteur des chevilles, étend les bras sur le dossier
du banc et renverse la tête en arrière. Il songe à s’attacher, parce qu’il va s’élever, c’est sûr.
Il repense à toute la série de petites circonstances qui l’avaient amené à acheter une
grille seize heures auparavant. Les infos à la télé au restaurant, Pierre, Annie et finalement
un besoin pressant de fumer qui l’avait fait pénétrer dans ce bureau de tabac providentiel. À
cette heure-ci la vendeuse doit être au courant, le regard rivé sur la porte d’entrée et, à
chaque nouvelle déception, se dire que de toute façon il ne viendra jamais, les hommes, tsss.
Mais si madame, vous les aurez vos billets, je commencerai même par là.
C’est sa dernière pensée cohérente. À partir de là, il est envahi par un maelström de
choses à faire, de décisions à prendre, d’envies diverses et de personnes à qui rendre visite,
Deux heures après, il n’a établi aucune liste et a juste retenu quelques idées dignes
d’être méditées, au moins jusqu’à nouvel ordre. Si des gens sont passés devant son banc
pendant qu’il essayait de se faire à l’idée que plus jamais il n’allait avoir de problème
d’argent, tout du moins pas comme on les entend en général, il ne les a pas vus.
Il finit par appeler Pierre pour savoir s’il peut encore déjeuner et s’entend répondre
aux couleurs de la FDJ, retransmettant depuis les airs chacun de ses faits et gestes dans une
salle d’opérations aux murs couverts d’écrans géants, plongée dans une pénombre bleutée.
À tout hasard, il lève sa main droite avec le majeur dressé, il veut partager la nouvelle et il
doit bien ça à Pierre. Et cette dame, là, Clémentine ou Sabine peu importe, ça lui apprendra à
lui donner des leçons, d’autant qu’il n’avait que moyennement apprécié le coup du FC Nantes,
lui aussi en est fan, la seule équipe à avoir son propre jeu. Que depuis vingt ans ça ressemble
de moins en moins à du foot n’est pas une raison pour en avoir honte.
Le restaurant est vide lorsqu’il arrive. Gwenaëlle lui fait la bise et part s’occuper de sa
maison. Une table a été dressée, une carte sur chaque assiette. Pierre se sent obligé de
rappeler les fondamentaux, car s’il n’est pas pressé que Denis paye ses dettes, il ne trouve
— Assieds-toi, grand boudin aux pommes, je sais aussi être porteur de bonnes
nouvelles.
Le restaurant mériterait un coup de peinture sur les murs et des nappes neuves, mais
pour rien au monde il n’irait déjeuner ailleurs. Won, la cuisinière vietnamienne, élevée à Hô-
Chi-Minh par des nonnes auvergnates avant de débarquer en France avec la vague de boat
people, est détentrice d’un savoir culinaire séculaire propre à une région où, il faut bien le
dire, il n’y a quand même pas grand-chose à faire à part cuisiner ou pioncer comme les
volcans ; enfin il ne le jurerait pas car il n’y est jamais allé. Il se décidera quand les premières
sur la liste des bourgogne et choisit un chambolle-musigny 1er Cru, dont il a du mal à croire
qu’il ait déjà trouvé preneur ici. Mais le patron des lieux aime parfois à se donner de grands
airs, comme à afficher à la carte des vins un nuits-saint-georges et un corton. Mais là ça ferait
mauvais genre.
Pierre lance la commande en cuisine et revient s’asseoir. Il croit deviner ce qui amène
— J’imagine que tu as fait affaire avec Louis et que tu vas me demander la note
Pierre se prête au jeu, tout y passe. Denis a forcément rejeté l’offre de Louis et a vendu
le mobilier de bureau, plus que trois. Il a nécessairement vendu sa guimbarde kaki à une
bonne poire, plus que deux. Il s’est fatalement défait de sa collection de vinyles, plus qu’une
et un blâme en prime, sachant que Denis préfèrerait se pendre par les testicules par un fil de
nylon au-dessus d’une mare de cafards géants que de les mettre sur le marché de l’occasion.
chance de voir Mick Jagger passer la porte pour demander l’aumône, son ami aurait-il par
hasard gagné à l’EuroMillions ? Denis répond qu’il savait qu’il allait trouver et qu’il n’a que
il adorait lorsqu’il était gamin, depuis il a pris de la bouteille et quelques coups sur la tête de
ladite bouteille, et pour lui, que quelqu’un puisse gagner le pactole lors de sa première
tentative, c’est du domaine de l’impossible. Denis se lève, prend le journal au coin du bar,
cherche la bonne page, sort son portefeuille et en extirpe son ticket, coincé entre sa carte
vitale et un calendrier 2012. Il pose le tout devant l’homme en tablier, lui vole son foie gras
Pierre ne s’en rend même pas compte, son regard va du journal au bulletin plusieurs
milliers de fois, tandis que Denis finit les deux verres de bourgogne. Il fait claquer sa langue
et s’apprête à reprendre la divine boucle, quand Pierre lui attrape les deux mains :
— Tu veux bien cesser de faire le mariole une seconde et m’expliquer ce que c’est
— C’est mon bulletin. Sur tes bons conseils, ceux d’Annie et grâce à la
résurrection inespérée de ma bonne étoile, hier soir j’ai joué une grille flash.
Numéros aléatoires.
Pierre insiste, ce ne peut être qu’une blague d’un goût moyen, elle ne le fait pas sourire
une seconde, Denis lui demande ce qu’il voit sur son visage à lui. Pierre est coincé, ils se
connaissent depuis longtemps, il a vu Denis s’assombrir au fil des années, les traits se tirer
peu à peu, l’étincelle dans ses yeux ne se rallumant que lorsqu’une cliente à la poitrine
généreuse s’assied à la table voisine. Mais là, il a un doute, sourire et regard sont de nouveau
emplis de malice.
jusqu’à la porte, regarde au loin sans rien voir. Sa respiration comme essoufflée fait de la
buée sur la vitre malgré la chaleur. Denis voit le torchon tomber de l’épaule de Pierre, dont
le pantalon aurait également pu glisser sur ses chevilles sans qu’il ne bouge d’un millimètre,
planté là les bras ballants. Il pense à une nouvelle campagne de marketing, montrer son sexe
aux passantes. Pas sûr que ça marche, tout dépend dudit sexe et desdites passantes.
— Pierre, viens boire un coup vu que j’ai terminé ton foie gras. Tu es le premier à
savoir et il n’y en aura pas d’autres avant quelques jours ou semaines, je tiens
à préciser.
Pierre ne comprend pas pourquoi cet honneur, Denis lui rappelle qu’ils sont amis, que
Pierre lui offre le couvert tous les midis sans croiser les doigts pour qu’il n’arrive rien de
fâcheux à Denis avant qu’il ne paye son ardoise. Pierre reste silencieux. Denis répète :
— MON NA MI.
Il se lève aussi et se plante face à lui, les mains sur les hanches. Ils se regardent, se
demandent lequel des deux va flancher le premier, et se mettent à hurler en même temps et
s’accrochent par la nuque et disent cent fois « putain ! », comme seuls savent le faire les
Puis ils se calment et se frottent les yeux avant qu’on ne les surprenne, hilares.
bœuf dans les mains. Denis espère que des nonnes elle n’a reçu que le goût de la cuisine bien
faite, pas la parole de sévères autorités en robe longue dont la morale vacille à la vue de ces
jeunes éphèbes au séminaire. Elle aurait posé la viande sur la table, enlevé son tablier et
déclaré Je ne travaille pas pour un patron qui vit dans le péché, avant de démissionner sur le
— Je vous l’ai cuite comme vous aimez. C’est de l’Aubrac, orgiaque, une claque.
Les deux la regardent, ahuris, Pierre se demande si elle boit en douce le vin destiné
aux sauces. Denis revient sur terre, lui donne le gros couteau pour découper la viande et le
prévient qu’il a des choses à lui dire mais refuse qu’une seconde bouteille soit ouverte, il
pourrait se faire engueuler par Josianne. De son côté Pierre a perdu l’usage de la parole et le
contrôle de ses mains, la viande atterrit sur la nappe. Il laisse faire Denis, beaucoup plus
calme. Il le lui fait remarquer, il croit savoir qu’en pareil cas, s’il avait deux cents millions en
poche, il danserait la gigue comme s’il avait mis les doigts dans une prise. Denis relate la
petite alerte au bureau après l’appel à la FDJ et lui apprend qu’il est encore plus en retard
que lui, ce ne sont pas deux cents millions mais la moitié, la faute à un autre gagnant. Pierre
explose :
Voilà aussi pourquoi ils sont amis, au diapason sur plein de sujets, la vie en général et
les grosses voleuses en particulier. Denis rectifie, dit qu’il s’agit d’une conne, de Paris, mais il
n’en sait pas plus et n’en saura jamais rien car il ne s’imagine pas du tout la rencontrer, il
petite nuance dans la syntonie. Avec le gros sel, les herbes, la salade verte et le bourgogne,
ça frôle le paradis éphémère. Le ciel à quelques centimètres du doigt. Won refait une
apparition, demande s’ils veulent autre chose, et devant le refus général, salue les deux
Denis rompt le silence, décrit à Pierre comment des néons aguichants attirent son
regard dans toutes les directions, alors qu’à peine quatre heures auparavant il n’avait pas un
rond et avait la vue bouchée. Il lui rappelle ce que celui-ci lui disait la veille, lui vendre son
restau et se retirer en Corse, Pierre fait un bond, lui intime de la fermer, que ce sont des
conneries qu’on dit dans ces cas-là, que si on n’a pas de rêve on est mort, Denis rajoute qu’il
veut sa chambre avec vue sur mer et promet qu’il ira avec une petite.
Il repense au doux accrochage d’hier matin, ce pied si menu, cette énorme masse de
cheveux et ce joli visage furieux. Ça le rend sombre et ça gâche la viande. Comment fait-on
pour draguer quand on a autant d’argent ? Forcément ça pipe les dés. Lui-même s’en rend
compte, jamais il ne pourrait inverser les rôles. Faire des milliers de trucs sans jamais payer
la note, c’est sûrement marrant un temps, de même que de ne plus faire de roulé-boulé au
réveil — elle aurait trouvé un spécialiste mondial un peu plus au fait des techniques
modernes — mais à quel prix ? Son orgueil en prendrait un coup, d’ailleurs même Rocco
Et puisque c’est lui le type bourré aux as, il pressent que toute nouvelle idylle sera
suspecte. Il aura du mal à ne pas ajouter surtout mes millions à chaque « je t’aime » susurré
sous la couette par la belle. Autant engager les services d’une call-girl spectaculaire, pas
une madame spécialisée dans les ex-top models qui n’ont plus l’âge de se présenter aux
Pierre insiste, il s’en voudrait qu’il se sente obligé ou redevable, il veut juste que
l’ardoise soit épongée et que le débat soit clos, Denis précise la taille du lit, deux mètres sur
deux, il devine que les filles vont vouloir se coller à lui alors que ce ne sont pas ses côtes qui
Il ne va pas remettre ça ! Pourtant cette fois il ne nie pas, simplement il n’entrevoit que
des complications, avec elle ou une autre, cent millions, il ne voit pas comment le glisser dans
une conversation. Pierre rétorque qu’il n’est pas obligé de le dire dès le départ et veut en
savoir plus sur cette « elle », Denis se dérobe en remarquant que tôt ou tard il faut que ça
tombe, enfin il n’en sait rien, advienne que la peau de l'ours, un tiens vaut mieux qu'une
cruche à l'eau, puis il met un terme à la conversation en se rendant compte qu’il n’a encore
pas de quoi payer mais que lundi ou mardi il effacera enfin la dette. Pierre lui dit que cette
fois le déjeuner est pour lui et revient à la charge sur la fameuse « elle », Denis parle d’un
mirage qui s’évaporera à son approche et prétexte qu’il doit voir Annie avant que Pierre se
fâche.
Ils se donnent une dernière accolade. Très forte, longue et silencieuse. Won ne surgit
pas de derrière une voiture avec des gousses d’ail et un pieu en bois.
Elles remontent prendre leurs affaires et filent quasiment à l’anglaise. Sophie dit au
revoir aux filles, esquive les commentaires étonnés par un « J’avais des vacances à rattraper
et oui je sais c’est un peu précipité c’est de la faute de Marta ». Elle sourit tendrement à son
alibi, promet des cartes postales et des colliers de fleurs pour tout le monde, fait la bise à
Elles marchent bras dessus, bras dessous, doucement. Sophie voudrait que ça dure
des heures, elle redoute de rentrer chez elle mais n’a nulle part où aller. Elle se rend compte
de combien elle est seule, ça efface son sourire. Elle se dit que ce n’est pas juste, qu’elle est
une chic fille, un peu emmerdeuse certes, pourtant il suffit juste de savoir la conquérir. Un
ou deux y sont arrivés tout seuls, pour les autres il lui avait fallu lever à bout de bras un
écriteau « Mais si bougre d’andouille tu me plais bien ». Il faut dire que beaucoup se sont
ramassés, ça calme les ardeurs des moins vaillants. Ou des plus timides. Elle aime bien ça, les
timides, ils sont doux dedans et dehors, et pourtant ils enlacent furieusement, embrassent
Sophie demande à Marta si elle ne veut pas dormir chez elle. La question les surprend
toutes les deux. En cinq ans d’amitié jamais elles n’ont violé leur intimité. Des soirées au
cinéma, des dîners dans des bouis-bouis exotiques, des verres dans des bars où Sophie a
essayé d’initier Marta au rock en pure perte, « rien à faire, laisse-moi avec Lola Flores, c’est
dimanche d’août, mais jamais elles n’ont pénétré chez l’autre. Sophie est comme ça. Parce
que c’est chez Sophie que ça coince, Marta n’est pas dupe.
au loin, plutôt La Petite Maison dans la prairie, et sans les abrutis d’Ingalls.
Marta laisse passer quelques secondes. Samy ne sait pas encore qu’elle est en
partance pour Marseille. Une chance inespérée, à son âge, c’est comme un miracle et ça en
fait deux dans la journée. Mais elle doute qu’il voie les choses sous cet angle. Bien sûr, il peut
bosser depuis n’importe où avec son portable, mais il est né ici, et lui non plus n’est plus tout
jeune, c’est une sacrée décision. Elle les voit installer un ring au milieu du salon, ils en
sortiront sonnés, match nul, mais elle ne renoncera pas. Alors elle refuse l’invitation à dormir
chez elle, mais propose en échange d’aller manger les fameux nems avec lesquels Sophie lui
rabâche les oreilles depuis des années, à la condition qu’à dix heures elle soit chez elle.
Sophie lui saute au cou et lui promet qu’elle-même à 22 h 01 sera au fond de son lit
Elles prennent un taxi et parviennent jusqu’à son territoire. Sa terrasse habituelle est
pleine à craquer, mais le serveur, transi d’amour silencieux, a vite fait de lui préparer une
table en éconduisant des touristes aux bras rosis par le soleil. Marta, qui a vu la scène, se
Marta rétorque que ce n’est qu’un gamin qui louche sur ses seins, Sophie rectifie, le
gamin est complètement toqué, si Marta le souhaitait, il la servirait à genoux, un seau en zinc
défend l’idée que les mecs doivent manger dans la main des filles, sinon elles se font dévorer
elles.
Sophie, qui ne serait pas contre se faire dévorer toute crue de temps en temps, se
prend un Martini-Schweppes, douce ivresse. Marta, qui a sa dose, opte pour un Perrier citron.
La fin de journée est superbe, autour d’elles les cœurs sont animés, les discussions vont bon
train, des plans s’échafaudent. Elles écoutent des bribes de conversation, mais se lassent vite
de langues inconnues. Marta rompt leur silence en demandant où Sophie part en vacances,
— Salope, mon rêve. J’ai failli y aller une fois avec un fiancé que tu n’as pas connu,
Sophie n’a pas très envie de parler, elle ne s’inquiète pas, Marta va remplir les vides,
comme toujours. Cette fois c’est toute sa vie amoureuse parisienne qui y passe. Lorsqu’elle
en finit avec Édouard, un sang bleu fini au pipi, Adrien, moche comme un pou mais un
campeón au lit, Bruno, qui avait laissé sa libido sur les claviers des messageries roses de sa
boîte de minitel, Waren et son coming out juste avant d’embarquer pour les Seychelles, et
enfin Samy, dont elle craint que l’idée de partir à Marseille ne l’enthousiasme que fort peu, le
tableau d’affichage entre les larmes et les rires de sa vie indique match nul.
Elles quittent la terrasse pour le chinois, affamées. Sophie commande quatre plats de
nems et une bouteille de rosé de Provence. Marta s’inquiète de devoir en manger douze,
Sophie précise qu’ils sont tout petits et ajoute qu’elle n’a presque rien déjeuné et qu’elle peut
verdure, « cette sale gamine ». Elle leur sert un verre, lève le sien et porte un toast à la
nouvelle vie de Sophie, lui souhaite d’être merveilleusement heureuse et de la voir tenir sa
plus douce à la plus sauvage. Sophie les lui décrit une à une, explique les différentes
combinaisons possibles, sépare les deux baguettes, attend que son amie soit prête. « À
l’attaque ! ».
Elles s’arrêtent à douze chacune, dépitées. Sur la fin elles se sont affrontées en un
féroce combat de baguettes lorsque Sophie a essayé de lui en voler un, mais Marta a fait une
feinte et c’est Sophie qui a dû protéger ses arrières. On entend leurs rires depuis la rue.
Marta recommande une bouteille, en verse dans les deux verres, lève le sien et
annonce que dès demain elle déposera une plainte contre le connard laqué à côté de chez
elle, où les nems sont tout mous et ont un goût de chou, une honte. Elles trinquent plusieurs
fois, la seconde y passe, et entre deux rires idiots, Sophie avoue tout bas que « heureusement
que je gagne pas cent millions tous les jours ». Elles se quittent sur le trottoir, nouvelle
Sophie, « dommage, tu aurais pu voir le petit bout dépasser », conclut Marta. Elles se donnent
Sur le chemin du bureau, son téléphone le ramène sur terre, au rythme syncopé de
Jukebox Babe, Alan Vega. 16 h 22. Martine l’appelle mais elle n’a pas de bonnes nouvelles, sa
demande de prêt a été refusée, pas assez de garanties, elle a pourtant tout essayé, d’où les
vingt-deux minutes de retard. Il aurait préféré un bel élan de sincérité, se faire confirmer
qu’elle le savait depuis ce matin mais qu’elle attendait l’après-midi pour enfiler sa guêpière
et fouetter les perdants. Denis lui annonce qu’il doit couper, la police arrive avec les huissiers,
Il raccroche. Il sait qu’elle ne versera pas une larme, alors il décide sur le champ
qu’elle ne verra pas un centime de sa fortune, il se tâte pour le faire savoir à sa direction, se
venger des angoisses endurées. D’un autre côté, est-ce vraiment sa faute à elle ? Il est comme
— Ça va mieux chef ?
Annie est là bien sûr, l’arrivée imminente d’un astéroïde ne lui ferait pas abandonner
son poste. Elle guette sa réponse, préoccupée. Il lui demande de le suivre jusqu’à son bureau,
la chaise en face râle. Il la rassure sur son état de santé et s’enquiert de la réaction de Louis.
Selon Annie, il se doute de quelque chose mais n’a pas insisté, un nouveau rendez-vous a été
fixé mardi prochain. Denis prend son temps. Pas pour entretenir le suspense, il veut juste
trouver les mots qui en diront assez, mais pas trop. Il finit par lui annoncer que dès lundi ils
verront la concurrence de Louis, que c’est la guerre et qu’il souhaite la nommer général de
ses armées.
est conscient que dans un premier temps elle va être à la fois le général et les troupes, mais
au moins ça évitera les désertions. Il lui demande de s’agenouiller pendant qu’il sort l’épée
du sacre. Elle rétorque que l’épée ça date de quand il est né, au Moyen Âge, qu’aujourd’hui
c’est garde-à-vous, lever de drapeau, trompettes et médaille au revers. Elle dit qu’elle va
appeler SOS Médecins, il lui ordonne de laisser les fans d’Hippocampe tranquilles, elle
propose Hippocrate, il ne saisit pas, elle répète fans d’Hippocrate pas d’Hippocampe. Il ment
en disant qu’il lui faisait un test. Elle trouve qu’il est d’une mauvaise foi affligeante.
Il se dit qu’elle choisit mal son moment pour l’agacer. Il lui demande comment elle
voit son avenir, non, pas dans les bras de Serge123456, ni la robe blanche, l’autel ou la valse
suivre, seulement sa vie professionnelle. Elle répond qu’elle aime bien ce qu’elle fait, qu’elle
se sent valorisée et respectée, importante. Elle souhaite que ça dure longtemps, jusqu’à la
retraite pourquoi pas, et que donc, elle irait bien jusqu’au bout du monde avec lui. Elle n’a
pas dit une seule fois chef, elle a senti le vent du boulet.
Il adore Annie, indéniable, mais pas au point de l’emmener à Tahiti dans sa malle. Il
lui explique que la donne a changé, qu’il n’a plus besoin ni de Louis, ni de Martine ni de
personne d’autre, juste d’elle aux commandes et que la semaine prochaine il lui en dira plus,
il promet que « rien que des bonnes nouvelles », il le jure sur la tête d’Iggy Pop.
Annie marque une courte pause, puis demande qui est Iggy Pop, Denis soupire, se
demande comment on peut se lever le matin sans savoir qui chante Sister Midnight, il voit
bien que la planète va à vau-l’eau et que tout le monde regarde ailleurs. Il lui dit qu’il
bouquet de mariée, quand elle le lancera derrière elle, Iggy se jettera vers la foule depuis le
parvis, mais qu’elle ne s’inquiète pas, Denis a prévu le coup, ils seront plusieurs sur le tarmac
à la réception, car il n’est plus tout jeune. Elle s’étonne qu’il jure sur la tête d’un vieux, il
qu’il lui présente comme ses futures troupes et lui demande de les appeler pour des
entretiens d’embauche dès lundi après-midi. Quelque chose lui dit que le matin il aura envie
de roupiller tout son soûl. Elle doute qu’ils acceptent de travailler gratuitement, il râle un peu
en lui demandant de le croire, lundi elle saura tout, il le jure sur la tête de Lomepal.
Elle ne sait pas non plus qui c’est, mais là elle marque un point. Il lui propose — puis,
devant son refus, l’oblige à rentrer chez elle sous peine des pires rétorsions — à prendre
quelques jours de repos afin de se préparer sereinement pour samedi soir, et de revenir lundi
matin les yeux bordés de reconnaissance et en pleine forme, « parce que ça va dépoter ».
Pendant qu’elle appelle les candidats, il active un petit software dont l’unique fonction
consiste à répondre automatiquement aux clients d’Amazon avec un message dans la langue
de l’émetteur, Votre demande va être traitée en priorité, nous mettons tout en œuvre pour vous
répondre dans les meilleurs délais, ce qui a pour résultat, admirable, d’interrompre le compte
à rebours fatidique des vingt-quatre heures. Oui, il mentait aux fournisseurs, ils n’étaient pas
sur le pont jours fériés et fins de semaine compris. Dans ton cul Amazon ! En fait, à ce moment
Comme ça on fera match nul. Je vous laisse, il faut que j’aille méditer dans la
pénombre.
Elle le regarde partir, intriguée. Mais elle ne met pas sa parole en doute, c’est son chef
quoi, un peu amoché et fantasque certes, mais ne le suivrait-elle pas jusqu’au bout du
Dans son salon elle a fait quelques pas de danse, de grands mouvements gracieux avec
les bras, jolie fée éméchée envoûtée par la joyeuse et jolie musique de Jungle, Busy Earnin’,
D’accord, c’est pas du rock, mais je nierai l’avoir écoutée. Puis la fatigue accumulée, l’alcool
absorbé et les mille émotions éprouvées la dirigent naturellement vers son lit, où elle
sombre, nue, ses cheveux prenant leur aise sur toute l’étendue du matelas.
Dans ses rêves, une énorme tortue mâche paresseusement un chèque barré avec un
nombre à trente chiffres, tandis qu’un grand type avec une alliance à chaque doigt lui écrase
un pied sans un regard pour son espadrille. À un autre moment elle court au-devant de
chauffeurs de taxis déguisés en tortionnaires puis conduit vêtue d’un survêtement du PSG
une voiture dépourvue de portières. Sur la fin elle sort en discothèque avec un policier gay,
sirote du pastis devant trois Marseillais libidineux, loupe son avion pour les Seychelles,
Elle est réveillée par son mobile. Oh My Love se fraye un chemin avec difficulté dans
son cerveau endormi, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse la chanson. Découverte dans Drive, avec
son beau Ryan Gosling. Depuis qu’elle en a fait sa sonnerie d’appel, elle adore qu’on la
dérange sur son smartphone, même les opérateurs en mal de clients sont les bienvenus. En
réalité elle se moque pas mal des raisons pour les quelles ils l’appellent, car elle ne va pas
jusqu’à décrocher.
une rafale de kalachnikov contre l’importun, se redresse dans le lit et prend l’appel.
L’importune, puisqu’une voix féminine demande à parler avec Sophie Delonge. Elle
confirme son identité mais fait savoir qu’elle apprécie moyennement de se faire réveiller en
pleine nuit. La personne s’excuse, elle ignorait qu’elle était à l’étranger et propose de la
rappeler dans quelques heures. Sophie explique s’être couchée à Paris et verrait d’un
mauvais œil de se réveiller ailleurs, elle croit plutôt que leur centre d'appels se trouve sur
Orion. Selon l’intruse il n’en est rien, les pilotes ont perdu les clefs de la fusée qui est restée
à quai, elle confirme qu’elle appelle de Paris, ah, et qu’il est midi.
Sophie songe un instant à lui demander, dans le cas improbable où elle trouverait les
clefs, si elle peut emprunter la fusée et partir, puis elle prend subitement conscience de
l’heure qu’on vient de lui donner. Elle répète midi bêtement, son interlocutrice aussi.
Midi. Elle s'y reprend à deux fois pour arriver à quatorze. Quatorze heures ! Jamais
elle n'a autant dormi dans sa vie, même l'année où une bactérie, perfide ou salvatrice selon
les observateurs, l'avait clouée au lit deux semaines durant, lui faisant rater, pour son plus
grand bonheur, un contrôle de maths retors où toute la classe s'était hardiment vautrée.
Aujourd’hui encore, elle se demande que viennent faire des lettres et des signes bizarres
parmi les chiffres, ça fait longtemps qu’elle a renoncé à y comprendre quoi que ce soit, et se
contente de savoir compter, plutôt bien et sans ses doigts. Enfin donc sauf là à calculer les
heures passées à dormir, mais elle est pardonnée, des nuits comme ça c’est complètement
plus rien maîtriser, ça la chamboule. Elle veut se reprendre, s’excuse auprès de la dame pour
le ton employé, tente de faire bonne figure en expliquant qu’elle a eu une drôle de journée la
veille, mais que ça y est, elle est tout ouïe. La dame en question croit savoir par quoi elle vient
de passer, Sophie en doute mais l’invite à lui enfoncer des bambous sous les ongles, parce
que le scotch sur les paupières, ça lui fait zir. La dame lui dit qu’elle doit être vendéenne,
qu’elle n’avait pas entendu « zir » depuis trente ans, une amie à l’université, originaire de La-
Roche-sur-Yon, enfin même pas, de Mareuil, c’est dire s’il y en a qui viennent de drôles
d’endroits, elle le disait sans arrêt, la craie sur le tableau par exemple, ça lui faisait zir. Sophie
aimerait bien en venir au fait car son jus d’orange lui fait des signes désespérés. La dame
s’excuse de nouveau, dit qu’elle s’égare, qu’elle s’appelle Béatrice Levenant, qu’elle est la
responsable des relations avec les grands gagnants à la Française des jeux, et qu’elle pense
et avec ce vacarme elle a du mal à se concentrer. Elle se demande un instant comment elle a
été localisée, puis pense à son compte client sur le site de la FDJ, elle avait dû y laisser son
téléphone sans penser qu'un jour elle recevrait un appel de leur part.
Béatrice se lance dans son rituel fatigué, où il est vaguement question d’un dîner chic,
d’une nuit étoilée sur un matelas d’un demi-mètre d’épaisseur, d’un psychologue si elle se
sent vaciller, de réunions ennuyeuses avec des gourous au langage abscons, de dette
demande d’arrêter de parler, rappelle qu’elle vient de dormir quatorze heures et qu’elle ne
comprend rien à ce qu’elle lui dit. Béatrice est indignée, elle est censée apporter la bonne
parole et on n’arrête pas de la malmener depuis hier. Elle prend bien note d’éviter coûte que
coûte de les faire coïncider, ces deux drôles d’oiseaux, pour dire quelque chose, ils mettraient
le feu au bureau. Sophie vient à sa rescousse, lui demande de ne pas le prendre mal, mais que
sans jus d’orange au p’tit matin dans sa tête y a que du mou de veau et elle n’est pas plus vive
qu'une génisse trépanée. Elle lui propose de dîner ce soir pour qu’elle lui raconte tout ça
posément, mais Béatrice lui apprend que ce soir elle se tape l’autre gagnant, puis ajoute que
se taper c’est une façon de parler, que Sophie n’aille pas imaginer des choses. Celle-ci propose
de dîner à trois, elle aimerait bien rencontrer l’autre gagnant et elle trouve que ça leur ferait
faire des économies à la FDJ, en revanche elle précise qu’elle n’est pas disposée à partager sa
Béatrice explique qu'en cinq ans à la tête de ce département, elle a appris à évaluer le
degré de compatibilité entre plusieurs gagnants d'une même cagnotte, et si une éventuelle
rencontre va être inoffensive ou déclencher un conflit regrettable. Elle ajoute que la leur est
classée à haut risque, que les extincteurs ont été vérifiés et qu'une répétition à l’alerte
incendie est prévue dans l'après-midi. Elle lui propose de faire une entorse au règlement et
Sophie croit comprendre que l’autre heureux élu n’a pas été ravi d’apprendre qu’il
n’était pas seul gagnant et en conclut qu’il doit avoir des grosses dettes, que certains
créanciers devront encore attendre. Elle n’a pas de vraie méchanceté en elle, en fait elle veut
beaucoup demander. Elle souhaite poser une nouvelle question, Béatrice lui explique qu’on
peut toutes les lui poser, qu’elle est même payée pour ça et que généralement elle a réponse
à tout car dans ces circonstances, les gens ne sont pas très originaux, ce sont toujours les
mêmes inquiétudes qui reviennent, néanmoins elle passe sous silence que ça la gonfle. Alors
Sophie demande si les cent millions d'euros vont la rendre heureuse, Béatrice se dit que
forcément il faut bien qu’elle fasse son intéressante celle-là, mais à bien y penser, ça ne
l’étonne pas. Avant de l’appeler, elle l’a suivie à la trace sur internet pour essayer de la cerner
un peu, mais n’a pratiquement rien trouvé. Pas de comptes Facebook, LinkedIn ou Instagram,
pas de blog, pas de photo. Maintenant qu’elle fait connaissance, elle fait le lien avec plusieurs
commentaires bien sentis sur des sites marchands que Google a recrachés avec peine, ils
dénotent une patience assez limitée et une capacité innée à le faire savoir vertement, c’est sa
gagnante.
Elle a noté dans la question une petite pointe de détresse lasse, alors elle se rassied
correctement, le dos bien droit et les jambes décroisées, et lève une fesse pour libérer un peu
de pression dans la tuyauterie sans que Laurent, Myrtille et Antoine ne découvrent le pot aux
— Tout dépend de ce que vous entendez par être heureuse. Se cacher à la face du
monde sur une île déserte ? Sous les tropiques il doit y en avoir des toutes
petites pour ce prix-là, alors que dans le grand nord vous pouvez en trouver
des plutôt grandes, mais je n’irai pas vous ravitailler en fuel, manger du
poisson séché et du renne congelé c’est pas mon truc. Si ce qui vous turlupine
n’y suffiront pas, et puis entre vous et moi, y en a quand même pas mal qui ne
méritent pas qu’on leur sauve le popotin. Si votre idée du bonheur passe par
les bras d’un prince charmant, comprenez-bien que si vous ne tenez pas votre
langue, votre vie va être un vrai défilé de Ken aux belles promesses. Votre
nouvelle situation financière change la donne, je suis peut-être vieux jeu mais
pour moi un mec bien a des principes, dont celui de ne pas se faire rincer du
matin au soir. Bref, je me fais des films, demain soir vous me définirez votre
cinquante fois par jour, mais là, sans son breuvage miracle, elle pourrait dire des sottises,
alors elle promet une réponse pour le lendemain. Béatrice est doublement soulagée, la
félicite au nom de toute son équipe et lui fait des grosses bises en attendant leur rendez-vous
Sophie raccroche et se précipite toute nue dans la cuisine, sans une pensée pour les
dangers qui la guettent dans le couloir, sort deux oranges qu’elle embrasse goulûment, puis
les coupe en deux, les presse et en extrait un verre entier de jus qu’elle boit doucement,
attentive au plaisir qu’il lui procure. Dans sa liste des plus belles inventions du monde, le jus
d’orange frais figure en bonne place, depuis des vacances passées aux Baléares des années
auparavant. J’aurai une maison au milieu d’une orangeraie et des presse-agrumes dans toutes
Il fait comme la dame lui a dit. Pris de remords, pauvre Bécassine, j’ai pas été très chic
avec elle, il rentre chez lui, baisse légèrement les volets, enlève des Converse dont les jours
sont comptés, se promet de les mettre sous verre avec une petite plaque dorée où il listera
tous les concerts où ils sont allés ensemble. Il lance la lecture aléatoire de sa musique depuis
rédempteur, traquant les malandrins au volant d’une grosse voiture et passant chaque nuit
dans les bras, et les gros seins, d’une nouvelle conquête. Denis Wilde ou Denis Sinclair ?
volontiers le costume de Han Solo aux commandes de son vaisseau, pour appuyer au hasard
sur tout un tas de petits boutons comme si derrière le panneau d’alu des câbles étaient
vraiment branchés, filer un grand coup de latte au module censé les faire passer en
hyperespace, dragouiller la princesse, se faire engueuler par son fidèle wookie à poils sur le
siège d’à côté. À la réflexion, il prévoit plutôt un chien, n’importe lequel, parce que le
Chewbacca là, il doit puer comme un bouc et avoir une haleine de rat crevé. En tout cas
contrebandier sidéral, ça doit attirer les filles. Enfin les terriennes, parce qu’il perd déjà un
ici, ça le cogne de partout, ça le replonge dans ses affres de célibataire, sans la moindre idée
de comment changer de peau, car ça oui, il aimerait bien être le héros de la chanson, faire de
exemple.
Les chansons s’égrènent. Il en a près de deux mille dans son téléphone, des grands
classiques qu’il écouterait tous les jours et des coups de cœur du moment. Ça fait un
patchwork d’époques et de genres qui ne ressemble à rien mais dans lequel il baigne aux
anges. Des pères putatifs du rock aux dignes héritiers au lignage incertain, des montagnes
flamboyantes sous le soleil aux sables mouvants angoissants, des Fender antédiluviennes
aux tablettes dernier cri, de l’insouciance trépidante des B52’s à la mélancolie ténébreuse de
Lee Hazlewood, de l’ensorcelante grand-mère Cheikha Rimitti au génial morveux King Krule.
Qui est-il ? Que veut-il ? Quelle petite folie abordable se ferait-il bien ? Et d’abord c’est
combien d’argent, abordable, quand on a cent millions sur un compte ? Son dernier achat
hors denrées nourricières remonte à six mois, des grosses chaussures style rangers pour les
jours de pluie, vu que ses Converse prennent l’eau. À cent trente-trois euros la paire, il essaye
de se faire à l’idée d’une montagne de sept cent cinquante mille paires. Ou ce portable grand
écran, trouvé l’année précédente pour mille huit cents euros dans un supermarché,
l’appartement qu’il loue, estimé à un demi-million d’euros, il pourrait en habiter deux cents
identiques, avec des vrais volets, vue sur la tour Eiffel au loin et un joli parc en-dessous. Il
vivre à Paris, une voiture qui ne fasse pas honte, des vacances à Tahiti, des nouvelles
Converse, un check-up médical complet dans une clinique privée histoire de ne pas faire la
Bien sûr il doit également penser à son business, pas question de laisser tomber, il a
promis à Annie de l’emmener au bout de l’aventure sans qu’elle ait à se battre au quotidien
avec la trésorerie. Mais même en triplant son salaire, en embauchant du monde, en payant
toutes les factures arrivées à échéance, le montant de l’injection nécessaire ne dépasse pas
Ce dont il est sûr, c’est que même en se lâchant, il va à peine écorner son patrimoine,
et qu’il va avoir besoin d’aide pour entamer le reste. Alors tôt ou tard, il ira voir tous ces gens
qu’il aime et il les aidera. Et tous ceux qu’il a aimés et perdus de vue, et qui ne sont pas devenus
Ça le fait penser à sa Fée, à qui il rendrait bien visite en premier. Science-fiction, car
pour mettre la main dessus, il faudrait une suite de miracles que même Gandalf le Blanc serait
bien incapable de provoquer. Si Tolkien avait choisi son vainqueur, la vraie vie avait plutôt
tendance à mettre Sauron le seigneur ténébreux sur un podium à une seule marche.
La retrouver. Rien qu’à cette idée il croit entendre des ricanements derrière lui. Et
n’a-t-il pas épuisé son capital chance pour ce qui lui reste d’une vie que, subitement, il
souhaite la plus longue possible ? Si toutefois l’occasion se présente, il faudrait encore qu’il
trouve les mots justes pour obtenir une audience de la belle, sans balbutier bêtement comme
il sait si bien faire. Les timides ont rarement la cote, elle lui écraserait l’autre pied avant de
à dîner. Certes ça fait longtemps qu’il ne sort plus et n’est pas très au fait des chouettes
restaurants avec terrasse, mais pour mon histoire on va dire que j’ai une super idée là sur le
champ, et à 20 h 30 pétantes, ils se retrouvent assis à la même table. Il aurait mis une chemise
Et de quoi parle-t-on à une jeune femme, plus jeune que lui de dix ou quinze ans, sans
l’ennuyer au bout de cinq minutes, c’est une bonne question qu’il se remercie de se poser.
Avec ses probables goûts de chiottes musicaux, il resterait les chemins empruntés, le boulot,
un peu de cinoche et quelques livres. Même ça, ça lui paraît un monde, et pas le meilleur. Va
chier Aldous. Elle finirait par regarder les autres clients, cacherait un bâillement avec
refuserait de prendre un dessert pour soulager l’ennui croissant et en finir au plus vite.
Bon, admettons qu’elle ait une envie irrésistible de tarte au citron, comme une femme
enceinte, manquerait plus que ce soit le cas, puis qu’elle accepte de prendre un verre, chose
inouïe non ? Là oui il sait où l’emmener, son bar préféré, rock’n’roll jusqu’à la moelle, mais
cosy quand même. Il ferait mine de ne pas s’intéresser à la musique, vu qu’il ne se verrait pas
du tout faisant office de Wikipédia, ça entrerait par une oreille et ressortirait par l’autre sans
vous assure c’est sur ma route, ce serait idiot de prendre deux taxis, non ? Ah oui parce que très
lucidement il n’aurait pas pris sa voiture, même de nuit impossible de cacher les restes de
repas des pigeons à la con. Et là, en bas de son immeuble, il s’entendrait dire, Tu veux monter
Bon, admettons que, une fois chez elle et après un dernier verre de sancerre ou de lait
à la cannelle, elle lui ouvre ses bras, ses lèvres, son lit, son corps, son cœur, son âme, sa vie,
ça met le feu dans sa tête, mais ça ne répond pas à sa question initiale, comment je lui dis que
j’aimerais lui donner plein d’argent pour qu’elle n’ait plus à y penser ? Il y songera si le hasard
fait bien les choses et lui donne une seconde opportunité d’échanger quelques mots avec elle.
Au cas que, comme il se plaît à dire, une expression empruntée à un ami espagnol qui parlait
Cet argent l’obsède. Sa Fée Bouclée l’obsède. Il pense à sa poitrine, avait-elle de gros
seins ? Curieusement il n’y a pas prêté attention lors de leur rencontre. Cette fois il aimerait
vraiment assouvir ce vieux fantasme, toutes les femmes qu’il a connues ont eu au mieux de
routine, dans cette position, s’il n’a pas le nez perdu dans des agrumes ou dans un livre, il
tombe. Il est bien conscient que c’est un vrai privilège, même si parfois dans les heures qui
suivent ça se complique, lorsque son sommeil s’agite, en proie aux tourments en tout genre.
Mais pas cette fois. Quand il se réveille, il a fait le tour du cadran et il n’a pas encore
fait une seule connerie. C’est Géraldine qui va être contente, pense-t-il. Même pas une bulle
Elle reste un long moment sous la douche tiède et gaspille en eau l’équivalent de la
consommation annuelle d’une réunion AA à douze membres. Elle n’arrive pas à se défaire de
cette question lancinante, Et maintenant qu’est-ce que je fais ?, alors elle opte pour sortir un
peu plus tard, faire une grande balade sans but, s’aérer, prendre le temps d’assimiler, et
Elle se regarde dans le miroir de la salle de bains sans vraiment se voir, les mains
appuyées sur le lavabo, le haut du corps légèrement penché, ses seins ne souffrant même pas
l’effet de la gravité. Elle est hypnotisée, comme toujours, par cette petite tache noire à côté
de la bonde, un petit bout d’émail qui avait sauté un jour qu’elle avait fait tomber son flacon
Elle pense à Marta, elle aimerait bien qu’elle soit là, elle prendrait les choses en main.
Elle lui envoie un message, inquiète de la tournure des évènements avec Samy. La réponse
ne tarde pas, « Il est ravi pour moi mais demande un peu de temps avant de se décider, du
Les Seychelles, ah oui. Elle enfile un minislip blanc et un mince tee-shirt à bretelles en
coton léger, la température extérieure dépasse les trente degrés. Elle s’assied à la table du
salon, branche son portable et se connecte sur le site d’Air France. Elle choisit deux semaines,
vol direct avec Mahé, en business. Les prix affichés la sidèrent, l’aller-retour coupe de
pension dans la Deluxe Ocean Suite du Château de Feuilles, un hôtel avec île privée qu’elle
avait découvert dans un reportage dans une revue de filles chez son gynéco, ça l’avait éblouie.
Elle avait retenu le nom, sans savoir qu’un jour elle allait pouvoir y passer deux semaines
comme on fait une nuit dans un Formule 1 en bord d’autoroute. Quatre mois.
Elle ajoute mentalement les frais annexes, plein de laitues pour les grosses tortues,
des excursions sur d’autres îles de l’archipel, peut-être un paréo avec un coucher de soleil
ringard, une cinquantaine de mojitos et de martinis, des pourboires, les cartes postales et les
colliers de fleurs, un petit bocal pour le sable de Yann, un soutien-gorge en noix de coco
Voilà, ses idées de vacances vont lui coûter ce qu’elle gagnait jusqu’à hier en huit mois.
L’idée qu’elle va devoir radicalement changer d’attitude face à l’argent commence à faire son
chemin à coup de machette dans cette jungle dorée, et elle comprend que toutes ses
références ne valent plus rien. Mais quand même, près de vingt mille euros en deux semaines,
Elle en a presque honte. Elle a beau se dire qu’elle ne l’a pas volé, ce n’est pas comme
si elle avait sué sang et eau pour le gagner. Elle referme le portable, soulagée de n’avoir rien
validé, elle doit attendre demain soir que Béatrice lui remette son chèque.
Elle ôte son tee-shirt et choisit une longue robe en soie dans des tons rose-orangé
éclatants, ouverte jusqu’aux reins, bras nus, seins en liberté sous le tissu, la taille prise dans
un gros ceinturon en cuir marron avec une énorme boucle en fer pour dévier les regards
masculins affolés.
Celle fois elle est sûre, elle est déçue que ce ne soit pas le cas. Dépitée, elle prend à droite et
jambon-beurre-cornichons, une autre de ses faiblesses. Le serveur n’y tient plus, il la félicite
sur sa tenue, vouvoiement de rigueur. Elle le remercie avec un grand sourire, ses lunettes
noires ne laissant rien deviner de la peine qu’elle éprouve. Elle en a subitement marre de
dire tout le temps non et se demande pourquoi le grand type maladroit de mardi matin ne
viendrait pas tenter sa chance. Allez Monsieur le grand machin, je promets d’être gentille !
Elle se remet en marche. Elle suit ses pieds, autonomes, alors que son cerveau est
légèrement endormi. La journée est splendide, elle sent la piqûre du soleil dans son dos, c’est
tellement bon de vaguer, sa montre ne lui manque pas. La circulation est fluide, les gens
travaillent, les moineaux sont à la fête. Elle découvre des rues jusqu’alors inconnues, pas
tellement différentes de la sienne, peut-être un peu plus calmes, parfois des enfants en
culotte courte y jouent au ballon en criant joyeusement. Elle plisse légèrement les yeux pour
Elle passe devant un jardin public, où un vieux monsieur jette des bouts de pain à des
pigeons qui roucoulent d’aise et pourtant indifférents au geste, comme si c’était normal qu’on
prenne sur une maigre retraite pour les nourrir. Elle est persuadée de l’avoir déjà vu là à
plusieurs reprises, à cette même place, mais elle n’y a jamais vraiment accordé d’importance.
Les vieux font partie du paysage de rue, comme du mobilier urbain Decaux de chair et d’os,
invisibles compagnons des balayeurs, des facteurs, des flics, des chômeurs qui marchent sur
remarque à peine.
Pourquoi s’arrête-t-elle cette fois ? C’est le seul occupant du petit parc, il a l’air
absorbé par les volatiles et semble attentif à ce que la distribution soit équitable. Vient-il
également avec du lait pour les chats abandonnés ? Elle se demande un instant quels autres
animaux peuplent les squares de Paris, et écarte les renards et les loups, elle en aurait
entendu parler. Garde-t-il dans sa poche des bonbons pour les mômes en culotte courte qui
Elle ne sait pas très bien ce qui la pousse à pénétrer dans le jardin, en fait elle ne sait
pas du tout ce qu’elle est en train de faire, surtout pas pourquoi elle choisit le même banc.
Elle s’excuse auprès de ce vieux monsieur, elle dit simplement que c’est le seul à l’ombre.
Jamais elle n’a fait ça, s’asseoir seule sur un banc, encore moins à côté d’un inconnu, alors
elle ne va pas plus loin dans ses explications. Elle entrevoit de nouvelles choses dans sa vie
Le vieux monsieur lui dit qu’elle n’a pas à s’excuser, que tout le plaisir est pour lui, car
si sa mémoire est bonne, personne ne s’est assis à ses côtés depuis… des années, alors ça le
change des pigeons. Il la trouve radieuse, peut-être un peu triste mais elle le cache bien. Il lui
Malgré son grand âge, sa voix est claire, posée, habituée à se faire écouter, mais en
petit comité. Elle hésite entre professeur particulier ou commandant de pétrolier. Elle
répond trop vite qu’elle ne sait pas si elle saurait faire avant de trouver ça idiot.
arriver. Les pigeons se moquent pas mal de savoir si le geste est empoté ou
auguste.
Il lui tend un quignon, qu’elle s’empresse de découper en petits bouts qu’elle jette au
qu’une jolie femme comme elle fait à perdre son temps avec un vieux monsieur comme lui,
elle répond qu’elle ne le perd pas, au contraire elle en gagne, et puis elle aimerait bien savoir
pourquoi il voit en elle une demoiselle, pas une dame. Il la regarde, lui dit qu’elle est un livre
ouvert, sa manière de se mouvoir, ses gestes, son regard caché, tout indique qu’elle est seule,
pour une raison qu’il ignore, mais il lui saurait gré de bien vouloir l’éclairer.
Tout ça est ridicule, se dit-elle, et puis ça devient une manie ces derniers temps. Tout
le monde veut savoir. Pourquoi lui confierait-elle à cet inconnu au grand âge ce qu’elle même
souhaite plus que tout oublier ? Ça ne l’empêche pas de déraper et de mettre les pieds dans
le plat.
— Je pourrais être une dame, mais divorcée, ou veuve. Et vous, vous avez un
Il lui lance un défi, si elle devine le sien, il la demande en mariage et elle lui fera cadeau
du sien. Elle répond sans réfléchir qu’il a fait de la prison. Les deux se figent. Pourquoi t’as dit
ça, espèce de tarte ? Un bout de pain tombe aux pieds du vieux monsieur, mais les oiseaux
maintiennent une distance respectueuse, ça pourrait être un piège. Il se retourne vers elle et
la dévisage en silence. Elle soutient son regard avec peine même derrière ses grandes
Et là, chose incroyable, elle le voit se lever, faire le tour du banc, couper une petite
marguerite qui poussait là en bordure de pelouse, revenir se planter devant elle en tenant la
fleur dans ses deux mains jointes, puis mettre un genou à terre :
Elle se sent terriblement gênée et ne sait quoi penser, tout est de nouveau tellement
imprévu, pourquoi est-elle allée provoquer cette drôle de farce, émouvante et tragique ? Elle
prend la fleur comme à regret, explique que le mariage c’est comme une prison, qu’elle
cuisine mal, sans compter qu’elle ne sait pas coudre, les chaussettes ça s’achète maintenant.
Bref, elle n’est pas un bon numéro et elle a besoin de savoir ce qu’il a fait pour aller en prison.
Il se rassoit, satisfait de sa mise en scène, qu’elle continue à lui parler suffit amplement à son
bonheur, il dit simplement qu’il a passé trente-deux ans derrière les barreaux.
Forcément ça impressionne, elle regarde autour d’elle les possibles issues pour
s’échapper en courant, puis prend conscience qu’un léger trottinement suffirait à mettre
rapidement une distance de sécurité entre elle et lui. Elle reste néanmoins sur ses gardes,
elle a lu, à chaque fois un peu plus fascinée, beaucoup de livres sur des serial killers, souvent
Selon elle ce sont beaucoup d’années, elle voudrait connaître l’histoire. Il marque une
pause, elle tient son sac dans sa main droite au cas où elle devrait fuir. Il parle d’un crime
odieux, à la volée elle dit qu’il ne l’a pas commis, c’est sorti tout seul, elle d’habitude si
autres, sauf de Marta. Il lui demande pourquoi elle a dit ça, elle avoue qu’elle n’en sait rien,
elle imagine que sinon il n’aurait pas avoué son funeste passé, que plutôt que de donner à
manger aux pigeons, il leur donnerait des coups de pied. Et puis elle trouve qu’il a un beau
Le regard des deux se perd dans le vert éclatant des arbres qui maintiennent l’ombre
fraîche, les branches de l’hêtre au-dessus d’eux les protègerait même du déluge universel.
Silence insondable. Les pigeons font des signes désespérés de la tête, ils ont un regard
offusqué pour cette nouvelle arrivante qui vient bouleverser leur déjeuner. Il rompt la trêve
en la prévenant, qu’elle ne se fie pas aux apparences, que la prison change même les plus
endurcis des hommes, puis il lui donne raison, il n’a pas commis ce crime, alors que tout le
désignait, même son avocat commis d’office ne croyait pas en son innocence. Après une
pause, il ajoute que le reste est enfoui à jamais, qu’il ne sait pas pourquoi il lui raconte tout
ça, que son tour est venu de lui raconter son secret.
Tout est irréel, elle a envie de pleurer. Mois d’une heure auparavant elle finissait son
réponse elle s’était figée, tenant son déjeuner à deux mains, une partie entre ses dents — et
là elle se retrouve à parler avec un homme qui a passé trente-deux ans privé de sa vie,
mazette, les quatre cinquièmes de mon âge !, et qui le lui raconte avec un calme déroutant.
Résigné, assumé. Elle doit être la première à savoir, l’unique dépositaire d’une révélation qui
ne se renouvellera pas et qui la dépasse, pourtant elle éprouve subitement une certaine
tendresse pour lui, et surtout beaucoup de respect. L’injustice lui touche la fibre et à aucun
monde est pareil avec elle. Elle lui demande si après sa sortie il n’a pas cherché à savoir, à
dénicher le vrai coupable, il la coupe par un « Quid pro quo, Clarice Sterling », elle a un frisson
— Allez, dites-moi quel est ce secret, moi aussi je veux être le seul à savoir.
Trouver un inconnu avec qui pouvoir ouvrir les vannes après quinze mois, neuf jours et sept
heures de douloureux silence. Certes elle avait déjà raconté cette histoire à Marta, mais à
demi-mots et lui faisant jurer de ne plus jamais en parler. Tout indique en lui le candidat
idéal, elle ne le voit pas tapant la belote avec des amis devant un verre de vin, à fanfaronner
devant eux avec son histoire à elle. Pourtant qu’a-t-elle elle à gagner à s’épancher ? Elle n’a
Et puis les cent millions d’euros la poursuivent, quoi qu’elle fasse ou pense, malgré
elle. Elle n’appréhende ni la somme que ça représente ni ce qu’elle implique, même si elle est
bien consciente qu’une nouvelle vie se présente à elle, faite de quoi elle n’en sait rien. Elle n’a
pas encore pris le temps d’y réfléchir, elle n’est pas pressée, elle ne veut pas perdre la tête,
juste rester la même. Elle s’y est habituée à son fort, les murs d’enceinte, le pont-levis jamais
baissé, les meurtrières dégagées, les carquois remplis de flèches, les douves pleines
d’alligators privés de dessert depuis des mois, l’huile maintenue bouillante dans des grosses
la pousse à se lâcher, à raconter l’autobus, sa vie figée. Elle se lance, entre soulagée et
craintive.
Elle avait rencontré Luc par hasard, dans la rue. Il venait de faire tomber sa sacoche
en cuir dont le contenu s’était éparpillé sur le trottoir, des dizaines de feuilles et documents
variés qu’il s’empressait un peu nerveusement de remettre à l’intérieur. Elle s’était accroupie
pour l’aider. Il lui avait simplement dit : « N’allez pas croire que je l’ai fait exprès, mais sachez
que je suis ravi que ce soit vous qui veniez à mon secours ». Elle avait souri sans cesser de
ramasser des dizaines de pages, ne prêtant aucune attention particulière aux milliers de
lignes jetées à même le bitume, si ce n’est quelques sceaux qui sentaient à plein nez des
Lorsque la dernière feuille avait retrouvé son nid aux côtés d’un ordinateur portable,
il s’était de nouveau tourné vers elle et l’avait invitée à prendre un café tout en étant
persuadé qu’elle allait refuser. Mais elle avait accepté, c’était un mercredi férié, elle venait de
déjeuner et n’avait rien de prévu, comme d’habitude. Et puis elle aimait bien son sourire.
Elle était très vite tombée sous son charme, un type simple, sans esbroufe. Ils avaient
parlé des heures durant, il avait toujours quelque chose à raconter, des anecdotes, des infos,
des chiffres, des données, sans jamais se prendre au sérieux, attendant habilement qu’elle
assimile. Des choses auxquelles elle n’avait jamais réfléchi, parce qu’elles faisaient partie
marchaient, remplissaient leur fonction, mais avec lui tout prenait une autre dimension,
portable, l’avait invitée à dîner un tajine de poulet accompagné d’un gris de Boulaouane, et
la nuit venue, sur le trottoir devant chez elle, il avait semblé demander de l’aide, comme si sa
capacité à la séduire s’arrêtait là. Elle l’avait embrassé par surprise et l’avait pris par la main
jusqu’à son lit. On a passé la nuit enlacés, en silence. Elle cache au vieux monsieur que ce n’est
qu’au petit matin qu’ils avaient fait l’amour, à quoi bon rentrer dans ces détails, et puis il
n’était pas idiot, il devait bien se douter qu’on ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche.
Ça avait été fulgurant, presque animal, elle avait pris sa revanche sur son voisin. Une
fois douchés et habillés, ils avaient échangé leurs téléphones et leurs prénoms, il était temps.
Elle l’avait revu deux fois dans les cinq jours qui avaient suivi. Jamais dans sa vie elle
n’avait été aussi impatiente de retomber dans les bras de quelqu’un. Elle ne savait pas si elle
était amoureuse, mais elle vouait une admiration extatique pour ce type qui avait surgi de
Et puis lors du troisième soir, vers vingt-trois heures il avait reçu un nouveau coup de
fil. Il avait regardé l’écran en hésitant et avait finalement accepté l’appel, tout en se dirigeant
vers la cuisine. Elle n’était pas spécialement curieuse, elle ne pouvait tout simplement pas
imaginer qu’il avait une autre femme dans sa vie, alors elle s’était bien gardée de tenter
d’écouter. Il était revenu en disant qu’il devait s’absenter quelques heures, une affaire
urgente à régler, mais que si elle acceptait, il reviendrait ici plus tard dans la nuit.
Bien sûr qu’elle acceptait, un peu d’attente augmentait le désir de s’enfouir dans son
pourquoi. Au petit matin elle n’avait toujours pas de nouvelles, rien qui puisse expliquer son
étrange disparition. Le soir, elle avait appelé à plusieurs reprises, mais elle tombait toujours
Elle avait reçu un appel de la police, qui semblait éplucher l’activité du mobile de Luc.
Les questions que lui fit un inspecteur bourru étaient directes, mais elle ne comprenait rien
à ce qui se passait, elle criait plus fort que lui pour savoir ce qui lui était arrivé, finalement le
L’attente avait été insupportable. Quand il était arrivé et s’était assis en face d’elle à
la table du salon, elle avait écouté le récit, tétanisée, détruite. Le policier lui avait raconté
comment Luc avait été heurté par un autobus de la ville vers minuit, à trois rues d’ici, son
corps avait dû basculer entre deux fourgonnettes garées contre le trottoir et c’est sa tête que
le bus avait percutée. Sous le choc, elle avait été arrachée du reste du corps, coincé par l’un
des deux véhicules stationnés. Le conducteur du bus n’avait rien vu venir ni rien pu faire. Il
Elle avait hurlé en silence, à l’intérieur tout s’était déglingué, tout proche de la faire
Le policier faisait une enquête de routine, rien n’indiquait autre chose qu’un
malheureux concours de circonstances. Et non, elle avait très peu d’informations à donner et
répondait mécaniquement aux questions. Elle ignorait son nom de famille, ne connaissait pas
son métier, ne savait même pas où il habitait ni s’il avait de la famille. Elle ne le connaissait
Le policier lui avait donné l’identité complète de Luc et avait confirmé qu’il était
journaliste, mais qu’à la rédaction du magazine qui l’employait, on ignorait sur quoi il
apparemment. C’est ce dernier point qui avait motivé l’enquête, qui allait se clore sous peu
en tant que « mort par accident ». Il avait déposé sa carte sur la table, au cas où un détail lui
reviendrait, puis était parti, la laissant là, seule, pantelante, hagarde, morte.
Le comble, deux jours après la disparition de Luc, elle avait été victime d’un vol chez
elle, en revenant de travailler elle avait retrouvé tout son appartement sens dessus dessous.
Une vieille montre en or et une broche en opale dont elle avait hérité de sa grand-mère
avaient disparu, jamais elle ne les portait parce que ce n’était pas très rock’n’roll, disait-elle,
mais ça avait appartenu à la mère de sa mère, elle leur conférait une valeur inestimable. Ça
l’avait enfoncée un peu plus. « Voilà… mon secret… c’était en mars de l’année dernière ».
Les mots s’étranglent un peu, elle sèche une larme. Le vieux monsieur semble touché,
il a gardé le silence durant tout le récit. Les pigeons ont déguerpi, elle ignore s’ils l’ont fait
par respect pour son chagrin ou parce qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’eux. Il inspire et
— Je ne sais pas quoi dire, je suis désolé. Quand on vous regarde, on a du mal à
croire qu’il puisse vous arriver un malheur, on voudrait juste que vous soyez
heureuse.
les larmes redoublent. Elle est touchée par ses paroles, il a l’air sincère, alors que question
malheur, il a été servi plus que tout le monde lui… Il a dû sentir qu’elle pleurait, alors il ne
tourne pas la tête vers elle, ne lui parle pas, il respecte le moment. Et puis il est habitué au
silence, alors qu’en une heure de présence de cet ange tombé du ciel, on lui a presque plus
Avec sa vue brouillée, elle a failli le louper, son grand échalas qui passe devant le
square dans la direction opposée. Deux secondes de plus et il disparaissait, jamais elle
n’aurait su. Plus tard, quand elle y repensera, ça la laissera songeuse, que tout tienne toujours
à tellement rien. Là elle en a le souffle coupé. Elle prend un mouchoir en papier dans son sac,
s’essuie les yeux sous les lunettes et annonce au monsieur qu’elle doit s’en aller, lui donne
son prénom, elle aimerait le revoir et lui propose ici même dès demain à la même heure s’il
veut bien. Lui c’est Arsène, il lui dit qu’il est là tous les jours si le temps le permet, qu’il serait
ravi de la revoir, lui demande si elle sait jouer aux échecs, il a appris en prison mais après il
n’a plus eu personne pour jouer. Elle est à deux doigts de se remettre à pleurer et souffle avec
Elle lui sert la main maladroitement et se lève comme un ressort, elle espère ne pas
avoir été malpolie. Elle court presque vers la sortie et finit par apercevoir le grand escogriffe
une cinquantaine de mètres devant. Elle accélère le pas jusqu'à réduire la distance de moitié.
Elle voit ses grands bras, chaque pas qu’il fait l’oblige elle à en faire près de deux pour s’en
approcher un peu. Elle note qu’il a des chaussures neuves, ou alors il les a briquées cette nuit.
ne sait même pas si elle en a vraiment envie. D’habitude on vient à elle, mais là elle devine
qu’elle va devoir provoquer la rencontre, et elle ne sait pas comment faire. A-t-elle encore
Douze heures de profond sommeil l'ont remis sur pied, même l’astre sournois a jeté
style nouveau riche. Il se sent bien. Incroyablement bien. Comme s'il avait passé toute la nuit
avec Lyv Tyler et qu'elle avait eu la bonne idée de s'endormir très vite après une unique
étreinte amoureuse. Il se douche et s’habille en dix minutes, il a une faim de loup et veut se
Il ouvre une boîte à chaussures cachée au fond d'un placard, anodine. Il aurait pu
écrire dessus « En cas d'urgence », mais ça aurait été le meilleur moyen qu’elle ne soit vidée
par une main indélicate. À l’intérieur, dans une enveloppe froissée, une petite liasse de jolis
billets verts de cent euros, le fruit d'une vieille dette remboursée, la dernière fois qu'il avait
fait le créancier. Il prend tout, glisse les billets dans la poche de son jean, la légère bosse le
rassure. La vue de l’argent l’amène à penser au tirage, à force de se répéter mille fois les
Non. Pas vérifier. Tout du moins pas sur ton ticket, car il a disparu.
Il sait que s’il ne se calme pas immédiatement, s’il se laisse emporter par cette terrible
angoisse qui pointe, son cœur va avoir un dernier hoquet douloureux et tout va s’arrêter là,
Le ticket devrait être là, dans le portefeuille qu’il vient d’extraire de la poche
intérieure de sa veste, entre le vieux calendrier et sa carte vitale. Comme hier, lorsqu’il l’a
sorti pour le montrer à Pierre. Ce n’est pas si compliqué à comprendre, un ticket de loterie
être là où fouillent mes doigts, alors fais pas chier, ticket, ramène ta poire.
calmement, le ticket est forcément là, dans un recoin. Il vide méthodiquement chaque poche
du portefeuille de tout ce qu’il contient, vérifie chaque document qu’il en sort, déplie des
papiers qui n’ont pas vu le jour depuis des années, sépare des cartes en plastique collées
entre elles par les ans. Pendant qu’il fait ça, maintenant certain que le bulletin ne va pas
OK, il a sorti le ticket à table, il le lui a montré, Pierre l’a eu entre les mains pour
comparer avec les numéros publiés dans le journal, mais après ? Le lui a-t-il rendu ? Et si oui,
pourquoi n’est-il pas à sa place ? L’euphorie du moment l’a-t-il à ce point remué qu’il n’a pas
pu enregistrer toute la scène ? Il est incapable de refaire ces quelques minutes, putain Denis
Et s’il ne le lui a jamais rendu ? Il n’imagine pas un seul instant que Pierre l’ait gardé.
Pour en faire quoi ? Le ticket est signé au dos, personne ne peut l’encaisser à sa place, c’est
en tout cas ce qu’il a compris. Ça ne le rassure qu’à moitié, il se voit déjà au tribunal, hurlant
d’autres témoins.
bulletin a donc dû tomber sous la table, car s’il l’avait laissé dessus, ils l’auraient vu, ils
avaient été attablés plus d’une heure. Vers la fin Pierre avait ramené les assiettes et verres
Annie, il le jurerait.
Cette fois il panique pour de bon, car hier soir le restaurant était ouvert, quelqu’un de
service a dû balayer avant le dîner. Le ticket de jeu est donc parti à la poubelle, qui a été sortie
sur le trottoir juste avant la fermeture, et ce matin tôt le camion de la voirie est passé. À cette
heure, il a été écrasé, broyé, mélangé à des restes et trempé dans toutes sortes de liquides et
sauces. Les numéros ne sont plus qu’un vague souvenir. Même s’il le retrouvait, il ne vaudrait
plus rien.
Il est à deux doigts de vomir. Ou de se jeter par la fenêtre. Ou de se jeter par la fenêtre
Et puis il a une idée, comme un dernier espoir. Fébrile, il appelle la Française des jeux,
et avant les formules de politesse demande à parler avec la Responsable des Relations avec
les Grands Gagnants, oui Denis mets des majuscules et merde putain comment elle s’appelle
déjà cette conne. Il n’a pas à attendre, la personne à l’autre bout soupire et lui dit :
dame, mais là, à quelques secondes de mourir, il n’a pas le temps de la féliciter, il hurle qu’il
Elle est aussi calme qui lui est hystérique. Il essaye de la convaincre, hier il lui a dicté
tous les chiffres du bas, elle l’a même félicité, selon lui c’est nettement suffisant pour
démontrer qu’il l’avait, il attend qu’elle opine pareillement. Ça ne se passe pas exactement
gagnants, mais les règes sont ainsi faites, s’il ne peut apporter le ticket vendredi matin, ils ne
pourront malheureusement pas valider ses gains. Au bord de l’explosion il signale que la
buraliste saura le reconnaître, il entend Béatrice répéter les tables de la loi à la con ! Il crie
qu’elle ne peut pas lui dire ça, que forcément elle sait qu’il a gagné puisqu’il lui a lu tous les
chiffres, selon lui tout ceci ne tient pas debout, un juge lui donnera raison. Elle tente de le
calmer, l’invite, avant d’en arriver au tribunal, à lui raconter ce qui s’est passé, peut-être
l’émotion du moment l’empêche de chercher là où il se trouve. Il certifie qu’il n’a pas bougé
de son portefeuille, elle lui demande malgré tout s’il ne l’a pas montré à quelqu’un, il est
finalement bien obligé d’avouer qu’il a fait un impair, qu’il a déjà tout raconté à un ami,
— Denis, si vous m’aviez écoutée… Mais continuons, donc vous lui avez montré,
Il confirme, elle lui demande s’il a regardé dans la poche, pas le portefeuille, la poche.
Il se demande si elle le prend une nouvelle fois pour un con, mais à tout hasard il attrape la
veste et plonge sa main dans la poche. Il sent un bout de papier. Il le sort. Le ticket.
Son cœur fait une nouvelle embardée. Il est rouge de confusion. Il se taperait la tête
contre le mur. Comment lui dire qu’elle avait raison ? Elle ne lui laisse pas le temps de
chercher.
attendant, pas d’imprudence. Je vous rappelle plus tard pour vous dire où nous
Il s’assied, se prend la tête à deux mains et laisse son cœur retrouver son rythme
habituel. Il s’en veut vraiment d’être comme ça, quand il aura les sous sur son compte, il
cherchera une thérapie, un spécialiste, il aimerait tellement être comme tout le monde.
Petit-déjeuner. Il sort de chez lui et se met à marcher à grands pas. Pas besoin de
montre pour calculer la durée de sa balade, il lui suffit de multiplier par cinq le nombre de
fois où il doit remettre ses écouteurs en place, il obtient le nombre de minutes exactes. À
aucun moment il ne soupçonne ses oreilles de ne pas être conformes, il préfère largement un
chaque fois qu’il écoute The Living Tree, cette voix prodigieuse qui lui provoque des frissons
sans fin, les violonades et les percussions martiales, il s’inquiète du devenir du monde
lorsque la diva sera partie. C’est déjà pas brillant avec elle par ici, alors sans ? Il enchaîne avec
Goldfinger puis The Rhythm Divine, dans laquelle elle est accompagnée par Yello, un duo
electro suisse hors du temps qui avait fait ce morceau sur mesure vingt ans auparavant, un
Il finit par pénétrer dans l’hôtel qu’il cherchait. Un établissement qui aurait encore pu
faire illusion à la fin du siècle dernier, mais qui manquait cruellement d'argent qatari pour
retrouver les faveurs d'une clientèle qui, en une génération, était passée du charme désuet
des dorures et des grooms à petit chapeau rond à celui plus tendance des formes oblongues
dont il faut impeccablement refermer les grilles, sans quoi la cabine ne décolle jamais, ça
l’énerve.
Il s'installe à l’air libre dans le patio intérieur ombragé, on entend seulement quelques
moineaux discourir passionnément sur la difficulté de trouver des miettes de pain frais, la
progéniture qui ne pense qu’à sortir et faire les cons, la chaleur qui empêche de dormir. Ça
râle, Denis se sent frère de sang. Il demande la carte des petits déjeuners et choisit le plus
complet, après s'être assuré qu'il n'incluait pas de haricots verts, sait-on jamais, il connait
plein de gens qui en mangent, peut-être certains d’entre eux s’y adonnent également au lever
Il est le seul client et il a le serveur pour lui tout seul, tout en discrétion fatiguée, plus
âgé que l'hôtel, vêtu d'un costume blanchi et repassé mille fois, probablement acheté « À la
belle jardinière » à la fin du XIXe. Le genre à avoir un petit calendrier de La Poste cartonné
dans son portefeuille sur lequel il barre un à un les jours qui le séparent de la retraite.
Café, pot de lait, jus d’orange frais, œufs brouillés, bacon et minisaucisses, petit panier
de pain et viennoiseries, beurre, confiture, yaourt, fruits frais, le tout servi dans de la vaisselle
son dû l’air de rien, l’œil vif. Il aime bien ces petits bidules, il s’est même récemment inquiété
à la lecture d’un article qui parlait de leur prochaine disparition des grandes villes. La faute
aux pigeons, qui raflent tout leur pain. Il fait un petit tas de miettes qu’il dépose
Cette paix qu’il ressent à contempler le moineau qui s’empiffre. Vas-y mon gars, et
après vole, ou cours si t’as trop mangé, rejoins ta belle et fais mentir le journaliste en nous
faisant une portée de douze. Il prend tout doucement son mobile et immortalise l’instant sur
une photo qu’il n’enverra à personne, on lui demanderait ce qu’il fait dans un hôtel presque
Lorsque arrive l’addition, il la regarde trois fois et se demande si le total indiqué l’est
dans une devise inconnue au taux de change largement défavorable. Du coup il ne sait pas
très bien quel pourboire laisser, il se risque au plus petit billet qu’il trouve dans sa poche et
profite que le serveur soit en cuisine pour disparaître, avant que son nom ne résonne dans
Il rajuste ses écouteurs en les maudissant d’avance, et file faire quelques achats au
son de The Rat des Walkmen et de Feel it d’Archive. Du gros rock épique, urgence dans la
voix, tout ce qu’il aime, il lutte pour ne pas faire la batterie, il embrasserait toutes les filles
Après s’être fait confirmer que « oui, on a un rayon Converse, troisième étage », il se
retrouve dans une zone entièrement dédiée à sa marque préférée, pratiquement un seul
modèle, des milliers de tons. Il élimine celles en cuir, celles aux couleurs trop vives ou avec
des petits dessins saugrenus, les blanches et les noires, celles avec des trous, des trous !, les
Pride et les Summer Style, les Jack Purcell et les Skateboarding, les John Varvatos et les
Destroy Denim, non mais ces gens sont dingues, elles sont où les Classic Chuck ?
clair et des blanc cassé, qu’il garde aux pieds. Avec cet achat, au rythme des précédentes, il
en a pour vingt ans, fastoche. Un rapide calcul lui rappelle que c’est dorénavant une variable
un peu dérisoire, il a de quoi s’en acheter un million trois cent mille paires.
Il se dirige vers une caisse, la vendeuse lui propose de jeter les vieilles en lui montrant
la poubelle, ça l’offusque. Il se drape dans une cape imaginaire, le poing droit sur la poitrine,
relève la tête et ferme les yeux, et se sent prêt à la pardonner si elle lui indique où se trouvent
les cloches, non pas ses collègues, celles en verre. La fille semble apprécier moyennement le
théâtre, il lui donne raison, il est désolé, il lui dit qu’elle est trop jeune pour comprendre, que
lui arrive à un âge où on s’attache à n’importe quoi, il lui demande de mettre les vieilles avec
Il monte deux étages de plus, rayon accessoires pour téléphones portables. Il avise un
vendeur qui vient à sa rescousse, il explique qu’il cherche des écouteurs qui servent à ça, à
écouter, pas à le rendre dingue. Le type le prévient à voix basse, l’inventeur qui pourrit la vie
de centaines de millions de personnes avec ces écouteurs, il sait où il habite, ses jours sont
comptés. Denis rêve de lui péter ses doigts un à un. Le vendeur lui propose de passer au
rayon bricolage, section marteaux, mais il n’a pas non plus que ça à faire.
Il élimine les gros casques à rap, parce que lui ses mains il les garde dans les poches,
elles ne font pas le clown à hauteur du torse, deux doigts tendus ouverts en ciseaux et les
trois autres fermés. Il porte son choix sur des écouteurs Bluetooth très discrets, fixés au
pendant le retour dans son quartier, une nouvelle vie commence. C’est quand même pas
compliqué de fabriquer des trucs qui font pas chier. Et comme pour célébrer cette nouvelle
vie, Nina Simone lui balance Sinnerman dans les oreilles, elle le fait presque marcher en
Il pénètre dans un local désert, et s’assied face à l’un des derniers spécimens de
vendeur de voyages à ne pas travailler en ligne. Il lui explique qu’il a fait une promesse à
quelqu’un de l’envoyer au Costa Rica s’il se passait quelque chose de très particulier, « et ce
quelque chose est arrivé figurez-vous », donc il souhaiterait étudier la chose pour cette
Non il n’a pas de date, non une semaine non, quinze jours sans compter le temps de
vol. Non en classe touriste non plus, en première. Oui en hôtel de luxe. Oui aux excursions
qui vont bien. Non une personne non, elle ne sait pas mentir donc elle emmène son mari. Non
il ne connaît pas leur patronyme mais ça ne saurait tarder. Oui c’est lui qui paye tout et non
il ne sait pas encore si par carte ou virement franchement il n’avait pas encore pensé à ce
détail.
Le voyagiste pianote sur son système avec une dextérité que son client inespéré
soupçonne d’être alimentée par la perspective de faire la meilleure vente des vingt dernières
années. Non il ne veut pas voir les hôtels, oui il veut le plus cher, oui un complexe où ils
peuvent installer des litières devant les buffets toute la journée sans risque de se faire
expulser à coups de tongs. Non il se contrefiche si la chambre offre deux lits ou un king size,
ils n’auront qu’à faire ça sur les transats face à l’océan. Ah mais oui parfait si c’est un
Il lui fait ajouter une bouteille de champagne et un gros bouquet de fleurs dans la
chambre à l’arrivée avec un petit mot qu’il lui dictera avant qu’ils ne partent, ains qu’une
boîte de préservatifs, il croit que la dame va avoir envie de marcher seule sur la plage
Le vendeur note tout, tapote, consulte, filtre, efface, recommence tout puis valide pour
annoncer au bout de quelques minutes qu’il ne peut annoncer un prix que lorsqu’il saura les
dates, mais que ça tourne dans les vingt mille. Pas plus de vingt-deux. Denis lui demande
d’enlever les couverts en or pendant les vols pour voir si ça fait baisser le montant.
— Vous savez même pour ce prix-là ils n’auront droit qu’à des couteaux et
fourchettes plus proches d’Ikea que de Christofle, en métal grossier et mal poli.
Denis le félicite pour son excellent jeu de mots, le vendeur ne comprend pas à quel
moment il a été brillant. Denis précise qu’il souhaite être prévenu dès qu’ils auront choisi les
dates pour venir payer, et s’attire définitivement sa sympathie en lui disant que lui-même
regardera des destinations pour une prochaine petite virée. Il laisse un acompte de mille
— Re-bonjour Denis.
incapable de mettre un prénom dessus. Il salue avec entrain, la voix répète en ajoutant
Béatrice, facétieuse, elle se délecte de l’embarras de Denis, son gagnant préféré bien malgré
elle car elle ne les supporte plus. Elle lui donne l’heure et le lieu du rendez-vous, un
restaurant dont il n’a jamais entendu parler, mais il lui fait confiance. Il s’abstient quand
même de lui dire qu’il trouve son job à elle plutôt cool, dîner aux frais de la princesse tous les
soirs dans les meilleur restaurants de Paris, c’est pas à Pôle Emploi qu’on trouve ça. Il lui dit
au revoir en insistant lourdement sur Béatrice, il a le droit à des félicitations, elle est fière de
lui, puis lui rappelle qu’elle a du travail, elle, et qu’elle doit couper. Il se permet une dernière
question au sujet du code vestimentaire du restaurant, il dit boui-boui pour l’énerver. Elle
l’interpelle par son prénom, il répond cinq et huit, elle recommence, il est tout ouïe, elle lui
explique qu’il ne s’agit pas d’un boui-boui, que néanmoins jean et chemise feront très bien
l’affaire. Mais que s’il vient en survêtement, elle s’assiéra à une autre table et ils échangeront
par WhatsApp.
Il a intérêt à être en forme ou elle va le laminer. Il prévoit une grosse sieste et une
douche avec cent-vingt bars de pression sur la nuque histoire de ne pas s’étaler au bout du
premier round. Pourtant il l'aime bien sa responsable des grands gagnants, malgré tout.
D'ailleurs à ce moment précis il aime la planète entière, même Ronaldo. Pour David Guetta,
Il fait une pause en terrasse d’un bar. Il adore ce moment, allumer une cigarette puis
regarder les passants, recréer leur histoire, attribuer des points aux filles, imaginer sa vie
avec celle qui aurait la meilleure note. Il a envie de sourires dès le réveil, il trouve qu’il
visions essentiellement charnelles. Faut que tu fasses quelque chose vieux, rapidos.
Mais il a plus urgent. De sa table, il voit trois banques différentes. Il se moque bien du
nom, des couleurs corporatives et des affiches toutes plus menteuses les unes que les autres,
il veut juste ouvrir un compte, recevoir l’argent, puis s’organiser et prendre les décisions qui
élucubrer autant d’histoires à la con pour toujours dire la même chose. Flatter les clients et
les baratiner avec une terminologie absconse qui leur fait croire qu’ils y pigent quelque
chose. Et tout ça pour capter plein de pognon qu’ils s’empressent de jouer sur le casino des
marchés hautement spéculatifs avec la bénédiction des autorités, chapeau les lascars !
Il aimerait leur faire la nique en changeant l’argent en grosses barres d’or avec
lesquelles jamais ils ne pourraient faire joujou, dans votre cul les banques ! mais il n’entrevoit
que des problèmes au quotidien, pas sûr qu’au supermarché ils prennent un lingot à la caisse.
Il choisit la succursale la moins moche, elle sent encore les travaux de rénovation, il
croit qu’une banque ne peut pas se lancer dans une politique de renouvellement des agences
pour, dans la foulée, demander l'intervention de la Banque de France. Quoi que… Il s'assied
face à une dame qui lui rappelle Martine et pour un peu il aurait bien détalé, mais avec les
caméras disséminées un peu partout, des affichettes avec sa tête d'effaré ressemblant au Cri
de Munch seraient collées aux murs des commissariats avant qu'il n’ait franchi la porte.
Ils mettent dix minutes à lui ouvrir un compte et à commander une carte bancaire, et
en passe vingt de plus à refuser toute la panoplie de produits financiers qu'elle lui propose.
Ce matin son chef a rappelé à toute l’équipe que l’agence de Dieppe a besoin de quelqu'un,
face à elle, un guerrier impassible, il se sent David Carradine quand il colle ses avant-bras sur
le chaudron chauffé à blanc de Kung Fu. Il attendra d'être dehors pour hurler.
Il demande ce qui est le plus rapide à encaisser entre un chèque ou un virement, elle
n’hésite pas pour la seconde option, il lui fait savoir qu’il va donc en recevoir un d’une
certaine somme, qu’il aimerait être prévenu dans la foulée une fois qu’elle se sera rassise,
elle réplique qu’elle ne travaille pas debout comme il peut voir, lui la prévient simplement
qu’elle pourrait tomber à la renverse. Il demande s’il doit déposer un peu d’argent pour
l’ouverture, elle lui dit que ce n’est pas nécessaire, il la remercie en l’appelant Maître
Shaolina, se lève, lui prend la main dans les siennes comme pour montrer le dragon et le tigre
tatoués sur ses avant-bras, même si on n'y voit que des veines qui font le bonheur des
infirmières. Elle le regarde s'éloigner en pensant à quel drôle de type il fait, même pas un
billet de dix balles et il fait le malin comme s'il avait cent millions.
Il rejoint son immeuble, monte chez lui, dépose ses achats et les papiers de la banque,
vérifie que le billet de loterie est toujours sous la corbeille à fruits, vide. Il ose à peine le
toucher de peur que les numéros ne s’effacent. Tiendront-ils encore huit heures ?
Il redescend déjeuner. Il s’installe un peu plus loin, sur une jolie terrasse entourée de
grandes plantes sous une tonnelle, découverte peu après avoir déménagé dans ce quartier.
Il s’était promis d’y venir le jour où son compte en banque aurait repris des couleurs.
Il est seul, les trente-trois degrés de la rue découragent même les touristes espagnols
qu’il a croisés. Lui aime ça, il se dit qu’il regardera un coin sur la planète où il fait trente
degrés toute l’année, il choisira une maison face à la mer, avec pergola et chaises longues
Il aimerait ça, à la nuit tombée sur la plage déserte, enflammer des torches qui se
pousser le son à fond, deux mille watts disséminés entre les palmiers et prêts à cracher tout
ce qu’il aime. Il commencerait par Mother, de ces dingues d’Idles, le truc punk rock le plus
rageux qu’il ait écouté depuis des siècles. Puis Battles, les mecs les plus allumés et inventifs
dont il se souvienne, ça ressemble à tout et à rien. Il enchaînerait avec Jamie XX, Gosh, un
morceau écouté quinze mille fois sur YouTube, fasciné par l’incroyable et angoissante mise
en scène de Romain Gavras. Et enfin The Blaze, un des nombreux groupes que Marguerite lui
a fait découvrir. L’atmosphère visuelle et acoustique des chansons de ce duo avait ce don
miraculeux de l’élever vers des sommets d’ivresse, combien de fois les a-t-il écoutées en
pleine nuit dans la quiétude de son appartement parisien ? Là il se mettrait à danser, mal
comme toujours, jusqu’à en tomber dans le sable, ivre de bonheur. Ouais, et si c’était ça dans
le fond l’extase, être tout seul face à l’océan, en tee-shirt même la nuit, de quoi faire mille
là, sous les étoiles, se ferait réveiller à l’aube par une douce pluie tropicale et rejoindrait son
À la carte il prend une chouette salade : roquette, avocat, poire, coques, parmesan et
noix. Il aimerait bien avoir cette capacité à imaginer des plats qui sortent de sa production
quasi monothématique. En réalité il aimerait savoir faire plein de choses, draguer par
exemple. Lors de ses rares tentatives, il finissait toujours par bafouiller ou ne trouvait jamais
territoire serinent les oreilles du genre masculin depuis des siècles avec la même rengaine :
si un homme fait rire une femme, elle est à moitié dans son lit. Fadaises ! En réalité il est
cherche des phrases pour aborder sa belle, au cas que admettons. Il réfléchit un bon moment,
une seule lui vient à l’esprit, elle le fait rire mais il l’écarte, il pourrait se prendre une gifle.
on lui amène son plat, le poisson n’est pas tout seul, il est même très mal accompagné. Dans
l’assiette, le narguent des milliards de haricots verts disposés en forme de poing fermé et
majeur levé. Il se retient de les balancer dans la vigne vierge et se contente de les mettre en
équilibre instable sur le bord de l’assiette. Mais la sole est divine, elle n’a besoin de rien pour
Café. Clope. Addition émise dans la même devise que ce matin, autant s’habituer à la
chose. Tous les feux un peu plus loin se mettent d’accord pour paralyser quelques secondes
le trafic, alors que les moineaux écrasent au fond du nid. Le silence ne dure qu’un instant,
mais il ressent une grande paix. C’est à cet instant qu’il se décide.
Il va aller la chercher. Dût-il attendre en bas de chez elle tout l’après-midi. Parce que
la vie. Il lui donne cent professions, surtout de celles qui renvoient les gens chez eux à une
heure décente, parce qu’à dix-neuf heures il lui faudra penser à se préparer pour l’heureux
L'euphorie aidant, il fait taire cette petite voix qui insiste pour lui rappeler que mardi
matin, peut-être sortait-elle du domicile de l’un de ses multiples petits amis. Allons, elle ne
Il repasse devant chez lui et prend le chemin de sa station de métro quotidienne. Les
mêmes magasins, les mêmes noms de rues qu’il essaye de retenir en les lisant plusieurs fois,
le square où ces saloperies de pigeons passent la journée à manger du pain que, la nuit venue,
ils transfèrent sans aucune retenue sur sa voiture. Ça lui fait penser qu’il n’a même pas songé
à aller la voir. De toute façon il n’est pas inquiet, dans l’état où elle est personne ne va la voler.
Il rêve de manger deux kilos de chili con carne assaisonné de piments jalapeños,
certifiés cinq mille SU sur l’échelle de Scoville qui mesure leur degré de piquant, puis
d’attraper l’un de ces oiseaux et de crier vengeance en se vidant sur lui. Dans ses pensées, il
en est à remonter son pantalon, plutôt satisfait du résultat en regardant les volutes de fumée
qui remontent du volatile carbonisé, lorsqu’une dalle mal scellée sur le trottoir le fait
rétablissement plutôt artistique, il ne lui manque plus que d’étendre les bras sur les côtés
pour saluer la foule. Mais il est navré de voir qu’il n’y a pas de public. Enfin si, quelqu’un,
parce que pas très loin derrière, résonne un grand rire spontané.
Au début elle a du mal à suivre le rythme. C’est pas des jambes qu’il a, des échasses !
Heureusement il semble avoir une passion pour les plaques avec le nom des rues, la courte
pause qu’il fait devant chacune d’elles lui permet de revenir sur lui. Soit il les apprend par
cœur soit il a des difficultés de lecture. Elle préfère nettement la première option.
Elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait là. Avant, elle veut dire avant le tirage, les cent
millions, l’abîme, l’urgence qu’elle ressent de partir pour les Seychelles, de tout oublier et de
se recentrer sur ce qu’elle veut faire de sa vie, jamais elle n’aurait fait ça, elle en est certaine.
Elle qui n’a jamais provoqué d’elle-même une rencontre, se contentant en général de planter
une guérite et de distribuer des tickets pour la file d’attente, elle en perd son latin. Andouilla,
Depuis mardi matin, la machine parfaitement huilée de sa vie s’est enrayée. Ça grippe
à contrôler. Alors, en attendant l’apocalypse, elle suit ce grand type, par lequel tout a
commencé. Ce n’est pas qu’elle le tienne pour responsable, simplement elle aime bien mettre
de l’ordre dans les évènements et, jusqu’à ce qu’il se jette sous elle mardi matin, tout allait
Elle met un peu de temps à s’en rendre compte, mais ils prennent vraiment le chemin
de son domicile, dans moins de deux cents mètres ils passeront devant sa porte. Elle se fait
probablement des idées, pourquoi irait-il là-bas ? Sauf que. Sauf qu’elle sait bien ce qu’elle
provoque parfois chez les hommes, ces envies irrépressibles d’abandonner leur vie pour la
lui offrir en jurant sur ce qu’ils ont de plus cher qu’ils la rendront heureuse, alors qu’ils
Et après, forcément, c’est le drame, du soupir résigné à la subite vocation pour les ordres.
Et soudain elle le voit faire une embardée terrible, s’est-il pris le pied dans un défaut
de la chaussée ? En tout cas il est à deux doigts de se râper le menton par terre et d’y laisser
si de rien n’était la fait éclater de rire, elle a juste le temps de se cacher derrière une colonne
Morris où on annonce un énième spectacle d’Obispo, ça la consterne. Mais elle vient de rire,
Par chance, passe à sa hauteur une dame harassée portant de gros sacs de courses.
S’il se retourne, il la prendra pour sa moqueuse. D’ailleurs elle entend un court échange mais
ne saisit pas ce qui se dit. Elle compte lentement jusqu’à dix, en évaluant l’avance qu’il va
prendre sur elle. Si elle perd sa trace, c’est que les astres n’étaient pas alignés. Elle s’en
voudra à mort, si près du but, parce que quand même, penser qu’une seconde occasion
Elle se remet en marche en faisant le tour de sa planque inespérée dans l’autre sens,
en affichant un visage sérieux, au cas où il serait encore là à tenter de deviner qui avait osé
badiner avec sa presque chute. Mais non, il est là-bas devant, il semble avoir ralenti, comme
hésitant, alors qu’il se trouve à moins de vingt mètres de l’entrée de son immeuble.
Elle comble une nouvelle fois une partie de son retard, étonnée par la tournure que
tout ça prend. Elle le voit traverser la rue et s’arrêter à hauteur de sa porte, regarder les
sonnettes pour de toute façon ne rien y voir, l’ancien bloc de boutons a été remplacé depuis
affiché. De toute façon, quelle femme vivant seule révélait encore son prénom ?
Au moins elle n’a plus de doutes, c’est bien elle qu’il est venu chercher, ou alors elle
n’y comprend rien. Il connaîtrait quelqu’un d’autre dans l’immeuble ? Après tout ça reste
possible, après l’incident de mardi matin, elle n’a pas regardé en arrière et ignore s’il
continuait son chemin ou s’il s’agissait de sa destination. En même temps, s’il est venu voir
quelqu’un d’autre, pourquoi ne pas avoir appelé à l’interphone ? Elle l’a bien vu faire, il s’est
contenté de le regarder et depuis il n’a pas non plus utilisé son téléphone.
Elle se poste dans un renfoncement, voir sans être vue, Jasonette Bourne, réfléchir à
toute vitesse, évaluer les risques, trouver une issue. Matt Damon aurait fait ça très bien, il se
serait glissé par derrière sans un bruit, lui aurait mis un coup sec sur la nuque comme appris
à Quantico, aurait retenu son corps avant qu’il ne s’effondre, l’aurait tiré jusque dans une
camionnette volée pour l’emmener dans une ferme abandonnée et l’aurait attaché sur une
Mais elle va avoir du mal, certes il lui manque quelques kilos à ce type, mais il est bien
plus grand et à part un miniflacon de parfum, son mobile et son porte-monnaie dans sa
besace, elle ne voit pas bien comment lui asséner un coup assez fort pour qu’il tombe dans
les pommes. Elle lui aurait fait juste très mal et ça n’aurait pas bien commencé, d’autant
qu’elle n’a pas de Mercurochrome chez elle, qu’elle ne sait pas coudre et qu’elle ne supporte
pas la vue du sang. Comment lui expliquerait-elle son geste ? Il la prendrait pour une dingue
et elle serait bien obligée de lui donner raison. Et quand bien même parviendrait-elle à
l’estourbir, il s’affalerait de tout son long parce qu’elle ne pourrait jamais le retenir dans ses
caution avec un bout du chèque. Bon bref tu racontes n’importe quoi ma fille, remue-toi les
fesses.
Finalement elle le voit retraverser la rue, ôter ses écouteurs et s’appuyer contre l’aile
d’une voiture, face à l’entrée. Et attendre. C’est bien ça oui, il attend qu’elle débarque.
Forcément. Elle pense à Marta, qui la traînerait de force jusqu’à l’inconnu, ferait les
présentations et resterait plantée là jusqu’à ce qu’ils s’embrassent, satisfaite. Elle sourit. Nom
Elle sort de sa cachette et se dirige vers le grand zig. Il a clairement pris la décision de
ne surveiller que le trottoir d’en face, il ne s’attend pas à ce qu’on surgisse dans son dos. Elle
parvient jusqu’à lui. Il est absorbé dans sa mission de surveillance, les yeux fixés sur la porte
cochère, serein. Tout son contraire à elle, qui n’a toujours pas trouvé la formule de
présentation qui ne va pas la reléguer immédiatement au rang de jolie plante écervelée. Elle
est à deux mètres de lui, elle resterait bien là un long moment à regarder ses mains plongées
dans ses poches de jean, sa chemise blanche aux manches retroussées, ses veines saillantes,
sa peau hâlée. Il a une cigarette à la bouche, et remue la tête pour que la fumée ne lui entre
pas dans le nez. Elle qui n’a jamais fumé, mais que fait-elle là ? Elle se lance sans réfléchir.
Finalement il s’est retourné, la curiosité a été la plus forte, comme toujours. Qui est le
crétin qui avait pu rire de sa maladresse ? Il avise une dame d’un certain âge soutenant des
— Ça fait marrer hein ? Je m’en suis quand même bien sorti, vous pourriez
applaudir.
La dame n’est pas exactement de bonne humeur, elle ne sait pas de quoi il retourne et
lui fait remarquer d’une part qu’elle a les bras bien chargés « pour faire clap clap » et de
l’autre qu’il lui bloque le chemin. Il s’écarte, regarde une dernière fois en arrière et avise une
colonne Morris avec Obispo sur une affiche. Il sort une gousse d’ail, un pieu en bois et forme
ralentit, il n’a toujours pas de phrase d’introduction bien sentie et sait-on jamais, il pourrait
vraiment tomber dessus, après tout il est là pour ça. Il arrive à la porte. Et maintenant je fais
quoi ? Il regarde l’interphone. Il avait bêtement espéré y voir la liste des résidents, et à côté
d’un des boutons il aurait lu « Denis j’habite au quatrième D, montez sans plus attendre, je
suis en petite tenue » et il aurait sonné. Mais il ne trouve qu’un digicode, l’interphone et un
Il a deux heures devant lui. Il décide de traverser la rue et d’attendre en face pour
bénéficier d’une vue panoramique. Il ne peut pas la manquer, il est optimiste, même si la
fenêtre de chance devrait se refermer bientôt. Mission pas impossible. Il sifflote le générique
Il n’est là que depuis deux minutes quand il entend une drôle de phrase dans son dos.
Il n’y a pas de raison que ça lui soit destiné, alors il reste le regard rivé sur sa cible.
Johny Rotten viendrait le saluer qu’il l’enverrait bouler sans un regard, d’un vague signe de
la main qui voulait dire « comme si j’avais gagné à l’EuroMillions, dégage, manant », mais il
n’y a pas eu un seul mouvement dans sa ligne de mire depuis qu’il est là. Encore une heure
et cinquante-huit minutes. Elvis donne-moi la force. Il déteste attendre et faire la queue, tout
ce qui ressemble à ne rien faire, mais là fuck, c’est pour la bonne cause.
La même voix, avec une légère pointe de contrariété en prime, il tourne la tête.
Sa Fée.
De l’autre côté de la voiture, Ma Féééééééeeeeee, dans une sublime robe aux reflets
rose-orangé, les épaules dénudées, les bras longs et fins, d’une élégance crasse, les yeux sur
l’intérieur. Colossale. Avec un peu plus de temps, il aurait allongé la liste des qualificatifs
jusqu’à l’infini, mais en vérité il sursaute littéralement et se sépare de la voiture sur laquelle
il vient de s’appuyer, juste au moment où passe dans son dos un autobus de la RATP. Un gros.
cent cinquante-trois Denis. Il le manque de, quoi, deux millimètres ? Trois sans sa chemise,
Plus tard, il remerciera le ciel d’être bâti comme un ermite mal ravitaillé, voire
complètement oublié de la plèbe nourricière, alors qu’un rugbyman aurait volé dans les airs
pour s’aplatir directement entre les poteaux en forme de croix blanches. Le coup de klaxon
qui retentit lui vrille tous les sens. Ça tient vraiment à un tout petit rien. Il sent un terrible
appel d’air, attend une fraction de seconde le choc fatidique en se raidissant. J’ai fermé la
lumière en sortant ? Mais le bus passe sans faire d’histoires, avant Tahiti il se fera la triplette
Il jette un œil à la jolie fille qui vient de l’interpeller. Elle a la bouche grande ouverte
mais aucun son n’en sort. Elle est d’une pâleur à faire peur et ses mains, qu’elle a portées à
avion ne suive, vérifie qu’aucune crevasse ne s’est ouverte puis s’approche d’elle. Il ne sait
pas à quel moment sa cigarette a disparu mais ne se souvient pas l’avoir avalée, il regarde
dans la poche de sa chemise, ce ne serait pas la première fois qu’un mégot allumé finirait sa
course dedans. Va-t-il dire quelque chose d’intelligible ? En même temps, à bien y regarder,
elle est dans un tel état d’angoisse que même en récitant du Bigflo & Oli, elle croirait entendre
Il essaye de la ramener sur terre, lui dit que tout va bien. Le son de sa voix parvient-il
jusqu’à elle ? Il en doute, elle est toujours paralysée, crispée sur une peur indicible, et sa
quelque chose avec les mâchoires parce que les moucherons ne sont pas nutritifs.
Il est drôlement fier, il a parlé clairement, alors qu’en même temps il n’en mène pas
large. Il s’imagine un instant volant au-devant du bus, découvrant au dernier moment qui
était dans le public, il aurait dit Merde chierie de con, c’est bien mon style. Il est à deux doigts
de sentir ses intestins commettre l’irréparable. Ça aurait eu un effet fâcheux sur la note
qu’elle pourrait lui attribuer, alors il se retient, à grand peine. Il lui dit que non, il n’est pas
sourd, tout du moins pas encore, que s’il est là c’est parce qu’il était à mille lieux d’imaginer
qu’elle faisait aussi le pied de grue devant chez lui. Il l’invite à aller boire un truc, fort de
Il ne sait pas si elle accepte de son plein gré ou si tout ce qu’il dit résonne dans sa tête
sans passer par la case traitement des données, en tout cas elle se met en marche, alors que
lui flotte, seulement poussé par la douce brise, il est l’unique dépositaire d’un système de
lévitation par lui patenté. La nuit on vient le voir de tous les recoins de l’univers pour
connaître son secret, mais il n’en sait rien, c’est toujours lorsqu’il dort, pas de chance.
Il lui a lâché le poignet, il ne veut pas abuser du moment de fragilité dans laquelle elle
est toujours. Et pourtant, là maintenant, qu’Elvis lui en soit témoin, il l’aurait doucement
entourée de ses grands bras, aurait caressé ses incroyables cheveux et se serait liquéfié
d’amour en attendant que sa bouche ne se referme sur ce long cri silencieux qu’il ne savait
Ils s’installent à une terrasse à l’ombre. Elle ne dit rien, juste « Martini s’il vous plaît ».
Puis ajoute « Blanc le Martini ». Quelques secondes passent. « Double s’il vous plaît ». Alors
attend, elle veut peut-être d’autres ingrédients, des cubes de jambon blanc ou une feuille de
laitue allez savoir. Comme rien ne vient, il appelle le serveur, commande pour elle et se prend
un simple verre de rosé. Il n’oublie pas qu’à midi il en a bu deux pichets et que ce soir il a un
Le serveur regarde la jeune femme, qui n’a pas repris beaucoup de couleurs depuis
l’incident, puis le regarde lui, l’air de dire si c’est toi qui l’as mise dans cet état-là, je te jure sur
la tête de l’ange assis à côté que je te tronçonne en mille morceaux. Denis ressent le tutoiement
jusque dans son estomac, déjà mis à mal, et se demande quelle mouche l’a piqué. Une fois
— Heu… le serveur là, il a l’air bravache, vous pouvez lui dire que je ne vous ai
rien fait, parce que mourir deux fois dans la journée, c’est pas bon pour ce que
j’ai.
Elle semble revenir à la vie, il croit même voir un mince sourire se dessiner sur ses
papouasienne, tout comme ses ancêtres il mange tous ceux qui font du mal à
ceux qu’il aime, sur un signe il éparpille vos restes dans tout Paris, tenez-vous
Denis regarde de nouveau le serveur, il lui trouve plutôt un air de corrézien pur jus,
néanmoins il propose d’aller s’asseoir à une autre table par prudence, mais elle lui dit de
recevoir, mais celui-ci il veut bien l’entendre des milliers de fois, et obéir, oh oui, obéir tout
le temps.
Ils restent de longues minutes en silence. Elle est ailleurs, sans nul doute, elle a remis
ses lunettes noires et il ne sait pas où elle regarde, si toutefois elle fixe son regard sur quelque
chose. Lui est empêtré dans tout un tas de déclarations plus ou moins enflammées, plus
aberrantes les unes que les autres. Alors boucle-là, triple buse.
La terrasse s’est remplie petit à petit. Il entend, plus qu’il n’écoute, des couples et des
groupes d’amis parler vacances, plage, siestes, lectures estivales, salades niçoises à la bougie
sur des petites nappes vichy sous de jolies frondaisons avec de pâles ampoules disséminées
dans les branches. C’est doux, c’est incontestablement doux. Il est assis aux côtés de la plus
jolie jeune femme dont il ait souvenir, et il n’est pas complètement crétin, elle a été nettement
prise d’effroi lorsque le bus a failli mettre un terme aux vingt-quatre heures qui ont ébranlé
son monde. Ça booste son égo plus sûrement que si on lui remettait la grand-croix de la
Légion d’honneur pour avoir sauvé la veuve et l’orphelin sous une pluie de balles. Il se risque
à rompre l’enchantement.
tranquillement ce que vous faisiez devant chez moi. Je serais heureux que vous
acceptiez.
Il craint de devoir faire une queue longue comme un jour sans pain, mais il est tout
disposé à demander la carte vermeil pour avoir priorité. Elle ne tarde pas à répondre, elle lui
une deuxième fois en vingt-quatre heures ? Demain il rejoue à l’EuroMillions et cette fois pas
d’autre gagnante, putain si je la tenais… Il répond qu’il est tout un tas de trucs culinaires, mais
qu’une bonne pizza aux huîtres imbibée de sancerre, ça le rend dingue. Alors elle propose de
dîner dès ce soir, ça le chamboule complètement, il trouve ça louche, regarde sur les côtés,
derrière lui, et finit par demander où sont planquées les caméras et de quel programme télé
il s’agit. Elle lui demande de prendre sa réponse comme elle est, il se filerait des baffes, des
grosses avec élan, il a envie de s’agenouiller et de lui prendre la main, de la porter à ses lèvres
pour y laisser un doux baiser, puis de lui offrir des fleurs et de la demander en mariage avec
les yeux du chat de Schrek, là sur le champ. Il est sûr que personne n’a fait ça.
En attendant il est devant un dilemme, un gros. Il finit par avouer, c’est très
inconvenant de sa part, mais ce soir il ne peut pas, un rendez-vous qu’il ne peut pas annuler,
pour une fois le hasard fait bien les choses, l’autre personne a en sa possession quelque chose
dont il a terriblement besoin. Il propose de reporter au lendemain soir. Elle s’excuse à son
tour, explique qu’elle ne faisait pas le pied de grue devant chez lui, elle a dit n’importe quoi,
elle ne sait pas qui il est ni où il habite, précise qu’il lui arrive sans arrêt des trucs bizarres
depuis deux jours et que demain soir c’est elle qui a rendez-vous, on l’a eue au réveil et elle
Avec elle il est prêt à convenir de tout un tas de trucs, même les plus retors. Il flotte
au-dessus de sa chaise, pourtant il est navré de voir que le dîner est repoussé aux calendes
grecques. Il propose samedi soir, elle accepte avec plaisir, à peine lui propose-t-il le Jules
Verne, en haut de la tour Eiffel, qu’il pense qu’il se met dans le pétrin, elle répète de nouveau
déclarant qu’il a d’autres chaussures si c’est ce qui la tarabuste — il ne sait pas très bien de
quelles pompes il parle, mais d’ici là il a le temps d’en dégotter une paire plus de son âge. Elle
se justifie en expliquant que trouver une table là-haut un samedi soir deux jours avant, c’est
comme un épisode inédit de Mission Impossible, le seul dans lequel il refuse la mission, mais
lui l’accepte, il l’autorise à appuyer sur le bouton pour que le message s’autodétruise. Tu
Elle est magnanime, elle lui offre une dernière occasion de se rattraper, après elle ne
veut ni larmes ni air contrit. « Femme de peu de foi » lui dit-il avec un grand sourire, elle
accepte définitivement, encore une fois avec plaisir, Jules Verne samedi soir 20 h 30.
Elle aussi sourit. Et puis elle a dit trois fois « avec plaisir ». Avait-il entendu chose plus
douce dans toute sa vie ? Vous êtes un gagnant de la super cagnotte ne compte pas, et puis
c’est huit mots, c’est plus facile. Du coup, sous le coup de l’émotion, il s’est engagé dans des
Nul !, il se taperait la tête sur le bord de la table. Elle est clémente, dit simplement
qu’elle ira en peau de bête, parce qu’elle trouve ça drôlement joli quand la tour scintille. Il lui
suggère une toute petite bête car samedi va être étouffant, un renard du désert par exemple,
ils s’en tirent bien sous le soleil. Il pense à monter un groupe avec elle, il s’appellerait The
Sunny Goupils, il ferait le batteur et elle la chanteuse, il aurait tout le loisir de reluquer ses
fesses.
pas l’impression d’avoir raconté trop de fariboles, le coup des lumières d’accord c’était pas
terrible, mais un renard c’est mignon, et puis c’est pas regardant sur les pigeons, ça les avale
Elle écrit son numéro sur le ticket de caisse et le lui tend. Leurs doigts se frôlent, ça
l’électrise. Il la rassure, lui explique qu’il va installer un camp de base dès demain matin,
qu’ils font des tentes qui se déplient toutes seules maintenant, sinon il serait encore avec les
Il prend son téléphone de la poche arrière de son jean et compose la clef du bonheur
à dix chiffres.
Elle prend son temps pour interrompre la sonnerie d’appel, suffisamment pour qu’il
reconnaisse la chanson. Oh My Love. Ça lui coupe le peu de souffle qui lui reste. Il lui demande
comme elle fait pour qu’on entende la radio quand on l’appelle, mais il se trompe, c’est sa
Elle se lève subitement, ce qui met un terme à ses réflexions sur ses possibles goûts
musicaux. Le mouvement qu’elle fait ne déplace pas un grand volume d’air, il entend juste le
léger bruit de l’étoffe de sa robe qu’elle lisse des deux mains. Il aperçoit son dos pour la
première fois, toute la colonne jusqu’en bas, une omoplate, une épaule, le reste est caché par
parfaite de ses seins nus. Il va péter un plomb c’est clair, tout va fondre là-dedans. Le voyant
de la fonction langage passe sur rouge clignotant. Il se lève également et bouscule la table,
Ils ont l’air un peu gourdes tous les deux. Une bise ? Une poignée de mains ? Un petit
signe avec les doigts ? Elle opte finalement pour cette dernière idée. Elle dit que cette fois
elle le laisse l’inviter mais que samedi soir ce sera son tour et lui demande de faire attention
— Pardon ?
par chez lui, que ça veut dire « enchanté et le mot est faible de vous avoir rencontrée on se
voit samedi soir vous serez très fière de mes chaussures votre robe est magnifique et il est
hors de question que vous m’invitiez je suis de la vieille école oui on ne se refait pas au revoir
Sophie ». Elle le traite de gros menteur en souriant, parce que tout ça ne tenait pas. Il se
défend en disant qu’il souffre d’une insuffisance pondérale chronique et que son nez n’a pas
pris un millimètre. Il explique que c’est un patois très commode, quelques lettres suffisent
pour former une phrase entière, mais qu’en revanche la grammaire et la prononciation sont
très compliquées, par exemple bvvv n’a pas tout à fait le même sens que bvvvv, qui est plutôt
vont exploser et il va décoller comme une fusée. Il a fait rire une fille, il n’en revient pas, est-
Elle refait un petit signe de la main et s’en va. Il la regarde s’éloigner en se pinçant très
Elle rentre chez elle, décidée à s’asseoir des deux côtés de la table à la fois, se regarder
dans le blanc des yeux et avoir une franche discussion avec elle-même. Qu’est-ce qu’il lui a
pris de sortir comme une vahiné urbaine, il a failli s’asphyxier à la vue de son dos puis de sa
poitrine, elle a bien vu son teint virer cramoisi, de bistre à bisque. Il est maladroit, comme
bon nombre d’hommes face à elle, mais dans son cas ça semble venir de bien plus loin. Et
Elle non plus, cela dit. C’est bien plus que de la frayeur ce qu’elle a ressenti, de
l’épouvante, une terreur absolue. Cet autobus, elle a failli assister pour de vrai à une scène
qu’elle a imaginée puis répétée des milliers de fois, éveillée ou endormie. Oh certes, Denis
est encore loin du compte, elle a Luc en elle, mais elle a aimé être assise à ses côtés, alors
n’importe comment, elle trouve ça assez attachant. Si quelque chose doit se nouer à partir de
maintenant, elle sait bien que dans quelques mois ça l’énervera au plus haut point, mais
aujourd’hui elle a bien aimé. Il a même réussi à la faire rire, alors que le klaxon résonnait
encore dans sa tête. Un grand timide qui fait ce qu’il peut pour la séduire, et parfois ça marche,
grand nigaud, tiens bon. Elle se regarde, nue, dans le grand miroir de sa chambre. À bien y
repenser, elle n’aurait pas détesté entendre bvvvv plutôt que bvvv, susurré à l’oreille, sentir
sa grande main s’attarder autour de sa taille, tandis qu’avec l’autre il aurait encore fait
À cette heure-là il doit être en train d’acheter de nouvelles chaussures, samedi soir il va
boîter en silence, je lui ferai les gros yeux s’il songe à les enlever sous la table.
Si ça se trouve il n’avait même pas de quoi payer nos verres, il n’aura qu’à faire la plonge.
Il va falloir que je lui fasse à manger des trucs qui tiennent sur ses côtes.
Comment je lui dis que le second étage de la tour Eiffel je pourrais presque l’acheter ?
Elle en est là de ses mille réflexions sur son drôle de zèbre lorsqu’on sonne chez elle.
Ça la rembrunit, elle n’attend personne, d’ailleurs elle n’attend jamais personne, ça ne peut
être qu’une erreur, un recommandé ou un témoin de Jéhovah, comme souvent. Comme elle
est nue, elle fait savoir à travers la porte qu’elle a besoin d’une minute. Elle remet sa robe
directement, vérifie que les persiennes sont baissées et que le soleil ne va pas de nouveau
Et puis elle réalise qu’elle a parlé comme si on attendait sur le palier, alors que l’appel
venait de la rue. Mais où a-t-elle la tête ! Elle décroche, se souvient qu’on dit oui ?, fait une
variante avec allô ?, mais n’obtient aucune réponse. De toute façon elle lui aurait fait manger,
sa bible. Est-ce que je fais du porte-à-porte pour vendre le livre de John Lydon moi hein ?
Elle ôte de nouveau sa robe, pénètre dans sa salle de bains, enjambe la baignoire et
bah voyons, ça sonne de nouveau. Dès demain elle se présente aux présidentielles, sa
mondial des prémillénaristes antifornication vendeurs d’évangiles, ah bah ils vont l’avoir leur
— Pour le calendrier des pompiers faites le 1, pour celui des facteurs faites le 2,
Elle va pour raccrocher mais elle entend une voix légèrement familière, qu’elle ne
Arsène Arsène Arsène, elle hésite, elle sait qu’elle sait, mais ne sait plus.
Tout lui revient, le vieux monsieur, la prison, Luc, la demande en mariage. Elle se
demande si les évènements incongrus vont enfin cesser un jour. Elle demande d’un ton
version « Vladivostok en janvier » comment il sait qu’elle habite ici. Il se défend en expliquant
qu’il a une question à lui soumettre à propos d’elle et Luc, il ajoute que c’est probablement
idiot mais la rassure en lui rappelant qu’à son âge, un coup de sac à main et il n’est plus de ce
Elle hésite. Pourquoi vient-il retourner le couteau dans la plaie ? Elle lui a raconté son
histoire pour s’en libérer, pas pour qu’un monsieur qui pourrait être son grand-père remette
tout sur le tapis. Malgré tout elle est intriguée. « Quatrième étage porte D », puis déclenche
l’ouverture, elle entend le vieil ascenseur se mettre en marche pour descendre au rez-de-
chaussée. Elle entrouvre sa porte d'entrée, se précipite dans sa cuisine, choisit une poêle
table du salon, fonce dans sa chambre, enfile des sous-vêtements désaccordés, fait la grimace
à l’idée qu’on voie le soutien-gorge dans son dos, remet sa robe pour la troisième fois de la
journée, puis retourne au salon et s'assied. Juste à temps. Pieds nus. Elle l’invite à entrer, à
fermer derrière lui, et lui indique le salon sur sa droite, là où elle se trouve. Elle lui fait un
signe de la main en direction de la chaise d'en face, il trouve ça très théâtral. Elle acquiesce.
Il explique que par le plus grand des hasards, il l’a vue rentrer chez elle alors qu’il
revenait du parc en ruminant son histoire. Ce qu’il voulait lui dire pouvait attendre demain,
mais l'occasion était rêvée, il a donc composé plein de codes au hasard jusqu'à ce qu'un gentil
jeune homme lui donne celui de Sophie. Il ajoute qu’il a beaucoup ri avec les « jéhoveux »,
que lui non plus ne les aime pas car en prison sa foi s'est étiolée, parfois il les invite à entrer
pour se faire de la compagnie, jusqu’à ce qu’ils devinent qu’il n’y a rien à tirer de ce monsieur.
Elle lui demande s’il se souvient du code de ce gentil jeune homme, il craint que ce soit pour
lui casser les jambes alors il ne le lui dira pas, il a su être persuasif et a menti en se faisant
Elle essaye de rester sérieuse, alors que la situation la fait sourire. Néanmoins elle a
sa petite idée sur la source, Jérôme, qui habite le deuxième, lui aussi un jour il s’était mépris
sur le fait qu’elle ait répondu à son salut d’un matin et il avait mal encaissé son refus de
prendre un verre. Elle lui dira deux mots, sa main droite la démange.
chouette prénom, vous étiez plutôt prédestiné à vous faire arrêter pour vol de
Il avoue qu’il était même un vrai gentleman, avant. Elle sent qu'elle n'en saura pas
plus, tout du moins aujourd'hui, alors elle lui rappelle qu’il a une question à lui poser. Il la
regarde, surpris, comme s'il avait oublié le but de sa visite, puis se reprend, se rassied droit
comme un I, pose les avant-bras sur la table, joint les mains et se racle la gorge doucement.
— Je sais que je devrais me contenter de mon rôle de vieillard solitaire qui n’ose
pas déranger et à qui de toute façon on ne demande plus rien, mais la question
Il marque une courte pause. Il s’avise bien de la regarder, et se contente de fixer ses
mains comme un enfant qui attendrait une réprimande. Il n'appréhende pas complètement
ses réflexions, mais n'arrive pas à se les enlever de l'esprit. Qu’elle juge s'il est juste gâteux
— Luc, lorsqu'il est parti ce soir-là de chez vous de façon impromptue, avait-il sa
Elle lui demande où il veut en venir, même si la question n'en est pas vraiment une,
c'est plus pour lui permettre d'apporter elle-même des premiers éléments de réponse. Elle
s’est un peu tassée sur sa chaise et se sent subitement envahie par un grand froid. Cette
serviette, elle la reconnaîtrait entre mille, c’est grâce à elle si ils se sont connus. Un cuir noir
passaient les doigts avec peine. Moins qu’un cartable, dans laquelle il avait en permanence
des feuilles manuscrites ou imprimées et un vieil ordinateur portable assez fin, qui conférait
au tout sa rigidité.
Il ne s'en séparait jamais. Une seule fois il la lui avait remise un court instant, afin de
relacer ses chaussures dans la rue. Elle avait noté la qualité de la peau, la légèreté de
l'ensemble et l'objet dur à l'intérieur. Comme chargée d’une lourde mission, elle l'avait tenue
Elle ferme les yeux et tente une nouvelle fois de ramener à elle des souvenirs
douloureux.
Lorsque le téléphone de Luc avait vibré ce dernier soir-là, ils se faisaient face dans le
sofa, à disserter sur le dieu des petits riens qui régit le monde, ses mains entourant l'une des
siennes. Il avait regardé l’écran, hésitant sur la marche à suivre, et avait finalement décidé de
prendre l’appel, tout en s’éloignant au plus vite vers la cuisine. L’échange qui avait suivi avait
Une fois de retour, après qu’elle lui ait confirmé que « oui bien sûr que tu peux revenir,
blouson, s’était agenouillé autour d’elle sur le canapé, puis l’avait embrassée en prenant son
Et là, aucun doute, comme si la scène avait été filmée et qu'elle en possédait un DVD,
elle se souvient qu’il avait pris sa serviette sur le bord de la table et l’avait glissée sous son
Un autre détail lui revient en mémoire, mais elle le laisse de côté. À grand peine, ça lui
coupe le souffle, même si elle n’entrevoit encore qu’à moitié toutes les implications. Arsène
poursuit avec ses questions, lui demande si le policier lui en a parlé, rappelle que lors de
l’accident, elle aurait dû s’ouvrir sous le choc et les papiers et l’ordinateur se répandre sur le
sol, des gens ou des officiers de police auraient essayé de tout ramasser, ça se fait dans ces
Sophie explique que non, l’inspecteur venu jusqu’ici n’en avait pas fait état, pas une
mention. Elle imagine que la serviette était peut-être simplement tombée, puis récupérée
pour être remise à ses proches, tout au bout des méandres de la courte enquête menée.
Arsène insiste, lui rappelle que lors de leur rencontre, elle avait vu des papiers avec des en-
têtes, il cite, « qui sentaient à plein nez des autorités qui vous échappaient ». Il trouve
étonnant qu’un inspecteur ne s’y soit pas intéressé de plus près et ne l’ait pas questionnée
plus que ça, ne l’ait pas sondée pour savoir s'il avait mis les pieds sur un terrain miné.
Nouveau silence. Vu sous cet angle, la question, des questions, des milliers de
questions, méritaient d’être posées. Elle est abasourdie par cette possible révélation. La
serviette lui avait-elle été volée avant l’accident ? Ou alors… Elle veut comprendre ce qu’il est
en train de lui dire, elle est très très énervée et s’en veut un peu, elle a juste peur d’aller plus
loin. Il lui demande un verre d’eau, elle fonce dans la cuisine, sort le Martini et une bouteille
de Schweppes, deux verres et autant de glaçons, revient dans le salon, les sert.
perdaient dans le vin, les femmes dans le vermouth. Là ça pétille, et le goût doux amer le
surprend, c'est frais. Il reprend le fil de ses pensées, explique qu’il passe ses journées à se
poser des questions sur sa vie, l’engrenage absurde, toutes ces années manquées, alors ça, ça
l'enterrement, j'ai été mise au courant trop tard, ensuite je n'ai pas cherché à
en savoir plus, je voulais juste oublier. Et vous remettez tout sur la table.
Il est désolé, dit que ça lui semblait important. Elle se lève, fait les cent pas dans son
salon. Elle ne sait pas ce qu'elle doit faire et tente de s'accrocher à l'idée que ce ne sont que
des élucubrations d’une vieille personne à qui on donne une dernière opportunité de
rebondir, peut-être de se faire pardonner. Elle se tourne vers lui, il n'a pas bougé, comme s'il
attendait une nouvelle sentence. Pas tout remuer s’il vous plaît, ne me faites pas ça nom de
nom. Elle se mettrait volontiers à pleurer, elle sent que tout ça va lui exploser à la figure. Elle
informe Arsène qu’elle doit réfléchir à tout ça, seule, que demain comme promis elle sera au
parc, et qu’elle lui fera part de tout nouvel élément à défendre dans cette... hypothèse même
— Je comprends, bien sûr, je vais continuer ma route chez moi. Je suis trop vieux
souhaitez.
Bien sûr qu'elle le souhaite, elle voit bien qu'elle représente pour lui une dernière
aventure, ou la première, une chance inespérée d’éprouver tout ce dont il a été privé,
montrer que l’étiquette de salopard qu’on lui a à jamais collée sur le dos est une misérable
Elle se retrouve seule, submergée par les questions. Quelque chose lui dit que la
serviette de Luc aurait dû être mentionnée par cet inspecteur dont même le nom lui a
échappé. Si elle n’avait pas été autant anéantie lors de sa venue, elle lui en aurait parlé, sans
aucun doute. Cette sacoche, Luc y tenait bien plus qu’à son smartphone, qu’il avait oublié à
plusieurs reprises le jour de leur rencontre, sur la table du café puis au restaurant. Mais cette
serviette, elle ne quittait jamais la protection de son bras, collée contre ses côtes.
Et puis le détail d’avant lui revient en mémoire. Elle jurerait que lorsqu’il s’était saisi
du cartable, celui-ci reposait sur le bord de la table du salon, une partie dans le vide, très
nettement courbée vers le sol. Cela l’avait-il fait tiquer ce soir-là ? Elle n’y croit pas, selon elle
on ne voit ça que dans les films, et pas les meilleurs, pourtant elle doit se rendre à l’évidence,
d’une manière ou d’une autre elle a inconsciemment mémorisé l’angle formé par la sacoche.
Si l’ordinateur avait été dedans, elle serait restée plane. Or, et ça la glace, juste après qu’elle
leur ait préparé un léger dîner, il avait consulté internet pour confirmer ce dont ils venaient
utilisé son portable, qui semblait ne plus être dans sa serviette au moment de partir.
toutes les semaines, et fait deux sessions de grand ménage saisonnier par an, qui incluent un
sont les endroits qui n’ont pas été nettoyés. Certes le portable était assez fin, mais s’il avait
été simplement oublié, elle l’aurait vu, dans un placard, sur une étagère, dans un tiroir, un
salle de bains et la cuisine lui prennent quelques minutes. Elle passe plus de temps dans le
salon, soulève et écarte les coussins qui forment l’assise du sofa, déplace les deux poufs
autour de la table basse puis ouvre le seul meuble de la pièce. Il est rempli d’un lot de vaisselle
offert par ses parents et jamais utilisé, de nappes et de serviettes, de boîtes remplies de
vieilles photos, de dossiers et classeurs du temps de ses études, de plusieurs radios de son
épaule droite luxée des années auparavant en faisant l’andouille dans des dunes en
semble la seule raison d’être. Quant aux longues étagères où elle entasse ses livres, elles
offrent juste assez de place pour les quatre ou cinq mois qui viennent, à raison d’une
Elle finit ses fouilles par sa chambre. Tout le mur face à son lit est occupé par un
meuble fait sur mesure pour optimiser au maximum l’espace disponible. Il lui a coûté un rein
à l’époque, mais le résultat en vaut la chandelle. Elle y entasse des fringues en nombre
Elle soulève et déplace en vain des colonnes entières de vêtements, retire quantité de
cintres soutenant des dizaines de chemisiers, vestes et pantalons, monte sur une chaise pour
accéder aux étagères où sont entassés ses habits d’hiver dans des grandes housses de
plastique, ouvre et referme de multiples tiroirs renfermant ses collections de petites culottes,
soutiens-gorge, ceinturons, gants, foulards, écharpes, châles, sacs à main, bijoux fantaisie et
Une grande partie du bas du meuble est réservé au royaume des filles, celui des
espadrilles, baskets, chaussures de randonnée, chacune des paires conservée dans sa boîte
originale ou dans des petits sacs de toile. En les sortant toutes pour vérifier le contenu des
plus grandes, elle se dit qu’il serait grand temps de faire le tri, parce qu’avec cent millions en
Elle étudie pareillement les deux tables de nuit, regarde sous son lit, soulève le
matelas en pestant. Elle va même jusqu’à vérifier son parquet, elle est toute disposée à croire
que certaines lattes se déboîtent astucieusement pour révéler une petite cachette. Une
Affalée sur son canapé, revenue au point de départ, elle continue de réfléchir et de
retourner l’énigme dans tous les sens, elle sait que l’ordinateur ne peut être qu’ici et qu’il a
beaucoup d’endroits pour le faire disparaître à la vue et où elle n’a pas encore regardé.
L’espace entre le sol et le sofa mesure à peine trois centimètres. Allongée sur le sol, le
visage écrasé par terre, elle essaye d’apercevoir quelque chose, mais même le flash de son
mobile n’est d’aucun secours. Elle réfléchit un instant, puis décroche une tige de bambou qui
sert de guide à une plante qui ne sait pas se tenir droit toute seule. Elle le passe dans
Elle donne quelques coups avec le bâton improvisé et entend à chaque fois un léger son
qu’elle espère être métallique. Est-ce que ça fait cling ou ponk, elle n’en est pas très sûre, mais
son premier critère de choix avait été qu’il tienne parfaitement dans l’espace disponible
se trouve la table à manger — où elle ne mange jamais — et sur lequel elle a disposé divers
bibelots sans valeur et un minicactus qui ne demande jamais d’eau — enfin, à qui elle n’en
donne jamais. Forcément, qu’il dût mesurer exactement deux mètres soixante-cinq avait
grandement limité les options de forme, revêtement et couleur, mais elle avait fini par
trouver celui-ci, rouge sang, avec des gros accoudoirs plats comme elle voulait.
Coincé comme il est, elle ne voit vraiment pas comment elle pourrait le soulever. Par
les côtés, impossible, même ses mains ne passent pas dans l’interstice et elle n’a pas envie de
se casser un ongle. Quant à l’attaquer de face, il faudrait tout d’abord faire de la place devant,
en arrière à bout de bras. En admettant que l’ordinateur se trouve là, comment aurait-elle pu
le dégager avec ses deux mains occupées à le tenir levé ? En en libérant une pour saisir
l’ordinateur, elle aurait fini par flancher et elle se serait fait écraser et elle aurait eu plein de
moutons de poussière dans les cheveux et peut-être des scolopendres longues comme un
Bref, ça la fait rigoler moyen, alors ça lui prend près de dix minutes pour ramener
l’appareil à elle, centimètre par centimètre, aidée du bambou et de sa seule patience infinie.
Elle finit par s’en saisir. Ce n’est pas son genre, mais elle pousserait bien un gros juron
de satisfaction, quelque chose qui commence par « putain de ta race ordinateur de merde tu
m’as grave fait chier mais je t’ai eu sale con ». Après elle ne sait pas quels mots doivent suivre.
Il est à l’envers et elle imagine pourquoi. Seul le côté écran permettait de l’envoyer
glisser le plus loin possible, sans que les petits coussins en plastique mou de l’autre face ne
bloquent sa course. D’ailleurs il est un peu rayé. Elle l’emmène à la cuisine, lui passe une
éponge humide pour éliminer la couche de poussière, le dépose sur la table puis recule son
tabouret, comme s’il était radioactif. Elle devrait être fébrile, tremblotante, mais elle n’est
que tension, de celle qui empêche de réfléchir intelligemment. C’est pourtant ce qu’elle est
censée faire.
Il la regarde s’en aller, souple féline tombée du ciel. Il sent qu’il n’est pas le seul à
observer l’ange éthéré qui s’éloigne, elle fait des émules à chaque pas. Tout autour de lui, les
conversations qui allaient bon train deviennent des monologues féminins, les hommes ayant
subitement perdu tout intérêt pour la salade niçoise et les petites loupiotes à la con. Il
soupçonne même qu’un menu dégustation servi par Ducasse en personne n’aurait pas plus
Il a une soudaine envie de distribuer des tartes à tout le monde, leur dire à tous qu’il
avait failli mourir disloqué par un autobus fou pour avoir le droit de s’asseoir à sa table. Ça
en calmerait plus d’un, les couards. D’un autre côté son autoestime fait un grand bond vers
le haut. Quoi de plus gratifiant que de susciter des jalousies par milliers, hein ?
Il paye et emporte le ticket, quelque chose lui dit que le numéro de téléphone de la
belle, c’est plutôt secret défense, et puis il n’est pas fâché de faire la nique au serveur. Moi j’ai
son téléphoneu, nananinanereu. Il affiche un sourire niais médaille d’or olympique, il se passe
Il rentre chez lui. Il a deux heures à tuer. Alors il s’allonge, les bras repliés sous la tête,
envahie de couleurs orange rose, de cheveux impossibles, d’une jolie colonne vertébrale
bronzée, de seins ronds d’adolescente et de tout un tas d’images beaucoup moins pures. Il
prend son mobile, envoie un message à Pierre, « Elle s’appelle Sophie », enregistre le
téléphone de sa Fée dans son agenda, attend quelques secondes que s’affiche son compte
WhatsApp, regarde la photo de profil et met un certain temps à identifier l’énorme tortue. Il
haut. Bvvvvonne soirée ». Un bon mix poli-polisson, pas facile de trouver le ton juste. Enfin,
il localise le restaurant où il doit retrouver Béatrice afin d’estimer le temps de voyage, car ce
n’est pas parce qu’il est subitement riche à millions qu’il doit se comporter comme un goujat
Il finit par prendre une longue douche presque fraîche, se rase de près, s’habille d’une
chemise noire, de son jean de la semaine et met ses Converse gris clair. Et pour faire plus
chic, une veste en lin écru. Vêtu comme ça, il ne devrait pas être refoulé à l’entrée et ils
dîneront à la même table. Il récupère le bulletin, le remet dans son portefeuille, plie les
papiers de la banque en quatre pour les glisser dans l’autre poche, et sort.
Revient deux minutes plus tard. Mais où avait-il la tête ? Dans une masse de cheveux
frisés probablement. Pour un peu il oubliait que cette nuit il est logé dans un palace, tout du
moins c’est ce qu’il a cru comprendre. Il se voit déjà au George V, même si le Crillon ferait
l’affaire. Et si le budget alloué ne permet pas mieux qu’un Sofitel ? Bah, même dans un refuge
de haute montagne envahi par des Italiens il dormirait comme un bébé, car ce soir il se défait
d’une tonne de problèmes. Il prépare un sac à la va-vite, histoire de ne pas afficher demain
ronronnement du véhicule. Encore une marque qui lui est inconnue, a-t-il cru voir. Quand il
était petit, lors des voyages vers la mer et les circuits de sable du Tour de France avec billes
et petits cyclistes en plastique, il jouait avec ses frères à compter le plus de voitures d’une
toujours la plus pourrie et il perdait tout le temps. Aujourd’hui il n’en connait même pas la
Il aperçoit au loin la tour Eiffel, il profite d’un trou dans le paysage urbain pour faire
une photo qu’il s’empresse d’envoyer à Sophie, accompagnée d’un message sans éclat
particulier.
ça fera une sérénade ironique en moins, c’est toujours ça de pris. Il pénètre dans
l’établissement et s’y sent immédiatement bien. Du bois, sombre sur les murs, plus clair pour
le mobilier, un gros carrelage à dalles gris anthracite et blanc cassé, des plantes et d’énormes
bouquets de fleurs partout, le tout baignant dans une douce lumière émise depuis des
chapelets d’ampoules de différentes tailles au-dessus de chaque table, avec de gros filaments
orangés agréables à l’œil. Il apprécie à l’avance les larges espaces entre les tables, comme si
ici ne s’échangeaient que des secrets lourds de conséquence. Il s'identifie auprès du maître
Il est emmené vers la table la plus isolée, séparée des autres sur la droite par une
jungle verte, et ça le turlupine un peu, elle doit penser qu’il ne sait que brailler sans retenue.
Elle ne tarde pas à arriver. Il sent une main se poser sur son épaule et entend sa voix
reconnaissable entre toutes prononcer un simple Bonsoir Denis, non, restez assis, pas de
chichis entre nous. Il se lève quand même parce que c'est sûrement un test, souvent il faut
faire juste l’inverse de ce que dit une femme, il arrive à un âge où on sait ces choses-là. Il la
Avant que ses synapses ne se plient à la routine du dérapage incontrôlé, il croit voir
Annie Lennox, en plus ravissante. Des cheveux tellement blonds qu’ils en paraissent blancs,
et très courts, des yeux clairs malicieux, comme sa langue, mince et élégante, vêtue d'une
robe fourreau noire toute simple. Un joli collier en argent illumine son cou gracile et ses
délicates clavicules. Il se sent devenir poète jamais publié, d’autant qu’il n’a pas un regard
pour ses seins et se décerne ipso facto une médaille, la guérison est au bout du chemin. Et
puis, au vu des évènements de dingue qui le poursuivent, Sophie pourrait être en train de
regarder la scène.
Son élocution décide néanmoins de faire un détour par des sentiers non balisés où la
4G n'arrive pas.
— Bvvvv, je ne m’attendais pas à ça, je veux dire, à vous, enfin à vous oui, mais
— Denis ? Asseyez-vous, vous nous ferez un ictus après dîner, là j’ai très faim, ça
Pourquoi se fait-il tout le temps bouler par cette femme ? Un mystère. Elle ouvre son
sac, en sort un mini-post-it qu’elle colle sur le verre de Denis. Dessus est écrit BÉATRICE. Il
rit. Elle en profite pour mettre les choses au point. Elle lui montre sa main gauche afin qu’il
voie qu’elle est mariée et l’informe que dans son contrat de travail, il est stipulé que les
relations avec les gagnants ne peuvent dépasser le strict cadre du conseil, qu’il n’aille pas
l’envoie dîner deux ou trois fois par semaine dans des endroits de dingue. Elle ne va pas
jusqu’à avouer qu’elle paierait pourtant très cher pour en trouver un autre, de job, elle est à
Il n'a pas encore mis ses gants qu’elle lui a déjà allongé une bonne droite. En plus elle
fait aussi l'arbitre, le match est truqué. Il trouve qu’elle voit le mal partout, après tout il n’a
— Ce n’était pas une tirade « spécial Denis », simplement en général les messieurs
pousser des ailes. Je leur évite donc de les brûler au soleil. Et si vous voyiez
Elle lui fait un grand sourire, radieux, il en est tout remué. Il fait appel aux plus beaux
Ils ouvrent les cartes déposées devant eux. Il est surpris de se trouver dans un thaï,
alors que l’enseigne n’en laissait rien présager. La chance est décidément avec lui, il ne
mangerait que ça s’il pouvait. En alternant avec la cuisine de Pierre, des vrais nems
vietnamiens, un couscous merguez, des baos chinois, un tournedos salade verte, un bibimbap
coréen, du poulet vindaloo, un steak haché puntalettes, du chèvre cendré, des abricots
comme quand il était petit parce que maintenant ils n’ont plus goût de rien. Et une tarte
plein de choses, ça explique pourquoi il ne mange pas thaï tous les jours.
rouge de bœuf pour elle et un curry vert de poulet pour lui, deux petits paniers de riz gluant
et un rosé de Provence pour faire coulisser le tout. Il trouve le moment impeccable, l’endroit
est exquis, le service efficace et sans hâte, sa compagne de table prend beaucoup mieux la
— Tous les dîners se font ici ? Qui a choisi l'endroit ? Pourquoi ne pas se contenter
bambins ? Vous voulez un glaçon dans votre rosé ? Vous habitez chez vos
parents ?
Après les mille questions de rigueur auxquelles elle répond pour la énième fois, il
réclame le silence et lui fait savoir qu’il a quelque chose à lui donner. Il sort son portefeuille
et prend le ticket. Il le lui tend et explique qu’il lui brûle les doigts, qu’il a failli mourir ce
matin, qu’il est encore capable de le mâcher sans s’en rendre compte. Il préférerait le savoir
dans ses mains à elle sinon il ne va pas en dormir, et propose de faire un selfie avec le ticket
Elle réplique que ce ne serait pas une preuve suffisante et lui rappelle qu’il n’a plus
que quinze heures à tenir, que c’est un grand garçon, un grand garçon qui prendrait une
énorme gifle si toutefois il s’aventurait à lui toucher les fesses. Elle l’invite à remettre le ticket
— Vous me faites marrer, ce truc vaut cent millions d’euros, je ne me fais pas
m’épuise.
— M’est avis que ça ne date pas de deux jours votre maladresse et puis vous savez
bout du rouleau.
Certes. La partie est très mal engagée, il se trouve une nouvelle fois assez crétin. Elle
a un don incroyable pour le faire paraître bien plus abruti qu’il n’est, avec ce grand sourire
Ils picorent un moment dans le plat, en silence, il aime cette petite salade de
ça, mais sans la coriandre. Peu à peu il s’est habitué à ce goût très particulier et ne fait plus
la grimace, mais c’est relativement nouveau et s’il peut éviter de l’avaler il ne s’en porte pas
— Denis ?
— 5 et 8.
demandant s’il n’a pas tout compris à ses mises en garde initiales, lui attrape la main gauche
et l’aplatit sur la table à côté du plat, saisit sa fourchette dans son poing droit, la laisse en
suspens au-dessus des longs doigts de Denis, prête à faire le cobra. Elle est tout ouïe.
Elle le regarde de travers. Elle qui d’habitude se prend des quolibets dès qu’elle parle
de cette passion incongrue pour les canaris, se retrouver face à un authentique ancien joueur
de son équipe préférée ne manque pas de sel. Elle lui demande si elle doit le croire, il
confirme, explique que tout jeune dans la cour de récré il n’était pas mauvais, mais sur un
terrain, vêtu de jaune et vert et même dans l’équipe B, il ne faisait pas le poids face à des
gamins qui avaient déjà du poil aux pattes. En plus il jouait arrière gauche et il passait le
match à se geler vu que le ballon était monopolisé par les avants cinquante mètres plus haut,
il voulait juste que l’arbitre siffle la fin. La seule compensation c’était de faire le ramasseur
de balles lors des matchs des pros le samedi soir à Saupin, ça oui il trouvait ça magique, sentir
trente mille paires d’yeux braquées sur lui au moment de remettre le ballon au gardien sans
faire le con, la tension obligeait à une concentration qu’il n’a plus connue depuis.
Elle est estomaquée par cette révélation et explique à son tour que sa passion vient
d’un ancien petit ami qui y jouait, à l’époque un réel espoir pour le club, avant de voir sa
Denis est désolé pour lui et pour tous ceux que le football et tout le cirque autour n’ont
pas retenus, victimes de cette longue sélection impitoyable. Le silence s’installe, c’est en
général ce que provoquent les phrases à la con dont tout le monde se moque. Ça ne les
empêche pas de ruminer leurs propres souvenirs, ça sent la cinquantaine des deux côtés de
la table, cet âge où on regarde de plus en plus souvent en arrière, où on récupère de l’oubli
de tendres anecdotes, quand le soleil était toujours de la partie et les amours éternelles ;
d’ailleurs on était immortel, c’était pas compliqué. Denis a envie de se lever et de courir à en
pour qu’il arrête de faire son Calimero. Sophie, je… vous… votre… est-ce que… Même en pensée
il bredouille, ça promet.
— Un toast ?
Ça les sort de leur torpeur couleur gris cendre, ils lèvent leur verre à eux deux, il
rajoute à sa Fée. Il explique qu’il vient de rencontrer quelqu’un pour qui il a eu un terrible
coup de foudre, elle est heureuse pour lui. Il lui demande si elle a déjà rencontré sa voleuse,
elle répond pas encore mais qu’elle a émis le souhait de le rencontrer, qu’elle a même
proposé de dîner ce soir tous les trois, sans partager la chambre, qu’elle prend la chose avec
beaucoup plus de philosophie. Il est surpris et dit que pourquoi pas, qu’il est disposé à
Elle change de sujet en lui demandant sa cassette de Juju, il ne comprend pas, elle
explique qu’en fait elle adore, mais que ce jour-là Denis la rendait chèvre. Il préfère couper
court au débat sur qui énervait le plus l’autre, il ne veut pas mettre en danger son chèque,
sait-on jamais.
À la carte rien n'indique a priori l'effet en bouche des curry, mais il se promet de
dessiner une douzaine de petits piments devant le nom de leurs plats sur la carte. Ils luttent
en silence contre des milliers de minuscules guerriers thaïs qui s’en prennent à leurs papilles
au lance-flammes. Elle pense ça chauffe marcel, lui est plus proche de sa race le cuistot fuck
bordel. La bouteille de rosé y passe, soulagement aussi éphémère qu’inutile. Ils sortent fumer
pendant qu’on leur en apporte une autre, qui, à leur retour à table, les laisse dans un état
mêmes, Denis insiste pour les envoyer tous les cinq là où elle veut, elle refuse poliment,
explique que son mari vient de perdre son emploi et qu’elle ne peut pas risquer le sien en ne
respectant pas les termes de son contrat. Par politesse il lui demande dans quoi il travaille,
elle parle d’e-commerce, de marketplace, toutes ces choses auxquelles elle ne comprend rien.
Il lui explique l’activité de sa propre société et lui fait comprendre que son époux est un
cadeau du ciel, qu’elle serait bien avisée de lui faire parvenir son CV. Elle le fait
immédiatement depuis son mobile, Denis le redirige instantanément vers Annie avec la
— C’est pas très moche non, c’est quand même plus raisonnable d’y assister, vous
aurez le temps de déjeuner avec votre belle. Si vous voulez je vous épargne le
Il lève les yeux au ciel comme signifier son désaccord, lui rappelle qu’en seulement
trente-six heures, outre un long sermon de vingt minutes, il a déjà eu droit à plein de vannes
alors qu’il estime n’en avoir mérité que deux. Elle lui dit qu’il ressemble à Gru, le dur tout en
guimauve, elle cite le vieux proverbe, « qui aime bien châtie bien ». Il lui demande si elle le
drague, elle rit à son tour. Elle raconte l’appel de la veille vécu de l’intérieur de son bureau,
ses assistants avec des yeux comme des soucoupes et une main devant la bouche pour
l’échange. Ils avaient réécouté l’enregistrement plusieurs fois, et si la CNIL n’était pas aussi
tatillonne avec les informations détenues par la FDJ sur les gagnants, il serait déjà disponible
sur internet.
mais Béatrice lui rappelle qu’elle passe une partie de ses soirées à manger et boire, qu’elle
ne peut pas se mettre la tête à l’envers à chaque fois, alors ils se contentent d’une coupe. Du
rosé de Champagne à côté du rosé de Provence, c’est joli sur la table sous les douces
ampoules orangées.
Vers minuit elle fait signe au responsable du restaurant, la note sera envoyée à la FDJ.
Elle propose d’emmener Denis à l’hôtel, il accepte avec joie. Il laisse un joli pourboire, à la
hauteur de ce dîner bien plus agréable qu’annoncé, il a limité les coups et s’est fait une amie,
croit-il. Il fera un ramdam de tous les diables si son employeur la titille sur ce dernier point.
Il se demande quelle voiture elle a, penche pour une Mini aussi nerveuse que noire ou
une petite Fiat 500 couleur nacre et toit décapotable mauve. Mais il ne le saura que demain,
car l’hôtel a la bonne idée d’être à moins de dix minutes. Ils marchent en silence, il est repu,
Elle s’assied face à l’ordinateur, hésitante sur la marche à suivre. Longtemps après le
drame, elle avait pleuré des nuits entières à la seule idée de n’avoir aucun objet ayant
appartenu à Luc, rien qui la rattache à leur courte histoire. Elle trouvait ça d’une injustice
sans limite. Pourquoi aurait-elle dû s’en inquiéter pendant qu’elle était avec lui ? Pourquoi la
terre s’était-elle ouverte sous les pieds de son aimé à peine rencontré, la laissant seule sur
des plaines arides balayées par des vents secs qui floutaient l’horizon ? Même pas un
mouchoir sur sa table de nuit ou une chaussette qu’il aurait égarée sous le lit. Pas une brosse
à dents ou un flacon de parfum, pas un livre qu’il aurait particulièrement aimé. Elle ne
conservait que des souvenirs cruels d’une histoire tronquée par la fatalité.
Et là, quinze mois après, elle effleure du bout des doigts ce qui lui avait été le plus
cher, après elle, ose-t-elle croire. Et là, quinze mois après, la malchance s’est peut-être
Elle l’ouvre doucement, et après une longue hésitation, appuie sur le bouton de mise
en marche. Rien ne se passe. La batterie pauvre sotte, qu’est-ce que tu croyais. Elle regarde le
qu’à moitié en découvrant une prise d’un autre type. Elle jure intérieurement contre tous ces
maudits fabricants qui imposent une connectique propre pour s’assurer que les millions de
câbles oubliés dans des hôtels ou des aéroports ne soient pas remplacés chez leurs
concurrents. « Enfoirés ! »
Elle hurle presque, puis retrouve peu à peu son calme. Avec son mobile, elle prend
une photo de la prise sur le côté de l’ordinateur, se rhabille d’un jean et d’un tee-shirt, met
électrique pas très loin, se trompe plusieurs fois de rue, demande son chemin et finit par le
trouver, juste derrière chez elle. Le vendeur est désolé de lui dire qu’il ne propose pas de
câbles informatiques et sauve sa peau en lui donnant l’adresse d’une boutique où elle
trouvera son bonheur, je le jure mademoiselle ! croit-elle lire dans son regard.
dame, vous avez de la chance qu’il m’en reste un ». Durant un court instant, elle voudrait être
Javier Bardem dans No Country For Old Men et filer une effroyable trouille à ce type pour lui
avoir donné du « ma p’tite dame », ça fait quand même deux fois en vingt-quatre heures. Mais
la braise dans ses yeux s’est éteinte, elle se sent lasse et se contente de payer.
Elle rentre chez elle, écrasée moins par la chaleur que par un énorme poids qu’elle
met sur le compte du viol qu’elle s’apprête à commettre, à pénétrer dans la vie de Luc comme
par effraction. Est-elle seulement prête à découvrir des éléments inconnus de sa vie et des
parallèle avec une autre femme, des enfants, des mensonges, des peurs, des mots ignobles
ou tout le contraire, une vie faite de multiples petits bonheurs quotidiens. Elle pourrait se
prendre un coup de pied dans l’estomac, à s’en tordre de douleur. Que resterait-t-il de ces
Elle s’acharne sur l’emballage en plastique dur et finit par le découper avec son
couteau à pain, avec une pensée pleine de lave en ébullition pour le fabricant. Elle branche le
portable sur le courant dans sa cuisine et s’assied face à lui, l’écran encore noir.
après une longue période d’inactivité. Un frémissement d’électricité statique envahit l’écran,
des petites diodes s’allument sur le clavier. Le logo de Windows s’affiche, puis le système
Pourquoi a-t-elle cru que ce serait si simple ? Elle s’attendait à arriver directement
sur le bureau avec un accès à Dropbox pour consulter à loisir tous ces documents qu’il avait
mis autant de soin à protéger en ne se séparant jamais de son portable, et un autre pour
rentrer dans son mail, en escomptant qu’il avait activé l’option qui évitait de se réidentifier
à chaque visite. La chose se complique, elle n’a bien entendu aucune idée du password à
introduire. Elle se lève et se met à tourner en rond dans la cuisine, le cerveau en berne. Si elle
a ressenti une certaine excitation après avoir retrouvé le PC, elle a désormais disparu.
Elle réfléchit. Avec tout l’argent dont elle va bientôt disposer, elle pourrait dénicher
un hacker sale et hirsute, bien qu’elle ignore s’il est possible de passer outre le mot de passe
ou de le dénicher dans les entrailles de l’appareil. Elle se propose de faire une pause.
L’ordinateur attend depuis quinze mois qu’une main experte ne le ramène à la vie, alors elle
va le faire patienter encore un peu, elle a un appel à passer. Elle est finalement décidée à tout
remuer.
Elle cherche Cortazar dans l’agenda de son mobile, le gentil policier gay rencontré
mardi matin. George-Henri, quel prénom ! Les parents de l’officier de police l’avaient
probablement choisi en espérant que ça l’élève dans les sphères. Que pensaient-ils de son
veut pas le mettre dans l’embarras avec le souvenir de sa portière, alors elle se présente en
l’incident en lui disant qu’il se souvient bien d’elle car, « voyez-vous », il n’a pas pour
habitude d’arracher des portes de voiture toute la journée. Il lui demande si quelqu’un lui a
fait sauter l’autre, elle dit que non, mais qu’en revanche elle aimerait lui parler de quelque
chose, comme il lui avait proposé en cas de pépin. Est-ce qu’il accepterait de venir jusqu’à
Elle le trouve vraiment sympathique mais trouve qu’il gagnerait à cesser de dire
« voyez-vous » à la fin de chacune de ses phrases. Elle lui donne l’adresse et lui promet
d’attendre en bas, parce que quand même, deux personnes différentes dans la même journée
dans son nid entouré de barbelés, ça la dépasse. Voyez-vous ? Elle sourit, se douche, se
change, note mentalement de faire une lessive avant de ne plus pouvoir accéder à sa salle de
bains, et au bout de cinquante-neuf minutes, descend dans la rue. Il arrive au même moment,
seul, se range à ses côtés et lui dit de monter, pour se garer un peu plus loin devant la terrasse
du bar où elle prend place pour la troisième fois de la journée. Il fait encore chaud.
— Je n’éteins le mobile qu’à l’opéra. Non non, moi ça me gonfle, mais mon fiancé
du sommeil en retard.
— Et moi les macroboîtes de nuit, mon seul sport, j’y laisse toutes les calories
Il commande un Coca-Cola Zero et elle un Vittel. Si elle doit raconter une seconde fois
son histoire, autant avoir la tête froide. Puis elle s’aperçoit qu’elle a faim, très. Elle lui propose
de goûter les meilleurs nems de Paris, c’est elle qui invite et ça lui changera de Groquik. Il
rétorque qu’il a laissé le chocolat en poudre depuis vingt ans, qu’elle veut probablement
parler des burgers Quick. Elle pique un fard. Jamais elle n’a mangé dans un fast-food. Elle
n’est déjà pas très amie de la viande rouge, alors encore moins dans un lieu pareil.
Elle rit de nouveau. Ils finissent tranquillement, il ne se rend même pas compte que
pour une fois c’est lui qu’on fait parler. Il lui raconte sa passion de toujours pour la police, le
concours passé haut la main, sa vie qu’il passe à rédiger des rapports abscons sur des
histoires trop souvent sordides, faites de violence et de méchanceté qui faisaient fermer les
yeux et prononcer des « mon Dieu » découragés. Plus rien ne le surprend dans le genre
humain, il a jeté l’éponge. Quand il prend ses vacances, il les passe en couple dans une vieille
maison héritée de ses parents, dans le Luberon, au milieu de rien. S’isoler le plus possible,
manger des salades et des saucisses grillées sur le vieux barbecue dans le patio et regarder
les étoiles avant de rejoindre le lit. Et puis un jour la fête est finie, il remonte à Paris, une
— Vous auriez dû faire flic, vous auriez vite pris du galon à obtenir les aveux des
Ils quittent le bar et se dirigent vers son chinois. Elle n’est pas certaine que les nems
soient plus sains que les hamburgers, mais ces petits machins la rendent dingue. Lui s’excuse
en disant que même avec vingt-quatre il resterait sur sa faim, alors il ajoute du porc sauté
aux épices et un riz blanc tout simple. Finalement ils prennent aussi une bouteille de rosé, au
Elle s’exécute, de long en large. Sa rencontre avec Luc, les papiers répandus par terre,
les en-têtes, son métier de journaliste, sa relation amoureuse, le dernier coup de fil, un départ
la carte de visite jetée dès le lendemain. Et puis Arsène, rencontré seulement cet après-midi
et qui remettait tout en question en laissant envisager une nouvelle issue à la mort de Luc.
Elle donne tout un luxe de détails, mais pour une raison qu’elle ignore, elle omet de
— Ce soir-là, il est parti avec sa sacoche sous le bras, sans aucun doute, je le vois
encore la prendre sur ma table et la glisser sous son bras. Or, si l’inspecteur a
utilisé le mobile de Luc pour me localiser, à aucun moment il n’a été question
qu’elle peut, mais trop souvent à son goût par des mouvements de tête de droite à gauche et
des haussements d’épaules. Elle n’avait pas été pressée de savoir à quoi il passait ses
journées, n’avait jamais imaginé qu’il puisse être en train d’enquêter sur une affaire
importante, elle pensait avoir la vie devant elle pour ça. Elle retient plusieurs fois ses larmes.
À onze heures il s’est fait une excellente idée de la situation et lui explique qu’il va regarder
en interne. Contacter cet inspecteur indélicat, aller le voir et en avoir le cœur net. Sur les lieux
Elle paye après lui avoir arraché la note des mains, passant outre un « force doit rester
à la loi » en principe imparable, mais la police est régulièrement mise à mal. Sur le trottoir,
elle le remercie d’être venu en croisant les doigts pour que ce ne soit pas juste qu’un ramassis
Elle lui fait une grosse bise. Alors qu’il se dirige vers sa voiture, elle le rappelle.
Il revient vers elle. Elle lui relate le vol dont elle avait été victime deux jours après la
mort de Luc, la disparition des bijoux, l’appartement sens dessus dessous, les placards
éventrés, les vêtements jetés par terre, les tiroirs vidés, son matelas déplacé, les coussins du
sofa retournés. Il lui demande si elle avait porté plainte, elle répond que non, qu’il n’y a même
pas eu effraction, qu’il n’y a que deux jeux de clefs, le sien et un autre chez ses parents. Il la
aperçoive, que la sienne ne ressemble pas franchement au coffre de la Banque de France. Elle
En même temps qu’elle dit ça, elle pense à l’ordinateur. Et si c’était ce que son voleur
était venu chercher ? Si c’est le cas, a-t-il songé à chercher sous le canapé puis renoncé devant
la difficulté à le soulever pour en avoir le cœur net ? Elle, elle est allée jusqu’au bout, par
logique pure après avoir inspecté le reste de son appartement, mais pour son voleur, la
présence du portable chez elle n’était qu’une hypothèse parmi beaucoup d’autres, il a dû se
contenter d’une fouille sommaire. D’autant que l’espace sous le sofa était bien trop
inaccessible pour quelqu’un qui jouait avec la montre et la peur d’alerter les voisins.
Le policier note le malaise ressenti par Sophie et lui répète qu’il ne s’agissait que d’un
voleur qui a eu ce qu’il cherchait, une montre en or vaut largement le déplacement, « voyez-
vous ? » Elle regarde sa voiture s’éloigner un instant puis remonte chez elle.
Ni le George V, ni un Sofitel non plus. Probablement entre les deux, en beaucoup plus
petit. Un charme fou, simple et exquis. C’est joli ici, merde alors. Un jeune homme tout
souriant les accueille, ravi de recevoir son premier couple de la nuit. Béatrice s’empresse de
le décevoir en laissant Denis seul à la réception, non sans avoir vérifié que la réservation a
bien été faite, professionnelle jusqu’au bout. Auparavant, ils se sont dit au revoir.
— Gru, je vous souhaite une bonne nuit, moi j’ai encore un peu de chemin,
veinard. Demain matin je serai devant la porte à 9 h 30, ça vous laisse le temps
d’utiliser tous les petits flacons de la salle de bains, sauf le body milk, merci de
me le garder, j’adore.
Il lui fait du chantage, il le lui donnera si elle le laisse lui mettre, elle lui fait des gros
— C’est une blague. J’ai passé une soirée formidable, merci pour tout.
Elle l’embrasse sur les deux joues en se mettant sur la pointe des pieds et en
l’agrippant par le col de sa veste. Pour un peu elle pliait la jambe droite et relevait le pied
derrière elle. Il est quand même désolé de la regarder disparaître par la porte.
Une fois dans sa chambre, il jette son sac sur une chaise et grimpe sur le lit. Le matelas
est tellement épais qu’il craint un moment de toucher le plafond avec son nez. Il croise les
bras sous la tête et fait le vide. Il aurait bien mis un peu de musique, un truc dévastateur pour
le faire descendre de son nuage. Les Cure par exemple, et au hasard The Kiss, se laisser
ébranler par la longue complainte de la guitare tourmentée et la voix torturée du gros Robert,
Allongé nu, le ticket à sa place dans son portefeuille, vingt malheureux centimètres
carrés de papier et ça pèse comme une bobine de rotative, il envoie un dernier message à sa
Fée, « Faites de beaux rêves et moi aussi », et s’endort sur une stupéfiante plage déserte.
totale, je veux des volets comme ça, il est incapable d’estimer l’heure qu’il est. 9 h 12. Bordel
de chierie de merde, ce qu’on dort bien quand on est pété de pognon. Après un roulé-boulé
fébrile et une chute sur ses pieds qu’il estime à deux mètres de haut, il s’engouffre dans la
salle de bains et en ressort quinze minutes plus tard. Il en occupe trois de plus à s’habiller, à
rafler tous les petits flacons de crème pour le corps et à descendre dans le hall. Il aime bien
être à l’heure avec Béatrice, peace on earth, il a eu sa dose de réflexions ironiques, et certes,
le sourire qui accompagne est comme du baume pour ses maux, mais il a sa dignité.
Elle arrive à bord d’une Smart noire, ça paye pas des masses à la FDJ, alors qu’il
regardait la salle de petit déjeuner en faisant de drôles de bruits avec son ventre. Rien à voir
avec son hôtel d’hier, pas de moineaux, mais un riche buffet où le tente une grosse corbeille
de minipains au chocolat encore tièdes, sa faiblesse. Elle ne lui laisse pas le temps d’en
attraper un au vol mais il obtient, après une âpre discussion et un nouveau chantage, une
pause dans un bar à côté de la FDJ. Café triple tartine pour lui, thé vert pour elle. Elle le
prévient que ce n’est pas prévu dans le pack de bienvenue et lui demande où il met tout ça.
— Oui madame.
Elle affiche un faux air résigné et sort fumer pendant qu’il termine. Il en profite pour
saluer sa Fée, mais elle l’a devancé, il a reçu un message durant la nuit, « Faites attention aux
autobus et ne soyez pas en retard ». Il la rassure sur les deux points. Il hésite à ajouter plein
de petites émoticônes de bisous et autres cœurs qui battent, mais il craint qu’elle ne le prenne
pour un benêt, ce qu’il est dans le fond mais il assume. Tu auras tout le temps de perdre des
— Vous êtes divine là-dedans aussi. Me souviens avoir vu les Rita Mitsouko en
concert à Nantes, vous n’étiez pas née, Fred Chichin était habillé de sacs Félix
Potin, vous devriez essayer, vous relanceriez la marque à vous toute seule.
vous attendent et moi, je me répète parce que vous oubliez tout le temps, j’ai
du travail en retard. Ha, je suis née avant vous, je vous bats de deux semaines
Lorsqu’il ressort du siège plusieurs heures après, ce n’est pas ennuyeux qui lui vient
à l’esprit. Après tout ils ont fait leur boulot, et plutôt bien. Il a bien senti qu’ils ont adapté leur
discours. Il s’est dit que chaque gagnant est un monde, surtout d’ignorance en la matière,
mais aussi d’inquiétudes propres. Lui s’est centré sur l’incompréhension provoquée par la
Certes, il a appris avec joie qu’il ne va se délester tous les ans que d’une fraction infime
de son patrimoine, les cent millions n’étant pas considérés comme des revenus, et que seuls
d’éventuels gains générés par ses placements seront imposables. En revanche il a demandé
qu’on lui explique trois fois pourquoi le bénéficiaire d’une donation doit payer la moitié de
la somme lors de sa déclaration de revenus. Il a eu beau dire aux deux fiscalistes combien il
est absurde qu’en faisant le gros salopard le fisc ne verrait pratiquement rien de sa fortune,
alors qu’en distribuant ses deniers une grosse part serait happée au passage, ils n’en ont pas
démordu. Ils ont même eu un sourire amusé lorsqu’il a comparé le Trésor Public à un
Avant cela, lors de la cérémonie initiale, il s’est enfin débarrassé du ticket, et s’est senti
soudainement prodigieusement léger. En tant que grand gagnant — élancé et un peu gauche,
a pensé Béatrice en le regardant s’avancer face au comité d’accueil —, on l’a reçu avec faste
dans le salon Premium, en présence d’un membre du comité exécutif de la FDJ. La tension
est montée à son comble lorsqu’il a remis son ticket et que celui-ci a été validé dans une
borne assez semblable à celle du bureau de tabac où tout avait commencé mardi soir. Le
ticket s’étant avéré valable, Denis a fait un drôle de bruit en expulsant l’air entre ses lèvres
allait déraper, mais contre toute attente il s’est très bien tenu tout du long, sans rien
renverser, et a même refusé les petits fours et le champagne, au moins au début. Parce que
bon, comme faut pas non plus que déconner, il a fini par attraper deux coupes, avec l’intention
son faux chèque à la main, avec ou sans Béatrice, qui finalement n’a pas pleuré. Il a opté pour
le transfert bancaire, en s’assurant qu’ils n’allaient pas attendre lundi pour l’effectuer, j’ai
une tournée à faire vous comprenez ? On l’a assuré qu’il serait fait dans la matinée et que
l’argent serait disponible après le week-end. S’il s’est inquiété un bref instant du peu d’argent
liquide qui lui restait, il n’a rien osé dire, ce n’était ni le moment ni l’endroit pour se plaindre,
il se serait probablement fait lyncher. Certes, le dîner avec Sophie allait lui coûter bonbon,
ainsi que des chaussures neuves, mais Pierre pouvait arranger ça, le temps qu’il s’asseye sur
Lorsque les différents ateliers pédagogiques prennent fin, alors qu’il fait barrage
involontaire à des dizaines de mots nouveaux qui tentent de se frayer un chemin dans son
esprit, Béatrice tient à le raccompagner dehors. Sur le trottoir, sous un ciel bleu de carte
postale, il se plaît à croire que tous les gagnants n’ont pas cet honneur. Béatrice confirme :
de mains en haut mais vous connaissant je tenais à m’assurer que vous n’alliez
— Menteuse, vous rêvez de remplir les deux mètres cubes de votre Smart de mille
cris et râles d’amour. Wow, Denis twelve points, Béatrice zero point.
Il rit. Pourquoi s’évertuer à lui planter des banderilles pour la voir porter l’estocade à
chaque fois ? Il aime bien cette fille, fausse désinvolte toujours au bord de l’explosion. Elle lui
demande s’il part dès lundi en vacances, il lui rappelle qu’il voit son mari lundi pour un
entretien d’embauche, mais peut-être dès mardi. Il lui propose de déjeuner ensemble,
précise qu’il a encore assez pour l’inviter à un jambon beurre et une carafe d’eau. Elle fait
mine de le tancer :
— Vous êtes inouï, c’est quoi que vous ne comprenez pas dans « J’ai du travail » ?
sont plein de trucs à organiser à chaque tirage, à raison de deux par semaine
plus les autres loteries, c’est du boulot, ne vous en déplaise. Vous êtes toujours
Béatrice lui demande pourquoi pas dès samedi pour s’en débarrasser au plus vite.
Béatrice le regarde amusée et lui promet de le tenir au courant. Elle lui prend les deux
— Denis, ce qui suit ne fait pas partie de mes attributions, mais faites attention à
vous et promettez-moi que vous allez être prudent, toujours et en tout. Même
en amour. Cela étant, je vous souhaite plein de bonheur avec votre bien-aimée.
pour cacher toute l’émotion accumulée, mais elle n’est pas dupe, elle lui glisse à l’oreille :
Elle s’éloigne, il la voit prendre son mobile pour passer un appel, redevenue en un clin
d’œil la professionnelle méthodique. Et maintenant quoi ? Il lui reste trente-six heures à tuer
Il rentre chez lui, il a souvenir de chaussures plus dignes dans son placard, peut-être feront-
elles l’affaire.
Appeler le restaurant. Il a oublié d’essayer hier, il s’est encore un peu plus compliqué
la chose, il a du mal à maintenir les narines au-dessus des sables mouvants. Un samedi soir,
fin juin, plus de trente degrés, il est illusoire de penser qu’une table l’attend encore. Il essaye
néanmoins.
27 s, au bord des baies vitrées, avec de jolies fleurs sur la table et un vieux
violoniste russe rien que pour nous, s’il est hongrois ça le fera quand même,
pour les fleurs pas de blague, des vraies hein ? Et la carte pour mon invitée,
sans les prix, quant à celle des vins, si vous pouviez mettre du Tipp-Ex sur les
Bordeaux 47 et 61 ?
en a vu d’autres, bandeau sur les yeux, mains menottées au volant, les deux pieds appuyant
s’organiser au quotidien, qu’il pensait à demain soir, on lui fait aimablement savoir qu’ils
n’ont aucune table disponible avant des mois, il implore, dit que c’est une question d’amour
ou de mort, avec toute l’intensité dramatique dont il est capable. Le silence qui suit le fait
hésiter entre exaspération d’un interlocuteur fatigué d’entendre les mêmes suppliques
répétées à longueur d’année, et empathie avec un frère de sang tout nouvellement amoureux.
rapidement.
Passe une minute pendant laquelle il retient son souffle. Lorsque la voix revient, c’est
pour lui donner une bonne nouvelle, la personne qui appelait vient d’annuler sa réservation,
en principe la table libérée devrait revenir au premier de la liste mais une exception va être
faite si Denis promet de n’en rien dire car la voix risque son poste.
Coran, puis lui souhaite qu’Allah soit miséricordieux et leur offre le bonheur éternel. Le
réceptionniste pense en avoir trop dit, il se rattrape au câble téléphonique avant de tomber
dans un plat de loukoums et de baklavas, lui demande nom et téléphone, Denis donne son
identité et énumère par erreur les numéros gagnants avant de se reprendre en s’excusant,
d’autobus sauvages dans les jambes. Ça le laisse songeur. Au lieu de hurler sa joie d’avoir
trouvé une table, il se met à regarder au loin par la fenêtre de son salon. En face, sur la gauche,
à la faveur d’un bâtiment moins haut que les autres, il a une vue dégagée sur des arbres, une
école, une partie de la cour de récréation, des gamins joyeusement énervés par la proximité
des grandes vacances. Le seul vacarme non rock’n’roll qu’il aime. Lui aussi il hurlait à peine
la cloche sonnée, ça sortait du plus profond de ses petites entrailles, il détestait l’école.
enclenche la musique, Grace Jones apparaît dans une robe impossible, esclave de ses
rythmes. Il ouvre son placard et finit par les trouver, des chaussures fines en daim beige. Un
coup de brosse suffit au cuir retourné à retrouver une première jeunesse sans être trop
regardant. Il les essaye, parfaites. Autant d’économisé jusqu’à lundi, on pourra boire une coupe
de champagne.
Il s’allonge sur le sofa et envoie un message à Pierre, lui demande s’il lui fait encore
crédit pour le dîner du soir, la réponse ne tarde pas, une cuisse de canard confite et ses
Tout compte fait, il pourra peut-être emmener sa voleuse boire un verre après dîner
Elle a déménagé les deux ordinateurs sur la table basse, devant son sofa. La
perspective de se bagarrer avec un mot de passe inconnu la laisse pensive, elle regarde sa
télé, voudrait être hier, c’était tellement plus simple à vivre, ne pas savoir.
Elle met un peu de musique en sourdine, Koudlam et sa chanson Sunny Day l’étrangle.
Elle se met à pleurer, tête baissée sur ses jambes repliées, entourées de ses bras. Elle regrette
d’être allée dans ce parc, d’avoir engagé la conversation avec Arsène, rien de cela ne serait
arrivé si elle était restée elle-même, elle s’en veut terriblement. Et elle s’en veut encore plus
Elle entend son mobile sonner avec le ding dong caractéristique d’un message entrant
Elle ouvre son frigo et y prend un abricot dont elle arrache nerveusement le noyau.
Le jus coule sur ses doigts, elle s’essuie sur son tee-shirt, qu’elle enlève, se salir, s’avilir, ne
plus être cette fille qu’on croit si forte, alors elle écrase le fruit dans son cou puis le passe sur
ses seins nus avant de le projeter de toutes ses forces contre le mur au-dessus des plaques
chauffantes. Des fraises connaissent le même sort, son corps est constellé de trainées rouge
sang, quant au mur, il semble avoir été la scène d’une exécution par un peloton qui se serait
Elle croit devenir folle et c’est ce qui la réveille d’un coup. Elle contemple le désastre,
elle qui ne supporte pas la moindre tache. Elle s’assied sur le tabouret. Alors voyons, mardi je
deviens scandaleusement riche, mercredi Marta est promue, cet après-midi je rencontre le
merde et reprends-toi. Trente minutes après, douchée, changée, cuisine immaculée, elle
C’est Denis, son troisième message, pour lui souhaiter une bonne nuit. Elle avait à
peine regardé celui d’avant, car même si elle n’est jamais montée là-haut, elle sait à quoi
ressemble la tour Eiffel. Elle pense à l’appeler mais se retient au dernier moment. Et si bvvvv
c’est coquin, bvvvvv c’est porno ? Pendant un bref instant, elle rêve d’une pause charnelle, sur
la table, ses jambes enlacées autour de son bassin, le sentir en elle, voir les étoiles.
Elle réfléchit. Si Luc a laissé son ordinateur chez elle, c’est pour qu’elle le découvre et
accède aux informations qu’il contient, donc le mot de passe doit leur être familier. Elle se
concentre sur toutes les conversations qu’ils ont eues, jamais il n’a fait d’allusion à un
password. Il pourrait s’agir de leurs prénoms, mais les combinaisons sont nombreuses et elle
ignore à combien d’essais elle a droit. L’avait-il appelée par un sobriquet ridicule ou un
tendre surnom ? Elle en doute, elle déteste ça, elle l’aurait sûrement menacé de devoir
descendre les poubelles si toutefois il lui en avait collé un. Avait-il un tic de langage
facilement identifiable ? Aucune ne lui vient à l’esprit. Mazette, c’est pas gagné.
Mazette. Ça lui revient. Si elle dit souvent ça, lui avait aussi son expression favorite, il
lui avait expliqué qu’elle lui évitait de dire des trucs moches, elle avait trouvé ça mignon les
premières fois, mais elle reconnaissait que ça allait vite la lasser. La dernière fois, c’était juste
écrit les quatorze lettres une à une dans celui de Luc. Elle n’attend pas les roulements de
« Saperlipopette !!! » Elle hurle sa joie pendant que le bureau s’affiche, elle n’en
revient pas d’avoir trouvé du premier coup, elle se collerait volontiers une médaille.
ordonné, comme elle s’y attendait. C’est pour ça qu’elle le voit tout de suite, en plein milieu,
« Lettre à Sophie ». Elle reste un long moment paralysée avant de se décider à l’ouvrir.
« Ma Sophie,
Cette lettre, comme j’aimerais que tu n’aies jamais à la lire. Mais j’ai un mauvais
pressentiment, parfois je me dis que ça va mal finir et que je ne serai plus là pour la brûler. Je
croise les doigts pour que ce soit juste une mauvaise parano.
Et pourtant, la seule explication au fait que tu l’aies sous les yeux, c’est que je ne sois plus
là. Est-ce que je te vois depuis là où je suis ? Est-ce que j’ai seulement une idée du temps écoulé
depuis ? Toutes ces questions m’atterrent, personne n’y a jamais répondu, je ne serai pas le
Un fardeau ou une revanche, maintenant c’est à toi de décider. Si tu crois que ça ne doit
pas rester vain, alors appelle le magazine pour lequel je travaille, parle avec Claude Sarda, le
chef de la rédaction (du moins l’est-il à l’heure où j’écris), lui saura comment finir le travail, tout
lourd mais il faudra du doigté. Lui connaît son métier, le dossier sera entre de bonnes mains.
Maintenant écoute-moi, SURTOUT ne mets pas les tiennes dans l’engrenage (je pense à
elles, tellement fines et élégantes, qui hier soir encore me cherchaient dans chaque recoin de
mon corps). Veille à ce que ton identité ne soit JAMAIS associée aux révélations qui vont suivre.
Fais parvenir l’information à Claude, ne lui dis pas qui tu es, il n’insistera pas, et referme à
Sophie, vis, fonce et vis pleinement, j’envie celui à qui tu ouvriras de nouveau ton cœur
Luc ».
Puis une dernière phrase : « PS : Tout est dans Dropbox, pas de mot de passe ».
Elle reste un long moment à lire et relire la lettre, sans bouger, juste une légère
respiration à peine audible, alors que de lourdes larmes coulent en silence. Elle n’est que
Combien de temps reste-t-elle là, paralysée, elle ne saurait le dire. Luc… Elle a été
assaillie par les pensées les plus noires, elle s’est vue ouvrir la fenêtre et enjamber la
balustrade, piller le placard à pharmacie et avaler tous les flacons, utiliser les lames de son
rasoir jetable, en finir. Elle s’est endormie avant l’aube, recroquevillée sur le canapé.
l’heure, 9 h 30. Elle se lève péniblement. Dans la cuisine, elle se fait un jus d’orange sans bruit
et fait couler du café fort. Pendant qu’elle les boit, elle lit un nouveau message de Denis qui
Revenue dans le salon, elle réinstalle les deux ordinateurs sur la table, met de la
musique en sourdine, s’assied face aux écrans avec sa tasse fumante à la main, puis clique
Toutes les enquêtes passées sont classées dans des dossiers parfaitement organisés,
aux titres évocateurs. Elle se souvient de quelques-unes d’entre elles, des banques
maintenir des prix élevés jusqu’à ce que Luc s’en mêle, enfoirés, des faveurs distribuées à des
D’autres éveillent peu ou pas de souvenirs et pourtant elle s’estime bien informée,
mais la routine des scandales à répétition anesthésie même les plus indignés. Comme tout le
monde, elle assume que c’est comme ça, le pouvoir est le graal, l’argent son moteur, et la
fourberie l’arme du cercle des puissants. Oh, bien sûr, elle se réjouit quand l’un d’entre eux
finit dans les geôles de l’État, elle imagine leur terreur lors de la première douche au milieu
de vrais durs qui n’ont pas senti la douceur d’un corps féminin contre eux depuis des années.
Mais elle n’est pas dupe, tôt ou tard d’autres prennent le relais.
La terre ne s’arrête jamais de tourner, même par gros vent, inconsciente du tournis
qu’elle donne. Alors pour supporter au mieux la nausée, tout le monde se cherche une place
Saint-Barth’ le 31 décembre. Et s’il faut duper, abuser, mentir ou voler pour traverser
l’Atlantique en business plutôt que de descendre l’autoroute du Sud dans les bouchons, alors
dupons, abusons, mentons ou volons, avec une petite pensée amusée pour la plèbe en
prenant rendez-vous avec l’hôtesse de l’air pour le soir même au bar de l’hôtel.
Elle cherche le dossier sur lequel il travaillait lorsqu’ils se sont connus et décide de
Sarnant. Ça ne fait pas tilt, alors elle cherche sur son propre ordinateur. Un laboratoire
avant même de regarder les autres, dans lequel elle ne trouve qu’un seul document Word.
Elle s’apprête à l’ouvrir lorsque son mobile vibre. Elle remet le son avant de lire le message
moment, il va bien falloir que je me décide. Samedi soir je lui donne une chance. Elle remet sa
exposant les faits, les données, les protagonistes, posant les questions, ne tirant aucune
conclusion hâtive. Semant le doute jusqu’à ce que la justice décide. Des phrases pleines de
sont fortement décriés par les pédiatres en raison de la légèreté avec laquelle ils sont
prescrits dès qu’un chérubin rend ce qu’il vient d’avaler. Pourtant il y eut une époque, depuis
le début des années soixante et durant quelques décennies, pendant laquelle des traitements
médicaux vendus comme des petits pains entretenaient artistiquement le doute quant à
l’usage qui aurait dû en être fait. L’un d’eux, le Regurmyl des laboratoires Sarnant, contenait
des « ide » et des « ique » en pagaille, pour la plus grande joie des mamans qui n’avaient plus
à craindre un vomi tardif sur l’épaule, et surtout des papas, qui commençaient tout juste à
Sauf qu’au début des années deux mille, quelqu’un semblait avoir mis le doigt sur une
tranche d’âge 40-44 ans. Si jusqu’à la fin du siècle passé ils représentaient moins de un pour
cent du total des cas, en moins de deux ans ce nombre avait passé la surmultipliée, données
à l’appui. Sauf que ce quelqu’un semblait avoir subitement perdu tout intérêt pour sa
découverte, en acceptant une offre de travail extrêmement bien rémunérée chez Sarnant.
Sauf que les autorités sanitaires avaient semblé regarder ailleurs pendant des années, pour
la plus grande joie des actionnaires du laboratoire. Le médicament qui rendait tout le monde
joyeux, à ce qu’il semblait. Sauf que des remords tardifs semblaient avoir poussé la même
personne à dénoncer les faits et avait choisi Luc comme preux chevalier. C’est comme ça que
ça avait dérapé.
nouveau nom, et puis on attribue généralement ce type de cancer aux excès de tabac, d’alcool,
de mal bouffe et d’obésité. Mais les documents détenus par Luc démontrent qu’à l’époque le
métaplasie dans la partie basse de l’organe et sa possible dérivation en cancer. Dans plus de
quatre-vingts-dix pour cent des dossiers médicaux étudiés par cette mano negra, devenue
soudainement très blanche, les personnes qui avaient eu ou qui étaient décédées des suites
Et des dizaines de milliers de jolis bébés tout ronds et roses, nés depuis le début des
années soixante jusqu’au retrait du médicament original, sont devenus adultes et vivent sans
connaître le risque potentiel qu’ils encourent. Alors que Sarnant le subodorait depuis vingt
ans, qu’ils en avaient attendu cinq de plus avant de le substituer par un autre, et que
personne n’avait rien vu. Ou avait regardé ailleurs. Ou avait fait l’autruche.
Oh bien sûr, l’étude originale prête à plein d’interprétations et il ne sera pas aisé de
confirmer les pires craintes. Personne dans le corps médical ne nie que le cancer de
l’œsophage est avant tout lié à une mauvaise hygiène de vie, ce qui est bien commode comme
paravent contre des chiffres inquiétants appuyant de nouvelles explications. Mais des
courriers électroniques et des documents internes disent autre chose. Ils démontrent que
Sarnant a longtemps manœuvré pour dévier les projecteurs et soudoyé au moins un donneur
d’adieu, l’engrenage, le danger de se voir imbriquée dans cette affaire. Luc, ça pue ton truc,
puis ensuite je serai heureuse, parce que là, là vraiment, j’en ai plein mes fesses.
Elle rentre dans Gmail et crée une nouvelle adresse, dont elle espère n’avoir à se servir
que deux ou trois fois pas plus, delapartdelucmorel@gmail.com. Elle avait appris son nom de
famille lors de la venue de cet horrible policier, tout comme le nom du magazine pour lequel
il travaillait, alors après quelques minutes de recherche sur leur site web, elle déniche
l’adresse mail de contact de Claude Sarda, le nom mentionné par Luc dans sa lettre.
se retient de se mettre à danser comme elle aime, ce coulé désarticulé qu’elle affectionne, et
se dirige vers la salle de bains. Elle en ressort une demi-heure plus tard et décide de s’habiller
sans raison particulière comme une ado prête pour le grand samedi soir, une minijupe qui
nombril, les seins nus alors qu’elle s’était promise de ne plus le faire, des baskets immaculées.
Si je tombe sur Denis, c’est lui qui va les avaler, les moucherons.
Elle déniche un de ces locaux où l’on propose de l’internet à la minute, s’assied face à
un PC d’un autre siècle, écran à tube, Windows époque Nokia 3320. Elle se connecte à
Elle envoie un court message à Claude Sarda. « J’ai en ma possession le dossier que
Luc Morel aurait dû vous remettre l’année dernière, si vous êtes intéressé, répondez ici
même ». Elle ouvre une nouvelle fenêtre du navigateur pour rentrer dans Google Maps,
réponse lui parvient. « Qui êtes-vous ? », elle répond « Peu importe qui je suis. Êtes-vous
intéressé ? », la réponse arrive tellement vite qu’elle se croit sur WhatsApp, « Bordel, oui ! »,
elle lui envoie une invitation à se rencontrer, « Dans ce cas, rendez-vous à cette adresse à
quinze heures précises. J’y serai seule, faites pareil. Amenez un portable. Ne soyez pas en
retard, je coupe ». Elle colle la localisation du bar sous son texte, appuie sur envoi puis se
déconnecte.
Elle paye au comptoir et en profite pour acheter une clé USB, la plus grosse en vente,
car elle n’a aucune idée de l’espace disque que le dossier Sarnant occupe. Elle imagine un
grand nombre de documents scannés, alors autant ne pas lésiner sur la capacité du support.
Elle rentre chez elle. Copier l’intégralité du dossier sur un dispositif qui tiendrait dans
la paume de la main d’un bébé, un joli bébé tout rond et rose, prend moins d’une heure, pour
fermé, remettant à zéro son panier à linge, passant l’aspirateur, l’éponge, le plumeau, des
chiffons. Les vêtements, fraîchement étendus sur un tancarville qui l’accompagne depuis sa
première chambre d’étudiante, embaument tout son appartement. Elle aime cette odeur de
lessive plus que toute autre, exceptée celle qui naît des grosses gouttes d’orage martelant un
sol poussiéreux et chauffé à blanc par un soleil justicier. Denis sent-il bon ?
Elle lutte pour ne pas penser au dilemme qui la ronge, à ce duel où elle tient les armes
des deux côtés. Porter le deuil de Luc ou l’effacer de sa vie comme il le lui demande.
— Bonjour Sophie !
— Madame.
Béatrice a comme une impression de déjà-vu, elle se met sur ses gardes. Elle rappelle
à Sophie que ce soir elles ont rendez-vous pour dîner, elle est curieuse de connaître sa
définition du bonheur, ce qui n’est jamais arrivé parce qu’en général les gagnants ne lui
inspirent qu’une empathie toute professionnelle, en fait ils l’énervent. Sophie est surprise,
elle n’a pas l’impression d’avoir éveillé quoi que ce soit, elle avoue que si sa vie est sens
dessus dessous ce n’est pas pour les raisons auxquelles Béatrice pense, elle lui dit qu’elle est
à des années-lumière d’imaginer le boxon grandissant qui l’entoure et lui demande de ne pas
Sa voix se tord, elle se retient de pleurer de justesse. Elle voit ses pieds glisser tout
doucement sur un câble au-dessus d’un précipice dont on ne devine pas le fond. Béatrice, qui
s’était pourtant juré de ne plus s’inviter dans les affres de ses clients, lui parle délicatement :
de tout un tas de trucs de filles sauf de régime, on oubliera les cent millions
pour un temps.
faufiler sans encombre entre les merdes. Elle ravale ses larmes, s’excuse de s’être laissée
aller, refuse poliment l’invitation car elle est déjà prise, et lui demande si ce soir son mari
— Mon mari ? Quelle idée saugrenue. Sophie ma chérie, je peux vous appeler ma
chérie n’est-ce pas, les dîners avec les gagnants sont ma punition, j’adore me
faire du mal, qu’on me fouette avec des liasses de billets, comme dans les
réviser ses tables. Et vous, vous venez avec votre fiancé, amoureux, mari, petit
— C’est pas plus mal, les mecs sont chiants. Vous aimez la nourriture thaï ?
Sophie confirme mais prévient qu’elle n’est pas une grosse mangeuse, Béatrice lui
demande si elle peut se libérer dimanche soir pour rencontrer l’autre gagnant.
— Je n’ai rien de prévu, dites-lui que c’est ok pour moi. Il ne me fera pas de mal ?
croyez-moi.
Béatrice lui communique l’adresse et l’heure, Sophie lui fait des bises, elles
raccrochent. Il faut vraiment que j’arrête de pleurer à tout bout de champ et de parler comme
un charretier, fais donc comme les riches, ils causent chic et pleurent sec. Elle se change de
nouveau, et opte cette fois pour une tenue informelle, elle veut que le chef de la rédaction du
tee-shirt.
Elle marche de long en large dans son appartement, comme si elle le visitait pour la
première fois, poursuivie par les doutes, incapable de savoir si elle agit correctement ou si
elle perd la raison inconsciemment. Elle n’est pas habituée à être entourée de désordre, elle
voudrait que ça s’arrête. Luc, j’espère qu’il n’y a pas d’autres surprises, je suis si petite !
Elle se prépare un sandwich végétal en étalant sur du pain de mie aux céréales une
mayonnaise tellement blanche, légère et insipide qu’elle suppute que c’est le directeur de la
fabrique lui-même qui, le 2 janvier, The Egg Day, amène un unique œuf pour couvrir la
production annuelle, non sans avoir gobé le blanc auparavant. Elle l’imagine debout sur une
passerelle au-dessus d’une cuve géante, laissant tomber à l’intérieur la jolie sphère couleur
Elle y ajoute des rondelles de tomate et de radis, de la laitue, des têtes d’asperges, des
carottes râpées et du concombre, referme avec l’autre tranche, appuie fermement dessus et
le mange distraitement. Elle termine son déjeuner par une pêche blanche au-dessus de
l’évier, en veillant à ce que ça ne coule pas sur son chemisier. Elle se regarde dans la faïence,
Elle réchauffe le café et s’en sert une tasse. Du salon lui parviennent les premières
notes du morceau Jobseeker, de Sleaford Mods. Elle leur pardonne, à ce duo tellement vital,
l’usage d’un unique ordinateur en lieu et place de vrais instruments, la rage et le charisme
du chanteur lui suffisent. Un lyrisme abrasif, éructé avec hargne, qui donne ce souffle
bouffis de suffisance et des princes du Golfe aussi riches que triviaux. Elle a vu le duo en
concert l’année précédente, elle regrette de n’avoir personne pour partager des souvenirs
Vers 14 h 30, elle descend dans la rue, la clé USB au fond de la poche de son jean, un
La salle est petite, toutes les tables à l’intérieur sont occupées, elle n’avait pas prévu
ça. Il n’y a que dans les films qu’on peut se garer devant et trouver la meilleure table pour
protéger ses arrières. Jasonette Bourne de pacotille. Elle s’assied en terrasse. La température
monte de plusieurs crans. À 14 h 59 un homme pénètre dans le bar sans la regarder, cheveux
Il ressort quelques secondes plus tard, regarde au loin, consulte sa montre, fait
quelques pas nerveux. Il semble seul. Elle regarde aux alentours et ne voit personne de
louche, même si elle ne sait pas très bien à quoi ça ressemble. Elle l’interpelle après s’être
assurée qu’il ressemble aux photos de Claude Sarda qu’elle a vues sur Google Images.
côté d’elle alors que le serveur vient à leur rencontre. Ils commandent chacun un Vittel sans
— J’imagine que les présentations s’arrêtent là. Je respecte, sauf si c’est du flan.
D’autant que j’ai dû écourter une réunion très importante pour être ici à
l’heure.
ils ont tous cru aux thèses de la police et il veut savoir s’il faut envisager une autre histoire,
elle dit juste qu’elle fait la messagère post-mortem, lui le journaliste, sort la clé USB de sa
— Les laboratoires ?
Elle ne répond pas, un peu vexée qu’il connaisse et elle non. Il s’exécute. Une trentaine
de minutes défilent, pendant lesquelles elle ne bouge pratiquement pas, les bras croisés sur
son ventre, les yeux cachés derrière ses grandes lunettes noires, le regard perdu. Lorsqu’il
termine sa lecture, il la dévisage. Le sien est encore plus blanc qu’en arrivant.
— Et vous, vous allez devoir comprendre que je ne veux pas être mêlée à ça. Pour
faire court, j’ai eu une relation avec Luc quelques jours avant sa… mort.
Relation amoureuse pour être claire. Moi aussi j’ai cru aux thèses de la police,
je le connaissais si peu, je n’avais pas de raison de croire autre chose. Mais hier,
complètement par hasard, quelqu’un m’a fait douter. Luc était avec moi une
heure avant le drame. Il est parti pour un rendez-vous inattendu en pleine nuit,
il n’est jamais revenu. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il avait caché son
ordinateur chez moi, je ne l’ai retrouvé qu’hier. Tout est là dans cette clé.
Il la dévisage de nouveau longuement, son regard n’est pas plus amical, il lui dit qu’elle
pourrait avoir inventé cette histoire de toutes pièces, il veut du concret. Elle se fâche :
Il fait mine de regarder ailleurs, comme s’il n’était pas intéressé. Non mais je rêve il se
prend pour qui ce mec ! Elle lui demande s’il saurait reconnaître l’ordinateur de Luc, il
explique que les journalistes en vadrouille ont tous le même, un vieil Acer Aspire D260 car
le magazine souffre et n’a pas les moyens de rénover le parc, et que lorsque la police est
Elle le sort de son sac, l’installe sur la petite table ronde, l’allume, le tourne de façon à
ce qu’il ne puisse voir ni l’écran ni le clavier et introduit le mot de passe. Elle lui montre la
Il prend les commandes. Il voit les dossiers, toutes les enquêtes publiées. Il n’y a plus
de la chaise en fausse paille et ferme les yeux. Il parle d’un air las, dit que Luc faisait du bon
boulot, qu’il ne le voyait pas très souvent, son truc c’était les grands espaces, il aimait
Il lui prend une main et l’entoure des siennes, douces et chaudes, elle se laisse faire. Il
lui demande si elle a un prénom. Elle le regarde longuement, cherchant des signes de
malveillance, mais ne voit qu’un monsieur fatigué de lutter pour renouveler sa publication à
temps chaque semaine. Néanmoins elle souhaite encore garder ses distances.
— Pas bien. Et puis le dossier de Luc sur les banques ne nous a pas aidés, faut
bien le dire, elles nous ont lâchés. Aujourd’hui on parle avec des gens capables
mais vous savez ce que c’est, ils ont parfois des intérêts contraires à notre ligne
éditoriale et même si dans le contrat ça n’est pas écrit noir sur blanc, ça sent le
Elle se note de demander lundi aux gourous de la FDJ comment réaliser une donation
anonyme. Il l’interrompt dans ses pensées, lui demande qui d’autre est au courant. Elle va
pour dire que personne, c’était sans compter sur Cortazar, le policier. Là elle prend vraiment
peur. A-t-elle commis un délit en ne lui parlant pas de l’ordinateur, dont elle vient de
remettre le contenu à un magazine d’information qui tôt ou tard sortira le dossier à la une ?
Elle lui raconte d’abord la visite de l’inspecteur quinze mois auparavant, puis l’accident de
portière et enfin l’histoire de la serviette et son dîner de la veille. Claude se veut rassurant.
celle pour homicide, parce que Luc, il n’a pas trébuché. Moi je m’occupe de
Sarnant.
Sophie s’étonne, elle sait bien que la fin justifie les moyens, mais elle a du mal à croire
qu’une grosse société se risque à éliminer de la sorte un gêneur, elle penche pour la mano
negra du début, qui a dû prendre peur que son retournement de veste ne soit dévoilé. Elle
— C’est du bla-bla ?
— En principe non, tous les scandales révélés par le passé ont leur lot de sources
sera parvenue par courrier postal dans cette même clé. Je ne vous ai jamais
rencontrée. Mais je suis ravi de l’avoir fait, Luc avait bon goût. C’était un type
droit dans ses bottes, alors faites ce qu’il vous dit dans la lettre, tâchez de
Facile à dire, pense-t-elle. Elle veut savoir quoi dire à Cortazar, qui tôt ou tard fera le
lien entre leur histoire et l’article, il lui dit de ne surtout pas lui mentir et de lui demander de
l’appeler au magazine, il s’en chargera. Il ouvre son Filofax — un Filofax ! —, arrache une
feuille blanche sur laquelle il écrit son numéro de portable. Elle la glisse dans son jean.
— Trop tôt pour le dire, il faut que je lise tous les documents apportés pour
évaluer ce qui manque, s’il manque quelque chose, en général quand Luc livrait
un dossier, il était prêt à être publié. Donc en juillet sûrement, parce que août
n’est pas bon pour les ventes, sur la plage on n’a pas envie de trucs trop
avec vous, regardez la boîte mail au moins une fois par jour, s’il vous plaît. Et
Et souriez, bordel.
Ils se lèvent en même temps. Après un dernier regard par en-dessous, Sophie accepte
une longue étreinte. Claude aimerait avoir vingt ans de moins, alors qu’elle se contenterait
de quelques semaines de plus, pour voir la couverture. Elle imagine le titre : « Ont-ils
Et voilà, elle a fait sa partie du boulot, ça semble tellement simple. En quittant Claude,
elle laisse s’évaporer cette drôle d’euphorie liée à une situation qu’on ne voit que dans les
films. Elle croit ne pas s’en être mal tirée, mais maintenant elle se sent vidée.
Sur son mobile de nouveaux messages de Denis l’attendent. La table est réservée, elle
a du mal à y croire. Puis deux photos suivent, ça commence à faire beaucoup. Elle répond en
Il ressort pour aller déjeuner, sous un soleil qui s’est mis en tête de compenser un
s’en tenir à un horaire, d’avoir remisé les obligations au fond du placard, d’en avoir fini avec
les rituels imposés, un vrai privilège, le seul. Ça va même au-delà, pense-t-il, d’une plage
déserte, un livre de Don Winslow dans les mains et quelques bières dans un seau à glace,
Schweppes pour essayer, et une grosse tartine, pain de campagne, jambon cru, emmental
fondu, ce qu’on mange normalement au coin du feu, les skis plantés debout derrière la
fenêtre. Lundi je dégage le pain et le fromage, et je me fais un demi-kilo de Jabugo Pata Negra,
olé. Il se demande comment un cochon, qui mange un truc aussi lamentable que du gland,
pouvait provoquer un tel plaisir une fois occis, salé, lavé à l’eau tiède, séché dans la pénombre
au gré de vents circulant dans des salles vastes comme une cathédrale, puis mûri lentement
en cave naturelle.
Il prend une photo de son verre et l’envoie à Sophie, « Je ne connaissais pas, c’est pas
mal du tout ». Entretenir la flamme. Et puis il recommence l’opération avec son plat, « Et puis
ça colle nickel chrome avec ça ». Il pense tout le contraire mais il ne dira rien de négatif tant
Il regarde tout le monde et personne à la fois, il est absent, derrière ses lunettes
noires, toutes rondes. Le dernier qui lui avait dit que Lennon avait pratiquement les mêmes
séchait encore dans le grenier, un tee-shirt de Rotten rotant agrafé à même la peau. Des
normalement pourvus d’un goût si exquis en matière de musique, avaient pu donner leurs
faveurs à ces mecs-là, quand en face s’échinaient les Stones, les Who, les Kinks, les Pretty
Things, les Animals, les Yardbirds ou les Troggs. Incompréhensible, une singularité.
D’ailleurs ce n’est pas tant pour leur musique qu’il les abhorre. En petit comité, tout
petit, c’est à dire quand il est tout seul, il admet qu’il doit bien y avoir deux ou trois chansons
qui ne le font pas se jeter par la fenêtre, même s’il ne se souvient jamais desquelles. Non, ce
qui le met vraiment de mauvaise humeur, c’est le côté quasi institutionnel de la pâmoison
générale. On a même ajouté une annexe à la Constitution de 1958, il la connaît par cœur :
« Titre XVI : Des Beatles, Article 90-1 Tu aimeras, que dis-je, tu vénéreras, les Beatles, Article
90-2, Même si t’aimes pas, t’aimes quand même, fais pas chier, Article 90-3 Tu diras pas de
mal des Beatles, même si l’envie t’en démange veux-tu te taire citoyen malfaisant, Article 90-
Il ricane, des fois il s’aime bien. D’ailleurs, ça marche aussi avec Queen.
Il pense à Jeff Bezos, qui a dû convoquer une réunion d’urgence avec ses têtes
pensantes, enfin juste une, la sienne, afin de savoir pourquoi le froggy n’est pas sur le pont
comme d’habitude à vendre son huile d’olive, ses produits naturels, ses réveille-matin aux
couleurs du PSG, ses moteurs de porte de garage et ses parfums. Denis l’imagine trônant au
centre d’une Étoile noire barrée du sourire en forme de flèche orange, en rotation autour de
volet : « Envoyez les drones renifleurs, c’est louche, il manigance quelque chose ce gars-là ».
Ah Jeff si tu savais… Ah oui, parce que maintenant je te tutoie, c’est fini les courbettes. À
Fête des Mères ou Noël et que les ventes augmentaient. Le plus malin de tous, à réduire au
maximum la rentabilité d’Amazon depuis le départ, contre l’avis indigné de son conseil
d’administration. Tuer la concurrence dans l’œuf, tout réinvestir dans la plateforme, lancer
de nouvelles activités de plus en plus lucratives, physiques ou dans les nuages, tel est son
plan de route. En le suivant à la lettre, sûr de lui, il a converti sa bibliothèque en ligne en une
gigantesque machine parfaitement huilée pour faire de plus en plus de cash et repeindre la
Aujourd’hui il a détrôné tout le monde dans la liste des patrons 2.0 que Denis déteste.
Du haut des douze pour cent qu’il possède encore de son empire naissant, malgré les
multiples tours de table réalisés auprès d’investisseurs qui payent chaque année un peu plus
cher le droit de s’asseoir à sa table et faire la fête, Jeff Bezos est en train de reléguer les autres
GAFEUX au rang de pâles smicards, avec une fortune qui dépassera le billion dans un peu
À quoi bon ? Moi j’en ai huit et je sais même pas quoi en foutre ! Et de toute façon je veux
Il finit le Martini et son café en même temps, paye, et décide d’aller rendre visite à sa
buraliste bien-aimée.
est en train de déballer des caisses de cartouches tueuses. Il ne lui laisse pas le temps d’en
appeler à Jésus, Marie et tous les saints de la planète, il lui fait shhhh avec son index devant
les lèvres et en profite pour faire le plein de cow-boys malfaisants. Elle demande au serveur
de la remplacer, « je reviens dans dix minutes, un truc urgent à voir avec un fournisseur ».
Fournisseur de quoi, il ne le sait pas encore. Ils ressortent et s’installent à une autre terrasse.
Il la remercie pour sa discrétion et coupe court à la question usuelle en disant qu’il voudrait
bien être original et faire la tirade du siècle, mais à cette heure il n’a toujours pas assimilé et
— Vous me vexez.
Il lui tend la carte de l’agence de voyages et lui explique que tout est organisé, qu’ils
n’ont plus qu’à choisir leurs dates. Elle boit chacun de ses mots en les enregistrant à peine et
le regarde en papillonnant des yeux, comme si Viggo Mortensen en petite tenue l’avait invitée
— Je vous enverrai un selfie, nue sur le sable, offerte aux algues ou au plagiste,
Il n’ose pas regarder son corps, mais le souvenir qu’il a d’elle, debout derrière son
comptoir puis à ses côtés lorsqu’elle s’était approchée pour l’aider dans son tirage, l’amène
à penser qu’un petit billet glissé sur le plateau du mojito devrait aider à ce que le type en
charge des serviettes de bain ne soit pas trop regardant sur le sujet.
toujours une petite pause à l’appartement au-dessus du bar pendant que mon
Ça met Denis mal à l’aise. Il n’est pas bégueule, lui aussi aime à rire gras sur des sujets
graveleux, pas de problème, mais là il fait le compte, et il a beau retourner le problème dans
tous les sens, il en arrive à une équation dont il redoute qu’elle ne se vérifie jour après jour :
— Je sais ce que vous pensez, que je vous propose ça à cause de vos millions. Vous
vous trompez, jeune homme, quand je vous ai vu entrer mardi soir, j’ai tout de
suite eu des envies… charnelles. Vous seriez moins rabat-joie, vous auriez eu
double jackpot. Cela étant, que ça vous serve d’entraînement, des propositions
Il ne sait plus où se mettre, il s’attendait à tout sauf à ça. Du coup il jette un œil un peu
plus bas et constate l’étendue des dégâts, elle a vraiment une énorme poitrine. C’est quand
— Solange… Prenez pas ça mal, ce serait avec plaisir, je suis pas plus crétin qu’un
Elle le regarde avec un petit sourire, il y lit un désir ardent de lui arracher quelque
chose, des râles ou ses testicules, il n’est pas très sûr. Elle rompt le silence en lui rappelant
qu’elle a un trou de la sécu à agrandir, il l’invite à ne pas tarder pour le voyage, avant qu’il ne
dépense tout. Elle s’inquiète de savoir si au moins monsieur Sainte-Nitouche viendra la voir
à son retour pour un après-midi diapo, il promet, jure, croix-de-boise et croix-de-ferise, s’il
ment il ira en enfer. Elle lui souhaite que ses portes ne s’ouvrent pas sous ses pieds.
Une courte étreinte, un dernier merci échangé au même moment, il s’attend à une
petite larme mais c’est une remarque acerbe qui le prend par surprise :
— C’est mon pistolet, faut que je puisse me défendre contre les cerbères.
— Z’êtes sûr que vous voulez pas que je lui vide son chargeur et lui nettoie son
fût ?
— Solange !
À peine rentré chez lui, il se jette sous une douche froide. Ranger le magnum dans le
holster, oublier le désir ressenti, un truc purement physique, mécanique, vider le barillet. Le
désert sexuel dans lequel il avance depuis plus de deux ans le taraude. Sophie, j’espère que je
aller, tous les poils de son corps au garde-à-vous. Suivent le frénétique Omar Souleyman, les
Cheb Khaled, avant qu’il ne soit devenu super chiant. Il est drôlement fier de l’avoir vu en
concert à la fin des années quatre-vingt, à l’époque de Kutché, l’album enregistré avec son
pote Safy Boutella. Quelques centaines de personnes pas plus, il était l’un des rares non
En fait ça fait des années qu’il a remisé ses a priori et s’est mis à piocher dans tous les
continents. Un oud vaut bien une Fender Stratocaster, un djembé une caisse claire, un
santour un Roland, l’important c’est de leur arracher des larmes d’émotion, une à une. Autant
Il se serait bien assoupi, ivre de mélopées intemporelles, mais son mobile le ramène
au XXIe siècle, et le redépose en plein milieu de Paris. Il hésite à regarder l’écran. Un vendredi,
alors que le monde du business est en train de plier bagage pour le week-end, il n’entrevoit
La vache ! C’est Sophie, ça l’électrise, il veut bien être paratonnerre de mille éclairs
que la belle enverrait. Pourtant c’est un peu une douche froide. « Bonjour Denis, OK pour la
réservation ! ». Il s’inquiète de ce manque certain d’enthousiasme. J’ai quand même chopé une
répondre, il pourrait aggraver son cas. Pourquoi scier la branche sur laquelle il est, pour une
fois c’est la canopée qu’il contemple, pas la mousse sur les racines.
Il décide d’aller voir sa voiture, il n’attend pas de miracle, juste vérifier qu’elle est
toujours là. Pire qu’il n’imaginait. Aux déjections aviaires est venue s’ajouter une couche de
poussière poisseuse. Quelqu’un a écrit « sale » sur le capot avec son doigt, un autre a ajouté
profite que personne ne regarde pour s’installer au volant et mettre le contact, tout s’allume.
Il tourne un peu plus la clef, le moteur se met à ronronner doucement, il appuie sur la
commande du jet d’eau mousseuse pour le pare-brise, actionne les essuie-glaces, une
nouveau dans l’habitacle, il démarre et la conduit jusqu’à une station-service avec laverie
automatique où il achète deux jetons, les plus chers, avec la cire qui va bien.
Les gros rouleaux sont à la peine. Après deux passages, pendant lesquels il n’a pu
résister et a envoyé à sa Fée la photo de son pare-brise couvert de mousse blanche, la voiture
a retrouvé sa couleur noire, mais il lui faudrait un marteau-piqueur pour éliminer les restes
de la fête à Neu-Neu chez les pigeons. L’amende a disparu. Plutôt que de retourner se garer,
intégralement. Il ajoute qu’il n’est pas pressé, mais qu’à son retour il aimerait qu’elle paraisse
plus neuve qu’au sortir de l’usine, qu’il change tout ce qui est à changer, même le tapis de sol,
troué là où il pose son talon pour accélérer. Le monde de l’automobile lui est hermétique, il
Deux heures après, il est chez Pierre, la salle est comble. Gwenaëlle lui fait la bise
comme chaque jour, pas de lumière spéciale dans les yeux, elle ne semble pas au courant du
salle.
Une demi-heure s’écoule, trois verres et deux cigarettes fumées sur le trottoir, avant
qu’il ne puisse s’installer à une table, curieusement celle de tous les jours. Pendant qu’il
patientait au bar, il avait frôlé l’infarctus lorsqu’au journal télévisé ils avaient parlé des
gagnants de la super cagnotte, Béatrice face aux caméras, avec son sourire des grands jours,
que lui trouve ravageur, expliquant que les deux heureux élus se sont identifiés mais qu’elle
n’en dira pas plus. Que oui, ce sont des gens normaux, parisiens, chacun avec des soucis que
la chance devrait polir, elle le leur souhaite. Elle ajoute qu’ils ne se connaissent pas mais qu’ils
Cette histoire l’assombrit. À aucun moment depuis mardi il n’a imaginé que son nom
puisse être divulgué dans les médias, révélant à la France entière qui il est, voire pire, où il
habite. Pas besoin de compte Facebook pour avoir des milliers d’amis qu’il ne connaît pas, ce
serait un défilé constant. Il appelle Béatrice, qui ne répond pas. Il reçoit un WhatsApp
quelques minutes plus tard : « Je suis avec votre gagnante, ce ne serait pas poli de répondre
complètement par hasard, ça m’a préoccupé, la FDJ saura se taire n’est-ce pas ? ». Une
dernière réponse : « Gru, dînez en paix. Dimanche soir vous allez être surpris ».
Surpris ? Par quoi ? Il n’en a aucune idée, mais connaissant Béatrice et son humour
corrosif, il n’augure rien de bon. La barbe, j’aurais jamais dû accepter, fuck ! Pierre le sort de
sa réflexion en lui servant le confit, les petites patates et une salade verte.
Il est navré de voir qu’il est venu sans Sophie, il avait même mis un tablier immaculé
pour l’occasion, mais Denis lui explique qu’il ne la voit que demain, au Jules Verne, après
avoir fait jouer la fibre et obtenu une table en se faufilant in extremis devant des dizaines de
— T’es fou, demain soir je vais avoir besoin de tout le crédit de chance qu’il me
reste.
Pierre retourne en salle en levant les yeux au ciel, comme pour marquer son
désaccord. Le plat est délicieux, mais la faim n’y est pas. Et si demain soir je foire
tout ? Aussitôt entrée dans ma vie, aussitôt ressortie ? Comment on fait pour se remettre d’une
histoire pareille ? Il finit tout pour ne pas vexer son ami, mais refuse de prendre un dessert,
— Et ta sœur elle est tardive ? Dis-toi bien, grosse patate, que si ta Sophie a
accepté, c’est parce qu’elle aussi a envie, c’est pas comme si tu l’avais obligée
hein, et elle a sûrement autant les chocottes que toi de raconter des conneries
Denis raconte tout par saccades, dès que Pierre a un peu de temps pour s’asseoir,
pendant que les derniers clients quittent le restaurant deux par deux. L’accrochage mardi
inespérée, mais il tait la dernière réponse de sa Fée. La salle s’est vidée en un rien de temps,
bien que la carte offre une super eau-de-vie de poire, mais une prune est si vite arrivée, avec
cette chaleur personne ne se risque à un retrait de permis juste avant les vacances.
provoqué la moitié de la chose. En tout cas c’est une drôle d’histoire, très
cochon.
— C’est vrai que sur le papier y a une couche d’improbabilité assez épaisse.
Gwenaëlle vient s’asseoir à son tour, elle demande de quoi ils parlent, son mari lui
explique que Denis est amoureux et que demain c’est le grand soir. Elle fait « ooooooooh »,
puis se lève avec ce sourire qui fait autant pour la fidélité de leurs clients que la cuisine de
— Comment elle s’appelle, elle a quel âge, tu l’as rencontrée où, quand, elle est
comment, elle écoute quoi comme zik, elle fait quoi dans la vie, tu l’invites où,
Elle bute sur le mot trottoir, il s’indigne, précise dans la rue, par hasard. Elle se trompe
en lui souhaitant de profiter de ce hasard car ça n’arrive jamais deux fois dans la même
journée, mais personne ne la reprend. Elle espère qu’il fera un selfie depuis tout en haut,
mais sans trop se pencher parce qu’elle veut connaître la suite et être la marraine du premier.
Denis regarde Pierre en souriant, lui dit qu’il n’a sûrement pas une vie facile.
Gwenaëlle lui donne un coup de torchon avec un air faussement indigné, lâche un « les
mecs vous comprenez rien aux filles ! », puis retourne derrière le bar. Denis dit à Pierre que
dès lundi ils reparleront du plan A, la politique fiscale sur les donations rend impossible
Pierre lui demande s’il a besoin de sous pour demain soir, une voiture propre, un
costard présentable, des pastilles. Denis ne sait pas de quoi il parle, Pierre se met à siffloter
— Ha ! J’en sais rien ! En fait pour un premier rendez-vous, j’aimerais autant juste
Denis décide de rentrer chez lui en marchant, la nuit est si belle, que sont six
Elle rentre à pied depuis République, marcher et s’aérer la tête, passer à autre chose,
là maintenant, urgemment. Chaque pas qu’elle fait est une petite victoire, s’éloigner au plus
vite du vortex, retrouver son équilibre et reprendre le contrôle de sa vie, colmater les
brèches, faire des choses simples. Elle veut juste que ce soit fini, que plus jamais on ne la
sollicite de cette manière. Elle se dit qu’elle changera de canapé, sans interstice au-dessus du
sol, qu’on ne l’y reprendra plus. Sur la fin elle bifurque vers le parc.
Arsène est là, bien sûr. Les pigeons aussi, quelques marguerites, les arbres immobiles,
le banc. Elle s’assied à ses côtés, les deux gardent le silence. Elle regarde plusieurs fois vers
les grilles de l’entrée et ne voit personne faisant le pied de grue, quelqu’un qui l’aurait suivie
— Quid pro quo, Arsène Lecter. Si vous voulez savoir ce qu’il en est, racontez-moi
Il se doutait bien qu’à un moment ou à un autre elle allait mettre ça dans la balance. Il
demande ce qui se passerait s’il ne lui raconte pas, elle apprendra à jouer aux échecs.
Arsène pense quelle peste ! Il a rêvé d’elle toute la nuit. Oh non, rien de charnel, sa
libido est morte le jour où il a franchi les grilles la première fois. Quand il en est ressorti, il
n’avait ni l’âge ni l’envie d’aller voir une prostituée, il ne se souvenait même plus ce qu’était
une femme. Il est juste touché par celle-ci, forte et sensible, qui semble s’accommoder de sa
solitude et ne rien demander à personne. Sa douceur, sa fraîcheur, quelques fois des éclairs
— Je demande peu.
— C’est vite dit, en ce qui me concerne. Jamais je n’ai remis ça sur le tapis, ça
Quelle peste ?? Une emmerdeuse oui ! Il se renfrogne, les bras croisés sur les côtes, les
jambes étirées devant lui, comme pour dire aux pigeons, quant à vous, me faites pas chier ou
Il s’assied mieux, croise les bras sur la poitrine, rumine un long moment en regardant
« Je suis né un peu avant la dernière guerre, peu importe l‘année, dans une banlieue
sans charme ni éclat. À l’époque aller à Paris c’était une aventure, aujourd’hui on y est en dix
minutes. Mère instit, père mort dès le début de la guerre, pas d’autres frères et sœurs.
Scolarité normale, collectionneur de « pourrait mieux faire ». En fait je détestais ça, je n’avais
qu’une seule idée en tête, partir sur un bateau marchand, traverser les océans, voir le monde,
je voulais sentir le soleil me tanner la peau sous toutes les latitudes. Je passais les dimanches
faisais glisser des embarcations de toutes sortes que je construisais moi-même. Une fois j’ai
même réussi à fabriquer un bateau propulsé par une roue à aube actionnée avec un élastique,
il a filé à toute allure pendant dix mètres avant de se démantibuler et de sombrer. Un peu
un village à l’autre bout de la terre, une paillasse au bord de l’eau turquoise. Attraper des
poissons à la main, les faire griller avec les potes, même l’eau de pluie aurait meilleur goût
que celle de mon robinet. Mais je trouvais que ma mère avait suffisamment souffert comme
ça d’être séparée de son homme, si jeune, alors je suis allé jusqu’au bout. Elle m’a transmis
le goût des lettres et du parler clair, pas comme ces petites gouapes à deux sous qui parfois
me regardent comme si je représentais une menace pour allez savoir quoi, je ne comprends
pas un traître mot de ce qu’ils me disent, j’aimerais qu’ils rencontrent mes potes de cellules,
Après le bac, elle m’a envoyé à la Sorbonne. Elle n’avait pas une grande ambition pour
son fils, que je prenne le témoin de l’enseignement lui suffisait. Avant, on devenait instit grâce
aux sacrifices de parents pratiquement en bardes, du coup ceux qui y parvenaient avaient
une pression supplémentaire sur les épaules, celle de ne pas voir leurs rejetons
redégringoler l’échelle. Ma grand-mère parlait à peine français, elle avait émigré de Provence
Au début j’ai fait illusion, les deux premières années. Mais Paris me semblait tellement
belle. Et festive. C’était toujours la fête, avec un verre de vin on refaisait le monde dans des
là, parfois une invitation chez des étudiantes nées du bon côté. J’étais beau gosse, je
m’exprimais bien, je plaisais aux filles, je finissais souvent dans leur lit. C’est là que je me suis
aperçu que j’attirais encore plus leurs mères. Des bourgeoises joliment conservées en pot,
qui ne voulaient pas flétrir sans frémir une dernière fois. Je ne sais pas si elles se passaient
le mot, mais pendant plusieurs années j’ai toujours eu une bienfaitrice, à qui je vendais la
dure vie de poète maudit, même si elles n’étaient pas dupes. En échange de mon ardeur au
lit, j’avais droit à des cageots de légumes, des cartons de charcuterie, des paniers de fruits,
donnaient sans rechigner, avec un coquin tu vas me ruiner et en glissant leur main dans mon
pantalon pour une dernière galipette. C’était la belle vie, j’avais arrêté les études, de temps
en temps je prenais un petit boulot de coursier pour arrondir les fins de mois, je vivais la
Puis est arrivée la musique du diable, en direct des Amériques. Ça a été une explosion.
J’étais tous les soirs dehors, je ne me réveillais jamais dans le même lit et j’étais royalement
entretenu par une cohorte de jeunes filles et leurs mamans. Quand les forces flanchaient, un
vend souvent cette époque comme celle des sourires béats et des rires insouciants, mais la
Vers la fin des années cinquante, le seul golf miniature couvert de Paris, transformé
en thé dansant durant un temps, est devenu par le plus grand des hasards le temple de la
musique de jeunes qui ne juraient plus que par Elvis Presley et Gene Vincent, le Golf-Drouot,
pas d’ambition artistique, je restais dans le public, j’étais même là le jour où la salle a
officiellement lancé le Tremplin du vendredi soir, en 1962, avec Annie Cordy et Luis Mariano
en parrains.
qu’éternellement, il y aura dans nos yeux, tout le ciel bleu ». Mais un jour ça s’est tordu,
bêtement, sans prévenir. Un petit matin d’hiver, il faisait encore nuit, je venais de sortir de
chez une femme qui me donnait gîte et couvert lorsque son mari était absent. Je venais de
parcourir une vingtaine de mètres, pas rasé, hagard, les yeux injectés, épuisé par une longue
nuit d’alcool, de drogue et de sexe, elle est descendue elle aussi dans la rue, a couru derrière
moi avec son sac à main, elle voulait juste me donner un peu d’argent, pour mon petit
déjeuner. À ce moment-là, d’une porte cochère à côté de nous a surgi un type, très nerveux,
il nous a menacés de son couteau pour rafler le sac. Christine, elle s’appelait comme ça, a
voulu faire l’héroïne, inconsciente du danger, dans son monde ces choses-là n’arrivaient pas.
S’en est suivi une bousculade, la lame a tailladé tout son bas-ventre et le type a détalé pour
disparaître.
Je suis resté là, complètement paralysé, à la regarder se vider de son sang sur la
chaussée, j’avais encore toutes ces vapeurs d’alcool qui m’empêchaient de réagir. Elle aussi
me regardait, aucun son ne sortait de sa gorge, tandis que ses yeux étaient remplis d’effroi,
puis ils se sont éteints. Peut-être une minute ou deux après, j’ai ramassé le couteau et le sac,
c’est idiot, j’ai refait ce simple geste des millions de fois depuis. Pourquoi me suis-je penché
pour m’en saisir ? Cette question m’obsède, je n’avais nullement l’intention de m’enfuir ou
d’après, arrivait une 404 de la police. Christine était déjà probablement morte.
Son mari était magistrat, j’avais tout contre moi. Je n’avais jamais commis le moindre
larcin, si on enlève les pommes chez le primeur qui le savait très bien et regardait ailleurs,
mais j’avais une réputation un peu sulfureuse de profiteur qui vivait aux basques de tout le
genre féminin que je croisais sur mon chemin. Quelques-uns avaient le souvenir d’un type
qui pouvait devenir agressif en fin de nuit, sous l’emprise des stupéfiants.
On m’a emmené au poste dans une estafette, et lorsque j’ai repris mes esprits, il était
trop tard. Je hurlais mon innocence mais personne ne me croyait, ma mère n’est même pas
venue me voir lors du procès. L’avocat commis d’office m’a défendu mollement, évitant de
continuais de réclamer un nouveau procès, une enquête plus approfondie et moins partiale,
une étude des empreintes sur le couteau non bâclée, mais la justice faisait corps autour de
leur représentant endeuillé et est restée sourde. J’ai abandonné et me suis résigné, même à
dehors, mais je ne voulais pas mourir là-bas. Entre temps, le frère de ma mère est décédé,
comme il n’avait pas d’enfant et que sa sœur était morte elle aussi, vingt ans auparavant,
probablement de chagrin et de honte pour le crime commis par son fils, j’ai hérité de ses
biens. Oui, même en tant que prisonnier on conserve quelques droits, dont celui d’hériter,
restaurer des pellicules. Pourtant j’ai une retraite misérable, à cause du mode de calcul basé
sur le taux horaire, qui est plus que dérisoire en prison. Des grands groupes et des
entreprises d’État nous utilisent pour moins cher qu’au Bengladesh, tout le monde s’en
contrefiche, rares sont ceux qui défendent les intérêts de personnes qui, dans leur majorité,
n’ont eu que ce qu’elles méritent. Mais j’ai eu de la chance, cet oncle, en plus du petit
appartement que j’occupe, avait économisé un petit pécule. Au contraire de ma mère, qui elle
s’était défaite de ses maigres biens du temps de son vivant pour ne rien me laisser.
temps on voyait des films à l’intérieur, personne, personne, ne s’imagine le choc que ça
représente de retrouver la rue trente-deux ans après. C’est comme si des extraterrestres
vous emmenaient sur leur planète, vous ne reconnaissez rien, n’avez plus aucune référence,
même le langage a changé. Tout vous semble sale, bruyant, frénétique, un rien vous effraie.
La première fois que je suis entré dans un café, lorsque le garçon est venu encaisser, je lui ai
demandé la permission d’aller aux toilettes. Il m’a regardé comme si j’étais fou. Peut-être le
suis-je un peu.
Je ne me suis pas refait d’amis, ne suis entré en contact avec personne, à quoi bon,
pour tout le monde, je suis mort. Je suis seul depuis bientôt vingt ans. Avant notre rencontre
d’hier, chaque minute qui passait, je regrettais d’être sorti de prison. J’ai dû apprendre
quelques gestes essentiels et enrichir de quelques mots nouveaux mon vocabulaire figé à
l’intérieur de la prison. Pourquoi je n’ai pas mis fin à mes jours avant ? Arsène le couard. Mais
vous savez ? Aujourd’hui, vous êtes assise là, attentive, de nouveau à mes côtés après me
croyais possible de recevoir. Alors, oui, je sais que ça a valu la peine et que je m’en irai
heureux. »
Sophie, dont la gorge se serrait à mesure qu’il avançait dans son récit, se met à pleurer
qu’elle fait là, elle n’est pas forte à ce point-là, alors elle lui prend la main, juste ce geste, si
Il retire sa main, lui passe maladroitement le bras autour des épaules et la serre tout
contre lui. Un demi-siècle qu’il n’a pas fait ce geste, sentir contre soi le corps délicat d’une
jeune femme, humer ses doux arômes. Les souvenirs remontent, il les balaye, ils ne sont
jamais agréables.
— Sophie, séchez ces larmes, c’est oublié, pardonné non, mais oublié, enfoui. Et
puis tout ça n’aura de sens que si je vous vois sourire. Faut nous trouver un
amoureux hein ?!
Elle se lève doucement, fait quelques pas comme si de rien n’était, et envoie
valdinguer un pigeon d’un coup de pied rageur, aussi vif qu’inattendu. Une plume reste
Venez, je vous emmène à un autre endroit avec des moineaux, ils sont bien plus
mignons.
Il a l’air étonné, mais accepte avec joie de voir sa routine malmenée. Il n’est pas
inquiet, il sait que Sophie ne va pas se dérober, savoir ce qu’il est advenu de la mallette n’est
qu’une question de minutes. Elle attrape son bras et ils se mettent à marcher ensemble dans
la rue. Il avance avec une grande souplesse, elle l’imagine parcourant des milliers de
kilomètres dans la cour de prison, jour après jour, au pas ou trottinant. Il a vraiment dû être
d’évènements qui ne le sont pas. Il souhaite boire ce qu’elle lui avait préparé la veille chez
elle, alors elle commande deux Martini Schweppes au serveur, passablement travaillé par la
succession d’hommes avec lesquels elle s’affiche depuis deux jours, alors que jusqu’à présent
elle venait seule. Un quinqua crétin, un gay bedonnant et un vieillard souriant, et moi quoi !!!`
Elle raconte les dernières vingt-quatre heures depuis sa visite chez elle. Elle prend du
mots simples qu’il puisse assimiler. Oh bien sûr il en voit plein, partout, mais il les compare
aux sacs des filles, il comprend bien qu’elles y mettent la moitié de leur vie mais il n’a aucune
idée de comment elles retrouvent quoi que ce soit dedans, ni grâce à quelle logique. Mais il
ne veut pas l’interrompre, il lui demande de continuer, tant de révolutions se sont succédées
sûrement très bien expliqué, il finira bien par lire le dossier. Ce qu’il n’aime pas c’est la partie
— Jeune fille, vous n’auriez pas dû y aller seule, on ne sait jamais, même si on
dirait que vous avez fait ça toute votre vie. Cette histoire est incroyable,
j’aurais appelé au fou si quelqu’un m’avait dit qu’un jour j’aiderais la justice à
Elle pense un instant à Béatrice, puis au dîner de demain. Elle compte sur Denis pour
passer un moment normal, oh oui, normal. Un homme et une femme, un truc simple avec
juste ce qu’il faut de tension et d’électricité, de rires et d’anecdotes légères. Voir ses mains
manquant de provoquer mille désastres entre des verres en cristal et des couverts en argent,
en imaginer une dans la sienne pendant qu’ils contemplent Paris depuis tout là-haut, ces
millions de petites lumières éclairant autant d’histoires de gens sereins ou inquiets, heureux
— Oh…
En prison, la seule date qu’on célèbre c’est celle de la libération, et encore, avec une
plutôt tendance à le maudire. Et depuis qu’il est dehors, qui allait le lui souhaiter ? Elle insiste
— Ho mais lala ! Vous comptez m’attacher à la chaise avec une lampe braquée
Il la regarde en coin. Elle va donc revenir demain pour le voir. Et lui offrir quelque
chose. Depuis combien de temps n’a-t-il pas eu les yeux rouges ? Sophie lui épargne de se
donner en spectacle.
— Arsène, c’est mon cadeau pour votre anniversaire, comptez pas que je vous en
— Alors ce sera mon cadeau de dans un an et plusieurs mois. Je m’en vais, ce soir
— Avec un amoureux ?
— Non. Ça c’est demain soir. Et dimanche soir j’en ai encore un, de dîner. Trois de
suite, ça ne m’est jamais arrivé. De toute façon rien de ce qui m’arrive depuis
Il est tout décontenancé par cette jeune femme qui entre dans sa vie finissante avec
une assurance et une fulgurance qui lui gonflent le cœur. Il se lève en même temps qu’elle, la
prend par le haut des bras et l’embrasse sur la joue, gêné par cette multitude de boucles qui
envahissent son visage. Il s’est tassé sous les coups et avec l’âge, pourtant il la dépasse encore
largement. Il met en garde la Terre entière, que personne ne lui fasse de mal, il prévoit les
pires vengeances, précise que lui n’a plus l’âge de filer des torgnoles mais qu’il a des amitiés
— Merci Arsène, je prends note. Au fait, rasez-vous donc tous les jours, vous
seriez bien plus beau. Et votre Cologne là, ça va pas le faire, on ira aussi au
rayon parfums.
Il est dépassé par les événements mais tient à l’inviter, sort un petit porte-monnaie
en forme de chalet suisse trouvé aux puces, en souvenir d’un codétenu qui faisait le passeur
de valises d’argent à la frontière gallo-helvète et qui lui racontait les alpages, les vertes
vallées, les vaches à grosses cloches, l’air pur, la neige les matins de Noël et les petits bouts
de pain dans la fondue. Dedans s’y mêlent des euros et des vieilles pièces libellées en francs,
ce qui complique sa tâche. Elle l’invite à s’en défaire, il explique que ce sont les pièces qu’il
avait sur lui le jour du drame, qu’il ne s’est jamais résigné à les jeter.
Elle s’en saisit d’une de cinq francs, une ancienne, avec une grosse teneur en argent,
Chez elle, elle a un regard tendre pour son lit, elle se sent épuisée, elle s’y mettrait là
maintenant, elle ferait des rêves agités. Elle abandonne l’idée en prenant une longue douche
fraîche, au son de Prefab Sprout. Elle ne sait pas lequel de ces deux bienfaits bénis des dieux
Elle hésite sur la tenue à mettre, Béatrice n’a pas précisé s’il fallait faire un effort. Elle
y serait bien allée telle qu’elle s’était présentée devant Claude, jean et chemise, mais il a été
question d’un chouette endroit lors de sa conversation téléphonique. Au hasard, elle sort une
robe noire en lycra qui descend un peu au-dessus des genoux, épaules dénudées, basique et
un brin sexy, puis un chemisier en soie blanc cassé, dégotte un petit sac de la même couleur
et sort des sandales à fines lanières noires. Elle s’habillera juste avant de partir.
Elle s’affale dans le sofa, et essaye de se concentrer sur le seul sujet qui aurait dû la
préoccuper un peu, voire beaucoup, depuis mardi soir, je vais faire quoi avec cent millions
d’euros ? Elle se demande si elle souhaite rester à Paris, avant de réaliser qu’avec cette
montagne d’argent elle peut s’acheter un pied-à-terre dans des dizaines de villes. Que
connaît-elle du monde ? Elle a peu voyagé, Londres et Rome après ses études, et Majorque,
où elle avait découvert l’énergie atomique dans un verre de jus d’orange. Elle aimerait bien
privilège ce n’est pas la taille de la propriété, mais la distance avec les premiers voisins.
Denis passe sa tête, connexion Bluetooth pour faire exploser les Dead Kennedys depuis son
mobile, mais elle est incapable de mettre une marque ou un modèle sur ses envies, elle n’y
Et quoi d’autre ? Quel désastre, pense-t-elle, tout cet argent et aucune idée de quoi en
faire. Elle imagine que ça viendra avec le temps. Elle ajoute une jolie montre à sa courte liste,
puis un gros sac Bottega Veneta en cuir tressé marron chocolat, qu’elle trouve tellement
Elle doit aussi aller voir ses parents, pourquoi les faire attendre plus longtemps, elle
leur donnera tous les sous qu’ils voudront. Et Arsène aura sa part, qu’il achète du pain
Poilâne pour ses pigeons s’il veut. Elle l’enverra six mois naviguer sur les océans et respirer
enfin les odeurs de mille ports. Et Marta, sa chérie qu’elle aime, un appart avec vue sur mer
et un gros paquet de pognon, qu’elle pétille de vie jusqu’à la fin de ses jours. Et Denis ? Je lui
dis quoi à Denis ? Elle n’avait pas pensé à ça, toutes les complications à venir, ça la refroidit.
Et le magazine, elle l’aidera, le soutiendra le temps qu’il remonte la pente. Elle a bien
aimé ce Claude Sarda, là, son obstination, sa droiture, et puis elle n’est pas contre apprendre
à pêcher le temps d’un week-end, si c’est elle qui met la musique. Et s’il cesse de dire bordel.
Qui d’autre ? Des ONG, plein, et des refuges pour animaux, et tous ces gens qui luttent
dans l’anonymat pour de nobles causes, tout ce qu’elle ne sait pas faire. Bon moi je m’occupe
compte, ce sont des vacances. Elle se reconnecte, lance de nouvelles recherches, mais revient
Elle est hypnotisée par Grande Sœur, la petite île privée qui appartient au Château de
Feuilles, c’est bien au-delà du paradis. En regardant des photos et quelques vidéos postées
sur YouTube, elle se fait une idée assez précise de l’endroit. Il faut arriver côté face, où
accoste le bateau de l’hôtel, descendre dans l’eau à vingt-huit degrés jusqu’aux genoux, au
milieu de poissons de mille couleurs et reflets nacrés, longer une table en bois sous une
paillotte puis une petite maison où résident les gardiens de l’île, traverser un joli bosquet
parsemé de palmiers et d’arbres dont elle ne connaît pas les noms en marchant sur une
pelouse plus verte que dans un jardin anglais, et enfin déboucher en plein éden. Le contraste
vert blanc bleu est saisissant, éblouissant, deux cents mètres de plage pour elle toute seule,
fermée par d’énormes blocs de granit poli, des vagues énormes, presque effrayantes. Et si
par mégarde d’autres clients avaient décidé de faire l’excursion, elle aurait bien trouvé le
moyen de les faire tomber à l’eau pendant la traversée. Avec la bouée, parce qu’elle n’est pas
méchante.
À l’heure convenue, elle retournerait de l’autre côté pour y déjeuner un poisson tout
juste pêché, grillé au feu de bois, une bouteille de rosé dans son seau. Elle écouterait les récits
du couple de gardiens, des gens coupés de tout, équipés d’un groupe électrogène poussif
comme unique source d’électricité. Ça lui fait envie, Robinsone Delonge. Elle inviterait Denis
de temps en temps, il aurait droit à dix minutes de David Guetta pendant qu’elle mettrait son
Incroyable comme Denis occupe déjà tant de place, pense-t-elle. Elle est chiffonnée
par cette histoire d’argent, néanmoins elle préfère écarter l’idée d’une énorme méprise sur
son compte, de se retrouver face à un pauvre type, un dragueur qui dessine des corps de
femme sur l’aile de sa voiture comme faisaient les pilotes de chasse avec les avions ennemis
fraudeur, un méchant, un fainéant, un macho, un triste, un amer, un cynique. Ah, elle allait
Bon forcément elle ne se facilite pas la tâche, la liste est interminable. C’est celle des
jours de colère noire, celle qui ne prévient pas, que seule Marta sait apaiser. Un jour normal,
elle se sent prête à pousser la porte chez bon nombre de ces gens-là, si derrière la façade on
y trouve un grand cœur et des manières, du respect et de la tendresse. Mais aujourd’hui, bien
qu’apaisée après ces dernières vingt-quatre heures chaotiques, elle est inquiète. Et si Denis
n’est pas la personne à qui se donner, entière ? Advienne que pourra, pense-t-elle. Je
Elle s’habille distraitement, pense à Arsène. Elle n’ose imaginer à quoi il passe ses
journées et ses soirées, une fois la volaille gavée. Elle-même est très seule, mais au moins
voit-elle du monde dans la journée, et parfois le soir quand Marta accepte une petite virée.
sommeil ? Et de quoi se nourrit-il ? Elle va devoir mettre son nez dans tout ça, pas question
d’entretenir une amitié avec quelqu’un qui se laisse aller. Demain elle lui achète un mobile,
pour commencer. Ça ne résoudra aucune de ces questions, mais elle veut pouvoir
Avant de descendre dans la rue, elle tombe sur de nouveaux messages de Denis. Trois.
Sans intérêt. Pourquoi se sent-il obligé de lui envoyer sans arrêt tout ce qui lui passe par la
tête ? Elle n’a pas installé WhatsApp par goût de l’écrit, simplement elle apprécie son aspect
non intrusif, pouvoir lire et répondre à un message quand elle veut, sans hâte. Mais surtout
elle n’y raconte pas sa vie et ne veut lire celle de personne, une vie se raconte les yeux dans les
yeux ! Ça la fâche un moment, comme par hasard elle met du temps à trouver un taxi.
immédiatement, le lieu invite à une trêve, laisser les problèmes et la frénésie à l’entrée pour
les récupérer en sortant. Le maître d’hôtel la conduit à la table, où une Béatrice souriante
l’attend. Elles se font plein de bises comme si elles se connaissaient depuis toujours.
— Ravie de vous rencontrer enfin ! Vous avez des cheveux de dingue, je peux
toucher ?
En approchant une main, elle est frappée par le visage de Sophie. Salement jolie môme,
Denis va faire des bonds, sa nouvelle chérie va pas faire long feu. Elles s’asseyent.
— Je ne voudrais pas mettre les pieds dans le plat, mais comment une jeune
— Mon mari si, il était instructeur de parachutisme quand je l’ai rencontré. Une
lubie que j’avais eue, plus jamais ça, mais lui je l’ai gardé. Et il a dû choisir, je
sais, c’est moche, mais j’avais eu tellement peur en sautant cette seule et
faire sa vie. Qu’il était beau pourtant dans sa combinaison kaki et ses lunettes
noires, whaou, il ressemblait à Sam Shepard dans L’Étoffe des héros. Bref je
parle je parle, je sais on me le dit tout le temps, une pie, ça doit être ma façon
piquant ?
Sophie s’étrangle et devient écarlate. Mais tu sors ça d’où pauvre sotte ? Béatrice rit de
bon cœur. Ça résonne dans toute la salle, attirant le regard concupiscent des hommes
présents, passant de cette jolie femme aux cheveux très courts à cette jolie nana à la folle
Sophie referme sa carte et confie son choix à Béatrice, qui commande pour les deux,
ainsi que deux coupes de champagne en attendant les plats et le rosé de rigueur. Elles
Béatrice raconte à Sophie qu’aujourd’hui elle a parlé des deux gagnants à la télé, que
les médias sont nerveux, ils veulent en savoir plus sur eux, mais elle rassure Sophie, si ça finit
— En ce qui me concerne je serai une tombe, j’espère que lui fera de même. Enfin
— Vous jouiez les mêmes numéros depuis des années, ils ont une signification ?
Sophie les lui explique un à un, Béatrice lui souhaite un joyeux anniversaire avec deux
semaines d’avance. Elle apprend que l’autre gagnant a joué une grille flash au hasard, deux
minutes avant la fin des paris. Il a le cul bordé de nouilles celui-là, on dirait Denis avec le Jules
Verne. Béatrice lui raconte l’appel, Sophie adore, même le « c’est qui ce gros con », elles se
marrent. Elle va pour lui demander comment il est mais elle est interrompue par un coup de
— Écoutez je suis désolée, jamais je ne fais ça, mais c’est très important je dois
absolument répondre.
Elle se lève et ressort du restaurant tout en prenant l’appel. Elle s’excuse d’entrée en
disant qu’elle ne peut rester au téléphone, mais le policier tient à lui faire un résumé rapide
qu’elle écoute poliment. Il a fini par localiser l’inspecteur en question, parti à la retraite une
semaine après les faits, ce qui expliquerait en partie une certaine négligence dans l’enquête.
Il a avoué ne conserver qu’un vague souvenir de l’affaire et ne se rappelle pas du tout qu’une
quelconque serviette ait été retrouvée sur les lieux de l’accident. Il a donc consulté le dossier,
était déjà passé par là ce midi. Elle lui dit que demain elle le rappellera pour lui donner de
vous », de devoir attendre, elle promet de ne pas appeler à l’aube, elle est vidée et souhaite
À son retour, Béatrice finit une conversation sur WhatsApp et s’inquiète en voyant le
visage sérieux de Sophie, elle le lui fait savoir. Sophie avoue qu’aujourd’hui elle a menti,
Pendant qu’elles mangent, Sophie s’intéresse à l’autre gagnant, l’interroge sur le type
de personne qu’il est, s’il sait déjà comment occuper cette montagne d’argent, quels sont ses
— C’est… hmmm… un drôle de type… Je l’appelle Gru. Mais assez parlé de lui, c’est
Elle sait qu’elle ne va pas y échapper, elle s’y est préparée inconsciemment. Elle
explique qu’elle voudrait simplement rencontrer quelqu’un, et que cette fois, ça dure
longtemps, tant qu’à faire toute la vie. Elle demande si c’est beaucoup demander. Béatrice
— Pour ce que j’en sais, plus que beaucoup demander, c’est beaucoup demandé.
Le problème c’est que rares sont les clientes satisfaites, de plus il n’y a pas de
politique de retour, on finit par entasser des histoires de cœur périmées sur
les étagères et dans les placards. Aujourd’hui vous jouez avec un avantage en
Passe un ange, pendant que le serveur amène les currys avant de s’effacer. Sophie se
Béatrice est touchée. L’ange revient pour vérifier que tout va bien, tout se barre en
vrille. Les yeux de Sophie s’embuent, elle cache son émotion en tournant la tête. Béatrice, qui
sait y faire en matière de larmes, ici ou chez elle, lui prend les mains doucement, les garde
dans les siennes et lui demande ce qui ne va pas. Sophie hésite un instant.
m’enivrer pour fêter les cent millions et faire des bonds comme sur un
d’obscures raisons on m’a demandé d’être quelqu’un que je ne suis pas, ou que
je ne croyais pas être. Ça a fait remonter plein de choses à la surface, alors que
Béatrice promet qu’après dîner elle l’emmènera boire un verre, qu’elle sera ravie de
l’écouter, mais qu’en attendant, elles devraient attaquer le curry avant qu’il ne se dégonfle.
Plusieurs fois elle entend Sophie renifler légèrement, elle ignore si en raison du piquant ou
de ses soucis, en tout cas elle a une jolie descente, elle fait signe au serveur de remettre une
Les chaleureuses ampoules au-dessus de leur table font leur travail d’apaisement.
Elles s’échangent leur enfance, leurs premiers pas d’adolescentes puis d’adultes, les erreurs
qu’elles voudraient ne pas avoir commises, mais aussi ces joies idiotes qui constituent le gros
des souvenirs. Béatrice est même sincère jusqu’au bout, à la question habituelle, pour la
première fois elle répond que « si ! », ça lui coûte de plus en plus de remettre des gros
chèques plusieurs fois par semaine, ça affecte son humeur, son mari en sait quelque chose,
elle n’est plus aussi aimable qu’avant et elle a hâte qu’on la replace dans un autre
Béatrice reste pensive, ces deux-là ne cessent de lui faire des compliments. Faites pas
les cons mes p’tits lapins, vous êtes faits l’un pour l’autre. Elle pense un instant à prévenir
Denis, mais non, quelle bêtise, que les choses se fassent naturellement. Par sécurité, elle leur
— Dimanche soir vous êtes toujours partante pour rencontrer Gru ? Il propose ici
même, l’endroit plaît beaucoup. Ça fait quelques semaines que je viens dîner
ici avec les heureux élus, je n’ai pas eu une seule critique, et je vous assure que
— Mais oui, avec plaisir. Et puis l’endroit est magique, comme une touche pause.
Béatrice s’inquiète du petit sac à main de Sophie, qui lui explique, confuse, qu’elle a
complètement oublié l’invitation dans un palace, que son propre matelas ne fait pas un demi-
mètre d’épaisseur, mais que néanmoins elle y dormira aussi bien. Elle propose même de
Elles passent devant un grand nombre de bars d’où s’échappe par intermittence de la
musique qu’elle pourrait presque écouter, elle reconnaît même un morceau de Protomartyr,
l’un de ses groupes fétiches depuis quelques temps, ça la décontenance. Il fait tellement bon
que les clients ont envahi les trottoirs, c’est festif. Finalement elles trouvent à trois cents
mètres, un endroit avec des alcôves en cuir clouté, tons olive et marron. Suranné, moche et
Avec tout le sérieux dont elle est encore capable, Sophie lui fait jurer de garder pour
elle ce qui va suivre, sans quoi elle verra la foudre s’abattre sur tout ce qui lui est cher, puis
raconte les récents événements. Lorsqu’elles ressortent sur le trottoir une heure et deux
autres cocktails plus tard, elles ont les yeux qui pétillent et quelques problèmes pour fixer
— Ce que je comprends, c’est que vous êtes une jeune femme formidable, cessez
de vous flageller. Votre histoire restera un secret entre nous, vous avez ma
Elles s’embrassent et se quittent là, sur le trottoir. Sophie ne pleure pas, un miracle.
doit s’y reprendre à deux fois —, majeur levé contre son crétin et La Faucheuse. Les Indiens
sont toujours là à trimer. Lorsqu’il déménagera, il fera en sorte que le cadre se perde ou le
fera livrer à son ancienne banque, avec une dédicace pour Martine dans laquelle il lui
souhaitera bonne chance pour son nouveau poste à l’agence de Jaipur. Il n’est pas de bonne
Son téléphone indique 9 h 27. Encore onze heures deux minutes et trente-quatre
secondes avant son rendez-vous. Heure H moins 11. Il retourne à son lit, tout nu, collant de
sueur, trouver quelque chose à faire. Il consulte les statistiques de vente de la veille, mais le
vendredi est souvent le pire jour de la semaine, comme si les gens économisaient pour la
sortie du samedi. Comme toujours, sa boîte mail est remplie de messages du marketplace,
l’invitant à baisser ses prix s’il veut manger un bout du gâteau. Jeff, Jeffounet, à force c’est plus
un gâteau ton truc, juste une tartelette rance avec une crème pâtissière dégueulasse.
La course aux prix bas est nocive et la planète en meurt à petit feu. Denis est arrivé à
l’environnement économique global, bien qu’il soit par ailleurs conscient que ce même
vendeurs d’un même produit afin d’offrir les prix de vente les plus bas aux consommateurs,
ce qui mène inévitablement ces derniers à multiplier de façon irrationnelle leurs actes
Pour y parvenir, Amazon se moque de savoir comment les revendeurs affichent des
prix toujours plus bas. Parfois des produits sont vendus à des prix directement impossibles,
au grand dam des fabricants qui ne parviennent plus à imposer leurs tarifs et s’attirent les
foudres de leur canal habituel, petits commerces ou grande distribution. Des vendeurs tiers
finissent toujours par se procurer de la marchandise par des biais plus ou moins légaux,
d’une marque connue, à un prix défiant toute concurrence. Ils avaient été rachetés en Italie
par une société polonaise pour une bouchée de pain, lorsque le réseau de points de vente
italien avait fait faillite. L’acquéreur s’était empressé de les revendre en s’adressant à des
gens comme lui, mais à l’époque il n’avait pas eu les fonds nécessaires au rachat. Il les aurait
mis en vente sur Amazon à un prix ridiculement bas et sa concurrence se serait retrouvée
avec un stock d’appareils invendables sur les bras. Toute la chaîne de vente classique aurait
recours face à ces pratiques déloyales, puisqu’Amazon regarde ailleurs. Bien sûr, le
déstockage n’est pas nouveau, mais le marketplace lui donne une nouvelle dimension, jamais
S’il avait pu acheter ces aspirateurs, il aurait obtenu sans peine la « buy box » pour
chacun des modèles, le graal des revendeurs. Le site est ainsi fait que presque toute
recherche aboutit en priorité sur cette fameuse page, qui, outre les caractéristiques
affiche la meilleure offre de prix. Certes, en cherchant bien, on peut dénicher un lien pour
accéder aux autres offres, mais à quoi bon puisqu’elles sont plus chères ? Il en résulte, chez
les revendeurs, une course sauvage et effrénée au prix le plus bas — des programmes
automatiques pas précisément bon marché le font mécaniquement des millions de fois par
jour —, la seule solution pour s’assurer la « buy box » et engranger des ventes, car sans elle,
ils n’existent même pas. C’est comme la page deux des résultats de Google, personne n’y va.
Or vendre le moins cher possible est une pratique délétère, personne n’y gagne. Oh
bien sûr le consommateur dira le contraire, pourtant lorsqu’il redevient le citoyen qu’il est,
il a de plus en plus de doutes. Car, à tirer encore et toujours les prix vers le bas, parfois sous
la ligne de flottaison jusqu’à en boire la tasse, le vendeur voit comment s’effrite sa marge
— lorsqu’il en reste —, et il ne lui reste, pour compenser, qu’à réduire la masse salariale.
rémunérer au noir, les solutions ne manquent pas. Résultat ? Une fois redevenu
consommateur, le citoyen ne dispose plus que de revenus qui l’obligent à chercher les prix
L’équation pernicieuse a rendu Denis très philosophe, il pense que la Terre sera un
lieu bien plus sûr où vivre lorsque les considérations du citoyen s’imposeront à celles du
consommateur.
Car vraiment, tous les maillons de la chaîne subissent cette rhétorique néfaste érigée
en loi de la jungle 2.0. Punition par asphyxie générale même pour le transporteur, qui voit
comment s’envole le nombre de livraisons, tandis que son chiffre d’affaires reste atone.
et de l’argent à tout le monde, alors pour s’en sortir, il faut prendre le risque d’accepter de
sans aucune garantie qu’un jour Amazon ne rompe le contrat de distribution parce qu’un
concurrent s’est mis à offrir des prix encore plus bas. Parce que Jeff est roi, il ne craint
personne, tout le monde est à ses pieds. Accepter ses conditions ou disparaître.
Denis est très curieux de savoir quand le système va péter, même s’il reconnaît que
bien souvent le monde avale sans rechigner et surtout, sans le consulter. D’autant qu’il sait
Lui aussi à une époque il a acheté des tas de biens sur Amazon, des disques et des
livres essentiellement, mais depuis qu’il est passé du côté obscur de la barrière et qu’il a
découvert tous ces rouages destructeurs, il a cessé d’alimenter le système et s’il a besoin de
quelque chose, il l’achète en magasin. Mais souhaite-t-il vraiment que tout le monde prenne
longtemps été accusée de paupériser les quartiers dans lesquels l’enseigne s’établit, avec
cette même maxime : vendre au taquet, ce qui fait fermer le petit commerce environnant, et
payer le personnel le strict minimum légal. Avec Amazon, dont le rayon de nuisance se
d’imposer des conditions de plus en plus dures à tous les acteurs du cycle de vente, Amazon
n’enfreint aucune loi. C’est juste le far west, « Cash is king », comme disent les putains de
gringos.
Personne n’y gagne vraiment, sauf Jeff, Dark Bezos, l’Empereur de la toile.
Il écarte son mobile assez loin pour ne pas être tenté d’y perdre encore un peu plus
de temps et cesse de jouer au gourou de l’économie, même si ça distrait. Il regarde son corps,
auquel il manque dix bons kilos. Que va penser Sophie de mes côtes ? Soit elle lui fera un
dernier signe de la main poli avant de disparaître, soit elle s’en contentera, au prix d’un
gavage à la purée d’avoine. Bon de toute façon avant qu’elle ne me voie à oilpé, il reste un
paquet de chemin à faire. En dix heures, il a le temps de s’estropier sept fois. Il se promet de
faire vraiment gaffe aux autobus. Y en a-t-il un qui se balade dans les rues de Paris à la
Même s’il arrive sain et sauf au rendez-vous, après faut-il encore passer le cap du
dîner avec succès, l’un et l’autre. Bon d’accord elle a Oh my love de la Ranieri comme sonnerie
d’appel, mais ça ne prouve rien, peut-être a-t-elle seulement le béguin pour Ryan Gosling et ne
se rend pas compte de la beauté surréelle et dévastatrice de cette chanson. Il la cherche dans
son mobile et la reproduit. La plus belle ode à l’amour qu’il connaisse. Il se laisse transpercer
par mille flèches tirées par un angelot nu aux cheveux noirs et frisés, des seins tout ronds et
Il revient à sa play-list aléatoire et file à la douche sous les coups de boutoir du batteur
de Police sur Synchronicity I. Il se rase avec Salut à toi des Bérus et manque de se couper cinq
Groovies, se peigne avec War on Drugs, se parfume avec les Fontaines D.C., s’habille avec
Mademoiselle K, prend un café avec les Libertines, fume une cigarette avec Viagra Boys. La
série rock de la mort, elle lui rend le sourire. Il saura dans quoi noyer son chagrin si le dîner
tourne au vinaigre. Il remet la K deux fois, Aisément et Jamais la paix, ça fait fuir les dernières
strates de gris. Il aimerait bien la connaître cette fille. Quelle pêche, K rocks !
Sur le chemin de son petit déjeuner, qu’il compte bien payer en euros cette fois-ci,
s’agit pas d’être trop court ce soir, j’aurais l’air de quoi, il s’arrête devant la vitrine d’une
agence immobilière. Il regarde les annonces, il y en a pour tous les goûts. Plus exactement
pour tous les budgets, ça définit le reste. Lui n’a pas de limite, alors il s’attarde sur des biens
à sept chiffres sans décimales. De jolies choses, mais ne voit rien qui l’attire. Y a pas le feu. Il
l’imagine très bien son nouveau chez soi, d’autant que La Grande Sophie lui envoie Ma radio
dans les oreilles, le pont musical sur la fin avec les houuuhouuu et les hanhan de la chanteuse
lui fait agrandir sa terrasse aux dimensions d’un terrain de foot. Il y installera un énorme
télescope parmi les arbres, ça fait longtemps qu’il attend ce moment, voir les étoiles de près
Après il irait filer une tourte à l’autre, faut être équitable, et puis il ne l’aime plus depuis qu’il
entraîne Madrid. Le gros menteur à dire que Ronaldo est le meilleur, alors que Messi joue à six
cent huit kilomètres selon Google Maps. De toute façon, il pressent que le FC Nantes va
produire un pur joyau qui effacera tout le monde des tablettes, pour les siècles des siècles.
club qu’après avoir remporté dix-sept championnats de suite, autant de coupes de France,
les Champions League qui vont avec, cinq Coupes du Monde et quatre championnats
d’Europe avec la France, huit mille deux cents buts à une moyenne de 7,3 par match, pas une
blessure, les mêmes pompes toute sa carrière, une coiffure normale et aucun tatouage, pas
chiant quoi. Le club s’arracherait les cheveux de devoir refuser des offres d’achat à dix
milliards parce que le p’tit gars, il veut pas partir. Il entrevoit des scènes surréalistes, des
s’interrogeant du regard pour savoir à combien ils en sont. Il se voit bien emmener Béatrice
pour son dernier match à la Beaujoire II, cinq cent mille places assises, six milliards de
téléspectateurs sur Terre, des trillions dans le reste de l’univers. Il faut avoir la foi.
En attendant, ce qu’il a, c’est les foies. Il regarde le ciel et essaye de calculer si les
astres sont toujours favorablement alignés pour ce soir, mais il ne voit que le soleil. Alors que
mardi on l’acclamait comme le sauveur, quatre jours après, ne lui trouve-t-on pas un certain
Heure H moins neuf et huit minutes cinquante-trois secondes. Qu’est-ce que je vais
foutre d’ici là ! Ce n’est pas comme s’il disposait déjà des fonds, il aurait bien acheté toutes
ces choses qui font défaut chez lui. En réalité, il fait le malin, il sait bien que ses besoins ne
vont pas au-delà d’un nouveau jeu de serviettes éponge, après plus de dix ans de bons et
Jusqu’à mardi soir 19 h 57, tous ces objets et produits électroniques dont il se sert au
ne seront pas meilleures sur l’écran d’un Airbook à sept mille euros, il n’y aura pas plus de
soleil sur l’appli météo d’un iPhone à mille huit cents et les Sex Pistols ne joueront pas mieux
Il a sept livres en attente, trois paires de Converse, un canapé où il a fait des siestes
légendaires, un cubi de trois litres de rosé, deux pots de Bordeau Chesnel, un bocal de
cornichons, quatre boîtes de pâté Hénaff et cinq de sardines à l’huile Connétable, avec ça, il
La télé, il ne la voit que chez Pierre, et encore, de manière distraite, le son ne parvient
pas toujours jusqu’à lui et ça lui convient, il déteste. Pourtant il ne serait pas contre s’affaler
devant un écran géant, de ceux qui se déroulent depuis le plafond, et des volets qui
s’actionnent depuis une télécommande. Il a envie de revoir tous ces films qui pour une raison
ou pour une autre l’avaient fasciné lors de leur sortie, il commencerait par Interstellar. Il
ajouterait des mini-enceintes partout, et se ferait aussi des vieux concerts en DVD. Ou des
films de surf. Encore un truc qu’il aurait bien aimé faire, du surf, chevaucher la crête, dévaler
la pente, voir la vague de dedans, en ressortir avant que l’immeuble ne s’écroule sur lui et se
faire ramener par un Jet-Ski, des milliards de tonnes d’eau aux trousses. Il aurait mis une
Heure H moins huit et trente-neuf minutes vingt-deux secondes. Il n’y a qu’à l’école
que le temps passait aussi lentement. Il sort marcher, sans but, mains dans les poches, l’air
est doux, les moineaux font leur vie, les arbres n’ont pas encore cette couleur poussière qu’ils
prendront en août, les gens sourient. Il s’arrête devant de nouvelles vitrines d’agences
soit il manque quelque chose, soit les prix s’envolent. Quatre millions d’euros pour cent
Dans l’une d’elles, il découvre plusieurs maisons, une option à laquelle il n’avait pas
songé. Dans son esprit, vivre à Paris c’est forcément en appartement. Et depuis deux jours,
étage avec terrasse et vue sur la tour Eiffel, du soleil même la nuit et des vrais volets. Mais là,
il est stupéfait par ces petites villas et leurs jardins. Certains sont superbes, de vraies jungles
L’une d’elles le captive à la seconde où il voit les photos. Située dans le cinquième, une
maison de cinq cents mètres carrés, toute en élégance, pas une seule faute de goût dans la
cave pour l’équipe d’Angleterre. Au milieu d’un immense salon, trône un piano à queue sur
un vieux parquet impeccablement entretenu depuis des générations. Sur un côté, de grandes
portes-fenêtres donnent sur de jolis arbres et laissent le soleil illuminer des murs d’une
blancheur éblouissante, tandis qu’une légère brise gonfle de grands voiles aériens et éthérés.
Ça sent un autre monde, à l’écart. On sait qu’il existe, mais on ne l’appréhende pas, parce
qu’on n’y a jamais mis un pied et qu’on n’y est jamais invité. C’est juste beau. C’est juste fou.
13 h 30. Plus que sept heures à patienter, s’occuper comme il peut, blesser le temps
puis l’achever là, une balle dans la nuque, rapide, pas faire souffrir. Il aimerait être à demain,
à courir le risque, les bonnes pizzas sont de plus en plus rares. Il aime que la pâte ait ce goût
de pain caractéristique, soit épaisse juste comme il faut, pas les éponges ou les galettes
friables tellement à la mode. Naples n’est pas si loin nom de dieu de merde !
Il y est allé à Naples, juste avant la crise de 2008. Le souvenir de cet indicible chaos
urbain décadent est intact, cette chorégraphie mille fois répétée de Vespas et piétons se
mouvant comme seuls au monde, sans jamais un heurt, pas la moindre engueulade les bouts
des doigts joints autour du visage. Ça grouille, toujours dans la bonne humeur. En
Brejnev. Et puis on y mange les meilleures pizzas du monde, un nirvana qu’il a répété presque
deux fois par jour, parce que forcément de temps en temps il a dû céder la place aux
Il se choisit une Margherita, la plus simple et la meilleure, plus un pichet de rosé avec
quelques glaçons au cas où. Dix minutes après, on lui en amène une qui a du mal à ne pas
dépasser des bords de la table. Il dit à la serveuse qu’il n’attend personne à déjeuner.
Elle repart avec un grand sourire. Il se dit qu’il aurait dû en prendre une au
concombre, il la lui aurait écrasée sur la figure, elle se serait fait un masque. Finalement elle
s’avère plutôt bonne, mais il en laisse la moitié, au contraire du pichet, qu’il recommande.
Cette petite allégresse que ce vin procure, ça n’a pas de prix. Et puis d’ici 20 h 30, il aura
retrouvé tous ses esprits et une motricité normale, la jauge sur le vert.
penser de ce qu’il ressent, il est confus, le vin n’a pas vraiment l’effet escompté, il voit bien
qu’il devrait être euphorique, ou tout du moins heureux, mais, et ça le chiffonne, n’y parvient
pas vraiment. Et puis, comme pour le faire trébucher du mauvais côté, résonnent les
premières notes de One Step Up, de Springsteen. Cette chanson le met depuis toujours dans
tous ses états, le Boss a ce don inouï pour pondre des ballades d’une émouvante tristesse
avec des paroles tragiques, de celles qui écrasent les cœurs et font mettre un genou à terre
même des plus gaillards. Il décide de se faire du mal, alors il enchaîne avec un autre marteau-
pilon du seigneur du New Jersey, Iceman. Il remet ses lunettes noires, au cas où une fille
aurait regardé dans sa direction, ça fait pas sérieux les yeux rougis, et se jure de vivre
longtemps, très longtemps, ne serait-ce que pour pouvoir écouter ces deux morceaux le plus
La circulation a diminué, ça sent la sieste derrière les volets baissés. Il est jaloux de
ceux qui en profitent pour s’aimer. Il arrive au pied de Montmartre, et monte des marches à
s’en faire exploser les cuisses. Dans son nouveau chez-lui, il installera quelques appareils de
torture, et s’obligera à s’adonner aux joies du runner d’intérieur. Il sent que ça va vite le
gonfler. Heureusement la vue depuis là-haut est sublime, même si une brume de chaleur
Dans cinq heures vingt-huit minutes et dix-neuf secondes il y sera, suivant Sophie
dans l’ascenseur puis parmi les tables, les yeux rivés sur ses fesses à la moindre occasion. Il
tête tourne. Il l’appelle. Cinq fois en dix minutes. Elle ne répond pas. Il redescend trois cent
vingt-sept mille cinq cent quatorze marches et s’engouffre dans une station de métro. Il est
chez lui une demi-heure plus tard. Il appelle de nouveau cinq fois de suite. Pas de réponse.
Il est complètement abattu mais se jure d’appeler mille fois s’il le faut jusqu’à ce
qu’elle daigne l’écouter. Comment peut-elle ne pas lui laisser une chance de s’expliquer ? Il
trouve ça indigne d’elle, pour lui elle était forcément parfaite, il se sent trompé. Fée ?
Sorcière ! Harpie !
Il s’allonge sur son lit, incapable de réagir, il reste là ce qui lui semble une éternité. Il
a envie de vomir, il veut disparaître. Il pense à Pierre et Gwenaëlle, ils compatiront, sûr, mais
son égo est meurtri. Et le réceptionniste du Jules Verne, il est navré pour lui, leur connivence
Elle reste loin de son nouveau record, mais frôle le tour de cadran quand même. Elle
gémit devant l’heure affichée sur son téléphone, 13 h 03. Des marques de draps zèbrent son
corps, un peu de sueur perle entre ses seins. Elle a beaucoup trop bu hier soir, elle se serait
bien mise à la diète sèche, mais ne se voit pas dîner à l’eau dans un endroit comme celui qui
l’attend ce soir.
Elle se lève doucement, commence le parcours qui la sépare de son jus d’orange, longe
la fosse aux serpents sifflant de rage, passe devant la cellule où un psychopathe étire ses bras
pour l’empoigner et lui faire allez savoir quoi, et saute par-dessus le ruisseau de lave. Elle
Elle utilise trois oranges, histoire de se déplier complètement, la nuit l’a laissée toute
racornie. Elle repense à Béatrice et ne se sent pas très fière d’avoir une fois de plus déballé
son histoire. Heureusement que c’est un secret, sinon c’était déjà dans Paris Match, avec ma
photo à la une ! Elle avale tous les fruits qu’elle trouve, deux yaourts qu’elle mélange dans un
bol avec du muesli, ne prévoyant rien d’autre de solide avant ce soir. Café expresso.
Elle compte sept heures et quinze minutes avant le rendez-vous. Elle a le temps, rien
ne presse. Elle met la musique et est accueillie par les violons de A song for the lovers, de
Elle consulte la boîte mail, comme le lui a demandé Claude. Un message l’attend. Elle
apprend que les vérifications sont toujours en cours, mais que jusqu’à présent, les faits, au
moins les faits, pas leur interprétation, sont avérés ; la publication ne devrait pas tarder.
H moins six et cinquante-cinq minutes. Bon si ça pouvait quand même passer un peu
plus vite, ce serait pas du luxe. Puis ça lui revient, George-Henri ! Elle l’appelle.
— Je suis désolée, j’ai dormi plus que de coutume. Je vous interromps en plein
hamburger ?
Ce qu’elle fait. Elle manque juste à la vérité en lui disant que l’ordinateur, elle l’a
trouvé après son départ. Il ne se fâche pas, même s’il n’est pas dupe.
— Vous dormiez.
— Ne jouez pas avec les mots. C’était dangereux. Cette histoire ne sent pas bon
Elle trouve la petite feuille où le journaliste avait noté son numéro, le communique au
policier et lui rappelle qu’elle est disposée à aider la justice à faire son boulot, mais avec
toutes les garanties de sécurité et d’anonymat. Elle voit bien les gros titres dans la presse,
« La gagnante des cent millions d’euros mêlée à l’affaire Sarnant ». Il la rassure puis
s’inquiète du sort de l’ordinateur, elle le rassure à son tour, il lui annonce qu’il passe le
Vingt-neuf minutes.
Elle fait le compte à rebours pendant qu’elle se douche et s’habille de son jean et un
tee-shirt avec la Metal Box de Public Image. Il l’appelle depuis le trottoir au moment où elle
s’explose les cheveux de ses mains et se fouette le visage dans tous les sens, elle lui ouvre la
café qu’elle lui a servi, elle fait le compte de toutes les visites reçues depuis qu’elle habite ici,
et arrive à une proportion non négligeable d’un tiers correspondant aux forces du désordre.
Il trouve l’appartement coquet mais trouve que ça manque de chaussettes de mec qui
traînent par terre. Elle lève les yeux au ciel, cette manie qu’ils ont de vouloir me marier ! Elle
lui demande si le cassoulet est sur le feu, il a mangé un sandwich dans la voiture, elle dit qu’il
s’alimente n’importe comment, il rétorque que tout est n’importe quoi, elle trouve qu’il a
besoin de vacances.
— Et vous d’un bon savon. À partir de maintenant je veux être au courant, dans
en a.
Il lui fait les gros yeux, elle lui sourit, il expire bruyamment de dépit. Elle allume le
préviens elles sont unisexes et les occupants sont pas dans votre style.
Elle affiche la lettre à l’écran, il la lit en silence, se retourne, regarde ailleurs, mains
sur les hanches, expire bruyamment puis lui fait de nouveau face et la prend par les épaules.
— C’est du beau boulot, vous êtes épatante. Un peu emmerdeuse, mais épatante,
vraiment vous auriez fait une excellente flic, peut-être aurions-nous fait
vous mérite. Si ce n’est pas le cas, je lui colle un aller simple pour Cayenne,
voyez-vous ?
— J’ai justement un dîner galant ce soir, s’il fait l’andouille, je vous appelle.
Il prend le portable sous son bras, laisse sa carte de visite sur la table, jette un dernier
coup d’œil à l’appartement, pense un instant à lui reparler du vol deux jours après la
disparition de Luc, mais ne veut pas l’alarmer pour rien, c’était forcément une coïncidence.
Il lui dit « on est bien chez vous, c’est chouky », et s’engouffre dans l’ascenseur.
Chouky ?
Heure H moins cinq et trente-neuf minutes. Il est temps d’aller voir Arsène. Elle jette
un dernier coup d’œil à l’icône WhatsApp sur son mobile et là… tout s’écroule.
matin. Une quarantaine depuis jeudi après-midi. Elle est effarée. Des photos et des vidéos à
la pelle, un diaporama de Paris by night ringard, l’Assemblée Nationale, une péniche qui
aussi des audios, où il fait le guide, comme si les prises de vue n’étaient pas assez claires. Et
rencontrée, qu’il est très impatient d’arriver au dîner, que sa douce promenade s’achève
parce qu’il arrive chez lui, qu’elle fasse de beaux rêves. Et ça recommence ce matin, un
bonjour enthousiaste, un petit déjeuner en terrasse, des moineaux, une maison en vente,
Elle s’assied sur l’un des poufs. La tournure que Denis donne à leur rencontre,
pourtant tellement particulière, l’attriste. À se dévoiler comme ça avec hâte et sans pudeur,
à vouloir à tout prix tisser un lien virtuel, il désacralise leur rencontre, banalise l’instant.
Envolés l’attente, le désir, l’espoir. Effacé le mystère de leur rendez-vous. Elle déteste
l’attitude de Denis et elle maudit d’avance la sienne. Ils ne se connaissent pas et déjà il agit
comme s’ils étaient ensemble depuis des années. Elle ne supporte pas qu’on brûle les étapes
ni qu’on l’envahisse, elle aime sa liberté par-dessus tout, c’est elle qui marque le rythme dans
ses relations et elle ne laisse à personne le soin d’imposer d’autres règles qui ne sont pas les
siennes, c’est à prendre ou à laisser. Elle se sent violentée à le voir s’immiscer dans sa vie
Elle réfléchit un long moment, la bataille interne fait rage. Être seule et se morfondre,
ou mal accompagnée et s’en lamenter. Faire un effort et lui laisser une chance, ou couper
court là maintenant. Mais elle n’est pas dupe, elle connaît les hommes même si elle en a eu
peu dans sa vie, s’il est comme ça maintenant, elle en est certaine, ça n’ira qu’en empirant.
Alors elle choisit chacun des mots, soupèse chaque tournure, écrit et efface dix fois :
« Denis, j’ai reçu de votre part, en deux jours, plus de messages que du reste de mes contacts
en six mois, je ne fonctionne pas comme ça, il ne fallait pas faire ça, ça me dépasse, ce soir je
d’oublier notre rencontre. Je suis désolée mais je suis certaine que vous comprendrez. Bonne
chance. ». Elle ne signe pas. Elle hésite longtemps avant d’appuyer sur envoi. Parti.
Elle en pleurerait.
Elle se lève, coupe le son du mobile, nettoie puis range les tasses, prend son sac, et
sort de chez elle, direction le parc. Arsène est là, assis sur son banc, rasé de près. Il se lève à
son arrivée, s’inquiète du visage sombre de Sophie, va pour lui demander ce qui se passe
— Heureusement que j’ai dit qu’on n’aurait pas le temps de s’occuper de ces
engeances.
L’un des pigeons se tient à l’écart, une aile dans le sac et une patte folle, l’air outré.
Elle lui demande combien de temps il passe dans ce parc, si parfois il ne change pas
sa routine avec les musées, il répond que c’est trop cher pour lui et qu’il n’y comprend rien,
elle dit que elle non plus, que c’est juste beau.
Ça le rend joyeux. Il s’en fiche du cadeau, il veut juste qu’elle soit de temps en temps
à ses côtés, se faire prendre en main par cette jeune femme tout feu tout flamme, du pain
béni. Elle lui prend le bras et ils sortent du parc, pendant que les pigeons se jettent sur les
restes, les plus jeunes faisant valoir leur jeune âge à coup de bec sur les anciens.
Elle les emmène dans une boutique de son opérateur. Il l’arrête sur le seuil, lui dit
qu’elle semble ne pas comprendre, qu’il ne va jamais savoir utiliser un téléphone comme
les vies sauvées grâce aux appels passés au SAMU depuis la rue.
Il regrette aussitôt ses paroles. Le regard qu’elle lui lance est plein de courroux,
Il grommelle des excuses et accepte d’entrer. Elle s’occupe de tout, la ligne, qu’elle
prend à son nom sur son propre compte, et un smartphone milieu de gamme. Ils ressortent
puis s’engouffrent dans une parfumerie. Elle lui fait essayer plusieurs essences, toutes
Ils remontent chez elle, elle lui indique le canapé pour qu’il patiente le temps qu’elle
paramètre le téléphone. Elle commence par ajouter le numéro d’Arsène sur la carte de visite
de George-Henri, sous ceux de Claude Sarda, de Marta et de Denis, qu’elle barre sans arrière-
pensée, puis connecte le mobile au réseau. Elle enregistre le sien dans l’agenda, celui du
SAMU, puis installe WhatsApp, Le Parisien et L’Équipe pour le fan de foot et de rugby qu’il dit
être.
Elle élimine toutes les icônes de services dont il ne se servira jamais et s’assied à ses
côtés, alors qu’il a mis des lunettes. Si je les avais vues avant, on serait aussi passé par un
opticien. Pendant deux heures, elle entreprend de lui expliquer comment s’en servir.
Au début, c’est bien plus compliqué qu’elle ne pensait. Elle essaye de se mettre à sa
place et se voit face à un extraterrestre qui tenterait de lui expliquer le mode de propulsion
va le plus doucement du monde et ne perd jamais patience, lui s’applique à rester concentré
à chaque étape pour retenir tout ce qu’elle lui dit. Que son doigt puisse agir sur des petits
pin de la ligne, qu’il a notés au crayon de bois dans un petit calepin, de l’appeler et de prendre
l’appel qu’elle lui fait en retour, de lui envoyer un message écrit, de loin la partie la plus ardue,
n’ayant jamais approché un clavier de toute sa vie. Rédiger quelques mots lui prend plusieurs
minutes, mais il sourit comme un enfant lorsque la réponse de Sophie lui parvient. Puis, le
doigt hésitant, il fait défiler les informations des deux quotidiens, comprend comment
accéder au détail d’un titre, revenir en arrière, recommencer avec le suivant. Il accepte mieux
que quiconque qu’il faille payer pour certains articles ; à son époque, à moins de le voler sur
une table de café, le journal s’achetait. En attendant il entrevoit de nouvelles possibilités pour
passer le temps, il est ébloui par ce petit appareil, qu’il traite néanmoins avec le plus grand
Elle le met en garde sur l’icône de la batterie, lui montre comment insérer le câble
pour la recharger lorsqu’elle apparaîtra en rouge. Elle l’avertit qu’il doit toujours l’avoir à
portée de main, que s’il met plus de cinq minutes à lui répondre, elle appelle l’ambulance ou
elle l’engueule, au choix. Elle lui demande son adresse, qu’elle note dans son propre
téléphone puis le prend en photo pour compléter la fiche contact, et répète l’opération avec
largement au-dessus de la tête et, outre le fait que jamais il n’avait imaginé en posséder un,
il n’avait personne à prendre en photo. Elle s’approche de lui, elle fait Martiniiiii avec la
bouche, immortalise l’instant et lui envoie le résultat par WhatsApp. Il reste un long moment
à contempler leurs deux visages en plein écran. Sophie le laisse avec ses yeux embués
pendant qu’elle prépare un café dans la cuisine. Lorsqu’elle revient, il lui annonce, mobile en
main, que vu depuis un journal papier ou la télé, le monde ne semble pas aussi mal en point,
parce que là, sur cet écran si petit, les malheurs semblent encore plus concentrés et l’issue
inévitable. Elle est fière de lui, pourtant elle se demande pourquoi le devenir du monde
sonnerie, il entend les premières notes de guitare, puis la voix de Johnny Hallyday. Souvenirs
souvenirs…
— C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait, comment vous remercier ?
Il regarde ses chaussures puis tourne ses mains dans tous les sens, comme un
amoureux transi. Elle s'approche et lui fait une grosse bise sur la joue.
devant la sonnerie interminable. Alors qu’elle s’apprête à lui remonter les bretelles par écrit,
il décroche.
— Non, je vérifiais que vous n’étiez pas complètement sourd. À demain Arsène.
Tout le temps qu’ils ont été ensemble, il a été assez intelligent pour ne pas mentionner
le dîner de ce soir, le regard qu’elle avait sentait le soufre. De son côté, elle lui a caché les
nombreux appels de Denis, elle a perdu le compte. Elle s’assied dans son canapé, entre
dépitée par sa propre décision d’annuler leur rendez-vous et très remontée contre lui de
l’avoir provoquée. Pourtant, elle sait qu’elle a tort et qu’elle va devoir changer, même un peu,
On se connaît même pas et déjà il m’énerve ! Il m’énerve parce qu’il me rappelle que ma
réaction est idiote ! Il m’énerve parce qu’il m’attire ! Il m’énerve parce qu’il m’a fait rire avec
ses bvvvv ! Il m’énerve parce que j’ai envie de le voir ! Et surtout il m’énerve parce qu’il va falloir
Elle l’appelle. On décroche au bout d’un millionième de seconde. Avant qu’il ne dise
quoi que ce soit, elle lui intime l’ordre de se taire : « Laissez-moi parler et ne m’énervez
pas ! ». Dix longues secondes passent, rien ne vient, on entend seulement leur respiration.
Denis s’aventure :
— C’est quoi que vous comprenez pas dans « taisez-vous » nom de nom !
— Deniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !!
Elle obtient enfin le silence. Elle attend quelques secondes pour le mettre à l’épreuve
— Vous êtes crispant vous savez ça ? Écoutez, je suis désolée d’avoir réagi comme
ça, d’avoir envoyé ce message, j’espère que vous n’avez pas annulé le dîner
parce que j’ai très envie d’y aller, mais je veux que vous compreniez que vous
devez y aller mollo avec moi, et si quelque chose doit arriver c’est moi qui
déciderai de à quelle vitesse ça se passera, oui je sais mais c’est comme ça, je
suis pas que super chouette, ôtez-vous ça de l’esprit, je sais aussi être une vraie
Silence. Qui dure. Elle s’en inquiète et lui signale que c’est à son tour de parler, il craint
que ce soit un piège pour se refaire engueuler, elle trépigne, il confirme la réservation.
Elle sourit, en croisant les doigts pour que ça ne se sente pas au téléphone, elle est
ravie, elle sera au pied de la tour à 20 h 30. Un dernier doute pour la route :
Match nul, ils raccrochent. H moins deux et quatre minutes. Il est grand temps de se
mettre en marche. Elle monte le son, alors que démarre Eliminator Jr de Sonic Youth, avec
Kim Gordon au micro, la chanteuse la plus énervée de l’histoire du rock, toujours l’air de très
mauvaise humeur, puis file dans sa salle de bains. Après une nouvelle douche, elle examine
son sexe dans un petit miroir portable. L’esthéticienne, à qui elle le confie une fois par mois,
le laisse glabre comme au premier jour, si doux sous sa main. Elle le sait, parfois la nuit elle
Elle n’est pas pressée de s’offrir à des étreintes dès ce soir, le grand flandrin, va falloir
qu’il se le gagne, mais des fois on se retrouve dans les bras de quelqu’un et on n’a rien vu
venir, alors elle met ses plus beaux sous-vêtements, un ensemble de La Perla qu’elle n’a
encore jamais porté. Désirable, le mot est faible. Elle cache le tout sous une robe asymétrique
noire toute en broderie, qui lui dessine le corps au millimètre, avec un joli décolleté, des
petites ouvertures circulaires sur son ventre et ses cuisses et un grand zip dans le dos, ça
Goupil dans sa robe folle, incohérente dans ses envies, perdue dans ses désirs.
« pas la peine de me poser la question, allez hop, fiche-moi le camp, tu vas être en retard ».
Avant de refermer sa porte, elle a un dernier regard pour son appartement, quelle
semaine de dingue !
d’arriver à zéro et commence à égrener les secondes dans l’autre sens. L’esplanade est noire
de monde, toutes les têtes regardent en l’air, sauf lui, il scrute au loin, pas question de se faire
surprendre une deuxième fois. Il commence à avoir très chaud sous son costume en lin et
dans ses chaussures. T’aurais dû mettre des chaussettes triple buse, bon qu’est-ce qu’elle fout
la Fée Bouclée, elle va arriver en retard forcément, c’est tellement fémi… Il n’a pas le temps de
Il se retourne comme un ressort, mais cette fois aucun autobus ne vient lui rappeler
combien tout est éphémère. Il a le soleil en fin de course dans les yeux, ça irise les boucles de
la divine apparition. Son visage à lui s’illumine instantanément d’un éclatant clavier
Bösendorfer modèle Impérial 290 de quatre-vingt-dix-sept touches, alors qu'il réserve celui
comprend pas pourquoi elle n’arrive jamais de face, elle l’invite à surveiller ses arrières, qu’il
— Je vous ai posé une question que manifestement vous n’avez pas entendue.
— Un homme quoi…
violence pour ne pas la déshabiller du regard, mais ne pourrait pas jurer ne pas avoir jeté
quelques coups d’œil sur sa robe, son cou, ses hanches, sa chevelure, ses bras, ses seins, son
joli collier en argent, son visage, ses mains, son nez, ses genoux, ses épaules, ses yeux noirs
toujours sur le point d’entrer en ébullition, ses boucles d’oreille, sa bouche. Son regard avait
été pareil à une bille de flipper coincée entre les bumpers. Cette fille est une bombe atomique.
Les deux baissent la tête en même temps, son sphincter se rétracte, il a encore un peu
plus chaud. Il prend comme un camouflet que ses pompes soient converties en examen de
passage, Dites donc ma jolie, d'accord vos seins sont sensationnels, mais c'est pas non plus la
taille de bonnet que j'espérais hein ? Et puis nom de dieu de merde, je l’ai même lu le Buzzati,
— Elles sont très chouettes, vous êtes pas trop mal comme mec.
Elle dit ça avec un sourire candide, plus proche du 90 C que du 105 D. N’a-t-il pas senti
le vent du boulet ?
— Mais non, c’était une blague. C’est juste qu’on va quand même dans un Ducasse,
c’est pas tous les jours fête, enfin moi c’est ma première fois, je suis folle de
tous les bateaux, tous les oiseaux, tous les soleils, sans montrer tes fesses y a des familles ici ?
Que tu aimerais bien déjeuner en paix avec elle tous les jours et que tu lui ferais bien un bébé
pour Noël ? Que c’est un fucking wonderful world ? Que parfois il neige en avril mais que ton
corps déplumé fera l’édredon ? Que tu marcherais à genoux jusqu’à Graceland pour que Dieu te
donne l’absolution ? Qu’elle serait bien avisée de ne pas prendre de tarte au citron sinon tu vas
— Ça fait quatre secondes… vous vouliez dire quelque chose qui commence par
bvvvv ?
Il rit, fauché dans son élan, comme dans ces vidéos YouTube où il arrive des choses
Ce n’est pas du tout ce qu’il aurait aimé lui dire, mais parfois les muses restent
accoudées au bar à s’en jeter un entre collègues d'inspiration, fatiguées de faire tout le boulot.
En fait, là, là maintenant, il la prendrait dans ses bras et l’embrasserait pour l’éternité. Elle
s’arrête et le regarde. Nom de dieu de bite, faut qu'elle arrête avec ce sourire !
— Moi aussi.
plus réservé ? Il n’est pas très sûr de ce que celui-ci signifie, mais il est satisfait, il a dit ce qu’il
voulait lui dire depuis des millénaires, enfin bon, cinq jours, en amour c’est pareil.
Ils marchent côte à côte jusqu’au pilier, vingt fois il veut lui prendre la main, vingt fois
il se dit que c’est encore un peu tôt. L’ascenseur les attend, ils montent en compagnie de deux
autres couples. Moi je suis avec la plus belleu, nananinanereu. Le liftier ferme les grilles,
appuie sur le bouton de montée, personne ne parle, et si quelqu’un laisse échapper un bruit
suspect, il est couvert par le roulement de la cage d’ascenseur sur ses rails, enfin c’est ce qu’il
se dit en se laissant aller. Tout le monde a le regard rivé sur les poutrelles et des millions de
rivets peints en rose orangé par le soleil en fin de course. Le sol s’éloigne, Paris se dévoile,
c’est magique. Comme à chaque fois que la vue est dégagée, Denis cherche un instant à
Comme prévu il laisse sortir son invitée devant lui. Son regard est happé par la grâce
de la silhouette de dos de Sophie, alors qu’en pensée son vocabulaire atteint un taux de
glucose dangereux. Parmi les broderies et les petites ouvertures audacieuses, il aperçoit une
longue crémaillère et remercie les dieux du rock’n’roll, ils veillent sur lui, au cas que.
Lorsqu’il donne son nom à l’entrée, il croit voir dans le regard du réceptionniste
souriant une certaine complicité, un pacte de sang, un secret de frères d’armes. Une jeune
— Fatiha va vous accompagner à votre table, soyez les bienvenus au Jules Verne,
il se retourne vers le réceptionniste et lui envoie une bise avec la main et un clin d’œil
de Sophie. Une bombe atomique ? Un cataclysme cosmique ! Leur table est tout contre l’une
des baies vitrées, il pense à ériger une statue de son nouveau copain.
La vue est à se damner, tous les deux ont ce même geste de se coller les doigts contre
la bouche, pour étouffer une exclamation qui pourrait gêner leurs voisins de table. Le soleil
n’en a pas encore fini avec cette journée si particulière, mais le temps de monter par
l’ascenseur, la clarté s’est légèrement estompée et toutes les lumières se sont allumées,
comme pour les saluer, offrant cette douce luminosité incertaine, en équilibre entre deux
mondes. Ils restent un instant debout à contempler la plus belle ville de la planète : le palais
de Chaillot juste en face, les canons à eau des jardins en cascade, illuminés, la place de l’Étoile,
le Grand Palais avec sa verrière violacée, Montmartre toute blanche au loin, presque orange
Fatiha tire à elle la chaise de Sophie afin qu’elle prenne place, tandis que Denis se
débrouille pas trop mal avec la sienne, rien ne tombe. Il se tourne vers la chef de rang.
— Chacun ?
cents euros au fond de la poche de sa veste, dix pour cent viennent de partir en bulles. Ils
trinquent aux autobus qui ne savent pas viser, Sophie fait une drôle de grimace avec sa
Elle le sort de pensées tellement terre à terre qu’il en a un peu honte, même s'il n’en
— Vous pouvez me poser toutes les questions, sauf celle concernant mon âge.
Denis lève les yeux au ciel, elle se marre. Elle s’étonne qu’il ait pu avoir une table pour
ce soir, il avoue avoir eu de la chance à une tombola, elle le félicite pour sa chance au jeu et
lui suggère de jouer à l’EuroMillions, il accepte l’idée et lui souffle plus bas que peut-être les
deux gagnants de cette semaine sont ici à dîner, elle est certaine qu’ils ne le sauront jamais.
Un ange passe, vêtu d’une camisole de force, un entonnoir posé de travers sur la tête.
Il est fasciné par ce qu’il voit dans le restaurant et au dehors, toute cette dentelle
d’acier, aérienne et fragile, c’est sublime et ça l’émeut. Pour en finir avec ce silence qu’on
pourrait trop vite confondre avec de l’ennui, il rapporte à Sophie une information lue ce
matin : si on divise les dimensions de la seule structure métallique par mille, on obtient une
petite tour en métal de trente centimètres de haut qui ne pèse que sept grammes.
— Sept grammes, quinze fois moins que votre couteau, c’est fou non ?
Il est bien d’accord, il sent qu’il va être d’accord avec plein de trucs ce soir. Il regarde
les autres convives. Pas très loin d’eux, une table de touristes anglais vient de commander
les cafés, mais à quelle heure ils sont venus ces trouducs ! Au-delà sur la gauche, un couple âgé
se dévore du regard, leurs mains entrelacées, Denis imagine l’anniversaire d’un mariage qui
aurait été célébré avant même sa naissance, ça le laisse songeur. À plusieurs tables on fête
des mentions très bien au bac ; les lauréats, qui arborent plutôt le style Louis-Le-Grand que
celui du lycée Marcel-Cachin à Saint-Ouen, ont même droit à une coupe de champagne. À côté
de la leur, un type en costume sur mesure à la mode trader, habitué à dîner pour le prix d’un
demi-smic, n’a d’yeux que pour Sophie, sans aucune gêne. Quant à la blonde qui
l’accompagne, elle semble assumer que c’est le prix à payer pour dîner ici et repartir en
grosse berline. Mon lascar, continue comme ça et je te pète les rotules avant de te ruiner.
On leur apporte les cartes. Ils se mettent d’accord sur le menu dégustation
Expérience, celui à six plats, après que Sophie s’est fait confirmer que même un moineau en
viendrait à bout, deux cent trente euros chaque. Il fait mine de s’intéresser aux autres
suggestions et en profite pour faire un rapide calcul. Avec le champagne il en est déjà à plus
de cinq cents. S’ils prennent l’option Exceptions, un verre de vin différent par plat à cent vingt
par personne, il faudra qu’il choisisse entre finir par un café soluble ou laisser un pourboire
de misère. C’est quand même extraordinaire ça, 800 balles et je suis à la ramasse ! Et je rentre
comment après ? Cent patates voyageant dans l’hyperespace et obligé de me taper dix bornes à
pied. Trouver une issue, vite. Le goujat explique qu’il n’aime ni le sauternes ni le porto et
Et voilà, fastoche. Il est assez fier de lui, d’autant qu’il n’a pas menti, il n’aime vraiment
ni l’un ni l’autre, il est comme son invitée, les vins doucereux ça le fâche. Il se laisse guider
par le sommelier, en croisant les doigts pour que celui-ci ne se venge pas en leur collant une
bouteille hors de prix. Il n’aime pas ça, il perd dorénavant toute possibilité de calculer.
M’enfin un rouge léger peut pas peser lourd dans l’addition, sinon où va-t-on. Sophie reprend
le bal là où elle l’avait laissé auparavant, elle aimerait savoir ce qu’il faisait jeudi après-midi
devant chez elle, il trouve qu’elle ne perd pas de temps et elle qu’il essaye d’en gagner.
— Frappé ? Voyons, je vous ai juste marché sur le pied ! Et puis c’était de votre
faute.
— Attendez, c’est pas ce que je voulais dire, votre visage et ce regard incendiaire,
me suis dit, Denis, t’es pas plus couillon qu’un autre, essaye de la retrouver, et
voilà. J’ai eu une semaine de dingue, comme si les grands rouages de l’univers
alignement.
— Je suis flattée. Et je confirme, vous n’avez pas l’air plus couillon qu’un autre.
précis ? Ça fait partie des grands mystères de sa vie. Il aurait pu se contenter de répandre le
contenu sur la table, les bulles à l’agonie quelques secondes avant de disparaître dans le
coton de la nappe, mais non, il fallait absolument casser la flûte. En deux. Coupure nette à la
jointure de la coupe et du pied. Du beau boulot, rien à dire, inouï le truc. Il est effaré, alors
que Sophie a mis sa main devant sa bouche pour contenir un fou rire.
Il ne sait plus où se mettre, d’autant qu’elle a fini par mettre sa serviette devant sa
bouche pour vraiment étouffer son rire, une petite larme perle à chacun de ses yeux, elle finit
verre cassé et revient avec une nouvelle coupe, qu’elle remplit à nouveau. Denis ne sait pas
s’ils vont en mettre trois sur la note ou si celle-ci est offerte par la maison. Il lui dit qu’elle ne
devrait pas s’embêter, qu’un verre Maille ferait l’affaire, même avec l’étiquette, elle l’excuse
en expliquant que c’est la vue qui provoque ça, ils sont habitués.
réceptionniste lui a-t-il raconté l’appel ? Ça ne fait pas encore dix minutes qu’ils sont là et il
est déjà dans le Grand Livre des Boulets, ça promet. Il n’ose toucher au petit plat qui leur a
été servi en amuse-gueule, dorade grillée, olives et tomates. Sophie fait ce qu’elle peut pour
s’inquiète de savoir dans quelle colonne mettre ça, celle qui donne des points ou celle qui en
enlève.
— Dans la même que celle où se trouvent vos chaussures. Vous partez avec un
— Je jure sur la tête d’Elvis qu’elle va le rester au moins jusqu’à la fin du repas.
Comment, et pourquoi, le petit bout de dorade choit-il lamentablement sur ses jambes
à ce moment précis, au lieu de rester en équilibre délicat sur la petite cuillère ? Il devient
rouge écarlate, Sophie éclate de rire, tous les regards se tournent vers eux. Il voudrait
disparaître sous terre, mais à cette hauteur, il n’y a pas de bac à fleurs assez grand. Il propose
de mettre un bavoir et que Sophie lui donne la becquée, elle lui demande si c’est le manque
d’oxygène dû à l’altitude, il explique que depuis tout petit il souffre d’un manque de
— C’était vous le rire bien sûr ! Je revois la scène, vous avez dû vous cacher
derrière la colonne Morris ! Et dire que j’ai failli engueuler cette pauvre dame.
— Mmm… Difficile à expliquer, moi aussi j’ai eu une semaine un peu… spéciale.
J’étais dans ce petit square à donner à manger à des pigeons quand je vous ai
vu passer, vous emboîter le pas m’a paru la chose la plus naturelle du monde,
— À mon tour de rougir. Cela étant, de loin vous aviez l’air d’avoir quatre-vingts
Elle laisse traîner ce dernier mot, mettant un terme aux explications. Les deux
premiers plats se passent sans encombre, ni le foie gras de canard confit melon-poivre, ni le
homard au four petit épeautre aux courgettes ne terminent sur la baie vitrée ou le voisin. Ça
lui ferait pourtant pas de mal à ce boursicoteur qui regarde MA Sophie comme si elle était déjà
dans son agenda, jeudi après-midi après le tennis. Connard, jeudi tu seras à l’hôpital avec des
rotules en plastique et ta boîte sera en redressement judiciaire. Et un anus tout neuf si t’arrêtes
Ils parlent de ce drôle de monde et s’échangent des bribes de vie, par petits bouts,
tout en pudeur. Est-ce la peur d’en dire trop, ou simplement de prononcer des mots qui
feraient se raidir l’autre ? Tout est dit sous un prisme favorable, ils sont bien conscients que
leurs mauvais côtés sortiront tôt ou tard. Ils ne reparlent ni de l’incident avec les messages
À aucun moment ils ne laissent entendre que depuis mardi soir, ils pourraient
déjeuner et dîner à cette même table dix fois par jour pendant toute leur vie. Par bonheur
pour lui, l’information tant redoutée tombe par hasard, il est soulagé d’apprendre qu’elle n’a
ni petit ami, ni fiancé, ni mari. Pour autant il ne se risque pas à lâcher la phrase usuelle
bouche de Pierre et puis elle répondrait comme tout le monde, ça ne tombe pas du ciel, et il
ne veut pas avoir à lui prouver le contraire, le restaurant est à cent quinze mètres de hauteur.
Deux autres plats suivent, blanc de bar au plat jeunes poireaux et caviar gold, volaille
fermière champignons des bois sauce Albuféra. C’est délicieux depuis le départ, les quantités
sont parfaites, le lumineux moineau ne cale pas et semble passer un moment très agréable,
s’il en juge par son sourire qui ne l’abandonne pas. Il en apprend plus sur les assurances en
une demi-heure qu’en trente-cinq ans d’annualités en tout genre, il se promet de lui ouvrir
un cabinet de courtage dans la meilleure zone. Elle découvre le monde d’Amazon depuis les
coulisses et se jure de faire une grosse injection dans la trésorerie de sa société. Elle lui
promet de ne plus s’énerver contre les vendeurs lents du bulbe et de réserver ses volées de
bois vert pour la plateforme. Elle ajoute que c’est un exercice où parfois elle est assez
dégourdie. Il prend bien note de ne pas provoquer son ire, comme on dit dans les mots croisés.
Nous y voilà, le moment où elle va tout gâcher, elle va me sortir des horreurs, genre Eric
Clapton ou Van Morrison. Ou Björk, avec son melon inversement proportionnel à son petit
corps ! Autant y aller avec une dernière salve, avant le désastre annoncé. Il prend sa voix
Leone s’affaire en silence à leurs côtés et dessine un écran imaginaire en joignant pouces et
index à angle droit pour les y inclure tous les deux, puis c’est au tour de la caméra, elle va et
vient en gros plan sur les yeux de Denis Bronson et de Sophie Cardinale, une porte de saloon
bat plusieurs fois avant de s’immobiliser, on entend des carrioles passer en arrière-plan, des
employés de la compagnie de chemins de fer frapper des gros rivets de métal et un train
siffler plusieurs fois d’impatience. Il mélange un peu les scènes d’Il était une fois dans l’Ouest,
mais ce dont il est sûr c’est qu’il n’abandonnera pas sa Fée derrière lui, et si quelqu’un ose
lui filer une petite claque sur les fesses, il finira comme Henry Fonda, un harmonica entre les
Il est quand même salement épaté, mais sa mauvaise foi lui fait dire que c’est
donc elle s’en souvient encore. Normal, c’est une gamine, à son âge on a de la mémoire. Il
déclare qu’à Noël il lui offrira un costume blanc à franges et paillettes et lui fera une banane
avec ses cheveux, elle aura juste à se charger des taches de hamburgers.
— Laissez-moi faire, c’est mon rayon. Pour répondre à votre question, ça fait
longtemps que j’ai choisi de remplacer Dieu par Elvis, à chacun son Église, moi
jardin avec la grande allée, les arbustes en forme de Gibson, le portail en fer.
les trois heures d’opération, les six mois de réhabilitation et les trente pour cent d’invalidité
permanente. Elle lui demande de cesser de l’interrompre en disant des âneries, les femmes,
surtout elle, n’ont-elles pas toujours raison ? Elle dit ça avec son sourire d’ange, ça lui remue
tout l’estomac, voire un peu plus bas. Il croise et décroise sans cesse les pieds, il ne sait pas
très bien quoi en faire à vrai dire, elle reprend le cours de son récit :
— Je disais donc, mardi, après que vous vous fûtes jeté sous mon pied, je me suis
C’est comme un soufflet, avec un gant en acier couvert de lames de rasoir. Ça lui fait
mal et ça l’énerve.
— Guetta ? Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd ! Coupable deux fois,
assassin du rock et héraut de sa mort. Vade retro… Et vous, vous voulez savoir
Denis soupèse la menace sous-entendue. Le premier dessert est arrivé, figues cuites
et crues sorbet fromage blanc. C’est tellement bon qu’il voudrait juste la paix dans le monde,
alors qu’il est sur le point de déclencher un conflit idiot aux conséquences regrettables. Si
près du but, tout ça pour défendre la bonne cause du rock’n’roll. Pourquoi je porte pas des
— Eh bah voilà, vous venez d’inaugurer la colonne des points en moins. J’y mets
moins cinquante, vous êtes toujours en positif, mais ça tient à rien, à un tout
— Attendez c’est pas fini, Taylor Swift, Calogero, Louane, Imagine Dragons, Calvin
Elle porte une main à son cœur, renverse la tête en arrière, fait mine de se trouver
mal et s’évente avec l’autre main, pousse un râle et dit qu’elle se meurt. Il n’est pas
complètement rassuré pour autant. Si ça se trouve elle est fan de free jazz ou de grindcore,
m’en fous je me fais moine, avec mes potes en soutane on montera un groupe grégorien punk,
adieu la tonsure bonjour l’iroquois. Il veut rapidement en avoir le cœur net, si elle veut bien
spécifier à quelle église elle va le dimanche matin, elle jure que la même que la sienne, avec
une petite prédilection pour le petit cabanon derrière le temple, celui des sons de la fin des
années 70 au début des années 80, quand il a fallu pratiquement tout recommencer à zéro.
Rien que ça. Là il avoue, il est quand même drôlement scié. En fait, il est complètement
halluciné. La beauté et la musique du diable réunies dans une seule et même personne. Il ne
doit y avoir que quelques spécimens dans le monde et il en a une assise en face de lui, au
second étage de la tour Eiffel, alors que Paris explose de mille feux. Ça l’ébranle dans ses
convictions que ce genre de heureux hasard est réservé aux autres. Il se risque :
Jusqu’à présent l’ange l’est, aux anges. C’est comme dans une comédie
hollywoodienne, sauf qu’aucun des deux n’a lu le scénario jusqu’à la fin, il s’écrit au fur et à
mesure et les futurs sont encore multiples. Comme prévu le grand échalas a dit tout un tas
de fadaises plutôt rigolotes, il a pété un verre et a fait valser l’amuse-gueule, mais surtout il
l’écoute, il s’intéresse à tout ce qu’elle dit, il ne fait pas le fier et n’en rajoute jamais, en plus
on aime la même musique, un miracle, plusieurs fois elle a été sur le point de se lever pour
l’embrasser, comme ça, un gros bécot sonore par surprise. Elle se sent bien en sa compagnie.
Et puis ça aurait dépité son voisin, qui commence à lui taper sur le système.
Parfois même elle voudrait être entourée des grands bras de Denis, elle le trouve
attendrissant, tellement peu sûr de lui, ça lui change des baroudeurs du sexe, des hâbleurs
de pacotille, des théoriciens de la conspiration, des chemises ouvertes sur une jungle, des
Aldo Maccione avec une pomme de terre dans le slip. Au moment de se mettre tout nus, ils la
Mais là elle s’inquiète. Déjà elle a fait un effort pour passer outre la liste des groupes
qu’il lui mettait volontiers entre les oreilles. Il croit quoi, que pour écouter du rock il faut avoir
des tatouages, une frange coupée à la hache et voter Mélenchon ? Alors pourquoi vouloir
Elle imagine tout et rien, en réalité elle préfère ne rien imaginer. Elle le voit hésiter,
Il se marre, de nouveau pris de court. Elle abdique et lui laisse le temps de formuler
intelligemment tous ces mots qui dévalent dans sa tête comme une avalanche, elle imagine
— Vous savez, en fait c’est crétin vous ne pouvez pas savoir, mais depuis mardi
vous m’avez envahi. Je pense sans cesse à vous, du matin jusqu’au soir, parfois
même la nuit. Non rassurez-vous rien de très cochon, mises à part quelques
images lascives, normal, je vous imagine nue, blottie tout contre moi, ce
silence, cette paix, s’évaporer dans les confins là où naissent les étoiles, oui
c’est très joliment dit hein. En fait jamais je n’ai rencontré quelqu’un comme
vous, et on est là, dans cet endroit incroyable, la nuit est douce et belle, Ducasse
se décarcasse oui ça par contre je sais c’est nul, et pfffuit, d’un coup de baguette
magique vous effacez ce gros hic qui me turlupinait, la musique. Vous savez ce
Elle reste coite. C’est moche coite. Elle est touchée, elle se demande si tout le monde
entend son cœur battre la chamade. Cette déclaration tendre et maladroite, toute en zigzags
incertains et embarrassés, il lui fait l’effet d’un adolescent qui se débarrasserait de tout ce
— Denis, on reprend la chronologie des faits ? Mardi, une moto surgie de nulle
part vous oblige à faire un pas de côté, je vous écrase le pied sans le vouloir,
secondes même pas, sans compter que le mien n’était pas très avenant. Jeudi
l’expliquer vraiment, je vous aborde, vous me filez une trouille bleue avec ce
bus, on boit un verre, vous m’invitez à dîner, j’accepte avec plaisir, vous frisez
s’assied, on se raconte nos vies, je passe un moment très doux, je me sens bien,
je vous accorde que tout ça est très étrange, mais ce dont je suis sûre c’est que
ce n’est pas une farce. Allons, demandez un peu de vin au môssieur, j’ai soif.
Elle voit bien comme il accuse le coup, comme si elle avait mis un tailleur modèle
executive woman, talons hauts, lunettes sévères, bas et jarretelles, dessous de soie, alors
qu’elle veut juste être certaine que ça rentre par une oreille sans sortir par l’autre en ligne
droite. Que ça reste à macérer dans son bourbier encéphalique, qu’il rumine tout ça. Pourtant
elle-même arrive à une conclusion quasi identique, on va me pincer, pas trop fort sinon je file
une baffe, et je vais me réveiller, forcément, trop c’est trop, cent millions, le Jules Verne et un
chouette mec tout neuf. Une idée lui passe par la tête, évacuer la tension, revenir aux
La question le prend au dépourvu. D’autant qu’elle n’a pas commencé par le plus
facile. Il voudrait remonter la clef sur le côté de sa tête, remettre en route les engrenages. Il
lui fait signe avec la main, comme pour dire qu’il va avoir besoin d’un peu de temps, mais
qu’il va trouver, sa vie est en jeu. Wire, oui bien sûr il avait écouté ça à une époque, mais il
quelqu’un allume la lumière, ça lui revient, d’ailleurs il en a une dans son mobile, maintenant
il se souvient, Life on Deck, un truc bien déjanté, qui continue de ne pas coller avec sa Fée.
Mais existe-t-il vraiment une tête à écouter du rock ? Quand il était jeune oui, personne ne
pouvait raisonnablement prétendre écouter les Sex Pistols avec un petit foulard autour du
cou, des camarguaises aux pieds, le cheveu long et douteux, ça c’était pour Supertramp et
Genesis. Aujourd’hui plus personne ne s’habille en fonction de ses goûts musicaux, ou alors
lors d’un concert, comme cette fois où il s’était retrouvé au milieu de cinq cents gothiques de
tous les âges lors de la venue de Pink Turns Blue, un groupe des années 80, alors qu’il n’avait
plus vu un seul corbeau à grosses semelles et la tignasse coiffée au pétard dans Paris depuis
des lustres.
Il sert et secoue les poings devant lui comme lorsque Messi fait un petit pont à
— Gary Newman !
— Mmmm…
— Non, Numan ! Youhouuuu, ça vous scie que je puisse avoir des cheveux comme
ça et connaître hein ?
— Vous me l’ôtez de la bouche ! Une plus facile, qui était le leader de Joy Division ?
Ils rient, parfaitement rassurés. Une vague de cinq cents mètres de hauteur
s’annoncerait au loin qu’ils s’élèveraient eux-mêmes dix mètres au-dessus de la houle sans
s'en rendre compte, seuls quelques embruns les rafraîchissant alors que le monde se
noierait. Pendant qu’on leur sert le second et dernier dessert, « L’écrou croustillant au
chocolat de notre Manufacture à Paris », ils continuent quelques minutes leur duel musical,
une question par cuillerée, comme deux sales mômes qui se jetteraient à la tête des bonbons
au goût bizarre dont personne ne veut, après les avoir un peu sucés. Elle gagne d'une courte
tête, lorsque Denis se prend les pieds dans le tapis électro trash de Tuxedomoon.
— Whaaaa le nuuuul eh !
En fait elle ne s’en souvient plus non plus, mais jamais elle ne le lui avouera. Elle lit
sur le visage de Denis qu’il s’en doute un peu, mais il a la sagesse de n’en rien dire.
Vingt-trois heures. Tout le corps de Sophie réclame un café, le champagne et le vin lui
font un peu tourner la tête, la tension de ces derniers jours s’est muée en fatigue et fait le
siège, malgré des nuits de sommeil longues comme un jour sans pain. Son voisin à la table
d’à côté l’exaspère, cette suffisance dans le regard et l’attitude, ce même sourire qu’il affiche
en pariant sur la baisse des cours du blé pour mettre une grosse récolte de billets violets
dans sa poche en faisant vaciller tout l'écosystème, elle n’a qu’une hâte, qu’il s’en aille, lui et
faire ravaler de sa superbe clinquante, mais elle a senti Denis arriver peu à peu à ébullition
tout au long du repas, qu’il fasse son boulot de mec après tout.
Le broker à deux millions d’euros de revenus par an revient des toilettes, après avoir
payé avec son American Express en métal noir, pour repartir avec sa blonde refaite de pied
en cap, joli résultat au demeurant, faut savoir être honnête. Au moment où il passe devant
leur table, elle voit Denis lever la main comme il l’aurait fait avec Fatiha. Hugo Boss s’arrête
à leur hauteur, sourire carnassier appris à HEC et répété mille fois devant le miroir, blondinet
tout rose. On le sent prêt à accepter une nuit à quatre si ça peut accélérer les choses. Denis
ouvre le bal :
Pas de s’il vous plaît, tout juste un léger sourire innocent, le même qu’affiche Sophie,
toute à sa hâte de voir la suite. Le type lui lance un regard glacial, oubliée la perspective d’un
est plutôt maigrelette, à peine une paire de dix. Un bluff plus qu’hasardeux, toute sa
crédibilité est en jeu et le risque est double : un soufflet de son duelliste et un regard
retient son souffle. Trois secondes d’hésitation qui paraissent éternelles. Finalement, l’autre
ne suit pas et décide de s’écraser, alors qu’il avait au moins un brelan de valets. Denis, qui a
réussi à maintenir son sourire intact, le voit respirer fort, visage fraise vanille et les poings
serrés, puis encaisser, fier dans la déroute. Il remercie les parents du vaincu de l’avoir envoyé
broker leur tourne le dos et disparaît vers l’ascenseur. Sophie croit entendre un « ta gueule ! »
— Sophie, désolé pour les errements sémantiques, en fait il faudra vous habituer
Wowowowow, mon grand flandrin d’amour, mon héros, comment qu’il te l’a pulvérisé
Elle le regarde avec toute la chaleur dont elle est capable, sans rien répondre. Elle
direction de Denis. Elle le voit se liquéfier. Elle fait un léger signe, Fatiha s’approche.
— Je prendrai un café…
Elle fait un nouveau geste avec la main comme pour donner la parole à Denis, qui
La jeune femme ne se laisse pas impressionner. Elle le coupe avec un grand sourire.
— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, c’est le premier qui dit qui y
Elle et Sophie se tapent dans la main, comme font les hommes les rares fois où ils
marquent un point. Fatiha repart. Sophie lui rappelle ce qu’elle lui a dit jeudi, il payait le
verre, elle l’invitait à dîner. Ça ne convainc pas Denis et sa vieille école, il ne conçoit pas ça.
Guetta, la box avec tee-shirt, serviette et slip de bain, comme à Ibiza. Et je vous
Elle saisit le sien et pose le poing sur la table, regard noir. Elle le voit afficher une tête
qui ressemble à l’émoticône tristounette et désappointée de WhatsApp, quel relou !, mais elle
cet après-midi-là, c’est le soleil qui me les a mis sous le nez. Pour l’apoplexie je
suis d’accord.
— Puisqu’on est dans les réactions à retardement, je vous signale que Robert
Smith n’est pas gros, juste un peu enveloppé. Allez, faites pas cette tête,
L’effet est immédiat, elle le voit se redresser sur sa chaise, fier comme Artaban, ah ces
tranches de vie et d’anecdotes de surface, sans s’aventurer dans les recoins et les zones
d’ombre. L’addition arrive, Denis fait mine de la prendre, juste pour la fâcher un peu, elle le
— C’était une blague, moi aussi je sais faire. Laissez-moi au moins mettre le
pourboire.
Après avoir réglé, elle se lève la première, attend que Denis réagisse et fasse de même,
puis ils se dirigent vers la sortie. Elle attire le regard de messieurs de tous les âges et
Une fois en bas, ils sont surpris par les restes de chaleur. C’est doux sur ses épaules et
dans son cou. Elle se demande quand il va la prendre par la main, elle hésite entre timidité
ou maladresse et se dit que pourtant la tension ne peut pas monter beaucoup plus. Denis
Les rues sont noires de monde. On fait la queue aux terrasses, on marche main dans
la main, on fonde de grands espoirs, libidineux pour la plupart, sur toutes ces personnes
croisées trop vite, on hume les effluves de mille crèmes solaires et on peste contre ces
nouvelles sandales qui meurtrissent les pieds. Mais qu'importe, la béatitude gagne les cœurs
tandis qu'une certaine désinvolture s'empare du portefeuille, on boit plus que de raison.
Demain au réveil on constatera les dégâts et on rouvrira sans tarder le dossier des fautes et
autres écarts trop hâtivement pardonnés sous le coup de la moiteur anesthésiante d'une si
Sophie ferme les yeux, l’air s’engouffre par la fenêtre ouverte et fait virevolter ses
cheveux. Une petite mèche rebelle lui chatouille le nez, Denis la remet délicatement en place,
elle croise les doigts pour qu’il ne se jette pas à l'eau là maintenant, notre premier baiser dans
un taxi, nuuuul.
Le bar n’est pas plein. Elle ne s’étonne pas, le rock est un répulsif qui oblige à écouter,
ou au minimum à prêter un peu d'attention, et si les gens ne peuvent pas danser, alors ils
préfèrent une bonne soupe fadasse avec des petits bouts de chill-out dedans et saupoudrés
Ils sont accueillis par Uncertain Smile, de The The, elle est médusée. Jamais elle
n'aurait cru écouter ça ailleurs que chez elle ou sur son mobile. Ils s’asseyent au bar, le
barman lui fait un baisemain de loin et salue Denis énergiquement par les épaules, ça sent le
coup d’attendre.
— Vous avez raison, c’est la première fois que j’entends cette chanson dans un
— Vous non.
Il sourit. Ils écoutent religieusement les trois minutes du pont de piano magique vers
la fin de la chanson. Il lui raconte qu’il en jouait quand il était gamin, mais parvenu à
l’adolescence il avait dû se décider entre continuer ses gammes ou regarder les filles de plus
près, et qu’il n’y avait pas eu de gros débat interne. Alors, quelques années auparavant, il
avait acheté un clavier pour s’y remettre, mais avait été dépité de voir qu’il lui aurait fallu
reprendre complètement à zéro, de nouveau face à la Méthode Rose, alors qu’il voulait juste
retrouver un certain niveau pour pouvoir jouer ce morceau. Il avait longtemps cherché la
partition, jamais il n’avait mis la main dessus, alors il avait jeté l’éponge un mois après.
Sophie lui apprend que ladite partition n’existe pas, la légende dit que le pianiste
invité pour l’enregistrement de la chanson, Jools Holland, fondateur du groupe Squeeze puis
présentateur à la BBC, a tout improvisé en une session. Alors les deux lèvent un chapeau de
paille imaginaire pour saluer la performance. Ils trinquent à Matt Johnson, le chanteur du
groupe, et à tous ceux qui vont suivre. Sophie se promet que c’est le dernier verre, elle craint
qu’il va bien m’embrasser à un moment, non ? Deniiiiiis, remue tes fesses ! Puis tout lui revient.
— C’est un piège ?
Elle lui prend une main qu’il avait sagement posée sur son pantalon en lin, le regarde
droit dans les yeux et lui dit qu’elle a rarement été aussi sérieuse. Elle lui redonne sa liberté,
comme à regret. Il met du temps à répondre, tout absorbé qu’il est par ce contact électrisant,
précise que ses souvenirs de quand il était tout petit sont assez flous et lui demande si son
truc c’est de lui mettre un Babygro et de lui donner la fessée. Elle rit aux éclats puis lui parle
du RGO. Devant son incompréhension, elle promet de lui raconter un autre jour.
Ils trinquent à nouveau. Le bar s'est rempli un peu, les obligeant à rapprocher leurs
tabourets et à mettre leurs genoux en quinconce. Elle a une terrible envie de se coller à lui,
poser sa tête dans son cou, son endroit préféré, défaire quelques boutons de sa chemise pour
y glisser une main, caresser sa peau, l'embrasser derrière l'oreille, lui mordiller le lobe, le
faire rougir comme une tomate. Il tomberait du tabouret, forcément. Mais elle n’ose pas.
Alors cette nuit elle se donnera du plaisir toute seule, parce que Denis, il va rester à la
porte, il a voulu faire monter la pression, eh bien je vais l’amener au-dessus de la ligne rouge.
Cette fille me rend dingue, faut qu’on arrête de parler de ses seins où je vais péter une
durite.
Il n’est pourtant pas au bout de ses peines. Alors que Sophie lui prend la main pour
rêve d’un bain de glaçons, de toundra fouettée par des vents polaires, de permafrost
millénaire. Puis du corps nu de cette jeune femme contre le sien pour éviter l’hypothermie.
Avec un peu de chance, beaucoup ?, il aurait quand même une faible érection, toute bleue.
Quel intérêt soudain pour ses régurgitations ! Il n’est pas dupe, Sophie cache des
choses, déjà cette obsession pour les autobus, c’est pas clair. Il n’a aucune idée de quels sont
ses secrets, mais là ce soir il n’a pas envie de savoir, il ne veut pas gâcher le moment, juste
il se retient à chaque fois de justesse de lui révéler que la chance vient de lui sourire. Il lui
aurait proposé de démissionner de son travail dès lundi pour partir aux Seychelles par le
premier vol, sans bagages, faire du rodéo sur les grosses tortues, boire des mojitos au réveil,
manger du poisson grillé à pas d’heure, écouter les heureux gazouillis de lointains parents
colorés des petits moineaux d’ici, se promener sur des plages magiques et faire l’amour là,
sur le sable. D’ailleurs, pourquoi choisir une destination de plage ? Il y réfléchira plus tard,
car il ne raffole vraiment pas du sable, personne ne comprend quand il explique, les rares
Il hésite à reprendre un verre. Si jamais elle m’invite chez elle, j’aurais l’air de quoi avec
mon seul désir et un sexe qui bâillerait en me rappelant l’heure qu’il est. Il voudrait juste
s’allonger derrière elle et la tenir dans ses bras, après lui avoir attaché les cheveux au
montant du lit avec du scotch ou des pinces à linge. Au petit matin, il serait en bien meilleure
forme et il saurait honorer ce corps menu et affolant. Il l’imagine agrippant ses mains et le
chevauchant, lui offrant ses seins et le dessin de ses côtes. Ce serait fulgurant.
Il ne comprend pas pourquoi finalement il lui pose cette question, gros naze ! Il voit la
lumière s’éteindre dans les yeux de sa Fée, pour retrouver son intensité quelques secondes
plus tard. Il n’aime pas ce qu’il a vu, elle traîne un gros boulet derrière elle. Elle pose ses mains
sur les siennes, l’une sur le bar, l’autre sur sa jambe. Il ne se souvient pas si à quarante-trois
degrés on meurt tout de suite ou si le SAMU peut encore faire quelque chose. Le regard de la
jeune femme est doux et ardent à la fois, ça le paralyse. Elle répond comme dans un nuage.
— C’est une longue histoire, trop longue pour ce soir, mais je vous la raconterai,
promis.
Elle marque une pause, pendant laquelle le cœur de Denis marche au ralenti, alors
me diriger vers la sortie et ce qui serait vraiment très bien voyez-vous c’est
preniez dans vos bras avec toute la douceur dont vous êtes capable et que vous
m’embrassiez tendrement parce que c’est bon là ça a assez duré j’en ai très
envie et je crois que vous aussi sinon je vais me mettre à pleurer et puis après
on prendra chacun un taxi et on se reverra lundi car demain je ne peux pas j’ai
un dîner mais dès lundi oui j’aimerais vraiment vous revoir en fait monter dans
ce taxi sans vous ça va être épouvantable mais c’est mieux comme ça n’est-ce
pas Denis et oui je n’ai pas mis de virgules parce qu’il fallait que ça sorte sans
respirer ni trébucher.
C’est lui qui reprend sa respiration en avalant deux hectomètres cubes d’air, juste au
moment où il allait s’affaler par terre. Le temps de remettre un peu d’ordre là-haut et de
noter avec joie que son cœur s’est remis à battre, elle lui a lâché les mains, a fini sa coupe de
champagne, s’est mise debout, a pris son sac, lui a tourné le dos et est sortie.
Il se secoue, arrache un billet de sa poche et appelle le barman, lui file une accolade et
lui dit qu’il est amoureux, que c’est le plus beau jour de sa vie, enfin des trucs simples à
prononcer, oublie la monnaie et sort à son tour, alors que Kings of Leon lui rappelle avec
Knocked Up qu’il aurait dû s’échauffer avant de s’élancer. Bon dieu de chierie, comment on
embrasse déjà ?
Il déboule comme un fou dans la rue et a un coup au cœur en ne la voyant nulle part.
Il ne comprend pas, déjà il s’affole et imagine le pire, il sait que jamais il ne va s’en remettre,
il est tout disposé à mourir sur-le-champ, lorsqu’on lui tape de nouveau sur l’épaule, toujours
— Vous pourriez cesser d’apparaître tout le temps dans mon dos ? J’ai le cœur
fragile.
En général c’est là qu’il a l’air godiche, qu’il redevient le balourd gauche et emprunté,
incapable de faire un geste sans déclencher une catastrophe, mais cette fois il ne veut pas
que l’histoire se répète, il la regarde avec un sourire qu’il espère pas trop idiot puis il lui saisit
les mains, remonte les siennes le long de ses bras, l’une s’arrête sur sa taille puis file dans
son dos, pendant que l’autre grimpe jusqu’au cou, lui caresse la nuque du bout des doigts.
Elle lève son visage vers le sien, leurs corps se frôlent, il sent les os de ses hanches contre son
bassin, le bout de ses seins contre ses côtes, ses jolies mains sur ses reins. Il en appelle à Elvis
tout-puissant pour être à la hauteur du moment, attire Sophie contre lui, la serre plus fort,
pas faire mal, puis pose délicatement ses lèvres sur les siennes.
Il est bouleversé par ce contact et submergé par des sentiments jusque-là inconnus
ou simplement oubliés. C’est suave et soyeux, chaud et humide. Changer les manuels
scolaires, la Terre est immobile, le temps n’existe pas, Planck est inconstant. Dans un film
d’action à gros budget, de l’ordre du PIB de la Gambie, dans cette même scène sous la pluie,
les gouttes resteraient en suspens, figées dans leur chute, alors qu’une flèche incarnate venue
de nulle part fuserait entre elles avant de transpercer leurs cœurs, de part en part, dans une
miraculeux. Un frisson infini lui parcourt l’échine lorsque leurs langues se cherchent puis se
scellent. Elle a passé ses mains dans son dos sous sa chemise, ses doigts dessinent des mots
dans une langue connue d’eux seuls et il gémit de bonheur devant tant de promesses écrites.
Il a une tendre pensée pour cette bonne vieille soupe prébiotique qui avait finalement
accouché d’une première cellule pleine de vie, divisée et reproduite à l’infini tout au long de
Et parce qu’on ne vit pas que d’amour et d’acide nucléique, il rayonne en notant une
érection du tonnerre.
Elle finit par tourner la tête et la pose doucement sur sa poitrine. Il lui caresse la joue
avec délicatesse, l’étreinte silencieuse se prolonge, mais lui n’est déjà plus là, il est parti vers
Elle est allongée en diagonale sur son lit, nue, bras et jambes écartés, comme
écartelée. La clarté de la lune pénètre par les interstices entre les volets, l’idée même de les
fermer complètement lui semble inconcevable tant elle se sent vidée. Elle respire maintenant
Elle regrette que ses doigts aient trouvé si vite la voie cosmique, elle voulait que ça
dure longtemps. Mais dès ses premières caresses, alors qu’en pensée Denis en était encore à
se débattre avec son soutien-gorge, elle a eu ce terrible hoquet de plaisir, son corps s’est
violemment cabré, ses jambes ont gesticulé tel un pantin désarticulé qu’on aurait électrifié,
et elle s’est tordue sur le lit en étouffant des cris rauques, gutturaux.
Elle reste là un long moment, la tête écrasée sur le matelas, la bouche grande ouverte,
l’obscurité, elle discerne une grande auréole humide sur le drap à hauteur de ses cuisses.
Longtemps après, elle trouve enfin la force de se lever, ferme les persiennes
entièrement puis prend une douche froide, ses jambes flageolent encore. Elle se recouche
toute mouillée, regarde son mobile, voit ce grand cœur rouge qui bat pour elle, elle gémit.
Elle voudrait qu’il soit là, elle regrette d’avoir fait la fière et de lui avoir fermé la porte
pratiquement au nez, alors que là, elle aurait pu simplement poser sa tête sur son torse, se
laisser envelopper de ses bras, respirer sereinement et s’endormir avec un beau sourire.
Denis, le pauvre, tout seul chez lui, est-ce qu’au moins il s’est donné du plaisir en pensant à moi ?
Denis croit avoir des pratiques sexuelles assez classiques. Par exemple, dans la liste
de ses plaisirs solitaires préférés, même quand il est en manque de sensations fortes, il n’a
jamais inscrit « se marcher sur les burnes en chaussures de ski ». Pourtant, alors que Sophie
est encore haletante de plaisir, là oui il s’adonnerait bien volontiers à cette autopunition,
certainement déchirante mais ô combien bienfaitrice, se repentir d’être con comme il est, car
non, il n’est pas chez lui, et il n’est pas près d’y être.
En arrivant devant son immeuble, il avait encore la tête virevoltant dans une lointaine
galaxie. Dans son dos s’étiraient des ailes diaphanes kilométriques, percutées
éblouissantes, le faisaient zigzaguer entre des exocomètes gelées aux queues infinies et
l’envoyaient flotter dans des nuages gazeux brillant de mille couleurs fascinantes. Il planait
Et puis subitement les ailes se sont déchirées, il a été brusquement expulsé de son
douloureusement sur Terre. Putain fuck mais qu’est-ce que j’ai branlé de mes clefs !
Pris de frénésie, il fait comme tout le monde, il vérifie chaque poche trois fois, elles
offrent forcément de multiples recoins où ces grosses connes peuvent se cacher. Le gentil naïf.
Il se met à revivre la soirée en accéléré pour savoir où et quand il a pu les perdre et en conclut
qu’elles ont dû glisser dans le taxi du retour, après avoir laissé Sophie dans le sien. Perdues.
mobile, puis se ravise et se dit que les trois cents euros, prix de l’intervention d’un type mal
luné, muni de la radiographie de son tibia mis à mal lors de la dernière journée de
dont neuf fiancées déjantées et une mère qui a oublié d’emporter les protège-tibias, ils seront
mieux investis dans une chambre d’hôtel pas trop nulle. Demain matin il lui en coûtera la
moitié. Pourquoi aurait-il dû penser que, pauvre nouille, demain c’est dimanche et ça va te
coûter pareil, alors qu’un doux baiser occupait encore toute la place disponible dans sa tête ?
Il attend vingt minutes en bouillant que ne passe un taxi, monte dedans et donne
l’adresse d’un Ibis devant lequel il est passé de multiples fois en se disant combien il est
moche. Une fois allongé sur le lit de droite, il envoie un seul message à Sophie par WhatsApp,
pas refaire la même gaffe, juste le gros cœur qui bat, puis s’endort avant que l’état de manque
Au réveil, il a une réponse. Ce baiser, devant le bar, c’était, wow ! Hâte de vous revoir,
j’essaierai de faire aussi bien. Sophie. Il le lit environ sept millions de fois, puis fait une capture
d’écran qu’il s’envoie par mail, ces choses-là, ça se conserve. Va y en avoir des trucs sous la
Mais ça ne suffit pas. Paris ! Morne plaine ! Affronter, seul, une journée d’une langueur
redoutable, presque funèbre malgré le soleil et la fête dans les arbres. Il voudrait être
moineau, vivre pleinement les trois ans alloués par une sotte nature qui en donnait douze
aux hyènes et près de vingt-cinq à certaines araignées, les plus grandes et velues, celles qui
agrandissaient les yeux des filles au-delà du raisonnable et provoquaient une avalanche de
Attendre, une fois de plus. L’argent lundi matin, Sophie lundi soir. Il veut seulement
mettre sa société sur de nouveaux rails, puis aller chercher sa Fée, l’embrasser follement, la
gagnante, ça s’annonce terriblement rasoir. Il n’oublie pas que sans elle il aurait gagné le
double, et devient d’une mauvaise foi pitoyable à se dire qu’avec deux cents millions, là oui
il saurait quoi faire. Ça le met de mauvaise humeur, il n’entrevoit rien à lui raconter, ni de sa
vie passée ni de celle qui se présente sous de bien meilleurs auspices, ce qu’il va faire des
gains ne regarde que lui, il n’a aucune envie de devoir expliquer ses choix. En plus cette conne
serait capable d’acheter pile l’appart que je veux. Béatrice ne lui a donné aucune indication
sur sa personne, seul un commentaire rabougri, vous allez êtes surpris, peut-être prétextera-
Il se douche et se lave les dents avec les produits offerts par la chaîne d’hôtels, un
savon qui sent à peine mieux que ses pieds, un shampoing qui ne mousse pas et tellement
peu de dentifrice qu’il se demande s’il est fait au béluga. La serviette est encore plus rêche
que les siennes et il déteste remettre le même boxer que la veille, mais au moins il n’a pas de
chaussettes dans lesquelles ses pieds auraient baigné. Il n’a qu’une hâte, rentrer chez lui et
se changer, mettre du gros rock à fond et s’énerver contre les coussins du canapé. Et Pierre
n’aimerait pas confondre ce qu’il ressent avec l’éprouvant besoin de remplir le vide sidéral
qui le taraude depuis si longtemps. Pour le moment il se sent paralysé, son cœur cogne, il en
conclut sans discussion qu’il aime cette fille, allez vous faire foutre, et il décide sur le champ
Dans la rue, il s’arrête dès qu’il peut pour enfourner sa ration quotidienne de tartines
beurrées, boire un double café et fumer sous le soleil. Hier soir il était tellement captivé et
conquis qu’il n’a pas ressenti de manque, ça, c’est complètement nouveau pour lui.
D’habitude, il ne tient pas deux heures, et même lors des concerts de ses groupes adorés, il
croise les doigts pour que les bis ne s’éternisent pas. Parfois même il ne les attend pas.
Le type a lâché ça tout content de sa trouvaille, Denis se sent devenir Hannibal Lecter.
Il prend quand même rendez-vous, il n’a pas le choix, il peste contre son manque de présence
d’esprit. Toujours et encore ces maudits calculs. Une fois retranchés les verres au bar, la
monnaie oubliée, les deux taxis, la nuit d’hôtel, son petit déjeuner et le connard du dimanche,
il se demande s’il va pouvoir inviter sa voleuse au thaï. Oui parce que forcément c’est le mec
qui paye. La vieille école et ses principes de vieux mâle ont fait long feu.
à ouvrir la porte que Denis à lui lâcher les billets avec un gémissement de chien battu. Comme
verre de blanc, pendant que l’autre enfourne une bavette frites du meilleur effet.
Marc lui parle de son métier, bien plus compliqué que de simplement multiplier trois
cents par autant d’interventions, car encore faut-il soustraire la fortune qu’il dépense en
publicité sur Google. Le clic sur son annonce coûte de plus en plus cher et certains jours il
perd même de l’argent, à cause des curieux qui entrent sur son site pour comparer les
prestations et qui finissent par lui coûter un rein. Il fait ça depuis trois ans, après autant de
chômage passé à installer des œilletons sur les portes d’appartements. La première année,
entre les prestations sociales et les poses à trente euros, il se faisait beaucoup d’argent, puis
une concurrence sauvage était apparue, il avait dû baisser ses tarifs et augmenter la cadence.
À la fin de la troisième année il ne restait plus une seule porte à Paris où y percer un petit
trou circulaire, et rares étaient les gens qui gobaient qu’avec un deuxième œilleton ils seraient
encore plus en sécurité. Il avait pris un cours en accéléré sur le potentiel des crétins étourdis,
comme il appelait tous les Denis du monde, qui égaraient leurs clefs ou les laissaient à
l’intérieur en sortant. Depuis il a peaufiné sa technique, en général une intervention est une
Il envoie sa carte de visite par WhatsApp à Denis, dorénavant il apparaîtra dans son
agenda comme SOS clefs. Au départ il l’avait appelé Je suis un crétin mais il s’est vite rendu
compte que ça faisait marrer moyen les gens de le reconnaître. Malin, en cas de récidive,
l’appel arrive sur un second portable connu seulement des vrais crétins, et il fait une
d’affaire, à croire que les gens n’ont que ça à foutre de perdre leurs clefs. Ça ne fait rire que lui.
Denis aime bien ces histoires, les débrouillards qui ne se laissent pas écraser par
hot dog parisien, double saucisse, fromage fondu et moutarde qui pique, et lui parle de sa
propre activité. L’autre écoute attentivement, autant sur Google il est devenu un as, autant
Amazon il connaît peu. Denis l’alarme un instant à évoquer la possibilité qu’un jour Bezos se
penche sur tous ces petits métiers qui généraient beaucoup de revenus.
— Bah, je rebondirai et ferai autre chose. J’ai lu plein d’articles sur les services de
— Enregistrez donc mon téléphone comme SOS New Business, sait-on jamais, y
Ils finissent de manger en parlant plage, montagne, foot, filles, des trucs sains. Sympa
ce p’tit gars-là. Tellement sympa qu’il se fait inviter au déjeuner. Ils se séparent sur le trottoir
après avoir vérifié dans leur répertoire qu’ils ont chacun un contact à SOS.
Moins d’une minute après, dépité, ce que tu peux être chiant comme mec, Denis
étrenne le sien.
— Marc vous allez rire, tout à l’heure vous m’avez ouvert la porte mais je n’ai pas
pris mon double de clefs chez moi. C’est comme si vous n’étiez pas venu.
Il entend un éclat de rire à l’autre bout du fil, ça le meurtrit encore un peu plus.
Quelques minutes après, il le voit se garer encore hilare, alors que lui est rouge de
confusion. Après une seconde intervention tout aussi rapide, il insiste pour lui remettre
cinquante euros, que l’autre balaye d’un geste en arguant que de toute façon il n’aura du
travail qu’à partir de 18 heures, lorsque les Parisiens rentreront de leur sortie dominicale. Il
l’invite à prendre le café mais il refuse également, il doit faire la sieste dans sa voiture parce
que le dimanche, ça bosse dur jusqu’à une heure ou deux du matin et le lundi à partir de huit
Une fois seul, Denis se défait de ses chaussures et les lance à travers le salon, il va
pouvoir les ranger pour mille ans. Il fait chaud chez lui, dans son nouvel appartement il fera
installer l’air conditionné, même pour cinq jours par an. Il s’allonge nu sur son lit et met la
musique. The Maccabees, Spit It Out, ça lui file la pêche. Il fait les claviers pendant toute la
chanson en se demandant pourquoi les groupes français ne sont pas capables d’avoir cette
urgence épique dans les mélodies, alors que le pays produit des Cascadeur et des Chapelier
Fou, des Woodkid et des Moodoïd, en pagaille, par douces brouettes électroniques entières.
Sans parler du rap national, déchiré entre les dociles, amateurs de vers et rimes sortis
tout droit d’un almanach Vermot et si chers à France Inter et au Monde, et les aboyeurs de
pacotille, qui ont troqué les appels à l’émeute par de la bile de cour de récré et un machisme
pitoyable. Les maisons de disque ne jurent plus que par cette musique urbaine insipide, alors
que lui, quitte à en écouter, préfère que ça pète dans tous les sens, batterie de l’enfer, grosse
basse qui déchire et hargne animale. En France les rappeurs dignes font dans le Rimbaud
Ellis époque American Psycho, ça dépote autrement. Quant aux Damso, Booba et autres Jul, il
se promet de les attacher aux enceintes lors d’un concert de Death Grips, jusqu’à ce qu’ils
demandent pardon, aux filles surtout. Bref, il s’en tape un peu, d’autant qu’il n’a presque rien
macchabées, Marks to Prove It, même recette mais cette fois il s’est redressé et il fait la
Il se réveille en sueur, il calcule plus de deux heures de sieste. Il trouve qu’il dort
énormément, la décompression post EuroMillions a bon dos, il prend très au sérieux l’idée
de faire un check-up médical exhaustif. Il cherche dans son frigo quelque chose de frais à
boire ou manger, mais ne trouve qu’un brugnon mal en point. Il enlève les parties mâchées
Il lui fait savoir que la dernière fois qu’il l’a été, bavard, par WhatsApp, il s’est pris une
avoinée. Elle répond que ce n’est pas pareil, hier soir ne se sont-ils pas « roulés une pelle » ?
Alors il relate ses dernières dix-huit heures, les clefs, la nuit à l’hôtel et le double
serrurier, et que si ça ne tenait qu’à lui il ne ferait plus que ça, lui parler et l’écouter, la
— Sophie, il faut que je vous dise, ouvrez les guillemets je suis fou de vous fermez-
les.
Un sourire grand comme la baie de Rio lui barre le visage. Il lui propose d’aller la
chercher demain après son travail ou de la retrouver là où elle lui dira, elle lui donne rendez-
— Wow…
— J’ai dit devant, pas dedans, andouille, point-virgule. J’aurai faim, et soif. Pensez
à un endroit tranquille, j’ai plein de choses à vous dire. Il faut que je me prépare
pour mon dîner de ce soir, alors je vous souhaite une super soirée et une douce
nuit. Love.
Love…
Il répond que lui-même a un dîner avec une emmerdeuse « top level bien pire que
vous » et qu’il a des incantations à faire avant de partir la retrouver, se tenir debout à
l’intérieur d’un cercle délimité par de la poudre de perlimpinpin et réciter les phrases
Je suis grave toqué de cette nana, je vais jamais réussir à attendre demain soir.
Elle se réveille en douceur, nouvelle nuit à rallonge. Aussitôt les souvenirs du dîner
lui reviennent, elle reste là sans bouger, des images de Denis plein la tête, des bribes de
conversations, et ce baiser, vertigineux. Puis elle prend son mobile et le lui dit, à sa façon, lui
faire comprendre combien elle a aimé ce moment précieux. Elle ne va pas jusqu’à lui dire
qu’elle a atteint Proxima du Centaure et rebondi sur Deneb en un rien de temps, il est encore
Après son jus d’orange, elle prend des nouvelles d’Arsène. Il répond du tac au tac, et
évite de se faire engueuler. Il souhaite savoir comment s’est déroulé le dîner, elle lui répond
qu’il n’aura pas à mettre en branle des forces occultes, qu’elle a passé un chouette moment
avec un monsieur parfait et qui ne ferait pas de mal à une mouche, et qu’elle espère bien
recommencer le plus vite possible. Elle lui dit qu’elle passera par le parc dans l’après-midi, il
lui envoie une photo de son sac de pain. Elle est ravie de voir comment il manie son nouveau
jouet, même si l’échange tire en longueur. C’est curieux, elle a vraiment envie de le voir.
Au tour de Marta, à qui elle dit, ou plutôt elle crie, qu’elle est amoureuse. Elle a droit
à un « Virgen santa maría madre del amor hermoso » assez sonore, et lui envoie une photo
prise par Fatiha devant leur table, Paris dans leur dos.
— Faut qu’il fasse quelque chose avec ses bras. Dis-donc, c’est plutôt un mec pour
Elle demandera à Denis s’il a un frère mais dit que celui-ci elle se le garde, il embrasse
comme un Dieu. Marta évidement lui demande s’il baise comme un X-Man, Sophie avoue qu’il
retour aux sources. Sophie envoie également un message à Béatrice, elle a besoin de savoir
si le dîner est toujours à l’ordre du jour et si oui, à quel nom est réservée la table, et ensuite
où et à quelle heure elles doivent se retrouver demain pour le chèque géant. Pas de réponse,
Musique. Woodentops, le fameux remix de huit minutes de Stop This Car, elle ne
comprend pas pourquoi ce morceau n’est pas numéro un dans les classements depuis trente
ans. Douche, toilette, regard par la fenêtre, le soleil semble prendre goût à écraser
implacablement la planète. Short en jean, soutien-gorge s’il vous plaît, petite chemise bleu
nuit en coton léger, gros ceinturon marron posé sur les hanches, espadrilles à lanière, celles
de Denis. Elle a une brève pensée pour Sylvie Joly, qu’elle adorait, Mon Djenis je t’aime, mon
Elle ne prend pas l’ascenseur, avale les escaliers en flottant, comme si une myriade de
petits oiseaux colorés couvés chez Disney la maintenaient joyeusement en l’air. Elle atterrit
dans la rue, remercie les petits volatiles bigarrés, un passant la regarde bizarrement.
Mazette, il fait chaud ! Elle se met à marcher en évitant autant qu’elle peut les flaques
de soleil, le bitume est brûlant. En été quand elle était petite, elle adorait appuyer avec son
doigt sur les bulles de goudron qui se formaient sous la chaleur. Ça finissait toujours par un
double savon, celui de la brosse à ongles jusqu’à récupérer le rose de ses mains et celui que
lui passait sa mère. Aujourd’hui l’asphalte ne fait plus ça, encore un truc rigolo de moins pour
les gamins.
adorent le côté immuable du décor de la première salle sur la rue de Rivoli, le même qu’en
1930 lorsque la brasserie avait ouvert ses portes. L’andalouse de son cœur arrive juste
derrière elle, elles s’enlacent à pleins bras, rayonnantes de cette joie simple des retrouvailles
de filles qui s’aiment et pour qui quatre jours sans se voir c’est bien plus long que l’éternité.
Comment je vais faire sans elle quand elle sera à Marseille. Marta pense la même chose.
— Tu as plutôt intérêt à venir me voir tous les week-ends, sinon les Marseillais
Elles prennent une table en terrasse, s’asseyent du même côté face aux passants, et
— On dit de El Bulli.
molécules à la con de l’un ne peuvent rivaliser avec le terroir de l’autre. Marta l’agace en lui
rappelant que l’un a révolutionné la cuisine et que la France de l’autre n’a rien vu venir.
Sophie fait match nul en rappelant que l’un a fermé alors que l’autre est ouvert sept jours sur
sept depuis quatre-vingt-huit ans, que c’est un plaisir simple, qu’il n’y a pas besoin de faire
appel à la ‘Ndrangheta pour obtenir une table, et que la terrine de canard ne ressemble pas
Sophie raconte ses derniers jours en n’omettant aucun détail, surtout pas son
escapade sidérale d’hier soir, Marta adore dès que ça croustille. Elle rit aux éclats de la
maladresse touchante de Denis, apprécie à sa juste valeur la coïncidence dans les goûts
musicaux, exulte avec l’épisode del cabrón de trader, s’indigne du montant de l’addition,
prend bien note de ne pas aller dans ce bar où personne ne semble reconnaître l’immense
talent de Rocío Jurado et Isabel Pantoja. Elle redemande à voir la photo, le trouve à son goût,
Sophie la menace de lui arracher les ovaires et d’en faire des petites paupiettes à la française
— Dis-donc tu les accumules, l’EuroMillions mardi, Denis samedi, t’as pas chômé.
Une nouvelle fois, elle déballe toute l’histoire de l’ordinateur. L’Andalouse au grand
cœur écoute complètement abasourdie. Bien sûr Sophie avait fini par lui raconter sa courte
aventure avec Luc, après que Marta l’eut tannée pendant des jours pour comprendre
pourquoi elle apparaissait au bureau avec une tête sinistre, mais les derniers
— J’aime pas te savoir embarquée dans ce genre de plan. Pourquoi tu m’as rien
dit ?
Mossad, que certes elle aurait pu leur en parler, à elle et Samy, mais les instructions de Luc
— Samy fait pas dans le James Bond, il n’aurait pas été d’un grand recours. Mais
moi j’aurais été là, à une autre table. Nom de dieu de merde Sophie !
Sophie laisse passer l’orage. Elles reprennent un verre de vin puis un café. Marta
s’inquiète de savoir comment Sophie va annoncer à Denis qu’elle est indécemment riche. Elle
n’a pas encore de réponse et ça la préoccupe. Même s’il n’a pas trop insisté sur la fragilité de
son business, elle n’écarte pas l’idée de lui donner un coup de pouce tôt ou tard. Acheter tout
ce qu’il vend, tout entreposer dans un hangar, siffloter comme si de rien n’était. Il finirait par
Elles se marrent. Marta pose la question de savoir ce qui est plus facile, annoncer qu’il
n’y a pas assez de place pour tous ces zéros sur un extrait bancaire ou avouer qu’on est à la
— Chepakoitdir.
Elles font un bout de chemin ensemble jusqu’au métro le plus proche, où Marta
disparaît, laissant son amie avec ses doutes existentiels à neuf chiffres.
emballé avec Denis qui la fait chavirer d’amour, même si elle s’en défend tant bien que mal,
et se fait déposer devant le square un quart d’heure plus tard. Il est là à l’attendre, bien sûr.
Comment il fait pour ne pas s’ennuyer à mourir ? Elle l’imagine vêtu d’un pyjama à rayures
Il attend son rapport quotidien, elle lui fait un résumé, il semble très satisfait de la
tournure de la soirée. Il demande si c’est beau Paris depuis là-haut, elle porte ses mains à son
visage comme pour signifier que c’est bien au-delà du beau et lui promet de l’emmener, en
touriste. Il souhaite savoir si son Denis a été galant et l’a invitée, elle dit qu’il est galant mais
que c’est elle qui a payé. Il grommelle, elle lui rappelle que dans sa jeunesse ça n’avait pas
l’air de l’inquiéter outre mesure de se faire rincer tout le temps. Il grommelle de plus belle,
en disant que les circonstances n’étaient pas les mêmes, mais elle ne veut pas entrer dans ce
débat stérile alors elle le traîne dehors, un Martini Schweppes les attend.
Il préfère une bière, au-dessus de six degrés d’alcool ça le retourne dans tous les sens,
un sevrage forcé de trente-deux ans ça laisse des traces, et puis il fait vraiment chaud. Elle
lui demande s’il a une télé, il dit que oui, celle de son oncle, une vieillerie qui occupe une
commode entière et qui met deux minutes à chauffer. Quelques années auparavant elle
l’avait laissé sans image durant des semaines, jusqu’à ce qu’un voisin lui explique que le
mode de transmission avait changé et qu’il lui fallait un adaptateur, le jeune homme s’était
occupé de tout, aujourd’hui il trouve que c’est un miracle qu’elle fonctionne encore. Elle
abonde dans son sens et dit qu’il ne faut pas jouer avec le feu, dans les jours qui viennent ils
iront lui en acheter une neuve et elle ne veut pas de refus. Ça le tarabuste, il ne comprend pas
— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous représentez pour moi, ce n’est
même pas d’une erreur judiciaire dont vous avez été victime, c’est de
vous ont désigné du doigt, le bouc émissaire parfait, puis ils se sont assurés
que votre peine soit la plus lourde possible avant de refermer le dossier et de
passer à autre chose en un rien de temps. Combien de ces salopards qui ont
coupable, si ça se trouve il s’est rangé et a coulé une vie paisible. Alors pour les
remords c’est même pas la peine d’en parler. Arsène, je ne vais pas réparer les
faits, croyez-moi je le ferais si je pouvais, mais on vous a volé votre vie, c’est
soient moins amères, on y gagne tous les deux. Et puis grâce à vous, j’ai enfin
Arsène a le corps légèrement penché sur la table, immobile, perdu dans ses souvenirs,
les mains croisées entre ses jambes, le regard fixé sur les moineaux qui attendent des bouts
de chips. Au loin on entend des enfants qui poussent des cris joyeux, il ne leur reste que
quelques jours d’école avant les grandes vacances. Il émerge lentement de cette léthargie
qu’il ne connaît que trop bien, souvent il sombre de la même façon, à tout remuer dans sa
tête. Et puis il a été tellement longtemps sans parler à personne, il a du mal à exprimer ses
crépuscule de sa vie.
— J’accepte avec joie… toutes ces attentions que vous avez pour moi, vos
sourires, vous n’imaginez pas à quel point. J’accepte, donc, mais à une
condition, que plus jamais on ne fasse allusion à mon passé, vous voyez ce que
je veux dire.
Elle va pour dire quelque chose mais il l’arrête d’un geste. Il explique que très peu de
temps avant, il a également fait la connaissance d’une dame dans le voisinage, un peu plus
jeune que lui, souriante et coquette, certes elle parle bizarrement mais il aime se promener
avec elle, elle glisse sa main dans son bras pour marcher, ça le trouble et le ravit, mais pour
avoir le droit de connaître ça, il a dû s’inventer un personnage, une vie entière, il a tout
Elle mesure encore un peu plus le poids qu’il traîne, l’enfermement même à
l’extérieur, l’impossibilité d’établir de nouvelles connaissances sans mentir, la force qu’il faut
Il se raidit. Il lui dit que ce n’est pas un endroit pour une jolie femme comme elle, que
tout est vieux et moche, ça grince et craque à chaque pas, c’est sombre même avec toutes les
lumières allumées, ça sent la poussière et le renfermé. Mais elle n’en démord pas, elle lui
annonce que des fenêtres ça s’ouvre et qu’elle fera enlever le papier peint et enverra des
parquet silencieux, parce que s’il veut inviter sa nouvelle conquête à prendre le thé, il a plutôt
intérêt à faire peau neuve. Il a du mal à tout enregistrer, il la regarde sans comprendre.
— Surprise.
Il ne lutte plus, il ne comprend toujours pas, il voit juste qu’elle est sûre d’elle, décidée,
une femme amoureuse quoi. Il l’emmène jusque devant chez lui, à peine trois cents mètres
les séparent. Il ne l’invite pas à monter, elle rétorque que de toute façon ce n’était pas son
intention, lui rappelle qu’elle a encore un dîner ce soir, une formalité, mais que demain elle
ne travaille pas alors elle repassera pour le café après le déjeuner. Elle le voit calculer
combien il lui reste d’heures pour tout nettoyer et mettre un peu d’ordre, elle lui sourit.
Lorsqu’elle rentre chez elle, elle reçoit un message de Béatrice : « Salut ma chérie,
j’espère que tout va bien, 20 h 30, la table est à ton nom et demain je t’attends au siège à
jeté sur son lit, ni affalé dans le canapé, ni debout à faire des cercles autour de la table. Sophie
lui manque, parfois il en perd la respiration, et ce dîner lui pourrit la vie. Je vais y aller parce
que Sophie est déjà prise et parce que Pierre est fermé, sinon, ADIEU la chieuse. Alors de dépit
il met de la musique de circonstance, des trucs qui mettraient Verlaine au supplice et qui
feraient passer Baudelaire pour un clown de cirque, il enchaîne des chansons d’une grande
mélancolie, désespérantes de tristesse, qui le tirent vers le bas. Il ose même mettre
Redoutable, de Véronique Sanson, c’est si facile de se faire mal. Pour s’achever, il met l’Adagio
pour cordes, de Samuel Barber, gros coup de massue sur la tête suivi d’un mawashi geri qui
lui démonte l’épaule et un truc un peu vicieux dans les rotules pour détourner l’attention
pendant qu’on lui colle une taloche. Il s’affale sonné sur le canapé.
Puis il passe à des trucs de quand il était tout gamin, un peu de baume au cœur. Lors
de ses vacances d’été, faites de châteaux de sable, de club Mickey et de concours Nestlé grâce
auxquels, les jours de gloire, il gagnait un sachet de moutarde, tous les jours à midi pile, une
voix féminine, venue de nulle part et transmise par des haut-parleurs rudimentaires,
souhaitait un bon appétit de la part de l’Office de Tourisme aux gens mollement étendus sur
des serviettes Pschitt citron. Après avoir raccroché le micro, elle mettait des chansons qui
accompagnaient un tout petit Denis jusqu’à ce que l’heure du déjeuner arrive vraiment,
même des haricots verts qu’il allait devoir finir au goûter en regardant ses frères avaler du
pain beurre chocolat. Il le sait, sa passion pour la musique vient de ce rituel, parce que cette
Eloise de Barry Ryan, No Milk Today, de Herman’s Hermits, My Girl des Temptations, Nights
in White Satin des Moody Blues, Here’s to you de Joan Baez, My Generation des Who. Et des
Français, Dutronc et son Paris qui s’éveille, Françoise Hardy et Le temps de l’amour, même
Nicoletta, il n’a aucune honte à écouter Mamy Blue près de cinquante ans après. Mais surtout,
et il en conserve un souvenir très net, pour les siècles des siècles, Paint It Black, LE morceau
rock qui l’avait dès le départ rangé du côté des Stones face aux ineffables Beatles. Tout ce
qu’on écoute à cet âge-là façonne une vie musicale entière, alors autant que ce ne soit pas trop
Une heure et demie avant le rendez-vous, n’y tenant plus, il descend dans la rue et se
dirige à pied vers le restaurant. S’ouvrir l’appétit, parce qu’il a l’estomac comme s’il sortait
d’un réveillon de Noël avec, en guise de dessert, une bûche recouverte de couscous
mayonnaise. Au moins il a de nouveau ses Converse et son jean, vêtu de la sorte il pourrait
aller jusqu’au bout du monde, en prenant son temps parce que faut pas pousser, la machine
Il met ses écouteurs et enclenche des morceaux à haute dose d’énergie vitale. Les
Pretenders, les Strokes, Let’s Go Crazy de Prince, People Have the Power de Patti Smith, les
Fat White Family, qui avaient monté une grosse fête avec une banderole « La salope est
ce monde — qui lui en avait su gré il faut bien avouer —, Devo et la grandiose montée new
wave de Gut Feeling, un Daran, qui lui fait croiser les doigts pour que jamais il n’ait à dire à
Sophie « Je repars », que jamais ils ne deviennent « des plantes en pot ni des fleurs en
sur une île déserte, alors que ce soit avec cette chanson rock stratosphérique. Il se voit bien
reprenant connaissance la tête dans le sable, les pieds léchés par les vagues, la cassette dans
la poche de sa chemise. Ça lui prendrait des années pour construire un lecteur en bambou et
coquillages, il ne serait pas peu fier de la membrane des enceintes faites en poils de noix de
coco. Le tout serait alimenté par une astucieuse roue à aube mue par une jolie cascade au
milieu de l’île. Y a un problème avec le mot astucieuse ? Dès les premières notes, il ramasserait
plein de gros cailloux pour former un message qui puisse se voir de très haut et de très loin,
Foutez le camp, je suis très bien ici. Il aurait trouvé une grosse branche pour faire l’accent
grave sur « très », on peut être à l’abandon sur un bout de terre à des milliers de milles d’un
Lorsqu’il arrive en vue du restaurant, il s’arrête un instant sur un banc dans la rue et
cherche un dernier morceau, un truc vraiment vicieux et plein de hargne, il monte le son au
maximum, appuie sur play et ferme les yeux. Sid Vicious, éphémère bassiste des Sex Pistols,
avait été incontestablement un crétin, pété d’alcool et de dope, sans aucun talent musical,
mais sa version de My Way l’avait mis au panthéon des icônes punk rock. Et ça fait quarante
ans que Denis s’insuffle sa dose au moins une fois par mois, comme d’autres se changent le
sang dans une clinique suisse. Et ça marche à chaque fois, ça le remet debout, il est gonflé à
bloc, prêt pour être très désagréable, mais très, vraiment, grave.
Sauf qu’il n’a pas pensé une seule fois à demander à Béatrice au nom de qui est
réservée la table, il n’avait pas la tête à se préoccuper de ces menus détails. Il essaye avec
Denis Dunant, mais la personne à l’accueil lui dit qu’il n’a rien à ce nom, à celui de Béatrice
pourra le lui reprocher. Mais le charmant préposé à l’accueil lui dit que ce n’est pas grave,
qu’on est dimanche soir, qu’ils ne sont pas pleins, et que s’il veut bien le suivre, il l’installera
— Alors vous allez rire, ce n’est pas mon amie, mais alors mais pas du tout, elle
commence même très mal notre relation, et puis en fait je ne la connais même
pas, elle non plus d’ailleurs, oui je sais c’est bizarre mais la vie est comme ça
Curieusement on lui offre la même table que jeudi soir. Cette fois il n’est pas question
de laisser la meilleure place à sa chieuse de voleuse, il se met face à la salle, il a une vue
directe sur la porte d’entrée, si une femme rentre seule, ce sera pour lui. Il manque quelques
minutes avant le rendez-vous, il commande un verre de vin blanc, et décide d’aller aux
toilettes avant que les hostilités ne commencent. Il passe devant le bar, le contourne sur le
L’endroit est apaisant, ample, une douce lumière rend le moment agréable, une
musique faite de simples notes tombant comme des gouttes qui font des ronds dans l’eau. Il
se lave les mains dans un grand lavabo en bois sombre de deux mètres de long, face à un
miroir imposant qui le sépare des toilettes des filles et qui s’arrête à mi-hauteur, laissant
apercevoir les avant-bras de quiconque serait en train de faire pareil de l’autre côté.
sa table, il se fait une raison, elle va forcément arriver en retard cette conne.
— Denis ??
Alors qu’il n’est qu’à quelques mètres de sa chaise, on l’interpelle d’une voix qu’il ne
connaît que trop bien, il y décèle de la vraie surprise et quelque chose qu’il n’identifie pas
tout de suite. À vrai dire, quelque chose qu’il préfère ne pas identifier.
Sophie est là, assise contre une banquette, tout de blanc vêtue, les poignets posés sur
la table, entourés d’une multitude de bracelets de toutes les formes et couleurs, tellement
séduisante, son cœur se serre, même si le visage de la belle exprime une incrédulité qui
Le ton est légèrement agressif, voire passablement, ne pas chipoter sur les sensations.
— Alors vous allez rire, ou pas, mais je pourrais vous poser exactement la même.
Il voit bien que ce n’est pas la peine de s’approcher pour l’embrasser, il n’est pas que
crétin, alors il se contente d’appuyer ses mains sur le rebord de la chaise qui fait face à sa
s’aventure sur un terrain où elle est vraiment bien meilleure que lui, la colère sourde et
l’invective froide. Que fout Sid Vicious bordel ? Il essaye de rester cohérent, comment la
suivrait-il alors même qu’il est arrivé avant elle ? Elle rétorque qu’elle est assise et lui debout,
que la chronologie est digne de H. G. Wells bourré, il explique qu’il revient des toilettes et que
dans un instant devrait arriver la chieuse avec qui il a rendez-vous. Elle fait fi de ses
arguments :
— Non mais je rêve, vous vous rendez compte que je pourrais vous retourner
chacun de vos mots ? Vous allez me dire quoi, que vous aussi vous avez rendez-
vous ici ?
— Pas moi aussi, moi seule, vous, vous inventez je ne sais quelle histoire
Il joint les mains, paume contre paume, et les lève devant son visage, comme pour en
appeler à Elvis, qu’il lui donne la patience nécessaire. Il est dépité et se sent dépassé par cette
déconcertante spirale de ressentiments, ne comprend pas qu’elle puisse penser ça, lui jette
à la face que comme emmerdeuse elle est au-delà de la personne qu’il attend, puis, ne
qu’on avait posé devant son assiette pendant qu’il parlait avec Sophie. Il enrage et se sent
bien plus que malheureux, il est abattu devant ce coup du sort. Si cette conne ne déboule pas
là maintenant, c’en est fini de mon histoire avec ma Fée. Il n’a pas un regard pour elle, alors
qu’elle n’est qu’à quelques mètres. Il fait signe à un serveur, on lui apporte un autre verre.
en un quart d’heure il en défile au moins cent mille, un million. À neuf heures moins dix, il est
toujours seul à sa table, et se console en constatant que Sophie connaît les mêmes
déboires. En fait c’est elle qui m’a suivi, elle a dû douter de mon célibat et voulait me prendre
À neuf heures, du coin de l’œil, il la voit se lever et se diriger vers lui, verre à la main.
Elle arrive deux minutes en avance, donne son nom au réceptionniste qui la guide
vers sa table. Elle prend place sur la banquette, pose son sac à ses côtés, commande un verre
de sancerre, elle y porte ses lèvres, il est frais comme elle aime. Elle adore cet endroit, elle s’y
sent bien, et puis elle a hâte de rencontrer ce Gru. Elle regrette de ne pas avoir acheté des
chaussons en mousse, ceux qui s’allument à chaque pas en prononçant Papuche et Bananaaa.
Comme toute la planète, elle raffole de ces petits bidules jaunes. Elle est tout sourire.
Elle était, tout sourire, parce que là, là, tout dérape.
Elle agrandit les yeux comme jamais, alors que, chose inconcevable, Denis passe
devant elle. Son Denis, l’homme qui a fait irruption dans sa vie sans prévenir, à qui elle veut
tout donner et de qui elle veut tout recevoir, avec qui elle a prévu d’être simplement
heureuse, tout le temps tant qu’à faire. Elle s’est même fait un film, dans très longtemps, dans
mille ans si elle arrête avec le Martini Schweppes, ils rejoindront les étoiles pour l’éternité
en même temps, pas question d’en laisser un tout seul pendant que l’autre s’évapore, même
quelques secondes.
Sauf que SON Denis ne devrait pas être là à passer devant elle comme si de rien n’était,
il devrait être ailleurs, n’importe où, mais ailleurs, c’est ce qu’il lui a dit, un rendez-vous avec
— Denis ??
Elle le voit se retourner, sa surprise initiale laisse place à un grand sourire, chaud,
se sent d’une tristesse infinie. Pourquoi il a fait ça ? Alors que, je le jure sur la tête de Marta,
on allait s’aimer tout le temps, meeeeerde ! Elle retient avec difficulté des grosses larmes de
détresse. Elle voudrait fuir, mais avec sa chance elle tomberait pile sur l’autre gagnant au
moment de sortir.
Alors elle reste assise, interdite. Elle se refuse à regarder vers lui, qu’il aille au diable,
de quel droit est-ce qu’il prétend me contrôler, fuck les mecs ! Le sancerre prend un coup de
chaud, elle n’y touche plus. Elle est tellement décomposée par cette apparition révélation,
qu’au début elle ne prend même pas conscience du temps qui passe et que son gagnant est
Et puis soudainement, alors que près d’une demi-heure s’est écoulée, une drôle d’idée
Noooooooooooooon, non non non non non, ce n’est pas possible !!!!!!! Sophie tu veux tout
voir tout beau, trop beau, c’est de la science-fiction, ça n’arrive pas des trucs pareils.
Faut voir.
Alors, prise d’une grande nervosité, incapable de formuler clairement cette nouvelle
hypothèse, elle appelle le serveur, s’excuse pour le manque de ponctualité de son invité et
lui demande un glaçon. Une fois servie, elle se saisit du verre et va s’asseoir face à Denis.
ses jambes minces et bronzées sortir d’un ensemble qui s’arrête à mi-cuisses, il imagine ses
mains remontant dessous, il en pleurerait. Il fait comme si de rien n’était et regarde son
mobile, les doigts gourds. Auparavant il avait envoyé un message rageur à Béatrice pour
vérifier si la conne a bien compris que le dîner c’était ce soir, mais il n’a toujours pas obtenu
de réponse. Il sent le regard de Sophie, inquisiteur, il a chaud jusque derrière les oreilles. Il
pense à l’envoyer balader, loin, de l’autre côté de la Terre, qu’elle aille se faire mettre avec ses
— Denis, regardez-moi.
d’ignorer la présence en face de lui, alors que tout le pousse à la regarder encore une fois,
même si ça doit être la dernière. Pourtant la voix est redevenue plus douce, l’agressivité a
Elle n’implore pas, mais si le ton est plus avenant, ça sonne néanmoins comme un
ordre. Il pense va chier sans trop y croire, prend son verre, les yeux fixés sur l’écran, boit une
gorgée, tiraillé par le dilemme, il a une envie éprouvante de fumer, il est à deux doigts de
cette fille aux grands yeux noirs qui le fixe comme devait faire Torquemada dans les
tribunaux inquisitoriaux. Il essaye de faire le dur en lui répondant du ton le plus froid qu’il
peut, mais le cœur n’y est pas, du coup ça fait un bruit comme s’il venait de muer.
— Que voulez-vous ?
Il se racle la gorge pendant qu’elle s’installe mieux sur sa chaise. Elle pose les coudes
sur la table et joint les mains sous son menton. Elle s’excuse pour les gros mots, les justifie
en disant qu’il l’a poussée à bout, prévient qu’elle aimerait lui poser une question, il
s’enquiert du genre de réponse qu’elle accepte, si une à prendre à compte ou une à balayer
de la main.
voir ici.
— Qu’est-ce que vous croyez, que j’ai demandé à être assis à côté de la table de
hasard, parce que mon nom ne figurait pas dans le registre des réservations.
Elle fait comme si elle prenait note de cette information, lui s’agace. Elle trouve
étonnant qu’il ne connaisse pas le nom de son emmerdeuse, il explique qu’il s’agit d’un dîner
forcé, qu’il a accepté sous le coup d’une certaine émotion, et qu’il regrette d’avoir dit oui, que
si ça doit foutre la merde entre eux deux, il jure qu’il retrouvera cette emmerdeuse, qu’il lui
fera bouffer le curry par le fondement et qu’il tamponnera le tout avec le riz gluant.
indubitablement bon signe, la première réaction amicale dont elle fait montre ce soir. Il
aimerait lui prendre la main, lui caresser le visage, signer l’armistice, tout reprendre à zéro,
s’excuser s’il le faut, alors qu’il n’a commis aucune faute, mais parfois il faut savoir lâcher du
lest. Puis l’embrasser, oh putain merde oui, l’embrasser, et redéployer mes ailes.
Elle garde le silence tout en le regardant intensément, porte son verre à ses lèvres, un
glaçon flotte mollement dans le vin. Elle le repose, elle semble réfléchir à toute vitesse,
— Denis, jeudi après-midi, lors de notre premier verre ensemble, vous m’avez dit
être occupé le soir même, un dîner avec quelqu’un qui avait en sa possession
quelque chose dont vous aviez terriblement besoin, ce sont vos mots, n’est-ce
pas ?
Les quelques personnes qui dînent dans la salle, une trentaine tout au plus, ne
semblent pas faire à attention à la partie d’échecs qui se joue à quelques mètres d’eux. Il
confirme, même s’il ne comprend pas ce que ça vient faire dans leur conversation, elle passe
outre sa question et affirme, plus qu’elle n’interroge, que le dîner a eu lieu ici même.
Le verre de Denis lui échappe de la main, tombe dans son assiette, le vin gicle sur sa
chemise. Cette fois, pas de rire de l’une ni de rouge aux joues de l’autre, ils s’en contrefoutent,
au moins sur ce point ils sont en harmonie. Denis remet le verre à sa place, ça l’ennuie qu’il
soit vide, parce qu’il sent qu’il va avoir besoin d’un remontant, mais il ne peut pas se résoudre
pas qu’elle ne soit pas venue le saluer si elle était ici jeudi soir, elle lui demande s’il le fait
où tout ceci conduit. Sophie mène le bal, l’informe qu’elle n’était pas là, qu’elle l’a appris le
lendemain et le trouve d’une lenteur incroyable lorsque Denis demande par qui, il ne
comprend rien, insiste pour savoir qui lui en a parlé, elle dit que quelqu’un qui l’appelle Gru.
Il ouvre grand les yeux, tout cela n’a aucun sens, il se demande ce que vient faire
Béatrice à table, il ignorait qu’elles étaient amies, Sophie précise que seulement depuis
vendredi soir, il trouve flatteur que Béatrice ait parlé de lui à quelqu’un qu’elle vient juste de
rencontrer mais ça lui semble surtout déplacé. Elle se demande si finalement il ne serait pas
plus couillon qu’un autre, pour Denis tout devient de plus en plus confus, il a bien conscience
qu’elle essaye de l’emmener quelque part, mais il n’aime pas la direction empruntée, si elle
doit déjà savoir qu’il est incroyablement riche, il préfèrerait que ce soit lui qui le lui apprenne,
pas une tierce personne, même bougrement sympathique. Et puis il ne veut pas vérifier une
nouvelle fois l’équation une femme au courant, un subit intérêt pour ma pomme.
Elle fait la liste de tout ce qu’il va falloir réinitialiser ou changer, pas seulement la
mémoire, mais aussi la ROM, la BIOS, le processeur, les circuits, le ventilateur, l’alimentation,
tout sauf le clavier, elle trouve qu’il a de jolies mains. Il insiste pour qu’elle s’explique, elle lui
apprend que Béatrice lui a parlé de lui ici même, vendredi soir, il est estomaqué. Ses craintes
se confirment, il croit comprendre que d’une manière ou d’une autre Sophie et Béatrice se
sont rencontrées, qu’il a été question de lui et que la guerrière urbaine a vendu la mèche,
demain ça va ruer dans les brancards, grave. Sophie continue avec son interrogatoire tout en
zigzags, aborde le métier de Béatrice, elle sait qu’il sait qu’en tant que responsable des
avec des personnes qui ont gagné une grosse somme d’argent, que s’il voulait bien cesser de
faire l’andouille, elle aimerait ne pas avoir à réviser son jugement sur lui vu qu’il embrasse
tellement bien. Par prudence, il préfère ne rien dire, il voit bien qu’elle s’impatiente de plus
en plus. Alors elle annonce, tout en tambourinant avec ses doigts sur la nappe, qu’elle-même
— Deniiiiiiiis !!!! Nom de dieu de merde, vous me rendez folle ! Est-ce que vous
pourriez faire un petit effort, un petit, un tout petit tout petit tout petit ?
Pendant qu’elle dit ça, elle approche l’index du pouce en laissant un espace minuscule
entre ses deux doigts, mais même en les distançant de cinquante mètres, Denis continuerait
de se sentir opprimé, dans le penthotal. Il voit bien qu’il l’énerve, mais ça bloque.
Il la regarde un peu vexé, il aime de moins en moins la scène et il ne veut surtout pas
qu’elle croie que la veille elle a embrassé un gros crétin. D’autant qu’elle est encore dans les
délais pour tout annuler, lui faire savoir qu’elle a commis une regrettable erreur, qu’elle s’en
excuse platement en lui souhaitant bonne chance dans sa vie. Une nouvelle fois il reste
Il avale tout l’air qu’il peut vu qu’il ne sait pas combien de temps il va devoir rester
Il la trouve vraiment jolie, son visage l’émeut, il se demande quand il va avoir le droit
de l’embrasser encore.
Ses grands yeux noirs, là, tellement beaux, il note de regarder plus tard s’il se voit en
entier dedans.
— Votre chieuse !
Le dessin de sa bouche est parfait, ces lèvres douces et généreuses, n’avait-il pas failli
— La grosse conne !
Hein ? Il prend conscience qu’elle vient de dire tout un tas de trucs qui tentent de se
Alors dans sa tête ça fait un vacarme assourdissant, alors que toute la salle semble
retenir son souffle et qu’on n’entend plus aucun bruit. Pendant une minute le restaurant
intègre le cercle très fermé des moins de cinquante endroits dans le monde que les
bioacousticiens définissent comme étant préservés de tout bruit non naturel, nullement
altérés par des sons provenant de l’activité humaine, même Despacito et Ed Sheeran sont
refoulés à l’entrée, le paradis sur terre. Puis l’anthropophonie reprend ses droits, lorsqu’un
monumental. Des alarmes jamais déclenchées jusqu’à ce soir se mettent à hurler en même
temps, des jets de vapeur lui sortent par tous les trous. Sophie, l’autre gagnante ? Ma voleuse
ma chieuse mon emmerdeuse ma grosse conne ? Il dit que c’est impossible, que des caméras
doivent être cachées ici et là, que c’est une farce pour un programme télé à la con, L’amour
c’est pour moi merci. Vous avez joué à 19 h 58, une grille flash dans un bureau
prénom, alors que moi j’ai eu droit à « grosse conne », ce qui est assez
désobligeant.
Il est désolé, implore de ne pas lui en tenir rigueur, il ne pouvait pas savoir, Sophie se
moque de l’anecdote, par contre elle tient à savoir si Denis réalise vraiment, il répond sur un
ton badin :
En fait il est complètement bloqué, c’est bien au-delà de la confusion, tout a fondu là-
haut, même les extincteurs, pas moyen d’organiser ses idées en file indienne pour les
appréhender une à une, ça forme comme un torrent en crue, juste avant que le barrage ne
cède, il a la présence d’esprit d’ouvrir les vannes, il propose de boire quelque chose de très
L’information commence à se mettre en place, des éléments s’emboîtent, peu à peu il se fait
à une idée qui à aucun moment ne lui avait effleuré l’esprit, parce que c’était tout simplement
bien trop énorme, improbable non, impossible, le genre de truc qui ne peut tout bonnement
pas se produire. Oxford est loin, très loin, la chaire est faible. Si la probabilité de gagner la
super cagnotte à l’EuroMillions est de un sur cent trente-neuf millions, alors celle de
rencontrer une Fée et de s’en éprendre quelques heures avant qu’elle ne devienne l’autre
gagnante du même tirage, ça doit être bien au-delà de un sur un gogol, un sur dix puissance
Il les aime les nombres, mais le manque de réciprocité de leur part alimente son regret
de toujours, petit il voulait être astronaute, du coup de dépit il a fait n’importe quoi de sa vie.
Pourtant il aurait aimé ça, être ami intime des chiffres et des fonctions, lire des échanges
entre deux médaillés Fields comme on se délecte de la partition d’une sonate pour piano à
quatre mains de Mozart. La musique suprême du seul langage universel, celui qui explique
reconnaît que, là, il risque d’y avoir un couac dans la mélodie. Il écrira à Cédric Villani pour
Ils se regardent en silence, lui cherche un dernier indice d’une possible farce. Il
aimerait bien jeter un œil vers les grosses plantes, s’assurer qu’elles ne cachent vraiment
aucune caméra, mais il se retient, il ne veut pas aller au-delà de gros crétin. Il ne sait toujours
pas comment réagir, ça fait vraiment beaucoup de hasards en six jours. Le septième il
— C’est quand même un truc de grand malade ce qui nous arrive… Et moi qui me
faisais un sang d’encre… à l’idée de devoir vous dire un jour ou l’autre que… je
chose.
— Pareil. J’avais même envisagé d’acheter un hangar, de créer mille comptes sur
être gentil, il lui parle du gros cabinet de courtage qu’il pensait lui offrir.
Elle pense aux Seychelles et à toutes ces îles où il l’emmènera la moitié de l’année
pour s’y marier toutes les nuits sous la lune et le long bandeau scintillant de la voie lactée.
Aurait-elle pu diriger son affaire de là-bas, allongée sous un palmier, en tendant son verre de
rosé vers le soleil couchant pour qu’il prenne cette délicate teinte orangée ? Denis la fait
sursauter.
pleurer, vous n’avez pas idée de la quantité de larmes que j’ai versées depuis
mardi.
Denis pèse environ trois tonnes, il est éperdu d’amour et dans sa tête c’est le 14 juillet,
le bouquet final. Les artificiers concentrés sur des variations embrasées de rose et de rouge
qui dessinent des cœurs gigantesques dans le firmament. Plus tard il ne se souviendra plus
vraiment être parvenu à se lever, mais quand il reprend ses esprits, Sophie est dans ses bras.
Ils sont debout contre la table, sa tête est perdue dans les plantes, il n’y a vraiment pas de
caméras, leurs bouches sont hermétiquement collées, leurs mains appuient fort partout où
elles glissent, leurs jambes cherchent à s’enlacer, il voudrait glapir d’extase et craint un
tête, fermer les yeux, assimiler cette invraisemblable révélation. Vous allez être surpris, avait
dit Béatrice. Elle ne pouvait pas imaginer à quel point. Il se cache le visage des deux mains,
appuie fort sur ses yeux avec les doigts, et regarde un million d’étoiles s’imprimer sur ses
paupières closes. Ça lui prend du temps de faire le vide, se concentrer sur une question qu’il
se pose cent fois, comment un truc pareil est-il possible ? Il se sent perdu, devenir un peu fou,
il n’a pas une ébauche de réponse, pas une. Il repense au dîner la veille, les allusions aux deux
gagnants qu’ils avaient faites, allant jusqu’à émettre l’idée qu’ils étaient peut-être présents
dans la salle mais que jamais ils ne le sauraient. Lequel des deux avait été le plus sournois ?
Avait-elle eu un petit sourire discret qui aurait pu, qui aurait dû le mettre sur la piste ?
moment si tout n’a pas été orchestré par… qui ou quoi il ne sait pas, il déteste cette idée.
Et puis subitement, il est transpercé par une envie subite, la seule qui vaille, celle qui
repousse au loin les nuages noirs et les questions sans réponse, qui fait chanter les cœurs et
survolte les âmes, celle qui fait tourner et chanter le monde depuis l’aube des temps.
Elle demande si là tout de suite, il confirme. Elle veut savoir s’il veut faire ça sur la
table, il pense plutôt aux toilettes, elles lui plairont. Il lui propose de le prendre par la main
et de dire au maître d’hôtel qu’il ne se sent pas très bien, elle hésite. Il insiste en disant que
ça fait dix virgule huit lustres qu’il attend un moment pareil, elle calcule cinquante-quatre, il
la félicite, elle donne le sien, sept virgule six, il arrive à trente-huit, elle le félicite aussi, ils en
concluent qu’il ont seize ans de différence, ça n’en choque aucun des deux. Sophie s’inquiète :
— Vu les érections que vous me provoquez à chaque fois que je me colle à vous,
— C’est bien ce qu’il me semblait avoir noté oui, déjà hier soir devant le bar.
Ils gloussent, bêtement oui, on sait. Sa température interne à lui grimpe encore, il sort
son portefeuille et cherche frénétiquement entre les documents officiels et tous ces vieux
papiers qu’il serait bien avisé de jeter, et finit par en extirper avec difficulté une petite
pochette fripée. Il se souvient l’avoir glissée là quelques mois après sa dernière séparation,
au cas que, alors qu’il se voyait déjà la jeter en même temps que le portefeuille, dans des
années. Il consulte la date de péremption, il était grand temps, le mois prochain elle aurait
Il la lui donne en lui expliquant avec un certain embarras qu’il n’en a jamais mis, ses
précédentes relations amoureuses n’en ayant jamais requis. Il la prévient qu’elle va devoir la
lui mettre sans perdre trop de temps, la chose l’impressionne, ça pourrait le déconcentrer.
Elle le regarde avec plein de malice, ses yeux pétillent, elle n’est que sourire, de sa
bouche sort un léger fœhn revigorant. Elle trouve qu’il fait plus jeune que ce qu’il vient de
dire, mais là, là, elle s’en tape. Qu’il n’ait jamais mis de préservatif la rassure plutôt, au moins
il n’a pas batifolé à droite et à gauche. Elle aussi ressent une envie irrésistible de baiser, fuck !,
elle se tortille sur sa chaise, son sexe est trempé, elle veut le sentir s’introduire crûment en
elle, être cloutée contre le mur, se perdre dans un plaisir volcanique et s’évanouir. Un acte
n’imagine pas un truc à retardement, n’en veut pas. Plus tard, quand ils auront le temps.
Elle enlève tous ses bracelets et les pose sur la table, se lève et fait ce qu’il a suggéré,
le prend par la main et les fait traverser le restaurant au pas de charge, la capote dans son
autre poing, fermé. Arrivés au bout du bar, on leur demande si tout va bien, elle répond que
justement non, son ami a des vapeurs mais rassure le personnel en disant que c’est
probablement la chaleur et le vin bu trop vite, un peu d’eau sur le visage lui fera le plus grand
bien et ajoute qu’ils seraient bien gentils d’en profiter pour aller changer son assiette.
La tête de Denis n’invite pas à penser autre chose, il a l’air ivre. Pas d’alcool, juste de
Ils descendent les marches et entrent dans les toilettes des filles, accompagnés de ces
petites virgules sonores qui semblent tomber du plafond avant de s’évaporer jusqu’à la
suivante. Il n’y a personne, la chance leur sourit une fois de plus. Elle rit un court instant en
imaginant que dans quelques secondes, tout le restaurant aura son oreille collée à la porte.
Elle a à peine le temps de fermer à clef derrière eux que Denis se jette sur son corps.
Il l’embrasse sur la bouche, lui lèche les lèvres et le cou, lui prend les fesses à pleines mains,
les passent sous sa courte robe, appuie fermement sur sa culotte mouillée, elle gémit et lui
plante ses ongles dans son dos, il remonte jusqu’à l’élastique, sous lequel il glisse ses pouces
pour faire descendre le minislip sur ses jambes. Il s’accroupit pour le lui retirer
complètement pendant qu’elle s’appuie contre le mur du fond et remonte sa jupe jusqu’à sa
taille, il voit avec émerveillement son sexe complètement nu, le désir qui en émane coule sur
l’intérieur de ses cuisses, il aspire le divin liquide et remonte sa bouche sur ses grandes
le prend par la tête et le relève, lui dit qu’elle ne veut pas jouir comme ça, met la pochette
entre ses lèvres, il défait son ceinturon, déboutonne son pantalon, baisse la braguette, gestes
frénétiques, elle glisse une main dans son boxer qu’il fait aussitôt descendre sur ses cuisses,
elle agrippe son sexe très fort, il est en feu, il fait ho tout pareil et lui demande de ne pas trop
insister de cette façon, danger, elle lève une jambe et pose un pied sur le dérouleur de papier,
son sexe ruisselle de lave, elle déchire la petite enveloppe et en sort la capote, il admire cette
femme nue, offerte, il aime cette frénésie, fait glisser le haut de sa robe sur ses bras et sort
ses seins du soutien-gorge, il les lèche, mordille ses tétons aussi délicatement que la hargne
du moment le permet, son sexe se gonfle encore un peu plus, elle a levé ses mains en hauteur
pour offrir sa poitrine à sa bouche et ses mains avides, elle tient la capote dans ses doigts et
hésite un instant sur le bon côté, baisse les bras et attrape de nouveau le sexe de Denis avec
une main, appuie sur le petit réservoir entre son pouce et l’index, déroule le préservatif tout
du long du membre comme s’il avait servi de moule de fabrication du latex, il regarde tous
ces gestes empressés avec étonnement, cette drôle de sensation, sentir son sexe plastifié,
pressionné de toute part, enfin elle le guide en elle, il a dû légèrement fléchir les jambes, elle
est tellement lubrifiée et lui est tellement dur qu’il s’enfonce violemment sans effort, il
entend un dernier oooh, ou était-ce le sien il ne sait plus, puis ils perdent instantanément
leurs repères et toute notion de temps et d’espace, et le monde finit par exploser.
Putain d’Elvis ! Ces quelques secondes où le plaisir irradie des corps qui se tendent à
s’en déchirer, le souffle rauque, les mots idiots qui sortent tout seuls comme des cris, les
mains qui s’agrippent à l’autre comme à un rocher au milieu de l’océan en furie, les couleurs
qui n’en sont plus et les sons qui viennent de tellement loin, déformés.
Sophie, ils respirent fort, leur sueur se mélange, il a toutes ces boucles qui lui caressent le
visage. Il s’inquiète brièvement de savoir comment on enlève une capote après y avoir
déversé plein d’amour, il l’embrasse tendrement sur les yeux, les joues, le front, ses lèvres, il
aime cette fille à en mourir et le lui dit à l’oreille, puis alors que son sexe retourne peu à peu
à la tenue de ces derniers matins, il se sépare délicatement d’elle en retenant le latex, alors
qu’elle halète encore. Il retire le préservatif, le jette dans la petite poubelle et prend
conscience que le lavabo l’attend dehors. Il ne se voit pas sortir comme ça pour aller se laver
face au miroir, quelqu’un pourrait croire s’être trompé de côté et s’offusquer devant ce
spectacle. Elle lui offre sa culotte pour s’essuyer, elle s’en fiche, elle ne pensait pas la
remettre. Sophie la lui tend du bras, le regarde, la braise s’est éteinte dans ses yeux, il y lit
quelque chose d’encore plus beau, plus pur, il est bouleversé. Elle a rabaissé sa jambe puis sa
robe, remis le haut, et l’attire à lui. Elle l’étreint avec une tendresse infinie, caresse sa nuque
et son visage, il s’agrippe, il veut mourir, là. Elle revient aux choses de ce monde :
remontez le premier pendant que moi je remets de l’ordre dans tout ça. Allez
hop !
Il l’embrasse de nouveau et la serre dans ses bras sans rien dire, d’ailleurs tout est dit,
ça a l’air con, mais le moment est juste sublime. Après lui avoir caressé une dernière fois les
fesses, il entrouvre la porte, vérifie que la voie est libre, et s’asperge le visage d’eau fraîche.
Il jette son costume de Gru tout fripé, enfile celui de LoveMan de Marvel impeccablement
repassé, remet le vieux le temps de trébucher dans les marches, et fait une réapparition
— Ce doit au moins être de l’eau bénite que nous avons en bas, alors.
Elle s’arrête devant le grand lavabo en bois exotique. Les lumières sont suaves et
scintillent, les contours semblent un peu floutés, elle est comme dans du coton, s’avance au
ralenti, les sons lui parviennent un peu distordus, entre feutrés et résonnants.
Alors qu’elle se lave les mains, quelqu'un de l’autre côté a simplement posé les siennes
dans le fond du lavabo, elle voit bien qu’elles tremblent. Elle les regarde et reste consternée,
comment peut-on venir ici avec des doigts et des ongles aussi noirs de crasse ? Son vis-à-vis
invisible se détache du lavabo, elle l’entend charger un sac sur son épaule, ouvrir une
crémaillère et se saisir d’un objet qu’elle ne voit pas. Elle entend un clac clac, auquel elle ne
prête guère attention, puis les pas de l’autre grimpant l’escalier. Bon vent, gros sale !
Alors qu’elle se sèche les mains à l’aide d’une petite serviette enroulée prise sur un
tas en forme de pyramide aztèque, elle entend d’abord un cri, plutôt une vocifération, comme
une altercation à sens unique, elle croit d’abord comprendre Carambar, puis elle se reprend
et finit par pencher pour Allahu Akbar, mais se dit que c’est idiot, on est dans un thaï, et même
si elle n’est pas spécialiste de la répartition des musulmans dans le monde, elle croit se
Et alors retentissent des détonations, là elle n’a aucun doute. Le bruit est
assourdissant, sa première réaction est de s’affaler par terre, elle ne localise pas l’origine des
coups de feu, elle sait seulement que c’est en haut et qu’une balle est si vite perdue. Elle se
bouche les oreilles autant qu’elle peut, son cœur se glace et son cerveau cesse de fonctionner.
Elle ne compte pas vraiment les déflagrations, ça lui semble sans fin, elles éclatent avec un
rythme régulier. À cinq, ou dix ?, alors qu’elle s’est urinée dessus sans s’en rendre compte,
dieu mais qu’est-ce que c’est que cette merde !!, elle court vers l’escalier, veut retrouver Denis,
plonger dans ses bras, que ce bruit infernal cesse, lui saura, Denis, tu vas trouver les mots, dis ?
Lorsqu’elle arrive en haut, alors qu’elle n’a pas conscience d’avoir grimpé les marches,
elle fait irruption dans une scène de chaos tournée au ralenti, les sons sont irréels, vision de
désolation dantesque. Elle ne sait pas ce qu’elle enregistre en premier, le corps du maître
d’hôtel par terre, baignant dans une grande flaque sombre ; celui du barman affalé, inerte,
ses bras pris dans un évier et qui l’empêchent de rouler par terre ; ou ce type de dos, debout
trois mètres devant, vêtu d’un blouson de cuir noir et d’un pantalon de survêtement blanc. Il
tient une arme dans la main, et tire, tire, tire, tire. Des tables sont renversées, elle identifie
d’autres corps allongés et ce qu’elle croit être du sang, partout. Les mille bruits lui vrillent
les tympans, ça résonne partout, comme si elle était dans une immense aérogare.
Denis est en face d’elle, assis à la table depuis laquelle il avait vue sur l’entrée et
l’escalier, son corps est légèrement renversé sur son dossier, comme s’il avait trop bu. Il est
à une dizaine de mètres, mais elle voit nettement qu’il lui manque le côté gauche du crâne,
maintenant collé sur le mur derrière lui, éclaboussé de sang et d’autre chose plus visqueux.
Il a aussi une grande auréole grenat sur son épaule droite, et une autre sur son bras gauche,
qui pend sur son côté. Ses yeux sont ouverts, mais ils ne regardent plus rien. Dans l’autre
main, légèrement ouverte sur la table, elle voit sa culotte dépasser de ses doigts déjà raides.
Elle veut hurler mais aucun son ne sort, tout se brise en elle. Elle vomit cassée en deux
derrière le bar, les restes du midi et le sancerre de ce soir lui éclaboussent les pieds. À aucun
aucune douleur malgré les spasmes à répétition, elle est anesthésiée, et attend de rejoindre
Et puis elle le voit, ce couteau à la belle lame, à un demi-mètre de sa main gauche, posé
à côté de gros verres aux pieds de couleur pour les cocktails. Elle ne se voit pas survivant à
un nouveau coup du sort, Luc d’abord et maintenant Denis, une deuxième histoire
amoureuse tronquée après seulement cinq jours, elle ne comprend pas pourquoi elle a été
marquée au fer rouge, quel crime ai-je donc commis !! Après quelques secondes d’hésitation,
je veux mourir mais pas toute seule, elle s’en saisit, le fait tomber, le reprend de la main droite,
le manche dans sa paume s’adapte parfaitement, elle se relève, le type est toujours de dos, il
a à peine bougé, pourquoi l’aurait-il fait, depuis sa position il a pratiquement toute la salle en
ligne de mire. Il a fait sauter un chargeur et en a sorti un nouveau de son sac sur l’épaule, il
prend son temps, rien ne presse, puis se remet à tirer. Une minute à peine s’est écoulée
voir. Alors elle grimpe pieds nus sur les éviers, sans un regard pour le serveur mort, couverte
par le bruit des détonations successives, puis monte accroupie sur le bois sombre du
comptoir, elle est juste derrière lui, hésite une seconde, se laisse tomber de l’autre côté et
Rien ne saurait l’arrêter, RIEN, vous m’entendez putain de merde, RIEN, je vous hais et
je vous emmerde, tous, j’allais être heureuse, je voulais rien d’autre, c’était tellement
Elle lui plante son couteau dans la gorge, avec une rage et une force dont elle ne se
croyait pas capable, elle l’enfonce jusqu’à la garde, ça secoue tout son bras, le sang lui gicle
au visage et sur son joli ensemble blanc déjà maculé de vomi et de pisse, ça fait comme un
geyser, elle a dû toucher la carotide, elle n’en sait rien, elle ne sait plus rien, elle voudrait
mugir mais tout ça est bloqué en elle, seul son bras endolori répond encore. Le tueur s’affale,
elle l’accompagne dans sa chute, elle veut s’acharner sur lui, elle ressort le couteau et le
plante dans sa joue, elle voudrait lui crever l’œil mais inconsciemment elle retient son geste,
adolescente elle avait vu Un chien andalou, de Buñuel, la scène du rasoir au début du court-
métrage l’avait traumatisée, alors elle lui sectionne une oreille et s’apprête à lui labourer le
cœur lorsque le type lève une dernière fois le bras droit. Sophie se redresse face à lui
triomphante, l’arme pointe un instant dans sa direction, vas-y fils de pute Denis m’attend !!!
Une première balle lui perfore la cuisse, une seconde se loge dans son estomac, tandis
D’un double trait lumineux dans le ciel constellé d’étoiles de Paris, ils ont quitté la
Terre, à une vitesse inimaginable, laissant derrière eux un soleil minuscule. Ils volent main
dans la main, s’éloignent sans un bruit, pas un souffle d’air sur leur visage doré, illuminé de
certaines pulsent une lumière aveuglante, d’autres engloutissent leur voisine, quelques-
unes agonisent dans une débauche d’énergie, comme un ultime râle. Ils dévient des comètes
d’un seul souffle et jouent aux billes avec des géantes bleues, une chiquenaude suffit à les
faire se percuter entre elles et à malmener des constellations plus vieilles que la Terre. Denis
se retourne et se met à compter jusqu’à dix, pendant que Sophie se cache dans un trou noir.
Elle en libère toute la lumière afin qu’il ne tarde pas à la retrouver, elle ne veut plus être
séparée de lui.
Ils demandent leur chemin à de drôles de guides dans des langues étranges, saluent
de la main des formes de vies improbables et se sentent parfois accompagnés par des choses
qu’ils ne s’expliquent pas, tout est simplement beau. Lorsqu’ils atteignent le bord de la Voie
lactée, Sophie s’assied sur un bras de la spirale. Denis lui imprime un mouvement de
tourniquet, elle rit aux éclats, ses cheveux dessinent d’immenses traînées étincelantes dans
la noirceur du vide. Ils sont éblouis par des quasars, fascinés par une nébuleuse où se
dressent de gigantesques colonnes de gaz, et reposent leurs sens dans des galaxies noires.
Et puis ils les trouvent. Au détour d’un gigantesque amas d’étoiles, ils sont là, l’air
fatigué de veiller, bourrés pour la plupart. Certains dansent gauchement, d’autres sont
pétards titanesques. Ça braille et rote pas mal, ils arborent des tee-shirts sales, leurs jeans
C’est Bob Marley qu’ils repèrent en premier. Son gigantesque maillot du FC Nantes
brille plus qu’une supernova. C’est le club chéri de Denis qui l’avait offert au rasta man, après
que le grand Bob et ses Wailers eurent disputé un minimatch contre des joueurs de l’époque,
l’après-midi précédant le concert donné à Saupin en juillet 80. Les locaux avaient dû
Un peu plus loin Prince fait la tronche, il vient encore de se prendre un râteau avec
Janis Joplin et Amy Winehouse, lui, le nain violet, tellement habitué à renverser les plus
belles. Son charme n’opère plus, depuis cette lubie qu’il avait eue de changer pour un
nouveau nom à la con. Il se retourne vers Nico, mais celle-ci lui lève son majeur, elle n’a
d’yeux que pour Brian Jones, dont le regard aviné est perdu au-dessus d’une piscine grande
La Joplin et le hangar à vin lèvent leur bouteille de gin, s’en tapent une lampée, et
partent bras dessus, bras dessous faire un brin de causette à Johnny Cash, pourtant peu
disposé à être aimable, les prévenant qu’il pourrait les laisser tomber et leur faire mal. Mais
que si elles veulent elles pourraient avoir son empire de saleté. De terre. De poussière. De
Sur leur gauche, Ian Curtis et Kurt Cobain ruminent, se regardent de travers et
traînent leur spleen comme un clodo son bardas, poursuivant leur quête de cœurs de fans
Bowie bougonne, l’élégant dandy a perdu de sa superbe. Il pensait être le Heroe là-
haut, mais il doit se rendre à l’évidence, il n’est pas tout seul, la densité spatiale de la chose
ne laisse pas de le surprendre. Surtout il ne comprend pas comment il a pu arriver ici avant
son pote Iggy, qui s’en était mis bien plus que lui dans le cornet. Il croise les doigts pour que
l’iguane ne tarde pas trop. En attendant, il suit Lou Reed, qui se balade du côté sauvage d’un
comment on freine. Il est pris de vertige, mais ne sait plus de quoi, probablement de la mort.
Il voit Denis et se met à chanter Samuel Hall, le couplet avec les haricots verts.
Tom Petty se fait tout petit, c’est le dernier arrivé et il se sent comme un jour de
rentrée dans une nouvelle école. Il regarde avec respect Jimi Hendrix et Jim Morrison, l’un
est enveloppé d’une brume pourpre, alors que l’autre croit que c’est la fin et hurle dans
À l’écart de toute cette agitation, Sid Vicious, assis, porte le blazer blanc de My Way à
même la peau, les entailles sur son thorax suintent encore. Il a une basse dans les mains et
leurs héros défunts. Ils se tiennent par la main, et avancent lentement, comme s’ils venaient
demander audience. Où est le roi ? Where is the fuckin’ King ? Roi ? Mais que disent-ils, Dieu !
dernière chanson qu’il avait interprétée en public, quelques jours avant sa mort. Depuis le
temps, son costume a perdu ses franges et ses paillettes, ses grosses joues sont mangées par
d’énormes favoris broussailleux et sa banane aurait besoin d’une planète de gomina, mais sa
présence magnétique est intacte, tous les regards se tournent vers lui. Silence sidéral.
Fats Domino et Chuck Berry lui amènent son quatorzième hamburger du jour, tartiné
milliers de calories qu’il ingurgitait sur ses derniers jours. Derrière, Buddy Holly, Big Bopper
et Ritchie Valens attendent de lui allumer son cigare, en mettant le feu à de vieux billets d’un
Elvis leur sert son fameux déhanché, s’approche d’eux, salue Denis d’un petit signe de
la main, fait une légère courbette devant Sophie en chantonnant Are You Lonesome Tonight.
Il a l’haleine chargée et son caleçon est probablement passé du côté obscur, mais fuck, c’est
Il recule légèrement une jambe, met les mains sur les hanches et affiche son
légendaire sourire qui avait fait s’évanouir la moitié de la population féminine de la planète.
Sa voix profonde et grave les sort de leur hébétude dévote. Cette même voix vénérée par des
milliards de gens, dont une Sophie Delonge et un Denis Dunant, alors bon, silence quoi.
— What the fuckin’ fuck que vous foutez là les gars ? Sympa de nous faire une
fuckin’ little visite, but votre fuckin’ time n’est pas arrivé, soyez pas si pressés,
ici on s’emmerde grave faut pas croire, y a qu’à voir quand on fait un gig, tout
le monde veut se coller devant le micro, ils me fuckin’ gonflent, faut que je file
vrai ? J’ai dit King ? God ! Allez, foutez-moi le camp d’ici, fuck’n’roll, vous
Elvis marque une pause, l’univers entier arrête quelques secondes de s’étendre et
retient sa respiration.
Il leur fait un clin d’œil, deux ou trois prises de karaté pour épater la galerie, et leur
tourne le dos.
Puis l’image disparaît, comme sur les vieilles télés, quand elle se réduisait d’abord à
Denis se réveille.
Il met plusieurs secondes à reprendre ses esprits, il ne reconnaît pas tout de suite
l’endroit où il se trouve. Il se tourne sur sa gauche. Sophie est endormie, blottie à ses côtés, il
Il l’avait vue remonter des toilettes au restaurant, le sourire qu’elle lui avait lancé de
loin l’avait complètement paralysé. À table, elle lui avait pris les mains en silence, l’une d’elle
contenait encore sa culotte, elle l’avait alors rangée dans son sac. Après une courte lutte, il
avait accepté de passer la nuit chez elle plutôt que chez lui, après avoir admis qu’il n’avait
mixeur. Auparavant ils avaient fini par commander le même curry, avalé d’une traite en riant,
qui baise mange, avait pensé Denis. Le serveur se mordait la langue pour ne pas demander
comment ça avait été en bas. Denis avait payé avec joie, à un rien de se retrouver vraiment
À force de s’embrasser tout le temps, plusieurs taxis leur étaient passés sous le nez.
Dans d’autres circonstances ils auraient râlé, chacun avec ses mots, mais là rien ne pouvait
enrayer l’état de béatitude idiote qui les avait envahis. Ils avaient fini par en trouver un, alors
qu’ils commençaient à se faire à l’idée de rentrer à pied. Dans le taxi ils n’avaient pas échangé
Une fois chez elle, elle avait tiré ses cheveux en arrière et les avait attachés avec un
gros élastique noir, il avait d’autant plus apprécié l’attention qu’il se voyait déjà lâchant une
longue série de gros mots énervés à leur encontre, et ce ne sont pas des choses qui se font la
première nuit.
Elle s’était plantée devant lui, avait fait glisser sa robe blanche par terre puis avait
dégrafé son soutien-gorge. Ainsi nue, il l’avait longuement regardée, il en avait eu le hoquet,
il était fou d’elle, il ne voyait pas d’autre façon de dire les choses, d’ailleurs il l’avait bouclée.
Elle s’était assise sur le lit face à lui, les jambes croisées, le dos bien droit, les mains sur les
genoux, et avait attendu qu’il se déshabille. Elle avait souri lorsqu’il avait commencé à
grogner contre ses Converse qui ne voulaient pas s’enlever, lui avait suggéré de défaire le
nœud des lacets, puis s’était allongée sur le ventre pour regarder le reste du spectacle, les
poings fermés sous le menton pour se redresser la tête. Elle lui avait dit qu’elle lui ferait du
Elle le regardait le cœur battant, disposée à s’en remettre à lui pour toujours, le soleil allait
tout le temps briller, même à Cherbourg. Finalement, n’y tenant plus, elle s’était relevée pour
l’embrasser partout. Ils avaient fini par se coller l’un à l’autre et s’étaient rallongés. Ils
Conscients qu’ils vivaient la plus belle nuit de toutes celles vécues et de celles à venir,
ils attrapaient et gravaient dans leur cœur chaque seconde qui passait.
Parce qu’une nuit pareille, on s’en souvient toute sa vie, parfois ça illumine le visage,
Sophie avait fini par s’endormir, la tête enfouie dans le cou de Denis, une jambe
recouvrant les siennes et une main attachée à son épaule. Elle avait un sourire bouleversant
sur les lèvres. Lui aussi avait plongé peu après et avait rêvé de corps célestes et d’étoiles
rock’n’roll.
d’évaluer l’heure qu’il est. Immobile, il pense à son prochain roulé-boulé et cherche le
meilleur moyen de le lui expliquer, d’autant qu’il devra le faire sur la gauche car à deux dans
Plusieurs fois il est tenté de se pincer pour s’assurer que tout ceci n’est pas qu’un rêve.
Et si ça ne suffit pas, il est tout disposé à tordre l’univers entier et à le secouer comme un
cocotier pour qu’en tombent les petits farceurs qui croyaient qu’on pouvait se moquer de lui
consistance, tout existe, tout est vrai. Personne n’a tiré de ficelles, personne n’a œuvré en
coulisse, personne n’a écrit le scénario ni n’a fait le casting de cette drôle d’histoire à trois :
minutes au bas mot, après avoir lu un fait divers aussi sot que malheureux. Une jeune femme
avait trouvé la mort en recevant un bout de corniche sur le crâne, alors qu’elle marchait dans
la rue pour retrouver son petit ami qui l’attendait cinq cents mètres plus loin pour aller au
cinéma. Interrogée par un média plus prompt que les autres, une dame qui avait assisté à la
scène et qui se trouvait encore en état de choc, avait juste pu murmurer au micro du
Destin ? Alors que la victime, qui n’avait certainement rien demandé, n’avait
sûrement pas mené son existence, ni même inconsciemment, dans le but, certes légitime
chacun faisant ce qu’il veut de sa vie, de recevoir un bloc de deux kilos de frise romane sur la
voûte crânienne. Ça avait fait crack et splash, avant de continuer son travail de labour sur les
os nasaux et maxillaires, parce que juste au dernier moment, elle avait dû sentir que quelque
chose ne tournait pas rond au-dessus d’elle et elle avait relevé la tête, offrant son sourire à la
mort.
Si ça c’était pas de la malchance, sans compter que ça avait dû faire rudement mal
fatigue, et puis à quoi bon puisque j’ai tout le temps raison, et en tant que Fils du Grand
il n’est pas rare de les voir se signer prestement, faire une croix avec leurs index en
prononçant vade retro à toute vitesse et s’asperger la tête de cinq litres d’eau bénite dans
Défendre l’impondérable. Parfois il aimerait bien se laisser aller à dire comme tout le
monde « c’est comme ça, c’était écrit », mais très franchement, comment voir dans les
évènements de cette semaine autre chose qu’une simple série d’accidents, heureux certes,
mais quand même hautement improbables ? Le mardi matin, tout avait commencé par un
réveil non programmé, puis le coursier en moto qui ne faisait que suivre une feuille de route
optimisée par un coûteux programme qui l’avait envoyé commencer sa tournée pile là sur ce
bout de trottoir. Et entre les deux, une longue suite de tous ces petits gestes et décisions qui
avaient mené Denis à cet endroit et instant précis. N’avait-il pas eu cent fois l’occasion de
perdre ou de gagner une seconde, une seule toute petite seconde de rien du tout comme on
en vit quatre-vingt-six mille quatre cents par jour, en tout cas un laps de temps largement
suffisant pour qu’il apparaisse sur le chemin de Sophie un mètre ou trop loin ou en retard ?
Et c’est p’têt con à dire, mais pas de pied écrasé, pas d’amour. Et ce même jour, douze heures
plus tard dans le bureau de tabac de Solange, le système informatique de la Française des
offrir, pourquoi précisément celle-ci ? Qu’on ne vienne pas lui dire que le terminal l’avait
reconnu avec son air benêt et s’était dit « nom de nom mais si c’est Denis Dunant, voyons
voir ce qu’en dit le Grand Livre de la Vie, ha bah voilà, faut que je lui donne les bons chiffres
à c’con-là, les mêmes qu’une certaine Sophie Delonge, alors qu’elle ne va jouer que dans une
minute, s’il est pas fortiche le GLV, il sait tout, il dit aussi qu’ils vont vivre une drôle d’histoire
dans le sous-sol d’un restau et ensuite ils s’aiment toute leur vie, z’en ont de la chance ces
cons-là ». Non, le terminal n’avait pas de conscience, pas d’âme, ne faisait pas de sentiment,
et se fichait comme d’une guigne de finir cinq ans plus tard désossé dans un centre de tri de
résidus technologiques.
Il est tiré de ses ennuyeuses réflexions par Sophie, dont le sommeil s’agite depuis
quelques minutes, parfois même elle laisse échapper quelques gémissements. Puis elle finit
par se décoller de lui, se retrouve sur le dos, en proie à des tremblements, son corps est sous
Ça lui glace le sang et ça lui file une trouille de tous les diables. Elle s’est redressée
comme un ressort, sa tête frôlant de peu ses tibias, putain de merde faut que je la prévienne
que c’est pas bon pour ce truc qu’elle pourrait avoir là sous le sternum. Il se met à genoux et se
précipite sur elle, la prend dans ses bras, s’assied dans son dos et enroule ses jambes autour
de son corps.
Alors qu’il la tient fermement, elle hoquette des bribes de phrases entrecoupées de
sanglots emplis d’un profond désespoir, il croit comprendre qu’elle les a vus morts tous les
deux au restaurant, qu’elle s’était fait pipi dessus puis avait vomi sur son chemisier par la
faute d’un fou de Dieu qui hurlait qu’il voulait des carambars et tirait sur tout le monde,
mais là il n’est pas certain d’avoir bien suivi. Il la berce, lui caresse les cheveux et le visage,
lui susurre des mots doux, néanmoins il se garde bien de déblatérer sa philosophie à deux
balles comme quoi si le monde écoutait Elvis plutôt que des prêches, tout ça n’arriverait pas.
Elle est en sueur, elle s’est retournée vers lui et le regarde fixement. Bien que ce ne soit pas
Elle s’apaise peu à peu, il ne sait pas si elle l’entend vraiment, éveillée et consciente,
ou toujours entre ces deux mondes, son cauchemar ou la réalité de ces bras qui l’enveloppent
délicatement. Il la rallonge doucement, elle s’agrippe à lui, enfouit sa tête sans un mot là où
elle se sent si bien, s’y réfugie, lui attrape un bras pour qu’il l’enlace. Il lui parle tout bas.
Elle réprouve en lui claquant la fesse, et c’est tout juste s’il entend la voix qui
— Andouille.
— … mais je jure que jamais personne te fera de mal, s’il le faut on achètera des
kilos de carambars, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer, demain
Il hésite à ajouter la phrase magique, celle qu’on écrit de grandes lettres faites de
finalement se retient. Pourtant, alors qu’il la croyait de nouveau assoupie, c’est elle qui
Elle sourit, soupire, le serre fort, puis cette fois s’endort pour de bon.
F(uck)IN