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C’est la faute à Prévert...

Eric.Untz – 11 rue Jean Baptiste Kléber – 62320 Rouvroy – 06 20 95 12 01


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C'est la faute à Prévert si je fais ce que j'ai envie...

La belle….

Paul était fatigué de serrer des mains, de

distribuer le programme de l'exposition temporaire et de subir le

regard placide de Jacques Prévert. Aucun travail n'est idiot, c'est

lui qui avait été idiot de l'accepter n'étant pas fait ni pour celui-là

ni pour d'autres sans doute. Mais il ne faut pas croire ! Cette

lassitude ne datait pas d'aujourd'hui ! Bon, évidemment avec un

quelconque projet les choses auraient été plus simples ! Enfin

peut-être !... Encore aurait-il fallu en avoir un ! Il a cherché du

travail ailleurs et parcouru les annonces de pôle emploi mais rien


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ne l'intéressait. D’ailleurs, elles n'étaient pas nombreuses. Les

meilleures devaient être prises il en était sûr comme il était aussi

persuadé que la perle rare, le bon job, le job de rêve, devait s'y

trouver ! Ou alors, il n'était pas fait pour travailler ! Mais c'est

aussi la faute à ce Prévert qui l’observait depuis ce matin avec un

regard accusateur et qui semblait lui dire : « Qu'est-ce que t'attends

pour partir, qu'est-ce que t'attends pour faire ce que tu as envie ? ».

Lui et sa liberté ! Lui et sa poésie, ses paroles et la musique

lancinante de ses vers qui vous prennent la tête et que l'on se

répète jusqu'à l'ivresse, une ivresse dangereuse qui vous ferait faire

n'importe quoi ! C'est à cause de lui si d'un seul coup, il est allé

voir son directeur et lui a dit : « J'arrête, je n'en plus ! » il n'a pas

attendu qu'il lui demande la raison, il est parti ! D'ailleurs, qu'est-

ce qu'il aurait compris à ses explications, rien ! Il aurait feint

l'étonnement, l'incompréhension, la stupeur s’il lui avait dit :

« Fallait pas le mettre là le poster de Prévert, pas en face de moi,

pas en ce moment, surtout pas en ce moment ! » Il était coupable

aussi ! Quelle idée d'accrocher son immense portrait dans le hall

d'entrée du centre culturel celui où on le voit assis devant une

péniche, la cigarette aux lèvres, en train de l’épier! C'était certes

une bonne initiative. Elle était même légitime puisque le bâtiment

portait son
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nom, mais il y a des photos qu’on ne peut pas montrer à tout le

monde. Alors voilà, c’est fait !

Il voulait passer un dernier moment avec ses collègues.

Eux non plus n'ont pas compris. « Pas travailler, pas travailler !…

C'est pas possible ça, qu'ils lui disaient et puis qu'est-ce que tu vas

faire, c’est un coup de folie ! ». Il ne savait pas ce qu’il allait faire

même si une idée lui trottait dans la tête en tout cas il ne voulait

pas faire comme eux. Il n'était pas prêt !

Il regardait un gros moustique en attendant qu’ils

finissent de préparer la petite réception pour son départ, une tipule

exactement qui tremblotait sur la vitre extérieure. Évidemment ça

peut paraître étrange d’être ainsi obnubilé par un insecte ! Il se

demandait combien de temps vivaient ces bestioles, un jour, un

mois, une saison ? Celle-là était collée depuis un moment sur la

fenêtre et attendait qu'elle s'ouvre afin de venir se réchauffer à

l'intérieur et probablement finir ses jours écrasée ou alors brûlée

sur l'un des néons du local. Il ne pouvait s'empêcher de la regarder.

Il pleuvait et le vent, sans être puissant, soufflait néanmoins très

fort, mais ce pauvre cousin maladroit sur ses pattes longues et

frêles résistait à tous ses assauts. C'est la lumière et les premiers

frimas qui leur donnent cette envie suicidaire d'entrer dans les

habitations et comme aucune d'elles n'a jamais survécu pour

prévenir les autres, elles s'obstinent depuis des millénaires dans


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leurs desseins mortifères. Il avait déjà eu cette réaction il y a

quelques mois pour un poisson. Il s'était senti coupable de le voir

se débattre hors de son élément naturel et mal à l'aise lorsque

l’ablette le regardait fixement d'un œil, l'autre collé sur l'herbe

humide de la berge, pour l'implorer de la rejeter à l'eau voire de

mettre un terme à sa souffrance. Plus il fixait l'imbécile insecte,

plus il s'accablait sur son sort. Il allait lui ouvrir la fenêtre puisque

tel était son désir quand soudain un coup de vent eut raison de sa

pugnacité et par là même de son existence. Lorsqu’il s’est

retourné, presque soulagé que le destin ait tranché à sa place,

Lucas finissait d'installer la table et les chaises dans la petite

remise, celle qui sert toujours pour les pots du week-end. Il avait

poussé les cartons poussiéreux et abîmés afin de rendre l'endroit

austère plus accueillant. Un brave gars que ce Lucas, toujours prêt

à rendre service, à être là pour ceux qui en ont besoin. Il lui a

même généreusement prêté les clefs d'une cabine de plage que ses

parents possèdent sur la côte. Les autres l'attendaient. François a

parlé de son vin, de la bouteille qu'il ferait bientôt goûter mais

qu'on ne voyait jamais et Serge a passé son temps la tête coincée

entre la porte et son huisserie pour tirer deux ou trois taffes sur sa

cigarette. Ils ont trinqué, échangé des banalités puis ils se sont

salués et il s’est retrouvé sous le porche. Il pleuvait à torrents il a

attendu un peu que ça s'arrête avant de relever le col de sa veste et


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de courir vers le parking en pressant le pas et en longeant les murs

pour éviter l'averse qui tombait de plus belle mais elle lui est

tombée dessus ainsi que les grosses gouttes celles qui vous glacent

le dos ou la tête celles que l’on se prend justement en longeant les

murs et puis il s’est arrêté pour regarder l'endroit qu’il venait de

quitter. C'est difficile d'expliquer ce que l’on ressent, ce sentiment

de liberté qui vous envahit quand on a réussi à se décider, quand

on a réussi à dire oui ou non. Alors il a plagié Prévert qui ne lui

aurait rien dit, après tout c'était à cause ou grâce à lui ce qui

arrivait :

- J'ai reconnu le bonheur au bruit que j'ai fait en partant -

Ce changement radical nécessitait une pause, un

besoin de souffler comme lui avait conseillé Lucas : « Faut

que tu souffles, ça te fera du bien ! ». Donc direction la

cabine de plage et Cayeux sur mer. Il y est arrivé à la nuit

tombante. Le seul Hôtel ouvert s'appelait Neptune. Hôtel-

restaurant, spécialités fruits de Mer. Neptune est l'étoile la

plus éloignée du soleil avec Uranus. Elle est donc froide.

C'est ce qu'était cet hôtel. Les formulaires remplis, le patron

l’installa dans la salle de restaurant et lui servit une assiette


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de charcuterie. Il pleuvait très fort et les rafales de vent

projetaient régulièrement des trombes d'eau sur la façade.

Lorsqu’il monta dans sa chambre il eut l’impression qu’on

avait laissé la lumière allumée mais c'était le lampadaire de la

rue qui éclairait et même les doubles-rideaux fermés n'ont

rien changé. Il s’est dit qu’il devait y avoir la même chambre

dans au moins un hôtel de chaque ville de France. Mêmes

meubles, mêmes couvre-lits, mêmes canevas représentant

des cerfs ou d'autres animaux dans la forêt, mêmes papiers

peints, même odeur. Il s’est mis au lit et là brusquement, des

ronflements énormes ! C'était le voisin d'à côté ! Après dix

minutes voire un quart d'heure, convaincu que le gars était

parti pour la nuit et que ça ne servait à rien d'attendre une

accalmie, il s’est rhabillé et il est sorti en se disant qu'en

marchant sous la pluie et le froid la fatigue suffirait à le faire

tomber de sommeil. La rue était déserte, il s’est arrêté de

pleuvoir. Au loin il y avait un bistrot il a décidé d'aller y

boire un verre ; à son arrivée les lumières se sont éteintes

alors il a flâné sur le bord de plage, s'amusant à donner des

coups de pied dans les galets. À son retour tout était calme ,

plus de ronflements. Il s’est couché habillé pour éviter de

faire du bruit mais le voisin s'est remis à ronfler de nouveau

et avec enthousiasme à croire qu'il saluait son retour. Il finit


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quand même par s’endormir mais des bruits étranges venus

du lointain le réveillèrent en sursaut comme des tirs de

canon ou des roulements de tambour, difficiles à distinguer.

C'était des coups dans la porte, le patron tambourinait

comme un malade pour signaler que le petit-déjeuner était

servi jusqu’à neuf heures. Il était six heures trente du matin.

Il est descendu après une toilette sommaire et, après un café

rapidement avalé, il est sorti, direction la cabine.


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Ça coince !

Il avait eu une sacrée bonne idée Lucas de lui avoir

prêté les clefs de cette cabine. Elle ne devait pas être souvent

utilisée car la serrure de la porte lui causa quelques soucis . Il

y avait toutes sortes de babioles là-dedans dont un confortable

fauteuil de plage qu’il installa entre la porte et l’avancée, bien

à l’abri du vent. Il était prêt à s'assoupir quand un type est

passé devant lui avec un violoncelle. La scène était insolite

surtout lorsqu'il s'est installé et qu'il a commencé à interpréter

les suites de Bach. Ça tombait bien c’est de loin celles que

Paul préférait dans le répertoire classique. Il démarra par la

gigue de la deuxième suite qu'il interprétait avec l'entrain que


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nécessite le mouvement. Intrigué par le personnage il décida

de s’approcher lentement en évitant de faire le moindre

bruit. L’autre ne prêta guère attention à sa présence pourtant il

lui demanda calmement et sans s’interrompre de jouer s’il

était en vacances, s’il était descendu à l’hôtel et si la cabine lui

appartenait. Tout cela sans que l’interprétation en souffre. Très

étonné, il lui répondit par des oui ou des non. Le

violoncelliste levait parfois la tête non pour le regarder, mais

pour observer et adapter son jeu en fonction du mouvement

des vagues. Ce qui était assez incroyable c’est qu’à certains

moments, Paul avait l’impression que les vagues aussi

s’adaptaient au jeu du musicien. Cela fut encore plus visible

lorsqu’il interpréta la Sarabande, mouvement calme, ample et

profond.

- Vous connaissez les suites, lui demanda-t-il ?

- De Bach… ?

- Évidemment de Bach, vous connaissez ?

- Oui et j'adore.

- Vous connaissez leur histoire, ajouta-t-il toujours sans cesser

de jouer.

- Je ne pense pas, de quelle histoire  s'agit-il ?

Il insista sur la note finale puis il manipula la clef basse. Il

allait faire l'impasse sur la troisième et quatrième suite pour


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interpréter la cinquième qui utilise un accord particulier.

C'était envoûtant. Paul n’avait d’yeux que pour l'océan. Les

vagues semblaient de plus en plus s’adapter au tempo du

violoncelliste et vice-versa.

- C'est Pablo Casals qui leur a donné leur titre de noblesse, dit-

il sans s'interrompre.

- Pablo Casals, oui évidemment !

Le mouvement s'accentuait, une houle se levait. Parfaite

symbiose entre la mer et le musicien. Les deux gavottes

finales lui donnèrent le tournis, la dextérité et la passion avec

lesquelles elles furent jouées méritaient des félicitations.

- Il a, parait-il, retrouvé le manuscrit dans une librairie de

Madrid, enfoui sous d'autres partitions et là, mon cher, la

révélation ! Il leur a donné vie.

Il entamait la sixième suite. Puis il s'arrêta.

À son grand étonnement, il reprit la première en sol majeur la

plus connue. Une invitation universelle à aimer la musique et

surtout à découvrir l’œuvre de Bach.

- Merde, merde et merde, cria-t-il soudain ! Puis il brandit le

violoncelle à bout de bras et s'apprêta à le jeter sur les galets.

Paul allait l'en empêcher, mais fort heureusement il se ravisa.

- Ça coince. Ça a toujours coincé. C'est déconcertant. Je n'en

peux plus. Vous vous rendez compte, cette première suite est
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la plus facile. C'est l’une des toutes premières oeuvres que les

élèves étudient et moi je coince. J'aurais pu faire une carrière

de soliste si cette satanée première suite n'avait pas été

inventée. Elle a ruiné mes espoirs, mes rêves et mon avenir.

Elle a gâché ma vie. Ce fut un véritable trouble. On misait

beaucoup sur moi mais un professeur, je le maudis, m'a

persécuté tout le temps de mon apprentissage ! Je fus

régulièrement pris d'un tremblement maladif dès que je devais

la jouer. Ce traumatisme me suit, me hante, m'exaspère. Je

coince ! Vous connaissez les trios pour cordes de Mauricio

Kagel, enchaîna t-il rapidement ?

- Non, je ne connais pas, répondit Paul tout en scrutant le

violoncelle qui avait déjà bien souffert et qui n'en était donc

pas à sa première tentative de destruction !

- Les doigts dans le nez, je vous joue ça les doigts dans les nez

pourtant, ce n’est pas du gâteau mon gaillard, je vous le dis !

Au fait, je me produis avec quelques amis ce soir à la

médiathèque. J'ai écrit un opus dans le même esprit et

composé un expérimental et un sensoriel dont je suis assez

fier. Venez ça me fera plaisir, c'est autre chose que Bach

évidemment ! Donc Kagel, oui mais la première suite, non !

Ça coince ! Au début, je tentais de dissimuler le handicap

bien connu des autres, mais ça s'est répandu comme une


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traînée de poudre. Dès que je me présentais à un concours et

pour un poste le jury était déjà informé de cette particularité.

Étrange non ! On m'avait vendu, dénoncé, trahi ! Les places

sont chères, tous les coups sont permis, vous savez ! Je

passais pourtant les épreuves sans faillir, aucune œuvre ne me

faisait peur, mais à la fin lorsque l'on me demandait, avec un

certain sarcasme, d'interpréter la première suite de Bach pour

le plaisir des oreilles, disaient-ils les bougres, les vicieux, je

coinçais ! …

Enfin !.

Il rangea son instrument.

- Vous êtes donc en vacances, vous avez raison de venir hors

période, c'est plus calme, lui adressa-t-il !

Il s'apprêtait à partir, mais Paul lui demanda s'il pouvait

lui conseiller un restaurant pour éviter d'être à nouveau

confronté à l'assiette de charcuterie. Il donna l’adresse d’une

petite brasserie où il allait lui-même déjeuner. Ils s’y

retrouvèrent à l’heure du midi. Autant il était loquace en

jouant autant il était silencieux sans son instrument par contre

il avait un appétit de glouton, un véritable goinfre. Il était

certes bedonnant et cela laissait supposer qu'il aimait la bonne

table, mais à ce point c'était surprenant. Aucun mot, mais des

bruits à vous couper l'appétit, en tout cas le sien. À l'issue,


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du festin il se présenta enfin et lui tendit sa main grasse :

« Victor, enchanté ! » Paul l’imita.

L'après-midi fut ponctué de longues promenades le

long de la plage et sur les chemins de randonnée, de courts

moments de lecture, d'importantes périodes de contemplation

et d'immenses épisodes de somnolence. Et puis comment dire

il y avait ce silence… Pas un silence cosmique terrifiant !

Non, un silence sans le soupçon d'un bruit humain. Ah !... La

vie se conjuguait au présent bucolique et insouciant. Le seul

élément du passé qui vint effleurer les pensées de Paul fut la

vision du hall d'entrée de l'entreprise et l'immense portrait de

Jacques Prévert. Le temps passe vite quand on ne fait rien

comme les autres, on s'aperçoit dès lors que ce rien devient

quelque chose. Il s’est remémoré l'invitation de Victor, son

esprit était grand ouvert. Allons au concert !

Arrivé à l'avance au spectacle dont on ne sait rien n'est

pas judicieux. L'employé de la médiathèque le plaça au

premier rang face à la scène. Il n'y avait pas beaucoup de

chaises dans cette salle qui était loin d’être immense.

L’attente se faisait longue et les spectateurs tardaient à entrer.

C'est incroyable comme on peut regarder n'importe quoi

lorsqu'on attend ! C'était long, très long ! Il s’est mis à


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compter le nombre de boulons sur les poutrelles de la

charpente. Il y a différentes façons d'apprécier un spectacle

musical et le mieux pour la qualité du son n'est certainement

pas d'être là où il était . Il aurait dû refuser et proposer au

placier de le mettre ailleurs. Il eut tort de ne pas le faire.

Quelques chaises ont bougé, très peu. Les lumières de la salle

se sont éteintes au moment où, par curiosité, il s’est retourné

pour vérifier s’il y avait du monde. Les rideaux se sont ouverts

et la scène s’est éclairée.

Victor est apparu le premier avec son violoncelle

dont les signes de maltraitance brillaient sous les lumières des

projecteurs. Il fut suivi du percussionniste qui alla se loger

derrière une ribambelle d'objets de percussions hétéroclites

puis entra le pianiste qui prit place derrière ses sept claviers

et un nombre impressionnant de pédales d’effets et enfin le

saxophoniste, personnage d'une froideur extrême. La salle se

ralluma tandis que la scène plongea dans l'obscurité ! Étrange

conception de l'éclairage, se dit-il ! Le public était dans la

lumière tandis que l'on distinguait à peine les musiciens ! Il

comprit dès les premières notes que la soirée allait être pénible

et qu’être aux premières loges allait être très ennuyeux. Du

bruit ! Du bruit venu de partout  et affreusement amplifié ! Le


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saxophoniste n'a pas soufflé une seule fois dans son

instrument. Ah si ! Il faisait parfois sortir des notes

stridentes, mais sur le coup, difficile d’imaginer qu’elles

puissent provenir de l’instrument. Il le manipulait si

sauvagement qu’on entendait les tampons claquer mais,

c’était sans doute l’effet recherché !... Le pianiste n'offrit pas

un aperçu de sa virtuosité pour le peu qu'il en ait eu une, il ne

fit qu'une note par clavier, soutenue, différente quoique

répétitive, mais pas plus d'une note ! Le percussionniste par

contre s'en donnait à cœur joie, frappant, bousculant, remuant

tout ce qu'il trouvait. Il était pris d’une forme d’hystérie

musicale contrôlée ! Seul Victor semblait utiliser son

violoncelle normalement mais ce fut de courte durée. Coups

violents d'archet sur le manche, sur les cordes, sur la table

d’harmonie... Cet instrument était décidément voué à souffrir.

Pauvre destin ! Et puis tout à coup, le silence ! La scène

s'éclaira de nouveau. Les applaudissements fusèrent dont le

sien, il ne voulait pas se faire remarquer ! En temps normal, il

se serait levé discrètement et il serait parti mais là, assis au

premier rang, bien visible, trop visible ! Dans une salle

éclairée ! Invité par l'un des protagonistes de la soirée de

surcroît ! il ne pouvait pas ! Placé au fond de la salle, il aurait

pu mais là, non ! L'employé qui l'avait bien aimablement


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accueilli entra à son tour sur scène et prit la parole pour

remercier le public de s'être déplacé à l'occasion de ce concert

donné pour une association dont Paul n'a pas compris le nom.

Puis il se félicita de cette première musicale qui ouvrait la

saison sur la découverte des musiques contemporaines et

futuristes. Il demanda à tout le monde de se lever – enfin à la

douzaine de personnes qui était là – et de pousser sa chaise

quand deux autres individus arrivèrent les bras chargés de

tapis qu'ils déroulèrent sur le sol. Le public fut invité à s’y

installer pour soi-disant apprécier au mieux le morceau

sensoriel et expérimental qui suivait... Après la torture sonore

vint le tour de la torture physique. Paul n'avait jamais aimé

ces concerts où l'on devait s’asseoir par terre ; n’étant pas

d’une grande souplesse il ne savait jamais comment se mettre,

toutes les positions s’avéraient douloureuses. Il y avait par

contre devant lui un sexagénaire assis en tailleur qui

s’accommodait fort bien de la situation et qui n’avait pas l’air

de souffrir. Les autres non plus du reste ! Ils devaient être

entraînés !... Il faut être entraîné pour rester immobile dans

cette posture ou alors faire du yoga ! Il aurait avoué tout ce

que l'on lui aurait demandé si on lui avait infligé ça lors d'un

interrogatoire policier. Une heure trente ! Le concert a duré

une heure trente ! Il n’a jamais autant regardé sa montre,


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discrètement ça va de soi ! À la fin les musiciens sont venus

au bord de la scène pour saluer le public. Un inconscient

réclamait un rappel, le fou ! Paul lui a décroché un regard !

Mais fort heureusement l'employé est venu expliquer

l'absurdité des rappels en précisant qu'ils n'existent pas dans le

sport. Qu'on ne peut pas demander de recommencer un match

ou un combat quand ils ont été bien joués qu'il en était donc

de même pour la musique. Il partageait complètement son

explication et acquiesçait nerveusement de la tête pour lui

montrer sa solidarité. Il était sauvé ! Victor et ses potes sont

descendus dans la salle. Tout le monde s'est embrassé. Tout le

monde se connaissait. Il était ravi de voir Paul.

- Alors, c’est autre chose que Bach non ? Bon, évidemment on

s’est un peu précipité sur la fin, pas qu’on soit pressé de finir

non, mais je crois que c’est l’engouement ! On est dans notre

morceau, notre univers et on a tendance à oublier le public,

vous voyez ! Enfin, j’espère que vous ne vous êtes rendu

compte de rien ! Alors, ça vous a plu ?

- C’est curieux et comment dire, intéressant, lui répondit Paul.

- Je vous remercie. Eh bien, puisque vous aimez les

découvertes et ce qui sort de l'ordinaire je viendrais vous

chercher demain après-midi, je vais vous présenter un

personnage hors du commun.


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Paul a pris peur. Il est parti rapidement vers la plage afin de

se reposer les oreilles.

Cette fois-ci c'est lui qui a ronflé et

bruyamment à en juger par le sourire du patron de l'hôtel

quand il est descendu. Il était trop tard pour le petit-déjeuner.

Il est allé chercher un sandwich avant de retourner à la cabine

de plage. Victor est arrivé en début d'après midi, tout fringuant

et satisfait. Il n'a pas évoqué la soirée tout au plus a-t-il fait

part de sa satisfaction sur l'accueil unanime de sa composition

ce qui ne pouvait pas être différent puisque le public lui était

déjà acquis puis il a regardé partout dans la cabine et il a

décroché un dessin de gosse à peine visible qui représentait

la mer. Il lui a demandé si ça ne le dérangeait pas . Paul n'y

voyait pas d'inconvénients, ce n'était qu'une vulgaire gouache

qui devait être là depuis longtemps à en juger par l'état du

papier.

- Mais qu’allez-vous en faire, lui demanda-t-il ?

-  La personne que nous allons rencontrer s'appelle Pierre, c'est

un pêcheur de coques, mais surtout un conteur. Il invente une

histoire aux objets, en l'occurrence il en inventera une pour le

dessin. 

Victor lui demanda d'en choisir un à son tour, n'importe

lequel. Il y avait là toutes sortes de choses, transat, assortiment


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de jouets de plage pour enfants, un parasol enfin ce que l'on

peut trouver dans une cabine de plage. Il saisit une petite pelle

en plastique, l’autre a fait la moue et a dit que c'était trop banal

qu'il fallait prendre autre chose. Paul aperçut un petit bocal

contenant quelques coquillages. Il lui a montré. Victor trouva

l’idée plus intéressante.

- Il va donc inventer une histoire sur ce bocal, lui demanda-t-

il ? Il confirma en souriant. Et si je rendais la tâche un peu plus

compliquée ? 

- Pourquoi pas, s’enthousiasma Victor ! 

Il le vida de ses coquillages et il alla le remplir d'eau de mer.


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Le bateautiste

Victor habitait une petite maison bourgeoise

du centre de Cayeux, une petite villa identique à celles

nombreuses que l'on voit dans les villes de la côte. Elles ont

été construites à la Belle Époque, s'octroyant les meilleures

places du littoral. Il y vivait seul, le décor était classique et

soigné, une forte odeur d'encaustique vous saisissait en


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entrant. Il a demandé de l'attendre quelques instants. Il est

revenu en brandissant un trousseau de clés.

-  C'est une Volkswagen karman cabriolet de mille neuf cent

soixante et onze, lui dit-il, une fois installés dans

l'automobile.

Il conduisait d'une façon étrange utilisant

pratiquement toute la largeur de la route lorsque celle-ci n'était

pas occupée par les autres, il ralentissait parfois brusquement

pour parler avec passion de sa région puis il accélérait et

s'exclamait « elle en a encore sous le capot n'est-ce pas ? » Il

tenait absolument à faire visiter Saint Valéry puisqu’ils avaient

le temps le rendez-vous avec Pierre était pour plus tard. Ils sont

allés vers la cité médiévale après avoir stationné à proximité du

quai. Charmantes petites rues pavées aux noms évocateurs,

Porte de Nevers, Tour Guillaume, Tour Harold. Paul ne

connaissait pas la vieille ville, il se souvenait du port et de ses

rues commerçantes. La promenade fut agréable et les amena

rue des moulins au domicile du conteur.

Pierre était un homme robuste d'une soixantaine

d'années au visage buriné et aux yeux d'un bleu clair

surprenant. Une barbe naissante dissimulait une cicatrice

importante sur la joue droite. Il les accueillit avec un grand

sourire. Il parlait posément en passant très souvent la main dans


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ses cheveux argentés. Il les invita à s'asseoir ce qu’ils firent

avec peine tant il y avait d'objets mais surtout de livres, de

journaux et magazines éparpillés. C'était une petite maison

basse dont la pièce principale donnait sur un couloir encombré

d'outils et d'un étrange vélo sans selle. Victor raconta les

circonstances de leur rencontre sur la plage.Il lui présenta le

dessin trouvé dans la cabine de plage et lui demanda s’il

voulait bien leur conter son histoire. Pierre le saisit, respira

profondément, posa les bras sur la table et après les avoir fixé à

tour de rôle, il commença.

- Eh bien Messieurs, je savais qu'un jour j'aurais à parler de

cette histoire. Je vois que ce gamin, parce qu'il s'agit bien d'un

dessin de gamin n'est-ce pas ? Je vois que ce gamin enfin

plutôt son dessin a subi le même sort !... Triste jour que ce

jour-là. Vous vous demandez de quel sort je parle ? Regardez

la date dans le coin juste en dessous de sa signature. Tenez je

vous la montre. Là, vous voyez ? Vingt-trois septembre mille

neuf cent quatre-vingt-trois. Évidemment ça ne vous dit rien ?

Il y a comme ça des choses dont on ne parle pas, parce qu'elles

sont mystérieuses et aussi parce que personne n'a

d'explications à donner. Enfin, je m'en doutais. Bref le vingt-

trois septembre mille neuf cent quatre-vingt-trois messieurs...

Et puis non ! Faut que je commence par le début. Je me


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trouvais à Fécamp quelques mois avant cette date, ne me

demandez pas ce que j'y faisais je ne m'en souviens plus et

puis ça n'a aucune importance mis à part le fait que j'ai

rencontré Léo, un peintre, un artiste peintre. Ça c'est

important. Il avait son atelier face au port. Bon endroit l'été

avec les touristes, maintenant savoir si c'était rentable pour lui

je ne peux pas vous répondre, de toute façon je ne crois pas

que ça l'inquiétait plus que ça de vendre ou de ne pas vendre

ses tableaux. Pour tout dire, il s'en fichait. Ce n’est pas qu'elles

n'étaient pas jolies ses toiles, je peux dire qu'elles étaient très

belles mais il avait tendance à peindre toujours la même

chose. La mer et des bateaux. Vous me direz c'est un thème

comme les autres. Oui ! Sauf que lui faisait toujours la même

toile. La même, je vous dis, identique à tous points de vue.

Parfois il changeait un peu les couleurs, parfois c'était le

bateau, surtout le bateau d'ailleurs. Je ne sais pas si ça

intéresse les gens d'acheter une toile en sachant que d’autres

vont avoir la même. Il m'est arrivé de lui demander pourquoi

il agissait de la sorte, il m'a répondu qu'il me le dirait le

moment venu ou plutôt je m'en rendrais compte tout seul et là

il a bien insisté :  «  je m'en rendrais compte tout seul ». Je n'ai

pas compris ce qu'il voulait dire et je ne l'ai plus ennuyé avec

ça. Les artistes n'est-ce pas ! Quoi qu'il en soit on se voyait


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souvent. Le matin surtout. Il y a un petit bistrot au coin de sa

rue. On s'y retrouvait pratiquement tous les jours. Au début il

était gai et enjoué, pas le dernier pour les blagues et pour

payer un coup puis soudain il a commencé à se laisser aller, il

arrivait avec l’air triste et il ne parlait plus ou très peu. Pour

quelqu'un qui a l'habitude de mettre une ambiance du tonnerre

c'est étrange non ? Il se collait dos au comptoir et il regardait

le port fixement et ne disait plus un mot. Je me suis demandé

de quoi il vivait parce qu'on n'y voyait pas grand monde dans

sa boutique enfin ce n’est pas nos oignons mais ça se voyait

qu'il avait de l'argent d'abord parce qu'il n'était pas le dernier à

mettre son verre, je vous l'ai dit et aussi parce que ça coûte de

l'argent tous ces trucs d'artistes non ? En plus il était toujours

bien habillé et pas des vêtements qu'on voyait partout, des

choses qui avaient du style, vous voyez ! Donc comme il

appréciait les bateaux et la mer et le voyant comme ça, je lui ai

demandé s'il naviguait, vous savez, histoire d'en savoir un peu

plus. Je me suis dit qu'il avait peut-être une petite embarcation

dans le port, un petit voilier ou autre chose. Peut-être même

que son bateau avait des problèmes et que lui-même avait des

problèmes d'argent, personne n'est à l'abri, et que c'est ça qui

le chagrinait enfin on s'imagine plein de choses n'est-ce pas

quand on voit un type comme ça tout triste ! Non, m'a-t-il


26

répondu ! Assez sèchement d'ailleurs ça m'a un peu refroidi. Je

me suis dit qu'il avait peut-être des soucis familiaux ou pires

une maladie un truc dont on n'aime pas trop causer et puis tout

à coup il m'a fait signe de le suivre dans son atelier. C'était la

première fois que j'y mettais les pieds. Il m'arrivait de passer

devant la vitrine et de lui faire signe mais je n'avais osé jamais

entrer. De toute façon dès qu'on avait vu une ses toiles on les

avait toutes vues puisqu'il peignait toujours la même chose et

qu'il les exposait en vitrine. Je ne vois pas ce que j'aurais pu

découvrir. Il m'invita à m'asseoir, il s'installa face à moi et me

regardant dans les yeux et il commença son histoire. Ça

n'avait rien à voir avec des ennuis d'argent, de famille, de

bateau en panne et tout ce que j'imaginais, rien de tout ça, je

vous dis ! C'était même très idiot, il avait peur de l'eau ! Ça ne

s'invente pas une histoire pareille. Le type vouait une passion

sans limite à l'océan mais il avait peur de la flotte. Vous vous

rendez compte ! Peur de la flotte ! Il ne pouvait même pas

savoir s'il avait le mal de mer, il n'était jamais monté sur un

bateau, une barque ou je ne sais quel engin de plage, bouée ou

machin comme ça. À défaut de naviguer il dessinait des

bateaux depuis qu'il était petit. Il en fabriquait en papier enfin

bref des bateaux toujours des bateaux. Il m'a raconté ça avec

une misère dans la voix, une tristesse dans les yeux vous ne
27

pouvez pas savoir. Ah ça m'a touché ! Et puis après il est resté

silencieux. Un silence gênant, perturbant même. Qu'est-ce

que vous voulez dire quand vous vous trouvez dans cette

situation, rien ! Et soudain il s'est mis debout et a clamé bien

fort un peu comme un acteur de théâtre mais antique, vous

voyez : « tout ça va bientôt changer mon ami, je suis sur le

point de tout catalyser ». Comprenne qui voudra, moi

personnellement je n'ai rien pigé. Ensuite il s'est dirigé au fond

de son atelier et en m'invitant à le suivre. Il souleva le drap

qui recouvrait une toile et m'annonça qu'il avait bientôt

terminé la construction de son bateau, qu'il avait réalisé seul,

absolument tout depuis le début, les plans, la recherche du

bois, bois précieux des îles, les calculs et tout et tout.. Qu’au

début il avait opté pour un ketch à corne mais il avait trouvé

ça trop sportif pour des voyages hauturiers parce que lui ce

qu'il cherchait c'était plutôt le genre croisière voyage

tranquille, pépère, ensuite il a pensé à un plan Herrshoff puis à

un gréement aurique du genre Constantini et puis il est revenu

à une construction traditionnelle, plus sécurisante. Je ne

comprenais pas trop ce qu'il disait ni à quoi ça servait tout ça,

de chercher du bois qui plus est du bois des îles pour dessiner

un bateau, ce n'était qu'une peinture non ! Ce que je voyais

c'était une toile comme toutes les autres avec la mer et un


28

voilier, certes très beau bien peint mais rien de très différent si

ce n'est qu'on ne le devinait pas fini, on voyait bien qu'il y

manquait des choses. Il m'a dit qu'il était un peu ennuyé, qu'il

hésitait entre une barre franche ou une barre à roue. Le choix

des cabestans lui posait problème également mais pour le

reste, voiles, haubans, cordages, il était paré. Ensuite il m'a

montré une multitude d'objets en laiton ou en cuivre : sextant,

boussole, sablier, baromètre, speedomètre, loch enfin plein de

trucs de ce genre, très jolis du reste mais très anciens surtout,

des objets que l'on trouve dans les boutiques d'accastillage, un

tas d'ustensiles qui aident à la navigation mais dont on n'a

plus l'usage aujourd’hui puisque tout est remplacé par de

l’électronique, enfin bref tout ça disposé sur une table et qu'il

avait bientôt l'intention d'installer à l'intérieur de son bateau.

Là je n'ai pas bien compris, je me suis demandé à quoi ça

servait de peindre ça puisque de toute façon ça ne se voyait

pas sur le tableau à moins qu'il ait l'intention d'en faire un

autre, genre photographie des détails, plan de coupe ou dessin

d'architecte, où tantôt on montre l'extérieur et tantôt l'intérieur

mais là, sur cette toile on ne voyait pas l'intérieur de son

bateau ! Il m'inquiétait l'individu. Ça me semblait bien étrange

son histoire mais je l'écoutais, je ne voulais pas le contrarier.

Et puis voilà après m'avoir présenté tout son attirail la


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discussion bifurqua sur la navigation par gros temps et par

tempête, la façon dont il fallait négocier les vagues et le vent,

il me nomma une ribambelle de noms de navigateurs dont je

n'avais jamais entendu parler, peut-être des amis à lui.

J'écoutais en priant pour que ça se termine bientôt parce que

pour tout vous dire, je m'ennuyais, ça me fichait un mal de

crâne et je commençais à en avoir assez. Il me parlait comme

s'il s'en allait en expédition alors que tout ce qu'il faisait c'était

des peintures et qu'en plus il avait peur de l'eau. Je me suis dit,

ce type est malade ma parole ! Quand il eut terminé son

histoire il m’invita à retourner au bistrot. Voilà ! Par la suite

on s'est habitué à le voir arriver toujours aussi triste et

anxieux, le regard en quête d’on ne sait quoi. Je me disais

qu'il n'avait pas encore résolu ses problèmes de barre et de

roue et qu'il ne savait pas non plus comment il allait caser

toutes ses bricoles en laiton sur la toile. Le patron du bistrot

ajoutait qu'il le voyait souvent faire les cent pas le long du

quai le soir très tard parfois même jusqu'à la tombée de la nuit.

Une obsession je vous dis. Et puis c'était vers la fin août, au

moment où les touristes se font plus rares, ce qui n'était pas

pour nous déplaire, pas des choses qu'on devrait dire mais

bon !. Il est arrivé métamorphosé, avec un air joyeux qu'on ne

lui avait pas vu depuis longtemps. On s'est réjoui


30

évidemment et on s'est dit que ses ennuis étaient terminés et

que c'était une bonne chose. Il a plaisanté, payé le coup à tout

le monde, tout le comptoir a été régalé, pour vous dire

l'humeur ! Par contre cette bonne humeur est vite retombée, le

lendemain rebelote, on ne l'a plus vu ! Ça n'a pas duré

longtemps vous voyez. Bon, on s'est dit qu'il était peut-être

souffrant d'avoir fait la fête comme on l'avait fait parce qu'il

faut l'avouer, elle avait duré jusqu'à pas d'heure cette java avec

tous les copains. Ou alors on s'est dit qu'il était peut-être parti

quelques jours dans sa famille ou ailleurs. Mais le

surlendemain c'était pareil et les autres jours aussi, pas de

Léo ! Je me suis inquiété je suis allé jeter un œil  à sa galerie.

Il y avait quelqu'un, une jeune fille qui semblait faire le

ménage. J'ai trouvé ça étrange qu'il prenne quelqu'un pour le

ménage pour un si petit atelier et en plus bourré de toiles

partout, d'établis, de tubes de peinture, de pinceaux, je me suis

même taché la veste, il y en avait partout je vous dis !. Je ne

vois pas ce qu'elle aurait pu nettoyer à part la machine à café –

grand buveur de café le Léo – c'est d'ailleurs ce qu'elle faisait

quand je suis entré. « Il n'est pas là Léo ? ». « Non, pas là

Monsieur Léo ». Une étrangère, mignonne, une eurasienne je

pense. Je ne l'avais jamais vue auparavant. Bon, j'ai tourné un

peu dans l'atelier je ne sais pas pourquoi, peut-être en espérant


31

le voir arriver. Je regardais les tableaux enfin je faisais

semblant de m'y intéresser et puis au fond, derrière le

capharnaüm de châssis et autres accessoires j'ai aperçu cette

toile qu'il m'avait montrée, toile toujours recouverte d'un tissu

. C'était curieux qu'il dissimule toujours ce tableau me suis-je

dit puisqu'ils se ressemblent tous , il n'avait aucune raison de

continuer à cacher celui-là à moins qu'il ait décidé de changer

de style sans le dire à personne et qu'il voulait garder ça secret

ce qui aurait pu expliquer le côté mystérieux de son

comportement mais, pour l'avoir vu ce tableau, je peux dire

qu'il n'y avait rien de changé dans son style. Enfin on se pose

plein de questions n'est-ce pas ? Le gars qui d'un seul coup se

rend compte qu'il est capable de peindre autre chose que la

mer et des bateaux et qui n'est pas encore bien certain que ça

va plaire ou tout simplement qu'il est content de faire autre

chose. Enfin je ne sais pas trop bien quoi vous dire je ne suis

pas artiste peintre moi et puis ça me chamboulait tout ça ! J'ai

délicatement soulevé le tissu et en fait non, rien d'étrange

c'était le bateau qu'il m'avait montré plus soigné que les

autres, plus abouti, plus fignolé. Faut dire que sur les autres

toiles on voyait plus ou moins le même voilier mais il y

manquait toujours quelque chose. Là il semblait avoir tout ce

qu'il fallait. Je ne suis pas un professionnel de la marine à


32

voile mais ici on en voit passer des bateaux alors à force on

sait comment ils sont faits. Bon, je me suis dit, il finira bien

par réapparaître ! Mais quand même ça m'intriguait. Enfin on

ne disparaît pas comme ça, non ? Du coup le lendemain je

suis passé par l'atelier avant d'aller au bistrot. La porte était

ouverte et la jeune fille était encore là, toujours assise près de

la machine à café, elle ne bougeait pas, elle attendait. Elle m'a

souri, je suis entré. J'ai demandé si Monsieur Léo comme elle

l'appelait avait fait une apparition depuis hier elle ne m'a pas

répondu alors je me suis avancé et je suis allé de nouveau

vers le chevalet, il m'intriguait ce tableau je vous dis, j'ai

soulevé le drap qui le recouvrait et là ! Bon sang de bon sang,

devinez ? Derrière l'un des hublots du bateau, il y avait Léo,

tout sourire. Il s'était dessiné le bougre ! Un genre

d'autoportrait vous voyez, mais dans un bateau ! Je suis resté

un moment devant le chevalet, tenant du bout des doigts le

drap que j'ai laissé retomber brusquement quand la jeune fille

s'est exclamée derrière mon dos : « Monsieur Léo pas là ! ».

Mon insistance devait un peu la déranger. Je me suis dit qu'il

ne devait pas être bien loin et qu'il devait sûrement passer ses

nuits à peindre, qu'on ne tarderait peut-être pas à le revoir.

Mais non, pas de Léo, en plus, tenez-vous bien tous les objets

qu'il m'avait montrés et qui étaient sur la table la veille


33

avaient disparu ! Vous vous rendez compte, ça ne vous dit rien

des choses comme ça, ça interpelle non ? J'ai regardé partout

autour de moi, rien ! Je me suis approché du tableau à me

coller le nez dessus pour voir si des fois on n’y voyait pas

quelque chose derrière ces hublots. Mais bon sang ce n'était

qu'une peinture, on ne peut rien y mettre qu'on ne voit pas

dans une peinture non ? Je n’y comprenais plus rien. Qu'est-ce

que j'ai fait par la suite ? Eh bien j'y suis retourné dans cette

galerie parbleu ! Il n'y avait plus personne. La porte était

ouverte mais plus de jeune fille non plus. J'ai appelé. Je ne sais

même pas pourquoi j'ai fait ça parce qu'il n'y avait qu'une

pièce et un petit débarras avec des toilettes, difficile pour

quelqu'un de se cacher et puis je ne vois pas pourquoi

quelqu'un aurait cherché à se cacher mais j'ai appelé quand

même par acquit de conscience. Évidemment personne n'a

répondu, ni Léo ni la jeune fille. Je suis resté quelques minutes

au beau milieu de l'atelier sans bouger puis avant de partir je

suis retourné vers le chevalet et vers cette maudite toile

recouverte du même drap, je l'ai soulevée mais doucement

vous voyez, je ne sais pas si je redoutais quelque chose mais

cette histoire commençait à m'intriguer. Et alors là !

Devinez ? Derrière l'autre hublot du bateau, parce qu'il en

avait dessiné deux, et bien il y avait la jeune fille tout aussi


34

souriante que Léo qui faisait signe du genre, au revoir on s'en

va ! Je ne peux pas vous expliquer comment j'ai pris ça et ce

que j'en pensais. Je suis allé au café du coin et j'ai demandé à

ceux qui étaient présents, des habitués bien sûr, s'ils avaient

remarqué quelque chose d'étrange chez Léo. Rien ! Surprenant

non ? Et alors là on arrive à cette fameuse date fatidique du

vingt-trois septembre mille neuf cent quatre-vingt-trois avec

laquelle j'ai commencé mon histoire. Vers les huit heures

trente je me dirige comme chaque matin vers le bistrot pour

retrouver les copains et boire mon petit noir, on n'avait

toujours pas revu Léo ni dans sa galerie ni ailleurs. Galerie

que j'évitais, je ne dis pas que je n'y jetais pas un œil en

passant mais je n'y entrais plus. Quoique ce ne soit pas l'envie

qui me manquait. J'allais continuer mon chemin comme si de

rien n'était quand je me suis décidé à franchir le seuil ne

serait-ce qu'une dernière fois. Je suis entré, personne. Je me

suis dirigé vers cette fameuse toile toujours recouverte bien

que le drap ne fût plus posé comme à l'accoutumée preuve

qu'on y avait touché. Qu'allais-je découvrir cette fois ? Je ne la

ramenais pas vous savez. J’ôtais le drap et là, stupéfaction plus

de bateau messieurs, vous m'entendez, plus de bateau ! Que de

l'eau. Que la mer, que de la flotte, bleue ! Léo et sa beauté

des îles avaient mis les voiles, sans vouloir faire de jeu de
35

mots ! Mais le pire, écoutez bien, c'est que ce jour-là dans

toutes les villes côtières du coin, dans toutes les galeries de

peinture, dans toutes les maisons, les bateaux dessinés, peints

sur toiles, papiers, canevas, gravés sur pierre, sur métal bref

sur tout ce que vous voulez, ont disparu. Et ouais messieurs !

Voilà pourquoi sur ce dessin.. On ne voit pas bien le nom, il

était jeune le gamin parce que l'écriture ce n’est pas ça,

remarquez le dessin non plus, enfin ça n’a pas d’importance !

Voilà pourquoi, disais-je, il n'y a pas de bateau ! Parce que ce

diable de Léo a catalysé une énergie venue de je ne sais où

peut-être sans le vouloir comme il m'avait dit ! Je me demande

même comment il s'y est pris mais peu importe, le résultat

c'est qu’il n'a pas simplement déplacé sa coquille de noix mais

aussi toutes celles que des braves gens et des gosses avaient

pris du plaisir à peindre ou à dessiner ou à fabriquer.

Maintenant vous dire si Léo et sa compagne réapparaîtront un

jour, allez savoir ! Ils doivent être dans les mers du Sud en

train de prendre du bon temps, de siroter un punch, avoir les

pieds dans l'eau transparente et tiède d'un lagon. Une chose est

certaine, c’est qu’il n’y a plus de bateau sur ce dessin, c'est

tout ce que je peux dire.

Bon, on boit le coup maintenant ?


36

À cet instant Victor a discrètement sorti un billet de

sa poche et l'a posé sur la table. Pierre l'a pris tout aussi

discrètement. Paul allait applaudir quand Victor lui fit signe de

s’abstenir. Pierre à disparu quelques instants, il est revenu avec

une bouteille de rhum et trois verres qu'il a rempli

généreusement après quoi il a pris le dessin et l'a punaisé sur le

mur derrière lui. Il s’est mis ensuite à parler de ses pêches, à

rire de ses mauvaises fortunes et de celles de ses

connaissances dont il aimait déformer les noms. Il évoquait les

bons coins pour le ramassage des coques ou autres coquillages

sans les préciser. Il prenait un air grave quand il narrait ses

performances, quand il remontait de la plage peinant comme

un baudet, le vélo sans selle chargé au maximum. Et puis les

concours qu'ils faisaient entre eux, pêcheurs à pieds, de celui

qui en prendrait le plus sur sa bicyclette mutilée. À un

moment donné Victor lui a demandé s’il était d'accord pour

leur faire profiter une nouvelle fois de ses talents. Il n'a pas

rechigné. Alors Victor fit signe de montrer ce qu’il avait

apporté. Paul sortit le bocal d'eau de mer, un peu gêné en se

demandant ce qu'il allait bien pouvoir inventer.


37

Histoire Vague

Pierre a fixé le bocal de cornichons déposé sur la table.

Il n'a pas dit un mot. Il l'a ouvert et il a examiné le contenu en

penchant légèrement la tête par-dessus. Il est resté comme ça

quelques instants puis s'est levé brusquement sans les regarder

et il a disparu. Lorsqu’il est revenu, il s'essuyait les yeux et le

nez comme s'il avait pleuré. Il a repris sa place et s'est installé

exactement de la même manière puis il les a observés avec


38

insistance. Paul était gêné bien sûr, il tenta de s’excuser en lui

disant qu’il avait eu une mauvaise idée, que ce n’était que de

l'eau de mer. Il allait reprendre le bocal quand Pierre l’en

empêcha. Il le regarda quelques secondes puis il lui dit :

- Je sais monsieur, je le sais et  c'est gentil ! Très gentil ce que

vous venez de faire.

Il a d'abord cru qu'il prenait ça pour une farce et qu’il se

fichait de lui ce qui n'était pas le cas. Il allait de nouveau

s'excuser quand Pierre ajouta:

- Ça représente beaucoup pour moi, je vous remercie .

Il ne comprenait pas, il regarda Victor comme pour chercher

une aide. Lui, ne bougeait pas, il avait l'air étonné aussi mais il

a quand même esquissé un petit sourire de satisfaction. Allez

savoir ce qu'il voulait dire et puis, comme tout à l’heure

quand Victor lui a présenté le dessin, il a commencé son récit.

–   Je ne pensais jamais la revoir. Enfin pas comme ça. C'est

assez cruel, ça fait mal même ! Ce souvenir bon sang !... Je

dois l'admettre… Enfin elle m'avait prévenu, mais je ne

pensais pas...

Paul a d'abord pensé qu'il avait des pouvoirs surnaturels

qu'il lisait dans le fond des verres comme on lit dans le marc

de café et qu'il avait aperçu quelque chose voire quelqu'un au

fond du bocal, un être disparu qu'il aimait et que ça lui avait


39

donné le bourdon au point de verser quelques larmes. Il s’est

même dit qu’il venait de commettre une bêtise qu'il était

arrivé quelque chose d'important dans sa vie et que ce fichu

récipient ouvrait une vieille blessure, tout remontait en

surface, il s'en voulait, il n’était pas à l’aise, mais il était loin

d’imaginer ce que Pierre allait leur raconter.

-  Vous le connaissez-vous , Victor, ce coin assez dangereux

vers les molières et bien c'est là qu'il m'est arrivé cette

aventure, dit-il comme ça  ? Je n'en ai parlé à personne à

l'époque car on m'aurait pris pour un fou mais aujourd'hui

avec ce que vous m'amenez monsieur je ne peux retenir mon

émotion et je me vois obligé de tout vous dire, mais à vous

seuls et je souhaite que vous gardiez ça pour vous. Moi à

l'époque, c'est la promesse que j'avais faite alors il faut me

jurer que vous allez faire pareil. 

Victor et Paul se sont regardés et ont tout de suite fait oui de

la tête, ça l'a satisfait et il a repris son explication…

- Ça me fera du bien d'en parler, oui je crois que ça me fera du

bien. Je dois vous dire que ça fait longtemps qu'il m'est arrivé

cette aventure, je crois qu'on peut l'appeler comme ça.

Maintenant combien de temps je ne m'en souviens plus,

quelques années c'est sûr. En tout cas c'est quelque chose

qu'on n'oublie pas. Voilà je me reposais sur un rocher qui


40

émerge dans le secteur des molières, j'avais déjà fait mes trois

sacs de coques. Y avait pas beaucoup de monde ce jour-là,

c'était l'étal de basse mer, pas de houle, pas de vent. À peine

une petite brise qui venait m’effleurer le visage vous voyez et

je peux même dire qu'elle était la bienvenue parce que ma foi,

j'avais un peu chaud . Je me laissais bercer par la douce

musique des vagues. Le soleil n'avait pas voulu se montrer et

le ciel n'était pas très réjouissant non plus, enfin comme bien

souvent n'est-ce pas Victor ? Ce n'était qu’un grand nuancier

de gris, le ciel d'ici quoi ! Et ce n'est pas le vent qui les aurait

chassés, il avait délaissé le décor austère pour aller souffler

ailleurs il avait dû emmener toutes les mouettes, mergules et

autres macareux, on n’entendait rien du boucan que ces

volatiles font d'habitude pour vous dire. Le temps passait et

j'étais bien . Je me disais que j'avais bien mérité un peu de

repos et puis je pensais à la saison qui se présentait pas mal.

Tout à coup j'ai entendu une voix pas très forte à peine

audible. Je me suis levé j'ai regardé autour de moi, j'ai pensé

qu'un copain de pêche arrivé bien après moi et que je n'aurais

pas vu m'appelait mais non rien, personne ! La voix se fit de

plus en plus forte autant vous dire que je n'étais pas rassuré, je

ne comprenais rien de ce qui se passait. Tout à coup une

vague me mouilla jusqu'aux genoux et aussitôt après


41

j'entendis quelqu'un éclater de rire. Vous voyez, comme un

gosse qui fait une bonne farce et qui décide de vous arroser,

sauf qu'en regardant encore plusieurs fois autour de moi je ne

voyais toujours personne ni gosses ni adultes et puis le temps

n'était pas aux vagues, c'était l'étal de basse mer je vous ai dit.

Vous vous imaginez que j'ai commencé sérieusement à

m'inquiéter. J'allais prendre mes affaires et m'en aller quand

cette fois une vague m'arrosa complètement le visage, plein la

figure, trempé jusqu'au cheveu. Je me suis mis à crier du

genre : « arrêtez vos conneries là, ça commence à bien

faire ! ». Tout ça en tournant plusieurs fois autour de moi et

moulinant des bras comme si je me battais contre un ennemi

invisible. Plus je bougeais, plus les rires étaient forts. Je me

suis dit que le lieu devait être maudit et que c'est pour cette

raison qu'on n'y voyait jamais grand monde et c'est bien vrai

ce que je vous dis là, c'est un secteur pas très fréquenté et pas

renommé non plus. Je peux vous dire que j'avais envie de me

sauver en prenant mes jambes à mon cou et en laissant

toutes mes affaires, sincèrement je me fichais du boulot que

j'avais fait et de tout ce que j'aurais perdu, c'était ma vie quoi !

Alors c'est donc ce que j'allais faire quand une voix m'appela

par mon prénom et me demanda de rester où j'étais. Bon sang

de bon sang que je me suis dit, y se passe quoi là, j'étais


42

pétrifié ! J'avais les pieds scellés dans le sable vous me

croyez, plus moyen de bouger et pourtant dieu sait si j'en

faisais des efforts pour me dépêtrer de ce maudit sable !La

voix est devenue plus distincte et j'ai compris qu'elle venait

d'en bas. À ce moment-là j'ai encore cru que c'était un gosse

ou quelqu'un allongé dans la flotte, un copain que je n'aurais

pas vu je vous dis, qui m'aurait bien fait peur et je

commençais à souffler en me disant que ça allait s'arrêter

cette mascarade que tout aller revenir à la normale. Et puis on

peut pas m'accuser d'avoir forcé sur la bouteille, c'est pas mon

genre de boire quand je travaille surtout qu'ici faut faire

attention, les marées sont dangereuses et coquines, faut avoir

toute sa tête, on est vite emmené au large. Quand tout à

coup ! Ce que j'ai vu était incroyable messieurs, incroyable.

C'est une vague qui me parlait ! Eh oui, de l'eau salée ! Ça

vous en bouche un coin n'est-ce pas ? Et elle parlait notre

langue et bien même. Le français je crois même qu'elle avait

l'accent du coin, j'ai tout de suite pensé que c'était une vague

du littoral. Enfin quand même je me suis dit que ce n’était pas

possible cette histoire qu'on n'a jamais vu une vague parler,

bon sang de bon sang ! Vous comprenez pourquoi je n'ai

jamais causé de cette affaire, on m'aurait pris pour un fou.

Depuis que je suis gamin je n'ai jamais entendu dire que les
43

vagues parlent et ici dans le coin jamais personne n'a jamais

raconté une chose pareille d'ailleurs on l'aurait pas écouté.

Mais je continue. Elle me demanda de m'asseoir. J'ai accepté

à condition de ne plus être arrosé, elle accepta. Elle m'a dit

qu'elle était agréablement étonnée de ma réaction car

d'habitude lorsqu'elle interpellait des gens comme moi en les

arrosant et en les appelant par leur prénom, ils s'enfuyaient.

Je ne lui ai pas avoué que c'est exactement ce que j'avais

l'intention de faire et que c'est bien parce que j'avais les

jambes empêtrées que j'étais encore là du coup j'ai fait le fier

vous voyez mais je n’en ramenais pas large entre nous, je

prenais de l’assurance et je bombais le torse en lui disant ça.

Genre téméraire qui se la joue et qui n'a pas peur. Peut-être

pour dissimuler la frousse terrible que j'avais, je n’en sais trop

rien. Allez savoir ce que l'on pense dans ces moments je vous

le demande ? Je lui ai même dit que ça m'était totalement égal

de parler à une vague ou à autre chose mais que ma

préférence allait quand même pour les vagues. Je ne suis pas

idiot, je ne voulais pas prendre de risques on sait jamais

comment ça peut réagir une vague en colère, c'est que c'est

puissant quand même. Ceci dit elle se présenta. Elle me

donna son nom que je n'ai pas bien compris et j'ai donné le

mien qu'elle connaissait déjà. Elle m'a dit qu'elle était d'une
44

noble et grande famille, qu'elle était la petite fille de la

célèbre vague qui fit chavirer quatre galions espagnols de sept

cents tonneaux au large de la Corogne au dix-septième siècle

faisant ainsi périr près de mille deux cent trente-deux hommes

et envoyant par le fond leurs soixante et onze canons de

bronze. Je n'ai pas relevé pour la bonne et simple raison que

je n'avais jamais entendu parler de cette histoire et puis je me

suis dit que ça datait quand même le dix septième siècle et

que depuis des bateaux qui ont pris l'eau y en a eu des

milliers. Je lui ai fait remarquer que j'étais heureux de faire sa

connaissance mais que sans être désagréable, il n'y avait rien

de glorieux à se vanter de tels faits, qu'il y avait eu mort

d’homme et que c'était affreux et qu'elle devrait même à

l'avenir s'abstenir de raconter tout ça. Elle se mit en colère et

me mouilla les pieds d'une gerbe d'eau. J'ai tout de suite

compris que je devais éviter de faire des réflexions sur sa

famille et là d'un seul coup elle en a profité pour se lancer

dans un plaidoyer contre tous les actes de l'humanité. Elle

commença par évoquer les victimes de ces fameux canons de

bronze dont elle m'avait parlé tout à l'heure, des familles de

vagues entières décimées, bien souvent des petites

vaguelettes innocentes et sans défense. Elle précisa que si

elles voulaient bien nous porter d'un continent à l'autre elles


45

n'étaient pas obligées de subir nos guerres ni d'être

constamment souillées. Que les bateaux qui se brisaient

pouvaient attendre d'être arrivés sur la terre, notre terre

insista-t-elle pour bien montrer les différences des mondes

vous voyez, avant de répandre leurs cochonneries et puis elle

parla longuement de toutes les « saloperies », c'était son mot,

c'est-à-dire des déchets qu'on laisse traîner, bouteilles en

plastique, vieux filets, épaves, sachets d'emballage et de tout

ce que l'on jette par-dessus bord. Puis elle en vint à parler du

pétrole et de la pollution, là je sentais qu'elle allait se mettre

encore plus en colère, elle me demanda si je voulais savoir ce

que ça faisait d'être recouvert de pétrole bien gluant noir et

puant. J'ai tout de suite répondu non bien sûr parce que j'en

avais déjà fait l'amère expérience, j'ai menti en espérant

qu'elle ne s'en rende pas compte. Parce que si une vague

arrive à parler ça veut dire qu'elle a sûrement d'autres

pouvoirs non ? A priori, elle ne s'est aperçue de rien mais elle

a continué et elle prenait des exemples pas en notre faveur.

Qu'est-ce que je pouvais dire moi, elle avait raison ! Je tentai

de faire diversion en parlant de notre cohabitation en bordure

des plages, de l'amusement qu'elle suscitait chez les enfants,

chez les grandes personnes aussi du reste. J'évoquai la

complicité des surfeurs qui s'amusent sur le dos de ses


46

consœurs robustes et impressionnantes. Il y eut un silence

puis tout à coup elle recommença à me mouiller les pieds et

les jambes et avec une certaine agressivité elle me demanda

pourquoi avoir inventé les brise-lames alors qu'il y a tant de

complicité comme je le disais. Franchement, je n'imaginais

pas que les brise-lames les faisaient autant souffrir. À certains

endroits on abusait d'elles, on en profitait et à d'autres on les

trouvait gênantes d'où ces engins cruels sur lesquelles chaque

année des millions de vagues trouvent la mort, sont blessées

mortellement, sont handicapées et des familles entières de

vagues sont brisées voire totalement détruites. Si vous voulez

mon avis elle avait une sérieuse dent contre les brise-lames.

Cette manière hypocrite que l'on avait à expliquer les choses

la décevait. Je ne savais plus quoi dire face à ces arguments.

J'avais envie à mon tour de me mettre en colère en lui disant

que nous, terriens, n'approuvions pas non plus leurs

déferlantes et leur raz-de-marée, leurs tsunamis terrifiants qui

anéantissent la vie de milliers d'individus ou alors parler aussi

de ces pauvres marins qui disparaissent souvent lors de leurs

pêches eux, qui n'étaient là que pour travailler et nourrir leur

famille et non pas pour les abîmer, pour leur faire du mal,

qu'il n'y avait aucune raison de se venger sur leur dos et d'en

faire des victimes. Là je voyais qu'elle se sentait mal à l'aise.


47

J'ai eu l'impression que je prenais le dessus et que j'avais mis

le doigt où ça fait mal comme on dit mais tout en parlant je

prenais aussi conscience de l'ignominie des hommes qui se

vérifiait chaque jour et je savais qu'elle avait raison qu'elle

trouverait bien vite d'autres arguments et que cette joute

verbale risquait de durer longtemps et ne tournerait pas à mon

avantage. Je n'ai plus rien dit. Elle s'est étonnée de mon

silence et de mon embarras elle me déclara qu'elle ne voulait

pas me tenir responsable de toutes les erreurs commises par

les autres et que de ce fait, me trouvant fort sympathique, elle

me pardonnait pour ce que j'avais fait et qu'elle commençait

même à m'apprécier. Je me demandais de quoi elle me

pardonnait ? C'est vrai, je ne me sentais aucunement

responsable de ce qu'avaient fait les autres. Je n'ai jamais été

en conflit avec l'eau qu'elle soit douce ou de mer ! Certes je

ne pouvais pas nier que, comme beaucoup d'enfants, il m'était

arrivé de la détester quand je devais prendre un bain ou me

laver les cheveux mais c'est bien le seul grief que l'on pouvait

me reprocher d'autant que ça ne datait pas d'aujourd'hui. Je la

remerciais quand même pour sa bienveillance. Elle me

demanda si je la trouvais âgée ! Je ne m'attendais pas à ce

genre de question, j'avoue sincèrement que pour moi une

vague est une vague. J'ignorais même qu'elles avaient un âge,


48

c'est pour dire ! Vous le saviez-vous que les vagues avaient un

âge ? D'ailleurs comment détermine-t-on l'âge d'une vague ?

J'aimerais bien connaître quelqu'un qui me l'explique! Par

galanterie mais surtout par précaution je lui ai dit qu'elle ne

faisait pas son âge. Qu'est-ce que je n'avais pas dit là ! Outre

le fait de m'éclabousser le visage à plusieurs reprises elle me

traita de menteur. Elle me dit qu'elle avait vu comment je la

regardais depuis tout à l'heure et comment je me moquais de

son écume grisonnante et de son eau ridée. J'allais lui dire que

j'avais énormément de respect pour les personnes âgées et que

je ne me serais jamais permis une telle effronterie mais j’ai

craint le pire et puis je me suis rendu compte que cette vague

était susceptible et avait un mauvais caractère et quoi que je

dise, elle l'aurait mal pris. Pour me tirer d'affaire je lui ai dit

que si je la regardais c'est parce que je ne m'étais pas encore

bien rendu compte que je parlais à une vague, que ce n'est ni

courant ni normal que je me demandais de quelle manière

j’expliquerais ça à mes amis et qu'il ne fallait pas m'en tenir

rigueur et enfin qu'elle ne devait pas s'inquiétait si son écume

était grise, pardon semblait grise c'est parce que le ciel était

de la même couleur depuis ce matin et qu'il suffirait qu'un

rayon de soleil fasse son apparition pour que d'un seul coup

elle prenne des couleurs, de belles couleurs même et que les


49

rides qu'elle évoquait étaient la conséquence d'un petit vent

qui venait de se lever. Elle a réfléchi un instant puis elle a dit

qu'elle me trouvait gentil mais elle me demanda aussi de ne

parler à personne de notre relation, que ceci devait rester entre

nous. Elle insista pour me faire un cadeau et elle déposa à

mes pieds un coquillage ».

Pierre se leva et se dirigea vers l'étagère qui se trouvait

derrière lui, il prit un coquillage parmi tous les objets qui s'y

trouvaient, c'était une conque colorée puis il reprit son

histoire en s'asseyant de nouveau à la table. 

-   C'est celui-ci. .Je l'ai remercié évidemment et voyant que

j'étais étonné, elle ajouta que je pourrais entendre l'une de

ses musiques préférées très à la mode en le portant à mon

oreille dont un chant terrien qu'elle aimait particulièrement -

Quand la mer monte de Raoul de Godewarsvelde . Enfin elle

me parla des grandes marées d'équinoxes, de celles avec

lesquelles toutes les vagues ont rendez-vous à la fin de leur

vie. Il lui faudra alors quitter le monde de la mer et

s'éparpiller en gouttelettes parce que c'est dans la grande

tradition séculaire de l'univers des vagues. Alors elle mettra

un terme à son existence et elle ira se briser sur une digue ou

une jetée de son choix. J'ai compris que l'instant des adieux

arrivait. J'aurais bien aimé en apprendre davantage sur les us


50

et coutumes de ce monde inconnu mais je la sentais pressée.

Je me demandais comment nous allions nous quitter. Pas

question de nous serrer la main, évidemment ! À cet instant

j'ai senti une petite bruine m'humecter mon visage, une bruine

légère et tiède elle me murmura alors :  « je ne vous oublierai

pas et du peu qu'il me restera, on vous l'offrira ». Quand j'ai

baissé les yeux, elle n'était plus là.. C'est pour cette raison que

maintenant je vous dis merci. Merci pour ce cadeau, c'est un

peu d'elle que vous me ramenez, merci pour ce que vous

venez de faire. Je peux même vous avouer que je suis ému. 

-  Ben, de rien ! Ce n’est pas grand-chose non plus, lui

répondit Paul étonné et séduit.

Il est resté bouche bée. Le type le remerciait pour

un bocal de cornichons rempli d'eau de mer. Il se leva en

prononçant la même phrase que tout à l'heure il comprit ce que

ça signifiait et il sortit un billet de sa poche. Victor avait

raison, c'est un artiste !

Paul écouta leurs discussions avec attention. Il

se trouvait bien là dans cet ailleurs qui l'éloignait de ses lieux

communs. Leur compagnie était agréable tout comme cette

petite maison de pêcheur garnie d'objets bizarres et

chaleureux. Ce moment ne ressemblait à rien de ce qu’il

connaissait.
51

Les petits papiers

Paul a descendu la rue bordée de maisons de

pêcheurs. Persiennes bleu azur, beau décor illuminé par un

soleil généreux. Il y avait plus loin une terrasse de restaurant.

Il avait envie d'un café. C'était une journée de printemps bien

agréable. Les touristes du week-end étaient nombreux et les

rues très animées. Le café bu, il décida de continuer sa

promenade vers le port de plaisance se frayant un passage


52

parmi les promeneurs. Certains s'arrêtaient pour suivre du

regard les embarcations qui remontaient le chenal profitant

des faveurs de la marée. Des jeunes pique-niquaient assis sur

les marches de l'office de tourisme et près du square qui le

juxtapose. Des cyclistes flânaient en prenant soin de garder

leur équilibre quand ils frôlaient la bordure du quai. Des

couples discutaient, se tenaient par le cou ou la taille. Une

place s'est libérée sur un banc il s’y précipita, désirant

profiter du moment, il se sentait bien et ne se souvenait pas

avoir ressenti une telle sérénité. Ce paysage n'était sans doute

pas exceptionnel mais aujourd'hui il le devenait. Même les

mots le rendaient heureux, il les murmurait, il les répétait, il

accentuait leur prononciation pour le plaisir :

- « mou-et-te, bâ-teau, bon-heurrrr ».

- Qu'est-ce qui me prend de parler tout seul , s’exclama-t-

il? »

- Vous n'allez pas bien, lui demanda le type qui s'était installé

à ses côtés sans qu’il s’en aperçoive ?

- Je me disais que la vie est bien belle et qu'il est important

d'en profiter, lui répondit-il.

- Assurément et c'est réjouissant de vous voir content, vous

devriez le noter.
53

Le noter ! Il n’a pas compris ce qu'il voulait dire. L’autre s'est

aperçu de son étonnement et lui a expliqué qu'il avait traversé

un moment difficile, il y a longtemps et que pour l'encourager

à se battre on lui avait conseillé de noter sur des petits bouts

de papier des instants de vie, même les plus insignifiants.

Puis il lui montra la boîte métallique qui en était remplie et

qu'il serrait fort contre lui.

- Ils sont là-dedans, je prends plaisir à les relire maintenant,

ce sont mes friandises.

Il avait la voix suave et les yeux rieurs. Ils se sont regardés

sans dire un mot. Il bénissait cette journée et ces rencontres.

Le bonhomme s'est levé et lui a généreusement tendu la main.

Paul ne savait pas quoi lui dire après quelques hésitations il

lui demanda s'il continuait toujours à les noter.

- Ce n'est plus nécessaire, je suis âgé alors chaque instant est

une friandise !

Il est parti se dandinant doucement, puis il disparut parmi

les passants.

La promenade s’est prolongée devant la gare du petit train à

vapeur. Des enfants s'amusaient du chou-tchou de la

locomotive . Les sifflements et la musique chaotique des

wagons de bois sur la voie ferrée le faisaient voyager à une

autre époque. Il est resté un moment à regarder les bateaux, à


54

écouter l'incessant cliquetis des drisses sur les mâts et les

claquements des voiles maladroitement affalées.

Les deux compères étaient en train de rire assis côte à côte

lorsqu’il les retrouva. Pierre s'est levé brusquement et a

déclaré : « ce soir on mange un bon plat de coquillages ». Il a

disparu dans la cuisine. Victor lui demanda ce qu’il avait fait.

Il lui raconta sa rencontre. Quelle belle soirée. Pierre

expliqua en détail le ramassage des coques et la coupe de la

salicorne ainsi que les différentes pêches qui se pratiquent

dans la baie, la vigilance et le danger que beaucoup ignorent.

Il montra les outils qu'il utilise, râteau et venette dans

lesquels il s'était cogné en entrant. Ils se sont quittés bien tard

après un repas copieux, fort heureusement la voiture ne se

trouvait pas loin.

- Alors ce Pierre, lui demanda Victor, étonnant non ?

C'est vrai qu'ils étaient étonnants tous les deux.

Paul ouvrit la vitre, ils longeaient la plage, on entendait les

galets qui roulaient. Des gouttelettes salées portées par le vent

marin le rafraîchissaient. Il demanda à Victor de s’arrêter. Ils

sont descendus et ont emprunté un petit passage entre les

dunes pour se retrouver face à la mer. Ils sont restés ainsi un

long moment. Puis ils ont repris la route Victor qui avait

sans doute envie de parler a raconté sa rencontre avec Pierre.


55

La rencontre

- Faut vous dire mon cher que j'ai laissé tomber

mon violoncelle pendant un temps, trop écœuré de cette

malédiction dont je vous ai parlé ce tantôt. J'avais une autre

passion enfin plus exactement un rêve, un désir, une envie :

naviguer ! Voyez-vous j'ai toujours aimé la mer au moins

autant que j'aime la musique et cet amour s'est de nouveau

manifesté pendant cette interruption probablement pour se


56

substituer à l'autre. Ah si vous aviez vu ma chambre lorsque

j'étais gamin! Toutes les étagères étaient occupées par des

récits marins, j'avais tapissé les murs avec des cartes de

navigation, de peintures, de gravures. Je ne comptais plus les

maquettes de bateaux, petites, grandes, embouteillées. Je

poussais l'extravagance jusqu'à m'habiller marin à fumer la

pipe et à me laisser pousser la barbe façon vieux de loup de

mer sauf qu'elle ne poussa jamais ou clairsemée enfin,

ridicule ! J’avais au mieux réussi à obtenir de modestes

rouflaquettes, on fait avec ce que l'on a ! Chaque week-end je

partais sillonner la côte et ses ports et voilà qu'un jour je fis

escale à Saint Valéry sur mer, enfin quand je dis escale vous

me comprenez, je fus saisi par la beauté d'un petit bateau qui

se trouvait en carène sur le port. C'était un voilier en bois

bien dessiné, à quille fixe, aux bordés bien galbés un peu

comme ceux que l'on trouve en miniature dans les magasins

de souvenirs, les mêmes couleurs, le même charme. Il avait

un beau gréement avec grand mat en bois et tape-cul sur

lequel une voile de coton ocre était ferlée avec soin. Il était

resplendissant et j'avais bien du mal à détacher mon regard.

Soudain quelqu'un m'interpella : « il vous plaît mon

bateau ? ». Un grand personnage, cheveux en bataille, les


57

yeux tombant et le regard bleu, s'était glissé entre moi et la

coque du navire.

« C'est vrai qu'il est beau, je lui réponds enthousiaste, ça doit

être agréable d'y vivre et de naviguer dessus » J'ai d'abord

pensé qu'il me prenait pour un marin à cause de ma tenue ce

qui me flatta. Je lui fis part de mon amour pour la mer,

taisant mon activité musicale. Il me dit qu'il avait vu en moi

le passionné, que la manière dont je regardais le bateau et

cette lueur dans les yeux ne trompaient pas le professionnel

qu'il était. Il m'invita à monter à bord. J'étais ravi. Imaginez

ma fébrilité moi qui n'avait manié que des maquettes je me

retrouvais enfin sur un modèle grandeur nature. Il ouvrit les

panneaux qui donnaient sur une cabine exiguë, nous y

entrâmes tant bien que mal car si à l'époque je n'avais pas

l'embonpoint d'aujourd'hui je n'étais pas non plus maigrichon.

Nous nous sommes assis sur une banquette près d'un petit

réchaud. Je me suis d'ailleurs cogné plusieurs fois la tête mais

ça n'avait pas d'importance j'appréciais. Dieu que

j'appréciais ! Je me délectais des odeurs de bois verni, de

tabac, de toiles humides, de cuisine, de gas-oil, de

transpiration, d'humidité, de cordages mouillés, de bien

d’autres odeurs car j'en oublie. Je n'avais pas assez d'yeux

pour scruter les recoins de l'espace minuscule certes mais


58

espace magique. Aucun détail ne m'échappait, cartes,

ustensiles, règle de Cras, compas à pointes sèches, compas de

relèvement, livre de bord, je faisais l’inventaire de mes

connaissances maritimes. Boite en bois précieux des îles,

appareils de navigation et livres de marins illustres dont je

possédais des exemplaires. Il me fixait, son regard était

brillant, perçant comme peut l'être celui d'un albatros ou d'un

fou de bassan ou de tous les oiseaux des mers du monde enfin

de quelqu'un qui a voyagé. « T'aimes ça la mer hein, ça se

voit, m'adressa-t-il enchanté ? » Il ne pouvait pas deviner à

quel point. « Mon rêve voyez-vous serait de faire le tour du

monde, lui répondis-je ». « Une sacrée bonne idée que tu as là

moussaillon, me rétorque-t-il ». Moussaillon, il m'avait appelé

moussaillon. « T'as déjà navigué mon gars, me dit-il en se

bourrant une pipe ? ». Je ne pouvais que dire non mais je lui

répondais que je naviguais par procuration en lisant les récits

des marins dont il avait les livres rangés dans sa bibliothèque.

Et voilà qu'il m'avoue les avoir rencontrés ! Il avait rencontré

Moitessier, Bardiaux, Tabarly, Vito Dumas, que des potes à

lui m'avoua t-il. Je me languissais d'en savoir plus, je lui

demandai s'il pouvait me raconter quelques-unes de ses

aventures, quelques-uns de ses voyages. Il ne se fit pas prier,

il rangea ce qu'il y avait de babioles sur la table me demanda


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de bien m'installer et il sortit du dessous du plancher une

bouteille de rhum et deux moques en fer bosselés. Et allons-y

pour la traversée du golf de Siam via le détroit de Malacca.

La bouteille y passa, faut dire que le trajet était long. Je me

suis extrait péniblement du bateau et il dut m'aider à

descendre. Il me donna rendez-vous le lendemain pour

d'autres aventures. Parbleu je viendrais, lui fis-je ! J'ai

regagné l'hôtel avec une démarche chaloupée, il faisait soir, le

vent s'était levé du moins c'est l'impression que j'avais car une

force obscure me faisait dangereusement tanguer. J'ai décidé

de longer le port jusqu'à la jetée pour prolonger ce moment de

plaisir mais surtout pour m’aérer. Je respirais à pleins

poumons l'air du large de loin mon préféré. Une embarcation

rentrant d'une sortie passa à proximité, un pêcheur sans doute.

Je me suis mis à gueuler : « Le vent souffle de nordet, va y

avoir de la mer ! » De la mer il y en eut et du ressac et de la

houle et même une sacrée tempête car je fus pris soudain de

nausées abominables et je peux vous dire que les poissons

eurent de l'amorce à bon prix. Des coups de vents comme

celui-là, il y en eut plusieurs jours en suivant car je répondais

à toutes les invitations. Je m’identifiais aux gens de la mer,

j’étais désormais des leurs ! Aussi demandais-je au maître

d'hôtel de ne me servir que du riz et du poisson ! Régime


60

sec ! Je voulais comprendre leurs sacrifices, goûter aux

douleurs qui peuvent être les leurs quand ils s’en vont pour

leur campagne de pêche, si longues !... À la dure, parbleu

comme les gaillards d’antan, les terre-neuvas ! Fi du menu

du jour ! J'étais devenu skipper, aventurier des hautes mers,

cap-hornier ! Le soir c'est Pierre qui régalait et là, plus

question de frugalité. Il me gâtait de repas exotiques et

copieux, de bouteilles aux couleurs d'or pour épicer ses récits

pour me narrer ses rencontres idylliques et amoureuses avec

mille beautés des îles. Il m'expliqua cette abondance soudaine

par la restriction qu'il allait bientôt devoir subir puisqu'il se

préparait à un nouveau tour du monde.

J'ai gardé le meilleur pour la fin car si

j'ai sans doute oublié quelques détails dans ce que je viens de

vous dire je me souviens parfaitement de ce qui suit. La veille

de mon départ j’y suis retourné comme convenu. Il devait

m'apprendre un nouveau nœud marin un peu particulier, la

pomme de touline, c'est un lest, tenez le voici il me sert de

porte-clefs. Il avait également prévu de me préparer sa

recette préférée à base de dorade. J'ai fini par lui avouer que

j'étais musicien et que je vivais une mauvaise passe.

« Musicien, me fit-il, mais c'est merveilleux et vous jouez de

quoi comme instrument... du violoncelle ! Mais c'est


61

doublement merveilleux, écoutez mon gars, j'aime

bien vous appeler mon gars même si l'on doit être à peu près

d'âge égal, c'est une déformation vous voyez, un truc de

marin. Voilà, je dois prendre livraison de nouvelles voiles

avant de larguer les amarres, le temps de faire quelques

réglages et je reviens ici vous attendre.

- Quoi, fis-je !

- Je vous prends avec moi si ça vous dit, c'est le plaisir de tout

marin que d'avoir un musicien à bord. Vous savez les soirées

sont très longues sur une coquille de noix en plein milieu de

nulle part et je ne vous parle pas des périodes sans vent.

Alors, on accepte ?

Vous vous doutez bien que je ne m'attendais pas à une telle

invitation. J'étais partagé. Ça me tentait mais ça me faisait

aussi terriblement peur.

- Vous ne pensez pas que votre bateau est un peu petit pour

deux personnes, on est déjà un peu à l'étroit alors avec un

violoncelle en plus, lui demandais-je ?

- Pas un problème ça mon chouff, vous voyez je vous ai

déjà nommé caporal-chef. Pas un problème, vous dis-je. Je

vous imagine déjà sur le pont, harnaché, accroché à la ligne

de vie, bravant les éléments déchaînés. Fi de la tourmente

des grains et des coups de tabacs ! On s’en moquera mon


62

gars ! Je vous vois et surtout je vous entends interprétant la

chevauchée des Walkyries et par petite houle nous bercer

d'une merveilleuse gymnopédie de Satie voire d’un nocturne

de Chopin pour trinquer à la nostalgie et pourquoi pas

s’endormir avec Debussy. Ah, Debussy !...

- Oui, je me vois aussi et justement ça ne me rassure pas,

rétorquais-je. Je lui ai dit qu'il fallait que je réfléchisse car une

décision aussi grave nécessitait de peser le pour et le contre et

aussi une grande préparation, mais j'étais séduit et

enthousiaste. Et c'est vrai, je vous l’avoue ! Il me demanda

de lui noter mon nom et mon adresse afin qu'il m'écrive dès

son retour et il me lança, en me faisant un clin d’œil

malicieux, préparez-vous amiral ! J'allais descendre mais

quelque chose me chagrinait il fallait que je lui pose la

question.

- Sans vouloir être indiscret, pourquoi moi ? Et puis il y a

peut-être quelqu'un qui vous attend dans une île lointaine,

dans un port, un autre pays, une fiancée, une épouse, une

mère ?
63

Queue de poisson

Pas dans une île ni dans un port, il se leva, attrapa une carte

qui se trouvait derrière lui, la déroula, mit son doigt sur un

endroit bien précis et me dit, c'est là !

Je sais lire une carte marine et il n'y avait rien à cet endroit,

pas d'îles encore moins de continents et de ports, c'était au

beau milieu du pacifique sud.

- Mais il n'y a rien là, je lui dis !


64

- Si, de l'eau ! Je suis tombé amoureux d'une sirène. Un

amour fou et réciproque. Une beauté, une splendeur. Ça fait

mal rien que d'en parler. Une histoire d'amour pas évidente.

Vous êtes déjà sorti avec un poisson ? C'est dur et cruel mon

cher, je vous le dis. On ne se posait pas de questions au début,

on était fou amoureux, bon sang de bon sang ce qu'on

s'aimait, vous ne pouvez pas vous imaginer !

- Et elle s'appelait comment, lui demandais-je ?

- Pas de nom et encore moins de prénom. Une vieille histoire

m'a-t-elle dit, que les poissons n'aiment pas trop évoquer! Elle

m'a conté la péripétie de l'un des siens qui avait, par

fantaisies, attribué un prénom à chacun de ses alevins,

plusieurs milliers , vous imaginez le boulot, il avait à peine

terminé qu'un gros squale est apparu, il a ouvert la gueule et a

tout gobé. Donc plus de noms. Inutile, leur vie ne tient qu'à un

fil. On faisait des projets, elle me faisait goûter ses plats

préférés à base de planctons. Pas fameux et liquides mais je

ne disais rien je mangeais enfin je buvais. J'aurais pu moi

aussi lui faire apprécier notre cuisine. Je me souviens avoir

regardé ce que j'avais dans mes réserves car elle était curieuse

de découvrir nos usages et notre nourriture mais je n'avais que

des boîtes de thon et de sardines. Ça aurait été d'un mauvais

goût que de lui proposer n'est-ce pas ! Elle m'a dit qu'elle
65

prenait soin de sa ligne. Elle avait raison j'ai vu des sirènes

obèses et je peux vous dire que ce n'est pas beau. Vous savez

dans ce monde-là il y a des dérives comme dans le nôtre, des

gens qui abusent. Ce qui était ennuyeux c'est cette obligation

qu'elle avait de se ficher à l'eau toutes les trois minutes pour

éviter l'asphyxie. Si vous aviez vu son visage !...Son

sourire !.. Ses yeux !... Bon sang de bon sang quand elle vous

regardait !... Par contre la peau, rugueuse, très rugueuse, la

faute aux écailles ! Je m'y suis fait ! On se fait à tout quand on

est amoureux, n'est-ce pas ! Mais je vais vous dire, il ne faut

pas croire tout ce que l'on raconte, le chant des sirènes et tout

le tralala c'est du pipeau, elle chantait faux, horriblement

faux.

- Et pour les…, la chose, le…., demandais-je ?

- Le sexe ? Au début on évitait d'en parler. On se respectait et

je peux vous jurer que ce n’est pas moi qui aurais lancé la

conversation sur ce sujet ! La pudeur mon ami mais surtout la

peur de blesser, de tout perdre ! On ne voulait pas brûler les

étapes et puis elle était aussi d'une timidité ! Un petit mot

déplacé et hop, elle devenait rouge de la tête aux pieds, enfin

de la tête à la queue ! On attendait de voir si c'était vraiment

sérieux, si notre histoire n'était pas qu'un feu de paille. Elle

avait eu moult déceptions, moi également et dans ces cas-là


66

vous savez ce que c'est, on est prudent ! On voulait du solide,

bâtir une famille, avoir des enfants Elle voulait me présenter à

ses parents, m'amener chez elle. J'ai décliné l'invitation trop

rapide à mon goût mais surtout trop dangereux, plongée trop

profonde, je n'avais pas l'équipement. Et puis on s'est

rapproché de plus en plus, on se câlinait, on jouait à des jeux

coquins bref on avait bien du mal à se retenir ! Seulement

voilà je ne savais pas comment faire, je n'arrivais pas à

trouver le bout du bout donc je prolongeais les préliminaires.

Ce n'est pas qu'elle n'aimait pas ça mais je sentais qu'elle

s'impatientait, ça la rendait nerveuse et ça l'obligeait à plonger

très souvent pour ses branchies. C'était devenu agaçant autant

pour elle que pour moi. On s'enlaçait tendrement mais à

chaque fois que je la sentais s'exciter elle frétillait de la queue

violemment. Elle m'a bousillé deux cloisons et ma gonio, un

genre de radio qu'on utilise par temps de brouillard ! Elle

m'en a causé des avaries ! Bon malgré tout l'amour étant ce

qu'il était, et dans mon cas plus que passionné, je me disais

que je m'y ferais avec le temps mais voilà, un soir de

confidences comme on s'amuse souvent à en faire dans les

jeunes couples du genre, combien il y en a eu avant moi ?

Est-ce que tu m'aimeras toujours ? Est-ce que tu es infidèle ?

Ces idioties d'amoureux vous voyez, elle m'avoua un peu


67

gênée qu'elle était de la famille des Pomacentridés. Vous

voyez ce que ça signifie ?

- Pas tellement non, je lui dis.

- Ça signifie que dans cette famille on change assez souvent

de sexe ! De l'hermaphrodisme successif ça s'appelle cette

chose étrange. Ça faisait beaucoup d'un seul coup. Elle n'y

pouvait rien mais je lui en voulais de ne pas me l'avoir avoué

dès le départ. J'aurais moins souffert. Parce que là je souffrais

et pas qu'un peu. Vous comprenez l'impossibilité,

l'incompatibilité. Deux mondes qui s'aiment mais qui ne

peuvent pas se rencontrer. Shakespeare aurait pu écrire là-

dessus, y avait de quoi. On s'est quittés une nuit de pleine

lune, c'était d'un romantisme. Je me suis juré de ne plus

jamais naviguer dans ces eaux-là, dans cet océan qui m'a

rendu heureux et malheureux. Je ne voulais pas la rencontrer.

La voir avec un autre ou une autre m'aurait été insupportable.

- C'est beau, dis-je.

- Non c'est triste ! Alors, j'ai navigué, j'ai mis le cap vers

l'inconnu. Un coup de déprime ! Droit devant !..

Heureusement qu'il n'y a pas de murs en mer je m'y serais

volontiers écrasé. Et puis un matin, une île ! Paradisiaque !

Des fruits en abondance sans peau, sans pelure pour se laisser

manger plus facilement, des filles d'une beauté unique se


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promenaient nues et les nuits fraîches elles venaient vous

réchauffer sans que vous les appeliez, le soleil vous hâlait la

peau sans vous la brûler, les moustiques s'excusaient avant de

vous piquer. Merveilleux !

- Elle se trouve où ?

- Eh là moussaillon ! Ça ne se dévoile pas ces endroits-là c'est

comme les coins à champignons ! Bon, allez on se donne

rendez-vous dans «  bientôt ! »

J'ai repris la route le soir même. J'ai reçu une lettre

avec le cachet de la poste de Saint Valéry sur somme quelques

jours seulement après mon retour. Déjà, je me suis dit ! En

fait d'invitation il s'agissait d'une facture qui détaillait avec

précision les repas, le nombre de verres de rhum,

l'apprentissage des nœuds marins et puis les récits. C'était

signé : Pierre-le floc, conteur.

- Il a bien profité de votre naïveté. Vous ne vous doutiez de

rien, lui demanda Paul après ce récit captivant.

- Si évidemment ! Cette histoire de sirène invraisemblable. Il

faisait exprès de forcer le trait en espérant que je m'en

aperçoive mais j'étais jeune et naïf et, sous le charme.

- Vous avez payé ?

- Oui et avec le sourire. Je suis même allé lui donner le

règlement en mains propres. La somme n'était pas énorme, j'ai


69

tellement admiré le talent que j'ai trouvé le montant de la

facture bien en dessous de ce que ça valait et puis je n’avais

pas prêté attention mais il y avait un panneau près du bateau

qui indiquait sa profession. Je ne pouvais pas lui en vouloir.

Par la suite j'ai trouvé un poste de professeur de musique dans

les environs. Nous nous sommes vus plus souvent. Il

s'absentait parfois quelques mois pour naviguer. Il ne m'a

jamais trop parlé de ses voyages de toute façon il ne devait

pas aller bien loin sur ce bateau. Je pense qu'il cabotinait de

port en port, il avait la bougeotte. Je l'ai toujours considéré

comme un saltimbanque c'est ce qu'il était du reste. Je pense

qu'il devait se produire dans d'autres villes durant les périodes

estivales. Il avait suivi des cours de théâtre à Paris, vous

savez ! Il n'en pouvait plus de la vie urbaine, les immeubles,

le bruit, la pollution alors un jour il en a eu marre et il a pris la

direction de la mer. C''est quelqu'un de très anxieux. Je n'en

sais pas plus nous n'avons jamais échangé quoique ce soit sur

notre vie privé. Je sais qu'il a eu des ennuis de santé il y a

quelques années et qu’aujourd’hui il a cessé de naviguer.

Voilà pourquoi il habite cette petite maison de pêcheur.

Il était tard mais Paul n'avait pas envie de passer

une nuit de plus à l'hôtel. Ce week-end avait la saveur de

quelque chose dont il voulait garder le goût très longtemps. Il


70

reprit la route le soir même. Victor venait de lui donner envie

de reprendre son instrument qu’il avait laissé tomber et Pierre

lui avait donné de nouveau l’envie de fréquenter les cafés

musique, les cabarets et autres salles de spectacles qu’il avait

désertés trop longtemps à son goût. Il est retourné plusieurs

fois à Cayeux pour les voir. Ils se donnaient bien souvent

rendez-vous dans les endroits ou Pierre se produisait. Il avait

une manière bien à lui de faire ses spectacles. D'abord il

privilégiait les lieux très populaires. Il se mélangeait aux

clients. Il faisait rarement de publicité si bien que personne, à

part ses amis proches et le patron de l'endroit, ne savait qu'il

allait y avoir une représentation ni sa nature. Un soir, au

moment des élections présidentielles, il se trouva de très vieux

vêtements, culotte et chemise de toile, petit foulard qu'il

noua autour du cou, gavroche sur la tête et macfarlane posé

sur les épaules. Quand le café fut bien rempli il demanda le

silence. Comme il était imposant et qu'il avait la voix qui

portait tout le monde se tut. Et là, il commença à déclamer des

vers d'Aristide Bruant en les modifiant quelque peu afin de

coller à l'actualité :

Si j'étais votre Président

- Ohé ! Ohé ! Qu'on se le dise -

J'ajouterais « Humanité »,
71

Aux trois mots de notre devise…

Au lieu de parler tous les jours

Pour la république ou l'empire

Et de faire de longs discours,

Pour ne rien dire,

Je parlerais des petits fieux,

Des filles-mères, des pauvres

Qui, l'hiver gèlent par la ville…

Ils auraient chaud comme en été,

Si j'étais nommé président,

De ce pays.

Je parlerais des tristes gueux,

Des purotins batteurs de dèche ,

Des ventres-plats, des ventres-creux,

Et je parlerais d'une crèche

Pour les pauvres filles sans lit,

Que l'on repousse et qu'on envoie

Dans la rue !… Avec leur petit !…

Mères de joie !…

…/...
72

Il y eut un long silence puis des applaudissements. De

véritables acclamations. Chacun y alla de son commentaire, ils

étaient nombreux. C'est peut-être ça qu'il voulait le Pierre,

susciter des avis, des réflexions, de la vie ! « Tout compte fait

pas grand-chose n'a changé, aujourd'hui comme hier des gens

restent dans la rue, qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, cria

quelqu'un ! ». Oui, c'est peut-être ça qu'il cherchait ! La scène

était pittoresque. Un couple entonna « le temps des cerises »

reprit bientôt en chœur par tout le bistrot. Pierre se fichait des

cachets, c'est ça qu'il voulait, rien d'autre. Il fut comblé. Il

aimait s'habiller en gouape et se fondre dans la foule. Il avait

un répertoire imposant de poésies et de textes et il en trouvait

toujours un à réciter spontanément qui collait au lieu et au

moment sans que ce soit prémédité, uniquement pour le

plaisir. Pourtant, de toutes ses prestations, c'étaient celles des

contes improvisés que Paul préférait. Il aurait évidemment été

déplacé de lui rendre régulièrement visite avec un objet dans

ses poches afin de lui soutirer une histoire pourtant cette idée

ne le quittait pas.
73

Lewis Edson Waterman

À une centaine de mètres du beffroi de Douai il y a

une boutique qui s'appelle Antiqu'or. Une façade minuscule

aux inscriptions délavées, coincée entre deux commerces plus

récents. On y trouve toutes sortes de choses, ivoire, montres,

monnaies, bijoux, cannes etc. Paul s’est arrêté devant la vitrine

en se disant qu'ils devaient en avoir des histoires à raconter

ces trésors qui avaient accompagné leur propriétaire avant de


74

se retrouver ici, les uns à côté des autres dans l'attente d'être de

nouveau adoptés. Quelle autre caverne pourrait lui donner

l'opportunité de trouver l'objet précieux ?

La porte était sécurisée. Le propriétaire

est resté quelques instants à le dévisager puis il a actionné

l'ouverture. Il le pensait plus âgé. La façade du magasin était

vieille, les objets exposés aussi donc par raisonnement il

l'imaginait vieux. Ce n'était pas le cas. C'est un homme d'une

quarantaine d'années, grand à l'allure sportive qui l'accueillit.

Il demanda ce qu’il voulait. En vérité il ne savait pas trop ce

qu'il était venu chercher.

- Un stylo-plume, il ignorait pourquoi il avait dit ça mais c'est

la première idée qu’il avait eue..

- Vous avez une préférence pour la marque, lui demanda-t-

il ? 

Ça se compliquait ! Il coupa court à son hésitation et lui dit

qu'il connaissait des collectionneurs susceptibles de lui

trouver de beaux exemplaires de marques réputées s’il n'était

pas trop pressé. Puis il ajouta qu'il avait peut-être encore un

stylo qui traînait dans un coin, qu'il n'en prenait plus car

c'était de loin l'objet le moins demandé. Tout en fouillant

dans ses tiroirs il lui a fait un speech sur les gens qui

n’écrivent plus à cause des téléphones, du vocabulaire qui se


75

transformait pour ne plus vouloir rien dire, toujours à cause

des téléphones portables. Le voyant enclin à la discussion il

lui demanda si on lui racontait parfois l'histoire des objets

qu'on lui amenait.

- Une histoire ? Oh ils doivent tous en avoir une et même

autre chose - Objets inanimés, avez-vous donc une âme... -

Mais on ne m’a jamais rien raconté à leur sujet.

Enfin il sortit un stylo-plume insignifiant il faut admettre,

qu'entourait un papier sur lequel il y avait quelques

inscriptions.

-  Après j'ai ce stylo annonça-t-il tout content de sa

découverte. Ça doit faire un bail qu'il est là. C'est un type qui

me l'avait ramené d'un voyage aux États Unis. Il m'a raconté

des tas d'histoires à son sujet, je crois qu'il essayait d'en tirer

un prix bien au-dessus de sa valeur. Je lui ai demandé de me

le laisser le temps que je me renseigne, ce n’est pas trop mon

truc ce genre d'objets et puis je ne l'ai plus revu. Il n'est

jamais venu le rechercher. J'ai écrit les renseignements que

j'ai pu trouver sur ce papier. Il fallait que je lui prouve qu'il ne

valait pas grand-chose bien qu'il soit vieux. Ça vaut quoi, une

quarantaine d'euros à tout casser ? En plus je ne sais même

pas s'il écrit encore. C'est un Waterman Régular, le

remplissage du réservoir se fait par levier, une vieille machine


76

qui date des années mille neuf cent. Pas tout jeune hein ! La

plume est en nickel plaqué or et le corps est en bois. Il est joli

on distingue bien le numéro de série. Mais bon, je ne pense

pas qu'il avait une bonne écriture. L'individu en question m'a

dit que c'était un stylo de compte rendu, donc une plume qui a

vécu. 

Paul fut étonné qu'une pièce datant du début du siècle

dernier ne soit pas plus chère mais il lui expliqua que ce

n'était pas l'âge qui déterminait la valeur d'un objet.

- Ce type-là, Waterman, vous savez ce qu'il faisait comme

boulot avant de donner son nom à un crayon, lui a t-il

demandé ? Agent d'assurances ! Il était agent d'assurances et

c'est à cause d'une tache d'encre, qu'il a laissé tomber son job.

J'ai marqué son prénom là - Lewis Edson Waterman - Il

devait signer un gros contrat, il a utilisé un tout nouveau

porte-plume à réservoir qui se faisait à l'époque. Plus

pratique que de se balader avec un vulgaire porte-plume et un

encrier de poche, n'est-ce pas ? Le problème c'est qu'il n'a pas

fonctionné correctement et qu'il a même maculé le papier

d'une grosse tache. Quand Lewis est revenu avec un

nouveau document son client avait signé avec un concurrent.

Il s'est alors mis à chercher une solution pour ne plus jamais

avoir ce genre d'incident et il a trouvé ce système de


77

régulation air encre. Et voilà ! La suite, c'est la fabrication en

masse, la construction d'usines et le succès. Des tas de gens

célèbres ont contribué à en faire la réputation vous savez,

Lloyd George, le Premier ministre britannique a signé le

traité de Versailles en mille neuf cent dix-neuf. L'empereur

de Chine de l'époque en possédait un, la reine de Roumanie,

Suzanne Lenglen, l'aviateur Charles Lindberg et Fred Astaire

et beaucoup d'autres, vous vous imaginez la publicité que lui

ont faite toutes ces sommités, on peut dire qu'ils ont

contribué à la renommée du stylo Waterman mais celui-ci n'a

appartenu à personne d'illustre, enfin je dis ça mais je n'en

sais rien.

Paul l’a pris.


78

Le stylo-plume

Il a stationné la voiture en bordure de plage et il est

allé vers le centre-ville. Victor l'attendait à la terrasse d'un

café. Il a sorti le stylo de sa poche et lui a raconté comment il

se l’était procuré. À peine posé sur la table Victor lui a dit que

Pierre ne viendrait pas qu'il était souffrant. Il semblait

inquiet. Ils sont allés déjeuner mais aucun des deux n'avait

d'appétit. Ils sont partis à Saint Valéry dès le repas terminé où

Pierre les attendait.


79

Il était recroquevillé sur sa chaise, une

épaisse couverture sur les épaules. Il avait tellement changé

qu’on avait l'impression de ne pas voir le même homme. Il

n'osa pas lui demander ce qui se passait mais Pierre le voyant

visiblement mal à l'aise se chargea de lui répondre. Il évoqua

brièvement sa maladie sans jamais la citer mais insista sur sa

souffrance comme ne plus aller sur la plage, ne plus pouvoir

discuter avec ses copains pêcheurs et par-dessus tout ne plus

regarder la mer, comme ça de près, dans les yeux comme il

aimait le répéter. Paul lui raconta combien leur rencontre

l’avait marqué. Il ne regardait plus un objet sans se demander

quelle histoire il lui inventerait puis il lui offrit le stylo-plume

en signe d'amitié mais il ne lui demanda rien, ça lui faisait

plaisir qu'il accepte même si sa première pensée n'était pas

simplement celle du cadeau.

Pierre prit le stylo-plume et resta silencieux.

Comme il tardait à parler, Paul lui expliqua comment il l'avait

trouvé. Il le regarda et lui fit un signe de la main pour

signifier qu'il savait, il venait de trouver la trame de son

histoire. Après avoir respiré profondément, il leur demanda de

s’installer et il commença. Paul tenta de l'en dissuader, lui

rappelant qu’il ne voulait pas le fatiguer que c'était simplement

un cadeau. Il a fermé les yeux et lui a fait signe de se taire.


80

- Je n'ai jamais eu l'occasion de vous conter l'histoire de cette

ancre qui pesait dans l'un des bateaux que je possédais jadis,

s'empressa-t-il de dire ? C'est une espèce d'énergumène qui me

devait moult services et de l'argent aussi qui me la céda pour

s'acquitter de sa dette. Je l'acceptai mais je m'en débarrassai

presque aussitôt car sincèrement je n'en ressentais pas l'utilité.

Eh bien mes amis, aussi étonnant que cela puisse paraître, elle

me revenait et toujours de la même manière. Vous y croyez-vous

à ça ? À chaque fois que je la donnais, à chaque fois que je la

cédais à quelque brocanteur ou pour rendre service à un autre

marin qui pouvait en avoir besoin, elle me revenait toujours en

cadeau ou pour alléger celui qui n'en voulait plus et parfois à

des endroits bien éloignés les uns des autres. L'histoire de

l'ancre est étroitement liée à ce stylo. L'un des premiers modèles

inventés, c'est vrai mon cher Paul, il s'agit du même et ça ne me

rassure pas, vous allez comprendre pourquoi. À l'époque je

remontais la côte est des États Unis, rien ne m'obligeait à rentrer

j'avais donc décidé de pousser un peu plus loin ma navigation.

Un plaisancier français croisé dans le Richmond m'avait parlé

d'un bled à visiter pas loin de l'embouchure du Saint Laurent.

J'étais un peu hésitant, il y a de forts courants dans ce coin-là et

je penchais plus pour un dernier arrêt à Saint Pierre et Miquelon

mais bon j'avais le temps alors je me suis dit pourquoi pas.


81

J'avais toujours voulu passer un peu de temps au Québec en plus

il m'avait donné quelques adresses de ses potes, des types

sympas qui m'auraient volontiers accueilli et aidé le cas échéant.

Donc direction Dieppe, pas la ville portuaire que l'on connaît,

non bien sûr ça ferait un sacré saut de puce n'est-ce pas ?

Dieppe dans le comté de Westmoland au sud est du Nouveau

Brunswick pour être précis. Bon, ce n'est pas vraiment le

Québec mais c'est déjà le Canada et on y parle français. J’ai

trouvé curieux qu'une ville ait le même nom que la nôtre. C'est

là-bas que sont arrivés les premiers acadiens. Elle ne s'est pas

toujours appelée comme ça. C'est après la guerre qu'elle a pris le

nom de la ville française en mémoire des soldats qui sont

tombés sur la plage de son homonyme en France. Je parie que

vous êtes comme moi, vous ignoriez l'existence de cette ville ?

Il faut emprunter la baie de Fundy si l'on est téméraire et ne pas

avoir peur d'affronter le mascaret qui est assez important moi

j'avais décidé de trouver un point d'ancrage bien en amont à

hauteur de St Martins, de toute façon difficile d'aller plus haut

en bateau, et ensuite de faire le reste du chemin par un moyen de

locomotion plus conventionnel. J'ai remonté le chenal, profitant

de la marée montante, petite ballade assez calme au moteur avec

un vent dans le nez qui levait une petite houle quand d'un seul

coup j'entends un bruit de ferraille, mon moulin tousse,


82

s'emballe et puis plus rien. Bon sang de bon sang je me dis, je

vais m'échouer sur la rive et me choper la vague ! J'essaye de

relancer la bête, rien à faire, je passe rapidement sur toutes les

vérifications réalisées pour constater que je n'ai plus d'hélice.

J'avais dû heurter un objet quelconque ou un caillou qui

effleurait ou bien encore m'être un peu trop aventuré sur les

hauts-fonds, pas indiqué sur la carte en tout cas. Fort

heureusement il y avait un type qui se baladait sur une petite

embarcation à moteur, je lui ai fait tous les signes de détresse

que je connaissais j'en ai même sans doute ajouté de mon

invention c'est sûrement ceux-là qui ont attiré son attention. Un

type bien serviable, il m'a pris en remorque et m'a amené sur un

ponton. Ça a changé mes plans cette panne évidemment mais je

ne le regrette pas. Je suis bien resté une dizaine de jours chez

Sadie et Adélard Cormier. Un couple admirable. Ils habitaient

Lower Cape, petite station touristique au bord de cette fameuse

baie et de la rivière qui serpente Moncton et Boundary Creek,

ça vaut le coup d’œil je peux vous l'assurer ! On ne parle pas

suffisamment des merveilles de ce monde et on a tort, ils m'ont

fait découvrir Hopewell rocks, un site exceptionnel. Les rochers

font une quinzaine de mètres de haut et ont des formes de pots

de fleurs, ils disparaissent totalement lors de la marée haute,

l'une des plus importante de la planète paraît-il ensuite ils m'ont


83

emmené à Dieppe et m'ont fait visiter la ville. Bon,

sincèrement, pas terrible, des avenues immenses, des centres

commerciaux en veux tu en voilà. Ce qui est impressionnant

dans ce coin-là, c'est la forêt, elle était partout, elle nous

entourait. On n'a pas trouvé les gars dont j'avais les adresses,

tant pis, peut-être étaient-ils partis ailleurs. En tout cas, ils ont

beau être francophone leur français n'est pas simple à

comprendre mais leurs expressions sont à mourir de rire. Une

hospitalité mes amis  et Sadie, une bonne cuisinière cette femme

est tellement gentille ! Elle m'a fait goûter la ploye, une crêpe

de sarrasin ou encore son pâté à la viande, une spécialité

acadienne. On a passé des belles soirées. Lors de la dernière ils

avaient invité beaucoup de leurs amis, ça s'est terminé bien tard

au son du violon, de leur accordéon diatonique, petit mais

bruyant et du banjo pour accompagner leur alcool caribou qui

monte à la tête et leur reel et one step, des danses de chez eux,

« On va stepper, que ça criait comme ça », ah mes amis, quel

souvenir ! Ils m'ont aidé pour réparer mon moulin, Adélard s'est

débrouillé pour disposer d'une cale de mise à l'eau le temps de

déposer l'arbre de mon moteur et de remplacer l'hélice. Un sacré

dépaysement bon sang de bon sang ! Ça m'a fait gros sur le

cœur de partir aussi vite mais faut jamais trop s'attarder, on

prend des mauvaises habitudes surtout quand on sait qu'on en


84

ferait bien son quotidien, c'est toujours ce que je me dis quand je

me sens bien quelque part.

J'avais remarqué que son mouillage laissait à désirer, j'ai

donc profité de l'occasion pour lui refiler mon ancre soc de

charrue et ses cinquante mètres de chaîne de dix. Un cadeau

pour le remercier avant de reprendre la mer. Moi je faisais une

affaire de me débarrasser de ce machin encombrant et ça lui

rendait service. Il avait l'air content, tellement content qu'il

voulut me faire plaisir à son tour alors que franchement la

manière avec laquelle ils m'avaient reçu valait bien tous les

cadeaux mais il a insisté. Il est revenu avec un stylo-plume. J'ai

trouvé ça étrange mais bon c'était un cadeau, tu ne dis rien

quand on te fait un cadeau ! J'ai plaisanté en disant que

désormais je ne pourrais pas avoir d'excuses pour ne pas lui

écrire, vous voyez ces trucs un peu idiots qu'on sort dans ce

genre de situations et je lui ai demandé s'il n'avait pas l'encre qui

va avec. Là il me dit, assez sérieusement, gravement même, ce

stylo n'a pas besoin d'encre pour écrire. C'est encore mieux, j'ai

dit en riant. Et puis voilà on s'est quittés. Moi j'ai laissé tomber

mon idée d'escapade sur Saint Pierre et Miquelon, plus le temps

et j'ai pris le large direction la France. Mais je peux vous dire

que si j'avais su, j'aurais gardé mon ancre, bon sang de bon

sang ! On était en Juin, j'avais du bol, un bel anticyclone s'était


85

positionné sur l'atlantique nord, j'avais un vent arrière tout était

bien pour me pousser sagement. Le pied ! J'avais de l'eau à

courir sans m'inquiéter. J'ai fait un peu de nettoyage, du

rangement enfin bref je m'occupais comme on le fait quand on

est en croisière avec un vent de bonne compagnie. Je me suis

mis le pilote automatique, je n’aime pas trop ce machin mais

faut admettre que c'est bien pratique quand on navigue en

solitaire. Je mettais toujours une bouteille de côté pour les

occasions, étant seul maître à bord c'était à moi de déterminer

quand l'occasion était bonne. Et un soir je décidais de trinquer

au coucher de soleil et à la vie quand elle belle comme ça. Je me

suis remémoré les moments vécus dont cette rencontre avec

Adélard et sa merveilleuse épouse Sadie et du coup comme je

pensais à lui j'ai sorti le stylo-plume que j'avais rangé dans un

équipet. Comme il m'avait dit qu'il n'avait pas besoin d'encre,

j'ai pris une feuille et j'ai tenté d'écrire, rien ! Bon, j'ai laissé

tomber et je me suis endormi. C'est assez terrifiant de

s'endormir avec une idée et de découvrir qu'elle est écrite le

lendemain matin sans que vous y soyez pour quelque chose

n'est-ce pas ! Eh bien c'est ce qu'a fait ce maudit crayon. Cela dit

je le qualifie de maudit non pas parce qu'il est maléfique, il ne

m'a jamais fait aucun mal mais simplement parce que ce n'est

pas une chose naturelle, vous êtes de mon avis ? Ce qui m'a le
86

plus troublé, outre le fait que c'était bien mon écriture, c'est que

ça correspondait surtout à ce que j'avais rêvé du moins à ce que

je me souvenais de ma nuit. Par contre il y a des tas de choses

que je n'aurais jamais osé écrire, des choses intimes qu'on ne

met pas sur le papier vous voyez même en sachant que personne

ne peut les lire. Je ne me souvenais pas avoir griffonné quoi que

ce soit de ce genre en plus je n’aime pas écrire et puis bon sang

de bon sang, je n'avais pas d'encre, il n'y en avait nulle part sur

le bateau, c'est pas des choses qu'on emmène ça ! Comment ça

peut écrire un stylo-plume sans encre vous le savez-vous ? Je

l'ai démonté pour voir ce qu'il avait dans le ventre, rien ! C'était

un système de pompe mais il était vide ! C'est vrai que j'avais

un peu abusé de la bouteille je ne peux pas dire le contraire mais

je n'aurais jamais osé écrire des trucs pareils, c'était bien sorti

de ma tête c'est indéniable mais ce n'est pas moi qui l'avais écrit,

je peux vous le jurer. J'ai fait le tour du bateau, j'ai regardé dans

la soute à voiles au cas où un passager clandestin se serait

infiltré à mon insu et puis dans un excès de colère j'ai pris le

stylo pour le balancer à la mer mais je me suis repris au dernier

moment. Nous autres marins on est superstitieux, je me suis dit

que ça pourrait bien me porter malheur de le jeter alors je l'ai

remis dans son équipet. J'ai relu plusieurs fois ce qui était écrit,
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je vous jure jamais je ne me serais ainsi confié même à une

feuille de papier.

J'ai mis cap plein Est en forçant un peu la

voilure. Je restais à la barre le plus de temps possible. Ça ne

me disait rien de descendre dans le carré et de laisser mon

bateau au pilote, je peux dire maintenant que j'ai bien fait car

ça m'a permis d'éviter un sacré paquet de containers qui

avaient dû se détacher d'un tanker c'est qu'il y en a beaucoup

qui croisent dans le secteur. J'ai slalomé pendant deux miles

pour les éviter ces maudits caissons. Ça m'a foutu une belle

frousse et ça m'aurait abîmé le bateau si je n'avais pas été sur

le pont. Je lui dois peut-être une sacrée chandelle à ce stylo,

c'est ce que j'ai pensé sur le coup parce que je me suis un peu

ravisé par la suite, vous allez comprendre pourquoi.

N'empêche, il m'a bien eu cet Adélard . Moi qui

pensais avoir fait une bonne affaire en me débarrassant de

cette ancre, je ne l'ai pas maudit mais, nom de nom, je ne

pensais plus à lui de la même façon, enfin bref ! Le vent a un

peu forci et m'a obligé à penser à autre chose et ma foi j’étais

bien content j'ai fait route vers Saint Malo. J'ai gardé le spi à

chaque fois que j'en avais l'occasion, chose que je ne fais pas

souvent mais ça m'obligeait à la veille et aux réglages parce

que j'avais beau me répéter des centaines de fois que ce


88

n’était pas possible qu'un crayon puisse écrire tout seul, je ne

comprenais toujours pas ce qui s'était passé et j'y pensais sans

arrêt. Les semaines passaient, je me réjouissais de rentrer ce

qui n'est pas toujours le cas. Faut vous dire qu'à force d’être

seul on devient sauvage et puis des fois il faut bien admettre

qu'il n'y a rien de bien amusant à retrouver ses semblables,

enfin c'est que je me dis mais ça n'engage que moi

évidemment. Le vent est tombé à hauteur des îles anglo-

normandes, ce n’est pas de chance que je me suis dit, c'est

vrai que les cailloux ne manquent pas dans ce coin-là et les

courants sont mauvais. On aurait vite fait de se faire drosser

sur les écueils si on n'y prend pas garde. Une pétole mes

amis, manquait plus qu'un bon gros brouillard épais pour

couronner le tout et bien vous me croirez si vous voulez mais

il s'est pointé, à croire que ce coquin de Poséidon m'avait

entendu ! Ça non plus ça ne vous rassure pas. On n'y

distinguait plus la poupe de la proue, nom de nom ! En plus

tenez-vous bien, v'-la-t-y pas que la cloche du bord

commence à piquer l'heure sans raison ! Quand je jetais un

œil à l'intérieur je ne voyais que l'équipet où était rangé le

fichu stylo, il m'obsédait et quand je les détournais pour

regarder ailleurs c'est le brouillard qui m'obsédait, j'y voyais

des formes étranges, j'imaginais qu'un vaisseau fantôme, un


89

quelconque brigantin allait surgir sans crier gare. Alors je

fermais les yeux quelques instants mais c'est des bruits que

j'entendais, des bruits de drisses, de voiles qui claquent au

vent, des craquements de bois, des injures de pirates, de

boucaniers assoiffés de sang. Bon sang je me suis dit, tu vas

te taire et te calmer oui, à force d'invoquer le malheur tu vas

le faire venir ! J'ai pris peur, il n’y a pas de honte à avouer

qu'on a peur n'est-ce pas, c'est humain ? D'ailleurs j'en ai la

chair de poule rien qu'en vous racontant tout ça. Et puis d'un

seul coup le brouillard a disparu et le soleil a donné, il a eu

vite fait de réchauffer ma carcasse. Ça m'a fait plaisir de

revoir la ligne d'horizon se dessiner doucement. Au loin l'eau

s'est ridée, signe qu'un petit vent se levait, le clapot a

commencé à faire danser le bateau. J'ai largué deux ris et

déroulé le génois, je ne voulais rien manquer de la brise et je

voulais surtout ficher le camp. Je redoute toujours le retour à

terre je vous l'ai dit mais cette fois je crois bien que j'étais

content comme pas un de retrouver le plancher des vaches ,

malheureusement les bonnes choses ne durent pas, le soleil du

matin s'est cerclé et vous savez ce qu'on dit chez les marins :

« soleil cerclé, voiles à rentrer ». En temps normal, j'aurais

pris mon mal en patience et j’aurais laissé le vent souffler

fort, mais j'en avais assez des souffrances, alors j'ai tout
90

affalé, je n'ai gardé qu'un bout de génois pour me pousser le

plus près possible de la côte et je suis rentré dans le port de

Saint Malo au moteur, chose que je ne fais jamais je suis

connu pour ça du reste, je suis un puriste, un inconditionnel

de la marine à voile mais là, y avait urgence. Je me suis

empressé de sortir les défenses et de préparer les amarres.

Une fois sur le ponton je me suis précipité au bar de la

capitainerie. Pas pour raconter ma mésaventure, personne ne

m'aurait cru mais pour m'enfiler une bonne bière et recouvrer

mes esprits. Nom de nom qu’elle était bonne ! Je suis allé à

l'agence d'excursions avec laquelle je travaille, les finances

étaient à sec. J'ai pris deux couples pour le sud des

Cornouailles, un aller-retour aux îles Scilly, beau voyage. Ma

réaction peut paraître étrange mais il fallait que je reprenne la

mer tout de suite sans quoi j'étais persuadé que je n'y serais

plus jamais arrivé. Vous voyez c'est comme quand vous

tombez de vélo ou autre chose, faut remonter tout de suite

dessus pour effacer la mauvaise fortune qui vient de vous

arriver. Mais avant je voulais me débarrasser de ce foutu

stylo. Je sais, j'aurais pu le balancer à la flotte, dans une

poubelle ou dans la nature mais je ne pouvais pas. Ce crayon-

là, il devait changer de mains pas être jeté, j'en étais persuadé.

J'avais quatre jours avant de reprendre la mer alors je me suis


91

mis à flâner dans les rues de la vieille ville. Ça ne m'a pas pris

beaucoup de temps. Je savais qu'il y avait un antiquaire rue

du Puits aux braies, près du port je suis donc entré mais je me

voyais mal lui demander s'il était intéressé par un vieux stylo-

plume alors j'ai décidé de l'oublier discrètement sur le

comptoir. Faut admettre que c'est quand même une situation

cocasse que de rentrer dans une boutique pour y laisser

quelque chose en douce, habituellement c'est plutôt l'inverse

qu'on essaye de faire non  ? Un type m'a dit bonjour, j'avais

beaucoup de peine à le distinguer dans la pénombre, il était

assis dans un fauteuil en osier imposant et lisait un bouquin, il

y avait un chien, un yorkshire assis à ses pieds qui n'avait pas

l'air d'apprécier les visiteurs et qui avait la particularité d'avoir

un œil fermé, l'autre trop ouvert et deux canines

proéminentes qui dépassaient de ses babines, un accident

sans doute. Le type ne m'a rien demandé, il m'a laissé

regarder, fouiner. J'avais presque réussi mon coup quand au

moment de refermer la porte de la boutique derrière moi il

m'appela.

- Monsieur vous avez oublié votre crayon !

Bon, je me dis ça ne sera pas pour ce coup-là puis en

me le rendant il le regarda attentivement et je m'aperçus que

son visage blêmit.


92

- Où avez-vous eu ce stylo, me demanda-t-il ? 

Vous voulez que je vous dise mes amis, il m'a fichu une de

ces frousses d'ailleurs cette histoire commençait sérieusement

à me faire peur.

- Ça ne vient pas de tout près, lui ai-je dit .

- D'où demanda-t-il de nouveau ? 

Je n'avais pas envie de lui raconter tout ce qui s'était passé j'ai

fait court et je lui ai dit qu'on me l'avait offert, une personne

rencontrée lors d'un voyage au Canada. Il m'a fait signe de

rester là et il disparut un bon bout de temps. Il est revenu avec

la coupure d'un vieil article de journal qu'il a posé près du

crayon.

-  C'est bien le même, oui c'est le même, c'est incroyable,

incroyable. Vous n'auriez pas trouvé ça à Moncton dans le

comté de Westmorland, qu'il me dit comme ça ? »


93

John Junior Hamilton

Difficile d’expliquer ce que j'ai ressenti à

cet instant. Mais enfin bon sang de bon sang comment il avait

su que j'avais trouvé le stylo dans le comté de Westmorland ?

J'étais sans voix. Une sorte d'angoisse terrible m'a parcouru

tout le corps en plus il faisait sombre dans cette boutique, elle

manquait singulièrement de lumière, tout ce qu'il fallait pour

vous filer les chocottes d'autant qu'il y avait là des objets dont

je me demandais bien à quoi ils pouvaient servir. Bon, je sais


94

bien qu'un antiquaire collectionne ce qui peut se vendre mais

il y en avait certains de très mauvais goût dont un repéré dès

mon entrée dans le magasin ça me semblait être une ceinture

de chasteté en ferraille, objet fantaisiste inventé paraît-il pour

perdurer le mythe du type qui part en voyage et qui veut

s'assurer de la fidélité de sa bien-aimée. Pris hors contexte cet

artefact métallique fait sourire, mais ici soudainement, je le

voyais comme un objet de torture. Je me suis demandé si je

n'avais pas mis les pieds là où il ne fallait pas. Il y avait aussi

une étagère remplie d'une ribambelle d'animaux empaillés,

pas des gros, surtout des oiseaux, des hiboux ou des

chouettes je n'ai jamais su faire la différence enfin des oiseaux

de mauvais augure. Je les avais vus en entrant dans cet antre

et j'avais bien l'impression que maintenant c’étaient eux qui

me regardaient avec leurs yeux de verre multicolores. Je ne

sais pas s'ils ressemblaient à ça vivants mais là, ils étaient

agressifs et me faisaient peur. Je me suis mis à dévisager

l'antiquaire dont soudain la silhouette, somme toute banale en

d'autres circonstances est devenue monstrueuse et menaçante,

ses gros sourcils en bataille, ses lèvres lippues et son regard

insistant semblaient me vouloir du mal, de plus il avait troqué

son livre pour une canne dont le pommeau n'avait lui non

plus rien de rassurant, un genre de Belzébuth prêt à


95

s'envoler quant au chien, aussi minuscule fut-il, j'avais

l'impression qu'il avait pris l'apparence d'un Lucifer affamé .

Il n'y avait absolument rien pour me mettre à l'aise dans cette

boutique. Je n'étais pas bien et je crois que le type s'en est

rendu compte, il m'a avancé une chaise et il est parti me

chercher un verre d'eau. Il m'a demandé si je pouvais lui en

dire un peu plus sur le stylo-plume et sur la personne qui me

l'avait donné, à quel endroit je l'avais trouvé et surtout s'il

s'était passé des choses étranges depuis que je l'avais. À ce

moment-là je me suis dit que ce n'était pas mon imagination

qui m'avait joué un sale tour, mais bien ce foutu crayon. Alors

je lui ai tout raconté. Quand mon histoire fut terminée, il a dit

comme ça :

- Mon grand-père avait donc raison ! 

Eh bien mes amis, je me suis senti soulagé ! Tout d'abord

parce que ce commerçant n'était pas un adepte de la magie

noire mais un brave type comme vous et moi et qu'en plus ça

confirmait ce que je pensais et qui me turlupinait depuis

qu'Adélard m'avait refilé son fichu machin. Ce n'est pas mon

ciboulot qui partait en vrille ! Il m'a montré deux petites

encoches situées sous le levier de la pompe, à peines visibles,

qui attestaient que ce crayon était bien celui de son grand-

père. Il m'a demandé si j'avais un peu de temps car le mieux


96

pour que je comprenne bien le fin fond de l'histoire c'est qu'il

m'explique ça depuis le début. Ben oui j'avais du temps, j'en

avais à revendre du temps, j'étais curieux d'en savoir plus.

Admettez que ce n'est pas banal non ? Intriguant même.

Alors il a commencé à parler.

-   Quand j'étais gosse mon grand-père me montrait souvent

une coupure de journal sur laquelle on le voyait avec ses

parents et d'autres personnes à une remise de stylo, c'est

d'ailleurs le titre de l'article, regardez : Remise de stylo-plume

à l'usine Waterman. Il m'a toujours dit que ce crayon lui avait

sauvé la vie pendant la guerre. Pour moi c'était une belle fable

mais jusqu'à sa mort il a prétendu que c'était la vérité et qu'il

aurait bien voulu l'avoir encore. Quand il eut fini je lui jurais

que j'allais tout faire pour le retrouver. Malheureusement il

est mort avant que je puisse tenir ma promesse et puis de

toute façon c'était une promesse d'enfant, je voulais juste lui

faire plaisir. Plus tard je m'y suis intéressé car le stylo existait

c'est la seule chose dont j'étais sûr mais ce qu'il m'en disait

était trop incroyable pour être vrai c'est d'ailleurs pour ça

qu’on ne le prenait pas au sérieux dans la famille. Il

commençait toujours son récit en me parlant de ses ancêtres

acadiens déportés sur l'île du prince Édouard et qui avaient

ensuite réussi à s'installer dans le nouveau Brunswick. La vie


97

monotone et difficile de sa mère qui avait fui sa région pour

l'amour de sa vie en l'occurrence celui qui allait devenir pour

le pire plutôt que pour le meilleur son mari John Hamilton.

C'était son père mais il en parlait comme d'un être détestable,

violent, alcoolique qui avait travaillé un temps dans l'usine

Waterman à Saint Lambert près de Montréal où toute sa

famille avait déménagé c'est à cette époque qu'est sorti le

modèle de stylo-plume Régular qui fut offert à tous les

ouvriers ayant contribué à sa fabrication ceux que l'on voit sur

la photo du journal. Il aimait me raconter cette journée où il

fut rempli de fierté d'être photographié avec ses parents, ses

frères et sœurs et de voir son père gratifié par ses chefs, ce

moment émouvant où on lui confia le fameux stylo-plume

parce qu'il était l'aîné. Sa mère l'avait exposé dans une petite

vitrine où il était posé bien en évidence dans la salle à manger

de leur appartement avec évidemment l'interdiction d'y

toucher. Cette époque ne dura pas, son père était primesautier

et enclin aux soirées arrosées. Un soir, trop ivre pour tenir

debout il passa au-dessus de la rambarde du pont qui relie

Saint Lambert à Montréal. Il fut sauvé in extremis mais il

resta handicapé et fut licencié. L'ambiance ne fit que se

dégrader. Il passait ses journées à boire et lorsqu'il rentrait de

ses pérégrinations c'était pour les violenter sa mère et lui. Il


98

parlait souvent de l'hiver mille neuf cent treize quand sa petite

sœur Abigail mourut d'une tuberculose mal soignée ce qui ne

fit qu'accentuer plus encore les colères de son père qui

culpabilisait. Alors un matin n'en pouvant plus il se joignit à

la foule en liesse qui défilait dans les rues à l'annonce de la

déclaration de la guerre et il s'engagea. Ils furent des milliers

à se précipiter dans l'espoir de rejoindre les recrues de la base

Valcartier. John junior Hamilton partit avec les premiers

contingents. Lorsqu'il alla faire ses adieux, sa mère lui donna

le stylo-plume et la coupure de journal afin qu'il ne garde que

le souvenir d'une famille unie. Et puis il y eut cette fameuse

bataille d'Ypres en Belgique. Mon grand-père devenait fébrile

lorsqu'il en abordait le récit. C'est ce moment-là qui est

important dans l'histoire du crayon mais vous m'avez dit que

vous aviez un peu de temps, ne bougez pas, je vais vous faire

écouter quelque chose. »

Il s'est levé brusquement et il a disparu. Il est

revenu avec un vieux magnétophone à cassette, un truc

introuvable aujourd'hui.

- Tout à l'heure je vous ai dit que je n'avais entendu cette

histoire que deux fois et bien une partie de la deuxième est là,

enfermée dans cet appareil, gravée sur la bande magnétique,

l'histoire de ce fameux crayon, tout est là. On venait de


99

m'offrir ce magnétophone c'était les premiers, j'enregistrais

tout et n'importe quoi, je ne le regrette pas ça me permet

d'écouter mon grand-père, évidemment le son est loin d'être

de bonne qualité. 

Il fit deux ou trois manipulations et après quelques

craquements sonores on entendit la voix du grand-père.

-  Sacrifié pour rien bon yeu* ! En avril, c'était en avril on

était à moisir dans les tranchées d'Ypres. On passait son

temps à se sortir de la boue, des trous de boue si on glissait,

on se noyait et il n'arrêtait pas de mouiller, jamais vu un

temps pareil. On était une dizaine à tirer les charrettes à

canons, voulaient pas avancer, trop de boue. Ça parlait de

bouger, fallait qu'on se magne à déménager pour aller filer

un coup de main aux Anglais c'est là que j'ai vu mon chum*

Duperville se prendre une balle, on s'était engagé pareil, il

était de Leger's corner, y voulaient pas de lui à la

conscription parce qu'il lui manquait des dents alors il a

gueulé comme ça :  « j'm'en vais par les mordre les

Allemands, j'm'en vais pour les tuer ! » il a fait rire son

monde alors le gradé l'a enrôlé. L'aurait mieux fait d'la taire

sa joke*, astheure* y s'poignerait le moine* bien vivant. Il

me tenait la main, j'avais beau lui dire de pas lâcher la

patate*, y s'est rendu, plus rien à faire, il a tombé l'âme sur


100

mes genoux, le pauvre. C'est là que j'ai perdu la tête. J'avais

les shakes* bon yeu, on les avait tous c'est vrai et ça se

sentait, une odeur pestilentielle sortait des tranchées, les

bécasses* étaient pleines à ras bord, on n'avait rien à bouffer

et pourtant on avait le flu*, va comprendre ? Et puis le matin

du vingt deux tout s'est arrêté, plus de bruit. Un silence qu' en

disait long. Et d'un seul coup on a eu l'impression de s'sentir

bien, on vivait au ralenti mais on a eu bien vite des

picotements aux yeux et on a vu le nuage vert-jaune. « les

gaz, qu'on a gueulés ! » ça courait dans tous les sens et les

crécelles moulinaient de tous les yabes*. Je suis allé dans les

latrines et je me suis fourré la tête dans la chaudière*, enfin

le trou à merde. C'est ça qui m'a sauvé gamin. Les autres

couraient pour se cacher au fond des tunnels. Quand je me

suis relevé, y étaient tous allongés. Ça gémissait de partout.

Les jours qui ont suivi, ils ont distribué des masques mais ça

ne servait plus à rien, on l'avait bouffé leur gaz, un peu mais

on l'avait bouffé, paraît que c'est les Français et les Algériens

qui en ont mangé le plus. On est resté blotti dans notre coin

comme des momies. Je bougeais plus les mains, mes ongles

étaient calcinés et se décollaient, mes yeux étaient brûlés on

avait les muqueuses carbonisées on aurait pu renifler du

parfum ou aut'chose on n'aurait rien senti . On était deux dans


101

notre trou à vivre pliés en quatre en priant que ça tombe à

côté parce que ça bombardait et pas qu'un peu. On faisait

même plus attention aux rats gros comme des lapins qui nous

passaient dessus ou aux poux qui nous bouffaient ce qui avait

encore à bouffer, on avait les guibolles qui flottaient dans

l'eau puante ça nous filait des maladies de pieds. On attendait

qu'on vienne nous chercher. Les gradés donnaient des ordres

pour qu'on y retourne. Bon yeu, on n'est plus bon à rien qu'on

leur disait ! Les sauvages ils en avaient jamais assez de nous

voir mourir. J'étais rendu au boutte*, je me suis endormi. Et

puis le censeur militaire est venu me crier dessus : « c'est

quoi ça , » y me montrait trois feuilles de papier de mon

calepin griffonnées et signées de mon nom - « ça passera pas,

soldat, ça passera pas et comment vous avez fait pour écrire

avec vos mains esquintées ? » tu me croiras si tu veux gamin

mais paraît que je passais les nuits à écrire à ma mère et que

je racontais toute la misère de la guerre. Quand je reprenais

connaissance, j'avais le stylo dans une main et les feuilles

dans l'autre mais bon yeu, j'étais incapable de bouger les

doigts et en plus y a jamais eu d'encre dans ce foutu stylo.

Des fois je l'prenais dans ma main et je l'serrais bien fort pour

me souvenir du pays  c'est à ça qui me servait, à me souvenir

mais j’ai jamais écrit avec, y avait pas d'encre !. Ils ont pris
102

peur tous ces gradés, y m'prenaient pour un yabe et à chaque

fois y m'déchiraient les bafouilles, c'est vrai que c'était

marqué qu'on était de la chair à canons et qu'elle servait à

rien leur guerre, ça racontait même les détails mais j’aurais

jamais écrit ça bon yeu, d'ailleurs y avait des mots que j'avais

même du mal à prononcer et d'autres que j'avais jamais vu !

Ça craignait d'avoir un fou dans les tranchées déjà qu'on

parlait de mutineries, de révoltes et de désertion alors on m'a

envoyé à l'arrière au service médical, de toute façon j'étais

magané* , y a plus rien qui marchait dans ma cabosse mais je

peux dire merci à ce crayon gamin, tous ceux qui restaient à

tenir debout sont morts plus tard à Saint Eloi, mille trois

cents camarades sont tombés sous les ordres d'Alderson, un

général britannique. Qu'est-ce que t'en dis gamin, un british

qui envoya tous les Canadiens au casse-pipe, une honte !

deux semaines de combat, deux semaines à crever dans les

cratères, une boucherie. J'ai jamais compris ce qui s'était

passé avec ce stylo-plume, jamais compris mais bon yeu,

j'peux lui dire merci astheure et j'aurais bien aimé le garder. »

L'enregistrement s'arrêtait là, ce sont mes parents qui l'ont

stoppé, ils n'aimaient pas quand mon grand-père racontait cet

épisode car ça le rendait malade et ensuite il vivait reclus

pendant plusieurs jours. Vous voyez ce crayon a le pouvoir


103

d'écrire quand on ne peut plus le faire soi-même, il lui a

sauvé la vie peut-être comme à vous, il vous a sauvé la vie

quand vous naviguiez, allez savoir ! Le reste c'est ma grand-

mère qui me l'a raconté -  sa blue bird, sa sister of mercy  -

comme l'appelait mon grand-père, elle fut l'infirmière qui le

soigna et qu'il épousa. Dans l'hôpital où il a été envoyé, ils

ont d'abord cru qu'il n'allait pas survivre alors ils ont expédié

ce qu'il avait d'effets personnels dont le stylo à sa famille

dans le comté de Westmoland, tous ses effets sauf cette

coupure de journal qu'ils n'ont peut-être pas trouvée. Comme

il était impossible de regagner le Canada à la fin de la guerre

à cause de l'épidémie de grippe espagnole ils sont restés ici,

en France. Voilà Monsieur, vous comprenez ce que

représente ce stylo pour moi maintenant. Votre prix sera le

mien. 

Je lui en ai fait cadeau. Entre nous j'étais trop

content de m'en débarrasser. Il m'a demandé de choisir ce que

je voulais dans sa boutique. « Ça ne sert pas à grand-chose

dans un bateau tout ça , je lui ai répondu ! » alors il m'a noté

l'adresse d'un shipchandler de sa connaissance qui me ferait

des prix et à qui il téléphonerait pour l’informer de ma visite.

Le type était heureux d'avoir trouvé son stylo, ça faisait plaisir

à voir. Après je suis parti vers les Cornouailles pour


104

accompagner mes deux couples de touristes mais j'avais

toujours cette histoire en tête, faut dire que ce n’est pas banal

comme aventure. Quand je suis revenu à Saint-Malo j'ai rendu

visite à ce shipchandler, j'avais besoin de cordages et de

changer quelques cadènes. Un type bien sympa, l'antiquaire

l'avait prévenu il n'a pas eu l'air surpris de me voir. Je peux

dire qu'il m'a fait de bon prix et même un cadeau dont je me

serais bien passé. Au moment de régler ma facture il m'a

demandé d'attendre et il a disparu quand il est revenu il

poussait un caddie avec cette satanée ancre dessus, vous y

croyez à ça vous ? Cette ancre dont je pensais m’être

débarrassé ! Qu'est-ce que vous voulez quand un truc vous

revient constamment c'est qu'il vous est destiné alors je l'ai

prise et je me suis résolu à la garder , mais bon sang de bon

sang je me demande bien comment elle a pu atterrir dans cet

endroit quelques mois seulement après mon départ . Voilà

l’histoire mes amis »

Paul et Victor sont restés silencieux pendant

quelques minutes..

-  Ben dis donc, tu m'as étonné cette fois, lui dit Victor.

-   Cette fois ! Mais c'est parce que l'histoire est vraie ! Je l'ai

déjà eu dans les mains ce stylo et je ne plaisante pas ! J'ignore

comment il s'est retrouvé chez cet antiquaire à Douai mais je


105

peux te jurer que ce que je viens de dire est la vérité. Ce qui

me chagrine c'est qu'il me revienne. La première fois il m'a sans

doute porté chance mais maintenant je me demande bien ce

qu'il va se passer.

-  Tu ne m'avais jamais raconté cette histoire, tu ne m'avais

même pas parlé de cette escapade au Canada !

-  C'est vrai et je ne sais pas quoi te répondre. C'est peut-être

parce que cette histoire m'a toujours semblé étrange enfin je ne

sais pas trop et puis il y a plein de choses qu'on ignore l'un de

l'autre non ? 

-  Oui, évidemment ! 

Ils étaient ébahis ! Paul a sorti son portefeuille mais

Pierre a dit qu'il ne voulait pas d'argent que ça ne servait plus à

rien maintenant. Victor fut plus judicieux et n'a pas bougé peut-

être parce qu'il avait été étonné de sa réponse. L'histoire était

vraie ! Quelle blague ! Pierre était un farceur évidemment,

alors aucun des deux ne savait s’ils devaient le croire sur

parole en tout cas il avait l'air inquiet. Victor et Paul se sont

regardés et ils ont décidé de le laisser se reposer ils ne

voulaient pas s'imposer, Pierre était fatigué ça se voyait, il

peinait à garder les yeux ouverts.


106

L’absence

Victor a envoyé un courrier à Paul quelques

semaines après sa dernière visite qui l’informait du décès de

Pierre. Pourquoi n’a-t-il pas téléphoné ? Il aurait pu le faire,

Paul lui avait demandé, mais écrire était sans doute plus

simple. Ce jour-là le fauteuil l'a dévoré tout entier. Il se revoit

avachi, les bras ballants, l'enveloppe à la main. Il n’y avait

aucun détail. Paul lui a téléphoné aussitôt et il a du s’y

reprendre à plusieurs fois avant qu'il décroche. Ils décidèrent

de se retrouver au lieu habituel. Il l'attendait. Il lui a pris les


107

mains et les a serrées très fort dans les siennes, mais il a mis

de longues minutes avant de se décider à parler.

- Mon cher ami, Pierre nous a quittés il y a un mois. Vous

savez cette terrible maladie… Tout s'est si vite passé. Je suis

désolé, désolé. 

Il balançait la tête, il n’acceptait pas ! Il était

terriblement affecté, Paul n’a pas voulu l'ennuyer en lui

demandant pourquoi il ne l'avait pas appelé. Il n'était qu'un

copain de passage après tout et il faut bien admettre qu'il

n'avait pas de raisons particulières pour l'avertir. Tandis

qu'eux, leur amitié était grande, ça se voyait. Il s’est souvenu

de leurs sourires complices l’après-midi où il avait fait leur

connaissance. Il s’est dit qu'il y avait peut-être plus que de

l'amitié mais qu'en savait-il après tout de leur relation ? Il ne

les avait connus que si peu de temps. Victor avait perdu une

étoile, c'est sûr. L'heure du midi approchait. Ils sont allés au

restaurant, le repas s'il fut bon et copieux ne réussit pas à les

rendre loquaces. Parfois Paul tentait de parler de lui et de la

musique qu’il avait repris mais il se rendit compte que ç'aurait

été indécent. On n'étale pas son bonheur devant quelqu'un qui

souffre d'avoir perdu le sien car indéniablement Victor

souffrait, ça se voyait. Ils n’ont presque pas touché aux plats à

un moment Victor s'est levé et l'a invité à prendre le café chez


108

lui. Il y avait là un capharnaüm d'objets posés les uns sur les

autres, sur les fauteuils, sur les tables, il y en avait partout, il

avait même récupéré le vélo sans selle. Toute la maison de

Pierre se trouvait là. Il avait dû s’occuper de libérer le

logement et avait enlevé et pris ce qu'il pouvait ou plutôt ce

dont il ne pouvait pas se séparer. Tous ces souvenirs d'après

midi partagés, d'histoires racontées. Il restait silencieux et son

regard fuyait celui de Paul comme si, en le regardant, il

n'aurait pu contenir sa peine. Il s'est mis à chercher un objet, à

remuer tout ce qui était devant lui, à fouiller, remuer les livres

et autres bibelots et puis il lui a tendu un coquillage, ce

fameux coquillage.

-  Tenez Paul, c'est pour vous. 

Il a sorti une enveloppe du tiroir d’un petit bureau à peine

visible, étouffé par des piles de magazines.

- Il y avait une feuille sur la table avec le stylo-plume que

vous lui aviez offert, je me suis souvenu de l'histoire qu'il

nous avait racontée, vous vous rappelez ? Il disait qu'elle était

vraie. C’était un farceur, n’est-ce pas ! Un grand conteur aussi,

je crois qu'il voulait nous faire un cadeau, il nous a fait

partager son dernier récit. Tout était fantastique avec lui. Je

vous en ai fait une copie, je pense que cela vous fera plaisir. 
109

Paul a eu du mal à contrôler son émotion, il les a pris. Il a

pensé qu'il fallait mieux qu’il s'en aille. Il a salué Victor, mais

au moment de partir il lui a demandé ce qu'il avait fait du

stylo-plume.

-  Je l'ai rempli d'encre, on ne sait jamais peut-être que cette

fois-là Pierre disait la vérité et que cette feuille trouvée près de

lui a été écrite par le stylo et non par lui. Comme ça, il ne

portera ni bonheur ni malheur à quiconque. Il deviendra ce

qu'il doit être un stylo tout simplement rangé au fond d'un

tiroir.

Ils se sont quittés en se promettant de se revoir et

de s’écrire régulièrement. À hauteur de Saint Valéry sur

Somme il décida de retourner au domicile de Pierre. Il a

descendu la rue des moulins et s’est arrêté un instant devant sa

maison. Les volets bleus étaient fermés. Les fleurs des

jardinières étaient fanées alors que devant les fenêtres ou les

portes des autres habitations les géraniums avaient remplacé

les jacinthes et véroniques qui s'y trouvaient au mois de mars,

des pavois témoignaient d'une fête maritime passée. Il est allé

vers le port et il a longé le quai. Il s’est assis quelques instants

sur l'un des bancs. Un couple qui passait près de lui parlait du

temps doux et clément et du crépuscule qui s'annonçait

lumineux. La marée était basse et les bancs de sable se


110

découvraient dans le chenal. Des bras de mer luisaient comme

des miroirs. C'était agréable mais il manquait quelque chose

ou plutôt quelqu'un car manifestement la magie n'opérait plus.

Il s’est souvenu du type avec lequel il avait discuté qui lui

avait parlé de ces instants insignifiants et précieux qui font le

quotidien. Il a pensé à ces deux jours passés aux côtés de ses

amis de quelques heures qui l'avaient considérablement

marqué et changé. Paul avait rarement été aussi triste. Triste

et surpris d'être affecté de la sorte par la disparition de

quelqu'un qu’il connaissait à peine. Le chemin du retour fut

pénible.
111

Le dernier voyage

Paul avait oublié combien les abords de la petite

Scarpe étaient agréables, faut dire qu’il n’y venait plus

souvent. Il avait oublié le banc qu’il avait sanctuarisé quand il

venait s'y reposer après ses longues promenades le reflex en

bandoulière lorsqu’il chassait les images des vieilles rues de

Douai . Il s’est assis près de la passerelle du quai du Maréchal

Foch et puis, comme il faisait jadis, il a écouté l'eau chanter et

le silence du dimanche après midi d'automne. Il a sorti la lettre

de Pierre de l'enveloppe, c'était une poésie.

.
112

La nature semble tourmentée. Les arbres

ont perdu leurs cheveux. Les oiseaux ont laissé leurs ailes au

vestiaire, certains par dépit se sont sciés le bec, les fleurs ne

font plus de fleurs, il y a des panneaux à vendre devant tous

les terriers, les escargots louent leur coquille pour manger un

peu. J'ai baissé la tête pour éviter le rire des enfants trop

bruyants, des conversations d'amis, des je t'aime criés du

haut d'une montagne qui attendaient leur écho, des messages

envoyés il y a longtemps et qui étaient suspendus dans l'air.

Le bon vent s'est arrêté de souffler, il a laissé sa place au vent

mauvais. Lui ne s'embarrasse pas de bons sentiments, il

nettoie, décoiffe les gens, balaye les chapeaux des maisons

mal coiffées et les messages envoyés, il s'amuse avec l'eau,

arrose les bateaux, les retourne, emmène les pluies pas

toujours là où il faut. J'ai continué de marcher. Un grand

panneau à l'entrée d'une ville faisait de la publicité pour un

dentifrice. Sur la photo, il y avait le visage d'une femme

édentée. Le tube de dentifrice était vide et personne n'avait

pensé à le changer. Je suis passé sous une horloge fâchée.

Les aiguilles s'étaient disputées il y a longtemps sur l'heure à

donner elles m'ont pourtant avoué vouloir faire la paix. Dans

le caniveau l'eau coulait et transportait des feuilles, certaines


113

mortes, d'autres blessées. Elles avaient décidé de fuir comme

chaque fin d'été. Elles avaient demandé à l'eau de les aider.

L'eau avait dit oui à condition de payer le prix d'un nettoyage

car l'eau était sale, on jetait tout et n'importe quoi dans l'eau

des villes. Des lumières scintillaient, s'éteignaient et

scintillaient encore. Il faut s'économiser avait dit un

candélabre haut perché, il n'y avait presque plus d'électricité.

Un vieillard sous le lampadaire était assis et lisait. Il était à

la centième ligne d'un livre commencé il y avait trois mille

deux cents scintillements de lumière, il avait hâte de terminer

mais il ne pouvait pas aller plus vite que les scintillements, il

craignait la pénurie. Le vent mauvais faisait claquer une

porte mal fermée. C'était celle d'une boucherie qui n'avait

plus rien à vendre. Alors le boucher aiguisait ses couteaux

pour tenter de tuer le temps qui sautait de crochets en crochet

pour lui échapper. A une page d'annuaire qui m'avait

bousculé sans s'excuser j'ai demandé l'adresse d'un hôtel

pour me reposer. La page m'a répondu que les hôtels étaient

rares surtout ceux bon marché mais qu'il y en avait un plus

loin au bout de la rue. Lorsque je suis arrivé le nom s'est

effacé. Sur le panneau suspendu que le vent faisait bouger et

grincer pour faire mal aux dents il était indiqué que les

animaux étaient interdits et que le sommeil aussi. Alors j'ai


114

continué de marcher. Au fond d'une cour un chat a miaulé, je

me suis approché, il habitait ici, il m'a dit qu'il restait une

chambre dans cet hôtel où tout était permis même les

animaux et le sommeil aussi. Je suis entré, un homme gentil

m'a accueilli. Il m'a dit qu'ici on pouvait dormir car c'était le

seul endroit où le soleil venait se coucher. On m'a montré ma

chambre, mon lit. J'ai fermé les persiennes, j'ai éteint le bruit

et j'ai déposé un soupir sur le dossier d'une chaise, c'était la

nuit. Le lendemain matin, le chat m'a réveillé. Je suis sorti et

je me suis éloigné. Dans la rue les gens se croisaient, la tête

baissée, ils avaient les yeux fermés. Ils n'avaient plus besoin

de les ouvrir puisqu’ils faisaient les mêmes gestes et la même

route chaque jour, ils étaient habitués. Le chat m'a suivi un

bout de chemin et m'a dit que depuis qu'ils avaient les yeux

fermés ils souriaient toujours. J'ai contourné les tours, j'ai

marché sur leurs ombres, c'était interdit. Les fenêtres

s'ouvraient les unes après les autres, les gens aux yeux fermés

étaient dans leurs bureaux, on entendait les crayons qui

criaient, les claviers des machines qui hurlaient. Sur le bord

des fenêtres des feuilles de papier manifestaient parce qu'on

se servait d'elles et qu'ensuite on les jetait. Une main a surgi,

les a attrapées et les a déchirées, on n'avait pas le droit de

manifester. Les morceaux sont tombés dans le caniveau. Des


115

larmes d'encre ont appelé à l'aide avant de s'écraser. Le chat

m'a dit adieu. J'ai continué mon chemin, au loin une enseigne

éclairée indiquait : Restaurant des gens aux yeux fermés. Je

me suis avancé, il était désert. Un serveur m'a dit de me

dépêcher, lorsque les aiguilles de l'horloge se seront

réconciliées, les gens sortiraient de leur bureau et viendraient

se restaurer. Je me suis assis près d'une baie vitrée, dehors un

groupe de jeunes courait poursuivi par des policiers. J'ai

demandé ce qui se passait au serveur qui m'apportait le

menu. Il m'a répondu qu'il était interdit de courir quand on

est jeune et qu'ils allaient mourir. Les policiers ont tiré en

l'air mais les balles étaient bien dressées, elles sont retombées

et ont touché le dos des jeunes qui couraient. L'un d'entre eux

s'était traîné vers la baie vitrée. Je l'ai vu, il a posé ses mains

sur la vitre et ses yeux et son nez et m'a supplié de l'aider.

Une deuxième balle est venue lui rappeler qu'il était touché et

qu'il devait obéir aux policiers et mourir comme ils l'avaient

demandé. La pluie s'est mise à tomber, elle a mouillé le visage

du jeune et l'a effacé. Je ne l'ai pas vu pleurer, on n'a pas le

droit de pleurer m'a dit le serveur qui me donna le menu. Je

l'ai fait patienter et je lui ai demandé un verre d'eau. Il m'a

répondu qu'il était désolé, il n'y avait plus d'eau ni en

bouteilles ni du robinet, elles s'étaient enfuies avec l'eau du


116

caniveau, une idylle, une vague histoire d'eau. J'ai choisi le

menu du jour, le menu d'actualités. Lorsque le serveur me l'a

tendu, je l'ai trouvé affreux et je suis parti sans manger. J'ai

continué de marcher encore parmi les immeubles qui se

faisaient de plus en plus petits. Un décret voté il y a très

longtemps interdit aux gens pauvres de se montrer, alors ils

se sont faits tout petits et leurs maisons aussi. Sur le chemin

j'ai rencontré un homme avec un sac à dos, il était triste, il

revenait de son travail, il avait été licencié. Je lui ai demandé

son métier, il a répondu qu'il travaillait au restaurant des

gens aux yeux fermés, il ramassait les miettes des actualités

pour ne rien laisser traîner, c'était son repas et celui de sa

famille mais aujourd'hui quelqu'un était venu et s'était sauvé

sans manger, il m'a regardé. J'ai voulu m'excuser mais

soudain les autres gens du quartier sont sortis de leurs

minuscules maisons et ont crié. Alors en prenant soin de ne

rien abîmer je suis parti sur la pointe des pieds. J'ai marché

encore jusqu'à la campagne. De chaque côté de la route

derrière des milliers de panneaux de publicités il y avait des

champs en friches. Des herbes sauvages criaient au scandale,

des coquelicots, quelques-uns, ceux qui restaient, menaçaient

de s'arracher les pétales un à un, d'autres plus déterminés de

se couper la corolle, des pâquerettes de se mutiler un peu,


117

beaucoup, passionnément à la folie. Des vieux épis de maïs

sur lesquels il ne restait que deux ou trois grains à mâcher,

antique souvenir d'une bonne santé, pleuraient ce qu'il leur

restait de grains à moudre et demandaient à chacun de se

calmer. Tous réclamaient le droit de respirer autre chose que

les vapeurs d'essence, de gas-oil et de colza brûlé. Des

bouquets d'orties contaient aux plus jeunes qu'avant on avait

des manières et de l'urticaire à revendre. Les oiseaux avaient

écrit leur musique sur les fils électriques en posant leur

image en trois D pour ne plus se déplacer. Les papiers gras

faisaient la fête avec les bouteilles de bière et de soda vides,

jetées là, abandonnées comme on abandonne les animaux

encombrants quand on part en vacances. Les mouchoirs en

papier, les billets perdants de loterie ou à gratter, les restes de

nourriture que les oiseaux ne mangeaient plus puisqu'ils ne

venaient plus, le peuple de détritus avait gagné la guerre.

Parfois le vent coquin toujours lui, le vent malin daignait

souffler un peu, il s'engouffrait entre les panneaux et circulait

en zigzag, il se moquait, il s'amusait, il cornait une affiche,

tentait de la décoller, alors une sirène retentissait, un

véhicule, celui chargé de veiller à la sécurité des publicités

apparaissait en trombe, des soldats armés jusqu'aux dents en

sortaient. Ils brandissaient leurs armes pour viser le vent et le


118

tuer, décoller une affiche était passible de la peine capitale,

personne ne devait être épargné. Mais le vent rusé s'était

enfui déjà, il s'était réfugié parmi les herbes et les

coquelicots, les pâquerettes, les épis de maïs et les orties. Je

les ai entendus au loin qui riaient, alors le vent pour les

remercier les a fait danser, des vagues de plaisir ondulaient

dans les champs. Personne ne regardait, personne ne

comprenait qu'on peut rire ainsi pour un vent qui aimait la

liberté. Les hommes armés, bredouilles sont partis. Les gens

ont continué de passer, les panneaux ont continué de

publiciser et moi j'ai continué de marcher. J'ai traversé des

villages, des vieux villages dans lesquels on avait ceinturé

d'une clôture, l'église, la mairie, la fontaine lorsqu'il y en

avait une, l'école ancien modèle avec ses murs de briques et

les messages des écoliers écrits à la craie blanche. Ceinturé

aussi un chêne séculaire ou sa réplique en béton avec le cœur

qui dit je t'aime et la flèche qui dit pas moi ! Pour faire plus

vrai et pour finir le décor on avait mis un défilé d'armistice,

une fanfare, un discours de maire, une gerbe de fleurs, un

monument aux morts, un monument aux vivants, une fête

foraine, un drapeau tricolore, un feu d'artifice et des baisers

d'amoureux. Dans d'autres villages, les nouveaux, ceux

récemment bâtis, tout était pareil mais en modèle réduit pour


119

gagner de la place. On avait construit des boutiques

d'épiciers, des boulangeries, des restaurants, des boucheries,

des cafés de l'église le dimanche après la messe, des cafés du

commerce avec leurs brèves de comptoirs. Personne n'y

venait. Ce n'était pas le but. On avait payé des figurants pour

se promener dans les rues, les habitants n'avaient plus besoin

de sortir, plus besoin de se promener, ils restaient à leur

fenêtre car ils avaient peur des étrangers et de moi qui ne

faisait que passer. Ils m'ont dit qu'ils étaient heureux ainsi.

On ne leur avait pas demandé leur avis, on leur avait dit,

désormais c'est ainsi que l'on vit ! Chaque matin ils

écoutaient les sondages. S'ils disaient qu'il fallait être heureux

alors ils étaient heureux, d'ailleurs les sondages ne disaient

jamais le contraire. Ils avaient pris l'habitude qu'on s'occupe

de tout faire à leur place. Il y avait des caméras partout et des

haut-parleurs disséminés dans des arbres synthétiques. Le

gazon des pelouses ne poussait que le samedi après midi, le

sol des trottoirs était autonettoyant et le ciel en papier bleu

pour faire plus joli. Il y avait des près avec des vaches en

plastique, des niches avec des chiens prêts à mordre qui

n'aboyaient jamais, des chats noirs pour vous couper la route

à la tombée de la nuit. J'ai tourné à gauche à l'endroit précis

où se trouvait une borne kilométrique. La dernière encore


120

conservée. Elle était sous un globe de plexiglas. Parfois des

nostalgiques venaient la fleurir. Toutes les autres avaient été

supprimées. Les bornes kilométriques ne servaient plus à

rien. Tout allait trop vite aujourd'hui. Les distances étaient

plus courtes car le temps pour les parcourir était insignifiant.

Les kilomètres ne ressemblaient plus à rien. Alors on avait

fait appel à une armée de chirurgiens-dentistes. En quelques

mois, toutes les bornes avaient été arrachées. Je me suis

arrêté de marcher jusqu'au moment où les bruits de la ville et

ceux des villages anciens et nouveaux ne soient plus que des

murmures. Les bruits de la campagne attendaient qu'ils

cessent définitivement pour prendre leur place. Le

commandant en chef des bruits de campagne a pris la parole

et a distribué les rôles. Chacun savait ce qu'il avait à faire, en

silence surtout car l'ordre de commencer n'avait pas encore

été donné. Puis ils se sont dirigés à leur poste respectif, seul

le bruit de la rivière était dispensé car la rivière s'était enfuie

laissant seul le bruit. Alors dans un tonnerre, le commandant

en chef alluma un éclair, tout pouvait débuter et la pluie s'est

mise à tomber. Un arc-en-ciel est apparu et sur la ligne

d'horizon un voilier en perdition m'a fait signe de le rejoindre.

J'y suis allé.

Un long voyage m’attend.


121

Pierre était parti en voyage. Voilà c'est ça Pierre était

en voyage ! C'est comme ça qu'il invitait à imaginer son

absence, comme un long voyage. Victor et Paul se sont

écrits pendant quelque temps mais il est évident qu’ils

n'avaient plus grand-chose à se dire. Dans sa dernière lettre

il lui annonçait qu'il partait pour marcher, peut-être

Compostelle, en tout cas marcher jusqu’à épuisement ensuite

il n'a plus rien reçu.


122

Moi, fonctionnaire de la vie, je touche mon

salaire et de jour et de nuit, l’heure me paie, les années me

ruinent et déjà me remercient.

Jacques Prévert

À minuit, les clients des bistrots et des autres

établissements du quartier sont sortis sur le trottoir pour

trinquer au beaujolais nouveau. Les traditions festives et

conviviales ont du bon. Chacun tentait de déceler les arômes

de la cuvée de l'année. Après quelques verres c’était

l’unanimité, tous les fruits des sous-bois y étaient. Quatre

années s’étaient écoulées depuis « son coup de folie » et sa

rencontre avec Victor et Pierre, quel beau cadavre exquis !

Il s’était fait des tas d’autres amis, d’une heure, mais bien

souvent d’une nuit, d’autres fous comme lui.

Un jour peut-être mais pas avant, ces saltimbanques de la


123

vie, ces praticiens du bonheur immédiat et sans modération

reprendront leur place dans la file.

Mais doucement passent les jours

Adieu, la jeunesse et l’amour

Les petit’s môm’s et les « je t’aime ... »

On laisse la place et c’est normal

Chacun son tour d’aller au bal

Faut pas qu’ça soit toujours aux mêmes

Jean-Roger Caussimon

Paul avait repris son instrument comme il se

l’était promis. Un petit groupe était né qui n’avait d’objectifs

que de se faire plaisir. Après quelques mois de travail et

beaucoup de répétitions ils se sont produits dans des petites

salles qui organisaient des concerts modestes pour des

cachets qui l’étaient tout autant. Ce soir-là ils jouaient dans

un café musique du vieux-Lille « Les ailes du désir ». À la

fin de la prestation Denis, un chansonnier, colporteur de mots

qui arpente les bistrots pour troquer ses vers contre un verre,

s’est accoudé au comptoir et a spontanément récité un poème

de Boris Vian :

La vie c’est comme une dent


124

D’abord on y a pas pensé,

On s’est contenté de mâcher

Et puis ça se gâte soudain

Ça vous fait du mal, et on y tient

Et on la soigne et les soucis,

Et pour qu’on soit vraiment guéri

Il faut vous l’arracher, la vie.

Il a pensé à Pierre. Il aurait donné beaucoup pour entendre

un autre de ses contes, une autre poésie. Et Victor, combien

de fois l'a-t-il imaginé en train de marcher ! Et puis,

comment ne pas penser au stylo-plume en entrant chez un

brocanteur ou un antiquaire !

Il n'avait pas prêté attention aux nombreuses

photographies du film de Wim Wenders qui étaient

accrochées sur les murs du café et encore moins à celle de

Prévert qui se trouvait derrière lui pendant qu’il jouait. C'était

la même que dans le hall d'entrée du centre culturel. Et là,

maintenant, en rangeant son instrument il la voyait de

nouveau. Étaient-ce les reflets de la lumière ou les effets du

beaujolais, mais ce soir-là sur le poster, Prévert lui souriait.


125

Lexique

Bon yeu : Bon dieu

Joke : blague

Astheure : Maintenant

Poigner le moine : Ne rien faire

Lâcher la patate : se laisser aller

Shake : avoir peur

Bécasses : les latrines

Avoir le flu : avoir la diarrhée

yabe : diable

Chaudière : un seau

Rendu aux bouttes : tomber de sommeil

Magané : foutu

Blue Bird : nom donné aux infirmières canadiennes (habillée en bleu)

Sisters of mercy : sœurs de la miséricorde (infirmères)


126

J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant

Jacques Prévert

Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme

et la force d’aimer.

Alphonse de Lamartine

Moi fonctionnaire de la vie, je touche mon salaire, ….

Jacques Prévert

Cadavre exquis : Jeu inventé par les surréalistes en 1925 dont faisait

parti Jacques Prévert ( Le cadavre exquis boira le vin nouveau)

Le temps du tango – Extraits

Jean-Roger Caussimon
127

Aristide Bruant - Chansonnier

Déclaration du 8 mai 1898 lors de sa candidature aux élections

législatives.

Si j'étais votre Président

- Ohé ! Ohé ! Qu'on se le dise -

J'ajouterais « Humanité »,

aux trois mots de notre devise…

au lieu de parler tous les jours

pour la république ou l'empire

Et de faire de longs discours,

pour ne rien dire,

Je parlerais des petits fieux,

des filles-mères, des pauvres

qui, l'hiver gèlent par la ville…

Ils auraient chaud comme en été,

si j'étais nommé président,

de ce pays.
128

Je parlerais des tristes gueux,

des purotins batteurs de dèche ,

Des ventres-plats, des ventres-creux,

Et je parlerais d'une crèche

pour les pauvres filles sans lit,

que l'on repousse et qu'on envoie

Dans la rue !… avec leur petit !…

Mères de joie !…

Je parlerais de ces mignons,

De ces minables chérubins,

Dont les pauvres petits fignons

ne connaissent pas l'eau des bains.

Chérubins dont l’âme et le sang

se pourrissent à l'air des bouges

Et qu'on voit passer le teint blanc

et les yeux rouges.

Je parlerais des vieux perclus

qui voudraient travailler encore,

Mais dont l'atelier ne veut plus…

Et qui traînent, jusqu'à l'aurore

sur le dur pavé des rues

- leur refuges, leurs invalides,-

Errants... chassés…meurtris,
129

les boyaux vides

Je parlerais des petits fieux,

des filles-mères, des pauvres vieux,

qui, l'hiver gèlent par la ville…

Ils auraient chaud comme en été,

si j'étais nommé président,

de ce pays
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