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L’anniversaire

Rien ne résiste à l’usure du temps. Si l’on ne voyait pas chaque jour, les traces infimes de son abrasion,
on pourrait croire qu’il n’existait pas. Sur son visage évidemment ; des pattes d’oies qui mettent nos
yeux entre guillemets, des rides amères aux commissures de notre sourire. Et puis cette mollesse qui
envahit imperceptiblement nos formes et nos esprits. A mesure que la douce chaleur fait place à la
brulure du feu, la tendresse remplace la passion. On se résigne puis on s’habitue. Peut-être par
idéalisme ou par raison, elle ne s’était jamais résignée. Tant qu’on a envie, c’est qu’on est en vie, avait-
elle coutume de dire à ses amies qui se laissaient couler dans le confort douillet de la routine. Mais elle
devait bien admettre que son couple aussi entrait dans l’automne des sentiments, inexorablement et
son mantra n’y pouvait rien. Si son amour était resté intacte, elle n’était plus très sure de son désir. Et
si tout cela n’était affaire que d’hormones ? La machine humaine n’était-elle pas programmée pour ce
grand engourdissement des sens ? A quoi bon l’aiguillon du désir quand nous ne pouvons plus
contribuer à la multiplication de l’espèce… si dame Nature a plus d’un tour dans son sac, elle en est
aussi économe.

50 ans… Il allait avoir 50 ans dans quelques jours. Il n’en parlait guère, ou sur le ton de la plaisanterie,
mais elle sentait bien qu’il était meurtri par la révélation que même ce qu’on s’ingénie à ne pas voir,
finit par arriver. Ni ses cheveux qui se clairsemaient à l’arrière de son crane, ni l’arrondi de sa taille, le
fruit d’un relâchement passager. Il lui semblait que tout ce qu’il avait réussi jusqu’à présent à tenir à
distance, venait de faire irruption dans son quotidien. Il se sentait submergé par des décennies
d’impayés ; si le temps peut faire crédit, il n’oublie jamais de réclamer son dû. Il allait payer mais cela
le laisserait exsangue, lessivé. Aussi, cet anniversaire, loin d’être festif, avait des airs de dernier jour
avant saisie. Il essayait bien de se raisonner ; ça n’était qu’un jour parmi d’autres, on ne vieillit pas
davantage le jour de son anniversaire qu’un autre jour, mais la rationalité ne lui fournissait qu’une bien
fade échappatoire. Son humeur se ternissait, il se sentait triste ; pour tout dire, il était malheureux.

Même si elle était plus jeune que lui, l’approche de cet anniversaire lui pesait aussi un peu. Pour tout
dire, elle ressentait ce que devait ressentir un alpiniste au moment où son compagnon de cordée
dévissait en l’entrainant vers l’abime. Il allait amorcer ce lent glissement vers le vide, et elle allait le
suivre. Peut-être lutterait-elle un peu dans les premiers temps, puis abdiquerait. A deux, elle se sentait
de taille à lutter contre le temps, mais seule, c’était perdu d’avance. Bien que leurs caractères furent
différents, et par certains aspects, opposés, les deux étaient également bien trempés et réfractaires
au renoncement sous toutes ses formes. Lui, taureau opposait à toute idée de changements, un
enracinement stoïque. Elle, bélier, repoussait à coups de boutoir tout ce qu’elle considérait comme
ne devant pas polluer l’harmonie de son quotidien. Elle pouvait le trouver buté et s’exaspérait souvent
de son inertie. Il s’agaçait parfois de son débauche perpétuelle d’énergie. En réalité, elle avait autant
besoin de son ancrage rassurant, que lui, de son incessante activité.

Elle aurait eu peine à l’exprimer avec des mots ; il lui semblait que son âme avait rétrécie et que son
corps était devenu un habit trop grand pour elle. Même si son comportement n’avait changé que de
manière imperceptible, il lui paraissait un peu moins tangible, plus diffus ; il s’imprégnait du gout amer
que prennent les derniers jours de vacances. Mais si sa morosité était contagieuse, elle ne se laisserait
pas gagner par son apathie.

* *
C’était un jour ordinaire. Ils s’étaient levés et avait déjeuné sans échanger beaucoup de paroles. La
radio débitait son flot habituel d’informations prédigérées et éphémères. Elle ne l’avait pas gratifié
du traditionnel : bon anniversaire, et il lui en était gré. Tacitement, chacun s’efforçait de faire de
cette journée, un jour ordinaire.

- Je rentrerai tard, lui dit-il avant de partir travailler. Ne m’attends pas, je dois un diner avec nos
clients japonais.

Elle savait à quel point il détestait ces soirées organisées, une fois le contrat signé. Il s‘agissait d’offrir
un simulacre du Paris de luxure fantasmé par la plupart des clients étrangers, asiatiques surtout.
Restaurant gastronomique, soirée au Moulin rouge ou au Lido, et pour finir, virée sordide à Pigalle, le
tout cornaqué par deux ou trois cadres commerciaux.

- Amusez-vous bien ! lui lança-t-elle, juste pour lui arracher ce haussement d’épaules et cette
grimace qu’il faisait souvent.

Cependant, elle n’était pas dupe. S’il s’éclipsait généralement dès la première coupe de champagne,
elle savait que cette fois-ci, il rentrerait après minuit, après que cette journée soit derrière lui. Suivant
son tropisme, il allait enjamber le problème en feignant de le pas le voir. Elle éteint le bavardage de la
radio pour réfléchir en terminant son café. Dans le silence, elle sourit.

Elle quitta son de travail un peu plus tôt que d’habitude. Elle alla d’abord dans un grand magasin où
elle dénicha 4 bougies noires parfumée au musc. Plus loin sur le boulevard, elle entra dans une
mercerie vieillotte pour y acheter 4 mètres de rubans de satin noir. Finalement, elle se rendit dans un
magasin de lingerie et sans hésiter se fit présenter par la vendeuse la guêpière de soie noire qui était
en vitrine.

- C’est un article de qualité, fait en France entièrement cousue à la main. La disposition des
baleines s’intègre parfaitement au modèle sans occasionner la moindre gêne, dit la
vendeuse.
- Ça n’est pas trop difficile de la lacer seule, demanda-t-elle ?
- Pas du tout, en fait le laçage est avant tout esthétique, on la referme avec les agrafes sur le
devant, qui sont pratiquement invisibles.

De fait, même à quelques centimètres des yeux, elle percevait à peine les petites fermetures
métalliques, chacune incrustées discrètement dans une sorte de fourreau. La soie était somptueuse,
souple et épaisse, d’un noir de geai. Elle remarqua qu’un motif apparaissait d’un noir très légèrement
moins soutenu que le reste de l’étoffe. Il représentait un colibri plantant son bec dans la corolle d’un lys.
La symbolique transparente la fit sourire. Le prix de l’article était objectivement exorbitant, mais depuis
le matin elle avait décidé de ce qu’elle voulait, et elle avait jeté son dévolu sur cette guêpière qu’elle
voyait chaque jour quand elle passait devant cette vitrine sur le chemin de son travail. Aussi, elle sentit
oindre une petite angoisse alors que la vendeuse mettait un temps infini pour revenir de la réserve du
magasin avec l’article à la taille demandée. Elle finit par revenir enfin, tenant une boite de carton noire.
- Parfait, dit-t-elle

Elle paya et sortit. Sur le trottoir, elle murmura pour elle-même : parfait… Quoi qu’il fasse, cette
journée ne s’achèverait pas sans une célébration d’anniversaire. Il aurait beau rentrer après minuit, et
elle ne doutait pas une seule seconde qu’il le fasse, cette journée ne se terminerait que losrqu’elle
l’aurait décidé et pas avant.
Il consultait fréquemment sa montre. Cette soirée n’en finissait pas. Les clients étaient ravis et
passablement éméchés. Les vins excellents et l’incontournable fine Napoléon étaient venus facilement
à bout de leur légendaire retenue nipponne. Au cabaret, ils manifestaient leur enthousiasme sans
aucune retenue devant les filles dénudées des tableaux. Même s’il avait assisté plusieurs fois des
revues semblables avec de nombreux autres clients, il devait admettre que le spectacle était d’un
grand professionnalisme et le champagne excellent. Comme à son habitude, il s’éclipsa un peu avant
minuit, lorsque les clients n’étaient plus en mesure de remarquer son départ et de s’en vexer. Il laissa
un jeune exécutif se charger de régler la note et d’organiser le retour en taxi des clients à leur hôtel.
Souvent, il se faisait la réflexion que son rôle tenait à la fois du chaperonnage et de celui des
entraineuses au bouchon, il ne pouvait refuser de trinquer avec les clients mais devait toujours garder
la tête froide, aussi la plupart du temps feignait-il tout simplement de boire. L’air frais du soir et le
calme paisible d’une soirée de mai l’accueillirent dès sa sortie du cabaret. Il déclina l’offre du portier
en livrée de lui appeler un taxi et déambula jusqu’un peu après minuit. Il prit alors un des derniers
métros pour rentrer chez lui.

A peine arrivée chez elle, elle s’était attelée à la tâche. Elle avait passée l’aspirateur dans la chambre à
coucher, débarrassée le plateau des tables de nuits et avait placé sur chacune d’elle, une bougie
achetée précédemment. Elle avait changé les parures de lit ; de simples draps et taies d’oreillers d’un
pourpre profond. Satisfaite, elle avait diné frugalement d’une salade. Puis elle s’allongea sur le canapé,
accompagnée d’un verre de Gevrey-Chambertin, en écoutant un disque de ces disques favoris ;
« Ballads » de John Coltrane, dont elle connaissait par cœur chaque note et chaque craquement du
microsillon. La musique et le vin la faisait se faire sentir aérienne. Elle prit le temps de savourer ce
moment. Vers onze heures, elle alla dans dans la salle de bain pour se préparer. Aucune impatience,
juste une douce chaleur irradiait son corps et son esprit : Les prêtresses de l’antique culte de Pothos
avait dû ressentir cela quand elles se préparaient à accomplir leur rituel. Devant le miroir, elle se
dévêtit et examina Chaque centimètre carré de sa peau. Elle épila impitoyablement toute trace de
pilosité sous ses aisselles ainsi que son duvet pubien. Puis elle s’imposa une douche d’eau très froide,
revigorante, purificatrice. Sa courte chevelure reçut une attention particulière. Elle se sécha mais
contrairement à son habitude, ne garda pas la serviette ceinte autour de son corps. Elle voulait paraitre
nue devant le miroir de la salle de bain, pour s’intoxiquer de sa propre splendeur. Elle passa sur tout
son corps une crème qui satina sa peau et imprégna d’un parfum boisé. Elle brossa longuement ses
dents puis se maquilla avec discrétion, insistant sur son regard, très peu sur ses lèvres. Enfin, elle
peignit ses ongles avec un soin scrupuleux. Lorsqu’elle eut finie, elle admira l’image que lui renvoyait
son miroir. Ses petits seins fermes semblaient la défier de leur regard aveugle. Elle se sourit. Sa montre
qu’elle avait posée sur le rebord du lavabo indiquait minuit. Elle termina les derniers préparatifs puis
alla attendre son retour, allongée sur le lit, les yeux rivés sur la porte close, les oreilles aux aguets. Elle
savait qu’elle n’allait pas s’endormir. Un peu avant une heure du matin, elle entendit le cliquetis de sa
clef dans la serrure de l’entrée, et le bruit ténue de la porte qu’il referma avec précaution.

Il ne voulait pas la réveiller, mais surtout, il espérait qu’elle dormait déjà. Il n’avait pas allumé la lumière
et comme à son habitude lorsqu’il rentrait tard, il se déchaussa dans l’entrée alla se déshabiller dans
la salle de bain. Sur le chemin, il buta contre quelque chose. Si le salon était baigné par la lueur diffuse
des lampadaires de la rue, filtrant à travers interstices des volets clos, le couloir menant à la salle de
bain était plongée dans l’obscurité. Il se baissa et ramassa un paquet. Avait-il jamais sérieusement
envisagé, la connaissant comme il la connaissait, qu’elle ne lui souhaiterait pas d’une manière ou d’une
autre son anniversaire ? Il devait avouer que de recevoir ce cadeau, de cette manière presqu’anonyme,
lui faisait énormément plaisir. Il poussa la porte de la salle de bain et alluma la lumière. Le paquet était
léger, mais d’un assez grand volume. Il était fermé par une boucle d’un ruban noir dont l’autre
extrémité courait vers la chambre à coucher. Le repas arrosé et les vapeurs de champagne avaient
peut-être ankylosé quelque peu son cerveau, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il y avait dans ce
cadeau, ni ce que cette mise en scène pouvait bien signifier. Il dénoua le nœud, intrigué et ce qu’il y
trouva, l’abasourdit.

Elle attendit d’entendre le glissement du couvercle de la boite, et le froissement du papier de soie pour
allumer les deux bougies. Elle était confiante, elle le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même.
En permanence, elle l’observait, interprétait chacune de ses réactions. Si elle l’avait dans son cœur,
elle était aussi dans sa tête mais elle était assez intelligente, ou manipulatrice, pour ne pas le lui
montrer. Il se croyait secret, il était en fait parfaitement prévisible. Elle entendit le bourdonnement de
la brosse à dents électrique, puis le jet de la douche. Elle attendit encore. Elle aurait pu détailler chacun
des gestes qu’il faisait sans avoir à l’épier et même prédire le moment exact où il pousserait la porte
de la chambre.

Il hésita. Il laissa son cadeau dans la boite, se brossa les dents. Il hésitait toujours. C’était exactement
ce qu’il désirait. Mais c’était son secret le mieux enfoui, refoulé même. Comment avait-elle pu
deviner ? Comment avait-il pu se trahir ; parlait-il dans son sommeil ? Il prit une douche rapide. Le jet
d’eau tiède en le cinglant chassa les derniers effluves d’alcool qui embrumait encore son cerveau. Elle
savait et elle acceptait. Et puis ça serait juste une fois ; un moment dans sa vie qui jamais ne se
reproduirait. Une parenthèse exceptionnelle, il s’en faisait la promesse. Il sortit son cadeau de sa boite.
Superbe, exactement ce qu’il imaginait dans ses rêveries. Bien que simple, l’utilisation se révéla plus
ardue que prévue. Mais avec patience, il réussit à en venir à bout. Parce qu’il avait une totale confiance
en elle, il ne ressentait aucune anxiété ni honte. Il se sentit soudainement heureux. En sortant de la
salle de bain, il remarqua qu’une lueur vacillante filtrait sous la porte de la chambre à coucher ou
courait le ruban. Il ouvrit doucement la porte. Elle était étendue sur le lit. Deux bougies odorantes
faisaient danser des ombres sur son corps magnifique.

- Bon anniversaire, lui dit-elle.

Elle le regarda se tenant debout au pied du lit. Il avait l’air aussi heureux qu’un enfant se doit de l’être
le jour de son anniversaire. Elle sentit qu’au moins à ce moment, la vie s’était remise à inonder son
corps. Son âge n’avait plus aucune importance parce que ce moment était hors du temps. Il était
superbe dans sa guêpière de soie noire.

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