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Daniel Clément

Les gens d’Anna

Roman

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« Oui, il est tout-puissant, le charme sous lequel nous nous tenons les uns
les autres, jusqu’à la fin, par notre enveloppe corporelle, qui est en somme comme
je commençai à m’en douter lors de ces cabrioles dans le foin, l’une des grandes
affaires de la vie. » (Pastorale Américaine – Philip Roth).

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Chapitre 1

Christian n’aurait pas aimé. Anna en était persuadée. Aucune chance qu’il
accepte. Pour elle cela ne faisait aucun doute ; il aurait décliné, fermement, même
s’il y aurait mis les formes. Il y veillait toujours quand il s’agissait de refuser une
invitation, de repousser une proposition. Être courtois selon lui donnait plus de
force au refus, le rendait beaucoup plus difficile à contrer. Mais il aurait dit non.
Non, merci. Nul besoin d’exposer ma tronche de presque vieux beau, le joli
minois de mon épouse, de parler de notre couple, de la façon dont on occupe nos
dimanches, de laisser un car-régie stationner devant chez nous, des caméras
s’installer dans notre salon, filmer notre gamine (!)… tout ça pour quoi ? en quoi
cela apporte-t-il un plus à ma soi-disant œuvre ? et puis franchement les gens s’en
foutent de nous, ils veulent du croustillant, du sulfureux, savoir ce qui se passe
sous la couette des vrais people, rien à voir avec la vie privée un rien plan-plan
d’un type qui écrit des romans pour la jeunesse et celle de son épouse, certes
magnifique et pétillante, agente artistique en devenir, dont le principal hobby est
de coudre et tricoter pour sa famille, ses proches et tous ceux qui ont le bonheur
de la croiser et qu’elle a trouvés « vraiment très, très, sympas ».
Anna se souvenait de son irritation, le mot étant faible, à la lecture de
l’article paru quelques années plus tôt – plus d’un an avant sa disparition – dans
le supplément week-end du journal régional. C’est comme s’il était là dans le
salon assis à ses côtés : « Tout ce que les gens auront retenu, Anna, c’est que je
vis avec une beauté de près d’un mètre quatre-vingts à qui je rends une quinzaine
d’années, point barre ! ils voulaient juste une photo de nous deux amoureusement
enlacés, une page entière de leur tabloïd sur tes jambes interminables et mon
sourire carnassier… minable ! pour le reste quelques lignes sur mes réponses
convenues à leurs questions bateau, quelle connerie Anna, quelle connerie !!! ».
Alors elle imaginait aisément sa réaction à la demande d’interview télévisée que
Guy-Gilles Laforgue, l’éditeur des romans de Christian, lui avait transmise par
mail en ce dimanche matin lumineux d’octobre, dix jours pile après le deuxième
anniversaire de la mort de son époux.
Vous comprenez Anna, disait Laforgue dans son mail, ils souhaitent
montrer « La maman courageuse qui élève seule son bébé et a repris avec courage
et maestria la gestion des affaires de feu son mari romancier à succès », savoir ce
qu’est devenue « La jeune femme de la photo prise aux obsèques de son époux où
on la voyait si belle, fantomatique, submergée de chagrin, photo qui avait émue
tant de monde et créé un buzz incroyable sur le net ». Vous le savez Anna
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poursuivait-il, notre monde est ainsi fait, on peut le déplorer mais c’est une réalité,
les gens s’identifient au chagrin des autres, les destins tragiques les attirent, on a
battu tous les records avec le 9ème tome posthume des « Quatre amis » une fois
dévoilée l’annonce de l’accident tragique de Christian et tous les tomes précédents
ont connu un boom de leurs ventes, sans parler du succès de leur adaptation en
bande dessinée… Oui vraiment Anna concluait-il il faut considérer cette demande
d’interview avec attention, cela ne peut que nous aider si l’on veut négocier au
mieux la cession des droits avec les producteurs, on parle d’un réalisateur de
premier plan qui serait sur les rangs… Je vous tiens au courant, n’hésitez pas à
m’appeler et sinon on en reparle lors de notre prochain rdv, je vous embrasse ainsi
que la petite Cléo, bien à vous, GG.
Anna baissa le capot de l’ordinateur, songeuse, ce n’était pas dans le style
de Laforgue de se montrer aussi insistant, d’ordinaire il se serait contenté de
relayer la demande en laissant ouvert toutes les options, en pesant le pour et le
contre alors que là, s’agissant d’une décision qui les impliquait, elle et sa fille, au
plus près, il la pressait d’y répondre favorablement. Des bruits couraient dans le
milieu de l’édition que Guy-Gilles Laforgue – GG pour tous ceux, et ils étaient
nombreux, qui le fréquentaient – pensait à passer la main. Veuf, sans enfants, 80
ans révolus, vivant depuis plus de quarante ans dans le même immeuble
haussmannien à deux pas de l’Étoile, on ne lui connaissait aucune autre passion
que celle de diriger et faire prospérer sa maison d’édition. Conclure un contrat de
cession de droits juteux avec l’industrie cinématographique pouvait être son chant
du cygne, la plus belle façon de tirer sa révérence, son empressement pouvait venir
de là pensa Anna.

Un frisson lui parcourut l’échine, sans qu’elle comprenne tout d’abord


pourquoi. Elle épia sa fille qui jouait seule dans le salon, puis la musique entra
dans sa tête, la radio diffusait All I Wanna Do et en captant son reflet dans la baie
vitrée illuminée de soleil elle replongea quelques années en arrière :
Elle roulait des hanches et fredonnait en faisant des mines le tube
contagieux de Sheryl Crow, Christian venait de déposer sur la table de jardin de
leur maison d’alors une bouteille de blanc, un Viognier fin et parfumé qui faisait
leur délice, et deux verres à pied. La matinée s’achevait sur une note ensoleillée
après les frimas de l’aube, octobre commençait à pointer son nez, l’été se retirait
en douceur. Anna tournait le dos à Christian qui la regardait onduler et chantonner,
elle s’adressa à son image renvoyée par les vitres du bow window :
— Quand même elle est pas si moche la bande son des années 90 ?

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— Mouais, pas si moche ma petite Sheryl dit-il en écho alors que d’un geste
suggestif elle l’invitait à se rapprocher d’elle, mais à part elle et Allanis
Morissette, what else ?
— Et R.E.M c’est de la gnognotte peut-être ? avait-elle lancé en prenant un
accent traînant et une voix nasillarde. Les bras tendus elle lui enserrait
la nuque en souriant.
— Humm… sûr ma chatte ! il y a aussi Natalie,
— Nathalie ?
— Natalie Imbruglia mon cœur ! te souviens-tu de Torn ?
— Oui, oui, bien sûr ! mais tu connais que les filles en fait !
— Lenny Kravitz !
— The Verve !!
— Radiohead !!!
— Ah oui, Radiohead, génial ! et les Strokes ton groupe préféré mon
Loup ?
— Ça c’est les années 2000 Anna,
— De peu, Is this it c’est en 2001,
— Ah ! cette pochette !
— Oui tu l’adores espèce d’obsédé, cette main gantée sur la croupe dénudée
d’une superbe nana,
— Ça pourrait être toi, ce pourrait être ta chute de reins…
— Mais aucune chance que la main gantée soit une autre que la tienne
Chris, tu le sais ça !
Et pourtant, une trentaine d’heures plus tôt, presque deux ans jour pour jour
après la mort de Christian, une main masculine qui ne pouvait être celle de son
cher disparu s’était aventurée sur le haut de ses cuisses, avait remonté jusqu’à
épouser la rondeur de ses fesses nues sans qu’elle ne proteste ni n’envoie à la
figure de l’inconnu qui lui faisait face le contenu de sa coupe de Champagne.
L’inconnu, qui s’était présenté sous son seul prénom – Alban – s’était révélé un
très bon amant, attentionné et fougueux, aussi prévenant qu’il avait su se montrer
hardi. Pour la première fois depuis la mort de Christian elle avait bu, beaucoup et
fumé, de profondes goulées, le joint que son compagnon de fin de soirée lui avait
préparé avec soin. Double euphorisant conjugué à l’envie irrépressible qu’elle
avait eue de coucher avec ce type, alors qu’elle ne le connaissait pas deux heures
auparavant et qu’elle avait vécue comme une nonne ces deux dernières années.
Toujours est-il qu’elle s’était lâchée, les draps puis la descente de lit - une fois
qu’ils eurent dévalé au pied du lit king size de la junior suite qu’Alban occupait
pendant son séjour en ville - étaient trempés de leur sueur et de leurs fluides
corporels. Oui, elle s’était lâchée, avait même failli s’oublier et lui faire pipi

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dessus. La main en coque sur sa vulve pour contenir les premières gouttes qui
perlaient elle s’était précipitée aux toilettes, poursuivie par le rire spontané de son
amant.
Elle s’était levée et habillée sans bruit, aux aurores, il dormait paisiblement
sur le côté, le drap enroulé au bord du lit dévoilait des fesses étonnamment
charnues, des jambes longues et musclées, une peau mate presque sans poils (« Il
doit s’épiler, certainement un de ces fondus de cyclisme » avait-elle pensé en
esquissant un sourire). Il se réveilla au moment où elle quittait la chambre. Oui,
elle s’en allait et non elle ne souhaitait pas qu’ils se revoient. Aucun problème le
rassura-t-elle, c’était très bien, tu es un très bon coup et tu dois le savoir. Elle vit
à sa réaction qu’elle l’avait blessé, le côté gentil qu’elle affectionnait chez les
hommes et qu’elle avait cru déceler en lui lorsqu’il l’avait abordé au bar de l’hôtel
ressortait, il paraissait encore plus jeune. Anna ressentit une pointe de tendresse
mâtinée de regret comme celle que l’on éprouve après avoir réprimandé
injustement un enfant plus maladroit que turbulent. C’est peut-être ce qui l’avait
décidée à lui laisser son numéro. « Ne te vexe pas si je ne réponds pas » lui avait-
elle lancé avant de refermer la porte. « Ne sois pas fâchée si je n’appelle pas »
avait-il répliqué alors qu’elle pressait le pas pour attraper l’ascenseur.
La veille elle s’était rendue à un vernissage qui se tenait dans le plus beau
cinq étoiles de la ville. On y célébrait le retour au pays du peintre Vermont et cette
expo était la première d’une série de manifestations artistiques, d’évènements
culturels, de happening qui allaient animer brillamment et avec faste la vie de la
cité jusqu’aux fêtes de fin d’année comme l’avait souligné avec fierté le maire
dans son discours d’accueil. Monsieur le maire qui avait connu le peintre sur les
bancs du primaire et qui se réjouissait de le voir s’installer durablement dans sa
ville d’origine après avoir exposé dans les plus grandes villes du globe et vécu
plus de trente ans dans l’arrière-pays varois. C’est Chloé, sa nièce, la fille de Jerry
le frère de Christian, qui l’avait décidée à se joindre à elle. Elle avait beaucoup
insisté. Ce serait une belle soirée, l’expo s’annonçait magnifique, dans un lieu
privilégié, certes il y aurait du monde mais peu de chances qu’elle rencontre des
connaissances et puis même « Qu’est-ce que ça changerait ? » avait-elle lâché
« Tu crains quoi ? qu’on te reproche de sortir en ville alors que tu viens de passer
tous ces longs mois presque cloîtrée chez toi avec ta gosse ? », elle en criait
presque : « Enfin Anna, c’est bon, tu sais que j’adorais mon oncle, c’était mon
idole quand j’étais môme, vous avez représenté pour moi le couple idéal,
amoureux, sexy, glamour je vous l’ai dit mille fois ! mais ce n’est pas renier tout
ce que vous avez vécu que de mettre enfin le nez à la fenêtre ! ».

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Les seules sorties qu’elle s’autorisait sans sa fille consistaient à faire le
trajet en voiture entre son appartement en Champagne et la maison d’édition dans
le cœur de Paris. Trois heures de route aller-retour qu’elle faisait à raison d’une à
deux fois par mois dans la journée, largement suffisant pour faire le point sur les
projets en cours – deux ans après la mort de Christian, les manifestations d’intérêt
autour de la saga des Quatre amis ne faiblissaient pas – et aussi pour échanger en
face à face avec les quelques jeunes auteurs dont elle commençait à s’occuper ;
elle tenait absolument à récupérer la petite avant son coucher, même si ses parents
ou Josette, ses nounous attitrés, lui proposaient immanquablement de garder Cléo
afin qu’elle puisse passer une nuit dans la capitale pour se changer les idées, voir
du monde… Elle aurait pu prendre le train et s’économiser de la fatigue et au bas
mot une heure de transport mais elle n’oubliait jamais – à l’aller ou au retour – de
faire un petit détour pour embrasser Max son ancien employeur et fidèle ami, qui
errait maintenant comme une âme en peine dans son corps de ferme depuis la mort
brutale au tout début de l’année 2012 - ou en toute fin de 2011 selon certains
témoignages - de Benji, son compagnon de toujours, frappé d’un AVC le soir de
la Saint Sylvestre alors qu’il faisait le décompte des secondes avant minuit. Benji,
gros nounours d’un mètre quatre-vingts pour cent dix kilos, perché sur l’îlot
central de leur cuisine américaine, dans le plus simple appareil au terme d’un
effeuillage digne des meilleurs cabarets burlesques, sous les encouragements, les
rires et les cris de la petite centaine d’invités qui se pressait chaque année pour
assister à la fête la plus débridée qui se soit tenue de longue date dans la région.
5,4,3,2,1… la rumeur – plus ou moins confirmée par certains, témoins abasourdis
de la scène - veut que Benji ne prononçât jamais le ZÉRO, qu’il s’écroula telle
une masse au moment où canon à confettis, serpentins et bombes de table
explosaient en chœur et s’élevaient vers le plafond pour retomber en corolle sur
la tête des convives et couvrir d’une pluie de papier arc-en ciel le corps inanimé
de Benjamin Sauvage, connu par tous sous le diminutif affectueux et bon enfant
de Benji. Ainsi, moins de quinze mois s’étaient écoulés depuis les obsèques de
Christian qu’Anna, jeune maman, se retrouvait dans le même cimetière, pour
accompagner le doux Benji dans sa dernière demeure et soutenir tant bien que mal
son ami Max, shooté aux anti-dépresseurs et incapable de prononcer le moindre
mot de l’éloge funèbre qu’il avait mis toute la nuit précédente à écrire.
Très tôt après la mort de son époux, Anna avait pris quelques décisions
radicales. Quitter son job, mettre en vente leur maison en Île-de-France, revenir
dans sa ville natale après avoir déniché un appartement en centre ville à deux pas
du domicile de ses parents, du quartier où elle avait grandi, prendre en mains la
gestion des droits d’auteur de son défunt, débuter une carrière d’agent artistique…
tout ceci faisait qu’à part les jours suivant immédiatement la mort de Christian -

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- dont elle ne conservait littéralement aucun souvenir y compris le jour de la
cérémonie funèbre - elle s’était trouvée dans un tourbillon d’activités, de
préoccupations prosaïques, matérialistes qui s’étaient dressées comme une digue
face à l’océan, l’empêchant d’être submergée par la vague immense et menaçante
de ses idées les plus noires.
Ajouté à cela le ballet parfaitement réglé de ses proches, orchestré comme
Anna le découvrit plus tard par Josette, qui en quelques semaines était passée du
statut de parfaite inconnue, protagoniste involontaire de l’accident de Christian -
elle ne se lassait pas de raconter à l’envi qu’il lui avait sauvé la vie, que pour éviter
de la percuter il avait fait une embardée fatale encastrant sa Porsche 911 sous les
roues d’un camion grue lancé à pleine vitesse - à celui de confidente et meilleure
amie d’Anna, Josette ex-prostituée pas tout à fait rangée des voitures qui avait
trouvé un job à mi-temps dans un bistrot de quartier et troqué sa camionnette aux
rideaux clos contre une présence ponctuelle mais assidue sur les réseaux sociaux
spécialisés dans le commerce sexuel. Toujours à bonne distance, sans jamais la
perdre de vue, ses parents, amis, amis de Christian, ce petit cercle d’une douzaine
de personnes s’arrangeait pour, qui passer à l’improviste, qui lui donner un coup
de fil le soir venu - moment jugé par tous comme le plus périlleux -, qui lui
proposer son assistance pour de menus travaux, des conseils, qui se proposer pour
l’accompagner à la maternité le jour de l’accouchement.
Début avril 2011 soit un mois avant la naissance de Cléo, Anna s’installait
dans son nouvel appartement, une maison sur le toit avec vue sur la Cathédrale et
à quelques encablures du cimetière où reposait l’homme de sa vie. Revenir dans
sa ville natale avait été la première pensée structurée qu’elle avait formulée une
fois sortie de son coma éveillé des premiers jours après l’accident. L’endroit était
magnifique, la vue du soleil couchant qui embrasait la terrasse avant de disparaître
derrière les côteaux couverts de vignes à l’extrémité de la ville la plongeait dans
une langoureuse contemplation, « Le monde est beau » disait-elle à son futur bébé
en soutenant des deux mains son ventre rond, gonflé à en éclater, « Tu verras ma
chérie, la beauté est partout dans ce monde, je t’apprendrais à la découvrir ».

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Chapitre 2

Anna n’avait pas revu Chloé depuis la soirée du vernissage, elle débarqua
le dimanche après-midi, Anna terminait un pull en torsade à quatre mailles pour
sa fille, les finitions réclamaient le plus grand soin, impossible de continuer tout
en menant une conversation, elle posa le tricot et dévisagea sa nièce. Elle avait les
traits tirés, le regard ardent, les lèvres pincées. Elle refusa le café que lui proposa
Anna, se contenta d’un verre d’eau. Toujours debout face à Anna installée sur le
canapé elle se décida à lui parler comme si cela lui demandait un effort
considérable :
— Cléo dort ?
— Oui, je viens de la coucher elle en a bien pour deux heures elle n’a pas
fait de sieste ce matin,
— Et toi t’as bien récupéré ?
— De, de quoi ? balbutia Anna, saisie par le ton peu amène de la question,
— Ben… de ta soirée, de la nuit de vendredi, je t’ai perdue de vue à un
moment…
— Oui, oui ça va, dit Anna sur la défensive, et toi tu as l’air fatiguée, t’es
sortie hier soir ?
— En boîte, à l’Aquarium, avec des collègues du boulot et des copines,
— C’était bien ? à voir ta tête on a l’impression que la nuit a été courte…
— Mmm… j’ai vu le peintre Vermont,
— Ah oui ? il n’a plus l’âge mais pourquoi pas…
— Il était avec mes boss, tout le cabinet était de sortie et c’est un ami
d’enfance du grand patron, c’est pour ça que j’ai eu des invits pour le
vernissage, je te l’avais dit.
— Oui, c’est vrai tu me l’avais dit, répéta Anna, qui commençait à s’agacer,
dis, tu veux pas t’asseoir, là ? tu me donnes le tournis…
— Il a flashé sur toi, continua Chloé après s’être assise, raide, sur un bout
de canapé, tu l’as impressionné,
— Qui ça ? le peintre ? on s’est même pas parlés ! juste une poignée de
mains…
— Et bien ça a suffi, et il s’appelle Vivian, Vivian Ermont, il a tout contracté
et ça a donné Vermont, ça fait plus…
— … Artiste, les States, la côte Est, on est loin de la Champagne pouilleuse
railla Anna en esquissant un sourire,
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— Ouais en tout cas il m’a parlé de toi à plusieurs reprises, comme quoi tu
serais sortie tout droit de ses toiles, « Le modèle ultime » qu’il t’a
appelée, un truc de ce genre…
— Petit délire d’artiste ma chérie, il avait picolé, c’est peut-être toi qu’il
draguait en fait, tu y as pensé ? c’est classique comme technique, on
aborde une fille en lui parlant d’une autre, ça excite sa jalousie, Christian
aurait pu t’en dire des tonnes sur le sujet…
— T’es sérieuse là ? il a soixante-cinq ans, quarante-trois ans de plus que
moi, non c’est toi qu’il veut, aucun doute là-dessus,
— Et vingt-trois de plus que moi, non merci ! et de toute façon, peu
importe ! si tu le croises à nouveau dis-lui que je ne suis pas intéressée !
Anna revoyait le peintre, un type grisonnant, chevelure abondante rejetée
nonchalamment en arrière, nez busqué, cernes terreux sous des yeux très noirs, un
regard vif qui ne l’avait pas lâchée pendant que Chloé faisait les présentations.
Pas mal conservé pour son âge, un mélange de retenue et d’assurance tranquille
quand il s’adressait à vous « Bonsoir Anna, très heureux de vous rencontrer,
j’espère que vous aimerez… », elle ne se rappelait pas lui avoir répondu quoi que
ce soit, elle avait dû sourire bêtement, elle s’était sentie mal à l’aise, oppressée au
milieu de tous ces gens, n’avait commencé à mieux respirer qu’après quelques
coupes de Champagne. Ensuite elle avait arpenté les salons et le hall où les toiles
étaient exposées. L’artiste aimait les femmes, un certain type de femmes, minces,
élancées, un rien provocantes, très peu voire pas vêtues. En quelques traits il
dessinait ces créatures évoluant dans un monde frivole, coloré, ensoleillé comme
les titres des tableaux en attestaient : « Champagne » « Riviera » « St Tropez »
« Bikini ». Anna avait aimé, c’était joyeux, toujours teinté d’humour, un brin
nostalgique ; en passant devant un grand miroir sur pied où l’artiste avait dessiné
pour l’occasion une pin-up grandeur nature elle s’était vue avec surprise et une
pointe de gêne en train de sourire rêveusement. La foule se faisait de plus en plus
compacte à mesure que la soirée avançait – il y avait là tout le gratin de la ville,
des journalistes, des photographes, un DJ avait pris place au centre du grand hall
d’entrée, sur un fond techno on reconnaissait Brigitte Bardot, Françoise Hardy,
Jane Birkin, Marianne Faithfull, clin d’œil appuyé au thème de la soirée, toutes
auraient pu servir de modèle au peintre. Le volume sonore des conversations
augmenta considérablement, hommes et femmes commençaient à s’échauffer, les
rires fusaient au sein des grappes de convives, les coupes de Champagne
disparaissaient en un clin d’œil des plateaux des serveurs. Étourdie, ballottée,
Anna s’était réfugiée vers le bar de l’hôtel, c’est là qu’il l’avait abordée.
— J’ai vu Alban aussi… souffla Chloé en saisissant son verre d’eau,
— Alban ? répéta Anna,

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— Oui, Alban ! tu le connais non ?
— On a passé la fin de la soirée ensemble si c’est là que tu veux en venir,
pourquoi ? tu le connais toi aussi ?
— Qui ne connaît pas Alban en ville ? quelle femme potable n’a pas couché
avec lui ou n’a pas rêvé de le faire ?
— Potable ! oh ma chérie ! c’est comme ça que tu me vois ?
— Arrête ! tu m’as comprise. Avoue que c’est un peu fort, j’ai carrément
dû te supplier pour sortir et direct tu couches avec le premier type venu !
— Visiblement c’est pas le premier venu et qu’est-ce qui te dit qu’on a
couché ensemble ?
— Anna !!
— Et si c’est le cas où est le problème ? tu devrais être contente, j’ai mis le
nez à la fenêtre comme tu me l’as demandé… il te l’a dit ? il s’en est
vanté auprès de toi ?
— Figure-toi que non, et pourtant c’est plutôt le genre à faire profiter tout
le monde de ses exploits au plumard - Anna sourit, Chloé reprenait les
termes d’argot chers à Christian. Mais ça a été facile à deviner, il n’y
avait qu’à voir sa tête, ses yeux brillants quand il parlait de toi, les
questions lui brûlaient les lèvres, entre lui et Vermont… ça m’a gavé
cette soirée !
Elle se leva brusquement, lui tourna le dos et se dirigea vers la terrasse, un
air vif envahit la pièce quand elle eut ouvert la baie vitrée. Une lueur crayeuse
émergeait d’un ciel lisse comme de la soie, de rares voitures troublaient la
tranquillité de la place en contrebas, cafés et cinémas s’animeraient un peu plus
tard dans l’après-midi. Anna se leva et s’approcha de sa nièce, avec précaution
elle posa la main sur son épaule, Chloé tressaillit sans se dérober, Anna se colla
contre elle et l’enserra comme si elle s’apprêtait à la soulever de terre.
Le hasard ne fait pas toujours bien les choses, la vie prend parfois des
détours malencontreux, Anna en grimaçait encore de dépit une fois que Chloé eut
quitté l’appartement. Il avait fallu qu’elle tombe sur le seul type qui comptait aux
yeux de sa nièce, qu’elle mette fin à sa « Grève du sexe » - dixit Josette - avec
celui dont déjà toute gamine Chloé était amoureuse - « Tu te rends compte, lui
avait-elle confessé, on avait à peine douze ans et on avait toutes des yeux de
merlan frit devant ce garçon, beau comme un Dieu, drôle, insolent… et ça ne s’est
pas arrangé en grandissant, à chaque fois qu’il revenait de ses voyages je
m’arrangeais pour croiser son chemin, jusqu’au jour où ça s’est fait… ». Histoire
qui ne pouvait mener qu’à une entêtante impasse, elle l’avait compris dès leur
premier soir, alors que penché au-dessus d’elle il lui faisait l’amour avec grâce et
application, comme s’il s’agissait pour lui d’un passage obligé, de figures

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imposées pour finir la soirée en beauté. Rien à voir avec les tremblements, la fièvre
qui s’étaient emparés d’elle à peine l’avait-il effleuré, avec l’émoi qui l’agitait à
chaque fois qu’elle lui faisait face. « Il ne m’aime pas Anna, lui avait-elle dit d’une
voix blanche, il ne m’aimera jamais, d’ailleurs il n’aime pas vraiment les femmes,
c’est la conquête qui le fait kiffer, le fait de savoir que peu lui résisteront, une fois
passées dans son lit elles l’intéressent beaucoup moins, sauf pour un petit coup
vite fait les soirs de disette, rien que dans la ville il a un sacré carnet d’adresses,
crois-moi, alors quand hier soir j’ai compris pour vous deux, quand j’ai vu dans
quel état cela le mettait, ca lui ressemble tellement pas… je ne l’ai jamais vu
comme ça ! ». Elle avait séché ses larmes, se tenait près de la sortie son manteau
sur les épaules, bredouilla quelques excuses – pas dormi, stress du boulot,
embrouille avec sa mère, Anna tiqua sans relever - mais le cœur n’y était pas, sa
voix restait dure, affectée, c’est du même ton qu’elle lança avant de dévaler
l’escalier, ne lui laissant aucune possibilité de réplique : « Tu les rends tous fous
ma chère tante : Vermont, Alban, et ton Christian chéri… il y a même laissé sa
peau ! ».

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Chapitre 3

La nuit qui suivit fut agitée, les dernières paroles de Chloé lui revenaient en
boucle, et chaque fois qu’elle fermait les yeux le visage de Christian s’imprimait
devant elle, puis l’image se déformait, lentement, des excroissances monstrueuses
surgissaient sur son front, ses joues, jusqu’à le rendre méconnaissable avant qu’un
siphon noir et vertigineux ne l’aspire et le fasse disparaître. Incapable de contrôler
la vision hideuse de son défunt mari, de se sortir de la tête les mots assassins de
sa nièce, elle se leva à plusieurs reprises, pour contrôler la respiration de sa fille,
se passer de l’eau sur le visage, boire un grand verre d’eau. Rien n’y fit. Une fois
de retour dans son lit le phénomène se reproduisait, en sueur et transie de froid, la
panique commençait à la gagner, la tête lui tournait, elle avait la sensation de
s’enfoncer dans son matelas, de dévisser sans pouvoir freiner sa descente. Elle
tenta de se raisonner, de se raccrocher à des pensées rationnelles, elle n’était pas
perdue au fond des bois, ni enfermée dans une cellule froide et sinistre, elle était
dans un endroit qu’elle avait soigneusement choisi, entourée des objets et des
meubles qu’elle aimait, au bout du couloir sa fille chérie dormait paisiblement. Ce
n’était pourtant pas la première mauvaise nuit qu’elle passait depuis le décès de
Christian, il s’en fallait de beaucoup, hébétée de chagrin elle avait pleuré toutes
les larmes de son corps, le manque de sommeil avait durablement dessiné des
cernes sous ses grands yeux noirs, creusé ses joues, durci ses traits. Puis après la
naissance de Cléo elle avait connu les nuits hachées des jeunes parents. Mais cette
fois-ci rien à voir avec les affres du deuil ou les désagréments postnataux.
Cette fois-ci c’est elle qui était en cause, en accusation : « Tu les rends tous
fous, … et ton Christian chéri, il y a même laissé sa peau ! ». Sa nièce, la personne
avec qui malgré son jeune âge elle se sentait la plus proche, celle qui n’avait eu
de cesse de la faire revenir à la vie, qui, Anna en était persuadée, avait choisi un
cabinet d’avocats en ville plutôt qu’un poste à Paris ou à l’étranger comme elle
en aurait eu l’opportunité, Chloé la pointait du doigt, l’impliquait dans la mort de
son parrain. Bien sûr qu’elle avait culpabilisé en se repassant le film des
évènements précédant le jour de l’accident : n’aurait-elle pas, par une attitude
désinvolte, ambiguë réveillé la jalousie de son époux ? sinon comment expliquer
qu’il ait prêté foi aux racontars de types avinés et cru à la tromperie de celle qui
partageait sa vie depuis près de vingt ans ? comment n’avait-elle pas perçu son
malaise le dernier soir qu’ils passèrent ensemble, avant qu’il ne parte sans crier
gare ? pourquoi n’avait-elle pas insisté le jour où elle avait enfin réussi à le

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retrouver à la maison du lac pour qu’il reparte avec elle, plutôt que de le laisser
rejoindre – parce qu’il avait « Besoin de son aide » - son ami Félix ?
Qu’avait-elle fait, qu’aurait-elle dû faire, elle qui vouait un amour sans
limites à l’homme de sa vie ? qu’y avait-il en elle qui « Les rendait tous fous »,
au point de faire perdre tout sens commun à celui dont elle était folle, celui avec
qui deux ans après sa mort elle continuait à dialoguer, ressuscitant leurs
conversations passées, leurs moments les plus intimes ? qu’allait-elle devenir si à
la douleur devenue familière d’un chagrin sans fond lui succédait le poison
mortifère de la culpabilité ? se pouvait-il que tous, tous les autres, ces gens,
parents, proches, intimes, pensent la même chose que Chloé ? la voyaient-ils
comme Celle qui, de par le seul fait qu’elle existe, qu’elle était ce qu’elle était,
avec cette enveloppe corporelle, cette façon d’être avait rendu son homme fou, au
point qu’il y avait « Laissé sa peau » ?
Elle s’était réfugiée sur le canapé, avait allumé toutes les lumières et la
télévision, on rediffusait le jeu du début de soirée, la locomotive du journal de 20
heures qui cartonnait depuis des années, l’animateur prodiguait à la candidate déjà
conquise des conseils diététiques qu’il tenait de son très bon ami médecin et
également vedette du petit écran. Les présentateurs et animateurs télé comptaient
parmi les têtes de turc préférées de Christian, elle se rappelait son ironie mordante,
son humour vache quand il commentait leurs travers, leur propension à en faire
des tonnes sur la beauté de la nature quand l’aventure ultime pour eux consistait
à traverser à pied les allées manucurées du parc Monceau, leur manie de faire sans
cesse référence à leurs meilleurs amis comme si leur qualité de célébrité
cathodique leur permettait d’avoir plusieurs meilleurs amis, amis bien sûr tous
formidables, édifiants, des pointures dans leur domaine, domaines d’excellence
bien entendu, parfaitement honorables, pas question de s’acoquiner avec un
banquier ou un capitaine d’industrie, non, rien que des cuisiniers renommés, de
grands médecins, des vedettes du show-biz tellement cool malgré leur énorme
notoriété - entendons par là leur énorme compte en banque. Ainsi ces peoples du
petit écran, seconds couteaux, petites mains en somme de ce microcosme kitsch
et nombriliste, faussement élitiste, en dévoilant à leur public leur carnet d’adresses
indiquaient par là leur proximité avec les plus prestigieuses des célébrités, leur
capacité à s’approcher au plus près des étoiles. Et que dire continuait-il de se
moquer, de la bienpensance qui inondait les écrans lors de ces émissions de
divertissement, du prêt-à-penser écologiste, féministe, humaniste, de la
dénonciation permanente des méchants qui peuplaient la planète, dénonciation qui
faisait tellement de bien à leurs petits cœurs tendres et fragiles. Anna le jugeait
trop sévère avec ces personnes qui profitaient de leur notoriété et de leur part
d’audience pour faire passer des messages de respect et de tolérance ce à quoi

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Christian répondait que trop de bons sentiments, de leçons de bonne conduite
pouvait s’avérer contre -productif et ne contribuait pas à aiguiser le sens critique,
l’esprit de contradiction du bon peuple.
Laisser divaguer ses pensées avait en partie dissipé son angoisse. La
pendule affichait cinq heures, heure à laquelle régulièrement elle se réveillait,
pour quelques minutes seulement, le temps de réinventer un de leurs innombrables
épisodes sexuels – leurs mains qui fouillaient sous la nappe du restaurant, sa
bouche qui l’engloutissait dans la cabine d’essayage, son dos plaqué sur le miroir
de l’ascenseur, ses cuisses emprisonnant son visage dans les travées d’un cinéma
de quartier, leurs fesses collées sur le cuir de la décapotable… - et de se rendormir
apaisée, frémissante et mouillée de larmes. Vingt années de vie commune et
toujours le même appétit sexuel, le même goût pour des cabrioles audacieuses,
des galipettes extravagantes, la même absence d’inhibition... à la seule condition
que cela se passe uniquement entre eux deux, jamais ils ne s’étaient livrés à des
plans à trois, à des pratiques échangistes – ce n’était pourtant pas les occasions
qui avaient manqué, à chaque fois d’un commun accord, sans avoir besoin d’en
discuter ils avaient décliné, poliment comme le professait Christian, mais sans
équivoque aucune. Le sexe, qu’ils adoraient tous les deux, n’avait de sens que s’il
se limitait à leur couple, leur adoration commune du corps de l’autre les comblait
au-delà de toute attente.
Cinq heures du matin, donc et encore deux heures avant que Cléo ne
l’appelle, assise sur son lit, les cheveux en pétard, suçotant une oreille de l’ours
en peluche offert par sa marraine, Josette.
Appeler Josette, voilà ce qu’elle allait faire, immédiatement, peu importe
l’heure, elle comprendrait. Cette simple pensée la réconforta, nulle autre qu’elle
ne saurait mieux trouver les mots, nulle autre qu’elle n’avait su la calmer dans les
quelques heures qui avaient suivi l’annonce de l’accident mortel de Christian,
alors qu’en état de quasi-catatonie elle apprenait dans le même temps qu’elle était
enceinte de deux mois. C’est Anna qui, de manière incompréhensible aux yeux de
ses proches, lui avait demandé de passer la nuit d’après avec elle et même si les
jours suivants restaient encore un trou béant, vide de tout souvenir, elle se
rappelait sa présence chaude et bienveillante, ses mains épaisses qui lui lissaient
les cheveux, ses mots simples et lancinants - « Tout doux ma belle, tout doux… ».
Par la suite, Anna lui avait demandé de lui raconter les obsèques, de lui donner
des détails sur la façon dont cela s’était déroulé, qui était présent, quel temps il
faisait : la pluie avait menacé toute la journée, parfois une rafale de vent
s’engouffrait en sifflant sous les portes de la vieille église, église qui n’avait pas
connu telle foule depuis des lustres d’après les parents d’Anna, fervents

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pratiquants et participants assidus aux obsèques de tous voisins, amis ou simples
connaissances. Hormis la famille et les proches – le Petit cercle comme l’appelait
Anna lorsqu’elle les conviait à commémorer le jour du décès de Christian en se
rendant sur sa tombe avec Champagne, playlist rock et fleurs de saison – il y avait
là nombre d’ex-collègues banquiers du défunt, dont la totalité de l’état-major de
la banque, des copains de jeunesse, d’autres du temps de leurs sorties avec Anna
dans les boîtes branchées de Paris, quelques journalistes, l’ensemble de l’équipe
de sa maison d’édition, des voisins ayant bien connu ses parents et un photographe
qui avait immortalisé la jeune veuve, encadrée par son père et son beau-frère,
étourdissante de beauté, bouleversante tellement elle semblait perdue. « Et je n’ai
jamais vu autant de femmes avec des lunettes fumées Anna, c’était un beau mec
ton mari, un sacré charme, pour sûr ! ».
Josette arriva dans la demi-heure. Pas maquillée, cheveux noués à la hâte
en une queue de cheval, en jogging mauve et baskets blanches, elle paraissait plus
jeune que son âge. Anna lui en fit la remarque.
— Et pourtant ma belle, j’ai eu une soirée mouvementée, il y a des types je
te jure je sais pas à quoi ils carburent mais celui-ci il était remonté à
bloc !
— Tu sais que je n’aime pas quand tu me racontes ça, protesta Anna, et
encore moins quand tu le fais, c’est trop dangereux, un de ces quatre tu
vas tomber sur un taré…
— Je sais me défendre et maintenant avec internet je sélectionne, pas
comme avant avec la camionnette. Et il faut bien vivre ma chérie ! c’est
pas avec mon mi-temps au troquet que je… bon tu sais tout ça ! alors
c’est quoi le problème ? pourquoi tu m’appelles en pleine nuit ? parce
que pour moi cinq heures du mat’ c’est le milieu de la nuit Anna !
C’est Josette qui emmena Cléo à la crèche, Anna s’était recouchée, avait
dormi une paire d’heures histoire de ne pas s’endormir sur l’autoroute. Anna ne
savait pas d’où Josette tirait son sens de l’écoute, sa capacité à calmer les
angoisses - enfin, si, elle en avait une petite idée - mais le fait est que sa présence,
sa parole, son franc-parler produisaient à tous les coups l’effet recherché. Elle eut
quelques mots peu amènes pour Chloé, demanda à Anna de se rappeler les bons
moments de leur vie à deux, ce qui en faisait le sel, rendait leur amour unique à
ses yeux et, elle devait s’en persuader lui asséna Josette, aux yeux de Christian.
C’est un enchaînement de circonstances malheureuses, de faits insignifiants pris
séparément, qui avait causé la mort de son homme, Anna n’y était pour rien, il
fallait absolument qu’elle se sorte cette idée de la tête ! et qu’elle avance, qu’elle
regarde droit devant elle, pour elle, pour sa fille avait conclu son amie. Et tant

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mieux si elle avait couché avec ce jeune type, une bonne séance de baise avec un
bel étalon rien de tel pour vous remettre les idées en place ! et qu’elle n’hésite pas
à le revoir, autant battre le fer quand il est chaud ! et tant pis pour Chloé !!
Anna en souriait presque. L’analgésique Josette avait fonctionné, et après
un petit somme réparateur elle avait pris la route pour Paris où l’attendait Guy-
Gilles Laforgue pour un déjeuner à la brasserie du Bristol. Il était très heureux
qu’elle ait décidé d’avancer leur rendez-vous pour discuter de leurs affaires en
cours, justement il était avec quelqu’un très impatient de la rencontrer, un
animateur vedette de la Une, il lui en dirait plus à son arrivée ; en attendant il lui
recommandait d’être prudente sur la route - du GG tout craché, avait-elle pensé.
Pratiquement que des poids lourds sur l’autoroute, qu’elle doublait poussivement,
la coccinelle n’était pas de première jeunesse, un cadeau de Christian, c’est elle
qui avait choisi la teinte rose poudré de la carrosserie, « Quand tu sors de ton
carrosse ma Chérie, lui avait soufflé Christian, on se croirait dans un conte de
fées… ». Elle avait entrouvert le toit ouvrant, au plus grand plaisir des chauffeurs
routiers qui en surplomb profitaient de la vue et la klaxonnaient au passage :
« Encore des mecs que je rends fous, miss Chloé » avait-elle ricané. La circulation
était fluide dans le centre de Paris, la montre sertie au centre du volant nacré de la
VW indiquait treize heures quand elle confia les clés au voiturier. Elle aperçut
Laforgue installé à une table d’angle, sur un canapé parme, qui lui faisait signe,
bras tendu. Anna sentit ses jambes fléchir quand elle reconnut son voisin de table.

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Chapitre 4

Il avait vieilli, mais ça lui allait plutôt bien ne put-elle s’empêcher de penser.
La bouille d’enfant gâté qu’il avait à vingt-cinq ans avait laissé place à un visage
émacié recouvert d’une barbe drue d’un noir de corbeau, il était en forme, affûté,
pas une once de graisse sous sa chemise bleu ciel. Le sourire gourmand qu’il
afficha quand GG fit les présentations - « Mais je crois que vous vous
connaissez » avait-il ajouté en guettant la réaction d’Anna - ce sourire qu’elle ne
supportait plus – comme tout le reste - dans les dernières semaines de leur relation,
lui hérissa le sommet du crâne. Elle ne desserra pratiquement pas la mâchoire de
tout le repas, Laforgue était suffisamment fin pour comprendre qu’il y avait un
malaise et que son initiative n’était pas du goût de sa « Chère Anna » comme il ne
cessait de la nommer, vaine et piètre tentative de la voir se détendre et lâcher
quelques mots. Quant à l’autre, aucune gêne de la sorte, il faisait comme si de rien
n’était et semblait même prendre un malin plaisir à voir sa voisine de table – de
qui il s’était rapproché prétextant un pied de table mal placé – dans un tel état
d’inconfort.
— Et de toute façon ma chère Anna – confronté au mutisme d’Anna, GG
lançait son dernier argument comme on jette une bouteille à la mer - au
final la décision vous appartient, nul ne vous forcera à faire quoi que ce
soit, n’est-ce pas mon cher Julien ?
— Aucun souci, Guy-Gilles, Anna vous dirait qu’avec moi elle n’a jamais
été forcée de faire quoi que ce soit… n’est-ce pas ma Chérie ?
L’attaque était sournoise, bien dans son style, comme le geste qui
l’accompagna, quand feignant de ramasser sa serviette il avait remonté sa main
sur son bas résille, jusqu’à effleurer du bout des doigts le haut de sa cuisse nue.
Elle se leva d’un bond - « Besoin de me repoudrer » ânonna-t-elle - et resta de
longues minutes face au miroir, appuyée sur le rebord du lavabo.
Elle était jeune, il connaissait beaucoup de monde, profitait à fond de sa
notoriété grandissante de gloire de la télé locale, il avait table ouverte dans les
plus beaux endroits de la ville, les clubs les plus fermés, il l’emmenait partout
avec lui comme on exhibe un trophée, ne s’offusquait en rien des remarques
parfois salaces qui ponctuaient son passage, et si, troublée, elle lui en faisait la
remarque, il ne fallait pas y voir de mal lui répondait-il, elle savait comment
étaient les hommes, et combien il leur était difficile de garder leur sang-froid
quand un canon de son calibre traversait la salle de bal !

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Elle était jeune, il était séduisant, le genre de type qui savait y faire, avec
elle comme avec tout le monde, sa cote grimpait tous les jours, on parlait de lui
pour présenter un journal du soir à l’échelon national, elle monterait à Paris avec
lui, ils auraient une belle vie… elle se laissait griser, lui pardonnait ses
changements d’humeur brutaux, ces moments où son regard se durcissait, ses
invectives à son encontre – elle ne l’aidait en rien, le tirait vers le bas, quand allait-
elle cesser de jouer les sainte-nitouche ?, mais pour qui elle se prenait ?!
Elle était jeune mais cela n’excusait pas tout, elle aurait dû le voir venir,
réaliser qu’il était prêt à tout pour réussir, à tout lui demander et elle l’avait fait…
une seule fois certes ! mais elle l’avait fait ! il ne l’avait forcée en rien, et même
si ce soir-là elle avait avalé moult breuvages, aspiré sans rechigner les lignes de
coke qu’on lui présentait, à aucun moment elle n’avait perdu le contrôle ; eh oui !
elle avait dû le reconnaître, elle avait encore toute sa tête alors même qu’un élu
de la République et un des pontes de l’audiovisuel public – sous les
encouragements mielleux de ce cher Julien – ahanaient en cœur et jouissaient sans
vergogne de son mètre soixante-dix neuf de chair fraîche et docile.
À genoux devant la cuvette des WC elle rendit tout son déjeuner. Après
s’être aspergé le visage elle se faufila dehors et fit signe au voiturier. Elle arrivait
au bout du Faubourg Saint Honoré quand elle vit dans son rétroviseur Guy-Gilles
Laforgue sortir du restaurant et la chercher du regard. Ce n’est qu’une fois sur
l’autoroute qu’elle retrouva un peu de calme, elle avait traversé fiévreusement les
rues de Paris et le périphérique, comme si GG et Julien allaient se lancer à sa
poursuite et la ramener manu militari autour de la table. L’autoroute de l‘Est était
encore moins fréquentée qu’à l’aller, un fort vent de face s’était levé, la coccinelle
plafonnait à 80 km/h dans les côtes, calée sur la voie de droite Anna observait
avec angoisse le ciel qui s’assombrissait, elle avait horreur de conduire sous la
pluie. Elle mit la radio, chercha une fréquence qui diffusait du jazz, tomba sur
Ricky Lee Jones, encore une que Christian aimait beaucoup, « Cette façon de
suçoter ses dents quand elle chante, très sensuel, sexy… ». Anna se rappelait les
phrases entières - au mot, à l’intonation près - que Christian lâchait, comme ça
incidemment, au détour d’une chanson, en lisant un bouquin, en la regardant
s’habiller, ou se déshabiller…
Les dernières semaines de sa relation avec Julien – celles qui suivirent leur
soirée Eyes Wide Shut comme il eut l’aplomb de la nommer, « Sauf que t’es bien
plus belle que Nicole Kidman, poupée » - furent pour Anna un long chemin de
croix. Ravalant sa fierté, remâchant sa rancœur, piétinant son amour-propre elle
s’efforçait de faire bonne figure devant tous ces hommes qu’elle croisait en ville
et que Julien lui présentait comme si elle constituait le laisser-passer idéal pour

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son entrée dans la cour des grands. Elle cherchait à deviner dans leur regard, leurs
propos s’ils étaient au courant, pire ! s’ils étaient présents cette nuit-là ; le cynisme
de son amant, le plaisir sadique qu’il prenait à la mettre mal à l’aise, ne
provoquaient chez elle aucune réaction notable, avec le recul quand elle repensait
à l’apathie dont elle avait fait montre, à sa passivité, sa soumission elle se heurtait
à un mur d’incompréhension, ce n’était pas elle, ce n’était pas dans sa nature de
se laisser enfermer ainsi dans une relation aussi nocive !
Elle le quitta pourtant sans préavis, le jour où elle croisa pour la première
fois Christian. Cela s’était passé dans le studio de télévision où Julien venait de
l’interviewer – « Christian Decker, le jeune politique qui monte ! » - elle n’avait
eu de cesse par la suite de le revoir, s’ingéniant à fréquenter les bars et boîtes où
il avait ses habitudes. C’est elle qui l’avait abordé, le ton provocant qu’elle avait
employé contrastait avec la nervosité qui agitait ses jambes, faisait trembler ses
mains crispées sur son gin-fizz, elle se disait qu’elle n’aurait droit qu’à une seule
chance, elle savait que c’était Lui, - je ne le connais pas mais je sais que c’est le
bon, se répétait-elle à chaque fois qu’elle le voyait. Du plus profond de son être
un cri silencieux lui déchirait les entrailles, bourdonnait à ses oreilles, les yeux lui
piquaient au moment où elle l’apostropha « Tu es Christian, n’est-ce pas ?
t’attends quoi pour m’adresser la parole, que je sois vieille et moche ? ».
Des gouttes grosses comme un œuf qu’on casse au fond d’une poêle
s’écrasèrent une à une sur le pare-brise, une poignée de secondes plus tard, tous
feux allumés, la coccinelle traversait un mur de pluie et un miroir d’eau recouvrait
les voies. Rien n’allait comme elle le voulait, Anna poussa un petit cri d’animal
blessé et se colla au volant pour tenter d’y voir quelque chose. Elle avait dépassé
depuis quelques minutes le panneau indiquant l’approche d’une station-service
quand un gémissement lui échappa, elle venait de manquer la bretelle de sortie.
Un camion qui lui parut énorme la dépassa dans un meuglement de corne de
brume, elle regarda son compteur : tétanisée elle avait fait tomber sa vitesse en-
dessous de 60 km/h, elle mit ses warnings et se força à appuyer sur l’accélérateur
alors qu’un torrent d’eau continuait de s’abattre sur la coccinelle. Le déluge ne
faiblissait pas, par endroits la chaussée n’était qu’une mare immense stoppant la
voiture dans des à-coups violents. La noirceur du ciel était impressionnante, on
n’y voyait pas à vingt mètres. Elle eut juste le temps de donner un coup de volant
à gauche pour éviter un véhicule à l’arrêt, OH NON ! s’écria-t-elle quand elle se
rendit compte qu’elle circulait depuis quelque temps sur la bande d’arrêt
d’urgence…
« Chris ! Chris ! pourquoi tu m’as laissée ? » se lamenta-t-elle, au bord de
la crise de nerfs. Elle se sentait perdue, épuisée, fournit un effort désespéré pour

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ne pas fermer les yeux, saisie d’une rage soudaine elle cogna son front contre le
volant et se redressa d’un coup. Des lumières crues clignotaient devant elle
perçant l’obscurité, comme hypnotisée elle les fixa et s’en approcha peu à peu ;
alors que la pluie diminuait enfin elle distingua au loin la barrière de péage.

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Chapitre 5

Lorsque Anna poussa la porte de son appartement Josette finissait de donner


le goûter à Cléo. Voir sa fille et son amie partager ce moment d’intimité, entendre
les éclats de rire de la petite devant les pitreries de sa marraine l’amenèrent au
bord des larmes. Elle posa son sac et ses clés à la hâte sur le meuble d’entrée, se
défit de son manteau qui tomba sur le sol et prit sa fille dans ses bras, ne la relâcha,
confuse, que lorsque l’enfant se plaignit d’étouffer.
Comme une sensation de perdre pied, d’être dépassée par l’enchaînement
des évènements. Depuis la soirée de vendredi Anna voyait les remparts de ce
qu’elle avait patiemment et vaillamment – oh oui ! vaillamment ! - construit, ou
plutôt reconstruit tout au long de ces deux terribles années, s’effriter, se déliter
comme si le fait de ressortir à l’air libre, de retrouver la lumière avait suffi à
désagréger l’édifice. Sans oser se l’avouer elle avait pris un plaisir fou entre les
bras d’Alban, comme elle pensait ne jamais en revivre et comme elle s’était
persuadée au terme de deux ans d’abstinence – ses séances nocturnes et solitaires
mises à part – n’avoir plus jamais besoin d’en retrouver le goût. Sans oser se
l’avouer, le fait que son téléphone ne sonne pas - « Ne te vexe pas si je n’appelle
pas » lui avait lancé celui que Josette avait rebaptisé ton bel étalon - lui causait
une sourde irritation, chez elle cela se traduisait le plus souvent par des
démangeaisons au niveau des tibias. Et ces trois derniers jours elle se les étaient
frottés plus d’une fois. En n’en laissant rien paraître et en faisant tout pour le
cacher à Chloé, l’effet qu’elle avait produit sur le peintre Vermont, le fait qu’il
l’ait considérée comme le modèle ultime, avait flatté son ego, et réveillé en elle le
bonheur futile de se sentir admirée, désirable. Et, tout en se persuadant du
contraire, tout en répondant de mauvaise grâce à la demande d’interview relayée
par Guy-Gilles, elle était passablement excitée à l’idée de se présenter au monde,
d’occuper le devant de la scène, préparant déjà ses réponses aux critiques que ne
manquerait pas de lui formuler le fantôme de Christian, lors de ses visites quasi-
quotidiennes sur le lieu de sa sépulture.
Christian lui avait avoué un sentiment similaire lorsqu’elle l’avait retrouvé
à la maison du lac – le lieu de villégiature des années d’enfance et d’adolescence
des deux fils Decker – alors qu’il n’était parti que depuis cinq jours, terrassé par
l’annonce de la prétendue tromperie d’Anna. Pour lui c’est son monde qui
s’effondrait, un monde lumineux, harmonieux, et tout ce qu’il avait fait au cours
de sa fuite ainsi qu’il l’avait qualifiée, ne faisait que l’entraîner dans un tourbillon

p. 23
sombre et puissant. Il avait perdu pied parce que son monde s’effondrait, elle
perdait pied parce qu’elle voulait revenir au monde.
Arte rediffusait Le Ciel peut attendre de Lubitsch, aussi Anna déclina la
proposition de Josette de passer la nuit avec elle, fine mouche Josette avait décelé
le trouble d’Anna à son retour de Paris. Mais non, Anna préférait être seule pour
revoir ce film, elle se souvenait du moment délicieux passé avec Christian en
visionnant ce chef d’œuvre de fantaisie et de mélancolie, de leurs rires devant la
facétie des dialogues, de l’amour de Christian pour le personnage de l’épouse -
« Vive, tellement affectueuse, perspicace, indulgente, la seule qui aurait pu te
concurrencer ma Chérie » lui avait-il dit alors qu’elle surjouait les épouses
jalouses. Quel serait son traitement si, comme le héros du film, fou amoureux de
son épouse mais incapable de résister à une jolie femme, elle devait se présenter
demain devant Son Excellence, aux portes de l’Enfer ? sa jeunesse tumultueuse et
son pouvoir de rendre fous tous les hommes ne l’enverraient-ils pas directement
au cœur des flammes sans même passer par la case Purgatoire ? maintenant que
son Héros l’avait quittée pour toujours, que le feu sacré qui les avait illuminés
pendant plus de vingt ans n’était plus que cendres, qu’elle savait au plus profond
de son être qu’aimer à nouveau serait impossible, était-elle condamnée à vivre la
seconde moitié – hypothétique - de son existence avec ce lancinant sentiment de
culpabilité, cette obsédante sensation d’être soumise en permanence au regard des
Autres ?
Elle se réveilla avec le générique de fin, réalisa qu’elle avait dû s’assoupir
au premier tiers du film. Un pâle sourire aux lèvres elle ralluma son téléphone -
éteint depuis le début du déjeuner au Bristol - deux messages sur son répondeur
déposés en milieu d’après-midi : l’un de Guy-Gilles Laforgue - l’éditeur
s’excusait, était « Vivement désolé si son initiative de rendez-vous l’avait mise
mal à l’aise, ... ne manquerait pas de la rappeler plus tard » -, l’autre de sa belle-
sœur, Marielle, la maman de Chloé.
L’éditeur attendrait, quant à sa belle-sœur, Anna l’appellerait dans la
matinée, son message était bref mais faisait écho au ton acide de Chloé lorsqu’elle
avait évoqué, toute rage contenue, les problèmes de couple de ses parents.

— Elle me met tout sur le dos Anna ! son père est la victime, le pauvre
diable, l’époux bafoué ! elle ne m’adresse plus la parole, elle fait tout
pour m’éviter !
Les deux femmes s’étaient retrouvées au « Café Chic », la brasserie
préférée d’Anna et de Christian au début de leur relation qui servait pour le

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déjeuner des tartines grillées salées qui avaient fait sa réputation au même titre
que la devanture et la décoration intérieure, mélange foisonnant d’art déco, de
kitsch et de rococo. Après la cathédrale et les caves de Champagne le lieu figurait
en bonne place dans la liste des visites incontournables. Marielle et Anna avaient
trouvé une petite place au fond de la brasserie, coincées entre deux couples
d’américains en surpoids et un groupe de lycéens bruyants et excités, multipliant
les œillades vers les deux MILF assises à moins de cinquante centimètres de leur
tablée. Marielle n’en avait cure, parlait à Anna comme si elles étaient seules au
monde, c’est à peine si elle jeta un œil distrait aux touristes américains qui se
tenant par la main se recueillaient pour le bénédicité avant d’engloutir leur tartine
Pain français/foie gras de canard/confit d’oignons rouges à la grenadine. Elle, si
discrète, si effacée d’ordinaire, s’exprimait là avec vigueur et autorité, même son
apparence avait changé, Anna qui ne l’avait pas vue depuis une quinzaine de jours
- sur la tombe de Christian en fait pour le deuxième anniversaire de sa mort - nota
sa nouvelle coupe de cheveux, son maquillage plus accentué, sa tenue plus sexy,
presque provocante - « Cherche pas, il y a un marlou là-dessous » lui aurait soufflé
Christian.
— Avoue que c’est un comble quand même ! après tout ce que j’ai enduré,
tous ces soirs à l’attendre pour dîner, à le voir rentré bourré à pas
d’heure, s’affaler sur le canapé et ronfler au bout de dix minutes, tous
ces dimanches à m’emmerder à cent sous de l’heure sur le bord du
terrain de pétanque pendant qu’il avalait bière sur bière entre deux
parties… elle le savait tout ça Chloé, elle ne se gênait pas pour en faire
la remarque à son père, ils se sont pris le bec plus d’une fois ! elle me
reprochait même de ne rien dire, de ne pas réagir : « Comment tu peux
supporter ça ?! » m’avait-elle même lancé le jour pas si lointain où ses
potes de beuverie l’ont ramené ivre mort à la maison !
Les lycéens n’en perdaient pas une miette, l’un d’entre eux – un grand roux
aux cheveux bouclés - fit une remarque à voix basse qui provoqua l’hilarité de ses
copains, Marielle se tourna vers eux comme si elle découvrait leur présence ce qui
eut pour effet immédiat de ramener le silence dans les rangs, puis elle se pencha
vers Anna et lui murmura :
— Il l’a bien cherché, crois-moi, il n’aurait jamais dû me bousculer comme
il l’a fait, même s’il s’est excusé aussitôt ! mais c’était trop tard ! ça m’a
fait comme une décharge électrique dans tout le corps et là j’ai su ce que
j’allais faire… et je l’ai fait Anna ! et je ne regrette pas, crois-moi, oh
non ! pas une seconde ! tout ce que je regrette c’est de ne pas l’avoir fait
plus tôt, quel temps perdu !!! - à présent elle parlait entre ses dents, sa

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voix avait pris une tonalité sourde, à la limite de l’audible. Le lendemain
midi – lundi il y a quinze jours, la sainte Thérèse, le matin j’avais appelé
ma mère pour lui souhaiter sa fête – j’ai accepté de déjeuner avec mon
chef, monsieur Lacroix, enfin… Thibault… cela fait des mois qu’il me
fait une cour assidue mais discrète, hein, très correcte, c’est quelqu’un
de bien, jamais un geste déplacé. Je ne t’en ai jamais parlé, c’est vrai
qu’on n’est pas très proches toutes les deux, mais je t’aime beaucoup
Anna, j’aimais beaucoup le couple que vous formiez avec Christian,
tellement solaire, tellement… mon Dieu quel malheur ! et moi qui
t’embête avec mes histoires…
Anna, après avoir jeté un regard noir au rouquin qui tentait de coller sa
cuisse contre la sienne, attrapa Marielle par le bras, non elle ne l’embêtait en
aucune façon et elle aussi l’appréciait beaucoup, seule la brouille entre les deux
frères avait empêché qu’elles se voient plus souvent. Malgré tout, par le passé,
grâce à Chloé elle avait des nouvelles et depuis la mort de Christian et son retour
en ville elles s’étaient rapprochées, alors non Marielle, pas d’inquiétude, ça la
touchait même énormément qu’elle vienne se confier à elle. Anna vit le moment
où sa belle-sœur allait écraser une larme, l’irruption de la serveuse qui apportait
leur commande fit diversion, puis il fallut se lever pour laisser de la place aux
deux américaines – un quintal chacune au bas mot - qui se rendaient ensemble aux
toilettes. Le jeune type aux boucles orangées profita de l’agitation pour esquisser
un rapprochement plus marqué vers la cuisse d’Anna. Alors elle se leva et sa voix
cristalline se fit entendre au-dessus du brouhaha de la salle, en même temps
qu’elle pinçait sans douceur entre ses doigts l’oreille du lycéen : « Tu vas me
copier cent fois mon garçon : je-ne-dois-pas-importuner-mes-voisines-de-table-
quand-je-suis-au-restaurant ! ». Le type, soufflé et rubicond, se dégagea d’un
mouvement arrière et lâcha d’un ton rogue « Mais elle est pas bien celle-là ! c’est
n’importe quoi !! ».
— T’es vraiment unique Anna ! Je comprends qu’on ne puisse que
t’aimer…
Marielle n’en finissait pas de fixer Anna d’un air admiratif. La salle s’était
vidée, la serveuse venait de leur apporter le café « Cadeau de la maison, avait-elle
précisé, votre punition m’a fait trop rire », des gouttes de pluie fine perlaient sur
la vitrine, une brume soudaine avait enveloppé la rue et les rares passants qui s’y
risquaient, les voitures avaient allumé leurs phares, on n’y voyait pas à dix mètres,
la brasserie était comme une cabine de bateau au milieu d’un lac de montagne.

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— T’as vu ce temps ? éluda Anna qui voyait revenir le refrain « Tu les rends
tous fous ». Cela arrive d’un seul coup, déjà hier sur l’autoroute je me
suis fait …
Elle ne termina pas sa phrase, Alban venait de rentrer dans la brasserie, un
imper détrempé sur la tête en guise de parapluie, l’abritant ainsi qu’une fille brune
aux cheveux coupés ras, une grande liane au visage allongé d’où ressortaient deux
yeux immenses d’un vert fluorescent. Ils riaient tous les deux, encore essoufflés
par le sprint qu’ils avaient piqué pour traverser la rue et rejoindre le café. Anna
les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils s’assoient côte à côte sur une banquette Louis
XV en velours rouge cerclée de moulures en bois doré ; on aurait dit deux jeunes
souverains en représentation.

p. 27
Chapitre 6

Il s’était levé une fois que son regard se fut posé sur elle, avait murmuré
quelques mots à l’oreille de la fille et s’était dirigé vers leur table de son pas
élastique, un jeune fauve qui s’approche de sa proie avait pensé Anna en le
dévisageant en silence. Après avoir fait la bise à Marielle, il s’était tourné vers
Anna, restée ostensiblement rivée sur son siège :
— C’est marrant, j’allais t’appeler, je suis libre ce soir on peut se voir ?
« Quel culot ce type ! il me prend pour une de ses poufs ou quoi ?! » s’était-
elle dit alors qu’elle sentait le rouge lui monter aux joues, Anna accentua le sourire
de façade qu’elle avait adopté le temps qu’Alban et Marielle aient échangé
quelques banalités d’usage. Il fallut expliquer à Marielle – dans les grandes lignes
– comment ils s’étaient connus puis, sans attendre la réponse d’Anna, Alban les
salua et rejoignit sa compagne de table qui buvait à petites gorgées une boisson
fumante aussi verte que ses grands yeux.
Elle eut du mal à rester concentrée – jetant un œil furtif sur Alban et sa
« copine » comme il l’avait nommée, copine qu’il disait avoir accompagnée à un
shooting dans une cave de Champagne - alors que Marielle lui contait par le menu
son aventure aussi récente que passionnée avec le prénommé Thibault, comment
ils s’étaient embrassés au moment de quitter le restaurant, comment ils s’étaient
arrangés pour rester seuls en fin de journée – prétextant un rapport urgent à
terminer pour la réunion de direction du lendemain matin - comment il l’avait
prise sans plus tarder sur la moquette épaisse de son bureau, le tombereau de
sensations que cela avait provoqué en elle, et la fièvre qui, depuis ce jour-là, la
saisissait chaque matin lorsqu’elle s’installait à son poste de travail, fièvre qui
augmentait d’heure en heure et atteignait son pic lorsqu’ils se retrouvaient, enfin
seuls, à expérimenter les postures les plus folles, à reproduire des scènes du type
de celles, précisa tout sourire Marielle, qu’on pouvait voir à l’époque dans les
films érotiques de M6, et ce jusqu’à pas d’heure, jusqu’à ce qu’un soir alors
qu’elle était encore toute tourneboulée d’avoir joué avec entrain la secrétaire
maladroite punie comme il se doit par son patron lubrique, elle soit accueillie sur
le seuil de leur maison par son mari, sobre pour une fois, qui venait de recevoir
un coup de fil d’un de leurs collègues de travail, qui, ayant découvert le pot aux
roses, s’était empressé d’en informer Jerry, agissant ainsi par moralité et au nom
de leur camaraderie.

p. 28
— Quel foutu connard, avait éructé Marielle, dis Anna tu m’entends là ?
t’es pas d’accord avec moi ?
— Si, si bien sûr, se ressaisit Anna qui venait de voir Alban lui faire un
signe mimant un appel téléphonique au moment de quitter le bar avec la
top model, et alors qu’est-ce qu’il s’est passé ? ça a dû être terrible avec
Jerry…
— Et bien pas tant que ça ! crois-moi j’ai eu vite fait de le remettre à sa
place et quand il a menacé d’aller casser la gueule à Thibault moi je l’ai
menacé de porter plainte pour violences conjugales – j’ai encore la
hanche toute bleue après qu’il m’a bousculée. Si en plus il lui venait
l’idée d’agresser un cadre de l’entreprise, il n’aurait pas assez de son
syndicat et d’un bon avocat pour s’en sortir !
— Et Chloé l’a appris aussi et elle a pris la défense de son père, classique…
et tu comptes faire quoi ? relança Anna, passablement inquiète en
imaginant l’ambiance qui devait régner au domicile conjugal,
— Je ne sais pas soupira Marielle, tout ça est tellement… je ne peux pas
quitter la maison comme ça, pour aller où ?! Et puis Thibault est marié…
pour l’instant avec Jerry on s’arrange pour se croiser le moins possible,
je lui prépare juste son repas quand il est en équipe de l’après-midi et
bien sûr on fait chambre à part – j’ai pris la chambre de Chloé qu’on
avait transformée en bureau, ça l’a mise dans une colère noire, j’ai pas
reconnu ma fille chérie…
— Ça lui passera, elle a l’impression que tu les abandonnes elle et son père
mais elle t’aime fort tu le sais bien… je lui parlerai, tenta de la rassurer
Anna - tout en se disant que la tâche n’allait pas être aisée au vu de son
dernier échange avec sa nièce. Marielle, reprit-elle en lui prenant les
mains, je ne sais pas si c’est la bonne solution mais tu peux venir dormir
chez moi, cela ne me plaît pas de vous savoir tous les deux dans la même
maison,
— Non, non, il ne faut pas ! c’est adorable de ta part mais je ne veux pas
en arriver là, c’est trop… vertigineux pour moi, tu comprends ? lança-t-
elle à Anna en l’implorant du regard, je suis désolé tout ça est incohérent
et… je suis paumée mais en même temps je suis… exaltée ! exaltée
comme si une foule en délire me portait à bout de bras et m’acclamait
en me couvrant de pétales de roses ! j’ai cette image en permanence à
l’esprit quand je suis avec Thibault. Oh Anna ! tu vas me prendre pour
une dingue…
— T’es folle d’amour ma chérie ! s’esclaffa Anna
— Oui, enfin… je ne suis plus une gamine je sais qu’on en est au stade de
la passion sexuelle, quant à savoir comment cela évoluera…

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— C’est un très bon début Marielle, dit Anna soudain songeuse, puis se
ressaisissant : mais surtout n’oublie pas ! s’il se passe quoi que ce soit
appelle-moi, viens me voir, ne te mets pas en danger !

Elles se quittèrent peu après, Anna décida d’aller à pied récupérer sa fille à
la crèche. La pluie s’était arrêtée, une vapeur opaque flottait dans l’air donnant
une allure tremblotante aux rares passants qu’elle croisait. Chemin faisant elle se
repassa la scène de la veille au Bristol, quelle malchance d’être retombée sur ce
connard de Julien ! sa vie d’avant, d’avant Christian s’entend, lui était revenue en
pleine figure – gifle cinglante et mortifiante - ces quelques années entre la sortie
de l’adolescence et sa vingtième année où elle avait fait tout et n’importe quoi, où
le pouvoir faramineux qu’elle produisait sur les hommes, lui donnant l’illusion
d’avoir prise sur les évènements, d’être libre, de n’avoir aucune limite, la
conduisait immanquablement à toutes sortes d’excès, elle multipliait les aventures
avec les mauvaises personnes, n’était attirée que par le même type d’homme, ce
genre d’homme qui en société sort du lot, fort en gueule, hâbleur, sûr de sa force,
charmeur, sans pitié…
Sans pitié, comme Julien l’avait été avec elle.
Sans égards pour sa personne, lui faisant perdre toute dignité, il l’avait
amenée jusqu’à cette sordide soirée Eyes Wide Shut à s’enfoncer un peu plus dans
cet oubli d’elle-même, de ce qu’elle était vraiment, une brave et tendre jeune
femme, aimante, sensible, soucieuse des autres, qui n’aspirait qu’à prendre sa
place dans le monde. Une fois libérée de ses complexes et sortie du quasi-autisme
de ses années d’adolescence, une fois consciente de sa beauté, de l’importance
que la beauté physique avait prise dans la société, qu’elle avait cru percevoir
comment fonctionnait le monde, elle s’était lancée à corps perdu vers l’horizon
lumineux qui s’offrait à elle.
Mais elle avait emprunté les mauvais chemins.
Elle s’était trompée du tout au tout.
Puis Christian était entré dans sa vie, ou plus exactement c’était elle qui
presque par effraction était entrée dans la sienne, tout d’abord en utilisant les
armes qui étaient les siennes - « Ton corps est une œuvre d’art » lui répétait-il à
l’envi - avant qu’ils ne se découvrent mutuellement et qu’à l’exubérance sexuelle
qui faisait leur quotidien ne s’ajoutent une complicité, une harmonie, un sentiment
amoureux sans égal.

p. 30
« J’étais la femme de ta vie, Christian ! et je suis quoi maintenant ? je suis
qui, hein ?! ». Le pas alerte, le regard fixe, elle parlait toute seule, s’en rendit
compte, jeta un œil autour d’elle puis reprit son soliloque à voix basse en
diminuant le rythme de sa marche : « Dis-moi Christian, qu’est-ce que je vais
devenir ? cela fait plus de deux ans et je suis encore plus… bien sûr il y a la petite,
Cléo ma Chérie d’Amour… sans elle je ne sais pas où je serais… elle est tellement
adorable si tu voyais ça… tu sais, oui tu le sais je te l’ai déjà dit, je l’ai nourri au
sein – plus de six mois ! – mes petits seins, mes demi-pamplemousses eh oui mon
chéri ! ils ont nourri ta fille, mon gars ! tu peux me féliciter… elle grandit vite la
poulette, elle baragouine sans arrêt, elle marche depuis qu’elle a un an, et
aujourd’hui on s’en sort pas mal toutes les deux, je lui parle de toi, bon je radote
je t’ai déjà raconté tout ça mais comme tu réponds jamais… ces derniers jours ça
part un peu en sucette, je vais pas trop m’étendre là-dessus, y’a des trucs qui te
plairaient pas, mais bon je m’étais laissé convaincre par ta filleule de sortir de ma
tanière et au final on s’est presque fâchées, tout ça pour ce jeune type… ok je te
crache le morceau j’ai couché avec lui, la première fois depuis que t’es parti que
je me laisse approcher par un autre homme que toi, mais il faut me comprendre
j’avais un peu bu et,… ok, ok aucune excuse ! et de toute façon peut-être que tu
t’en fous là où tu es - t’es où d’ailleurs ? au Ciel ? ou en train de deviser aux portes
de l’enfer avec Son Excellence comme dans le film de Lubitsch ? toi aussi tu dois
avoir des trucs à te faire pardonner… -, et GG ton cher éditeur qui me tarabuste
pour que je passe à la télé comme quoi ça nous aidera pour négocier les droits de
tes romans avec un gros producteur de films, et ce connard de Julien qui
réapparaît… non, non, j’arrête là je ne veux pas qu’on s’embrouille tous les
deux… en parlant d’embrouilles ta belle-sœur et ton frangin en font des bonnes
en ce moment… bon je te laisse j’arrive à la crèche, la suite un peu plus tard… je
t’aime mon amour, si tu savais comme je t’aime… ».

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Chapitre 7

La petite riait aux anges, un rire convulsif, joyeux et communicatif, qui en


note finale montait dans les aigus, puis restait en suspension, dans l’attente de la
prochaine facétie de son nouveau copain et, s’il se faisait désirer, elle lui lançait,
mi-suppliante, mi-impatiente : « Encore Alban ! encore !! ». C’est elle qui avait
demandé qu’il lui fasse prendre son bain ; depuis le moment où il était entré dans
l’appartement elle n’avait cessé de le solliciter, de lui montrer sa chambre, ses
jouets, le contenu de son sac à dos… Il y répondait de bonne grâce et même avec
un plaisir évident, Anna devait le reconnaître, au point qu’elle avait l’impression
pas très agréable et fort peu connue d’elle pour tout dire d’être transparente, de ne
pas compter. Elle en était encore à balancer si elle allait répondre ou non à son
texto - « Hello, c’est Alban, t’es chez toi ? je peux passer ? » - que l’interphone
s’était mis à sonner : « En fait je suis en bas, t’as peut-être pas eu le temps de lire
mon message… je peux monter ? ». Prise d’une forte démangeaison elle s’avança
en se frottant les tibias pour ouvrir la porte, une bouteille de vin dans une main et
un paquet cadeau dans l’autre Alban pénétra dans l’appartement à pas lents,
comme s’il marchait sur des œufs :
— Ta fille est là ? j’ai un petit truc pour elle… et c’est un Bordeaux, un
Haut-Médoc 2005, une belle…
— Elle joue dans sa chambre, pour l’instant on ne va pas la déranger et je
préfère le blanc,
— Ah ! c’est ballot… mais pas grave, tu l’offriras à quelqu’un que t’aimes
bien et qui aime bien le Bordeaux… le Bordeaux rouge… le Haut-
Médoc… le millésime 2005…
Il l’agaçait, avec son air de ne pas y toucher, ce côté charmeur et cynique
qu’il affectait de prendre en s’adressant à vous, cette façon exaspérante qu’il avait
de poser un regard détaché sur tout ce qui l’entourait ; si elle lui avait demandé
son avis et si elle avait été en mesure de le formuler, Cléo n’aurait en rien partagé
son sentiment, la gamine était sous le charme, avait insisté pour que ce soit lui qui
lui raconte une histoire avant de s’endormir, puis une autre, puis encore une
dernière, pour couper court Anna pénétra dans la chambre, « Bon, il est l’heure là
Cléo, je ferme la lumière, fais-moi un bisou et dis au revoir à Alban ». « Écoute
maman, ma puce, je reviendrai te voir, peut-être…si ta maman veut bien… »
conclut-il à voix basse en se tournant vers Anna alors qu’elle éteignait le
plafonnier. Il l’agaçait, au point que le fourmillement à l’arête de ses tibias lui
donnait presque envie de crier, alors, pourquoi se jeter sur lui à peine la porte
p. 32
refermée ? pourquoi ce baiser à pleine bouche après l’avoir plaqué au mur ?
pourquoi l’avoir entraîné dans sa chambre et s’être déshabillée comme si ses
vêtements étaient en feu ? à quoi rimait cette séance de baise, toute en soupirs
étouffés, en râles réprimés, qui l’avait laissée à nouveau pantelante et ruisselante,
dans une posture qui aurait enflammé la terre entière ? quelle mouche la piquait ?
« Tu perds les pédales ma grande ! » se dit-elle en prenant sa douche, « Tu t’es
cassée la nénette pendant des mois pour te remettre à flots, tu t’es fabriquée une
hygiène de vie, astreinte à des règles strictes pour élever ta fille au mieux,
développer ton business, continuer à vivre tout en sachant, ce qui est proprement
insupportable, que tu ne reverras JAMAIS ton homme ! et voilà-t-y-pas qu’à la
première occasion tu viens t’empaler comme une obsédée sur le sexe triomphant
d’un jeune étalon qui n'en a rien à battre de toi ! t’es juste un trophée de plus dans
son tableau de chasse ! ma pauvre fille, tu me fais pitié ! j’en pleurerais… ». Et
elle pleura, laissa couler lentement le jet de la douche sur elle, tête renversée en
arrière, yeux fermés, ses mains lissant ses cheveux jusqu’à les faire crisser sous
ses doigts.
Elle réapparut de longues minutes plus tard, pieds nus, une serviette nouée
autour des cheveux, vêtue d’une chemise d’homme au bleu passé et d’un pantalon
large en tissu éponge gris. Assis sur le canapé, jambes croisées, Alban feuilletait
un exemplaire des Quatre amis, il leva la tête, posa le livre à ses côtés et au bout
de quelques secondes lui dit, de sa voix grave où perçait toujours l’ironie :
— Je me disais, tout ce temps dans la salle de bains elle doit se préparer
pour une soirée chic, elle va peut-être me demander de faire du baby-
sitting, mais finalement, non…
— Rien ne t’empêchait de partir répondit Anna, je suis même étonnée de te
trouver encore ici,
— Je me suis déjà fait cette réflexion lors de notre première rencontre
poursuivit-il sans relever - comme s’il se parlait à lui-même – c’est fou
le mal que tu te donnes à ne pas vouloir paraître sexy, à force ç’en est
vraiment attendrissant… mais c’est peine perdue ma pauvre Anna,
même avec ton regard noir, ta vieille chemise d’homme, ton pantalon
flottant en pilou-pilou…
— Tissu éponge, rectifia-t-elle sèchement,
— Mmh… ça change tout, en effet… mais tu porterais une robe de bure
que le résultat serait le même. T’es tellement au-dessus de la mêlée,
Anna, on a dû te le dire cent fois,
— Et toi tu as dû débiter ce type de boniment bien plus souvent,
— Boniment… j’aime bien ce mot, boniment… Bonnie ment à Clyde son
amant, - puis chantonnant il entonna : Bonnie ment à Clyde, Bonnie ment

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à Cla- aïde ! … à bon escient aussi j’aime bien, on dirait qu’on parle
d’un pote arménien : c’est à qui ça ? à Bonessian, ce bon vieux
Karayan !
Un gamin, c’est un gamin, pensa-t-elle en se dirigeant vers la terrasse.
Poussés par le vent du nord des nuages filandreux déployaient un rideau sombre
sur les toits des habitations, masquant par intermittence une lune chétive. Elle
sentit sa présence dans son dos, le laissa s’approcher, ne tenta rien quand il la saisit
aux épaules et lui déposa un baiser dans le cou. Elle frissonna, tourna la tête, peut-
être interpréta-t-il mal sa réaction, toujours est-il qu’il se dégagea d’elle et se
confondit en excuses ; il était désolé, elle devait lui pardonner sa maladresse, ses
blagues à deux balles, son côté irritant – elle esquissa un demi-sourire approbateur
– mais il fallait qu’elle comprenne, jamais auparavant… puis s’arrêtant net sans
la regarder comme s’il craignait de lire sa désapprobation il enchaîna :
— Je sais un peu ton histoire Anna - par Chloé et d’autres aussi, tout le
monde en ville te connaît Anna – j’imagine le drame que tu as vécu, ce
que tu as traversé, il faut que tu le saches Anna, sans t’en rendre compte
et sans le vouloir, au fil de ces deux dernières années tu es devenue une
sorte de figure romanesque, un personnage tragique et mystérieux. Il se
dit que tu…
— Je me moque de ce qu’il se dit Alban, des foutaises ! qu’est-ce que les
gens savent de moi ? que dalle ! je ne suis pas une héroïne de roman,
bon sang ! quelles conneries !!
— Non, bien sûr mais c’est comme ça que …
— Et toi ? le coupa-t-elle à nouveau, c’est ça qui t’attire ? voir la veuve
tragique encore au dessus de la mêlée, celle dont tout le monde parle en
ville, succomber à ton charme de baroudeur, à ta belle gueule d’ange ?
— Pas du tout ! enfin, si, un peu… mais c’est tellement plus que ça Anna,
tu ne vas pas me croire mais c’est la première fois que je ressens…
— T’as raison mon grand, grinça Anna, je ne te crois pas, calme-toi ! on
s’est vus pour la première fois vendredi dernier, on est mardi soir, t’as
réussi à me sauter deux fois en cinq jours, bravo !
— Tu es moins belle quand t’es vulgaire Anna, et injuste et cruelle aussi,
— Mon côté romanesque et mystérieux en prend un coup, pas vrai ?
— Là tu joues un rôle Anna, c’est pas vraiment toi. Enfin, prends-le comme
tu veux, je ne sais pas ce que c’est exactement mais aucune femme ne
m’a mis dans un tel état et je ne parle pas que de nos deux fois.

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Chapitre 8

— Comment ça jeune homme ? lui demanda Anna en guise de diversion,


pas une seule amoureuse dans ta vie ? c’est triste ça !
— Pas tant que ça en fait, c’est plutôt chouette, je me dis que le meilleur
reste à venir,
— Vraiment ? pour aucune de tes multiples conquêtes…
— N’exagère pas !
— On ne prête qu’aux riches jeune homme, dit-elle en souriant.
Ils se tenaient côte à côte sur la terrasse, à moins d’un kilomètre à vol
d’oiseau on devinait la silhouette massive de la cathédrale, comme des néons dans
une salle des fêtes les fenêtres des immeubles alentours s’allumaient à tour de
rôle, Anna se détendait, c’était pourtant le moment le plus difficile de la journée
pour elle, quand l’image paisible des familles qui se retrouvaient pour passer la
soirée ensemble s’offrait à son regard, elle frissonna à nouveau, le remarquant –
un peu en retrait il ne la quittait pas des yeux, attendait qu’elle reprenne leur
conversation - Alban lui couvrit les épaules avec son blouson. C’est finalement
lui qui rompit le silence :
— Pour être honnête avec toi, j’ai été très amoureux d’une femme, j’étais
jeune, j’aurais pu être son fils, mais on s’en foutait. Elle avait beaucoup
de classe, pas dans le genre grande bourgeoise, non, une classe naturelle,
un truc inné qui en imposait… un peu comme toi Anna ! mais elle a
commis l’impardonnable…
— À ce point-là ! elle t’a trompé ?
— Non, ça c’est rien et pour tout dire cela aurait été un juste retour des
choses,
— Alors qu’a-t-elle fait de si impardonnable ?
— Elle m’a humilié… écoute je ne sais pas pourquoi je te parle de ça…
Ils avaient regagné l’intérieur de l’appartement, s’étaient assis chacun à un
bout du canapé ; Anna les jambes repliées sous elle fixait avec intensité Alban qui,
jouait machinalement avec le fermoir de sa montre bracelet - un modèle sport de
bonne facture que n’aurait pas renié Christian nota-t-elle -, la conversation avait
pris un tour inattendu, on était passé d’un semblant de joute verbale à une amorce
de badinage pour basculer en mode confession intime, confession d’autant plus
surprenante qu’elle venait d’un garçon qui semblait avoir fait de l’ironie, de la
dérision et d’une froide séduction ses armes favorites pour s’adresser aux autres.

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Elle le voyait sous un tout autre aspect, littéralement : alors qu’encouragé par
l’écoute pleine de tact dont fit preuve Anna - soucieuse de ne pas le voir se
renfermer et stopper là - il lui contait ce qu’il n’avait jamais avoué à quiconque,
elle voyait réellement son visage, ses expressions se modifier, sa voix même était
moins assurée, plus marquée dans les tons graves, une voix de gorge comme s’il
devait aller puiser au plus profond les mots qui sortaient de sa bouche. Cette
femme l’avait humilié – il répéta cette phrase plusieurs fois – avait touché en lui
une faille intime, celle qu’il dissimulait avec soin depuis sa prime jeunesse, servi
en cela par un physique des plus avantageux, un charme irrésistible et un débit
verbal où moquerie et humour vachard étaient omniprésents. Se livrer à une battle
avec Alban pouvait s’avérer périlleux, rares étaient ceux qui en sortaient
indemnes, il avait l’art de pousser la provocation à son extrême, quelques fois cela
se terminait en véritable bataille, ce qui n’était pas pour lui déplaire sûr comme il
était de sa force physique. Tout cela c’est Alban qui lui avait dit, avec ses mots,
comme s’il avait besoin de ce préambule avant d’aborder le sujet de son
humiliation.
— Je n’ai jamais aimé l’école et à partir du collège c’est devenu une vraie
souffrance, je m’en sortais grâce à deux trois matières mineures, le sport
bien sûr, l’anglais - la prof était canon et elle m’avait à la bonne - et un
peu l’histoire-géo. Je détestais les maths, toutes les matières
scientifiques et j’étais passable en français. Quand je repense à cette
période j’en ai encore la boule au ventre. Je me sentais diminué, minable
à chaque fois qu’un prof nous rendait nos copies, bien sûr je n’en laissais
rien paraître, je faisais le fanfaron comme ils disaient, le petit coq, je
faisais rire toute la classe avec mes clowneries ou ma façon de singer les
professeurs, j’avais plein de potes et du succès auprès des filles. Mais
j’étais nul c’est ça la vérité…
— Personne n’est nul, cela ne veut rien dire Alban, protesta Anna.
— Si tu veux… enfin j’étais en échec scolaire, j’ai quitté le bahut dès que
possible, fait plein de petits boulots, pas mal voyagé et depuis trois ans
je vis en Corse dans le village de mes grands-parents maternels, j’y ai
développé un petit business et je rends aussi service aux patrons de
Chloé, les avocats, qui ont des biens sur l’île.
— Tu rends service…
— Oui, j’entretiens leurs villas, leurs bateaux, je fais en sorte qu’ils ne
soient pas embêtés par les natios ou d’autres… on me connaît comme le
petit-fils des Pozzo, mes grands-parents sont très respectés… les boss
de Chloé apprécient, par le passé la terre avait tremblé sur leurs
propriétés…

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— C’est eux qui t’ont invité, souffla Anna dans un demi-sourire, c’est
pourquoi tu séjournes dans le plus bel hôtel de la ville… et tes parents ?
tu as bien grandi ici ?
— Ma mère est morte quand j’avais douze ans et mon père est retourné
dans sa région d’origine en Normandie, on ne se voit pas beaucoup…
À ce stade il se leva et se tourna vers la baie vitrée, dehors la nuit était
tombée, la pluie avait repris, une pluie froide ballotée par le vent. Anna laissa le
silence s’installer entre eux, puis au bout d’une longue minute elle se leva et
proposa un verre, ce serait bière pour lui, vin blanc pour elle, l’heure sur le lecteur
DVD affichait vingt et une heures, en se rendant à la cuisine elle suggéra un
plateau télé sans télé, et sans attendre sa réponse sortit du frigo un camembert
entier, un bol de taboulé, deux tranches de jambon et deux compotes de Cléo en
guise de dessert. Elle déposa le tout sur la table basse pendant qu’Alban servait le
vin et décapsulait sa bière.
— À la bonne franquette ! comme dit ma chère Josette, lança Anna,
— Santé ! répondit-il en levant sa Corona.
Ils se regardèrent, un peu gênés, conscients du décalage d’humeur qui
s’était opéré entre eux, elle soudain enjouée, revigorée par le rôle de confidente
qui lui était attribué, lui de plus en plus sérieux, en infériorité, à mesure qu’il se
dévoilait. Après avoir bu une large rasade au goulot il lâcha, les yeux dans le
vague :
— Elle m’a fait comprendre qu’elle me trouvait bête…
— Bête ?!...
— Oui, bête ! pas idiot, non, mais inculte, d’une pauvre instruction. Ça s’est
fait en un clin d’œil, le temps de le dire, une remarque de ma part, enfin
une confusion sur le titre d’une pièce, j’ai dit Bonnot au lieu de Godot,
je ne sais pas ce qu’il m’a pris de parler d’un sujet que je connaissais
pas, d’habitude je faisais gaffe, ne jamais s’embarquer vers des rivages
inconnus au risque d’étaler ma non-culture, toujours rester à la surface
des choses, faire croire que… j’étais très bon pour ça. Mais là j’ai baissé
ma garde, et en retour j’ai pris la foudre ! peut-être que ça se serait mieux
passé si l’on avait été seuls, peut-être qu’elle se serait contentée de me
reprendre gentiment et moi je m’en serais sorti avec une pirouette,
comme d’hab’… mais là… non, l’effet de groupe a joué à plein, on
dînait après le spectacle avec ses amis, des gens du milieu comme elle,
il faut savoir qu’elle était, qu’elle est encore, une comédienne de renom
- si je te disais son nom tu serais surprise - elle avait sa cour, son cercle
d’intimes. Dès que j’ai... que j’eus ? que j’aie eu ? compliqué le

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français ! bref, une fois lâchée ma bourde je me suis fait tailler en pièces,
ça a fusé de tous les côtés, « En attendant le bonobo », « La bande à
Godot » « En attendant le jambonneau » « Une pièce de Sydney
Bechet », des blagues d’intellos snobs et méprisants, impitoyables avec
ceux qui n’ont pour culture théâtrale que les pièces de boulevard de « Au
théâtre ce soir ». Et Elle n’a pas été la dernière à me prendre de haut
comme si elle se devait de ne pas laisser passer une telle preuve
d’inculture, j’étais comme K.O. debout, sonné, incapable de répliquer,
en une minute je suis passé du statut de jeune type cool, un peu rebelle,
sexy - certaines de ses chères amies ne s’étaient pas gênées pour me faire
des avances - à celui de pauvre ignare, le débile léger de service. Leur
regard, SON regard sur moi a changé du tout au tout et pour finir ils sont
passés de la raillerie à la condescendance, le pire qu’il puisse
m’arriver…
— Et ça s’est fini comment ? entre vous deux je veux dire…
— Je me suis cassé... non sans avoir eu ma vengeance de mâle,
— C’est-à-dire ? demanda Anna qui avait sa petite idée sur la question,
— Après le dîner on est rentrés chez elle, elle avait pas mal bu, se sentait
tout excitée, très amoureuse me glissait-elle à l’oreille en me pelotant
les fesses dans l’ascenseur. On s’est pas mal chauffés une fois rentrés
dans l’appartement alors je l’ai déshabillée entièrement, j’ai fait couler
un bain chaud et lui ai demandé de m’attendre dans la baignoire, j’avais
une surprise pour elle, elle a gloussé et s’est exécutée. J’ai fourré mes
quelques affaires dans mon sac, laissé les clés sur la commode et suis
parti sans un bruit. Elle ne m’a jamais revu. Fin de l’histoire ! de ma
première et unique histoire d’amour ! rideau.

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Chapitre 9

Ils se séparèrent peu après, Alban avait un avion pour Calvi aux aurores, un
problème de voisinage à régler, il escomptait être rentré sous quarante-huit heures,
si elle voulait ils pourraient se revoir à ce moment-là… Anna ne promit rien, elle
avait en tête de passer quelques jours à la maison du lac seule avec Cléo, besoin
de s’aérer, de s’éloigner de la ville, histoire de se remettre les idées en place. Elle
envoya un texto à Félix, qu’il inspecte la maison, mette le chauffage avant son
arrivée, prépare une petite flambée pour le plus grand plaisir de Cléo qui n’aimait
rien tant que jouer avec ses petites voitures – les poupées ne l’intéressaient pas -
à la lueur du feu de bois. Félix, l’ami d’enfance de Christian, avec qui il avait
passé les quarante-huit heures précédant son accident mortel, deux soirées
fiévreuses et débridées pendant lesquelles ils avaient retissé les liens de leur amitié
adolescente. Ces deux dernières années Félix était devenu proche d’Anna, un des
habitués du petit cercle qui l’entourait elle et sa fille, toujours prêt à rendre service,
s’occupant en priorité de la maison du lac, cette modeste résidence secondaire de
la famille Decker qui avait servi de refuge à Christian au moment de sa fuite du
domicile conjugal. Une fois les formalités de la succession expédiées, une fois
vendue leur demeure californienne à Marne-la-Vallée, une fois acheté
l’appartement dans le centre historique de sa ville natale, Anna qui se trouvait à la
tête d’un patrimoine financier conséquent avait décidé de racheter la part du frère
de Christian pour faire de cet endroit leur lieu de villégiature privilégié, une
maison de poupée chargée d’histoire, encore empreinte de la présence brûlante de
son époux. Félix avait pris en charge les travaux de rénovation et
d’agrandissement – une deuxième chambre pour la petite – procédé au nettoyage
et à l’embellissement du jardin, réparé le portail en bout de propriété qui menait
aux rives du lac artificiel, le plus grand et le plus beau de la région.
Anna prit la route dès le lendemain matin, Félix l’attendrait à la maison du
lac avec un déjeuner commandé au traiteur du village, la petite somnolait à
l’arrière, la coccinelle serpentait allègrement au milieu des côteaux de vigne
caressés par un timide soleil automnal. Elle écoutait Malpractice, l’album
référence de Dr Feelgood, un des groupes préférés de son homme, elle avait
toujours fait en sorte que Cléo soit habituée au bruit, aux sons de toutes natures,
chez elle la sono de la platine vinyle tournait plusieurs heures par jour, le silence
la glaçait, lui rappelant l’atmosphère confinée de son enfance, les fins d’après-
midi à jouer seule dans la salle à manger pendant que sa mère cousait et tricotait
p. 39
et que son père feuilletait le journal du soir. La raison non avouée de son goût
pour les trajets en voiture tenait au fait qu’ils la transportaient immanquablement
plusieurs années en arrière quand avec Christian leur prenait l’envie d’une
escapade, d’un week-end en amoureux, sur les rives du lac Léman, aux confins
des Ardennes belges, au milieu des champs de lavande du Luberon… Ils adoraient
partir sur un coup de tête, sans prévenir quiconque ni prévoir quoi que ce soit, ils
verraient sur place en fonction de leurs envies, s’arrêteraient là où la route les
mènerait, privilégieraient les petites routes propices à de divines pauses, comme
les appelait son cher mari. Malgré sa grande taille Anna avait une souplesse
naturelle à peine entretenue par une pratique sportive rudimentaire - un sujet
récurrent de gentille raillerie entre eux, Christian aimait parodier Adamo en lui
chantant « Tu pourrais pratiquer le sport pour garder une belle ligne de corps, et
encore et encore t’aurais pu danser la java ! ». Souplesse qui lui autorisait les
figures les plus acrobatiques et ils en profitaient largement, elle s’amusant de se
voir ainsi contorsionnée et lui atteignant des sommets d’excitation en contemplant
ses jambes d’un kilomètre enroulées autour de son cou, dans les postures les plus
extravagantes, tout recroquevillés qu’ils étaient dans l’habitacle de la 911, les
fesses enfoncées sur le cuir froid de la banquette arrière. Et puis ils parlaient,
beaucoup, de rien, de tout, elle admirait sa culture, son goût des belles choses, et
plus que tout elle lui était infiniment reconnaissante de la considérer comme une
interlocutrice crédible, et bien plus que cela selon ses dires, selon lui elle était
celle avec qui il avait les échanges intellectuels les plus stimulants, dénués de tout
snobisme, exempts de préjugés, empreints de la plus parfaite franchise. Le
complexe d’infériorité dont Alban avait souffert – et souffrait encore si elle se fiait
à l’impression de douleur qu’elle avait devinée en l’écoutant - ne lui était pas
étranger. Jusqu’à ses vingt ans, elle avait vécu comme sous l’emprise de sa
plastique irréprochable, son moi véritable, sa sensibilité, sa curiosité intellectuelle
s’étant effacés pour laisser toute la place à ce que dégageait son apparence, son
enveloppe corporelle – « Une des grandes affaires de la vie » comme l’avait écrit
Philip Roth – la réduisant au personnage de la superbe-nana-qui-n’a-pas-sa-
langue-dans-sa-poche-et-que-tout-mâle-rêve-de-culbuter, une version rock’n’roll
de la ravissante idiote en somme. Avec Christian elle avait appris à développer
son esprit critique, à se fier à son jugement, à se méfier du mainstream de la pensée
dominante, à apprécier l’art de la nuance, de l’entre-deux et surtout, surtout elle
avait exploré, découvert, appris à aimer nombre d’auteurs, de cinéastes, d’artistes
qu’elle ne connaissait pour la plupart qu’en surface : Proust, Céline, Roth,
Modiano, Truffaut, Godard, Hitchcock, Chaplin, Allen, Picasso, Rodin,… elle qui
ne lisait pratiquement jamais avait lu au cours des vingt ans de sa vie commune
avec Christian au rythme d’un livre par semaine, ils allaient au cinéma deux fois
par mois, à des concerts de rock trois à quatre fois par an, faisaient le déplacement

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à Paris dès qu’une expo attirait leur attention. Un de leur jeux favoris consistait à
faire découvrir à l’autre un auteur, un réalisateur qu’il ne connaissait pas. Elle
comptait parmi ses plus belles victoires de lui avoir mis sous le nez La musique
du hasard de Paul Auster ou de l’avoir emmené à une expo de ce jeune artiste
new-yorkais qui l’avait fascinée au premier regard, Basquiat.
Oui elle aimait particulièrement prendre la route avec sa coccinelle rose
poudré et revivre les moments, les épisodes, les conversations qu’elle partageait
avec l’homme de sa vie lors de leurs road trip amoureux. Elle s’était rendu compte
que se remettre une scène du passé en mémoire place cet évènement sur le même
plan, lui donne la même réalité que l’instant présent. L’effacement aussi
miraculeux qu’éphémère de la frontière apparemment infranchissable entre le
présent et le passé était certainement ce qui lui avait permis, vaille que vaille, de
se tenir debout au cours de ces deux dernières années.
Félix revint du fond du jardin après avoir entendu la VW se garer dans
l’allée, il souleva Cléo au ciel et l’embrassa bruyamment puis fit la bise à Anna
après l’avoir accueilli comme d’habitude avec un « Ciao Bellissima ! » sonore.
Pourtant le cœur n’y était pas, il y avait quelque chose de forcé, d’emprunté dans
son attitude. Tout en pénétrant dans la maison – baptisée Villa Nellcote depuis peu
comme indiqué sur une planche de bois clouée sur un montant de la terrasse, une
idée de Félix, un tribute à la villa de Villefranche sur Mer qui avait accueilli les
Stones dans les années 70 – Anna observait Félix du coin de l’œil. L’air de rien
elle le questionna :
— Cathy n’est pas là ? elle va bien ?
— Je ne sais pas, on s’est fâchés avec Cathy…
— Qu’est-ce qu’il s’est passé encore ?!
Anna regarda Félix d’un air désolé, comme à chaque fois qu’il annonçait
une brouille avec son amie – et ils devaient en être au moins à la sixième, une tous
les quatre mois estima Anna - il affichait ce même air de chien battu ; ils étaient
incorrigibles pensa-t-elle, infoutus de se dépêtrer de la relation chaotique,
tumultueuse, passionnée qui était la leur depuis leur rencontre un soir d’octobre
2010 en présence de Christian qui n’avait alors plus que quelques heures à vivre…
— Je lui ai mis une claque, articula-t-il avec peine,
— QUOI ???
— Sans le faire exprès, rassure-toi, j’ai fait un faux mouvement,
— Allons Félix !
— Mais c’est à cause de cette connasse qui ne sait pas conduire ! elle m’a
fait une queue de poisson, j’ai eu un geste de colère et c’est Cathy qui a
pris… et en plus c’est une de ces putains de Batman !
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— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu sais bien, avec leur voile, là, leur tchador ou leur niqab, je ne sais pas
comment ils appellent ça…
— Non mais tu te rends compte de ce que tu dis ! c’est quoi cette fixette
sur les femmes voilées ?
— Ça ma saoule, c’est de la provoc, on en voit de plus en plus, certaines
font ça sans même savoir pourquoi,
— Elle ne dérangeait personne dans sa bagnole, de quoi tu te mêles ? et si
c’est pas son choix elle est plus à plaindre qu’à blâmer. Tu as dû sortir
des énormités, je comprends la colère de Cathy,
— En plus je lui ai mis un œil au beurre noir… ce coup-ci je crois que c’est
cuit, elle est très en colère contre moi, là c’est sérieux, c’est pas comme
les autres fois…
— Il faut te faire pardonner Félix, lui montrer que tu es capable de changer,
de te maîtriser, t’es un mec adorable mais ton côté beauf, bas du front
quand tu croises un maghrébin, c’est insupportable, il faut que tu
changes Félix si tu veux récupérer Cathy !
— Tu ne veux pas l’appeler ? demanda-t-il presque implorant,
— Bien sûr que je vais l’appeler, mais cela ne suffira pas, non mais
sérieusement Félix tu t’es vraiment comporté comme un connard !

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Chapitre 10

Félix ne se pardonnait pas d’avoir retenu Christian en ce lundi funeste, de


l’avoir dissuadé de repartir avec Anna qui avait fini par le dénicher dans la Villa
Nellcote, tout ça pour donner une bonne leçon à un jeune enfoiré qui s’était mal
comporté avec une gamine, gamine qui en d’autres circonstances lui avait
prodigué des faveurs répréhensibles aux yeux de la loi… Anna était consciente du
poids qui lui pesait sur les épaules, elle détenait le pompon en terme de culpabilité,
elle défiait quiconque de lui en remontrer sur le sujet, aussi avec Félix avait-elle
le sentiment de partager les mêmes tourments. Parfois quand le silence s’installait
entre eux, que leur regard se croisait elle pouvait lire en lui à livre ouvert.
— Tu ne réalises peut-être pas à quel point il t’avait idéalisée, sacralisée, à
quel niveau il plaçait votre histoire, lui avait-il dit un soir où ils s’étaient
retrouvés tous les deux, comme deux âmes en peine, dans la maison du
lac.
C’était à peine un mois après les obsèques, un jour de novembre glacial,
Anna était venue s’assurer que Christian n’avait rien laissé sur place et surtout
elle avait éprouvé le besoin de revenir sur le lieu où elle l’avait vu pour la dernière
fois, de faire remonter à la surface leurs derniers moments ensemble.
— « Un don du ciel », avait poursuivi Félix, « La plus belle chose qui
pouvait m’arriver », c’est ainsi qu’il m’a parlé de toi, de votre union,
lors de la nuit blanche qu’on a passée ensemble, aussi tu comprends le
choc que cela a été pour lui d’apprendre que tu le trompais, que tu faisais
ça rapidos sur un parking après ton sport pour ensuite retourner à ton
bureau comme si de rien n’était et l’embrasser amoureusement en
rentrant le soir à la maison. J’ai tout de suite su que cela ne tenait pas la
route cette histoire, même sans te connaître – mais il m’avait beaucoup
parlé de toi – j’ai compris qu’il ne s’agissait que de racontars de sombres
connards, je lui ai dit, je l’ai même engueulé ! mais il y avait comme du
fatalisme en lui, une façon de rendre les armes, d’admettre que tout ça
était trop beau pour être vrai, que cela devait lui tomber dessus un jour
ou l’autre…
— Mais je lui ai dit tout cela ! lui avait répondu Anna. Si seulement il
n’avait pas quitté la maison, qu’il m’avait laissé lui expliquer… quand
je l’ai retrouvé le lundi matin j’ai senti qu’il n’avait plus de doutes, il
était apaisé, épuisé - oh mon Dieu, moi aussi ! -, on a fait un tour au bord

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du lac, on devait repartir en même temps mais il a voulu rester, pour te
rejoindre m’a-t-il dit, il avait l’air inquiet… j’aurais dû insister, je
regrette tellement, c’est trop bête, tellement injuste !!
— Tu n’y es pour rien avait protesté Félix, tout ça est ma faute, si tu savais
comme je m’en veux… j’ai une vie de merde et en plus…
— Arrête Félix ! ça ne sert à rien et en plus c’est faux, tu viens de rencontrer
une fille formidable, tu mènes une vie paisible, tout le monde ici
t’apprécie… c’est le destin, Félix, le destin…
Ils faisaient le tour du jardin, Félix montrait à Anna les travaux de nettoyage
du terrain, de taille des haies et des arbres fruitiers qu’il avait réalisés la semaine
passée, on sentait qu’il prenait ça à cœur, cela faisait partie de la promesse qu’il
avait faite à Christian avant qu’ils ne se quittent et il avait presque bondi de joie
quand Anna lui avait annoncé qu’elle allait racheter la maison et qu’elle aurait
besoin de lui pour l’agrandir et l’entretenir. La petite gambadait devant eux, ils
franchirent le portail et se dirigèrent vers la rive du lac. Le temps était clair, l’air
vif vous mordait les joues et piquait les yeux, Anna essuya une larme sur la joue
de Cléo. Deux ans plus tôt elle se tenait au même endroit avec Christian : blottis
sous un parapluie ils contemplaient la surface du lac piquetée de fines gouttes de
pluie, un immense soulagement la gagnait peu à peu, ils s’étaient retrouvés, le
cauchemar prenait fin, du moins c’est ce qu’elle croyait…
Quand le stupide malentendu au sujet de la prétendue infidélité d’Anna
avait été dissipé, Anna avait été tentée de lui en dire plus sur les avances d’Erwan
– encouragé elle devait le reconnaître par son attitude pour le moins ambiguë -la
semaine précédente, lors de cette soirée très arrosée entre collègues, Erwan,
collègue de travail d’Anna et ancien compagnon de beuverie de Christian, connu
pour son goût pour les femmes des autres, Erwan qui annonçait à qui voulait
l’entendre qu’un jour il mettrait la belle Anna dans son lit. Christian avait accusé
le coup – elle lui avait quand même avoué qu’ils s’étaient longuement
embrassés… – Anna avait décelé le voile devant ses yeux mais le bonheur d’être
réunis à nouveau avait pris le dessus lui semblait-il, il lui avait même demandé
pardon pour ce qu’il lui avait fait endurer pendant ces six jours. Mais comment
être sûre qu’il ne lui en voulait pas pour cette…, cet oubli de quelques secondes ?
comment être sûre qu’il n’ait pas fait pas l’amalgame avec le faux épisode du
parking ? comment ne pas imaginer que le soupçon sur son infidélité ne se soit
immiscé dans son esprit alors qu’il roulait au volant de sa Porsche vers le camion-
grue qui allait quasiment le décapiter ? Ces pensées, ressassées jusqu’à la nausée,
ne lui avaient laissé aucun répit les premiers mois suivant la tragédie, puis elle
avait appris à vivre avec, à se faire une raison ; elle concentrait ses souvenirs de
leurs derniers moments sur le regard aimant qu’il avait porté sur elle, sur ses mots

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pleins de tendresse, « Se souvenir des bonnes choses » lui répétait Josette comme
un mantra lorsque, épuisée de chagrin et de culpabilité elle courait se réfugier dans
ses bras, poser sa tête sur ses seins plantureux.
Un message s’afficha sur son téléphone, en légende d’un selfie pris au bord
d’une falaise surplombant une mer houleuse Alban avait écrit ces quelques mots :
« Viens me rejoindre sinon je saute… ». La blague, limite de mauvais goût se dit-
elle, lui arracha néanmoins un sourire.
— Une bonne nouvelle ? s’enquit Félix en sortant une cigarette d’un étui
de cuir noir, il en proposa une à Anna qui déclina,
— Cela dépend, répondit-elle, s’il saute ou pas…
— Pardon ?
— Non, rien Félix, une private joke...
— Le traiteur va arriver, on rentre ?
— Ok, Félix ! Cléo, viens ma belle on va manger,
— C’est un ami à toi ? un nouvel ami ?
— De quoi tu me parles ? lança-t-elle, surprise,
— Tout se sait Bella et t’as des copines qui ont la langue bien pendue...
— Qu’est-ce que Josette t’a raconté ? et depuis quand vous parlez de moi
dans mon dos ?
— On ne parle que de toi ma chérie et tu sais qu’avec Josette on a une ligne
directe, elle m’a à la bonne et je l’aime bien aussi, une pute et un ancien
voyou de banlieue, on était faits pour s’entendre...
— Bon, en attendant j’ai rien à te dire Félix, occupe-toi de tes fesses !
— Oh là c’est bon ! quel caractère ! mais y’a un truc là, comme qui dirait
anguille sous roche...
— Lâche-moi !
Anna prit sa fille, la jucha sur ses épaules et se dirigea à grandes enjambées
vers la maison ; soudain guilleret Félix sifflotait, elle reconnut You sexy thing des
Hot Chocolate, puis il se mit à chantonner avec son anglais yaourt :
I believe in miracles
Where’re you from?
You sexy thing
En dépit de ce climat de légère moquerie, le déjeuner se passa bien, Félix
était un bon compagnon et n’avait pas son pareil pour raconter des histoires, la
petite, captivée, avalait la moindre bouchée sans broncher. Une fois Cléo
endormie pour la sieste, Félix prit congé non sans avoir rappelé à Anna sa
promesse de parler à Cathy. Avant cela Anna ouvrit sa boîte mail, rien de bien
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passionnant : un jeune auteur se plaignait du traitement de son roman par son
éditeur, un autre l’informait qu’il ne serait pas joignable pendant une durée
indéterminée – un voyage sous forme de « Retour aux sources » avec son nouvel
ami indien ?! – elle allait devoir lui décommander tous ses rendez-vous..., un
magazine jeunesse s’étonnait de sa non-réponse à leur demande d’article sur la
genèse de la saga des Quatre amis et pour finir un mail de GG Laforgue avec en
pièce jointe les derniers chiffres de ventes des Quatre amis et ces quelques mots
« J’ai opposé une fin de non-recevoir à la demande d’interview du journaliste TV,
il m’a relancé maintes fois, je vous ai fâchée avec mon initiative malheureuse et
je vous ai blessée sans le vouloir, j’espère que vous me pardonnerez. Bien à vous,
GG ».
Anna sortit sur la terrasse, un casque sur les oreilles elle écoutait le concert
de Solomon Burke au festival jazz de Montreux en 2006, Félix sans le vouloir lui
avait donné envie d’écouter de la soul et qui mieux que King Solomon pour se
laver la tête, se sentir une envie irrésistible de bouger, claquer des doigts,
fredonner don’t you feel like a-crying ? Christian et elle avaient visionné ce
concert dans un cinéma d’art et d’essai proche du quartier Latin, parcourus de
frissons pendant toute la projection – Anna avait surpris Christian essuyer
quelques larmes, la musique lui faisait souvent cet effet –, Solomon Burke, frappé
d’obésité morbide, cloué sur son trône, swinguait comme jamais et dégageait un
groove ahurissant. « Tout est dit ma chérie lui avait-il soufflé à la sortie du cinéma,
je maintiens que depuis quarante ans, rien de ce qui s’est produit sur le plan
musical ne peut rivaliser avec la richesse, la fulgurance, le talent des artistes de
cette époque-là, et cela vaut pour la soul music, la pop, le rock, le folk, ... les
grands groupes, les grands song writers, les grands producteurs, tout vient des
sixties et des seventies, c’est là que leur génie créatif s’est totalement exprimé, on
a atteint de tels sommets sur cette période bénie que rien n’a pu les égaler par la
suite, même s’il y a eu quelques éclairs, d’heureuses surprises... et tu sais je pense
qu’il en est de même pour le cinéma, la littérature et c’est pas de la nostalgie à
deux balles Chaton, non c’est factuel, indéniable je pourrais te donner mille
exemples de ce que j’avance, mille exemples ! ». L’ironie du sort fit que Solomon
Burke et Christian quittèrent cette terre presque au même moment, le 4 octobre
2010 pour Christian et six jours plus tard pour le King Solomon ; la soul music
perdait successivement un de ses plus fervents admirateurs et un de ses plus
grands artistes. Bien sûr la terre continua de tourner mais pour Anna elle tourna
soudainement beaucoup moins bien, Ah ! don’t you feel like a-crying ? c’mon cry
to me !

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Chapitre 11

Cathy en avait gros sur le cœur, Anna ne l’avait jamais vue aussi remontée ;
Félix n’était pas loin de la vérité quand il déclarait que cette fois c’était sérieux,
que c’était pratiquement cuit. Quand Anna l’avait appelée, Cathy venait de faire
visiter un bien dans le village d’à côté, elle pouvait se rendre à la maison du lac
en moins de dix minutes, ça lui ferait tellement plaisir de les revoir toutes les deux,
elles ne se voyaient pas assez souvent, la petite Cléo avait dû bien changer, on
menait vraiment une vie de fou, à courir partout, sans prendre le temps de rien,
etc., etc.
Visiblement Cathy avait besoin de parler, de s’épancher, autour d’Anna ça
devenait une manie ces derniers temps, peut-être un nouveau fait de société, qui
sait ? l’époque était rude il est vrai, le chacun pour soi faisait des ravages, alors
les gens profitaient de la première oreille attentive, de l’épaule secourable la plus
proche pour faire retomber la pression, partager ne serait-ce qu’un instant leurs
angoisses, leurs grandes peurs, leurs petites misères...
Elle arborait d’énormes lunettes de soleil pour masquer son œil au beurre
noir, Félix n’y était pas allé de main morte, si l’envie avait pris Cathy d’une simple
visite au poste de police du coin, il se serait retrouvé direct en fâcheuse posture.
« Figure-toi que j’y ai pensé » avait-elle confié à Anna, « Quand je me suis vue
dans la glace, comment il m’a défigurée ! je sortais juste de chez l’esthéticienne,
le lendemain j’avais un rendez-vous chez le banquier pour faire valider mon projet
de franchise... je l’aurais tué ! il m’a mise dans une rage folle, et son insistance
pour rejeter la faute sur cette nana voilée, pfff... et après quand j’ai appris pour lui
et Avril, cette gamine de dix-sept ans, alors là c’était le pompon !!! non Anna, rien
à faire je ne veux plus en entendre parler, c’est trop pour moi ! ».
Ce n’était pas la première fois qu’Anna entendait parler d’Avril, la jeune
fille qui habitait avec ses parents le pavillon voisin de Nellcote – d’une certaine
façon elle tenait un rôle majeur dans l’enchaînement des faits qui avaient conduit
au drame d’octobre 2010. Félix avait relaté à Anna les circonstances de la
disparition d’Avril il y a deux ans, Christian avait même participé aux recherches.
Avril n’avait pas quinze ans, elle s’était entichée d’un type plus âgé, une sorte de
motard-routard, travailleur saisonnier à l’occasion ; après une dispute avec son
beau-père elle avait quitté la maison pour se réfugier dans les bras de son copain
qui squattait une cabane de chasseur dans la forêt avoisinante. La fugue avait duré
moins de trois jours, une fois les effets du cannabis et de l’alcool dissipés, une fois

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les véritables intentions de son amoureux mises au jour – il était question de
parties à trois, voire plus, il était partageur et avait plein de bons amis le routard –
Avril, épuisée, dégrisée, meurtrie, avait frappé à la porte de Félix. C’est Cathy, sur
les conseils de Christian, qui avait ramené la gamine chez ses parents. Pourquoi
Félix ? Cathy s’était posé la question – Anna aussi mais à la différence de Cathy,
qui avait tendance dixit Josette « À gober tout et n’importe quoi » - elle n’avait
pas mordu aux explications vaseuses de Félix. À court d’arguments il avait avoué
à Anna la relation coupable qu’il avait eue avec Avril – « Une seule fois et sans
pénétration » s’était-il défendu, pitoyable. Le retour d’Avril au bercail eut lieu le
dimanche matin, le lendemain, Félix, qui avait localisé la planque du routard,
téléphonait à Christian pour qu’il vienne l’aider à « Lui donner une bonne leçon ».
À cet instant précis Anna se tenait face à Christian, ils se préparaient à
prendre la route, rentrer chez eux, retrouver leur nid douillet et oublier ces six
jours d’affliction. Il eut suffi que Christian parvienne à raisonner Félix voire qu’il
l’envoie carrément paître – après tout cela ne le concernait en rien - ou bien qu’il
ait simplement négligé l’appel pour que rien de tragique ne se passe... mais, non,
alerté par l’état de son ami au téléphone – la rage le faisait bredouiller, il parlait
de « Faire la peau à cet enfoiré » – il l’avait rejoint en pleine forêt après avoir
promis à Anna de rentrer au plus tard pour le déjeuner. Ils donnèrent en effet une
bonne leçon au type, puis les deux amis s’embrassèrent et Félix regarda la Porsche
de Christian s’enfoncer dans la forêt, la suite est connue...

Cathy attira Anna à l’arrière de la maison, près de la cabane de jardin que


Félix avait repeinte en bleu et blanc au cours de l’été lui donnant l’aspect des
cabines de plage d’une station balnéaire, le ciel argenté s’obscurcit au passage
d’une nuée d’étourneaux, elles levèrent la tête de concert, restèrent un moment
sans rien dire, puis Cathy, après avoir allumé une cigarette, poursuivit :
— Oui, figure-toi qu’avec cette môme, cette Avril, celle que j’ai ramenée
chez elle il y a deux ans après sa fugue, il a eu une relation ! il me dit –
mais je sais que c’est faux - que ça remonte à notre dernière pause,
qu’elle était venue le voir et que ça s’était fait... naturellement,
naturellement !!! non mais, il me prend pour une conne ou quoi ?! et tu
sais pas comment j’ai appris ça ?

Non, Anna ne savait pas et elle n’eut pas le temps de répondre à ce qui ne
ressemblait pas vraiment à une question, Cathy, les joues empourprées par le froid
et l’excitation enchaînait :

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— Le jour où il m’a mis une beigne - sans le faire exprès c’est vrai mais
quand même... -, quand j’y repense quelle journée de crotte !, oui ce
jour-là on rentre chez lui j’étais déjà furax t’imagines et qui l’appelle ?
en pleine panique ? Avril ! son copain était tombé dans les pommes et
plutôt que de téléphoner aux pompiers comme l’aurait fait n’importe
qui, non elle appelle mon bon Félix qui rapplique aussitôt, impensable !
le gamin respirait il l’a emmené aux urgences à vingt bornes du village
et ensuite il est retourné voir Avril qui l’attendait dans le studio de son
copain. Apparemment avec Zied – il s’appelle Zied, ça a dû le faire
grincer Monsieur Félix – ils se livraient à des trucs glauques, du genre
sado-maso – elle est pas nette cette môme ! – étranglements et
compagnie, ça a mal tourné, il s’est évanoui, elle a eu la trouille et son
premier réflexe c’est d’appeler au secours Félix Croizon ! pas ses
parents, pas le 15, non ! Félix ! et là il a bien été obligé de cracher le
morceau et j’ai compris qu’il y a deux ans quand elle était venue frapper
à sa porte à sept heures du matin il y avait déjà eu quelque chose entre
eux... elle n’avait pas quinze ans ! tu te rends compte ? il a nié, mais je
ne le crois pas, je ne le crois plus, j’en ai des frissons, je suis tombée
amoureuse d’un..., d’un..., je n’ose même pas dire le mot ! Oh ma
chérie ! je suis mortifiée.
— Et le garçon ? Zied, il va bien ? s’enquit Anna,
— Je n’en sais rien, j’espère que oui... tu sais, après ça j’ai viré Félix de
chez moi et on ne s’est pas reparlé, d’ailleurs je ne veux plus en entendre
parler ! dis-lui bien Anna, fini ! finito !!

Le moins que l’on puisse dire est qu’Anna n’imaginait pas ainsi sa première
journée dans la vallée axonaise, elle avait tablé sur la quiétude des lieux et le cocon
de la villa pour souffler un peu, passer du temps avec sa fille, s’époumoner à courir
dans le jardin, se poursuivre en criant sur les rives du lac, voir leurs joues et le
bout de leur nez rougis par l’excitation et le froid vivifiant de la mi-octobre. Au
lieu de cela elle avait enduré les jérémiades de Félix, servi d’exutoire au
ressentiment de Cathy, lu des mails de gens qui se plaignaient, réclamaient, se
confondaient en excuses, ri jaune au message mi-chèvre mi-chou d’Alban... et
pour couronner le tout, alors qu’elle profitait des dernières minutes de clarté pour
prendre l’air avec Cléo, sous un ciel mauve zébré de rouge orangé, il avait fallu
qu’elle tombe sur la voisine, qui n’était rien d’autre que la maman de la fameuse
Avril. Tous ces gens s’étaient donné le mot ma parole ! car la voisine, profitant de
ce que la conversation se porte sur Cléo : « C’est tellement mignon à cet âge-là,
faudrait pas que ça grandisse » - pas à un poncif près la voisine s’était dit Anna -

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la voisine, donc, Sylvie de son prénom, après un long soupir avait enchaîné sur la
sienne de fille, qui lui causait tant de tourments :
— Vous savez ce qu’on dit Anna : « Enfants petits, petits soucis, enfants
grands, grands tourments », la mienne ça fait un sacré bout de temps
qu’elle nous tourmente, mon compagnon et moi... vous en avez sans
doute entendu des échos...
— De, de quoi ? hésita Anna qui se dit que ce n’était pas le moment de
commettre un impair,
— Il y a deux ans quand Christian... votre mari, était à la maison elle avait
fugué...
— Oui, j’avais appris ça, c’est Félix, l’ami de mon mari...
— Félix Croizon, humm... oui je sais que vous vous connaissez, il entretient
la maison c’est cela ? nous on l’apprécie pas trop... enfin, depuis ça ne
s’est pas arrangé, elle n’a pas encore dix-sept ans qu’elle découche
presque une nuit sur deux, à dormir à gauche, à droite, chez des copines,
ou chez son amoureux du moment, ce jeune marocain... et ses études...
une fille si douée, avec tant de facilités, elle pourrait entrer à Sciences-
Po l’an prochain, mais non ! Mademoiselle menace de tout plaquer...

À ce moment-là Anna prit sa fille dans ses bras comme pour signifier son
intention de prendre congé.
— Oh je suis désolée ! je vous ennuie avec mes problèmes, mais ça me fait
un drôle d’effet de vous rencontrer, vous et la petite et je sais que vous
ne venez pas ici pour discuter avec les gens, c’était pareil pour votre
époux, tellement discret, je m’en souviens, j’avais dû insister pour qu’il
accepte que je lui coupe les cheveux, le salon de coiffure du village était
fermé...
— Ah ! vous lui aviez coupé les cheveux ? s’étonna Anna qui subitement
revit le visage de Christian, marqué par la fatigue, le front bosselé et les
cheveux coupés court d’un seul côté, lui faisant une tête de post-punk
sur le retour. C’est quel genre de coiffeuse cette femme pour faire une
coupe pareille ? se demanda-t-elle presque en colère...
— En réalité je n’avais pas pu finir, précisa Sylvie en voyant Anna
perplexe, on..., on a été dérangés... oui c’est ça... un coup de fil de mon
compagnon... à propos d’Avril, déjà...
Leurs regards se croisèrent et tout d’un coup Anna sut. Il est des choses que
l’on ne peut cacher à une femme amoureuse et amoureuse de son Christian, Anna
l’avait été et l’était encore. Elle sut qu’entre la coiffeuse et son écrivain de mari

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autre chose s’était produit qu’une simple prestation de service capillaire, et Sylvie
comprit qu’Anna l’avait compris. Comme souvent observé dans des situations où
une personne n’arrive pas à se dépêtrer de son mensonge, se trouve acculée face
à l’évidence de la vérité, l’issue de secours passe par une crise de larmes ou du
moins un début de chagrin soudain. Sylvie baissa la tête et se couvrit le visage des
deux mains - « Quelle mauvaise comédienne ! » se dit Anna, narquoise :
— Mon Dieu, quel malheur ! on était atterrés en apprenant l’accident, ma
fille avait tous ses livres... un si bel homme, si... - « Elle pleure vraiment
ce coup-ci » nota Anna, impassible -, vous ne m’avez pas vue, vous ne
me connaissiez pas et il y avait une telle foule, je suis allée à la
cérémonie...
À ce moment-là elle s’excusa de nouveau, posa le revers de sa main sur la
joue de l’enfant puis, comme Anna restait sans réaction, elle balbutia quelques
mots pour prendre congé, fit volte-face et s’éloigna d’un pas mal assuré, comme
si leur échange l’avait laissée groggy.

« Elle est un peu sèche, limite maigrichonne, plutôt grande – moins grande
que moi - un certain charme, ces lèvres pleines, ce cou gracile, ces longues mains,
tout à fait ton genre de femmes Chris ; c’est elle qui t’a dragué ou c’est toi qui lui
a fait des avances, échauffé par son ballet quand elle papillonnait autour de toi
pour te couper les tifs ? vous avez fait ça sur son fauteuil de coiffure ou ici allongés
sur le tapis, caressés par le feu de cheminée ? c’est étonnant quand même, tu n’es
là que depuis quelques jours, tu la rencontres par hasard, elle te fait une coupe de
cheveux !!! une coupe de cheveux... quel plan bizarre... et bam ! direct tu te la
fais ! je ne savais pas que tu fantasmais à ce point sur les coiffeuses... et elle n’est
pas farouche la Sylvie, c’est curieux elle donne pas l’impression de sauter sur tout
ce qui bouge, non... je pense que elle, elle fantasmait sur toi, l’écrivain à succès,
celui dont les bouquins ont bercé l’adolescence de sa gamine, à coup sûr la môme
avait une photo de toi dans sa chambre, oui c’est plutôt ça... remarque je ne t’en
veux pas, à ce moment-là tu pensais avoir de bonnes raisons de me rendre la
monnaie de ma pièce, l’occasion s’est présentée et voilà... quand même ça m’a
fichu un coup quand j’ai compris, comme si elle avait enfoncé le sac d’os qui lui
sert de poing dans mon ventre, et je viens de réaliser que la dernière femme avec
qui tu as fait l’amour avant de tirer ta révérence, ce n’était pas moi, mais une
obscure coiffeuse de Trifouillis-les-Oies en Picardie, la lose Chris ! pendant vingt
ans tu baises quasiment tous les jours une femme magnifique, une beauté, un
avion de chasse, une bombe atomique – je parle de moi, t’as compris, bougre
d’âne ! – et alors qu’il ne te reste que quelques jours, quelques heures, tu clos ce

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qui s’apparente à une vie sexuelle parfaite en t’envoyant Miss Mise-en-plis 1989 !
j’espère au moins que c’était bien, qu’à défaut d’avoir un bon coup de ciseaux
c’est un bon coup la voisine ! non, c’est faux j’espère pas, je préfère imaginer que
cela s’est mal passé, peut-être que t’as eu une panne ou que c’est un glaçon au
pieu cette chère Sylvie, ou je ne sais quoi d’autre mais surtout pas imaginer que
t’as connu le pied de ta vie ! désolé Christian tu vas dire que j’en fais des kilos
avec cette histoire qui n’en est peut-être pas une et t’auras raison, mais vois-tu, je
n’ai rien d’autre à penser à l’instant présent, Cléo s’est endormie sur le canapé, le
bon air et la chaleur du feu de bois l’ont mise KO. Moi, je viens de finir mon
troisième verre de blanc, je ressens, tu sais, ce début d’ivresse tellement familier,
qui t’enveloppe et te réconforte, tu arrives à un niveau de détachement qui te fais
sentir forte, t’as la tête un peu cotonneuse mais t’es plus lucide que jamais, tu
percutes ! on a souvent connu ça toi et moi, on a connu tellement de choses... on
a vécu le meilleur, parfois le moins bon, jamais le pire jusqu’à... mais... comment
tu as pu croire que je me laissais aller sur un parking avec ce jeune type ? tu
m’aimais si peu que ça ? tu faisais encore une de tes crises, ta « Panique
amoureuse » comme tu disais ? ton obsession du temps qui passe, de notre
différence d’âge t’avait aveuglé au point de prêter foi aux ragots d’une bande de
beaufs alcoolisés ? bon, j’arrête, faut que je passe à autre chose ça me rend chèvre,
notre histoire vaut bien mieux que ça... tiens, la prochaine fois je te parlerai de ce
garçon, Alban, tu sais celui de la soirée vernissage... il est beau comme un dieu
grec et il fait très bien l’amour, il est irritant et touchant à la fois... allez mon Chris
je te laisse te retourner plusieurs fois dans ta tombe, j’aime bien faire ma méchante
de temps en temps, je vais mettre la petite au lit et me regarder un bon film, j’hésite
entre Lost in translation et In the mood for love, je te dirai... tu sais que je t’aime
mon amour, que je t’aimerai toujours ».

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Chapitre 12

Anna et Cléo passèrent les deux jours suivants à Nellcote, dans une relative
quiétude. Chaudement vêtues pour de longues balades en forêt ou des promenades
en barque sur les eaux céruléennes du lac, sans âme qui vive à cette époque de
l’année, elles eurent tout loisir d’admirer les couleurs d’incendie de l’automne, de
s’extasier devant le vol des oies sauvages et autres grues cendrées, de frissonner
de plaisir à l’irruption d’un chevreuil, d’une famille d’écureuils...
Jusqu’au vendredi après-midi, aucune visite, aucun coup de fil ne vint
troubler leur intimité. Pas la mèche d’une voisine à l’horizon, nulle irruption
fébrile de Cathy, nul signe de vie de Félix. Pour sa part, Anna n’avait répondu à
aucun de ses correspondants par mail et avait laissé le sms d’Alban en suspens,
sans que cela ne provoque en elle de démangeaison particulière.
Le crépuscule s’installait, les bras chargés de bûches, en pantalon de velours
côtelé, ses longues mèches brunes dépassant d’un bonnet à pompon, des sabots
de bois aux pieds, un col roulé extra large lui arrivant à mi-cuisses, Anna, sublime
incarnation de la beauté champêtre, regagnait en sifflotant l’intérieur de la maison.
More than this de Roxy Music lui tournait dans la tête depuis deux jours. Elle se
repassait la scène de karaoké de Lost in translation où l’on voit un Bill Murray
plus lunaire que jamais fredonner la petite pépite de Roxy Music. Film, paroles et
musique tout à fait en phase avec son humeur du moment. Entre nostalgie et peur
de l’inconnu, beauté de l’instant, incertitude et recherche de sens, elle naviguait à
vue, ballotée par les flots, passant sans crier gare des sommets à couper le souffle
d’un bonheur entrevu aux glissades angoissantes vers ses plus sombres pensées.
En abordant la terrasse elle vit une Jaguar, un modèle ancien, se garer dans l’allée.
Au volant, Guy-Gilles Laforgue, il descendit précipitamment et s’avança les bras
tendus :
— Laissez-moi vous aider Anna,
— Ouvrez plutôt la porte Guy-Gilles, voilà merci,
— Bonjour Cléo ! lança l’éditeur à la petite qui attendait sa mère devant la
cheminée,
— Dis bonjour Cléo, asseyez-vous Guy, j’en ai pour une minute, notre petit
rituel de fin de journée avec Cléo, l’allumage du feu...
— Si je peux vous être utile,

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— Il y a une bouilloire dans la cuisine, vous nous faites un thé et dans le
frigo il y a le biberon de Cléo à réchauffer, allez ma chérie au boulot !
aide maman !
— Je débarque à l’improviste, mille excuses Anna, vous savez que ce n’est
pas dans mes habitudes mais vous êtes difficile à joindre et il y a une...
une nouvelle... et je veux vous l’annoncer en direct,
— Dites donc, rien de grave ? s’enquit Anna en observant sa fille,
— Non, non, rassurez-vous, mais vous représentez, enfin... vous gérez les
intérêts, ah ! comme tout ceci est froid et maladroit ! les romans de
Christian sont, vous le savez Anna, une source importante de revenus
pour ma maison,
— Pour moi aussi Guy, pour moi aussi...
— Bien sûr Anna, bien sûr, et donc à ce titre vous êtes légitime pour être
informée avant que cela ne soit rendu public que...
— Vous vendez ? c’est ça Guy ?
— Oui ! exact et vous comprenez que j’ai tenu à vous...
— Parfaitement et je vous en remercie, le coupa Anna qui intérieurement
se disait qu’elle n’en avait pas grand-chose à faire.

Comme souvent quand elle se trouvait mêlée à des échanges qui la


barbaient – et là on était en plein dedans, à quoi bon cette visite importune ? un
message aurait suffi... - elle se laissait aller à formuler in petto des propos
discourtois qui ici auraient pu donner quelque chose comme « Vraiment cher GG
vos histoires je m’en tamponne la rétine avec une pelle à gâteau, et je dirais même
plus : je m’en soucie comme de ma première petite culotte ».
Elle prit néanmoins sur elle et laissa le temps à l’éditeur de lui expliquer
dans les grandes lignes la transaction : les acheteurs, une jeune maison d’édition
franco-belge, affichaient de grandes ambitions, une refonte du catalogue et une
révision de la politique éditoriale n’étaient pas impossibles à terme mais feraient
l’objet de concertations préalables avec le vendeur – GG en personne – qui
garderait pendant trois ans un rôle de conseiller actif et de vigie auprès des
nouveaux dirigeants - « Toujours ce foutu langage politico-diplomatique, GG ! »
pensa Anna que les circonvolutions de l’éditeur agaçaient passablement.
Anna eut une oreille plus attentive lorsque l’éditeur aborda le sujet de la
cession des droits des Quatre amis à un producteur de films. « Vigilance ! »
l’alerta Laforgue, tout d’un coup beaucoup moins mesuré, les nouveaux
propriétaires étaient durs en affaire et Anna devrait veiller à préserver au mieux
ses intérêts. Pourcentage de cession de droits, retombées merchandising, durée de

p. 54
cession, signature conjointe, cession directe... autant de paramètres qu’Anna ne
connaissait que superficiellement, elle allait devoir s’y atteler. Laforgue lui
proposa son aide, l’assura de son soutien, et qui sait ? à eux deux ils pourraient
peut-être trouver en direct un producteur sans avoir à confier la gestion des droits
d’adaptation à la maison d’édition. Il avait rencontré la directrice des cessions de
droit qui lui avait fait une très mauvaise impression, l’archétype de l’executive
woman, une killeuse cette femme ! bien sûr cela prendrait du temps la prévint-il
et pénétrer le monde joyeux de la production n’était pas une sinécure mais il avait
déjà quelques touches, cela valait le coup d’essayer... des sommes énormes étaient
en jeu, une bonne négo pouvait les mettre à l’abri du besoin, elle et sa fille, jusqu’à
la fin de leurs jours...
Profitant de ce que la petite jouait à l’écart, occupée à projeter avec force
ses voitures d’un bout à l’autre du couloir, GG revint rapidement sur l’incident du
Bristol. Anna releva le tact et la mesure dont il usa au moment de lui dire que son
ex-petit ami, devenu le Julien le plus populaire du divertissement télé, n’avait pas
manqué de la débiner - vexé qu’il était par sa fuite en plein déjeuner - et de tout
déballer, faisant preuve selon GG « D’une indélicatesse et d’une grossièreté sans
nom ». À ces mots elle sentit un frisson lui envelopper le crâne et lui glacer les
joues, les dents serrées elle proféra une injure, alors, l’éditeur s’approcha d’elle et
la prit dans ses bras :
— Un mot Anna, lui chuchota-t-il à l’oreille, un seul mot de vous et je fais
en sorte de ruiner la réputation de ce sinistre personnage.
Il passa moins d’une heure à la maison du lac, embrassa chaleureusement
la mère et la fille au moment de son départ et baissa la vitre après avoir mis le
contact :
— Vous savez combien j’aimais Christian, Anna, je le considérais comme
mon fils, le fils que je n’ai pas eu... et pourtant, à chaque fois que je suis
en votre présence je ne peux m’empêcher d’avoir en tête ces vers
magnifiques de Victor Hugo : « Nous sommes tous les deux près du ciel
Madame, puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux ».
Anna lui sourit, d’un sourire un peu las, pour se donner une contenance elle
posa la main sur l’épaule de l’éditeur et lui murmura « C’est gentil à vous Guy,
c’est très gentil... ».

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Chapitre 13

La mère et la fille rentrèrent en ville le lendemain midi, accompagnées par


une brume mousseuse tout au long du chemin. En début de matinée Félix était
passé à la maison du lac, les nouvelles n’étaient pas brillantes. La famille de Zied
venait de porter plainte, l’hôpital avait relevé des traces de doigts sur le cou du
petit copain d’Avril, comme si on avait tenté de l’étrangler. Le signalement de
Félix avait été fait auprès de la gendarmerie, on recherchait activement l’individu
qui avait déposé le jeune homme aux urgences. Le problème, le gros problème
comme l’avait souligné Félix d’une voix d’outre-tombe, c’est que Zied était
toujours inconscient, dans le coma depuis maintenant six jours. Avril qui lui avait
rapporté tous ces faits était dans tous ses états, au trente-sixième dessous selon
Félix. À ce stade Félix lui avait demandé de ne pas se manifester, craignant que
l’on ne fasse le lien avec lui et que sa proximité avec Avril ne devienne un élément
aggravant. On était en pleine confusion reconnaissait Anna, le plus sage conseilla-
t-elle à Félix était de se présenter spontanément à la famille, après tout il avait
certainement sauvé la vie de leur enfant, pourquoi se mettre dans la peau d’un
coupable ? c’était compliqué, très compliqué, il allait réfléchir, là pour l’instant il
avait la tête farcie, il fallait qu’il se calme, qu’il se pose, il la tiendrait au courant,
promis...
Anna trouva dans sa boîte aux lettres une enveloppe blanche marquée du
logo du cabinet d’avocats où travaillait Chloé. Il s’agissait d’une invitation, le soir
même, dans la propriété de l’associé principal du cabinet. On y organisait une
réception en l’honneur de Vermont, l’artiste peintre, en tenue décontractée selon
la volonté de l’artiste. Sur le bristol, ajoutés à la main d’une écriture fine et serrée,
ces quelques mots : « J’espère vraiment que tu pourras venir et que tu m’as
pardonnée – Chloé ».
Anna posa le courrier sur la table de salon et envoya un texto à Josette qui
répondit dans la seconde : impossible pour elle de garder la petite, à Paris chez sa
mère souffrante, elle ne rentrerait pas avant dimanche soir. Au moment de
téléphoner à ses parents elle se souvint qu’ils étaient partis en cure dans les
Pyrénées la semaine précédente, ils en avaient pour trois semaines à se rouler dans
la boue, s’envelopper dans des algues, se pavaner toute la sainte journée en
peignoir blanc et claquettes de piscine, l’éclate totale pour les Giglioli mari et
femme, grimaça Anna, soudain contrariée. Aucune de ses nounous attitrées n’était
libre, Chloé serait à la soirée et hors de question de faire appel à une baby-sitter
lambda, confier Cléo à d’autres personnes que ses parents - sa mère plus
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précisément, son père était perdu dès qu’il fallait changer une couche-, Josette ou
sa nièce était inimaginable, elle avait changé deux fois de crèche – la première
fois la tête de la responsable ne lui revenait pas et la seconde c’est Cléo qui n’avait
pas aimé, trop de bruit, trop d’enfants autour d’elle – avant de choisir une micro-
crèche dans un quartier paisible où l’air ambiant semblait avoir déteint
favorablement sur l’attitude et l’humeur de ses occupants.
Elle s’apprêtait à appeler Chloé pour se décommander quand l’interphone
sonna, la belle gueule d’Alban se découpa sur l’écran, sans dire un mot elle
actionna l’ouverture, arrangea ses cheveux dans le miroir de l’entrée, passa sa
langue sur ses lèvres et entrebâilla la porte d’entrée. Il pénétra dans l’appartement
comme s’il arpentait le podium d’un défilé de mode, Anna ne put s’empêcher de
penser au premier vers de You‘re so vain de Carly Simon : « You walked into the
party like you were walking onto a yacht... ». Il prit l’enfant dans ses bras et
s’avança vers Anna qui faisait mine de chercher un disque, il lui donna un baiser
furtif au coin des lèvres et lança, goguenard :
— Ouf ! je suis rassuré, j’ai cru un moment que tu t’étais foulée les deux
pouces...
— J’ai fait trois jours off... t’es vexé ?
— Non, mais moi quand on m’écrit je réponds, question de politesse...
— C’est bien ça, t’es vexé ! dis donc, vulgaire, quoi d’autre encore... ah
oui ! injuste, cruelle et impolie, tu as tiré le bon numéro avec moi,
— Humm, tiré... je n’aurais pas osé...
— Et pourtant...
— Elle a l’humeur badine ce matin ta maman, Cléo, la campagne lui a fait
du bien, à toi aussi ma chérie, regarde-moi ces belles joues rouges !
Pas comme toi mon garçon, se dit Anna en le scrutant à la dérobée : il avait
les traits tirés, les yeux au fond des orbites, le teint hâve ; elle choisit de n’en rien
dire et lui mit sous le nez deux vinyles :
— Tu préfères quoi ? Carly Simon ou... Diana Ross ? et ton problème avec
les voisins, c’est réglé ? t’as déposé une petite bombinette dans leur
jardin et voilà !
— C’est à peu près ça... c’est bien connu en Corse on est un peu frustes,
pas de temps à perdre avec des bavardages inutiles. T’as rien de plus
récent ? mais, laisse tomber je vous emmène au resto, la brasserie Chez
Flo, ça te dit ? c’est à cinq minutes à pied, je connais la patronne, elle
nous dégotera une place même si c’est blindé...

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Blindé, le mot était faible, les gens faisaient la queue sur plus de vingt
mètres de l’entrée au comptoir d’accueil ; la brasserie, du modèle de celles qui
avaient fleuri à Paris durant les années folles, était l’un des lieux les plus prisés
de la ville : une clientèle de notables, chefs d’entreprise, gros vignerons,
footballeurs pros, fils et filles à papa, touristes étrangers s’y pressait tous les week-
end. Le coupe-file d’Alban fonctionna à merveille, d’un signe de la main il alerta
un serveur qui se dirigea aussitôt vers une femme aux cheveux courts blond
platine postée de dos près du bar. Elle se retourna et voyant Alban son visage
s’illumina, un sourire éclatant, très peu de maquillage, des créoles pour seuls
bijoux, quelques rides d’expression marquées, une peau ferme, difficile de lui
donner un âge se dit Anna alors qu’elle s’avançait d’un pas énergique vers eux
trois et les entraînait au fond du restaurant, déclenchant au passage murmures et
œil torve de clients qui attendaient leur table depuis de longues minutes. Pour une
bonne place au resto, certains seraient prêts à tuer, pensa Anna en sentant le regard
des gens dans son dos. Alban fit les présentations - « Anna, une amie et sa fille
Cléo » - puis répondit aux quelques questions de la patronne – la Flo de Chez Flo
– questions qui portèrent principalement sur sa vie en Corse, sur ses grands-
parents, de qui visiblement Flo était très proche. Au fil des réponses d’Alban,
Anna devinait une partie de sa vie, les liens particuliers qu’il avait noués avec Flo
depuis qu’il était enfant – depuis la mort de sa mère ? se demanda-t-elle – la
stature imposante de la figure de son grand-père, l’émotion dans sa voix quand il
parlait de sa grand-mère, l’absence totale de mention du père...
— Très belle femme dit Anna, on voit qu’elle t’aime beaucoup,
— Moi aussi répondit-il, elle a toujours été là pour moi, c’était la meilleure
amie de ma mère...
— Une seconde maman,
— En quelque sorte,
— Mais pas seulement, hein ?...
— J’aime bien les femmes, les vraies femmes, les femmes mûres, appelle
ça comme tu veux, les nanas de mon âge et les gamines de vingt ans me
saoulent, des pisseuses qui...
— Je comprends mieux, coupa Anna qui eut une pensée pour Chloé,
abaissée au rang peu enviable de pisseuse, je suis pile dans ton cœur de
cible en fait !
— Limite un peu jeune, ton côté top model, égérie de rock star, avec ton
allure tu fais dix ans de moins,
— Je couds et je fais du tricot ça compense non ?
— Mmm, pas sûr, quoi qu’il en soit, si on devait continuer à se voir
rappelle-moi de ne jamais tomber amoureux de toi,

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— Et pourquoi donc cher Harold ?
— Harold ? oh ça sent la culture théâtrale à plein nez ! tu m’entraînes sur
mon terrain faible, que la femme est perfide ! ta mère est traîtresse Cléo !
— Désolé, je ne voulais pas..., Harold et Maude,
— Oui je connais, mais je n’ai plus vingt ans et toi...
— Pas encore quatre-vingts,
— Fais gaffe, « Time flies » comme disait Beckett, ha ! ha !
— Samuel Beckett ? c’est pas plutôt Sydney Bechet ?
Ce coup-ci Alban rit pour de bon, un rire sonore, nerveux, incontrôlé,
communicatif aussi au point de se propager à ses deux compagnes de table et à
faire se retourner les clients des tables voisines. Leur rire épuisé, Anna avança sa
main vers celle d’Alban, un geste tendre, spontané qui la surprit elle-même, ils se
fixèrent quelques secondes :
— Tu ne m’as pas répondu lui dit-elle en tapotant son avant-bras, pourquoi
te rappeler de...
— De ne jamais tomber amoureux de toi ? allons ! c’est évident !
— Je t’écoute,
— Première raison : depuis que l’on est rentré dans ce resto j’ai compté au
bas mot une dizaine de types qui t’ont bouffé du regard, certains,
lourdauds qui n’auraient aucune chance mais d’autres...
— Rien que de très banal Alban t’es un type jaloux, lui dit Anna avant de
siffloter l’air de Jealous guy, déclenchant à nouveau le rire de sa fille
qui ne les quittait pas des yeux,
— Plutôt John Lennon ou Brian Ferry ? lui demanda-il en mimant un micro
avec sa main droite,
— Donny Hataway, très belle version, plus tendue, plus nerveuse, bien en
phase avec le texte... avec Chris on a toujours adoré la soul music,
— Justement puisque tu en parles, voici la deuxième raison, la seule qui
compte vraiment en réalité,
— Mon amour de la soul music ?
— Bien sûr que non,
— Alors, dis-moi,
— Je te l’ai déjà dit Anna, je connais ton histoire, c’est presque devenu une
légende urbaine et ta nièce Chloé m’a beaucoup parlé de vous deux, de
vos sorties parisiennes dans les années 90, du succès foudroyant des
romans pour la jeunesse de ton époux, de l’aura magnétique qui vous
entourait, de toi, si magnifique, si inconsolable... aussi je sais, je le sens
au plus profond de moi quand je suis avec toi, déjà le premier soir au bar
de l’hôtel alors que j’étais hypnotisé face à toi, la façon dont tu en

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parlais, tes yeux qui se perdaient, ta voix qui chavirait, cela m’est apparu
comme une évidence, un fait... irrémédiable : tu n’aimeras jamais
personne d’autre que LUI, alors, rends-toi compte, tomber amoureux de
toi serait... douloureux, comme un lent et doux supplice.
— Voilà un ton bien solennel jeune homme, un sujet bien sérieux pour un
début de week-end, et on en est pas là, ne t’emballe pas ! si ça tombe
dans quelques jours j’en aurai soupé de ta belle gueule et pareil pour toi,
tu vas certainement te lasser, ce ne sont pas les belles femmes qui
manquent et moi aussi j’en ai repéré quelques-unes ici qui feraient bien
de toi leur ordinaire...
— Tu as raison, je m’emballe et pourtant je m’accroche, je résiste, je m’en
sors pas trop mal, crois-moi, je n’en suis pas encore à avoir totalement
succombé, je me repasse en boucle les trucs chez toi qui m’agacent, tes
défauts physiques...
— Lesquels, par exemple ?
— Non, ce serait trop long...
— Petit con ! lâcha Anna en lui jetant sa serviette,
— Petit con ! répéta la petite.

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Chapitre 14

À quatorze heures ils avaient réintégré l’appartement et couché la petite, à


peine un quart d’heure plus tard c’était au tour d’Alban de faire une sieste ; bien
calé dans le fauteuil club faisant face à la baie vitrée, il récupérait « D’une nuit
trop courte et des soixante-douze dernières heures mouvementées » qu’il avait
passées sur l’île – à ce stade il n’avait pas donné d’autres précisions à Anna qui
par ailleurs ne souhaitait pas en savoir plus, pressentant un sujet touchy à souhait,
le genre de terrain sur lequel il n’était pas bon se risquer... ou bien elle se faisait
des films, influencée par les histoires sulfureuses qui circulaient sur la Corse alors
que le jeune mâle qui dormait profondément à moins d’un mètre d’elle avait peut-
être passé les trois derniers jours à faire la fête avec ses potes insulaires ou bien à
honorer avec entrain quelque brune de plus de cinquante ans au tempérament de
feu, ou bien à faire les deux, pourquoi choisir ? pourquoi se priver quand on a
moins de trente ans, un charme fou, qu’on est libre comme l’air, prêt à aller où le
vent vous emportera ?
Elle venait d’entamer un nouveau tricot au point de croix – un cardigan en
laine mérinos pour Josette - tout en se faisant ces réflexions, elle était perplexe,
désorientée quant à l’évolution de son attitude envers ce jeune type à qui elle
rendait pas loin d’une quinzaine d’années, quinze ans, ce n’était pas rien tout de
même ! Toujours ces histoires d’âge se dit-elle au moment de terminer une
transition délicate, les dernières années avec Christian ce sujet revenait sans cesse
sur le tapis, il était obsédé par cette question, la perspective du temps qu’il lui
restait à vivre et de comment il allait les vivre lui provoquait dans ses mauvais
moments une sensation de vertige. Comme on le ferait avec un enfant réveillé en
pleine nuit par un cauchemar effrayant elle faisait montre alors d’une patience
d’ange, d’une douceur infinie pour le rassurer, le ramener à la réalité, jusqu’à ce
qu’il lâche prise et s’abandonne dans ses bras, libéré pour un temps de ses
angoisses et de son anxiété.
L’ouvrage lui posait des difficultés, elle n’avançait pas comme souhaité, si
sa mère avait été là elle aurait pu la dépanner, lui donner comme à chaque fois le
bon conseil pour la sortir de ce mauvais pas. Elle posa les aiguilles sur l’accoudoir
du canapé, déplia ses jambes et contempla Alban : qu’avait-il en tête ce garçon ?
c’était quoi cette pseudo-déclaration à la brasserie ? de la manipulation ? un élan
spontané de sincérité ? comment le savoir et d’ailleurs quelle importance ?
qu’attendait-elle de cette liaison qui n’en était même pas une ? en huit jours ils
s’étaient vus trois fois, avaient couché ensemble à deux reprises, partagé deux
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repas, bu pas mal d’alcool, fumé un peu d’herbe, beaucoup discuté, des moments
plutôt agréables elle devait le reconnaître, comme elle n’en avait pas vécu
depuis... depuis Christian ; ceci étant ils pourraient en rester là et se quitter bons
amis, ou se dire que la prochaine fois qu’ils se croiseraient cela pourrait encore
le faire sans que cela ne les engage en rien, juste comme ça, pour le fun.
Anna soupira, elle soupirait beaucoup ces derniers temps, pour un oui ou
pour un non, une sale manie, le genre de tic de comportement qui vous fait prendre
dix ans comme un rien. Elle alla sur la terrasse, la brume matinale s’était
transformée en brouillard opaque, digne d’un smog londonien, c’est tout juste si
on distinguait l’immeuble en face, Anna eut envie d’une cigarette, « Se retenir
trois minutes, dit-elle à haute voix, ça va passer ». Elle arpenta la terrasse en
comptant les secondes, toujours à voix haute,
— Tu parles toute seule en plus ? l’apostropha Alban qui venait de décoller
de son fauteuil - les yeux mi-clos, le cheveu en bataille - ce défaut-là je
ne l’avais pas remarqué, un de plus sur ma liste...
— T’arrêtes jamais toi ! à peine réveillé... et ferme la baie, laisse pas entrer
le froid,
— Oui m’dame ! mais tu préfères pas qu’on rentre au chaud ? je te prépare
un thé, une infusion ?
— Et à l’occasion, tu m’en diras plus sur ta liste, juste histoire de voir si je
te fiche à la porte ou pas...

Anna arriva tard à la réception, Cléo avait mis longtemps à trouver le


sommeil, excitée par la présence de son nouveau baby-sitter ; décidément ce
garçon jouait sur les nerfs de toute la gent féminine, pensa-t-elle en gravissant le
perron de la maison de maître qui accueillait ce soir-là tout le gratin de la ville si
l’on se fiait aux voitures de luxe qui stationnaient dans la cour. Elle avait pris un
taxi, pas question pour elle de conduire avec ce brouillard, elle avait fait appel à
Giacomo, un voisin de ses parents, italien d’origine comme son père, elle lui
demanda de venir la rechercher à minuit, deux heures sur place, ce serait plus
qu’assez s’était-elle dit. Le taxi fit une vanne sur Cendrillon puis s’enfonça dans
la nuit cotonneuse.
Ce fut le propriétaire des lieux qui l’accueillit, il fumait le cigare sur le
palier devant l’entrée, un grand type d’une soixantaine d’années portant beau
qu’elle avait déjà croisé lors du vernissage, il la salua après avoir posé sur elle un
regard de connaisseur, sans ambiguïté, de celui qui aime les belles femmes mais
pas au point de se conduire en goujat. « Je vous trouve magnifique mais je sais
me tenir » disait ce regard. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne
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repère Chloé, il y avait foule, la réception se concentrait sur le vaste hall d’entrée
et le grand salon attenant, çà et là des invités se tenaient aussi dans l’escalier
monumental et sur le balcon qui surplombait le hall. Accrochées aux murs ou
posées sur des chevalets, des toiles de l’artiste, toujours ces femmes esquissées en
quelques traits colorés et aériens, des femmes élégantes, sexy, évoluant dans un
univers luxueux et festif. Quartet de jazz jouant tous les standards des années 40
et 50, champagne à gogo, serveurs en smoking blanc, ateliers gastronomiques
proposant les mets les plus fins des cinq continents, pour un peu les invités qui
avaient respecté le dress code tenue décontractée souhaité par l’artiste se seraient
sentis en léger décalage. Anna avait opté pour un pantalon à pinces taille haute à
jambes larges, en tissu de flanelle gris chiné : « Sobre et classe » avait commenté
Alban, c’est lui qui avait choisi le gilet en laine écru avec ses boutons de nacre
ainsi que les bottines à talon plat, elle s’était laissé faire, amusée et flattée, malgré
toutes ses barrières s’entendre dire que l’on est belle ne la laissait pas indifférente.
Chloé était entourée de jeunes types, probablement des collègues, les visages
étaient sérieux, on parlait bas, l’ambiance n’était pas à la rigolade, certainement
une discussion de boulot supputa Anna qui attira l’attention de sa nièce en levant
sa coupe.
— Tu as pu venir, je suis contente, déclara Chloé après l’avoir rejointe, je
n’avais pas de nouvelles, je croyais que...
— Je n’ai récupéré l’invitation qu’aujourd’hui et ta cousine a fait le cirque
pour s’endormir...
— C’est Josette qui la garde ?
— Non, elle est chez sa mère souffrante,
— Mais tes parents sont en cure, alors, qui ?
— Un... un jeune, un ami,
— T’as confié ta fille à un jeune ami ?
— Alban, c’est Alban, avoua Anna, sur ce plan-là je peux lui faire
confiance,
— Alban garde Cléo pendant que tu sors le soir, waouh ! j’ai loupé des
épisodes...
— Pas tant que ça, on s’est revus cette semaine et ce midi il est passé à la
maison, Cléo l’aime bien, elle était ravie qu’il s’occupe d’elle...
— Et toi aussi...
— Co.… comment ?
— T’étais ravie qu’il s’occupe d’elle,
— Euh... oui, oui, et ça me permettait de répondre à ton invit’,

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— Désolée, je te charrie ma tante, ça m’est passée cette crise idiote de
jalousie, j’étais fatiguée, de mauvaise humeur, j’ai eu des paroles
méchantes, blessantes, sur toi et Chris, je te demande pardon, vraiment !
Les deux femmes se prirent dans les bras et s’embrassèrent puis Anna
poussa Chloé vers un fauteuil crapaud en toile rose coincé sous la montée de
l’escalier, elles s’y serrèrent l’une contre l’autre, indifférentes aux regards de ceux
et celles qui se tenaient à proximité.
— L’avantage d’être à tes côtés Anna chérie, c’est que l’on se sent admirée
comme jamais, pour un peu je croirais que c’est pour moi...
— T’es très belle tu le sais, pas besoin de m’avoir à tes côtés, j’ai remarqué
comment les jeunes types avec toi se comportaient, d’ailleurs vous aviez
l’air grave, tu n’as pas de problèmes au boulot ?
— Non, non, pas moi, c’est un des associés, le bras droit du boss en quelque
sorte, il est en conflit avec des habitants du village corse où il a sa villa,
son bateau, il a reçu des menaces, on parle d’un petit cercueil en bois
qui serait arrivé au cabinet, un truc qui craint un max, ça a fait tout un
foin au boulot... Alban a travaillé un peu pour eux je crois, les trois
associés, ils ont tous des biens dans le même coin, il entretenait les
maisons, sortait les bateaux, il t’en a pas parlé ?
— Vaguement... murmura Anna, songeuse, ouais, en effet c’est inquiétant
cette histoire, il a porté plainte l’associé ?
— On ne sait pas trop, ce soir il est venu mais il se dit qu’il va s’absenter
quelque temps...
— Ah oui ! à ce point-là... remarque, les corses ne plaisantent pas à ce
qu’on dit...
— Écoute on ne va pas passer la soirée là-dessus dit Chloé en se levant d’un
coup, viens, je vais te présenter à Vermont, le peintre, tu te rappelles
comme tu l’avais impressionné, on ne dira rien à Alban lança-t-elle en
riant.
En traînant les pieds Anna emboîta le pas de Chloé qui l’emmena dans une
petite bibliothèque contigüe au grand salon de réception ; au milieu de la pièce
une table et une chaise, sur la chaise Vermont le peintre dédicaçait des cartes et
des affiches de ses tableaux, une dizaine de personnes faisait la queue, parfois le
peintre se levait pour embrasser une connaissance, Anna l’observa : l’exercice ne
semblait pas l’enchanter, regard éteint, sourire de commande, gestes mécaniques,
elle se tourna vers Chloé :
— Ma chérie, qu’est-ce-que je fais là ? je n’ai rien à voir avec ce monsieur
et il a déjà l’air de passer un mauvais moment,

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— Mais justement répondit Chloé, il voulait te parler et je crois qu’on va le
soulager, il a l’air au bout de sa vie là !
Sur ce, elle interpela le peintre, il leva la tête et sa physionomie changea du
tout au tout, son visage s’éclaira, ses yeux noirs brillèrent, sa bouche s’entrouvrit
en un franc sourire. Il se tourna vers une toute jeune fille, une petite brune qui se
tenait debout derrière lui, lui dit quelques mots à l’oreille, aussitôt elle s’adressa
aux personnes qui patientaient devant la table et leur annonça que l’artiste
souhaitait faire une pause, la séance reprendrait dans quelques minutes. Sans se
soucier des soupirs et remarques qui suivirent cette annonce Vermont se leva et
s’avança vers Anna et Chloé, cette dernière fit les présentations - elle tutoyait le
peintre, l’appelait Vivian, il s’adressait à elle d’un ton doux, protecteur :
— Je me souviens très bien de vous, dit-il à Anna d’une voix feutrée, une
fois que Chloé se fût éclipsée, votre nièce a dû vous le dire, au risque de
paraître inconvenant je dois avouer... vous m’avez impressionné, mon
œil d’artiste a étincelé, j’ai peint toutes ces femmes pendant plus de
trente ans et... vous voilà !
— Vous découvrez votre modèle une fois votre œuvre achevée, ce n’est pas
banal, dit Anna qui avait décidé de rentrer dans son jeu, le type dégageait
une sorte de sérénité triste, un voile de mélancolie flottait devant ses
yeux, sur son sourire,
— En effet répondit-il, c’est un peu l’histoire de ma vie,
La pièce s’était vidée, dans le salon l’orchestre de jazz avait cédé la place à
une sono qui diffusait un instrumental, un morceau de pop électronique, Anna
reconnut la face B de Low, elle apprécia en silence. Vermont invita Anna à
s’asseoir sur un canapé en cuir rouge craquelé installé contre le seul mur qui
n’était pas couvert de livres.
— Votre vie d’artiste est une réussite, non ? toutes ces expos à travers le
monde, vous n’avez rien de l’artiste maudit...
— Bien sûr, vous avez raison, mais dites-moi vous les aimez mes toiles,
toutes ces nanas dénudées ? ça ne vous paraît pas trop machiste ? j’ai
parfois de violentes critiques...
— Non, moi j’aime beaucoup, c’est coloré, léger, festif, presque enfantin
dans le dessin, elles sont libérées vos nanas, impertinentes, sûres d’elles,
de leur charme, de leur physique, elles ne s’en laissent pas compter...
— Tout à fait vous Anna, je me trompe ? lui dit-il en baissant la voix,
— La légèreté mise à part, peut-être, moi je ressens une certaine pesanteur,
sachez-le...
— Oui, désolé, je suis maladroit,

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— Il n’y a pas de souci Vivian, je peux vous appeler ainsi ou vous préférez
Vermont ?
— Non, Vivian c’est très bien, peu de gens connaissent mon vrai prénom,
cela me plaît de vous faire entrer dans ce cénacle,
— Qu’attendez-vous de moi Vivian ? pardon si je suis directe mais à part
une certaine ressemblance avec vos modèles, on n’a rien en commun,
j’ai ma vie vous avez la vôtre, vous voulez me séduire ? vous avez du
charme mais je...
— Qui ne rêve pas de vous séduire Anna ? je ne pense qu’à ça depuis la
soirée du vernissage, rendez-vous compte c’est comme si la femme que
je peins depuis des lustres était sortie de la toile et s’affichait devant moi,
en chair et en os, vibrante, magnifique... je n’ai jamais fait appel à des
modèles pour mes peintures, parfois j’utilise des photos, des couvertures
de magazine de mode et vous, au cours d’une soirée magique, vous
apparaissez ! quel choc !
Anna dévisagea le peintre, il était d’une sincérité absolue, aucun tour de
séducteur dans son attitude, il jetait toutes ses cartes sur la table, faisait tapis au
risque de tout perdre, de l’effrayer et de la voir s’évaporer dans la nuit. Elle choisit
de donner un tour plus léger à leurs échanges :
— Quel choc... reprit Anna, cela me rappelle une interview de Kiraz, le
créateur des Parisiennes, quand il a vu pour la première fois les jeunes
femmes parisiennes, des « Libellules, des nymphes légères et
insouciantes aux antipodes des femmes grassouillettes » qu’il croisait
alors dans les rues du Caire. Toute sa vie il a dessiné ces Parisiennes,
fières, gracieuses, pleines d’assurance. Chris... Christian, mon mari,
adorait les dessins de Kiraz, je trouve que vos peintures leur
ressemblent, vous ne trouvez pas ?
— Cela me touche que vous fassiez ce parallèle Anna, Kiraz est une de mes
sources d’inspiration, vous avez un goût très sûr...
— Pour une jolie femme ?
— Non Anna, ne me faites pas de mauvais procès, c’est un vrai
compliment, j’aime votre flair, votre jugement,
— J’ai eu un très bon professeur...
— Votre mari, Christian, vous vous êtes beaucoup aimés...
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer, alors vous devez comprendre que...
— Je sais Anna, je ne me figurais pas vous séduire en un clin d’œil et vous
faire oublier l’homme de votre vie, mais je n’envisageais pas de vous
laisser passer devant moi - comme Brassens dans ses Passantes - sans

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vous... déclarer ma flamme, c’est très vieux jeu je le concède mais je ne
suis plus si jeune...
— C’est très flatteur et... vous n’êtes pas un ancêtre, vous plaisez aux
femmes à coup sûr, vous êtes marié ?
— Je l’ai été, répondit-il, j’ai une fille, de l’âge de Chloé, elle vit avec sa
mère aux États-Unis.
La petite brune passa la tête et sonda le peintre du regard, « Plus tard, ma
grande, plus tard » lui dit-il d’une voix lasse, sans se démonter la jeune fille
proposa de leur apporter des rafraîchissements, « On veut bien deux coupes s’il te
plaît, Manon » répondit Vermont après avoir interrogé Anna. Trente secondes
après la petite brune déposait à leurs pieds un plateau avec deux coupes et une
bouteille de Champagne placée dans un seau à glace, Vermont la remercia
chaleureusement, Anna rendit son sourire à la dénommée Manon, « La fille du
maire, » expliqua Vermont une fois qu’elle eut quitté la pièce, « Un stage de deux
semaines, elle fait une école artistique, elle me suit comme mon ombre, parfois
les gens nous regardent bizarrement... ». Il rit, ses yeux se plissèrent jusqu’à
disparaître, une fossette se creusa au milieu de son menton. Il se baissa pour
remplir leurs coupes, en offrit une à Anna puis leva la sienne en guise de toast.
Tout en portant le verre à ses lèvres il ne quitta pas Anna des yeux, il la contemplait
avec lenteur comme pour garder en mémoire le moindre détail de son visage, de
sa silhouette. Anna se sentit soudain mal à l’aise, elle rectifia sa position et jeta un
œil à sa montre pendant qu’il déposait sa coupe sur le plateau. Il avait surpris son
geste :
— Vous regardez l’heure, vous devez partir, je vous ennuie ? demanda-t-il
d’un ton doucereux,
— Non, pas du tout l’assura Anna, mais j’ai la permission de minuit,
— De qui ? un amoureux jaloux ? une baby-sitter syndiquée ?
— Ma fille, Cléo, elle a dix-huit mois, elle est tyrannique, j’ai intérêt à filer
droit...
Ils rirent de concert, la lueur étrange qu’Anna avait captée dans le regard
de Vermont s’était évanouie, il lui parut cependant plus sombre, emphatique
quand il reprit la parole :
— J’aimerais tant vous revoir Anna, que l’on ait plus de temps pour mieux
se connaître, s’apprécier... oh ! je suis vraiment désolé, en temps
ordinaire je ne suis pas ainsi, grave, recueilli, barbant... mais rien n’est
ordinaire quand on est en votre présence Anna, je vous ai suivie vous
savez...
— Comment cela ? demanda Anna - sa voix était montée dans les aigus,

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— Un choc Anna ! je ne vous ai pas menti, j’ai ressenti un choc en vous
voyant, en vous serrant la main, en échangeant ces quelques mots de
présentation ! au vernissage, je ne vous ai pas quittée des yeux, j’étais
comme un môme fou amoureux de la plus belle fille de l’école qui
s’arrange pour être toujours à proximité d’elle, et oui ! je vous ai suivie !
je vous ai vue vous isoler au bar de l’hôtel, puis j’ai vu ce type vous
accoster, engager la conversation, je suis repassé peu de temps après,
vous étiez encore là tous les deux, penchés l’un vers l’autre, vous riiez,
vous aviez l’air de passer un bon moment, je me suis dit que cela aurait
dû être moi avec vous accoudé à ce bar, et pas ce beau mec athlétique,
flambeur... j’aurais rêvé qu’il vous importune et que je sois là à ce
moment-là pour l’éconduire, vous porter secours en quelque sorte...
quand je suis revenu vous vous étiez volatilisés, je suis même allé
interroger le réceptionniste ! il n’avait rien vu ou rien voulu me dire, cet
imbécile ! je l’aurais giflé !

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Chapitre 15

Anna resta un moment interloquée, la sensation de malaise resurgit, se


pouvait-il qu’elle soit tombée sur un maniaque, un détraqué ? lui revinrent en
mémoire les propos de Chloé qui lui avait dit avoir été harcelée de questions par
Vermont à son sujet, et c’était quoi ce choc soudain qu’il avait subi en la voyant ?
il l’avait suivie et épiée une bonne partie de la soirée du vendredi ? mazette ! il
avait passé l’âge du coup de foudre et on n’était pas dans une foutue émission de
télé-réalité. Il perçut son malaise, avança sa main vers elle et lui dit d’un ton qui
se voulait rassurant :
— N’ayez aucune crainte Anna, je suis inoffensif, vous m’avez bouleversé
c’est tout, cette déclaration pour le moins maladroite considérez que
c’est un peu mon chant du cygne, le temps de l’amour, du désir, c’est
fini pour moi,
— Tout va bien Vivian ? s’enquit Anna qui ne savait plus que penser, vous...
vous êtes souffrant ?
— Je souffre oui, pas dans ma chair, j’ai vaincu le mal mais à quel prix ! la
vie est aussi belle que cruelle, c’est bien connu... maintenant que certains
bonheurs de la relation amoureuse me sont inaccessibles, je tombe sur
vous ou plutôt c’est vous qui tombez du ciel et m’apparaissez, quel
supplice Anna ! quelle ironie !
De plus en plus incommodée par le tour de la conversation, Anna chercha
une échappatoire, ce type qui l’avait intriguée au départ, presque charmée,
l’indisposait à présent au plus haut point, tant d’impudeur, d’indécence ! Never
complain, never explain, avec Christian ils avaient fait leur la devise des reines de
Buckingham, Vermont n’était pas de la même lignée, elle se leva d’un coup sec et
fouilla dans son sac :
— Je... je suis désolée Vivian, désolée que vous ayez souffert et que vous
souffriez encore, mais notre début d’histoire - et je mets les guillemets
sur « Histoire » - doit en rester là, les choses sont compliquées pour vous
et elles le sont aussi pour moi, croyez-le, je dois rentrer, là, mon taxi
m’attend.
Le peintre se leva à son tour, balbutia quelques mots d’excuse, Anna lui
serra la main du bout des doigts et s’éclipsa prestement. En sortant de la
bibliothèque elle jeta un œil en arrière, Vermont s’était rassis et la regardait, un
léger rictus aux lèvres. Son taxi n’arriverait pas avant une grosse demi-heure, elle
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allait devoir meubler, un serveur lui présenta un plateau rempli de coupes de
champagne, elle en prit une et se dirigea vers le buffet Asie où elle picora deux
trois sushis et s’empara d’une boule coco. L’orchestre de jazz s’était remis en
place et jouait du Glenn Miller, quelques couples s’essayaient à des passes de rock
avec plus ou moins de bonheur et dans la plus totale indifférence, visiblement
s’éclater sur la piste n’était pas dans le ton de la soirée pensa Anna en balayant la
salle du regard : les gens restaient par petits groupes, le plus souvent campés
devant une toile, hochements de tête, sourires entendus, œillades concupiscentes,
discussions à voix basse, une ambiance feutrée régnait dans le grand salon
pourtant copieusement rempli, comme si la soirée n’avait pas réellement débuté,
comme si le meilleur restait à venir... en un flash elle se retrouva transportée des
années en arrière, un grand creux s’installa à l’intérieur de sa poitrine, la bouchée
de boule coco manqua l’étouffer, de l’eau lui remonta dans la gorge, signe
annonciateur d’un début de nausée. Elle se précipita vers une table, y prit une
serviette en papier et régurgita :
— Quelque chose qui ne passe pas ? vous voulez un verre d’eau ?
Les yeux embués de larmes acides Anna eut du mal à identifier de suite le
type qui s’adressait à elle et qui lui tendait obligeamment un verre d’eau. C’était
l’associé du boss de Chloé, son bras droit, celui qui, selon Chloé, avait reçu de
Corse un petit cercueil gravé à son nom et qui, toujours selon Chloé, s’apprêtait à
se mettre au vert quelque temps... elle le remercia et but une longue rasade,
pendant ce temps l’homme la couvait du regard avec un sourire qui se voulait
plein de sollicitude :
— Vous allez mieux ? vous souhaitez vous asseoir ?
— Merci, cela va aller dit-elle en s’essuyant les yeux, je vais prendre un
peu l’air,
— Je suis Francis, un des patrons de Chloé, vous êtes sa tante, c’est bien
ça ?
— Oui, Anna Decker, précisa-t-elle sans trop savoir pourquoi, on s’est déjà
croisés, à votre cabinet, j’étais venu chercher Chloé pour le déjeuner,
— Votre mari était l’auteur des Quatre amis, mon fils de quinze ans a toute
la collection, j’en ai lu une paire par curiosité, pas mal... bien écrit, des
intrigues prenantes...
— Merci, merci pour lui...
— Cela ne vous dérange pas si je vous accompagne dehors ? j’en profiterai
pour fumer, on va passer prendre nos manteaux, il fait un froid de canard.
Pour un type menacé au point de devoir jouer la fille de l’air, Anna le
trouvait étrangement calme, elle le regarda alors qu’il l’aidait à enfiler son habit :

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de petite taille, il avait un visage rond au hâle soigneusement entretenu, une fine
moustache à la Zorro, des cheveux épais mi-longs lissés en arrière, d’un noir de
corbeau, de grands yeux doux, il devait avoir dans les quarante-trois, quarante-
cinq ans, en faisait bien dix de moins. Anna avait encore un goût acre dans la
bouche, la sensation de malaise persistait, ce sentiment de déjà-vu n’était pas une
facétie de son esprit, c’était comme si elle était sortie de son corps et qu’elle avait
vu tous ces gens autour d’elle se mouvoir au ralenti, que bourdonnait à ses oreilles
le son étouffé de leurs voix, que se déformaient en une grimace lascive leurs
sourires de façade ; se répétait ainsi en un écho douloureux pour la seconde fois
en quelques jours le souvenir misérable d’une sombre soirée qu’elle pensait avoir
profondément enfouie dans les recoins de sa mémoire.
Un léger vertige la prit lorsqu’elle posa les pieds sur le perron, elle se
raccrocha au bras de Francis :
— Ça va Anna ? lui demanda-t-il en la soutenant, vous êtes toute pâle...
— Oui, oui, c’est ce froid qui m’a saisi... et ce brouillard, c’est incroyable
il y en a encore plus que tout à l’heure,
— Vous voulez rentrer ?
— Pas tout de suite, prenez le temps de fumer votre cigarette, j’irai
rejoindre Chloé après,
— Chloé ? elle est partie ! ils étaient trois quatre, ses potes du bureau, je les
ai vus s’engouffrer dans un taxi, ce genre de soirée pour des jeunes... je
comprends qu’ils ne s’attardent pas...
Anna accusa le coup, que sa nièce soit partie sans la prévenir, sans même
un message alors que c’est pour elle qu’elle était venue, pour sceller leur
réconciliation. Elle n’avait même pas eu le loisir de lui parler de sa mère alors
qu’elle en avait fait la promesse à Marielle. La désinvolture de Chloé à son égard
la froissait et l’interrogeait, ce n’était pas dans ses habitudes, il faudrait qu’elles
aient une discussion toutes les deux, se dit Anna en regardant l’avocat. Francis
écrasa son mégot dans un cendrier en pierre posé sur la balustrade du perron, les
volutes de la cigarette se mélangèrent à la vapeur d’air froid quand il souffla sa
dernière bouffée, il se tourna de trois-quarts vers Anna :
— Vous êtes venue seule ?
Le ton de sa voix la surprit, il y avait plus que de la simple curiosité dans
cette question,
— Oui, en effet, c’est Chloé qui m’a invitée, commença-t-elle en guise
d’explication,

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— Ah, Chloé, toujours Chloé dit Francis d’un ton monocorde, elle m’a dit
que vous connaissiez ce garçon qui travaille pour nous à titre privé,
Alban, c’est exact ?
Anna se raidit, la voix plate de son interlocuteur contrastait avec
l’expression qu’elle décela à ce moment-là dans son regard, les choses sérieuses
commençaient voulait dire ce regard, on allait aborder les vrais sujets...
— Oui, c’est exact, je l’ai rencontré il y a peu de temps répondit Anna en
s’efforçant de rester naturelle,
— Et vous l’avez vu aujourd’hui ? vous savez où il est ?
— Non, non, je ne sais pas... mais pourquoi ces questions ? s’il travaille
pour vous comme vous le dites, vous devriez...
— Il est injoignable, coupa Francis, ce n’est pas faute d’avoir essayé, plus
de son, plus d’image, c’est très contrariant... juste au moment où on...
Il s’arrêta là, fixa Anna au fond des yeux comme pour la sonder, elle n’aima
pas cela :
— Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, Francis, vos problèmes
avec vos employés...
— Il ne s’agit pas de problèmes Anna ! coupa-t-il sèchement, et ce garçon
n’est pas vraiment un employé, il est censé nous rendre des services,
services qu’on lui paie grassement et il se trouve que...
Pour la deuxième fois, il s’interrompit, prit une profonde inspiration et
poursuivit d’une voix où suintait l’exaspération :
— Nous savons que vous avez plus que sympathisé avec ce garçon Anna,
tout se sait dans cette ville et votre nièce n’est pas la discrétion même,
je suis quasiment sûre qu’elle vous a déjà informée de mes déboires avec
certains voyous corses, c’est très grave Anna, ça ne rigole pas là et je
n’ai pas l’intention de me laisser intimider, aussi si vous voyez Alban,
soyez gentille Anna, dites-lui de me contacter au plus vite. Je vous
remercie !
Sur ce remerciement incongru il opéra un demi-tour et poussa la lourde
porte d’entrée sans que Anna ait eu le temps de réagir. Elle grelottait, moins à
cause du froid que de ce qu’elle venait d’entendre. Alban était-il réellement
impliqué dans cette histoire ? pourquoi évitait-il les associés du cabinet ? s’il
voulait se montrer discret alors pourquoi l’avoir emmené un samedi midi dans la
brasserie la plus courue de la ville ? son séjour en Corse pour régler des problèmes
de voisinage était-il en lien direct avec les problèmes survenus à Francis ?

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Une fois la porte refermée on entendait à peine la musique, seules les
envolées des cuivres parvenaient assourdies aux oreilles des quelques personnes
qui se tenaient sur le perron et au pied des marches, silhouettes nébuleuses
enveloppées de vapeur d’eau. Parmi elles Anna remarqua une femme - une petite
blonde sur talons aiguille avec une coupe à la Marylin - son attitude, sa façon de
tirer sur sa cigarette avaient allumé une petite lueur dans sa tête. Elle eut du mal
dans un premier temps à comprendre pourquoi. C’est quand la blonde fit volte-
face pour écraser sa cigarette d’un geste vif, enlevé, que le déclic survint : il
s’agissait d’une ancienne collègue de Christian du temps de son travail à la banque
dans les années 90, la dernière fois qu’elles s’étaient vues remontait à plus de
vingt ans, mais Anna se souvenait de chaque détail et de cette femme comme si
c’était hier. Anna et Christian étaient ensemble depuis moins de trois mois quand
il l’avait emmenée à la soirée de Noël de la banque ou plus précisément l’envie
lui avait pris de passer une tête à la fin de soirée du Bureau, de lui présenter ses
collègues, son patron, ses collaborateurs. Il était devenu d’excellente humeur,
enjoué, son attitude avait changé du tout au tout : en début de soirée lorsqu’ils
s’étaient retrouvés chez elle – ils n’habiteraient ensemble que quelques semaines
plus tard, une fois passée la fin d’année – il paraissait préoccupé, nerveux, à fleur
de peau. Anna n’avait pas posé de questions, elle commençait à bien connaître
celui qu’elle considérait déjà comme l’homme de sa vie, il lui arrivait parfois
d’être taciturne, fébrile, et ceci sans raison apparente. Elle avait mis de la musique,
un vinyle, la face B presque exclusivement instrumentale du Heroes de Bowie, il
l’avait regardé avec de grands yeux étonnés, ça l’avait fait rire, elle avait débouché
un Ruinart Blanc de Blancs, il avait approuvé d’un simple hochement de tête, il
ne se déridait pas si facilement le bougre avait-elle pensé, néanmoins, n’était pas
vidée leur troisième coupe ni atteint le moment où se fait entendre le grattement
du saphir arrivé en fin de course, qu’elle était parvenue à ses fins, à savoir lui faire
oublier ses soucis et ne plus voir que le désir d’elle dans son regard. Ils avaient
fait l’amour trois fois - oh ! on avait le feu au cul comme jamais ! se rappela-t-elle
- d’abord sur le canapé, puis sur le tapis en laine bouclée – fait de sa main ce dont
elle n’était pas peu fière, plus de deux cents heures de boulot quand même ! – et
une troisième fois dans le couloir après qu’il s’était littéralement jeté sur elle, qui,
nue et languide, mains sur la tête, se dirigeait, en chantonnant et en ondulant son
cul sublime, vers la salle de bains. Il était plus de minuit quand ils rejoignirent la
soirée, les employeurs avaient bien fait les choses, ils avaient loué un caveau dans
une maison de Champagne de prestige, un des orchestres les plus connus de la
région distillait tous les tubes du moment, un énorme sapin de Noël cerné de
paquets cadeaux trônait sur un estrade au milieu de la salle, les convives étaient
installés à des tables rondes soigneusement décorées où l’on avait disposé des
seaux à glace que des serveurs empressés remplissaient systématiquement de

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bouteilles de Champagne maison. Anna avait été saisie par l’ambiance débridée
qui régnait dans la salle, l’orchestre jouait très fort, la piste de danse était bondée,
autour des tables les gens riaient, criaient, applaudissaient, les hommes avaient
visiblement tombé la veste depuis un bon bout de temps, une file ininterrompue
de femmes faisait des allers-retours aux toilettes pour rajuster leur tenue, rectifier
leur coiffure ; un remugle d’odeurs de parfum, de transpiration, de vin renversé
montait à la gorge à qui venait de l’extérieur.
Ils se tenaient par la main et c’est ainsi, sans qu’il ne lâche Anna une minute,
que Christian avait fait le tour des tables, traversé la piste de danse, saluant d’un
geste ample de la main droite, le même geste circulaire que l’on ferait pour
nettoyer une vitre, toutes les personnes présentes. Anna avait à cet instant eu
l’impression qu’il tenait absolument à ce que chacun puisse les voir ensemble, et
pour ceux qui ne la connaissaient pas déjà, et ils étaient nombreux, il présentait la
fille qui était à ses côtés – incandescente dans sa robe en bleu Klein profond, un
fourreau de velours, comme une gaine, qui lui enserrait le cou, la poitrine, les
hanches, descendait le long de ses jambes jusqu’au bas de ses genoux, dévoilait
son dos, ses omoplates fines et saillantes, son épine dorsale délicate et le
tressaillement des muscles de son dos quand elle se déplaçait – il la présentait
donc par ces mots soulignés d’un sourire ravageur « Je vous présente Anna, mon
amie ». Anna se rappela la vague de plaisir qui était montée en elle en l’entendant
pour la toute première fois prononcer ce « Mon amie » ; jusqu’à présent elle
n’avait eu droit qu’à l’impersonnel « Une amie », au point qu’elle se demandait
si après toutes ces semaines – ils se voyaient tous les jours, dormaient le plus
souvent chez l’un ou chez l’autre - il consentirait jamais à la considérer comme
sienne, chose qu’elle désirait plus que tout au monde depuis ce fameux jour où
elle l’avait alpagué dans un bar et qu’ils s’étaient précipités, fous d’impatience,
dans l’appartement de Christian pour une de leurs plus mémorables séances de
baise.
Ils s’étaient ensuite assis à une table. C’est là que la femme blonde lui était
apparue, elle se prénommait Muriel, travaillait dans le même Département que
Christian, comme Christian elle devait avoir une trentaine d’années à l’époque,
une petite blonde aux courbes généreuses avantageusement moulées dans une
étroite robe à paillettes. Anna se souvenait que la jeune femme ne lui avait pas
rendu son sourire quand Christian l’avait présentée à la tablée, elle se souvenait
surtout de l’interminable séance de slows qu’ils avaient fait tous les deux quand
la soirée tirait à sa fin, que la salle s’était vidée des trois-quarts de ses occupants,
elle les épiait par-dessus l’épaule des différents danseurs qui s’étaient bousculés
pour l’inviter. Il y avait quelque chose de gênant dans leur attitude, leur
propension à rester collés au milieu de la piste, Anna voyait leurs lèvres remuer,

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ils se parlaient à l’oreille sans se regarder, leur physionomie était empreinte de
gravité, ils n’essayaient même pas de feindre l’amusement, d’esquisser un sourire
de façade. Anna se souvenait avec force de la détermination qui émanait du regard
de la partenaire de Christian, à plusieurs reprises elle avait été frappée par l’éclat
froid de ses yeux gris-vert.
Anna déchantait à mesure que le ballet des deux danseurs continuait, en
moins d’une heure elle était passée d’un état d’euphorie – elle était son amie,
pendant leur tour d’honneur il lui avait murmuré, sa joue contre la sienne : « Tu
es magnifique, je ne voudrais être avec personne d’autre que toi » - à un atroce
sentiment d’abandon. Elle était au bord des larmes quand Christian et Muriel
avaient daigné rejoindre la table, ils se comportaient comme un couple qui vient
de s’engueuler, une colère froide, toute en retenue, le plus surprenant pour Anna
c’est que personne ne semblait s’en rendre compte, les copains de Christian, des
célibataires fêtards et plutôt sympathiques - elle en connaissait quelques-uns – lui
faisaient une cour assidue, bon enfant, un couple assis en face d’elle sirotait en
silence les yeux dans le vague leur énième coupe de Champagne, et quant au mari
de Muriel - car elle avait un mari - un grand type blond roux, massif, au regard
timide, il avait passé la majeure partie de son temps à parler bagnoles avec son
voisin de droite, et avait semblé plutôt soulagé qu’une bonne âme se charge
d’inviter son épouse pour une dernière danse.
Sur le chemin du retour Anna avait feint de s’endormir, la tête appuyée
contre la vitre, elle ouvrit les yeux arrivée devant chez elle, l’envie de pleurer ne
la quittait pas, elle aurait voulu se cacher sous terre pour ne pas montrer sa
détresse, et pourtant elle se sentit soulagée quand Christian lui demanda :
— Je peux dormir chez toi ?
— Bien sûr Chris, dit-elle d’une petite voix, pourquoi tu ne pourrais pas ?
— Tu es fatiguée, parfois on dort mieux seul...
— Pas moi, Chris, pas moi...

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Chapitre 16

À leur réveil ils évoquèrent la soirée en termes vagues. En quelques phrases


le sujet fut expédié. Anna avait décidé de ne mentionner en aucun cas son malaise,
ni la tristesse qui l’avait envahie quand elle avait assisté à l’étrange ballet de
Christian et de Muriel. Ce n’était pas de la jalousie, elle détestait ce sentiment
pour en avoir souffert à ses dépens avec quelques ex, non, elle n’était pas jalouse
de cette fille, elle se doutait bien que Christian, beau mec cool au charme discret,
avait dû faire des ravages rien que dans l’univers feutré et propice de la banque
d’affaires. Ce qui l’avait blessée, c’est d’avoir été négligée à ce point, d’être
passée en un clin d’œil du statut de reine de la soirée à celui de la pauvre nana qui
fait banquette. Elle était mortifiée, la blessure mit du temps à se refermer, Anna
prit sur elle suivant en cela le conseil de sa mère à qui elle avait confié son
désarroi. Ils ne reparlèrent jamais de cet épisode, Christian lui manifestait de
multiples façons son attachement croissant de jour en jour et quelques semaines
plus tard ils s’installaient ensemble pour ne plus se quitter durant les vingt ans qui
allaient suivre.

Elle avait perdu de sa superbe, la pensée, fugace, traversa l’esprit d’Anna


quand elle se trouva à moins d’un mètre de Muriel. Ses traits s’étaient empâtés,
ses joues affaissées, un pli prononcé apparaissait au coin de ses lèvres quand elle
ouvrait la bouche, elle avait toujours de l’allure, campée sur ses hauts talons et
emmitouflée dans un manteau en fourrure d’un blanc neigeux, mais le côté
craquant qui faisait son charme – celui d’une Betty Boop qui se serait teinte en
blonde - s’était évanoui, enfoui sous le poids des ans et les vicissitudes de
l’existence. Les deux femmes se dévisagèrent, Anna vit la surprise dans les yeux
de Muriel, elle resta un court instant bouche bée puis sourit et lui dit :
— Anna, vous êtes Anna c’est bien ça ?
— Et vous êtes Muriel, l’ex-collègue de Christian ?
— Oui, il y a si longtemps, mon Dieu vous êtes toujours magnifique ! vous
n’avez pas changé...
— Vous non plus, mentit Anna,
— Oh ! vous êtes trop aimable, mais le maquillage et ce fichu brouillard
m’arrangent bien. Je ne souhaite à personne de me croiser dans ma
cuisine le matin au réveil.

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Elle eut un petit rire, en cascade, un rire de gamine pensa Anna. À ce
moment-là, un flottement se fit entre les deux femmes, Anna vit que Muriel
hésitait, comme si elle balançait entre l’envie d’en rester là et celle de donner un
tour plus personnel à leur échange. Elle s’agitait sur place en frappant vivement
ses talons aiguille contre le sol :
— Cette purée de pois ça vous transperce, vous ne voulez pas qu’on
poursuive à l’intérieur ?
Anna regarda sa montre, minuit pile, son taxi n’allait pas tarder, dit-elle à
Muriel, elle préférait l’attendre dehors. Elle ne précisa pas que la perspective de
croiser à nouveau Vermont ou Francis ne l’enchantait guère, de même que le fait
de se replonger dans l’atmosphère glauque qu’elle avait ressentie, perdue au
milieu des convives - mais, se disait-elle, peut-être qu’elle se faisait des idées,
après tout ? n’était-ce pas un relent de culpabilité qui lui était remonté après avoir
déjeuné avec GG et Julien ? la similitude entre les deux soirées, celle de ce soir et
la soirée en question comme elle l’appelait, pouvait s’avérer troublante, surtout
pour un esprit agité comme le sien.
— Ok, je vous tiens compagnie alors, si vous le voulez bien, je vais me
rallumer une cibiche, un sale défaut parmi tous les autres !
Elle rit à nouveau, toujours de ce petit rire en cascade, une façon bien à elle
d’évacuer la tension supposa Anna en la regardant. Muriel soufflait avec force la
fumée, ses talons claquaient sur le sol faisant dodeliner sa tête comme ces
figurines de petits chiens à l’arrière des voitures. Au bout de trois bouffées elle
écrasa nerveusement sa cigarette, puis elle leva son regard vers Anna et lui dit :
— J’aimais beaucoup Christian, au-delà du professionnel, vous devez le
savoir, je l’aimais énormément, plus que lui ne m’aimait cela ne fait
aucun doute, même si je sais qu’il avait de vrais sentiments pour moi.
Un mot de lui et je quittais mon mari, mes gosses, il le savait. Notre
relation a commencé bien avant vous, vous n’étiez encore qu’une
gamine, ma chère, quand on est sortis ensemble pour la première fois et
moi j’étais déjà mariée, depuis moins de deux ans, je sais c’est moche
mais j’étais dingue de lui, je l’avais dans la peau comme on disait
avant...
Elle fouilla dans son sac à main et préleva une cigarette d’un étui en métal
argenté, elle l’alluma, tira deux bouffées coup sur coup et reprit :
— Je regretterai toute ma vie de n’avoir pu assister à ses obsèques, on était
à l’étranger, un rallye-raid au Maroc, mon mari est un fou de voiture, il
conduit, je suis son co-pilote. Je n’ai appris son accident qu’à notre
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retour, plus de quinze jours après. Quelle ironie ! pendant que je
m’éclatais à fond la caisse sur les pistes de l’Atlas, l’amour de ma vie se
fracassait dans sa Porsche sur une petite route de campagne.
Muriel s’arrêta brusquement, elle avait noté la réaction d’Anna, ses grands
yeux noirs écarquillés, sa moue réprobatrice :
— Désolé Anna mais c’est la vérité, ma vérité ! plus de vingt ans après je
considère encore Christian comme l’amour de ma vie, il a été mon amant
pendant des années, bien sûr je n’étais pas sa seule maîtresse, je le
savais, nos relations ont été tumultueuses, marquées de stop et de
encore, il ne se gênait pas pour séduire des nanas sous mes yeux, il se
voulait libre, sans attaches, je me contentais des moments qu’il voulait
bien passer avec moi, même s’ils se faisaient de plus en plus rares. Et
puis vous êtes arrivée Anna et j’ai vite compris – sensibilité féminine,
intuition appelez ça comme vous voulez – j’ai vite compris qu’il
s’agissait d’autre chose qu’une conquête de plus. Vous étiez - et vous
êtes encore bonté divine ! -, magnifique, solaire ! je me suis accrochée
Anna, je me suis battue, il a dû vous le dire à un moment ou à un autre,
et de toute façon depuis le temps il y a prescription... je savourais les
miettes qu’il me donnait, je profitais des passages difficiles que vous
aviez ensemble pour l’avoir un peu auprès de moi, on a continué à se
voir de loin en loin pendant... même pas un an et puis ça s’est arrêté,
net ! vous aviez gagné Anna, sans même le savoir, parce que vous étiez
VOUS, vous m’avez battue ainsi que toutes les autres à plate couture !!!
Un bruit de pneus sur le gravier lui fit tourner la tête, Anna était tétanisée,
tétanisée et furieuse, les mots de Muriel se bousculaient dans son crâne, des
images dansaient devant ses yeux, s’imprimaient sur sa rétine, son estomac se
contracta, elle déglutit lentement et s’adressa à la blonde défraîchie :
— Je ne sais pas pourquoi vous me racontez cela Muriel, je ne sais pas s’il
y a une explication, un signe quelconque à ce que l’on se retrouve l’une
en face de l’autre deux ans après la mort de Christian et des lustres après
la fin de... de votre relation. Ce que je sais c’est que je n’aime pas
entendre une autre femme me parler de Chris comme de l’amour de sa
vie, même si je respecte ce qu’il s’est passé entre vous à une époque.
C’est indélicat, très impudique, d’une grande impolitesse. Vous insinuez
que Christian et vous avez continué à.., à coucher ensemble - « Même
pas un an » une paille ! - après le début de notre histoire. Je ne vous crois
pas. Je crois que vous inventez ça, que cela vous est venu d’un coup,
après m’avoir reconnue, je crois que vous avez fait cela par jalousie, par

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pure méchanceté, parce que vous êtes amère, Muriel, amère et aigrie. Et
vous avez raison Muriel, je suis « Trop aimable », vous avez changé, pas
en bien, vous avez morflé ma vieille !
Sur ce, Anna dévala l’escalier, manquant glisser sur les marches humides et
entra dans le taxi. Elle regarda au carreau et vit Muriel lui crier quelque chose
qu’elle n’entendit pas – Giacomo avait mis la radio, un air d’opéra - puis dans un
mouvement vif, avant de pénétrer dans la demeure de maître elle la vit lever la
main et lui faire un doigt d’honneur.

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Chapitre 17

Anna n’en voyait pas le bout, la visibilité n’excédait pas dix mètres,
Giacomo conduisait avec la plus grande prudence - le compteur affichait trente à
l’heure - il avait baissé le son de la radio comme pour mieux se concentrer. La
route des vignes qui séparait la demeure de l’avocat des abords de la ville était
connue pour sa dangerosité, fort dénivelé, lacets tortueux, virages en épingle, plus
d’un véhicule avait fini sa course dans les fossés en contrebas. Les branches des
arbres, dépouillées de leur feuillage, surgissaient du brouillard tels des spectres de
film d’horreur de série Z, Anna assise bien droite sur le milieu de la banquette
arrière ne quittait pas la route des yeux, de temps en temps elle posait sa main sur
l’épaule du chauffeur : « Attention Giacomo, ça tourne beaucoup là... » « J’ai vu
un panneau, on approche du carrefour je crois... », il la rassurait de sa voix grave
et rauque à la Paolo Conte : « Ne t’inquiète pas Bella, je vais te ramener à bon
port, en vingt-cinq ans de taxi Giacomo n’a jamais eu un accrochage, alors tu me
vois causer un accident à la fille Giglioli ? impossible Bella, impossible ».
Giacomo considérait le père d’Anna, de vingt ans son aîné, comme son père de
substitution, il avait perdu ses parents très jeune, était arrivé en France au milieu
des années 70. Originaire du même village que celui de la famille Giglioli,
Giacomo avait quitté ses Pouilles natales et s’était rendu directement chez le père
d’Anna, porteur d’une lettre de recommandation du maire en personne, un cousin
éloigné de la branche Giglioli.
Le père d’Anna était coutumier de ce genre de pratique. Comme souvent
dans les communautés d’immigrés, la famille implantée de longue date se mettait
à la disposition des nouveaux arrivants et leur rendait tous types de menus
services : hébergement provisoire, mise en relation avec les diverses
administrations, aide à la recherche d’un premier job, etc., c’était aussi l’occasion
de prendre des nouvelles du pays, de partager le vin et le pain avec un gars de là-
bas, de parler la langue sans retenue. Il fut cependant passablement troublé en
voyant ce jeune homme au visage anguleux, au teint cuivré s’encadrer sur le seuil
de la cordonnerie et se présenter à lui dans un français plus qu’approximatif. Il ne
put s’empêcher de penser à son fils Gianluca, mort à deux ans d’une pneumonie,
qui aurait eu à peu de chose près le même âge que ce garçon, à la mâchoire
volontaire, au regard décidé. Une fois installé dans l’arrière-boutique autour d’un
ristretto et d’une assiette de panettone - chez les Giglioli on avait établi un savant
dosage entre cuisine française et plats typiques italiens – Giacomo avait expliqué
au père d’Anna qu’en antimilitariste convaincu tendance anarchiste de gauche il

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avait fui le pays pour échapper au service militaire. Des mois plus tard le père
d’Anna apprendrait d’une source locale que Giacomo avait aussi fui son pays pour
échapper aux investigations de la justice italienne, on était alors au cœur des
années de plomb qui allaient secouer le pays pendant plus de quinze ans. Il
interrogea à ce sujet celui qui entretemps était devenu son protégé : Giacomo jura
sur la Vierge qu’il n’avait jamais été impliqué dans des actions violentes ou des
actes terroristes, sa participation – musclée concéda-t-il – à des manifestations de
rue lui avait valu d’être dans le collimateur des autorités. Sans emploi, quasiment
sans famille proche, il avait choisi de tenter sa chance en France.
— Je t’ai fait sauter sur mes genoux, ma belle, tu t’en souviens ? je t’ai vu
grandir, jouer dans la boutique de ton père, aider ta mère à la couture, tu
étais très sage, un peu triste, tu n’avais pas beaucoup de copines. Et puis
tu es devenue une beauté, mamma mia ! je t’aurais bien épousée mais tu
es bien trop grande, on aurait ri de moi, Bella, avec ma taille de jockey !
tu as toujours été une bonne fille Anna, tes parents peuvent être fiers de
toi et maintenant te voilà maman à ton tour...
— Regarde la route Giacomo, demanda Anna, on y est presque, ce serait
dommage de...
— Tu sais que mes parents sont morts dans un accident de voiture, comme
ton mari, c’est terrible mais c’est la vie qui est comme ça ! j’ai pleuré
pour toi Anna et prié aussi, c’était leur heure voilà tout, Dieu en a jugé
ainsi,
— Vraiment Giacomo, s’agaça Anna, tu crois que c’est le moment de
débiter ces bondieuseries à la noix ?
— Ne jure pas Anna ! Dieu nous entend, il est partout, tout puissant,
— Eh bien ! s’il pouvait commencer par faire disparaître ce brouillard, ça
doit pas être si compliqué pour lui, le tout puissant !
— Le Seigneur te pardonnera Anna et moi aussi je te pardonne, tu es en
colère, encore en colère après tous ces mois, moi j’ai mis des années à
vaincre cette colère, j’avais la rage, j’ai fait des conneries, Anna, des
choses dont je ne suis pas fier, il fallait que ça sorte d’une façon ou d’une
autre...
Oui je suis en colère, tu as raison Giacomo pensa Anna, en colère contre
Dieu, le destin, contre je ne sais quoi ou je ne sais qui, contre Félix, contre cette
Avril, contre Christian, contre moi, oh oui ! contre moi ! et cette soirée ! ces
types ! Vermont, Francis... et cette blondasse ! non mais ils se sont tous donnés le
mot pour me pourrir la vie, ma parole ! et même Chloé qui me plante en pleine
soirée et qui a priori bavasse sur moi et Alban, elle va entendre parler de moi la
miss ! oh ! je n’en peux plus ! j’ai envie de dormir et cette route qui n’en finit pas,

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on y voit goutte, c’est de plus en plus impénétrable ce brouillard, on ne sait pas
où on en est. Bon sang ! on roule à moins de vingt kilomètres-heure, allez
Giacomo ! tiens bon ! ne va pas nous mettre dans le décor...
— Ce n’est pas notre heure Anna, lui dit Giacomo comme s’il avait lu dans
ses pensées, je le sens, je le sais, c’est une toute petite épreuve, Dieu est
malicieux.
Anna soupira, lui aussi la fatiguait, elle choisit de rester muette, plissa les
yeux et agrippa ses mains sur le haut des deux sièges avant. Peu après, elle poussa
un soupir, de soulagement cette fois-ci, en apercevant la lueur blanchâtre d’une
rangée de lampadaires. Elle reconnut le grand rond-point qui marquait l’entrée
sud de la ville, encore deux kilomètres avant que le taxi ne la dépose devant chez
elle. Giacomo aussi se détendait, la visibilité restait très réduite mais les abords
de la route apparaissaient plus nettement et après avoir quitté la rocade le taxi
venait d’emprunter l’artère commerçante qui menait au centre-ville, il appuya
progressivement sur l’accélérateur. L’obstacle se matérialisa devant eux en une
fraction de seconde, et c’est plus la soudaineté du choc que sa violence – l’Audi
roulait à peine à quarante à l’heure – qui fit pousser un cri de frayeur à Anna. La
berline venait de percuter l’angle d’un parapet en ciment d’un petit mètre de
hauteur, censé délimiter une partie de la chaussée en travaux. Anna fut projetée en
avant puis rejetée brusquement en arrière, l’arrière de son crâne cogna contre
l’appui-tête et ce n’est qu’ensuite qu’elle ressentit la douleur au niveau de sa
poitrine causée par la tension de la ceinture de sécurité.
Tel un diable éjecté de sa boîte, Giacomo était sorti de l’habitacle et se
trouvait aux côtés d’Anna, il avait le regard affolé et sa voix tremblait quand il lui
demanda comment elle allait. Le choc passé elle le rassura, plus de peur que de
mal lui dit-elle, mais on a vraiment pas de chance Giacomo, continua-t-elle alors
qu’ils contemplaient la roue avant droite de l’Audi complètement tordue, on y
était presque, Dieu est vraiment malicieux !
Elle réussit à lui arracher un sourire, mais le chauffeur de taxi lui faisait de
la peine, il tournait autour de sa chère voiture sans dire un mot, on le sentait au
bord des larmes. Avec une roue à l’équerre impossible de repartir et aucun
véhicule de dépannage ne se déplacerait en pleine nuit avec un tel brouillard, ils
firent donc le reste du chemin à pied. Giacomo qui avait insisté pour
raccompagner Anna jusqu’en bas de son immeuble était plongé dans un profond
silence ; ne se faisait entendre que le son amorti de leurs pas sur le trottoir. Anna,
touchée par la peine de son compagnon, avait pris Giacomo par le bras et raccourci
sa foulée pour régler son pas sur le sien, « La grande sœur qui ramène son petit

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frère, perdu dans le brouillard, à la maison » telle fut sa pensée amusée quand elle
se vit avec lui dans une vitrine inondée de lumière.
Elle avait encore un léger sourire aux lèvres en entrant dans son
appartement, au moins se consola-t-elle, les péripéties du trajet retour lui avaient
momentanément fait oublier ses rencontres de la soirée. La lumière mauve d’une
lampe de chevet jetait un halo doux sur le séjour. Couché en chien de fusil Alban
dormait sur le canapé. Sur la table de salon, bien en évidence, une pochette de 45
tours aux tons orange et bleu avec en photo Barry White et, écrites en lettres
gothiques, le titre de la face A : It’s ecstasy when you lay down next to me.
— Ah ! toi mon coco tu fais pas dans le message subliminal, murmura-t-
elle,
— Tu parles encore toute seule, marmonna Alban en se redressant,
— Tu m’as fait peur ! s’écria-t-elle, tu dors que d’un œil ma parole !
— Des habitudes de marin, M’dame ! lança-t-il d’une voix de canard,
— Parce que tu es marin aussi ?!
— Eu plusieurs vies M’dame ! trop long à expliquer, un jour si Dieu
l’veut...
— Mêle pas Dieu à ça, il est de sortie cette nuit...
Il se leva, se recoiffa d’un geste rapide de la main et la regarda avec
attention :
— Ah ! mauvaise soirée ?
— Connu d’meilleures M’sieur, répondit-elle en imitant son phrasé et son
accent, te raconterai peut-être...
Elle grimaça, la douleur au niveau des côtes venait de refaire surface, il la
fit s’allonger sur le canapé et, après qu’elle lui eut raconté son équipée dans le
brouillard, lui demanda d’enlever son gilet, celui qu’il avait choisi avec soin
quelques heures plus tôt. Une fois en soutien-gorge, elle découvrit qu’elle avait,
imprimée sur sa peau, une marque bleue violette de la largeur de la ceinture de
sécurité. Alban la palpa avec lenteur, en appuyant avec précaution sur différentes
parties de son thorax et lui demandant à chaque fois s’il lui faisait mal.
— Rien de cassé, conclut-il, tu vas déguster pendant quelques jours, prends
de l’arnica ça te soulagera,
— T’es toubib aussi ? s’amusa-t-elle,
— Beaucoup joué au docteur M’dame ! nasilla-t-il.
Un trouble l’envahit, une envie de rire aussi, de l’embrasser sans retenue,
pour ne rien en laisser paraître elle fit bifurquer leur échange :

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— Cléo a été sage ? elle ne s’est pas réveillée ?
— Juste une fois vers minuit, elle avait perdu sa tétine, elle a quand même
pris le temps avant de se rendormir de me traiter de « Ti’con ».
Cette fois-ci Anna s’esclaffa, ses grands yeux noirs pétillèrent, puis aussitôt
se remplirent de larmes, des larmes chaudes qui coulèrent lentement le long de
ses joues. Elle prit une grande inspiration et passa ses mains sur son visage, « Je
ris, je pleure, c’est n’importe quoi, je suis fatiguée, je vais aller me coucher » dit-
elle en se relevant d’un coup et en tentant d’attraper au passage son gilet, « Oh !
ça tourne » dit-elle les yeux dans le vague. Aussitôt Alban la prit par la taille, se
pencha, passa un bras sous ses jambes et la souleva de terre comme une fleur.
« Oh je peux marcher... » dit Anna d’une petite voix, « Chuuuut » lui souffla-t-il
dans le cou avant de la déposer avec précaution sur son lit. Avec son aide – en
avait-elle vraiment besoin ? s’interrogea-t-elle le lendemain à son réveil - elle ôta
pantalon, mi-bas, culotte et soutien-gorge. « Tu dors comme ça ? » lui demanda-
t-il le souffle court, « Oui, toute nue » susurra-t-elle en remontant la couette sur
ses épaules et en se tortillant vers le côté droit du lit.

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Chapitre 18

Ce n’est que plus tard dans la journée, après qu’elle eut appris coup sur
coup trois mauvaises nouvelles, qu’Anna se rappela son rêve de la nuit
précédente : elle se tenait, mains attachées dans le dos, pieds nus, vêtue d’une
seule chemise, au bord d’une falaise surmontant une mer houleuse, de lourds
nuages traversaient le ciel à toute allure, le vent sifflait à ses oreilles mais elle
entendait distinctement la voix de la juge - une femme, qui ne ressemblait pas à
Muriel mais Anna savait que c’était elle. On arrivait à la fin du prononcé du
verdict ; regroupé en demi-cercle autour d’elle tout un groupe d’hommes et de
femmes en longues toges blanches ponctuait chacune des harangues du juge par
des murmures réprobateurs, parfois un petit rire idiot se faisait entendre. « Cette
femme, entonnait la juge, n’a eu de cesse de se livrer à des ébats d‘une gaillardise
sans nom, toute sa vie n'a été qu’une vie de stupre, en permanence autour d’elle
flottait une odeur de sexe, de foutre séché, à la faveur de galipettes honteuses (petit
rire idiot), de cabrioles insensées (nouveau petit rire idiot), elle a réussi à
développer une complicité telle avec l’Amour De Notre Vie qu’elle lui est devenue
indispensable, lui faisant perdre toute notion de ce qu’est l’amour, car ce n’était
pas de l’amour ! non !! elle l’a ensorcelé et pour cela elle mérite la sanction
suprême !!! ». Puis la juge fit un signe de tête à l’un des hommes de l’assistance
qui s’avança vers Anna - là aussi, bien qu’il n’ait aucune ressemblance avec
Christian, Anna sut que c’était lui -, « Je savais bien que tu ne m’aimais pas » lui
avait-elle glissé avec un pauvre sourire, « Chuuuut » avait-il répondu, agacé,
avant de la précipiter d’une bourrade dans le vide.
Elle s’était réveillée au moment d’entrer dans l’eau glacée. « C’est vrai que
l’on ne meurt pas dans ses propres rêves » fut sa première pensée, ensuite elle
avait entendu le bruit de la porte palière, s’était levée enroulée dans la couette et
avait trouvé posée sur un paquet renfermant croissants et pains au chocolat une
feuille manuscrite : « Hier tu m’as fait vivre deux moments privilégiés, de ceux
qui comptent dans la vie d’un homme : avoir la chance d’être là quand la femme
pour qui il ressent du désir – et c’est là la litote de l’année chère Anna – enfile ses
habits de soirée et d’être encore là quand la nuit venue elle vous demande de la
déshabiller. Savoure bien les viennoiseries, je repasse en fin de matinée pour voir
comment tu vas, je n’aime pas trop tes petits vertiges. La bise à toi et à la petite
effrontée. Docteur Albanovitch ».
La première mauvaise nouvelle fut un coup de fil de Cathy - le clocher de
la cathédrale sonnait la fin de la messe, Anna et Alban préparaient le déjeuner,
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Cléo trônait sur l’ilot central - Félix était interrogé par les gendarmes, elle ne
savait pas encore à quel titre, mais ils l’avaient identifié comme celui qui avait
transporté inconscient le petit copain d’Avril aux urgences de l’hôpital. Le jeune
homme avait fait une « syncope sinucarotidienne par pression sur les carotides
survenant, par exemple, si l'on porte un col de chemise trop serré ou et c’était
l’hypothèse retenue à n’en pas douter, vu les traces de doigts sur son cou, si l’on
opère un étranglement prolongé sur la personne » ; sorti du coma depuis peu il
n’était pas encore en état de répondre aux questions. Félix était chez Cathy, pour
une de leurs sempiternelles tentatives de réconciliation, quand les gendarmes
étaient venus le chercher ; ils avaient tiqué selon elle en voyant son visage couvert
de bleus, lui avaient posé beaucoup de questions au point que Félix avait failli
faire un de ses esclandres habituels, elle l’avait calmé et l’avait persuadé de suivre
les gendarmes sans faire d’histoires. « Ça se présente mal Anna, lui avait-elle dit,
je le connais Félix, il déteste les « bleus », il va rien faire pour leur faciliter la vie
et en plus il voudra pas mêler Avril à ça, tant qu’elle ne dit rien il ne dira rien... et
si t’ajoutes le fait que c’est bien connu qu’il ne porte pas les arabes dans son cœur,
que les gendarmes doivent penser qu’il est violent au point de m’en avoir mis
une... ça pue, Anna... bien sûr moi je vais leur dire que c’est la gamine qui l’a
appelé au secours mais est-ce qu’ils vont me croire ? et ses sauteries avec la
môme ! ça va se savoir, y’a qu’une cruche comme moi pour ne pas avoir été au
courant ! je te jure, Anna, j’ai envie de le tuer mais je ne veux pas qu’il paie pour
un truc qu’il n’a pas commis... ». Anna fit promettre à Cathy de la tenir informée,
elle évoqua à demi-mots la possibilité de faire appel à Chloé si les choses se
gâtaient et que Félix ait besoin d’être défendu.
Deux heures plus tard Alban emmena Cléo pour une promenade digestive
le long du canal, profitant d’une apparition du soleil - le plafond nuageux était bas
à toucher le toit des immeubles -, Anna, jugée « Pâlotte et mollassonne » par le
docteur Albanovitch avait été enjointe de rester au chaud. Elle s’était dit qu’à son
retour, une fois sa fille couchée pour la sieste elle lui toucherait deux mots de sa
conversation avec Francis, l’avocat, son employeur occasionnel, visiblement
mécontent de ses services. Elle regardait d’un œil distrait un reportage sur des
gens de tous âges qui avaient choisi de changer radicalement de vie : deux jeunes
mariés quittaient leur poste de cadre sup’ pour ouvrir une boulangerie en Lozère,
un couple de retraités partait pour un road-trip en camping-car de l’Atlantique à
l’Oural, une famille avec deux enfants s’embarquait pour un tour du monde à la
voile. Le reportage était bienveillant, un peu trop scénarisé au goût d’Anna, mais
au final, se disait-elle, ce qui fait que ces gens se lancent ainsi dans l’inconnu, leur
force, c’est leur couple, leur famille, les liens qui les unissent, à deux on est
tellement plus fort, tellement moins vulnérable, on ne se laisse pas désarçonner

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au premier soubresaut... Elle réalisa alors, qu’à l’exception de ses parents, elle
n’était entourée que de personnes seules ou dont le couple battait de l’aile :
Josette, Chloé, Marielle, Félix, Guy-Gilles, Max, Giacomo, Alban...
La vibration de son portable interrompit le cours de ses pensées, c’était
Fiona, une éternité qu’on ne s’est pas parlé pensa Anna en voyant son nom sur
l’écran - en fait elles s’étaient vues dix-sept jours plus tôt sur la tombe de Christian
pour le deuxième anniversaire de sa mort, mais en temps normal il est vrai que les
deux amies de collège se parlaient au téléphone deux à trois fois par semaine.
Fiona habitait à la limite des Ardennes belges où, avec son mari Carlos elle
dirigeait une grosse concession multi-marques, les affaires marchaient bien, ils
avaient acheté une imposante bâtisse avec dépendances, piscine couverte, pâtures
pour les chevaux, mon petit manoir au milieu de nulle part comme elle aimait le
présenter à ses hôtes. Anna-Louisa (Anna pour... Anna et Louisa prénom de la
mère de Carlos), leur fille, allait fêter son premier anniversaire dans quelques
jours, Anna se souvenait que Fiona avait réussi à acheminer son énorme ventre
jusqu’au cimetière pour le premier anniversaire de la mort de Christian, elle était
également présente pour le deuxième ; en réalité depuis leurs retrouvailles à
l’aube de l’an 2000 – Anna lui avait alors demandé d’être son témoin de mariage
- elles ne s’étaient plus perdues de vue et après la mort de Christian il ne se passait
pas une semaine sans que Fiona ne prenne des nouvelles.
Elle eut tout d’abord le plus grand mal à comprendre de quoi il retournait,
Fiona pleurait à chaudes larmes, secouée de spasmes elle n’arrivait pas à articuler
deux mots à la suite, elle ne reprenait son souffle qu’en proférant une longue
plainte, « Un animal blessé au fond des bois » pensa Anna, folle d’inquiétude.
— Je suis désolée Poulette, finit-elle par dire entre deux reniflements, c’est
la première fois que je craque depuis que j’ai appris la nouvelle, mais
cela m’a fait tellement de bien d’entendre ta voix, quand tu m’as
accueillie avec ton « Coucou Fifi ! » ça a été plus fort que moi, je n’ai
pas pu me retenir...
La nouvelle était tombée il y a plus d’une semaine, on lui avait diagnostiqué
un cancer du sein, à un stade précoce, a priori non métastasique, l’opération était
prévue pour la fin du mois, si tout se passait comme prévu elle pourrait rentrer
chez elle dans la journée. Puis viendrait le temps des traitements, avec un peu de
chance elle pourrait échapper à la chimiothérapie...
— Oh ! Anna, j’ai tellement peur, c’est idiot mais j’ai toujours pensé que je
passerais au travers, même en attendant les résultats de l’examen je ne
m’inquiétais pas plus que ça, ça n’était pas pour moi ce genre de tuile,

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et là le ciel m’est tombé sur la tête, c’est comme si j’étais passée dans
une autre dimension...
— Fifi ma chérie, tu es la fille la plus forte que j’ai jamais connue, tu vas
lui mettre la peignée à ce foutu crabe comme quand t’as grimpé sur le
dos de la grande Gigi et que tu lui as infligé la raclée de sa vie ! pourtant
c’était un sacré morceau la Gigi !
— Elle l’avait bien cherché, dit Fiona avec un léger rire, tu te souviens ?
elle nous avait insultées, elle en avait surtout après toi, et tu ne disais
rien t’étais bien trop gentille, Poulette,
— Tu as toujours été là pour me défendre Fifi, je ne sais pas comment je
m’en serais sortie sans toi,
— On était fortes parce qu’on était deux, Anna, on formait un sacré duo
quand même...
— Ouais, on s’est bien amusées, confirma Anna, on n’avait besoin de
personne, si j’avais aimé les filles je t’aurais épousée ma Fifi !
— Ha ! ha ! quel couple on aurait fait, la grande gigue et la petite boulotte...
et tu te rappelles les fous rires qu’on avait en sport ?
— Avec le prof d’EPS ? demanda Anna qui savourait par avance la réponse
de Fiona,
— Il piquait des fards incroyables quand tu faisais tes roulades, à mater tes
grandes cannes et ton cul rebondi, et moi j’en rajoutais, je lui chuchotais
à l’oreille : « Monsieur, regardez, Anna n’arrive pas à faire sa roulade
arrière, elle n’ose pas vous demander de l’aider, elle est si timide... », le
pauvre il ne savait plus où se mettre !
— Ni où mettre ses mains, c’est à peine s’il m’effleurait !
En un tournemain elles étaient passées des couloirs blafards d’un hôpital de
province à la salle de gym de leurs années collège, puis Anna prit des nouvelles
de Anna-Louisa, de Carlos qui tenait à peu près le coup et était aux petits soins.
« Imagine, il met la table, s’occupe du lave-vaisselle, passe l’aspirateur, il est
passé où mon bon vieux macho du Douro ? », s’amusa Fiona. Anna promit de
venir à l’anniversaire de la petite et au moment de raccrocher s’efforça de
maintenir le ton enjoué de leurs derniers échanges.
Alban et Cléo rentrèrent de promenade peu après, ils avaient marché près
d’une heure « Accompagnés par un soleil encore plus pâle que ta maman, hein ma
puce ? » commenta Alban, qui jeta un regard interrogatif à Anna. Elle l’informa
du coup de fil de Fiona une fois sa fille couchée, il posa de nombreuses questions,
eut les mots justes et le ton adapté – ni alarmiste, ni détaché – s’agissant d’une
personne qu’il ne connaissait pas mais dont il percevait combien elle comptait aux
yeux d’Anna. Elle apprécia, en silence. Serait-elle encore au temps de ses années

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lycée – années de prise de conscience de son pouvoir inouï sur la gent masculine
- qu’elle lui aurait lancé du ton gouailleur qui était alors sa signature quand elle
parlait aux garçons qui la draguaient : « Toi, tu marques des points mon ami ! ».
La troisième mauvaise nouvelle parvint de Corse sous la forme d’un appel
du grand-père d’Alban. On était au cœur de l’après-midi et un duvet opaque
couvrait toujours rues et immeubles, Anna et Alban disputaient leur deuxième
partie d’échecs, « J’ai droit à une revanche » lui avait-il dit, un peu décontenancé.
Elle avait accepté sans afficher sa surprise d’avoir triomphé aussi aisément.
« C’est mon grand-père » lui dit-il en regardant l’écran de son portable « Il
n’appelle jamais, d’habitude c’est toujours grand-mère... ». Comme mû par un
ressort il se leva et se dirigea vers la terrasse, Anna l’entendit juste dire « Oui
grand-père c’est moi, tout va bien ? » avant qu’il ne referme la baie vitrée.
Il y avait du grabuge sur l’Île de Beauté. Francis l’avocat était au cœur de
l’affaire, on parlait de non-respect d’engagements verbaux - les seuls qui comptent
vraiment -, de dépôt de main courante à la gendarmerie - « Il est inconscient ton
avocat ou c’est un fou ?! » avait tonné le grand-père d’Alban. « T’étais au courant
de ça quand tu es venu ? » avait-il continué sur le même registre, « Maintenant ils
pensent que tu es de mèche ou que tu as laissé faire ! ». Des types cagoulés
s’étaient rendus au domicile des grands-parents pour faire part de leur contrariété,
ils ne s’étaient déplacés pour les prévenir que par respect pour le nom des Pozzo,
mais leur petit-fils serait bien avisé de se tenir à l’écart de l’île, le temps que soit
réglé ce différend.
— Mon grand-père m’a même conseillé de quitter la ville, grinça Alban,
tout ça à cause de ce connard d’avocat qui a voulu jouer les gros bras !
j’ai dû passer pour un con en essayant de calmer les choses alors qu’il
me faisait un enfant dans le dos !
Anna lui rapporta sa discussion de la veille avec Francis, ce qui eut pour
effet de le mettre un peu plus en rage, il menaça de se rendre à son domicile « Je
sais où il habite ce parvenu ! » avait-il lâché en empoignant son blouson, elle dut
s’employer pour l’en dissuader, en usant de douceur et de fermeté. C’est la
douceur qui fit pencher la balance, elle lui tenait la tête entre ses mains, faisait
barrage de son corps entre lui et la porte et finit par l’embrasser langoureusement ;
tout en glissant sa langue entre ses lèvres elle fit tomber son blouson à terre et
entreprit de déboutonner sa chemise en le repoussant vers le canapé. Elle avait les
mollets sur ses épaules et fourrageait de ses deux mains dans ses boucles blondes
quand elle entendit sa fille chantonner à l’autre bout du couloir. « Oh ! Cléo, ma
chérie, ce n’est pas le moment ! » implora-t-elle pendant qu’Alban, hilare, se
rhabillait en hâte.

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Chapitre 19

Le lendemain matin ils emmenèrent Cléo à la crèche, comme un couple


ordinaire pensa Anna, sensiblement remuée, en regardant Alban manœuvrer la
poussette comme si c’était une voiture de course, pour le plus grand plaisir de la
gamine. Le temps restait brumeux, l’humidité vous collait à la peau, des amas de
feuilles jaunes et rouges encombraient le pied des arbres, l’entrée des immeubles,
« On a peu de chance de voir le soleil aujourd’hui » commenta Alban qui s’attira
la moquerie d’Anna – « Marin, docteur et monsieur météo, quel talent ! »
Il avait dormi à l’appartement, avec elle, dans son lit, elle s’était endormie
sur son épaule, en trente secondes, au réveil elle eut un nouvel étourdissement, et
à la pâleur de ses paupières et de ses lèvres Alban pronostiqua : « Tu fais de
l’anémie, va voir un toubib ce matin, tu vas finir par tomber dans les vapes ». Elle
ne protesta pas quand il proposa de l’accompagner à la crèche, ni quand il
l’emmena chez un pote médecin qui la reçut entre deux clients – le lundi matin à
dix heures la salle d’attente n’avait déjà plus de chaises libres, pour la deuxième
fois le coupe-file d’Alban faisait des miracles. Alban était encore là quand elle se
rendit au laboratoire pour une analyse de sang, il lui fit ensuite acheter de la
spiruline dans une herboristerie – « À coup sûr tu manques de fer, ce truc c’est
miraculeux, tu verras » - puis il la raccompagna jusque chez elle.
C’est Anna qui, prenant la mise en garde du grand-père Pozzo plus au
sérieux que ne le faisait Alban, avait suggéré qu’il se rende à la maison du lac. Il
existait d’autres possibilités lui avait-il retorqué, avec un sourire en coin : un
studio en fond de cour chez Flo, ou bien Amina, sa copine mannequin, qui
partageait un appartement en ville avec une amie, il pourrait sans problème dormir
sur le canapé, ou « Entre les deux filles on ne sait jamais » avait-il lancé en
guettant sa réaction.
— Oh c’est comme tu veux lui dit-elle, faussement détachée,
— T’es pas jalouse de toute façon...
— Je ne parle pas de ça mais du choix de ton prochain point de chute,
— Bien sûr...
— Et je ne suis ni jalouse, ni amoureuse, t’emballe pas,
— Pareil pour moi M’dame !! répliqua-t-il, piqué, je te l’ai dit je fais
beaucoup d’efforts, jusque-là je tiens le choc,
— Je croyais qu’elle n’habitait pas ici ta grande liane aux yeux verts,

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— Elle squatte chez une amie jusqu’à la fin du mois... eh dis-donc, tu l’as
repérée à ce que je vois,
— Ne te méprends pas Coco, je n’entre pas dans la compétition, je te laisse
jouer avec ton harem,
— Tu sais que tu ne joues pas dans la même cour,
— J’espère bien ! tu croyais quoi ?
— Je suis déconcerté, je te l’avoue,
— Ah oui ? et pourquoi donc ?
— Je ne sais pas où nous en sommes mais... il s’est bien passé quelque
chose entre nous,
— On a de bons moments si c’est cela que tu veux entendre,
— Et... c’est tout ?
— C’est déjà pas mal, non ?
— T’as une façon de renvoyer les gens dans leurs vingt-deux, redoutable...
— Tu n’es pas « Les gens », je ne suis pas comme ça avec tout le monde,
— Vraiment... la rapidité avec laquelle tu passes d’une complicité
envoûtante à une distance... humm... blessante, du coup c’est difficile
d’avoir une conversation normale avec toi,
— Peut-être parce que je ne le suis pas, normale,
— Ce n’est pas ce que j’ai...
— Et puis, la normalité... coupa Anna, tout n’est qu’une question de point
de vue,
— De regard, prolongea-t-il,
— Oui, du regard qu’on porte sur le monde,
— Sur la vie en général...
— Tu vois on peut avoir une discussion normale avec moi, on en vient
presque à philosopher,
— T’es sourcilleuse, en fait,
— En fait, en vrai, du coup, on voit que t’as pas encore trente ans,
— Tu me cherches là, et je ne dis jamais en vrai,
— Mais tu as raison, éluda-t-elle, je peux être sourcilleuse, chatouilleuse,
certaines choses me hérissent,
— Comme quoi ?
— Comme quand tu m’exposes ton harem et que tu me joues le coup de la
jalousie alors que je viens de te proposer de loger chez moi, à la
campagne, à l’abri de tes bons amis, tu es sympa, sexy, ma gamine
t’adore, on s’entend bien au plumard, - tu es le premier depuis deux ans,
est-ce-que tu le sais ça ? - mais ça ne suffit pas, on se connaît à peine, tu
te crois en terrain conquis, je ne suis pas ta copine !
— Oui, désolé, excuse-moi,

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— T’excuse pas ! ça sert à rien, tous ces gens qui sont toujours désolés, ça
me saoule !
— Bon, ok... je fais quoi alors ?
— Ce que je dis c’est... qu’il ne faut pas jouer avec moi, avec... avec ça,
c’est pas un jeu...
Ils restèrent sans rien dire quelques secondes puis on sonna à la porte et ce
fut comme un soulagement, Anna se demandait où allait les mener cette
conversation, elle sentait bien qu’elle était à fleur de peau et ce garçon pouvait
vite lui taper sur les nerfs, un mot trop haut, une expression maladroite de l’un ou
de l’autre pouvaient s’avérer destructeur, elle savait comment le blesser, il aimait
jouer avec elle.
C’était Josette, rentrée le jour même de la région parisienne. Sa maman était
sortie de l’hôpital la veille après s’être fait enlever une grosseur pelvienne, les
résultats du prélèvement leur seraient communiqués d’ici quinze jours, en
attendant elle avait réintégré sa maison de retraite, son mouroir comme elle
l’appelait, ce qui était très exagéré selon Josette, l’endroit était vieillot certes, mais
très propre, le personnel était dévoué, la nourriture tout à fait correcte.
— De toute façon lâcha Josette, cela n’a été que cela pendant trois jours,
des plaintes, des reproches à mon encontre, pas un mot gentil, cette
femme est dure comme la pierre,
— Elle n’est plus toute jeune, tempéra Anna qui connaissait les rapports
compliqués entre la mère et la fille,
— Mais elle a toujours été comme ça ! s’énerva Josette, aussi loin que
remontent mes souvenirs ce sont les mêmes remarques désagréables,
rien de ce que je faisais ne trouvait grâce à ses yeux...
Elle n’avait même pas pris le temps d’enlever son manteau, et venait juste
de remarquer la présence d’Alban qui, le visage fermé, s’était levé pour la saluer.
— Bon écoute Annette, on parle d’autre chose si tu veux bien, quelles sont
les nouvelles ? ma filleule chérie va bien ? toi t’as une petite tête, c’est
ce beau jeune homme qui te fatigue comme ça ? tu me présentes ?
Tout ceci dit avec un débit de mitraillette et d’un ton qui tout en étant
bienveillant laissait peu de place à la réplique. Il ne fallut que quelques minutes à
Anna pour informer Josette des déboires de Félix et de la maladie de Fiona, à
chaque fois celle qui en privé s’auto-proclamait intermittente du sexe fit peu de
commentaires, se contentant de hocher la tête pour terminer par cette phrase
prononcée comme si elle allait constituer la solution à tous leurs tracas : « Je vais
les appeler ».

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Anna aurait aussi aimer s’ouvrir à son amie de ce qui lui mettait les nerfs à
vif et lui faisait tournait la tête - au-delà de ses vertiges physiques -, mais le
principal intéressé était dans la pièce et bien là vu la manière bien à lui qu’il eut
de prendre le lead une fois les présentations faites. En deux temps trois
mouvements il mit Josette dans sa poche, usant de son charme quand il s’agissait
de la faire parler d’elle, décrivant avec humour les péripéties d’Anna pendant sa
sortie du samedi soir, jouant les martyres quand il s’agissait de parler de leur
relation : « N’suis qu’un pauvre baby-sitter, M’dame Josette, heureusement la
petite est adorable, tiens pas d’sa mère », adoptant un ton ridiculement doctoral
pour commenter son état de fatigue du moment. Il avait une telle facilité pour
emprunter le phrasé, la gestuelle de ceux qu’il mettait en scène qu’il était difficile
d’y résister. Comment se défendre d’en rire même si c’était à vos dépens ? Une
entente implicite entre Josette et Alban était en train de se créer sous les yeux
d’Anna, ils s’y entendaient, l’un encourageant l’autre, pour faire d’elle la cible
favorite de leurs railleries, l’unique objet de leurs plaisanteries. Bien entendu
Anna voyait bien que l’intérêt, l’affection, si ce n’était de l’amour, que les deux
lui portaient les autorisaient à la passer ainsi à la moulinette, mais elle se
demandait si venant d’Alban un fond de vengeance pour la distance blessante
qu’elle lui infligeait parfois n’ajoutait pas de piment à l’exercice.
Anna reçut deux coups de fil consécutifs, le premier de Guy-Gilles
Laforgue qui l’informait avoir eu des échanges « Constructifs et prometteurs »
avec un producteur de films, on lui proposait d’organiser un rendez-vous si
possible avant fin novembre, Anna lui donna quelques dates en repoussant le
premier créneau à mi-novembre, pour être si besoin aux côtés de Fiona après son
opération. Ils échangèrent ensuite sur la marche des affaires, les ventes des Quatre
amis commençaient à décliner, une opération commerciale à l’approche des fêtes
était à envisager, GG en toucherait deux mots aux nouveaux propriétaires. Un
moment Anna crut qu’il allait lui reparler du projet d’interview télé, mais il
bifurqua sur un autre sujet : les prix littéraires, le Goncourt notamment, il
pronostiquait la victoire de Jérôme Ferrari. Anna n’avait lu aucun des romans de
la liste finale, depuis la mort de Christian elle n’avait lu aucun livre récent, s’étant
uniquement replongée dans les auteurs fétiches de son mari - Roth, Nabokov, Le
Carré, Djian -, son cœur bondissait quand elle tombait au détour d’une page sur
une de ses annotations – parfois un simple point d’exclamation ou d’interrogation,
le plus souvent quelques mots griffonnés de son écriture nerveuse -, sa voix
résonnait alors à ses oreilles, plus d’une fois elle avait lâché son livre, les yeux
embués, la gorge nouée. À la faveur d’un double appel Anna prit congé et répondit
au jeune auteur qui de mail en mail se plaignait du traitement infligé à son livre
par la maison d’édition. Ce n’était pas la première fois qu’ils avaient cette

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conversation, qui se concluait toujours de la même façon, c’est-à dire sur une
impasse, le romancier – au talent très prometteur, tous en convenaient – ne
supportait pas que l’on puisse retoucher ne serait-ce qu’une virgule à son œuvre,
l’éditeur formulait quant à lui certaines exigences préalables au lancement du
livre. À ce rythme-là on allait au clash, Anna promit à son interlocuteur
d’organiser une rencontre de la dernière chance et lui demanda en retour de ne
pas jeter d’huile sur le feu. Elle soupira en raccrochant et se demanda si ce rôle
d’agent littéraire était bien fait pour elle ; malgré quelques belles réussites – mais
se serait-ce passé différemment sans son intervention ? -, elle se sentait atteinte de
plus en plus souvent du syndrome de l’imposteur.
Pendant qu’elle était au téléphone Josette et Alban s’étaient rendus sur la
terrasse pour griller une cigarette. Les bruits de la rue emmitouflés dans l’épaisse
couche de brouillard leur parvenaient amortis, un froid soleil perçait d’une lueur
intense le manteau nuageux, Anna mit un plaid sur ses épaules et les rejoignit.
Alban faisait une grimace avec ses lèvres qui avait pour effet de faire se tordre de
rire Josette – « Oui, c’est ça ! exactement ! » - : il remontait sa lèvre supérieure
jusqu’à toucher ses narines comme s’il voulait y faire tenir un crayon de mine en
guise de moustache.
— Alors, c’est toujours moi qui trinque ? lança Anna,
— Justement tu tombes bien, devine, lui répondit Alban.
Et aussitôt, s’écartant des deux femmes comme pour se mettre en scène, il
commença son numéro : en premier lieu il refit la grimace de la moustache, puis
se baissa pour frotter vigoureusement ses tibias, ensuite en louchant légèrement il
passa son index sur l’arête de son nez comme s’il voulait en mesurer la longueur,
et pour finir il ajusta des lunettes imaginaires en poussant un soupir languide.
— Ok, ok, je crois que j’ai trouvé, dit Anna.
Elle riait un peu jaune, Josette pour sa part ne boudait pas son plaisir et
déployait son rire tonitruant – parfois un peu trop gras au goût d’Anna, notamment
quand il s’agissait de réagir à des blagues salaces – elle s’approcha d’Anna et la
saisit par les épaules :
— Oh Annette ! il est trop drôle ce garçon, comment il t’a calculée !
— Bon, le truc des lèvres et du nez, je vois pas trop... objecta Anna d’une
voix mal assurée,
— Mais si ma Chérie ! tu le fais sans même t’en rendre compte et plus
personne n’y fait attention, sauf Alban,
— Je n’ai aucun mérite, intervint Alban faussement modeste, vu que je ne
la quitte pas des yeux.

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Disant cela comme s’il s’adressait en aparté à un public imaginaire, il
poursuivit sur le même mode :
— Cela m’a permis de déceler ses petits tics, ses ridicules comme l’on
disait jadis, ces intonations de marchande de poissons qu’elle affecte de
prendre quand elle se lâche un peu, ses défauts physiques, car elle en a !
cette petite bosse sur un nez un peu fort, ces grands pieds, ce gros orteil
gauche un peu plus gros que le droit, ces omoplates saillantes...
— Mes grands pieds ?!
— Bon, j’exagère un peu, concéda-t-il sans la regarder, mais enfin, la
pantoufle de Cendrillon, il faut qu’elle oublie, c’est pas pour elle...
— T’as fini ton numéro ?
— Mais c’est bien peu de chose, croyez-moi sur parole, Mesdames
Messieurs, cela pèse si peu, oh ! Dieu m’en est témoin ! l’attraction
qu’elle exerce est bien trop forte, il suffit d’un rien, qu’elle croise ou
décroise ses jambes incroyables, qu’elle se penche pour récupérer son
foulard tombé au sol, que l’effluve de son parfum se répande dans l’air,
que vous captiez l’éclat noir de jais de son regard... et voilà c’est reparti,
il n’en faut pas plus...
Anna émit un petit son, lèvres closes, Josette applaudit pendant qu’Alban
d’une profonde inclinaison du torse saluait son public. Puis il se releva et se tourna
vers Anna :
— Au fait, si ton offre tient toujours, je veux bien squatter ta bicoque au
bord du lac.

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Chapitre 20

Elle écouta l’album une fois Chloé partie. Besoin de faire retomber la
pression, de faire cesser le bourdonnement à ses oreilles. Sa nièce était passée en
coup de vent en début de soirée. Profitant du désistement de dernière minute d’un
collègue elle s’envolait le lendemain pour un séminaire de huit jours à Marrakech.
Elle était surexcitée, c’était un des évènements majeurs de l’année, réservé
exclusivement aux associés et aux avocats les plus chevronnés, une super nouvelle
qu’elle avait à cœur de partager et aussi, avant de partir, elle tenait à s’excuser.
— T’excuser de quoi ? demanda Anna qui avait décidé de laisser venir sa
nièce,
— Pour samedi soir, je suis partie comme ça, sans rien te dire,
— Oh, ça ! ce n’est rien, je me suis dit que tu devais avoir une bonne raison,
— Oui, mais je t’ai laissée entre les pattes de Vermont et...
— Je suis une grande personne Chloé, je peux me défendre toute seule,
— J’espère qu’il ne t’a pas pris la tête Anna, on m’a dit qu’il a fini la soirée
complètement bourré, il faisait n’importe quoi, c’était très gênant...
— Ah ces artistes ! esquiva Anna qui se dit qu’elle l’avait peut-être échappé
belle,
— Et puis...
— Oui Chloé ?
— Je sais que Francis t’a parlé, il..., il est très remonté contre Alban, a priori
ses ennuis viennent de lui, de ce qu’il a fait ou de ce qu’il n’a pas fait,
j’en sais rien, c’est pas très clair... tu... tu sais où il est toi ?
— C’est Francis qui t’a demandé de venir me voir ? demanda Anna en
haussant le ton,
— Mais pas du tout ! se récria Chloé, qu’est-ce-que t’imagines ? pour qui
tu...
— Alors, la coupa Anna, pourquoi tu tiens à savoir où est Alban ?
— Comme ça ! parce que je sais que tu l’as embauché comme baby-sitter,
et... vous êtes bien ensemble non ?
— Donc, tu vois Francis - je parie que c’est lui qui t’annonce la super
nouvelle - il te parle d’Alban, tu viens me voir et tu m’interroges sur lui,
c’est curieux non ?
— Non ce n’est pas curieux Anna ! c’est juste que je m’inquiète pour toi et
ma cousine adorée,
— Allons bon ! pourquoi nous mêler à ça ?

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— Parce que tu es mêlée à ça Anna !! tu sors avec Alban, il était encore
chez toi samedi soir et il a peut-être fait des trucs pas nets, il a déconné
Anna,
— C’est Francis qui t’a raconté ça ? t’es sûr que ce n’est pas lui qui a
déconné ?
— Il doit du fric Anna, ou il l’a volé je ne sais pas, mais c’est une somme...
il y a des gens – pas que Francis – qui veulent lui demander des
comptes...
— C’est du roman Chloé, nia Anna en s’efforçant de garder son calme, tu
ne penses pas qu’il t’a bourré le mou ton boss ?
— Écoute, je t’aurais prévenue soupira Chloé, le mieux pour toi c’est de te
tenir à l’écart de ces histoires et de mieux choisir ton baby-sitter.
À ce moment-là, Chloé s’était levée et se dirigeait vers la porte d’entrée,
Anna la retint par le bras :
— Tu as des nouvelles de ta mère ?
— Elle a dû te le dire, on ne se parle plus, elle est en train de détruire mon
père, et en plus c’est avec un mec du boulot, ils bossent tous les trois
dans la même boîte, papa il ne met plus un pied devant l’autre avec cette
histoire, je ne veux plus la voir...
— Chloé, c’est ta mère, parle-lui, tu sais qu’elle n’a pas fait cela sans de
bonnes raisons,
— Elle a quitté la maison ! elle te l’a dit ça ?! elle a pris un studio en ville !
à cinquante-sept ans !! tout ça pour baiser tranquille avec... avec ce...
Sur ce, elle fit volte-face et franchit le seuil. Anna l’apostropha avant qu’elle
ne monte dans l’ascenseur :
— Tu le connais depuis plus longtemps que moi Alban, tu y crois à cette
histoire de fric ?
— Je n’en sais rien Anna, est-ce qu’on connaît vraiment les gens ? même
ceux qui nous sont proches ?
— La dernière fois que je l’ai vu il ne se comportait pas comme un type qui
vient de taper dans la caisse...
— Alors tant mieux Anna, si tu es convaincue du contraire...

Alban était repassé en fin d’après-midi - pour un peu ils auraient pu se


croiser avec Chloé - il les avaient quittées en fin de matinée ayant « Quelques
affaires à régler, l’histoire de quatre, cinq heures » avant de partir pour la villa
Nellcote. Josette et Anna avaient déjeuné dans une de leurs cantines, un bistrot

p. 97
vieillot, sans charme, uniquement fréquenté le midi en semaine par quelques
habitués, et tenu par un couple de septuagénaires, Roger aux fourneaux, Denise
au service, qui proposait des plats ouvriers roboratifs à des prix d’un autre temps.
« Tu sais que la patronne va t’engueuler si tu ne finis pas ton plat, alors mange et
remplume-toi, je n’aime pas ta petite mine Annette » lui avait dit Josette avant de
porter la conversation sur Alban. Elle était conquise, le reconnaissait volontiers –
« Pour lui ce serait gratuit, il pourrait me faire le grand jeu que je lui demanderai
pas un centime... » -, elle le trouvait « Drôle, beau à tomber, avec de bonnes
manières » et « Très épris de toi Anna, ça crève les yeux » lui avait-elle dit en fin
de repas alors que Denise faisait la moue en desservant l’assiette à peine entamée
d’Anna.
« Tiens c’est pour toi, un chouette album, pop, électro, à écouter tranquille...
tu verras il y a une chanson qui s’appelle Anna... c’est ma préférée » lui avait-il
dit en lui tendant le CD et il avait ajouté « J’aime beaucoup cette artiste, elle aussi
elle a une classe folle, quoi qu’elle fasse, vraiment, vous vous ressemblez pas mal,
même si physiquement t’es..., bon, tu sais..., je crois que vous avez le même âge
en plus... ». Une fois seule Anna jeta un œil sur le net : la demoiselle était un an
plus jeune qu’elle, comme elle, avait souffert enfant puis adolescente d’une
timidité maladive, comme elle avait rencontré l’homme de sa vie au début des
années 90, comme elle, avait, possiblement, fréquenté dans ses jeunes années les
mêmes endroits de la hype parisienne, peut-être s’étaient-elles croisées, frôlées,
avaient-elles foulées le même dancefloor, y avaient-elles pris les mêmes poses
indolentes - bras levés, chevelure ébouriffée, corps ondulé - peut-être avaient-elles
commandé les mêmes cocktails, abusé des mêmes excitants, affolé pareillement
garçons et filles de leur entourage...
Anna laissa divaguer son esprit, prenant plaisir à se replonger dans cette
époque où avec Christian, du vendredi au dimanche soir ils écumaient les clubs
privés et boîtes branchées de la capitale, où vraies et fausses célébrités fricotaient
avec toute une faune et une nuée de groupies et chasseurs d’images. Le couple
glamour, magnétique, chargé de sensualité, qu’ils formaient était tellement dans
l’air du temps qu’ils étaient devenus en quelques mois au sein du monde des
fêtards aussi célèbres et recherchés que les people du moment. Elle avait adoré
cette période, ils en avaient bien profité s’étaient-ils dit à maintes reprises des
années après, leur couple avait traversé sans dommages ces moments où des
tentations de toutes sortes s’offraient à eux ; contrairement à Christian qui ne
savait pas s’arrêter – dérive qui au final les amena à couper avec cet univers -,
Anna avait toujours su garder la tête froide, leçon douloureusement apprise lors
de sa liaison avec Julien.

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Mais la comparaison avec Charlotte Gainsbourg s’arrêtait là - à quelques
coïncidences de calendrier, similitudes de tempérament, à la même silhouette
longiligne - Anna n’avait rien d’une artiste, elle ne créait rien, si ce n’est de ses
mains pulls, chandails et autres pièces meublant généreusement les dressings de
ses proches. Son activité d’agent littéraire – qu’elle devait à un coup de pouce de
Guy-Gilles Laforgue, soucieux comme beaucoup d’autres de ne pas la laisser
dépérir après le drame – certes l’occupait, de temps en temps lui faisait faire de
belles rencontres - comme disent ceux qui dans la même phrase vont qualifier le
protagoniste de cette belle rencontre de belle personne, tics de langage,
expressions toutes faites qui faisaient doucement ricaner Christian au même titre
que c’est que du bonheur, j’adooore l’idée, j’ai envie de vous dire, etc. – mais
cette activité, en aucun cas, ne lui permettait de combler l’immense vide, le creux
abyssal qui s’était installé en elle, depuis la disparition de son cher Chris.
Et d’ailleurs quelle était l’activité sur terre qui aurait pu le permettre ? quel
miracle faudrait-il qu’il advienne dans sa vie pour qu’elle passe à autre chose –
expression atroce qui lui avait glacé les sangs - conseil pas forcément désintéressé
prodigué par un ancien camarade de Christian, rencontré quelques mois après
l’accident alors qu’elle s’autorisait une de ses rares sorties en ville ? « Un jour ou
l’autre, tu vas trouver quelqu’un, Anna » lui disaient ceux ou celles du premier
cercle avec qui elle daignait aborder le sujet, « Sans le chercher, sans même le
vouloir, cela se produira, la vie est ainsi, cela s’imposera à toi » continuaient-ils
avant qu’elle ne leur demande, lassée, de passer à autre chose.
Elle repensa aux paroles d’Alban : « ... Cela m’est apparu comme une
évidence, un fait... irrémédiable : tu n’aimeras jamais personne d’autre que LUI,
alors, rends-toi compte, tomber amoureux de toi serait... douloureux, comme un
lent et doux supplice. ». Et s’il avait vu juste ? si elle ne devait effectivement aimer
personne d’autre que Christian ? s’il fallait qu’il en soit ainsi obéissant en cela à
une loi physiologique, une singularité biologique ? à quoi bon dans ce cas
envisager de vivre avec un autre homme ? en quoi cela présenterait-il un caractère
impérieux de partager sa vie avec un nouveau compagnon ? au risque de le rendre
malheureux et de ne pas la rendre heureuse.
Se sentir normale, oui, c’était une bonne raison, ne plus être à la marge,
gommer cette image de veuve inconsolable, se débarrasser de l’aura de tristesse
qui l’entourait depuis tous ces jours et ces mois. Mais, nul besoin après tout de
s’engager dans une liaison durable, il lui suffisait d’afficher sa nouvelle
disponibilité, la nouvelle aurait tôt fait de circuler en ville : « Anna est de retour !
« Je suis ouverte à tout » a-t-elle déclaré, toutes cuisses dehors, à notre reporter »,
elle pouvait se contenter d’aventures, de liaisons d’un soir, de brèves rencontres,

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elle adorait ce vers de Brel « Il faut bien que le corps exulte ». Le sexe lui avait
manqué, tellement ! à cette pensée elle en eut le souffle coupé, elle ferma les yeux.
Le goût, l’odeur, l’haleine d’un homme, penché sur elle, sa peau collée à la sienne,
son sexe comprimé entre ses mains avides, prêt à exploser au fond de sa bouche,
fouaillant entre ses cuisses, lui martelant le cul jusqu’à la garde. Elle s’extirpa du
canapé, incapable de tenir en place, en général c’est la nuit que ces scènes torrides
lui venaient à l’esprit, pas à huit heures du soir, en écoutant de l’indie pop et pas
en pensant à un autre homme que Christian !
« Oh ma fille, mais t’es une vraie chaudasse ! » clama-t-elle à haute voix
en sentant son ventre se tordre et le feu lui monter aux joues, « À peine t’as repiqué
au truc que tu peux pas rester quelques jours sans ta dose ! ». Un bruit se fit
entendre au fond de l’appartement, Anna s’avança à pas feutrés jusqu’à la
chambre de Cléo, la petite s’était retournée dans son lit déclenchant la sirène d’un
camion de pompier. Anna retira le jouet du lit et rajusta la couette sur les épaules
de sa fille. N’y a pas que le cul dans la vie se dit-elle, dégrisée, en sortant de la
chambre, pense un peu à ta fille, quelle image elle va avoir de sa mère si tu
collectionnes les mecs ? qui sera son référent, son père de substitution ? une fille
a besoin de ça tu crois pas ? et t’imagines la responsabilité, la charge de celui que
tu pourrais choisir pour vivre avec vous deux ? tu ne peux pas négliger cet aspect
des choses Anna, jusqu’ici tu t’en es dépatouillé mais elle va vite grandir ta môme,
la réalité de la vie va vous rattraper, aucun moyen d’y échapper.

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Chapitre 21

Quatre soirées s’étaient écoulées depuis qu’Alban occupait la maison du


lac. Quatre soirées où, tandis qu’elle lisait nue dans son lit carré King Size, lui
parvenait invariablement aux alentours de minuit toute une batterie de photos avec
des légendes infantiles rappelant les titres des albums de Martine : Alban coupe
du bois, Alban à la pêche, Alban fait la cuisine, Alban écrit des histoires. Pour
seule réponse elle lui envoyait emoji et Gif, autant d’accusés de réception qu’elle
voulait les plus détachés et sarcastiques possible. Ce furent leurs seuls échanges
pendant ces trois jours, à l’exception du texto qu’elle lui envoya le jeudi soir le
prévenant de son arrivée le lendemain matin.
Ce même jeudi, en début d’après-midi, elle avait installé Cléo dans la
coccinelle pour se rendre chez Fiona et Carlos, fêter comme elle l’avait promis le
premier anniversaire de leur fille. Chemin faisant, Anna naviguait entre le souci
d’éviter toute attitude compassée ou mine de circonstance – ne pas ajouter du
malheur au malheur - et le risque d’en faire trop en affichant un enjouement hors
de propos. Le ton lui fut donné dès son arrivée : « L’opération est fixée vendredi
en huit, ne pose pas de questions Annette chérie, je t’en parlerai après » lui
chuchota Fiona en accrochant son manteau dans l’entrée avant qu’elles n’arrivent
dans le séjour. Anna fut frappée par l’atmosphère étouffante qui y régnait, comme
si tout un chacun retenait son souffle, parlant peu, faisant des gestes lents, évitant
le regard des autres. Il y avait là les parents de Carlos, ceux de Fiona ainsi que sa
grande sœur et sa fille, du même âge que Cléo. Carlos faisait peine à voir, aucun
son ne sortait de sa bouche, il ponctuait d’un sourire poli les remarques des
convives, soucieux de montrer qu’il participait à la conversation, le reste du temps
il semblait sur le qui-vive, comme traqué par des pensées clandestines. Il n’était
pas jusqu’aux trois gamines qui jouaient en silence sur le tapis du salon, comme
sous l’emprise de l’ambiance de recueillement qui prédominait. Le ton se fit plus
joyeux au moment d’ouvrir les cadeaux et de souffler les bougies, courte trêve
rompue quand la maman de Fiona se leva brusquement pour se réfugier dans la
cuisine.
— Ce n’est pas bon pour ton moral Fifi cette tristesse ! tout le monde le dit,
c’est que cela doit être vrai : le moral est essentiel pour faire face à la
maladie. Et là j’avais l’impression d’assister à ta veillée funèbre, t’es pas
encore morte, merde !

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Anna et Fiona se tenaient debout près de la coccinelle, Cléo à peine posée
dans le siège auto s’était assoupie. Une lueur bleutée pointait à la crête des
collines, le crépuscule s’installait, Anna calcula qu’elle pouvait être chez elle
avant la nuit complète à condition de partir sans tarder. Mais elle aimait trop son
amie pour ne pas s’ouvrir à elle de son malaise.
— Je sais bien ma chérie, mais comment faire autrement ?
— Que tes proches soient inquiets, et toi, et Carlos, c’est humain, quoi de
plus naturel ? mais...
— J’ai peur Anna, l’interrompit Fiona, j’ai tellement peur, je ne me
reconnais plus, je ne dors plus...
— Je comprends ma Fifi, je comprends, lui dit Anna, un instant désarmée,
Elle serra son amie contre elle et lui embrassa les cheveux, quand elle
redressa la tête elle aperçut la silhouette de Carlos qui les observait derrière les
rideaux du salon.
— Cela va bien se passer Fiona, tu es entre de bonnes mains, on a détecté
ta tumeur très tôt, tu es jeune, sportive, bien entourée, je sais que c’est
facile à dire quand on n’est pas...
— J’ai retrouvé le témoignage d’une amie, la coupa à nouveau Fiona en
pianotant sur son smartphone, une amie qui a eu la même chose il y a un
an, tiens, lis.
Et elle tendit l’appareil à Anna qui déroula le fil de discussion :
- 27 décembre : « Salut à tous, c’est Sabine, on m’a diagnostiqué une
tumeur au sein, le père Noël serait-il une ordure ? »,
- 2 janvier : « Bonne année, et pour ce qui est de la santé, pour moi on va
attendre l’opération prévue le 9... »,
- 13 janvier : « L’opération s’est bien passée, le chirurgien est content, en
voilà au moins un... » (photo de Sabine sur son lit d’hôpital, pouce levé)
- 23 janvier : « Je ne me laisse pas aller : coupe couleur » (photo de Sabine
teinte en brune),
- 9 février : « Résultats du Loto : plus de tumeur au sein ! chouette !
(smiley sourire) mais longue épreuve à venir, crotte ! (smiley grimace).
À ce stade, Anna fut tentée de rendre le téléphone à Fiona mais son amie
d’un geste du menton l’intima de poursuivre.
- 10 février : « Microblading, de toute façon je vais les perdre... » (photo
de Sabine avec sourcils refaits),

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- 22 février : « RDV chez mon oncologue, à ne pas confondre avec mon
oncle Oleg... » (smiley clin d’œil accompagnée d’une photo de la salle
d’attente),
- 4 mars : « C’est parti ! 1ère séance de chimio » (2 lignes d’emoji avec
doigts croisés et bisous accompagnés d’une photo de Sabine, la tête
bandée, un masque sur le visage, les yeux fatigués),
- 25 mars : « Go pour la 2ème ! » (emoji cœurs et photo de Sabine sur un
fauteuil dans sa chambre d’hôpital, faisant le V de la victoire),
- 27 mars : « Coucou à vous qui me suivez, voici p’tits achats et
accessoires, je vous montre ça... » (photos de Sabine avec une perruque
brune-cheveux longs, puis même perruque avec bonnet gris, puis
perruque blonde-cheveux longs et bonnet noir),
- 16 avril : « C’est parti pour la 3ème, gros bisous » (emoji cœurs avec
photo de Sabine avant la séance, chauve à l’exception d’une touffe noire
sur le dessus du crâne).
Anna, qui voulait autant cacher son émotion que marquer son intérêt, avait
lu en diagonale les nombreux commentaires, encouragements, témoignages,
marques d’affection, de compassion qui apparaissaient à chacune des étapes
décrites par Sabine. Elle prit sur elle et après s’être assurée que Cléo dormait
toujours se tourna vers Fiona :
— Comment va-t-elle aujourd’hui ? demanda-t-elle d’un ton qu’elle
voulait le plus neutre possible,
— Elle va bien, dit Fiona avec conviction, elle va bien, c’est une sacrée
nana...
— Donc tu vois ma Fifi, c’est un exemple formidable, et toi aussi t’es une
sacrée nana, il n’y en a pas deux comme toi...
— Je sais, je sais, je ne vais pas me laisser abattre mais... tout ce bazar ! j’ai
pas envie Annette, c’est idiot de dire ça mais j’ai pas envie ! c’est pas
pour moi, oh je suis dépitée ! tellement dépitée !!
À nouveau elles se serrèrent l’une contre l’autre, s’enivrèrent de leurs
odeurs respectives ; écrasés contre sa poitrine Anna sentait la forme oblongue des
seins de Fiona, deux obus fièrement dressés. Elle avait des seins fabuleux – en ce
moment même Anna se souvint de la première fois où elles s’étaient retrouvées
nues dans sa chambre à essayer des habits pour la fête de fin d’année : « T’as vu
ces beautés ? lui avait dit Fiona, buste en avant, c’est mon atout maître hein
Annette ? même toi tu ne rivalises pas ! ». Ce qui faisait sa fierté de femme depuis
qu’elle en était devenue une, ce qui la consolait d’avoir hérité d’un physique hors
des canons de la mode et dans sa prime jeunesse sujet à moqueries – la petite

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boulotte, bouboule, p’tite dondon... – se présentait maintenant – métamorphose
effrayante - comme la cause unique des maux physiques et moraux qui allaient
l’accabler dans les jours et les semaines et les mois, - les années ? - à venir.
Anna eut envie de se révolter avec son amie, de crier sa colère face à
l’injustice qui la frappait, elle savait qu’il n’en était pas question et qu’il ne fallait
pas laisser le dernier mot à cette rage. Se quitter sur une note positive, comme un
appel à résister. Elle fit ce qu’elle put à ce moment-là, lui revint en tête une phrase
lue dans un livre, lequel ? elle ne s’en souvenait plus :
— Il faut profiter du bonheur d’être là, d’être en vie, au-delà de toute
consolation, de la douleur, de la beauté, de la laideur des choses.
Elle avait repris sa respiration, le regard attentif de Fiona l’encouragea à
continuer :
— C’est la vie qui est ainsi, on ne peut rien contre la réalité de la vie, juste
essayer de faire de son mieux...
— Oui, s’accrocher, murmura Fiona en hochant la tête.

C’est sur le chemin du retour que lui prit l’envie de rejoindre Alban le
lendemain ; elle ne percevait pas nettement le lien qu’il y avait entre cette envie
soudaine – soudaine étant à démontrer, cette pensée l’avait effleurée plus d’une
fois depuis lundi soir – et sa visite éprouvante chez Fiona. Toujours est-il qu’elle
forgea sa décision à peine franchi le portail de l’imposante propriété de son amie.
Ses parents, revenus de cure la veille, se feraient une joie de garder Cléo, elle leur
téléphonerait une fois rentrée. Elle dût allumer les phares à mi-chemin, Anna en
pure citadine se sentait mal à l’aise sur ces routes de campagne mal éclairées où
il fallait jouer en permanence entre pleins phares et feux de croisement. Un
panneau de signalisation indiquait dix kilomètres avant l’embranchement de la
nationale, une quatre voies rectiligne qui la mènerait tout droit à la périphérie de
la ville. Elle soupira, retroussa ses lèvres ce qui la fit penser à Alban, puis elle se
passa le doigt sur l’arête du nez – « N’est pas si grand que ça, il exagère », se dit-
elle en répétant son geste plusieurs fois. Une petite plainte se fit entendre à
l’arrière, Anna tordit le cou pour surveiller Cléo. La petite était réveillée, très mal
réveillée, elle frottait ses yeux et pleurait de plus en plus fort :
— Tu dois avoir faim Poupette, bien sûr ! à cette heure-là tu devrais avoir
dîné, j’ai un biberon dans le sac à dos, attends je vais te le donner...
pleure pas Poupette, pleure pas, maman va s’arrêter, attends... là c’est
pas possible et, punaise ! ces routes, on n’y voit rien ! calme-toi, s’il te
plaît, calme-toi...
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La voie, bordée d’arbres et de pâtures, était étroite, les bas-côtés inexistants,
pas moyen de se garer ne serait-ce que quelques secondes – juste le temps de
récupérer le sac à l’arrière - Anna tenta de s’en saisir de sa main droite tout en
s’efforçant de garder les yeux sur la route, elle y était presque, se déhancha pour
gagner les quelques centimètres qui la séparaient du sac ce qui eut pour effet de
tirer sur son bras gauche qui tenait le volant, la VW fit une embardée, Anna poussa
un cri et redressa le volant d’un mouvement brusque vers la gauche de la route, la
petite voiture fit deux trois zigzags avant de se stabiliser et de reprendre sa marche
au milieu de la chaussée. Anna eut l’impression de s’être vidée de son sang, elle
regarda sa fille dans le rétroviseur, ses pleurs avait cessé d’un coup, elle fixait sa
mère d’un air étonné, comme si elle ne savait pas s’il fallait rire ou pleurer,
finalement elle choisit de reprendre là où elle en était avant l’incident. Ses sanglots
durèrent encore une bonne dizaine de minutes – sans que sa mère ne dise mot – le
temps qu’Anna, une fois sur la nationale, trouve à se garer sur une aire de parking.
L’endroit était éclairé, il y avait des toilettes, quelques bancs, une aire de jeux.
Une camionnette blanche sans inscription, avec des traces de corrosion était garée
à quelques mètres, « La pure tire de serial killer, manquerait plus que ça... » se dit
Anna en changeant la couche de sa fille. Elle replaça Cléo sur son siège, lui mit
le biberon entre les mains et monta en hâte à l’avant. Elle s’arrêta à hauteur d’une
poubelle et baissa sa vitre pour y jeter la couche usagée. Alors qu’elle venait
d’enclencher la première elle vit sur sa droite un homme, en pantalon de treillis et
sweat à capuche lui faire signe et s’approcher du capot de la coccinelle, elle écrasa
l’accélérateur, fit un crochet pour l’éviter et fonça vers la sortie du parking, elle
jeta un œil dans le rétro, le type, bras ballants, articulait quelque chose qu’elle ne
comprit pas.

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Chapitre 22

Anna avait failli reporter son départ. Pour ce vendredi on annonçait des
vents violents, le jeudi soir la présentatrice météo de Canal +, entre deux vannes
trash et une imitation sensuelle de Monica Bellucci, était allée jusqu’à faire
référence à la tempête de décembre 1999, tous aux abris à partir de dix-neuf heures
c’était le mot d’ordre, répété à l’envi sur les ondes. Elle déposa Cléo chez ses
parents en milieu de matinée, passa une heure avec eux autour d’un capuccino et
d’une assiette de panettone, Anna leur donna les dernières nouvelles et en le disant
elle se rendit compte que cela faisait beaucoup de changements en peu de temps.
Sa maman n’en croyait pas ses oreilles, Félix et Cathy, Félix entendu par la
gendarmerie, Marielle et Jerry, la pauvre Fiona... « Ah mon Dieu ! tu m’en diras
tant ! » psalmodiait-t-elle tandis que son mari se contentait de hocher la tête tout
en gardant les yeux fixés sur son journal.
— Et toi ma chérie tout va bien ? s’enquit la mère d’Anna,
— Oui maman, je vais bien et Cléo aussi, tu vois elle est en pleine forme,
— Tu as vraiment une petite mine, on s’est inquiété avec ton père en te
voyant arriver,
— Ce n’est rien maman, juste un peu d’anémie, une carence en fer, le
docteur m’a donné ce qu’il faut et en plus – elle eut une pensée pour le
docteur Albanovitch – je prends de la spiruline, c’est naturel, très
efficace, en un rien de temps je serais requinquée,
— Ah oui, c’est ça, on se disait bien...
— Ce n’est rien répéta Anna, bon... maman il faut que j’y aille avant que
ça se gâte,
— Mais oui, on se disait avec ton père... ils annoncent beaucoup de vent,
de la tempête, tu es sûr de devoir partir ? pourquoi tu n’attends pas un
ou deux jours ? personne ne t’attend à la maison...
— J’ai promis à Félix et aussi à Cathy, mentit-elle, et le coup de vent est
pour la fin de la journée,
— Oui mais quand même, te savoir toute seule dans cette petite maison,
isolée au bord de toute cette eau...
— Maman c’est un lac, il est à plus de deux cents mètres, aucun risque de
tsunami, la maison est solide et il y a des voisins au cas où... allez papa,
maman, j’y vais, à bientôt, amusez-vous bien avec Cléo,
— Appelle-nous quand tu es arrivée, lui dit sa mère alors qu’elle montait
dans la coccinelle,

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— Maman, c’est à moins de cent kilomètres !
— Appelle-nous ! cria-t-elle pour couvrir le bruit du moteur.

Après qu’ils eurent fait l’amour, mettant en cela le désordre dans la chambre
parents qu’Alban avait pris grand soin de ranger et décorer - fleurs des champs
dans un joli vase sur la table de nuit, serviettes transformées en cygnes gracieux
– « Travaillé comme GO dans les clubs, M’dame ! » lui dit-il en voyant son regard
amusé -, lettres ANNA calligraphiées sur un bristol posé sur l’oreiller -, donc après
avoir fait l’amour, tendrement, avec lenteur, sans prononcer le moindre mot, juste
se regarder et voir l’autre s’abandonner, ils restèrent allongés sur le lit et Anna lui
dit tout. Tout ce qu’elle avait vécu ces derniers jours, sa brouille avec Chloé,
jalouse..., l’infidélité de Marielle – Alban avait alors émis un long sifflement de
stupéfaction -, les problèmes de Félix – ne le connaissant pas il se contenta d’une
moue grimaçante -, le déjeuner avec son ex - « Un de mes ex » précisa-t-elle sans
sourire -, elle en dit assez pour qu’il comprenne que cela n’avait pas été un bon
moment sans aller jusqu’à tout lui avouer, puis elle revint sur la soirée chez les
avocats, Vermont – « L’impuissance le rend con, lâcha Alban, il en parle à toute
la ville, pitoyable ! » -, Francis – « Je t’en parlerai après lui dit-il » -, Muriel... et
là elle découvrit qu’Alban la connaissait, comme d’ailleurs une bonne partie des
mâles qui fréquentaient les soirées en ville. Après cette révélation elle marqua un
arrêt, aussi médusée que froissée, Chloé disait vrai, avec qui n’avait-il pas couché
ce garçon ? Marielle ? il la connaît bien, dans la famille Decker après la fille, la
mère ? et bien sûr sa copine Amina ? je ne sais pas pourquoi je me pose la
question... qui d’autre que je connais... Josette ? c’est une tapin il le sait
certainement – il est très bien renseigné - elle me l’a dit elle le ferait pas payer, si
ça se trouve il l’a retrouvée avant de venir ici... et depuis qu’il est sur place il a dû
croiser la voisine, Sylvie la coiffeuse préférée de mon Chris...
Nonobstant - cela se réglerait d’une façon ou d’une autre le moment
opportun - en l’état, elle tenait à lui narrer jusqu’au bout ses péripéties des jours
écoulés, et il en restait trois qui méritaient de l’être. Tout d’abord la visite chez
Fiona fit l’objet d’un long compte-rendu, elle éprouvait le besoin d’évacuer la
tension accumulée pendant ces quelques heures, elle goûta son commentaire une
fois qu’elle lui eut redit mot pour mot comment elles s’étaient séparées : « C’est
vraiment bien ce que tu lui as dit, c’est tellement difficile de trouver les bons mots
dans ce type de situations, et là tu as assuré ». Quand elle raconta leur retour en
ville avec Cléo, l’embardée sur la chaussée puis le face à face avec le serial killer,
il se redressa comme si un insecte venait de le piquer dans le dos et s’adressa à
Anna, au bord de la colère :

p. 107
— Non mais tu réalises ? en quinze minutes vous avez échappé à la mort
deux fois, toi... toi et ta fille ! c’est fou ça !!
— Je sais, je sais...
— Tu... sais ! et c’est tout ?
— Que veux-tu que je dise, que je fasse ? c’est le hasard, le destin, c’était
pas notre heure, voilà tout...
— Ça ne te remue pas plus que ça ? - il criait presque -, moi j’en ai des
frissons partout...
— Et pourquoi crois-tu que je t’en parle ? bien sûr que ça m’a retournée et
ça me fait du bien d’en parler... de t’en parler,
— Oui excuse-moi, dit-il en adoucissant sa voix, tu n’y es pour rien, c’est
juste que...
— Et puis le coupa-t-elle, ce type sur le parking si ça tombe il voulait juste
me taper une clope, ou deux pièces de monnaie... et des petites
imprudences sur la route qui n’en a pas vécu ? on est peut-être en train
d’exagérer un peu, on est comme les gosses on joue à se faire peur...
— Trop envie de jouer avec vous M’dame, lui dit-il en lui passant la main
entre les cuisses,
— Attends, attends, le repoussa-t-elle, j’ai pas fini,
— Quoi ? encore un truc de dingue ?! la foudre qui t’es tombée dessus ?
une tentative de car-jacking ? un chevreuil sur ton pare-brise ? raconte !
Pour un peu elle aurait oublié l’incident, éclipsé par ce qu’il s’était produit
le lendemain lors de sa visite chez Fiona. Miguel Fortès, le jeune auteur qu’elle
avait eu au téléphone deux jours avant, longuement, était en ville pour une séance
de dédicace dans une librairie à deux pas de son appartement. Anna avait tout
organisé, elle connaissait bien le couple de libraires, deux quadras comme elle,
tatoués de la tête aux pieds, un peu atypiques dans le microcosme bourgeois des
commerçants du centre-ville, mais très pros, accueillants et d’une culture
livresque folle. Tout se passait bien, Miguel avait son public – beaucoup de jeunes,
garçons et filles - et son deuxième roman faisait plus que tenir les promesses
entrevues dans le premier qui avait été un des gros succès de la saison précédente,
une autofiction drôle et trash sur les « Années puceau » de l’auteur comme
l’annonçait le titre éponyme du roman. Une fois la séance terminée, Anna avait
prévu d’inviter Miguel et le couple de libraires chez elle pour sabler le
Champagne, histoire aussi de remonter le moral du jeune écrivain, plus souvent
qu’à son tour, trouvait Anna, sujet à de profondes crises de scepticisme, doublées
d’une parano qui pouvait friser l’hystérie. « Encore un qui doit faire la fortune de
son psy » pensait-elle à chaque fois qu’elle se trouvait en sa présence ; pour sa
part le seul divan sur lequel elle avait accepté de s’allonger de temps à autre pour

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soulager sa peine était celui qui appartenait à Josette, avec le recul elle en
concluait que c’était à coup sûr ce qui l’avait empêchée de devenir complètement
cinglée. Il avait pourtant tout pour être heureux, en apparence, ce jeune auteur :
un regard incroyable - des yeux de loup - des traits fins, physique délicat de
danseur classique, lunettes rondes, éternel bonnet court vissé sur ses cheveux
noirs, et un talent avéré pour l’écriture qui lui assurait déjà une vie confortable.
Mais peut-on se sentir heureux quand on est écrivain ? Anna avait, à une époque
pas si lointaine, renoncé à en débattre avec Christian, lui ne se considérait pas
comme un écrivain, les romans pour la jeunesse appartenant, toujours selon lui, à
la catégorie mineure de la profession, mais il citait souvent Houellebecq quand il
parlait des romanciers : « un sale métier » ou Djian qui à longueur de romans
soulignait à gros traits la difficulté de vivre normalement quand on consacre sa
vie à l’écriture.
Elle venait de déboucher une deuxième bouteille quand le couple de libraire
fut appelé au téléphone par leur employé, chargé de fermer le magasin. Un
problème avec l’alarme, ils prirent congé et Anna resta seule avec Miguel. Pour
meubler - le garçon n’était pas bavard, faisant plutôt dans le registre ténébreux -,
elle lui demanda des nouvelles de son roman en cours, qu’il annonçait comme une
suite à « Mes années puceau », il resta coi quelques secondes et à la grande
surprise d’Anna se saisit de son ordinateur portable, puis avoir pianoté dessus
tourna l’écran vers elle et lui demanda de lire les deux premières pages du
prologue. Cela n’était pas dans ses habitudes, aussi elle lut avec attention, alors
que l’auteur se resservait une coupe et la fixait intensément ; c’était très bon et le
moins que l’on pouvait dire c’est que cela démarrait fort, sur la description froide
et clinique dès le deuxième paragraphe d’une fellation administrée au narrateur
par sa nouvelle petite amie. On entrait véritablement dans la tête du narrateur qui
dévoilait avec force détails tout ce qui lui venait à l’esprit – de sa liste de courses
à son coup de fil à sa grand-mère - pendant que la jeune femme s’affairait. Anna
n’était pas pudibonde mais la proximité physique de l’auteur de ces lignes – il se
tenait maintenant à moins d’un mètre d’elle - et la crudité des propos couchés sur
le papier lui provoqua une sensation de gêne, c’était comme de mater une vidéo
porno sur son canapé, la cuisse collée contre celle de son voisin de palier.
— Tu attaques fort Miguel ! lui dit-elle pour se donner une contenance,
mais c’est bon, très bon ! - à cet instant l’ambiguïté de ses propos la fit
réagir – très bien écrit...
— Je sais cela Anna, tout le monde dit que j’ai une belle plume, répondit-il
en prenant un air faussement ingénu,

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Alban qui l’avait écoutée tout en ne cessant de lui caresser les jambes eut
un petit rire :
— Ah oui ! il était en train de te chauffer l’écrivaillon ! l’allusion est tout
sauf fine...
— Et tu n’as encore rien vu, j’avoue que j’ai eu un rire un peu idiot quand
il m’a sorti ça, alors il a dû se sentir encouragé par ma réaction ou plus
précisément mon absence de réaction car il s’est approché tout près de
moi – je pouvais sentir son haleine alcoolisée, ses lèvres frôlaient les
miennes – et là il m’a lancé - comme s’il me demandait de lui rendre un
petit service ou de bien vouloir lui reverser du Champ’, un truc comme
ça tu vois, sibyllin, candide : « Vous me faites une gâterie Anna ? »,
— Et tu lui as dit quoi ?
— Non. Je lui ai dit « Non Miguel »,
— Et ensuite ?
— Il m’a dévisagée de l’air du type qui ne comprend pas ce qui lui arrive
et, c’est ce qui est curieux quand j’y repense, il a pris ses affaires et est
sorti sans prononcer une parole tout en continuant de me fixer avec son
sourire désarmant comme s’il espérait qu’au dernier moment je me
ravise. Cela a pris moins d’une minute mais cela m’a semblé long, très
long...
— Ça fait un type de plus à qui je dois mettre mon poing sur la figure et si
je devais n’en choisir qu’un ce ne serait ni Vermont ni le serial killer qui
goûterait à mes phalanges d’airain mais bien cet écrivaillon de merde !
— Ce n’est pas un écrivaillon, il a un talent fou,
— Pas une excuse M’dame ! il y aurait droit même s’il décrochait le
Nobel !
— Mumm... ne te fais pas plus méchant que tu n’es, je sais que t’es un
gentil mec,
— Pas tout le temps M’dame ! pas tout le temps...

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Chapitre 23

Le vent se leva en milieu d’après-midi, soulevant tout d’abord de


spectaculaires colonnes de feuilles et de poussière puis, alors que les nuages
gagnaient en noirceur et en épaisseur, faisant se plier à angle droit les branches
des tilleuls qui bordaient l’allée. Un ciel d’encre assombrissait encore un peu plus
les eaux serpentines du lac, la surface de l’eau bouillonnait, des vagues frappaient
le ponton où ruisselait en permanence une écume mousseuse. Alban prenait des
photos avec son reflex numérique, de temps en temps il détournait l’objectif et
photographiait Anna à son insu, « Waouh ! celle-là elle va être sublime avec ce
geyser d’eau en arrière-plan ! » commentait-il en vérifiant l’image sur l’écran ;
captivé par le spectacle il arpentait à grands pas la rive de long en large, Anna le
suivait en trottinant, les embruns projetaient sur leur visage des gouttelettes
froides et cinglantes. Au bout d’une heure de ce manège ils regagnèrent la maison,
bras dessus, bras dessous. Félix les y attendait, sur la terrasse, camouflé sous une
capuche profonde et molletonnée et enveloppé dans une longue doudoune de sport
qui lui arrivait à mi-mollets.
Il ne parut pas surpris de voir Anna en compagnie d’un homme, salua Alban
du bout des lèvres et refusa de rentrer à l’abri. Il avait su par Josette qu’elle se
trouvait à Nellcote et voulait l’embrasser avant de partir en Normandie chez
Maud, sa sœur jumelle. Anna avait été informée par Cathy de la suite des démêlés
de Félix avec la gendarmerie, il était sorti de sa garde à vue sans être plus inquiété,
le jeune copain d’Avril avait retrouvé la mémoire et mis hors de cause Félix. De
même Avril avait fini par confesser que c’est elle qui avait appelé Félix à la
rescousse quand son petit ami s’était évanoui. Il n’en restait pas moins que cette
affaire faisait écho à la fugue d’Avril deux ans plus tôt et aux soupçons qui
pesaient déjà sur Félix quant à ses liens avec celle qui à l’époque n’avait pas
encore quinze ans. « J’ai les poulets sur le dos, ils posent plein de questions sur
moi et Avril, ces enfoirés » lui dit-il en tirant nerveusement sur sa cigarette, « Ça
jase pas mal dans le patelin, ils n’ont que ça à foutre tous ces péquenots, mais je
les emmerde ». Il n’empêche qu’il avait préféré prendre ses distances et se mettre
au vert - « Un de plus, c’est la grande tendance du moment » pensa Anna – le
temps que le soufflé retombe.
L’incident survint alors qu’il s’apprêtait à monter dans sa voiture, Sylvie, la
voisine et un homme petit et musculeux se dirigeaient en courant vers Félix ; porté
par son élan l’homme se jeta sur Félix et l’agrippa au collet, sous le choc les deux
hommes roulèrent à terre, poussant des cris de rage, s’écharpant sur l’allée
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gravillonnée, chacun prenant tour à tour l’avantage sur l’autre. Sylvie, penchée
au-dessus des deux hommes, en larmes, tentaient de les séparer et suppliait son
compagnon, Steven, d’arrêter. Anna s’était précipitée pour lui prêter main-forte et
c’est à ce moment-là qu’Alban qui avait laissé Félix et Anna seuls sur la terrasse
entra en jeu. Sorti en trombe de la maison, sans un mot il saisit Steven aux épaules,
le redressa et le plaqua contre le capot de la voiture. Le type essaya vainement de
se débattre mais il rendait bien vingt centimètres à Alban :
— Calmez-vous, lui dit Alban d’un ton posé, calmez-vous,
— Ok, ok, c’est bon, lâchez-moi lui dit Steven d’une voix blanche.
Pendant ce temps-là Anna avait repoussé Félix vers la terrasse et faisait
écran entre lui et Sylvie qui lui hurlait dessus :
— Espèce d’obsédé ! pédophile ! sale porc ! une gamine de quatorze ans,
t’as pas honte ?
— Tu dis n’importe quoi Sylvie, lui répondit Félix, n’écoute pas tous les
ragots qui traînent !
— C’est ça oui ! éructa-t-elle, t’es qu’un menteur ! mais tu perds rien pour
attendre, on va pas en rester là...
— Fais ce que tu veux je n’en ai rien à branler...
— Et vous - elle s’était tournée vers Anna – vous avez de drôles d’amis...
— Allez madame – c’était Alban qui avait pris la parole empêchant Anna
de répondre - s’il vous plaît, rentrez chez vous.
Ils regardèrent le couple s’éloigner, une rafale de vent faillit les
déséquilibrer, ils se serrèrent l’un contre l’autre et pressèrent le pas.
— Désolé, pour ça... leur dit Félix,
— C’est rien Félix répondit Anna, mais en effet c’est mieux que tu te fasses
oublier pendant quelque temps,
— Et merci pour... le coup de main, dit Félix en s’adressant à Alban et en
lui tendant la main,
— Pas de quoi, tu aurais fait la même chose et t’es un ami d’Anna, donc...
Le vent ne faiblissait pas, le dernier bulletin météo annonçait des vitesses à
plus de 110 km/h au cours de la nuit. Après que Félix les eut quittés, Anna et Alban
décidèrent de se répartir les tâches : à Anna la préparation du goûter - thé et crêpes
au menu – l’allumage du feu de cheminée et la vérification des fenêtres et volets,
à Alban l’inspection des extérieurs, le rangement de tout ce qui risquait de
s’envoler et la mise à l’abri des deux voitures, à l’écart des grands tilleuls qui
ployaient dangereusement sous les rafales. La façade de Nellcote orientée Nord-
Nord-ouest prenait le vent de plein front, Alban une fois revenu de sa tournée

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d’inspection assura la porte d’entrée en bloquant le dossier d’une chaise sous la
poignée, « On n’est jamais assez prudent » et vérifia à nouveau, malgré les
protestations d’Anna, les autres ouvertures de la maison. Puis il activa les braises,
arrangea les coussins et déposa un bisou sonore sur la joue d’Anna – « Bien merci,
M’dame » - quand elle revint de la cuisine avec son assiette de crêpes.
Ce n’était pas la première fois qu’Anna relevait la conduite d’Alban
lorsqu’ils étaient ensemble, ce mélange de tact et d’aisance – ses « Bonnes
manières » dixit Josette – sa façon de se comporter avec elle ou Cléo, le juste
milieu entre l’homme de la maison et le bon ami de Madame, parfait équilibre qui
parfois, cependant, se trouvait menacé quand l’un des deux se mettait en tête de
provoquer, d’asticoter l’autre, de jouer l’indifférence, l’inconstance,
l’inconséquence...
Elle profita de ce qu’ils dégustaient en silence leurs crêpes pour l’interroger
sur le différend avec Francis, il débuta par une pirouette : « N’essaie pas de me
cuisiner, Anna, c’est pas la bonne recette avec moi », elle insista et il en dit un peu
plus, toujours sur le mode élusif : « Un coup tordu des deux côtés, moi je suis au
milieu de ce pataquès, les balles sifflent au-dessus de ma tête... », puis il continua :
— Résultat des courses, je suis non grata en Corse, j’ai perdu mon petit job
alimentaire avec les avocats, plus de revenus ni d’endroit où aller...
Prenant Anna par la main, il posa son front sur ses cuisses et simula une
crise de larmes :
— Obligé d’taper dans mon codevi, si c’est pas malheureux ! et de
d’mander l’asile à Dame Anna, qu’est bien bonne avec moi, ça c’est
vrai !
Elle le repoussa en riant, il reprit son sérieux et lâcha d’un ton acerbe :
— En attendant il a tout perdu aussi l’avocat, ils lui ont fait sauter sa
baraque...
Le sujet ne revint pas sur le tapis, par la suite Anna passa quelques coups
de fil, à ses parents, à Marielle – elle laissa un message sur son répondeur -, à Max
– c’était l’anniversaire de Benji, moment où Max vacillait dangereusement au
bord du gouffre -, pour finir elle prit connaissance d’un mail de Miguel dans lequel
le jeune romancier amateur de faveurs buccales lui faisait part de sa ferme
intention de changer de maison d’édition et par le coup d’agent littéraire, elle ne
fut pas peu fière de sa réponse qui en termes policés et sans qu’une seule
grossièreté ne soit écrite lui conseillait vivement d’aller se faire foutre.

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Alban s’était isolé dans la chambre pour une conf call – l’anglicisme dans
la bouche d’Alban avait surpris Anna - avec un employeur potentiel, il réapparut
trois quarts d’heure plus tard :
— Alors, lui demanda-t-elle ? tu vas pouvoir sauver ton codevi ?
— Ça avance, encore quelques points à préciser,
— Tu m’en dis un peu plus ?
— Un peu trop tôt, le gars est superstitieux M’dame !
— Superstitieux et spécialiste de l’esquive, jeune homme, tu ne t’en tireras
pas toujours comme ça...
Ce jour-là il n’y eut pas de crépuscule, le ciel était tellement plombé qu’il
fit nuit noire aux alentours de dix-huit heures, le vent hurlait sans discontinuait,
ne reprenant son souffle que pour recracher des rafales impressionnantes qui
secouaient la porte d’entrée comme si un forcené voulait l’enfoncer à l’épaule.
Alban avait laissé mourir le feu pour éviter les refoulements de fumée, Anna et lui
se tenaient dans une quasi-pénombre à la seule lueur de quelques bougies – « Au
cas où... une coupure de courant est vite arrivée » - et de deux lampes de chevet.
Anna, bien calée dans le fauteuil club de Christian, avait commencé un nouveau
tricot, une écharpe bleu marine en baby alpaga, destinée à... elle n’en savait encore
rien. Alban assis en tailleur sur le canapé – écouteurs sur les oreilles - écrivait au
crayon de mine dans un petit carnet en cuir noir, par moments comme s’il
cherchait l’inspiration il relevait la tête et contemplait Anna ; sentant son regard,
elle l’interrogeait d’un mouvement de menton, il lui souriait et replongeait dans
ses notes. Ils restèrent ainsi plus d‘une heure et demie puis décrétèrent de concert
qu’ils avaient faim. Ils préparèrent ensemble la soupe du soir – Alban avait rempli
le frigo, il avait même pensé au bouillon de volaille, « On a de quoi tenir une
bonne semaine » précisa-t-il sans quitter des yeux ses légumes à éplucher – puis
ils dressèrent la table et le temps que l’ensemble cuise Anna ouvrit une bouteille
de Pouilly Fumé blanc. Elle proposa un toast à Alban « À nos amours ! » il sourit
et souleva son verre, Anna but le sien en deux rasades, le Sauvignon lui fouetta
les sangs, elle se resservit un verre, le but cul-sec ainsi qu’Alban qui, goguenard
l’avait imitée, puis elle choisit un vinyle sur l’étagère : « Ça me saoule ce vent on
va mettre de la musique fort » s’exclama-t-elle en installant la galette sur la
platine. Le son était si fort qu’on avait l’impression que le train allait entrer dans
la pièce, puis la guitare saturée, les deux notes de piano, la basse, les notes pincées
de la guitare rythmique, la batterie se firent entendre, s’accordèrent avant que la
voix grave et posée de Bowie ne susurre :
The return of the thin white Duke
Throwing darts in lovers’ eyes…

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Durant les dix minutes que dura le morceau, Anna, bras levés, tête balancée
de gauche à droite, sautait autour d’Alban en chantant à tue-tête :
It’s too late, to be grateful,
it’s too late, to be late again…
Après Station to station ils se déhanchèrent sur Golden years, Alban était
un bon danseur, il guidait Anna avec grâce, chaloupait à son rythme, la laissait de
bonne grâce lui couvrir le visage quand elle jouait de sa longue chevelure
brune. Elle se plaqua contre lui sans un mot quand débuta le troisième morceau
de l’album, elle sentit aussitôt sa réaction, approuva d’un léger grognement et
l’embrassa sur la bouche, ils restèrent ainsi collés jusqu’à la fin de la chanson,
Anna ne quittant ses lèvres que pour chantonner d’une voix de basse :
Lord, Lord, my prayer flies
Like a word on a wing
La sonnerie du minuteur grésilla dans la cuisine :
— La soupe ! claironna Alban,
— Au diable la soupe ! râla Anna, viens danser !
— Pas de soupe, pas de danse M’dame ! si on veut tenir jusqu’au bout de
la nuit faut se sustenter... sustenter, encore un mot rigolo...
— Ça s’écrit pas en deux mots ? lui dit-elle, mutine,
— Je vois qu’on est sur la même longueur d’onde M’dame ! Dieu bénisse
le Pouilly fumé !
Après avoir avalé leur soupe, assis à la table de la cuisine - « Comme deux
petits vieux » pensa Anna en lorgnant leur image dans la porte-fenêtre – ils
ouvrirent une nouvelle bouteille de blanc et sortirent quelques minutes par
l’arrière de la maison. Appuyés côte à côte contre la baie vitrée du séjour ils se
passaient le joint en silence, étourdis par l’alcool, le ululement continu du vent et
les pensées qui leur traversaient l’esprit. Ils veillèrent jusque tard dans la nuit,
essayèrent, leur occasionnant en cela de délicieux fous rires, toutes sortes de danse
– disco, rock, valse, tango - et ne s’arrêtèrent que lorsque l’électricité fut coupée,
les plongeant dans le noir – les bougies toutes consumées – et les contraignant à
se rabattre à tâtons vers la chambre. En ce moment même la tempête atteignait
son point culminant, pourtant Anna s’endormit en quelques secondes juste après
avoir, dans un demi-sommeil, dit à Alban qui, assis sur le lit tendait l’oreille
comme un chien à l’affût : « Oh là là ! ça tape très fort, dis donc... ».

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Chapitre 24

Anna était dans un cabinet dentaire pour soigner une vilaine carie. Le
dentiste, laissant entendre un fort accent russe, lui intimait l’ordre d’ouvrir grand
la bouche et de ne surtout pas bouger ; le bruit de l’instrument lui vrillait les
tympans, elle avait les larmes aux yeux, la mâchoire bloquée et un mal de tête
atroce, mais le type n’en avait cure et continuait de lui fraiser la molaire comme
si l’avenir de l’ex-URSS en dépendait. Elle se leva péniblement, ne trouva pas ses
vêtements, le mal de tête de son rêve était toujours là et, provenait de l’extérieur,
le bruit lancinant d’une tronçonneuse en pleine action. Alban préparait le café dans
la cuisine, c’est à ce moment-là qu’elle s’aperçut que le vent avait complètement
cessé, elle s’approcha de la porte-fenêtre :
— Oh punaise ! dit-elle, on a des arbres cassés !!
— Un cerisier, deux pruniers, détailla Alban après l’avoir embrassé dans le
cou puis sur la joue, et une partie du toit du cabanon n’a pas résisté,
— Et devant ? demanda Anna, les tilleuls ? nos bagnoles ?
— Un tilleul presque déraciné, impressionnant... et les voitures n’ont rien,
faut dire que j’avais fait du chemin pour les mettre à l’abri...
— Et... la tronçonneuse... ?
Anna avait du mal à faire des phrases complètes, la bouche pâteuse, une
terrible barre au front, moins de quatre heures de sommeil – l’horloge indiquait
huit heures moins cinq – « je dois avoir une de ces têtes... » pensa-t-elle alors
qu’Alban la regardait en souriant.
— Même avec la gueule de bois tu es à tomber, dit-il, et puis un rien
t’habille...
Elle réalisa qu’elle n’avait rien sur elle, le châle dont elle s’était couverte
avait glissé à ses pieds, elle fit oups ! mima la confusion, une main sur sa bouche
arrondie, les yeux écarquillés et s’enfuit en riant vers la salle de bains. Elle revint
quinze minutes plus tard, dans un peignoir éponge blanc cassé, cheveux mouillés
noués autour d’une serviette. Alban lui tendit une tasse de café, elle but à petites
gorgées ; douche froide, comprimés d’aspirine et café brûlant – cocktail éprouvé
par Chris pour lendemains difficiles, du temps de leur période rock’n’roll –
produisaient peu à peu leurs effets. Elle aurait besoin de récupérer plus tard dans
la journée mais pour l’instant se sentait plutôt d’attaque.

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Au bruit de moteur de la tronçonneuse avaient succédé des cris issus de la
maison voisine, une voix de femme, certainement Sylvie, comme apeurée, à
laquelle répondait celle d’un homme, à coup sûr Steven, sur un registre plus
proche de la colère, de l’énervement. Alban se leva :
— Je vais aller voir ce qu’il se passe, ça a l’air compliqué chez eux...
— Tu es sûr ? objecta Anna - peu encline à endurer un nouveau
psychodrame après la scène de la veille -, ils n’ont peut-être pas envie
que tu te pointes comme ça chez eux,
— Ils ont peut-être besoin d’aide, j’ai vu que leur toit avait morflé,
— Comme tu veux jeune homme, alors, j’enfile un truc et je te rejoins,
— Oui, c’est mieux, dit Alban – faussement sentencieux -, enfile un truc...
Elle gloussa, se campa devant lui et écarta les pans de son peignoir. Avant
qu’il n’ait eu le temps de réagir elle fit volte-face et marcha à grandes enjambées
vers la chambre. Quand elle arriva peu après devant la maison des voisins elle
constata l’étendue des dégâts. Une énorme branche de tilleul s’était abattue sur la
clôture, avait brisé le portail et obstrué en grande partie l’allée. Steven en avait
découpé les plus gros morceaux, libérant un espace vers la porte d’entrée et
rendant accessible le passage vers la façade sud. Parvenue à l’arrière de la maison
elle vit Sylvie qui, tête levée, encourageait les deux hommes perchés sur le toit.
Une échelle était dressée contre le mur et un tas de tuiles neuves avait été
acheminé vers le milieu de la pente. Alban était au niveau du faîtage et posait une
à une les tuiles que Steven, légèrement en contrebas, lui tendait avec moult
précautions.
— Il a le vertige, dit Sylvie à Anna sans préambule quand elle fut à ses
côtés,
— J’ai pas le vertige ! j’ai peur du vide, rugit Steven en se tournant vers les
deux femmes, c’est différent,
— Mais il veut absolument remettre les tuiles avant ce soir, continua Sylvie
comme si elle n’avait rien entendu, il dit qu’il va pleuvoir...
— C’est la météo qui le dit, pas moi ! râla à nouveau Steven,
— Une toiture qu’on a refaite y’a pas un an ! poursuivit Sylvie toujours
sans relever, quelle tuile ! c’est le cas de le dire ! mais quand même,
cette...
— Va plutôt nous préparer un jus, la coupa Steven au sommet de
l’exaspération, tu nous le passeras par les combles,
— Ça va Alban ? demanda Anna avant d’emboîter le pas à Sylvie,
— Impeccable, lui répondit-il pouce levé, dans une demi-heure on a
terminé.

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En réalité il leur en fallut plus du triple pour achever leur ouvrage, il
manquait des tuiles et ils durent fixer une bâche sur la charpente pour combler
l’espace béant qui restait ; le vent qui s’était levé ne leur avait pas facilité la tâche,
plus d’une fois la bâche s’était gonflée comme une voile et avait failli les
déséquilibrer, provoquant des cris de frayeur de Sylvie et des sursauts d’angoisse
chez Anna. Contrairement à Steven qui, à plat ventre sur le toit, avait le plus grand
mal à se mouvoir, Alban se déplaçait prudemment mais avec aisance,
encourageant Steven et lui donnant des instructions précises à chaque étape de
leur progression vers le sommet. De temps à autre une sirène de pompiers
déchirait l’air, avant de s’évanouir dans la moiteur de ce milieu de matinée ; le
temps était clair et il faisait étonnamment doux, on avait peine à imaginer que
quelques heures auparavant la tempête avait emporté arbres et toitures. Sylvie et
Steven leur offrirent à nouveau du café qu’ils burent, à l’intérieur, accoudés au
bar qui séparait la cuisine du salon - le mobilier de jardin avait été emporté par le
vent à l’autre bout du terrain. Sylvie les remercia à nouveau et le fit curieusement
en s’adressant à Anna :
— Merci mille fois pour votre aide, sans votre... ami on n’y serait jamais
arrivé,
— Si, on aurait fini par y arriver, nuança Steven définitivement bougon, ça
aurait pris plus de temps, voilà...
— Tout à fait ! le conforta Alban - désireux d’en finir -, et de rien, entre
voisins c’est bien normal...
Alban avait les traits tirés, le regard vitreux, Anna lui en fit la remarque et
lui suggéra de prendre quelque temps de pause avant le déjeuner. Pas maintenant,
lui dit-il, il restait beaucoup à faire, le repos viendrait après. Tout d’abord ils
allèrent récupérer leurs voitures qu’Alban avait abritées du vent dominant derrière
un énorme monticule de terre. Pas moins de trois cents mètres à pied avant de se
livrer – ayant eu la même idée sans s’être concertés -, une fois arrivés à quelques
mètres des deux bagnoles, à un départ de course digne des 24 heures du Mans.
« Premier arrivé ! » cria Anna en sprintant vers sa Coccinelle. Sans pitié
pour la mécanique, elle poussa les gaz à fond et dans un nuage de poussière
s’élança vers la maison. Un coup d’œil dans le rétro lui fit comprendre qu’elle
avait course gagnée, Alban avait calé et accusait un retard insurmontable, elle
l’accueillit en riant, bras levés, assise sur le capot de la VW. Elle négocia le prix
de sa victoire, il fit une grimace, il aurait préféré un gage qui l’engageait moins.
Un tour minutieux de la maison les rassura, aucune tuile envolée, rien de cassé si
ce n’est dans le terrain quelques arbres fruitiers brisés en deux et une tôle du toit
du cabanon qui avait atterri au fond du jardin. Anna prit des photos – « Pour

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l’assurance » - avant d’aider Alban à récupérer la tôle et à la refixer tant bien que
mal. Pour finir ils s’attaquèrent au tronçonnage des arbres endommagés et
rassemblèrent branches et rondins à l’arrière du cabanon. Aussi loin qu’elle s’en
souvienne Anna avait toujours aimé travailler de ses mains – la fois où elle l’avait
avoué en ces termes à Christian, au milieu de travaux dans leur premier
appartement, il avait balancé une obscénité qui l’avait profondément blessée, elle
était peut-être mal vissée comme il l’avait suggéré, toujours est-il qu’il avait dû
faire amende honorable et patienter plusieurs jours avant qu’il puisse à nouveau
profiter de son habileté manuelle.
Hormis quelques scories de ce type – Christian éprouvait une forme de
béatitude à partager avec quelques (rares) bons copains des trucs de mecs comme
les commentaires sur le foot, les répliques culte de leurs films favoris, les femmes
et leur pendant indépassable, le sexe, bien entendu, d’où sa tendance à rire sans
retenue à une bonne blague de cul, à ne pas résister à l’envie d’une répartie salace
quand l’occasion se présentait – mis à part ce travers donc, de moins en moins
présent à mesure qu’il devenait de plus en plus happé par celle qui allait devenir
la femme de sa vie, la complicité qu’ils développèrent avec Christian tout au long
de ces vingt ans fut intense, exemplaire à plus d’un titre, attache inaltérable,
équilibre parfait entre leurs sens et leur esprit, où en présence l’un de l’autre un
insatiable appétit sexuel le disputait à une inassouvie jouissance spirituelle.
Quelle formidable complicité quand j’y repense – les yeux clos, allongée
sur le lit aux côtés d’Alban qui, cela s’entendait à son souffle, venait de s’assoupir,
Anna laissait vagabonder ses pensées - on riait des mêmes choses, aux mêmes
moments, on était totalement assortis, et nos séances de baise ! ma mère !! comme
disent les Ch’tis, c’est unique ce que l’on a vécu, je le sais bien, plus jamais je ne
revivrai ça... et pourtant si tu continues à penser ça tu vas devenir dingote ma
fille... Avec Alban c’est différent, quinze jours qu’on se connaît, ça ne pèse rien...
m’agace autant qu’il me charme ce garçon et je crois qu’il en est de même pour
lui, à jouer au chat et à la souris comme ça on va finir par se lasser... peut-être pas
après tout, on verra bien, faudra que j’en parle à Christian...
Ils dormirent une bonne partie de l’après-midi, firent l’amour en se
réveillant, prirent leur douche ensemble, se savonnant et se séchant mutuellement
dans un silence recueilli, cérémonial sensuel et minutieux. N’ayant rien à faire
jusqu’à l’heure du dîner ils optèrent pour une promenade du côté du lac. Le temps
restait clair mais du côté ouest, au bout de l’horizon on pouvait discerner une
énorme masse noire d’où descendait à la verticale comme un rideau de pluie, dans
une heure maxi elle serait au-dessus de leurs têtes, juste le temps de faire le tour
du lac, en marchant d’un bon pas. Leur progression fut contrariée par les dégâts

p. 119
causés par la tempête : branchages, troncs d’arbre, débris divers entravaient le
passage par endroits, les obligeant soit à déblayer soit à faire un détour si bien que
l’heure écoulée ils n’étaient encore qu’à mi-chemin. Ils venaient de rejoindre
péniblement les abords du lac, quand, face à eux ils découvrirent, imposante et
menaçante, la masse sombre qui était maintenant sur la rive opposée, plongeant
dans la pénombre leur maison et celle des voisins. Soudain Alban sortit son
appareil photo, « Regarde comme c’est beau Anna, la pluie ne tombe que sur le
lac, c’est incroyable ! ». Anna poussa un cri de stupéfaction, le spectacle était
fascinant, presque effrayant, une colonne de pluie de plusieurs dizaines de mètres
de large s’abattait sur le lac, gigantesque cascade déferlant d’une trouée lumineuse
dans le ciel anthracite. Elle se dirigeait vers eux à vitesse d’homme, créant au
contact de la surface du lac un immense nuage de brume. « Bouge Alban ! bouge !
ça va nous tomber dessus !! » hurla Anna pour couvrir le fracas de l’avalanche
d’eau, elle prit Alban par la main et ils se mirent à courir comme des dératés,
coude à coude, tête baissée, s’attendant à tout moment à être submergés par des
trombes d’eau. Cela ne dura que quelques secondes, le temps pour eux de
parcourir une centaine de mètres et de voir, médusés, la colonne d’eau se disloquer
une fois atteinte la lisière de la forêt. Essoufflés, les mains sur les hanches,
penchés en avant tête contre tête, on eut dit deux athlètes se congratulant à
l’arrivée d’une course.
— Incroyable ! répéta Alban entre deux inspirations, jamais vu ça, quelle
beauté !
— Quelle beauté ? s’écria Anna, cette vague géante venue du ciel ? tu ne
sais pas que les tsunamis, c’est mon pire cauchemar ?!
— C’est bon Anna, détends-toi, on est au sec, et permets-moi de te dire que
je te dois le respect, c’est la deuxième fois de la journée que tu me grilles
au sprint, chapeau ! magnifique et sportive, quelle femme tu fais !
— Mes grandes cannes m’emmerdent assez comme ça, toujours à capter
les regards des mecs, pour une fois qu’elles me sont utiles...
— C’est une façon de voir les choses surprenante, mais bon... à te voir on
a du mal à envisager que ton physique soit une souffrance...
— Par moment je me dis qu’avec dix centimètres de moins et dix kilos de
plus j’aurais une paix royale...
— Ah, oui... rajoute dix kilos pendant que tu y es, tu as de la marge...
— D’ailleurs pourquoi on parle de ça ? on a failli prendre les chutes du
Niagara sur la tronche et nous voilà à gloser sur ma plastique !
— On y revient toujours Anna, c’est ton destin,
— Ma fatalité...

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Chapitre 25

Le retour fut paisible, une pluie fine, qu’ils accueillirent avec flegme, vu ce
à quoi ils avaient échappé, les accompagna jusqu’à la maison où ils purent
constater que la cascade de pluie ne s’était déclenchée qu’une fois au-dessus du
lac, « Incroyable ! répéta à nouveau Alban, magnifique ! ».
Ils terminaient leur repas - plutôt joyeux à vrai dire, Alban s’était livré à un
numéro d’imitation de Sylvie-la-craintive et de Steven-le-bougon qui avait fait rire
Anna aux larmes - quand Alban reçut un coup de fil, il s’excusa et alla s’isoler
dans la chambre. Anna en profita pour rappeler ses parents et laissa à nouveau un
message à Marielle, injoignable. Elle essuyait la vaisselle quand il réapparut, l’air
pensif.
— Tout va bien ? lui demanda Anna, du nouveau pour ton job ?
— Non, non, c’était un copain,
— Ah bon ? s’étonna-t-elle, j’avais cru t’entendre parler anglais...
— Oh oui, c’est un truc entre nous, un running gag, à la Jean-Claude Van
Damme,
— Ok, mais je ne voulais pas être indiscrète...
— Et ta fille va bien ? je ne lui manque pas trop ?
— On a pas parlé de toi, mes parents pensent que je suis toute seule...
— Normal, railla-t-il, te savoir avec un homme à quarante-deux ans ça peut
les choquer...
— Pour mon père j’ai toujours dix-sept ans,
— « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, un beau soir, foin des
bocks et de la limonade ... », chantonna-t-il,
— Oh ! joli ! Rimbaud... t’es pas si inculte en fait...
— Moi c’est plus par Léo Ferré que je connais ça, et merci pour le
compliment, c’est énorme, j’en ai des palpitations...
— Remets-toi, c’est bien naturel, tu le vaux bien, et à ce sujet, si j’ose dire,
n’oublie pas ton gage...
Il soupira, alla chercher son carnet de cuir noir dans son sac à dos et le
donna à Anna qui, assise bien droite dans le fauteuil club, commença sa lecture.
— Il y a des petits poèmes là, comme des haïkus, c’est ça ?
— Ça n’a pas grand intérêt, se défendit Alban, juste des idées qui me
viennent à l’esprit et que je note, comme ça...

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— J’aime bien celui-ci : « Sur la terrasse en feu/Sous les tilleuls bercés par
le vent/Je m’endors béatement », cet autre, là : « La rosée comme du
muguet/L’aube fait frissonner les roseaux/Il marche, solitaire,
désœuvré », quant à cet autre, ça sent le vécu... : « Embrumé de
whisky/Fenêtres fouettées par la pluie/Peu à peu, je m’enfouis ».
— Je te l’ai dit, c’est sans valeur, juste pour me détendre, ça n’aurait jamais
dû être entre d’autres mains, encore moins entre les tiennes...
— Un gage est un gage, jeune homme, s’amusa-t-elle, et franchement, moi
j’aime bien, c’est parfois inégal, mais plutôt très intéressant... oh Mon
Dieu ! tu m’entends ? je parle comme un critique ! bon, voyons la
suite... : « La courbe d’une hanche/ses cheveux dénoués/sur son dos
dénudé/elle tient la pose/elle m’en impose », ok, ok et encore : « Des
images entêtantes/chaque soir de cet automne agité/le blessent, le
hantent/depuis qu’il l’a quittée », humm...
— C’est embarrassant Anna, rends-moi ce carnet, après il y a des trucs
plus... personnels...
— Ah oui ? interrogea Anna, voyons ça... – elle tourna les pages en serrant
le carnet qu’Alban faisait mine de récupérer - ah ! en effet, c’est très...
explicite...
— Fais pas ta garce ! donne-moi ce carnet !
Elle rit et se leva, puis tout en faisant le tour de la pièce pour lui échapper
lut à haute voix des extraits des poèmes explicites, Alban abandonna la poursuite
et se laissa tomber, de guerre lasse, dans le fauteuil club. Il y était question de
boutons érigés, de doigts empressés, d’ongles enfoncés, de membre congestionné,
de salives mélangées, de nuque dévoilée, d’ahanements, de cris, de frémissements,
on y gobait, suçait, léchait, mastiquait, avalait, mordillait, pilonnait...
Elle vint s’asseoir sur l’accoudoir du fauteuil, lui passa la main dans les
cheveux et, après avoir posé délicatement le carnet sur sa braguette, lui dit dans
un souffle : « Gage accompli, Alban, cela mérite une récompense ».
Il ferma les yeux et se laissa faire.
Quelques minutes plus tard, baignés par la musique planante des Pink
Floyd, ils s’étaient installés, tête-bêche, sur le canapé, Anna avec son tricot et
Alban avec un livre entre les mains, Les gens de Smiley de John Le Carré.
— C’est le troisième volet de la trilogie, lui avait dit Anna, tu aurais dû
commencer par La taupe, mais il est chez moi à l’appart’,
— Pas grave, assura-t-il, ça fera travailler mon imagination...
— Tu vas être servi alors, déjà que l’auteur pratique l’ellipse comme pas
un...
p. 122
Ils demeurèrent ainsi, pelotonnés, jambes entremêlées, une grande partie de
la soirée, chacun à tour de rôle observant discrètement l’autre, ou répondant à son
sourire quand leurs regards se rencontraient. À un moment, Anna posa son
ouvrage, la sono jouait un morceau qu’elle ne connaissait pas – elle connaissait à
vrai dire peu de chose de Pink Floyd si ce n’est leurs quelques tubes grand public.
— Comfortably numb, lui dit Alban, mon morceau préféré avec Wish you
were here...
— Nub ? demanda Anna,
— Numb, engourdi, traduisit Alban, confortablement engourdi...
— Un peu comme nous, dit Anna langoureusement, pas désagréable...
— C’est une litote, susurra Alban sur un ton doctoral.
Elle rit, sans entraves ni arrière-pensées, décuplant en cela le plaisir qu’elle
éprouvait alors. Elle apprendrait très vite que numb pouvait aussi se traduire par
insensible, indifférent et qu’à trop baisser sa garde on encourait de cruelles
déconvenues.

Le lendemain matin Alban n’attendit pas qu’ils eurent fini leur petit
déjeuner pour lui annoncer la nouvelle, comme si cela lui brûlait les lèvres. Il avait
décroché un job de concierge de luxe à Saint-Barth, il commençait dans une
semaine, une super opportunité, vu sa situation compliquée ici, il espérait qu’elle
comprenait...
— Bien sûr que je comprends, tu es libre jeune homme, on est pas mariés,
on est même pas un couple...
— Oui mais c’est un peu brusque je l’avoue et on est, on était tellement
bien, risqua-t-il en baissant la voix,
— C’était bien ça ton coup de fil d’hier ? rien à voir avec ton pote et vos
soi-disant blagues sur Van Damme...
— Oui, mais je voulais...
— Tu voulais quoi Alban ? le coupa Anna en haussant le ton, tu voulais pas
gâcher la soirée, en profiter encore une dernière fois ? ça va je crois, t’as
eu ce que tu voulais !
— Mais non, tu ne comprends pas...
— Je ne comprends pas ? tu me prends pour une gourde ou quoi ? ce que
je comprends c’est que tu n’as pas été franc Alban, pas honnête, je
t’avais prévenu, tu fais trop de cachotteries mon ami...
— Écoute, vraiment, je suis...
— Non je ne t’écoute pas Alban, c’est toi qui va m’écouter, je suis très
content que tu aies trouvé un job et que ce soit à Saint-Barth ou à
p. 123
Pétaouchnok, peu m’importe, tu n’allais pas rester toute ta vie terré ici,
et...
— Anna, s’il te plaît, tenta d’intervenir Alban,
— Non, laisse-moi finir ! tu sais ce que je te reproche, tu m’aurais annoncé
ça hier soir aucun problème et peut-être qu’on aurait quand même passé
une bonne soirée... celle d’hier c’était... – elle reprit son souffle – c’était
un très bon moment mais c’était faux en fait, tu as tout gâché... alors
voilà ce qu’il va se passer : ce matin je repars, tu peux rester ici jusqu’à
ton départ, tu déposeras les clés dans ma boîte aux lettres quand tu
reviendras en ville.
Elle eut envie d’ajouter « Et n’essaie pas de me joindre » ou une sentence
définitive du même tonneau mais elle se retint, ne voulant pas donner un tour trop
dramatique à la scène et dévoiler ainsi combien elle était touchée. Elle réussit
même durant la grosse demi-heure qui suivit – le temps qu’elle se prépare et
rassemble ses affaires - à adopter une attitude neutre, presque indifférente, mais
ce n’était rien – et ce fut là encore motif à la blesser plus profondément – comparé
à la façon désinvolte qu’il eut de se comporter jusqu’à son départ, au ton dégagé
avec lequel il lui glissa – après lui avoir fait signe de baisser la vitre côté
conducteur - : « Embrasse bien Cléo et prenez-soin de vous, on se tient au jus ».
« On se tient au jus ! non mais je rêve... c’est vrai, quoi, merde, il se prend
pour qui ? et moi, pauvre idiote, j’étais pas loin de tomber dans le panneau, comme
si je n’avais rien appris des mecs et de leurs plans foireux, de leur égoïsme... la
plupart sont gouvernés par leur bite, voilà la vérité, aussi quand je me présente
avec mon foutu physique de rêve, ils ne pensent à rien d’autre qu’à... même
Christian au début il était comme ça avant de devenir le type formidable qui m’a
rendue heureuse toutes ces années... mais il n’est plus là, il est mort, reviendra
jamais, la voici la vérité, la vraie réalité, le fait indépassable... sert à rien de vouloir
le faire revivre, de lui parler comme s’il m’entendait, de se créer une autre réalité...
d’ailleurs... maintenant que j’y repense ça fait plusieurs jours que je ne lui parle
plus... c’est vrai ça, peut-être à cause, grâce à Alban, il aura au moins servi à ça
l’étalon, j’ai l’impression qu’il est parti pour de bon Christian... j’y pense toujours
mais pas de la même façon, il me manque, il me manquera toujours, je l’aimerai
toute ma vie mais c’est différent, enfin j’ai l’impression... ».

p. 124
Chapitre 26

GG avait insisté. Un tel niveau de ventes depuis plus de dix ans, la barre
symbolique des 500.000 exemplaires vendus qui venait d’être franchie, les
pourparlers plus qu’avancés avec un très beau nom du cinéma français, tout cela
méritait d’être célébré comme il se doit. Anna avait accepté, à une condition. Que
la fête se tienne à la villa Nellcote, qu’elle ait un droit de regard sur la liste des
invités – notamment presse, auteurs et personnel de la maison d’édition – et que
l’acheminement et l’hébergement de ses proches soient intégralement pris en
charge par l’éditeur. GG accéda à tout. Des mini-bus comme on en voit devant les
hôtels de luxe furent affrétés, un étage du meilleur hôtel du coin privatisé,
Champagne et petits fours commandés et un barnum pouvant abriter une centaine
de personnes dressé sur le terrain à l’arrière de la maison. Ils n’étaient pas cent
mais une bonne soixantaine réunis en cet après-midi du samedi 15 décembre, sous
le chapiteau, ou à baguenauder dans le jardin, sur les bords du lac, une fois les
discours d’usage prononcés. Anna dût se plier à l’exercice, inconfortable pour
elle, de quelques interviews et d’une séance photo aux côtés de GG et des deux
jeunes patrons de la maison d’édition. Puis elle s’assura que ses proches avaient
tout ce qu’il faut et que tout allait bien pour eux. Car c’était en fait tout ce qui
comptait pour elle.
Elle trinqua avec Fiona et son mari, Anna-Louiza et Cléo jouaient sur la
terrasse sous l’œil attendri de la maman d’Anna. L’opération s’était bien passée,
Fiona avait évité l’ablation de son sein gauche, immense soulagement pour elle
comme la confirmation un mois plus tard de la disparition de la tumeur. Elle
passerait les fêtes tranquille, ce qui pouvait s’apparenter à un vœu pieux au vu
des séances de chimio qui l’attendraient dès janvier. Fiona, quoiqu’un peu
amaigrie, conservait toujours sa bonne mine, Carlos en revanche était
méconnaissable, en voyant son teint et ses yeux battus Anna pensa aux
personnages de croque-morts dans les BD de Lucky Luke, elle croisa le regard de
Fiona qui lui fit une grimace de connivence.
Félix était revenu de Normandie mais avait décliné l’invitation, Cathy à qui
Anna avait demandé comment il allait et comment cela allait entre eux avait
répondu, d’un air circonspect : « hum, c’est so-so... il veut s’installer en
Normandie, il ne supporte pas le regard des gens ici, j’ai l’impression qu’il s’est
remis à picoler, il boit sec, ... et pour ce qui est de nous deux, c’est cramé Anna,
pourtant je l’ai beaucoup aimé, et encore maintenant malgré tout ça... ». Elle
s’interrompit et détourna le regard, puis elle s’excusa et se dirigea vers le bar.
p. 125
Marielle qui s’était rapprochée des deux femmes prit Anna à l’écart :
— Merci de m’avoir invitée, Anna, c’est vraiment une très belle fête,
— On ne s’est pas vues depuis un bail, répondit Anna, tu ne donnes pas
beaucoup de nouvelles,
— Oui, excuse-moi mais ces dernières semaines il y a eu tellement de
chamboulements,
— J’en ai entendu parler, tu as quitté ton job c’est ça ?
— Non, en fait j’ai été mutée dans une filiale, dans l’Oise, de toute façon
je ne pouvais pas rester, c’était devenu invivable à la maison et au
boulot... et avec Thibault... c’est fini, il a pris peur, c’était... enfin aucun
intérêt ! et tu sais que j’ai demandé le divorce ?
— Chloé me l’a dit, vous ne vous parlez toujours pas ?
— Je lui ai téléphoné pour son anniversaire, on a parlé une petite minute,
j’ai bon espoir...,
— Tant mieux, tant mieux Marielle – à cet instant Anna opta pour un
mensonge lénifiant - tu sais qu’elle serait venue même en sachant que tu
étais là mais elle avait un week-end de programmé depuis longtemps...
— Ah, c’est bien alors, c’est bien, je me demandais justement...
Assise sur une chaise pliante, jambes croisées, poitrine en avant, Josette
s’entretenait avec deux hommes d’une cinquantaine d’années, l’ambiance était à
la franche rigolade, les deux types debout devant elle, mains dans les poches,
semblaient rivaliser d’inventivité pour capter son attention. Anna l’interpela d’un
geste de la main, la marraine de Cléo dit un mot à ses deux prétendants, se leva et
vint à sa rencontre :
— Ça va ma Jo ? tout se passe bien ? dis-moi tu fais pas des heures supp’
par hasard ?
— Allons Annette, tu me connais,
— Justement...
— Et même si ? no souci Annette on va pas faire ça sur l’estrade... ta copine
a des manières quand même !
— Ce n’est pas un hôtel de passe qu’on vous a réservé ma Jo et il y a des
journaleux dans le lot, je vois déjà les articles...
— Tu psychotes ma chérie ! et je ne vois pas un journaliste se vanter d’avoir
passé une nuit tarifée avec une call-girl, ça lui retomberait sur la tronche,
tu ne crois pas ?
— S’il te plaît Josette, mes parents sont là, tu sais comment est papa, s’il se
trouve nez à nez avec deux types en caleçon qui grattent à ta porte...

p. 126
— Entendu chef ! ta copine ferme le magasin... mais parlons un peu de toi,
je t’ai vue tu sais,
— Oui ?
— Je t’ai vue glisser ta main dans la poche arrière de son pantalon, c’était
un geste tellement naturel, très tendre, intime, j’étais presque gênée en
vous regardant, je me suis sentie indiscrète...
— On en parlera plus tard si tu veux bien,
— Tu l’as sorti du placard ? fin de la quarantaine ? - elle riait à gorge
déployée,
— Plus tard, je te dis !
Près de deux mois étaient passés depuis la brouille avec Alban. Les
premiers jours qui suivirent furent pénibles, entre tristesse et colère elle remâchait
sa rancœur ; son entourage en pâtit, elle n’était pas à prendre avec des pincettes,
ne souhaitait voir personne. Quarante-huit heures après son départ de Nellcote elle
trouva une enveloppe dans sa boîte avec les clés de la villa et un mot écrit au dos
d’une photo. Elle se tenait debout, de profil, au bord du lac, les cheveux balayés
par le vent avec en arrière-plan une gerbe d’eau écumeuse qui jaillissait du ponton.
« Je pars demain, je t’appellerai, je tiens beaucoup à toi, c’est nouveau pour moi,
pardon pour ma maladresse, à bientôt... ». Il avait souligné « beaucoup » et
« pardon », elle récupéra les clés et déchira la photo.

Florent était en instance de divorce, une semaine sur deux il avait la garde
de son fils – un ado de treize ans – et de sa fille de seize mois. Ils avaient
sympathisé comme le font deux parents dont les enfants s’entendent bien et un
matin à la sortie de la crèche il lui proposa de boire un café. Cela se passait huit
jours après le départ d’Alban, elle se dit « Pourquoi pas ? ». L’homme – de son
âge estima-t-elle – avait un regard doux, une démarche mal assurée, de longues
mains manucurées, il s’exprimait d’un ton posé, Anna aima la distinction qui se
dégageait de lui. Ils se virent ainsi jusqu’à la fin de la semaine, il lui parla avec
pudeur de sa vie passée et présente, elle comprit que la séparation, douloureuse,
n’était pas de son fait, et quand elle lui dit - d’une voix qu’elle voulut maîtrisée -
« Je suis veuve, depuis deux ans », il lui fit comprendre qu’il était au courant.
Il avait deux places pour le match de basket Pro B le samedi après-midi,
son fils Paul jouait en lever de rideau, une voisine gardait Marie, si elle n’était pas
hostile aux ambiances surchauffées des enceintes sportives... Anna accepta, ça ne
pouvait pas être pire que le foot, elle avait gardé un mauvais souvenir des rares
fois où Christian avait réussi à l’emmener dans un stade. La semaine à venir était
celle de la garde de sa future ex-épouse, ils ne se verraient donc pas à la crèche, à

p. 127
la sortie du match il lui demanda si elle accepterait un déjeuner ou un dîner..., ils
s’accordèrent sur le mardi midi : « Chez Flo cela vous convient Anna ? vous
connaissez certainement », elle connaissait.
Florent avait réservé pour midi trente, précaution superflue, au vu du grand
nombre de tables inoccupées, le midi en début de semaine c’est souvent calme
expliqua le serveur et avec cette météo... Il tombait en effet des cordes depuis le
début de la journée, Anna qui était venue à pied avait le bas de son pantalon
détrempé – le même pantalon qu’Alban avait choisi pour elle lors de sa sortie
nocturne. Florent qui l’attendait devant la brasserie était allé à sa rencontre et
l’avait prise par le bras pour faire les derniers mètres qui menaient à l’entrée.
Courtois, réservé, attentif, agréable, Anna passait mentalement en revue les
qualificatifs que l’on pouvait appliquer sans se tromper à son compagnon de table.
Ils parlèrent de choses et d’autres, beaucoup des enfants, un peu du mauvais
temps, très peu de l’actualité déprimante à plus d’un titre, puis au moment du café
Florent tint à remercier à nouveau Anna de l’avoir accompagné au match de
basket. Anna sentit qu’il allait s’aventurer sur un terrain qui ne lui était pas
familier :
— Vous savez que mon fils m’a posé plein de questions sur vous, lui
d’habitude peu bavard et replié sur lui-même...
— Vous ne lui aviez pas dit que vous veniez avec quelqu’un ?
— Si, si, bien sûr, mais il a été surpris...
Il posa sa tasse et s’essuya les lèvres avant de poursuivre :
— Il m’a dit, texto, je n’invente rien Anna : « Je ne pensais pas que tu
pouvais être avec une si belle femme, tous mes potes ne m’ont parlé que
de ça »,
— Ah les ados ! rit Anna, ils sont sans filtre,
— Je lui ai dit, rassurez-vous, que l’on était pas ensemble, qu’on se voyait
à la crèche, et...
— Et il a dit quoi ?
— OK, il a dit : « OK ».
Il y eut un blanc que Anna tenta de combler :
— Je suis sûre que la maman de Paul est aussi très jolie,
— Oui, physiquement elle a... – il cherchait ses mots-, un certain charme,
— Mais c’est sa maman, risqua Anna, et il ne la voit pas avec les mêmes
yeux que les autres femmes,
— Certainement, Anna, certainement...
Il lui proposa un autre café, passa la commande au serveur et se jeta à l’eau :
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— Anna, vous en êtes consciente j’en suis sûr, et... vous êtes une très belle
femme comme dit mon fils, comme il en existe d’autres de par le monde,
et même dans cette ville, certes, mais..., ce que vous dégagez... quand
vous entrez dans une pièce, vous faites vibrer tout le monde Anna...
samedi au basket, noyée dans la foule, votre foulard vert amande noué
sous le menton à la Audrey Hepburn, vous avez captivé toute la tribune,
pas seulement les ados fébriles de l’équipe de Paul. Anna, j’espère ne
pas vous mettre mal à l’aise, mais c’est ainsi et moi vous me faites vibrer
à un point...
Sur le point de sortir du restaurant, Anna faillit se heurter à la patronne qui,
tout en s’égouttant et en tapant des pieds, franchissait le sas en sens inverse. Flo
s’excusa, puis, la reconnaissant, lui dit d’un ton détaché : « Alban est rentré, vous
le saviez ? ». Non, Anna n’était pas au courant, le dernier message qu’elle avait
reçu de lui – et qu’elle avait supprimé sans y répondre, comme tous les autres –
remontait à trois jours. Elle l’avait consulté en plein match, il s’agissait d’une
photo d’un village paradisiaque au bord de l’eau avec en commentaire ces
quelques mots : Wish you were here. Sur le même ton elle poursuivit « Il ne parle
que de vous, ça ne lui ressemble pas, mais ça vous devez le savoir, non ? ».
— Vous la connaissez ? demanda Florent qui l’attendait à l’extérieur,
— Vaguement, répondit Anna - déstabilisée par la sortie de Flo-, on a des
relations communes...
— Une maîtresse-femme ! à la mort de son époux il y a quinze ans on a cru
que l’affaire allait capoter mais non, elle en a fait la meilleure brasserie
de la région ! chapeau !
Florent était volubile, on le sentait soulagé, soulagé de ne pas avoir irrité
Anna avec son « Vous me faites vibrer... », soulagé qu’elle ait accepté l’idée d’un
nouveau rendez-vous, qu’elle ait pris place dans son véhicule pour qu’il la
raccompagne jusque chez elle.
— Les gens ne savent plus rouler dès qu’il tombe trois gouttes, se plaignit-
t-il.
En l’occurrence on était bien au-delà des trois gouttes, la pluie tombait dru,
à la verticale, les phares allumés des voitures projetaient des rais de lumière sur
les flaques d’eau qui recouvraient par endroits la totalité de la chaussée ; il fallut
un long temps pour parcourir les quelques hectomètres qui séparaient la brasserie
du domicile d’Anna.
— Vous n’y êtes pour rien, sourit Anna en réponse à Florent qui une fois
arrivé s’était désolé de la lenteur du trafic, ces derniers temps à chaque

p. 129
fois que je monte dans une voiture, ou que je me risque dehors, il
m’arrive quelque chose...
— J’espère que là ce ne sera pas un trop mauvais souvenir, s’inquiéta-t-il
en inclinant son regard vers Anna,
— Pas du tout, Florent, pas du tout, mais parfois j’ai comme l’impression
que les éléments se déchaînent contre moi...
Peut-être la beauté du compliment qui s’ensuivit la prit-elle au dépourvu,
peut-être le cocon de l’habitacle qui les protégeait des assauts de la pluie avait-il
amolli sa volonté ou bien n’était-ce qu’une réaction épidermique, sensorielle, à la
nouvelle du retour d’Alban en ville ? toujours est-il qu’elle ne broncha pas quand
les lèvres de Florent entrèrent en contact avec les siennes, quand sa main chercha
la sienne et quand de l’autre il enfouit ses doigts longs et manucurés dans ses
lourdes mèches brunes.

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Chapitre 27

Assis sur le banc qui bordait l’un des murs du cabanon de jardin, le père
d’Anna et Max devisaient tranquillement. Anna sourit en les observant de loin,
que ces deux-là en arrivent à s’entendre si bien n’allait pas de soi. Mis à part leur
âge ils n’avaient rien en commun : origine, culture, sexualité, religion, caractère,
regard sur la vie, histoire personnelle, tout les séparait et aurait même pu en faire
des ennemis irréductibles. Leur amour commun pour Anna, filial pour le père et
presque du même ordre pour Max était ce qui les avait réunis puis au fil des ans,
rapprochés.
Guy-Gilles Laforgue présenta ensuite le journaliste d’un magazine de
cinéma à Anna, l’éditeur et elle s’étaient concertés avant l’évènement pour
distiller quelques infos sur le projet d’adaptation cinématographique des Quatre
amis et ceci en accord avec les producteurs et le scénariste pressenti. Il ne s’agirait
pas d’une adaptation stricto-sensu de l’un ou de l’autre des romans de la série
mais d’une histoire où les aventures des Quatre amis seraient contées par la
femme de l’écrivain, veuve depuis la mort tragique de l’auteur. Des ruptures
chronologiques et des allers-retours, des chassés-croisés, entre les enquêtes des
héros de la saga et la vie réelle de la narratrice rythmeraient l’histoire et en
constitueraient le fil narratif. Tout d’abord désarçonnée par le traitement du sujet,
pour ne pas dire hostile à l’idée de voir sa vie intime ainsi dévoilée, Anna avait
fini par approuver le projet, qui mises à part quelques similitudes évidentes –
veuve d’un écrivain à succès mort brutalement – présentait peu de liens avec sa
vie et sa relation avec Christian. Elle avait aussi été séduite et mise en confiance
par la personnalité et le professionnalisme de leurs interlocuteurs et avait
secrètement savouré le clin d’œil lorsque la société de production, proche d’Yvan
Attal, avait laissé entendre qu’elle envisageait de lui confier la réalisation du film ;
avait même été évoquée l’idée de proposer le rôle de la narratrice, à son âge adulte,
à Charlotte Gainsbourg...
Ce n’était pas la première fois que, du jour où Flo, la patronne de la
brasserie, lui avait appris qu’Alban était revenu, lui sautait à la figure un détail,
un air de musique, un évènement en lien avec les quelques jours qu’avait duré leur
relation. Caprice du destin, autosuggestion, force de l’empreinte laissée par les
heures intenses vécues ensemble, elle pouvait nommer cela à sa guise, comme elle
pouvait s’évertuer à ignorer superbement toutes les tentatives du jeune homme de
renouer le contact. Le fait était là, patent, incontournable : elle avait un mal fou à

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le faire sortir de sa tête tout comme elle avait toutes les peines du monde à calmer
le sang qui cognait à ses tempes à peine son nom prononcé.

Ce jour-là Anna n’avait pas invité Florent à prendre un verre chez elle et,
les jours qui suivirent leur premier déjeuner, ils en restèrent à de chastes baisers :
elle se laissait embrasser à la sortie du cinéma, au moment de le quitter au pied de
son immeuble, ou, geste audacieux s’il en est, dans les travées d’un musée, sous
l’œil amorphe des sculptures de dieux grecs. Leur flirt d’amoureux transis – enfin
si l’on se plaçait du côté de Florent, Anna n’en était pas là et son prétendant le
sentait bien – se poursuivit ainsi jusqu’à la sainte Catherine. Ce dimanche 25
novembre avait été marqué par leur première sortie en famille : Anna, Florent,
Paul, Marie et Cléo, profitant d’un temps doux et ensoleillé qui tenait presque du
miracle après les pluies ininterrompues des quinze derniers jours, passèrent la
journée à la campagne, pique-niquèrent au bord de l’eau, dévalèrent en riant les
côteaux de vignes flamboyants avant de rejoindre le centre-ville en fin d’après-
midi pour un goûter « Chez Flo ». Le soir venu - une fois les enfants confiés qui
à leur mère, qui à leur nounou, Josette en l’occurrence, curieuse de tout savoir
comme à son habitude – Florent vint retrouver Anna à son appartement. C’est
risible, se disait-elle en l’attendant, je suis dans la peau de la nana qui après avoir
fait lanterner son copain plus que de raison se dit qu’elle ne peut décidément pas
ne pas lui céder et que, « Allez ! ce coup-ci je n’y couperai pas, je vais y passer ».
Oh mon Dieu, c’est horrible ! TU es horrible Anna d’avoir ce type de pensées !
cet homme est tellement doux, attentionné, sa gamine est adorable et son ado... il
m’a bouffée des yeux toute la journée, m’a pas lâchée d’une semelle... comme son
père ! aucun danger qu’ils me perdent dans les vignes ces deux-là... une sacrée
paire de bodyguards ! Kevin Costner peut aller se rhabiller...

Finalement Anna, contrairement à Kevin Costner, n’eut pas à aller se


rhabiller. Alors que Florent s’attachait à lui déboutonner son chemisier – nous y
voilà, avait-elle soupiré, au bord de l’ennui -, le portable d’Anna se mit à vibrer
sur la table de salon. Florent était si maladroit et tellement crispé qu’en tentant de
s’extraire du canapé pour laisser sa partenaire atteindre le téléphone il atterrit
lourdement sur le parquet :
— Oh Florent ! dit Anna en contenant son fou rire, vous ne vous êtes pas
fait mal ?
— Non, ça va, tout va bien, répondit-il avec un pauvre sourire.

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Le correspondant insistait, un numéro masqué, elle hésita puis prit l’appel.
Le commissariat du centre-ville l’informait que son conjoint était en cellule de
dégrisement :
— Mon conjoint ? s’étonna-t-elle,
— Mackenzie, Alban Mackenzie, répondit l’homme au bout du fil, c’est
bien votre conjoint ?
— Alban ? mon conjoint ? c’est ce qu’il vous a dit ?
— Oui, madame, ce n’est pas exact ? il n’est pas...
— Si, si c’est bien mon conjoint, dit Anna en baissant la voix, mais on est...
séparés et...
— Écoutez madame, ce sont vos histoires, mais si vous acceptez de venir
le chercher eh bien ! exceptionnellement on le laissera sortir, il y a match
de foot ce soir et on va avoir besoin de place, cela fait quelques heures
qu’il cuve son vin, alors dites-moi...
— Oui, oui, ok, j’arrive, j’arrive tout de suite, j’habite à côté... j’arrive...

La relation avec Florent tourna court, c’était un homme sensible et


intelligent, il perçut de suite qu’il y avait quelque chose de spécial entre Anna et
le jeune type débraillé, dégingandé qu’elle avait sorti d’une cellule de dégrisement
du commissariat central, qui les avait regardé d’un air narquois en rentrant dans
l’appartement et qui chantait à tue-tête sous la douche alors qu’ils essayaient sans
conviction de reprendre là où ils en étaient avant ce fichu coup de téléphone. En
voyant son air affligé et dépité quand elle le salua sur le palier, Anna se dit qu’il
serait plus charitable à l’avenir de changer ses horaires de passage à la crèche, de
ne pas faire de « Chez Flo » sa cantine et de renoncer à prendre un abonnement
pour la saison de basket.

Comme à son habitude Alban fut peu disert lorsqu’il lui fallut donner des
explications sur sa cuite en plein jour du Seigneur. Une nuit blanche trop arrosée,
une tournée des bars à lamper des shot de vodka à l’heure où les bobos prennent
leur brunch, et pour finir des flics sourcilleux qui ne connaissent rien à l’art des
Yamakasi, c’était tout, rien de méchant. Le lendemain elle apprendrait par Chloé
qu’Alban et Francis en étaient venus aux mains à la sortie d’une boîte de nuit,
l’avocat, pas mal amoché, lui avait dit qu’il porterait plainte ce à quoi Alban aurait
répondu que la dernière fois qu’il s’y était risqué sa villa avait fait « Boum ».
Florent étant parti, avant de demander à Alban de vider les lieux, Anna, sur
le même ton peu amène, l’avait interrogé sur les raisons de son retour :

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— Pas le job de tes rêves à St Barth ? ou bien tu faisais pas l’affaire ? trop
léger, manque de maturité ?
— C’était au-dessus de mes forces Anna,
— Au-dessus de tes forces ? tu vas me faire croire que la vie est
insupportable à St Barth ?
— C’est presque ça...
— Ah oui ?
— À deux mots près, Anna : la vie est insupportable sans toi, à St Barth ou
à Pétaouchnok...
Elle le repoussa et lui claqua la porte au nez.

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Chapitre 28

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Pile au moment où Anna réalisa qu’elle était
capable de renoncer à vivre dans le passé. Elle n’oublierait jamais Christian, sa
disparition resterait la tragédie de sa vie, mais désormais elle savait qu’elle
pouvait vivre avec son souvenir, vivre normalement avec son souvenir, aller de
l’avant tout en se souvenant de lui et des années bénies de leur histoire commune.
C’en était fini de ces faux-dialogues inopinés avec son homme défunt, elle ne
parlait plus à son fantôme, terminé ! maintenant quand elle allait sur sa tombe –
et elle avait décidé de ne s’y rendre qu’une fois par semaine, pas plus, ses visites
quotidiennes n’amenaient rien de bon, ni pour elle ni pour sa fille – elle s’en
occupait comme on prendrait soin de l’habitation d’un proche parti pour
longtemps : inspecter les alentours, donner un coup de propre, enlever les fleurs
fanées, arroser les plantes. Elle exécutait ces tâches paisiblement, sans hâte, en
silence, adressant au moment de partir un léger sourire au cadre où on voyait
Christian, de trois-quarts, regarder avec tendresse une personne hors champ.
L’histoire aurait pu s’arrêter là car elle en voulait terriblement à Alban, non
pas tant pour avoir repoussé au matin l’annonce de son départ – et profité ainsi
d’elle sans vergogne toute la soirée – que pour l’indifférence qu’il avait ainsi
semblé manifester alors qu’elle s’était pendant ces deux jours livrée, dévoilée
comme rarement. Car, enfin ! elle avait été drôle, charmante, facétieuse, piquante
comme elle ne savait l’être qu’avec Chris et comme elle pensait ne plus jamais
l’être avec un autre homme. Elle s’était mise à nu et il avait détourné le regard.
Oui, l’histoire aurait pu s’arrêter là. Même si elle mourait d’envie qu’il n’en
soit rien. Question d’orgueil, d’amour propre, rien d’irrémédiable, avait jugé
Josette qui s’étonnait de voir Alban faire le pied de grue devant l’entrée de
l’immeuble, guettant le retour d’Anna et de Cléo de la crèche, laissant la petite lui
sauter au cou puis s’éloignant une fois qu’Anna lui eut tourné le dos.
— Il est là tous les soirs ? demanda Josette,
— Oui, depuis une dizaine de jours, depuis que je l’ai sorti de sa cellule de
dégrisement, Mackenzie, Alban Mackenzie...
— Il est américain ?
— Son grand-père paternel, un G.I. venu libérer la France...
— C’est lui qui t’a dit ça ?
— Non, Chloé,
— Tu l’as interrogée sur lui, tu t’y intéresses, ricana Josette,

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— Simple curiosité,
— Et le week-end il fait quoi ?
— Il s’arrange pour être sur mon chemin, au marché, en centre-ville...
— Et vous faites quoi ?
— On se dit bonjour, il joue un peu avec Cléo et c’est tout...
— Il ne monte jamais ici ? vous ne prenez pas un pot dans un bar ?
— Pour quoi faire ?
— Anna !!!
— C’est lui qu’il faut blâmer, il le sait bien d’ailleurs,
— Et il ne dit rien ? il n’essaie pas de...
— Il ne bronche pas ! coupa Anna, il marche sur des œufs, pire que ça c’est
comme s’il traversait pieds nus un tapis de braises incandescentes quand
il est en ma présence,
— Et ça t’amuse ?
— Pas le moins du monde,
— Et alors ?
— Et alors je vais bientôt y mettre fin.

Tout bascula le jour où ils se trouvèrent en présence de l’ex d’Alban, la


comédienne de renom qu’il avait quittée, un soir de générale, en filant à l’anglaise,
la laissant clapoter dans son bain moussant jusqu’à en avoir les doigts aussi fripés
que la peau de son entrecuisse dans ses pires cauchemars. On était un dimanche
soir, Anna sortait du cinéma, elle avait obtenu de Chloé deux invitations pour
l’avant-première de Anna Karénine avec Keira Knigthley et Jude Law ; au dernier
moment Chloé lui avait fait faux-bond, elle se retrouvait donc avec une invitation
sur les bras et la perspective d’aller au cinéma seule ce qu’elle n’appréciait guère.
Josette qui gardait Cléo avait passé un coup de fil, elle avait arrangé le coup,
quelqu’un l’attendrait devant le cinéma.
— Si c’est celui à qui je pense, grommela Anna, je te préviens, il va...
— Tu as vu comment il s’est comporté avant-hier soir, et hier après-midi et
encore ce matin ? la rassura Josette, il sait à quoi s’en tenir et comment
se tenir, vous vous voyez, vous regardez le film, vous prenez un pot et
voilà...
Le film était plutôt bon, même si Anna avait par moment regretté la
modernité de traitement du récit, un brin trop virtuose à son goût. Elle se rappelait
la version avec Vivian Leigh - cela se passait avec Christian dans un cinéma de
quartier, cette fois-ci ils n’avaient rien loupé de la projection - le côté sombre et
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lyrique du film l’avait alors particulièrement émue. Alban n’avait pratiquement
pas bronché de toute la séance, ne laissant échapper qu’un léger murmure –
difficile à interpréter – quand un des personnages avait déclaré avec force et
colère : « Le désir charnel comme fin en soi nous détourne du sacré ».
Elle était au bras d’un jeune homme de petite taille, au teint mat, avec une
barbichette et une moustache à la d’Artagnan. Anna et Alban étaient attablés côte
à côte – Anna préférait éviter le tête à tête - sur une banquette au fond du café ; la
comédienne s’arrêta net en reconnaissant Alban, Anna lut sur son visage un panel
d’émotions comme si on lui avait demandé de jouer successivement la surprise,
la colère, la confusion, l’étonnement. Alban s’était levé, l’avait embrassée sur les
deux joues. Il n’avait pas invité le couple à se joindre à eux, s’étant rassis aux
côtés d’Anna après avoir fait les présentations. Les deux femmes dans un sourire
éclatant s’étaient saluées avec civilité, Anna n’en eut pas moins l’impression
l’espace de quelques secondes d’être passée au crible, à l’examen implacable du
regard acéré de la star du théâtre subventionné - qui s’était présentée sous son seul
prénom, Carole.
Le déclic se produisit à l’instant où Carole tentait de justifier la présence à
son bras d’un jeune homme – au bas mot, de quarante ans son cadet – qui n’était
pas de la profession, pas de sa famille, pas un journaliste, encore moins un
admirateur, ni un amateur de théâtre, étant donné qu’il n’y connaissait absolument
rien comme il le dit avec ingénuité de sa voix aiguë au fort accent hispanique. Le
déclic fut ce premier sourire qu’ils échangèrent en entendant la sortie de Diego
suivi d’un autre qui leur illumina le visage quand Carole pour garder la main et
ne pas perdre la face déclara : « Donc mon chou, si on te fait une remarque sur
notre couple à la Harold et Maud, ça ne te fera ni chaud ni froid ? ».
Il avait suffi d’un sourire et du souvenir de leurs autres sourires pour qu’une
petite bombe explose dans leur cerveau, les libérant d’un poids énorme. Sur le
chemin du retour ils flottaient quelques centimètres au-dessus du sol, épaule
contre épaule, indifférents au flux des piétons, aux bruits de la rue, quelquefois
leurs doigts se frôlaient, ils se parlaient à voix basse, avaient de petits rires
étouffés...
« Je me suis dit : ne va pas tout foutre en l’air, ne te précipite pas ! » avait
répondu Alban quand Anna lui avait demandé pourquoi il n’avait pas essayé de
l’embrasser en revenant du cinéma, une fois que Josette les eut laissés, un sourire
entendu aux lèvres. Et en effet, soucieux de ne pas rompre le charme, il était parti
peu de temps après Josette, ne se risquant qu’à prendre rendez-vous pour le
lendemain :

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— Je prépare mes menus de la semaine le lundi soir, lui répondit Anna, si
ça te dit de faire un peu de cuisine...
— Tu suis un régime ? s’étonna Alban,
— Mon taux de fer, tu te rappelles ? alors, je me nourris en conséquence...
— Ok, ok, je serai là, j’amène mon tablier,
— Alors à demain,
— Passe une bonne nuit Anna.

Les jours suivants furent le théâtre de jeux subtils, d’approches feutrées


entre eux deux ; s’installèrent chaque soir de petits rituels platoniques – bain et
coucher de Cléo, verre de blanc sur la terrasse, préparation en commun du dîner,
choix de la playlist du moment, lecture pour l’un, tricot pour l’autre jusqu’à tard
dans la soirée, moment délicat où ni elle ni lui n’osait faire le premier pas et qui
durant les dix jours qui suivirent leur sortie au cinéma se solda invariablement par
un baiser rapide d’Anna sur les joues d’Alban, avant qu’il ne regagne son
logement. Subrepticement, ils réapprirent ainsi à s’apprivoiser, se contentant – le
mot est fort - du plaisir furtif d’observer l’autre à son insu, du frisson d’un
frôlement de main involontaire, de la promesse implicite de beaux lendemains.

Quarante-huit heures avant l’évènement du 500.000ème Anna emmena


Alban à la villa Nellcote, en vue de mener à bien les derniers préparatifs. Elle avait
aussi autre chose en tête, et, encore une fois - si elle voulait être honnête avec elle-
même - elle n’avait que cela en tête : briser le tabou de leur dispute ce matin de
novembre, mettre fin à la pénitence qu’elle lui avait infligée – ainsi qu’à elle par
voie de conséquence - et tenter de renouer avec le sentiment de plénitude qu’ils
avaient partagé quelques heures durant. C’est elle qui prit l’initiative, il ne se fit
pas prier, « Enfin... » siffla-t-il entre ses dents, « Chuuuut, tais-toi... » lui intima-
t-elle en le renversant sur le lit, peigné d’une lumière vive par le soleil levant.

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Chapitre 29

Anna répondit par un signe de la main – qui voulait signifier « Plus tard,
plus tard » - à Cathy, Fiona et Marielle qui l’avaient hélée alors qu’elle se dirigeait
vers le fond du jardin. En voilà trois, se dit-elle, qui ont vu en un claquement de
doigt leur vie basculer, leur horizon s’assombrir ou du moins se parer de teintes
inattendues. Trois qui auraient beau jeu d’affirmer que la vie était injuste, cruelle
envers elles, trois qui allaient probablement chercher à comprendre, à fouiller leur
passé, à se poser des tas de questions sur l’origine de leurs tourments. Elles
voudront tellement trouver des réponses, des justifications à leur déconvenue,
elles chercheront désespérément à s’absoudre de la culpabilité qui va les ronger.
Et que dire de Félix, paria en son propre pays et du frère de Christian, accablé de
remords et qui sombrait lentement, d’après le témoignage de Chloé, dans une
sévère dépression. Anna aussi en connaissait un rayon pour ce qui était de la
culpabilité, cette prison mentale où elle purgeait sa peine depuis plus de deux ans.
Elle franchit le portail et emprunta le sentier qui menait au lac. Arrivée sur
la berge elle prit à droite et longea le bosquet qui masquait sa maison et celle de
Sylvie et Steven ; quelques dizaines de mètres plus loin la rive s’agrandissait et
laissait place à une petite plage face à un ponton en bois, ce même ponton où
Alban l’avait photographiée alors que la tempête creusait des vagues
impressionnantes et soulevait des gerbes d’écume à hauteur d’homme. Le ponton
long d’une trentaine de mètres s’élargissait à sa fin pour former un T, endroit où,
à la belle saison, les baigneurs se doraient au soleil après avoir piqué une tête dans
l’eau fraîche et profonde.
Anna s’engagea sur le ponton et marcha jusqu’à son extrémité ; en aplomb
de la surface de l’eau elle se pencha et y contempla son reflet, cette longue
silhouette, cette allure échevelée qui avaient fait d’elle ce qu’elle était, sources de
sa plus grande fierté comme de ses maux les plus déchirants. Le lac était calme ce
jour-là, à peine ridé par une brise aérienne, rien qui lui rappelât ses terreurs
nocturnes d’enfant quand elle voyait un tsunami se dresser devant elle, rien qui
s’apparentât à son rêve récent quand, les mains liées dans le dos, elle avait vu
Christian la précipiter du haut d’une falaise dans une mer tumultueuse et glacée,
rien qui ressemblât à l’épisode de la colonne de pluie vécu avec Alban.

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Je ne suis pas passée entre les gouttes, se dit-elle en levant la tête vers le
ciel, j’ai bu la tasse plus d’une fois, manqué être engloutie plus souvent qu’à mon
tour, mais je suis toujours là, et je crois que le pire est derrière moi, oui, c’est ça
je le crois vraiment, j’ai franchi une étape, je vais mieux, beaucoup mieux, je suis
une vraie dure-à-cuire en fait !
Pas de pourquoi !! s’écria-t-elle mentalement, arrête de culpabiliser,
accepte le côté absurde de la vie, sors-toi de la tête qu’il n’y a pas de tragédie sans
raison, c’est le chemin pour t’en sortir ma grande, tu le sais, fais-le pour toi, pour
ta fille, pour ceux que tu aimes, pour lui... peut-être...
La lumière l’aveugla, la lumière de cet automne finissant, ce soleil ras qui
faisait plisser les paupières, froncer les sourcils, qui transformait en poussière
dorée les fines particules qui voletaient au-dessus des champs et des vignes. L’eau
du lac chatoyait, des vaguelettes argentées ondulaient, éblouissaient ses yeux
emplis de larmes.
Elle inspira lentement, l’air frais emplit ses poumons, souleva sa poitrine,
elle sourit, elle était vivante, vibrante, comme jamais encore elle ne l’avait été
depuis deux ans, plus qu’elle n’avait jamais osé l’espérer. Elle quitta le ponton et
revint sur ses pas. Alban, une écharpe bleue autour du cou, l’attendait près du
portail avec Cléo perchée sur ses épaules, il vit ses larmes, lui sourit et lui tendit
la main :
— Allez, viens Anna, viens, on va rejoindre les autres.

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