Vous êtes sur la page 1sur 192

L’HOMME QUI N’EXISTAIT PAS

Ou

Le voleur d’âme

Roman

Cerise GUY

guycerise.cie@gmail.com

1
PREMIERE PARTIE

« Nous recommençons toujours à vivre »


Montaigne. Essais II XXVII

Presque dix-neuf heures. C’est l’horloge placée en face de moi qui me le


dit et mon téléphone affiche bien la même heure. Plus que quelques minutes
avant la fermeture de l’agence. Comme par magie, la fatigue qui me plombait
depuis le matin s’évanouit d’un coup. La journée a été terriblement ennuyeuse,
je n’ai rien eu à faire, aucune visite, aucun contrat à établir et le téléphone est
resté muet. Paul, mon patron, était déjà parti depuis la fin de la matinée et
m’avait laissée tout régler, sauf qu’il n’y a eu à régler.
Je regarde mon portable encore une fois pour relire le dernier texto reçu :
- 20h. à La Partition Avenue Mozart. À ce soir. Me réjouis. A
A.
C’est un ex qui veut me revoir et m’invite à dîner. Et pas n’importe quel
ex : le dernier. Je l’avais oublié depuis longtemps.
Je n’ai pas cessé de penser à ce rendez-vous tout en regardant les aiguilles
de l’horloge qui avançaient si lentement qu’elles me donnaient l’impression
d’aller à reculons., mais maintenant c’est l’heure, je suis pressée de sortir, je ne
veux pas rester une seconde de plus sur ma chaise sur laquelle je danse d’une
fesse à l’autre en me triturant la cervelle pour savoir si oui ou non, j’allais m’y
rendre ou pas. L’air frais allait désencombrer mon cerveau et m’aider à décider.
Soudain mon portable sonne et me dérange dans mon lancinant
atermoiement : j’y vais, j’y vais pas... J’hésite à décrocher, je regarde : c’est
Tantélé. Je laisse sonner. J’ai déjà les clés de l’agence dans la main. Il faut
absolument que je ferme si je ne veux pas voir rappliquer un client de dernière
minute. Ils ont le chic de se pointer à la fermeture pour des renseignements
sur les locations pas cher. Tantélé rappelle. J’hésite car je sais de quoi ou plutôt
de qui elle va me parler. La connaissant, je sais que si elle insiste au lieu de me
laisser un message, c’est que le motif est important, alors je décroche. Elle a la
voix des mauvais jours :

2
« Barberine, je n‘en peux plus. Il appelle sans arrêt. Je sais qu’il va
t’appeler, il me l’a dit, alors, s’il te plait, ne lui réponds pas, je ne veux plus le
voir. Il veut savoir où j’ai déménagé. Mais il n’arrive pas à comprendre. Pour
moi c’est TER- MI- NE. Ne lui dis rien ».
Je la rassure. Non, Robert ne pourra plus me faire pitié avec son amour
dégoulinant d’alcool et son désespoir. Son troisième sevrage a été encore un
fiasco. Huit semaines de cure pour devoir tout recommencer en sortant…
Navrant. Il aura donc tout raté avec lui-même et avec elle. Tantélé n’a plus de
patience. Son amour a mis des limites, des limites fermes et définitives. Pas de
retour en arrière possible.
- Tantélé, c’est la fermeture… je dois partir…
- Oh pardon… Merci Barberine. Passe une belle soirée.
- Compte sur moi.
Pourquoi j’ai dit : « Compte sur moi » ? Cette phrase banale m’a
échappée. Je répondais seulement à son souhait que je passe une belle soirée,
son Robert n’étant pas ma préoccupation du moment…
Je range les ordinateurs dans l’armoire et la ferme à clé, j’allume la vitrine
pour que l’on puisse voir les photos de l’extérieur, je vérifie que tout est ordre
et que je peux enfin fermer la porte en prenant bien soin de mettre l’alarme.
J’ai la tête qui me chatouille. Ce coup de fil m’a, déstabilisée car je l’ai sentie à
bout, à bout de tout. Les histoires d’amour qui se terminent mal, surtout celles
de mes très proches, me percutent et me font douter du sens de la vie que je
juge souvent aride. Pourquoi aimer s’il faut souffrir le martyre quand tout se
termine ? J’ai connu cette épouvantable douleur et je ne supporte plus les
moments où elle se réveille malgré moi. Ma compassion n’est pas extensible,
aussi j’ai vite expédié la conversation.
Je souffle un grand coup pour évacuer mes propres souvenirs et les crises
auxquelles j’ai assisté entre Tantélé et Robert. Ce n’est pas lui que je plains à
ce moment-là, mais ma tante Hélène chérie qui l’a vu sombrer dans
l’alcoolisme au fil de leur relation pour devenir un semi- clochard. Tant qu’il
n’aura pas réglé son problème d’addiction, Tantélé ne veut plus entendre
parler de lui. Pour le moment, la seule chose qui lui importe c’est de vivre seule
et de pouvoir se concentrer sur son travail. Sa vraie passion en vérité. Elle
respire la vie à travers la fiction. Elle produit des dramatiques pour la Radio.

3
Je n’ai pas osé lui dire que j’étais très pressée pour être à l‘heure à ce
rendez-vous qu’elle n’aurait pas compris, compte-tenu de ce qu’elle avait pensé
de lui à l’époque. Elle ne m’avait pas d’ailleurs appelée pour avoir de mes
nouvelles mais pour parler de ce Robert qui avait été une joie et une calamité
dans sa vie. Robert a réussi à perdre tous ses atouts et Dieu sait qu’il en avait !
Mon scooter m’attend. Je roule vite avec lui. Il connait par cœur le
parcours de l’agence à chez moi. Je lui fais confiance, il a tout pouvoir sur moi,
c’est lui qui me conduit. Il me transporte, comme je lui ai appris, et prend les
petites rues du quartier pour éviter les feux rouges, les sens interdits et les
carrefours toujours encombrés à l’heure des sorties de bureaux. Du onzième
arrondissement au seizième, il lui faut à peu près vingt minutes. J’aurai juste
le temps de me doucher, me maquiller, trouver la bonne tenue et faire un câlin
au chien. Je n’aime pas être en retard. Mais ai-je envie d’y aller ?
Arrivée chez moi, je jette mon sac par terre, caresse le toutou qui connait
le rituel, me déshabille en vitesse, me jette sous la douche, laisse couler l’eau
encore fraiche sur moi, prends une serviette et m’essuie à la va-vite… J’ouvre
mon placard et là, j’ai comme un trouble : Quoi mettre ? Robe ? Pantalon ?
Chic Casual ? Au secours ! Je n’ai rien à me mettre !
J’essaie toutes les robes de saison, mais, soit elles sont défraichies, soit
elles ne sont pas en accord avec la météo. Il fait chaud dehors. C’est le
printemps. Mais un printemps très très chaud, quasi caniculaire. J’opte pour
une robe achetée pour trois fois rien dans le quartier chinois où je vais souvent
danser, et qui me fait une silhouette de jeune fille, enfin presque… Je vérifie
devant la glace. J’ai belle allure. Le rendez-vous n’est pas loin. Encore quelques
minutes pour vérifier le make-up et la coiffure avant d’y aller. C’est décidé : j’y
vais.
Je n’arrive pas à savoir dans quel état je suis. Je crois que je suis calme…
C’est bon. Je pars à pied. Je redoute d’y être trop tôt et de devoir l’attendre,
donc je ne presse pas le pas...Je marche tranquillement avec des jambes
légèrement mollassonnes. Et zut ! Mon voisin du troisième étage, Monsieur
Durand, me bloque sur le trottoir et me demande si j’ai une fuite chez moi. Il
est excédé comme d’habitude. C’est la troisième fois en deux mois. La proprio
du quatrième ne lui répond jamais, une façon de ne pas faire de constat et donc
de ne pas faire les travaux sans doute. :

4
- Vous êtes dans l’immobilier, vous devriez savoir comment on fait ? «
- Non, je n’ai rien, aucune fuite. Elle habite en dessous de chez moi. L’eau
monte rarement, elle coule vers le bas. C’est son principe. Téléphonez au
syndic, il pourra sans doute vous aidez. Excusez-moi, je suis pressée…

Et je lui tourne le dos. Mais je le sens me rattraper.


- Désolé de vous importuner encore une fois, mais je voulais aussi vous
dire que le gardien fait trop de bruit quand il sort les poubelles, Je n’arrête pas
de lui dire, mais apparemment il s’en fout. Vous êtes d’accord ?
- Moi je n’entends rien, je suis au dernier étage. Bonne soirée Monsieur
Durand !
Il y a toujours un râleur professionnel dans chaque copropriété. Et celui-
là est en tête de gondole. Ça y est, je vais finir par être en retard ! Tout est fait
pour le contrarier. Je devrais lui conseiller de prendre un raton laveur ou une
perruche, ça lui ferait du bien de s’occuper de quelqu’un d’autre que lui.

Je presse le pas cette fois-ci, mais pas trop pour ne pas être essoufflée. Je
suis à quelques enjambées du restaurant où j’ai rendez-vous. Avenue Mozart.
Je lève le nez pour regarder les numéros. Tiens ! La Partition. C’est déjà là ?
Je suis arrivée. Il est vingt heures pile. C’est juste une brasserie, je suis déçue.
J’hésite à rentrer. Pour des retrouvailles, il aurait pu trouver mieux. Je fais le
tour de la grande salle. Il n’est pas encore arrivé. Je m’assoie sur une banquette
face à l’entrée. C’est la seule table de libre de toutes les façons. Il y a beaucoup
de monde. C’est encore le temps des « happy hours » avant le service du soir.
Le bruit m’assomme déjà. Je crois que je suis calme, mais mes mains sont
moites. J’essaie d’imaginer l’accueil que je vais réserver à celui qui avait
disparu de ma vie. Huit ans. J’ai compté. Il a suffi d’un petit message sur FB
pour que je découvre ce qu’est la sidération. Adolphe Alberti !!!
- J’ai perdu votre téléphone, c’était la seule façon de vous
contacter. -Pourrions-nous dîner ensemble un soir ?

Je n’en suis pas revenue. Adolphe ?! Je n’arrive pas à comprendre


pourquoi j’ai dit oui. Pourquoi ai-je accepté de le revoir ? Je l’avais pourtant
dégagé de ma vie aussi vite qu’un râteau de croupier qui nettoie la table à jeu.

5
Même mes amis avaient trouvé que ma rupture avait été très violente. Mais
comme je suis d’un naturel curieux, j’ai accepté ce dîner, un peu aussi par
coquetterie. Il ne m’avait donc pas oubliée. J’ai retrouvé comme par
enchantement le sentiment du pouvoir que j’avais eu sur les hommes au temps
de ma première jeunesse. Tout cela était pourtant bien terminé… Pendant tout
le trajet, je n’ai pas cessé de me figurer que j’étais finalement quasi inoubliable.
Ça m’a donné le sourire. J’hésite, néanmoins, entre deux appréhensions : soit
il va m’ennuyer, soit il va me crisper. Et dans quel état je vais le retrouver ?
Vieilli, Malade ? Fauché ? Pourquoi ce retour vers moi ? Il verra que j’ai vieilli
aussi…
Soudain j’entends la sonnerie de mon portable. Je regarde, ce n’est pas
lui, c’est Robert. Je coupe la sonnerie. Que pourrais-je lui dire ? Et puis j’ai
promis. Je ne comprends pas comment il peut encore s’accrocher à Tanlété.
Cette dépendance me glace, me répugne aussi. J’écouterai son message plus
tard.
J’attends. Le temps passe. J’attends encore un peu et puis je vais partir.
Vingt minutes de retard… Il est gonflé ! Je me sens idiote d’attendre un homme
que j’avais quitté et dont je n’avais plus aucune nouvelle. Aurait-il des choses
importantes à me dire ? Des choses à me demander ? Des choses à
m’annoncer ? Adolphe est fâché avec les horaires, et ça me met hors de moi. Il
devrait s’en souvenir. Nous avons eu des grosses disputes pour cette raison
quand nous étions ensemble, il y a huit ans. Le portable clignote de nouveau.
Je décroche : c’est lui. Il est désolé, il cherche à se garer et sera là dans quelques
minutes. Il me dit de m’installer en attendant. Comme si j’allais l’attendre
debout dehors devant l’entrée ! Ma tête se dévisse. Mon corps ne bouge pas,
mais mon esprit me dit de partir. Ce rendez-vous n’a pas de sens. Après la
rupture, j’avais retrouvé une vie calme, sans vague, apaisée mais monotone.
Allait-il la bousculer de nouveau ? Je raccroche énervée. Pourquoi me suis-je
imposé des retrouvailles qui forcément me rappellent des souvenirs mitigés,
voire pénibles ?
Le garçon me demande ce que je veux boire.
– Rien, pas pour le moment, j’attends quelqu’un…
En fait, je ne veux rien boire. Je me lève pour m’enfuir… mais je me
rassois. Je n’ai pas le courage d’être lâche. J’ai accepté, il faut assumer. Et puis

6
non, c’est décidé, il faut que je parte. Tant pis pour lui. Nous n’avons rien à
nous dire ou plutôt, moi je n’ai rien à lui dire. Je me lève à nouveau et puis…
Crotte le voilà !
Il entre, ne cherche même pas où je suis et fonce directement à ma place
comme aimanté. Je lève les yeux sur lui. Qu’il est beau, encore plus beau…
Visiblement, il a soigné sa tenue. Il porte un joli costume et une chemise d’été
à col ouvert. Je reconnais son parfum. Il me sourit et je me liquéfie d’un coup
comme une neige éphémère. Exactement de la même façon lors de notre
première rencontre dans une milonga dans le douzième arrondissement.
J’avais oublié qu’il m’avait autant plu. Je revois la scène en accéléré.
- Vous dansez ?
- Je suis débutante…
Et il m’avait entraînée sur la piste. Avec tact il ne m’avait fait aucune
remarque. J’avais même eu droit à des compliments. C’était un très bon
tanguero et danser avec lui était devenu facile pour moi. Il me guidait comme
un vrai gentleman avec douceur et précision. Nous avons enchainé plusieurs
séries à la suite, autant dire toute la soirée. Tango/ Tango, tango/ Valse et
milonga. Trois rythmes différents que je ne maîtrisais pas encore parfaitement.
J’avais dansé avec enchantement sans faire attention ni à mes pieds ni à ma
technique fraîchement apprise. Il m’avait suffi de le suivre. Avoir un bon
cavalier est le graal pour toute apprentie danseuse de tango. Je n’avais eu que
du plaisir.

- Adolphe
- Barberine.
- C’est joli comme prénom, ce n’est pas courant.
- C’est le choix de ma mère… Elle avait assisté dans sa jeunesse à la pièce
de Musset et le prénom lui tellement plu qu’elle me l’a donné. Adolphe aussi…
je veux dire, ce n’est pas courant… C’est audacieux, enfin c’est culotté…
- C’est le choix de mon père. Une tradition familiale. En fait, c’est Adolfo.
Mon père était italien.
- Je crois que je ne pourrai jamais vous appeler comme ça !
- Personne ne le fait. Vous choisirez celui qui vous plaira…

7
Les présentations nous avaient faire rire comme des gamins et puis il
m’avait proposé de prendre un verre après le bal au bistrot du coin.
- Vous êtes douée pour le tango. Je n’ai invité personne d’autre que vous.
C’était un vrai plaisir, je n’ai pas regardé l’heure… C’est un signe.

Nous nous étions regardés longtemps dans les yeux. L’incendie avait
commencé ce soir-là, ce premier soir. Une année de joies intenses, de crises
de jalousie, de danses endiablées, des absences inexpliquées et aussi de
persiflages réguliers qui avaient fini par m’épuiser. J’avais stoppé violemment
la relation un soir par téléphone. La passion avait vécu sa vie. Je m’étais sentie
libre sans lui à partir de cette rupture, mais vide. Il avait pris une place énorme
dans mon quotidien. Par la suite, Il nous était arrivé de nous croiser dans
d’autres milongas. Bien sûr, il dansait avec d’autres femmes et j’éprouvais
malgré moi à chaque fois un pincement au coeur. Quand il me voyait, il me
souriait et je me disais que l’histoire pouvait reprendre, mais non, le feu était
éteint. J’ai regretté longtemps notre abrazzo, notre façon si fusionnelle de
danser ensemble ; On sentait le tango de la même façon. Je n’ai jamais pu
retrouver un guideur comme lui. Il avait le sens de la danse et de la musique.
Du tango bien sûr, mais aussi de toutes les autres danses. Puis il avait disparu.
Personne ne le voyait plus nulle part. J’avais appris qu’il avait déménagé sa
forge ailleurs, loin de Paris. Son métier c’est ferronnier d’art. Je me souviens
de ce jour si particulier où il m’avait invitée à visiter son atelier. On était
amants depuis très peu de temps et découvrir son métier m’avait très
impressionnée. C’est la première fois que je voyais une ferronnerie : L’enclume,
le feu, la forge, les outils, les barres de métal qu’il coupait, chauffait et tordait
pour faire des portes cochères, des vérandas, des marquises, des garde-corps,
des rampes d’escaliers, des luminaires etc. Pendant toute notre relation, je
m’étais amusée à regarder toutes les façades des immeubles en me disant que
ce joli balcon ou cette belle grille pourrait avoir été façonné par lui. C’est le jour
de cette visite, qu’il m’avait fait une demande, une demande qui m’avait laissée
sans voix. J’étais en train de regarder un de ses tableaux, car il peint aussi,
lorsqu’il m’avait prise par les épaules, m’avait retournée et d’une voix profonde
m’avait dit en me regardant fixement, les yeux brillants :

8
« Vous l’aimez, tenez, il est à vous, je vous l’offre, c’est mon cadeau de
mariage. Barberine, je vous aime, je veux vous épouser. Je ne comprends
l’amour qu’avec le mariage.
- Vous oubliez que je suis encore mariée…
- Mais de nos jours, on divorce facilement.
- Oui, je sais ; mais le problème c’est que je ne sais pas où se trouve mon
mari. Il a disparu. Il est introuvable. Le divorce est compliqué dans ces
conditions.
- Je comprends. »
Il n’avait pas insisté, le mariage n’a pas eu lieu, mais j’ai reçu le tableau
que j’ai gardé et nous avons fini par nous séparer. La vie quoi !

***

Le serveur revient nous voir et dérange le sentiment étrange dans lequel


je plonge petit à petit. Je me demande pourquoi je suis là, dans cette brasserie,
assise sur cette banquette inconfortable en moleskine à le regarder me sourire
comme un fiancé.
- Vous avez choisi ?
- Je n’ai pas très faim... Une salade et un verre de Chardonnay pour moi.
- Je prendrai pareil.
Je n’ai pas envie de parler. J’attends qu’il s’explique, pour que je
comprenne ce retour vers moi. Il commence doucement :
- Vous avez embelli vous savez... Vous paraissez encore plus jeune… Quel
plaisir de se revoir ! Merci d’avoir accepté ce dîner. Je n’étais pas très sûr… Je
peux vous le dire, je n’ai pas cessé de penser à vous… bien que vous m’ayez très
durement répudié à l’époque. Vous avez été très dure. J’ai beaucoup souffert.
- Désolée. J’ai sûrement été injuste.
- Vous le reconnaissez ?
- Je n’étais pas prête sans doute…
- J’étais si jaloux… Jaloux de tout. Je voulais vous épouser.
- Je sais, mais j’étais encore mariée…

9
- Vous ne l’êtes plus ?
- Si…Enfin… Rien n’a changé.
- Vous dansez toujours le tango ?
- Oui, et vous ?
- Toujours, mais je préfère les danses latines… je participe à des
compétitions… Vous êtes toujours dans l’immobilier ?
- Oui, mais ma passion, vous le savez, c’est d’écrire des petites
dramatiques pour la radio. Elles sont diffusées le soir tard sur France Inter.
- Moi aussi j’écris. Mon roman va être édité… J’aimerais bien que vous le
lisiez. Barberine, j’étais si heureux de vous aimer…Je n’ai rien oublié…

Ma respiration s’arrête net. Il me drague, je ne rêve pas. Comme aucune


parole n’est capable de sortir de ma bouche, je l’écoute tout étourdie comme
on écoute une musique que l’on a oubliée et qui rappelle de bons souvenirs.
Il m’apprend qu’il vit loin de Paris dans le sud où il s’est installé depuis
quatre ans. Son métier marche bien. Il a plein de commandes de partout et
même de l’étranger. Il ouvre son portable et me montre fièrement toutes les
photos de sa nouvelle demeure. Il y a plusieurs bâtiments. Sa forge bien sûr et
sa maison attenante entourée d’arbres séculaires, de plantes médicinales et de
fleurs des champs. Il a même des vignes, il fait les vendanges, boit son propre
vin, joue du saxo, écrit, danse, peint, expose ses toiles dans des fameuses
galeries mais il vit seul… trop seul… J’ai l’impression de vivre un chapitre sorti
tout droit d’un conte de fée. Un prince venu exprès chercher sa princesse.
Là, je ne suis plus calme du tout. Un flot de sang soudain monte
directement à mes joues et je le sens me piquer la peau. Ne serais-je pas en
train de craquer à nouveau ? Ces huit ans de silence total se compressent à une
vitesse folle. Je le retrouve tel qu’il m’avait plu. Le même regard noir perçant,
le même sourire ravageur, ses narines larges et frémissantes, ses dents du
bonheur, ses lèvres ourlées et carminées ; ses ongles noirs de travailleur, son
corps robuste d’ancien lutteur et il n’a même pas pris de rides ni de cheveux
gris !
Nous sommes donc seuls de nouveau tous les deux dans la vie. Un point
commun de taille. C’est donc la soirée de tous les possibles. Mais face à tous
ses talents, je me sens écrasée par ma médiocrité. Je ne joue d’aucun

10
instrument, je ne bois que les vins des bars, je ne sais rien faire de mes dix
doigts, mes dernières conquêtes désastreuses de Tinder remontent à plusieurs
mois, j’ai un métier ordinaire, je n’ai rien à dire d’extravagant, je ne suis pas
d’une beauté fracassante et mes gâteaux d’anniversaire ont la décence de ne
mettre que les dizaines, pas les centimes. La cinquantaine avancée.
Qu’importe, je me laisse happer comme un poisson dans son filet et
curieusement, ça me plait. Je le laisse libre de m’éblouir. Moi, j’ai trop peur de
dire des bêtises en bafouillant alors je l’écoute.
Je n’arrive pas à prendre une bouchée et la mettre dans ma bouche. Je
suis comme hypnotisée et toute mastication aurait coupé le courant dix mille
volts qui passe entre nous. Le bruit de la brasserie nous enveloppe comme pour
nous aider à nous concentrer sur nous deux. On n’entend rien. On est seuls et
on ne regarde rien d’autre que l’autre. Mon assiette est intacte.
- Ce n’est pas bon ?
- Si, mais je n’ai pas très faim…
Sa voix douce, ses paroles charmantes, même ordinaires, prennent avec
lui comme une dimension métaphysique. Je me rends compte que j’ai déjà
basculé dans une sorte d’au-delà, celui de l’état amoureux idiot que je n’avais
plus éprouvé depuis notre séparation.
Mon portable clignote, c’est Robert. Je regarde et laisse clignoter.
- Vous ne répondez pas ?
- Non, non.
- Un amoureux ?
- Si c’était ça, je répondrais.
Adolphe semble rassuré sur mon éventuelle disponibilité à reprendre
l’histoire qui semble, à ce moment-là, comme juste interrompue… Mon esprit
s’agite néanmoins. Je sais que Robert souffre et qu’il a besoin de me parler.
Mais voilà, j’ai promis à Tantélé de ne pas répondre à ses appels. Je ne pourrai
donc pas lui raconter ces invraisemblables retrouvailles. Et il n'est d’ailleurs
pas en état de les écouter. Ses seules facultés restantes sont de vouloir
s’épancher sur son malheur. Il a perdu son restaurant et la femme qu’il aime.
Cette nouvelle rechute ne donne plus beaucoup d’espoir. Depuis trois ans, sans
lui, Tantélé revit et redouble ses activités. Elle a d’ailleurs retrouvé son
caractère fort et tranchant. C’est à la fois, ma tante, ma productrice et ma mère

11
de substitution, il n’est donc pas question de me brouiller avec elle. Et puis
malheureusement, on ne peut rien faire pour sauver un alcoolique.
Je ferme définitivement mon portable. Adolphe est libre de continuer de
me séduire.
Ni lui, ni moi ne prenons de dessert. Le temps s’allonge. Le repas est
terminé mais il s’éternise. Le serveur nous fait comprendre que c’est bientôt la
fermeture. La salle s’est vidée sans que l’on s’en aperçoive. Il est tard. Adolphe
demande et règle la facture. Puis nous sortons. La soirée a été trop courte. Huit
ans à se raconter. Sa vie, la mienne, mais surtout la sienne… On n’a pas eu assez
de temps. La gêne, soudain nous gagne. Que va-t-il se passer ? Au revoir et
merci ? À bientôt ? On se rappelle ? Je pense alors que ni lui ni moi, n’avons
envie que cela s’arrête sur le trottoir.

***

On m’avait dit : « Fais du droit, ça mène à tout ». Alors je m’étais


inscrite à la fac d’Assas. Et j’y ai passé trois années à crever d’ennui. Je n’arrive
même pas à savoir comment j’ai pu passer mes unités, je n’étudiais rien
sérieusement, je préférais aller au cinéma. J’y passais mes après-midis et mes
soirées. Une lecture concentrée avant les examens me suffisait pour passer
miraculeusement. Dans le fatras de matières, je n’aimais que l’histoire du droit
et le droit civil. Ce que je voulais, c’était gagner ma vie au plus vite. Francine,
mon amie, m’avait suggéré de tester le métier d’Huissier. Pourquoi pas ?
J’avais lu qu’il fallait avoir un bon contact avec les gens, être capable de
diplomatie, savoir dialoguer et être fin psychologue. Je me reconnaissais à
priori dans les qualités demandées. Mais avant d’entamer la formation pour
être clerc, je voulais faire un stage pour me rendre compte du métier. Après
plusieurs refus ou de non -réponses, je fus acceptée à l’étude CREVIN dans le
quatorzième. Ce fut une journée de joie. C’est Maitre Crevin, lui-même, qui
m’avait reçue et m’avait fait signer ma convention de stage. Il avait été sensible
à ma lettre de motivation. Trois mois avec probabilité de continuer si je
donnais satisfaction ou si je voulais continuer et j’étais payée au smic. C’était

12
un 10 novembre, je m’en souviens car l’Étude était fermée le lendemain. 11
novembre, le jour de mon anniversaire. J’ai pensé que c’était un beau
cadeau…Mon travail consistait à aider le clerc significateur, c’est-à-dire, lui
préparer tous les courriers à remettre aux justiciables, acheter les billets de
train, lui réserver les hôtels car tout ne se passe pas à Paris … et ne rien dire.
Tout faire dans le silence.
C’est en sortant d’une mission éprouvante où j’avais accompagné le clerc
expert que j’étais rentrée avec fracas dans le premier petit bistrot venu, prête à
me trouver mal. La procédure d’expulsion à laquelle je venais d’assister m’avait
totalement broyé le cœur ou le foie et j’avais eu besoin d’un gros remontant.
Avachie contre le comptoir, au bord des larmes, j’avais commandé un cognac.
Je crois que je l’avais avalé d’un trait. Et j’en avais recommandé un autre en
pleurant cette fois-ci sans me retenir. Ce pauvre couple de près de quatre-
vingt-dix ans ne pouvait plus payer ses loyers depuis des mois et les factures
s’amoncelaient sur la table de la petite cuisine où une odeur pestilentielle
m’avait obligée à rester en apnée pendant tout l’inventaire. Mon chef était venu
faire la liste de leurs biens valables à la vente. C’était ma première mission à
ses côtés. Le regard hagard de ces deux vieux m’avait dégoûtée à jamais de faire
ce métier. En avalant mon deuxième cognac, je prenais en même temps la
décision de ne pas revenir à l’étude. Si le clerc le supportait comme une
habitude acquise au fil du temps, moi pas. J’avais aussitôt appelé Tantélé pour
lui raconter.
- Je te l’avais dit que tu ne supporterais pas !
- Mais je vais faire quoi maintenant ? »
Je hoquetais dans le téléphone. C’est alors que le patron, Robert, derrière le
bar, me surprend en me disant :
- Un autre ?
- Merci non, je n’ai pas l’habitude…
- Ça ne va pas on dirait ?
- J’vais être au chômage…Je quitte mon job…
- Quoi comme job ?
- Huissière…
- Oh là là ! Je comprends. Les deux Cognac, c’est pour moi et vous
offre le repas. J’ai un bon civet de lapin. Ça vous dit ?

13
C’était un grand type assez costaud, les cheveux noirs longs attachés en
queue de cheval, un visage carré, des gros traits, une mâchoire de cheval avec
une voix rocailleuse teintée d’un léger accent du sud-ouest qui m’avait calmée
et rassurée tout de suite. Comme il portait un Marcel, on pouvait voir tous ses
tatouages sur ses bras et sur son cou. C’était un phénomène. Nous sommes
devenus amis très vite à partir de ce jour. Et je l’avais suivi partout où il s’était
installé ; je l’avais présenté à Tantélé et à tous mes copains. Tous le trouvaient
drôle et très généreux. D’un simple petit bistrot de quartier, il avait réussi assez
vite à ouvrir un petit restaurant populaire près de la Bastille. Sa carte était
appétissante ; On y mangeait souvent des plats mijotés, assez rares à Paris, ce
qui attirait les habitants du quartier et même au-delà. Il avait beaucoup
d’habitués pour le service de midi, qu’il traitait comme des amis. Il connaissait
les prénoms de chacun. Les gens l’adoraient. Et si je suis en face d’Adolphe
aujourd’hui, c’est à cause de lui…
- Quoi tu as rompu avec lui ? Mais tu ne trouveras jamais une perle
pareille ! Tu vas moisir dans les catacombes du célibat ma pauvre si tu
continues à jeter les bons partis !

C’est comme ça qu’il m’avait remonté le moral huit ans avant, quand je
lui avais annoncé avoir rompu…
Seule Tantélé, en revanche, me soutenait. Il ne lui avait jamais plu. Elle
avait des arguments que je partageais à l’époque.
- Je ne le sentais pas ce type ! Tu as bien fait.
Un pour, un contre. Adolphe a donc été un moment, le centre des
querelles entre eux. Ma rupture avec Adolphe était devenue une affaire de
famille. Puis ils sont passés à leur propre querelle.

***

14
Nous sommes déjà sur le trottoir. La rue est déserte et il fait déjà nuit.
L’air frais et le silence nous détendent mais une gêne s’installe. Comment
allons-nous nous séparer ?
- Je vous raccompagne ?
- Ce n’est pas la peine, j’habite à côté Vous avez pu garer votre camion ?
- Je suis venu en voiture…
- Ah ? Où est-elle ?
- À côté. Je vous raccompagne.
J’ai adoré cette détermination. Les huit années de silence total se sont
miraculeusement aplaties le temps de ce dîner. Tout est mélangé : le présent
et le passé. J’ai l’impression de me trouver dans une lessiveuse à mille six cents
tours. La tête me tourne. Alors il m’entraîne sur quelques mètres vers sa
voiture. Il m’ouvre la porte, je monte dedans. Ça sent le neuf. Une location ?
Tout est propre. Je ne dis rien mais cela m’étonne qu’il conduise une si petite
voiture. Une citadine. Je l’avais toujours vu conduire son gros camion d’artisan
ferronnier. Nous arrivons devant chez moi très vite car la brasserie était à deux
rues de chez moi. C’était la seule chose qu’il avait d’ailleurs bien choisie. Quoi
faire maintenant ? Je ne veux pas qu’il entre, pas ce soir-là, pas le premier soir.
Trop facile et trop médiocre. L’histoire doit recommencer, mais avec panache.
Ni lui ni moi, ne voulons rater cette deuxième histoire. Être dignes de nos
retrouvailles et de nos attentes. Surtout à nos âges. Nous n’avons plus vingt ans
et je suis jeune depuis plus longtemps que lui …
On effleure juste nos lèvres. Je vois qu’il rougit. Ça m’émeut. Je sors de la
voiture, rentre chez moi et souris aux anges en les remerciant de m’offrir un tel
cadeau. L’amour va rentrer de nouveau dans ma vie. J’en suis sûre. Il me plaît
presque plus que lors de notre première période ! Pourquoi l’avais-je quitté ?
Je me suis fait un croche-pied toute seule, il n’aurait jamais dû sortir de ma
vie. Robert avait raison. « Ce type est pour toi, bon sang ! » J’ai ce sentiment
étrange qu’Adolphe et moi venons d’inventer le concept de « deuxième coup
de foudre ». Je m’endors tout éveillée en me répétant ses dernières paroles :
- J’étais fou de vous, je ne supportais pas de vous savoir en Russie, loin
de moi si vite après notre rencontre. Je voulais vous retrouver là-bas !
- On s’appelait tous les jours, rappelez-vous ! Notre histoire a vraiment
commencé à mon retour

15
- Vous étiez chez un ami…
- Non, un cousin et il est homo…
- Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Cela m’aurait évité les affres de la
jalousie. Vous partiez très souvent à Moscou…

***

« Maman, maman, qu’est-ce que ça veut dire « étranger » ?


Je devais avoir six ou sept ans, j’étais rentrée de l’école très en colère
parce que l’on m’avait traitée d’étrangère. Je ne comprenais pas pourquoi. Je
parlais français comme tous mes copains de classe. Ma mère m’avait aussitôt
demandé qui avait osé dire ça, mais je n’avais pas voulu le dire de peur qu’elle
aille trouver la maîtresse et faire toute une histoire. Et pas question aussi de
me fâcher avec la copine. Dès que ma mère considérait que j’étais victime d’une
injustice, elle ramassait toute son énergie pour défendre sa « petite dernière »
et régler son compte à l’agresseur... C’était arrivé plusieurs fois, même au
jardin d’enfants où le petit Basile avait refusé de me prêter son camion. J’étais
rentrée en pleurs. Elle s’était plainte à la maman et tout s’est envenimé après.
Le Basile ne voulait plus me parler et surtout il me déchirait toutes mes
poupées et me répétait que je n’étais qu’une « sale petite fille », ce qui
représentait, à ses yeux, une insulte suprême. « Fille » étant synonyme d’
« emmerdeuse ». On avait quatre ans… Mais là, maman avait insisté :
- Qui a osé te dire ça ?
- Maman, arrête… je ne sais plus…
- Tu n’es pas une étrangère, tu es française. Point.
- Oui, mais tu me parles en russe à la maison.
- Parce que ma maman me parlait russe alors je te parle russe.
- Papa, lui il me parle français…
- Parce que sa maman lui parlait en français.

16
C’est à partir de ce moment où je n’ai plus eu envie de lui répondre dans
sa langue maternelle à elle. Je lui répondais en français. Je ne voulais pas faire
de différence avec papa.
Il n’y avait que ma sœur ainée qui parlait russe avec elle. C’était sa façon
à elle de bien me faire comprendre qu’elle était ma supérieure. On avait dix ans
d’écart et elle a eu beaucoup de peine à m’accepter comme un membre de la
famille. Elle n’avait pas prévu avoir une petite sœur. Donc le russe était devenu
une barrière entre nous. Elle seule était la fille de sa mère. Les crises entre nous
ont toujours eu comme point de départ le rapport à la langue. Elle me hurlait
dessus en russe et je lui répondais en français, histoire de lui faire croire que je
ne comprenais rien de ce qu’elle me disait car c’était du mauvais russe.
C’est beaucoup plus tard que j’ai eu envie de le parler. C’est en venant
prier sur la tombe de mes parents que j’ai émis des phrases entendues à l’église
orthodoxe où j’allais avec eux le dimanche. Elles étaient sorties de ma bouche
naturellement sans que j’aie eu fait le moindre effort pour m’en souvenir,
comme une chose inscrite dans mes cellules. Cela allait de soi. J’étais donc par
ma mère vraiment russe. Cela m’avait profondément marquée. J’ai su plus tard
que ce n’était pas du russe mais du slavon, la langue des popes et des textes
religieux.
Pour rattraper le temps perdu, devenue adulte, j’avais pris la décision de
prendre contact avec le reste de la famille éparpillée en Russie, ceux qui
n’avaient pas pu s’exiler, et multiplié mes séjours soit à Moscou soit à Saint
Pétersbourg ou à Perm pour me donner l’occasion de le parler et bien. La
personne avec qui je m’entendais le mieux était le cousin par alliance de la
cousine de la tante de la grand-mère de ma mère. Enfin je ne me souviens plus
très bien du lien familial, mais il était devenu au fil du temps mon meilleur
ami. On avait presque le même âge. C’est donc chez lui que je partais au
moment où je venais de rencontrer Adolphe. Piotr a été aux premières loges
pour assister à mes transports amoureux crétins d’une semi-adolescente que
j’étais redevenue en si peu de temps. Il avait du mal à me reconnaître. Je
regardais l’heure en permanence sans pouvoir me concentrer sur ce que je
visitais. Les musées, les cimetières, les maisons de mes auteurs favoris filaient
devant les yeux comme un bouquet de nuages par grande tempête. Je voyais,
mais ne regardais rien. Tout se dédoublait avec l’image d’Adolphe en

17
surimpression. Et Piotr, inquiet de me voir transparente, me rappelait à la
réalité :
- Alors, c’est toi ou lui qui téléphone cette fois ?

C’était souvent Adolphe qui appelait, moi, je n’osais encore pas trop. Le
rythme était assez régulier. C’est-à-dire tous les jours. Il est arrivé, au milieu
du séjour, que l’appel quotidien avait manqué. J’ai cru que j’allais me foutre
sous un train comme Anna Karénine. J’étais désespérée. Il m’avait donc
oubliée ? Déjà ??? Il m’avait suffi, sur les conseils de Piotr, de prendre un bon
calmant, de dormir et d’attendre le lendemain pour que la pression baisse. Le
coup de fil avait juste changé d’horaire et de jour, c’était tout. Rien de grave.
On était amoureux tous les deux, c’était évident. Il fallait juste apprendre à
composer avec le décalage horaire et les emplois du temps. La relation s’était
évidemment développée à mon retour à Paris.

***

Le réveil est merveilleux. Je me remémore toute la soirée, les moindres


petits détails : son regard sur mon décolleté, sur mes ongles manucurés, sur
ma bouche peinte en rouge comme d’habitude. Il m’a retrouvée avec plaisir j’en
suis certaine. L’avenir est à construire à deux maintenant. Lui et moi. Moi avec
lui.
Mince ! Mes lunettes ? Où sont passées mes lunettes ? Elles ont dû
tomber dans sa voiture. Ne voyant pas très bien, j’écris un texto avec
précaution pour ne pas mettre une lettre à la place d’une autre.
- Toc Toc… Pardon de vous déranger. Je ne retrouve plus mes
lunettes… elles sont sûrement dans votre voiture. Pourriez-vous
regarder ? Merci pour cette soirée, c’était extravagant de se
retrouver…

18
- Non, désolé. Je n’ai rien trouvé. Mais cela m’aurait donné
l’occasion de vous revoir avant mon départ. Vous me manquez
déjà…
J’ai retrouvé mes lunettes le lendemain dans la pile de rouleaux papier
toilette au pied de la cuvette, signe que je n’étais pas très stable en rentrant
chez moi le soir… J’ai éclaté de rire et je lui ai écrit pour lui dire. J’avais déjà
remarqué qu’il souriait peu, sauf pour séduire, comme s’il était en tension
permanente. Alors je voulais le détendre, le rendre heureux. Heureux avec moi.
C’est fait, je suis déjà pincée.
- Sortez de ma tête ! Je ne pense qu’à vous. Je n’arrive pas à
travailler. Vous m’avez ensorcelé.
C’est le premier texto que j’ai reçu de lui le lendemain matin.
- Vous aussi.

C’est tout ce que j’ai été capable de lui répondre. J’avais perdu l’habitude
de son caractère enflammé et moi d’écrire des mots trop engageants.
Pourquoi l’avais-je rejeté si violemment à l’époque après des mois de
liaison passionnelle ? Je ne veux pas m’en souvenir. Je veux juste rêver, comme
quand on décolle en avion pour aller découvrir un monde nouveau. Je lui suis
surtout reconnaissante de m’avoir retrouvée et d’avoir fait le premier pas. Ce
simple petit mot : « Bonjour » sur mon compte FB et mon avenir s’est trouvé
ensoleillé presque aussitôt. Quel est son pouvoir sur moi ?
Ces retrouvailles si inattendues, si romanesques, si exaltantes pour moi,
pour lui elles étaient évidentes, il fallait se revoir, recommencer. Quelque chose
avait grippé la relation à l’époque. Une erreur. Il avait beaucoup souffert de la
rupture qu’il n’avait pas comprise. Il m’en a voulu longtemps. Maintenant, il
voulait être heureux. Avec moi. C’était écrit. Le destin l’avait forcément décidé.
Ce qui me trouble aussi, c’est de m’apercevoir que tout ce qui m’avait
énervée chez lui et qui m’avait forcée à rompre à l’époque, est effacé, gommé.
Le passé est une illusion. Quel temps gâché pour rien finalement. La vie est
vraiment généreuse de m’offrir un rattrapage. Il a eu le courage de revenir vers
moi et moi de l’accueillir à nouveau dans ma vie. Je suis chanceuse. L’avenir
est aujourd’hui. Le musée de ma vie va s’agrandir d’une nouvelle belle œuvre :
Lui.

19
***

- Hé- lè -ne », répète, « Hé lè ne !


- Lélé..
- Non Barberine, HÉ—LÈ—NE !
- Lélé… »
Je n’ai jamais pu dire « « Hélène » et encore moins Tante Hélène. Donc
la famille avait fini par cesser mon calvaire avec ces répétitions quasi
quotidiennes où ma tête se transformait en bassine à crapauds. Ça gargouillait.
Il m’était impossible de reproduire les sons. Même après des jours
d’apprentissage, je n’ai jamais pu y arriver. Avec désolation la famille avait
finalement acquis la certitude que j’étais une attardée mentale et qu’il ne fallait
pas trop s’acharner sur moi : « Elle peut faire de la bicyclette, donc tout n’est
pas perdu ». Mais mon « Tantélé » a été finalement adopté par l’intéressée et
par le reste de la famille. Tout le monde avait fini par l’appeler comme ça.
Tantélé est la petite sœur cadette de mon père et sa préférée. C’était le seul
garçon. Il y en avait six autres entre eux deux, mais qu’on ne voyait jamais, sauf
une, TataClaire. Elles s’étaient toutes mariées et avaient quitté la région. Ayant
appris la sténo-dactylo et la comptabilité, elles travaillaient avec leur mari.
C’était la seule façon pour elles de se sortir d’une vie sans perspective à la
campagne ne voulant pas travailler à l’usine. Tantélé, elle, passait beaucoup de
temps à la maison pour me garder quand mes parents sortaient, enfin c’était le
prétexte car ils ne sortaient pas beaucoup, pour ne pas dire jamais. Ils
rentraient du travail, mangeaient et se couchaient. Elle avait un an de plus que
ma sœur Dalia et c’était sa façon à elle de la remplacer. Il faut dire que Dalia
devenait de plus en plus teigne avec moi. TAntélé m’aidait surtout pour les
devoirs car l’école m’ennuyait ferme. Je restais bloquée sur les trains qui ne
partent pas à l’heure, leur temps de trajets et les correspondances loupées ou
pas… Elle s’acharnait sur moi :

20
« Alors ? Ils auront leur correspondance, oui ou non ? Fais les calculs,
c’est pas compliqué ! »
Ce à quoi je répondais qu’ils auraient dû prendre l’autocar et surtout faire
une réclamation auprès de la compagnie des chemins de fer. Mon
impertinence la faisait rire. Si je n’avais pas zéro à mes devoirs, j’avais le droit
de lui confier tous mes petits secrets. Le seul qu’elle m’ait confié, elle, c’était
celui de vouloir monter à Paris. Elle avait de l’ambition et ne voulait pas moisir
à Givry, trop petite pour elle. Paris est grand et on peut tout y faire. Tout faire
pour réussir. Ce qu’elle a fait. Tantélé a été mon modèle et ma bouée. Quand le
malheur est arrivé, c’est elle qui m’a prise en charge. J’avais quinze ans.

***

Enfin ! Le premier rendez-vous chez moi a été finalement fixé après


quelques dates repoussées. La préparation des chantiers, la route à faire, les
installations, il ne chôme pas. Il nous a fallu attendre. J’ai eu le temps de m’y
préparer. Chaque jour qui passait me rapprochait de la promesse de quelque
chose d’énorme. Rien d’autre n’occupait mon esprit. Quinze jours pour arrêter
de fumer, me faire couper les cheveux, m’épiler et lire ce qu’il avait écrit,
envoyé dès le premier soir. J’avais fait la même chose en retour. Mes petites
pièces radiophoniques sont mes seules créations. C’est modeste, mais elles
plaisent et sont diffusées régulièrement suite aux commandes de Tantélé. Des
drames ou des comédies, selon. J’aime écrire ça. C’est une passion que j’ai
développée avec plaisir en dehors de mon métier d’agent immobilier qui me
laisse pas mal de temps libre. Tous les sujets sont intéressants à traiter, le
cahier des charges de Radio France imposent qu’ils soient historiques. J’aime
faire des recherches et mettre les personnages dans des situations plausibles
afin de les rendre le plus vivant possible. Ma tante dit que j’écris de bons
dialogues pour les comédiens. D’ailleurs elle compte beaucoup sur moi pour
alimenter sa tranche horaire tant que la radio continue la programmation de
nuit.

21
En attendant ses commentaires sur mes petites pièces, (je ne lui en ai
envoyé que quatre qu’il pouvait, par ailleurs, écouter en podcast sur France
Inter, étant donné qu’elles avaient été enregistrées) j’avais fini la lecture du
début de son roman. J’ai eu peur, peur de trouver ça très mauvais. Il est
ferronnier, pas écrivain. Mais je suis rentrée dans l’histoire, assez troublée par
la description du personnage féminin. Serait-ce moi ? Quand l’a-t-il écrit ? Ça
ressemblait un peu à notre aventure passée… Découvrir tout un pan de ma vie
imaginée par lui à travers cette histoire, m’avait troublée. Il est question d’un
peintre, d’une auteure de théâtre, de cocktail, de galeries d’art et d’amours
difficiles… mais ça s’arrêtait à la page 15. Il ne m’avait pas envoyé la suite. Je
me demande pourquoi puisqu’il est sur le point d’être édité… Il ne m’avait pas
dit aussi qui était son éditeur. Pourquoi donc ne m’avait-t-il pas envoyé le
roman en entier ? Je lui demanderai quand je le verrai car lire ma présence
fantasmée est un régal que je ne connaissais pas. Je me sens stupide de n’avoir
pas compris l’importance que j’avais prise dans sa vie. J’ai été sa muse et je
veux continuer à le rester.

- Votre code ? J’arrive.


Je le lui donne. C’est l’heure de dîner. Je me suis retenue de manger pour
partager avec lui le repas que j’avais préparé avec soin et fébrilité. Il sonne, le
chien aboie, je lui ouvre la porte avec anxiété, et je sens que mes oreilles me
brûlent. Il me sourit en entrant, ça me soulage. Le chien le renifle pour faire
connaissance. Adolphe n’avait pas prévu cette présence, mais il aime les
animaux, ça tombe bien. Sans un mot, on s’enlace. Longtemps.
Il se souvient parfaitement de l’agencement de l’appartement, alors il
m’entraîne vers le bar de la cuisine où se trouvent deux tabourets qu’il avait
autrefois réparés. On se sourit comme deux adolescents intimidés, troublés de
se retrouver dans la même situation tant d’années après. Je lui propose un
verre pour couper ma gêne, mais il décline. Il ne boit rien, ni alcool ni même
un verre d’eau, comme un musulman qui appliquerait à la lettre le Coran
pendant le ramadan. Non, il jeûne. Assez rapidement il se dirige vers la
chambre. Déjà ? C’est un peu rapide pour moi, mais le désir d’être dans ses
bras est plus fort que mes appréhensions.

22
Et puis des souvenirs reviennent en rafale. La violence avec laquelle il
m’avait fait l’amour la toute dernière fois. C’est d’ailleurs le pénible souvenir
qu’il m’avait laissé à l’époque. En me reconduisant chez moi le soir de ces
retrouvailles, dans la voiture, il avait évoqué cette « dernière fois », et son désir
fou de me posséder, cette extase qu’il n’avait jamais pu oublier. Je n’ai rien dit
évidemment. Je me suis interrogée alors, sur l’échelle des plaisirs chez
l’homme ou chez la femme. Les barreaux ne sont pas placés au même endroit.
Je le savais mais là, j’en ai eu la certitude. Une femme peut souffrir atrocement
et se voir presque déchirée alors qu’un homme peut suffoquer d’une jouissance
pleine et profonde… Par bonheur, je n’ai jamais subi le viol, celui qui
traumatise à jamais et qui laisse des traces indélébiles dans la vie et le corps
des femmes, mais la façon qu’il avait eu d’exprimer sa fougue ce soir-là, ce
dernier soir, avait ressemblé un peu à ça. Au premier accroc entre nous qui
avait suivi, j’avais rompu. La rupture avait été sèche. Huit ans de silence.
Je ferme les yeux, je ne pense à rien et je me laisse aller à sa douce étreinte
et à ses baisers. Mon corps se détend pour devenir presque mousseux, je ne le
sens plus. Il flotte. Adolphe se délecte à se baigner dans mes bulles. Nos corps
s’unissent dans le monde que nous sommes en train de créer au-dessus de la
vie. On s’aime longtemps.
- Tu as bien joui ?
- Oui.
- Tu as joui ou tu as eu un orgasme ?
- Heu… Ce n’est pas pareil ?
- Je voudrais que tu jouisses encore plus fort… »

À ma grande surprise, il m’a enfin tutoyée. Ça m’a plu. On se connaissait,


ou plutôt on se reconnaissait. Et j’ai compris qu’avec ce tutoiement, rien ne
ressemblerait à la première période. Il fallait marquer la différence.

- Je suis heureux. Heureux de te retrouver. Tu es encore plus belle


qu’avant. Tes grands yeux couleur bleuet m’ont manqué. J’aime te regarder. Je
vais t’aimer longtemps.
Un rouge incarnat s’étale de mes joues jusqu’aux oreilles, tout me brûle et
me démange… Non, je crois que je préfère ne rien dire du tout. Tout serait

23
sorti en désordre. Je colle mes lèvres brûlantes sur les siennes et serre très fort
ses mains. Je suis bien dans ses bras puissants. Je m’y glisse comme un serpent
change de peau. Depuis ma vie avec Étienne et même avec lui, huit ans avant,
je n’avais pas ressenti cette douceur, cette confiance, cette sensation de paix
intérieure comme si aucune angoisse ne pouvait plus me perturber. Adolphe
me rassure, m’apaise, me remplit. Mais aucun mot d’amour n’arrive encore pas
à sortir de ma bouche. Je les avais inventés, prononcés pour Étienne que j’avais
épousé et que j’avais adoré.

***

J’étais transie, c’était l‘hiver et l’église était aussi glaciale qu’un camion
réfrigéré. Je pleurais sans pouvoir m’arrêter. Francine, mon amie, était dans
son cercueil. Morte à vingt-quatre ans. Une méningite aiguë. Il y avait
beaucoup de monde, sa famille, Tantélé, Robert et Anna, notre amie commune,
mais personne ne se regardait, chacun baissait la tête, reniflait et se concentrait
sur son chagrin et ses souvenirs. C’était mon deuxième deuil. Celui-là était de
trop. Francine qui m’avait aidée, soutenue pendant toutes mes révisions n’était
même plus là pour me consoler ! Je ne la verrai plus, ne l’entendrai plus. Elle
avait absolument tenu à ce que j’aie mon diplôme. Et je l’avais eu grâce à elle.
Maintenant elle était enfermée dans une grosse boite en chêne recouverte de
couronnes de fleurs et de mots à fendre l’âme. Elle n’était plus vivante. Morte.
La maladie l’avait emportée en une semaine…J’avais mal au ventre comme si
on me l’arrachait. Quand j’ai été reçue à mes partiels, je ne saurais pas dire
laquelle des deux était la plus heureuse. On s’était connues en pension et nous
ne nous étions jamais quittées ; on nous prenait souvent pour deux sœurs
jumelles tant notre allure était similaire. Vivre sans elle me paraissait
impossible. Le prêtre a commencé son éloge funèbre et je me suis accrochée
aux paroles apaisantes sur la mort, la foi, la résurrection : « On croit que la
mort est une absence, quand elle est une présence discrète. On croit qu’elle
crée une infinie distance, alors qu’elle supprime toute distance, en ramenant à
l’esprit ce qui se localisait dans la chair. Vivre c’est souvent se quitter. Mourir,
c’est se rejoindre. Au fond personne ne meurt, puisqu’on ne sort pas de

24
Dieu… » Je n’arrivais pas à contenir mes larmes qui redoublaient en sanglots.
Je n’avais pas de mouchoir. J’avais cherché dans mes poches, mon sac, je
n’avais même pas de kleenex. C’est alors que mon voisin, gentiment, m’en avait
donné un. Je l’avais regardé pour le remercier et soufflée, j’avais reconnu un
de mes amis d’enfance. Étienne.
On avait assisté à la mise en terre, côte à côte ; je ne savais pas qu’il la
connaissait. On s’était recueilli un long moment devant le trou immense creusé
par un personnel indifférent, habitué à voir des gens éplorés. Le froid avait
paralysé nos émotions. La mort était devant nous, elle nous avait pétrifiés. On
avait jeté chacun une rose et tout le monde s’était embrassé sans pouvoir dire
un mot. Partir si jeune est une anomalie qui ronge ceux qui restent. Dévastés,
on était sorti ensemble du cimetière. Sans qu’il m’y ait invitée formellement, je
l’avais suivi au bistrot. Comme une évidence. On était trop heureux de se
retrouver. Et on s’était raconté nos parcours de vie respectifs depuis notre
départ de notre Bourgogne natale. Nous ne nous étions pas revus depuis la
mort de mes parents. Avec délice, notre ancienne complicité d’anciens copains
d’enfance avait refait surface immédiatement. Il m’avait appris assez vite qu’il
vivait seul, fraîchement divorcé avec un jeune fils Émile à charge, qu’il avait
une situation très enviable dans un gros groupe de constructions industrielles
et qu’il habitait Paris.
Étienne est le fils ainé d’une fratrie de sept enfants. Je les connaissais
tous, mais c’est avec lui que je jouais le plus souvent. On a le même âge. Sans
m’embarrasser, je lui ai avoué qu’il a toujours été mon préféré de la bande. Peu
m’importait sa légère claudication suite à une poliomyélite contractée bébé. Il
était drôle et c’était le plus brillant de tous, le plus ambitieux aussi. Mais sa
maladie en avait fait un être original, à l’humour ravageur. C’était l’enfant chéri
de sa maman, le seul à pouvoir la faire sourire, légèrement.
Le père, décédé depuis longtemps, possédait la plus grande aciérie de la
région où mon père travaillait. Mais aucun des enfants n’avait voulu la
reprendre après sa mort. Tout avait été vendu et chacun avait reçu sa part
d’héritage, assez conséquente. À l’époque, la famille vivait dans l’opulence. Un
domaine énorme avec piscine, tennis et plein de personnels. J’étais toujours
heureuse d’être invitée chez eux, bien que la mère, austère, n’ait possédé
aucune faculté à être familière avec ses propres enfants et encore moins avec

25
ceux des autres et surtout pas avec la fille d’un employé de son mari. Tous se
vouvoyaient : les parents entre eux, les parents avec leurs enfants et les enfants
entre eux. Puis il y a eu l’éloignement naturel causé par les études, le début des
carrières et les deuils. La famille avait éclaté. Sa mère s’était suicidée peu de
temps après avoir compris que son mari était mort dans les bras de sa
maîtresse. Étienne ne voyait plus guère ses frères et sœurs depuis ce
cataclysme. Il m’avait appris tout ça devant une bière, qui avait fini par être
tiédasse. Imbuvable, on en avait recommandé une autre, puis une autre...
À force de parler, on n’avait pas vu le temps s’écouler et on n’avait même
plus parlé de notre amie qu’on venait de mettre en terre, à notre grande honte.
J’avais quand même appris, qu’il avait connu Francine à HEC et qu’il l’avait
trouvée très brillante, ce qu’elle était d’ailleurs. Voilà : Notre histoire d’amour
était née le jour des funérailles de Francine, comme si elle nous faisait ce
cadeau de départ. Elle avait dû rêver nous voir ensemble. Ce fut fait ce jour-là.
Mais de là-haut, elle avait dû changer ses plans car notre belle histoire a fini
par exploser en plein vol. Après douze ans de vie ensemble sans nuage il s’était
volatilisé, me laissant seule sans aucune nouvelle. Je devais rester mariée avec
un mari fantôme comme une jeune veuve anéantie. Je n’avais pas encore
quarante ans.

***

Avant et même après l’amour Adolphe ne mange rien. Je me demande


pourquoi faire autant de sacrifice, vu qu’il n’est pas si gros… : « C’est pour mes
compétitions de danses, je ne dois pas grossir… » Moi, je meurs de faim. Et je
trouve dommage de ne pas partager un repas. Entre amoureux, ça se fait. C’est
une façon de remettre l’autre tout entier dans la bouche et de l’avaler avec
voracité et gourmandise. Mais comme le désir ne manque de rien, je suis quand
même comblée. Je me lève pour grignoter un bout de fromage car j’avais déjà
rangé le plat que j’avais cuisiné dans le frigo, tandis qu’il se rhabille
entièrement.
- Mais, mais… tu t’en vas ?

26
- Je dois me lever à cinq heures du matin et le chantier est loin. J’ai pris
un petit hôtel juste à côté. Pardonne- moi, mais je ne peux pas rester cette nuit.
Très vite, je reviens ! Tu vas me manquer terriblement.
Je ne dis rien mais ma tête parle pour moi. Il s’en rend compte.
- La prochaine fois je resterai dormir. Promis.
Avant de partir, il prend le temps de tout regarder pour voir si j’ai fait des
changements dans l’appartement depuis notre séparation. Tout est pareil ou
presque.
- J’aime bien ton cocon. On se sent bien chez toi.
Puis il se dirige vers le bureau et s’arrête sur le tableau qu’il m’avait offert
comme cadeau de pré- mariage. Adolphe le regarde longtemps. Il esquisse un
sourire que je remarque, il semble fier de lui. Il peut. Cette peinture m’a
toujours enchantée : Un couple de tangueros dansant dans une rue de Buenos
Aires : Le mouvement des corps, les couleurs amadou, jaune, brun et rouge en
dégradé, les visages décomposés, un flou organisé, il ne lui manque que la
musique chantante et syncopée. Bien des fois, après notre rupture, j’avais
voulu le décrocher, mais je n’ai jamais pu. Ce tableau n’a donc jamais bougé de
place depuis. C’est le seul cadeau qu’il m’avait offert et que j’ai gardé.
- Il faudrait que tu me le signes…
- Oui, je sais. Mais je ne peux pas car je suis sous contrat avec une galerie
américaine et tous mes tableaux sont numérotés et envoyés à New York. Elle a
aussi une filiale à Tokyo… J’ai pris un autre nom pour signer mes œuvres. Ils
ne voulaient pas celui d’un ferronnier… Ma cote a monté et mes tableaux se
vendent cher maintenant.
- Ben, signe -le de ton nom de peintre !
- Je n’ai pas de pinceau… Plus tard, promis.
Bon, je n’aurai pas son tableau signé mais qu’importe ! Que cet homme
ait réussi à intéresser une galerie américaine ne m’étonne pas. C’est un peintre,
un bon. Tout ce qu’il touche est rare, brut et personnel. Décidément tout me
plaît chez lui. Je l’admire. J’admire surtout sa force créatrice. Alors, cimentée
à lui devant le tableau, je me mets à rêver en recevoir plein d’autres pour
recouvrir tous les murs de l’appartement. Mon quotidien, par ses œuvres,
deviendrait comme une longue prière à notre amour renouvelé. Je n’en reviens

27
pas de ce bonheur qui m’arrive comme un typhon. Mais les mots d’amour c’est
lui qui les écrit, pas moi. Pas encore.

***

C’était en septembre, Robert m’avait convoquée avec Tantélé à un


déjeuner dans son resto. Il y avait là comme un air de réunion de famille, enfin
celle qui demande de prendre des décisions. Je ne savais pas de quoi ils
voulaient me parler mais ça semblait être de la première importance. Le
déjeuner s’était passé tranquillement avec dégustation de son fameux
cassoulet, du bon vin comme d’habitude et un chapelet de blagues dont Robert
avait le secret et qui faisait la joie de ses clients. Il avait la bonne humeur
accrochée à sa voix de baryton et il la partageait avec tout le monde. Il adorait
faire rire. Sa réputation dépassait les murs du P’Tit Quinquin, c’était la star du
quartier. Le repas terminé, je n’avais rien senti d’anormal. Tout semblait
comme d’ordinaire, je m’étais donc fait un film. Non, non, je ne m’étais pas
trompée, c’était bien une convocation. C’est au dessert qu’ils ont fini par me
dire, face à moi, très sérieusement, que je restais trop longtemps dans mon
malheur, qu’il fallait que je sorte et que ça ne servait à rien de pleurer sur un
homme qui avait voulu disparaître. C’était son choix pas le mien. Il ne fallait
pas oublier de vivre pour moi, etc. Je ne savais plus où me mettre, je me
ratatinais sur ma chaise. Heureusement la plupart des clients étaient partis.
On avait beau me raisonner depuis deux ans, le coup de poignard dans le cœur
qu’Étienne m’avait donné, m’avait laissée au bord de la mort, je n’arrivais pas
à me sortir de l’abîme dans lequel il m’avait fait tomber. Douze années de
mariage pour en arriver là ! Je restais dévastée, sans pouvoir m’agripper à une
bouée qu’on essayait de me tendre. J’avais lu un jour qu’un ennemi peut vous
ruiner la vie, mais il faut un véritable ami très proche pour parfaire le travail.
Rien ne m’avait semblé plus vrai. Le déjeuner étant terminé, Robert et Tantélé
avaient débarrassé la table et face à moi, derrière le bar, comme un jeu, ils
avaient tenté de me trouver toutes sortes de dérivatifs à ma détresse, tout ça
en rangeant la forêt de verres que les clients avaient laissés sur le comptoir.

28
Moi, je n’avais pas bougé de ma chaise. Ils m’expliquaient que c’était le mois
des inscriptions pour l’année. La raison secrète de cette petite réunion était
donc de m’obliger à choisir. Je sirotais mon café avec l’air abattu d’un chien
qui n’a pas retrouvé l’os qu’on lui a lancé. Aucune proposition d’activités qu’ils
me soumettaient, ne me convenaient. J’ai eu droit à tout : le macramé, le judo,
le Taî chi, la Self Défense, le yoga, le chinois, l’arabe, la randonnée et même le
skate ! Je crois qu’ils avaient aussi parlé de bridge, d’échecs, et de chorale, que
je faisais déjà, mais ils avaient oublié. J’étais effondrée, et eux aussi, de voir
que rien ne suscitait la moindre petite parcelle d’enthousiasme, le moindre
frémissement, même pas un léger sourire face à leur entêtement. C’est
seulement après une énième proposition que le mot : « Danse » m’a fait
sursauter comme un diablotin. Je me suis levée et j’ai hurlé : « C’est ça ! Je
veux danser ! » Un vieux petit monsieur qui était caché dans le fond de la salle
et que je n’avais pas remarqué a crié : « Oui, il faut danser, Madame, c’est la
joie ! J’ai passé ma vie à danser avec ma femme, mais elle n’est plus là et ça
me manque terriblement. »
- Oui, Danse, c’est la vie, Monsieur a raison !

Robert l’aurait presque embrassé tant il était content de voir que j’avais
eu une réaction et que mon encéphalogramme n’était pas complètement plat.
Il lui avait même offert un pousse-café pour le remercier. En fait, c’est la
musique du tango qui m’avait décidée. Je pouvais l’écouter des heures entières
sans me lasser. Le son du bandonéon ou de l’accordéon m’accompagnait
souvent quand j’étais en période d’écriture, mais jamais l’idée de danser ne
m’était venue.

- Merci Monsieur !

Les petites pièces que j’écrivais pour Tantélé m’avaient certes un peu
sortie de mon trou noir, mais le tango m’avait définitivement sauvée. Je m’étais
inscrite à un cours aussitôt. Le prof nous avait conseillé d’aller dans les
milongas, même en étant débutants, pour appliquer assez vite les codes du
tango : le déhanché, le déboité, les ochos avant /arrière, les pivots, les pas de
côté et les salidas. J’apprenais vite. Ça me plaisait tant que j’y allais plusieurs

29
fois par semaine pour m’étourdir et réapprendre à sourire. J’avais lu un tas de
bouquins sur le tango. Et tous disaient la même chose : Danser c’est parler en
silence, c’est dire plein de choses sans dire un mot, c’est partager une émotion
avec un inconnu qui ne connait rien de vous, mais qui vous aime le temps d’une
tanda. Je voulais vérifier. Et j’ai vu. Beaucoup d’hommes ou de femmes
viennent pour se réparer d’un chagrin d’amour en écoutant ces mélodies
tristes. Les tragédies personnelles sont chantées et jouées sur des instruments
à sanglots à longueur de soirées. On guérit le mal par le mal. Comme un vaccin.
Alors je dansais souvent. Et c’est là qu’un jour j’avais rencontré Adolphe. Il
était seul, j’étais seule. Huit ans après, il est avec moi, je suis avec lui.

***

- Comment ai-je pu vivre sans toi toutes ces années ? Tu es


faite pour moi. Regarde comme on est assortis tous les deux. Je
t’aime. Je revis. J’allais mourir. Merci ma chérie. Je t’aime. Tu ne
peux pas savoir combien je t’aime. Surtout aime-moi, toi ! Je
ressuscite. Enfin ! Je veux que tu m’aimes. Toujours.

Sitôt entré dans son hôtel, Adolphe m’envoie ce texto.


Comment ne pas succomber ?
Alors je succombe. Entièrement.
Et je l’attends.
Quand va-t-il revenir à Paris ? Quand va-t-il me prendre dans ses bras,
me faire l’amour ? Quand va-t-on danser de nouveau le tango ensemble ?
Quand ? Quand ? Il n’a rien dit précisément. J’aurais tant aimé avoir tatoué
toutes mes sensations de la veille quelque part en moi, sur moi pour m’aider à
supporter cette attente. Moi qui ai toujours eu du mal à me lever, j’aime sortir
de ma nuit pour découvrir ses premiers messages. Ils me donnent à chaque fois
envie de rester au lit car ils sont souvent accompagnés de dessins érotiques
frais du matin. Mais je froisse mes draps toute seule… Il a déclenché un
incendie géant que je maîtrise très mal…

30
- J’aime et je rêve de tes seins, je voudrais les labourer, les
sucer, les aspirer, les manger. Ils sont parfaits pour mes mains, ils
remplissent pleinement mes paumes. Ils sont à moi, pour moi. Je
n’en peux plus : L’attente est terrible. Le manque est une torture
délicieuse.
- Tu reviens vite alors ?
- Oui, la semaine prochaine. J’ai hâte, hâte d’être au fond du
fond. Je deviens fou. Je suis fou de toi. Ne me fais pas mourir.

Avec impudeur, j’aurais pu m’allumer toute seule comme une torche pour
mieux l’incendier. J’ai une fringale de lui. Je l’attends toutes les heures, des
jours entiers. Je passe mon temps à l’attendre et à perdre mon temps. Rien
d’autre ne m’intéresse que lui. Mon corps est transpercé par le temps qui passe.
Et pour me faire souffrir encore plus, les jours, les heures, les minutes
s’égrènent à leur rythme sans trop se presser sur un tempo très lent, trop lent.
Le temps fait exprès de me narguer. Je le déteste.
Je passe à la douche, je sors le chien et je pars au boulot. Tout pourrait
sembler comme d’habitude sauf que ce n’est pas vrai. : Le monde a perdu sa
grisaille pour se teindre en technicolor. Je vois tout en couleurs vives et
éclatantes. Tout est devenu beau et lumineux. La vie est radieuse. Adolphe est
un enchanteur. Il me redonne le goût du merveilleux. Ma tête et mon corps
sont maintenant collés à lui en permanence. Mes sens laissés en jachère depuis
des mois, se sont sauvagement réveillés pour me torturer.
Il faut que je parle, que je partage ce qui m’arrive et le seul capable de
m’écouter à l’autre bout du monde, c’est Piotr :
- Devine pourquoi je t’appelle ?
- C’est difficile… Tu as le Goncourt ?
- Rigole pas, je suis retombée amoureuse d’Adolphe !!!
- Quoi ?! Mais tu l’avais viré…
- Il n’a pas réussi à m’oublier. On est de nouveau ensemble. Je vis un
rêve éveillé.
- Si je m’attendais… Il a changé ?

31
-
***

J’écoute enfin le message de Robert :


- Ma Baaaa baaa , c’esst moiiiiiii. J’ai faiiiit le cooon… Je saiiiiiiiiis, j’aiiiiiiiii
replongéééé, mais fauut que je la revoiiiiiiiiiiiiiiiiiis. Rappeeeeeeeeeeeeeele moi
s’il te plaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiit.

Vu le débit de sa voix en montagne russe et la longueur de son message,


je sais qu’il n’était pas à jeun et ça me peine, me mets en colère et je le plains.
Je reste un moment à ne pas savoir quoi faire. Le rappeler et trahir Tantélé ?
Lui laisser un message ? Un texto, car plus facile ? Et je me dis que si Adolphe
est de retour dans ma vie, c’est sa faute ou sa bénédiction ou les deux… Il
faudrait que je lui dise…
Je nous revois dans son restaurant peu de temps après ma rencontre avec
Adolphe il y a huit ans. Je faisais ma petite visite quasi quotidienne pour
papoter. Robert m’observait et d’un coup me dit :
- Dis donc, Babar c’est quoi ce sourire ? Tu n’as pas la même tête… C’est
le tango ?
- Heu…Ben…
- J’ai compris. Pas de dessin. Amène-le-nous qu’on voit à quoi il
ressemble. J’en étais sûr ! C’était ça qu’il fallait que tu fasses !

Sacré Robert ! Il voyait tout. À l’époque.

Alors, j’avais proposé à Adolphe de venir dîner dans mon quartier


général, mais sans rien lui dire.
Il était d’accord. Une date avait été prise. Il était donc passé me prendre
à la maison avec son gros camion. Et en le voyant bien propre et tout parfumé,
je m’étais dit qu’il devait sentir qu’il allait subir une sorte d’examen de passage.
C’était la première fois que je lui proposais de dîner dans un resto de ma
connaissance. J’étais certaine que Tantélé et Robert allait le scruter dans tous
les sens : son allure, sa conversation, son attitude avec moi, ses goûts

32
culinaires, bref : une analyse exhaustive. À mesure que l’on approchait, je me
sentais gênée de n’avoir rien dit. Mais, que ça soit Tantélé ou Robert, ils me
jetteraient leurs impressions sans prendre des gants et je serais fixée, même si
je n’allais pas en tenir compte. Je n’étais plus une petite fille depuis
longtemps... Arrivés dans le restaurant, Robert nous a installés à une table bien
stratégique d’où il pouvait nous voir du comptoir. Je lui avais pourtant fait
comprendre qu’il fallait être discret car on était au début de la relation. Mais
c’était mal le connaitre…
- Ah ! C’est vous Adolphe ! Quel prénom… Bon, ce n’est pas vous qui
l’avez choisi … Passons. Babar est transformée depuis qu’elle fait du tango vous
savez ! Je pense que vous y êtes pour quelque chose… Bon. Apéro pour vous
deux ? Ce soir, j’ai de la lotte. Je vous la recommande.
- Babar ? C’est Barberine ?
- C’est mon diminutif. Ici, on m’appelle comme ça. Ça te va ?
- - Oui, oui, j’adore le poisson.
- Parfait pour la lotte et pour l’apéro, merci Robert. »

Après, ce qui s’est passé ressemble à une scène d’un film de Dino Risi
dans une famille italienne où tout le monde participe à la conversation :
Tantélé s’était installée à notre table, soi-disant pour deux minutes pour y
rester finalement tout le repas. Robert avait donc rajouté un couvert tout
naturellement et le dîner d’amoureux s’était transformé au fil du dîner en une
sorte d’entretien d’embauche. Elle lui avait posé un tas de questions, sur sa vie
d’abord. Elle avait appris donc qu’il avait une fille adulte de son premier
mariage. Elle m’avait regardée pour savoir si je le savais. Après, elle était passé
à son métier :

- Pourquoi avoir choisi ferronnier ?


- Non, ferronnier d’Art.
- Ah ! C’est quoi la différence ?
– On ne fait pas les mêmes choses. -

Quels sont les matériaux utilisés, quelle est la chaleur du four, combien
pèse une enclume et si ce n’est pas trop dur physiquement, etc. Très gentiment,

33
avec une certaine auto- satisfaction, il lui avait expliqué qu’après son
agrégation de maths qu’il avait eue très tôt, ayant eu son bac à seize ans, il avait
préféré abandonner la recherche fondamentale pour taper.

- Taper sur quoi ?


- Sur de l’acier, du cuivre, du fer, de l’inox ou de l’aluminium parfois.
Taper et transformer le métal, c’est toujours un spectacle fascinant.
- Drôle de reconversion ! Quitter la fonction publique pour être artisan…
- J’aime la géométrie, le dessin. J’ai le goût pour les choses solides qui
traversent le temps.

Robert, qui entendait tout de son comptoir, a gueulé en rigolant :


- Du moment que vous ne tapez pas sur les femmes et surtout pas sur ma
petite Babar !

Adolphe avait souri. Moi pas du tout.


Robert adorait jouer au matamore pour dérider les ambiances trop
silencieuses ou tendues dans son restaurant, mais là, c’était de très mauvais
goût et Adolphe n’avait sûrement pas trouvé ça drôle. On n’en avait jamais
reparlé après et d’ailleurs, nous ne sommes plus jamais retournés ensemble au
« P’tit Quinquin »
Adolphe avait félicité Robert pour sa lotte, et nous sommes rentrés chez
lui à Saint Maur où il habitait à l’époque. Il m’avait juste parlé des tatouages de
Robert et de la lotte très bonne.
C’est après ce curieux dîner que Tantélé et Robert s’étaient exprimés en
privé. Et naturellement, ils n’étaient pas d’accord du tout. Pour Robert, c’était
un type très bien, méritant, talentueux et travailleur, pour Tantélé, un pur
vantard. Après la rupture, ils m’avaient abreuvée de : « Tu es folle de l’avoir
quitté ! » ou « Tu as bien fait, je le trouvais bizarre ». Un point partout.

Sauf que Robert, à cet instant, attend que je le rappelle pour lui parler de
son amour à lui.
Je prends le téléphone, j’éclaircie ma voix, et ne cherche même pas à
savoir ce que je vais lui dire car je n’en sais rien. Mais je tombe sur sa foutue

34
messagerie, qui date de la création du portable, et qu’il n’a jamais changée :
« Ici Roro, si vous avez une blague à me raconter je suis preneur, sinon
rappelez- moi plus tard »
Je raccroche. Il doit cuver.

***

Sans le téléphone, ni Adolphe ni moi n’aurions pu tenir. Nous nous


appelons tous les jours. Des heures. Il n’y a guère que le métal rougissant dans
le feu qui attend qu’on lui trouve une forme ou le sommeil qui nous poussent
à raccrocher. On ne cesse de se parler. De tout, du temps, d’un livre, d’un film,
des élections prochaines etc. J’attends comme un rituel le dessin, le poème ou
encore la fable du jour. Je ne savais pas qu’il avait le talent de faire des vers. Je
lis : « Le Lion et la Musaraigne », « Le Héron et l’Abeille », Le Veau et le Ver
de Terre » ; Elles sont toutes bien troussées, astucieuses et coquines dont la
morale est toujours piquante et amusante. Ses poésies sont fines et subtiles
comme si elles avaient été écrites par une femme. À mon grand étonnement, il
me répond n’avoir aucun problème à se mettre dans la peau d’une femme. Il
n’arrive pas à penser au masculin quand il les écrit ; Les femmes l’inspirent. Et
comme une muse aimée, je me glorifie de lui inspirer ce souffle créateur. Il
m’en envoie presque chaque jour.

- Quand as-tu le temps de forger, peindre, écrire ? Il me semble que ton


temps n’est pas le même que le mien…
- - Forger est mon métier donc je le fais avec application et sérieux.
Écrire, courir, danser, jouer du saxo, sont mes plaisirs. Je ne peux pas m’en
passer. C’est mon hygiène de vie. Il est très important d’avoir de la discipline,
de l’entraînement en toutes choses : La musique, la danse et l’écriture. Sinon,
les muscles se lâchent et les mots s’échappent, se perdent et tout est à refaire
ou à reconquérir. C’est ma façon à moi de les garder prêts à me servir. Tout

35
reste facile après. Je découpe mes matinées en pratique de telle ou telle activité
pendant quarante minutes, parfois plus. Il m’arrive de ne pas répondre au
téléphone à un gros client si je suis en train de jouer du saxo ou de répéter une
figure de danse.
- Moi j’écris seulement si j’ai une commande de Tantélé sur un sujet
imposé ou proposé, sinon je n’écris rien.
- Tu devrais écrire pour toi. Il faut prendre la plume, cogiter, inventer,
créer, même pour les étoiles qui n’attendent rien. Elles seront heureuses de te
savoir vivante, elles te liront plus tard, ce n’est pas si grave. Écrire, c’est vivre. »
Je raccroche avec le sentiment d’être remplie d’un vide « barométrique »
placé en dessous de zéro. Il m’a percée à jour, il me trouve paresseuse,
inintéressante, creuse et puis il n’a lu mes petites pièces qu’avec le désir de
décrypter des allusions à notre histoire passée pour se convaincre d’avoir
compté pour moi et d’être inoubliable. Il a été déçu forcément, je n’écris rien
de personnel. Je l’avais sorti de ma vie brutalement sans état d’âme et j’avais
accroché à sa suite d’autres hommes en CDD pour vite l’oublier. De ce seul
point de vue, ce fut une réussite. De l’autre ? J’ai pu constater l’amer état des
lieux où l’amour ne pointe plus du tout son nez. Trop vieille.
Devant son absence de commentaires sur le choix des sujets abordés et
des qualités pour les raconter, je me dis, pour me tranquilliser, qu’ils ont été
choisis par ma tante et diffusés à la radio. De plus, écrire n’est pas mon seul
métier, je m’occupe de vendre des appartements. Agent immobilier n’a rien de
poétique mais c’est un gagne-pain plus rassurant même si ce n’est pas régulier,
le seul métier que j’ai trouvé qui me laisse un espace de liberté pour m’évader
dans la fiction. Je roule encore mes pensées quelque temps, et réalise
qu’Adolphe fait des portails en fer forgé, travaille la fonte, soulève des poids
énormes, se tue à la tâche etc. mais prend le temps de s’exprimer, de faire une
œuvre, son œuvre et de flirter avec la musique puisqu’il joue du saxo, et des
images puisqu’il peint ou dessine. J’ai enfin compris le message. C’est comme
s’il m’avait flagellée. Je vais me mettre à inventer des histoires pour moi et peut
être pour lui aussi, dès que… enfin prochainement.
Je me couche et je lis :
- Tu me manques terriblement...
- Je vais rêver de toi…

36
- Je t’aime, tu m’entends ? JE T’AIME !
Je ferme les yeux en me disant que l’ombre de cet amour qui avance à
grands pas, ne sera rien quand il aura éclaté dans sa plénitude. Le bonheur est
de retour.

***

On était en plein mois d’août. Je passais mes vacances comme tous les
ans chez une des sœurs de mon père qui habitait à Bouzigues à l’époque. Tante
Claire était mariée à un ostréiculteur. Ils habitaient une petite maison, étroite
de base mais tout en hauteur, au bord de l’étang de Thau. Ils avaient trois
enfants dont une fille Pauline qui avait mon âge, ma cousine préférée. On s’est
toujours très bien entendues toutes les deux. Tout coulait doucement entre
nous. Ses parents étaient très gentils avec moi comme si j’étais une de leurs
filles. Je n'ai jamais senti la moindre différence de comportement. On se faisait
engueuler pareil si on faisait une connerie. J’ai toujours aimé aider le mari de
ma tante à exonder les huitres de l’eau, il faut le faire une fois par an et ça
tombait toujours pendant mon séjour chez eux. Sinon il me demandait de les
mettre dans des bourriches prêtes à l’envoi. Surtout faire attention au calibre
de chacune : du zéro au six. Des grosses et des petites. J’en avalais en même
temps. J’ai toujours adoré les huitres surtout depuis que j’avais appris qu’elles
étaient hermaphrodites. Chaque année, elles changent de sexe. Je trouvais que
l’idée était piquante finalement. Pas conflit. Pas de viol ou de féminicide et
l’idée de déguster un mâle ou une femelle me faisait rigoler. « Et celle-là ? Un
mec ou une fille ? » Ces vacances chez eux ont toujours été ma récompense
après une année fastidieuse au collège et je les attendais avec impatience dès
que juillet arrivait. C’était la seule solution pour mes parents de m’éloigner de
la maison, n’ayant pas trop d’argent pour me payer une colonie de vacances.
J’étais en train de me baigner avec Pauline dans l’étang de Thau, c’était
un dimanche quinze août, personne ne travaillait ce jour-là, il y avait beaucoup
de monde sur le sable, mais peu dans l’eau. Elle ne savait pas trop bien nager
et ne voulait pas s’aventurer là où elle n’avait pas pied, moi j’avais pris le large.
Ayant pris pas mal de distance, je m’étais retournée pour voir si elle me suivait

37
quand même, et là j’avais aperçu Tata Claire et Georges s’approcher du bord
avec un air particulier. Ils ne venaient jamais ni se tremper les pieds, ni se
baigner et encore moins ensemble. Je m’étais inquiétée aussitôt. Pourquoi, je
n’en savais rien, mais une impression terrible m’avait envahie, je n’arrivais
plus à nager correctement, je n’avançais pas. Ils nous avaient appelées. Enfin
sorties de l’eau, la première phrase que j’avais entendue :
- Ma pauvre petite…
Ils m’avaient entourée de leurs bras et s’étaient mis à pleurer tout en me
disant d’être forte.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Tes parents…
- Quoi ???
- Accident de voiture.

Après, je ne sais plus ce qui s’est passé et si j’ai pleuré quand j’ai appris
comment ils s’étaient crashés dans un platane. Morts sur le coup. Tous les
deux. À quinze ans, je suis devenue orpheline.

Après l’enterrement, il y a eu un conseil de famille pour savoir qui allait


s’occuper de moi. J’étais mineure. Tantélé a été désignée en toute logique. C’est
comme ça que je suis montée à Paris pour la retrouver. Comme elle travaillait
déjà beaucoup, elle m’avait mise en pension. Des années de bonheur. J’y ai
rencontré Francine et Anna. Toutes deux sont restées mes meilleures amies
jusqu’à la mort de Francine. On comparait nos situations de filles
abandonnées. Chacune avait sa propre histoire. Les parents de Francine
venaient de divorcer, ceux de Anna s’apprêtaient à rentrer en Espagne libérée
du franquisme et moi c’était la mort d’une partie de moi-même. Mes parents
adorés. Je sortais de la pension tous les week-ends pour retrouver Tantélé dans
son petit studio qu’elle avait à l’époque. Elle était toujours très soucieuse de
mes résultats et pas question de ne pas avoir le bac. Après un bachotage XXL,
je l’ai eu. Ouffff ! Si je n’ai pas totalement sombré c’est grâce à mes deux amies
et à Tantélé. On se tenait chaud ensemble.
Après l’épisode de mon stage raté chez les huissiers, elles m’avaient
conseillé, avec Robert, à qui je les avais présentées, de me diriger vers le métier

38
d’agent immobilier. Ensemble, ils pensaient que j’avais les qualités pour faire
ça. C’est Robert qui m’a trouvé mon premier employeur. C’était un de ses
habitués. J’en ai eu d’autres après. Paul Lemaître est le dernier avec qui je
travaille. Ça va faire six ans. Il est suffisamment cool pour me permettre de
prendre des jours de congés quand je dois rendre un texte pour Tantélé et que
je suis en retard pour la livraison. Il est fan de mes petites histoires qu’il écoute
à la radio quand elles sont diffusées. Et puis il aime bien mon chien qu’il garde
volontiers quand je pars en vacances.

***

- Es-tu chez toi ? Je suis devant ta porte.

Quand je lis ce texto, je suis à l’agence en pleine conversation avec de


futurs bailleurs. Mon cœur bondit d’un coup. Je ne sais pas si je suis heureuse
d’avoir de ses nouvelles inattendues ou contrariée de savoir qu’il est à Paris
sans m’avoir prévenue. Je réponds en vitesse :

- Non. Mais je peux être là dans vingt minutes…


- Alors, retrouve-moi plutôt devant l’Église Saint Sulpice.

J’expédie mes clients en leur bafouillant une urgence, j’enfourche mon


scooter et je mets le potar. Je n’ai jamais roulé aussi vite. Arrivée sur la place,
je le vois de dos, assis sur le rebord de la fontaine face à l’Eglise. Pendant tout
le trajet, je me suis demandé à quoi correspondait cette visite intrigante, il n’est
pourtant pas croyant… Je m’approche de lui :

- Alors tu es à Paris ? Pourquoi ce rendez-vous mystérieux ?


- Je veux te montrer quelque chose, viens !
Alors nous entrons sans un mot. L’été est déjà là et la fraicheur de l’église
nous fait du bien. Il me prend la main et m’entraîne dans la première chapelle
à droite de l’entrée où se trouve une fresque de Delacroix : Jacob luttant contre
l’Ange.
- Tu te rappelles la scène du film : La Leçon de tango ?

39
- Oui…
- Eh bien, nous allons prendre la même position comme ils ont fait dans
cette séquence. Je serai Jacob et toi l’Ange. Après nous ferons l’inverse.
Le symbole de la lutte de notre propre orgueil avec notre propre vanité
ne m’échappe pas. Nous nous appliquons à prendre les positions avec un
minimum de sérieux, mais la situation prête à rire surtout dans ce lieu de
recueillement.
- Vois-tu Barberine, je voudrais tellement être meilleur, ne plus faire de
mal, surtout aux femmes… Être digne d’elles… Tu m’es précieuse… Je ne
voudrais pas que tu ne m’aimes plus… Je ne veux pas lutter avec toi, je t’aime.
- Tu es mon chéri... mon amour…
Après un long temps dans le silence, nous sortons de l’église main dans
la main. Je marche aussi légèrement qu’un parpaing, cet acte de foi m’a coupé
les jambes. Enfin, elles ont du mal à me soutenir. Je n’étais pas préparée à une
telle mise en scène pour qu’il m’assure de son amour. Mais je n’étais pas au
bout de mes surprises… Après une longue étreinte, nous nous séparons pour
retrouver nos activités laissées en plan, lorsqu’il me court après, déjà à cheval
sur mon scooter, et me dit l’air malicieux :
- Au fait, je vais prendre deux billets pour Naples. Quand serais-tu libre ?
- Mais… mais… Naples ? Quand ?
- Dès que tu peux. Un de mes client m’a proposé son palais quand il a su
que j’étais amoureux. C’est toi qui me dis…
- Mais c’est génial !!! Le rêve… Fin de semaine prochaine ? Il faudrait
que je prévienne mon patron. Naples…
- Parfait. Je te tiens au courant. Tu es merveilleuse ! Je suis heureux.
J’ai préféré ne pas retourner au boulot. Il fallait que je m’allonge. Ma
tension était tombée au plus bas ou monté au plus haut, je n’en sais rien mais
le trop-plein d’émotions m’avait assommée.
Je préviens mon patron que j’ai eu un malaise et que je vais rentrer chez
moi.

40
***

Robert me rappelle. Je n’ai pas encore la force de répondre.


Mon Robert, si joyeux, si plein d’entrain, si amical et amoureux, que
t’est-t-il arrivé pour que tu plonges comme ça dans cette dépendance mortelle
?
J’étais revenue dans le bistrot le lendemain pour le remercier de m’avoir
si gentiment offert les Cognac et le déjeuner. Son civet de lapin était délicieux,
mais nettement moins bon que celui que me faisait ma mère, mais ça, je ne lui
avais rien dit bien sûr… Son cœur semblait aussi grand que l’Himalaya. Il était
toujours prêt à rendre service. À moi, mais à tout le monde. Il se voulait sans
doute singulier car il portait hiver comme été la même tenue : Un Marcel. Il n’y
avait que la couleur qui changeait. À force de venir le voir, nous sommes
devenus complices de bistrot, puis amis de bistrots, puis amis tout court.
J’avais vingt-deux ans et lui, une quinzaine de plus. Je lui racontais tout. La
mort de mes parents lui avait permis de développer son côté protecteur. Il
n’avait pas d’enfant, mais il s’occupait de moi comme si j’étais un peu sa fille.
Ma carrière d’Huissier s’étant terminée lamentablement, il s’était inquiété de
mon sort comme un papa. Certains jours, il me donnait des bribes de
confidences le concernant. La femme avec qui il vivait depuis six ans, s’était
barrée l’année précédente sans explication en plein service. Elle venait juste de
recevoir un coup de fil… : « Je fais une petite course et je reviens ». Elle n’était
jamais revenue. Il avait supposé qu’elle avait un amant venu la chercher selon
un planning prévu de longue date. Tous ses bagages étaient prêts visiblement
depuis longtemps et il n’avait rien vu. La seule chose qu’elle n’avait pas
embarqué, c’était un des deux chiens. Un labrador de dix ans quasi aveugle et
malade du coeur… Elle avait pris évidemment le plus jeune en bonne santé. Il
souffrait beaucoup de cette trahison mais avec pudeur. Il se rappelait qu’il
l’avait empêchée de faire carrière sur le trottoir en lui proposant de travailler

41
avec lui. À part installer les tables et faire le service à midi, c’était tout ce qu’elle
était capable de faire. Car question cuisine, autant manger des épluchures. Le
voyant abattu parfois malgré son goût pour les blagues, j’avais commencé à
faire venir tous mes amis pour le divertir. Tantélé a été une des premières à
prendre le statut de pilier de bar, bien qu’elle ne boive quasiment pas d’alcool.
Un peu de Bourgogne de temps en temps, s’il était de telle année et du Givry,
le vin préféré d’Henri IV, sinon rien. Francine, Anna, se sont agrégées. On
formait une petite famille. Et puis peu à peu je voyais que Tantélé ne laissait
pas Robert indifférent. Pourtant tout les opposait. Elle est cultivée, il n’a jamais
lu un livre, elle est embourgeoisée, il est resté un p’tit gars des faubourgs du
midi, elle est méfiante, lui, donne sa confiance, elle est un peu hautaine, lui est
populaire. Bref. L’amour les a surpris autant que moi et ils ont fini par créer, à
eux deux, une petite société secrète où ils avaient, seuls, leurs propres codes.
« Dans la plupart des amours, il y en a un qui joue et l’autre qui est joué ». C’est
Nietzsche qui l’a dit. Alors qui a joué ? Pendant près de vingt ans, Robert et
Tantélé ont -ils joué la comédie du bonheur ? Comme Étienne avec moi ?
Comme moi avec Adolphe première version ? Robert buvait déjà beaucoup et
il a bu de plus en plus… Personne n’a pu l’arrêter : « Je bois pour juguler la
crise du vignoble français et la crise économique !» disait-il en rigolant. Mais
Tantélé ne rigolait plus du tout. Ces dernières années ont été très difficiles pour
elle quand elle l’a vu avoir des tremblements, des crises de délirium, des
angoisses, des insomnies, des irritations, de l’agressivité et pour compléter le
tableau, le voir tomber dans un coma éthylique devant la petite clientèle qui
venait plus pour le soutenir que pour manger. Sa cuisine devenait infecte. La
fermeture définitive du restaurant a été la sanction. Mais qu’est-ce qui faisait
souffrir Robert à ce point-là ? Pourquoi s’est-il chopé cette
maladie repoussante ? Personne, ni lui, a pu répondre à la question.
Il faudrait que j’aie le courage de le rappeler.
Ne jamais laisser tomber un ami sinon ça veut dire que tu n’as jamais été
son ami.

***

42
Adolphe n’est pas reparti tout de suite dans le sud, il est venu dormir chez
moi le soir même. C’était la journée des surprises ! Mais là, je n’ai pas tremblé
comme devant l’Ange et Jacob, mes jambes me portaient solidement, j’avais,
sans doute, fait remonter ou descendre ma tension comme il fallait, pour me
laisser aller sans aucune inhibition à la volupté. Nous avons profité l’un de
l’autre avec la passion torride des amoureux. Après une petite dînette frugale,
car il est toujours soucieux de son poids, il a regardé attentivement la couleur
de mes murs. Ils sont gris clair, tirant sur le taupe. Ça l’étonnait.
- Mes murs à moi, sont blancs.
- Mais le blanc, ce n’est pas une couleur ! C’est curieux pour un peintre…
- Mais il y a plusieurs nuances de blanc. Comme c’est un assemblage des
couleurs de l’arc en ciel, il suffit qu’il y en ait une très légèrement dominante
pour avoir des blancs plus profonds. Certains tirent sur le bleu, d’autres sur le
rose ou le vert. Mais tu as raison, j’ai été au plus vite quand j’ai fait les travaux.
Je le regrette maintenant. Tu viendras voir ? -
- -Quelle question ! Quand tu m’inviteras…
- Bientôt. J’ai hâte que tu viennes. »
Puis je reparle de cette invitation surprise pour Naples prévue la semaine
d’après. L’idée de passer des jours complets avec lui me brûle déjà le cœur.
- Alors c’est réglé avec ton client ? il te prête bien son palais ?
- Oui… oui… On ne bougera pas du lit. Je te ferais l’amour sans arrêt. Je
resterai en toi, trois jours durant.
- On visitera quand même ?
- On ne pourra pas, on sera trop fatigué.
- Pourquoi Naples alors ? On peut rester ici, aller à Barbès ou Clichy-
sous-Bois, il y a des hôtels corrects là-bas aussi…
- Tu as raison.
- Oh !!! Tu ne veux plus partir ?
- Si si… Bien sûr… Je vais prendre les billets d’avion. Je t’enverrai les
horaires. On se retrouvera à l’aéroport.
Au petit matin, il était déjà parti sur un chantier. Je découvre un petit
mot sur le bar :
« Je n’ai jamais cessé d’habiter la lumière de ton ciel ».

43
Je souris aux anges.
Puis j’en découvre un autre dans la salle de bain :
« S’il te plait, ne remets plus jamais tes babouches… ».
Je suis mortifiée.

Il avait donc remarqué que j’avais mis des babouches, style marocain qui,
en effet, n’allaient pas du tout avec la tenue que je portais. La seule excuse à ce
mauvais goût, c’était mon retard. J’avais fait au plus vite et chaussé ce que
j’avais trouvé sous mes yeux pour aller au boulot. Et puis zut, il n’était prévu
que je le vois dans la journée !
Il n’avait donc pas changé… Persifler est son sport favori, sa façon de me
prouver son amour. Il faudra que je m’y habitue.

***

Après mon café du matin, je cherche à faire quelque chose de positif pour
ne pas m’enfermer dans le désarroi à l’idée de revivre le chaud et le froid
auxquels il m’avait habituée « première époque », alors je me prépare pour
sortir le chien. Ses sarcasmes, ses pics ironiques qu’il saupoudrait au milieu de
déclarations d’amour et qui m’avaient poussée à le quitter la première fois, me
reviennent en mémoire mais depuis nos retrouvailles, l’amour, la confiance
sont là et il n’est pas question de ne pas l’accepter tel qu’il est, avec ses travers.
Il me plait comme ça. Je l’aime. Il m’aime.
Mon chien est content, il pisse partout, il crotte le long d’un arbre, je
ramasse, il trottine devant moi et ne me demande pas comment je vais. Donc
ça va. Je le ramène à la maison et il est toujours content, donc tout va bien. Le
téléphone sonne. J’ai peur. Robert ? Lui ? Je regarde, c’est Tantélé. Je décroche
un peu surprise car ce n’est pas ses horaires.

44
- Écoute Babar, j’ai une commande pour la tranche d’une heure du
matin, il faudrait que tu me pondes un truc rapido.
- Rapido ? Ça veut dire quoi au juste ?

Je connais le caractère survolté de Tantélé et ses exigences. Tout doit être


organisé, préparé, écrit, réécrit, accepté et finalement vendu au réalisateur et
à Radio France, sinon, elle se brouille avec le tact, la délicatesse et les formules
de politesse. Surtout en ce moment. En un mot, elle est d’un commerce assez
difficile.
- Ça veut dire que Michel, tu le connais, vient d’avoir un gros malaise, il
est à l’hôpital et il n’a pas fini son sujet sur Lucrèce Borgia, je suis très
inquiète… C’est pour dans quinze jours, tu te rends compte du bordel !!! Toi,
tu devais écrire quelque chose sur Simone de Beauvoir, tu as commencé ?
- Non, pas du tout, c’était prévu pour la rentrée. Il faut que je fasse des
recherches.
- Tu n’as pas autre chose que tu puisses me livrer ? Là tout de suite ?
Trois ou quatre acteurs pas plus. C’est pour prévoir le casting…
--J’avais bien écrit sur Carlos Gardel, mais tu n’en as pas voulu à l’époque.
- C’est parfait, renvoie-le-moi. Tu me sauves la vie ! Au moins le tango
t’aura servi à quelque chose ! J’espère que les mecs que tu rencontres
maintenant ne sont pas tous comme ton tordeur de métal agrégé de maths…
C’était un cas celui-là !
- ….
Silence prolongé. Muette. Impossible de lui confier ce qui se passe dans
ma vie. Impossible de lui parler d’Adolphe. Puis je reprends, l’air dégagé, après
avoir dégluti ma salive restée coincée dans ma trachée.
- Au fait, Michel, il va s’en sortir ?
- J’espère… Je pense… Il fumait beaucoup trop. Je pars lui rendre visite,
j’en saurais plus… N’oublie pas que j’attends ton texte !
Je suis secouée par la nouvelle. Je connaissais ce Michel pour l’avoir
croisé aux fêtes qu’Hélène organisait une fois par an pour réunir tous les
auteurs et acteurs qui travaillaient pour elle. Je l’avais trouvé très amical,
surtout parce qu’il ne m’avait pas, comme certains autres auteurs, montré de
la froideur me sachant liée par des liens familiaux et donc privilégiés avec elle.

45
Certes Hélène explosait ses boutons de corsage de rage quand elle était sous la
torture de l’enregistrement, mais elle savait être une femme délicieuse et
reconnaissante quand tout était en boite. Selon elle, elle n’avait que des
pointures : « Il est génial ! », « Elle a un talent dément » ! Elle ne connaissait
pas la mesure. Je profitais, les bons jours, de ses enthousiasmes comme
auteure et de sa fierté comme nièce. Mais pour l’heure, il me fallait retrouver
ce que j’avais écrit sur Carlos Gardel si je ne voulais pas me faire ensevelir sous
les lamentations striduleuses de ma tante.
Je fonce dans mon bureau et me mets à chercher dans mon ordinateur le
fameux texte sur la vie de Carlos Gardel, lorsque je reçois le signal d’un
message sur mon téléphone :
- - Suis arrivé sur le chantier. Je vois que tu me répudies
encore ! Je ne suis pas à la retraite, je travaille. Bonne journée.
J’en reçois un deuxième à la suite.
- Je t’aime. Ne me tue pas.
Après avoir hésité à l’appeler, je finis par lui écrire un message en réponse.
- Merci pour tes petits mots, surtout le deuxième…
- OH, Mais c’est de l’humour !
- Oui… Il m’a fait beaucoup rire… Tout toi. J’avais oublié…
Mais tu es mon ferronnier préféré !

Je comprends qu’on ne change pas les taches des léopards. Il est comme
ça et j’aime le tout, sa peau et les os.
- À demain matin mon Amour.
- Envie à pleines mains de prendre tes seins. J’ai mal de ne
pas être en toi. Tu me manques. À demain dans tes draps. Et j’ai les
billets !
- J’ai soif de toi. Arrive vite !

***

46
Paul m’avait demandé de faire une contre-visite en fin de journée. Il me
trouve meilleure que lui pour convaincre les hésitants. Il est vrai que j’ai
souvent les bons arguments et je ne lâche rien tant qu’on ne me dit pas non,
comme un chien enragé accroché à son os. Là, ce sont des potentiels
acquéreurs qui veulent revoir une bâtisse assez délabrée au fin fond d’une
impasse près de la porte de Saint Mandé à la vente depuis plus d’un an. Un an
de faux espoirs. Il faut dire qu’il faut beaucoup d’imagination pour trouver un
quelconque intérêt à cette vieille maison de trois étages où tout a été laissé dans
son jus depuis le siècle dernier. Des vieux sanitaires, du papier jauni aux murs,
des lampes à gaz, des trous dans les planchers, il faut tout refaire. Il n’y a guère
que le lieu qui prête à rêver. Le jardin est devenu une bambouseraie au fil du
temps. Personne n’avait entretenu ce petit paradis caché. On y accède par une
porte du hall d’un petit immeuble où le gardien, acariâtre, se met
régulièrement en travers des visiteurs avec la question qu’il a bien rodée :
« Vous allez où ? » Il faut vraiment vouloir faire la visite. Cette fois, j’ai
compris que ces jeunes quadras avaient déjà vu le potentiel qu’ils pouvaient en
tirer. Je pars avec l’intuition qu’ils allaient se décider à l’acheter. Pendant le
trajet avec mon fidèle scooter, je garde le sourire sans comprendre ce qui me
met le plus en joie, Adolphe, Naples, Carlos Gardel ou cette affaire qui
s’annonce fructueuse. Ils sont déjà là avec leur architecte, à m’attendre devant
la porte de la maison ayant eu le sésame du gardien. On entre ensemble. Une
odeur de moisi comme une serviette mouillée laissée dans un sac de piscine,
nous monte au nez dès la porte franchie. Ils connaissent le lieu, alors je les
laisse regarder, scruter, mesurer, analyser pendant que je rougis à chaque
message d’Adolphe que je reçois :
- Je me glisse tout entier entre ton tee-shirt et tes seins… »
Je compose en cachette des réponses timides. Je me voudrais originale,
mais ce que je lui envoie, est, selon moi, un Everest de platitudes. Les
amoureux ont souvent la poésie dans l’âme. Même maladroitement, je m’y
essaye avec conviction et ardeur. Je veux l’épater et le griser. Comme je peux
et ça marche…
- Tes mots m’excitent…je baise tes lèvres… choisis lesquelles…
- Ils s’en vont. Je te laisse mon amour. Je voudrais déjà être à
demain…

47
Je n’ai rien demandé aux clients. Intéressés ? Oui ? Non ? Curieusement,
je m’en foutais à ce moment-là. Seuls les petits mots sexy d’Adolphe
m’importaient. Je les ai laissés partir en étant certaine qu’ils rappelleraient.
Adolphe me porte chance, je le sens. Et Paul sera content.

Je n’ai pas envie de rentrer chez moi tout de suite. Je circule dans ce
quartier et sans même l’avoir voulu, je me trouve à rouler dans la rue du P’tit
Quinquin. J’ai le choc. Je reconnais bien la rue, mais pas le restaurant. Tout
avait changé. Depuis la fermeture, je n’avais jamais voulu y retourner. Je
m’arrête. Je regarde les numéros et je vois qu’au même endroit, il y a bien un
restaurant mais celui-là est tout moderne, genre américain. J’hésite à entrer.
Il y a déjà du monde. J’ai les larmes aux yeux. Toute la vie de cuisinier de
Robert s’est volatilisée, elle a disparu au milieu des affaires sordides des mises
à demeure, des huissiers, des expertises et de la vente à la chandelle… Une
misère. Je regarde la carte de ce restaurant : pas de civet de lapin, de daube, de
fricassée de champignons, de côtelettes de veau, de dessert maison…mais des
spare ribs de porc, des mini burgers au coleslaw, des nuggets de poulet, des
applepies des tartes à la citrouille et du pain au maïs. Et pour moi, dont ma
mère cuisinait en bonne russe, des plats typiquement bourguignons venant de
la mère de mon père, cela n’invite pas à la folie du palais à laquelle j’ai été
habituée. Mais à force de rester immobile sur le trottoir à me remémorer toutes
les fêtes du « P’tit Quiquin », de Robert quand il tenait encore debout, de
l’ambiance qu’il avait imprimée à son lieu, de tous les copains qui se
retrouvaient avec joie et au gré de leurs appétits, de la chaleur qui se dégageait
de sa déco rococo, j’ai soudain envie de l’appeler et de désobéir à Tantélé. Je
veux comprendre ce qui s’est passé. Pourquoi après avoir été un bon buveur
sans trop de dommages, il était devenu une épave alcoolisée. Une chute sans
fond, où personne n’a pu le rattraper par son Marcel. Ni elle, ni aucun de ses
copains, et encore moins, moi. Cela faisait trois ans que tout avait été fermé.
Je veux savoir qui a racheté, alors j’entre, non pas pour dîner, mais pour
questionner le restaurateur. Il doit avoir des infos que je n’ai jamais eues. Je
ressors assez vite. Le gérant ne connait rien à l’affaire. C’est une chaîne de
restaurants américains comme il en existe partout dans Paris maintenant. Il

48
m’a seulement donné la carte du big boss manager si j’avais envie d’en savoir
plus, mais ce soir je ne saurai rien, sauf que je ne mangerai jamais dans ce grill-
room clean comme une clinique. J’ai la nostalgie des petites tables avec ses
nappes à carreaux, ses chaises souvent bancales, ses toilettes improbables, sa
cuisine d’avant- guerre et son comptoir recouvert de verres vides. C’était crado
mais chaleureux. Je vais rentrer et appeler Robert.

Bis répétita : « Allo c’est Roro… » Je raccroche.


Je rappellerai.
Robert me manque.

***

- J’ai lu. Ça tient le coup. Je ne comprends pas pourquoi je te l’avais


refusé... Mais dis-moi, ton Carlos Gardel, il ne s’est jamais marié, il était gay
ou quoi ?
- Non… Enfin personne ne l’a dit ou écrit. Il était adoré des femmes, et
des hommes aussi. C’était la voix du tango.
- Grace à toi, j’ai appris qu’il était français !
- De Toulouse, oui. Mais si peu… Il n’a jamais connu la France que sa
mère avait fuie. C’était la grande misère à cette époque. Il a poussé ses
premières notes en Uruguay. Mais c’est en Argentine qu’il a connu la célébrité.
Aucun autre chanteur n’a pu le faire oublier. C’est un dieu. Sa tombe
croule sous les fleurs à longueur d’année. Sa longue et belle statue trône sur un
socle qu’il est difficile à gravir pour tenter d’allumer sa fameuse cigarette qui
ne doit jamais s’éteindre pour respecter sa mémoire. (C’était de notoriété
publique qu’il était un gros fumeur.) L’Argentine et l’Uruguay, se disputent
encore sa paternité, mais sa véritable nationalité, c’était le tango.
- Je crois que ça va plaire. J’ai déjà contacté des acteurs. On pourrait
envisager d’enregistrer dans les dix jours.
- Tu me préviens avant, je voudrai être présente.
- Au fait, tu as eu des nouvelles de Robert ?

49
- Aucune.
- Parfait.
Sa voix était devenue métallique et autoritaire. Je devine la force qui lui
avait fallu pour supporter le spectacle pitoyable que lui offrait celui qu’elle avait
tant aimé. Elle n’avait plus aucune indulgence, ni bienveillance. Ses traits
avaient durci, comme son caractère.
Je me souviens les avoir vus si amoureux et pourtant si dissemblables.
Quand ils se sont rencontrés, elle travaillait déjà beaucoup à la radio où elle
faisait tous les métiers : « Le secret pour réussir, c’est de se rendre
indispensable » m’avait-elle dit un jour pour expliquer ses absences. Robert se
plaignait souvent de ne pas la voir assez. Mais c’était le prix à payer pour
grimper dans les étages de la hiérarchie à Radio France. Quand elle venait au
restaurant, c’était la fête pour lui. Il n’arrêtait pas de la présenter à tout le
monde : « Hélène, ma femme. C’est une tête, elle ! » IL n’en revenait pas
qu’elle ait pu jeter un œil sur lui. Pourtant dans les premiers temps j’avais eu
droit à leurs avis assez contrastés : « Il est drôle, mais vulgaire » et « Ben dis
donc, ta tante, c’est une drôle de pisse froid ».
L’amour, c’est comme le vent, on ne sait jamais où il va souffler.
Pendant longtemps, je n’avais pas su qu’ils se voyaient en dehors de moi.
Ils tenaient à garder le secret. Mais je m’étonnais quand même qu’il ne me
demandait plus de ses nouvelles, comme il avait coutume de le faire au début,
jusqu’au jour où j’ai vue Hélène descendre de l’appartement du dessus. Tous
deux m’ont regardée en piquant un fard.
- Maintenant, tu sais.

Voir mes deux amis s’épanouir dans l’amour tardivement, après bien des
déceptions chez l’un et chez l’autre, m’avait réjouie, d’autant que je vivais moi
à ce moment-là aussi une merveilleuse histoire avec Étienne.
Puis j’ai commencé à entendre : « Robert, arrête, tu bois trop ». « Robert,
je vais te quitter si tu n’arrêtes pas »
Je n’avais pas menti à Tantélé, en affirmant que je n’avais pas appelé
Robert, mais c’est décidé, je vais la trahir.

50
***

Le 13 juin. Le printemps était déjà bien entamé. La journée était radieuse.


La chaleur nous enveloppait délicatement plutôt qu’elle nous pesait. Et comme
beaucoup l’ont dit avant moi : « Ce fut le plus beau jour de ma vie ». La
cérémonie de mon mariage avec Étienne a été une fête mémorable. On avait
pris un soin avec Étienne à ce qu’elle soit réussie. Et de mémoire de tous, elle
l’avait été. J’étais belle dans mon long tailleur blanc et Étienne, très élégant
dans son costume acheté pour l’occasion. On était aussi glamour qu’un couple
de magazine. Le lieu choisi était paradisiaque : Un moulin du XVI siècle
enjambant la Seine situé à quelques kilomètres de Paris, que j’avais découvert
par une amie, était déjà une invitation au rêve. Le parc illuminé, le buffet,
l’orchestre, tout dans les moindres détails nous avait fait vivre une journée hors
sol. On était heureux comme tous les couples qui se marient et qui croient en
l’avenir, leur avenir. On ne faisait pas exception. Nos amis étaient là : Sa bande,
la mienne et quelques membres de nos familles respectives. Ça riait, ça
chantait, ça dansait, ça buvait beaucoup et certains se sont écroulés sur place,
comme des bûches imbibées, intransportables. Des histoires d’amour sont
même nées ce jour- là. C’est la première fois que Hélène et Robert se sont
affichés ensemble. Je n’étais plus la seule dépositaire de leur histoire d’amour.
Tout le monde a été au courant ce jour-là. Pour marquer le coup et nous faire
honneur, Robert avait troqué son Marcel pour une veste multicolore façon
écossaise. Difficile de le louper. Il avait juste accroché un ruban noir au revers
de son col comme signe de deuil. Son chien Cyrius venait de mourir. Tantélé,
elle, portait une longue robe en satin bleu canard et avait relevé ses cheveux en
chignon, ce qu’elle ne faisait jamais. Ils étaient beaux et heureux. À partir de
cette journée, la vie de couples a pris le dessus et on ne s’est plus vu autant
qu’avant. J’étais mariée, j’habitais chez Étienne, avec Étienne, devenu mon
mari, dans son grand appartement du XVI ème arrondissement et Hélène avait
élu domicile chez Robert au-dessus du restaurant.
J’avais vingt- quatre ans et la vie me souriait. Un mari gentil et un bon
boulot. Pas d’enfant. Je n’en souffrais pas car nous avions son fils Émile à

51
élever. Tout se passait en harmonie, sans crise majeure. Enfin, c’est ce que je
pensais. Dois-je admettre que Molière a raison lorsqu’il écrit : « Douze années
de mariage épuisent les paroles, et depuis un long temps, nous nous sommes
tout dit ». Étienne m’avait sans doute déjà tout dit… Moi pas. Je lui racontais
le vent, la pluie, les étoiles filantes, les devoirs d’Émile, les lucioles, la machine
à laver en panne, un livre lu, le camélia qui jaunit par manque d’eau, la lune
rousse, les embouteillages, les heures supplémentaires, les vacances chez des
amis et le pâté en croute que j’allais cuisiner. Tout ce que je vivais, voyais,
pensais, lui était destiné, je n’avais aucun secret pour lui. Il était mon phare,
mon complice, mon ami, mon amant et mon partenaire de tennis ; Mais le 15
mai, douze ans après cette si belle fête, j’ai vécu la plus abominable journée de
mon existence. À mon retour de chez ma sœur où il m’avait fortement incitée
à lui rendre visite pour tenter de régler le conflit qui nous opposait depuis des
années au sujet du service à thé qu’elle convoitait, j’ai découvert sur la table de
la cuisine un simple petit mot écrit au crayon :
« Je ne supporte plus cette vie. Je ne suis pas heureux, ni avec toi, ni avec
personne ; ne me recherche pas. J’ai alimenté le compte commun courant. Tu
pourras payer les charges et les impôts pendant plusieurs années. S’il y a un
problème, tu contacteras Émile. Il sait tout. »
Je ne l’ai jamais revu. Disparu. Aucune trace. J’étais en sursis.

***

Ce matin Adolphe m’avait appelée comme convenu. Il n’avait pas le


temps malheureusement de s’évanouir de plaisir dans mes draps avant d’aller
sur son chantier alors il m’avait donné rendez-vous à la milonga de nos débuts
le soir même. Je ne touche plus terre. Je choisis mes plus belles chaussures, les
plus hautes et ma tenue la plus sexy spéciale tango : Une jupe fendue et un haut
bien échancré avant de partir à l’agence. Je mets tout ça dans mon sac. Pour le
boulot, je suis juste habillée en jean et basket. Évidemment la journée me
semble interminable. Je ne pense qu’à danser et retrouver mon danseur

52
préféré. Je regarde l’horloge et je me dis qu’elle doit être détraquée. L’heure
n’avance pas, elle doit marcher à l’envers. Le temps recule. C’est alors que Paul
m’appelle pour me demander de faire une visite à sa place. C’est pour une
location. Le couple est très pressé d’emménager car elle est enceinte. Je
grimace. Les heures tardives sont rarement bénéfiques pour conclure mais je
ne peux pas dire non. C’est à deux pas de l’agence, j’y vais à pied. Ils ne sont
pas encore là… J’attends, j’attends… Je crois que je perds mes nerfs. Je
m’apprête à téléphoner à Paul pour le prévenir que je ne peux plus attendre et
que je vais partir, au moment où ils arrivent en courant. Je ne leur ai pas
accroché le sourire commercial pour les accueillir loin s’en faut. On monte
ensemble. C’est au troisième étage sans ascenseur. Je leur laisse la découverte.
Un petit trois pièces propres sans grand intérêt. J’ai la hantise qu’ils sortent
leur mètre pour tout mesurer. Et j’entends comme à chaque fois :
« T’en penses quoi » ? – Moi rien, c’est toi qui vois… - Aide moi quand
même, c’est pour nous deux, heu… pour nous trois… cet apart’ merde ! – Tu
veux mon avis ? Eh bien, je trouve cet apart très bien, vraiment bien, pas de
travaux, une belle pièce, mai… mais… - Mais quoi ? - Je n’aime pas du tout
ce quartier, pas du tout pratique pour aller au bureau… Aucune ligne directe.
Trois changements… - Tu aurais pu le dire avant ! Donc, il ne te plait pas ? –
Voilà c’est ça. »
Oufff c’est fini. Ils ne le prennent pas et je m’en fous. Je veux retrouver
Adolphe. Je fonce en scoot, comme si je conduisais une soucoupe volante. Je
n’ai qu’une seule envie c’est de me coller dans ses bras.
Il y a déjà du monde quand j’arrive. Je me change en tangera pour être
prête à danser avec lui. De souillon, je me transforme en Reine de Saba. Je
regarde partout. Il n’est pas encore là. Je retrouve des amis, je danse avec l’un
puis avec l’autre, l’œil rivé sur la porte d’entrée pour le voir arriver. Mais c’est
avec lui que je veux danser cette valse que j’aime tant : La valse des Marguerites
ou sur cet autre air fameux de Pugliese : La Yumba, si entraînant et que nous
avions dansé en faisant le tour de toute la salle comme des danseurs de
compétition. J’y repense avec émotion et nostalgie. Il est très en retard, l’heure
tourne… Il ne peut pas avoir oublié depuis ce matin ! Il n’appelle même pas
pour annoncer son retard. Je regarde l’heure toutes les cinq minutes… Je
m’impatiente… m’inquiète jusqu’au vertige, m’exaspère… Alors vexés, mes

53
jambes et mes pieds font n’importe quoi. Je n’arrive pas à me sentir dans la
danse, dans la musique, ma tête est ailleurs… Mon partenaire ne danse pas si
bien non plus, en tout cas, pas comme lui. Un tango mal dansé est toujours
une épreuve. Je l’éprouve avec la contrariété des sempiternels espoirs déçus.
Le tango est une affaire de connexion entre partenaires et avec celui-là, rien ne
se passe, ce qu’on danse ensemble ressemble à une plaisanterie entendue à la
radio : « Se mélanger les jambes et se rentrer dedans. » Rien de plus tristement
drôle.
Les retrouvailles sur la piste avec Adolphe, représentent justement pour
moi, le retour aux sources et notre nouveau départ : Le tango de l’amour. C’est
après plusieurs autres tangos dansés sans réelle envie ni plaisir, que j’accepte
pour m’étourdir, que je comprends qu’il ne viendra pas du tout. Je reste quand
même jusqu’à la fermeture en espérant le voir arriver en sueur d’avoir trop
couru pour me retrouver, mais non, les lumières s’éteignent, la salle s’est vidée.
Je sors fracassée, déprimée. Je retrouve mon scooter, je monte dessus
machinalement sans réaliser que je suis toujours habillée en tanguera, jupe
fendue et talons de dix cm, sans casque, ni gant. Je suis figée dans ma colère
ou mon désespoir, les deux sans doute. Je fonce sans entendre que l’on me
klaxonne. Puis je vois la police.
- Madame arrêtez-vous !
Je dégrise sur le champ.
- Vos papiers s’il vous plait. Vous n’entendiez pas qu’on vous sifflait ?
- Non…
- Pas de casque, pas de gant. Vous allez prendre cher…
- Si si ! ils sont dans mon top case ! je les ai.
- Et puis les talons aiguille du Lido… Ce n’est pas très prudent.
Après m’avoir bien regardée les mettre, ils me laissent partir en me
traitant de folle, d’irresponsable et de dangereuse. Sans oublier de me gratifier
d’une belle amende.
Je rentre chez moi et m’écroule sur le lit en sanglot. Adolphe ne m’a
donné aucune nouvelle. Je suis dépecée par le chagrin.
Que lui est-il encore arrivé ? Où va-t-il passer la nuit ? Pourquoi ne m’a-
t-il pas prévenue ? Je passe de l’angoisse qu’il lui soit arrivé un accident à
l’accablement. Mon cerveau est fissuré. Cette journée ensoleillée se couche en

54
noir profond comme la nuit. Mon oreiller est trempé par le ruisseau de mes
larmes de petite fille désemparée.
- Où es-tu ? Quel hôtel ? Tu n’es pas venu danser… Pourquoi ?
Tu ne peux pas avoir oublié depuis ce matin !
Il ne répondra à ce texto que tard dans la nuit.
- Désolé, je me suis endormi après ma douche. Trop crevé par
la route. J’ai dû faire réparer mon camion en route. Pardonne-moi.
Je t’aime.
Je lui pardonnerai comme à chaque fois qu’il y aura un contretemps, je le
sais déjà. Je peux enfin m’endormir. Il a réussi à me calmer. Il m’aime. Il l’a
écrit. Aucune promesse de se revoir le soir même, mais peu importe. La vie
avec lui sera toujours une aventure, une fugue perpétuelle, sinueuse, mais
belle, celle qui éclaire les jours et les nuits de ses éclats heureux ou douloureux
et je l’accepte comme on accepte avoir deux jambes. Naples approche, alors
tout va bien.

***

J’ai toujours aimé les histoires d’amour, les miennes et celles des autres.
Pourquoi nos yeux s’arrêtent sur lui, et pas sur un autre ? Pourquoi éprouver
tant de joie et tant de chagrin quand il ne reste plus rien ? Pourquoi elles
commencent et pourquoi elles se terminent ? C’est le plus grand mystère du
monde que l’on peut expliquer mais pas à le comprendre vraiment : « Il ou
elle » a fini par m’ennuyer, « Il ou elle » a changé » ou alors « Il ou elle »
illumine ma vie tous les jours » ou encore « Il ou elle m’empêche de vivre».
C’est infernal de ne pas pouvoir entrer dans cette diablerie.
Mon rapport à l’écriture est né de cette envie de savoir de quelle histoire
je devais la vie, pourquoi je suis là. J’avais commencé pendant mes études de
droit. Le peu d’intérêt que j’en avais, me laissait pas mal de temps pour
rêvasser. Outre les séances de cinéma dont j’étais devenue addict, je griffonnais
des idées, des impressions, des avis sur ce que je voyais jusqu’au jour où l’envie

55
de raconter l’histoire d’amour de mes parents s’était imposée. J’étais née de cet
amour singulier. Comment un petit ouvrier bourguignon était tombé follement
amoureux d’une petite fille d’émigrés russe de Paris.
Après avoir rassemblé quelques confidences de mes tantes du côté de
mon père et celles de ma mère quand elle avait bien voulu m’en faire de son
vivant et d’éplucher tous les albums de photos, j’avais réussi à connaitre tous
les ingrédients de ce cocktail amoureux qu’ils ont savouré jusqu’à leur mort.
Un mariage réussi comme on dit. Elle était donc russe de grand- parents russes
qui avaient émigré à partir de 1917 en France parmi tous ceux qui avaient fui
le bolchévisme. Son grand père, un haut gradé de l’armée impériale avait
emporté comme beaucoup, tout ce qu’il avait pu, des tableaux, des sculptures,
de la vaisselle, des bijoux, mais sans beaucoup d’argent. Alors il avait
commencé à travailler à l’usine de Billancourt, que tout le monde appelait alors
Billankoutstk car c’était là que tous les russes étaient engagés car ils
travaillaient très bien et sérieusement. C’est là qu’il avait rencontré un grand
propriétaire terrien amis de ses parents, émigré lui aussi. Tous deux avaient eu
l’idée d’emprunter de l’argent pour acheter une voiture et faire taxi. Un air de
liberté sans doute. Ils faisaient ça à tour de rôle. L’un de nuit, l’autre de jour.
Puis mon arrière-grand-père avait fini par épouser la fille de son ami.
En regardant toutes les photos de l’époque, j’avais observé que l’on
pouvait, sans se tromper, reconnaître ces russes blancs à leur élégance.
Chemise blanche et cravate au cou. Aucun négligé. Après quelques mois de
mariage, une fille lui était née. C’était la grand-mère de ma mère. Tout le
monde rêvait d’un retour au pays et continuait à parler russe à la maison. Les
icones recouvraient tous les murs, car il ne fallait rien oublier. Mais la guerre
de Trente- neuf /Quarante- cinq avait ruiné leur espoir. La guerre finie, la vie
a repris et ils ont pris souche. Ma grand- mère avait inscrit ma mère au scout
comme beaucoup de petites adolescentes. Et c’est lors d’un week-end où tous
les scouts de France s’étaient retrouvés, que mon père l’a vue pour la première
fois. Il lui avait demandé son adresse. Et chacun était reparti, le vague à l’âme,
chez leurs parents respectifs. Elle à Paris, lui, en Bourgogne. Ils se sont écrit
pendant longtemps. Puis plus tard, ne l’ayant pas oubliée, il a fini par faire le
voyage pour la revoir. Il se souvenait qu’elle chantait bien, alors il avait acheté
une vieille guitare dans une sorte de bazar, changé toutes les cordes et comme

56
il avait une bonne oreille, il avait réussi à retrouver, avec trois quatre accords,
l’air qu’elle chantait tout le temps lors de ce fameux week- end. Devant sa porte,
il lui avait fait la sérénade. Elle n’a pas pu résister et ses parents ont dû accepter
ce mariage désaccordé. Elle, petite fille d’un haut dignitaire de l’armée
impériale et lui, ouvrier à la scierie de la famille Berthet (le père d’Étienne) se
sont donc juré fidélité jusqu’à la mort. Perdue dans un coin de France qu’elle
ne connaissait pas, la seule chose que maman aimait faire et qui la rattachait à
sa culture, c’était la passion de la cuisine. Elle ne faisait que ça. On a donc tous
mangé du borchtch à peu près tous les jours pendant longtemps, jusqu’au jour
où mon père lui a suggéré de faire des variantes. Ça a été la révolution dans la
maison et dans nos assiettes !. Elle s’était donc mise à chercher toutes les
bonnes recettes des plats typiquement bourguignons et à les tester. Mais cette
nuit du quinze Août, leur voiture écrabouillée nous a définitivement privé de
leur amour infini, de leur drôlerie et de tous les plats que nous notions de un à
dix, comme elle nous l’avait demandé, comme un jeu, pour savoir si elle devait
les refaire ou pas. Saleté de camion qui venait en sens inverse sur une route de
campagne ! J’ai toujours mon estomac vide de leur présence. La seule qui a
hérité de son talent de cuisinière, c’est ma sœur Dalia qui a fini par ouvrir un
routier dans le village. On sait qu’il est l’heure de la pause- repas quand on voit
tous les camions garés devant… Moi…je savoure uniquement.
J’avais envoyé ce récit à toute la famille, la seule qui m’a félicitée c’était
Tantélé.
- Tu devrais écrire plus souvent !
Je n’ai repris le stylo qu’après la disparition d’Étienne. Il fallait que je
déverse mon désespoir, ma panique, mon sentiment atroce d’abandon, ma
grande solitude et ma honte aussi…La trahison est lourde à supporter. C’est
comme si Étienne m’avait planté un aspic, le plus venimeux des serpents dans
le gras de la peau. Une torture continuelle. La douleur fait souvent perdre la
raison et moi j’avais perdu le sens de la vie. Je ressemblais à un cadavre vertical
tant mon sang semblait figé par la souffrance. Je passais mon temps à noter
toutes mes démarches que je faisais pour le retrouver : Les questions aux amis,
à son patron, à ses collègues, à un psychiatre spécialiste des disparitions
volontaires, à Interpol, à un détective privé et j’avais même contacté des

57
barbouzes ! Aucune réponse pour me redonner du sang vif. Même les
Ambassades étaient restées muettes.

C’est alors que Tantélé m’a suggéré d’écrire des petites histoires pour
m’évader du sarcophage dans lequel je restais figée. J’y ai pris goût et je
continue. Je suis toujours heureuse quand mes textes sont acceptés. Celui de
Carlos Gardel va bientôt être enregistré et ce projet m’aide à oublier le rendez-
vous manqué d’Adolphe. Je dis bien « m’aide », mais je suis dans une béance
atroce tant il me manque. Je lui écris souvent pour lui dire, mais tout me
semble plat, convenu et je déchire. Pourtant il faudrait qu’il sache que je vis
mal ses chantiers, ses routes à faire, ses préparations, ses entraînements, sa
ferronnerie, et que quand il est loin de moi, je suis coupée en deux, en quatre
dans le sens de la longueur et de la largeur tant je souffre de son absence.

***

Quand Adolphe a trop de travail pour venir me voir, il m’envoie, pour


compenser, le matin ou le soir, des poésies toujours très féminines, des fables
amusantes ou des dessins érotiques à l’encre ou au fusain. J’ai l’impression que
sa production est inépuisable et sa virtuosité phénoménale. Je fais partie de
sa vie et il veut me le prouver par tous les moyens qu’il a dans les mains. Il me
prend parfois le goût de le savoir loin de moi pour recevoir tous les billets doux
qu’il m’envoie. Je les lis, les relis et me délecte d’être aussi merveilleusement
aimée. Je ne pensais pas revivre cet état de grâce comme on entre en religion.
Ce n’est pas le même dieu, mais celui-là a été créé spécialement pour moi. Il
est mon révélateur, mon sauveur personnel.

- Il faudrait que je te greffe une ligne de téléphone pour t’avoir sans cesse
avec moi.
Adolphe aime aussi me réserver des visites surprises...

58
Je me suis réveillée dans ses bras. Non. Ce n’était pas un rêve. Il est dans
mon lit et me caresse les joues. Il s’était glissé dans mes draps pendant mon
sommeil. Le chien n’avait pas aboyé ou alors je dormais très profondément car
je n’avais rien entendu… Mon chien doit l’avoir adopté depuis qu’il a le loisir
de venir sans prévenir. Je lui ai donné mes clés. Le lit se souviendra longtemps
des étincelles de ce matin-là. La sueur nous collait à la peau comme si on avait
disputé un match de rugby. Les draps sont trempés. Alors on reste au lit dans
la langueur de ce jour d’été où rien ne nous semble urgent. On a rempli jusqu’à
l’épuisement tout le manque de nous. Le soleil matinal a déjà éclairé toute la
chambre. J’ai peine à ouvrir les yeux tandis qu’iI prend le temps de regarder
tous les livres qui sont étalés dans le désordre sur ma table de nuit.

- Tu les as tous lus ?


- En partie. Souvent j’en lis deux en même temps…
- Quel est celui que tu me conseilles ?
- Celui qui m’a le plus impressionnée : « Le problème Spinoza » de Irvin
Yalom
- Spinoza… C’est un philosophe…
- Oui. Mais ce n’est pas un traité de philosophie ! C’est très documenté
mais romancé.
- Ah ?... Fais-moi un café pendant que je me rhabille, je suis déjà en
retard.

J’ai du mal à m’extirper du lit et avec la vitalité d’un moine tibétain après
une matinée de méditation, j’arrive à me lever. La cafetière m’attend ou c’est
moi qui attends que le café passe tout seul. L’ombre de l’amour a fait dérailler
ma trajectoire. Je ne me rappelle plus où elle est.
- Ça y est, il va être prêt ! Encore une minute…
- Plus le temps !
- Mais…

Et je l’entends ouvrir la porte.

- On se retrouvera à l’aéroport de toute façon ?

59
- Bien sûr Princesse, j’ai hâte d’y être !

Ça y est, il est parti. Trop vite. Mais ce n’est pas si grave, encore quelques
jours à attendre à nous serons à Naples tous les deux. Pas de marquises, pas de
rampes, pas de balcons à installer, juste le feu entre nos deux corps.

****

- Un jus de tomates s’il vous plait avec du tabasco ! Beaucoup… enfin,


bien fort !
- Parreilll pourrrr moi. »
Je suis face à Robert. Le débit de sa voix me faire frémir, j’ai peur qu’il ait
déjà picolé en m’attendant, mais je ne vois aucun verre devant lui. Je lui avais
donné rendez-vous dans un café dans un quartier inconnu de nous deux au fin
fond du treizième arrondissement dans la petite rue Eugène Oudiné.
Impossible de se tromper, c’était le seul. Aucune habitude pour l’un comme
pour l’autre pour ne pas faire intervenir de souvenirs. J’avais googlé : bistrot
Paris treizième, comme ça, sans réfléchir et google, très serviable, m’avait
indiqué celui-ci. C’était le même genre de bistrot à l’ancienne que Robert avait
tenu quand je l’ai connu, au tout début. Tables rouges en formica, et petits
carrelages années cinquante au sol comme si Amélie Poulain avait traversé la
Seine. Je m’en suis voulu tout de suite. J’aurais mieux fait de l‘inviter dans un
bar de luxe comme le Lutétia ou Édouard VII. Je ne réfléchis pas assez. Il était
déjà là quand je suis arrivée, assis à la petite table ronde placée dans la partie
la plus proche de la porte laissée ouverte à cause de la chaleur. Sa tête semblait
se frotter à la baie vitrée. Son corps était penché, en déséquilibre sur sa chaise.
Je me suis approchée, me suis assise face à lui, il a sursauté et je l’ai sorti de sa
somnolence. Je suis sous le choc. C’est un vieillard. Je n’arrive pas à voir ses
yeux. Ses paupières gonflées de gras et d’alcool tombent dessus comme un
rideau épais. Il a maigri terriblement. Sa voix a perdu tous ses graves, sa
respiration est chaotique. Beaucoup de ses dents sont gâtées. Parler lui est
pénible. Il n’a que soixante-cinq ans et je vois un homme au bout de sa vie. La
mort transpire sous son teint de cendre. Ses cheveux sont parsemés, et sa

60
longue barbe a grisonné. Il est habillé comme d’habitude : un vieux pantalon
qui tient avec une sorte de ficelle et son légendaire Marcel. Ses mains
tremblent. Il me regarde avec insistance. Je ne trouve pas tout de suite les mots
qu’il faut, les mots dont il a besoin. Je suis entre le dégoût et la pitié. Je lui
prends les mains en essayant de sourire. Il me fixe mais je ne saisis pas ce qu’il
cherche à me faire comprendre. Un long silence.
- Merci ma Babar…J’ai honte…Chuis foutu…

J’hésite entre la compassion ou la brutalité. Et sans réfléchir :

- Tu veux en finir c’est ça ?


- Je n’y arrive plus…
- Y’a des trucs plus rapides que l’alcool…
- J’en ai besoin…
- Besoin ? Vraiment ? tu es comme tout le monde. Personne n’a besoin
d’alcool pour vivre.
- Moi si.
- Et si tu ne bois pas, ça te fait quoi ?
- Un tas de malaises…
- Et quand tu bois, tu n’en as plus ?
- C’est pareil…
- Et à la cure, ils t’ont dit quoi ? Ils t’ont fait quoi ?
- Une torture… »
Je ne sais plus trop quoi dire. C’est l’effroi. Je cherche mes mots comme
on cherche la clairière dans une forêt tropicale. Mais je ne trouve pas. Alors
pour faire diversion, car je me sens inapte à parler de cette maladie que je ne
connais pas, je regarde ses bras couverts de tatouages. Une vraie bande
dessinée de toutes les couleurs comme s’il avait un sous-pull. Et chose que je
n’avais jamais fait avant, je lui demande si je peux prendre en photo toutes les
figures sur sa peau abimée. Il sourit et me laisse faire. Alors je mendie des
explications pour savoir à quoi elles correspondent et si c’était son choix ou
celui du tatoueur. Je remarque des nénuphars aux épaules et beaucoup
d’animaux sur les bras. Des serpents, des lions, un gros éléphant sur le thorax,
des croix, des singes accrochés à un arbre dans le dos et une toile d’araignée

61
géante toute noire autour d’un poignet. Il m’explique à chaque fois son choix.
Pour la plupart c’est pour le graphisme. Pour la toile d’araignée, le seul dessin
en noir, il n’a pas de souvenir. La beauté du dessin sans doute ?
- Et toi ma Babaar ?... Tu écris touuuujours… pour Hélène ?
- Ouui… elle vient d’accepter un de mes textes sur Carlos Gardel. On
enregistre dans quelques jours si tout va bien.
- Tu continues… le tango ?
- Oui… Je ne devrais pas te le dire, mais j’ai renoué avec Adolphe. On est
ensemble maintenant. Enfin c’est lui qui m’a retrouvée. Je suis heureuse. C’est
vraiment sérieux entre nous cette fois. Il m’a proposé de vivre avec lui…Je
pense que je vais quitter Paris pour le rejoindre. Il habite le Sud maintenant.
- C’est bien… Il était calé ce type, je me souviens…
Je n’aurais pas dû parler d’Adolphe. Quelle crétine ! Je sens maintenant
qu’il a envie de me parler d’Hélène et de sa douleur, de son manque. Il sait
qu’elle refuse de le revoir et c’est un crève-cœur pour moi. Tant de belles
années ensemble foutues à la déchetterie pour un tombereau de gnoles ! Une
vie trempée dans l’eau-de-vie pour en finir… Je finis mon jus de tomates d’une
traite pour ne pas parler et ma gorge me brûle comme si j’avais avalé une
poignée d’orties, je me mets à tousser en postillonnant sur son visage.
- Tu as mis troop de tabasco… Babaaaar, c’est fooort…
Sa voix s’est assombrie et de larmes grosses comme des gouttes de pluie
ruissellent le long de ses joues creusées comme des tranchées de champ de
bataille. Le soleil rasant de fin de journée les éclaire comme des diamants. Je
ne vois qu’elles. Il s’en rend compte mais ne les essuie pas.
- Hélèèène… Elle travaille beaucoup… j’imagine…

Je n’ai pas le cœur de lui parler d’elle. Alors j’esquive la réponse en lui
posant une question.

- Tu vis où ?
- Dans un foyer. J’ai le RSA.
À mon tour de pleurer. Mon Robert…
- Viens, on va à la maison. Et puis tu connaitras mon chien : Turelutte.
- Oh, tu as osé ???

62
- Non, c’était pour te faire marrer !

On a pris un taxi pour rentrer.


J’ai sorti une pizza du congélateur et l’ai enfourchée dans le four, il a
dressé la table, et j’ai mis Radio Nostalgie qui diffuse à la chaine des tubes des
années disco pour cacher notre embarras après ces mois de grand silence. Je
l’ai même entendu chantonner « Alexandrie Alexandra » en même temps. Et
ça m’a fait plaisir de le voir s’égailler. Il y avait bien longtemps qu’il n’était pas
venu chez moi. Il a fait le tour de l’appartement pour voir si j’avais fait des
aménagements et il s’est détendu peu à peu et évidemment, je n’ai proposé ni
vin ni alcool. Il m’a regardée souvent pour savoir si je l’acceptais toujours
comme l’ami qu’il avait toujours été. Il semble qu’il a été rassuré. Le repas a été
rapide. Il n’a presque rien mangé. Il faut dire que les pizzas surgelées n’exigent
pas des papilles de grandes manifestations de satisfaction. Je lui ai proposé
ensuite de prendre une douche. Il ne s’est pas fait prier. Sorti tout propre de la
salle de bain, mon chien Gaston lui a fait toute la panoplie de ses expressions
de joie et a sorti tous ses joujoux. Il ne le quittait pas. Robert qui a toujours
adoré les chiens, n’a pas cessé de lui faire la conversation. Je n’existais plus,
comme si Robert était devenu son maître. J’ai même dû élever la voix pour lui
dire d’aller se coucher dans son panier. Après ce moment de récréation, sans
doute pour cacher notre malaise, nous n’avons plus dit grand-chose de nos vies
respectives. Le silence était la meilleure façon de parler. Avant qu’il aille se
coucher, je lui ai juste donné un papier où j’avais inscrit : Alcooliques
Anonymes avec le numéro de téléphone.
Gaston a dormi, bien sûr, avec lui dans mon bureau. Une belle nuit dans
la chaleur de l’été. Calme. Au petit matin, quand je me suis levée, Robert avait
disparu. C’est en rangeant les draps que j’ai découvert dans le lit une petite
bouteille de Cognac qu’on vend pour la cuisine. Elle était vide. Mais je n’ai pas
retrouvé mon bout de papier.

***

- Michel est… mort.

63
C’est avec cette annonce que Tantélé m’a réveillée.

« La vie est ainsi faite, qu’à la fin on la perd ».

J’ai pensé à cette phrase à la seconde où elle m’a dit ça. La journée
commençait mal.
Sa voix était brouillée, étranglée. Son émotion était normale, naturelle.
Michel était un grand dramaturge et il était un des piliers de sa bande d’auteurs
et il était fort sympathique.
- Babar, tu fais quoi ce soir ?
. Rien de spécial…
- Viens dîner à la maison.
Je ne pouvais pas dire non. Le ton était impératif. Et surtout ce genre
d’invitation impromptue de sa part était rare pour ne pas dire inexistant. Elle
ne recevait jamais personne. Depuis qu’elle vivait seule sans Robert, elle
déménageait souvent d’un meublé à un autre. Elle n’avait aucun goût pour le
confort et l’esthétique. Il lui fallait des meubles pratiques et fonctionnels. Les
branchements wifi haut débit étaient sa seule exigence. Les brochures de
scripts étalés par terre lui servaient bien souvent de tapis de sol. J’avais visité
les premiers appartements et je me demandais toujours pourquoi elle les avait
choisis. Rien de joli, de coquet ou d’attrayant. Elle s’en fichait éperdument. Un
bon lit et une belle salle de bain étaient ses premiers critères. La cuisine lui
servait plutôt de décor. Elle ne cuisinait jamais. Ce soir donc, j’allais découvrir
le dernier meublé. Quand elle m’a donné l’adresse, j’ai sourcillé. Qu’a-t-elle été
faire dans ce quartier pourri et reculé ? De chez moi, c’était à l’autre bout. Et il
fallait que j’enquille ma journée à l’agence avant d’y aller…
Tous mes sentiments se télescopent d’un seul coup. La tristesse bien sûr
pour la mort de Michel, l’envie folle de la soutenir dans ce moment difficile,
l’émotion de ma soirée avec Robert, sa bouteille de cognac et une grande joie
quand Paul m’a annoncé, peu de temps après ce coup de fil, que les deux jeunes
quadras voulaient signer le compromis de vente pour la maison en ruine et
surtout le prochain week-end avec Adolphe !
Je fonce chez Tantélé en scoot après ma journée de boulot, en ayant pris
soin de brancher mon GPS sur le tableau de bord. Je ne connais pas du tout

64
son nouveau quartier. Visiblement il a l’air de savoir… Il me fait passer pour
des chemins invraisemblables : « Prenez la première à gauche puis rouler
pendant six cents mètres et tourner à droite puis au rond-point prenez la
quatrième sortie ». J’ai l’impression de plonger sans préavis dans l’émission :
« Terre inconnue ». Comme il fait beau, je savoure l’air chaud sur le peu
d’espace que mon casque laisse sur mon visage. C’est l’été et la fin de journée
est belle. La voix métallique de Waze me dit enfin que je suis arrivée.
Une petite maison particulière située au bord du périphérique. Je
m’étonne car elle a toujours voulu habiter en plein coeur de Paris. C’était aussi
un de ses critères. Mais depuis plusieurs mois, je ne les avais pas actualisés. Je
sonne avec ma seule main libre, car je suis venue avec un gros bouquet de fleurs
assez encombrant et elle ouvre.
Je n’ai pas le temps de l’embrasser ni de lui dire un mot qu’elle me prend
dans ses bras et éclate en sanglots. Le bouquet tombe par terre et on le piétine
ensemble sauvagement sans aucun respect pour les belles fleurs, ses préférées,
qu’elle n’a même pas regardées.
- Ma Babar…
- Ohhh ...
- Michel… C’est affreux…
Je comprends à cet instant qu’elle vivait avec Michel. C’était sa maison.
Tout l’intérieur traduisait sa présence ou plutôt son absence. J’ai le souffle
coupé. Michel n’a pas survécu à sa crise cardiaque. Il est mort à l’hôpital.
Tantélé a du mal à parler, sa douleur est trop grande. Je reste hébétée en
l’écoutant me parler péniblement de ses derniers instants auxquels elle ne
croyait pas car il était fort, en bonne santé, bien qu’il fumait beaucoup. Elle
m’apprend que ce grand amour les a liés pendant près d’un an. Elle ne m’avait
jamais rien dit, ni fit aucune allusion à sa nouvelle vie. Je m’enfonce dans le
canapé, totalement sonnée. De scripts en scripts qu’elle acceptait à chaque fois
car ils étaient toujours passionnants, Michel et Tantélé avaient fini par laisser
éclore non seulement une admiration mutuelle mais une tendresse qui a vite
débordé sur un bel amour d’hiver. Ils se sont engouffrés dedans avec la frénésie
des derniers feux. Il était plus âgé qu’elle, veuf depuis longtemps et sans enfant.
Elle a été son dernier tourbillon.

65
- Pardonne-moi, mais je vais avoir du mal à rester seule. Tu peux rester
dormir ? Je t’ai préparé la chambre. C’est grand ici, tu verras.
Voir ma Tantélé si vaillante, si forte, même pendant les rechutes de
Robert, vaciller, s’écrouler à ce point, m’angoisse et me fait vivre un affreux
flash-back. Je me revois dans la cuisine lorsque j’ai découvert le petit mot
d’Étienne écrit au crayon pour m’annoncer qu’il désertait la maison. Au
crayon ! : « Je pars, ne me recherche pas… » Mais ici, c’est la mort. Pas de
retour possible. Pas de rêve ou d’utopie de retour. Son Michel ne pourra plus
jamais lui revenir. L’absence éternelle.
Nous avons pleuré, pleuré beaucoup. Les abandons sont intolérables,
insupportables. Je les ai tellement éprouvés, elle le sait. Elle doit penser que
je dois être la seule en ce moment, à pouvoir la comprendre. Les deux hommes
aimés l’ont quittée. L’alcool ou la mort. C’est pareil.
Il m’est impossible de lui dire que tout peut s’éclairer de nouveau, que
l’amour peut revenir, qu’après la pluie le beau temps… qu’il faut traverser des
épreuves et que et que… Non, je me tais. Ma présence et mon silence semblent
la réconforter. Un peu. Il ne sera pas question ni de ma rencontre avec Robert
qui restera secrète, ni d’Adolphe ce soir-là. Elle ne saura rien de mon nouveau
bonheur à moi. Il ne faut pas qu’elle sache. Enfin pas maintenant.
Elle s’était fait livrer un repas japonais pour me faire plaisir car elle sait
que j’aime ça. Mais j’ai l’appétit coupé, je ne touche à rien. Elle non plus. Entre
deux crises de larmes, elle me fait visiter la maison. À part que c’est une rareté
dans Paris, rien n’est agréable. Les pièces sont petites et sombres et les livres
par milliers donnent l’impression de tenir tous les murs et la maison en entier.
Aucun objet, aucun tableau, que des bibliothèques. Tout respire le travail,
l’écriture, la recherche. Michel était un historien sérieux qui s’amusait à écrire
des petites dramatiques. Tantélé a aimé cet homme, l’exact opposé de Robert.
Épuisées par le trop plein de larmes, on se décide à se coucher. Elle me
montre la chambre d’appoint et l’on se sépare en se disant « Bonne nuit ». Je
m’allonge sur le lit et groggy par la détresse de Tantélé, je m’endors tout
habillée en rêvant à Naples qui approche.

***

66
Paul et moi sommes arrivés ensemble chez le notaire pour la signature du
compromis de vente. Les deux associés sont déjà là dans ce bureau décoré
comme une chambre mortuaire. Le poids des histoires sordides d’héritage a
laissé des empreintes indélébiles. L’ambiance est sinistre. Nous sommes tous
assis devant l’impassible officier public. Il ne manque que le propriétaire qui a
prévenu de son retard. Tout le monde attend patiemment. Moi, pas trop car
Adolphe doit venir me chercher pour déjeuner et me donner les billets pour
Naples. Pour rompre le silence et donner l’impression de s’y intéresser, Paul
demande ce que les deux futurs propriétaires envisagent comme travaux. Et
là, chacun leur tour explique, plan à l’appui, les transformations de la maison.
Vue l’ampleur, écoutant distraitement, je me dis qu’ils devraient plutôt la raser
pour en construire une toute neuve et aux nouvelles normes, mais bon… Ils ont
les moyens et la patience. Le notaire opine du chef tout en regardant
subtilement sa montre régulièrement. L’heure c’est l’heure. Rien ne semble
pouvoir ni le bluffer, ni l’enthousiasmer. Il a le regard aussi impénétrable
qu’une momie égyptienne. Et c’est seulement à l’arrivée du propriétaire que sa
peau délavée comme un palimpseste, se met à se colorier légèrement. Tout le
monde se lève, sauf moi qui reste collée à ma chaise en cuir. Adolphe vient de
me laisser un texto :
- Problème. Naples impossible ce week-end. Le marquis a des empêchements. On s’appelle plus
tard. Ne m’attend pas pour le déjeuner. Je t’aime. Ton keum.
Mon cerveau se met directement en mode basse énergie comme mon
portable que j’ai envie de jeter contre les murs. J’en oublie même de serrer la
main de Monsieur Bouchard qui s’assoie à côté de moi. Il bredouille quelques
excuses pour son retard et le notaire, après tous les salamalecs d’usage,
commence la lecture du compromis. C’est aussi passionnant à écouter qu’un
mode d’emploi de mixer. Moi, je me répète le texto en boucle. Comment peut-
il me prévenir la veille pour le lendemain du départ et annuler le déjeuner ? Je
réalise enfin que tout le monde avait signé avec bonheur et joie, sans que j’aie
suivi quoique ce soit. L’acte est agréé avec clause suspensive déjà acquise. Les
banques des deux quadras, à la vue de leur ascension dans leur business leur
font confiance. Monsieur Bouchard est heureux. Il s’est définitivement
débarrassé de cet héritage encombrant. Je suis la seule à avoir envie de pleurer.

67
C’est l’heure du déjeuner. Monsieur le Notaire sert la main de chacun en
donnant rendez-vous pour la vente définitive dans deux mois et s’éclipse par
une porte matelassée. Les acheteurs partent à leurs affaires, mon patron doit
ouvrir l’agence, je reste seule sur le trottoir avec Monsieur Bouchard.
- Vous seriez libre pour déjeuner ? Je voudrais vous remercier pour
cette vente, c’est grâce à votre pugnacité qu’elle a été finalisée. Ne plus avoir ce
fardeau me soulage énormément.
- Heu… J’ai un peu de temps… Oui… si vous voulez…

Mon déjeuner avec Adolphe étant annulé, j’accepte pour me distraire de


ma désolation, mais le cœur n’y est pas. Je suis sans énergie. On n’a pas trop
de choix, il n’y a qu’un seul petit restaurant dans ce quartier désert. Il faut être
notaire pour y installer une étude. Pas un passant, pas une boutique, pas de
métro proche. On entre dans un silence de cathédrale. Toutes les tables sont
vides. On est les seuls clients.
- On sera bien servis, c’est l’avantage.
- Dites, Monsieur Bouchard, je viens de voir la carte, c’est un restaurant
végétarien… Ça ne vous dérange pas ?
- Pas du tout ! Je mange assez de viande comme ça, je suis boucher !
J’éclate de rire sans m’en rendre compte et m’interromps aussitôt à la
sonnerie de mon portable, pour répondre à voix basse.
- Alors il nous fait faux bond ? Ce n’est pas grande classe pour un
marquis… Et les billets ? Tu peux changer la date ?... Bien… Où es-tu ? Aux
Sables d’Olonne ?... Ok, tu m’expliqueras…. Excuse-moi mais je ne peux pas te
parler là, je suis au restaurant. Ben… avec le vendeur… Mon client ! … Arrête !
OK… Plus tard… Moi aussi… On se rappelle.

Découvrant ma mine contrariée quand j’ai raccroché, Monsieur


Bouchard se hasarde pour me distraire :
- Vous savez ce que j’ai lu ce matin, sur un bout de journal qui m’a servi
à envelopper un paquet ? C’est à se tordre, je l’ai même noté.

Il déplie alors un bout de papier et lit :

68
- « Une certaine Madame Carlotta a tenté de mettre fin à ses jours en
s’empoisonnant à coups de marteau ».

Il remet le papier dans sa poche, pas mécontent d’avoir entamé la


conversation avec une plaisanterie même si j’ai peur de l’entendre débiter des
blagues pendant tout le déjeuner. Je n’ai qu’Adolphe dans la tête qui est
remplie de trous.

Le jeune patron apporte les plats avec le sérieux et l’affectation des


serveurs de grandes tables, comme s’il avait oublié qu’il n’y a personne d’autre
que nous pour le regarder faire et que sa réputation est loin de pouvoir figurer
dans un guide des restos à découvrir absolument. On échange un regard
complice en le voyant repartir dans les cuisines. Finalement on trouve les
épinards et les brocolis mélangés aux champignons, savamment préparés dans
une sauce improbable de sa composition, passablement mangeables.
- Ça manque quand même de quelque chose, non ? Vous ne trouvez pas ?
- Laissez-moi deviner… De la viande ?
Il éclate de rire et je ris avec lui par contagion. Je commence à me
détendre car la courte conversation avec Adolphe m’avait sacrément
contrariée. Je ne sais pas qui je maudis en premier, le marquis ou Adolphe qui
ne semblait pas si ennuyé que ça de remettre ce week-end aux calendes
grecques. D’autant qu’il avait été décalé plusieurs fois.
En attendant, je me sens obligée de faire connaissance avec ce monsieur
Bouchard. Visiblement il est bavard et enchaîne tous les sujets de conversation,
trop heureux d’avoir un auditoire complaisant. Il cherche par tous les moyens
à prolonger ce tête-à-tête inespéré. Il a la voix cocarde du bon Français satisfait
d’être potentiellement rempli aux as depuis ce matin et il a tout le temps d’un
repas devant lui. En revanche je n’ai aucune appétence pour l’écouter parler
des élevages de bœufs, des abattoirs, des nouvelles modes alimentaires, de sa
boucherie et de son oncle mort, jamais marié et sans enfant dont il est le seul
héritier. J’espère surtout de pas affronter des questions personnelles, car il
commence à se répandre sur son divorce difficile et ses trois garçons encore
jeunes. Je regarde ostensiblement ma montre et feins d’être en retard pour un

69
rendez-vous. Il se lève, va payer et me retrouve sur le trottoir. Il me glisse sa
carte de visite.
- Venez me voir à la boucherie, ça me ferait plaisir.
- Si je passe dans le quartier, je n’y manquerai pas. Encore merci.
- Pardon, je connais votre nom, mais votre prénom ?
- Barberine. Barberine Berthet.
- Lucien Bouchard, des boucheries Bouchard. Mais vous le savez. J’ai
été ravi de partager ce repas avec vous. J’espère à bientôt !
Chacun part de son côté sans se retourner. Nos scooters étaient garés
dans des directions opposées.
Je me retrouve seule avec des impressions glaçantes. Qu’Adolphe est-il
allé faire aux Sables d’Olonne ce matin ? Ce n’était pas prévu. Aucune allusion
à ce changement de programme hier soir quand on a établi de déjeuner
ensemble à Paris à son arrivée. Et les billets qu’il devait me donner ?
Je n’ai pas assez de cran pour le rappeler tout de suite. Je préfère lui écrire
un texto :
- Mon amour chéri, puisque tu as les billets, on peut toujours y
aller. Il suffit de prendre un petit hôtel…Moi, son palais, je m’en
fiche…
- Bien sûr, mais le plus beau des voyages, c’est d’être dans tes
bras, je te couvre de baisers. J’ai hâte…

Sa réponse me sèche et me fait douter. A-t-il vraiment pris les billets ?


Je monte sur mon scooter, en espérant que mes larmes qui ont jailli d’un
coup ne vont pas me bloquer la vue pour conduire. Je dois retrouver mon
patron et les affaires courantes.
Au moment où j’enlève mon casque devant l’agence, mon téléphone vibre
encore dans ma poche, c’est un texto. Je ne veux pas regarder de qui il est, de
peur de me sentir obligée de répondre, je n’ai plus de force et plus de salive. La
pensée qu’Adolphe n’ait jamais eu envie de partir avec moi, que ce voyage n’ait
jamais été programmé, qu’il n’ait pas acheté les billets, que ce marquis n’existe
pas, et qu’il m’ait raconté n’importe quoi, me lacère la cervelle. Je veux mourir.
D’ailleurs je vais mourir. Je vais demander au vétérinaire de me piquer comme
il le fait pour un animal à l’agonie. Comment peut-on souffrir autant ? C’est

70
insupportable de me trouver avec des questionnements sans fin qui tournent
en une abyssale obsession.
Soudain l’image de moi, petite fille, devant le sapin de noël tout recouvert
d’illuminations me saute aux yeux. Mes parents adoraient les décorations, le
sapin croulait sous les guirlandes illuminées et ils mettaient sous son pied, tous
les paquets du Père Noël sur les chaussons de Dalia et sur les miens. Et je me
vois les ouvrir avec toute l’excitation de la découverte et le bonheur d’avoir ce
dont j’avais rêvé. Mais je ne trouvais jamais rien de ce que j’avais commandé.
Je m’étais pourtant bien appliquée à écrire une belle lettre au Père Noël pour
lui dire ce qui me ferait plaisir avec plein de dessins en couleur, des bisous et
beaucoup de mercis à la fin, mais j’avais toujours des mauvaises surprises. Mes
parents n’arrêtaient pas de me consoler en me disant que le Père Noël avait dû
se tromper de lettre, mais rien n’y faisait. Je ne pouvais pas cacher ma
déception. Et j’ai eu horreur de Noël à cause de ça. La promesse d’une grande
joie une fois l’an, se transformait en un désenchantement total. J’ai souvent
pleuré devant l’amas de papiers cadeaux où rien ne m’avait fait plaisir. Comme
là. Comme ce voyage annulé après tant de promesses. Voilà, j’ai dû faire la
même tête de petite fille désespérée parce qu’on l’avait trompée.
Non, cette fois, ce n’était pas le père Noël, ni mes parents, ( ma sœur avait
fini par me déniaiser et m’apprendre la triste réalité à savoir qu’ils étaient les
seuls responsables de mes désillusions. Les cadeaux de merde que je trouvais
dans mes chaussons, c’étaient les leurs ! J’avais fini par comprendre qu’ils
n’étaient pas aussi riches à millions comme je le pensais) mais ce salaud de
Marquis De Pacotille de Naples ! Pas la peine d’avoir une particule pour être si
mal élevé ! Aucune éducation. On n’apprend pas à tenir ses promesses dans ce
monde-là ? C’est moche de n’avoir pas de parole. Des empêchements ? Et
l’engagement qu’il avait pris avec nous, ça ne comptait pas ? Son palais doit
être aussi décevant que son titre. Je n’ai plus envie d’y aller. Mais tout va bien.
Ce n’est pas la faute d’Adolphe, d’ailleurs il m’a prévenue, c’est déjà ça. Il n’y
est pour rien. Et puis des palais, des châteaux y’en a en France ! C’est même sa
spécialité. Je l’appellerai ce soir pour lui dire.

71
***

Mon chien Gaston a fait son petit tour, a pissé partout sur les poubelles,
les pneus de voiture et fait sa crotte du soir au pied d’un arbre qu’il a mis
longtemps à choisir. Il est content. Moi aussi, car après avoir ramassé ses
étrons, je n’ai qu’une envie c’est de rentrer à la maison et de m’affaler sur le
canapé. La réunion chez le notaire, le déjeuner avec Bouchard et le week-end
annulé m’ont littéralement assommée. Mon envie aigüe de mourir, ma crise de
larmes et ma révolte contre ce week-end raté m’ont rendue liquide. Je n’ai plus
l’énergie pour appeler Adolphe. Je regarde quand même mon portable pour
voir le texto que je n’avais pas encore lu. Je saute de joie comme si j’étais en
pleine forme. C’est Anna, mon amie de pension qui m’invite à passer quelques
jours dans la maison familiale à côté de Barcelone. Une belle surprise à laquelle
je ne m’attendais pas et qui me fait très vite oublier Naples, le Marquis, son
palais fantôme, les Sables d’Olonne et Adolphe.
Je réponds très vite que je suis d’accord pour passer quelques jours et que
je suis disponible quand elle veut. Il faudra juste que je m’accorde avec Paul
concernant mes vacances, ce qui ne devrait pas poser de problème. Il a toujours
été arrangeant. L’été d’un coup s’annonce très joyeux. Adolphe ne m’ayant
jamais parlé de vraies vacances ensemble, excepté ce séjour Napolitain remisé
à plus tard… je me réjouis d’avoir ce projet tombé du ciel. Revoir Anna me fait
un plaisir immense. Même si nous communiquons régulièrement par
whatsapp, nous ne nous sommes pas revues depuis son mariage, il y a dix ans.
Déjà…Le boulot, les voyages ont créé toutes sortes d’empêchements. Elle avait
épousé un Espagnol polyglotte comme elle. Tous les deux sont traducteurs.
L’anglais, italien, russe, polonais, et bien sûr le français, n’ont aucun secret
pour eux. Ils se sont connus à l’université des langues slaves à Bologne en Italie.
Un type sympa avec qui elle a déjà fait trois fois le tour du monde à moto.
Maintenant, elle le laisse partir seul. Je ne le verrai pas car il sera parti en
Ouzbékistan à cette même période. Nous serons toutes les deux. Elle est la joie
même et respire l’équilibre. Avec elle, il n’y a jamais de problème, tout se
résout. C’est une belle terrienne intello. Elle a la beauté des femmes du Sud, un
teint mat, des grands yeux brun, petite et rondelette avec un visage joliment

72
dissymétrique qui aurait pu plaire à Picasso et des cheveux mi-longs qu’elle fait
teindre en violet profond, rose ou en rouge selon l’inspiration de sa coiffeuse.
Elle-même ne sait pas quel genre de couleur elle aura en sortant du salon de
coiffure. Ça la fait marrer. Pas la peine de la chercher dans la foule, elle est
comme la Reine d’Angleterre, on la repère de loin tout de suite. Quand elle
parle français, elle a la Zarzuela dans la voix depuis qu’elle vit en Catalogne.
Son phrasé est souple comme de la mousseline. Je nous revois à la pension
Saint Joseph à Boulogne sur Seine. Je venais d’arriver pour attaquer ma
seconde après la mort de mes parents, elle était assise à côté de moi dans la
même classe. J’étais tout intimidée.
- Tu es nouvelle ?
- Oui…
- Moi, je suis ici depuis ma sixième. Tu verras, ce n’est pas si dur.

À la sortie du cours, elle m’a présentée Francine et nous sommes, toutes


les trois, devenues inséparables dès le premier jour.
J’étais en train de réfléchir à mon départ et à ce que j’allais mettre dans
ma valise lorsqu’Adolphe m’envoie un texto :
- J’arrive demain. Tiens-toi prête vers midi. Je vais te montrer
quelque chose.
- On déjeunera ensemble ?
- Si j’ai le temps… Bonne nuit ! Tu me manques… je t’aime !
- Toi aussi tu me manques. Terriblement.

Aucune allusion au week-end annulé et à son détour par les Sables


d’Olonne, je m’en accommode puisqu’il pense à moi. C’est la seule chose qui
compte. J’ai honte de moi d’avoir eu toutes ces vilaines pensées qui m’avaient
traversées. Mourir n’est plus d’actualité. Il sera dans mes bras et c’est contre
lui que je découvrirai un autre palais…

***

73
C’était une belle matinée d’été. Très chaude. Trop chaude. Paris
suffoquait. C’était caniculaire. L’air était moite, la robe des arbres était
immobile, pas le moindre souffle d’air, le soleil brûlant continuait de griller les
quelques brins d’herbes qui avaient poussé le long du trottoir, et l’eau de la
fontaine en face de chez moi, s’était évaporée, rien de tout cela me perturbait,
je n’avais même pas trop chaud, alors que tout le monde souffrait et se
plaignait, moi je me sentais bien, j’attendais Adolphe avec impatience. Il
m’avait dit de me mettre devant la porte de mon immeuble. À l’heure, pile il
était là... Il tenait absolument à me faire découvrir un café. Un café très spécial
sans m’en dire davantage. Son camion était devant l’immeuble, je suis montée
dedans. Il était en tenue de ferronnier crasseuse. Moi je m’étais fait très jolie
avec une belle robe bien sexy. Il m’avait dégustée du regard avec insistance
pour finir par me dire que j’étais très belle et que s’il avait le temps… Mais il
n’avait pas assez de temps, juste celui de me faire découvrir ce café. Même
pendant la traversée de Paris, il n’avait rien voulu me dire. Enfin garé, ce qui
n’avait pas été une mince affaire, même un samedi début août, nous nous
sommes installés.

- Alors ? il avait quoi de spécial ce café ?


Anna est suspendue à mon récit.
« Eh bien c’est un café très chic, très stylé, un beau design mais très
particulier, en ce sens que tous les serveurs ou serveuses sont, soit trisomiques,
soit handicapés ou autistes à différents stades, Certains sont plus agiles que
d’autres. On nous a demandé de nous installer sur la terrasse malgré le soleil
tapant, et on a commandé juste un café. Mais la pauvre petite serveuse, assez
maladroite, a presque tout renversé en arrivant à notre table. Ce n’est pas ça
l’important bien sûr, ce qui l’est, c’est que le handicap se trouve au cœur de la
vie en plein Paris. J’étais très impressionnée et je me demandais pourquoi il
avait voulu me faire connaitre cet endroit. C’est sur chemin du retour que j’ai
compris et que j’ai accusé le choc.

- C’était sa fille ?
- Non ! C’était lui, lui-même ! Il m’a confié qu’il était autiste aussi. Enfin,
qu’il avait le syndrome Asperger, détecté alors qu’il était petit garçon. Il voulait

74
que je le sache puisque nous allions vivre une longue histoire ensemble. Je suis
restée clouée sur le skaï (par ailleurs très abimé) du siège passager. Rien ne
sortait. J’étais incapable de faire une remarque, un commentaire. J’étais
sidérée qu’il se sente handicapé, je n’avais rien vu. Par solidarité, il m’a même
dit qu’il donnait beaucoup d’argent à cette association et faisait partie du
conseil d’administration. Voyant mon trouble, il m’a rassurée en me précisant
qu’il se sentait totalement normal, sauf qu’il calculait et apprenait très très vite,
c’est tout. »

C’était au tour d’Anna de rester muette.

C’était le premier soir de mon arrivée dans cette propriété, que Visconti
aurait pu choisir pour son film « Le Guépard » tant elle semblait avoir été
composée pour faire son décor, quand je lui ai raconté cet épisode. Très
intriguées nous avons fait ensuite des tas de recherches pour savoir ce qu’était
le syndrome Asperger et à quoi on pouvait reconnaitre ceux qui en souffraient.
On a cherché partout sur google, regardé des émissions consacrées à ce
sujet et on a retenu que les manifestations les plus communes sont, une grande
créativité, une intelligence particulière et une personnalité excentrique. En
réfléchissant, je pouvais les attribuer à Adolphe sans me tromper. Mais il y en
a beaucoup d’autres qu’il n’avait pas visiblement, comme le goût des habitudes,
l’inaptitude à comprendre le second degré, la difficulté à se situer dans l’espace
et une vie sociale inexistante. Il avait donc un petit syndrome. Mais Adolphe
me l’avait dit, alors chaque mot de sa bouche laissait une empreinte indélébile
dans mon cerveau.
Anna m’avait donc accueillie à l’aéroport comme prévu le matin même et
avait tout de suite proposé de me faire découvrir Barcelone en voiture avant
d’arriver à la maison. Il faisait le même temps qu’à Paris, sauf que la mer
proche, donnait un peu plus d’aération. C’était supportable. Cette ville
grouillante de vie et de touristes m’a plu d’emblée. J’ai admiré les façades art-
déco, la célèbre et sublime Sagrada Familia, malheureusement toujours en
travaux, le parc Güel du même génial architecte qui font la gloire de cette ville
si trépidante, puis nous avons pris la route. Pendant tout le trajet qui nous
menait à destination, elle m’a raconté comment cette propriété était entrée

75
dans la famille. Son arrière- grand-père l’avait gagnée au jeu ! Et par bonheur
pour tous ses descendants, il ne l’avait jamais reperdue. Il avait dû arrêter de
jouer. Au fur et à mesure qu’on approchait, je brûlais d’envie de lui raconter
ma nouvelle vie dans le détail et surtout ce qui m’avait pas mal secouée avant
mon départ, mais j’attendais d’être installée. Anna avait cuisiné pour mon
arrivée un plat catalan à base de gambas et de colin, et on avait faim.
Après le repas délicieux pris dans la cuisine, qui ressemblait à celle que
l’on avait pu découvrir dans la célèbre série anglaise Downton Abbey ( sans la
brigade de serviteurs) , et après avoir admiré cette grande bâtisse entourée de
cyprès, d’oliviers et de vignes où tout semblait être sorti de terre depuis des
siècles, elle m’avait demandé de choisir ma chambre. Il y en avait six. J’avais
choisi celle dont la fenêtre donnait sur la mer. C’était au moment où j’étais en
train de vider ma valise dans un état de délabrement total que j’avais dû lui
cacher, j’ai entendu le bip d’un message. C’était Adolphe :
- Tu m’oublies déjà ?
- Je suis en train de m’installer.
- Tu me manques trop, je t’aime. Je baise tes lèvres. Ton
silence est une douleur, Écris-moi ! Ne m’abandonne pas, je t’aime
en grand !

J’ai couru rejoindre Anna pour lui faire part de ce qui c’était passé avant
mon départ de Paris et son renversement déroutant auquel je ne m’attendais
plus.
- Tu me raconteras sur la plage ; Prends ton maillot de bain et viens vite
c’est la bonne heure !
- J’arrive !

***

Nous étions étalées sur le sable bouillant et la mer nous invitait


sérieusement à nous rafraîchir pour ne pas nous cramer la peau. C’était torride.
Après mon premier bain de mer, que j’ai savouré avec délice, je me suis
installée sur la serviette à côté d’Anna.

76
- Alors ton Adolphe ? Je n’arrive vraiment pas à me faire à son prénom…
Son père était fasciste ?
- Je ne sais pas… ON n’en a jamais parlé. Il n’est pas né en Italie mais
en France.
- Alors de quoi tu voulais me parler ?
À cet instant, je n’ai plus eu envie de brouiller l’image d’Adolphe en lui
racontant sa réaction cruelle quand je lui ai annoncé que je partais chez Anna.
Je ne lui dirai rien. Mais la blessure était encore vive malgré son dernier texto
de rattrapage.
Après cette petite visite au café Joyeux et ses confidences sur son
syndrome Asperger, il m’avait redéposée devant mon immeuble, n’ayant pas le
temps de monter chez moi pour un câlin, que j’espérais quand même... C’est
alors que je prends des gants pour lui annoncer que j’allais partir chez une amie
à Barcelone pour dix jours. Ce qui me semblait normal pour la période de
vacances d’été.
- Quoi ? Tu pars sans m’avoir averti ? Tu as donc prévu ce voyage depuis
longtemps ! Je n’aime pas les menteuses et les cachotières. Je ne peux plus te
croire. Je n’ai plus confiance. Sors du camion. Je te quitte définitivement.
Oublie- moi.
- Mais… Mais… Ce n’était pas prévu ! Je viens juste de recevoir son
invitation !
- Arrête. Tu mens. Sors. Disparais de ma vie.
- C’est mon amie d’enfance. Je ne l’ai pas vue depuis des années, c’est
inespéré qu’elle soit dispo…
- Adieu. Je ne veux plus avoir de tes nouvelles ! Sors du camion

Je suis sortie du camion en état d’apesanteur et il a démarré aussitôt. Je


ne savais plus où j’étais, ni où je devais aller et ce qu’il fallait faire. J’ai
commencé à gémir puis à beugler de plus en plus fort sur le trottoir comme un
veau que l’on arrache à sa mère. La seule idée qui me soit venue pour ne pas
inquiéter les passants qui allaient sans doute appeler la police ou les urgences,
c’était d’aller pleurer tout mon saoul au cimetière d’à côté sans que personne
ne puisse s’interroger sur mes râles de douleur que je ne maîtrisais pas et que
je déversais dans la rue sans aucune pudeur. Rien dans la journée ne m’avait

77
préparée à vivre ça. Ma détresse était abominable. Comme une mère qui
endurait la mort subite et tragique d’un fils bien aimé.
Pleurer ses morts dans un cimetière est normal, tout le monde le
comprend. On y va pour se répandre et pleurer tout son saoul. C’était l’endroit
rêvé. Je m’étais affalée sur la première tombe venue (je n’avais même pas
regardé le nom du défunt ou de la défunte) pour me laisser aller à sangloter.
Comme si celui que je venais de perdre était enfoui sous cette pierre froide et
anonyme. En fait, j’aurais voulu être sous terre avec son squelette. Lui, au
moins, il ne souffrait plus depuis longtemps. Ce que m’avait craché Adolphe à
la figure ressemblait fort à une condamnation à mort pour faute grave. Haute
trahison. Une mort programmée dont je n’allais pas survivre.
Oui, ma liaison avec Adolphe avait pris fin d’un coup, sans sommation. Il
m’avait répudiée ! J’étais de nouveau abandonnée, sans amour et sans
comprendre pourquoi. Le bonheur ne sera donc jamais pour moi. Étienne et
maintenant lui ? J’avais fait quoi au juste pour mériter ça ?
J’étais restée sur cette pierre tombale pendant des heures, jusqu’à
l’extinction de mes spasmes de douleur. Il faisait nuit déjà quand je suis rentrée
chez moi à bout de force comme un corps vide ambulant. Ma vie venait de
basculer de nouveau dans la désespérance. Sans Adolphe, valait mieux
disparaitre, me faire piquer comme un chien. La vie, la mort me semblaient
pareils. Il venait de m’écraser comme on le fait avec le raisin. Il ne restait que
la pulpe. Ma peau. Mon corps était vide. Je m’étais laissée tomber sur mon lit
comme on plonge sans conscience dans les ténèbres sans repère.
Au petit matin, curieusement, machinalement et sans réfléchir, j’avais
préparé mes bagages. En automate, j’avais réussi à prendre l’avion comme si
je montais au ciel où la souffrance n’existe plus, pour me retrouver sur la
serviette éponge à côté d’Anna…

Non, je n’ai pas osé lui parler de cette crise de jalousie démente d’Adolphe
qui m’avait foudroyée et de mon passage au cimetière, je lui ai simplement
montré le texto de réconciliation qu’il venait de m’envoyer et qui m’avait
calmée et rassurée d’un coup.
- Il est très amoureux ton Adolphe dis-moi.

78
- Oui… Quelle chance pour moi de retrouver l’amour à mon âge ! Je n’y
croyais plus. Mais parfois il est difficile à cerner… J’ai toujours peur que ça
s’arrête… J’en suis gaga. J’adore ses petits mots doux, ses poésies si féminines,
ses dessins, tout quoi !

Comme les histoires d’amour, belles ou tristes, n’intéressent personne


que soi, j’ai arrêté de lui parler de lui pendant le reste du séjour. Elle
remarquait juste mon sourire étiré comme si j’avais des élastiques au coin des
lèvres quand il m’écrivait des mots d’amour ou qu’il me posait des questions
sur notre emploi du temps, et elle comprenait que je pataugeais dans le
bonheur en me faisant un clin d’oeil. C’était suffisant. Adolphe était
omniprésent à chaque moment de la journée et j’étais en orbite au-dessus de
la vie. Les jours s’enchaînaient et se partageaient entre les baignades, les
courses, le shopping dans une atmosphère euphorisante. Tout était simple
avec Anna. Jusqu’au jour où je suis restée figée sur place. Tantélé m’avait
appelé au sujet de l’enregistrement de la dramatique sur Carlos Gardel était,
comme prévu, deux jours après. J’avais complètement oublié !
Anna avait compris la pénible décision que j’avais dû prendre et m’avait
accompagnée à l’aéroport car il n’était pas question de ne pas y être, surtout
après le chagrin de Tantélé. Et puis, si j’avais imaginé Adolphe collé à moi
comme un siamois pendant tout mon séjour, je frissonnais de plaisir à l’idée
de le toucher et de goûter ses baisers en vrai car je lui avais, évidemment, laissé
un message pour le prévenir de mon arrivée avancée.

DEUXIEME PARTIE

***

À peine sortie de l’avion, j’ouvre mon portable avec la certitude que je lirai
un texto d’Adolphe m’annonçant qu’il était déjà à la maison, qu’il m’attendait
fiévreusement et qu’il allait me prendre avec sauvagerie sur le tapis de l’entrée

79
ou dans cuisine sur un tabouret, n’importe où l’on pourra se donner du plaisir.
L’envie de l’autre est béante des deux côtés, je n’en doute pas. Je lis et relis, je
déchiffre mal, mes yeux ont la vue brouillée, les mots ne sont pas nets, ils
sautent, ils ne restent pas fixes, ça doit être l’altitude, la fatigue, le soleil ou la
cataracte… Je reste sur place, je ne peux pas avancer, je me fais bousculer, je
manque de tomber, ma valise me sert de canne et je m’y accroche et puis je
m’écroule. J’ai dû mal à comprendre. Il m’annonce qu’il est sur le point de
partir au Japon pour assister à une exposition de ses œuvres, qu’il va m’écrire
dès son arrivée là-bas, que je lui manque et qu’il m’aime. Fin du message. On
m’aide à me relever. – « Ce n’est rien, juste un vertige, la chaleur… Merci ».
Non, ce n’est pas la chaleur, je suis glacée d’un coup. Péniblement
j’avance vers la sortie et rentre chez moi en RER sans pouvoir lui répondre, les
deux hémisphères de mon cerveau sont à l’arrêt, en panne sèche.
Je prends le courrier, je monte dans l’ascenseur, j’ouvre la porte de
l’appartement et je vois qu’il est inoccupé, vide. Adolphe n’y est pas. Rien ne
ressemble à ce que j’avais imaginé. Ça sent le renfermé, j’ouvre les fenêtres, et
je m’écroule sur mon lit, la valise à moitié défaite. Le téléphone me sort de
mon cafard noir. C’est TAntélé :
- Tu as relu ton texte ?
- Non, je débarque…
- Il faudrait que tu sois plus précise sur cette histoire de « déserteur » ;
On ne comprend pas très bien.

Je me redresse, racle ma gorge et j’essaie de prendre une bonne voix,


claire, enjouée et professionnelle pour ne pas l’affoler. Je suis l’auteure de cette
dramatique et il est de mon devoir de répondre précisément.
- C’est simple : En tant que français, Carlos Gardel aurait dû rentrer
pour faire la guerre. Il n’est jamais retourné en France à cause de ça. Il ne
voulait ni porter de fusil, ni combattre, seulement chanter le tango. Il aurait
fait de la prison comme déserteur.
- Parfait. On comprend mieux. À demain !

Le retour à la réalité me plonge dans un tournis vertigineux. Anna, la


plage, la mer, les rigolades, les déclarations d’amour d’Adolphe en continu,

80
sont déjà entreposés dans le passé, faciles à retrouver si je veux faire monter
mon blues. Je suis à Paris, un Paris déserté, mou, et sans aucune gaité, triste
à dépérir. Après avoir déballé toutes mes affaires machinalement, je regarde
attentivement mon courrier. Il y a une carte postale de Dalia ce qui m’étonne
car elle ne m’écrit jamais et une grande enveloppe qui laisse penser à un faire-
part. Il n’est pas bordé de noir, ce n’est donc pas annonciateur d’un décès. Je
l’ouvre et ce que je lis me sort de mon cafard noir.
Émile Berthet et Élodie Guimard ont la joie de vous annoncer leur
mariage qui sera célébré le 3 septembre à l’Église Saint Éloi de Dunkerque à
onze heures du matin. La bénédiction sera suivie d’un cocktail organisé à la
salle des fêtes de la Mairie. Réponse avant le….
Je ne lis pas tous les détails, tant la nouvelle me stupéfie. Émile se
marie ?!!! À Dunkerque ? Je ne savais pas qu’il avait une petite amie et encore
moins une fiancée… Je regarde mon agenda et vérifie si je suis libre ce jour-là.
C’est dans deux mois, je n’ai donc aucune obligation. Les pages sont blanches.
Je note en rouge et en très gros : Mariage d’Émile. Je saisis mon téléphone
pour l’appeler mais voyant l’heure tardive, je renonce. Je gratte dans ma
mémoire pour savoir s’il ne m’en avait pas déjà parlé. Aucun souvenir, ce qui
me surprend. Après la disparition d’Étienne, Émile était le seul lien avec ma
vie d’avant, ma vie de famille heureuse. Je l’aimais beaucoup comme le fils que
je n’avais pas eu. Sans qu’on se voie souvent, on se donnait des nouvelles
fréquemment. Tous deux éprouvés, nous avons toujours eu envie de ne pas
nous lâcher la main. Sans sa tendre présence, j’aurais sombré plus gravement
et lui aussi sans doute. Je me réjouis pour lui et déjà, en grande coquette, pense
déjà à la tenue que je porterai. C’est une fois dans mon lit, que j’ai comme un
spasme à l’idée qu’Émile ait pu inviter son père. Il l’a forcément prévenu. Lui
seul sait où il se trouve. Le secret a été gardé pendant des années au prix d’un
courage énorme, mais il serait temps maintenant de révéler où se trouve
Étienne et de confirmer s’il sera présent au mariage de son fils unique.
Étienne est toujours mon mari légalement, bien que j’aie pu obtenir une
séparation de corps officielle. Je paye mes propres impôts et habite le même
grand appartement que j’occupais avec lui et qui lui appartient. Rien n’avait
changé après son départ, excepté le lit que j’ai voulu changer très vite. Quant
aux photos, celles où l’on nous voyait heureux ensemble, placées un peu

81
partout dans l’appartement, sur la cheminée, sur la table basse du salon, dans
la chambre, je les avais toutes déchirées. Aucun souvenir à vue. Disparu. Il
n’avait jamais été dans ma vie.
L’argent qu’il avait laissé sur notre compte commun m’avait permis
jusque-là, de payer les charges et les travaux de la copropriété en relation aux
millièmes et j’avais la plus grosse part… Comme le fond baissait et je me
demandais s’il ne serait pas prudent de déménager et de prendre plus petit
puisque j’étais seule maintenant. J’y songe de plus en plus. Émile devenu
adulte, était déjà parti de la maison pendant cette période noire.
Très agitée par les nouvelles, je ne ferme pas l’œil de la nuit. Ça tourne.
Ça tourne très vite. J’échafaude les différents scénarios qu’Adolphe est en train
de me préparer mais je ne trouve pas la fin…Et je fais un montage mental avec
les images d’Émile à son mariage en les mélangeant avec le mien.
À peine debout, je m’apprête à prendre mon petit déjeuner, un café bien
noir pour me mettre en route, mais tout me demande un effort, je fais tout au
ralenti. C’est à peine si je me souviens où se trouve la cafetière et mon bol.
Pendant que le café passe, une peur incoercible m’étreint. Adolphe est déjà
parti pour le Japon et il ne m’a pas dit au revoir. L’avion devrait atterrir d’après
son dernier texto… Trois semaines encore à attendre ! Si je compte bien, avec
mon escapade à Barcelone, je ne l’aurais pas vu pendant près d’un mois. Seuls
ses mots d’amour qu’il m’envoie, me servent de preuve. Preuve que je compte
pour lui ? Qu’il m’aime ? Qu’il souffre comme moi de la séparation ?
Comment faire pour supporter cette si longue absence ? Que va-t-il faire
au Japon ? Retrouver son ancienne maîtresse ? Je me souviens qu’un soir, il
m’avait confié avoir vécu avec une Japonaise pendant près d’un an. Qu’il
parlait même japonais et que grâce à elle, il était devenu expert en amour
tantrique...Mais à ce jour, il ne m’a jamais proposé d’expérimenter avec lui
cette façon de jouir sans se toucher : « On le fera ensemble ? » - « Bien sûr… »
Mais on n’a jamais trouvé le temps. On se voit si peu… « La prochaine fois ».
Cette exposition me semble bien soudaine. Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé
plus tôt ? Tout se prépare bien longtemps à l’avance pourtant… Dans le
brouhaha de mon cerveau je ne trouve pas le trou de ma bouche pour avaler
mon café. Tout dégouline sur ma chemise de nuit. Seul mon corps me parle, il

82
en sait plus long que mes pensées comme toujours, alors il se met à trembler.
Je tremble mais je n’ai pas de réponse à mes questions…
Je pars retrouver Tantélé à Radio France sans conviction, sans énergie et
en trainant mon cafard comme un gros médaillon qu’il aurait accroché à mon
cou en partant. Mais pas question de lui montrer, elle a assez de chagrin
comme ça.

***

Les acteurs sont déjà tous là quand j’arrive (un peu en retard) autour de
Tantélé, de l’ingénieur du son et du bruiteur. L’ambiance est joyeuse, tout le
monde aime le texte et je retrouve le sourire comme par magie. « Ma
productrice » aussi. Rien de ce que nous vivons, elle et moi, transpire sur nos
visages. Elle va bien et moi de même. Cette séance s’avère thérapeutique.
L’enregistrement se fait vite car les acteurs sont bons. Pas de bafouillage, ni de
questions inutiles, Tantélé les dirige avec précision et son casting est parfait.
Tout est en boite rapidement. C’est au moment où l’on se sépare que Tantélé
me propose de déjeuner avec elle. J’accepte en me disant que je ne dois parler
que d’elle et de sa douleur. Motus sur Adolphe, son expo et son
Japon/japonaise…
Installées à la cafétaria devant une quiche au jambon préfabriquée et un
verre de chardonnay pour relever l’allure du repas, elle me fait parler de mes
vacances et de Anna qu’elle a très bien connue, en regrettant de me les avoir
écourtées. Mais le résultat valait bien le sacrifice puisque tout le monde était
content. Nous glissons assez rapidement la conversation sur le futur mariage
d’Émile qu’elle a toujours considéré comme un neveu. Je n’évoque
évidemment pas ma hantise à l’idée, toute probable, d’y revoir Étienne, mais
je vois qu’elle y pense. De parler de cet évènement heureux a chassé pour elle
le plus triste. L’enterrement de Michel a été une épreuve terrible et elle doit
faire face à un tas de tracas maintenant, dont celui de redéménager…
- Viendrais-tu avec moi choisir ma tenue de belle-mère ? Je n’ai rien
pour ce genre de cérémonie…

83
- Je ne suis pas sûre d’avoir envie de faire les boutiques en ce moment
pardonne-moi…
- Je comprends.
- Au fait, as-tu eu des nouvelles de Robert ?
Je manque de m’étouffer. Il me paraissait impensable qu’elle puisse
penser à lui en cette période de deuil.
- Non. Pourquoi tu me le demandes ?
- Il m’a écrit et envoyé la lettre ici.
- Ah ???... Il te dit quoi ?
- On en parlera plus tard. Je suis pressée, j’ai un rendez-vous dans une
minute.

Lui aurait-il parlé de notre rencontre et de la nuit passé chez moi ? Je ne


suis pas tranquille… Pour rien au monde je voudrais que Tantélé pense que je
l’ai trahie.

***

Je récupère mon chien chez Paul. Il me fait la fête dès que je rentre dans
son appartement. Ça dure, ça dure…au point d’en avoir un fou-rire. Qu’il est
bon de voir que je manque à un être vivant, même si ce n’est pas Adolphe ! -
« Il a été sage et obéissant, tu peux me le confier à nouveau si tu pars, c’était
un plaisir » me dit Paul. – « Grands mercis ! » C’est à lui que Gaston va
manquer maintenant… Paul vit tout seul depuis longtemps, sans avoir
retrouver de femmes (ou d’hommes) qui lui plaisent. On pourrait dire que c’est
un vieux garçon encore jeune. Il n’a pas quarante ans.

En regardant attentivement la pile de courrier que je n’avais pas ouverte


à mon arrivée, entre les diverses factures à régler (ce sont souvent
malheureusement les seules preuves de notre existence qu’on trouve dans les
boites à lettres), je retrouve la carte de Dalia envoyée de Stromboli où elle a

84
passé ses vacances. Elle fait référence au nom que les siciliens ont donné au
volcan : IDDU. Je me promets d’en parler à Adolphe quand il rentrera
puisqu’il est d’origine italienne, il doit savoir pourquoi on lui a donné ce
sobriquet et qu’elle en est sa traduction puisqu’ elle n’existe pas dans le dico.
J’attends de recevoir son texto m’annonçant son arrivée à Tokyo, je me
traîne et me demande si je n’ai pas totalement rêvé à ce couple merveilleux que
nous formons et à cet amour inespéré arrivé comme une tornade dans ma vie.
Est-il prêt à se dissoudre comme du sucre dans l’océan qui nous sépare ?
Ces interrogations ont vite disparu quand je lis :
- Le voyage au Japon a été reporté
- Oh !!! Tu n’es pas parti ? Tu me manques trop… Où es-tu ?
- Dans le sud, chez moi. Je fais mes entraînements de danse,
les compétitions approchent.
- Ah ? Pourquoi tu ne m’as pas prévenue plus tôt ?
- Pas le temps… débordé…
- Quand arrives-tu ?
- La semaine prochaine. Tu es ma belle surprise, comme celle
que l’on trouvait dans les cornets de papier avec des choses
dedans… OH !!! J’ai un bout de fonte qui brûle ! Je te laisse. Baisers
chauds.

Il est là, il n’est pas parti, je vais le revoir, il me l’a dit, je suis rassurée.
- Ton mot m’a mis la joie au cœur et à ramener le soleil
- Bientôt je te baise joliment. Tu me manques.
- J’ai un trou à l’âme quand tu n’es pas là…

Je suis de nouveau sur un nuage. Adolphe m’aime comme je l’aime.


Depuis le début je rêve de vivre le quotidien avec lui, faire les courses, danser,
cuisiner, baiser, être près de lui. Tout le temps. Passer mes journées à le
regarder forger, jouer du saxo, discuter au coin du feu… J’avais déjà prévu de
déménager chez lui comme il m’en avait souvent parlé, j’attends juste
l’invitation formelle. Bien que je déteste la campagne, on s’y ennuie et on y
vieillit plus vite je l’ai observé, mais avec lui, je ne pourrai pas car le temps
n’existera pas à ses côtés. Et puis, on peut écrire partout…

85
Il est mon homme. Comment en douter ? Il m’écrit encore ce petit mot :
- Ce n’est pas le nombre de jours qui compte, mais la qualité.
Ne réduis pas notre relation à un chiffre, elle est faite de rires, de
mots et aussi de complicité charnelle. Sois sûre de notre proximité
spirituelle aussi. Je t’aime.

Je lis ça et je suis immédiatement transportée dans une galaxie géante


remplie d’étoiles énormes. Une voie lactée où tous deux, ensemble, serions
comme des Dieux.

***

- « Barberine, peut-on se voir ces jours-ci ? Je voudrais te parler des


modalités de la cérémonie et d’autres choses… «

C’était Émile. Il m’avait devancée. J’aurais dû l’appeler dès mon arrivée à


la réception du carton.
- Bien sûr. Quand tu veux…
- Aujourd’hui ça irait ?
- Parfait. Déjeunons ensemble à côté de l’agence. Vers treize heures.

Je suis à l’agence et je l’attends. Je suis partagée entre la joie de le revoir,


car hors des fêtes de fin d’année où l’on se retrouvait avec Tantélé et Robert,
quand il était encore à peu près sobre, on ne se fréquente plus tellement le reste
de l’année, (Il est prof en banlieue et il a beaucoup de boulot) et la crainte qu’il
m’annonce une nouvelle que j’aurais du mal à encaisser s’il m’apprend
que…Étienne… Et puis, j’ai envie de lui parler aussi de ma nouvelle vie avec
Adolphe, mon amoureux, un homme rare.
Il est déjà là sur le trottoir. Je sors, ferme l’agence et je l’emmène dans
ma « cantine » où je vais presque tous les jours. Le chef est devenu comme un
ami au fils du temps.
- Le plat du jour pour moi !
- Et moi aussi.
- Aujourd’hui : des endives braisées au jambon et béchamel, ça vous va ?.

86
- Très bien. Et une bouteille de… Rouge ou blanc pour toi ?
- - Champagne ! On va fêter ça !

On se fait face en se souriant, heureux de partager ce déjeuner. Émile est


un très beau jeune homme, très grand et mince, l’allure élégante et aimable. Il
porte le costume clair en lin que je lui ai offert pour son CAPES, il est tout
froissé mais ça fait chic. Et puis par grande chaleur, c’est très confortable. Il ne
peut pas s’en passer en été. Inusable. Comme neuf après toutes ces années ! Il
est détendu, ce qui me rassure tout de suite. Les nouvelles sont forcément
bonnes… pour moi j’entends… Le chef apporte la bouteille et sert les coupes.
- À toi et à ton mariage ! Je suis vraiment heureuse pour toi.
On trinque en se regardant, les yeux pétillants comme la boisson.
- Hum…Il est bon !
- Barberine, je tenais à te voir pour… Voilà…
À cet instant, je tremble d’entendre la suite.
- Voilà… Je voudrais, en fait, te demander de me conduire à l’autel… à
l’église. Comme tu le sais, je ne vois plus ma mère depuis des lustres depuis
qu’elle s’est remariée à ce connard, alors je voudrais que ça soit toi qui
m’accompagnes en me prenant le bras dans l’allée centrale au son de la
musique. Tu connais ? Celle de Mendelssohn : La Marche Nuptiale. Ne ris
pas !... Je sais, je suis vieux jeu, mais un mariage sans cette marche, ce n’est
rien qu’une cérémonie banale… Elle fiche le frisson cette musique. C’est
solennel, j’aime ça… Voilà…Tu as toujours été présente pour moi et s’il te plait,
ne me dis pas non… C’est un jour tellement important pour moi. Je vais enfin
me faire une famille à moi. Une famille unie, normale. Tu sais, Élodie est
merveilleuse. Belle, intelligente, dynamique. On s’entend très bien. Je voudrais
te la présenter.

Il est intarissable sur Élodie. Élodie parle plusieurs langues, Élodie est
musicienne dans l’âme, Élodie est économiste, Élodie travaille à la
bibliothèque Mitterrand : « Tu comprends, c’est moins aléatoire qu’une
carrière de pianiste pour fonder une famille ». Élodie, pour résumer, est son
tout. J’avais compris depuis le début : il aime Élodie.

87
- Ton bonheur est contagieux, tu vas me faire pleurer… Que je suis
heureuse pour toi !

Avant de commencer à manger, évidemment, je n’échappe pas aux


photos d’Élodie qu’il a le plaisir de me montrer. Élodie est en effet très jolie,
les traits fins, un bel ovale, blonde comme les filles du nord et semble très
douce : « Un bon petit genre » comme aurait pu dire ma tante Hélène. Puis il
engloutit les endives à la béchamel et boit coupes sur coupes de ce mauvais
champagne spécial cantine, quand je n’ai pas encore goûté au plat. Son
exaltation me touche. Quand je veux me resservir une coupe, je m’aperçois
qu’il a presque vidé la bouteille. Pas grave. Je dois rentrer à l’agence, je ne suis
pas en vacances comme lui. (ce sont les vacances scolaires ) Arrivés sur le choix
du dessert, il finit par lâcher la phrase que je redoutais :
- Papa sera là aussi.

J’ai cru m’étrangler avec ma salive. Tous les nerfs du cerveau se touchent
et provoquent comme un court-circuit. Pas un mot ne sort de ma bouche.
- Il fallait bien que je te le dise, non ?

Puis reprenant le contrôle de la parole après un long silence et pour


montrer que je suis finalement détachée de ces années noires, je prends une
voix qui se veut nette et ferme :
- Bien sûr. Je m’y attendais. Tu es son fils. C’est normal qu’il soit là. C’est
une journée très particulière, unique.
- Ça va te faire quoi de le revoir ?
- Rien. J’aime un autre homme.
- Qui ?

J’hésite à lui raconter mon bonheur jugeant que ce n’était pas le moment,
mais mon sourire est le meilleur traducteur. Machinalement je prends mon
portable, prête à lui montrer juste les photos d’Adolphe, et lui parler de ma
nouvelle vie de femme épanouie, mais je me ravise et enchaîne en prenant un
ton détaché.
- J’ai cru que j’avais un message…du boulot… non, rien.

88
Émile m’observe avec attention
- En tout cas, tu es resplendissante. Ça me fait plaisir de te voir comme
ça...Ça tombe bien car papa ne viendra pas seul…
- Ah ??? Avec qui ?
- Une femme. Je crains que tu sois horrifiée. Elle a l’allure d’une… enfin
elle est assez vulgaire. En fait, elle tient un bar dans Dunkerque. Barmaid.
D’un coup ma colère éclate comme un geyser. Sans secousse préalable.
- Il a quitté toute la famille pour une femme ? Il m’a quittée pour une
barmaid ??? Je n’arrive pas à te croire… Pourquoi ne pas m’avoir dit la vérité
au lieu de me faire croire que c’était à cause de moi ! Quelle délicatesse, quel
panache !
Tout mon équilibre s’écroule d’un coup. Fini le sourire, fini la voix claire,
fini les yeux pétillants, tout s’éteint. Je bois le fond de mon verre pour éviter de
parler. D’ailleurs, je ne pourrai plus, le souffle est interrompu. En apnée,
j’écoute Émile. Et il me raconte tout d’un trait comme un besoin impérieux de
se décharger de ce secret. J’apprends donc, dans ma cantine de quartier, qu’en
fait, Étienne était parti faire une retraite d’un mois dans un monastère en
Birmanie pour faire le vide, réfléchir, comprendre… C’était visiblement un
burn-out. Bref…c’était prévu comme ça… mais il y est resté cinq ans. Mon
copain cuistot me regarde me décomposer, l’air inquiet. Tout avait commencé
par une fête et là patatras, le déjeuner ressemble à la fin d’un super mélo raté…
Il se risque quand même :
- Ça va ?... Autre chose ? Un dessert ?
- - Non merci.

C’est Émile qui a parlé, je n’aurais pas pu. Je lui ai juste fait le signe que
le déjeuner était terminé. Il faut dire que les images qui me viennent d’Étienne
habillé en robe safran, le crâne rasé, des chapelets aux poignets doivent me
donner un air d’abrutie et de l’imaginer rester assis pendant des heures pour
étudier le symbole de la roue du Dharma me flanque des tremblements
nerveux… J’ai, d’un coup, comme un rictus que je ne maîtrise pas. Et puis
Émile enchaîne pour me préciser qu’ils ont correspondu régulièrement
pendant cette période toujours avec l’obligation de ne rien me dire car il
pensait rentrer un jour… Puis les lettres se sont espacées. Émile continuait à

89
lui écrire jusqu’au jour où son courrier est revenu. Il avait disparu. Aucune
trace. Pas un signe de vie. Que faire ? IL a contacté l’Ambassade de France, le
Consulat… Ça n’a rien donné. C’était un homme et un adulte donc tout le
monde s’en foutait. Alors il a fait comme moi, il a laissé tomber. Étienne voulait
visiblement rompre aussi avec lui…

- Je t’ai toujours éloignée de mes angoisses, mais c’était très douloureux


à supporter surtout en voyant ton désespoir. Il fallait toujours parler d’autres
choses que de lui, sinon tu t’écroulais…

À ce moment-là, précisément, je sais que je ne pourrai plus jamais


m’écrouler. L’histoire est terminée. Je ne suis plus seule dans la vie
maintenant. Adolphe pense à moi, il est avec moi. Je suis de nouveau en couple.
Je suis deux. Alors je reprends une grande respiration pour faire un premier
son, et j’ose la question :
- Mais alors ? Quand l’as-tu retrouvé ???
- Par hasard. Il y a moins d’un an.
- Un an…Par hasard ???
J’ai du mal à déglutir ma petite gorgée de champagne qui me restait et je
manque de tousser.
Statufiée, j’écoute la suite.
- Oui, cette histoire est incroyable. J’étais allé retrouver Élodie à
Dunkerque, ses parents habitent le Nord, quand j’ai été intrigué par un homme
barbu, les cheveux longs qui promenait son chien sur la plage, accompagné
d’une femme assez… enfin… on aurait dit qu’elle avait bu, elle ne marchait pas
très droit, les cheveux rouges et maquillée outrageusement, petite et assez
ronde, enfin…grosse, mal fagotée. Je les ai croisés au lointain sur le sable, la
mer était très basse, mais la voix de l’homme m’a fait frissonner. Je n’ai pas
compris pourquoi tout de suite. L’homme a appelé son chien : « Santos,
viens ! » Là, je n’ai plus eu de doute. C’était bien sa voix de basse
reconnaissable et l’homme boitait de la même façon que papa… C’était papa,
c’était lui.… J’ai fait tomber mon cœur comme du plomb au bout de mes pieds.
Je ne pouvais plus avancer pour le rattraper.

90
Émile est au bord des larmes. Je lui prends les mains quand je
m’aperçois que les miennes tremblent. Je suis sonnée moi aussi. Je comprends
son déchirement. Revoir un père de cette façon est insupportable. Et j’arrive à
composer une phrase pour m’empêcher de pleurer.
- Le hasard est le plus grand des romanciers… On ne voit ce genre de
rencontres que dans l’imagination des mauvais auteurs, non ?
- Sans doute… Mais c’est la vérité. J’ai couru comme un fou pour les
retrouver, et à bout de force, je suis rentré par hasard (encore) dans un café et
là, j’ai dû m’accrocher au poteau central, j’allais m’écrouler … Ils étaient là tous
les deux en face de moi derrière le comptoir. Il a crié : « Émile » ! et nous
sommes tombés dans les bras…Il était méconnaissable…
- Oh !!! Dans un bar ? À Dunkerque ?... Vous avez pu parler de son
errance ?
- Oui… Un peu… Mais ce qu’il me disait ressemblait plutôt à des œufs
brouillés… Je ne comprenais pas tout, les mots sortaient mais pas les phrases…

Je m’essuie les yeux avec ma serviette tout en me disant qu’il faudrait


absolument mettre des kleenex dans mon sac régulièrement. Je ne suis pas
assez prudente. La serviette est toute noire, mon rimmel a coulé, il n’est pas
waterproof, c’est malin…
En insistant j’apprends qu’elle s’appelle Germaine mais il ne me donne
pas de détails sur comment ils s’étaient rencontrés et depuis quand. J’ose
quand même lui demander si Étienne avait parlé de moi.
- Oui. Mais il n’arrivait pas à clarifier sur ce qui l’a poussé à
t’abandonner, à tout quitter…
- Et à ne pas revenir surtout !
- Tu pourras tout lui demander quand tu le verras au mariage…
- Il sera là bien sûr… J’ai un peu de mal, excuse-moi…

Je n’arrive plus ni à écouter, ni à parler. Ce déjeuner qui a commencé sur


une valse entraînante se termine sur la Mort du Cygne. En regardant l’heure,
j’arrive à prononcer la voix sourde :

91
- Pardon, mais je me sauve… je suis vraiment en retard et c’est moi qui
ai les clés… Tu me raconteras la suite plus tard… Pour ce qui est de te conduire
à l’autel, compte sur moi, cela me touche beaucoup. Embrasse ta douce. Et
venez dîner à la maison. Je voudrais bien la connaitre.

J’arrive à l’agence sans me rendre compte que je pleure à chaude larmes,


comme si mes yeux avaient été créés bien moins pour voir que pour pleurer.
La palinodie d’Étienne restera la plus grande blessure de ma vie. Aucune
femme n’est préparée à une volte-face comme ça, sans aucun signe avant-
coureur. Je ne l’avais jamais vu, à l’époque, s’intéresser ni au yoga ni à la
méditation, ni au perfectionnement personnel… Pourquoi la Birmanie ?
Pourquoi faire une retraite si loin ? Il ne parlait jamais de ce qui le préoccupait.
Tout semblait lui convenir : son boulot, ses amis, son fils, moi… Rien ne
l’irritait apparemment. C’était sans doute la raison de cette sorte de
dépression qui devait bouillir intérieurement. Étais-je la seule cause de son
mal- être ? J’avais cherché, fouillé, analysé longtemps dans son comportement
ce qui avait pu déclencher ce cataclysme, mais la seule raison que j’avais
retenue, était qu’il ne m’aimait plus du tout et sans doute ne m’avait-il jamais
aimée… La fuite avait été sa seule et possible délivrance.
Ce soir, je vais appeler Adolphe pour lui raconter ce dénouement. Il sera
forcément content. Le chemin de notre vie ensemble est éclairci. Mon mari est
revenu et nous allons pouvoir faire des projets de vie tous les deux. Enfin !

***

C’est en laissant vagabonder mes souvenirs d’Étienne et moi en voyage


en Russie qui nous avait conduit de Moscou jusqu’au fin fond de la Sibérie, que
je pense à appeler Piotr pour lui raconter cette nouvelle. Il connait toute la
famille et si Poutine le laisse sortir, il sera sûrement des nôtres au mariage.
- Babar, mais tu me réveilles !
- Pardon… Où es-tu ? Quelle heure est-il ?

92
- Je suis à Birobidjan pour un reportage. Il est trois heures du matin…
- Désolée, je ne sais jamais où tu es ! Je te rappellerai.
- Non, non. Ça va…

Je l’imagine immédiatement dans ce petit état perdu entre la Sibérie et


l’Extrême Orient, oblast autonome juif, frontalier avec la Chine, où tout le
monde parle yiddish (décrétée langue officielle, en plus du russe obligatoire).
C’est Staline qui a poussé les juifs à s’y installer à partir des années trente à six
mille km de Moscou, quand Israël n’existait pas encore. Pour y arriver il faut
sept jours de train. C’est l’un de nos tous premiers voyages avec Étienne. Je
nous revois dans ce transsibérien où notre seule distraction était les arrêts dans
les gares où les babouchkas essayaient de nous vendre leurs légumes et toutes
sortes de babioles sur les quais. Ça nous réveillait de la monotonie du paysage.
Du matin au soir on ne voyait que la taïga. Des conifères à longueur de journée
: pins, sapins, mélèzes, bouleaux et saules…Pour nous faire passer le temps, la
belle provodnitza nous offrait des petites bouteilles de vodka et s’amusait à
nous répéter : « Encore, encore ! », trop fière de connaitre un mot français.
Résultat on était complètement saouls à l’arrivée. Je n’arrivais plus à parler
russe pour demander où se trouvait l’hôtel… À cette époque Étienne avait
besoin de moi pour faire l’interprète. Et voilà. J’avais cru construire un mariage
indestructible et je n’avais fait que sculpter de la fumée.
- C’est au sujet du mariage d’Émile… Étienne sera sans doute présent…
- Il est revenu ???!!!
- Il vit dans le nord avec une barmaid vulgaire…
- Oh !!! Ça te fait quoi de savoir qu’il est en France sans t’avoir
contactée ?
- C’est étrange… Irréel. Heureusement que j’ai Adolphe dans ma vie !
- Tu penses qu’il viendra avec toi au mariage ?
- J’espère…
- Et comment va Robert ? Il est allé aux Alcooliques Anonymes ?
- Je n’ai pas de nouvelle… je vais le rappeler.
- Tu as oublié de m’envoyer les photos de ses tatouages. Je pense m’en
faire tatouer aussi.
- Je vais le faire. Quand rentres-tu à Moscou ?

93
- À la fin de mon reportage. Trois jours.
- - Tu penses venir au mariage ?
- Tu me poses la question ?! Embrasse tout le monde pour moi !

***

Nous avons épuisé toutes nos forces à nous donner du plaisir. On reste
dans cet état de dissolution magique de nos corps, sans aucune énergie. On
traîne au lit, épuisés. C’est dimanche et on n’a rien à faire qu’à nous enlacer et
nous dire des mots doux. Je voudrais que ça dure, dure… Il fait encore une
chaleur à crever dans Paris et même nus, on transpire à grosses gouttes.
Soudain il se lève et me montre son torse :
- Tu vois, j’ai maigri !
- Ah ? je n’ai pas remarqué… Désolée.
- Je répète beaucoup. Ça commence bientôt.
- Quoi ?
- Les compétitions !
- Elles ne sont pas annulées ?
- Non, pourquoi tu dis ça ?
- Je l’ai lu quelque part…
- Non, non…Je vais être pas mal pris les semaines suivantes. On a des
entraînements assez durs. On vise les championnats du monde.
- Finalement, tu la vois plus que moi ta partenaire… Comment
s’appelle-t-elle ?
- Andrée.
- Elle a quel âge pour avoir un prénom pareil ? Tu es en couple avec elle ?
Curieusement, j’ai dit ça d’un ton détaché, comme une coquetterie, mais
ça me pique un peu de devoir lui demander
- Non ! Plus maintenant ! On a vécu ensemble mais ça ne marchait pas.
On a rompu il y a longtemps.
- Pourquoi ?

94
- En dehors des répétitions de danses, elle tricotait toute la journée.
Quand je lui parlais, elle loupait des mailles et m’engueulait. On ne parlait de
rien. Elle est sotte. Mais elle est fanatique de danses comme moi.
- C’est des concours pour séniors ?
- Il n’y a pas de sélection d’âge. On est bien meilleurs que des couples
plus jeunes.

Je ne veux pas me faire du mal alors je ne pose plus de question : Depuis


quand exactement date leur rupture et si elle connait mon existence, je me tais.
C’est l’idée la plus confortable pour moi, bien que j’aie compris que j’avais des
rivales de taille : Andrée, les Valses, le Mambo, la Rumba, le Paso doble, le
Quick-Step, le Rock et j’en passe…Sans compter la ferronnerie bien sûr.
- Ne sois pas jalouse… Banane, tu es mon trésor, mon grand amour !

Il se rapproche de moi et tout en me glissant ses mains le long de mon


corps,

- Je voudrais te peindre, te sculpter. J’adore ton corps. Tu es si belle !


Tu accepterais ?
- Devenir ta muse ? D’accord ! je vais poser où ? Chez toi ?
- Si tu veux… On en reparle sérieusement…

Et sans transition il enchaîne :

- Tu voulais savoir ce que veut dire Iddu ? : « Celui que l’on ne peut pas
nommer, qui n’a pas de nom ». Les habitants de Stromboli appellent tous ce
volcan, IDDU. Sans doute par respect, peur ou par familiarité, je ne sais pas…
Je ne suis pas Sicilien.
- Merci, je vais répondre ça à Dalia.
- Qui est Dalia ?
- Cornichon, c’est ma sœur !

Il n’avait pas intégré que j’avais une petite famille. Moi je lui avais posé
tant de question que je crois savoir à peu près tout sur lui…

95
***

Est-ce la différence d’âge ? Le manque de points communs, une rivalité


sournoise, Dalia n’a jamais vraiment compté pour moi dans ma vie. Tantélé
avait pris sa place depuis longtemps, surtout depuis la mort de nos parents. Je
ne lui manquais pas et elle non plus. On était sœurs, point. Depuis cet horrible
week-end où Étienne m’avait poussée à venir la voir pour régler le problème
du service à thé qu’elle convoitait, afin de lui donner libre champ de s’évader
de mon existence, j’ai très peu eu de contacts avec elle. (J’avais fini par garder
le service à thé car toutes les discutions étant stériles, le jouer à la courte paille
s’était imposé et c’est moi qui l’avais gagné) J’habite à Paris et elle en
Bourgogne dans le même village où nous avons été élevées. On essayait malgré
tout de conserver des liens fraternels en nous souhaitant nos anniversaires, ou
les vœux de fin d’année, mais jamais elle ne m’appelait, ni même m’avait écrit
la moindre lettre ou carte postale. Celle de Stromboli m’avait donc étonnée car
ce n’était pas une voyageuse. Elle n’avait jamais dépassé le cercle des villages
alentour. Découvrir le pays de ses ancêtres ne l’avait jamais effleurée. À part
Piotr, elle ne connaissait aucun cousin russe. D’ailleurs elle ne parlait plus le
russe depuis la mort de maman puisque le français était notre langue
commune. Pourtant elle était plus russe que moi finalement : on ne bouge pas
de chez soi, tout en rêvant de partir… Et là, elle avait donc quitté son resto pour
passer quelques jours hors de France sur la plus célèbre des Îles Éoliennes.
Quelque chose avait donc changé dans sa vie.
- Oh ! C’est incroyable, j’allais t’appeler ! Merci pour ta carte de
Stromboli. Ça t’a plu ce séjour ?
- C’était merveilleux. C’est la première fois que je prenais des vacances.
- Seule ?
- Non ! Avec Gérard bien sûr ! Il avait pu se libérer.
Au moment où elle me parle de ce Gérard, j’ai dû faire un effort pour me
rappeler qui c’était. Un vieil amant qu’elle traînait depuis des années sans qu’il
ait pris de décision de se rendre libre. Le schéma habituel… Je croyais même
l’histoire terminée depuis des lustres.
- Heu… Il a quitté sa femme ?

96
- C’est en cours…
- Tu dois être contente.
- Oui ! Je suis en passe de vendre le restaurant. J’arrête. C’est trop
fatigant. On s’installera ensemble mais on ne sait encore pas où. On cherche.
Il vient de prendre sa retraite.

Gérard a été routier toute sa vie. Cette liaison n’avait donc pas connu
d’accalmie et grâce à la patience de Dalia, elle était encore d’actualité.
- Tu dois être heureuse. Enfin !... Ça me fait plaisir pour toi. Au fait, tu
te demandais ce que voulait dire IDDU, j’ai la signification :« Celui que l’on ne
peut pas nommer » ou « Lui », tout simplement.
- Merci ! À Stromboli, personne n’a été capable de nous l’expliquer.
Visiblement, ils sont heureux de le voir cracher, nous, pas trop, on n’a pas pu
monter jusqu’au cratère. Ça fait une drôle d’animation quand toutes ces
langues de feu glissent jusqu’à la mer comme sur un toboggan ! On a même été
au cinéma ! Dans tous les cafés, hôtels, ils passent le film. Parait que c’est un
chef d’œuvre… Mais c’est en noir et blanc…
- Tu n’as pas aimé ?
- Bof… On n’a rien compris. Il ne se passe pas grand-chose… Je
t’appelais en fait, pour te dire que je voudrais venir à Paris la semaine
prochaine, des choses à régler... Tu m’accueillerais chez toi ? Juste pour
quelques jours…
- Bien sûr ! Sans problème. Préviens-moi à l’avance quand même.

En raccrochant, j’ai tout de suite regretté d’avoir d’accepté qu’elle


s’installe à la maison. Et si Adolphe était à Paris, disponible pour moi, elle allait
me gêner, m’encombrer, m’empêcher…Il ne resterait pas dormir à cause
d’elle… Non, il ne faut pas qu’elle vienne ! De plus elle ne connait rien de ma
vie depuis le départ d’Étienne, de ma solitude et encore moins de mon nouvel
amour, ma nouvelle vie. Je n’ai pas envie de me confier à elle… Mais que vient-
elle faire à Paris ? Elle déteste cette ville. Émile l’a-t-il invitée au mariage ? Elle
fait quand même partie de la famille bien qu’ils ne se fréquentent jamais. Je
vais me renseigner pour ne pas faire de gaffe. Il faut absolument que je trouve
un prétexte pour annuler sa venue chez moi. Priorité à Adolphe. Si elle dort

97
dans mon bureau, il ne viendra sûrement pas à la maison. Non ! Non ! Il ne
faut pas qu’elle s’installe chez moi. Dalia a toujours été le poison de mon
enfance.

***

- Barberine, fermez l’agence, je voudrais vous montrer un appartement


que je viens de rentrer. Il semblerait qu’il corresponde à votre recherche.

Quand il m’a appelée pour me proposer une visite, je ne me souvenais


plus du tout lui avoir parlé de mon envie de déménager, suite à une réflexion
d’Adolphe qui m’avait assez fortement froissée.
- . C’est toi qui as mis ça là ? C’est moche.
- - Non, c’est à Étienne. Je ne peux ni le mettre ailleurs ni le vendre.
- Il avait vraiment mauvais goût…

C’était un trumeau que j’aimais pourtant bien et dont je n’avais jamais eu


l’idée d’enlever. Il convenait parfaitement au style de l’appartement. Mais
Adolphe ne l’aimait pas. Alors pour contourner son jugement, je m’étais dit
que cet appartement était trop grand pour moi et qu’il me coûtait trop cher,
d’où l’idée de le quitter. Le compte alimenté par Étienne avant de partir, me
servait à payer les charges, les impôts locaux et les travaux de l’immeuble, mais
il diminuait d’années en années et que l’idée de prendre une petite location
pouvait me faire faire des économies, dans l’idée de le louer à mon tour. Mais
j’avais oublié…
- J’arrive !

Calée dans sa voiture, la joue collée à la vitre, je rêvasse déjà sur mon
changement de vie. Je suis presque certaine d’avoir un coup de foudre pour cet
appartement si bien décrit par Paul. Il roule tranquillement et passe par des
quartiers que je ne connais pas très bien, alors que je sois parisienne depuis
longtemps : Le Parc de Belleville, les Buttes Chaumont, Stalingrad, La
Chapelle, Place de Clichy, Les Batignolles… Soudain, je pousse un cri :

98
- Paul arrêtez-vous ! C’est la boucherie de Monsieur Bouchard !

Affolé, il freine d’un coup sec juste devant la boutique. J’ouvre la


portière rapidement :
- Je vais voir s’il est là. Attendez-moi !

Je reviens avec Monsieur Bouchard, tout joyeux d’avoir eu cette visite


impromptue. Paul m’attendait sagement et en profitait pour téléphoner. Il
coupe sa conversation aussitôt. Je n’ai eu le temps de ne rien dire, Monsieur
Bouchard prend la parole pour moi.
- Bonjour Monsieur Lemaire ! Je disais à Mademoiselle Berthet que
j’allais justement quitter mon appartement pour m’installer ailleurs. Si vous
voulez, vous pourrez le visiter quand vous voudrez. Je ne suis pas pressé de
partir, mais si l’appartement vous plait, je peux m’en aller rapidement : J’ai
déjà trouvé une superbe maison en proche banlieue… Avec vous, il n’y aura pas
de problème. Je le sais. D’après ce qu’elle m’a dit : tout correspond à sa
recherche. Et puis il est plus central…
- Merci Monsieur Bouchard. Je vous rappelle si celui-là ne me convient
pas.
- Bonne chance ! Et merci pour votre visite ! On se revoit bientôt pour la
vente définitive ! Oh… attendez-moi une minute… je reviens…
Il entre dans sa boutique quelques instants puis revient avec deux gros
paquets :
- Tenez, un pour chacun. Vous m’en direz des nouvelles…

À l’odeur, je n’ai aucun doute sur le contenu du paquet, et je me prends


un fou-rire inextinguible qui contamine Paul aussi. Il a du mal à contrôler la
voiture tellement il rit à en pleurer. Nous pourrons à l’évidence manger de la
viande pendant plusieurs jours vu la grosseur des paquets…Ce Bouchard est
vraiment sympa. Tout est propice à me mettre de bonne humeur. Et plus Paul,
enfin calmé, s’approche du quartier de ma future demeure, plus ma hâte de
voir cette location, me démange ma patience. Je scrute les environs, les
commerçants, la rue arborée… Tout semble bien se présenter selon mes
critères.

99
Paul enfonce les clés, les tourne, ouvre la porte et me laisse entrer la
première. J’ai, pour la première fois, une sorte de trac inconnu. Pourtant j’ai
l’habitude de visiter des appartements, c’est mon métier. Même si j’éprouve
toujours de l’appréhension à entrer pour la première fois chez quelqu’un qui
veut vendre ou qui veut mettre en location. Est-il propre ? Aéré ? Elégant ?
Bien agencé ? Clair ? Y-t-il des gros travaux à faire ? À combien peut-on
estimer ce bien ? Mes revenus dépendent principalement des choix et des
décisions des uns et des autres. C’est la loterie. Mais là, c’est autre chose… C’est
peut-être le lieu de mon avenir radieux à deux… Serai-je enthousiaste ou bien
déçue ? Pourrais-je imaginer Adolphe avec moi dans cet appartement ?
Adolphe, prendra-t-il possession de son espace ? Il faut que j’aie une vue
double : Moi et lui. Lui chez moi. Tous les deux dans ce nouveau cocon que
l’on installera ensemble. J’ai encore les mains moites que j’éponge sans arrêt
avec un kleenex (J’en achète à profusion depuis pas mal de temps…)
En professionnelle, je glisse aussitôt mon regard sur la toute première
pièce. C’est le grand salon. Il est spacieux, clair, un beau parquet, des moulures
au plafond, une belle vue sur la rue arborée où Paul a trouvé à se garer, deux
grandes fenêtres plein sud donnant sur un long balcon Haussmannien que je
m’empresse d’ouvrir, les odeurs de renfermé me sont désagréables. Je fais tout
le tour, scrute toutes les pièces en silence. Il y a deux belles chambres. Il est
grand mais moins grand que le mien et dans un quartier moins chic. Non
seulement je ne souris pas, mais mes lèvres sont serrées et la mâchoire
bloquée. Je renifle le malheur ici et le néant. Cet appartement, pourtant
classieux, est terriblement vide. Vide, non pas de meubles, mais de vibration
de joie. Prise de panique, je ne peux pas rester, c’est plus fort que moi.
- Pardon Paul, mais il ne me plait pas du tout. Je sens la souffrance dans
cet appartement.
- Il vient d’être refait à neuf…
- Mais une femme a beaucoup souffert ici. Elle a beaucoup pleuré. Son
malheur est inscrit dans les murs. Elle a appelé à l’aide, mais personne n’est
venue…
- Qu’est-ce qui vous prend Barberine ? Vous allez bien ?
- Partons vite d’ici ! Je vais faire un malaise…
- Vous me faites peur ! Ça vous arrive souvent ?

100
- - Non… non… c’est la première fois… Mais là, c’est très clair. Il ne faut
pas s’occuper de cet appartement, nous n’aurons que des déboires. Lâchez
l’affaire Paul !
Paul ferme l’appartement et je dévale les escaliers, ne prenant pas le
temps d’attendre l’arrivée de l’ascenseur. Arrivés sur le trottoir, On se regarde
sans pouvoir dire un mot. Je suffoque, il est raide de terreur ne m’ayant jamais
vue dans un état pareil.
- Barberine ??? Je vous emmène aux urgences ?
- - Non, ça va mieux. Merci. Tout va bien. Il fallait que je sorte.
- Vous pouvez m’expliquer un peu ? Votre réaction est
incompréhensible. Cet appartement est magnifique.
- Je le sais. Mais il n’est pas pour moi. Désolée de vous avoir fait peur.
- Mais vous avez dit des choses terribles !!! Des cris, de la souffrance…
- Il est des endroits malsains que je ressens très fort.
- Je vous raccompagne chez vous, vous êtes fatiguée.

Il me dépose chez moi totalement inquiet sur ma santé mentale. Le


problème c’est que moi aussi je m’inquiète, Que m’est-il arrivé ? Pourquoi ai-
je eu ces visions cauchemardesques ? Nous ne reparlerons plus ni de cet
appartement ni de la crise que j’ai eue. Jamais je ne lui demanderai s’il l’avait
gardé dans son portefeuille de biens à louer. Le sujet sera clos pour nous deux.
De retour chez moi, je repousse comme je peux les images de cette visite
qui ne cessent de me hanter : Pourquoi ? Pourquoi ce malaise ? Pourquoi ce
message de souffrance et de solitude ? Puis, j’en conclue que je ne dois pas
déménager. Les pierres ont parlé. Elles ont des mémoires que peu de gens
savent décrypter car ils n’écoutent pas assez, mais là, les pierres ont été très
claires et je les ai très bien entendues. Il est des jours où tout est présage…Mais
lequel ???
Je fais le tour de mon appartement et me dis qu’il est beau, bien placé,
que je m’y sens bien et qu’il est suffisamment grand pour qu’Adolphe ait sa
place. J’ai déjà commencé à vider le bureau d’Étienne pour qu’il puisse y
installer son atelier avec ses toiles, ses pinceaux et son saxo. Même si les
charges sont élevées, l’argent de la vente prochaine me donnera une aération
financière. Je respire. Cette visite me confirme que je dois rester là. La seule

101
chose qui m’importe c’est qu’Adolphe ne puisse plus se passer de moi et que je
lui devienne essentielle pour décider de vivre avec moi définitivement.
Partager sa vie est mon obsession. Je veux pouvoir voir, sentir et respirer ses
affaires chez moi et emporter les miennes chez lui. Ma vie lui est dédiée. Même
mes amis m’ennuient ou me dérangent, surtout ceux qui s’interrogent sur cet
homme insaisissable qui me fait du mal parfois. Du coup je ne sors plus comme
avant et danser le tango n’a plus de sens sans lui. Je reste souvent cloitrée le
soir pour ne pas rater ses appels qui me sont essentiels.
Épuisée par cette surcharge d’émotions inconnues et inattendues, je
m’étends sur mon lit et relis tous les textos et courriels échangés depuis des
mois pour me réconforter. Son amour pour moi ne fait pas de doute tant j’ai
reçu de déclarations enflammées et de baisers doux ou sexués.
- J’ai envie de toi et j’ai besoin de faire ton portrait. C’est urgent. Prends
le premier train, je t’attendrai à la gare.

Je tapote fébrilement sur internet et réserve mon billet. En catastrophe,


je rassemble mes affaires et m’apprête déjà à sortir :
- Je peux emmener le chien ?
- Bien sûr ! Il faudra bien qu’il s’habitue à la maison…
Dans le train, je n’arrive plus à penser, ne veux même pas imaginer
l’accueil qu’il va me faire à la gare… Le train freine. Il est arrivé à destination.
Du quai, je le vois dans sa tenue d’ouvrier. Il me sourit et m’enlace
fougueusement, sans pouvoir dire un mot de peur d’être trop banal. L’arrivée
dans la maison n’est pas une surprise. Je reconnais tout. C’est comme si j’y
avais toujours vécu : le jardin, les arbres, la cuisine, le bureau, la forge, la
chambre… Je vois de mes propres yeux, en vrai, toutes les photos, les vidéos
qu’il m’avait déjà envoyées, avec, en plus, l’odeur des fleurs d’été qui
embaument le jardin et toutes les pièces de la maison. Il me prend la main et
me jette avec sauvagerie sur le lit. Je deviens insensée dans ses bras. Las par
trop d’amour, après un long temps de silence, il me suggère, pour chasser
l’émotion qui nous gagne tous les deux
- Aimerais-tu manger des huitres ?
- Oh oui !!!
- Je t’emmène à la mer.

102
On se lève aussi vite qu’on peut. Il me montre la salle de bain, (je ne vois
aucun vestige féminin) je pars me doucher, m’habille, me parfume. Il m’admire
avec ma nouvelle robe bleu ciel que j’ai pris soin d’emporter.
- Je vais te peindre dans cette tenue ! Tu es très belle.
Heureux, on se laisse emporter par la vague d’euphorie qui nous
débarque sur une plage curieusement déserte en plein été. Il n’y a personne.
On n’a pas mesuré le temps passé dans le vieux camion réparé. On court sur le
sable comme tous les couples amoureux. Mon toutou est de la fête. C’est la
première fois qu’il va mettre ses pattes dans l’eau de mer...
- Je suis enfin avec toi… et je ne rêve pas…
- Le restaurant est tout près. Tu dois avoir faim…J’oubliais de te dire :
Je t’aime.
Enfin attablés en plein soleil dans une gargote estivale, on se fait face et
on déguste chacun, avec gourmandise, les valves des huitres comme on le ferait
avec nos sexes en prenant le temps de les savourer avec indécence tout en nous
regardant.
- Tu vas jouir ?
- Et toi ?
- Tu m’excites trop…

Le téléphone, que j’avais gardé dans ma main, sonne au même moment


et me sort brutalement de mon rêve de petite mort séraphique. Je suis à Paris
sur mon lit, le paquet de viande de Bouchard que je n’ai pas encore rangé et le
chien à mes pieds. Rien ne s’est passé. Je me suis endormie quelques minutes.
Mon songe me laisse dans une torpeur accablante. Je décroche :
- Allo ? qui est-ce ?
- C’est moi banane ! Je t’appelais pour te dire que j’ai fini ma rampe
d’escalier. Je vais la livrer à côté du Panthéon, pourrais-tu me retrouver pour
déjeuner dans le coin ? Ce n’est pas si loin de ton agence. Tu me manques. Je
rêve de te faire l’amour, toutes les nuits…C’est infernal.

Est-ce que les rêves sont prémonitoires ? Je viens de rêver de lui et il


appelle… Je me convaincs alors que notre connexion est quasi mystique.

103
***

Le message de Piotr m’a fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre, qui
s’est reporté sur le cœur. J’ai mal. Je suis restée debout pétrifiée sans pouvoir
faire un pas de plus. Et puis le salon s’est mis à tourner autour de moi comme
dans un « grand huit ». J’ai finalement perdu l’équilibre et je me suis écrasée
dans le canapé comme un oiseau abattu à bout portant, mort. Je ne pouvais
pas m’attendre à ça. J’ai réécouté ensuite plusieurs fois le message. Il avait l’air
d’être sûr de lui. J’ai fini par reprendre mes esprits et après la stupéfaction, la
colère s’est emparée de moi : On ne dit pas des trucs comme ça, aussi grave
dans un message ! Mais est-ce possible qu’il m’ait dit la vérité ? Il doit s’être
trompé, ce n’est pas possible. Ce ne sont que des allégations faites par un
étranger après tout. Ça n’a aucune valeur. J’ai fermé les yeux et je me suis
obligée à revoir le film de ma rencontre avec Robert. Je n’ai pu voir que son
sourire, sa gaîté et son humour, certes souvent gaulois et peu distingué mais
sans vulgarité. Sa nature le poussait à dire des grossièretés mais sans jamais y
mettre de méchanceté. C’était le bon copain. C’était mon ami. Son alcoolisme
était devenu une verrue dans sa vie, une anomalie. Il s’est engouffré dedans
sans l’avoir voulu, j’en suis sûre. J’ai vu sa souffrance d’avoir glissé vers le
néant, d’être devenu cette épave. Qui pouvait et pourrait le sauver ? Lui-même
le veut-il ? J’ai fini par me lever après un long moment d’hébétude où mon
estomac s’était remis à l’endroit, je me suis versé une bonne rasade de cognac,
par réflexe, histoire de me donner le courage de rappeler Piotr. Ça sonne, ça
sonne… et je laisse sonner. Il va répondre. Il est tard, mais ce n’est pas grave.
Il a l’habitude que je le réveille.
- Priviet !
- Priviet ! Piotr, j’ai écouté ton message. Comment as-tu osé affirmer un
truc pareil ??? C’est impossible. Tu dois te tromper. Il n’a jamais pu… Enfin…
Pourquoi ? Qu’aurait-il fait ?
- Que sais-tu sur sa jeunesse ?
- Pas grand-chose. Quand je l’ai connu, il avait un bistrot, il travaillait, il
ne voyait que ses clients, rien de répréhensible. Je ne comprends pas.

104
- Écoute Babar, j’ai bien regardé ses tatouages, je voulais me faire
tatouer les mêmes. Le tatoueur m’a regardé et m’a demandé, enfin affolé m’a
dit, « celui-là aussi ? » Oui. C’est joli. « Mais c’est le signe des taulards ! Les fils
de la toile d’araignée représentent les années de prison. » D’après lui, il aurait
fait neuf ans de gnouf.
- Il est russe ton tatoueur, ce n’est sûrement pas pareil ici. Et puis depuis
le temps, je l’aurais vu, su, compris…Il me l’aurait dit. Mais quand ? Pourquoi ?
- Tu ne t’es jamais demandé pourquoi il avait sombré dans l’alcoolisme ?
- Non… mais il n’a tué personne ! Il n’a pas pu faire de braquage ! Tu te
trompes.
- Il me semble qu’il cache un lourd secret dont il n’arrive pas à se défaire,
un truc qui lui pourrit la vie. C’est ça qui le rend malade.
- Neuf ans ? Ça correspond à quoi comme peine ?
- Je n’en sais rien. Tu as fait du droit, demande à tes anciens copains de
fac, ils doivent savoir, ils sont sûrement devenus avocats.

À cet instant, je sais que je ne vais rien demander à personne. Robert n’a
jamais voulu parler de quoi que ce soit, je ne me sens pas légitime d’aller
fouiller dans sa vie, même obscure. Après cette conversation, j’ai eu
l’impression que l’on m’avait retranché une partie de mes poumons, je ne
pouvais plus respirer normalement. J’étais dans un état de suffocation. J’avais
fini mon cognac et j’en ai repris un autre. Pour une fois, ce n’est pas Adolphe
qui allait visiter ma nuit, mais Robert. Tantélé est-elle au courant ? Comment
aborder le sujet avec elle ? Robert en prison ? Robert coupable ? Coupable de
quoi ? Je n’arrive pas à me l’imaginer. Ce n’est pas un délinquant, un
corrompu, un voyou, un criminel, un dépravé, un sale mec, il n’a été que
générosité avec tout le monde. Je regrette tant les belles années que nous avons
vécu ensemble ! C’était un ami, un compagnon, un copain. La vie réserve tant
de mauvaises surprises ! Presque tout le monde l’avait laissé tomber. L’alcool
l’avait rendu méchant parfois, violent souvent, agressif presque tout le temps.
Les seules choses qui lui tenaient compagnie maintenant c’était sa dose, sa
solitude et sans doute un secret... Qu’avait-il fait ? Neuf années de prison, on
ne donne pas cette condamnation pour un vol à l’étalage, c’est forcément plus
grave. Je tremble. J’en ai voulu à Piotr de m’avoir ouvert la porte d’un enfer

105
possible. Je m’engouffre dans mon lit avec l’idée que je suis guidée, malgré
tout, à en savoir plus et sans doute à comprendre ou faire quelque chose…Il
faut sauver Robert. Je me suis donné cette mission. Mais comment faire ?

***

Il est déjà installé dans le café au fond de la salle. Il vient de sortir de son
chantier : L’installation d’une rampe d’escalier pour un hôtel particulier en
face du Panthéon. Sa tenue de ferronnier est la preuve qu’il est vraiment venu
travailler, pas pour danser le rock and roll.
Son sourire m’a tout de suite aidée à récupérer de ma nuit agitée. J’aime
la façon qu’il a de me regarder comme s’il me buvait. Il s’excuse de ne pas être
trop présentable avec sa salopette salopée et ses gros godillots, mais on est si
contents de se voir ! J’ai l’impression qu’il y a des mois que nous ne nous
sommes pas touchés, embrassés, câlinés. Le poème reçu le matin même, m’a
fait plaisir, certes, puisqu’il parlait d’un amour sans fin, mais ce dont j’ai envie,
c’est sa peau, son sexe, son corps entier. J’ai du mal à me retenir de ne pas le
dégrafer, le labourer de mes caresses, lui avaler sa langue, le fixer dans le désir
de moi. Mais il est pudique et il me précise qu’il n’a pas trop le temps. Le
chantier n’est pas fini. Il a juste le temps de déjeuner.
- Tu prends quoi ?
- Un truc rapide. Pareil que toi.

On commande au serveur et on attend nos deux salades composées. Il est


à l’eau comme d’habitude et moi, je prends un verre de Chardonnay, comme
d’habitude.
J’hésite à lui parler de Robert qu’il a connu, mais je me ravise, je n’ai pas
envie de salir sa mémoire en émettant des doutes, de plus, je ne sais rien de
cette affaire, alors je lui parle du succès de ma dramatique sur Carlos Gardel.
Tantélé a reçu un paquet d’éloges après la diffusion.

106
- Tu es contente ?
- Forcément.
Soudain, il prend un air grave, me regarde fixement avec ses yeux noirs
profonds comme un feu cabalistique et prend une voix singulière :

- Écoute Barberine, je pense que l’on ne te juge pas à ta juste valeur. Tu


es faite pour de grandes choses. Personne ne te comprend mieux que moi. Tu
es une femme exceptionnelle. Moi je le vois. Je suis le seul. Aucun homme, et
surtout pas ta tante, n’a idée de qui tu es. Tu as du talent pour écrire, je
voudrais que tu te lances. Écris sur Iddu. Invente une histoire, notre histoire à
tous les deux. Rien que pour nous deux.
- Mais… mais… Iddu, c’est le nom d’un volcan !
- Justement. C’est moi !!! Réfléchis, c’est important.
- Je n’ai jamais écrit ce genre-là. Tu crois que je saurais faire ?
- Bien sûr ! Fais-le. Tu ne te connais pas assez. Fais-moi confiance. Écris !
tu es douée. Dépêche-toi. J’écrirai des chapitres à ta suite. Ça sera notre œuvre
à tous les deux. J’ai déjà un mécène et mon éditeur est intéressé.
J’ai failli m’étrangler avec un bout de salade qui me restait entre les dents.
Pourtant, je le sais qu’il ne faut jamais prendre de salade quand on voit un
amoureux. C’est pire qu’un bas filé. Ça fait mauvais genre.
- Bois un peu d’eau. Et vite, je dois reprendre le boulot. Accompagne-
moi.

Il m’attend dehors. On s’enlace enfin. Un long baiser nous empêche de


parler. Je ne sais d’ailleurs pas ce que j’aurais pu dire. Je suis soufflée et on se
trouve rue Soufflot comme pour me dire de dégonfler. On la remonte
doucement puis il tourne vers la rue Saint Jacques.
- On est bientôt arrivé. Tu vois la Sorbonne là, sur la gauche ? J’y ai
donné des conférences sur Spinoza. C’est le président, qui m’aimait bien, qui
m’a proposé de faire ça pendant un trimestre. J’ai eu un succès fou. Tous les
élèves voulaient voir le ferronnier en salopette, spécialiste de Spinoza. Au
début on m’avait pris pour le plombier. L’amphi était plein à craquer à chaque
fois. Le président n’avait jamais vu ça !
- Tu as fait ça quand ???

107
- Il y a quelques années. Je n’ai plus le temps maintenant. Bon, je te
laisse mon trésor.
- Tu dors à la maison ce soir ?
- Non, je dois repartir, j’ai pris un petit hôtel vers Senlis pour me
rapprocher. On se revoit vite. Et n‘oublie pas : Écris !

Un dernier baiser et le voilà qui disparait derrière une porte cochère. J’ai
les pieds lestés de plomb, la tête en vrac. Je ne sais pas combien de temps je
suis restée à regarder la porte cochère en espérant le voir sortir pour me
dire encore :
- Iddu ! C’est moi, écris, n’oublie pas ! Personne ne te connait mieux que
moi, tu es merveilleuse, écris ! Ça sera notre œuvre à tous les deux.

Iddu ??? Le volcan de Stromboli ? Mais ce n’est pas le sujet qui m’inquiète
à ce moment précis, c’est surtout comme s’il m’avait dit : Écris ou je te quitte.

***

Je suis à l’agence occupée avec un vieux monsieur qui pleure dans mon
bureau. Ses locataires ne le paient plus et sa retraite famélique ne lui suffit pas
à le faire vivre, il a besoin de ses loyers. Je l’écoute et je suis désolée pour lui.
Les lois ne sont pas faites pour les propriétaires. Un locataire insolvable est
difficilement délogeable.
- Mais je ne m’en sors pas ! On est en été, il faut les virer avant l’hiver.
Faites quelque chose…
- On leur a envoyé plusieurs recommandés. Ils ne vont pas les chercher.
- Je vais changer les serrures.
- Faites attention, ne faites pas ça ! Vous seriez dans votre tort. Le mieux
est que vous appeliez un huissier. Lui seul est habilité à résoudre les impayés.
Il vient à l’appartement et fait l’inventaire de ce qu’il y a comme valeur et les
somme de partir.
- Merci du conseil, je vais faire ça.

108
Je me retrouve vingt-huit ans en arrière quand je faisais mon stage. Et je
me dis que j’avais bien fait d’arrêter. Il faut, non pas de la bienveillance, mais
du cynisme ou de la cruauté pour faire ce métier : Faire la liste des objets de
valeur à des pauvres gens qui ne peuvent pas payer leur toit et qui sont aux
abois, me révulse. Mais je plains aussi ce pauvre petit monsieur qui avait tout
prévu pour sa vieillesse et vivre en toute tranquillité. C’est insoluble. Au
moment où il franchit la porte, le dos bien redressé par une nouvelle énergie,
mon portable sonne. C’est Tantélé.
- Tu es à l’agence ?
- Oui. Tu as eu Dalia au téléphone ?
- Elle veut venir à Paris, mais moi ça ne me dit rien qu’elle vienne chez
moi. Je ne suis pas à sa disposition, je ne fais pas hôtellerie. J’ai ma vie. Il faut
que je trouve une excuse. Un déplacement imprévu par exemple ?
- Elle est malade. Elle vient pour des examens. Elle ne te l’a pas dit ?
- Non…c’est grave ?
- Il semblerait. Elle ne pourra pas venir au mariage.
J’ai compris que je ne pourrai pas inventer une histoire pour annuler son
séjour, j’étais coincée. Son voyage en Sicile, hors de son périmètre, ressemblait
fort à une évasion, une aération, une bouffée de joie avant le chemin de croix
des traitements. J’ai eu soudain de la compassion pour cette sœur qui m’avait
laissée indifférente toute ma vie. Derrière les fourneaux à longueur d’années,
elle avait eu soudain envie de vivre, d’aimer et de profiter de ce qu’elle ne s’était
jamais autorisé. Sans plaisir, mais je l’accueillerai. Adolphe pourra
comprendre. Et puis, rien ne m’empêchera d’aller chez lui…
- Autre chose : Il me faudrait ton texte sur Simone de de Beauvoir et
Algren.
- Mais je n’ai pas commencé !
- Dépêche-toi, c’est pour la rentrée. Sinon, la tranche horaire va me
passer sous le nez. Il n’y a que toi pour me sauver depuis que Michel n’est plus
là…
- Je dois faire un tas de recherches. Ça va prendre du temps…Au fait, tu
as trouvé un appart ?
- Pas encore…tout devient difficile en ce moment. Je n’ai pas le temps.
- Tu me diras ce que Robert t’a écrit ?

109
- Quand on se verra… Et mets-toi au boulot !

Moi qui avais commencé l’écriture en amateure, je me trouvais à cet


instant comme une professionnelle devant répondre à des commandes :
Voltaire, Carlos Gardel, Iddu, Simone… Suis-je si talentueuse ? Je sais que non.
Je ne suis pas comme Adolphe à collectionner des diplômes : agrégation de
maths, maître de conférences en philosophie, spécialiste de Spinoza, peintre
coté, écrivain édité et ferronnier demandé, je suis une laborieuse. Les Asperger
ont des facultés que d’autres non pas, et que je n’ai pas du tout. Adolphe se
trompe sur moi. Il invente une autre que moi. Mais je l’aime et je ne veux pas
le perdre. Il faut que j’écrive pour le garder à tout prix.

TROIXIEME PARTIE

Je sors. Je n’en peux plus de rester enfermée à taper des bouts d’idées sur
mon ordinateur. Il fait beau et je veux respirer à l’air libre. Je n’ai pas de but
précis, juste me promener. J’aime les dimanches d’été à Paris. Mes pas me
dirigent jusqu’à la Seine ; Il y a beaucoup trop de monde devant la fontaine St
Michel, alors je traverse pour longer les quais et jeter un regard sur les
bouquinistes. Mon toutou me suit à son rythme. Parfois il me devance, parfois,
je l’attends. Je marche sans me soucier de rien, sauf de lui. J’ai envie d’être
frivole. Et puis soudain, j’entends mon prénom « Barberine ! ». Je fais un tour
sur moi-même et je ne vois personne que je connaisse.
« Mais c’est moi qui t’appelle ! Hubert ! tu me reconnais ? »
J’ai du mal à le reconnaître en effet. Il a changé, le visage s’est creusé, les
cheveux ont grisé et il porte une barbe de 3 jours mais il a gardé sa belle voix
de baryton. C’est un vieux copain de chorale (que j’ai quittée il y a longtemps,
ayant des cordes vocales tellement capricieuses que je chantais faux une fois
sur deux ou je prenais une autre ligne de chant). Il était prof de français à
l’époque je m’en souviens. Étonnée de le voir là, très vite il m’explique qu’il a
quitté l’éducation nationale pour devenir bouquiniste :

110
- Les livres, tu comprends c’est plus enrichissant que des gamins qui ne
s’intéressent à rien. Je préfère vivre dehors et puis j’ai arrêté la chorale aussi,
je n’aimais plus l’ambiance, avec toi on se marrait bien ! Avec ma femme et un
copain à la batterie, on a formé un petit groupe. Elle chante et moi je suis à
l’accordéon. On a pas mal de contrats. Ça marche plutôt bien.

Sans vouloir lui faire plaisir particulièrement, je lui dis que j’aime
beaucoup l’accordéon parce que c’est la vérité. Cet instrument me met dans
une joie triste comme le tango.
- Tu me diras où vous vous produisez, j’irai volontiers vous voir.
Et puis, je regarde ses livres d’un œil distrait. Coïncidence ou pas, je
tombe sur : « Les volcans italiens ». Je le feuillette et je vois qu’il est question
de Stromboli. Je m’empresse de lui acheter sans me ruiner : trois euros. Après
que l’on ait échangé nos numéros de téléphone avec la promesse de se revoir
vite, je le quitte avec ce trésor : Iddu vient à moi comme par magie. Il faut donc
que j’écrive sur lui. C’est le message subliminal d’Adolphe. Notre connexion ne
me laisse pas de doute. Je rentre chez moi d’un pas rapide, Gaston me suit
aussi vite qu’il peut, car je suis avide de m’y mettre : « Écris, Iddu, c’est moi ! »
J’entends encore sa voix pressante.
Non seulement je veux lui faire plaisir, mais l’étonner.
Arrivés à la maison, j’enlève mes chaussures et je m’affale sur le canapé,
certaine de découvrir le début du commencement d’une histoire à raconter. Je
feuillette rapidement, mais rien ne m’accroche. Les photos sont belles, mais les
textes sont minces. Sur trois pages de papiers glacées, on nous raconte l’origine
du volcan, son âge, sa situation, ses irruptions régulières, mais aucune
référence à Iddu… Je ne trouve rien qui puisse m’inspirer pour écrire. Adolphe
a-t-il déjà une idée de ce qu’il veut lire sous ma plume ? Une histoire qu’il
pourrait raccorder avec la mienne puisqu’il veut que ça soit une œuvre
commune ?
IDDU ? Ce « LUI » me fait peur. Je ne vais pas y arriver. Adolphe va me
quitter, c’est sûr.
Je l’appelle pour entendre la mélodie de sa voix dont j’ai tant besoin :
- Tu fais quoi ?
- Je viens de finir une lampe. Je vais t’envoyer les photos.

111
- Et mon cadre, tu l’as fini ?
- Il est fait, je te l’apporte quand je viendrai à Paris. Tu as commencé
Iddu ?
- Pas encore.
- J’attends avec curiosité et impatience. Dépêche-toi. Mon corps contre
le tien. Bonne nuit, je vais m’endormir, je suis épuisé.

Sitôt qu’on ait raccroché, je reçois la photo de la lampe et une autre fable,
très amusante accompagnées de mots doux.
Il faut que je trouve l’inspiration à tout prix : Je ne dois pas le décevoir,
c’est ma hantise. Mais je dois répondre avant à la commande de Tantélé sur les
amours de Simone de Beauvoir et Nelson Algren son amant américain. J’avais
déjà bien avancé le travail en ayant lu toutes les lettres que Simone lui envoyait
en anglais, car il ne comprenait pas le français. Ce qui m’avait fortement
étonnée, c’était leur simplicité. C’était des lettres d’une femme éprise, tout
simplement. Aucun discours philosophique, sur près de trois cent cinquante
lettres, mais seulement des récits de la vie de tous les jours à Saint Germain
des Près d’après-guerre. Elle l’aime de toutes ses forces et lui dit sans cesse à
chaque lettre. La distance exacerbe leur passion. Ils se manquent terriblement,
chacun à l’autre bout de l’océan. J’aurais aimé pouvoir écrire les mêmes
longues lettres pour déployer mes sentiments et raconter mon quotidien à
Adolphe, mais il n’y a pas d’océan entre nous, juste l’autoroute du Sud. Et puis
l’époque n’est plus au courrier, mais aux textos, courriels, Facebook et
autres…C’est pour ça, que je garde tout ce qu’il m’envoie dans mon téléphone
et mon ordinateur : Les poèmes, les dessins, les fables, et tous ses désirs de
moi. Comme preuve. Fait-il la même chose avec mes petits mots ? La tristesse
m’a envahie lorsque j’ai dû aborder leur séparation violente. Leur passion s’est
éteinte après quinze ans d’échanges brûlants, comme on coupe d’un coup le
courant. Impossible pour elle de vivre aux USA et lui, de vivre en France. C’était
sans issue. Sa détresse a été à la hauteur de sa flamme. Nous ne saurons jamais
ce qu’il lui écrivait et pourquoi il a mis un terme à leur liaison puisqu’il avait
mis un véto formel à toute publication. Sartre ne l’ayant jamais quittée,
Simone est restée jusqu’à la fin son amour nécessaire, au milieu d’amours
contingentes, remplie d’amertume.

112
En envoyant mon travail à Tantélé, qui m’avait bien accaparée, je ne
savais pas ce que j’avais mis de personnel dans cette histoire. La fin brutale de
mon mariage ou l’attente perpétuelle d’Adolphe dans ma vie ?

***

« Allo ! C’est Dalia, je suis devant ton immeuble. Tu ne m’as pas donné
tes codes... »
Son appel me fige, j’avais complètement oublié son arrivée. Le plongeon
dans l’écriture m’avait transportée dans la vie de Simone qui, elle, ne
s’encombrait pas de choses prosaïques, elle ne subissait pas de présence
importune chez elle, elle vivait à l’hôtel. Dalia allait forcément me déranger
avec sa maladie, ses habitudes, sa façon de vivre, ses goûts de chiotte, ses
horaires et son caractère, au moment où j’allais devoir me concentrer sur une
autre écriture plus livresque et sacrément plus difficile pour moi. J’avais
heureusement préparé sa chambre, mais rien pour le dîner.
- Je défais ma valise et je t’invite au restaurant. Choisis le meilleur dans
ton quartier.
J’attends quelques minutes seulement. Son bagage est très léger. Elle n’a
jamais été coquette, contrairement à moi. Et nous voilà parties au restaurant.
On y va à pied, c’est à deux pas. (Adolphe aurait pu le choisir pour nos
retrouvailles, mais bon, c’est du passé…) Je me sens gênée de me trouver avec
elle sur le trottoir. Je l’ai trouvée abimée, amaigrie, les traits tirés, une vilaine
teinture de cheveux et l’air provincial. Même si elle avait fait un effort
vestimentaire en mettant un tailleur et des chaussures à talons, elle avait l’air
déguisé. Elle m’est toujours étrangère. De quoi allons-nous parler ? Nos vies
sont si dissemblables ! Après une petite conversation de convenance sur la
carte et sur la déco à l’ancienne du resto et en attendant la commande de nos
plats qu’elle a mis un temps fou à choisir, vu que c’est sa partie, elle
commence :

113
- Babar, je ne vais pas bien. Une grosse tumeur. Mon médecin m’a
conseillé de voir le professeur Cariou à Pompidou. J’ai peur. Il va regarder le
résultat de la biopsie et sans doute programmer un protocole.
- Où ça ?
- Le pancréas. Je vois à ta tête que c’est mauvais. J’en ai pas pour
longtemps, je le sais. Je veux juste ne pas souffrir et profiter de mes derniers
mois.
- Mois ?
- Oui… il est très avancé.

Heureusement que Tantélé m’avait déjà prévenue, mais entendre parler


Dalia de sa propre maladie me chavire au-delà de ce que je pouvais imaginer.
Dalia qui m’avait toujours insupportée par sa grande gueule, son autorité, sa
suffisance et sa mauvaise foi, se montre à ce moment-là, vulnérable, sensible
et douce. Je n’ose pas parler, je préfère la laisser raconter son calvaire à venir.
Elle a besoin de soutien. Finalement, je suis sa famille la plus proche et elle s’en
rend compte.
- Je te remercie de m’accueillir. Je ne voudrais surtout pas te déranger.
Je sais que nous ne sommes pas trop intimes, mais j’aimerais que tu me parles
de toi… Que deviens-tu ? Que fais-tu ? Tu travailles toujours avec Hélène ?
- Oui. Je viens de lui livrer une dramatique. Sinon, j’ai finalisé une
opération fructueuse pour l’agence.
- Bien ! Je suis contente que ça marche pour toi. Es-tu heureuse ? As-tu
un petit copain ?

Je ne m’attendais pas à une question aussi directe. Mon hésitation a duré


trois seconde et considérant qu’elle ne le verra jamais, j’ai dit oui.
- Tu me raconteras plus tard. Je suis contente. Il ne faut pas être seule
dans la vie. En tout cas, tu as bien choisi.
- Quoi ?
- Le restaurant ! C’était très bon. On peut rentrer ? Je suis fatiguée
maintenant, laisse c’est pour moi…

114
Arrivées à la maison et au moment où je lui propose un dernier verre, elle
me serre dans ses bras :
- Non merci Barberine. Et puis, ne t’inquiète pas pour moi, ça va aller, je
suis prête. Et je préfère que l’on n’en parle plus. Dors bien et à demain.
Avec pudeur, et dignité, elle est rentrée dans sa chambre, son fardeau
mortel agrippé à son corps et j’ai découvert avec stupéfaction une Dalia que je
ne connaissais pas. J’ai aimé ma sœur pour la première fois. L’approche de la
mort avait déjà entouré de miel sa nouvelle vie comme pour la préparer à
entrer dans le néant avec la plus grande des douceurs.
Au petit matin, elle était déjà partie à l’hôpital pour la vérification inutile
de ce qu’elle savait déjà, tandis que je me préparais à passer une journée de
plus à l’agence. En m’habillant, je me disais que seul l’amour demeurait le vrai
moteur de la vie et qu’il était la médecine fondamentale pour toutes sortes de
souffrances. Dalia avait conservé l’amour de son routier et moi j’avais Adolphe
dans ma vie, devenu le pivot de mon existence.
C’est en ouvrant mon ordinateur pour vérifier mes comptes et voir ce que
je pouvais investir dans le mariage d’Émile, que je découvre un courriel
d’Adolphe arrivé peu de temps après notre petite conversation du matin sans
qu’il m’en ait parlé. Je l’ouvre et je reste médusée. C’était une invitation pour
le Noël prochain, c’est-à-dire quatre mois à l’avance, sous la forme d’un carton
très officiel, présenté dans une calligraphie à l’ancienne et très élégante et dont
le texte révélait un humour surprenant de sa part, lui qui n’en avait pas fait
souvent usage. Il était question de la mort d’une petite dinde, délicieuse à
croquer, dont l’exposition du corps se ferait le vingt-quatre décembre et
durerait jusqu’à tard dans la nuit. Après une semaine de veille, ses funérailles
seraient organisées à la Saint Sylvestre en grande pompe : dîner habillé, mais
sans cotillon. Avec un curieux post scriptum : Apportez votre vin.
J’éclate de rire, car ne buvant jamais d’alcool, il avait bien noté que je
devais apporter moi-même le vin et le champagne si je voulais boire. Je lui
réponds illico sur le même mode pour l’assurer de ma présence et me réjouis
follement de passer Noël avec lui et de pleurer ensemble la petite dinde. Peu
importe l’étrangeté de cette invitation, je me mets à rêver à l’hiver en plein mois
d’août avec l’assurance que nous allons bientôt inscrire notre histoire dans les

115
fêtes familiales. Mais curieusement je ne sais encore pas quand et où je vais le
revoir, là maintenant à Paris ? Il ne m’a rien dit…

***

J’ouvre mes placards en grand et je déballe toutes mes robes qui


pourraient convenir pour la cérémonie. Je me dois être belle et élégante pour
accompagner Émile à l’Église, c’est le minimum que je puisse faire pour lui.
Mais aucune ne me plait et surtout, je flotte dans presque toutes (les
amoureuses maigrissent toujours, le trop plein de leur cœur glisse dans leur
estomac et le remplit tant qu’elles n’ont pas d’appétit, elles ne mangent presque
plus rien, et je ne fais pas exception) Ne connaissant pas de retoucheuses pour
les reprendre à ma nouvelle taille, je prends aussitôt la décision de faire les
boutiques chics. Et puis l’image d’Étienne se superpose à cette envie ; Oui, je
veux être resplendissante pour l’épater ou l’énerver. Il est avec une barmaid
vulgaire aux cheveux rouges, alors moi je serai Miss Monde.
- Tu pars en voyage ?

C’était Dalia qui était rentrée sans que je l’entende.

-- Non, Je regardais ma garde-robe pour savoir ce que j’allais mettre


au mariage d’Émile, mais rien ne convient. Je vais devoir faire du shopping.
-- Si tu veux, je t’accompagne.
-- Je n’aurais jamais osé te le demander.
-- Ça sera mon humble participation puisque je ne pourrai pas être
des vôtres. Au fait, j’ai vu un gros paquet de viande dans le frigo, il date de
quand ?
-- Oh, j’avais complètement oublié ! C’est un cadeau d’un client
boucher. Elle doit être bonne.
Et nous voilà à table face à face à savourer, les bons biftecks de Monsieur
Bouchard qu’elle avait cuisinés à point comme il faut. J’ai eu un peu honte de

116
ne pas l’avoir remercié plus tôt, mais je ne les avais pas encore dégustés et
surtout je ne l’avais pas averti que je ne mangeais quasiment jamais de viande.
Il a fallu la présence de Dalia pour que je regoûte ce qui avait été la nourriture
de toute mon enfance. On en mangeait à tous les repas.
Ce dîner improvisé a été l’occasion de se confier sur nos vies
personnelles, ce que nous n’avions jamais fait vu l’absence de relation. Elle m’a
donc parlé de son restaurant, de ses recettes, de ses clients fidèles, et de son
amour alternatif avec Gérard pour devenir au crépuscule de sa vie, son amour
exclusif. Et moi, évidemment, je suis devenue intarissable sur Adolphe. Je lui
ai parlé de sa vie dans le Sud, de sa ferronnerie, de ses poèmes, de ses fables,
de ses dessins, de ses diplômes, de ses mots d’amour, de son syndrome
Asperger, et du projet d’écriture en commun. Je n’ai évidemment pas parlé du
dernier texto reçu le matin même, parce que je n’avais pas répondu à la minute
au sien, et qui m’avait laissée encore une fois au bord de la mort :
- Tu as raison de ne pas répondre… sois heureuse, je ne te lirai
plus. Je te laisse… je t’efface… Définitivement.

Non, je n’ai pas osé lui parler de ça. J’avais honte. Honte de me laisser
maltraiter. Comment pouvait-il me faire autant de mal après m’avoir fait tant
de déclarations d’amour ? Mais Adolphe est aussi changeant et hypnotisant
qu’une boule à facettes, puisqu’à la fin du repas, je reçois un autre message :
- Pardonne-moi. Tout amour est démesure ou il n’est pas.
Quels mots trouver pour dire ce désir dont la violence est telle
qu’elle me défigure et m’enlaidit ? Soif d’infini, besoin d’un débord
d’esprit… Je t’aime… Très envie de toi…Livre toi sans retenue à ce
bonheur.

- Ça va ?

Dalia n’a pas manqué de voir que ma tristesse avait fait un tour dehors à
la lecture de ce texto. J’étais rayonnante d’un coup, tout en réalisant que j’étais
devenue captive d’un subtil et cruel tortionnaire. Mon énergie, ma joie de vivre
étaient directement liées à lui et à ses humeurs.

117
***

Dalia m’attend sur le trottoir. Elle n’a pas osé entrer.


- J’ai l’impression que l’on va me prendre pour une clocharde…
- On sera deux clochardes alors ! Allez ! on entre.

Je rentre la première avec l’assurance des resquilleurs qui s’introduisent


à des fêtes sans être invités. Après tout, je suis la cliente. Dalia me suit avec
l’allure d’une bonne sœur rentrant dans un bordel. Difficile d’être plus mal à
l’aise. Ce luxe la choque. Elle n’a pas l’habitude d’acheter ce genre de vêtements
et surtout, elle n’en a pas les moyens. De plus, elle ne s’est jamais mariée et ne
pourra pas, avec désolation, assister aux noces d’Émile…
C’est une très belle boutique dans un quartier très chic. Et c’est là que
j’avais repéré la tenue de mes rêves, tout en sachant que j’allais me ruiner.
La vendeuse s’approche de nous avec un air plus snob qu’une princesse
du Qatar et pour couper court à sa moue dédaigneuse, je montre le modèle :
- Je voudrais essayer cette robe.
- Quelle taille faites-vous ?
- 36
- Je vais voir dans la réserve si j’ai votre taille.
Pendant son absence, Dalia m’observe et me dit :
- Tu as beaucoup maigri… Es-tu certaine d’être heureuse avec cet
Adolphe ? Tu sembles bien nerveuse…
- C’est un homme singulier, il faut le prendre comme il est… c’est un
cerveau…
- Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi il continue son métier de
ferronnier alors qu’il a de prestigieux diplômes universitaires qui demandent
beaucoup d’années d’études. Regarde comment Émile a dû travailler pour
réussir son Capes. Et puis tout le temps passé pour préparer l’agrégation, qu’il
a ratée d’ailleurs... Je trouve ça bizarre.

118
- Il a des facultés que nous n’avons pas. N’oublie pas que je t’ai dit qu’il
était Asperger…
- Préférer faire des escaliers plutôt que faire des conférences sur
Spinoza, me surprend, c’est tout…
- Quand tu le verras, tu comprendras. C’est vraiment un homme à part.

La conversation qui commençait à me déranger sérieusement, est


interrompue par l’arrivée de la vendeuse qui m’indique le salon d’essayage,
tout aussi chic que la boutique, et pose la robe sur le petit sofa couleur violine
à l’intérieur.
- Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas…
- Merci, je peux me débrouiller.

Pendant que j’enfile la robe, j’entends vaguement la vendeuse me faire


l’article derrière le rideau :

- C’est une très belle mousseline de soie, le buste est très bien coupé et
puis il a une profondeur de décolleté très sexy, qui vous rendra forcément
charismatique

Je pense qu’elle vient juste d’apprendre ce mot tellement il sonne faux


dans sa bouche.
- Vous serez très belle

Mais je me fous de ce qu’elle raconte. La robe me plait, elle me va et je


vais l’acheter. Je me montre enfin devant mes juges :

- Elle était faite pour vous. Aucune retouche à faire !


- Tu es splendide ! Tu la prends ? tu ne trouveras pas mieux. C’est ton
style.

Je sens avec ses compliments exagérés que Dalia a compris qu’elle


m’avait blessée en émettant des doutes sur les compétences d’Adolphe. Mais

119
curieusement ils résonnent comme ceux de Tantélé à l’époque. Serais-je si
candide ?...
Je me rhabille et je passe à la caisse. Un léger froid me parcourt le dos. Je
suis horrifiée par la note, mais il est trop tard pour reculer. Je glisse ma carte
bleue et je compose le code avec des doigts devenus tous mous d’un coup. Je
m’en veux de dépenser une telle somme pour un mariage où Adolphe ne sera
sûrement pas avec moi…
Nous sortons avec le grand sac de carton ou la robe est enfouie sous une
montagne de papiers de soie et sur le trottoir, voyant ma mine assombrie elle
me dit :
- Tu sais Barberine, je n’ai pas fait d’études supérieures, alors je ne peux
pas avoir d’avis. En tout cas, tu vas être la plus belle des belles-mères !

***

Dalia est repartie en Bourgogne. Les trois jours passés à la maison nous
ont rapprochées contre toute attente ; J’ai admiré son courage et sa sérénité
devant la maladie. Elle m’avait demandé de ne pas en parler, alors je ne posais
aucune question, mais je me rendais compte que les épreuves sérieuses allaient
commencer à son retour. D’où tenait-elle cette force et cette confiance ?
Curieusement j’avais eu plaisir à la découvrir et à bavarder avec elle. Rien ne
ressemblait à mes souvenirs d’enfance. C’était une autre femme qui me faisait
penser à maman. Une force incroyable venue du fond des âges. En la quittant
sur le quai du train, je ne savais pas si j’allais la revoir en vie. Comme on le fait
à une petite sœur, elle m’avait simplement caressé la joue en souriant :
- Sois heureuse le plus longtemps possible.
- Dis-moi si tu as besoin que je vienne te voir
- Sois tranquille. Je suis très entourée. Embrasse Hélène pour moi et
toute la famille. Je penserai à vous le jour du mariage.

Le train s’était ébranlé, son parfum s’était évanoui dans la gare et je


m’étais concentrée avec intensité pour garder et fixer son image. Son visage et

120
sa silhouette amaigrie, sa voix aussi, devenue si douce, allaient me manquer.
J’ai éprouvé un grand vide inconnu quand je suis sortie. Je savais que je n’allais
jamais la revoir vivante. Ma sœur unique m’avait fait, avec cette réconciliation,
le plus beau cadeau de départ.
Ma nuit n’a pas été tranquille, et mon réveil encore moins. Je lis à moitié
endormie :
- Tu veux me faire mourir ?

Je n’arrive pas à répondre tout de suite, j’attends d’être réveillée. Faut-il


que je parle de Dalia, de ma nuit sans sommeil, de ma belle robe ? Puis un
autre arrive peu de temps après :
- Tu ne réponds toujours pas ? je n’ai aucune place… tu me
jettes encore… Dommage… je pars à l’entraînement. Ton keum.

Cette fois-ci je bondis hors de mon lit et je lui écris :

- Pourquoi dommage ? Je dormais. On pourrait vivre une


histoire plus calme ! J’ai commencé… je t’envoie le premier
chapitre demain.
- - Tu m’énerves à te bouffer ! Je l’attends avec impatience.

J’ai envoyé ce message sans avoir écrit une seule ligne et sans même
savoir si j’en serais capable. C’était juste pour tenter de le dompter comme un
dresseur le ferait avec un animal difficile et capricieux, à coup de friandises.
Iddu sera son os et lui, mon chien.
- Ouff ! je revis ! Tu es merveilleuse. Je t’aime.

L’amour d’Adolphe et son admiration sont mes seules motivations, ma


seule ambition. Une idée fixe. Ma névrose. Alors je commence par ouvrir l’ordi,
un nouveau document où j’inscris en gros : IDDU
Je ne sais pas encore que je m’apprête à plonger sans précaution dans des
eaux troubles et pernicieuses.
Je ne pourrais pas dire combien de temps je suis restée en lévitation au-
dessus de l’ordi devant ces quatre lettres. Comme un poisson rouge qui regarde

121
à travers le bocal, je suis devant l’écran pour voir surgir un signe, une idée, un
frémissement de quelque chose, mais rien ne vient, pas l’ombre d’un mot. Rien
ne bouge dans ma cervelle. Je me triture le cerveau pour comprendre ce
qu’Adolphe a dans la tête pour me faire écrire sur ce volcan. J’entends encore
cette phrase qui me hante : « Iddu, c’est moi ! Écris !!! » et comme pour me
convaincre de m’y mettre, il a même ajouté comme une sorte de visa pour
sceller notre avenir commun : « J’écrirai à ta suite, ça sera NOTRE oeuvre à
tous les deux »

Le coup de fil d’Émile me libère de ma panique :


- Barberine, j’aimerais bien te voir pour parler de l’organisation de la
cérémonie. Ça approche. Quand serais-tu libre ?
- Quand ça t’arrange.
- Mercredi fin de journée ? A la maison. Tu rencontreras Élodie.
- Parfait. Je me réjouis.
Découvrir la fiancée me fait plaisir et la préparation du mariage me donne
une bouffée de joie. C’est dans cet état que je me décide à remercier Monsieur
Bouchard pour ces bons biftecks. J’ai hésité à l’appeler mais j’ai préféré lui
écrire un texto.
- Monsieur Bouchard, je vous remercie grandement pour votre viande.
C’était un nectar. Très savoureuse. On se revoit chez le notaire pour la vente
définitive dans très peu de temps. Encore merci et bonne fin de journée.
Madame Berthet.

Les textos laissent des traces, alors que les conversations s’évaporent ou
troublent la mémoire qui ne retient que ce qu’elle veut ou peut. Un petit mot
écrit fige une pensée, un sentiment, on peut le lire et le relire à volonté. C’est
d’ailleurs ce que je fais à longueur de journée avec ceux d’Adolphe. Les plus
doux comme les plus violents. Les longues conversations que j’ai eues avec lui
se sont dissoutes au fil du temps. Je n’ai rien pu conserver de nos échanges sur
la botanique, où il m’expliquait la différence entre la sauge et la bourrache, ou
encore sur le thé himalayen qui n’est rien d’autre qu’une essence de camélia,
non, je n’ai gardé que les mots et le sens mais pas le ton. J’ai le souvenir du
sujet mais pas de la couleur de sa voix. C’est pourtant ce que j’attends tous les

122
jours, sa voix. Entendre sa voix est le moteur de ma journée. Sinon, c’est
comme si je faisais un voyage en pleine mer dans un sous-marin en panne
d’oxygène. J’étouffe et n’aspire qu’à remonter à l’air libre. Sa voix m’aide à
respirer calmement.

Qui est cet Adolphe Alberti qui occupe tout mon esprit et ma vie entière ?
Ce tanguero qui n’avait jamais pu m’oublier et qui est revenu dans mon
existence tel Zorro, comme l’homme de ma vie, celui que j’attendais sans le
savoir, qui a réparé toutes mes blessures et à qui je suis maintenant attachée
comme une moule à son rocher. Adolphe est fils d’émigrés italiens installés
dans la banlieue sud de Paris. Un père petit entrepreneur en rénovation tous
corps d’état, une mère vendeuse dans un magasin Séphora et deux autre frères
qu’Adolphe ne voyait plus jamais sans qu’il m’ait expliqué pourquoi. Une
première femme et une fille avec qui il est très lié. Ses parents s’étant séparés,
il ne voyait plus que sa mère devenue au fil du temps la directrice de son
magasin et avait fait fortune. Il m’avait expliqué que c’était grâce à elle qu’il
avait rencontré sa japonaise, sa boutique étant située devant un site
touristique. Beau et charmant, il lui était facile d’aller draguer celle qui
cherchait un chevalier servant pour visiter Paris quand les cars déversaient
leurs touristes… De son passé, c’est à peu près tout ce que j’ai pu apprendre,
mais ça me suffisait. Sans oublier l’intermittente Andrée, la danseuse à
paillettes, pour danser la samba.
Et si Dalia avait raison ? Quand a-t-il eu le temps de passer tous ses
diplômes exigeants et très difficiles tout en se formant à la ferronnerie et à
gagner sa réputation ? Elle avait aussi pointé quelques incohérences quand je
lui affirmais que sa maison était en bord de mer, entourée de vignes. « Babar,
c’est curieux, sa ferronnerie se trouve dans la Drome ! À moins qu’il ait deux
maisons… » Je me promets de vérifier. Elle avait fait ce que j’aurais dû faire
depuis le début. Mais pourquoi aurais-je mis en doute ce qu’il me disait ?
De son passé en revanche, je ne voulais rien entendre. Ce n’était pas mon
problème, je m’en fichais. Ce que j’attendais de lui, c’était sa présence, ses
déclarations d’amour et son manque de moi. Je veux savourer les moindres
cadeaux qu’il me fait. La perspective d’une vie à deux, les joies des tangos que
nous danserons ensemble et cette écriture commune sur Iddu auquel il tient

123
tant, sont les moteurs de ma vie. Oui, tout le reste ne m’intéressait pas. Qu’il
ait des diplômes ou pas, qu’il habite là ou là, peu m’importait puisque j’irai
vivre avec lui où qu’il soit…

***

Je m’étais décidée, en fin de journée. Je sentais qu’il fallait y aller. J’avais


glané quelques renseignements qui m’avaient convaincue d’aller voir où était
son foyer. Je n’avais pas pris mon scooter exprès, je voulais y aller en métro,
comme il devait le faire tous les jours. J’avais une adresse dans une banlieue
proche de Paris. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver et même s’il y
serait ce soir-là. Les foyers sont souvent loin des centres ville. Je suis
descendue à la station et j’ai marché dans des rues sombres où personne ne se
promène, même en été. J’avais une sorte de plan, mais j’ai allumé mon GPS.
Je n’avais pas peur, mais je me demandais pourquoi je m’infligeais cette
épreuve. Je venais de rencontrer un clochard qui m’avait demandé la pièce
pour pouvoir dormir dans un petit hôtel. Il était content de me dire que ça ne
coûtait que trente-cinq euros pour quatre nuits et que le petit déjeuner était
compris dans le prix.
- Vous comprenez, moi je ne veux pas aller dans les foyers, y’a que des
alcooliques, moi je ne bois pas.
- Et si vous n’avez pas assez pour payer l’hôtel ?
- Je m’installe dans une cave. J’suis tranquille. Et puis y’a le samu social,
on nous donne un duvet pour la nuit et une soupe chaude.
- Et les foyers, ils sont où ?

C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’aller retrouver Robert. Je voulais voir
son foyer, là où il devait dormir. Je n’avais pas eu envie de l’appeler avant. Il
m’aurait menti, m’aurait dit qu’il était parti en voyage, ou il m’aurait dit de le
retrouver quelque part ailleurs, en ville. Non, je voulais voir sa réalité. Sa vie
crue. J’ai marché longtemps dans cette banlieue sinistre, c’était loin. La nuit a

124
fini par tomber doucement. Je me sentais comme une exploratrice qui n’allait
pas découvrir une merveille, un truc rare, mais la pire image des rebuts de la
société, les vaincus, les faibles, les malades et les exclus. Ceux qui avaient eu et
qui avaient tout perdu : Leur travail, leur maison, leur famille, leur courage,
leur dignité. J’allais découvrir le monde des sans-abris, les sdf, ceux qui ont
été et qui ne sont plus. Ceux qui n’ont plus la force de se relever, ceux qui
attendent le lendemain sans savoir quoi faire d’autre qu’à attendre les jours
suivants. Plus j’avançais plus je commençais à me sentir mal de vouloir le
découvrir dans la pire période de sa vie, dans le pire dénuement. Mais
j’avançais. J’avançais en me disant qu’il serait sans doute très en colère de me
voir- là. Comment pourrait-il accepter ma présence ? Pourquoi faire ce
déplacement alors qu’il aurait été plus facile pour moi de lui donner un rendez-
vous, dans un bar ou chez moi ? Combien sont-ils dans ce genre de foyer ? Ils
ne viennent peut-être pas tous les soirs. Il faut s’inscrire. Parfois c’est complet.
Une fois entrée comment avoir la conversation que j’espère avoir avec lui ? En
tout cas, elle sera forcément compliquée au milieu d’autres clochards avinés.
J’ai tourné à gauche, j’ai longé une longue rue qui a débouché sur un gros
carrefour. Il y avait très peu de lumières aux fenêtres ouvertes, mais j’entendais
les télés allumées, tous regardaient le même programme : c’était un jeu débile.
J’ai pris la rue à droite, puis à gauche et je me suis retrouvée devant. C’était
l’adresse du foyer. J’avais marché plus de vingt minutes. Je suis restée
immobile face à l’entrée sans pouvoir retenir mon sang qui s’évaporait par le
trac. Impossible de faire un mouvement, j’étais aussi nerveuse qu’une
gazinière mal réglée. En ébullition. Je sentais ma bouche se mettre à l’envers.
J’avais du brouillard dans ma cervelle comme si j’avais fumé un pétard. Ma
respiration me faisait mal, elle devait être transpercée par un truc pointu. J’ai
regardé la porte. Il y avait une sonnette. Et j’ai imaginé Robert en train de
m’ouvrir : « Ma Babar ! toi là ? Quelle bonne surprise ! » Non, je ne verrai sans
doute pas Robert à l’entrée, mais un travailleur social qui me dira qu’il ne
connait pas Robert Gravois ou qu’il ne s’est pas inscrit pour la nuit. Et je
repartirai en sens inverse. Ce n’est pas moi qui ai sonné, mais un vieux mal en
point qui venait d’arriver sans que je m’en aperçoive. Il m’a regardée sans
comprendre ma présence. Et il a recommencé à sonner
- Je viens chercher un ami. Je crois qu’il doit dormir là.

125
- Dans ce foyer ?
- Je pense. On m’a donné l’adresse.

La porte s’est ouverte après un long moment de silence où nous ne nous


sommes plus rien dit. Et on a vu apparaître deux gars, un jeune et un vieux qui
ont reconnu le petit vieux et l’ont accueilli avec une voix très douce qui m’a
surprise.

- Tu as vu l’heure ?
- J’ai raté le métro…
- Et vous madame ? Vous venez pourquoi ?
- Je cherche Robert Gravois. On m’a dit qu’il pouvait dormir là.
- Tu l’as sur ta liste ?
- Il était là hier, mais il n’a pas réservé pour ce soir…Et C’est complet.
- Je peux rentrer ?
- Désolée, mais c’est interdit aux visiteurs et pas de femmes.
- C’est mon oncle.
- Alors prenez-le avec vous. Il sera mieux qu’ici. C’est la cour des
miracles.

Pendant ce temps-là, le petit vieux s’était volatilisé. Les deux hommes


m’ont souhaité une bonne nuit et ont refermé la porte sur moi en disant qu’il y
avait un autre centre d’hébergement à Vincennes mais qu’il devait être fermé
à cette heure-ci. Les horaires sont stricts.

J’ai appelé un UBER et je suis rentrée dans mon bel appartement avec le
poids de ma crétinerie dans les pieds. Comment ai-je pu penser que j’allais
parler à Robert, dans un dortoir installé dans un gymnase désaffecté pour
soulards et lui demander pourquoi il avait une toile d’araignée à son poignet ?
Au fond de mon lit, je lui ai écrit :

- Mon Robert, tu me manques, j’aimerais te voir. Viens déjeuner


dimanche à la maison.
Et contre toute attente, il me répond tout de suite ;

126
- J’y serai. Ça me fait plaisir.

***

Je me suis habillée de ma jolie robe d’été à fleurs bleues qui s’accordent


avec mes yeux. J’adore la porter car elle souligne parfaitement ma taille fine et
dégage mes épaules. Je l’avais déjà mise pour Adolphe et j’avais vu qu’il me
trouvait séduisante et m’avait fait des compliments. Alors cette robe est
devenue sacrée. Je vais rendre visite à Émile. Ma rencontre avec la future
épousée me rend légèrement nerveuse. J’ai pris le temps de lui acheter un gros
bouquet de fleurs comme il se doit quand on est invité. Et puis c’est l’occasion
de rencontrer sa future femme. Émile l’a choisie, je vais donc l’aimer.
C’est Élodie qui ouvre la porte avec le sourire large des bienheureuses,
laissant voir ses grandes belles dents étincelantes. Sa voix est douce et
chaleureuse et le regard franc. Elle est très jolie, les traits fins, et sa peau
bronzée soulignent un peu plus sa blondeur des filles du Nord. Je suis aussitôt
conquise. Je lui tends le bouquet volumineux et Élodie s’échappe dans la
cuisine pour chercher un vase tandis qu’Émile arrive vers moi, aussi souriant
que sa fiancée. La coutume veut qu’on offre des fleurs lorsque l’on est invité
chez quelqu’un, mais c’est sans réaliser le casse-tête pour celle qui les reçoit.
Je vois à son expression que j’ai mal choisi le bouquet.
– Grands Dieux, le vase !!! Dans quoi je vais les mettre ? Elles sont trop
grandes et je n’ai pas le modèle… Désolée, une bouteille d’eau minérale sciée à
moitié fera l’affaire pour ce soir »
Élodie, après s’être énervée sur la bouteille qu’elle n’arrivait pas à couper
pour enlever le goulot, revient, pose ce drôle de vase où elle a réussi à disposer
les fleurs de façon à cacher la pauvreté du récipient, et l’installe adroitement
sur la table basse. Je m’en veux de lui avoir imposé cet embarras. J’aurais dû
leur apporter du champagne, c’est de bon goût aussi et Émile aurait sûrement
préféré ça.

127
Émile fait enfin les présentations d’usage mais ajoute quelque chose qui
me chavire : « Élodie ma future femme et Barberine, ma belle-mère qui est
aussi mon amie… » ; On s’embrasse sans retenue avec émotion. Un air de
sérénité souffle dans cet appartement modeste mais charmant, très propre et
où tout est impeccablement rangé. Je remarque le joli pot d’Anduze que je lui
avais offert à l’occasion d’un de ses anniversaires où il a planté un
philodendron qui s’est énormément développé depuis et qui prend une place
folle devant la fenêtre. Ça sent le bonheur dans chaque recoin.

Après avoir bu le thé et dégusté les petits gâteaux, Émile commence à lire
la liste de ses impératifs pour la cérémonie religieuse. Les textes choisis, qu’un
de ses amis va lire, les musiques solennelles pour l’entrée dans l’église avec moi
à son bras (dont il m’avait déjà parlé)., celles de la bénédiction, et la dernière
pour la sortie des nouveaux mariés. Il avait déjà tout réglé dans les moindres
détails. Il aborde ensuite le rendez-vous dans la salle des fêtes pour le cocktail
qui suivra où tous leurs proches amis, collègues et la belle-famille sont
évidemment conviés. Ils parlent à peine de la mairie, pas assez romantique. Ce
qu’ils veulent c’est une fête enchanteresse, inoubliable.
- Je n’ai pas d’idée pour votre cadeau de mariage. J’ai pensé vous
acheter de miles pour votre voyage de noces. Où irez-vous ?
- En Argentine. Je sais que tu y es allée avec papa, et vos récits
enthousiastes sont gravés dans ma mémoire. Nous partirons le lendemain.

Et puis j’évoque la robe de mariée, qu’Élodie garde secrète comme c’est


la coutume. J’éclate de rire quand elle me dit, avec malice, qu’elle est blanche,
c’est tout ! Et puis la conversation s’élargit sur le choix du traiteur, qu’ils ont
eu du mal à trouver en fonction du budget et plein de petites choses qu’ils ont
dû régler ensemble, comme la musique du bal par exemple. Ils ont trouvé un
groupe de copains qui jouera toutes sortes de musique. Il y en aura pour tous
les goûts : les jeunes et les vieux. (Je ne sais pas dans quelle tranche d’âge ils
m’ont mise…). Le couple avait visiblement pensé à tout. L’ambiance est
chaleureuse et pleine d’enthousiasme pour les prochaines festivités quand
soudain la conversation est interrompue par la sonnette de la porte. Gêné,
Émile annonce la voix détimbrée en allant ouvrir :

128
- C’est papa. Il voulait te voir seul à seul, avant…
- Mais… mais…

Je n’ai pas pu sortir un mot de plus, suffoquée par la bourrasque qui


s’abattait sur mes cordes vocales qui auraient pu s’envoler de mon gosier, seuls
mes yeux ont eu le temps de s’armer d’un tas de fourchettes pointues vers
Émile qui m’avait trahie. Pour moi, il n’était pas question de le revoir ce jour-
là. Et pas le revoir du tout d’ailleurs, sauf au mariage.... Enfin pas si tôt… Et ce
n’était pas le sujet prévu à ce goûter qui avait commencé avec confiance et
amitié.
Je ne bouge pas du canapé. Étienne entre, l’air d’un vieux marin fatigué
qui chercherait un bar sympa pour s’écrouler après un coup de trop, et peine à
dire un « Bonjour » quasiment inaudible. Je pense que j’ai les yeux blancs de
colère, et n’arrive pas à le reconnaître. Il arbore une grosse barbe épaisse
grisonnante, porte des lunettes de vue ordinaires, les cheveux longs, habillé
d’un vieux jean et un blouson en simili cuir et boite encore plus. Il est devenu
très moche, dégradé, méconnaissable, si loin de son allure distinguée que je lui
reconnaissais de mon temps. La vision de mon « mari » me fait l’effet d’un jet
d’eau glacé sur le visage. Il s’avance vers moi dans un long silence pesant
pendant qu’Émile, se sentant totalement responsable de cette situation, et
Élodie collée à lui, se sont mis à l’écart et retiennent leur respiration. Et si tout
tournait mal ??? Que va faire Barberine ? Étienne s’approche de moi. Je ne fais
aucun geste. Il se penche pour m’embrasser, mais je tourne le visage. J’entends
juste un murmure : « Pardon ». Je n’arrive pas à desserrer les lèvres pour
répondre, je sentais que j’allais vomir sur le tapis du salon. Les grandes
émotions retournent l’estomac, c’est connu. J’ai fini par le regarder fixement
effrontément avec des yeux dédaigneux, en retrouvant l’énergie des femmes
trompées qui veulent montrer avec fierté être de nouveau sur pied. Étienne ne
faisait plus partie de ma vie depuis longtemps. Peu m’importait son pardon.
Seul Adolphe, par la pensée, m’aidait à l’affronter avec calme.
- Pourquoi tu me le dis seulement aujourd’hui ?
- Je n’arrivais pas avant… J’étais paralysé… Je ne sais pas quoi dire de
plus…
- Tu n’as jamais pensé à ma douleur à moi ?

129
- Si, bien sûr... Mais j’étais moi-même dans une immense détresse et je
t’en voulais de ne pas la voir… Je t’en voulais d’être heureuse sans moi… tu ne
voyais rien… J’ai dû fuir pour ne pas mourir sous tes yeux.
- Mais c’est moi que tu tuais !!! As-tu pensé à ça ?
- Je n’arrivais plus à penser…juste la force de partir.
- Est-ce humain de laisser sa femme… onze ans sans nouvelle…
- Quand je suis rentré en France, je me suis senti comme un vrai
étranger. Un migrant. En exil. Nulle part où aller… Impossible de reprendre le
cours de ma vie que j’avais abandonné…Impossible de revenir…
- Émile t’a retrouvé par hasard, par hasard sur une plage désertée dans
le nord !
- Il n’y a pas de hasard...

À ces mots, en proie à une colère froide, je me lève, le regard élargi pointé
sur lui
- Ton amour a dû mourir sous l’excès même de ton bonheur avec moi. Il
m’est difficile de pardonner. Je m’en vais. On se reverra au mariage, j’espère
ne plus avoir à te parler, c’est trop dur. Le hasard n’est pas une explication. Et
ma vie est ailleurs.
Je me tourne vers Émile, essayant de sourire
- Merci pour ce goûter. C’était inattendu, mais tu as fait ce que tu as pu…
Je te remercie. Belle soirée à vous trois.
J’allais franchir la porte lorsque Étienne court après moi avec sa patte
folle
- Ne lui en veux pas, c’est moi qui ai insisté. Ce que j’ai fait est
impardonnable. Je n’aurai pas assez de mots…Je comprends ta réaction...
C’était important pour moi de te revoir avant le mariage pour que tu puisses
digérer ma présence…
- Le plat est très lourd.

Je l’ai revu. C’est fait. Rien à signaler. C’est juste une péripétie. Ma vie ne
va pas changer pour lui. Elle n’a pas changé d’ailleurs. Enfin si… Je ne suis plus
seule. La vie avec Adolphe me réserve le bonheur que j’attendais depuis
longtemps. Donc je me fous d’Étienne, il ne compte plus. Qu’il reste à patauger

130
dans sa culpabilité et à vivre un collage vulgaire avec sa barmaid aux cheveux
rouges, je tire définitivement le rideau derrière mon abominable torture
d’avoir dû vivre sans lui et sans avoir jamais compris sa fuite minable.

***

Je rentre à la maison un peu sonnée tout de même. Mon toutou m’attend


pour remplir sa gamelle et la balade qui suit derrière. Au moment où je sors de
l’immeuble avec mon petit Gaston, mon téléphone sonne : C’est une bonne
copine du tango.

- Ah enfin, tu réponds ! Je t’ai laissé plein de messages. On ne te voit


plus. Ça va ? Ton silence devenait inquiétant…
- Ah, pardon, je suis pas mal prise en ce moment…
- Tu es libre ce soir ? Il y a une milonga d’enfer à Montreuil. Avec un
super DJ, ce serait bien que tu viennes. Tout le monde se demande ce que tu
deviens. Tu nous manques.
- Ok. Je vais venir.

Je n’ai pas voulu lui parler de mon histoire avec Adolphe avec qui elle a
dansé souvent quand il était encore dans la région parisienne et après notre
séparation. Quelque chose me gênait comme si je devinais qu’elle avait eu une
liaison avec lui, comme tant d’autres j’imagine… Adolphe est un bon danseur
et les femmes rêvaient toutes de faire une tanda avec lui. Donc je me tais pour
ne pas avoir à subir des contrariétés. Je regarde ma montre, il est vingt heures,
je passe à la salle de bain, me maquille avec application, prends mes chaussures
de tango, ma belle tenue et fonce à Montreuil. Une soirée à danser me fera du
bien. Je traverse Paris en scooter et presque arrivée devant la milonga malgré
mon casque sur la tête, de la rue j’entends la musique, ça me donne déjà le
sourire. Je gare mon scooter dans une petite rue adjacente et là, mon cœur
s’arrête net : je vois le camion d’Adolphe où est inscrit en gros : Ferronnerie
d’Art avec son numéro peint en gros. Mes jambes flageolent. Je suis au bord de

131
la syncope. Il est là ?! Il danse le tango ce soir ? Il est à cette milonga ? Je n’en
reviens pas. Il est venu à Montreuil sans me prévenir ? Il devait pourtant rester
chez lui pour travailler. Il a donc quitté le sud pour aller danser, sans moi ? J’ai
des fourmis qui grouillent ma tête. J’ai la sensation que mes cheveux
deviennent crépus d’un coup sous le coup du choc. Je ne sais pas comment
réagir. Après avoir fait le tour du camion, vide bien sûr, je me décide à entrer
avec la ferme intention de… je ne sais pas encore…. Mais de me laisser guider
par la situation quand je le verrai. Je commence par changer mes chaussures à
l’entrée et je pénètre dans la salle. La seule chose qui guide mes yeux, c’est de
découvrir Adolphe en train de danser avec une autre femme que moi dans les
bras. Je reste longtemps à scruter tous les couples car il y a beaucoup de monde
sur la piste. Non, je ne le vois rien. Il ne danse pas. Il doit être assis à regarder
celle avec qui il fera la prochaine tanda. Les femmes sont toujours en attente
de se faire inviter. Je fais le tour de la salle mais pas d’Adolphe. M’a-t-il vue ?
Se cache-t-il ? Non. Il est très myope, il n’a pas dû me remarquer. Je vais au
vestiaire, personne. Je me poste devant les toilettes, j’attends longtemps. Je ne
vois personne sortir. Mais où est-il ??? Je reviens dans la salle et assez vite, je
suis happée par la bonne copine qui m’avait poussée à venir ce soir danser.
- Ah enfin ! Je te vois ! Tu as vu, il y a une chouette ambiance !
- Oui, oui… J’arrive juste à l’instant…
Je ne finis pas ma phrase car un copain m’invite, trop content de me
revoir. Je n’ose pas l’éconduire, ça ne se fait pas. Il m’entraîne sur la piste. Je
me laisse faire dans la position abrazzo très fermé. Je préfère ne penser à rien
d’autre que de m’accorder avec lui, je danse selon son inspiration. Je devine
tout ce qu’il veut me faire faire. C’est magique comme si je dansais avec
Adolphe. La tanda se termine et il me remercie. Mais je cherche toujours où se
trouve Adolphe. Puis d’un coup, je me dis qu’il doit passer la soirée chez
quelqu’un, quelqu’une dans le quartier… La jalousie m’envahit totalement.
N’en pouvant plus, je sors pour l’appeler. J’ai la voix tremblante :
- Où es-tu ? Je ne te vois pas…
- Mais où veux-tu que je sois ? Je finis une rambarde que je dois livrer
dans deux jours.
- Ton camion est à Montreuil ! Je pensais te voir à la milonga.
- Mon camion est avec moi.

132
- Pourquoi tu ne me dis pas la vérité. Je viens de le voir !
- Désolé, mais ce n’est pas le mien.
- C’est écrit : Ferronnerie d’Art avec le numéro de téléphone. Je l’ai
photographié. Je te l’envoie.
- Banane ! ce n’est pas mon numéro !!!
- Alors tu n’es pas à Montreuil ?
- NON !

Mon corps va me lâcher. Je sens que je vais m’écrouler. Non, c’est juste
ma tension qui est retombée. Puis ma respiration et mon cœur reprennent peu
à peu leur rythme. Ce n’était pas son camion. Il m’a calmée aussitôt. Comment
ai-je pu penser à une telle tromperie ? Je suis définitivement crétine. Ou
amoureuse, ce qui est pareil… Nous raccrochons après les habituels petits mots
d’amour pour clore la conservation et chose exceptionnelle de sa part, il me
souhaite une belle soirée de tango. Et puis je me dis que la ferronnerie d’art est
assez courante finalement puisqu’il y en a à Montreuil. Pourquoi s’est-il
installé aussi loin dans le Sud ? Je reprends le cours de la soirée tout à fait
rassurée. L’ambiance est festive et je danse sans pouvoir m’assoir sur ma chaise
car je suis invitée sans arrêt. Le Dj est vraiment fameux. Il programme tous les
morceaux que j’adore. Je savoure mon plaisir à faire bouger mon corps comme
si j’étais collée à Adolphe. Et puis en plein milieu d’une valse et sans
comprendre pourquoi cela me vient à l’esprit, je me demande : Pourquoi aime-
t-il tant Spinoza ? Lit-il le latin puisque tout est écrit en latin ? La prochaine
fois que je le vois, je lui demanderai. Mais pour le moment je danse sans
retenue et je me laisse aspirer par le fleuve tragique et sensuel du bandonéon.

Épuisée après des heures de tango, je rentre chez moi tard dans la nuit et
je lui écris :
- J’ai bien dansé ce soir, mais je rentre triste parce que tu
n’étais pas là…J’aurais tant aimé faire toutes les tandas avec toi ! Je
t’aime.

Sans attendre de réponse, je m’endors assez vite en programmant mes


rêves habituels.

133
****

C’est au petit matin, que j’ai reçu une douche à laquelle je ne m’attendais
pas, surtout si tôt.
- Babar ! qu’est-ce qui te prend ?
- Quoi ? tu me parles de quoi ?
- Le texte que tu m’as envoyé sur Simone et Algren…
- Et alors ?
- Mais c’est un carambolage de clichés ! C’est navrant.
- Ah, ça ne te plait pas ?
- C’est désespérant de platitudes. Un truc à l’eau de roses. Écris des
romans de gare si ça te plait, mais ne touche pas à l’une des plus grandes
intellectuelles du vingtième siècle. Tu en as fait une midinette de magazine. On
dirait que tu parles de toi. Tu as retrouvé un autre tanguero du genre de
l’autre, qui t’a tourné la tête ?
- Je pourrais faire des corrections.
-Non. Tout est mauvais. Le sujet n’était pas pour toi. Désolée.

Ce coup de fil d’Hélène me fait l’effet d’un sédatif super puissant. Je suis
au bord de m’évanouir sur le champ. Je suis terrassée. Terrassée par
l’humiliation. Comme un boxeur qui aurait reçu le coup de poing de trop, je
m’enfonce dans mes draps, sous le matelas, sous le sommier, par terre. C’est la
première fois qu’elle me refuse définitivement un texte. Ce n’est plus l’air léger
de l’été qui souffle de ma fenêtre, mais le froid hivernal qui s’est installé dans
ma tête. Tout s’est gelé d’un coup. Je reste à plat pendant une partie de la
matinée.
Alors comme une somnambule, je finis par me lever doucement pour me
faire un café et vérifier que je n’ai pas cauchemardé. Je revisite mentalement
tout ce que j’avais écrit et ne vois rien qui puisse provoquer une telle ire. Je
dois être aussi bête qu’une locomotive à l’arrêt. Suis-je devenue à ce point
abrutie ?
Même le texto d’Adolphe ne me provoque pas de réconfort.

134
- D’imaginer mes mains et mes lèvres sur toi, est une douce
torture…
- Pourquoi l’imaginer ? tu n’as qu’à le faire ! Je t’attends.
- Bientôt ma chérie.
- - Vite ! Sinon, je débarque chez toi !

À force de l’attendre, mes facultés se sont sûrement rétrécies. Mes


méninges ont été grignotées de l’intérieur, je ne sais plus réfléchir clairement.
Adolphe s’est trompé sur moi, je ne sais pas écrire. Tantélé a sûrement raison.
Je suis devenue si creuse qu’elle m’a vue à travers. Oui. Je me suis perdue dans
le labyrinthe d’espoirs d’une vie nouvelle, pour rien. Tout rate, tout est raté. Je
suis nulle. Je bois mon café péniblement puis je vais partir travailler à l’agence
pour reprendre ma respiration et le cours de ma vie sans rêve inutile.
- Je serai chez toi mardi. Je t’aime.
Pourquoi je repense à cette phrase ? « Vous avez dû souffrir beaucoup
pour comprendre le tango. »
- Ton amour m’habille joliment aujourd’hui.
Et comme une bouteille à la mer :
- J’ai commencé Iddu…

***

Il est arrivé à l’heure. J’avais passé ma matinée à cuisiner. Je voulais lui


faire honneur et lui préparer ce qu’il pouvait aimer le mieux. Un plat mijoté.
Du veau, du porc et du poulet en petits morceaux revenus dans du curry et
autres épices et mouillés dans du lait de coco. Ça doit cuire longtemps. C’était
presque prêt quand il a sonné. J’avais passé tout mon stress à penser lui faire
plaisir. Mais aussi à réfléchir avec effroi à comment aborder le tatouage de
l’araignée et son symbole.
Il s’était fait beau, propre, je ne pourrai pas dire qu’il sentait bon, car il
avait l’odeur de sa fluviale barbe grisonnante, comme une senteur marine
mélangée à celle du caniveau. Son nouveau parfum de clochard. Dès qu’il a
franchi la porte, il m’a tendu un tout petit bouquet de pâquerettes qu’il avait

135
dû cueillir dans un jardin en passant. Cela m’a bouleversée. Robert est un ange
nourri à l’alcool mais c’est un ange.
- Ça sent drôlement bon !
- Tu dois avoir faim.
- Ça peut attendre… Tu es en beauté. Toujours amoureuse d’Adolphe ?
Dis- moi un peu, ça avance vous deux ?
- Je ne peux pas te dire… Il est difficile à aimer. Je le vois peu. Il travaille
beaucoup.
- Toi aussi tu travailles.
- Il habite loin…
- Tu pourrais le rejoindre.
- Je pourrais, oui…
Je ne pensais pas que la conversation commencerait par mon histoire. Je
n’ai rien à dire de plus sur Adolphe et sur moi, sauf que je lui apprends qu’il
m’a demandé d’écrire sur un volcan que je n’ai jamais vu de ma vie, juste pour
lui faire plaisir. IDDU. Voilà mon avenir avec lui et je m’y accroche comme une
naufragée en pleine mer tempétueuse. Il est ma dernière chance de me réfugier
dans les bras d’un homme.
- Mais non ! Tu es encore très belle voyons !
- J’ai passé l’âge où les hommes nous regardent, tu le sais bien. Iddu va
peut-être me sauver de cette liaison qui s’éternise. Je voudrais qu’il s’installe
avec moi définitivement.
- Tu sais écrire, pourquoi tu paniques ?
- Le riz est prêt. Viens manger.
On s’installe à table. Je l’ai décorée comme une table de Noël, sans
guirlande. Les plus belles assiettes et les plus beaux verres. Une bonne
bouteille de son vin préféré pour le changer de la piquette qu’il doit boire à
longueur de journée.
J’ai déposé les plats devant lui et je le sers copieusement.
-Pourquoi tu m’as invité Babar ? Tout le monde s’est détourné de moi.
La rue fait peur. Dis-moi ce que tu veux savoir.

Le rouge me monte au front. Ma salive se refroidit dans ma bouche. Ma


langue est inerte, paralysée. Je dois parler, faire un effort pour l’activer mais

136
elle ne me répond pas. J’ai trop peur de dire quelque chose de fâcheux. Enfin,
après avoir dégluti, je me lance comme du haut d’un plongeoir.
- Tes tatouages… Celui-là… la toile d’araignée… Il y a neuf filets épais
autour de ton poignet…
- J’étais certain que tu allais chercher à me faire parler. Je bois un coup
et je vais te confier le secret de ma vie. Tu seras la seule à le savoir. La seule.

Je le laisse boire ce nectar. Il le hume d’abord puis le tourne dans le verre,


il sirote une gorgée et me sourit avec toutes ses dents gâtées qui lui abiment
son visage creusé par mille sillons profonds comme des ravins.
- Merci. Y’avait longtemps…C’est un délice.

Je le regarde finir son verre. Ses mains tremblent et les miennes aussi je
crois. J’ai peur de savoir. Peur de ne pas être à la hauteur de ses confidences.

- Babar… Je suis un assassin. J’ai tué un homme. Et j’ai fait dix ans de
taule. J’aurais dû en faire quinze, mais je suis sorti pour bonne conduite, enfin
c’est le juge des applications des peines qui l’a permis. J’avais vingt-trois ans à
l’entrée et trente -trois à la sortie.

Je n’arrive pas à dire un mot clair, je bredouille :

- -Pourquoi ???... Qui ???...


- Ma petite sœur… J’ai buté le salaud qui l’a entraînée dans la came.
Morte, overdose. Je n’ai pas pu supporter la voir partir comme ça. En un an, il
lui fallait des doses de plus en plus fortes, plusieurs fois dans la journée. C’était
atroce…. J’avais compris qu’elle se prostituait pour ça… Il laissait faire, la
poussait même…J’étais impuissant. Je ne voulais pas le tuer… juste lui casser
la gueule… mais ma rage était plus pointue qu’un poignard. Je l’ai agrippé au
cou et j’ai serré, j’ai serré… je ne sentais rien dans mes mains… je ne voyais que
ma petite sœur décharnée à sa place… J’aurais voulu mourir aussi… Elle avait
seize ans…Voilà. J’ai pleuré pendant dix ans au cachot.
- Et tu pleures encore…

137
- Je me suis dénoncé à la police. Ça a compté au procès. J’aurais pu
avoir plus, mais quinze ans, c’est long… Fallait que je sorte avant, alors j’ai appris
le métier de cuisinier et la comptabilité. Remise de peine pour bonne conduite…
mais j’en ai fait dix de trop… Odile ne reviendra jamais…

Je racle ma gorge pour essayer de faire une phrase complète :

- Tantélé ne sait rien de tout ça ?


- Tu rigoles ? Jamais j’aurais pu lui avouer que j’étais un ancien taulard.
Impossible. Y’a que mes parents qui l’ont su. Ils en sont morts de chagrin. Je
te le dis à toi, parce que tu me fais penser à Odile, à ce qu’elle aurait pu être…
- -Pourquoi maintenant ? Pourquoi tu fais la même chose avec l’alcool ?
- -Ça me ronge. Je ne comprends pas… Chuis foutu…vraiment foutu…

Plus un mot ne sort de ma bouche. Sa détresse m’étreint. Il me regarde


avec des yeux qui passent à travers son visage comme un vent violent. Il est au
fond de lui-même. Comment le soulager, l’aider ? Son passé n’a pas ressurgi
aujourd’hui, il a vécu avec tout au long de sa vie et il n’a jamais réussi à
l’amadouer, l’adoucir malgré l’amour de Tantélé, de tous les succès de ses
bistrots et de ses clients. Il a bu pour oublier. Et il boit encore en croyant avoir
perdu la mémoire pour ne plus se souvenir. Mais la mort de sa sœur, et celle
de son souteneur le hantent encore.

- - Je te ressers ?
- - C’est très bon. Oui. Tu aurais encore une autre bouteille de ce
Bourgogne ? Deux mille dix-sept…un super cru, super année…. Tu as dû la
payer cher…
-- Oui… mais c’était la seule. J’en ai d’autres mais pas de cette qualité.
- Pas grave. Le bon vin n’a jamais fait de mal à personne.

Je n’avais pas remarqué qu’il avait déjà fini la bouteille à cinquante


euros... Je me lève pour en chercher une autre quand mon téléphone sonne.
C’est Adolphe :
- Je n’ai rien reçu. Tu l’as envoyé ?

138
- Non, pas encore… Je suis en pleines corrections…
- Vite ! Sinon, je meurs…
- Mourir pour Iddu, c’est ballot.
- J’irai te visiter à 19h mardi, si tu es d’accord…J’ai hâte de lire !

Je suis si troublée que je ne retrouve pas la bouteille que j’étais venue


chercher pour Robert. Je reviens à table et je vois qu’il l’avait déjà débouchée.
Cette conversation m’a laissé un goût bizarre. J’avais menti. Je n’avais pas écrit
une seule ligne, pas un seul mot et je n’avais surtout pas la moindre idée. Et le
comble, je ne comprenais pas son empressement à lire ma prose.

Robert avait repris de mon plat et s’était versé un verre plein du


Meursault. Son visage avait perdu son teint de cendre pour briller d’un rouge
alternatif. Il passait du blanc à la couleur du vin. Il était fait, cuit. Je profite de
son état comateux pour lui demander s’il avait parlé de son drame aux
personnels soignants pendant ses cures.
- Tu rigoles ! Ils sont tous alcooliques aussi !
- Arrête de dire ça. Ce sont des spécialistes de la question.
- Justement. Je n’ai jamais rien dit à personne, sauf à toi aujourd’hui.
- Tu as gardé le papier que je t’ai donné l’autre jour ?
- Oui…Je crois…
- Tu vas appeler. Il le faut. Ça va t’aider. J’irai t’accompagner à ta
première séance si tu veux.
- Mais je suis foutu, je te dis ! Et j’en ai marre que tu prennes soin de moi
comme ça. Laisse-moi. Je n’ai plus rien à donner ni à recevoir. Tout me fatigue.
J’attends la fin. C’est clair, clair ?

Et dans un débordement de colère incontrôlée, il s’est levé en titubant,


totalement cuit, le verre plein encore à la main qu’il a laissé tomber, le vin
rouge s’est répandu sur le tapis et le pied du verre s’est cassé. En trois secondes
il avait repris sa besace et près de la porte, avant que je comprenne quoi que ce
soit :

139
- Babar, arrête de t’occuper de moi. Ne joue pas à l’infirmière. J’ai eu ma
dose. Merci pour le repas. Finalement, tu es aussi conne que les autres, tu ne
comprends rien et tu ne comprendras jamais rien. Salut !

Il a claqué la porte.

Je suis restée statufiée pendant un long moment avant d’éclater en


sanglots.
Pauvre Robert. Pauvre Robert. Pauvre Robert…
La honte me paralyse.

Pour ne pas pleurer toute la soirée, je me suis dit qu’il valait mieux aller
au cinéma. J’ai regardé les séances et j’ai foncé voir un « nanar » en me disant
que ça allait peut-être décoincer mon imagination et que j’allais oublier mon
pathétique déjeuner.

***

Le film était un condensé ou un concentré de tous les « nanar » que l’on


a pu voir sur les écrans français depuis l’avènement du parlant et comme un
fait exprès, je ne me suis pas endormie. J’ai tout regardé en pensant à autre
chose. J’ai pu oublier la crise de Robert, la gifle de Tantélé et le texte que je
devais écrire pour Adolphe. Je n’ai pensé à rien. Rien qu’à me déprimer de voir
une telle merde. Une histoire de malfrats, de flics véreux, de magots cachés et
de salopes de putes. Quand je suis sortie, je me suis dit que je pouvais faire
mieux, enfin moins pire… Curieusement, ça m’a regonflée. Je suis rentrée à la
maison et j’ai aussitôt ouvert mon ordi. J’ai retrouvé ma page blanche où j’avais
juste tapé le gros titre : IDDU. Sans comprendre pourquoi, tout est sorti. J’ai
aligné des mots et les images sont venues. Iddu n’étant pas un humain, je lui
ai donné une existence insolite, fantastique : mi-homme, mi-volcan, mi-
jardinier. Un être hybride entouré de planètes, de fleurs de métal, d’arbres à

140
bébés et de femmes étoiles. Rien n’était réaliste. J’ai déliré joliment. Une fois
finie, je me relis à haute voix en essayant de bien prononcer. Je toussote pour
l’éclaircir et démarre :
Iddu : Il est né au soleil et dans les entrailles de la terre. Personne ne
l’appelle. On dit juste IDDU en guise de respect. Il crache, gicle, vomit du feu
et s’écoule langoureusement sur les épaules de sa bien -aimée. Elle adore sa
chaleur, son odeur, sa consistance, son moelleux, sa peau souple mais épaisse
et surtout sa beauté rare car Iddu ne ressemble à personne d’autre qu’à lui.
Une vraie beauté d’un passé lointain, antique. Il est d’un autre temps. Du
début de la vie d’ici. Du début de la terre. Sa bien-aimée le sait. Elle ne
s’impatiente jamais quand il valse à quatre temps avant de trouver le bon
rythme. Elle l’aime.
Elle et Iddu forment un couple. Si parfaitement et joyeusement
dissemblables, que les oiseaux de nuit s’interrogent sur ces deux-là. Elle et
Iddu ??? Quelle étrangeté !
Elle connait comment avaler les distances qui la séparent de son Iddu.
Elle l’attend souvent mais de moins de moins longtemps. Elle connait les
astuces pour le retenir. Il suffit, pour elle, de ne jamais l’appeler pour qu’il ait
soudainement envie d’éclairer la nuit de ses langues de feu. Il vient toujours.
Alors elle se laisse admirer dans sa robe de verdure qu’elle a mise pour lui.
C’est un jour de fête, celui de la fertilité. Il s’est préparé. Elle aussi. Admiratif,
il se répand alors sur elle. Elle s’abandonne et elle sourit. Il s’est refroidi. Et
tout est redevenu calme.

Je n’arrive même pas à comprendre ce que j’ai écrit. Tant pis, je lui
envoie.
Au matin, je lis :
- Écris encore ! Je veux la suite, c’est formidable !!! Fais gaffe,
je ne vais plus me passer de toi. Je t’aime.

Alors je suis rassurée. Mon délire lui plait. Il est content et c’est le
principal. Je vais continuer à noircir des pages. Mon imagination devient
bouillonnante. Je continue et invente des personnages sortis d’un conte

141
fabuleux que je n’aurais jamais lu : Artémisia, Désastre, Lucie, Nicéphorine,
Mahaut…
Je lui envoie plusieurs chapitres à la suite, plus fumeux les uns que les
autres. Et toujours je reçois son enthousiasme. Mon truc n’a ni queue ni tête,
mais je continue :
« Elle », c’est l’amour secret de Iddu.
« Elle », évidemment, ce n’est pas un prénom ; Mais elle aimait bien ne
pas en avoir. C’était « Elle ». Point. Forcément au bout d’un moment, il a fallu
lui en trouver un. Pour communiquer. Sinon ça devenait trop compliqué et
créait des malentendus. On ne savait pas comment l’appeler, à part Iddu qui
avait la clé pour la faire venir et la retenir… Finalement Elle a accepté d’avoir
un vrai prénom, après des palabres sans fin des nuits durant.
Tous deux ont regardé dans les calendriers des années passées, les
prénoms des saints. Non, rien ne convenait. Dans le calendrier républicain,
rien non plus. Et dans le calendrier céleste encore moins.
Y’avait bien ceux qu’Iddu avait privilégiés, suggérés mais il ne voulait
pas la vexer. Il n’a pas insisté : Lucie, Désastre (un prénom qui était un
assemblage de : Des Astres )… c’était une tambouille ancienne qu’il a laissée
dans la coquerie fleurie de son imagination. Pas de mélange. Fallait lui
trouver un vrai prénom. Et soudain, l’illumination !!!
Elle s’appellerait : Jobardise. Ça sonnait bien.
Elle a accepté sur le moment sans trop savoir. Comme elle n’était pas si
jobarde finalement, elle y a renoncé avec violence et colère… « Je ne suis pas
stupide quand même ! » Elle voulait un truc qui claque, qui éclabousse et elle
a dit, après un long temps de réflexion, : « Dorénavant, je
m’appellerai Nicéphorine. Oui oui ce prénom me plait et je veux le garder !»
Iddu est resté médusé. « Pourquoi Nicéphorine » ? - « Parce que je suis ta
victoire, voyons ! » Lui qui pensait tout savoir sur ce qui se passait sur sa
planète Artémisia, fut un brin désillusionné. Il a senti qu’il perdait la main.
Elle avait pris du galon.
Le lendemain, Elle, enfin Nicéphorine, se vêtit de sa belle robe de gazon
vert pomme, car on approchait de la bonne saison et invita Iddu à faire la
cueillette avec elle. Toutes les fleurs étaient tirées à quatre épingles pour
l’occasion. Elles étaient en grande beauté, prêtes pour la séduction. Les

142
rouges, les vertes, les bleues, les caramels, les violettes, les jaunes, les
tachetées, les fragiles et les robustes, mêmes les petites pousses quasi
incolores, toutes cherchaient à plaire à Iddu pour se retrouver dans son
bouquet. Elles ne vivaient que pour ça. Comme elles étaient très nombreuses,
elles savaient qu’un choix allait les départager et bien sûr, les dévaster. Iddu
ne pouvait pas toutes les satisfaire. Nicéphorine savait tout ça. C’est à ce
moment-là qu’elle a eu l’idée de laisser tomber la nuit d’un coup. Avec fracas.
Une nuit noire. Pas l’ombre d’un faisceau lumineux. Tout s’est arrêté. Et les
fleurs se sont toutes mises à faner en même temps. C’était pour le préserver
car Iddu était très fatigué, séduire est un travail harassant, la tête lui tournait
depuis le début de la matinée. Il n’avait pas retrouvé son potager comme il
l’avait créé…

Pendant que j’écris, lui forge. Et donc il n’est pas venu le mardi comme
promis. Mais je reçois toujours des compliments, des encouragements. Après
un long temps sans se voir, qui me semble interminable, je l’accueille enfin
chez moi. Et dès son entrée dans l’appartement, il me suggère comme si c’était
d’une urgence absolue :
- Et si Iddu était troubadour ?
- AH ??? Pourquoi troubadour ?
- C’est joli… Tu vas bien trouver une histoire, je l’attends, j’ai
confiance… Et n’oublie pas, j’écrirai à ta suite. Ça sera notre œuvre. Nous
serons soudés à vie. J’en ai parlé à quelqu’un que ça intéresse. Continue !
Je comprends alors que rien d’autre ne l’intéresse que lire la suite que je
vais pondre forcément au pas de charge. Il partira de chez moi, pour retrouver
un chantier en souffrance, après être passé par la case obligée du plumard.
C’est ce qu’il sait faire de mieux, sans toutefois me montrer la même passion
qu’au début. Je me rassure néanmoins sur ses sentiments car son intérêt pour
Iddu est la garantie de son attachement. Il est visiblement sous l’emprise de ce
que je compose spécialement pour lui comme s’il était ma muse...Mais que
peut-il trouver d’intéressant à mon délire ? À qui il a osé le faire lire ? À quoi
tout cela va servir ? Alors, sitôt parti, je vais chercher des histoires de
troubadours. Pour lui plaire. Uniquement pour ça.

143
Alors j’invente Pain Perdu. Pain Perdu a une unique et bonne amie : Ellia.
C’est une petite oie avec qui il partage tout. Ils sont seuls dans un monde
hostile, aride et glacial. Lui est l’enfant, devenu adulte, que « l’Arbre à Bébés »
a abandonné, le laissant grandir tout seul, n’ayant pas du tout le sens de la
paternité… Tous deux, Ellia et Pain Perdu, sont heureux ensemble. Ils ne se
quittent jamais. Ils sont inséparables. Mais hélas, Ellia, sa gentille petite oie,
bien attachée dans son panier qu’il tient très fort pour ne pas la lâcher pendant
qu’ils dévalent la pente, poussés par un vent très violent, va mourir étouffée au
bas de la vallée, coincée par les tiges d’osier entortillées… - « Tu me laisses
affligé mon amie, alors ma mort sera plus cruelle que la tienne ». Et il pleura
des mois entiers en maudissant la Mort qui lui avait dérobé l’appui de toute sa
vie. La seule chose que Pain Perdu a pu faire pour se consoler, c’était de faire
des sons mélodieux avec un brin d’herbe qu’il plaçait entre ses lèvres. De ce
jour, il devint troubadour sans le savoir. Toute la vallée a fini par le connaître
et tous l’aimait bien. On l’appelait de tous côtés pour qu’il chante, joue et récite
des poèmes qu’il inventait à des femmes fracassées ou contrefaites pour les
soulager du chagrin de leurs amours défuntes ou de leur misère.
Je continue ainsi mon délire jusqu’au huitième chapitre et reçoit à chaque
fois :
- Continue, c’est génial !!!

Mais est arrivé le jour fatidique où je reçois sa prose. Adolphe m’envoie


ses propres textes à la suite des miens…
Il m’avait toujours bien précisé qu’Iddu devait être NOTRE œuvre
commune à tous les deux. Je lis donc avec attention ce qu’il a écrit, supposé
être le prolongement de mon histoire, mais rien ne colle vraiment : ni le style,
ni les personnages que j’avais mis en scène, ne correspondent. C’est autre
chose. Bien écrit certes, mais tout est plus sage, rien n’est zinzin comme j’aime.
C’est différent. Je ne dis rien car l’idée d’être co-auteurs avec moi, l’amuse et
moi, ça me rassure.
Dans un des cinq premiers chapitres qu’il m’envoie, un par jour à peu
près, une chose me surprend. Il avait placé au milieu d’une page une belle
photo d’un immense échiquier d’échecs en ivoire dont les figurines très
finement ciselées devaient être le travail d’un grand artiste indien. Une œuvre

144
d’art unique visiblement. Un chef d’œuvre. Curieuse et éblouie, je l’appelle
pour lui demander d’où il tient ça.
- Je l’ai acheté à Bombay, il y a des années. Il m’a coûté très très cher.
Une fortune. J’en suis tombé amoureux, je n’ai pas hésité à me ruiner.
- C’est une œuvre exceptionnelle ! Tu l’as trouvé chez l’artiste ou chez
un antiquaire ?
- Chez un antiquaire. Il est très ancien.

Qu’il soit de bon goût ne m’étonne pas mais qu’il soit aussi fortuné me
déconcerte. Son métier de ferronnier d’art serait-il sa seule ressource de
richesse ? La passion des belles choses dépasse souvent la raison et conduit à
certaines folies. J’en sais quelque chose après la dépense pour ma robe de
couturier. Mais il doit avoir d’autres capitaux dont il ne m’a jamais parlé par
discrétion. Ça doit venir de ses tableaux qu’il vend à New York ou à Tokyo ? Il
m’avait bien dit que sa cote était montée, mais je ne m’étais pas renseignée.
Néanmoins je le félicite pour ses paragraphes, mais sans débordement.

Après des jours sans se voir, car il est reparti dans ses terres pour forger
et respecter ses commandes, il m’annonce qu’il les livrera la semaine prochaine
et profitera de son séjour à Paris pour passer tout le week-end avec moi. Je
saute de joie. Des jours entiers avec lui, enfin ! Les petites visites qu’il faisait
chez moi étaient bien trop frustrantes. Cette fois-ci, ça sera le début de… Je ne
sais pas de quoi, mais ça devrait ressembler à mon rêve : Partager ses jours et
ses nuits comme un vrai couple.
Le jour de son arrivée, je me mets en cuisine, lui mijote ce qu’il aime le
mieux, prépare tout minutieusement et dresse la nappe et les couverts comme
si j’allais recevoir un prince régnant. J’achète des fleurs (J’ai une collection de
vases pour toutes sortes de bouquets, reçus en héritage…), nettoie mon salon
et l’asperge du parfum d’ambiance qu’il aime bien et allume des bougies. Tout
est prêt à temps pour son arrivée. Il faut juste l’attendre. Je mets une clé USB

145
de tango pour m’étourdir et ne plus penser à mon énervement. Le chien aboie,
c’est forcément lui qui sonne !!! Je vais ouvrir avec le sourire béat d’une fiancée
mais ma tête s’allonge d’un coup : C’est ma voisine Jane qui habite sur le même
palier, venue me demander un pack de lait. On est très copines. Les services
rendus entre voisins sont la clé de la bonne entente dans l’immeuble. Certains
sont plus ou moins cordiaux ou aimables, mais dans l’ensemble ils sont tous
respectueux du confort de chacun et on se parle en bonne intelligence. –
« Désôlée, j’ai complètement forgot mon sac de coulses chez l’épicier et je n’ai
pas le temps d’y letoulner … » Je pars lui chercher le pack de lait sans entendre
le coup de fil d’Adolphe. Le temps de papoter avec Jane, qui est très bavarde,
il s’est passé cinq bonnes minutes. Je découvre, une fois la porte refermée, son
appel et fait « recall » aussitôt sur mon téléphone. Mais je tombe sur sa
messagerie. J’attends, attends… Puis vient le signal d’un texto :

- Désolée, Andrée a eu un malaise après le cours très intense


de danse. Elle est épuisée. Nous sommes à l’hôpital. Je ne peux pas
la laisser seule.
- Donc tu restes avec elle ?
- Oui. Ne compte pas sur moi pour le week-end…Un malaise
vagal visiblement. J’attends les résultats avec elle. Je te rappelle
plus tard. Baisers.
Suffoquée par cette nouvelle, je rumine ma réponse. Je suis au-delà de la
colère. Malaise vagal, ce n’est pas un truc où l’on reste à l’hôpital deux jours !!!
Moi qui n’avais jamais prononcé ce mot : Adolphe, son prénom impossible, et
qui m’étais toujours arrangée pour l’éviter en lui donnant des « Mon Chéri,
mon Amour, ou autres jolis sobriquets… » cette fois-ci, je vais l’écrire en toutes
lettres :
- Adolphe, je comprends que ta danseuse, qui est ta partenaire
de scène (et sans doute à la ville) ait besoin de toi ce soir, mais tout
le week-end ? Je n’accepte plus tes manquements récurrents à toute
parole donnée et à tout savoir-vivre. Tu me préviens au dernier
moment. Je souffre de devoir te dire que ma patience a des limites.
Tu es le seul responsable de cette rupture. Cette relation est sans
but, sans respect, sans amour finalement. De plus, il n’y a pas de

146
compétition en ce moment, je me suis renseignée. Je ne te souhaite
pas bonne chance. Barberine.

Cette fois-ci, c’est moi qui sonne chez Jane pour lui proposer de profiter
de mon repas. Elle est ravie n’ayant pas le goût de cuisiner. Jane est anglaise
et s’est installée à Paris pour perfectionner son français. Elle parle comme Jane
Birkin, en confondant pareil, le masculin et le féminin. Chez elle, ça me fait
rire, elle est toute jeune et fraîchement débarquée... En nous installant à table,
je remarque qu’elle a une bonne descente, et qu’elle mange comme une
gloutonne affamée. Son frigo doit être vide depuis longtemps. Je ne suis pas
certaine que son sac de courses soit resté chez l’épicier…
- Tou devlais lecommencer des lepas implovisés comme ça ! Je n’ai pas
mangé quelque chose d’aussi bon depouis tlès longtemps. Je ne savais que tou
étais si bonne cuisinière. Chapeau ! Great !. Marvelous. Unforgettable.

Jane retournera chez elle, la porte d’en face heureusement, en gloussant


comme une londonienne imbibée au sortir d’un pub un vendredi soir…
Me retrouvant seule, je débarrasse les couverts, fait disparaitre les reliefs
de la nappe, mets tout dans les machines et range le salon de façon à ne rien
retrouver au petit matin.
En me mettant sous la couette, j’entends le bip d’un texto. J’hésite un
moment puis finis par le lire, bien que ma vue barbouillée par le vin
m’handicape, mais j’y arrive :
- Je n’ai pas envie de répondre. Seulement, je n’ai pas mis fin
à cette histoire, je ne le ferai jamais ! C’est toi !!! Et toi seule. Tu fais
ce que tu veux. Belle nuit et goûte mes baisers.
Pas un mot d’excuse. Rien. Je décide de ne pas répondre.

Le lendemain, je suis partie chez mon plombier qui est devenu un ami à
force de l’appeler pour ma chaudière aussi dangereuse qu’une centrale
nucléaire. Deux jours à la campagne me fera du bien pour régénérer mes
cellules. Omar m’a toujours fait rigoler jaune quand il me parlait de sa
première femme, « trop périmée » pour la garder. Sa nouvelle compagne a la
moitié de son âge. Oui, les hommes ne restent plus avec leurs femmes

147
« vintage ». Il leur faut de la jeunesse. Ça fait moderne. De les voir heureux
ensemble, provoque chez moi la hantise de me retrouver encore seule. J’ai
passé l’âge d’être attractive. J’avais pourtant congédié Adolphe de la même
façon, mais c’était il y a huit ans et j’ai donc huit ans de plus… Je m’en veux.
Je suis trop exclusive, impatiente, intolérante. Pourquoi n’ai-je pas accepté
qu’il se fasse du souci pour sa partenaire ?
À mon retour je lis sur mon portable, que j’avais fait exprès de laisser à la
maison pour ne pas être tentée de lui écrire :
- Tu es ta pire ennemie. Ta souffrance n’est rien à côté de ce
que tu me fais souffrir… Souvenirs de mes mains qui malaxent tes
seins.
Rassurée de voir qu’il ne veut pas rompre comme je le redoutais et pour
éviter des explications pénibles, je lui écris un truc aussi vague et épais qu’un
nuage d’hiver :
- J’ai avancé… je vais t’envoyer la suite. Tu me diras si ça te
plait.

***

- Barberine, il faudrait passer de toute urgence à l’agence. J’ai reçu un


courriel du notaire, il y a un problème…
- Quel genre ?
- Je ne peux rien vous dire par téléphone. Je vous attends.

Au moment où j’avais envoyé le mot à Adolphe, je n’avais rien écrit et


n’avais aucune idée de comment raccorder ses derniers textes avec les miens,
mais ce n’était plus mon problème à ce moment précis. Quelque chose clochait
visiblement dans une transaction et ça m’inquiétait.
J’arrive à l’agence et Paul m’accueille l’air effaré :

148
- La Mairie veut préempter le bien de Monsieur Bouchard ! De toute sa
carrière, le notaire n’a jamais rencontré une telle situation. Il a bien envoyé le
DIA (déclaration d’intention d’aliéner) à la Mairie comme à chaque fois, sans
jamais avoir reçu de réponse, mais là, il vient de recevoir une lettre
recommandée, envoyée à temps, pour annoncer qu’elle a l’intention de
préempter et surtout de renégocier le prix à la baisse. J’ai les deux intéressés
en stéréo depuis ce matin en permanence. Monsieur Bouchard qui écume de
colère et les deux acquéreurs qui dépriment.

La nouvelle nous paralyse. On n’arrive pas à réfléchir. Quoi faire ? Quoi


dire ?
Retour à la case départ pour tout le monde. La seule décision à prendre
revient à Monsieur Bouchard.
- Je ne vends plus. Pas question de laisser mon bien à une Mairie qui
m’empêche de travailler, mes livreurs passent des heures à tourner pour
trouver une rue qui ne soit pas en sens interdit ou une place pour se garer. Tout
est fait pour qu’on plie bagage. Paris devient impossible.
- Réfléchissez bien Monsieur Bouchard, c’est quand même une grosse
somme…
- C’est tout vu.
Paul, lui, s’occupe de calmer les deux acheteurs en les assurant qu’ils
retrouveront la somme qu’ils avaient versée lors du compromis de vente, et
qu’il va se mettre en chasse pour leur trouver autre chose puis finit pas éteindre
son portable. On se regarde et on pouffe de rire. Trop c’est trop. Épuisé, il
ferme l’agence et on rentre chacun chez soi. Demain est un autre jour…
De retour chez moi, je prends un Doliprane pour calmer mon mal de tête
et m’affale sur le canapé. Puis, pour chasser cette journée calamiteuse, je finis
par me lever comme une automate et me mets devant mon ordinateur. Iddu.
Que va-t-il sortir de ma tête cette fois-ci ?
Avec la rage d’avoir passé une journée calamiteuse, je me laisse aller à
écrire :
« Le vent soufflait, hurlait, les feuilles et toutes les fleurs en métal lourd
qu’Iddu avait créées, tintaient, se déchiraient, s’envolaient et les nuages
glissaient et défilaient dans le ciel sombre et menaçant. Un jour sombre… »

149
Mais ce n’est pas seulement ça, c’est la colère contre Adolphe qui n’est
jamais avec moi, qui se décommande souvent, que j’exprime. Je continue toute
la nuit ce chapitre sur le même ton et je termine par :
« La mort était une sentence qu’Iddu pensait ne pas mériter, mais le
destin avait décidé qu’il était presque assez vieux. Sa vie, conçue dans le péché
et nourrie dans le sein maternel d’impures et innommables saletés, était
devenue une ruche barbouillée, un vrai déchet, une misère fardée. Il avait tout
raté. Tout cela, il le savait. Tout l’accusait. Un grand silence soudain creusa
l’univers, c’était pour l’inhumer proprement, mais avec indifférence, dans du
fumier. »
Sans réfléchir je lui envoie mon délire sitôt fini, et m’endors épuisée et
apaisée. Mais j’aurais préféré ne pas me réveiller quand j’ai lu le texto
d’Adolphe au petit matin. J’ai réalisé instantanément l’énormité de mon texte :
j’avais fait mourir Iddu !!! Iddu, c’est Adolphe. C’est lui. Et il est mort !
- J’ai lu la fin de Iddu. Compris le message. Tu es perverse, je
te quitte.

C’est tout ce qu’il a été capable d’écrire.


Comment rattraper ce malheureux malentendu ? J’ai fini par l’appeler
pour justifier ce texte sorti après une journée de déceptions à tous les étages.
La vente annulée, la colère des acheteurs, celle du vendeur et du notaire, sans
compter celle de Paul et la mienne. Une impression de fin du monde avait
contaminé mon imagination.
- Tu as intérêt à le ressusciter !

Le ton qu’il a pris avec cette simple phrase, sifflait comme un vent
sibérien ou comme celui d’un président de tribunal prononçant la peine
capitale au coupable.
Comment le ressusciter ? Je ne veux pas le perdre pour un texte écrit sans
intention de nuire, comme on dit dans les procédures, alors je cogite déjà
comment faire renaître Iddu. La relation entre nous, je le voyais, n’avançait
pas, elle piétinait sur place. Iddu était devenu le seul lien tangible que j’avais
avec lui. Il faut que je lui redonne vie sinon c’est moi qui meurs. Sans Iddu,

150
tout serait probablement terminé. Pourquoi y tient-il à ce point ? Pourquoi
m’envoie-t-il des chapitres à la suite des miens alors que rien ne colle
vraiment ? Qu’est-ce que Iddu représente pour lui exactement ? A-t-il
vraiment un producteur, un théâtre, un éditeur ? Je n’arrive pas à comprendre.
À quoi ces textes vont servir ? Je suis condamnée à écrire à l’aveugle et lui va
continuer à m’envoyer ses textes. On verra bien où ça ne mène pas.
J’aurais sans doute la révélation plus tard…

***

- Mademoiselle Berthet, j’ai bien réfléchi : Je suis décidé à vendre à cette


pourriture de Mairie, pas pour lui faire plaisir, mais parce que je ne veux pas
louper la maison que j’ai vue au bord de la Marne. C’est un Paradis. Je tenais à
vous le dire.
- Vous avez pris la bonne décision Monsieur Bouchard.
- J’aimerais vous la montrer.
- Pas de problème.
- Je passerai vous prendre à l’agence. La semaine prochaine ?
- Parfait.

Je me rends compte que je lui ai répondu assez sèchement, mais cet


homme me tape sur le système. Outre qu’il a un physique assez banal, d’un
modèle très courant, il est boursoufflé de vanité. À vue de nez, il a sensiblement
le même âge qu’Adolphe, mais il avait, de toute évidence, abandonné son corps
depuis longtemps. Il était tout déformé : Double menton, ventripotent,
couperose, il avait la séduction d’un castor. En le voyant je n’arrêtais pas de me
dire que j’avais de la chance d’être avec un homme séduisant, talentueux, et
respectueux de sa silhouette. De plus, son héritage lui était monté à la tête. Il
se croyait crésus. Mais je devrais le remercier car la vente finale allait me
rapporter un gros pactole et je serai tranquillisée pour un moment.

151
Je sors de l’agence pour rentrer chez moi et je vois sur le trottoir, derrière
les poubelles, une grappe de rats qui détalent dans toutes les directions. Je
pousse un cri énorme. Autant je n’ai pas peur des araignées, mais les rats me
font frémir. Pourtant ils sont très serviables à nettoyer toutes les ordures et
assainir les égouts, mais ils n’arrivent pas à se faire aimer. On les déteste, les
craint, ils font horreur. Tout le monde est sorti des boutiques alentour pour
savoir ce qui c’était passé. Quand ils ont compris que c’était pour les rats, ils se
sont fichus de moi.
- Mais Barberine, ils sont des milliards dans Paris ! Personne n’arrive à
les exterminer. C’est une plaie. Ils transportent toutes sortes de virus,
bactéries, de maladies, c’est une infection. On ne voit que ça, ils se reproduisent
à une vitesse folle.
- Désolée de vous avoir fait peur.

Je suis montée sur mon scooter et j’ai foncé pour ne plus avoir la vision
de la colonie de ces rongeurs dégoûtants devant les yeux. Mais en roulant, j’ai
imaginé l’inverse de ce que je venais de voir : L’amour d’une petite souris qui
rendrait toutes sortes de services et que les gens consulteraient pour savoir,
par exemple : le temps qu’il allait faire, le résultat d’une requête ou si la
pandémie allait s’étendre et comment l’endiguer. Une sorte de pythie. Une
gentille et aimable petite souris aimée de tous.
Voilà ! J’ai trouvé comment ressusciter Iddu !

À peine arrivée chez moi, j’ouvre mon ordi et j’écris au fil de mes doigts
sur le clavier :

… « Après leurs mugissements de douleur qui se sont éternisés, elles se


sont mises en tête de retrouver Nicéphorine qui devait se laisser mourir de
chagrin toute seule au pied du décédé décomposé dans un fossé.
Aidées par la magique petite souris, chamboulée elle aussi par tant de
pleurs versés, elles sont parties à sa recherche. Elles l’ont enfin retrouvée
après des mois d’une croisade qui paraissait ne finir jamais. Nicéphorine
pleurait en effet seule, dévastée par la perte de son amour. La petite souris a
commencé par allumer un feu devant le corps d’Iddu déjà en décomposition

152
avancé, et selon un rite qu’elles improvisaient ensemble, elles lui ont versé
goutte à goutte du vin rouge et rosé pour redonner couleur à son sang
stagnant et priaient au-dessus de sa tête afin qu’il rejoigne si possible le rang
des Dieux Mânes. Des heures, des jours, des mois durant, elles sont restées là,
à attendre éperdument le souffle de sa vie retrouvée.
Iddu s’est enfin réveillé. Les Dieux l’avaient rejeté dans la vie jugeant
qu’il n’était pas assez mort. Travailler à vivre était un ordre. La petite souris
l’avait ressuscité… ».

Sans réfléchir, j’envoie mon galimatias à Adolphe. Et je reçois en retour :


- Tu es géniale ! Tu as mis la barre très haut. Je vais essayer
d’être au niveau. J’ai trouvé un mécène, un homme très riche. Il
veut m’aider. Il m’aime beaucoup et me fait une confiance aveugle.
Nous pourrions présenter Iddu à la scène et il produirait. Tu en
penses quoi ?
- -Ah ? Quel genre de théâtre ? Quel public ?
- -On verra. Il faut continuer ! Sinon j’ai un éditeur intéressé.

Après vingt chapitres, je commence sérieusement à sentir que mes


facultés sont épuisées, les idées se font rares. Le problème aussi c’est que je ne
crois ni à son mécène, ni à une production théâtrale. Je ne vois plus l’intérêt de
continuer à écrire à deux. Nos textes s’accordent mal. Je lui dis et au lieu de
me rassurer, j’entends :
- Je n’ai aucune place dans ta vie ! Tu me vires comme avant !
- Non, je ne te vire pas voyons ! Iddu est vivant. Le texte existe. Je l’ai
ressuscité, tu devrais être content. J’ai écrit pour toi et toi seul. Mais ces jours-
ci, je dois me concentrer sur le mariage d’Émile. D’ailleurs, j’espère que tu m’y
accompagneras…
- Non, c’est ta vie. Occupe-toi de ce mariage. J’ai compris, je te laisse
tranquille.

« Pour qui sonne le glas ? » Pour lui ou pour moi ?


Je sens la fin qui approche mais je ne sais pas de quel côté.

153
***

- Ma Babar, je voulais savoir comment tu partais au mariage, en train ?


- Oui. Je n’ai plus de voiture… C’est direct.
- J’ai peur de ne pas pouvoir y aller, je suis très fatiguée.
- Oh, c’est dommage.
- J’ai peur du monde, des rires, de la joie, je ne suis pas en bon état. J’ai
du mal à reprendre pied. Je vais prévenir Émile.
- Je comprends.
- Désolée pour mon refus de l’autre jour, j’ai été violente.

La voix de Tantélé était redevenue douce et tendre, mais lasse. Je


comprenais sa fatigue et son moral en berne, j’avais les mêmes.
- Quand tu rentreras, j’aimerais que tu viennes me voir au bureau j’ai
une proposition à te faire.

Je ne pouvais pas deviner de quoi il était question mais cette proposition


inconnue m’a caressé le cœur. J’ai aussitôt oublié Iddu, Adolphe, et cette
phrase assassine : « C’est ta vie. » J’avais bien compris que je ne serai jamais
dans la sienne. Il fallait que je l’accepte. De l’élue de sa vie, j’étais passée
doucement à celui de maîtresse occasionnelle. Et comme toujours, quand je
suis prête à ne plus croire en rien, il m’appelle ;

- Ma chérie, pourrais-tu me renvoyer le beau poème anglais que tu


m’avais envoyé ? Je ne le retrouve plus.
- Celui d’Elizabeth Barrett Browning ?
- OUI
« How do I love thee ? Let count the ways
I love thee to the depth and breadth and height
My soul can reach, when feeling out of sight
For the ends of Being and ideal Grace
I love thee to the level of everyday’s
Most quiet, by sun and candle light… »

154
Je lui récite la première strophe au téléphone car je l’ai apprise par cœur.

- Oui !!!! C’est ça ! Envoie-la moi vite ! Tu es merveilleuse.

Je lui envoie la photocopie de ce si beau poème complet en pièce jointe


sur son courriel sans trop comprendre pourquoi il me le demande et sans
chercher à savoir pourquoi c’est si urgent. Je n’ai pas envie de commencer une
discussion. Ce qui m’importe c’est qu’il n’a pas coupé notre relation puisqu’il
aime ce poème d’amour. Une façon de me l’adresser à moi ? Il doit continuer à
m’aimer d’amour…

***

J’avais pris soin de réserver depuis longtemps mon train pour Dunkerque
et une belle chambre d’hôtel à côté de la Cathédrale. Arrivée dans ma chambre
spacieuse mais impersonnelle comme dans tous les nouveaux hôtels, je déplie
ma robe corolle en soie, je l’installe avec soin avec tous les accessoires sur la
petite table. Je vérifie. Ouf, je n’ai rien oublié. Comme je n’ai rien à faire, je
pars faire un tour vers la digue pour respirer l’air de la mer. Tout semble doux
comme une belle journée de fin d’été. Je me sens curieusement bien et légère.
Après cette longue marche sur la digue, je passe devant le casino
Partouche. J’hésite à entrer, mais je me dis que la chance peut me sourire.
Après avoir montré ma carte d’identité à l’entrée, je me dirige vers les machines
à sous. J’aime cette atmosphère décadente où rien ne rappelle rien. C’est
l’ailleurs. Les sonneries des machines qui gagnent aident à rêver. On imagine
vite qu’elles vont vite sonner pour vous aussi. J’observe ceux qui sont accrochés
super concentrés devant l’écran pour voir si les cinq pommes sont alignées ou
pas. C’est un monde parallèle où la fortune peut vous tomber dessus sans crier
gare, comme la foi. Je finis par choisir, après les avoir toutes observées, une
machine poker qui est libre, en me disant que si je gagne, c’est qu’Adolphe va
entrer dans ma vie définitivement. Je me donne cinquante euros à perdre avec
l’idée que ça doit durer le plus longtemps possible. C’est la meilleure idée que

155
j’ai eue pour passer la soirée seule dans cette ville que je ne connais pas. Au
bout de trois mises, j’ai tout perdu. Mon passage au casino aura duré à peine
dix minutes… Je rentre à l’hôtel avec un sentiment bizarre. Ce n’est pas l’idée
d’avoir perdu mon temps et cinquante euros, mais c’est que mon pari est raté…
Adolphe ne va donc pas entrer dans ma vie ? Je me raisonne en me disant que
l’amour n’est pas une combinaison de Brelan ou de Royal Flush avec ou sans
Joker ! Je n’ai pas eu de chance au jeu c’est tout. De plus, j’ai joué petit-bras.
Les joueurs, les vrais peuvent rester des heures entières à perdre, à gagner, à
reperdre et à recommencer jusqu’au petit matin. Moi pas.
Je m’apprête à appeler Émile pour connaitre sa « température » lorsque
je reçois un message d’Adolphe :
. Ma Barberine Chérie, pourrais-tu me renvoyer le poème tel
que tu me l’as envoyé la première fois ? Pas par mail et pas de
photocopie en pièce jointe, juste en texto. Merci. Je te baise
joliment.

Je lui répondrai plus tard. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que
nous sommes toujours connectés. Il me suffit de penser à lui pour qu’il
apparaisse d’une façon ou une autre. Mais je ne comprends pas pourquoi il me
demande ça. Le texte est le même qu’il soit recopié par moi ou qu’il soit
imprimé… Cet homme est insondable. Parfois, me prend l’envie farfelue de
l’autopsier pour déchiffrer tous ses mystères.
Au téléphone, Émile essaie de garder son calme mais je devine qu’il est
sous pression. La journée de demain est un grand jour pour lui. C’est le jour
de son mariage. Il est rempli de confiance et d’amour. Sa vie va changer pour
le meilleur, il ne sera plus jamais seul. Élodie sera avec lui toute sa vie. Enfin
les choses sont planifiées et pensées comme ça pour lui. Il m’a demandé d’être
présente demain matin pour tout vérifier avec lui dès l’ouverture de la salle des
festivités ce que, bien sûr, j’avais prévu.
Je ferme la lumière et m’enfouis dans les draps en rêvant aux beautés du
monde et je m’envole légère dans l’univers.

156
***

C’est le jour !
J’ai bien dormi. J’essaie de ne pas penser à Adolphe qui, au petit matin,
m’a envoyé la photo d’un autre de ses poèmes. Celui-ci est visiblement assez
vieux car il est tapé à la machine à écrire sur une feuille d’un vieux cahier à
spirale. « C’est pour rigoler, c’est pour faire comme Hemingway… » Je le lis.
Rien ne correspond à ce que nous vivons lui et moi en ce moment. Et je me
demande où il a pu trouver cette vieille machine à écrire d’un autre
temps…Comme je suis pressée, je ne lui réponds pas et laisse de côté cet amant
imprévisible.
Émile me retrouve dans la salle du cocktail. Je corrige le nœud de sa
cravate et vérifie avec lui qu’il a bien les alliances. Il les met aussitôt dans la
petite poche de son gilet. Il a un très beau costume en lin et coton, veste et
pantalon couleur ivoire. La pochette rouge à la boutonnière donne un air de
fête. Franchement il est beau et très élégant. Son regard est en permanence sur
sa montre. Je le calme comme je peux car moi aussi je suis stressée. J’ai dû
vérifier avec sa gentille belle-mère que je rencontre pour la première fois à cette
occasion, que le traiteur n’avait rien oublié. Élisabeth est une petite femme très
dynamique, nous sympathisons toute suite. Elle est ouverte, spontanée et très
émue de marier sa fille ainée avec ce merveilleux Émile... Elle n’arrête pas de
questionner le traiteur sur le déroulement du cocktail ; Avec l’air d’un chef
habitué à ce genre d’inquiétude, il lui répond pompeusement : « Oui madame,
soyez sans crainte, les garçons-serveurs vont attendre les convives après la
bénédiction de mariage, ils ont l’habitude vous savez, c’est leur métier ». Avant
de partir, nous jetons un coup d’œil sur la décoration de la salle. Tout nous
parait parfaitement prêt. On peut s’en aller rassurés.

C’est l’heure. On y va à pied. La Mairie n’est pas très loin. Il fait très beau,
pas un nuage, la mer est calme, pas un souffle de vent, c’est une chance. Le
soleil vient faire la causette aussi dans le Nord de la France ! Je tiens Émile par
le bras. Je marche lentement car j’ai mis mes chaussures neuves que je n’ai pas
eu le temps d’assouplir…Je sens que je vais avoir mal aux pieds toute la

157
journée ! Zut. Le Maire nous attend. C’est un ami du père d’Élodie qui est
conseiller municipal. Il est jovial et heureux de faire ça pour Élodie qu’il a
connue toute petite. (Je comprends à cette occasion que le Maire est reconduit
à chaque élection. Ça doit être un bon maire) Élodie apparait au bras de son
père très ému. Elle est resplendissante. Sa robe est sobre. Un fourreau qui
souligne sa belle silhouette fine et ses longs cheveux sont relevés avec des
guirlandes de fleurs blanches dans un flou organisé comme c’est la mode. Les
témoins et quelques amis sont déjà là. Le discours du Maire est charmant, il
égrène des souvenirs piquants sur Émile qu’on a dû lui raconter, sur Élodie
qu’il voit souvent, puis attaque la lecture des articles de loi du code civil. À la
fin il félicite le couple pour leur engagement et pour la foi en leur amour et
termine par les vœux d’une belle vie qui s’offre à eux. Les témoins signent les
registres et c’est la fin. Élodie et Émile sont maintenant mariés légalement,
émus et très heureux. La première partie enfin est terminée.

À la sortie de la Mairie, mélangé aux amis et famille, sous le choc, j’aperçois


Étienne que je n’avais pas remarqué…Je ne pensais même plus à l’éventualité
de sa présence. On se salue de loin. J’ai juste eu le temps de noter qu’il avait
mis un beau costume. Il était propre comme une écuelle de chat, lustré à neuf.
Je cherche la tignasse rouge de la barmaid, mais je ne la vois pas. Il est donc
venu seul. Je suis rassurée. En grappe compacte, nous nous dirigeons vers la
Cathédrale des Sables non loin.
L’église est déjà pleine. On fait signe au prêtre que les mariés vont arriver.
C’est l’entrée en piste. Musique solennelle à l’orgue, celle qu’Émile avait choisi
avec Élodie. Je le prends par le bras et on s’avance vers l’autel. Il est crispé tant
il a attendu ce moment depuis si longtemps ! Il se place seul et attend la mariée.
Elle arrive, toujours accompagnée de son père et se met à côté de lui. Je
m’installe au premier rang sur l’aile droite de la Cathédrale sans m’être rendue
compte qu’Étienne était déjà là. Nous sommes côte à côte. Bien qu’il se soit
rasé de près, qu’il ait coupé ses cheveux, rasé sa barbe, qu’il sente bon et qu’il
semble heureux de marier son fils, il me fait horreur. Je me sens d’un coup en
apesanteur, sans atmosphère, comme dans l’espace. Je n’entends plus rien, pas
un bruit. Je n’entends que le silence. J’ai peur d’ouvrir la bouche car si je le
fais, je crains de dégobiller mon petit déjeuner. Je suis ailleurs, perdue. Jamais

158
je n’aurais pu penser qu’il aurait l’audace de se mettre à côté de moi. J’attends
avec impatience la fin de la cérémonie pour sortir. Je manque d’air. Je n’arrive
pas à être présente, à suivre ce qui se passe, à entendre les vœux échangés, rien.
J’ai perdu le sens de la gravité bien que je sois assise. Étienne me pourrit cette
cérémonie à laquelle je tenais. Pourquoi faut-il que je supporte sa présence ?
Je vois les mariés sortir en souriant, les amis, la famille, celle qui se trouve à
gauche de l’allée centrale, je sens les vibrations de la musique, je suis le
mouvement comme une automate, je comprends que tout est fini. Je n’ai rien
vu, rien écouté, rien entendu.
Dehors sur le parvis, je reprends peu à peu conscience que je suis en vie,
même si je me sens au milieu d’un mirage de brume. Il est midi et le soleil est
si fort que je me mets à l’abri sous le porche pour respirer calmement. Mes
pieds me font de plus en plus mal. C’est la preuve que mon corps m’appartient.
Je crains la fin de la journée… Je me tiens presque accroupie. Personne ne me
connait donc personne ne me pose des questions sur mon allure vaseuse.
J’essaie de me relever, mais je n’ai presque pas de force. Je m’agrippe à la
façade. Soudain j’entends « Barberine, Barberine » !!! C’est Émile qui
m’appelle pour la photo officielle avec son père et ses beaux-parents. Il faut
que je me ressaisisse. « Souris, souris ! » je n’arrête pas de me dire ça. Alors
Étienne qui me cherchait me trouve plaquée sur le dos le long du mur pour me
tenir droite et s’avance vers moi :
- Ne t’inquiète pas, c’est juste pour la photo.
- Il faudra bien que je te parle. Je veux divorcer.
- Tu me dis ça le jour du mariage d’Émile ?
- Ben oui… Puisque tu ne restes pas…
- Allez, viens. Ils nous attendent.
Le photographe nous place comme il l‘entend. Il s’amuse à faire toutes
sortes de combinaisons : La famille réduite avec les mariés, puis la famille
agrandie avec les cousins, le couple avec leurs amis et témoins puis Émile entre
son père et moi. Je me dois d’être radieuse et rayonnante. Je souris, Étienne
sourit, et les mariés aussi. La photo sera la preuve jusqu’à la fin des temps, que
ce mariage a été un mariage heureux.
- J’ai trop mal aux pieds, je rentre à l’hôtel pour mettre autre chose.
- Tu reviens !!! On ne commencera pas sans toi.

159
Je m’échappe et file à l’hôtel en claudiquant. Je jette mes chaussures sur
la moquette, passe mes pieds sous l’eau que je laisse couler abondamment pour
les faire dégonfler et réfléchis à ce que je vais dire à Étienne qui doit m’attendre
pour clore notre conversation. Divorcer est LA solution, mais je n’avais pas
prévu d’en parler aujourd’hui. C’est parti tout seul. Tant pis. Je vois apparaitre
une ampoule et je crains que ça soit impossible de supporter une autre paire
de chaussures. Le mieux serait d’y retourner pieds nus ou de mettre des
chaussons….
J’ouvre mon portable et découvre un message de Hubert mon copain
bouquiniste. Il m’invite à venir l’écouter avec sa femme au Bal Blomet le mardi
qui suit à vingt heures précises. L’idée de le revoir me fait grand plaisir bien
que je ne sache pas quel genre de répertoire il joue…. Je lui réponds en vitesse
que j’y serai.
Je repars en chaussons en rasant les murs de peur que l’on me voit. Avoir
une si belle robe et des chaussons aux pieds me donne l’impression d’être
déguisée en une fée qui aurait mal tourné. Enfin arrivée à la salle des fêtes, je
me mets pieds nus. Émile m’attend, m’entraine et me place à côté de lui à la
table réservée aux mariés. Il n’a pas remarqué que je n’avais plus de
chaussures. Le seul qui le voit, c’est Étienne qui s’approche vers moi :

- Tu souffres des pieds et moi je souffre de devoir accepter le divorce


puisque c’est ton choix. Je suis d’accord.
- Donne-moi ton téléphone, je le communiquerai à mon avocate.
- On peut me joindre au Bar du Large. C’est facile j’y suis tous les jours
sauf le dimanche. La Bar du Large, tu te souviendras ?

À partir de ce moment, je me suis sentie apaisée. Le divorce sera bientôt


prononcé et Adolphe sera calmé. Rien ne pourra plus le gêner pour s’engager
avec moi. Je vais bientôt être libre. « Je conçois l’amour dans le mariage ». Je
me souviens bien de cette phrase qu’il m’avait dite huit ans avant, au tout début
de notre histoire. L’ombre de mon mari ne pourra plus le brider, le déranger.
La vie en commun devient donc possible.
Tout en me disant ça, je m’interroge quand même sur l’idée de me lier à
vie et précisément avec Adolphe qui m’échappe souvent et que je ne comprends

160
plus très bien. Je repense soudain à la nuit où après un long moment d’amour,
il m’avait annoncé l’air de rien :
- Tu sais, je vais devoir m’absenter pas mal cet hiver.
- Ah ? Pourquoi ?
- Je prépare une licence d’italien.
- Et ?...
J’aurais pu tomber du lit si nos jambes n’avaient pas été emmêlées :
- C’est à Bologne.
- Pourquoi faire une licence d’italien et pourquoi Bologne ? Pourquoi pas
Paris, Aix, Marseille ou Bordeaux…
- Je vais la faire non pas en tant que français, mais en tant qu’italien,
dans le pays.
- C’est quoi la différence ?
- Heu… C’est…
- Je ne pige pas trop l’intérêt.
- Mais on se verra toujours, tu es ma merveille…
Et nous avions repris nos ébats passionnés comme s’il ne m’avait rien dit.
En cherchant bien, je n’avais plus jamais entendu parler de Bologne, ni
de la licence d’italien…

***

Nous sommes six par petites tables installées dans la grande salle. Émile
a pris soin de ne pas placer Étienne à côté de moi. Nous nous levons pour nous
servir au buffet. Rien ne me tente vraiment mais j’y vais pour dire quelques
mots aux convives qui me félicitent sur la tenue de cette cérémonie et de ce
couple si beau : « Bravo à la maman » ! Je remercie ne voulant pas les
démentir : je ne suis que la belle-mère, mais visiblement Émile ne l’a jamais
précisé. Si je ne mange pas beaucoup, je bois tous les verres que l’on me
propose… Le cocktail prend bientôt fin et nous sommes invités à sortir
quelques moments afin de libérer la salle pour installer le bal. Les serveurs font
ça à une vitesse éclair. Le groupe est déjà installé et la musique commence. Il

161
y a un batteur, une guitare, une contrebasse, un violon, un clavier et un
chanteur. Curieusement, c’est une valse classique assez connue qu’il joue et les
mariés ouvrent le bal de la façon la plus traditionnelle qui soit. Émile et Élodie
ont dû prendre des cours car ils dansent joliment en se regardant dans les yeux
comme des habitués au bonheur de danser ensemble. D’autres couples
investissent la piste peu à peu, je les regarde avec envie car je ne connais pas
d’homme dans l’assistance pour m’inviter. Et puis au moment où je pense
m’éclipser car le groupe est passé sans transition au rock, Étienne, que je
n’avais pas vu s’approcher de moi, me prend la main et m’entraîne sur la piste.
Je n'ai aucune résistance pour la bonne raison que je suis totalement éméchée.
Il prend le rythme et je le suis. J’avais oublié que malgré sa jambe défectueuse,
c’était un très bon danseur de rock. Je me laisse faire sans me rendre compte
que je danse avec mon « presque ex » non sans plaisir. Je ne pense à rien
d’autre. Danser pieds nus me laisse une liberté incroyable, je suis déchainée.
Comme par enchantement, je retrouve nos anciennes sensations, nos passes,
nos figures et j’oublie qu’il m’a abandonnée et que l’on va divorcer. La musique
et la danse ont eu raison de ma griserie. On enchaîne plusieurs rocks comme
si c’était contractuel, sans se regarder, sans se dire un mot. Puis à la fin je
m’écroule. Il me relève et dit :
- Je vais vendre l’appartement.

Je dessaoule sur le champ.


- Tu me fous dehors ???
- Non, mais je veux aider Émile à s’installer avec Élodie.
- Donc tu me demandes de partir, ça revient au même.
- Tu es dans l’immobilier, tu vas trouver quelque chose…
- Nos avocats vont régler ça. Bar du Large, c’est ça ?

Je ne peux pas dire que je sois rentrée à l’hôtel en rampant, mais c’est
presque ça. Le plus fort, c’est que je me suis réveillée dans mon lit comme par
magie

162
TROIXIEME PARTIE

Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances.


Marcel Proust.

Dans le train de retour, je tape soigneusement, par texto, le poème


qu’Adolphe m’a demandé. J’y passe un temps fou car le clavier ne comprend
pas la langue anglaise. J’ai fini et je lui envoie en lui précisant que je revenais
à Paris et que le mariage s’était bien passé. Arrivée à Paris, j’ai de ses nouvelles
mais pas celles que j’attendais :
- Tu as revu ton cher mari ? Tu dois être contente.
- Oui. On va divorcer.
- Pourquoi ? C’est idiot. Depuis le temps, ça ne changera rien…
- C’est toi qui me dis ça ?
- Tu veux te remarier ? Non, alors…

Je suis sous le choc. Il me fait marcher ? Il est sérieux ? Pause. J’ai les
poings dans les yeux. Je suis incapable de répondre. Je ne sais plus quoi
penser. Je me sens en suspension. Il m’avait toujours fait croire que le mariage
était indissociable de l’amour. Visiblement il a changé d’idée. Alors faut-il que
je continue à pondre des nouveaux chapitres pour le garder avec moi sans
aucune promesse de lien sacré ? Que je devienne uniquement l’esclave de cette
saga Iddu écrite en commun qui ne servira à rien ? Serait-ce notre seul
lien dorénavant ? Que veut-il de moi ? Que suis-je pour lui ? Une auteure de
feuilleton ? Finalement une fois lancée, écrire ne m’avait pas semblé si difficile.
Il avait suffi que je baisse la tête pour laisser tomber ce qu’il y avait dedans. Les
mots tombaient en cascade. Des absurdités qui lui ont plu. Je l’ai épaté. C’était
ma gloire, mon triomphe. Mais si j’arrête, que restera-t-il entre nous ? Il n’y a
même pas une habitude, cette habitude que vivent tous les couples normaux
après des années à s’ennuyer côte à côte. Non, avec lui rien de tout ça. On ne

163
vit que des moments. Les moments magiques, intenses, joyeux, passés
ensemble des débuts, ont fait place trop souvent à des absences prolongées,
aux textos variables où nos caractères se sont frottés comme des silex pour faire
des étincelles. Les crises de jalousie ne sont jamais très loin- « Où tu étais ? »
« Tu as fermé ton portable, pourquoi ? » - « Je n’aime pas quand tu vas danser
sans moi » etc. Mais je le place toujours au milieu de mon univers. J’ai besoin
de l’entendre même quand il se montre cassant, méchant, injuste, vulgaire. -
« Il n'y a pas d’amour de ta part, oublie-moi, tu ne mérites rien, tu détruis tout
ce que je te donne ». Pour entendre le lendemain exactement l’inverse : « Tu
me manques, je t’aime. Et si tu venais t’installer chez moi ? Bientôt je te mets
le feu ! »
Le train roule vite, je me détends et me souvenant que j’ai promis à
Hubert d’assister à son concert mardi. Je tente pour changer de sujet :
- Tu es libre mardi soir ? J’ai un copain qui fait un concert. Sa femme
chante et lui l’accompagne à l’accordéon.
- Oui… Je serai à Paris. Mais elle va chanter quel genre ?
- Toutes sortes de standards, américains, français et argentins. Elle a
une super voix.
- Au fait, merci pour le poème. Tu es géniale.
- Tu passes à la maison et on ira ensemble.
- D’accord. À mardi. Je te fais des french kisses.

Enfin, je vais le revoir et l’on passera une soirée ensemble en dehors de


chez moi ! Ce qui est très rare. Mais j’ai, malgré tout, peur d’une annulation de
dernière minute comme ça arrive trop souvent. Je me réjouis quand même.
Arrivée à la maison, je tourbillonne dans mon salon quand le téléphone sonne,
c’est Piotr. J’attendais son appel de Moscou.
- Alors ? Comment s’est passé le mariage d’Émile ? Raconte.
Je lui raconte tout dans le détail : la mairie, la bénédiction l’émotion
d’Émile, la rencontre avec les beaux-parents et bien sûr le face à face avec
Étienne.
- Tu dois être soulagée. C’est la meilleure chose qui puisse t’arriver. Si
ton avocate est bonne, tu auras une part de la vente de cet appartement et tu

164
t’installeras ailleurs, sans les vestiges du passé. Tu as trop souffert dans cet
appartement. Change ! Change tout !
- Mais Adolphe ne va pas me suivre, je le sens…
- Quoi ? Tu espères quelque chose de ce type ? Réveille-toi Barberine !
Je ne te reconnais plus depuis que tu as renoué avec lui. Il n’a pas changé…
C’est… C’est un… J’ose pas te dire le mot. Je l’ai en russe, mais pas en français.
- Mais je n’arrive pas à le quitter.
- Il t’a ensorcelée. C’est un izhets ! Un fake!!!
- On dit la même chose en anglais et en français.
- Voilà, je te l’ai dit. Fais gaffe.

On raccroche après une heure de discussion où il a repris une à une toutes


les promesses d’Adolphe qu’il n’avait jamais tenues : Naples, Bologne, repas et
milongas annulés etc. Je suis atterrée et pourtant je ne suis pas prête à vivre la
fin de ce rêve. Mais est-ce vraiment un rêve ? Je n’arrive pas à le croire. Non,
Adolphe est concret. Il me parle, m’écrit, me baise et me chuchote des mots
d’amour…Il est incrusté dans mon corps, ma tête. Le perdre voudrait dire que
j’ai perdu la vie. À qui confier ma confusion, ma détresse ? Je me sens très
seule.
Le concert de mardi va, soit finir de m’abattre à me laisser liquide s’il se
décommande, soit à me ranimer si Adolphe m’accompagne comme il l‘a
promis.

***

- Tantélé, quand veux-tu que je passe ?


- Si tu es libre, je t’attends.
- J’arrive.

J’arrive à la Maison de la Radio et je m’enfile dans les longs couloirs sans


fin pour arriver devant sa porte. Je frappe.

165
- Ah ma Babar, tu me raconteras le mariage plus tard, mais là j’ai besoin
de te parler d’un problème. Mon assistante Corine part se marier et ne
reviendra plus. Ça te dirait de la remplacer ? Tu connais comment ça marche
et ça m’éviterait de former quelqu’un.
- - Heu… Pourquoi pas ? Il faut que je réfléchisse…

J’avoue que je ne m’attendais pas à ce genre de proposition. Tantélé n’est


pas très facile et l’idée de devenir son souffre-douleur ne m’enchante pas du
tout. Mais comment refuser ? Mon métier d’agent immobilier m’ennuie de plus
en plus et l’idée de continuer d’écrire pour elle, me fait trop peur après son
refus violent.

- Il te faut la réponse pour quand ?


- Tout de suite si tu peux.
Je lui souris et elle comprend que c’est pré-accord. Je m’interroge quand
même si je serais capable d’avoir la même patience que Corine. Un prochain
rendez-vous est prévu pour parler de tout en détails. Planning, salaire etc… La
vente de la maison de Bouchard, même revue à la baisse et celle de l’appartement
d’Étienne, me donnera un sas de liberté que j’ai rarement goûté, donc je ne m’en
fais pas. Ma vie va décoller. Bêtement j’attribue ce coup de pouce du destin à
Adolphe. Il va forcément être fier de moi. Je le tiendrai au courant mardi quand
il viendra au concert des « Carte de Nuit » le nom du groupe de Hubert. Il ne faut
pas que j’oublie de lui demander d’apporter son saxo dans l’hypothèse où il y
aurait une possibilité de faire un bœuf à la fin. Et puis je suis bien curieuse de
l’entendre en jouer.
Je rentre chez moi et déjà je me sens dans mon futur rôle d’assistante de
production et dans une autre étape de ma vie avec Adolphe…

***

Adolphe est là comme prévu. Il s’est fait beau. Un beau pantalon à pinces et
une veste molletonnée dans les mêmes tons. Je ne cherche pas à savoir où il a pu
se changer après sa journée de travail. Dans son camion ? Souvent il me dit que

166
c’est sa résidence secondaire. Il est venu assez tôt pour que l’on puisse prendre
un genre d’apéro. Il est à l’eau comme toujours…Mais moi je prends une Suze. On
grignote quelques petits canapés que j’ai préparés ; Il les avale sans mâcher
comme s’il n’avait pas mangé de toute la journée. J’observe qu’il n’a toujours pas
perdu de poids malgré ses entraînements et ses diètes... Je lui demande quand
sont programmées les prochaines compétitions de danses en France mais sa
réponse n’est pas franchement tranchée : Elles ont été reculées... Pourtant il me
dit qu’il répète beaucoup et continue de prendre des cours avec acharnement avec
sa danseuse, dont j’ai du mal à retenir son prénom du siècle dernier. Suzanne ?
Lucienne ? Andrée ? Avant de partir pour le concert, il ne manque pas de me faire
comprendre qu’il est très fatigué et qu’il fait un gros effort pour m’accompagner :
« Pour te faire plaisir ».
- Mais ça t’embête ?
- Non…
- Tu n’as pas apporté ton saxo ?
- Je l’ai oublié… Désolé.
- Et mon cadre ?
- Il est dans le camion…
Le chemin est court pour arriver rue Blomet, on y va à pied. Je lui prends
le bras spontanément en sortant mais très vite je sens qu’il n’est pas à l’aise. Sa
raideur me gêne. Je finis par mettre mes mains dans mes poches comme lui.
Les gestes de tendresse amoureuse en extérieur ne sont visiblement pas son
truc. À part l’acte sexuel, il ne supporte pas bien le contact physique, je l’avais
déjà observé. Un symptôme Asperger ? Sans doute. Arrivés devant Le Bal
Blomet, on est stupéfaits de voir déjà la queue à l’entrée. Je ne savais pas que
le duo « Carte de Nuit » était si réputé. On descend au deuxième sous-sol car
c’est là où se trouve la scène. On veut être au plus près des artistes. La salle se
remplit très vite. Les lumières s’éteignent, le concert va commencer. C’est un
trio : Hubert à l’accordéon, un jeune homme à la batterie et sa femme qui
chante. Ils commencent par un air de Gotan Project : Vuelvo Al Sur. Ça me
surprend et me met en joie. Ce morceau donne envie de danser. Le public est
déjà emballé. Je jette un regard sur Adolphe pour voir s’il apprécie. Son visage
est défroissé, c’est bon signe. Il faut dire que ce trio joue très bien et la voix
grave de la chanteuse est chaude et captivante. Ce début annonce un concert

167
formidable. Puis ils enchaînent sur du Gershwin, du Bernard Lavilliers, et
d’autres très belles chansons qu’elle chante quelquefois en duo avec Hubert.
Leurs arrangements sont inventifs, plutôt blues. Le concert se termine par un
triomphe mérité après plusieurs rappels puis nous attendons les musiciens
pour les remercier de cette invitation. Ils arrivent bien fatigués et nous les
félicitons sans nous forcer. C’est alors que j’entends Adolphe dire à Hubert qu’il
a déjà joué du saxo avec Galliano dans cette salle. Je suis médusée car je sais
que cette salle est très récente. Il doit se tromper de salle… Galliano ? Le plus
grand accordéoniste français ?!!! Son niveau de saxo doit être phénoménal,
alors je regrette surtout qu’il ne l’ait pas pris. J’aurais bien aimé l’écouter...
C’est en montant l’escalier pour sortir, que j’ai comme une décharge électrique,
je suis rattrapée par Hubert qui me tire de façon à m’éloigner d’Adolphe :
- Dis donc, c’est qui ce type avec toi ? Il dit qu’il a joué du saxo avec
Galliano ici dans cette salle ? Sans blague ! Il n’a jamais fait de concert ici. C’est
mon oncle et mon prof, je lui demanderai s’ils ont joué ensemble. Je ne lui ai
rien dit mais j’avoue que ça m’étonne. Tu le connais bien ?
- C’est un copain… je l’apprends en même temps que toi…je ne l’ai
jamais entendu jouer…Appelle moi pour me dire surtout !
- Son nom ?
- Adolphe Alberti.

On rentre à la maison ensemble à pied comme on est venu et pour une


fois c’est moi qui n’ai pas envie de parler ni de me coller à lui. Adolphe me
dérange. La réflexion de Hubert me laisse dans un état de perplexité aussi
grande que profonde. Est-il vraiment aussi bon saxophoniste comme il le
prétend pour pouvoir jouer avec Galliano, cet immense musicien qui ne joue
qu’avec les plus grands ? Pour être à ce niveau, il faut y consacre sa vie
entière…alors qu’Il est ferronnier à plein temps… Puis les mots de Piotr me
reviennent : Izhets…Fake…

Une fois dans la chambre je me déshabille et enfile une chemise de nuit


pour me mettre au lit. Il y est déjà. Il m’attend. Je sais que nous allons faire
l’amour. J’en ai vraiment envie. La musique nous a donné toutes les
combinaisons pour faire éclater nos fantasmes. On expérimente, on reproduit

168
celles que l’on connait déjà, on va jusqu’aux limites du plaisir puis on tombe
dans le coma de l’amour jusqu’au petit matin. A-t-il senti que ma flamme était
vacillante pour m’offrir autant de sexe ? A-t-il compris qu’Hubert avait des
doutes sur ses compétences ? Voulait-il que je sois totalement prisonnière de
nos brûlantes étreintes ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’il m’a offert le
meilleur de lui cette nuit- là.
Le jour s’est levé depuis un moment. Mon corps se réveille avant moi.
Adolphe est déjà sous la douche. Je reprends peu à peu mes esprits en me
levant péniblement et je le retrouve dans la cuisine. Il est déjà prêt à partir. Au
moment où j’allais le questionner sur sa formation de saxophoniste qui me
taraude, il me devance, l’air sombre qui ne correspond pas à la nuit que nous
venons de passer :
- Au fait, tu as vu ton mari l’autre jour ?
- Je te l’ai dit…Oui… Il veut vendre l’appartement. Il faudra que je
déménage…
- Tu as une idée ?
- Non… Pas encore…
- Dans ce cas-là, je vais reprendre mon tableau. Je ne veux pas que
Monsieur Berthet le vende avec.
- Quoi ??? C’est à ça que tu pensais pendant qu’on faisait l’amour ? Tu
veux me le reprendre ? Mais tu me l’as offert à moi ! Je le garde !!!
- Je comprends que tu l’as revu avec plaisir. Tu devrais rester avec ton
mari finalement puisque tu l’as retrouvé ! Je ne suis rien pour toi. Tu veux me
faire mourir.

La scène qui a suivi est à la mesure de mon affolement et de ma fureur.


Me réclamer ce tableau sous le prétexte que j’ai revu mon mari est intolérable.
Sa jalousie n’avait donc aucune limite. À force de lui répéter comme un mantra
qu’il est mon trésor, mon amant, mon homme, mon amoureux, il s’est peu à
peu radouci. Et il est parti en me laissant totalement groggy. Je réalise que ma
vie amoureuse avec lui, me gifle, me lacère, me ruine le cœur et parfois mon
corps. Je suis dans un inconfort permanent. Quand il n’est pas là, je l’attends
et quand il est là, il joue les magiciens pour me faire trembler de terreur,

169
m’hypnotiser ou m’éblouir par de belles paroles. Je suis incapable de lui
résister et de lui échapper et pourtant j’essaie....
- Et mon cadre ? Tu vas le chercher dans le camion ?
- Je préfère le garder pour le moment, j’ai vu qu’il avait un défaut. Mais
ne t’inquiète pas, tu l’auras !
- Tu l’as oublié. Pas grave. Je m’en doutais.

***

Hélène est devant moi derrière son bureau. Sa bonne humeur me détend.
Il n’est plus question de ma désastreuse et visiblement dernière histoire que
j’avais écrite pour elle. Non, je suis là pour qu’elle m’explique ce que je devrais
faire comme assistante. J’ai déjà vu Corine au travail et sa patience m’avait
toujours bluffée. Ce qu’elle faisait, je saurais le faire, mais je ne sais pas si
j’aurais la même aptitude à supporter les crises de nerfs d’Hélène.
- Alors, ça te tente ? Tu me connais, je ne suis pas facile, mais je sais que
tu es réglo et professionnelle. Tu connais l’écriture et les acteurs. Tu sais lire
les scripts. Tu as le profil qu’il me faut.
- Oui… Je suis touchée que tu aies pensé à moi.
- Et puis franchement, je n’ai jamais compris comment tu as pu faire ce
métier aussi longtemps. Agent immobilier… Ce n’est pas pour toi.
- J’aimais bien… Je voyais du monde. J’ai pu piocher plein d’anecdotes
pour mes petites histoires en regardant les clients. J’ai déjà donné ma
démission à Paul. Il est catastrophé de me voir partir.
- Parfait. Tu commences dans une semaine et pour commencer tu auras
le même salaire que Corine…C’est correct. Dis-moi, je ne veux pas me mêler
de ce qui ne me regarde pas, mais j’ai compris que tu avais renoué avec ton
agrégé de maths ferronnier ?
- Heu… oui…
- Fais gaffe…
- Comment tu as deviné ?

170
- Tu es devenue un peu idiote. Ton dernier texte suintait le mélo
- Oh !
- Non, c’est Dalia qui me l’a dit, mais elle a dû se tromper, elle disait qu’il
était maître de conférences à la Sorbonne, spécialiste de Spinoza…et aussi
danseur de tango. Alors j’ai pensé à lui tout de suite. Ça serait un phénomène
de foire si ce type avait autant de diplômes ! Agrégé de maths et docteur en
philosophie, tout en étant ferronnier ça fait beaucoup non ?

Je ne réponds rien. J’aurais pu ajouter qu’il joue du saxo et qu’il peint


mais elle ne sait pas qu’il a le syndrome Asperger avec un cerveau hors du
commun. D’ailleurs c’est ça qui me le rend fascinant et je me flatte encore qu’il
ait jeté un regard sur moi.
« Fais Gaffe » je n’entends que ça !
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi tout le monde me met en garde…
Non, je ne comprends pas.

***

Monsieur Bouchard a finalement vendu son immeuble à la Mairie et il est


sur le point de signer la belle maison en bord de Marne à Créteil. Il m’a proposé
de venir la visiter avec lui afin d’avoir mon avis de professionnelle. J’hésite,
mais il insiste. La description de cette maison me stupéfait et m’intrigue. À
Créteil ? J’avoue que l’évocation de cette ville me fait crainte le pire. Sur les
conseils de Paul, je lui ai dit oui. Il passe donc me prendre à l’agence et nous
partons dans sa voiture. Après l’autoroute de l’est, il prend la sortie Saint Maur,
il longe la route principale, traverse la Marne, et nous arrivons à l’entrée de
Créteil. Je ne vois aucune maison charmante, mais des tours affreuses. J’ai
peur qu’il m’ait raconté n’importe quoi pour m’emmener dans un coin perdu
pour me retrouver toute seule avec lui. Puis il tourne au premier rond-point,
reprend la direction de Paris, mais au moment où je pense qu’il me ramène, et
que cette visite est un prétexte pour me draguer, il prend une petite route sur
la droite toute dissimulée derrière des arbres que je n’avais pas vue. Il continue

171
sur cette route qui longe la Marne. Et au bout, il me dit : « C’est là ». Il se gare.
J’écarquille les yeux. On est vraiment à la campagne. Un havre de paix. Une
nature luxuriante. Il ouvre le portail et je découvre enfin la maison de ses rêves.
Je comprends son enthousiasme. On traverse le jardin et il me fait entrer dans
son paradis. Tout est très spacieux, un grand salon faisant tout le rez de
chaussée avec une grande baie vitrée donnant sur la Marne. Au bout du jardin
de derrière il y a même un accès pour une embarcation. Les cygnes viennent
nous rendre visite et je me dis que le fleuve a de la chance d’avoir de si belles
compagnies. Un songe devenu réalité.
- Vous comprenez maintenant ?
- Oui. C’est une rareté. Vous avez raison de la prendre. Mais il y a
beaucoup de travaux…
- J’ai déjà prévu avec un architecte. Il faudra compter trois mois. Au
fait, mon appartement de Paris vous intéresse ?
- Je voudrais bien le visiter. Il faut vraiment que je quitte celui que
j’occupe. Mon mari veut le vendre.
- Je ne savais pas que vous étiez encore mariée… Dommage. Je vous
ramène.

Je sais à ce moment-là que je n’irai jamais voir son appartement. Je suis


soulagée. La drague est terminée. Bouchard est un boucher qui n’a pas l’art de
faire dans la dentelle. La chose est réglée. Étienne m’a sauvée et c’est bien la
seule fois…En me reconduisant, vexé, il n’a plus rien dit. Et je me rassure en
me disant que j’ai la chance d’avoir un amoureux bien éduqué, fin et talentueux
et que je dois le garder parce qu’Adolphe fait finalement partie des raretés.

***

- Non, je te jure, Galliano n’a jamais joué au Bal Blomet et il ne connait


pas…comment il s’appelle déjà ?...
- Adolphe Alberti

172
- Il n’a jamais entendu parler de lui. Il t’a raconté n’importe quoi. Il est
vraiment saxo pro ?
- Il est ferronnier surtout. Je ne l’ai jamais entendu jouer.
- En dehors de Galliano, il a joué avec qui d’autre ?... Il me parait bidon
ce mec. Fais gaffe ! Tu l’as déjà entendu toi ?

Je raccroche complètement sonnée. En effet, je ne l’avais jamais entendu


jouer. Son saxo était toujours dans son camion… Donc Adolphe me raconte
n’importe quoi. C’est la quatrième personne qui pointe ses incohérences, Piotr,
Dalia, Tantélé et Hubert. Et toujours le même refrain : « Fais gaffe »
Je ne veux pas me laisser déstabiliser par leurs suspicions. Adolphe est
mon fiancé. Je vais le revoir bientôt et je lui poserai moi-même les questions
qui me chiffonnent.
L’histoire du tableau est oubliée et fidèle à son habitude il m’envoie tous
les jours un nouveau poème ou un dessin frais du matin.
- Des baisers chauds. J’arrive, suis sur la route…Prépare-toi,
je n’en peux plus. Gros manque…
Je ne réponds pas toujours à la minute alors :
- Tu ne m’aimes plus. Je vais mourir. Adieu…
Ou alors je reçois des variantes :
- Pas de baisers trouvés au petit matin… Tu dois faire la tête…
Dommage
- Écris-moi vite ! Envoie-moi tes petits mots, que je revive !!!
- Mon esprit ne se détache pas de toi. Aie pitié de moi !

Savoir qu’il est là, qu’il attend, que je compte pour lui, que sa vie dépend
de ma dévotion, me donne l’assurance des chefs d’orchestre quand les
musiciens partent tous ensemble à la levée de la baguette. Je lui écris et il est
heureux. Mais en réalité ma vie n’a pas changé. Adolphe n’est pas entré dans
mon quotidien et moi je ne suis pas rentrée dans le sien. On vit séparé. Il habite
le sud, travaille dans sa forge, s’entraîne avec sa danseuse, vient à Paris pour
monter ses rampes ou ses marquises, voit des futurs clients et continue de me
faire, soit des caprices d’amant impétueux, soit des déclarations d’amour à
faire rougir les pierres tombales. L’année n’est pourtant pas finie et déjà je

173
sens pointer la routine. Il n’a jamais le temps de s’installer chez moi longtemps.
Et je ne suis jamais allée chez lui. Finalement, je ne dois pas lui manquer
tellement car sa vie se déroule sans moi à ses côtés. Nous ne partageons pas les
petites choses quotidiennes de la vie qui donnent de la douceur à l’existence.
Ma joie de vivre dépend entièrement de lui. Je ne vois plus mes copines, je
reste à la maison à attendre le texto ou le coup de fil. Lamentable.
Cela commence à me peser. Je n’ai plus l’esprit aussi vif qu’au début pour
lui répondre par des phrases lyriques ou coquines. Je les compose pourtant
plus facilement qu’au début, mais lui reste malgré tout le champion incontesté
dans le genre.

C’est avec tristesse que je réalise que l’hiver est déjà là et Noël approche
à grand pas. Il n’est plus du tout question de la petite dinde et de son
enterrement auquel nous devions assister ensemble chez lui. Un oubli ? Il a
déjà prévu autre chose sans moi ? Je ne lui en parlerai pas. L’envie folle de tout
partager des débuts a perdu connaissance en route… Je passerai donc Noël
sans lui et je garderai ma bouteille de vin pour un autre réveillon. Ailleurs.

Jusqu’au moment où me prend l’idée de lui rendre une visite chez lui.
Pour lui faire une surprise. Il m’avait prévenu qu’il resterait toute la semaine
pour travailler, donc je suis sûre de le trouver. Je consulte google pour savoir
où se trouve précisément sa ferronnerie qui porte son nom et son adresse est
lisible aussitôt avec tout le pedigree de son entreprise, numéro siret, siren, code
APE etc. Mes yeux sont collés à l’écran. Quoi ??? J’attends un peu que ma vue
se stabilise pour réaliser que l’adresse indiquée n’est absolument pas celle qu’il
m’avait donnée. Il n’habite pas le Sud du tout. Sa ferronnerie est installée dans
le soixante-dix-sept. À quarante km de Paris, au-delà de Fontainebleau. Donc
il n’a pas de vigne, il n’habite pas au bord de mer, et la photo de la maison n’est
pas celle qu’il m’a montrée le premier jour…Dalia avait raison, Adolphe doit
avoir deux maisons.
Je pars me coucher pour réfléchir allongée. Vais-je vraiment lui faire la
surprise ?

174
***

J’écoute le message de Robert laissé la veille :

- Peux-tu me redonner le numéro de téléphone des AA ? J’ai perdu le


papier que tu m’as donné.

Il aura mis des semaines à se triturer les méninges pour réaliser qu’il
fallait arrêter sa dérive ; Il ne devait plus vouloir mourir tout de suite, enfin, il
voulait sûrement apprendre à vivre, tout seul...
Je réponds aussitôt pour le lui redonner et lui rappeler que s’il voulait que
je l’accompagne, je serai avec lui.
- Merci mais j’ai une amie qui sera avec moi pour ce premier rendez-
vous.

Cette réponse me met dans une joie indescriptible. Robert aurait donc
trouvé une belle âme pour l’accompagner ; Une amoureuse qui avait découvert
le trésor qu’il était. L’aveu de ses années noires en prison qu’il m’avait fait, avait
sans doute, décoincé la trajectoire pour rencontrer son propre pardon. Il avait
payé sa dette. Il fallait maintenant revivre pour lui bien sûr, mais aussi pour le
souvenir de sa sœur bien aimée. Il ne fallait pas la faire mourir une seconde
fois. Une femme croisée dans la rue ou dans un centre d’accueil avait donc
perçu chez cet homme en détresse, sa noblesse de coeur et l’avait aidé à voir
clair en lui, ce que je n’avais pas réussi faire, et lui avait donné le courage de
commencer sa rédemption. Qui était-elle ? Une alcoolique qui voudrait se
guérir elle aussi ? Le faire à deux est la meilleure méthode pour une réussite
pérenne. Je rêve de la rencontrer, mais laisse forcément Robert décider. Il va
ressusciter j’en suis certaine. L’amour fait des miracles, parfois…

***

175
Après une grosse hésitation, je me décide à y aller. J’emprunte la voiture
d’Omar, mon gentil plombier, et je mets le GPS. L’adresse est claire ;
Ferronnerie d’Art Alberti dans l’Essonne. Puis à mi-chemin, il me parait
indispensable de le prévenir de mon arrivée pour qu’il se prépare à cette
surprise.
- Coucou c’est moi ! C’est incroyable, je viens de réaliser que je suis à
quelques km de chez toi, je peux passer ?
- - Où es-tu ?
- J’y serai dans dix minutes à peine.
- Mais je n’y suis pas !
- Ah ? tu m’as dit que tu travaillais toute la semaine, que tu étais
« charrette ».
- Mais où as-tu trouvé l’adresse ?
- Google. On trouve tout
- Mais c’est une mauvaise adresse ! Je n’y suis plus depuis deux mille
dix-huit.
- Mais alors, où habites-tu maintenant ?
- J’ai installé ma ferronnerie dans le Sud.
- Quel Sud ? Le Sud de Paris ?
- Non dans la Drome.
- Ah ? Je suis désolée. J’aurais tant aimé te voir chez toi. Je vais rentrer
alors…
- Tu viendras un autre jour.
- Mais la Drome n’est pas au bord de la mer ?...
- Barberine, je n’aime pas beaucoup que l’on vienne m’espionner. Si tu
veux venir, on va le prévoir. Oh ! J’ai un appel… Rentre chez toi. Je te sers dans
mes bras.
Fin de ma lamentable escapade. Il n’y a pas de vigne, ni d’océan dans la
Drome ni même à Fontainebleau.

***

176
C’est la nuit, la neige tombe mollement sur les trottoirs, il fait glacial
dehors. Les arbres sont dénudés et les oiseaux ont arrêté de chanter. J’ai froid
chez moi et je me remets d’une semaine éprouvante. Dalia est morte. À coup
de méga doses de morphine, elle s’était éteinte paisiblement. Toutes les tantes
et cousins s’étaient déplacés à son enterrement. J’étais descendue avec Tantélé
à Givry. Revoir toute cette famille que je ne voyais jamais, m’a provoqué un
grand sentiment de solitude ; j’avais eu une sœur, des cousins, des tantes et je
ne m’étais intéressée à personne. J’ignorais ce qu’ils faisaient, comment ils
allaient. Et eux ne savaient rien de moi non plus. J’avais vu dans la fosse où
l’on avait déposé le cercueil de Dalia, le vide de toute ma famille. On ne se
connaissait pas. Avec difficulté je me raccrochais à ce qui pouvait me faire du
bien : La dernière caresse de Dalia et ses vœux de bonheur…Adolphe était ma
seule petite lumière. Et nous sommes rentrées à Paris, Tantélé et moi sans
avoir rien dit sur nos vies.

***

Le comédien qui devait lire le rôle du Pape Jules II dans la dramatique


sur les courtisanes au XVIème siècle, est arrivé bourré à l’enregistrement, ce
qui a provoqué un retard énorme et le résultat a été catastrophique. Tantélé est
partie furieuse et m’a laissé régler le problème. Je comprends pourquoi il lui
faut une assistante en acier trempé. C’est un métier où tout peut déborder à
chaque instant. Je suis dans mon lit et j’ai du vague à l’âme, je n’arrive pas à
commencer le roman que je viens d’acheter, je pense à Adolphe, il me manque
et tard dans la nuit, je lui envoie ce message :
- Un nuage d’amour perce le ciel et vogue lentement sans
faire de bruit du côté gauche… le côté du cœur. Mais personne ne
s’en rend compte…
Une façon allégorique pour dire ce que je ressentais. Je suis sûre qu’il va
répondre à mon appel d’abandonnée, il va le comprendre et me rassurer, il va
me dire que je lui manque aussi, qu’il va venir bientôt, qu’il a envie de moi… Et
je m’endors paisiblement. Mais ce n’est pas le réconfort attendu que je reçois
au petit matin, mais une douche froide d’eau sale. Très sale.

177
Le téléphone sonne. Il est très tôt. Je décroche la voix encore brouillée
par la nuit et je m’attends à ce qu’il me dise des mots doux pour commencer la
journée, mais j’ai droit à une voix sourde, presqu’inaudible, mais je
comprends l’essentiel :
- Barberine, tu vas trouver un mail ce matin, mais il ne t’est pas destiné
alors s’il te plait, ne le lis pas. C’est une erreur.
- Ah ? tu m’appelles pour me dire ça ?
- Oui. Désolé. Je t’aime. Surtout ne l’ouvre pas.

Sitôt le téléphone éteint, je me précipite sur l’ordi et j’ouvre mes mails. Le


sien est le premier arrivé de la matinée. Je l’ouvre bien sûr. Par je ne sais quel
sortilège d’internet, je vois l’adresse courriel d’une femme à qui il a fait un
copié/ collé de mon message de la nuit. Le même :
- Un nuage d’amour perce le ciel et vogue lentement sans
faire de bruit du côté gauche… le côté du cœur. Mais personne ne
s’en rend compte…
La vie est ainsi faite qu’à la fin, elle s’éteint. Comme l’amour. Sans
sommation. Il a fait une mauvaise manipulation et du même coup il a ruiné sa
réputation. Totalement.

Je suis hébétée, sonnée, solidifiée devant l’écran sans pouvoir réagir. Je


reste longtemps, comme si j’étais sous ecstasy, sans essayer de comprendre,
sans bouger, à regarder le mur d’en face, pendant, je ne sais pas… disons toute
la matinée. Impossible de faire un mouvement. Ma tête est vide, je n’ai plus de
cervelle. Inerte, engloutie sous la surface de la terre, les yeux enfoncés au fond
du cerveau. Je n’ai déjà pas beaucoup d’énergie le matin, mais là je suis
totalement stone. Puis peu à peu mon corps se dégèle, se déplie et je reprends
mes esprits. Je lis et relis le message que cette femme a reçu, c’est bien le mien.
Il a donc osé envoyer MES mots, MON intimité à une autre femme ? Il m’a
volée ! Un vol sans effraction. Dégueulasse. Je reste figée dans la sidération.
Assommée comme si j’avais pris le mur d’en face. Adolphe a fait ça ? Il m’a fait
ça ??? Mes yeux sont secs, je n’arrive même pas à pleurer. Non, mes yeux
ressortent et veulent voir, comprendre. Je finis par me poser la question : Qui
est cette femme, Héloïse machin ? Puis je revisite à la vitesse de la lumière nos

178
derniers moments ensemble, nos folles étreintes, et je me dis qu’elles ne
devaient pas s’adresser à moi. Il prenait mon corps pour assouvir son désir de
cette autre. Même ses petits mots avaient l’aspect du déjà lu, ils ne
m’impressionnaient plus. Soudain j’ai eu la conviction que cette femme était
déjà sa maitresse, ou allait le devenir…
Je pars me faire un café pour être tout à fait réveillée. Et pendant que je
le sirote, je m’attarde sur sa lubie de me faire écrire Iddu. Rien d’autre ne l’avait
intéressé. « Écris et j’écrirai à ta suite, on fera une œuvre commune ! » Mais
l’envie de le satisfaire avait disparu. Je n’écrivais plus rien. Et lui, non plus.
Alors notre relation passionnelle s’était petit à petit affadie. Mais depuis
quand ? Quand est-ce arrivé ? Je puise dans ma mémoire d’où a pu lui venir
l’idée de cette saga farfelue ? Avait-il déjà cette Héloïse dans sa vie ? Oui,
quelque chose avait commencé à gripper à partir de ce moment-là. Je finis mon
café et curieusement, je suis au- delà de la tristesse. Je suis dégrisée d’un coup
comme si j’avais plongé dans une eau glacée. Je reviens d’un mauvais trip.
L’idée qu’Adolphe ait pu envoyer à une autre femme ce que je venais de lui
écrire me le rend minable. Je ne ressens curieusement aucune jalousie mais je
veux savoir, savoir qui est cette rivale. Elle a pris ma place dans sa vie, j’en suis
sûre. L’idée de demander des explications à Adolphe me parait vaine et je ne
veux pas m’abaisser à le faire. Non. Il mentira par réflexe. Toutes les remarques
de mes amis sur son compte s’agglutinent devant ma tasse : « Ce type est un
fake, fais gaffe, il te raconte n’importe quoi »
Sans même réfléchir aux conséquences, j’écris à cette femme, ne sachant
pas si elle est jeune, vieille, si c’est sa nouvelle maitresse, une ancienne, si elle
est jalouse, idiote ou « chosifiée » comme moi… Et si elle ne va pas m’insulter,
ce à quoi je m’attends…
- Merci ! Merci ! j’allais succomber ! Non seulement, je ne
vous en veux pas de m’avoir écrit, mais je vous remercie. Grâce à
vous, je viens d’éviter de faire une grosse connerie. Voyons-nous !
j’ai hâte de vous connaître.
Je suis abasourdie.

179
***

Nous nous donnons rendez-vous place de la Sorbonne où elle est


bibliothécaire en chef à la faculté. On se reconnait immédiatement. Élégante,
très BCBG, jolie, assez ronde, très délicate et dans le même genre d’âge que
moi. À cet instant, je note qu’il n’aime pas les trop jeunes, ce qui en fait un
homme assez rare finalement. Nous éprouvons néanmoins de la gêne à
évoquer notre rapport avec Adolphe, bien que nous n’ayons aucune espèce de
rivalité de femmes trompées. Ce qui se joue, entre elle et moi, est d’un autre
ordre. Nous voulons parler de cet homme, rien d’autre ne nous intéresse. Qui
est Adolphe Alberti ?
Cette rencontre fait suite aux échanges violents auxquels nous avons eu
droit lui et moi et elle et lui, le jour même de sa méprise. Pris au piège de sa
duplicité et démasqué, il nous a toutes les deux insultées, déversant une
abominable montée d’injures et de menaces. Le charmant compagnon de ces
derniers mois s’est montré en quelques minutes, comme un terroriste prêt à
tout pour saccager nos vies, avec telle une vulgarité que nous avons eu du mal
à croire que c’était le même Adolphe qui nous avait fait la cour. C’était
invraisemblable, inimaginable et contraire à tout qu’il nous avait témoigné à
l’une et à l’autre. Il s’est conduit comme un tortionnaire, une ordure, vomissant
une telle haine et une telle rage, qu’il est facile de les attribuer à sa peur ou à
son impuissance. Sous nos yeux, il s’est réduit de lui-même en un petit voleur
ordurier en quelques minutes seulement.
Il m’a été facile de le prendre en horreur après qu’il m’eut écrit :
- J’espère que les impôts vont te redresser, je vais te
dénoncer ! Et continue de tituber ! Tu es pathétique. Ne m’écris
plus !
À Héloïse, il a osé cette charmante mise en demeure alors qu’elle lui
demandait la restitution de tous ses poèmes et ses fables qu’elle voulait, cette
fois, déposer à une société des auteurs :
- Si tu continues de m’écrire, je demanderais à ton mari de te
dire d’arrêter de m’importuner.

180
Nous l’avons bloqué sur tous les moyens de communication. FB, courriel,
téléphone etc… Aucun signe de lui ne pouvait plus nous parvenir. Choquées,
nous avons eu envie de nous rencontrer pour nous répandre en confidences.
Les révélations sont allées bien au-delà de ce que je pouvais imaginer.
Ce n’est pas une histoire de tromperie banale, ce qui ferait de lui un
homme banal, donc sans aucun intérêt, non, ce qui est extravagant ce sont
toutes les histoires invraisemblables qu’il a inventées à l’une et à l’autre pour
se valoriser. Évidemment, ce ne sont pas les mêmes. Il savait à qui il s’adressait.
Je ne suis pas Héloïse et elle n’est pas Barberine. Chacune a eu droit à une
narration différente.
On a passé des heures à comparer nos versions. Loin de nous abattre,
elles nous ont provoqué des fous rires à faire jaillir l’eau de la fontaine d’en face
qui était sèche depuis des mois !
S’il nous a perdues en quelques minutes seulement, nous, nous avons
perdu nos illusions et sommes sorties, aussi rapidement qu’un éclair, de
l’enfermement dans lequel il nous avait piégées.
Héloïse, bien qu’elle soit très bien éduquée, pratique un langage cru, ce
qui la rend tout de suite très sympathique. Elle ne s’embarrasse pas de
formules vagues pour le définir : « C’est un con, un menteur pathologique,
doublé d’un pervers narcissique, un gros mythomane et pour agrémenter le
tableau, un salaud d’usurpateur. » Et je lui ressors la formule : « Un fake » que
l’on m’a largement serinée depuis quelque temps. « C’est exactement ça ! » me
dit-elle en éclatant de rire. Le traumatisme d’avoir été bernée pendant tant de
mois se désintègre par sa seule gaité. La seule différence c’est qu’elle n’avait
pas encore cédé comme moi à l’amoureux transi.
Elle m’apprend donc qu’elle avait été sa maîtresse douze ans avant qu’il
la recontacte début du printemps, c’est-à-dire au même moment que moi. Il
avait procédé de la même manière. « Je n’arrivais pas à vous oublier, j’ai adoré
vous aimer etc. » Ils s’étaient rencontrés par le tango (comme moi, visiblement
c’est mieux que meetic ) Une aventure avait commencé. Mais étant mariée, elle
avait fini par rompre et surtout, elle avait compris qu’il l’était aussi avec sa
partenaire de danse de salon, bien sûr. Et puis le tango ne lui plaisait pas tant
que ça, elle avait stoppé la pratique. Pendant leur liaison, ils communiquaient
beaucoup, se suggéraient des livres à lire ou des expos à voir. Pour entretenir

181
leur séduction réciproque, elle lui avait envoyé ses poèmes, ses fables et autres
textes écrits tout au long de sa vie. Une belle collection. Il était en admiration
et n’arrêtait pas de lui demander ses œuvres. Elle lui a donc tout envoyé à
l’époque sans pouvoir imaginer qu’il allait s’en servir. Avec ce beau matériel ce
beau séducteur en draguait d’autres… Elle s’en était rendu compte, alors la
rupture était devenue inévitable.
Adolphe avait voulu reprendre la main, comme avec moi, des années
après. On ne quitte pas Adolphe Alberti ! Il faut reconquérir les âmes perdues.
Il avait dû rechercher toutes celles qui avaient rompu pour leur servir le même
discours. « Je n’ai jamais pu vous oublier etc. » Naïve et ne supportant plus la
solitude, j’avais flanché comme elle et comme d’autres sans doute. Un nouvel
amour renaissait sous les décombres de l’ancien. Imparable. Mon audace
d’avoir écrit à cette femme et sa réaction imprévue ont fait capoter tout son
échafaudage d’amant transi d’amour qui ne pouvait pas nous oublier.
Ce qu’elle m’apprend lors de cette rencontre, me plonge dans une sorte
d’abîme qui me fait dégringoler sans sécurité jusqu’au fin fond de la terre. J’ai
le tournis. Tout va trop vite. Je vais de surprises en surprises, les plus
invraisemblables.
- Barberine, il n’a jamais RIEN écrit ! Ce que tu as reçu au fil des mois
de votre relation, ce sont Mes poèmes, Mes fables à MOI ! Il a tout conservé
depuis toutes ces années pour les envoyer à ses nouvelles proies en leur faisant
croire qu’il les écrivait spécialement pour elles.
- Même ce poème tapé à la machine sur un cahier à spirale à petits
carreaux ?
- Bien sûr ! je n’avais pas d’ordinateur à l’époque.
- Et le début du roman ?
- C’est sûrement le mien. Je lui avais envoyé une quinzaine de pages
pour avoir son avis.
- Il m’a dit qu’il était sur le point d’être édité. Je m’étais étonnée qu’il ne
m’ait pas envoyé la totalité, maintenant je comprends…
- Tout ce que tu as reçu, tout est de moi.
- Je m’étonnais aussi qu’il écrive les poèmes comme s’il était une
femme…
- Et pour cause !

182
- Mais… Mais…Il est bien ferronnier ?
- Je crois que c’est la seule chose qui soit vrai !
Et je finis par avoir l’explication sur ses fameux cours sur Spinoza à la
Sorbonne. Ayant été prof de philo avant d’en devenir la bibliothécaire, elle lui
avait recommandé, à l’époque, de lire Le Mystère Spinoza de Irwin Yalom pour
qu’il se familiarise avec la philo et à cet homme remarquable. L’avait-il lu à
l’époque ? Elle ne le sait pas. Mais que j’ai le même livre chez moi, a dû
certainement lui tourner la tête. Il était devenu par miracle un grand spécialiste
de Spinoza. De plus, grâce à Héloïse, il connaissait les lieux de cette fac
historique. Il avait donc donné des cours magistraux dans son enceinte, invité
par le Président de l’Université lui-même, après lui avoir fait les grilles de son
jardin ! Dans l’hypothèse où on lui aurait demandé dans quel amphi, il pouvait
le situer et le nommer (ce que je n’avais pas fait), rien n’était plus facile, elle lui
avait fait tout visiter ! De plus, il avait enregistré les éléments de langage des
philosophes tels que « Unités de recherches, Libre-Arbitre et Éthique » et s’en
servait sans comprendre ce qu’il disait, mais pour donner un aspect de vérité.
Aucun scrupule.
Il n’avait jamais entendu parler de Spinoza avant sa rencontre avec
Héloïse.
Elle précise aussi qu’il n’a aucun diplôme. Et certainement pas une
agrégation de maths dont il m’avait parlé le premier soir de notre rencontre.
L’ANPE de l’époque lui avait simplement suggéré la forge pour qu’il puisse
avoir une formation et pour nourrir sa petite famille de l’époque…
Et quand je lui ai dit qu’il était autiste Asperger, elle s’est esclaffée :
. C’est impossible voyons ! Ce syndrome a été découvert récemment et
non pas quand il était petit comme il te l’a dit. Il est juste bon en calcul. Il a
trouvé ce truc pour paraitre intéressant et pour cacher, comme il peut, son
affreux caractère tyrannique et pervers. Il a dû lire ça dans un magazine…
- Il n’a donc jamais pu donner des centaines de milliers d’euros à
l’association du Café Joyeux ?
- Impossible. Il n’a pas un sou. Sa société a été déclarée en faillite
plusieurs fois. C’est la raison pour laquelle, on peut voir toutes sortes
d’adresses. Il déménage à chaque fois qu’il a des emmerdements. Mais je pense

183
que celle de la Drome est la bonne. Enfin la dernière avant la prochaine
faillite…
- Donc il n’a pas pu acheter cet échiquier en ivoire…
- - Bien sûr que non ! Cette œuvre d’art unique, et objectivement hors de
prix, c’est moi qui ai reproduit cette photo trouvée dans un journal et qui l’ai
insérée dans un chapitre de Iddu que j’ai écrit.

Je comprends donc que tout est faux. Et je fais la liste de tout ce qu’il a
pu me raconter. Dans cet inventaire, exit la licence d’italien, exit les galeries de
peinture ni américaines, ni japonaises... exit les vignes et son vin dont il m’avait
parlé le premier soir de nos retrouvailles. Il se rappelait, sans doute, de mes
origines bourguignonnes et que j’aimais boire du vin. Septembre étant passé
depuis longtemps, il ne m’avait jamais parlé de vendange ni de mise en
bouteilles. J’aurais dû y faire attention, il n’y a aucun vignoble dans son coin.
Le catalogue de ses inventions est de pire en pire, ou de mieux en mieux
puisque nous prenons l’option de nous en amuser. À deux, c’est plus facile.
Il n’a donc jamais parlé japonais et n’a jamais vécu au Japon. Il a juste eu
une relation avec une japonaise de passage à Versailles. Ce dragueur compulsif
avait de très bonnes idées pour voyager sur place avec des étrangères.
Héloïse m’apprend encore qu’il a divorcé non pas une fois, mais trois fois
et qu’il a quatre enfants. Tous ont coupé les ponts avec lui. Ses frères, ses
parents, ses enfants, aucun ne veut plus avoir de ses nouvelles. Je m’interroge
sur mon degré de bêtise. Je n’avais rien voulu savoir. Lui seul m’intéressait,
pas sa vie avant moi.
- Mais ce sont bien ses tableaux ? Il peint ! Il dessine ! C’est bien lui ?
- Oui, mais la plupart des dessins qu’il a dû t’envoyer sont les œuvres
des autres. Quand je visitais les expos avec lui, il prenait tout en photo. Il le
faisait avec l’intention de les recycler pour faire croire qu’elles étaient de lui. Il
faut être spécialiste pour détecter la supercherie.
Je manque d’air quand elle m’apprend qu’il n’a ni galerie américaine ni
même japonaise pour exposer ses tableaux ! Il en rêve c’est tout. Il a même
essayé de lui faire croire la semaine dernière qu’il était installé à New York
depuis plusieurs années… ET hop, le lendemain, exceptionnellement, il avait

184
un vol, et se trouvait libre pour la voir puisqu’ elle était d’accord pour le
retrouver à l’hôtel… Aucune allusion aux décalages horaires, bien sûr.
- C’est pitoyable. Et t’a-t-il envoyé un poème en anglais il y a quelques
mois ?
- Oui… Il est vraiment très beau. Je trouvais que pour un français il était
écrit superbement mais dans un anglais très précieux. Son séjour aux USA
avait dû lui faire faire d’énormes progrès …
J’ai vite trouvé l’explication quand il m’a demandé de lui envoyer le
poème d’Elizabeth Barret Browning en texto. C’était plus facile de faire croire
qu’il était de lui…
- Un vrai détraqué. Pathologiquement avancé. Et Iddu ? J’ai écrit une
bonne dizaine de chapitres et le reste c’était lui, enfin… C’est Toi qui les
écrivais ?
- Bien sûr. Et il me faisait croire que c’était lui qui écrivait tes textes à
Toi.
- L’idée du troubadour, c’est encore toi ? Je me suis bien amusée à
imaginer Pain Perdu. C’est le chapitre qui m’a été le plus facile à écrire. Merci !
Iddu est donc né de son désir de la re-conquérir. Pour cela il lui fallait des
textes. J’écrivais pour qu’il puisse la mettre dans son lit. Le même bobard de
créer avec elle, une œuvre commune… Et je comprends mieux sa colère froide
quand j’ai fait mourir Iddu trop tôt. Héloïse n’étant pas encore tout à fait
acquise, il lui fallait des munitions. En le ressuscitant, il avait de nouveau du
matériel pour la faire craquer. J’ai servi d’appât à mes dépens. La découverte
du double-plagiat a provoqué chez moi comme une hernie cérébrale. Une boule
indolore au début, mais qui a gonflé tout le long de ces tristes et pathétiques
révélations. Mon cerveau a triplé de volume.
Le plus cocasse c’est quand elle me précise que le carton d’invitation très
formel qu’il m’avait envoyé par mail et qui m’avait laissé croire que nous
pourrions passer Noël ensemble et assister aux obsèques de la petite dinde,
était juste une blague d’Héloïse qu’elle venait de trouver dans un journal ! Et
dire que j’avais pensé entrer dans sa vie à ce moment-là …
Ses absences, ses coups de fatigue, ce voyage de Naples annulé,
s’expliquent très bien. Sa danseuse de femme était revenue au logis pour
continuer leurs entraînements, tous deux accros aux championnats de danses

185
de salon. Ils ne se sont donc jamais quittés. C’est la seule femme qui pouvait le
supporter visiblement, en fermant les yeux. Héloïse et moi on les a imaginés,
elle, déguisée avec une robe moulante à paillettes, volants rose dentifrice et
bleu canard et lui, petit grassouillet dans un costume étriqué avec chacun, un
dossard avec leur numéro attribué, en attendant d’être sur le podium pour
recevoir la coupe du couple vainqueur. Fiers, ils auraient posté la photo de leur
victoire sur Facebook pour leurs admirateurs et auraient l’honneur de voir leur
nom dans un petit journal local.
On est atterrées. On se demande encore ce que l’on va découvrir. Il
mentait évidemment aux deux. Mais il faisait des variantes. Chacune avait
droit à une histoire particulière, ciblée :
À Héloïse, il lui avait confirmé qu’il était toujours avec cette Andrée, sa
partenaire de danse (Sa quatrième femme si on calcule bien), et que ses
tableaux se vendant si bien, il avait choisi de quitter la France pour vivre à New
York à Manhattan au- dessus de sa galerie, la plus célèbre, (une inconnue
aurait fait moins chic, tout en étant incapable de dire le nom…). La relation
restait donc équilibrée car Héloïse était toujours mariée. Mais à moi, qui était
seule, il m’a servi une autre version. Séparé depuis longtemps, il vivait en
solitaire, triste, dans un coin perdu dans le Sud à la recherche d’une petite
femme pour refaire sa vie… Un don exceptionnel d’adaptation.
Mais là où il rejoint le plus ordinaire des maris qui trompent leur femme
avec deux maîtresses à la fois, c’est d’avoir envoyé les mêmes déclarations
d’amour à chacune. Mot pour mot. Celles que je lui avais écrites, je les ai
retrouvées telles quels dans la liste de celles qu’elle avait reçues. Depuis le
nombre d’années qu’il correspondait avec ses amantes, il en avait écrit et
reçues des centaines. Toutes volées ou plagiées, il en avait fait un bréviaire. Il
les recyclait à l’une ou à l’autre. Il y en avait pour toutes les circonstances et
pour toutes sortes de conquêtes : Des plus torrides aux plus douces. Il avait
aussi un éventail de phrases toutes faites pour exprimer diverses crises de
jalousies, de coquetterie d’homme amoureux, jusqu’aux menaces de mourir si
on reste trop longtemps silencieuse, qui étaient assez récurrentes. Une façon
de faire croire à la passion qu’on lui inspirait.

186
Tant de délires, nous font l’effet d’un ballon dirigeable gonflé à l’hélium
qui aurait éclaté en plein vol par l’imprudence du pilote. Accident
spectaculaire. Un mort. Deux rescapées indemnes.
Avons-nous été si naïves ? Pourquoi n’aurions-nous pas cru cet homme ?
Comme tous les menteurs pathologiques, il en disait le moins possible, sans
s’étendre, mine de rien, avec même une certaine humilité comme font ceux qui
ont la vraie connaissance. Il n’aurait pas voulu paraitre arrogant, non, il se
voulait simple, modeste. Agrégé de maths ? Spécialiste de Spinoza ? Peintre
en vue ? Grande exposition de ses œuvres à Tokyo, pourquoi pas ? Il avait le
talent de choisir les sujets qui pouvaient intéresser l’une ou l’autre. Héloïse n’a
jamais su qu’il était devenu un grand spécialiste de Spinoza et pour cause, ou
qu’il jouait du saxo avec les plus grands jazzmen par exemple, la musique
n'étant pas sa passion. Elle aime les livres, l’écriture, la poésie, la peinture et
son métier à la Sorbonne. Donc il était devenu en douze ans un peintre qui
vend bien. Moi, je danse le tango, j’écris des petits scénarios, j’aime les voyages,
le vin et la musique. Donc j’ai eu droit à ses soi-disant collaborations avec les
plus grands musiciens, à un roman prêt à être publié et à une promesse de
voyage à Naples qu’il n’avait jamais dû programmer. À chacune sa spécialité.
Les menteurs pathologiques ont cette faculté de flairer les femmes de
têtes, les décideuses, les fortes, les éduquées, les difficiles ou les « pas-faciles-
du-tout à berner » et s’adaptent à elles. Ils devinent et étudient leurs points
faibles. Avec délicatesse, douceur, ils commencent à tisser leur toile et
provoquent chez elles un doux vertige. Elles flanchent plus ou moins vite. Rien
ne leur semble insurmontable pour les ensorceler. Ils sont très malins, très très
patients et malheureusement très séduisants.
Héloïse et moi sommes épuisées par l’amoncellement de vérités
dévoilées, mais libérées, tout en étant éberluées après tous ses tours de magie.
Et l’on se dit, pour nous soulager de tant de trahisons, que cet Adolphe Alberti
mériterait sûrement de retourner au fin fond du volcan Iddu et de patauger,
minable, dans les bouillons de sa lave rougissante sans pouvoir en sortir. Ce
voleur de dames, n’a jamais été à la hauteur des âmes qu’il fréquente.
Héloïse n’aurait jamais quitté son merveilleux mari, mais séduite par tant
de persévérance et sans doute pour retrouver des sensations de femme désirée
par un amant pressant, elle était sur le point de lui céder, ce qu’elle aurait

187
regretté, mon courriel l’a sauvée. Elle n’aurait jamais eu la faiblesse de se
laisser glisser dans cette romance vénéneuse et offrir sa nuque à ce
prestidigitateur pour se laisser hypnotiser comme moi. Non. J’avais passé une
année à être enchaînée dans un train fantôme conduit par un grand malade
mental. Imprudent de surcroit.
Adolphe Alberti sait-il qui il est ?
Moi, j’ai cette répugnante impression d’avoir été séduite par un homme
qui n’existe pas. J’ai aimé un leurre.
« Les mythomanes doivent croire sincèrement aux histoires qu’ils racontent
et aux personnages qu’ils inventent pour pouvoir mieux convaincre les autres.
Même si ce n’est pas le cas au début, ils finissent par se prendre à leur propre
jeu «

Après ces révélations pathétiques, et cette rupture violente à laquelle je


m’attendais sans pouvoir imaginer le tour qu’elle allait prendre, je me suis
recentrée sur ce qui avait été ma vie avant lui : Une vie calme, sans soubresaut,
sans attente, sans excitation, sans joie, sans petit mot, sans peinture, mais sans
lui…Vide, fatiguée, avec un sentiment lancinant d’avoir été flouée. Je l’ai laissé
à ses mensonges, ses utopies, sa méchanceté, sa violence et à son métier de
petit ferronnier en mal de grandeur, tout en me demandant comment j’avais
pu être aussi aveugle. La recherche du grand amour, la panique de voir
s’avancer irrémédiablement une vieillesse sans attrait, l’insécurité dans
laquelle ma situation d’épouse abandonnée, m’avaient entraînée à croire à un
véritable conte de fée. Il faut dire qu’il avait mis le paquet : Un tourbillon de
promesses et de déclarations les plus romantiques qui soient. J’y croyais, enfin
je voulais y croire. Mais tout avait été FAUX ; Il avait développé un art extrême
d’avancer masqué qu’elle que soit sa proie. D’une victime à une autre et d’une
rupture à une autre, il pouvait sans rougir prétendre être le super gagnant de
ce jeu de dupes, les femmes étant, pour lui, des poupées téléguidées.
Les semaines qui ont suivi ce cataclysme, Héloïse et moi nous nous
sommes beaucoup vus pour parler de cet Adolphe et comparer encore et encore
les déclarations enflammées que nous avions reçues, toutes les mêmes,
jusqu’au jour où nous avons pensé que continuer à l’évoquer le rendait encore
vivant. Nous voulions le faire disparaitre de nos vies, alors nous avons cessé de

188
nous parler. Il n’existait plus. Il n’avait d’ailleurs jamais existé. Elle devait
disparaitre aussi de ma vie. Il valait mieux ne plus se voir, ayant été finalement,
à son insu, la mèche qui avait tout fait exploser.

***

Puis, Étienne m’a contactée pour régler enfin notre divorce. Nous nous
sommes donc retrouvés chez moi, enfin chez lui…Le choc de le voir dans ce qui
avait été mon univers de célibataire malgré moi, m’a poussée à lui demander
de le faire au plus vite. Je voulais partir. Tout avait été, depuis tant d’années,
dans une confusion extrême. Mariée mais sans mari, propriétaire d’un bel
appartement sans en avoir le titre, il fallait que je déménage pour vivre enfin
chez moi. Le choix des avocats avait été facile. J’avais opté pour une ancienne
amie de fac et lui, pour une cousine lointaine. Tout a été très rapide. Sans
grande et longue négociation, j’ai obtenu de recevoir la moitié de la vente de
l’appartement, comme épouse sans contrat de mariage et aussi pour le
dédommagement de mes terribles années d’angoisse qu’il a bien comprises. Je
m’étais, tout naturellement, occupée de la vente. Au bon prix, il est parti très
vite. Fort de ma « petite » fortune, je suis partie à la recherche d’un
appartement forcément plus modeste. Après quelques visites infructueuses, je
me suis attardée sur un trois pièces, très propre, avec terrasse, dans un bon
quartier.
C’était au dernier étage. Une femme d’une cinquantaine d’année, m’a
ouvert la porte. Pas très jolie, mais très chic. Elle m’a fait visiter l’appartement.
Tout m’a plu d’emblée : La lumière, les expositions, les deux chambres, la
terrasse plein sud, les commodités. C’était là que je voulais vivre. Je me suis
décidée presqu’aussitôt, après une petite négociation, par reflexe et par
habitude. Aucun travaux n’était à prévoir car elle venait de le faire rénover. Je
pouvais venir avec mes valises sitôt la vente officielle. Nous étions en pleine
euphorie par cet accord lorsque son portable s’est mis à sonner. Elle s’est
écartée et je l’ai entendu dire :

189
- Oui mon chéri. Ça s’est très bien passé. On va signer le compromis dans
deux jours. Je te quitte car la personne m’attend. À ce soir ! Moi aussi….
Elle revint me voir en s’excusant :
- Je vends cet appartement car je vais me marier. À mon âge c’est
inespéré !
- Je vous félicite. Et où allez-vous vous installer avec votre futur mari ?
- Dans le Sud. Il travaille là-bas. Il est architecte, mais il préfère peindre
ou écrire. C’est un poète. Je vends aussi mon cabinet dentaire, pour être plus
près de lui.
Nous nous sommes quitté la joie au cœur avec l’impatience naturelle de
signer le compromis de vente prévu deux jours plus tard. Nos vies allaient
changer pour le meilleur.
Tout devenait doux comme un vent d’été. La perspective de déménager
dans ce petit paradis, me ramenait à la vie, la vraie.
Devenir propriétaire était un fantasme que je pensais inatteignable. Et
voilà qu’après tous les drames endurés, j’allais pouvoir enfin me reposer chez
moi, dans un endroit rien qu’à moi.
Comme les planètes étaient visiblement alignées à cette période, j’avais
fini par accepter la proposition de Tantélé de la remplacer totalement. Elle
voulait arrêter, se sentant trop fatiguée pour continuer. Malgré quelques
appréhensions, je m’étais dit que j’en étais capable. Et grâce à elle, je suis
devenue productrice à Radio France. Une consécration que je savoure avec
fierté tous les jours. Comme je savoure aussi que Robert ait tenu bon et qu’avec
sa nouvelle compagne, ils sont devenus sobres tous les deux.
Comme convenu, j’ai retrouvé Madame Foucher à l’agence où Paul nous
a fait signer les papiers. Les choses ont été rondement menées puisqu’il n’y
avait pas, de ma part, de clauses suspensives à l’accord d’un prêt. La vente
officielle a été fixée deux mois plus tard comme le prévoit la loi.
En sortant de l’agence Madame Foucher s’est écartée de moi, a saisi son
téléphone, mais visiblement est tombée sur un répondeur. Sans que j’aie
cherché à écouter, j’ai reconnu le disque :
- Ici Adolphe Alberti. N’hésitez pas à me laisser un message. Je vous
rappellerai dans les plus brefs délais.

190
Je suis restée figée sans pouvoir ni dire un mot, ni faire un pas, au bord
de la syncope.
- Mon amour, c’est signé ! Je suis très contente. À demain… Je t’aime…
Je suis rentrée chez moi, dans un état de confusion totale. Devais-je la
prévenir ? Lui dire que c’était un malade mental, qu’il n’était pas architecte,
qu’il avait déjà fait des promesses de mariage à une kyrielle de femmes, qu’il
n’était pas à la hauteur de ses propres ambitions et qu’il était juste un
usurpateur, barbouilleur, un copieur. C’était un ferronnier d’art qui aime
danser entre deux faillites, c’est tout. Son grand art était de pourrir la vie de
ses conquêtes en s’inventant des talents qu’il n’avait pas.
- Je le connais, faites-moi confiance, ne vous mariez pas ! D’ailleurs il ne
vous épousera pas. Il raconte n’importe quoi.
Non, je ne lui dirai rien. De quel droit je pouvais le faire ? On ne convainc
jamais personne. Comme moi elle est sûrement envoûtée, ensorcelée et
personne ne pourra lui enlever son rêve.
En attendant je comptais les jours jusqu’à la vente définitive car je voulais
m’installer au plus vite dans son appartement, comme un échange virtuel de
tout ce qu’il était en train certainement de lui faire subir. Je me projetais dans
ce joli appartement que Madame Foucher abandonnait pour aller vivre avec
un fantôme dans une barque qui prend l’eau. J’étais heureuse de faire des
plans, des achats, de régler les détails du déménagement, de l’emménagement
et de pouvoir choisir les couleurs des murs toute seule. Je me sentais libre.
Libérée. Enfin.
Jusqu’au jour où, malheureusement, j’ai été stoppée net dans mon
excitation.
Le notaire m’a appris, la voix chevrotante, quelques jours avant la date
officielle, que la vente était annulée, Madame Foucher avait mis fin à ses jours
en se jetant sous le camion d’un artisan ferronnier…

***

Vivante, je suis encore vivante, mais épouvantée.


Aurais-je pu aller jusqu’à me supprimer pour un homme qui n’existait
pas ? Je mesure ma chance d’avoir croisé Héloïse, Hubert, Piotr, Dalia, Tantélé

191
et Robert, mes anges gardiens. Sans oublier Étienne qui, sans le savoir, m’a
donné la force d’affronter la difficile maladie du vide. Pour leur exprimer ma
gratitude, mon avenir solitaire sera aussi lumineux, dense et joyeux que le fond
bleu du ciel.

FIN

-
-

192

Vous aimerez peut-être aussi