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Master 1ère année

Cours : A. POTTEAU Année universitaire 2023– 2024

DROIT INTERNATIONAL ET EUROPEEN


DES DROITS DE L’HOMME

FICHE 5
LA JURIDICTION
ET LA RESPONSABILITE DES ETATS PARTIES

Documents

1. Cour EDH, gr. ch., décision du 5 mai 2020, M.N. et autres c/ Belgique, Req.
n°3599/18, E. Lenain, la revue des droits de l'homme, 15 juin 2020; AJDA 2020.921; D.
2020. 1348, note c. Collin (Résumé des faits puis extraits de la décision). ......................... 2
2. Cour EDH, gr. ch., 29 janvier 2019, Güzelyurtlu e.a. c/ Chypre et Turquie, Req.
n°36925/07, Gaz. Pal. 2019.9 Note J. Andriantsimbazovina (Résumé des faits puis extraits
de l’arrêt). ............................................................................................................................. 6
3. Cour EDH, gr. ch., 15 juillet 2021, Kurt c/ Autriche, Req. n°62903/15, (Résumé des
faits puis extraits de l’arrêt). ..............................................................................................15
4. Cour EDH, 9 juillet 2019, Romeo Castano c/ Belgique, Req. n°8351/17, RSC
2019.701, obs. D. Roets; RFDA 2020.732, Chron. H. Labayle, A. Schahmaneche et F. Sudre.
(Résumé des faits puis extraits de l’arrêt)..........................................................................25
5. Cour EDH, 19 janvier 2023, Pagerie c/ France, n°24203/16 (Résumé des faits puis
extraits de l’arrêt). ..............................................................................................................26

Orientations bibliographiques1

H. Tran, Les obligations de vigilance des États parties à la Convention européenne des droits de l'homme, Bruxelles, Bruylant,
2012, 406 p.

M. Tsirli, « Terre, air, mer : jusqu’où s’étend la juridiction des États dans le système de la Convention ? Quelques réflexions
sur la compétence territoriale de la Cour » in D. Spielmann, D. et al. (dir.), La Convention européenne des droits de l'homme,
un instrument vivant, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp. 667-685.

1 Se référer également à la bibliographie générale, et notamment aux « grands arrêts » commentés. Se reporter également
le cas-échéant aux commentaires, observations et notes se rapportant aux arrêts reproduits et figurant à la suite de leurs
références.
1. Cour EDH, gr. ch., décision du 5 mai 2020, M.N. et autres c/ Belgique,
Req. n°3599/18, E. Lenain, la revue des droits de l'homme, 15 juin 2020; AJDA
2020.921; D. 2020. 1348, note c. Collin (Résumé des faits puis extraits de la
décision).
Résumé des faits (Greffe) : Ressortissants syriens résidant à Alep, ville alors théâtre d’affrontements armés
destructeurs, les requérants se rendirent au Liban, d’où ils sollicitèrent en août 2016 auprès du consulat belge
à Beyrouth des visas de court séjour dits « humanitaires » (article 25 du code communautaire des visas),
indiquant avoir l’intention de demander l’asile une fois arrivés en Belgique. La demande fut transmise à
l’Office des étrangers (« l’Office »), qui estima que cette intention la faisait sortir du champ d’application de la
disposition invoquée.
S’ensuivit une série de procédures d’extrême urgence devant la justice administrative belge, les requérants se
plaignant que ce refus les exposait à des risques contraires à l’article 3 de la Convention. Dans ce cadre, l’Office
réitéra sa décision à deux reprises. Le 20 octobre 2016, le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) enjoignit
aux autorités belges de leur délivrer sous 48 heures les visas demandés.
Les autorités n’entendant pas revenir sur leur refus, les requérants se tournèrent avec succès vers la justice
civile : le 7 décembre 2016, considérant ce refus persistant comme une « voie de fait », la cour d’appel de
Bruxelles ordonna d’exécuter immédiatement la décision du CCE, sous astreinte de 1000 euros par jour de
retard. Cette décision fait l’objet d’un pourvoi en cassation de l’État, toujours pendant.
Entre-temps, le CCE interrogea la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) par la voie du renvoi
préjudiciel dans une affaire similaire : la CJUE estima que la disposition invoquée du droit de l’Union n’avait
pas vocation à s’appliquer dans le cas de figure en cause ; en conséquence de quoi, l’affaire relevait du seul
droit national (CJUE, X et X c. État belge, C-638/16 PPU, 7 mars 2017).
En juin 2017, la cour d’appel de Bruxelles constata que les arrêts précités des 20 octobre et 7 décembre 2016
n’étaient plus d’actualité, puisque la première décision de l’Office refusant la délivrance des visas était
devenue définitive, faute d’avoir fait l’objet d’un recours en annulation, et ce, avant que l’astreinte contre l’État
belge ait été prononcée.
Extrait de la décision.
3. Appréciation de la Cour sur la juridiction
a) Rappel de la jurisprudence applicable
96. La Cour rappelle que l’article 1er de la Convention limite son champ d’application aux « personnes »
relevant de la « juridiction » des États parties à la Convention.
97. L’exercice par l’État défendeur de sa « juridiction » est une condition sine qua non pour que celui-ci puisse
être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui attribuables qui sont à l’origine d’une allégation de
violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres, précité, § 130, et Güzelyurtlu
et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier 2019). La question de savoir si cet État est
effectivement responsable des actes ou omissions à l’origine des griefs des requérants au regard de la
Convention est une question distincte et relève du fond de l’affaire (Loizidou c. Turquie (exceptions
préliminaires), 23 mars 1995, §§ 61 et 64, série A no 310, et Güzelyurtlu et autres, précité, § 197).
98. En ce qui concerne le sens à donner à la notion de « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention,
la Cour a souligné que, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État
est principalement territoriale (Güzelyurtlu et autres, précité, § 178 ; voir aussi Banković et autres, décision
précitée, §§ 59-61). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État concerné
(Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II).
99. Conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour a
interprété les termes « relevant de leur juridiction » en prenant comme point de départ le sens ordinaire devant
être attribué à ces termes et en tenant compte du contexte ainsi que de l’objet et du but de la Convention. Or,
si le droit international n’exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un État, les éléments
ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, notamment) sont en règle générale
définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres États concernés (Banković et autres, précité,
§§ 56 et 59).
100. Cette conception territoriale de la juridiction des États parties trouve un appui dans les travaux
préparatoires de la Convention (Banković et autres, décision précitée, §§ 19-21 et 63). En effet, le texte rédigé
par la commission des affaires juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe
prévoyait initialement, dans ce qui allait devenir l’article 1er de la Convention, que les « États membres
s’engage[aie]nt à garantir à toute personne résidant sur leur territoire les droits (…) ». Les termes « résidant
sur leur territoire » ont toutefois été remplacés par les termes « relevant de leur juridiction », car la notion de
résidence a été considérée comme trop restrictive et susceptible de différentes interprétations selon les
législations nationales.

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101. Cela étant, la Cour a reconnu que, par exception au principe de territorialité, des actes des États parties
accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire pouvaient s’analyser en l’exercice par eux de
leur juridiction au sens de l’article 1er de la Convention. Il s’agit là d’une jurisprudence bien établie (voir,
parmi d’autres, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 314, CEDH 2004-VII, Medvedyev et
autres c. France [GC], no 3394/03, § 64, CEDH 2010, Al-Skeini et autres, précité, § 131, et Güzelyurtlu et
autres, précité, § 178).
102. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de l’affaire qu’a été appréciée l’existence de
circonstances exceptionnelles justifiant de conclure à un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa
juridiction (Banković et autres, décision précitée, § 61, Al-Skeini et autres, précité, § 132, Hirsi Jamaa et
autres, précité, § 172, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres,
§ 103, CEDH 2012 (extraits)).
103. Le principe en vertu duquel la juridiction d’un État partie est limitée à son propre territoire connaît une
exception quand cet État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation
d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce
contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une
administration locale subordonnée (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir Al-Skeini
et autres, précité, §§ 138-140 et 142 ; pour des applications plus récentes de cette jurisprudence, voir Catan et
autres, précité, §§ 121-122, Chiragov et autres c. Arménie [GC], no 13216/05, § 186, CEDH 2015, Mozer c.
République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 110-111, 23 février 2016, et Sandu et autres
c. République de Moldova et Russie, nos 21034/05 et 7 autres, §§ 36-38, 17 juillet 2018).
104. La Commission puis la Cour ont aussi conclu à l’exercice extraterritorial par un État de sa juridiction
quand il fait usage, dans une zone située hors de son territoire, de prérogatives de puissance publique telles
que le pouvoir et la responsabilité s’agissant du maintien de la sécurité (X et Y c. Suisse, décision précitée,
Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, §§ 91-98, série A no 240, Gentilhomme, Schaff-Benhadji
et Zerouki c. France, nos 48205/99 et 2 autres, § 20, 14 mai 2002, Al-Skeini et autres, précité, §§ 143-150, et
Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 75-96, CEDH 2011).
105. Ensuite, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire peut, dans certaines
circonstances, faire passer sous la juridiction de cet État toute personne se retrouvant sous le contrôle de ces
agents (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir Al-Skeini et autres, précité, § 136). Il
en est allé ainsi dans le cas de personnes remises entre les mains d’agents de l’État à l’extérieur de ses
frontières (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 91, CEDH 2005-IV). De même, la juridiction
extraterritoriale a été admise à raison d’actes par des agents de l’État qui, à travers un contrôle sur des lieux,
des bâtiments, un aéronef ou un navire où des personnes étaient détenues, exerçaient un pouvoir et un contrôle
physiques sur celles-ci (Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, §§ 72-82, 16 novembre 2004, Al-Saadoon et
Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, §§ 86-89, 30 juin 2009, Medvedyev et autres, précité, §§ 62-67,
Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 76-82, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 75-80, CEDH 2014).
106. Ainsi que la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, § 134), la juridiction d’un État
partie peut en outre naître des actes ou omissions de ses agents diplomatiques ou consulaires quand ceux-ci,
au titre de leurs fonctions, exercent à l’étranger leur autorité à l’égard de ressortissants de cet État ou de leurs
biens (X c. Allemagne, décision précitée, X c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 15 décembre 1977,
no 7547/76, DR 12, p. 75, et S. c. Allemagne, no 10686/83, décision de la Commission du 5 octobre 1984, DR 40,
p. 294) ou quand ils exercent un pouvoir et un contrôle physiques sur certaines personnes (M. c. Danemark,
décision précitée, p. 193).
107. Enfin, des circonstances particulières d’ordre procédural ont pu justifier l’application de la Convention
en raison d’événements qui ont eu lieu en dehors du territoire de l’État défendeur. Ainsi, à propos d’une
procédure civile en dommages-intérêts initiée par les requérants devant les juridictions italiennes sur le
fondement du droit national, en raison du décès de leurs proches à la suite de frappes aériennes conduites par
l’alliance de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, la Cour a estimé que, malgré le caractère
extraterritorial des faits à l’origine de l’action, cette procédure relevait de la juridiction de l’Italie, laquelle
était dès lors tenue de garantir, dans le cadre de celle-ci, le respect des droits protégés par l’article 6 de la
Convention (Markovic et autres c. Italie (déc.), no 1398/03, 12 juin 2003, et Markovic et autres, précité,
§§ 49-55). Plus récemment, s’agissant de décès survenus en dehors du territoire de l’État défendeur, la Cour a
considéré que le fait pour celui-ci d’avoir entamé une enquête pénale au titre de ces faits établissait à l’égard
des proches de la victime un lien juridictionnel aux fins de l’article 1er de la Convention entraînant l’obligation
pour cet État de satisfaire aux exigences procédurales de l’article 2 (Güzelyurtlu et autres, précité, § 188).
108. En revanche, dans l’affaire Abdul Wahab Khan, décision précitée, la Cour a rejeté l’argument tiré de la
procédure initiée par le requérant, ressortissant pakistanais se trouvant au Pakistan, devant la Commission
britannique spéciale de recours en matière d’immigration en vue de contester la décision de révocation de son
autorisation de séjour au Royaume-Uni. La Cour a considéré qu’à défaut d’autres critères de rattachement, le
fait pour le requérant d’avoir initié cette procédure ne suffisait pas à établir la juridiction du Royaume-Uni
s’agissant du risque allégué par le requérant de subir au Pakistan des traitements contraires à l’article 3 de
la Convention (Abdul Wahab Khan, décision précitée, § 28).

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109. À titre de comparaison, la Cour souligne qu’il y a lieu de distinguer les affaires précitées de celles dans
lesquelles les faits présentent des éléments d’extranéité mais qui ne concernent pas l’extraterritorialité au
sens de l’article 1er de la Convention. Ainsi en est-il des affaires qui concernent, sous l’angle de l’article 8, des
décisions prises à l’égard de personnes, étrangères ou non, se trouvant en dehors des frontières de l’État
défendeur mais dans lesquelles la question de la juridiction de cet État n’a pas été mise dans le débat, étant
donné qu’un lien de rattachement résultait d’une vie de famille ou d’une vie privée préexistante que cet État
avait le devoir de protéger (Nessa et autres c. Finlande (déc.), no 31862/02, 6 mai 2003, Orlandi et autres
c. Italie, no 26431/12 et 3 autres, 14 décembre 2017, et Schembri c. Malte (déc.), no 66297/13, 19 septembre
2017).
b) Application au cas d’espèce
110. La Cour constate tout d’abord que les décisions litigieuses ont été prises par l’administration belge en
Belgique. Elles venaient en réponse à des demandes de visas que les requérants avaient remises aux services
consulaires de l’ambassade de Belgique à Beyrouth en vue d’être autorisés à entrer en Belgique pour y
demander l’asile et échapper à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention auxquels ils disaient
être exposés à Alep. Les décisions refusant aux requérants les visas demandés ont ensuite à nouveau transité
par les services consulaires de l’ambassade qui en ont informé les requérants.
111. Les requérants soutiennent qu’en l’espèce, la question de la « juridiction » au sens de l’article 1er de la
Convention ne se pose pas uniquement sous l’angle de la portée extraterritoriale des décisions litigieuses.
Selon eux, en traitant leurs demandes de visas, les autorités belges ont statué sur la question des conditions
d’entrée sur le territoire national. Ce faisant, ces autorités ont posé à l’endroit des requérants des actes
nationaux les faisant relever de la juridiction de la Belgique.
112. La Cour convient qu’en statuant sur les demandes de visas, les autorités belges ont pris des décisions
portant sur les conditions d’entrée sur le territoire belge et ont, de ce fait, exercé une prérogative de puissance
publique. Pour autant, à lui seul, ce constat ne suffit pas à attirer les requérants sous la juridiction
« territoriale » de la Belgique au sens de l’article 1er de la Convention. La seule circonstance que des décisions
prises au niveau national ont eu un impact sur la situation de personnes résidant à l’étranger n’est pas
davantage de nature à établir la juridiction de l’État concerné à leur égard en dehors de son territoire
(Banković et autres, décision précitée, § 75).
113. Pour déterminer si la Convention s’applique en l’espèce, la Cour doit rechercher s’il existe des
circonstances exceptionnelles propres à conclure à un exercice extraterritorial par la Belgique de sa juridiction
à l’égard des requérants. Ainsi qu’elle l’a rappelé ci-dessus (paragraphe 102), il s’agit avant tout d’une question
de fait qui nécessite de s’interroger sur la nature du lien entre les requérants et l’État défendeur et de
déterminer si celui-ci a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur eux.
114. Il importe peu à cet égard que les agents diplomatiques n’aient eu, comme en l’espèce, qu’un rôle de
« boîte aux lettres » ou de savoir à qui, de l’administration belge sur le territoire national ou des agents
diplomatiques en poste à l’étranger, les décisions sont à attribuer.
115. La Cour relève tout d’abord que les requérants ne se sont jamais trouvés sur le territoire national de la
Belgique et qu’ils ne revendiquent aucune vie familiale ou privée préexistante avec ce pays.
116. Ensuite, il n’est pas allégué devant la Cour qu’un lien juridictionnel résulterait d’une quelconque forme
de contrôle que les autorités belges exerceraient en territoire syrien ou libanais.
117. La Cour constate en outre que les requérants mettent en cause le résultat des procédures d’examen de
leurs demandes de visas et non des actes ou des omissions des agents diplomatiques de l’ambassade de
Belgique à Beyrouth. Néanmoins, ils voient dans les fonctions consulaires de réception et de délivrance des
visas une forme de contrôle ou d’autorité exercée, en vertu d’une prérogative de puissance publique, à leur
égard, et, à ce titre, ils cherchent appui dans la jurisprudence de la Commission qui a reconnu l’exercice d’une
juridiction extraterritoriale du fait des actions et omissions des agents diplomatiques.
118. À ce sujet, la Cour souscrit à l’argument du gouvernement défendeur et des gouvernements tiers
intervenants selon lequel aucun des précédents cités au paragraphe 106 ci-dessus n’est transposable au cas
d’espèce, dès lors que celui-ci ne présente aucun des liens de rattachement qui caractérisaient lesdites affaires.
D’une part, en effet, les requérants n’étaient pas des ressortissants belges demandant à bénéficier de la
protection de leur ambassade. D’autre part, les agents diplomatiques n’ont à aucun moment exercé un contrôle
de fait sur la personne des requérants. Ceux-ci ont librement choisi de se présenter à l’ambassade de Belgique
à Beyrouth, comme ils auraient d’ailleurs pu s’orienter vers une autre ambassade, et d’y déposer leurs
demandes de visa ; ils ont ensuite pu librement quitter les locaux de l’ambassade belge sans rencontrer aucune
entrave.
119. Même à supposer, à titre subsidiaire, qu’un argument puisse être tiré du contrôle administratif que l’État
belge exerce sur les locaux de ses ambassades, il résulte de la jurisprudence rappelée ci-dessus
(paragraphe 105) que ce critère ne saurait suffire à faire relever de la juridiction de la Belgique toute personne
qui entre dans ces lieux.
120. La Cour rappelle par ailleurs, en réponse à la comparaison que les requérants font avec l’arrêt Soering,
précité, que la présente affaire est fondamentalement différente des nombreuses affaires d’éloignement qu’elle

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a examinées depuis cet arrêt et dans lesquelles elle a admis que la responsabilité d’un État partie pouvait être
engagée au titre de l’article 3 de la Convention quand la décision qu’il a prise d’éloigner un individu expose ce
dernier à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 dans le pays de destination. À la
différence des requérants, dans les cas de refoulement du territoire, les intéressés se trouvent par hypothèse
sur le territoire de l’État concerné – ou à la frontière de celui-ci (M.A. et autres c. Lituanie, no 59793/17, § 70,
11 décembre 2018, et, mutatis mutandis, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, §§ 104-111,
13 février 2020) – et relèvent dès lors manifestement de sa juridiction (Banković et autres, décision précitée,
§§ 68 et 77).
121. Enfin, les requérants avancent un argument tiré du fait qu’ils se seraient placés dans le champ de la
« juridiction » de l’État belge en entamant au niveau interne des démarches en vue de leur entrée en Belgique
et à l’occasion desquelles les instances nationales auraient exercé leur compétence pleine et entière
(paragraphe 82 ci-dessus). La Cour a déjà écarté cet argument pour autant qu’il vise à établir une juridiction
territoriale de la Belgique à l’égard des requérants (paragraphe 112 ci-dessus). Elle doit toutefois encore
rechercher si le fait d’avoir engagé une procédure au niveau national a pu constituer une circonstance
exceptionnelle suffisante pour déclencher, unilatéralement, un lien juridictionnel extraterritorial entre les
requérants et la Belgique, au sens de l’article 1er de la Convention.
122. De l’avis de la Cour, cette approche ne trouve aucun appui dans la jurisprudence. Elle rappelle à cet
égard que dans l’affaire Markovic et autres, précitée (paragraphe 107 ci-dessus), elle a déclaré irrecevables, à
défaut de juridiction, les griefs matériels que les requérants tiraient des dispositions de la Convention autres
que l’article 6 (Markovic et autres, décision précitée, et Markovic et autres [GC], précité, §§ 4 et 49-50 ; voir,
mutatis mutandis, Banković et autres, décision précitée, §§ 83-84). La procédure établissant la juridiction de
la Turquie dans l’affaire Güzelyurtlu et autres, précitée (paragraphe 107 ci-dessus) ne peut davantage être
comparée à la procédure administrative engagée en l’espèce par les requérants. En effet, la procédure dont il
est question dans l’affaire Güzelyurtlu et autres – et qui crée un lien juridictionnel avec la Turquie – était une
procédure pénale ouverte à l’initiative des autorités turques (contrôlant la « République turque de Chypre du
Nord »). Elle correspond à une démarche d’un État contractant se situant dans le cadre des obligations
procédurales découlant de l’article 2. Ceci est très différent d’une procédure administrative engagée à
l’initiative de particuliers sans aucun lien avec l’État concerné, si ce n’est la procédure qu’ils ont eux-mêmes
entamée de leur plein gré et sans que leur choix de cet État, en l’occurrence la Belgique, ne s’impose au titre
d’une quelconque obligation conventionnelle.
123. En revanche, la thèse défendue par le gouvernement défendeur et les gouvernements tiers intervenants
trouve à s’appuyer sur la décision adoptée dans l’affaire Abdul Wahab Khan. La Cour y a clairement jugé que
le simple fait pour un requérant d’initier une procédure dans un État partie avec lequel il n’a aucun lien de
rattachement ne pouvait suffire à établir la juridiction de cet État à son égard (Abdul Wahab Khan, décision
précitée, § 28). La Cour considère qu’en décider autrement aboutirait à consacrer une application quasi
universelle de la Convention sur la base du choix unilatéral de tout individu, où qu’il se trouve dans le monde,
et donc à créer une obligation illimitée pour les États parties d’autoriser l’entrée sur leur territoire de toute
personne qui risquerait de subir un traitement contraire à la Convention en dehors de leur juridiction (ibidem,
§ 27). Si la circonstance qu’un État partie se prononce sur une demande en matière d’immigration suffisait à
faire relever le demandeur de sa juridiction, il pourrait en résulter une telle obligation. Le demandeur pourrait
créer un lien juridictionnel en déposant une demande où qu’il se trouve et donner ainsi naissance, le cas
échéant, à une obligation au titre de l’article 3 qui n’existerait pas autrement.
124. Une telle extension du champ d’application de la Convention aurait en outre pour effet de réduire à néant
le principe bien établi en droit international et reconnu par la Cour selon lequel les États parties ont le droit
de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, sans préjudice des engagements découlant
pour eux des traités, y compris la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, N. c. Royaume-Uni [GC],
no 26565/05, § 30, CEDH 2008, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 125, 21 novembre 2019).
Dans ce contexte, la Cour note que la CJUE a jugé dans une affaire similaire à la présente espèce qu’en l’état
du droit actuel de l’UE, la délivrance de visas de long séjour relevait du seul droit national des États membres
(paragraphes 71-73 ci-dessus).
125. En conclusion, la Cour estime que les requérants ne relevaient pas de la juridiction de la Belgique au
titre des faits dénoncés par eux sur le terrain de l’article 3 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, le
même constat s’impose s’agissant du grief de violation tiré de l’article 13.
126. La Cour note enfin que cette conclusion ne fait pas obstacle aux efforts entrepris par les États parties
pour faciliter l’accès aux procédures d’asile par le biais de leurs ambassades et/ou représentations consulaires
(N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 222).

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2. Cour EDH, gr. ch., 29 janvier 2019, Güzelyurtlu e.a. c/ Chypre et
Turquie, Req. n°36925/07, Gaz. Pal. 2019.9 Note J. Andriantsimbazovina
(Résumé des faits puis extraits de l’arrêt).

Résumé des faits (Greffe) : Les requérants sont des proches de trois ressortissants chypriotes d’origine
chypriote turque qui, en 2005, furent retrouvés morts, tués par balles, sur la partie de l’île de Chypre contrôlée
par les autorités chypriotes. Les autorités chypriotes et les autorités turques (dont celles de la « République
turque de Chypre du Nord » – la « RTCN ») lancèrent immédiatement des enquêtes pénales. Cependant, alors
que huit suspects furent identifiés par les autorités chypriotes, puis arrêtés et interrogés par les autorités de
la « RTCN », les deux enquêtes conduisirent dans une impasse et furent suspendues dans l’attente de
nouveaux éléments. Elles restèrent ouvertes mais aucune mesure concrète ne fut prise après 2008. Le
gouvernement turc attendait toujours que tous les éléments de preuve versés au dossier lui fussent transmis
afin de pouvoir traduire les suspects en justice. Quant à l’enquête chypriote, elle s’arrêta complètement après
que la Turquie eut renvoyé les demandes d’extradition qui lui avaient été adressées par les autorités
chypriotes. Les efforts déployés par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre
(« l’UNFICYP ») dans le cadre de sa mission de bons offices se révélèrent infructueux.

Dans un arrêt du 4 avril 2017, une chambre de la Cour a conclu à l’unanimité que la Turquie avait commis
une violation procédurale de l’article 2 et, par cinq voix contre deux, que Chypre avait aussi commis pareille
violation. Pour parvenir à ces conclusions, elle a considéré que les deux États défendeurs n’avaient pas coopéré
de manière effective ni pris toutes les mesures raisonnables nécessaires qui auraient permis de favoriser et de
mener une enquête effective sur l’affaire.

Le 18 septembre 2017, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des deux États
défendeurs.

Extraits de l’arrêt

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

169. Les requérants allèguent une violation de l’article 2 de la Convention de la part des autorités chypriotes
et des autorités turques (« RTCN » comprise), qui n’auraient pas mené d’enquête effective sur le décès de leurs
proches, Elmas, Zerrin et Eylül Güzelyurtlu. Ils reprochent aux États défendeurs de ne pas avoir coopéré aux
fins d’enquêter sur les meurtres et de faire traduire les suspects en justice. Le passage pertinent de l’article 2
est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque
intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est
puni de cette peine par la loi. »

A. L’exception d’incompatibilité ratione loci soulevée par le gouvernement turc

170. Compte tenu de l’exception préliminaire soulevée par le gouvernement turc, il convient en premier lieu
de déterminer si le grief formulé par les requérants à l’égard de la Turquie est compatible ratione loci avec la
Convention.

(…)
. Appréciation de la Cour

a) Résumé de la jurisprudence pertinente

178. La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour
qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à
l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres c.
Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie
[GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits)). Comme la Cour l’a souligné, du point de vue du
droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (ibidem, §§
131 et 104, respectivement). Cependant, la Cour a également reconnu dans des cas exceptionnels l’exercice
par un État contractant de sa juridiction, au sens de l’article 1, à l’extérieur de ses propres frontières (Al-
Skeini et autres, précité, §§ 132-150, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 74-80, CEDH 2014).

179. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre
territoire connaît une exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un
contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le

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respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce
directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale
subordonnée (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c.
Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001-IV, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§
314-316, CEDH 2004-VII, Al-Skeini et autres, précité, § 138, Catan et autres, précité, § 106, et Mozer c.
République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, § 98, 23 février 2016). Dès lors qu’une telle mainmise sur
un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un
contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il
assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité
à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le
territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles
additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-
77, et Al-Skeini et autres, précité, § 138).

180. Dans la grande majorité des cas où la Cour a été appelée à statuer sur des griefs soulevés sous l’angle du
volet procédural de l’article 2, le décès s’était produit sous la juridiction de l’État contractant en cause, que ce
fût sur son territoire national (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Rantsev (précité) relativement à Chypre),
dans une zone se trouvant sous le contrôle effectif de cet État (Adalı c. Turquie, no 38187/97, 31 mars 2005),
ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’État en cause ou encore de navires battant son pavillon (Bakanova
c. Lituanie, no 11167/12, § 63, 31 mai 2016). La Cour a également eu à connaître de griefs formulés sous l’angle
du volet procédural de l’article 2 dans des affaires où le décès était survenu sur le territoire d’un autre État ou
en zone neutre mais avait censément été causé par un agent de l’État contractant en question, par le biais de
l’exercice de son autorité et de son contrôle par cet agent (Al-Skeini et autres, précité, §§ 149-150, Jaloud
c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 152, CEDH 2014, Isaak c. Turquie, no 44587/98, §§ 121-125, 24 juin 2008, et
décision du 28 septembre 2006 concernant la zone tampon administrée par les Nations unies à Chypre). Dans
toutes ces affaires, un lien juridictionnel manifeste rattachait aux fins de l’article 1 de la Convention les
défunts à l’État défendeur en cause.

181. À ce jour, très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a dû examiner des griefs sous l’angle du
volet procédural de l’article 2 et dans lesquelles le décès était intervenu sous une juridiction différente de celle
de l’État dont l’obligation procédurale était censée être en jeu.

182. Dans les affaires O’Loughlin et autres (précitée) et Cummins (précitée), qui avaient toutes deux trait à
des morts violentes (par attentats à la bombe) survenues en République d’Irlande et dans lesquelles les auteurs
présumés des actes en cause s’étaient enfuis en Irlande du Nord (Royaume-Uni), la Cour n’a pas expressément
analysé la question de la compatibilité ratione loci des griefs dirigés contre le Royaume-Uni mais a établi des
principes généraux sur l’obligation d’enquêter en cas d’homicides illégaux survenus hors de la juridiction de
l’État défendeur. À cet égard, la Cour a eu l’occasion d’observer que lorsqu’un acte de violence illégale ayant
entraîné mort d’homme comportait une dimension transfrontière, l’article 2 pouvait imposer aux autorités de
l’État dans lequel les auteurs présumés de l’acte s’étaient réfugiés et dans lequel pouvaient se trouver des
éléments de preuve relatifs à l’infraction de prendre des mesures effectives à cet égard, d’office si nécessaire
(Cummins, décision précitée). La Cour a toutefois déclaré ces deux requêtes irrecevables, la première parce
que le grief concerné avait été introduit après l’expiration du délai de six mois et la seconde parce que les griefs
ont été considérés comme manifestement mal fondés.

183. Dans l’affaire Rantsev (précitée, §§ 205-208), la Cour a examiné une exception d’incompatibilité ratione
loci soulevée par le gouvernement russe, qui arguait que les événements à l’origine de la requête (le décès de
la victime, notamment) s’étaient produits hors de son territoire. La Cour s’est bornée à noter que le grief que
le requérant formulait sous l’angle de l’article 2 contre la Russie concernait le manquement des autorités
russes à prendre des mesures d’enquête, notamment à obtenir les dépositions de témoins résidant en Russie.
Même si la Cour a choisi d’apprécier la portée d’une éventuelle obligation procédurale incombant à la Russie
au titre de l’article 2 dans le cadre de l’examen du fond de la requête, elle a admis la compatibilité ratione loci
du grief (ibidem, §§ 208 et 212). Lorsqu’elle a examiné le bien-fondé du grief sous l’angle de l’article 2, la Cour
a noté que le décès était survenu à Chypre et qu’en principe l’obligation de mener une enquête effective à cet
égard ne s’appliquait qu’à Chypre (ibidem, § 243, renvoyant mutatis mutandis à l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-
Uni [GC], no 35763/97, § 38, CEDH 2001-XI, concernant l’article 3). Néanmoins, la Cour a admis que « des
circonstances propres » justifiaient de s’écarter de l’approche générale. Elle a considéré que la nationalité russe
de la défunte ne pouvait passer pour l’une de ces « circonstances propres » et que par conséquent l’article 2
n’imposait pas à la Russie d’obligation « autonome » d’enquêter sur le décès en cause (ibidem, § 244).

184. Dans l’affaire Emin et autres (décision précitée), les requérants alléguaient une violation de l’article 2
en son volet procédural, reprochant au Royaume-Uni de ne pas avoir enquêté sur la disparition de leurs
proches à Chypre alors que les victimes avaient détenu des passeports britanniques et qu’elles avaient
travaillé dans les bases souveraines britanniques à Chypre. La Cour a rappelé qu’en général l’obligation
procédurale découlant de l’article 2 incombait à l’État défendeur de la juridiction duquel la personne relevait
au moment de son décès. Elle n’a pas, dans cette affaire, relevé de circonstances particulières qui auraient

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justifié d’imposer au Royaume-Uni l’obligation de mener sa propre enquête sur des disparitions qui étaient
survenues sur le territoire et sous la juridiction de la République de Chypre. Aussi a-t-elle déclaré cette partie
de la requête incompatible ratione personae et ratione materiae avec la Convention.

185. Dans l’affaire Gray c. Allemagne (no 49278/09, 22 mai 2014), les tribunaux allemands avaient exercé
leur compétence pénale sur un ressortissant allemand qui avait commis une faute professionnelle médicale
constitutive d’une infraction au Royaume-Uni, ce qui avait eu pour effet d’empêcher que l’intéressé fût remis
à ce pays pour cette infraction via le système de mandat d’arrêt européen. Les requérants alléguaient devant
la Cour qu’en examinant l’affaire dans le cadre d’une procédure d’ordonnance pénale sans audience,
l’Allemagne avait manqué à son obligation procédurale, et ils reprochaient au Royaume-Uni de ne pas avoir
fait ce qui était nécessaire pour que le procès pût être conduit sur son sol, où le médecin aurait pu être
condamné plus lourdement. La Cour n’a pas examiné sa compétence ratione loci relativement à l’Allemagne
et a recherché si l’Allemagne s’était acquittée de l’obligation procédurale que lui imposait l’article 2, admettant
ainsi implicitement que l’ouverture d’une procédure pénale à l’initiative des autorités allemandes selon le droit
allemand avait suffi à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1.

186. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan (précitée, §§ 56-57), la Cour avait été saisie par les parents
d’un ressortissant azerbaïdjanais qui avait été tué en Ukraine dans des circonstances impliquant deux autres
ressortissants azerbaïdjanais. En vertu d’un accord d’entraide judiciaire entre l’Ukraine et l’Azerbaïdjan,
l’affaire avait été transmise à l’Azerbaïdjan mais, faute de preuves, les autorités azerbaïdjanaises avaient clos
la procédure engagée contre les suspects. La Cour a soulevé d’office la question de sa compétence ratione loci,
considérant que « dès lors que l’Azerbaïdjan avait assumé l’obligation de mener une enquête en application de
la Convention de Minsk de 1993 et s’était engagé à poursuivre l’enquête pénale ouverte par les autorités
ukrainiennes, il était tenu de procéder à l’enquête en question au titre de l’obligation procédurale découlant
de l’article 2, quel que fût le lieu du décès » (ibidem, § 57). Cela impliquait que la juridiction de l’Azerbaïdjan
au sens de l’article 1 entrait en jeu uniquement pour autant que les autorités azerbaïdjanaises avaient décidé
de reprendre les poursuites antérieurement ouvertes par l’Ukraine, en vertu du traité international applicable
et du droit national.

187. La Cour note que, dans leurs observations devant la Grande Chambre, les deux gouvernements
défendeurs font également référence à l’affaire Markovic et autres (précitée), qui portait sur un grief fondé sur
l’article 6. Dans l’arrêt prononcé dans cette affaire, la Grande Chambre a examiné l’exception d’incompatibilité
ratione loci soulevée par le gouvernement défendeur, qui alléguait que l’action civile engagée par les
requérants devant les tribunaux italiens concernait des événements de caractère extraterritorial (une frappe
aérienne effectuée par les forces de l’OTAN en République fédérale de Yougoslavie). La Cour a rejeté cette
exception et considéré qu’à partir du moment où une personne introduisait une action civile devant les
juridictions d’un État, il existait indiscutablement un « lien juridictionnel » aux fins de l’article 1 de la
Convention (ibidem, §§ 54-56). Elle a également dit, dans le contexte de l’article 6, que le caractère
extraterritorial des faits qui étaient censément à l’origine de l’action ne pouvait en aucun cas avoir des
conséquences sur la compétence ratione loci et ratione personae de l’État en question (ibidem, § 54).

b) L’approche de la Cour

188. Il ressort de la jurisprudence susmentionnée que si les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un
État contractant ouvrent au sujet d’un décès qui s’est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre
enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (par exemple sur le fondement de
dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive),
l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure suffit à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1
entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour (voir, mutatis
mutandis, Markovic et autres, précité, §§ 54-55).

189. La Cour tient à souligner que cette approche concorde également avec la nature de l’obligation
procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective, qui est devenue une obligation distincte et
indépendante, bien que procédant des actes concernant les aspects matériels de l’article 2 (Šilih c. Slovénie
[GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009, et Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 132,
CEDH 2013). Dans cette mesure, elle peut être considérée comme une obligation détachable résultant de
l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est survenu en dehors de sa juridiction (voir,
mutatis mutandis, l’arrêt Šilih, § 159, concernant la compatibilité ratione temporis).

190. Lorsqu’un état contractant n’a pas ouvert d’enquête ou de procédure telle que prévue par le droit interne
concernant un décès survenu en dehors de sa juridiction, la Cour doit rechercher si un lien juridictionnel peut
en tout état de cause être établi pour que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 s’impose à cet État.
Bien que ladite obligation n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la
victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce justifieront de s’écarter de
cette approche, conformément aux principes élaborés dans l’arrêt Rantsev (précité, §§ 243-244). La Cour
considère toutefois qu’elle n’a pas à déterminer in abstracto quelles « circonstances propres » à l’espèce
entraînent l’existence d’un lien juridictionnel en relation avec l’obligation procédurale d’enquêter que recèle

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l’article 2, puisque ces circonstances dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et qu’elles
peuvent varier considérablement d’une affaire à l’autre.

c) Application de ces critères au cas d’espèce

191. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que les autorités de la « RTCN » ont ouvert leur propre enquête
pénale sur le meurtre des proches des requérants en application des dispositions de leur droit interne,
lesquelles conféraient aux tribunaux de la « RTCN » une compétence pénale sur des individus ayant commis
un crime n’importe où sur l’île de Chypre (paragraphe 143 ci-dessus). Pendant cette enquête, plusieurs
suspects ont été arrêtés et placés en détention provisoire parce qu’ils étaient soupçonnés de meurtre avec
préméditation ; par ailleurs, la déposition des requérants (du premier requérant au moins) a été recueillie.
Dans ces conditions, la Cour estime qu’il existait un « lien juridictionnel » entre, d’une part, les requérants,
qui formulent un grief sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention à raison du décès de
leurs proches et, d’autre part, la Turquie, dont la responsabilité est engagée au titre de la Convention à raison
des actes et des omissions des autorités de la « RTCN » (Chypre c. Turquie, précité, § 77, et, par exemple, Adalı,
précité, §§ 221-233).

192. De plus, au vu des observations des parties, la Cour considère qu’il existait en l’espèce des « circonstances
propres » liées à la situation à Chypre qui justifient de s’écarter de l’approche générale établie dans l’arrêt
Rantsev et qui emportent pour la Turquie une obligation procédurale au titre de l’article 2.

193. En premier lieu, la Cour note que la communauté internationale considère la Turquie comme un
occupant de la partie nord de Chypre (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres,
§ 114, CEDH 2010) et que la communauté internationale ne reconnaît pas la « RTCN » comme un État au
regard du droit international (Chypre c. Turquie, précité, § 61 ; paragraphes 159-161 ci-dessus). La Cour a
déjà estimé que le nord de Chypre se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie aux fins de la Convention
(Chypre c. Turquie, précité, § 77). Dans ce contexte particulier, elle a également fait référence à l’impossibilité
persistante pour la République de Chypre d’honorer ses obligations conventionnelles dans la partie nord de
l’île ainsi qu’à l’obligation générale incombant à la Turquie de reconnaître sur le territoire en question la
totalité des droits matériels énoncés dans la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 77-78). Dans le
contexte de son approche générale en matière d’exercice extraterritorial de la juridiction dans les entités non
reconnues, la Cour a tenu compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public
européen pour la protection des êtres humains, et a ainsi cherché à assurer la protection des droits
conventionnels sur le territoire de l’ensemble des Parties contractantes (Chypre c. Turquie, précité, § 78, et
Mozer, précité, § 136).

194. En second lieu, la Cour observe qu’en l’espèce les auteurs présumés des meurtres se sont réfugiés en
« RTCN » et qu’en conséquence la République de Chypre a été empêchée de faire avancer sa propre enquête
pénale les concernant (excepté pour le huitième suspect, qui a été détenu dans la zone contrôlée par Chypre
en 2006), et donc de se conformer aux obligations que lui imposait la Convention. Les autorités turques et
celles de la « RTCN » ont été informées des meurtres, et des notices rouges visant les suspects ont été diffusées
par Interpol. Ces autorités étaient au courant de la présence des suspects sur le territoire contrôlé par la
Turquie puisque ceux-ci, soupçonnés de meurtre avec préméditation, ont été détenus en « RTCN » pendant
diverses périodes au cours des semaines consécutives aux meurtres.

195. Compte tenu de ces deux circonstances propres à l’espèce, la Cour considère que la juridiction de la
Turquie au sens de l’article 1 de la Convention est établie concernant le grief soulevé par les requérants sous
l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Toute autre conclusion conduirait à une lacune dans
le système de protection des droits de l’homme sur le territoire de Chypre, lequel relève de l’« espace juridique
de la Convention » (Chypre c. Turquie, précité, § 78), ce qui risquerait de faire de la « RTCN » un refuge pour
meurtriers cherchant à fuir le territoire contrôlé par Chypre et d’entraver ainsi l’application des lois pénales
adoptées par le gouvernement de Chypre en vue de protéger le droit à la vie de ses ressortissants comme de
tous les individus relevant de sa juridiction.

196. La Cour tient à souligner que chacun des deux points analysés ci-dessus – d’un côté, l’ouverture d’une
enquête pénale par les autorités de la « RTCN » et, de l’autre, la fuite des suspects vers la partie du territoire
de Chypre qui se trouvait sous le contrôle effectif de la Turquie – suffirait à lui seul à établir un lien
juridictionnel avec la Turquie.

197. La Cour conclut donc qu’il y a lieu d’écarter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci
soulevée par le gouvernement turc. Elle devra, au moment où elle appréciera ce grief sur le fond, déterminer
l’étendue et la portée de l’obligation procédurale incombant à la Turquie dans les circonstances de l’espèce et
rechercher notamment si elle emportait une obligation de coopérer avec Chypre.

B. Sur le fond
(…)

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3. Appréciation de la Cour

a) L’obligation procédurale résultant de l’article 2 et les enquêtes menées sous la juridiction des États
défendeurs

i. Principes généraux

218. La Cour répète en premier lieu que le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention se place parmi
les dispositions primordiales de la Convention et qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés
démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir, parmi beaucoup d’autres, Lopes de Sousa Fernandes
c. Portugal [GC], no 56080/13, § 164, 19 décembre 2017). De plus, combinée avec le devoir général incombant
à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et
libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique
qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme
(Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 169, 14 avril 2015).

219. Les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale d’enquêter découlant de l’article 2 ont été
rappelés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç (précité, §§ 169-181) dans les termes suivants :

169. (...) Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres
c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

170. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une
enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une
procédure de nature civile voire des poursuites disciplinaires peuvent satisfaire cette exigence quand la mort
résulte d’une négligence (voir, parmi d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51, Mastromatteo c. Italie
[GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002-VIII, ou Vo c. France, précité, § 90).

171. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant
de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une
législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un
mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation
requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un
individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence
de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni
(déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006, Yotova
c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

172. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte
de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no
52391/99, § 324, CEDH 2007-II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le
cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

173. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités
doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits
litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC],
nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII).

174. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour
obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins
oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis
des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute
déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités
risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

175. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et
impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence
compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant,
l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

176. Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum
d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations
pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie
[GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI).

177. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des
personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou
institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH
2002-IV).

10
178. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres,
précité, § 167).

179. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la
sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur
l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001-III).
Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres
stades de la procédure (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume-Uni, no
28883/95, § 129, CEDH 2001-III).

180. L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de
mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et
autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1 décembre 2009).

181. La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des
faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie,
no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c.
Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014). »

ii. Application des principes généraux au cas d’espèce

220. La chambre a noté d’emblée que l’obligation procédurale d’enquêter pesait sur les deux États défendeurs,
les décès étant survenus sur le territoire contrôlé par Chypre et la chambre ayant précédemment conclu qu’elle
était compétente ratione loci à l’égard de la Turquie (paragraphe 262 de l’arrêt de la chambre). Elle a ensuite
examiné les enquêtes respectivement menées par les deux États et a observé que les autorités des États
défendeurs avaient rapidement pris un nombre significatif de mesures d’enquête. Elle n’a décelé aucune autre
carence de nature à remettre en question le caractère globalement adéquat des enquêtes menées par les États
défendeurs considérées en elles-mêmes (paragraphe 281 de l’arrêt de la chambre). Devant la Grande Chambre,
les parties ne contestent pas ces conclusions et axent leurs observations sur un défaut allégué de coopération
de la part des États défendeurs.

221. La Grande Chambre fait siennes les conclusions de la chambre concernant le caractère globalement
adéquat des enquêtes qui ont été menées en parallèle par les autorités de chaque État défendeur. Elle
considère par conséquent que le cœur du problème consiste en l’espèce à savoir si l’obligation procédurale
découlant de l’article 2 emportait une obligation de coopérer et, le cas échéant, à déterminer l’étendue de cette
obligation. Elle devra ensuite rechercher dans quelle mesure les États défendeurs ont honoré cette éventuelle
obligation.

b) L’obligation de coopérer considérée comme partie intégrante de l’obligation procédurale découlant de


l’article 2

i. Résumé de la jurisprudence pertinente

222. Très rares sont les affaires dans lesquelles la Cour a été appelée à se pencher sur la question de l’étendue
de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 dans un contexte transfrontière ou transnational et à
rechercher si cette obligation incorporait une obligation de coopérer avec d’autres États.

223. Dans l’affaire O’Loughlin (décision précitée), les requérants reprochaient aux autorités du Royaume-Uni,
sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de ne pas avoir apporté leur concours aux investigations et aux
enquêtes menées en Irlande sur les décès provoqués par les attentats à la bombe perpétrés le 17 mai 1974 à
Dublin et à Monaghan. Les suspects se trouvaient en Irlande du Nord. Dans cette affaire, la Cour a dit qu’elle
n’avait pas à décider si, ou dans quelle mesure, l’article 2 pouvait imposer à un État contractant l’obligation
de coopérer dans le cadre d’investigations ou d’audiences conduites sous la juridiction d’un autre État
contractant au sujet d’un recours illégal à la force ayant entraîné mort d’homme, le grief correspondant ayant
été soumis après l’expiration du délai de six mois. Dans l’affaire Cummins (décision précitée), qui portait sur
les attentats à la bombe perpétrés à Dublin en décembre 1972 et en janvier 1973, la Cour a toutefois recherché
si les autorités du Royaume-Uni avaient coopéré de manière effective à une enquête menée en Irlande mais a
déclaré que le grief était manifestement mal fondé car il n’avait pas été établi de défaut de coopération.

224. Dans l’affaire Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, 20 octobre 2009), la Cour, concluant à une
violation de l’article 2 en son volet procédural, a notamment tenu compte du fait que les autorités roumaines
n’avaient pas accompli les démarches nécessaires pour obtenir l’extradition de trois des personnes qui avaient
été condamnées pour les violences ayant conduit au décès de la victime (ibidem, § 83 ; voir, mutatis mutandis,
Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, §§ 270 et 272, 23 février 2016, concernant le volet procédural de l’article
3 et le fait que l’extradition des intéressés n’avait pas été demandée aux États-Unis).
225. Dans l’arrêt Rantsev (précité), la Cour a observé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2
imposait aux États membres de prendre les mesures nécessaires et disponibles pour réunir les éléments de

11
preuve pertinents, que ces éléments fussent ou non sur le territoire de l’État qui enquêtait. Elle a estimé que
les autorités chypriotes auraient dû solliciter l’assistance judiciaire de la Russie pour l’enquête sur les
circonstances du décès de la victime à Chypre, en faisant une demande visant à l’obtention de la déposition de
deux témoins qui étaient présents en Russie. Elle a tenu compte du fait que Chypre et la Russie étaient parties
à la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée en 1959 et avaient de surcroît
conclu un traité bilatéral d’entraide judiciaire. Prenant en considération, notamment, le fait que les autorités
chypriotes n’avaient pas sollicité la coopération de la Russie, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation par
Chypre de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 241-242). La Cour a dit ensuite que le corollaire de
l’obligation pour l’État qui enquête de recueillir les preuves qui se trouvent dans d’autres juridictions est
l’obligation pour l’État où se trouvent les preuves de fournir toute l’assistance que sa compétence et ses moyens
lui permettent d’apporter dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire. La Cour a toutefois considéré
qu’en l’absence de toute demande de la part de Chypre, la Russie n’était nullement dans l’obligation
d’interroger les deux témoins présents sur son territoire, comme le demandaient les requérants. Elle a en outre
relevé que les autorités russes avaient largement fait usage des possibilités offertes par les accords d’entraide
judiciaire pour engager leurs homologues chypriotes à agir, y compris en faisant une demande spécifique en
vue de l’ouverture de poursuites pénales. La Cour a donc conclu qu’il n’y avait pas eu violation par la Russie
de l’article 2 en son volet procédural (ibidem, §§ 245-247).

226. Dans les affaires Palić c. Bosnie-Herzégovine (no 4704/04, 15 février 2011) et Nježić et Štimac c. Croatie
(no 29823/13, 9 avril 2015), la Cour a conclu que les deux États défendeurs avaient respecté leur obligation
procédurale découlant de l’article 2 relativement à la disparition et au décès des proches des requérantes.
Dans l’arrêt Palić, la Cour a noté que les autorités internes avaient délivré des mandats d’arrêts
internationaux mais que l’enquête était depuis au point mort car les suspects étaient partis en Serbie et que,
en qualité de ressortissants serbes, ils ne pouvaient pas être extradés. Dans l’affaire Nježić et Štimac, dans
laquelle il n’avait pas été délivré de mandats internationaux, l’extradition de la plupart des suspects n’aurait
pas été possible du fait que ceux d’entre eux qui avaient acquis la nationalité serbe ne pouvaient être extradés
par la Serbie. La Cour a dit que les États défendeurs (respectivement la Bosnie-Herzégovine et la Croatie) ne
pouvaient passer pour responsables de cette situation. Elle a en outre considéré qu’il n’était pas nécessaire de
rechercher si ces États étaient tenus de demander à la Serbie d’engager des procédures car les requérantes
elles-mêmes auraient pu porter leur affaire devant les autorités serbes, lesquelles étaient compétentes pour
statuer sur des violations graves du droit humanitaire international commises en n’importe quel point de
l’ex-Yougoslavie. La Cour a ajouté qu’il était loisible aux requérantes, si elles se considéraient victimes d’une
violation par la Serbie de leurs droits conventionnels, d’introduire une requête contre cet État (ibidem, §§ 65
et 68, respectivement).

227. Dans l’affaire Aliyeva et Aliyev (précitée), les autorités azerbaïdjanaises avaient mené une enquête sur
le meurtre du fils des requérants, perpétré en Ukraine, après que le dossier leur eut été transmis en vertu de
la Convention de la Communauté des États indépendants (CEI) de 1993 relative à l’entraide judiciaire et aux
relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (la Convention de Minsk), à laquelle les deux États
étaient parties. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la violation par l’Azerbaïdjan de l’article 2 en son volet
procédural, relevant entre autres que l’enquêteur qui avait été chargé de l’affaire avait attendu plus d’un an
et deux mois après l’ouverture de l’enquête pénale pour solliciter une assistance judiciaire auprès des autorités
ukrainiennes (ibidem, § 78). Elle a toutefois admis que dans certaines situations, comme dans ce cas précis,
dans lesquelles une infraction pénale avait été commise sur le territoire d’un autre État, des obstacles
particuliers pouvaient entraver l’avancée de l’enquête pénale (ibidem, § 75).

228. Plus récemment, dans l’affaire Huseynova (précitée), dans laquelle les autorités azerbaïdjanaises avaient
ouvert une procédure pénale concernant l’homicide perpétré sur l’époux de la requérante, deux ressortissants
géorgiens avaient été identifiés comme suspects, et les autorités géorgiennes avaient refusé d’extrader ces
derniers au motif que, en qualité de ressortissants géorgiens, ils ne pouvaient pas être extradés vers un pays
étranger. Dans cette affaire, la Cour a rappelé que dans certaines situations dans lesquelles les suspects se
trouvaient sur le territoire d’un autre État qui refusait de les extrader, il pouvait exister des obstacles
particuliers susceptibles d’entraver l’avancée d’une enquête pénale ; elle a dit que l’Azerbaïdjan ne pouvait
pas être tenu pour responsable de la décision prise par un autre État de ne pas extrader ses ressortissants
(ibidem, § 110). Elle a toutefois conclu que ce refus n’était pas de nature à empêcher les autorités
azerbaïdjanaises d’examiner la faisabilité d’une transmission du dossier pénal aux autorités géorgiennes. La
Cour a relevé à cet égard que divers instruments juridiques internationaux, comme la Convention européenne
d’extradition, la Convention de Minsk de 1993 ainsi qu’un traité bilatéral auquel les deux États étaient parties,
prévoyaient clairement pareille possibilité. Elle a indiqué que, de plus, les autorités géorgiennes avaient
expressément mentionné cette possibilité dans leur réponse à la demande d’extradition faite par les autorités
azerbaïdjanaises. Cependant, rien ne prouvait que celles-ci avaient examiné la possibilité de laisser la Géorgie
poursuivre les auteurs présumés du meurtre en transférant le dossier pénal à ce pays (ibidem, § 111). La Cour
a également établi une différence avec les affaires Palić ainsi que Nježić et Štimac (précitées), indiquant que
dans celles-ci les requérantes auraient pu s’adresser elles-mêmes aux autorités serbes, lesquelles étaient
compétentes pour connaître des violations graves du droit humanitaire international où qu’elles fussent

12
commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Dans l’affaire Huseynova, la requérante n’avait pas la
possibilité de saisir directement les autorités géorgiennes et, pour que les auteurs présumés du meurtre
pussent être poursuivis en Géorgie, il aurait impérativement fallu que les autorités azerbaïdjanaises en fissent
la demande à la suite d’une transmission du dossier pénal (ibidem, § 112). Le fait que les autorités
azerbaïdjanaises n’avaient pas envisagé de transmettre l’affaire a compté parmi les motifs qui ont conduit la
Cour à conclure à une violation de l’article 2 en son volet procédural.

ii. L’approche de la Cour quant à l’obligation qui pèse sur les États contractants au titre du volet procédural
de l’article 2 de coopérer dans les affaires transnationales

229. L’étude de la jurisprudence ci-dessus montre que dans la majorité des affaires dans lesquelles la Cour
s’est jusqu’ici penchée sur un défaut de coopération ou de demande de coopération entre États dans un contexte
transnational, elle a entrepris cet examen lorsqu’elle recherchait si l’État concerné avait globalement respecté
l’obligation procédurale d’enquêter lui incombant au titre de l’article 2. Dans ces affaires, le défaut de
coopération ne constituait qu’un aspect parmi d’autres dans l’examen par la Cour du caractère effectif de
l’enquête conduite par ledit État, défaut qui résultait généralement de ce que cet État n’avait pas sollicité la
coopération d’un autre État (par exemple Chypre dans Rantsev, précité, § 241 ; voir aussi Aliyeva et Aliyev,
précité, § 78), y compris lorsque pareille coopération se serait accompagnée de la possibilité d’une transmission
de procédure à un autre État (Huseynova, précité, § 111). Dans de très rares affaires seulement (à savoir
O’Loughlin, Cummins et Rantsev – paragraphes 223 et 225 ci-dessus), la Cour a été appelée à traiter
spécifiquement d’un défaut de coopération ou d’assistance dans le cadre d’une enquête conduite sous la
juridiction d’un autre État contractant.

230. La Cour observe que dans un cas comme l’affaire Rantsev, dans laquelle un État contractant n’est pas
tenu par une obligation autonome d’enquêter au titre de l’article 2, l’obligation de coopérer ne peut naître à
l’égard dudit État que si l’État enquêteur lui adresse une demande de coopération, et l’État enquêteur est tenu
de solliciter de lui-même pareille coopération si des éléments de preuve pertinents ou les suspects se trouvent
en un lieu relevant de la juridiction de l’autre État.

231. Dans la présente espèce en revanche, les deux États concernés revendiquaient chacun la compétence
pour enquêter sur les décès, et une obligation autonome de conduire une enquête compatible avec l’article 2
est née à l’égard de ces deux États (paragraphes 220-221 ci-dessus).

232. La Cour a déjà dit que lorsqu’elle interprète la Convention, elle doit tenir compte du caractère singulier
de ce traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Irlande c. Royaume-
Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25, renvoyant au préambule de la Convention, Loizidou c. Turquie
(exceptions préliminaires), précité, § 70, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 196, CEDH 2012). Ce caractère
collectif peut, dans des circonstances spécifiques, impliquer pour les États contractants l’obligation d’agir
conjointement et de coopérer de manière à protéger les droits et libertés qu’ils se sont engagés à reconnaître à
toute personne relevant de leur juridiction (voir par exemple, dans le domaine de la traite transnationale des
êtres humains, sous l’angle de l’article 4 de la Convention, Rantsev, précité, § 289). Dans les affaires dans
lesquelles, pour être effective, l’enquête sur un homicide illicite survenu dans la juridiction d’un État
contractant nécessite la participation de plus d’un État contractant, la Cour estime que le caractère singulier
de la Convention, en tant que traité de garantie collective, emporte en principe une obligation de la part des
États concernés de coopérer de manière effective les uns avec les autres afin d’éclaircir les circonstances de
l’homicide et d’en faire traduire les auteurs en justice.

233. La Cour considère par conséquent que l’article 2 peut imposer aux deux États une obligation bilatérale
de coopérer l’un avec l’autre, impliquant dans le même temps une obligation de solliciter une assistance et une
obligation de prêter son assistance. La nature et l’étendue de ces obligations dépendront inévitablement des
circonstances de chaque espèce, par exemple du point de savoir si les principaux éléments de preuve se
trouvent sur le territoire de l’État contractant concerné ou si les suspects s’y sont réfugiés.

234. Pareille obligation va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2. De
fait, conclure autrement irait à l’encontre de l’obligation qu’impose l’article 2 à l’État de protéger le droit à la
vie, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute
personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », avec pour résultat
de faire obstacle aux enquêtes sur les homicides illicites, dont les auteurs resteraient alors nécessairement
impunis. Pareil résultat pourrait compromettre le but même de la protection assurée par l’article 2 et rendre
illusoires les garanties attachées au droit à la vie. Or l’objet et le but de la Convention, instrument de
protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende
les exigences concrètes et effectives (Al-Skeini et autres, précité, § 162, et Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10,
§ 127, CEDH 2014 (extraits)).
235. La Cour note toutefois que l’obligation de coopérer qui incombe aux États au titre du volet procédural de
l’article 2 ne peut être qu’une obligation de moyens et non de résultat, dans le droit fil de ce qu’elle a établi
concernant l’obligation d’enquêter (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016,

13
Palić, précité, § 65, et Aliyeva et Aliyev, précité, § 70). Cela signifie que les États concernés doivent prendre
toutes les mesures raisonnables envisageables pour coopérer les uns avec les autres et épuiser de bonne foi les
possibilités que leur offrent les instruments internationaux applicables relatifs à l’entraide judiciaire et à la
coopération en matière pénale. À cet égard, la Cour sait que la coopération entre États contractants ne peut
s’opérer dans un vide juridique ; des modalités formalisées spécifiques de coopération entre États se sont
d’ailleurs développées en droit pénal international. Cette approche concorde avec celle déployée dans les
affaires transnationales antérieures traitées sous l’angle du volet procédural des articles 2, 3 et 4, dans
lesquelles la Cour a généralement fait référence aux instruments liant les États concernés dans les domaines
de l’extradition ou de l’entraide (Rantsev, précité, §§ 241, 246 et 307, Agache et autres, précité, § 83, Nasr et
Ghali, précité, § 272, et Huseynova, précité, § 111). Bien que la Cour ne soit pas compétente pour surveiller le
respect des traités et obligations internationaux autres que la Convention (Aliyeva et Aliyev, précité, § 74),
elle vérifie normalement dans ce contexte si l’État défendeur a fait usage des possibilités que lui offraient ces
instruments. La Cour rappelle à cet égard qu’elle doit prendre en considération toute règle et tout principe de
droit international applicable aux relations entre les Parties contractantes, et que la Convention doit autant
que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle
fait partie intégrante (voir Al-Adsani, précité, § 55, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67,
CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).

236. Lorsqu’elle recherche si l’État concerné a fait usage de toutes les possibilités légales que lui offraient les
instruments internationaux régissant la coopération en matière pénale, la Cour ne saurait perdre de vue le
fait que ces traités ne tendent pas à imposer des obligations absolues aux États, dans la mesure où ils laissent
à l’État requis une certaine marge d’appréciation et prévoient un certain nombre d’exceptions revêtant la
forme de motifs obligatoires et/ou discrétionnaires de refuser la coopération demandée. Partant, l’obligation
procédurale de coopérer découlant de l’article 2 doit être interprétée à la lumière des traités ou accords
internationaux en vigueur entre les États contractants concernés, autant que possible dans le cadre d’une
application combinée et harmonieuse de la Convention et de ces instruments, qui ne doit pas entraîner une
opposition ou une confrontation entre les différents textes (voir, mutatis mutandis, X c. Lettonie [GC],
no 27853/09, § 94, CEDH 2013, à propos de l’interprétation de l’article 8 de la Convention et de la Convention
de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants). Dans ce contexte,
il n’y aura manquement à l’obligation procédurale de coopérer de la part de l’État tenu de solliciter une
coopération que si celui-ci n’a pas activé les mécanismes de coopération appropriés prévus par les traités
internationaux pertinents, ou, de la part de l’État requis, que si celui-ci n’a pas répondu de façon appropriée
ou n’a pas été en mesure d’invoquer un motif légitime de refuser la coopération demandée en vertu de ces
traités internationaux.

iii. L’obligation de coopérer dans les affaires transnationales impliquant un État contractant et une entité de
facto se trouvant sous le contrôle effectif d’un autre État contractant

237. Comme la Cour l’a indiqué plus haut (paragraphe 193 ci-dessus), une circonstance propre à la présente
espèce tient à ce que le défaut allégué de coopération concerne une entité de facto créée sur le territoire de
Chypre tel que reconnu par la communauté internationale mais sur laquelle la Turquie exerce le contrôle
effectif aux fins de la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 77). Comme les deux États défendeurs
n’entretiennent pas de relations diplomatiques officielles, les traités internationaux auxquels ils étaient
parties l’un et l’autre (à savoir les traités conclus sous l’égide du Conseil de l’Europe – voir la section consacrée
au droit international pertinent) ne sauraient constituer l’unique cadre de référence lorsqu’il s’agit de
rechercher si ces deux États ont fait usage de toutes les possibilités dont ils disposaient pour coopérer l’un
avec l’autre. En l’absence de relations diplomatiques officielles, les moyens de coopération formalisés
présentent plus de risques d’échouer et les États peuvent être amenés à recourir à des canaux de coopération
plus informels ou indirects, comme la médiation d’un État tiers ou d’une organisation internationale.

238. Compte tenu de ce qui précède, la Cour doit, dans des situations telles que la présente, rechercher si les
États concernés ont usé de tous les moyens qui étaient raisonnablement à leur disposition pour demander et
offrir la coopération requise en vue d’assurer l’effectivité de l’enquête et de la procédure dans son ensemble.
La Cour peut ainsi être appelée à examiner les canaux informels ou ad hoc de coopération empruntés par les
États concernés en dehors des mécanismes de coopération prévus par les traités internationaux applicables.
Ce faisant, la Cour peut et doit se laisser guider par ces traités internationaux, dans la mesure où ceux-ci
reflètent l’évolution des normes et principes appliqués en droit international dans le domaine précis de la
coopération en matière pénale.

iv. Application de ces critères au cas d’espèce

239. À la lumière des principes énoncés ci-dessus (paragraphes 230-238), la Cour estime que les deux États
étaient tenus de coopérer l’un avec l’autre au titre de l’obligation procédurale d’enquêter sur le décès des
proches des requérants que l’article 2 leur imposait à tous deux. La Cour doit dès lors rechercher si chacun
des États défendeurs a respecté cette obligation, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.

14
240. La Cour ne perd pas de vue que les deux États avaient à l’époque considérée ratifié les deux principales
conventions conclues sous l’égide du Conseil de l’Europe dans le domaine de l’extradition et de la coopération
en matière pénale, à savoir la Convention européenne d’extradition et la Convention européenne d’entraide
judiciaire en matière pénale. Bien que la Turquie conteste en partie leur applicabilité aux circonstances
spécifiques de l’espèce, en particulier leur applicabilité territoriale, ces deux conventions étaient en vigueur à
l’égard des deux États concernés et la Turquie n’avait pas encore formulé les déclarations qui sont annexées à
certains de leurs protocoles additionnels aux fins d’exclure leur applicabilité à l’égard de la République de
Chypre (paragraphes 144 et 149 ci-dessus). La Cour ne se considère toutefois pas compétente pour déterminer
si ces conventions trouvaient à s’appliquer sur le fondement de leurs dispositions, ni pour contrôler si les États
défendeurs ont honoré leurs obligations dans les circonstances spécifiques de l’espèce. Comme cela est indiqué
au paragraphe 238 ci-dessus, ces traités peuvent aussi guider la Cour dans son interprétation de l’obligation
de coopérer découlant du volet procédural de l’article 2 (pour des exemples d’affaires dans lesquelles la Cour
s’est référée à des instruments internationaux comme exprimant l’évolution des normes du droit international,
que ces instruments aient ou non été ratifiés par les États concernés ou aient ou non été contraignants à
l’époque considérée, voir Demir et Baykara, précité, §§ 65-86, Rantsev, précité, §§ 278, 282, 285-286 et 289, et
Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 145, 8 novembre 2016). Ce constat s’applique a
fortiori à la présente espèce, dans laquelle les conventions en cause ont été ratifiées par tous les États membres
du Conseil de l’Europe, ce qui témoigne de l’existence d’une communauté de vues manifeste entre ces États
dans le domaine de l’extradition et de la coopération en matière pénale (paragraphes 146 et 151 ci-dessus).(…)

3. Cour EDH, gr. ch., 15 juillet 2021, Kurt c/ Autriche, Req. n°62903/15,
(Résumé des faits puis extraits de l’arrêt).
Résumé des faits (greffe) : En juin 2010, la requérante déposa plainte à la police contre son époux (« E. »),
alléguant qu’il la battait, et une mesure d’interdiction et de protection fut prise contre lui, le contraignant à
se tenir éloigné de l’appartement familial ainsi que de l’appartement des parents de la requérante et des
environs pendant quatorze jours. Il apparaît que E. se conforma à cette mesure. En janvier 2011, E. fut
condamné pour avoir infligé des coups et blessures à sa femme et proféré des menaces dangereuses à l’égard
de ses proches. Après cela, la requérante ne signala plus aucun incident à la police jusqu’au 22 mai 2012,
lorsqu’elle déposa une demande de divorce et dénonça E. à la police pour l’avoir violée, avoir tenté de l’étrangler
et avoir proféré quotidiennement des menaces dangereuses au cours des deux derniers mois. Elle déclara
également que son mari giflait parfois aussi les deux enfants ; lorsqu’ils furent entendus, leurs fils et fille, qui
étaient mineurs, confirmèrent ce point et affirmèrent que leur mère avait été battue. Le même jour, une
nouvelle mesure d’interdiction et de protection fut prise contre E., lui interdisant de revenir dans
l’appartement familial, dans l’appartement des parents de la requérante ainsi que dans les environs. E. fut
conduit au poste de police pour être interrogé et ses clés lui furent confisquées. Le parquet ouvrit aussi une
procédure pénale contre lui. Trois jours plus tard, E. tira sur son fils à l’école et se suicida en retournant l’arme
contre lui. Le garçonnet succomba plus tard à ses blessures. La requérante, estimant que E. aurait dû être
placé en détention provisoire, engagea en vain une action en responsabilité publique.

Extraits de l’arrêt :
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
1. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, la requérante, en premier lieu, reproche aux autorités
autrichiennes de ne pas avoir assuré sa protection et celle de ses enfants contre son époux violent. Elle soutient
avoir explicitement signalé à la police qu’elle avait des craintes pour la vie de ses enfants. Or, elle indique que
le procès-verbal de la police ne mentionnait pas les enfants comme étant des personnes en danger. Elle estime
que les autorités disposaient de toutes les informations propres à leur permettre de prendre conscience d’une
aggravation du risque de voir E. commettre de nouvelles infractions pénales contre sa famille, mais qu’elles
n’ont pas adopté de mesures de prévention effectives. Elle avance que son époux aurait dû être placé en
détention provisoire.
2. En second lieu, la requérante indique qu’à l’époque des faits les mesures d’interdiction et de protection
ne pouvaient être étendues aux structures accueillant des enfants et que ses enfants ont donc été privés de
protection lorsqu’ils se trouvaient à l’école. Elle y voit une lacune du cadre juridique qui régissait la protection
des enfants dans une situation de violences domestiques et une omission par négligence emportant violation
de l’article 2.
3. En l’état actuel de sa jurisprudence et eu égard à la nature des griefs de la requérante, la Cour,
maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, estime que les questions que soulève la présente
affaire doivent être examinées sous le seul angle du volet matériel de l’article 2 de la Convention (comparer
avec Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 81, 31 janvier 2019 ; voir aussi le paragraphe 49
de l’arrêt de la chambre). Dans sa partie pertinente en l’espèce, l’article 2 se lit ainsi :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
(…)
D. Appréciation de la Cour

15
1. Principes généraux
a) Sur les obligations positives découlant de l’article 2 en général
4. Comme la Cour l’a dit, l’article 2 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques
qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 147, série A n o
324). La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de
manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des
personnes relevant de sa juridiction (Osman, précité, § 115 et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, §
48, CEDH 2002-I). Cela implique pour l’État le devoir primordial de mettre en place une législation pénale
concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme
d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cela peut aussi vouloir dire, dans
certaines circonstances, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des
mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels
d’autrui (Osman, précité, § 115, Kontrová c. Slovaquie, no 7510/04, § 49, 31 mai 2007, et Opuz, précité, § 128).
5. Sans perdre de vue les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines,
l’imprévisibilité du comportement humain ou les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de
ressources, il faut interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau
insupportable ou excessif. Dès lors, au regard de la Convention, toute menace présumée contre la vie n’oblige
pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour que pareille obligation
positive entre en jeu, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’il
existait un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné du fait des actes criminels d’un tiers et
qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre
d’elles pour parer ce risque (c’est ce que l’on appelle le « critère Osman », Osman, précité, § 116).
6. La Cour note que l’obligation découlant de l’article 2 de prendre des mesures opérationnelles
préventives est une obligation de moyens et non de résultat. Ainsi, lorsque les autorités compétentes ont eu
connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui propre à faire naître pour elles
une obligation d’agir, et que, face au risque décelé, elles ont pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures
appropriées pour en prévenir la réalisation, le fait que pareilles mesures puissent néanmoins ne pas produire
le résultat escompté n’est pas en lui-même de nature à justifier un constat de manquement par l’État à
l’obligation découlant de l’article 2 de prendre des mesures opérationnelles préventives. Par ailleurs, la Cour
observe que dans ce contexte, l’appréciation de la nature et du niveau du risque fait partie intégrante de
l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsque l’existence d’un risque l’exige. Ainsi,
l’examen du respect par l’État de cette obligation requiert impérativement d’analyser à la fois l’adéquation de
l’évaluation du risque effectuée par les autorités internes et, lorsqu’un risque propre à engendrer une
obligation d’agir a été ou aurait dû être décelé, l’adéquation des mesures préventives qui ont été adoptées.
7. Il suffit au requérant de démontrer que les autorités, alors qu’elles avaient ou auraient dû avoir
connaissance d’un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné, n’ont pas fait tout ce que l’on
pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation de ce risque. Il s’agit là d’une
question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire en cause (ibidem, et Opuz, précité,
§ 130). De plus, la Cour a dit qu’elle doit aussi faire preuve de prudence quand elle réexamine les faits avec le
bénéfice du recul (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 147, CEDH 2005-II (extraits)). Cela signifie que
dans une affaire où un risque réel et immédiat s’est matérialisé, il faut procéder à une appréciation sur la base
de ce que les autorités compétentes savaient à l’époque considérée.
b) Sur les obligations positives découlant de l’article 2 dans un contexte de violences
domestiques
i. Considérations générales
8. La question des violences domestiques, lesquelles peuvent revêtir diverses formes – agressions
physiques, violences sexuelles, économiques, psychologiques ou verbales –, transcende les circonstances d’une
affaire donnée. Il s’agit d’un problème général qui touche, à des degrés divers, tous les États membres. Il
n’apparaît pas toujours au grand jour car il s’inscrit fréquemment dans le cadre de relations interpersonnelles
ou dans des cercles restreints, et il peut affecter différentes personnes dans la famille, même si les femmes
constituent l’écrasante majorité des victimes (Opuz, § 132, et Volodina, § 71, tous deux précités). Aujourd’hui,
son ampleur est abondamment décrite dans la littérature (voir, par exemple, les résultats de l’enquête menée
par la FRA sur le vécu des femmes dans les États membres de l’Union européenne, au paragraphe ci-dessus).
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux travaux de recherche se sont penchés sur le phénomène
des violences domestiques et des violences fondées sur le genre, et les moyens d’y répondre sur un plan tant
pratique que juridique se sont significativement développés dans de nombreux Etats (voir les résultats du
rapport de droit comparé aux paragraphes ci-dessus).
9. Dans les textes internationaux pertinents, il apparaît communément admis que des mesures
exhaustives, notamment juridiques, sont nécessaires si l’on veut apporter aux victimes de violences
domestiques une protection et des garanties effectives (comparer avec les précédents mentionnés dans Opuz,
précité, §§ 72-86 et 145, et avec les textes synthétisés dans la partie intitulée « Le droit et la pratique
internationaux », paragraphes et suiv. ci-dessus).

16
10. Les enfants qui sont victimes de violences domestiques sont des personnes particulièrement
vulnérables et ils ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri
de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne, notamment en conséquence des obligations
positives que l’article 2 de la Convention fait peser sur les États (Opuz, § 159, Talpis, § 99, et Volodina, § 72,
tous précités). Il arrive que les agresseurs voient dans les violences, y compris mortelles, infligées aux enfants
faisant partie du ménage le moyen ultime de punir leur partenaire.
11. Il faut évaluer l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie (paragraphes 5-7 ci-dessus) en
prenant dûment en considération le contexte particulier des violences domestiques. En pareille situation, il
s’agit surtout de tenir compte du fait que des épisodes successifs de violence se réitèrent dans le temps au sein
de la cellule familiale (Talpis, § 122, et Volodina, § 86, tous deux précités, et Munteanu c. République de
Moldova, no 34168/11, § 70, 26 mai 2020). La Cour estime par conséquent qu’il est nécessaire de clarifier ce
qu’implique la prise en compte du contexte particulier et de la dynamique des violences domestiques sous
l’angle du critère Osman (paragraphe 5 ci-dessus).
ii. La nécessité de réagir immédiatement aux allégations de violences domestiques
12. La Cour rappelle pour commencer que les autorités sont tenues de réagir immédiatement aux
allégations de violences domestiques (Talpis, précité, § 114). Dans les affaires où elle a constaté que les
autorités n’avaient pas agi promptement après avoir reçu une plainte pour violences domestiques, elle a conclu
que par leur inaction, les instances nationales avaient privé ladite plainte de toute efficacité, créant un
contexte d’impunité favorable à la répétition des actes de violence (Halime Kılıç c. Turquie, no 63034/11, § 99,
28 juin 2016, et Talpis, précité, § 117).
13. De plus, la Cour réaffirme qu’une diligence particulière est requise de la part des autorités dans le
traitement des affaires de violences domestiques (M.G. c. Turquie, précité, § 93, Volodina, précité, § 92, et
Barsova c. Russie, no 20289/10, § 35, 22 octobre 2019).
iii. Les obligations relatives à l’évaluation des risques
14. Il ressort des éléments de droit comparé dont la Cour dispose (paragraphe ci-dessus) que tous les États
membres étudiés procèdent à une évaluation des risques afin de déterminer s’il est probable que la victime de
violences domestiques subisse de nouvelles atteintes. La Cour note de plus que, d’après l’article 51 de la
Convention d’Istanbul, une appréciation du risque de létalité, de la gravité de la situation et du risque de
réitération de la violence constitue un élément crucial de la prévention des violences domestiques (voir le
paragraphe ci-dessus, ainsi que le rapport explicatif relatif à cette disposition, au paragraphe ci-dessus). La
Cour note que, selon le GREVIO, les autorités compétentes doivent procéder dès la réception de la plainte à
une évaluation des risques pour les victimes, idéalement en s’aidant d’outils standardisés reconnus à l’échelle
internationale, établis à partir des résultats de la recherche et comportant des questions prédéfinies que les
autorités doivent systématiquement poser et auxquelles elles doivent systématiquement apporter une
réponse. Le système en place doit fournir aux agents des autorités répressives des directives et des critères
clairs pour guider leur action et leurs interventions dans les situations délicates (voir la tierce intervention du
GREVIO, paragraphe ci-dessus).
15. La Cour considère que cette approche est pertinente en ce qui concerne les obligations positives que
l’article 2 fait peser sur les États membres dans le domaine des violences domestiques. Elle note que pour être
en mesure de savoir s’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’une victime de violences domestiques
(comparer avec le critère Osman exposé au paragraphe 5 ci-dessus), les autorités ont l’obligation de mener une
évaluation du risque de létalité qui soit autonome, proactive et exhaustive.
16. Les adjectifs « autonome » et « proactive » renvoient à l’obligation pour les autorités de ne pas se
contenter de la perception que la victime a du risque auquel elle est exposée, mais de la compléter par leur
propre appréciation. Du reste, étant donné l’état psychologique singulier dans lequel les victimes de violences
domestiques se trouvent, les autorités chargées de l’affaire sont tenues de poser des questions pertinentes aux
fins de recueillir toutes les informations importantes, y compris auprès d’autres organismes publics, au lieu
d’escompter simplement que la victime livrera d’elle-même tous les détails présentant un intérêt (comparer
avec Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 69, 26 mars 2013, dans lequel la Cour a reconnu que les
conséquences psychologiques des violences domestiques constituaient une dimension importante de celles-ci,
et l’arrêt T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 46, 28 janvier 2014, dans lequel la Cour a dit
qu’« au regard de la vulnérabilité qui caractérise habituellement les victimes de mauvais traitements, il [était]
du devoir de la police de rechercher de son propre chef s’il fa[llait] agir en vue d’empêcher des violences
domestiques »).
17. Dans l’arrêt Talpis (précité, §§ 107-125), la Cour n’a pas accordé un poids décisif à la perception du
risque par la victime (par exemple au fait que celle-ci avait retiré sa plainte, était revenue sur ses dépositions,
avait, dans ses déclarations, nié les violences passées, et était retournée vivre auprès de son agresseur
présumé). Dans l’arrêt Opuz (précité, § 153), la Cour a noté, en particulier, que « dès lors qu’elles ont été
informées des faits de violence, les autorités ne peuvent invoquer le comportement de la victime pour justifier
leur manquement à prendre des mesures propres à prévenir la matérialisation des menaces formulées par
l’agresseur contre l’intégrité physique de celle-ci ». Cela signifie qu’une évaluation des risques ou une décision
sur les mesures à adopter ne doit pas dépendre des seules déclarations de la victime. Bien que la Cour estime

17
que la perception par la victime du risque auquel elle est exposée présente un intérêt et doit être considérée
comme un point de départ par les autorités (comparer avec Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, § 62, 23 mai
2017, Talpis, précité, § 111, et Halime Kılıç, précité, § 93), cela ne dispense toutefois pas ces dernières, au
regard de leur devoir d’examiner d’office les allégations de violences domestiques, de recueillir et d’analyser
de leur propre initiative (proactivement) des informations relatives à tous les facteurs de risque et à tous les
éléments pertinents de l’affaire.
18. Dans le cadre d’une évaluation des risques, l’« exhaustivité » devrait caractériser toute enquête
officielle et elle conserve toute sa pertinence dans les affaires de violences domestiques. La Cour considère
que, si le jugement d’agents des forces répressives bien formés joue un rôle essentiel dans chaque affaire, le
recours à des listes de contrôle standardisées énumérant des facteurs de risque spécifiques et qui ont été
élaborées à partir des résultats de travaux de recherche solides en criminologie et des meilleures pratiques
reconnues dans les affaires de violences domestiques peut aider les autorités à évaluer les risques de manière
exhaustive (voir également la tierce intervention du GREVIO, paragraphe ci-dessus). Il ressort des éléments
de droit comparé que la majorité des États membres étudiés emploient des outils standardisés pour
l’évaluation des risques (paragraphe ci-dessus).
19. La Cour convient qu’il importe que les autorités prenant en charge les victimes de violences
domestiques bénéficient de formations régulières et de séances de sensibilisation, en particulier sur les outils
d’évaluation des risques, afin de pouvoir cerner la dynamique de ces violences et d’être ainsi mieux à même
d’apprécier et d’évaluer tout risque existant, d’y réagir de manière appropriée et d’assurer promptement une
protection aux victimes (comparer avec l’article 18 § 2 de la Convention d’Istanbul, ainsi qu’avec la tierce
intervention du GREVIO, paragraphe ci-dessus).
20. De plus, la Cour considère que lorsque les violences domestiques touchent, directement ou
indirectement, plusieurs personnes, l’évaluation des risques doit permettre de repérer systématiquement
chacune des victimes potentielles et de traiter tous les cas (comparer également avec la tierce intervention du
GREVIO, paragraphe ci-dessus). Les autorités doivent garder à l’esprit que l’exercice d’évaluation peut mettre
en évidence un niveau de risque différent pour chacune des victimes.
21. Étant donné que dans les affaires de violences domestiques les forces de l’ordre et les procureurs
doivent souvent intervenir dans l’urgence et qu’il est nécessaire de diffuser les informations pertinentes à
toutes les autorités concernées, la Cour estime qu’il est important de consigner sommairement le déroulement
de l’évaluation des risques. Elle rappelle que l’évaluation des risques a pour but de permettre aux autorités
compétentes de gérer le risque décelé et d’offrir aux victimes des mesures de sécurité et d’assistance
coordonnées. Cela signifie que les autorités répressives doivent communiquer les informations sur les risques
à toutes les autres parties prenantes qui sont en contact régulier avec des personnes en danger, y compris avec
les enseignants dans le cas des enfants, et coordonner avec elles l’assistance aux victimes (comparer également
avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe ci-dessus). La Cour estime que les autorités doivent
informer la ou les victimes du résultat de l’exercice d’évaluation des risques et, si nécessaire, leur fournir des
conseils sur les mesures de protection disponibles sur les plans juridique et opérationnel, ainsi qu’un
accompagnement.
22. En venant à l’interprétation de l’adjectif « immédiat » tel qu’employé dans le critère Osman, la Cour
considère que l’application du standard de l’immédiateté dans ce contexte doit tenir compte des spécificités
des affaires de violences domestiques et de ce qui les différencie des situations résultant d’un incident isolé,
comme dans l’affaire Osman (précitée). La Cour rappelle que les violences domestiques se produisent
généralement par cycles consécutifs et que, bien souvent, leur fréquence, leur intensité ainsi que le danger
qu’elles représentent augmentent au fil du temps (comparer également avec la tierce intervention du GREVIO
et celle de l’EHRAC et Equality Now aux paragraphes et ci-dessus). Le rapport explicatif de la Convention
d’Istanbul précise relativement à l’article 52 (paragraphes ci-dessus) que le terme « danger immédiat » dans
cette disposition désigne « toute situation de violence domestique pouvant très rapidement entraîner des
atteintes à l’intégrité physique de la victime ou s’étant déjà matérialisée et risquant de se reproduire ». La
Cour a observé dans de nombreuses autres affaires qu’une personne ayant des antécédents de violences
domestiques présentait un risque significatif de récidive, parfois potentiellement mortelle (voir, par exemple,
Opuz, précité, § 134, Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 59, 28 mai 2013, Mudric c. République
de Moldova, no 74839/10, § 51, 16 juillet 2013, et B. c. République de Moldova, no 61382/09, §§ 52-53, 16 juillet
2013). D’après ce que l’on sait aujourd’hui de la dynamique des violences domestiques, il est possible d’affirmer
que le comportement de l’agresseur peut prendre un tour plus prévisible dans des situations d’escalade
manifeste de ces violences. Les autorités doivent dûment prendre en compte ces données générales ainsi que
les résultats de l’ensemble des travaux de recherche disponibles dans ce domaine lorsqu’elles évaluent le risque
d’une nouvelle escalade des violences, même après l’adoption d’une mesure d’interdiction et de protection.
23. L’adjectif « immédiat » ne se prête pas à une définition précise. Dans l’arrêt Opuz (précité, §§ 134-136)
par exemple, au sujet de l’immédiateté du risque, la Cour a conclu que, au vu de l’escalade des violences, dont
les autorités étaient au courant et qui était suffisamment grave pour justifier l’adoption de mesures de
prévention, ces autorités auraient pu prévoir l’agression mortelle qui avait été perpétrée contre la mère de la
requérante. Étant donné que la relation était marquée depuis longtemps par des faits de violence (six épisodes
signalés) et que la requérante était harcelée par son époux, lequel rôdait autour de son domicile armé d’un

18
couteau et d’un pistolet, la Cour a dit qu’il était « clairement » apparu que l’agresseur risquait de commettre
de nouvelles violences. Selon la Cour, l’agression mortelle était donc imminente et prévisible. Dans l’arrêt
Talpis (précité, § 122), la Cour a conclu qu’étant donné que les forces de l’ordre avaient déjà dû intervenir à
deux reprises durant la même nuit au sujet de l’époux de la requérante, que celui-ci se trouvait en état d’ébriété
et qu’il était déjà connu des services de police (pour deux épisodes successifs de violences qui avaient contraint
la police à intervenir deux fois au cours de la même nuit), les autorités « auraient dû savoir que le mari de la
requérante représentait pour cette dernière une menace réelle pour laquelle on ne pouvait pas exclure une
mise en exécution imminente » (ibidem, § 122). Dans sa jurisprudence pertinente, la Cour a donc déjà appliqué
la notion de « risque immédiat » avec davantage de flexibilité que dans les situations semblables à celle de
l’affaire Osman, tenant compte du schéma classique d’aggravation des violences domestiques, même si le
moment et le lieu exacts de l’agression ne pouvaient pas être prévus à l’avance dans une affaire donnée. La
Cour souligne toutefois qu’on ne saurait imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Osman,
précité, § 116).
iv. Les obligations relatives aux mesures opérationnelles
24. La Cour rappelle que dès lors que les autorités ont établi l’existence d’un risque réel et immédiat pour
la vie d’un ou plusieurs individus donnés, elles ont l’obligation positive de prendre des mesures
opérationnelles.
25. Ces mesures opérationnelles de prévention et de protection sont destinées à parer au plus vite à une
situation de danger (comparer avec Talpis, précité, § 114). Dans plusieurs affaires, la Cour a conclu que même
lorsque les autorités n’étaient pas restées totalement passives, elles avaient néanmoins manqué à leurs
obligations découlant de la Convention dès lors que les mesures qu’elles avaient prises n’avaient pas empêché
l’agresseur de s’en prendre de nouveau à la victime (comparer avec Volodina, précité, § 86, et les références
qui y figurent).
26. La réponse à la question de savoir si le droit et la pratique offraient aux autorités des mesures
opérationnelles suffisantes au moment crucial où elles ont dû décider de la conduite à tenir face à une situation
de violences domestiques dépend dans une large mesure de la question de l’adéquation du cadre juridique (ce
qui, dans le critère Osman, correspond au segment relatif aux « mesures » prises par les autorités « dans le
cadre de leurs pouvoirs »). En d’autres termes, la panoplie des mesures juridiques et opérationnelles
disponibles doit offrir aux autorités concernées un éventail suffisant de possibilités qui soient adéquates et
proportionnées au regard du niveau de risque (mortel) qui a été évalué. La Cour doit se convaincre que, d’un
point de vue général, le cadre juridique était propre à assurer une protection contre des actes de violence
pouvant être commis par des particuliers dans une affaire donnée (comparer avec Talpis, précité, § 100, et les
références qui y figurent).
27. La Cour observe par ailleurs que les plans de gestion des risques et les services d’assistance coordonnés
à l’intention des victimes de violences domestiques ont fait leurs preuves dans la pratique, en ce qu’ils
permettent aux autorités de prendre des mesures opérationnelles préventives adéquates dès que l’existence
d’un risque est établie. Il faut pour cela que l’information soit rapidement diffusée à toutes les parties
prenantes. Si des enfants sont concernés ou considérés comme étant exposés à un risque, les services de
protection de l’enfance, de même que les écoles et/ou autres structures d’accueil, doivent en être informés dans
les plus brefs délais (voir l’article 51 de la Convention d’Istanbul et la tierce intervention du GREVIO,
paragraphes et ci-dessus). Une action préventive bien conçue passe souvent par une coordination entre de
multiples autorités (comparer, par exemple, avec la tierce intervention du GREVIO, paragraphe ci-dessus).
28. La Cour estime par ailleurs que l’établissement de protocoles de traitement des auteurs de violences
est souhaitable à titre de mesure de prévention supplémentaire. Selon les données de droit comparé dont la
Cour dispose, sept des États membres étudiés ont adopté des mesures visant spécifiquement à enseigner un
mode de comportement non violent aux auteurs d’actes de violences domestiques (paragraphe ci-dessus).
L’article 16 de la Convention d’Istanbul impose aux États contractants l’obligation d’élaborer des programmes
préventifs d’intervention et de traitement visant à aider les auteurs de violences domestiques à changer
d’attitude et de comportement afin prévenir les récidives de ces violences.
29. Ensuite, la Cour estime que lorsque les autorités sont appelées à définir les mesures opérationnelles à
prendre tant à l’échelle de la politique générale qu’au niveau individuel, elles doivent inévitablement mettre
minutieusement en balance les droits concurrents en jeu ainsi que les autres contraintes à respecter. Dans les
affaires de violences domestiques, la Cour insiste sur la nécessité impérieuse de protéger le droit à la vie et à
l’intégrité physique et psychologique des victimes (Opuz, § 147, et Talpis, § 123, tous deux précités ; comparer
également avec les conclusions du comité de la CEDAW dans l’affaire Şahide Goekce c. Autriche, paragraphe
ci—dessus). Parallèlement, elle indique qu’il y a lieu de veiller à ce que la police exerce son pouvoir de juguler
et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent
légitimement l’étendue de ses actions, y compris les garanties figurant aux articles 5 et 8 de la Convention
(comparer avec Osman, § 116, et Opuz, § 129, tous deux précités).
30. En ce qui concerne la question des mesures opérationnelles préventives telles que celles qui pourraient
s’imposer au regard de l’article 2, la Cour souligne d’emblée que, d’une part, ces mesures, pour autant qu’elles
produisent un impact sur l’auteur présumé, doivent être sélectionnées pour offrir une réponse adéquate et

19
effective au risque pour la vie qui a été décelé tandis que, d’autre part, toute mesure prise doit demeurer
compatible avec les autres obligations que la Convention fait peser sur les États. Dans le contexte des mesures
de protection et de prévention en général, l’ingérence des autorités dans la vie privée et familiale de l’auteur
présumé, en particulier, devient parfois inéluctable dès lors qu’il s’agit de protéger la vie et les autres droits
des victimes de violences domestiques et de faire obstacle aux actes criminels dirigés contre leur vie ou leur
santé. La nature et la gravité du risque décelé (paragraphe 15) constitueront toujours un facteur important
eu égard à la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter (paragraphe 26 ci-dessus),
que ce soit dans le contexte de l’article 8 de la Convention ou, le cas échéant, de restrictions à la liberté relevant
de l’article 2 du Protocole no 4, qui garantit la liberté de circulation. En ce qui concerne les mesures qui
entraînent une privation de liberté toutefois, l’article 5 de la Convention impose des contraintes particulières,
que la Cour va analyser dans les paragraphes qui suivent.
31. La Cour rappelle en premier lieu que pour être admissible au regard de l’article 5 de la Convention,
une mesure privative de liberté doit être à la fois conforme au droit interne de l’État et compatible avec les
motifs de détention énumérés de manière exhaustive au paragraphe premier de cette disposition. Même dans
ces conditions, l’obligation positive de protéger la vie découlant de l’article 2 peut imposer certaines exigences
concernant le cadre juridique interne, lequel devra permettre que les mesures nécessaires puissent être prises
lorsque les circonstances le requièrent. Parallèlement, toute mesure entraînant une privation de liberté devra
toutefois aussi être conforme aux exigences du droit interne tout en respectant les conditions spécifiques
énoncées à l’article 5 et dans la jurisprudence qui s’y rapporte.
32. Sur ce point, la Cour rappelle premièrement au sujet des mesures préventives que, aux fins de l’article
5 § 1 b), qui prévoit une privation de liberté pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la
loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi, elle a toujours dit
que l’obligation de ne pas commettre d’infraction ne peut passer pour « concrète et déterminée » que si le lieu
ainsi que le moment de la commission imminente de l’infraction et les victimes potentielles de celle-ci sont
suffisamment déterminés. Dans le contexte d’une obligation de s’abstenir d’accomplir un acte, par opposition
à une obligation d’accomplir un acte donné, pour que l’on puisse conclure qu’un individu a manqué à une
obligation, il faut qu’il ait eu connaissance de l’acte dont il devait s’abstenir et qu’il ait montré qu’il refusait de
s’en abstenir (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, §§ 93-94, 7 mars 2013). En particulier, la Cour juge que
l’obligation de ne pas commettre une infraction pénale dans un futur imminent ne peut être considérée comme
suffisamment concrète et déterminée tant qu’il n’a pas été ordonné de mesures précises qui n’ont pas été
respectées (S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 83, 22 octobre 2018).
33. Deuxièmement, la Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) concerne une détention visant à permettre de
conduire l’individu en cause devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de
soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de
l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci. Concernant le
second volet de cette disposition, la Cour reconnaît qu’il pose un motif de privation de liberté à part entière,
indépendant de la présence de « raisons plausibles de soupçonner [que l’individu en question] a commis une
infraction ». Le second volet s’applique donc à la détention imposée préventivement hors du cadre d’une
procédure pénale (S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, §§ 114-116). Même dans le contexte de ce volet de
l’article 5 § 1 c), toutefois, la Cour a dit que cette disposition ne se prêtait pas à une politique de prévention
générale dirigée contre des personnes que les autorités estiment dangereuses par leur propension à la
délinquance. Ce motif de détention offre seulement aux États contractants un moyen d’empêcher la
commission d’une infraction concrète et déterminée pour ce qui est en particulier du lieu et du moment de sa
commission et des victimes potentielles. Pour qu’une privation de liberté soit justifiée au regard du second
volet de l’article 5 § 1 c), il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute
probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait
pas été empêché par une arrestation (S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, §§ 89 et 91). Dans sa jurisprudence
relative à l’article 5 § 1 b) et au second volet de l’article 5 § 1 c) (détention nécessaire pour empêcher une
personne de commettre une infraction), la Cour n’autorise la détention à des fins préventive que pour des
périodes très courtes (quatre heures dans l’arrêt Ostendorf (précité, § 75), et huit heures dans l’arrêt S., V. et
A. (précité, §§ 134 et 137)).
34. Troisièmement, concernant le premier volet de l’article 5 § 1 c), qui régit la détention provisoire, la
Cour rappelle que cette disposition ne peut s’appliquer que dans le contexte d’une procédure pénale portant
sur une infraction qui a déjà été commise. Elle permet de détenir une personne en vue de la conduire devant
l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une
infraction (Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 103, 20 mars 2018, Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50,
CEDH 2000-IX, et Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 72, CEDH 2011 (extraits)). Par
conséquent, la détention provisoire ne peut faire office de mesure préventive que pour autant qu’elle se trouve
justifiée par un soupçon plausible concernant une infraction qui a déjà été commise et qui fait l’objet d’une
procédure pénale pendante. La prévention des récidives peut donc constituer un effet secondaire de pareille
détention, et le risque de récidive peut être pris en compte comme un élément de l’appréciation des motifs
justifiant d’imposer ou de prolonger une détention provisoire, toujours à la condition qu’il demeure un soupçon
plausible au sujet de l’infraction déjà commise. À cet égard, la Cour rappelle que si la persistance d’un soupçon

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plausible constitue une condition sine qua non de la validité de toute détention provisoire, l’obligation
d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons
plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première
décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji
c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 92 et 102, 5 juillet 2016). La Cour rappelle en outre que sa
jurisprudence a mis en évidence certaines catégories de base de motifs admissibles, dont le risque que la
personne détenue récidive si elle était remise en liberté. Sur ce point, la Cour a dit qu’il fallait que les
circonstances de la cause, et notamment les antécédents et la personnalité de l’intéressé, rendent plausible le
risque de récidive et adéquate la mesure (Clooth c. Belgique, 12 décembre 1991, § 40, série A no 225).
35. Au sujet des décisions relatives à la détention provisoire relevant de l’article 5 § 1 c), la Cour note que
si la détention provisoire ne peut jamais servir une visée purement préventive, l’évaluation du risque de
récidive (antécédents et risque de létalité) peut prendre en compte les faits ainsi que les résultats de toute
appréciation des risques effectuée en prévision de l’éventualité d’avoir à adopter des mesures opérationnelles
préventives. De plus, comme indiqué plus haut, une privation de liberté imposée pour ce motif doit toujours
reposer sur une base solide en droit interne. En tout état de cause, même si les conditions d’un placement en
détention provisoire prévues par le droit interne ne sont pas remplies, cela n’exonère pas les autorités de leur
devoir de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, d’autres mesures, moins lourdes, qui apportent une réponse
adéquate au regard du niveau de risque décelé.
36. La Cour note par ailleurs que certains autres alinéas de l’article 5 § 1 concernant les motifs admissibles
de détention peuvent dans certaines circonstances se révéler pertinents également pour l’appréciation des
mesures opérationnelles préventives dans les situations de violences domestiques, en particulier l’alinéa e) de
cet article. À la lumière des faits et des griefs soulevés dans la présente espèce, il n’est toutefois pas nécessaire
de se livrer à une analyse détaillée de ce point.
v. Résumé des obligations pesant sur les autorités de l’État dans le contexte des violences
domestiques
37. En résumé, la Cour rappelle que les autorités doivent apporter une réponse immédiate aux allégations
de violences domestiques (paragraphe 12 ci-dessus). Elles doivent rechercher s’il existe un risque réel et
immédiat pour la vie de la ou des victimes qui ont été identifiées et elles doivent pour cela mener une
évaluation du risque qui soit autonome, proactive et exhaustive (paragraphes 15 et suiv. ci-dessus). Elles
doivent apprécier le caractère réel et immédiat du risque en tenant dûment compte du contexte particulier qui
est celui des affaires de violences domestiques (paragraphe 11 ci-dessus). S’il ressort de l’évaluation du risque
qu’il existe un risque réel et immédiat pour la vie d’autrui, l’obligation de prendre des mesures opérationnelles
préventives entre en jeu pour les autorités. Ces mesures doivent alors être adéquates et proportionnées au
niveau de risque décelé (paragraphes 24 et suiv. ci-dessus).
2. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
a) Sur le point de savoir si les autorités ont réagi immédiatement aux allégations de
violences domestiques
38. La Cour souligne tout d’abord que dans le cas d’espèce, contrairement à ce qu’elle a observé dans de
nombreuses autres affaires de violences domestiques ou de violences fondées sur le genre dont elle a eu à
connaître (voir, par exemple, Opuz, § 136, et Talpis, § 114, toutes deux précitées), il n’y a eu aucun retard ni
aucune inertie de la part des autorités nationales face aux allégations de violences domestiques formulées par
la requérante. Bien au contraire : tant en 2010 qu’en 2012, les autorités ont réagi sans délai aux allégations
de la requérante, ont recueilli des éléments de preuve et ont adopté des mesures d’interdiction et de protection.
À cet égard, la Cour relève que la police pouvait s’appuyer sur une liste de contrôle énumérant les facteurs de
risque spécifiques à prendre en compte lorsqu’elle intervenait en application de l’article 38a de la loi sur les
services de sûreté (voir les observations du Gouvernement, paragraphe ci-dessus).
39. La requérante elle-même, dans ses observations, confirme qu’elle ne se plaint ni d’un retard ni d’une
inertie de la part des autorités, mais plutôt du choix des mesures prises. La Grande Chambre fait donc siennes
les conclusions rendues par la chambre sur ce point (paragraphe 67 de l’arrêt de la chambre).
40. Qui plus est, la Cour note qu’après que la requérante eut fait son signalement au poste de police, des
agents la raccompagnèrent jusqu’au domicile familial afin de lui éviter d’avoir à affronter seule son mari alors
qu’elle venait de le dénoncer à la police. Les policiers lui remirent aussi une brochure l’informant des
possibilités d’obtenir une protection contre les agissements de E. qui s’offraient à elle désormais, c’est-à-dire
de la possibilité pour elle de solliciter une ordonnance d’éloignement temporaire en application de l’article 382
b) et e) de la loi sur les procédures d’exécution. Ils emmenèrent ensuite son époux au poste de police pour
l’interroger et lui confisquèrent les clés de l’appartement familial (paragraphes Et ci-dessus). La Cour note en
outre avec satisfaction le fait que l’un des agents chargés d’intervenir à la suite des allégations formulées par
la requérante était une policière qui avait été spécialement formée au traitement des affaires de violences
domestiques et avait de l’expérience dans ce domaine (voir le paragraphe 17 ci-dessus ainsi que les
observations du Gouvernement, paragraphe ci-dessus).

21
41. La Cour estime que les mesures susmentionnées démontrent que les autorités ont fait preuve de la
diligence particulière requise dans leur réaction immédiate aux allégations de violences domestiques
formulées par la requérante.
b) La qualité de l’appréciation des risques
42. La Cour va ensuite examiner la qualité de l’appréciation des risques effectuée par les autorités
(paragraphe 15 ci-dessus). Elle rappelle que les faits appellent un examen qui doit s’effectuer sur la seule base
de ce que les autorités savaient à l’époque considérée, et non avec le bénéfice du recul (Bubbins, précité, § 147).
43. En premier lieu, la Cour estime que les autorités ont mené leur évaluation des risques de manière
autonome et proactive. Elle observe en effet que les policiers ne se sont pas contentés de se fier au récit des
faits tels que relatés par la requérante, laquelle était de surcroît accompagnée de sa conseillère de longue date
du centre pour la protection des victimes de violences, mais qu’ils ont fondé leur appréciation sur plusieurs
autres facteurs et éléments de preuve. Le jour même du signalement, ils entendirent toutes les personnes
directement impliquées, c’est-à-dire la requérante, son époux et leurs enfants, et ils établirent des procès-
verbaux détaillés de leurs dépositions. Ils recueillirent également des preuves en photographiant les blessures
visibles que la requérante présentait. Celle-ci subit par ailleurs un examen médical (paragraphe ci-dessus).
44. La police lança de plus dans les archives en ligne une recherche relative aux mesures d’interdiction et
de protection ainsi qu’aux injonctions et autres ordonnances d’éloignement temporaires qui avaient été prises
contre E. dans le passé. Les policiers savaient donc que E. avait déjà été condamné pour violences domestiques
et comportement menaçant dangereux et qu’il avait fait l’objet d’une mesure d’interdiction et de protection
quelque deux ans auparavant. Ils vérifièrent également si des armes étaient enregistrées au nom de l’époux
de la requérante ; cette recherche produisit un résultat négatif (paragraphe ci-dessus). À cet égard, la Cour
rappelle qu’il importe que les autorités vérifient si l’auteur présumé d’actes de violence a accès à des armes ou
en possède (Kontrová, précité, § 52, et article 51 de la Convention d’Istanbul, paragraphe ci—dessus).
45. En second lieu, la Cour estime que l’appréciation des risques faite par la police a pris en considération
les principaux facteurs de risque connus dans ce contexte, comme le montre le procès-verbal établi par les
policiers (paragraphe ci-dessus). En particulier, les policiers ont tenu compte du fait qu’un viol avait été
dénoncé, que la requérante présentait des traces visibles de violences sous la forme d’hématomes, qu’elle était
en larmes et terrorisée, qu’elle avait fait l’objet de menaces et que les enfants avaient, eux aussi, subi des
violences. Ils ont expressément relevé un certain nombre d’autres facteurs de risque pertinents, à savoir des
actes violents signalés et non signalés connus, l’escalade de la violence, les facteurs de stress tels que le
chômage, le divorce et/ou la séparation qui affectaient le ménage à l’époque, ainsi qu’une nette tendance de la
part de E. à banaliser la violence. La police a également pris note du comportement de E., c’est-à-dire du fait
qu’il était légèrement agité mais coopératif et qu’il avait de son plein gré accompagné les agents au poste de
police. Elle a aussi noté qu’aucune arme à feu n’était enregistrée au nom de E.
46. La Cour considère qu’en recherchant les facteurs spécifiques énumérés ci-dessus, les autorités ont
démontré qu’elles avaient dûment tenu compte, dans leur évaluation des risques, du contexte particulier de
violences domestiques qui caractérisait la présente affaire.
47. Pour ce qui est des menaces, et en particulier des menaces de mort, proférées par E., la Cour relève
qu’elles visaient toutes directement ou indirectement la requérante, que E. menaçât de lui faire du mal ou de
la tuer, de s’en prendre à ses proches ou de se tuer lui-même (paragraphe ci—dessus). La Cour rappelle dans
ce contexte que les menaces (de mort) doivent être prises au sérieux et que leur crédibilité doit être vérifiée
(Kontrová, § 52, précité, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, §§ 52 et 58, 15 janvier 2009, Opuz,
§ 141, Eremia, § 60, Talpis, § 111, et Halime Kılıç, §§ 93-94, tous précités). Elle note que les policiers ont tenu
compte des accusations de menaces de mort et de strangulation que la requérante portait contre E., ce dont
témoigne le rapport qu’ils ont adressé au parquet tard dans la soirée ce même jour (paragraphe ci-dessus) et
qui mentionnait explicitement ces facteurs.
48. La Cour estime également que le procureur de permanence avait connaissance des faits de la cause les
plus pertinents lorsqu’il a dû décider de la suite à donner à l’affaire. Il avait, le jour même, été informé par
téléphone des allégations mettant E. en cause ainsi que des circonstances qui avaient entouré l’adoption de la
mesure d’interdiction et de protection, qui lui avaient été communiquées aussitôt la mesure prise. Dans la
note à verser au dossier, il a résumé les principaux éléments de l’affaire, ordonné de nouvelles mesures
d’enquête (audition des enfants, présentation de rapports sur l’avancement de l’enquête) et ouvert une
procédure pénale contre E. pour les infractions dont celui-ci était soupçonné (paragraphe ci—dessus). Toujours
le même soir, le procureur de permanence a reçu les procès-verbaux qu’il avait demandés (paragraphe ci-
dessus).
49. La Cour estime par conséquent que l’appréciation des risques réalisée par les autorités dans cette
affaire, qui n’a certes pas suivi de procédure standardisée, a néanmoins respecté les exigences d’autonomie,
de proactivité et d’exhaustivité. Il lui reste donc à déterminer si, nonobstant l’adoption de la mesure
d’interdiction et de protection, il était possible de déceler l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie
du fils de la requérante.

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c) Les autorités savaient-elles ou auraient-elles dû savoir qu’il existait un risque réel et
immédiat pour la vie du fils de la requérante ?
50. La Cour observe que l’évaluation des risques effectuée par les autorités fait clairement apparaître que
celles-ci avaient connaissance des informations suivantes au moment des faits.
i) Vu le casier judiciaire de E. et l’audition des victimes par la police, les autorités savaient que E. avait
fait l’objet d’une condamnation pénale pour des coups et blessures infligés à la requérante en 2010 et que sa
période de mise à l’épreuve était toujours en cours (paragraphes ci-dessus). Lorsqu’elle avait été entendue par
la police les jours précédant l’issue tragique, la requérante avait rapporté d’autres actes violents que son époux
lui aurait fait subir pendant leur mariage, y compris les incidents du 19 mai 2012. Depuis les violences de
2010, la requérante était suivie régulièrement par une conseillère du centre pour la protection des victimes de
violences (paragraphes Et ci-dessus).
ii) Les deux enfants de la requérante avaient également subi des violences de la part de leur père –
physiquement en recevant des gifles et psychologiquement en étant les témoins forcés des maltraitances qu’il
infligeait à leur mère – mais ils ne constituaient pas la cible principale de la violence de E. (paragraphes ci-
dessus).
iii) Selon la déposition de la requérante à la police, la situation avait dégénéré trois jours plus tôt, lorsque
son mari l’avait étranglée et violée (paragraphe ci-dessus).
iv) La requérante avait déclaré que c’était son intention de quitter son mari qui avait déclenché cette
escalade de la violence (paragraphe ci—dessus).
v) La requérante avait rapporté que son mari présentait une dépendance au jeu ainsi que d’autres
problèmes de santé mentale ce qui, pensait-elle, avait contribué à l’aggravation de son agressivité et des
violences à son égard. Elle avait précisé que c’était en particulier lorsqu’il rentrait du bureau des paris qu’il
frappait et giflait les enfants (paragraphe ci-dessus). L’époux de la requérante s’était fait admettre dans un
hôpital psychiatrique pour y faire soigner sa dépendance au jeu ainsi que d’autres problèmes de santé mentale
(non précisés), mais il apparaît que ce traitement a échoué (paragraphe ci-dessus).
vi) Selon le procès-verbal de son audition par la police, la requérante considérait que les menaces,
notamment des menaces de mort que son mari proférait contre elle et les enfants depuis mars 2012, étaient
particulièrement inquiétantes. Elle avait également confié à la police qu’elle les prenait très au sérieux
(paragraphe ci-dessus).
viii) La requérante avait indiqué à la police que son mari lui confisquait parfois son téléphone mobile et
l’enfermait dans leur appartement pour l’empêcher de partir (paragraphe ci-dessus).
51. Sur la base des éléments susmentionnés, les autorités ont conclu que la requérante courait un risque
de subir de nouvelles violences et ont pris une mesure d’interdiction et de protection contre E. en application
de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté (paragraphe ci-dessus). La Cour note à cet égard que cette
appréciation a été réalisée avec le concours de policiers disposant d’une formation et d’une expérience notables
dans ce domaine, et qu’il faut se garder de céder à la facilité consistant à la remettre en cause avec le bénéfice
du recul.
52. S’il est vrai qu’il n’y a pas à proprement parler eu d’évaluation des risques portant spécifiquement sur
les enfants, la Cour considère que, compte tenu des informations disponibles à l’époque des faits, pareille
évaluation n’aurait rien changé à la situation, pour les raisons exposées ci—dessous.
53. La Cour rappelle que les enfants de la requérante étaient giflés par leur père et qu’ils ont dû subir
l’épreuve psychologique de voir celui-ci brutaliser leur mère, ce qui ne doit en aucun cas être sous-estimé.
Toutefois, selon les informations dont les autorités disposaient en l’espèce, les enfants ne constituaient pas la
cible principale des violences et des menaces de E., lesquelles visaient toutes la requérante, que ce fût
directement ou indirectement (paragraphe 47 ci-dessus). Ce sont essentiellement le viol et la strangulation
que la requérante aurait subis le week-end précédent ainsi que les violences domestiques et les menaces
continues qu’elle aurait dû supporter qui l’avaient poussée à faire le signalement le 22 mai 2012. De plus, à
l’instar du Gouvernement, la Cour note que même si le procès-verbal établi par la police au moment de
l’adoption de la mesure d’interdiction et de protection ne mentionnait pas expressément les enfants comme
étant des personnes en danger au sens de l’article 38a de la loi sur les services de sûreté, le rapport relatif à
l’enquête pénale qui a été adressé au procureur le jour même à 23 h 20 les considérait explicitement comme
des « victimes » des infractions en question. De surcroît, les dépositions des enfants étaient jointes à ce rapport.
Les autorités pouvaient légitimement présumer que, dans la sphère familiale, la mesure d’interdiction et de
protection protégeait tout autant les enfants que leur mère des formes potentiellement non mortelles de
violences et de harcèlement perpétrées par leur père (paragraphe ci-dessus). Rien n’indiquait qu’il y eût un
risque, a fortiori un risque mortel, pour les enfants dans l’enceinte de l’école (paragraphe ci-dessus). Il apparaît
également – bien que ce point ne soit pas en lui-même décisif – que la requérante et sa conseillère du centre
pour la protection des victimes de violences ne considéraient pas elles-mêmes que le niveau de la menace
justifiait de demander une interdiction complète des contacts entre le père et les enfants.
54. En venant à la thèse de la requérante selon laquelle la gravité des brutalités qu’elle avait subies,
conjuguée aux menaces de nouvelles violences, potentiellement mortelles, proférées par E., suffisait à justifier

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de placer celui-ci en détention provisoire, la Cour observe que la requérante s’appuie à cet égard sur une
combinaison de motifs, à savoir les infractions que E. était censé avoir commises peu de temps auparavant
ainsi qu’un risque de récidive déduit de ses antécédents judiciaires. Les autorités n’ont pas jugé que les
menaces proférées par E. étaient suffisamment sérieuses ou crédibles pour être annonciatrices d’un risque de
létalité qui aurait justifié une détention provisoire ou des mesures de prévention plus strictes que la mesure
d’interdiction et de protection. La Cour ne perçoit pas de raison de remettre en question l’appréciation effectuée
par les autorités, laquelle, sur la base des informations disponibles à l’époque considérée, n’a pas permis de
prévoir que E. pouvait se procurer une arme à feu, se rendre à l’école de ses enfants et ôter la vie à son propre
fils dans un enchaînement de faits aussi rapide.
55. La Cour note enfin qu’il apparaît que les autorités ont accordé un certain poids au calme dont le mari
de la requérante avait fait montre face à la police, calme que la Cour considère comme un facteur
potentiellement trompeur dans une affaire de violences domestiques et qui ne devrait pas jouer un rôle décisif
dans une évaluation des risques. Elle estime toutefois que cet élément de l’appréciation n’est pas suffisant
pour jeter le doute sur la conclusion selon laquelle, au moment considéré, il n’était pas possible de déceler
l’existence d’un risque pour la vie des enfants. De même, si, rétrospectivement, on peut penser qu’il aurait été
souhaitable d’informer rapidement l’école des enfants ou les services de protection de l’enfance d’un risque
éventuel, les autorités ne pouvaient pas prévoir à l’époque des faits qu’il fallait prendre pareille mesure pour
empêcher une atteinte mortelle contre A. Ainsi, on ne saurait considérer qu’en ne livrant pas cette information,
dont la communication n’était pas prévue par le droit interne à l’époque des faits, les autorités ont manqué à
leur devoir de diligence particulière relevant des obligations positives qui leur incombaient dans le cadre du
critère Osman.
56. Pour les raisons susmentionnées, la Cour estime, à l’instar du Gouvernement, que, sur la base des
informations qui étaient connues des autorités à l’époque des faits, rien n’indiquait qu’il existât un risque réel
et immédiat, et encore moins un risque mortel, que de nouvelles violences fussent commises contre le fils de
la requérante en dehors des périmètres pour lesquels une mesure d’interdiction avait été prise. L’appréciation
effectuée par les autorités a mis en évidence un certain niveau de risque non mortel pour les enfants dans le
cadre des violences domestiques perpétrées par leur père et qui ciblaient principalement la requérante. À la
lumière du résultat de l’évaluation des risques, il apparaît que les autorités ont ordonné des mesures
adéquates pour parer un risque de nouvelles violences contre les enfants et qu’elles ont pris toutes les mesures
de protection nécessaires de manière méthodique et consciencieuse. Un risque réel et immédiat d’atteinte à la
vie des enfants, au sens du critère Osman tel qu’appliqué au contexte des violences domestiques (paragraphe
11 ci-dessus), n’était pas décelable. Par conséquent, les autorités n’avaient nullement l’obligation d’adopter
des mesures opérationnelles préventives supplémentaires, comme une mesure d’interdiction englobant l’école
des enfants, afin de couvrir spécifiquement ceux-ci, que ce fût dans l’espace public ou dans la sphère privée.
57. De plus, tenant compte des exigences posées par le droit pénal autrichien (paragraphes et suiv. ci-
dessus) ainsi que de celles découlant de l’article 5 de la Convention, qui protègent les droits de l’accusé
(paragraphe 29 ci-dessus), la Cour ne perçoit aucune raison de remettre en question la conclusion des
juridictions autrichiennes selon laquelle les autorités n’avaient pas agi en méconnaissance du droit en décidant
de ne pas placer E. en détention provisoire. À cet égard, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 5, aucune
détention n’est autorisée si elle n’est pas conforme au droit interne. Elle note en outre que la requérante n’a
soulevé relativement aux obligations positives découlant de l’article 2 aucun grief concernant les motifs de
détention tels que prévus dans le cadre juridique interne. Par conséquent, l’examen de cette question ne relève
pas du champ de la présente affaire.
d) Conclusion
58. La Cour conclut qu’en réagissant promptement aux allégations de violences domestiques formulées
par la requérante et en tenant dûment compte du contexte particulier de violences domestiques qui
caractérisait cette affaire, les autorités ont fait preuve de la diligence particulière requise. Elles ont procédé à
une évaluation des risques autonome, proactive et exhaustive, dont le résultat les a conduites à adopter une
mesure d’interdiction et de protection. Cette évaluation n’a toutefois pas fait apparaître l’existence d’un risque
réel et immédiat pour la vie du fils de la requérante. Par conséquent, les autorités n’avaient aucune obligation
de prendre des mesures opérationnelles préventives à cet égard.
59. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel.
60. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur l’exception préliminaire
soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, mutatis mutandis,
Bennich-Zalewski c. Pologne, no 59857/00, § 98, 22 avril 2008).

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4. Cour EDH, 9 juillet 2019, Romeo Castano c/ Belgique, Req. n°8351/17,
RSC 2019.701, obs. D. Roets; RFDA 2020.732, Chron. H. Labayle, A.
Schahmaneche et F. Sudre. (Résumé des faits puis extraits de l’arrêt).
Résumé des faits (Greffe) : En 1981, le père des requérants fut assassiné par un commando appartenant à
l’organisation terroriste ETA. En 2007, tous les membres du commando furent condamnés par la justice
espagnole, hormis N.J.E., qui s’est réfugiée en Belgique.
Des mandats d’arrêt européens (ci-après « MAE ») ont été décernés par un juge d’instruction espagnol en 2004,
2005 et 2015 à l’encontre de N.J.E. aux fins de poursuites pénales. Mais en 2013 et 2016, la chambre des mises
en accusation belge refusa toutefois l’exécution des MAE estimant qu’il y avait de sérieux motifs de croire que
l’exécution du MAE porterait atteinte aux droits fondamentaux de N.J.E. Le parquet fédéral belge se pourvut
en cassation contre ces arrêts. Mais la Cour de cassation rejeta les pourvois en 2013 et 2016.
Les requérants se plaignent que l’Espagne ait été empêchée de poursuivre N.J.E. par le refus des autorités
belges d’exécuter les MAE, système mis en place au sein de l’Union européenne (UE).
Extrait de l’arrêt
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
29. Les requérants allèguent une violation de l’article 2 de la Convention de la part des autorités belges en ce
que la décision de ne pas exécuter les MAE empêche la poursuite de l’auteure présumée de l’assassinat de leur
père par les autorités espagnoles. Les requérants y voient aussi un problème d’accès au tribunal sous l’angle
de l’article 6 de la Convention.
30. La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en
examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions autres que ceux invoqués par les requérants
(Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
31. En l’espèce, constatant que les griefs soulevés par les requérants se confondent, elle estime qu’il convient
d’examiner les griefs des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention, dont la partie pertinente
se lit comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
A. Sur la recevabilité
1. Sur la question de savoir si les requérants relèvent de la juridiction de la Belgique
32. L’article 1er de la Convention se lit ainsi :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et
libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
a) Thèses des parties
33. Le Gouvernement est d’avis qu’en l’espèce la juridiction de l’État belge au sens de l’article 1er de la
Convention ne peut être retenue. Les requérants se trouvent sur le territoire espagnol et les procédures
concernant l’assassinat de leur père se sont déroulées et se déroulent encore devant les cours et tribunaux
espagnols. Cet assassinat a, par ailleurs, eu lieu en Espagne et aucun lien avec la Belgique n’a été mis en
avant. De plus, le refus des autorités belges d’exécuter le MAE est motivé par des considérations tenant au
traitement des détenus en Espagne. Ensuite, le Gouvernement fait valoir que s’il est vrai que N.J.E. relève de
prime abord aujourd’hui de la juridiction belge, on ne peut en déduire qu’il en va de même des victimes qui ne
représentent aucun lien avec cet État. Tout en reconnaissant que la procédure sur l’exécution des MAE ne
permettait pas leur intervention et que les décisions litigieuses ont eu un impact (indirect) sur leurs intérêts,
le Gouvernement souligne tout de même que les requérants n’ont jamais été parties à des procédures belges.
34. Le Gouvernement soutient que les requérants relèvent essentiellement de la juridiction espagnole et que
dès lors ils auraient dû déposer plainte devant la Cour contre l’Espagne. Celle-ci avait la responsabilité
première de mener une enquête suite à l’assassinat de leur père en 1981 et d’exercer des poursuites contre les
auteurs présumés et N.J.E., en application de l’article 2 de la Convention. La présente affaire se distingue des
affaires dans lesquelles la Cour a reconnu que l’État vers lequel l’auteur présumé s’est enfui, peut avoir
juridiction au sens de l’article 1er de la Convention. Premièrement, la Belgique n’a jamais ouvert une enquête
sur l’assassinat du père des requérants. Deuxièmement, on ne saurait soutenir que l’État belge aurait des
obligations découlant de l’article 2 dans le but d’obtenir des éléments de preuve. En effet, il n’en a jamais été
question dans la procédure relative au MAE, et vu le temps écoulé entre le meurtre et la première procédure
en Belgique, l’idée de pouvoir encore recueillir des preuves est assez illusoire. Troisièmement, le
Gouvernement souligne que la Belgique a collaboré avec l’Espagne, et que ce n’est qu’au cours de cette
collaboration que les juges belges, appliquant notamment l’article 3 de la Convention, ont décidé de ne pas
remettre N.J.E. De ce point de vue, il est clair, selon le Gouvernement, que le préjudice dont se plaignent les
requérants ne résulte pas tant du comportement des autorités belges, mais bien de la situation dans les prisons
espagnoles au moment du refus.

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35. Les requérants font valoir que si, du point de vue pénal, la poursuite des faits de l’espèce relève de
l’autorité judiciaire espagnole, cette poursuite n’a pas pu être menée à bout, car l’auteure matérielle s’est
soustraite à la compétence des juridictions espagnoles. Ils soutiennent que s’il ne revient pas à la Belgique de
réaliser une quelconque tâche d’instruction, stade qui est déjà achevé en Espagne, il lui incombe de permettre,
en exécutant le MAE émis en 2015, que N.J.E. puisse être jugée en Espagne. Ils considèrent que l’Espagne a
fait tout son possible pour enquêter sur les faits en cause en engageant une enquête indépendante et en
effectuant toutes les recherches nécessaires pour la découverte des faits et de ses auteurs.
b) Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle que la « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention est une condition préalable
et sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des
actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés
énoncés dans la Convention (Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier
2019).
37. La Cour rappelle également que dans le contexte du volet procédural de l’article 2 à propos de décès
intervenus sous une juridiction différente de celle de l’État dont l’obligation procédurale d’enquêter est censée
être en jeu, la Grande Chambre a récemment précisé que, si aucune enquête ou procédure n’a été engagée à
propos d’un décès ne relevant pas de la juridiction de l’État défendeur, un lien juridictionnel peut néanmoins
être établi et une obligation procédurale découlant de l’article 2 peut s’imposer à cet État. Bien qu’une
obligation n’entre en jeu en principe que pour l’État contractant sous la juridiction duquel la victime se trouvait
au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce peuvent justifier de s’écarter de cette approche
(ibidem, § 190, se référant à Rantsev c. Chypre et la Russie, no 25965/04, §§ 243-244, CEDH 2010 (extraits)).
38. En l’espèce, le grief que les requérants tirent de l’article 2 de la Convention à l’égard de la Belgique
concerne le manquement allégué des autorités belges à coopérer avec les autorités espagnoles en prenant les
mesures nécessaires pour permettre que l’auteure présumée de l’assassinat de leur père, réfugiée en Belgique,
soit jugée en Espagne.
39. À la différence des affaires Güzelyurtlu et autres et Rantsev précitées, le grief tiré de l’article 2 ne repose
donc pas sur l’affirmation d’un manquement de la Belgique à une éventuelle obligation procédurale d’enquêter
elle-même sur cet assassinat.
40. Cela étant dit, la Cour n’y voit pas un motif pour distinguer la présente affaire pour ce qui est de
déterminer l’existence d’un lien juridictionnel avec la Belgique et considère qu’il y a lieu d’appliquer les
principes énoncés à cet égard dans son arrêt Güzelyurtlu et autres.
41. Appliquant mutatis mutandis la jurisprudence précitée (voir paragraphe 37, ci-dessus), la Cour note que
N.J.E., auteure présumée de l’assassinat, s’est réfugiée en Belgique et s’y trouve depuis. Dans le cadre de
l’existence d’engagements de coopération en matière pénale liant les deux États concernés, en l’occurrence
dans le cadre du système du MAE (voir paragraphes 23-24, ci-dessus), les autorités belges ont ensuite été
informées de l’intention des autorités espagnoles de poursuivre N.J.E., et sollicitées de procéder à son
arrestation et à sa remise.
42. Ces circonstances propres à l’espèce suffisent à considérer qu’un lien juridictionnel existe entre les
requérants et la Belgique au sens de l’article 1er de la Convention concernant le grief soulevé par les
requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Güzelyurtlu
et autres, précité, §§ 194-196).
43. La Cour conclut donc qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci soulevée
par le Gouvernement. Elle devra au moment où elle appréciera ce grief sur le fond, déterminer l’étendue et la
portée de l’obligation procédurale de coopérer incombant à la Belgique dans les circonstances de l’espèce.

5. Cour EDH, 19 janvier 2023, Pagerie c/ France, n°24203/16.


Faits (résumé du greffe) : L’état d’urgence fut déclaré suite aux attentats coordonnés, revendiqués par Daech,
perpétrés dans la région parisienne dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 ayant entrainé la mort de
130 personnes. Il fut prorogé par six lois successives et s’acheva le 1er novembre 2017. Dix-huit attentats
furent commis ou tentés sur le territoire français au cours de cette période, et cinq d’entre eux eurent des
conséquences fatales. Le requérant, un islamiste radicalisé, fut assigné à résidence, entre le 22 novembre 2015
et le 11 juin 2017, à l’exception de la période entre le 5 août 2016 et le 18 janvier 2017, où il fut incarcéré. Son
assignation à résidence fut ordonnée par cinq arrêtés successifs du ministre de l’Intérieur pour prévenir son
éventuel passage à l’acte de terrorisme. L’intéressé exerça de multiples recours à l’encontre des différents
arrêtés. Tous furent rejetés par les juridictions administratives. Déféré le 11 juin 2017, il fut poursuivi en
comparution immédiate pour non-respect de son assignation à résidence et consultation habituelle d’un service
en ligne faisant l’apologie ou provoquant à des actes de terrorisme. Il fut placé en détention provisoire.
(…)
III. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4
144. Le requérant soutient que son assignation à résidence, prise dans le cadre de l’état d’urgence, était
contraire à l’article 2 du Protocole no 4, aux termes duquel :

26
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir
librement sa résidence.
(...)
3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, (...) ou à la protection des
droits et libertés d’autrui.
4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de
restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. » (…)
A. Observations liminaires
147. À titre liminaire, la Cour estime important de souligner qu’il lui revient de tenir compte du contexte
particulier dans lequel s’inscrit cette affaire, marqué par la vague d’attentats terroristes commis sur le
territoire français à compter de 2015 (paragraphe 10 ci-dessus).
148. En effet, la Cour est pleinement consciente des difficultés de la lutte contre le terrorisme (voir,
dernièrement et parmi beaucoup d’autres, Selahattin Demirtaş, précité, § 275). Elle considère que les autorités
nationales doivent pouvoir agir efficacement dans ce domaine. Pour autant, elle juge impératif que leur action
s’inscrive dans un cadre respectueux des obligations prises par les États contractants au titre de la Convention.
149. À cet égard, la Cour souligne que la Convention constitue un ensemble indivisible au sein duquel les
droits protégés sont interdépendants et intimement liés. Ainsi, en matière de lutte contre le terrorisme, la
Convention impose aux États membres autant de prendre des mesures préventives pour protéger la vie de la
population en cas de risque réel et immédiat d’attentat (Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres,
§§ 481-493, 13 avril 2017) que d’assurer la garantie effective des droits protégés (voir, par exemple, Saadi
c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 140-141, CEDH 2008 et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00,
§§ 115-116, CEDH 2006-IX sous l’angle de l’article 3, A. et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 171-172 sous
l’angle de l’article 5, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 252, 13 septembre
2016 sous l’angle de l’article 6, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28 sous l’angle
de l’article 8, ou encore Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999 et Selahattin Demirtaş,
précité, § 276 sous l’angle de l’article 10). C’est donc à la lumière de la Convention appréhendée dans son
ensemble, et compte tenu de l’imbrication des exigences qui sont attachées à son respect effectif qu’il revient
à la Cour d’exercer son contrôle.
150. À ce titre, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales de procéder à la
conciliation, parfois délicate, entre la protection de la population et la garantie des droits, conformément au
principe de subsidiarité. Pour autant, cette conciliation fait l’objet d’une supervision européenne dont la Cour
a la charge. Dans ce cadre, la Cour accorde une attention particulière à la nature et à la portée concrète des
garanties contre les abus et le risque d’arbitraire (voir, par exemple, K. I. c. France, no 5560/19, 15 avril 2021
sous l’angle du volet procédural de l’article 3, Klass et autres, précité, §§ 50 et 55, série A no 28 et K2
c. Royaume-Uni (déc.), no 42387/13, 7 février 2017, §§ 54-61 sous l’angle de l’article 8, Selahattin Demirtaş,
précité, §§ 275-280 sous l’angle de l’article 10, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20,
§§ 272-283, 14 septembre 2022 sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 4, ou encore Muhammad et
Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, §§ 134-157, 15 octobre 2020 sous l’angle de l’article 1 du Protocole
no 7 ; voir également s’agissant de l’effectivité du contrôle exercées par les juridictions internes, Chahal
c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 131, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et A. et autres c. Royaume-
Uni, précité, § 210 sous l’angle de l’article 5).
B. Sur l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 4
151. Alors même que les parties reconnaissent que l’article 2 du Protocole no 4 est applicable, il incombe à la
Cour de s’en assurer.
152. La Cour rappelle à cet égard que l’article 2 du Protocole no 4 ne s’applique qu’aux seules restrictions à la
liberté de circulation (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 194, CEDH 2004-II, et M.S. c. Belgique,
no 50012/08, §§ 192-195, 31 janvier 2012). Il lui incombe donc de vérifier si l’assignation à résidence du
requérant relevait du champ d’application de cette disposition, compte tenu de ses effets et de ses modalités
d’exécution.
153. Aux yeux de la Cour, il y a lieu d’appréhender les arrêtés d’assignation à résidence successivement
ordonnés à l’encontre du requérant dans leur ensemble (paragraphe 139 ci-dessus), et d’examiner leurs effets
combinés.
154. En premier lieu, elle relève que ces mesures ont eu pour effet d’interdire au requérant de quitter le
territoire de sa commune de résidence, de l’astreindre à domicile entre 20 h et 6 h, de l’obliger à se présenter
trois fois par jour dans un commissariat de police à des horaires déterminés, de lui interdire d’entrer en contact
avec un tiers entre le 22 juillet 2016 et le 5 août 2016, et de le contraindre à remettre son passeport et tout
justificatif d’identité à compter du 18 janvier 2017 (paragraphes 13, 16, 20, 31 et 33-35 ci-dessus).
155. Elle note que la violation de ces obligations était passible d’emprisonnement (paragraphes 83-84 ci-
dessus), le requérant ayant été incarcéré à deux reprises pour ce motif (paragraphes 23-31 et 41-46 ci-dessus).
156. En deuxième lieu, la Cour relève que cette assignation à résidence a eu une durée cumulée de près de
treize mois. En pratique, peu de mesures prises sur ce fondement ont eu une telle durée (paragraphe 85 ci-

27
dessus). En outre, les circonstances de l’espèce démontrent qu’elle s’est accompagnée d’une surveillance
durable et étroite des forces de l’ordre.
157. En troisième lieu, elle note que le requérant a conservé sa liberté de sortir pendant la journée et qu’il n’a
pas été empêché de mener une vie sociale et entretenir des relations avec l’extérieur (voir sur ce point
notamment De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 86-88, 23 février 2017, et, par exemple, Trijonis
c. Lituanie (déc.), no 2333/02, 17 mars 2005).
158. En outre, le requérant pouvait solliciter l’autorisation de s’éloigner de son lieu d’assignation à résidence,
ce qu’il s’est abstenu de faire (De Tommaso, précité, § 88).
159. La Cour souligne, enfin, qu’elle a précédemment examiné sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 des
mesures comparables dont la durée était supérieure ou égale à celle en litige (voir, par exemple, Labita, précité,
§ 193, Vito Sante Santoro, décision précitée, M.S. c. Belgique, précité, §§ 192-195, et Timofeyev et Postupkin
c. Russie, nos 45431/14 et 22769/15, §§ 123-125 et 137, 19 janvier 2021).
160. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que l’assignation à résidence litigieuse
doit être regardée comme une mesure restrictive à la liberté de circulation et en déduit, à l’instar des parties,
que l’article 2 du Protocole no 4 est applicable.
161. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention
et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
C. Sur le respect de l’article 2 du Protocole no 4
(…)
2. Appréciation de la Cour
171. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones
déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4
(Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, une telle
mesure doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un
juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso,
précité, § 104).
172. En l’espèce, après avoir jugé que l’assignation à résidence litigieuse avait restreint la liberté de
circulation du requérant (paragraphe 160 ci-dessus), la Cour doit rechercher si cette ingérence était prévue
par la loi, si elle poursuivait un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique.
a) Sur la qualité de la loi
173. La Cour relève tout d’abord que la base légale de l’assignation à résidence du requérant était l’article 6
de la loi du 3 avril 1955, tel qu’interprété par le Conseil d’État et par le Conseil constitutionnel, et que son
accessibilité n’est pas contestée par le requérant.
174. Pour apprécier la prévisibilité de cette base légale, la Cour examinera la précision des notions employées
et recherchera si elle était accompagnée de garanties suffisantes contre le risque d’arbitraire.
i. Principes généraux
175. Sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été
présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106-109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12,
§§ 24-25, 8 décembre 2020).
176. La Cour rappelle qu’il importe notamment que la base légale fondant l’ingérence soit prévisible. À ce
titre, elle doit offrir une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi
conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à
observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle-même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70,
11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109).
177. Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable
doit en outre offrir des garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu (Rotaru,
précité, § 24). Le contrôle des ingérences de l’exécutif dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4
doit normalement être assuré, au moins en dernier ressort, par les tribunaux, en raison des garanties
d’indépendance et d’impartialité qu’ils présentent et parce qu’ils sont mieux placés pour s’assurer de la
régularité de la procédure (Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 70, 25 janvier 2007, et Sarkizov et autres
c. Bulgarie, nos 37981/06 et 3 autres, § 69, 17 avril 2012). Ce contrôle doit porter tant sur la légalité que sur
la proportionnalité de la mesure litigieuse (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, § 126, 23 mai 2006, Gochev
c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009, et Rotaru, précité, § 25). De plus, les autorités internes ne
peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une personne sans
réexaminer périodiquement si elles restent justifiées (Rotaru, précité, § 25).
ii. Application en l’espèce
α) Sur la précision des notions employées
178. Le requérant se plaint, à titre principal, de l’imprécision des notions employées par le législateur.
179. L’article 6 de la loi du 3 avril 1955 autorise le ministre de l’Intérieur à ordonner, dans le cadre des
pouvoirs de police administrative dont il dispose, l’assignation à résidence de toute personne « à l’égard de
laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité
et l’ordre publics » (paragraphe 66 ci-dessus). Bien que la loi du 3 avril 1955 ait été modifiée à plusieurs
reprises entre 2015 et 2017, cette condition d’application est restée inchangée.

28
180. La Cour rappelle que le niveau de précision de la législation interne qu’elle exige dépend dans une large
mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de
ceux à qui elle est adressée (De Tommaso, précité, § 108, et la jurisprudence qui y est citée).
181. En l’espèce, la Cour relève que les dispositions litigieuses ne peuvent être appliquées que dans le cadre
de l’état d’urgence, et dans les zones où celui-ci reçoit application. Or, l’état d’urgence ne peut être déclaré que
dans des situations exceptionnelles, qui sont strictement définies par la loi (paragraphe 62 ci-dessus). La
législation en cause, qui déroge au droit commun, a donc vocation à ne s’appliquer qu’à titre exceptionnel, dans
un espace et un temps limités.
182. La Cour relève ensuite que l’édiction d’une mesure d’assignation à résidence est subordonnée à
l’existence de « raisons sérieuses » de penser qu’un comportement donné constitue une menace. La loi requiert
ainsi l’existence d’un risque caractérisé, une assignation à résidence ne pouvant être légalement prononcée
sur la base de simples soupçons. Un tel degré d’exigence est corroboré par les travaux préparatoires de la loi
du 20 novembre 2015 (paragraphe 67 ci-dessus), ainsi que par la jurisprudence administrative qui s’est
rapidement développée en la matière (paragraphes 80 et 166 ci-dessus). La Cour note que ce seuil d’exigence
est encore réhaussé lorsque la durée de la mesure excède douze mois, la menace requise devant alors avoir
« une particulière gravité » (paragraphe 71 ci-dessus).
183. La Cour note en outre que la préservation de la « sécurité nationale » et de « la sûreté publique » ainsi
que le maintien de « l’ordre public » figurent expressément parmi les buts légitimes susceptibles de justifier
une ingérence dans les droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4. Elle souligne que cette dernière notion
est largement employée dans les pays continentaux, comme en témoignent les travaux préparatoires au
Protocole no 4 (Garib, précité, § 85).
184. À cet égard, il apparaît irréaliste d’exiger du législateur national qu’il dresse une liste exhaustive des
comportements susceptibles de justifier la mise en œuvre de pouvoirs de police administrative (voir, mutatis
mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 113), ainsi que le fait valoir le Gouvernement. Selon une
jurisprudence bien établie, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation et ne peut en aucun cas
prévoir toutes les hypothèses, ce pourquoi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules
plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup
d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et De Tommaso, précité, §§ 107-108).
185. Or, cette difficulté est particulièrement élevée lorsqu’il s’agit, pour le législateur national, d’encadrer ex
ante les prérogatives confiées à l’autorité administrative pour faire face à des événements d’une gravité
exceptionnelle et largement imprévisibles, et prévenir de manière la plus efficace possible la réalisation de
risques majeurs pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public, et ainsi assurer le respect
effectif du droit à la vie de la population.
186. Pour autant, une telle législation d’exception ne saurait, en aucun cas, s’avérer contraire au principe de
prééminence du droit. Il revient dès lors à la Cour d’exercer un contrôle méticuleux des garanties contre le
risque d’arbitraire prévues par le droit interne, afin de déterminer si celles-ci encadrent et limitent
efficacement le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative.
β) Sur l’existence de garanties contre le risque d’arbitraire
187. La Cour relève en premier lieu que la mise en œuvre de l’état d’urgence est strictement encadrée par le
droit interne. S’il peut être déclaré par le pouvoir exécutif, sa durée initiale est limitée à douze jours et il ne
peut être prorogé que par le législateur, pour une durée déterminée (paragraphe 62 ci-dessus). Tout projet de
loi en ce sens doit être soumis au Conseil d’État pour avis, conformément à l’article 39 de la Constitution
(paragraphe 9 ci-dessus). En outre, la loi prévoit que le Parlement est informé sans délai des mesures prises
en application de l’état d’urgence, et lui confère des prérogatives d’enquête dont il a effectivement fait usage
dans le cadre du contrôle de ce régime d’exception (paragraphes 63-64 ci-dessus).
188. La Cour constate en deuxième lieu que le régime de la mesure d’assignation à résidence est nettement
défini en droit interne. La durée de la mesure, ses modalités et le régime des obligations complémentaires dont
elle peut être assortie sont précisément encadrés par la loi du 3 avril 1955, telle qu’interprétée par le Conseil
d’État et par le Conseil constitutionnel (voir, a contrario, De Tommaso, précité, §§ 119-123). En particulier, le
Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 22 décembre 2015, que l’assignation à résidence et
l’ensemble de ses modalités doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé une telle
mesure, dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence (paragraphe 69
ci-dessus). Cette jurisprudence impose par ailleurs le renouvellement de la mesure d’assignation à résidence
à chaque prorogation de l’état d’urgence. Compte tenu de la fréquence de ces prorogations entre 2015 et 2017
(paragraphe 9 ci-dessus), cette exigence a impliqué un réexamen périodique régulier des mesures
d’assignation à résidence. En outre, par une décision du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a subordonné
la prolongation de la mesure au-delà de douze mois à la production, par l’administration, d’éléments nouveaux
et complémentaires (paragraphe 71 ci-dessus).
189. La Cour accorde une importance particulière au fait que les juridictions internes aient interprété la
législation d’exception en cause avec le souci de fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire
(voir, mutatis, mutandis, Selahattin Demirtaş, précité, § 275, et Kudrevičius et autres, précité, § 110).
190. La Cour observe en troisième lieu que les mesures d’assignations à résidence peuvent être contestées
devant le juge des référés par la voie du référé-liberté, que la Cour a jugé effective (paragraphes 129-134 ci-
dessus). Elle constate que ce contrôle porte à la fois sur la légalité et la proportionnalité de la mesure

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d’assignation à résidence (paragraphe 78 ci-dessus) et souligne que celui-ci intervient à très bref délai
(paragraphe 75 ci-dessus), et le cas échéant en cours de mesure. Celle-ci peut ainsi faire l’objet d’un contrôle
juridictionnel à double degré peu après sa mise à exécution. Parallèlement, ces mesures peuvent être
contestées dans le cadre de recours pour excès de pouvoir. Par ailleurs, si le requérant critique l’attribution de
ce contentieux au juge administratif, la Cour note que cette règle de compétence a été jugée conforme à
l’article 66 de la Constitution (paragraphe 69 ci-dessus). Elle n’a pas pour tâche de porter une appréciation
sur ces règles d’organisation juridictionnelle, mais uniquement d’en vérifier la compatibilité avec la
Convention. Or, aucune de ses allégations n’est de nature à remettre en cause l’indépendance, l’impartialité
ou l’attachement à la légalité du juge administratif. La Cour en conclut que les mesures d’assignations à
résidence prises dans le cadre de l’état d’urgence sont soumises à un contrôle juridictionnel efficace, offrant
des garanties procédurales à la hauteur de l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, §§ 24-25).
191. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour considère que les dispositions en cause, telles
qu’interprétées par les juridictions internes, fixent avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du
pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur et prévoient des garanties adaptées contre les risques
d’abus et d’arbitraire. Elle en conclut que cette base légale était prévisible.
b) Sur la légitimité des buts poursuivis
192. Aux yeux de la Cour, les objectifs poursuivis par l’ingérence litigieuse, qui tendent à la préservation de
la sécurité nationale et de la sûreté publique ainsi qu’au maintien de l’ordre public, étaient légitimes.
c) Sur la nécessité de l’ingérence litigieuse
i. Principes généraux
193. Selon une jurisprudence constante de la Cour, une ingérence dans la liberté de circulation est considérée
comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est
proportionnée au but légitime poursuivi. Il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la
justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Nada, précité, § 181). Les autorités nationales compétentes
disposent à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Nada, précité, § 184, et Olivieira, précité, § 64).
194. Toutefois, une restriction à la liberté de circulation ne peut être justifiée, dans une affaire donnée, que
s’il existe des indices clairs d’une véritable exigence d’intérêt public prévalant sur le droit de l’individu à la
liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, Nalbantski c. Bulgarie,
no 30943/04, § 65, 10 février 2011, et Popoviciu c. Roumanie, no 52942/09, § 91, 1er mars 2016). Les mesures
de nature préventive doivent être fondées sur des éléments concrets et réellement révélateurs de l’actualité
du risque dont elles visent à éviter la réalisation (voir, mutatis mutandis, Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov
et Benyash c. Russie, nos 51279/09 et 32098/13, § 34, 20 septembre 2016 ; voir également Labita, précité,
§ 196).
195. Une mesure restrictive de liberté ne peut être imposée ou maintenue qu’après avoir concrètement pris
en considération la situation particulière de la personne concernée (voir, par exemple, Battista c. Italie,
no 43978/09, § 44 et 47, CEDH 2014, et Stamose c. Bulgarie, no 29713/05, § 35, CEDH 2012). De plus, les
autorités internes ne peuvent prolonger longtemps des mesures restreignant la liberté de circulation d’une
personne sans réexaminer périodiquement si celles-ci sont justifiées (voir, parmi d’autres, Villa c. Italie,
no 19675/06, § 49, 20 avril 2010, Battista, précité, § 42, et Rotaru, précité, § 25). Lorsqu’elle examine la
sévérité d’une restriction, la Cour tient particulièrement compte de sa durée (Nikiforenko c. Ukraine,
no 14613/03, § 56, 18 février 2010).
196. Il importe enfin que la personne concernée par une mesure de nature préventive bénéficie d’un contrôle
juridictionnel comportant des garanties procédurales appropriées (Bulea c. Roumanie, no 27804/10, § 63,
3 décembre 2013, et Popoviciu, précité, § 92). Celle-ci doit avoir réellement la possibilité de demander tout
éclaircissement à l’égard des éléments motivant une telle restriction et avoir accès à une procédure
contradictoire (Marturana c. Italie, no 63154/00, §§ 188-189, 4 mars 2008).
ii. Appréciation de la Cour
197. La Cour constate que l’ingérence portée à la liberté de circulation du requérant a été d’une particulière
intensité, dans la mesure où elle comprenait à la fois une interdiction de quitter le territoire de la commune
d’Angers, un couvre-feu nocturne, et une obligation de se présenter trois fois par jour auprès des forces de
l’ordre, à peine d’emprisonnement. Elle relève en outre que le requérant a été assigné à résidence pendant une
durée cumulée de plus de treize mois.
198. L’assignation à résidence du requérant a initialement été fondée sur la « radicalisation religieuse » du
requérant, son tempérament violent et ses antécédents pénaux, ainsi que sur le fait qu’il ait tenté d’entrer en
contact avec le responsable d’une organisation islamiste favorable au jihad armé, prônant l’instauration du
califat et l’application de la charia en France (paragraphe 14 ci-dessus).
199. À cet égard, la Cour souligne qu’une telle restriction à la liberté de circulation ne saurait se fonder
exclusivement sur les convictions ou sur la pratique religieuse d’un individu. Elle rappelle cependant que
l’article 9 de la Convention ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction
(Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 60, CEDH 2000-XI). En l’espèce, elle relève que le
ministre de l’Intérieur s’est fondé sur un ensemble d’éléments permettant de caractériser un « comportement »
de nature à susciter des raisons sérieuses de penser qu’il constitue une menace pour la sécurité et l’ordre
publics, dans une perspective de prévention du passage à l’acte terroriste, comme le Conseil d’État s’en est
assuré (paragraphe 53 ci-dessus). Elle souligne que cette mesure a été ordonnée quelques jours après les

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attentats du 13 novembre 2015, à une date à laquelle la protection de la population et la prévention d’un
nouvel acte terroriste constituaient, sans nul doute, un besoin impérieux. Elle rappelle à cet égard que
l’efficacité d’une mesure de nature préventive dépend souvent de la rapidité de sa mise en œuvre (Gochev,
précité, § 53). Elle estime en outre que les modalités de la mesure, quoique rigoureuses, étaient adaptées à sa
finalité.
200. Dans ces conditions, la Cour considère que la mesure litigieuse reposait sur des motifs pertinents et
suffisants dans le contexte dans lequel s’inscrit la présente affaire, caractérisé par l’existence d’une menace
pour la sécurité nationale, la sûreté publique et l’ordre public d’une gravité et d’une durée exceptionnelles.
201. Par la suite, l’assignation à résidence du requérant et ses modalités ont fait l’objet de réexamens
réguliers, sa situation personnelle ayant effectivement été réétudiée à huit reprises par le ministre de
l’Intérieur (paragraphes 17, 18, 20, 32, 33, 34, 36 et 37 ci-dessus). Pour décider sa prolongation, celui-ci s’est
fondé sur un faisceau d’indices qui s’est progressivement étoffé. Aux yeux de la Cour, ces éléments nouveaux
ont pu raisonnablement être regardés par les autorités nationales comme renforçant les raisons sérieuses de
penser que le comportement du requérant constituait une menace telle qu’elle justifiait la prolongation de son
assignation à résidence. La Cour note en effet que l’autorité administrative s’est fondée sur des
renseignements selon lesquels le requérant se serait dit prêt à mener des actions violentes, sur son refus de
condamner des attentats récents lors d’un entretien volontairement accordé à un journaliste, sur le fait qu’il
fréquente un individu lourdement condamné pour violences aggravées à l’encontre d’un policier, sur le fait que
des vidéos de propagande jihadiste particulièrement violentes et incitant au recours à la force meurtrière
avaient été retrouvées sur des appareils lui appartenant lors d’une perquisition administrative de son
domicile, sur le fait qu’il ait violé l’interdiction de contact ordonnée à son encontre et qu’il ait été condamné de
ce chef, sur le fait qu’il se soit rapproché lors de son incarcération d’une figure du mouvement jihadiste
condamnée pour association de malfaiteurs en vue de la commission d’actes de terrorisme, et sur le
comportement virulent ou provocateur qu’il avait parfois adopté à l’égard des autorités policières et judiciaires
lors de son assignation à résidence (paragraphes 17, 18, 20, 32 et 36 ci-dessus). La Cour considère qu’il s’agit
là d’éléments concrets desquels les autorités nationales ont pu raisonnablement déduire qu’ils révélaient la
persistance du risque que la mesure visait à prévenir (Nalbantski, précité, § 65, et Vlasov et Benyash, précité,
§ 34), à savoir un éventuel passage à l’acte. Elle souligne en particulier que la prolongation de la mesure au-
delà de douze mois a notamment reposé sur le constat d’éléments nouveaux (paragraphes 36 et 71 ci-dessus).
Or, elle rappelle que la nature et la gravité du risque décelé constituent toujours un facteur important dans
l’appréciation de la proportionnalité des mesures de protection et de prévention à adopter (voir, mutatis
mutandis, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 183, 15 juin 2021).
202. En outre, la Cour constate que le requérant a été assigné à résidence à Angers pendant la quasi-totalité
de la durée de la mesure litigieuse. Il s’agit d’une commune de 42,7 km², comptant près de 155 000 habitants.
Au cours de la journée, il pouvait s’y déplacer librement, sous réserve de respecter l’obligation de se présenter
trois fois par jour à l’hôtel de police d’Angers. Or, celui-ci était facilement accessible en transports en commun,
le requérant ayant été domicilié à sa proximité immédiate jusqu’au 5 août 2016. La Cour en déduit que ni
l’assignation à résidence du requérant ni ses obligations complémentaires n’ont empêché le requérant de
mener une vie sociale et nouer des contacts avec l’extérieur. Elle relève également que l’autorité administrative
a pris en compte la situation individuelle du requérant, qui était sans emploi ni charges familiales, et ses
allégations relatives à ses difficultés de santé, en procédant à un examen sérieux du certificat médical produit
par celui-ci. Elle souligne que le requérant n’a jamais sollicité l’autorisation de quitter sa zone d’assignation à
résidence ou un aménagement de la mesure pour un motif familial ou professionnel auprès de l’autorité
administrative. Il s’est borné à demander la réduction de la périodicité de son obligation de pointage en
invoquant des difficultés de mobilité passagères, qui n’ont pas été considérées comme établies. À l’audience
devant la Cour, le requérant a expliqué qu’à ses yeux demander l’aménagement de la mesure serait revenu à
en admettre le principe. Dans ces conditions, la Cour considère que la circonstance que le requérant n’ait ni
sollicité ni obtenu l’aménagement de son assignation à résidence ne peut être imputée aux autorités internes
(voir, mutatis mutandis, Timofeyev et Postupkin, précité, § 135, et Munteanu c. Roumanie (déc.), no 39435/08,
§ 26, 1er décembre 2015).
203. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que la durée de la mesure et le maintien
des restrictions qu’elle prévoyait reposaient sur des motifs pertinents et suffisants.
204. Par ailleurs, la Cour relève que l’ensemble des décisions administratives prises à l’encontre du requérant
a fait l’objet d’un contrôle juridictionnel (paragraphes 47, 51, 53, 54, 58 et 60). Le requérant, auquel l’aide
juridictionnelle a systématiquement été accordée, a effectivement été en mesure de faire valoir ses arguments
devant les juridictions internes, qui ont réexaminé avec sérieux la justification de son assignation à résidence
lors de chacune de ses prolongations.
205. Le requérant soutient enfin que les juridictions internes ont principalement statué sur la foi de notes
blanches, qu’il considère difficiles à contester. Il dénonce leur influence prépondérante sur le juge et soutient
avoir été privé de garanties procédurales minimales. Sur ce point, le Gouvernement fait valoir que cette
pratique permet de porter les éléments sur lesquels l’autorité administrative s’est fondée pour prendre la
mesure litigieuse à la connaissance tant de la personne concernée que du juge, sans entraver l’action des
services de renseignement et en préservant le nécessaire secret de leurs sources.

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206. La Cour rappelle qu’elle a reconnu que l’utilisation d’informations confidentielles peut se révéler
inévitable dans les affaires où la sécurité nationale est en jeu. Elle juge cependant que cela n’implique pas que
les autorités nationales échappent à tout contrôle des tribunaux internes dès lors qu’elles affirment que
l’affaire touche à la sécurité nationale et au terrorisme (voir, mutatis mutandis, Chahal, précité, §§ 130-131,
et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 210 sous l’angle de l’article 5 § 4). La Cour a déjà examiné plusieurs
techniques visant à concilier les impératifs de sécurité liés à l’accès à de telles informations et la nécessité
d’accorder en suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (Chahal, précité, §§ 131 et 144, et A.
et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 214-224). Il lui revient en l’espèce de rechercher si la production des
notes blanches a été accompagnée de garanties procédurales suffisantes.
207. À cet égard, la Cour relève que le droit interne exige que la note blanche soit soumise au débat
contradictoire. En outre, il appartient au juge administratif d’exercer un contrôle sur l’exactitude et la
précision des informations qu’elles comportent, en recherchant si elles reposent sur des faits précis et
circonstanciés et si ceux-ci sont ou non sérieusement contestés (paragraphe 92 ci-dessus). À cette fin, le juge
administratif peut faire usage de ses pouvoirs d’instruction (paragraphe 93 ci-dessus). En l’espèce, la Cour
constate que le versement de notes blanches au débat contradictoire a permis au requérant d’avoir
connaissance des éléments fondant son assignation à résidence et lui a donné la possibilité effective de
demander des éclaircissements à cet égard (voir, mutatis mutandis, Marturana, précité, §§ 188-189). Or, elle
relève que ces éléments n’ont, pour une large partie, pas été contestés par le requérant, dont la Cour note qu’il
a été absent à plusieurs audiences et qu’il n’a jamais invité les juridictions internes à faire usage de leurs
pouvoirs d’instruction. Pour leur part les juridictions internes ont estimé que les faits relatés étaient
suffisamment précis et circonstanciés. Ayant pris connaissance des notes blanches qui ont été versées au
dossier devant elle, la Cour estime qu’une telle conclusion ne saurait passer pour arbitraire.
208. Dans ces conditions, la Cour déduit que le requérant a, dans les circonstances de l’espèce, bénéficié de
garanties procédurales appropriées.
209. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et, compte tenu du besoin impérieux que
constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, des garanties procédurales dont il
a effectivement bénéficié, et du réexamen périodique de la nécessité de la mesure d’assignation à résidence, la
Cour conclut que celle-ci n’était pas disproportionnée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du
Protocole no 4. Une telle conclusion la dispense en l’espèce de statuer sur la validité de l’exercice, par la France,
du droit de dérogation prévu par l’article 15 (paragraphe 146 ci-dessus).

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