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L’État est libre de la formulation de son offre d’arbitrage. L’article 20.2.d) du code
ivoirien des investissements dispose que « [l]e consentement des parties à la compétence du
CIRDI ou du mécanisme supplémentaire, selon le cas, requis par les instruments les régissant
est constitué, pour la République de Côte d’Ivoire par le présent article, et exprimé
expressément dans la demande d’agrément pour la personne concernée ». Si les conditions
d’expression du consentement de l’État ne posent pas de difficulté, il n’en va pas de même de
celui de l’investisseur. La formule « exprimé expressément dans la demande d’agrément »
pourrait selon le demandeur signifier « exprimé expressément par la demande d’agrément ».
Dès lors, le dépôt accepté d’une demande d’agrément pourrait constituer l’expression d’un
consentement à l’arbitrage CIRDI (§ 87). Les demandeurs se fondent pour ce faire sur
l’article 40 du code ivoirien qui énonce que « [t]out investisseur, désirant bénéficier des
avantages particuliers prévus par le présent Code, est tenu de déposer un dossier de demande
d’agrément auprès de la Commission Technique Interministérielle des Investissements ».
Sans viser explicitement la règle contra proferentem invoqué par le demandeur (§ 86) le
tribunal fait droit à la thèse des demandeurs en indiquant qu’il ne lui était pas possible face à
une disposition si ambiguë et incohérente de privilégier l’interprétation prônée par le
défendeur (§ 148).
La solution retenue apparaît assez discutable si l’on met en parallèle les termes
« dans » et « par » contenus dans la même phrase et auxquels le tribunal donne exactement le
même sens. Il est des plus surprenants que le tribunal évoque des législations présentées
comme moins équivoques, telle la législation relative aux investissements de la République
démocratique du Congo qui énonce que « [l]e consentement des parties à la compétence du
CIRDI ou du Mécanisme Supplémentaire, selon le cas, requis par les instruments les régissant,
est constitué en ce qui concerne la République Démocratique du Congo par le présent article
et en ce qui concerne l’investisseur par sa demande d’admission au régime de la présente loi
ou ultérieurement par acte séparé » (Article 38, loi n° 4, 21 février 2002). Le fait que « par »
soit utilisé dans cette législation congolaise pour l’expression à la fois du consentement de
l’État et de l’investisseur semblait pouvoir donner corps à l’idée que l’utilisation dans la
législation ivoirienne de « par » et « dans » renverrait à deux réalités distinctes.
L’interprétation du terme « expressément » n’est pas beaucoup plus convaincante. Le
tribunal estime que cela ne signifie pas que l’investisseur doive expressément consentir à
l’arbitrage CIRDI dans sa demande d’agrément, mais que par cette formule, l’État auteur de la
législation aurait souhaité signifier que le consentement à l’arbitrage par la demande
d’agrément satisferait à la condition de consentement écrit posée à l’article 25 de la
convention de Washington (§ 149).
La majorité du tribunal (l’arbitre K. Hobér nommé par le défendeur joint une opinion
dissidente) énonce ainsi que le consentement de l’investisseur à l’arbitrage est assuré dès lors
que l’investisseur a présenté une demande d’agrément (vierge de toute référence à l’arbitrage)
et que la Commission Technique Interministérielle des Investissements a octroyé cet
agrément (§ 154).
Julien Cazala
Les trois premiers demandeurs sont actionnaires du quatrième qui intervient sur le
marché de l’énergie solaire en république Tchèque depuis 2009. Le cadre réglementaire et
fiscal de cet État ayant été modifié, les demandeurs tentent sans succès d’obtenir une
réparation devant les juridictions tchèques puis initient une procédure arbitrale sur le
fondement du TBI conclu en 1990 entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie.
Une fois encore se pose la question de la place du droit de l’UE dans le règlement
d’un différend entre un investisseur européen et un État membre de l’Union. Le TBI se
contente d’indiquer qu’en l’absence d’accord entre les parties sur le droit applicable, le
tribunal en assurera la détermination. Les deux parties s’accordent sur l’application du droit
international au différend mais les demandeurs soutiennent que le droit de l’Union
européenne ne relève pas de ce dernier (§ 162). L’État hôte défend la position contraire,
tandis que la Commission européenne, intervenant en qualité d’amicus curiae affirme que les
États membres ne peuvent pas invoquer des accords internationaux conclus entre eux pour
justifier un défaut de conformité avec le droit de l’Union européenne (§ 169). Le statut et la
place du droit de l’UE dans ce type de différend avaient été analysés de manière extensive à
l’occasion de l’affaire Electrabel (T. CIRDI, 30 novembre 2012, Electrabel S.A. v. Hungary,
ARB/07/19, décision sur la juridiction, le droit applicable et la responsabilité, §§ 4.117s.). Au
terme de l’analyse, le tribunal avait conclu que le droit de l’UE établissait un ordre juridique,
certes sui generis, mais ayant incontestablement son fondement dans l’ordre juridique
international (Electrabel, décision, § 4.120). Il ajouta, comme plusieurs tribunaux avant lui
(CPA, 26 octobre 2010, Achmea B.V., formerly Eureko B.V. v. Slovak Republic, PCA 2008-13,
Sentence sur la jurisdiction, l’arbitrabilité et la suspension ; Trib. ad hoc, 22 octobre 2012,
European American Investment Bank v. Slovakia, sentence sur la jurisdiction) qu’il n’y avait
pas de « fundamental difference in nature between international law and EU law that could
justify treating EU law, unlike other international rules, differently in an international
arbitration requiring the application of relevant rules and principles of international
law » (Electrabel, § 4.126). Cette analyse est pleinement reprise par le tribunal Wirtgen qui
précise utilement qu’aucune contradiction n’apparaît entre le droit de l’UE et le TBI
applicable (§ 178).
Le défendeur contestait la juridiction du tribunal à l’égard du 4ème demandeur dans la
mesure où celui-ci ne pourrait se voir reconnaître la qualité d’investisseur au regard du TBI.
L’accord applicable prévoit que peuvent être des investisseurs des « physical persons » et des
« juridical persons », or, étant une société en commandite, JSW serait dépourvue de la
personnalité juridique et donc ne pourrait être couverte par le traité. L’analyse du tribunal sera
pleinement convaincante pour écarter cette objection. Dans son sens ordinaire, « juridical
person » désigne une entité capable d’agir en justice, de contracter, d’investir, d’acquérir une
propriété, etc. Or, il ne fait aucun doute qu’au regard du droit allemand, les sociétés en
commandite (1/3 des sociétés allemandes) ont une telle capacité (§ 222). Défendre une thèse
contraire irait à l’encontre de l’objet et du but du TBI qui est d’intensifier la coopération
économique entre les deux États et créer des conditions favorables à l’investissement.
La Commission européenne intervenant en qualité d’amicus curiae affirme que la
question décisive pour se prononcer sur la juridiction du tribunal consiste à déterminer si, à la
date à laquelle les demandeurs l’ont acceptée, l’offre d’arbitrage contenue à l’article 10 du
TBI était valide (§ 241). On sait que la Commission défend, pour l’heure sans succès, que les
TBI conclus entre un membre de l’UE et un État tiers, seraient terminés ou leurs dispositions
suspendues, en application des articles 59 et 30.3 de la convention de Vienne sur le droit des
traités, à la date de l’accession de l’État tiers au statut d’État membre de l’Union européenne.
Il s’agit également d’affirmer que la clause compromissoire contenue dans le TBI serait
inapplicable du fait de l’article 351 du TFUE (§ 241). Les mêmes arguments ont à de
nombreuses reprises étaient présentés sans succès devant des tribunaux arbitraux
d’investissement, mais la Commission appelle le tribunal Wirtgen à procéder à une « fresh
analysis ». Cette exception préliminaire n’a pas été soulevée par les parties mais par la seule
Commission agissant en qualité d’amicus curiae. Le tribunal pourrait ainsi l’ignorer, mais il
considère qu’il lui appartient dans tous les cas ex officio d’établir sa juridiction. Les
arguments de la Commission sont rapidement rejetés au terme d’une analyse des plus
classiques : l’article 59 de la convention de Vienne est inopérant du fait que le TBI et le
TFUE ne portent pas sur la même matière (§ 253). L’article 351 du TFUE n’est pas plus
pertinent du fait que le traité en cause lie deux États membres et non un État membre à un
tiers (§ 256). De même l’argument de la compétence exclusive de la Cour de justice de
l’Union européenne est écarté au motif que l’article 344 du TFUE ne vise que les différends
interétatiques relatifs à l’application ou l’interprétation du droit de l’Union (§ 258). Enfin,
aucune incompatibilité ne permettrait de mobiliser l’article 30.3 de la convention de Vienne
(§ 261). On ne peut manquer de penser que ces arguments seront, à l’avenir, à nouveau
soulevés par la Commission, spécialement depuis que la CJUE a affirmé, écartant la solution
préconisée par l’avocat général Wathelet, la contradiction entre les clauses d’arbitrage
investisseur-État contenues dans les TBI intra-européens et le droit de l’Union européenne
(CJUE, gde ch., 6 mars 2018, Slowakische Republik c. Achmea BV, aff. C-284/16 ; J. CAZALA,
« L’incompatibilité avec le droit de l’Union européenne du système d’arbitrage investisseur-
État contenu dans un traité bilatéral d’investissement intra-UE. A propos de l’arrêt
Slowakische Republik c/ Achmea du 6 mars 2018 (C-284/16) », RTDEur, 2018, à paraitre).
Les demandeurs accusent le défendeur d’avoir attiré des investisseurs dans le secteur
de l’énergie solaire avant de leur causer volontairement un préjudice en retirant un système
d’incitation fiscale, frustrant ainsi leurs attentes légitimes. Ce point fait l’objet de
développements significatifs. « It is common ground that the FET [fair and equitable
treatment] obligation is breached when the legitimate expectations of an investor are not
met » rappelle le tribunal (§ 407). Il est tout autant établi que l’investisseur ne peut avoir, sauf
clause de stabilisation, de légitimes attentes de gel réglementaire (§ 408). Or, les engagements
pris à l’égard des investisseurs ont été ici respectés par l’État hôte, de sorte qu’aucune attente
légitime n’aurait été frustrée. Il relève en outre de l’évidence que les attentes légitimes de
l’investisseur ne sauraient être fondées sur des documents dont celui-ci n’avait pas
connaissance à la date de réalisation de son investissement (§ 421) mais doivent reposer sur
des engagements spécifiques (§ 437). Cette dernière position, en ligne avec la jurisprudence la
plus récente relative aux attentes légitimes, est contestée par l’arbitre dissident Gary Born qui
estime que l’État hôte a frustré les attentes légitimes de l’investisseur, même en l’absence
d’engagement spécifique pris en sa faveur (tout en ajoutant à titre subsidiaire qu’un
engagement spécifique aurait été pris envers les investisseurs). Si une telle démonstration a pu
correspondre au raisonnement tenu par un nombre significatif de tribunaux arbitraux, la
jurisprudence a clairement évolué dans un sens plus restrictif depuis la décision Total c.
Argentine de 2010 (Julien CAZALA, « Protection des attentes légitimes de l’investisseur :
l’exigence d’un engagement spécifique », Cahiers de l’arbitrage, 2012, n° 4, p. 940).
Julien Cazala
TRIBUNAL ARBITRAL CIRDI
Sentence du 30 octobre 2017, Koch Minerals SÁRL (KOMSA), Koch Nitrogen International
SÁRL (KNI) v. Venezuela (ARB/11/19).
Définition de l’investissement - expropriation - compensation - pleine et entière protection et
sécurité
La société Infinito Gold Limited incorporée au Canada est titulaire d’un permis
d’exploration puis, à partir de janvier 2002 d’une concession d’exploitation aurifère au Costa
Rica qui fut longuement contestée devant les juridictions internes, plusieurs fois suspendue ou
remise en vigueur au grès des décisions juridictionnelles internes et des alternances politiques
à la tête de cet État. Elle fut finalement annulée par voie juridictionnelle en 2010.
La décision du tribunal porte exclusivement sur sa juridiction et accorde une place
singulière à un argument porté non par l’une des deux parties mais par une ONG
environnementaliste agissant dans la procédure en qualité d’amicus curiae. Celle-ci avance
que le tribunal devrait se déclarer incompétent au motif que l’attribution de la concession
serait entachée de fraude et de corruption. Ces allégations sont rejetées par les deux parties au
différend (§§ 130 et 132) Il est remarquable et salutaire que le tribunal arbitral affirme ne pas
être lié par les positions semblables des parties et se déclare obligé de se forger sa propre
conviction sur le fondement des éléments du dossier. Il ajoute que « [t]his is particularly true
when there are allegations of corruption, which is a matter of international public policy »
(décision, § 137). Il s’agira ici de déterminer si l’investissement a été, comme le prévoit
l’article I(g) du TBI Canada - Costa-Rica de 1998, réalisé conformément au droit costa-ricien.
Le tribunal relève de manière pleinement convaincante que toute violation du droit
local n’est pas susceptible de priver l’investisseur de la protection du TBI mais que les
violations alléguées ne sont pas triviales (décision, § 139). On est en revanche plus
circonspect sur la suite du raisonnement tenu par le tribunal. Il affirme qu’il n’est pas possible
de faire abstraction des poursuites ouvertes au Costa Rica contre des officiels pour des
pratiques de corruption dans le contexte de l’attribution de la concession mais que les
procédures étant peu avancées, cette question sera examinée par le tribunal arbitral lors de
l’examen au fond du différend (idem). La seconde justification n’est pas moins déroutante en
ce qu’il s’agit d’affirmer que l’allégation de corruption ayant été présentée par un amicus
curiae et non par les parties, il est souhaitable de laisser à celles-ci la possibilité de présenter
des observations approfondies sur cette question lors de l’examen du fond (§ 140). Il est
évident qu’il est bien délicat pour le tribunal arbitral de se confronter à des accusations
pénales qui n’ont pas (encore) donné lieu à une décision des juridictions internes. Mais ce
type de circonstances n’est pas absolument inédit et il peut arriver qu’une formation
juridictionnelle se confronte à de telles difficultés sans se défausser (même si cela n’est ici
que provisoire) (par exemple dans le contentieux de l’annulation des sentences arbitrales : CA
Paris, pôle 1, 1ère ch., 21 février 2017, République du Kirghizstan c. Monsieur Valeriy
Belokon, RG n° 15/01650 ; « Chronique de jurisprudence française relative au droit
international », Revue, 2018-1, obs. CAZALA). La position du tribunal de l’affaire Infinito
n’est pas ambiguë ; il affirme clairement et constamment que la question de l’existence d’un
investissement constitué en conformité avec le droit du Costa Rica relève de la détermination
de la juridiction du tribunal (§ 236), question non traitée dans la décision portant sur la
juridiction et renvoyée au fond. La décision de décembre s’apparente ainsi à une décision
partielle sur la juridiction ; évaluation qui sera complétée par la sentence sur le fond.
Au-delà de cette position un peu déroutante, la décision est particulièrement
intéressante du point de vue de l’explication de la démarche suivie par le tribunal pour
examiner les éléments relatifs à la détermination de sa juridiction. Sur ce point, la décision est
un modèle de pédagogie. Il s’agit, en suivant la démarche exposée dans la sentence Emmis (T.
CIRDI, 16 avril 2014, Emmis international holding, B.V. and others v. Hungary, ARB/12/2,
sentence) d’affirmer qu’au stade de la détermination de sa juridiction, un tribunal doit mener
deux recherches distinctes, chacune mobilisant une norme d’examen différente (décision, §
233). Dans un premier temps, il faut établir l’existence de certains faits (l’existence d’un
différend juridique, en relation directe avec un investissement, tel que défini par le TBI et la
convention de Washington, etc.). Si l’un de ces faits n’est pas établi, la juridiction du tribunal
ne sera pas reconnue. Dans un second temps, il s’agira de rechercher si, prima facie, les faits
invoqués sont susceptibles de constituer des violations du TBI. Ce n’est que lors de l’examen
au fond que le tribunal reprendra les termes de cette seconde partie de sa recherche et devra
modifier son standard de contrôle (§ 241).
Julien Cazala
Le différend s’inscrit, selon les termes mêmes du tribunal, dans le contexte d’une
bataille mondiale livrée par deux entreprises sur le marché du pneumatique ; le japonais
Bridgestone d’une part, qui commerciale des pneus sous les marques Bridgestone et
Firestone, et le chinois Luque group qui entend commercialiser des produits analogues sous la
marque Riverstone (§ 41). Bridgestone Licensing services (BSLS) et Bridgestone Americas
(BSAM) sont des filiales américaines du groupe Bridgestone. Celui-ci s’oppose de manière
constante à toute tentative d’enregistrement de marques de pneumatiques dont le suffixe serait
« stone » (§ 55). En 2006, la tentative de s’opposer au Panama à l’enregistrement de la
marque Riverstone par le groupe Luque fut rejetée par la justice locale mais des filiales du
groupe chinois attaquèrent Bridgestone en arguant que la tentative d’opposition leur avait
causé un préjudice. Après des échecs en première instance et appel, les filiales du groupe
Luque obtinrent gain de cause devant la cour de cassation panaméenne qui condamna
Bridgestone à verser plus de 5 millions de dollars. Les demandeurs affirment que cette
décision contrevient à l’accord de promotion commerciale États-Unis-Panama (TPA).
Quelques semaines après que le tribunal arbitral fut constitué, le défendeur présenta
des exceptions préliminaires sur le fondement de l’article 10.20.5. Comme le permet le TPA
(art. 10.29), les États-Unis, en qualité de partie au traité, non partie au différend décidèrent de
présenter des observations au cours de la procédure (§ 26). Signe des temps, les audiences
furent également, avec l’accord des parties, diffusées en direct sur le site internet du CIRDI.
Le Panama présente cinq objections à la compétence. Toute objection à la compétence
(fondée sur le TPA ou le règlement d’arbitrage dans la présente espèce) peut être examinée
dans le cadre de la procédure accélérée prévue à l’article 10.20.5 du TPA. Mais le tribunal
ajoute que lorsqu’une objection à la compétence soulève des questions de fait relatives au
fond du différend, il est traditionnel de tenir pour établis les faits allégués par le demandeur en
adoptant une décision relative à la compétence, et de renvoyer leur examen au fond. Il estime
que la procédure prévue à l’article 10.20.5 ne fait pas exception à cette solution et donc rejette
la prétention du défendeur qui affirmait qu’il ne pouvait pas prendre une décision prima facie
et joindre certains éléments relatifs à la compétence à la phase d’examen du fond (§ 120).
C’est surtout dans l’analyse des points de contact entre le droit des investissements et
le droit de protection de la propriété intellectuelle que la décision mérite d’être signalée. Si les
relations entre les deux disciplines se développent (cette chronique, Revue, 2016-4, p. 895) le
phénomène apparaît encore assez nouveau. Le Panama nie qu’un investissement ait été réalisé
par BSAM et BSLS, qui prétendent quant à eux que les marques Firestone et Bridgestone
qu’ils détiennent ou exploitent constituent un investissement protégé. La qualification
d’investissement des droits de propriété intellectuelle a déjà été au cœur du contentieux
d’investissement (T. CIRDI, 8 avril 2013, Mr. Frank Charles Arif v. Republic of Moldova,
ARB/11/23, sentence, § 361), mais c’est la première fois que la détention ou l’exploitation de
la marque ne sont accompagnées d’aucune opération économique telle que la prise de
participation dans une société locale ou l’acquisition de biens immobiliers. L’analyse du
tribunal est très convaincante. Il affirme que le seul enregistrement d’une marque ne saurait
constituer un investissement protégé (§ 171). L’enregistrement est en effet un acte qui ne
génère pas de profit et vise uniquement à empêcher l’utilisation de la marque par des
concurrents. Une marque enregistrée ne pourra constituer un investissement qu’à la condition
d’être exploitée dans le cadre d’activités répondant aux caractéristiques d’un investissement
(§ 177). À l’issue d’une analyse très fine du droit panaméen de l’enregistrement de marques et
de l’exploitation des licences, le tribunal conclut que les licences sur les marques Firestone et
Bridgestone sont des investissements de BSAM au Panama (§§ 210 et 221).
Le Panama conteste (2ème objection) l’existence d’un différend juridique « en relation
directe avec un investissement » (convention de Washington, art. 25.1). Les investisseurs
affirment que la décision de la cour suprême panaméenne porte atteinte à la valeur de leur
investissement sur ce marché, position contestée par le défendeur. Il ne fait ainsi aucun doute
que sur ce point le différend est en relation directe avec un investissement (§ 246). Mais la
demande des investisseurs va au-delà. Ils affirment que la décision de la cour suprême cause
également un préjudice à BSAM en dehors du Panama. Le tribunal estime que la relation
invoquée est distante et spéculative si bien qu’il n’est pas possible d’affirmer qu’il existe ici
un différend en relation directe avec un investissement (§ 247). Cela doit être mis en relation
avec la 5ème objection du Panama qui visait à contester la possibilité pour BSAM et BSLS
d’invoquer le risque de contagion de la décision de la cour panaméenne à d’autres juridictions
latino-américaines. Le tribunal rejette (§ 352), à raison, l’invocation panaméenne du
« principe de l’or monétaire » dans la mesure où aucun État, dans le contexte de l’affaire
Bridgestone n’était dans une situation comparable à celle de l’Albanie dans l’affaire de l’or
monétaire pris à Rome en 1943 (CIJ, arrêt, 15 juin 1954, rec., p. 19). Mais cela ne remet pas
en cause le fait que savoir si d’autres États pourraient s’inspirer de la décision de la cour
suprême panaméenne est purement spéculative et distante des investissements de BSAM (§
354). Le tribunal accepte donc la 5ème objection concernant BSAM sur le fondement des
arguments versés à l’appui de la 2ème objection. Cette dernière n’ayant pas été invoquée par le
Panama contre BSLS, il n’est pas possible de mobiliser la même construction. Mais les effets
devraient être pour le moins limités dans la mesure où le tribunal ajoute : « BSLS will no
doubt consider carefully whether to pursue a claim in relation to events outside Panama in
circumstances where the Tribunal has ruled that it has no jurisdiction to entertain an identical
claim by BSAM » (§ 355).
Julien Cazala
Le différend porte sur les intérêts des demandeurs dans Umniah Telecommunications
and Technology (UTT) qui détenait la majorité d’une société jordanienne (UMC) titulaire
depuis 2004 d’une licence d’exploitation d’un réseau de téléphonie mobile dans ce pays. La
participation majoritaire d’UTT dans UMC fut vendue en 2006 à Bahrain
Telecommunications Company (BATELCO) pour 292 millions de dollars. Cette somme fut
répartie entre les actionnaires d’UTT, qui fut ensuite volontairement liquidée en 2008. La
même année, les services fiscaux jordaniens réclamèrent à UTT le paiement des taxes (81
millions de dollars) sur la plus value réalisée lors de la vente de ses parts dans UMC. Cette
demande confirmée par la cour de cassation jordanienne, serait selon les investisseurs,
arbitraire et dictée par des considérations politiques.
Le défendeur invoque quatre exceptions préliminaires pour écarter la juridiction du
tribunal (§ 96). Il s’agit notamment de contester l’existence d’un investissement à la date de la
mesure fiscale, la participation des demandeurs dans UTT ayant été cédée depuis deux ans.
L’argument est fort logiquement rejeté par le tribunal, relevant notamment, que le TBI
applicable précise que le « term “investment” shall also apply to “returns” […] from
“ liquidation” as per later definitions » (TBI Koweït – Jordanie, 2001, art. 1.1). On retrouve
ici une illustration de l’idée selon laquelle « [t]he duty to provide redress for a violation of
rights persists even if the rights as such have come to an end » (T. CIRDI, 16 juin 2006, Jan
de Nul N.V., Dredging International N.V. v. Egypt, ARB/04/13, décision sur la juridiction, §
135). La deuxième objection porte sur le fait que les mesures fiscales sont dirigées contre
UTT et que les demandeurs ne pourraient agir à sa place. Le fait que le défendeur réclame aux
demandeurs le paiement des impôts réclamés à UTT réduit évidemment la pertinence d’une
telle prétention (§ 119). La troisième exception reposerait sur l’article 4.3.b du TBI applicable
qui, comme de nombreux accords de ce type, prévoit que les parties au traité n’ont pas à
étendre aux investisseurs de l’autre partie tout traitement spécial, préférence ou privilège
résultant de leur législation nationale totalement ou principalement relative à la fiscalité. Or,
ainsi que le relève le tribunal, le différend ne porte pas sur l’application d’un prétendu
traitement fiscal spécial mais plutôt sur la volonté des actionnaires d’UTT de voir appliqué à
celle-ci le régime de droit commun du système fiscal jordanien (§ 123). Est également rejetée
la dernière objection reposant sur l’affirmation que les demandeurs n’auraient pas subi de
préjudice, le tribunal se contentant de rappeler que l’existence d’un tel préjudice n’est en toute
hypothèse pas une condition à la reconnaissance de sa juridiction (§ 127 ; contra Caroline
Breton, Le dommage dans l’arbitrage d’investissement, thèse Paris X, 2017, 559 pages).
Sur le fond, les deux parties s’opposent quant à l’articulation entre les procédures
conduites devant les juridictions jordaniennes et la procédure arbitrale. Pour le demandeur, la
violation dont se seraient rendues coupables les autorités jordaniennes ne saurait être excusée
par la validation opérée par la plus haute juridiction de cet État (§ 218). Outre le déni de
justice le demandeur allègue un certain nombre de violations du traité bilatéral applicable
(traitement juste et équitable, pleine et entière protection et sécurité, attentes légitimes,
discrimination, atteinte aux droits de liquidation). Mais la sentence est particulièrement
intéressante sur la manière dont elle appréhende le droit local et les actes juridictionnels
internes.
Il s’agit à titre principal de déterminer si la mesure fiscale est arbitraire ou
discriminatoire. Mais l’une des questions essentielles porte sur l’influence des décisions des
juridictions internes jordaniennes. On peut se demander s’il faut confronter, la seule mesure
fiscale, ou l’ensemble de la procédure interne, à l’interdiction des mesures arbitraires ou
discriminatoires (§ 292). Le défendeur reconnait que le TBI applicable ne pose pas
d’obligation d’épuisement des voies de recours internes, dès lors, la mesure fiscale litigieuse
pourrait donner lieu à une procédure arbitrale alors même que les juridictions jordaniennes ne
se seraient pas prononcées sur celle-ci (§ 306). Mais il considère que la violation du TBI ne
sera constatée qu’à la condition que la décision de la cour de cassation rejetant la prétention
de l’investisseur soit elle-même arbitraire ou discriminatoire. À l’inverse les demandeurs
prétendent que le standard doit être confronté à la seule mesure fiscale. La sentence rapportée
accorde une place considérable à ce que le tribunal désigne comme les « principes Azinian »,
en référence à une sentence dans laquelle le tribunal avait indiqué que « [a] governmental
authority surely cannot be faulted for acting in a manner validated by its courts unless the
courts themselves are disavowed at the international level [….]. What must be shown is that
the court decision itself constitutes a violation of the treaty » (T. CIRDI, 1er novembre 1999,
Robert Azinian, Kenneth Davitian, and Ellen Baca v. United Mexican States, ARB(AF)/97/2,
sentence, 1999, § 96). Les demandeurs tentent, sans convaincre, d’échapper à l’application de
ce principe en arguant du défaut d’identité des demandeurs à la procédure interne (UTT) et à
la procédure arbitrale devant le CIRDI. Cela n’est évidemment pas un obstacle insurmontable,
et constitue, à dire vrai, une circonstance relativement fréquente dans le contentieux
international de l’investissement. Le tribunal souligne, de manière convaincante, que sa
mission n’est pas de déterminer si le comportement des autorités d’Amman est conforme au
droit interne jordanien mais uniquement d’apprécier si celui-ci apparaît arbitraire ou
discriminatoire du point de vue du droit international (§ 354). Ainsi, il est évident que le
tribunal doit tenir compte du droit interne, mais comme la Cour permanente de Justice
internationale avait pu l’écrire dans l’affaire des emprunts brésiliens, « [l]a Cour étant arrivée
à la conclusion qu’il y a lieu d’appliquer le droit interne d’un pays déterminé, il ne semble
guère douteux qu’elle doit s’efforcer de l’appliquer comme on l’appliquerait dans ledit pays.
Ce ne serait pas appliquer un droit interne que de l’appliquer d'une manière différente de celle
dont il serait appliqué dans le pays où il est en vigueur » (CPJI, 12 juillet 1929, Affaire
relative au paiement en or des emprunts fédéraux brésiliens émis en France, France c. Brésil,
arrêt, Rec. série A, n° 21, p. 124). Le tribunal conclut qu’il lui appartient, pour déterminer si le
comportement des autorités jordaniennes est arbitraire ou discriminatoire, d’apprécier
l’intégralité de la procédure, c’est à dire la mesure fiscale ainsi que la décision prise par la
cour de cassation qui confirme la légalité de celle-ci (§ 365). Agissant ainsi, le tribunal CIRDI
ne se comporte pas comme le ferait une cour d’appel mais doit se contenter d’examiner si la
décision adoptée par la cour de cassation jordanienne est de celles qu’aucune juridiction
raisonnable pourrait prendre. Le contrôle sera donc logiquement limité. Mais il convient avant
de se pencher sur la décision de la cour de cassation de rechercher si la mesure fiscale est elle-
même arbitraire ou discriminatoire. Cette question est au cœur de l’analyse car après un
examen rapide des éléments présentés par les parties et divers témoins, le tribunal arrive à la
conclusion que la mesure n’est ni arbitraire (§ 422) ni discriminatoire (§ 426). Quant à
l’interprétation retenue par la cour de cassation, le tribunal estime qu’il s’agit d’affirmer que
l’exemption fiscale des plus values sur la vente de parts sociales ne s’applique qu’aux ventes
publiques d’actions de sociétés cotées et non aux ventes dont le prix est négocié de gré à gré
(§ 441). La cour de cassation ne s’étant jamais prononcée sur cette question avant cette affaire,
il appartient seulement au tribunal de s’interroger sur l’éventuel caractère déraisonnable de
l’interprétation retenue (§ 461). Or, le tribunal ne retiendra pas une telle qualification (§ 469).
Dans la mesure où il a reconnu que l’application de la loi fiscale ainsi que son
interprétation par la cour de cassation n’étaient, ni discriminatoires, ni arbitraires, le tribunal
estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les réclamations du demandeur relatives
à l’obligation de pleine et entière protection et sécurité ainsi qu’à une éventuelle exigence de
stabilité et prévisibilité du cadre normatif local (§ 487). On voit ainsi que la décision de la
cour de cassation a eu un impact considérable dans cette procédure. L’arbitre Fortier, qui a
voté avec la majorité sur le dispositif exprime nettement cela en affirmant que si « the
Claimants had filed their request for arbitration immediately after the imposition of the Tax
Measure in 2008, [his] decision may well have been different. But they chose to have
recourse to the Jordanian courts rather than an international venue. The break of the link
between the administrative decision and their recourse to the Jordanian courts is fatal to the
Claimants’ case » (opinion séparée de Yves Fortier, 2 octobre 2017, § 20).
Julien Cazala
Les mesures prises par l’Argentine pour faire face à la crise économique et financière de 2002
n’en finissent pas d’alimenter le contentieux international de l’investissement. Dans l’affaire
Salini Impregilo, l’Argentine avance que l’investisseur a engagé la procédure arbitrale après
un délai déraisonnable. Se fondant sur son droit interne, le défendeur affirme qu’aucune
action n’est possible si deux ans après la connaissance des faits susceptibles d’être contraires
au TBI, l’investisseur n’a engagé aucune procédure (§ 56). Or, lorsque Salini Impregilo a
déposé sa requête arbitrale, les deux mesures argentines litigieuses avaient été adoptées par
depuis treize et douze ans. La défense de l’investisseur consiste à relever que le TBI
applicable ne contient aucune limite temporelle au dépôt d’une requête d’arbitrage et que, si
le droit argentin est effectivement visé en tant que droit applicable, cela concerne le fond d’un
éventuel différend et non les éléments de compétence d’un tribunal arbitral (§ 66). Il affirme
également que le cœur du différend n’est pas la législation d’urgence adoptée en 2002 par
Buenos Aires mais le défaut de renégociation et de rétablissement de l’équilibre économique
des concessions en application de la législation de sortie de l’urgence (§ 70) que l’investisseur
revendiqué dès 2007.
Le tribunal rejette l’argument lié à l’application du droit argentin. La clause de droit
applicable vise à la fois le droit interne et le droit international et la requête repose très
clairement sur une allégation de violation du traité bilatéral d’investissement, il n’y aurait dès
lors aucun fondement à l’application des règles argentines relatives à la prescription à une
allégation de violation d’un engagement international (§ 82). L’apport essentiel de la sentence
consiste dans la distinction très claire et nécessaire entre limitation d’action et prescription
extinctive. La première, présente dans une faible proportion de traités d’investissement,
consiste simplement à affirmer que le droit d’action de l’investisseur s’éteint s’il n’en fait pas
usage dans un délai déterminé après avoir acquis la connaissance des faits litigieux, le plus
souvent deux ou trois ans. Le TBI Argentine-Italie de 1990 et la convention de Washington
ne contiennent pas une telle disposition. La seconde, consiste à affirmer que le défaut de
revendication pendant un certain délai vaudrait renonciation à celle-ci. La Cour internationale
de Justice avait eu l’occasion de se prononcer sur cette question dans l’affaire des terres à
phosphates à Nauru en reconnaissant que « même en l’absence de disposition conventionnelle
applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable. Elle note
cependant que le droit international n'impose pas à cet égard une limite de temps déterminée.
La Cour doit par suite se demander à la lumière des circonstances de chaque espèce si
l'écoulement du temps rend une requête irrecevable » (CIJ, 26 juin 1992, Certaines terres à
phosphates à Nauru, Nauru c. Australie, exceptions préliminaires, arrêt, § 32, Rec., p. 254). Il
est évident, pour que le demandeur soit privé de son droit d’exercer un recours, que le retard
soit déraisonnable, lui soit imputable et confronte le défendeur à des difficultés pour répondre
à ses prétention tardives (§ 90). Or, selon le tribunal de telles conditions ne sont pas satisfaites
en l’espèce. Le délai n’est pas déraisonnable et s’explique par les circonstances de l’espèce
(salini Impregilo aurait été invité à participer à diverses phases de renégociation sans que
celles-ci aboutissent). L’exception préliminaire argentine est donc rejetée (§ 94).
Par ailleurs, l’article 8 du TBI applicable pose l’obligation pour le demandeur de saisir les
juridictions internes de l’Etat défendeur préalablement au dépôt d’une requête arbitrale. Ce
n’est que si le demandeur n’obtient pas satisfaction après un délai de 18 mois que la
procédure arbitrale pourra être engagée. Il n’est pas contesté que Salini Impregilo n’a pas, à la
différence de sa filiale locale (Puentes) saisi la justice argentine. Il revient donc au tribunal de
déterminer si cela permet de satisfaire la condition au bénéfice de Salini Impregilo (§ 123). La
question n’est pas nouvelle. Il est traditionnel que les tribunaux arbitraux appliquent le « test
Urbaser » qui consiste à affirmer que la procédure dans l’ordre interne doit être de nature à
permettre de régler le différend de manière telle qu’un recours à l’arbitrage international
pourrait être évité (T. CIRDI, 19 décembre 2012, Urbaser S.A. and Consorcio de Aguas
Bilbao Bizkaia, Bilbao Biskaia Ur Partzuergoa c/ Argentine, ARB/07/26, décision sur la
compétence, § 181), il n’est dès lors pas nécessaire de rechercher une parfaite identité d’objet,
de cause et de parties des différends soumis aux juridictions internes et à l’arbitrage
international. C’est sans surprise que le tribunal Salini Impregilo recourt à la même méthode
(§ 133). Dans la mesure où elles portent sur les mêmes opérations économiques et les mêmes
mesures étatiques, le fait que les requêtes déposées devant les juridictions internes portaient
sur une allégation de violation des contrats et non du TBI comme devant le tribunal arbitral
n’est pas déterminant (§ 134). En outre, la formule retenue par le TBI est large dans la mesure
où il est attendu que l’investisseur saisisse « the competent administrative or judicial
jurisdiction of the Party on whose territory the investment is made » (art. 8.2). Le tribunal (et
l’Argentine au cours d’une audience) considère ainsi que le recours administratif initié par
Puentes satisfait la condition de l’article 8.2 du TBI (§ 138). Il est établi que la requête
arbitrale a été déposée 15 mois après le recours administratif interne (c’est-à-dire de manière
prématuré par rapport au délai minimum de 18 mois fixé par le TBI). Mais ici encore, et dans
le sillage d’une jurisprudence fournie, le tribunal fait preuve de souplesse en considérant que
dans la mesure où les procédures internes sont toujours pendantes à la date à laquelle il se
prononce, demander à l’investisseur de débuter à nouveau une procédure arbitrale serait une
perte de temps et de ressources (§ 139).
Enfin, l’Argentine invite le tribunal à appliquer le principe du forum non conveniens en
affirmant que même si le tribunal arbitral était compétent, les juridictions internes seraient un
forum plus approprié pour le règlement du différend (§ 152). L’applicabilité de cette notion
tirée du droit international privé est rarement évoquée dans le contentieux de l’investissement.
Le tribunal se contente de dire qu’il n’est pas nécessaire de déterminer s’il peut mettre un
terme à la procédure arbitrale au motif qu’une procédure est pendante devant les juridictions
internes dans la mesure où cette dernière n’a pas été initiée par Salini Impregilo mais sa filiale
de droit local Puentes (§ 173). La construction pourrait surprendre si l’on rappelle que dans
les développements qui précèdent le tribunal a considéré que l’action initiée par Puentes dans
l’ordre interne argentin permettait de satisfaire l’obligation pesant sur l’investisseur
d’exercice d’un recours interne. Mais le tribunal prend le soin de préciser qu’il n’y a pas ici de
risque de double réparation au bénéfice de l’investisseur, de sorte qu’il ne serait évidemment
pas « convenant » de priver celui-ci de son droit d’agir contre l’Argentine pour violation du
TBI.
Julien Cazala
Les binationaux sont ils des investisseurs comme les autres ? Peuvent-ils agir contre un Etat
dont ils possèdent la nationalité dès lors qu’ils possèdent également la nationalité d’un autre
Etat ? La question est de plus en plus fréquente dans le contentieux international de
l’investissement et la sentence Dawood Rawat illsutre la solution rigoureuse pouvant découler
du libellé en apparence peu restrictif d’un traité bilatéral d’investissement.
Il n’est pas contesté que M. Dawood Rawat possède depuis sa naissance en 1944 la
nationalité mauricienne. Il est également établi qu’il a acquis la nationalité française en 1998,
bien avant la naissance du différend et l’introduction de la requête arbitrale. Peut-il dans une
telle configuration agir contre l’Etat mauricien sur le fondement du traité bilatéral
d’investissement conclu en 1973 par cet Etat avec la France ?
On soulignera tout d’abord que le tribunal prend le soin d’indiquer qu’il n’est pas nécessaire
de rechercher quelle(s) nationalité(s) possédait D. Rawat à la date de l’investissement objet du
différend dans la mesure où la demande va être rejetée sur un autre fondement (note de bas de
page n° 148). On verra ici évidemment une référence à la décision rendue par la Cour d’appel
de Paris concluant à l’annulation de la sentence Garcia Armas c. Venezuela au motif que le
tribunal arbitral ne s’était pas interrogé sur la nationalité (espagnole et/ou vénézuélienne) des
demandeurs à la date de réalisation de l’investissement litigieux (CA Paris, pôle 1, 1ère ch., 27
avril 2017, République bolivarienne du Venezuela c. Monsieur Serafin Garcia Armas et Mme Karina Garcia
Gruber, RG n° 15/01040, comm. J. CAZALA, RGDIP, 2017-3, p. 933).
Le TBI France – Maurice privilégie le terme de ressortissant à celui d’investisseur, il s’agit de
déterminer si celui-ci inclut les binationaux franco-mauriciens. Le tribunal relève qu’il n’y a
pas d’exclusion explicite et qu’il ne lui appartient pas d’ajouter des restrictions qui ne figurent
pas dans le traité (§ 170). Il est ajoute, ce qui milite pour l’inclusion des binationaux, que
certains TBI conclus par la France ou Maurice excluent explicitement les binationaux (TBI
France-Chine, 31 mai 1984, art. 1.3 plus en vigueur ; TBI Maurice – Egypte, 25 juin 2014, art.
1.3).
Mais cette première impression favorable au demandeur est renversée par l’analyse faite par
le tribunal de la référence dans l’article 9 du TBI à l’arbitrage CIRDI. Cette disposition
énonce que « [l]es accords relatifs aux investissements à effectuer sur le territoire d’un des
Etats contractants, par les ressortissants, sociétés ou autres personnes morales de l’autre Etat
contractant, comporteront obligatoirement une clause prévoyant que les différends relatifs à
ces investissements devront être soumis, au cas ou un accord amiable ne pourrait intervenir à
bref délai, au Centre international pour le règlement des différends relatifs aux
investissements, en vue de leur règlement par arbitrage conformément a la Convention sur le
règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et ressortissants d’autres
Etats.». Or, on le sait, l’article 25.2.a de la convention de Washington retient qu’est exclue de
la notion de « ressortissant d’un autre Etat contractant » toute personne qui à la date du
consentement à l’arbitrage ou à la date de l’enregistrement de la requête possède également la
nationalité de l’Etat partie au différend. Le fait, selon le tribunal que l’article 9 du TBI fasse
une référence explicite à la convention de Washington est un élément de contexte dont il
convient de tenir compte pour interpréter la notion de ressortissant (§ 177) et de conclure que
« by incorporating a mandatory reference to the ICSID Convention in the notion of
‘‘resortissant’’ through Article 9 of the BIT, France and Mauritius have implicitly but
necessarily, exclude the French-Mauritian dual nationals from the scope of the application of
the BIT » (§ 179, italique dans l’original). Une condition posée dans le seul cadre de
l’arbitrage CIRDI à une époque où le consentement dissocié à l’arbitrage n’était qu’une
virtualité vient donc rayonner sur une procédure d’arbitrage conduite en dehors du CIRDI.
Le tribunal conclut ainsi que le traité bilatéral d’investissement franco-mauricien est
inapplicable à Dawood Rawat du fait de la possession de la nationalité de chacun de ces deux
Etats (§ 184). Il n’est dès lors pas possible de se prononcer sur le moyen alternatif présenté
par l’investisseur visant à bénéficier du jeu de la clause de la nation la plus favorisée.
Julien Cazala
L’affaire est portée devant le mécanisme supplémentaire du CIRDI par une entreprise
américaine sur le fondement du Chapitre XI de l’ALENA. Le demandeur se plaint de la
persistance de violations à la suite d’une première sentence par laquelle le Canada avait été
condamné pour violation de l’interdiction des prescriptions de résultats prévue à l’article 1106
de l’ALENA (T. CIRDI, 22 mai 2012, Mobil Investments Canada Inc. and Murphy Oil
Corporation c/ Canada, ARB(AF)/07/4).
Le Canada avance deux arguments pour tenter de faire échec à la compétence du tribunal. Il
s’agit d’une part d’affirmer que l’action serait tardive dans la mesure où elle porte sur un acte
adopté par le Canada en 2004 (les Guidelines for Research and Development Expenditures)
alors que l’ALENA (art. 1116.2) prévoit qu’un « investisseur ne pourra soumettre une
allégation à l'arbitrage si plus de trois années se sont écoulées depuis la date à laquelle
l'investisseur a eu ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée et de la perte ou du
dommage subi ». Il s’agit également pour le défendeur de soutenir que, la demande ayant été
tranchée dans la sentence Mobil I, celle-ci est res judicata.
Le premier moyen est rejeté par le tribunal au motif que Mobil pouvait raisonnablement croire
que le Canada cesserait de lui appliquer les guidelines de 2004 qui avaient été déclarées
contraires à l’article 1106 de l’ALENA en mai 2012. Dans un tel contexte, la décision
canadienne de maintenir l’application de ce texte malgré la condamnation constitue une
violation distincte de la promulgation de celles-ci en 2004 ou de leur mise en œuvre en 2009
(§ 172). Le présent arbitrage ayant été initié moins de trois ans après que Mobil ait reçu
notification de cette décision de maintien de l’application des guidelines par les autorités
canadiennes, le premier moyen avancé par le défendeur est rejeté.
Quant à l’argument du caractère res judicata : Bien que nécessaire, il n’est pas suffisant
d’avoir une identité de parties, d’objet et de cause pour que la demande soir res judicata (§
191). Mobil se fonde notamment sur la jurisprudence de la Cour internationale de Justice pour
souligner que l’argument ne peut opérer que pour les questions qui ont effectivement été
tranchées par un précédent tribunal (CIJ, 17 mars 2016, Question de la délimitation du
plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 miles marins de la côte
nicaraguayenne, Nicaragua c/ Colombie, exceptions préliminaires, arrêt, § 59, Rec. CIJ, p.
126). Or, dans la requête arbitrale adressée au CIRDI en 2015, Mobil demande la réparation
de pertes actuelles subies depuis 2012 tandis que la demande tranchée dans la première
sentence visait à obtenir la réparation de pertes qui à la date de l’adoption de la décision
Mobil I n’étaient que potentielles et futures (§ 194). Il s’agit donc de déterminer si la
demande relative aux pertes subies sur la période 2012-2015 avait été définitivement réglée
en 2012 dans la décision Mobil I. Dans cette dernière décision, le tribunal avait plusieurs fois
avancé que la question de la réparation des pertes futures et incertaines (postérieures à 2012)
n’était pas « mure » (ripe) pour être décidée. Surtout, le tribunal avait affirmé en 2012 que
« [g]iven that the implementation of the 2004 Guidelines is a continuing breach, the
Claimants can claim compensation in new NAFTA proceedings for losses which have accrued
but are not actual in the current proceedings » (Décision Mobil I, 22 mai 2012, § 478). On ne
s’étonnera pas dans un tel contexte que le tribunal rejette ainsi la seconde exception
préliminaire soulevée par le Canada. Une sentence sera ultérieurement rendue sur le fond.
Julien Cazala
La sentence Gavrilovic est très riche et présente avec un grand souci de pédagogie des
développements intéressants sur plusieurs questions contemporaines du droit international de
l’investissement. Nous ne rendrons compte ici que des plus significatives. Les demandeurs
accusent la Croatie d’avoir procédé à une expropriation illicite et d’avoir frustré leurs attentes
légitimes relatives à l’établissement et l’enregistrement de droits de propriété foncière.
Le TBI Croatie-Autriche précise, comme cela est aujourd’hui fréquent, que seuls les
investissements réalisés conformément au droit local seront protégés. Le tribunal rappelle que
c’est à l’État défendeur d’apporter la preuve de cette non conformité (§ 229). Le contexte de
l’investissement est trouble : M. Gavrilovic aurait pris part en 1991 à un montage avec les
autorités croates afin de permettre l’acquisition par celles-ci de devises étrangères alors que
l’État était la cible d’un embargo imposé par les Nations Unies et l’Union européenne. Les
conditions favorables (déclaration de banqueroute des entreprises avant leur rachat par
l’investisseur et prêt par l’État des sommes nécessaires au rachat) de réalisation concomitante
de l’investissement seraient une rémunération des services rendus pendant la période
d’embargo. Mais, pour le tribunal, il est nécessaire de souligner que ce n’est pas l’investisseur
mais le gouvernement de l’époque qui a orchestré un tel montage. Le fait que les entreprises
acquises dans des conditions favorables par l’investisseur aient été des entreprises confisquées
à sa famille lors de l’instauration du régime communiste et dont il réclamait la restitution
permet de croire en la bonne foi du demandeur (§§ 347-349) même si celui-ci ne pouvait
ignorer le caractère irrégulier de certains aspects du montage (§ 396). Dans un tel contexte, et
du fait de l’implication très significative de l’État dans le montage frauduleux, il ne saurait
être possible pour celui-ci de dénier la protection due au titre du traité à l’investissement
réalisé par M. Gavrilovic, même si les organes de l’État agissaient à l’époque ultra vires (§
384). Le tribunal conclut d’une manière générale et difficilement contestable que « under
international law the State cannot oppose a claim on grounds of illegality where the evidence
shows that the State was involved with such illegality » (§ 398).
La difficulté principale portait sur le fait que l’accord d’achat conclu en 1991 entre le
liquidateur et M. Gavrilovic, la nature des actifs des sociétés acquises n’était pas précisée. Or,
M. Gavrilovic va s’opposer au refus des autorités croates de faire enregistrer des titres de
propriétés de certains biens qu’il estime avoir acquis.
Le tribunal va considérer que pour certains lots de son investissement, l’investisseur a été
exproprié sans compensation (§ 949). Cela est peu contesté et n’entraine pas de débats
significatifs entre les parties. Pour les lots non visés par une mesure d’expropriation,
l’investisseur entend faire valoir que ses attentes légitimes ont été frustrées. Il relève de
l’évidence que l’investisseur ne peut prétendre avoir des attentes légitimes en relation avec
des biens dont il n’est pas propriétaire ou à l’égard desquels il n’a pas de droits contractuels (§
965). Conformément à une jurisprudence désormais bien établie, le tribunal affirme que
« legitimate expectations depend on specific assurances or representations made by the State
to the investor, which are relied upon by the investor at the time of making the investment » (§
984). La reconnaissance de la protection des attentes légitimes est, comme cela est désormais
la pratique dominante, strictement encadrée. Il s’agit de considérer que ces attentes légitimes
dépendent des diligences effectuées par l’investisseur et que seules les attentes nées à la date
de la réalisation de l’investissement peuvent être considérées légitimes et, à ce titre, protégées.
Il est également relevé que les représentations qui pourraient être nées des agissements du
liquidateur judiciaire des entreprises acquises ne sont pas attribuables à l’État et donc ne
sauraient générer des attentes légitimes protégées par le TBI (§ 1009). Dans ces
développements assez classiques on soulignera que le tribunal retient une conception
relativement souple des attentes légitimes en s’écartant de la jurisprudence dominante, quand
il affirme que « “reasonable expectations to be entitled to protection under the [t]reaty need
not be based on an explicit assurance”, it is sufficient that the claimant when making its
investment could reasonably expect that the State would act in a consistent and evenhanded
way » (§ 1017, citant la sentence Saluka c/ République Tchèque). Mais, malgré cette exigence
assez basse, il apparaît au tribunal qu’aucune des attentes légitimes de l’investisseur n’a été
frustrée par l’État défendeur.
Connu pour être l’un des plus sensibles sur les plans politiques et économiques, le principe du
traitement national donne lieu à un nombre limité de contentieux en matière d’investissement.
La sentence Gavrilovic présente sur ce point des éléments très classiques. Au terme d’une
étude minutieuse du traitement dont aurait bénéficié un investisseur national croate, le
tribunal conclut qu’il ne saurait y avoir de violation du principe du traitement national dans la
mesure où celui-ci et M. Gavrilovic n’étaient pas placés dans des situations semblables (§
1208).
Il résulte de tout cela que l’État défendeur sera uniquement condamné pour l’expropriation de
l’investisseur sur certains des biens pour lesquels la propriété est revendiquée. Le succès est
très partiel dans la mesure où le tribunal n’alloue à l’investisseur que 3 millions de dollars
correspondant à environ 2% de la réparation demandée.
Julien Cazala
L’affaire Chevron est de celles dont les évolutions sont suivies bien au-delà de la
communauté des observateurs habituels de l’arbitrage international en matière
d’investissement. Ce « succès » résulte de la confrontation qu’elle mobilise entre protection
de l’environnement d’une part et droits d’un investisseur étranger d’autre part. Il relève de
l’euphémisme de dire que la deuxième sentence partielle sur la partie II, rendue le 30 aout
2018, n’a pas partout été accueillie avec un grand enthousiasme dans la mesure où elle porte
une appréciation sévère sur un jugement interne condamnant un investisseur étranger pour
atteinte à l’environnement. Elle est pourtant, sur la question du déni de justice, un modèle du
genre, qualité favorisée par des faits particulièrement édifiants.
Le cadre de l’affaire est connu. A l’expiration d’un contrat de concession pétrolière dont ils
bénéficiaient, les demandeurs ont conclu avec le défendeur un accord de remise en état de
l’espace sur lequel avait été exécutée la concession. Malgré cet accord purgeant la
responsabilité des demandeurs, une procédure judiciaire fut ouverte contre eux devant les
tribunaux équatoriens pour préjudice environnemental ; ce que l’on désigne désormais sous le
nom de procédure Lago agrio. Les investisseurs affirment que la procédure aboutissant à un
jugement rendu en 2011, a été conduite de manière frauduleuse en étant entachée de graves
irrégularités. Ce jugement, exécutoire depuis 2012, est devenu définitif avec une décision de
la Cour constitutionnelle équatorienne de juin 2018.
Il s’agit pour le tribunal de se prononcer sur les allégations de déni de justice dont auraient été
victimes les investisseurs devant les juridictions équatoriennes les ayant condamnés à verser
environ 9 milliards de dollars aux populations locales.
Le jugement initial, confirmé par différents organes juridictionnels équatoriens pose
particulièrement question. Les demandeurs allèguent qu’il aurait été rédigé par les plaignants
équatoriens et non par le juge supposé en être l’auteur (« ghostwriting »). La preuve d’une
telle pratique est délicate à rapporter. Le tribunal s’interroge sur différents points : le nombre
de pages pouvant être lues par un individu dans un délai déterminé, la mobilisation des
ressources dans une langue que ne maitrise pas le magistrat, etc. Le tribunal est ainsi
convaincu, qu’au moins partiellement, le jugement n’a pas été rédigé par le magistrat
équatorien (§ 5.17). Cette première appréciation est renforcée par le fait que le jugement fait
état de documents qui n’ont pas été soumis au débat contradictoire et sont tous favorables aux
plaignants aux dépens de Chevron. Le tribunal estime que ces documents ont
vraisemblablement été utilisés par les représentants des plaignants de Lago agrio pour écrire
tout ou partie du jugement (§ 5.34), ce que confirme l’étude comparative conduite dans la
partie V - annexe 8 de la sentence partielle. Un expert linguiste a également comparé le
jugement litigieux à 750 jugements rédigés par le même magistrat. Le tribunal n’accorde pas
un poids décisif à ce rapport mais souligne qu’il permet d’émettre de forts soupçons sur
l’auteur réel du jugement. Le tribunal ajoute qu’il ne croit pas crédible la méthode de
rédaction du jugement présentée par le magistrat. Ce dernier aurait dicté à sa secrétaire
l’intégralité du jugement (§ 5.18) alors que les études conduites par deux experts
informatiques sur les ordinateurs prétendument utilisés rendent très douteuse une telle
manière de procéder (§ 6.111 et l’ensemble de la Partie VI). Le tribunal arbitral multiplie la
recollection d’indices permettant de croire que le magistrat n’a pas personnellement rédigé le
jugement. Le fait que le tribunal tienne pour acquis que le magistrat a proposé aux deux
parties à l’affaire Lago agrio de rédiger un jugement favorable à leurs intérêts contre
rémunération n’est évidemment pas neutre dans l’analyse des faits (§ 5.230). Il n’est en
revanche pas avéré que le gouvernement équatorien a joué un rôle dans le processus irrégulier
de rédaction du jugement (§ 5.236).
Ces irrégularités ayant été établies, le tribunal s’interroge sur sa propre compétence pour en
connaitre. La présentation à ce stade des questions de compétence peut surprendre, mais cela
ne tranche pas avec l’ensemble de la construction qu’on qualifiera de discutable. Pour ne citer
qu’un exemple, les expertises scientifiques des méthodes de rédaction du jugement se situent
dans deux parties distinctes de la sentence situées à 130 pages d’écart sans que l’on puisse
véritablement comprendre la pertinence d’une telle dissociation. Quant à sa compétence, de
manière classique, le tribunal affirme que toute plainte relative à un déni de justice doit être
précédée d’un épuisement des voies de recours internes (§ 7.17). Ni la juridiction d’appel ni la
Cour de cassation ne se sont confrontées aux allégations d’irrégularité. Cela serait, selon la
cour constitutionnelle, justifiée par un défaut de compétence de ces juridictions pour examiner
ces questions (§ 5.189). Les parties au différend sont en désaccord sur la satisfaction de
l’exigence d’épuisement des voies de recours internes. Bien que l’investisseur ait interjeté
appel du jugement et se soit pourvu en cassation, les autorités équatoriennes lui reprochent de
ne pas avoir initié une procédure sur le fondement du Collusion Prosecution Act (PCA). Le
tribunal va rejeter cette objection en affirmant qu’une telle procédure ne pouvait
raisonnablement aboutir à une issue satisfaisante pour les demandeurs qui cherchent à
s’assurer que le jugement ne soit pas exécuté en Équateur ou à l’étranger (§ 7.145). Dans le
même sens, il estime qu’il aurait été déraisonnable d’exiger des demandeurs qu’ils attendent
l’issue de la procédure devant la Cour constitutionnelle pour initier une procédure arbitrale (§
7.153), dès lors est satisfaite la condition d’épuisement des voies de recours internes,
nécessaire à la qualification d’un déni de justice.
Une dernière difficulté était soulevée par le défendeur. Il n’était pas possible pour les
demandeurs de présenter l’accusation de « ghostwriting » dans la requête initiale de 2009
dans la mesure où le jugement litigieux n’a été rendu qu’en février 2011 et n’est devenu
exécutoire qu’en mars 2012. Cela empêche-t-il le tribunal de se reconnaître compétent comme
le prétend le défendeur ? Les demandeurs ont ajouté à leur requête initiale la contestation du
jugement quelques semaines après la reconnaissance de son caractère exécutoire (§ 7.156). Le
tribunal arbitral, mobilisant abondamment la jurisprudence de la CIJ, souligne qu’il n’est pas
rare qu’un tribunal soit valablement appelé à se prononcer sur des faits qui se sont produits
après la date de sa saisine et souligne que « the appropriate test for determining the existence
of jurisdiction over facts occurring after the filing of an Application is whether those facts
“aris[e] directly out of the question which is the subject-matter of [the] Application” ». (§
7.178). La demande relative aux conditions de rédaction du jugement litigieux remplit
incontestablement cette condition.
Reste à déterminer si la responsabilité de l’État défendeur peut être reconnue pour déni de
justice. Le tribunal arbitral présente les conditions d’un tel engagement : « the legal test is
whether any shock or surprise to an impartial tribunal occasioned by the Lago Agrio
Judgment, with the judgments of the Lago Agrio Appellate, Cassation and Constitutional
Courts, leads, on reflection, to justified concerns as to the judicial propriety of the Lago
Agrio Judgment, as left materially uncorrected or unremedied within the Respondent’s own
legal system » (§ 8.26). Or, lorsqu’elles se sont prononcées, la Cour d’appel, la Cour de
cassation et la Cour constitutionnelle équatoriennes avaient à leur disposition suffisamment
d’informations pour suspecter « a strong prima facie evidence of judicial misconduct,
procedural fraud and (particularly) ghostwriting » (§ 8.33). Les faits sont si graves qu’il
serait douteux d’écarter l’idée qu’ils constituent une atteinte à l’obligation pesant sur l’État
d’accorder un traitement minimum à l’investisseur étranger. Il ne s’agit pas seulement d’une
erreur de fait ou de droit la part du système juridictionnel équatorien, mais bien d’une réponse
positive à la question posée en 1932 par G. Fitzmaurice : « Was the court guilty of bias, fraud,
dishonesty, lack of impartiality, or gross incompetence ? » (G. G. FITZMAURICE, « The
Meaning of the Term ‘‘Denial of Justice’’ », British Yearbook of International Law, 1932, p.
112).
L’attribution à l’État des comportements irréguliers ne pose guère de difficultés même si
l’Équateur a tenté d’affirmer qu’il ne saurait être tenu comptable du comportement d’un
magistrat corrompu (§ 8.43). Il est évident que ce magistrat agissait, même ultra vires, au
nom de l’appareil judiciaire étatique, c’est à dire en qualité d’organe de celui-ci. En outre,
aucun organe de l’appareil juridictionnel national n’est revenu sur le jugement alors que le
tribunal arbitral estime pour acquis que les diverses juridictions saisies devaient au moins
suspecter de graves irrégularités sur lesquelles elles n’ont mené aucune investigation. Cette
abstention vient corroborer la thèse de l’attribution (§ 8.52). Dès lors, est engagée la
responsabilité de l’État pour avoir adopté, conféré et maintenu le caractère exécutoire au
jugement litigieux (§ 9.15).
La dernière question devant être réglée par le tribunal est celle de la réparation pouvant être
accordée à l’investisseur victime d’un déni de justice résultant d’un jugement interne le
condamnant à verser environ 9 milliards de dollars en réparation d’un préjudice
environnemental causé à une communauté. Il est évident que le tribunal arbitral n’a pas
compétence pour annuler le jugement interne (§§ 9.38, 9.60, 9.79, 9.89). On retrouve ici une
situation comparable à celle de l’affaire Yerodia dans laquelle la CIJ avait affirmé qu’il ne lui
appartenait pas d’annuler le mandat d’arrêt irrégulièrement émis par la Belgique contre le
ministre congolais des affaires étrangères. Il revenait donc à la Belgique d’en neutraliser les
effets par les moyens de son choix (CIJ, 14 février 2002, Affaire du mandat d’arrêt du 11
avril 2000, (RDC c/ Belgique), arrêt, § 76, Rec. CIJ, p. 33). Suivant la même logique, le
tribunal arbitral Chevron va considérer que l’Équateur, pour rétablir les demandeurs dans leur
droit, doit suspendre immédiatement le caractère exécutoire du jugement litigieux (§ 9.17).
La question, bien délicate d’une éventuelle réparation financière, sera examinée par le tribunal
dans une autre phase de cet arbitrage (§ 9.119) qui a déjà donné lieu à trois ordonnances en
indication de mesures conservatoires, six sentences, une décision et près de soixante
ordonnances de procédure.
Julien Cazala
L’État allemand, défendeur dans un contentieux qui l’oppose à un investisseur suédois, estime
que le tribunal arbitral est privé de sa compétence du fait de la décision Achmea rendue par la
CJUE le 6 mars 2018 (Slowakische Republik c/ Achmea, aff. C-284/16). Les demandeurs
suédois soutiennent que cette exception préliminaire est tardive et que la décision Achmea ne
constituerait pas un fait nouveau dans la mesure où celle-ci correspond, dans ses grandes
lignes, à la position défendue de manière constante par la Commission européenne dans ses
mémoires en amicus curiae présentés au cours de procédure arbitrale de règlement de
différends investisseur-État (§ 61). Cette position n’est pas partagée par le tribunal qui
considère que la décision Achmea constitue un fait nouveau ouvrant le droit à l’Allemagne de
présenter des objections à la compétence (§ 99). Cela est sans surprise dans la mesure où, dès
la publication de la décision de la Cour de justice, le tribunal de l’affaire Vattenfall avait
invité les parties au différend à présenter des observations sur cette décision (§ 102). Dès lors
l’objection à la compétence présentée par le défendeur ne saurait être présentée tardivement.
Il s’agit dès lors de déterminer quelles règles s’appliquent à la détermination de la compétence
du tribunal arbitral, le droit de l’Union européenne comme le prétend le défendeur ou le traité
sur la Charte de l’énergie et la convention de Washington comme l’affirment les demandeurs.
Il est évident que la compétence du tribunal est encadrée par les deux instruments
internationaux précédemment évoqués (§ 128) mais on peut se demander si le droit de
l’Union européenne et la décision Achmea peuvent perturber cette construction (§130). La
question consiste notamment à déterminer si le droit de l’Union européenne est du droit
international (droit applicable aux termes du traité sur la Charte de l’énergie). On remarquera
la certaine ironie, de voir un débat classique se présenter ici à front renversé. Les partisans de
la compétence de la CJUE défendent la nature internationale du droit de l’Union tandis que
des spécialistes du droit international pourraient en vanter le caractère autonome. Le tribunal
conclut sur ce point, comme l’avait fait celui de l’affaire Electrabel (T. CIRDI, 30 novembre
2012, Electrabel S.A. c/ Hongrie, ARB/07/19, décision sur la juridiction, le droit applicable et
la responsabilité, § 4.120) que le droit de l’UE relève du droit international dans la mesure où
il a son fondement dans des traités internationaux (§ 150). Il s’agit alors de déterminer si le
droit de l’Union européenne peut jouer un rôle sur l’interprétation des dispositions du traité
sur la Charte de l’énergie au titre de l’article 31.3.c de la Convention de Vienne sur le droit
des traités. Sur ce point, le tribunal fait preuve d’une légitime prudence en indiquant que cette
disposition de la convention de Vienne de 1969 ne peut avoir pour effet de réécrire le traité
interprété en défendant une interprétation contraire au sens ordinaire des termes (§ 154).
Comme cela avait été fait dans la sentence Masdar c/ Espagne (nos observations, Revue,
2018-3, p. xxxx), le tribunal souligne que la décision Achmea a été adoptée par la Cour de
justice à propos d’un arbitrage fondé sur un TBI intra-UE et il n’est pas certain, contrairement
à ce que prétend l’Allemagne (§ 58) que cette solution soit également valable pour un
arbitrage fondé sur un traité multilatéral auquel l’Union européenne et les États membres sont
parties (§ 162). Dès lors que le tribunal affirme que le droit de l’Union européenne ne peut
interférer avec l’interprétation de l’article 26 (relatif au règlement des différends investisseur-
État partie au TCE) du traité sur la Charte de l’énergie, il lui appartient de procéder à celle-ci
conformément aux dispositions de la convention de Vienne sur le droit des traités. La
conclusion essentielle de ce processus est que selon le tribunal, la référence aux « parties
contractantes » dans l’article 26 vise à la fois les États non-membres de l’Union européenne et
les États membres de celle-ci (§ 207). Il n’est donc pas possible de dire que les effets de
l’article 26 seraient neutralisés pour les parties contractantes membres de l’Union européenne.
Si des contradictions apparaissent entre le droit de l’Union et le traité sur la Charte de
l’énergie, « [i]t is not for this Tribunal to redraft the treaty which has been agreed by the
Contracting Parties to the ECT » (§ 208).
Julien Cazala