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Ohadata D-11-72

Réflexions sur les problèmes de cohabitation entre


la CCJA et les juridictions nationales de cassation
Par
DJIMET ARABI
Magistrat, Conseiller Référendaire à la Cour Suprême du Tchad

Revue de droit uniforme africain, n° 3, p. 82

La création de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires a


apporté dans l’arsenal juridique des Etats membres une véritable révolution fédératrice.

Cet instrument qui a vu jour le 17 octobre 1993 à Port-Louis constitue un instrument


pour le développement des investissements en Afrique dans un climat de sécurité juridique et
judiciaire.

Si aujourd’hui, plus de dix ans après l’entrée en vigueur du traité OHADA, on peut
affirmer avec beaucoup de conviction que le bilan est globalement positif, force nous est
cependant de constater que sur le terrain de l’application dudit traité, la plupart des Etats-
parties ont du mal à se conformer à l’esprit et à la lettre de certaines de ses dispositions.

En effet, tantôt considérée comme juge de droit et juge des faits, tantôt comme 3ème degré
de juridiction, la CCJA connait quelques problèmes de cohabitation avec les juridictions
suprêmes nationales.

Pourtant, la lecture des dispositions de l’article 14 du traité de l’OHADA permet de


mesurer l’étendue de la compétence matérielle de la CCJA. Il s’agit d’une compétence
exclusive sur laquelle il est interdit aux juridictions suprêmes nationales d’empiéter.

A l’inverse, la CCJA est incompétente pour régler les litiges portant sur les matières non
harmonisées et de compétence exclusivement nationale.

Mais cette cloison entre la compétence de la CCJA et celle des juridictions nationales
apparemment claire (I) semble être altérée par une propension des juridictions suprêmes
nationales à garder leur compétence dans un domaine désormais réservé à la justice
communautaire.

Nous verrons ensuite quels sont ces difficultés et les pistes de solution pour une
cohabitation harmonieuse. (II)

I) – La clarté des dispositions des articles 14 et 15 du traité de l’OHADA


Un simple rappel des dispositions du traité et de l’abondante jurisprudence de la CCJA
nous permettra de comprendre clairement la compétence d’attribution de cette juridiction
supranationale.

A) Les dispositions claires du traité

Aux termes de l’article 14 du traité de l’OHADA « La CCJA assure dans les Etats
parties l’interprétation et l’application commune du présent traité, des Règlements pris pour
son application et des Actes uniformes.

La Cour peut être consultée par tout Etat partie ou par le Conseil des Ministres sur
toute question entrant dans le champ de l’alinéa précédent.

La même faculté de solliciter l’avis consultatif de la Cour est reconnue aux juridictions
nationales saisies en application de l’article 13 ci-dessus. Saisie par la voie du recours en
cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel des
Etats Parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l’application des
Actes uniformes et des règlements prévus au présent traité à l’exception des décisions
appliquant des sanctions pénales.

Elle se prononce dans les mêmes conditions sur les décisions non susceptibles d’appel
rendues par toute juridiction des Etats Parties dans les mêmes contentieux.

En cas de cassation, elle évoque et statue sur le fond. »

Ainsi la CCJA dispose de deux fonctions : Une fonction consultative ouverte aux Etats
Parties, au Conseil des Ministres et aux juridictions nationales et une fonction juridictionnelle
subordonnée à deux conditions :

- Le pourvoi formé doit concerner soit une décision d’appel, soit une décision non
susceptible de voie de recours ;

- Le contentieux doit soulever une question relative à l’application des Actes uniformes
et des Règlements prévus au traité.

Il convient de relever que si la première condition ne soulève aucune difficulté, la seconde


semble ne pas être facilement admise par certaines juridictions nationales.

L’article 15 quant à lui dispose que « Les pourvois en cassation prévus à l’article 4 sont
portés devant la CCJA, soit directement par l’une des parties à l’instance, soit sur renvoi
d’une juridiction nationale statuant en cassation saisie d’une affaire soulevant des questions
relatives à l’application des Actes uniformes. »

Il convient de relever ici que la plupart des saisines de la CCJA conformément à cette
disposition relève des parties et rares sont les saisines sur renvoi des juridictions nationales de
cassation.

Pour lever toute équivoque, la CCJA a pourtant rendu plusieurs décisions permettant aux
Etats Parties de s’inspirer.
B) Une abondante jurisprudence de la CCJA

Saisi conformément à l’article 14 du traité, dans la plupart de ces décisions, la CCJA


affirme les conditions de sa compétence. C’est ainsi que dans son Ordonnance N° 001/2001
du 11 octobre 2001, la CCJA disait « Attendu qu’il ressort de l’examen des pièces du dossier
que l’Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement entré en
vigueur le 10 juillet 1998 n’avait pas intégré l’ordre juridique interne du Tchad au moment
où les juges du fond étaient saisis du contentieux et qu’il ne pouvait être applicable…. Que
dès lors les conditions de compétence de la CCJA en matière contentieuse, telles que
précisées par l’article 14, n’étant pas réunies….. il échet de se déclarer incompétent. »

Il en est de même de la décision rendue par la CCJA le 26 Avril 2000 dans un contentieux
lié à l’interprétation d’un bail commercial en Centrafrique. A l’examen de ce pourvoi, la Cour
relève que le requérant n’invoque à l’appui de son recours, aucun moyen de droit tiré de
l’interprétation ou de l’application d’un Acte uniforme OHADA ou d’un Règlement prévu au
traité comme l’exigent les dispositions de l’article 14 alinéa 3.

II) - La propension des juridictions suprêmes nationales à garder leur compétence

Dans la pratique quotidienne et compte tenu d’une vulgarisation insuffisante des textes de
l’OHADA dans les Etats Parties, on note certaines difficultés qu’ont les juridictions nationales
à se conformer aux dispositions du traité OHADA.

C’est ainsi que plusieurs Cours suprêmes des Etats Parties notamment celles du Niger et
du Cameroun ont rendu des décisions contraires malgré qu’elles reconnaissent la compétence
de la CCJA dans le domaine.

A l’instar des autres Cours, la Cour Suprême du Tchad saisie à deux reprises en pourvoi
dans des affaires ayant un caractère mixte c'est-à-dire soulevant des moyens qui relèvent à la
fois du droit national que de l’OHADA s’est déclaré compétente et a rendu des décisions
contraires aux dispositions du traité de l’OHADA.

Il est compréhensible que nos Cours reconnues par nos Constitutions comme les plus
hautes juridictions en matière judiciaire, administrative et des comptes (au Tchad c’est
l’article 152 de la Constitution qui le précise) ne puissent rapidement céder leur compétence à
une juridiction supranationale qui demeure jusqu’à présent inconnue par la plupart de nos
justiciables.

Cette situation s’explique aussi par le fait que le juge n’est pas lié par l’exception
d’incompétence, il peut rejeter ce moyen de défense lorsqu’il l’estime mal fondé et dans ce
cas il ne renvoie pas les parties à mieux se pourvoir mais retient l’affaire et statue lui-même.

Cette « indiscipline » des juridictions nationales va certainement s’accentuer avec les


prochaines évolutions de la législation OHADA en matière de contrat et en matière sociale, si
l’on n’y prend garde.
Cependant cette situation semble être atténuée par les dispositions de l’article 18 du traité
OHADA qui dispose dans son dernier alinéa que « Si la Cour décide que cette juridiction
s’est déclarée compétente à tort, la décision rendue par cette juridiction est réputée nulle et
non avenue. »

En principe, lorsque les juridictions inférieures ont statué en dernier ressort en matière
OHADA, les parties doivent si elles veulent se pourvoir en cassation, saisir la CCJA.

Mais, il arrive que les juridictions suprêmes nationales soient saisies à tort ; dans ce cas, l’une
des parties peut, aux termes de l’article 18 du traité, saisir la CCJA mais à deux conditions :

- Soulever l’incompétence de la juridiction nationale devant celle-ci ;

- Saisir la CCJA dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision


contestée.

L’une des parties doit avoir soulevé l’incompétence de la juridiction suprême


nationale devant celle-ci : Dans le cas contraire, la CCJA doit déclarer le recours
irrecevable ;

Cette solution est confirmée par la juridiction supranationale dans sa décision du 27


janvier 2005 en ces termes « Attendu que la Cour de céans ne peut être saisie d’un
recours dirigé contre une décision rendue par une juridiction nationale statuant en
cassation en application de l’article 18 susvisé qu’à la condition que l’incompétence de
ladite juridiction nationale soit soulevée au préalable devant celle-ci. »

La partie qui a soulevé l’incompétence de la juridiction suprême nationale doit en


outre saisir la CCJA dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision
contestée.

La CCJA a réaffirmé cette condition dans son Avis N° 01/2004/JN du 28 janvier 2004
rendue sur consultation de la Cour d’Appel de N’djamena.

Elle s’est exprimée en ces termes « Il convient de rappeler que l’article 18 du traité
instituant l’OHADA dispose : Toute partie qui après avoir soulevé l’incompétence d’une
juridiction nationale statuant en cassation estime que cette juridiction a, dans le litige la
concernant, méconnu la compétence de la CCJA, peut saisir cette dernière dans un délai
de deux mois à compter de la notification de la décision contestée. La CCJA n’ayant pas
été saisie par la partie qui a soulevé l’exception d’incompétence devant la Cour Suprême
du Tchad, ne peut, en l’état se prononcer sur la compétence de ladite juridiction
nationale. »

III - Identification des problèmes et pistes de solutions

Pour remédier à cette situation, trois principaux problèmes ont été identifiés par la
doctrine et des pistes de solution proposés.
- 1° - L’insuffisance de vulgarisation du droit OHADA :

Même si on peut affirmer que l’Ecole Régionale Supérieure de la Magistrature -


ERSUMA en sa qualité d’organe principal de formation n’a pas failli à sa mission, il
convient d’intensifier la vulgarisation du droit OHADA par la formation continue de tous
les acteurs judiciaires et leur sensibilisation par les différents organes de l’OHADA sur la
procédure devant la CCJA.

- 2° L’éloignement de la justice communautaire :

Une réorganisation actuelle de la CCJA s’avère indispensable pour permettre à tous les
justiciables un accès facile à la justice.

Il s’agira donc de créer des formations locales de la CCJA dans chaque Etat membre de
l’OHADA tout en maintenant sa formation plénière actuellement à Abidjan afin de garantir
l’uniformité de la jurisprudence OHADA conformément au souhait des promoteurs du traité.

- 3° L’absence de dialogue des juges et les conflits de compétence :

La création d’une Chambre mixte communautaire dans chaque Etat membre semble aussi
inévitable pour résoudre ces difficultés.

Composée de deux sections, l’une des pourvois et l’autre du contentieux, elle serait un savant
mélange des juges suprêmes nationaux et de la formation locale de la CCJA.

Ce qui permettrait un meilleur dialogue et certainement contribuerait à régler plus


efficacement les conflits de compétence.

Il est évident que la mise en œuvre de ces propositions ne peut passer que par une révision
de certaines dispositions du traité.

Aussi, si l’intégration des Etats africains dans l’inévitable processus de mondialisation


dépend de leur capacité à concilier tous leurs atouts, il est plus indispensable que les Etats
Parties du traité OHADA, forts des expériences vécues au quotidien par les praticiens du
droit, engagent les reformes nécessaires à une plus grande adaptation des réalités judiciaires
locales à la justice supranationale comme l’a si bien dit Madjenoum Jocelyn qui a soutenu une
thèse à Paris sur le sujet et que nous partageons entièrement « si la communauté de droit sans
juge est inconcevable, un juge sans justice est pire encore. »

Je vous remercie pour votre aimable attention.

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