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Ohadata D-08-30

LA COUR SUPREME DU CAMEROUN EN CONFLIT


AVEC LA COUR COMMUNE DE JUSTICE ET D’ARBITRAGE (CCJA)
Par

René TAGNE
Avocat au Barreau du Cameroun

Juridis, n° 62, p. 104

Le Traité créateur de l’Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique


(OHADA) a apporté dans l’arsenal juridique du continent noir, un bouleversement fédérateur positif1.
Aux dires d’expert, ce Traité qui a vu le jour le 17/10/1993 à Port-Louis, constitue « un instrument
pour le développement des investissements en Afrique, dans un climat de sécurité juridique et
judiciaire »2.
En effet, il convient de se rappeler que ce Traité est intervenu dans un contexte africain caractérisé
par une insécurité juridique et judiciaire insusceptible de favoriser la croissance économique, dont le
corollaire le plus important est l’implantation des investisseurs internationaux.
Si l’insécurité juridique se dégage de l’obsolescence ou la contradiction inhérente aux dispositions
légales de part et d’autre en Afrique, l’insécurité judiciaire quant à elle, procède de l’insuffisance
criarde des structures adaptées et la faible production d’une justice responsable et de qualité, par les
Tribunaux africains3.
Plus de dix (10) ans après l’entrée en vigueur du Traité OHADA, il est nécessaire de s’arrêter pour
tenter un bilan du chemin parcouru4. Cette tâche devrait incomber aux Etats parties, qui trouveraient
ainsi l’occasion de s’interroger sur la pertinence de la jurisprudence de la Cour Commune de Justice et
d’Arbitrage d’Abidjan (CCJA), sur l’effectivité de l’Ecole Régionale Supérieure de la Magistrature
(ERSUMA), et sur le fonctionnement du Conseil de Ministres et du Secrétariat Permanent5.
En attendant la tenue éventuelle d’un tel forum, force est de noter qu’au plan législatif et
conformément à l’art. 2 du Traité, huit (8) Actes Uniformes ont été produits par le Conseil de
Ministres6. Ce qui est louable. Qui plus est, un neuvième Acte est déjà en chantier sur le droit des
contrats.
Notre enthousiasme s’interrompt lorsque sur le terrain de l’application des dispositions dudit Traité,
nous relevons pour le déplorer, que des Etats parties ont du mal à se conformer à l’esprit et à la lettre de
certaines dispositions communautaires.

1
L’OHADA constitue une expérience africaine, d’organisation régionale d’intégration juridique, dans laquelle des institutions supra
nationales sont dotées d’un véritable pouvoir normatif produisant des effets dans l’ordre juridique interne des Etats Parties.
2
Tel est le titre de l’article de M. YOUMSI Joseph, actuellement Conseiller à la Cour Suprême du Cameroun, voir Juridis Périodique
n° 30 - Avril - Mai - Juin 1997.
3
Le préambule du Traité a préconisé la formation des Magistrats et autres auxiliaires de Justice pour le renforcement des capacités de
production d’une Justice de qualité.
4
L’Union Internationale des Avocats (UIA) a tenté ce bilan dans la revue Le Juriste n° 2005/l page 55 et s., à travers une contribution de
Maître Alain FENEON, Avocat au Barreau de Paris.
5
L’OHADA comprend : un Conseil de Ministres, une Cour Commune de Justice et d’Arbitrage. Le Conseil de Ministres est assisté d’un
Secrétariat permanent auquel est rattachée une Ecole Régionale Supérieure de la Magistrature (ERSUMA).
6
Les huit (8) actes déjà produits portent sur le Droit Commercial Général, le Droit des Sociétés Commerciales et le Groupement
d’Intérêt Economique, le Droit des Sûretés, les Procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution, sur les procédures
collectives d’apurement du passif, le Droit de l’Arbitrage, l’Organisation et l’Harmonisation de la comptabilité des entreprises et sur les
contrats de transport des marchandises par route.
C’est du reste l’impression qui se dégage de la lecture des décisions de la Cour Suprême du
Cameroun par rapport aux articles 14 et 15 dudit Traité. Ces dispositions délimitent le champ de
compétence de la CCJA et corrélativement, imposent le dessaisissement des juridictions nationales
saisies, « des affaires soulevant des questions relatives à l’application des Actes Uniformes ».
A l’analyse, la Haute Juridiction camerounaise fait preuve d’un tâtonnement ou d’une inconstance
déconcertante qui frise l’arbitraire (II). Il s’agit d’une attitude d’autant plus grave et regrettable que la
jurisprudence de la CCJA a à plusieurs occasions, explicité les dispositions en question (1).

I. De la compréhension des art. 14 et 15 du Traité OHADA


Le rappel des textes de loi (A) et de l’abondante jurisprudence de la CCJA (B) nous permettra de
comprendre la compétence d’attribution de cette juridiction supranationale.

A. Des textes de loi compréhensibles


L’article 14 du Traité dont s’agit édicte : « La Cour Commune de Justice et d’Arbitrage assure dans
les Etats Parties, l’interprétation et l’application communes du Traité, des règlements pris pour son
application et des Acte Uniformes.
La Cour peut être consultée par tout Etat Partie ou par le Conseil des Ministres, sur toute question
entrant dans le champ de l’alinéa précédent.
La même faculté de solliciter l’avis consultatif de la Cour est reconnue aux juridictions nationales
saisies en application de l’art. 13.
Saisie par voie de recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les
juridictions d’Appel des Etats Parties dans les affaires soulevant des questions relatives à l’application
des Actes Uniformes et des règlements prévus au présent Traité, à l’exception des décisions pénales.
Elle se prononce dans les mêmes conditions, sur les décisions non susceptibles d’appel rendues par
toute juridiction des Etats Parties, dans les mêmes contentieux.
En cas de cassation, elle évoque et statue au fond ».
L’article 15 quant à lui, dispose : « les pourvois en cassation prévus à l’art. 14 sont portés devant la
CCJA, soit directement par l’une des parties à l’instance, soit sur renvoi d’une juridiction nationale
statuant en cassation et saisie d’une affaire soulevant des questions relatives à l’application des Actes
Uniformes ».
La présente analyse n’ayant pas pour objet l’étude des avis7, les deux premiers alinéas de l’art. 14 ne
retiendront pas notre attention.
Les trois derniers alinéas ont l’avantage de délimiter le champ de compétence de la CCJA. Il s’agit
de la compétence d’attribution8.
Ainsi, pouvons-nous relever que deux conditions doivent être réunies pour que la CCJA soit
compétente pour connaître d’un litige :
1)-Le pourvoi formé doit concerner soit une décision d’appel, soit une décision non susceptible
d’appel.
2)-Le contentieux dont voie de recours doit soulever une question relative à l’application des Actes
Uniformes et des règlements prévus au Traité.

La compréhension de la première condition visée est aisée et va d’ailleurs de soi9.


C’est la deuxième condition qui semble ne pas être admise par certaines juridictions nationales, à
l’instar de la Cour Suprême du Cameroun.
Une abondante jurisprudence de la CCJA a pourtant contribué au bannissement de toute équivoque
relativement à cette stipulation.
7
La CCJA donne des avis sur une question ou une disposition relevant du droit communautaire. Il s’agit des avis consultatifs.
8
La compétence d’attribution en droit processuel renvoie aux matières ou aux cas susceptibles d’être connus par une juridiction.
9
Les juridictions nationales des Etats parties connaissent en Première Instance et en appel du contentieux de l’application des Actes
Uniformes.
B. Une abondante jurisprudence explicative
De cette abondante jurisprudence de la CCJA, nous relevons deux décisions.

1. Ordonnance n° 002/2000 CCJA du 26/04/00, rendue dans une cause opposant Samba SOW à
la société PETROCA
Dans un contentieux lié à l’interprétation d’un bail commercial, la Cour d’Appel de Bangui (RCA) a
rendu le 13/09/1991, un arrêt dont le dispositif est ainsi conçu :
« Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort ;
En la forme, déclare l’appel recevable.
Au fond : Confirme le jugement en ce qu’il a déclaré inopposable à Aliou SOW, la cession du
terrain litigieux à Texaco et en ce qu’il a débouté Petroca de sa demande reconventionnelle ;
Dire et juger que le jugement litigieux demeure la propriété de Aliou SOW ;
Condamne Petroca à lui payer les arriérés des loyers ;
Condamne Petroca aux dépens ».
Contre cette décision, sieur SOW, par l’organe de son Conseil Me Dangabo Moussa, Avocat à
Bangui, s’est pourvu en cassation devant la CCJA suivant lettre du 30/09/1999 enregistrée au greffe de
la Cour le 25/10/1999 sous le n° 03/99/PC. L’objet de cette voie de recours est de réévaluer le taux de
loyer payable par la Petroca.
A l’examen de ce pourvoi, la Cour relève sans difficultés que « le requérant n’invoque à l’appui de
son recours, aucun moyen de droit tiré de l’interprétation ou de l’application d’un Acte Uniforme
OHADA ou d’un règlement prévu au Traité relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique,
comme l’exigent les dispositions de l’art. 14 al. 3 et 4 du Traité ».
C’est ainsi que la CCJA a rejeté le recours de sieur SOW.
2- C’est le même sort qui a été réservé à l’action d’Alexandre Ehongo Nemes dans un litige qui l’a
opposé à la Compagnie Camerounaise d’Assurances et de Réassurances S.A.C.C.A.R (AXA
Assurances), à travers l’ordonnance n° 00l/200l/CQA du 13/06/2001.
Cette décision rejette le pourvoi relevé en faveur de l’annulation de l’arrêt n° 228/Civ. rendu le
05/04/00 par la Cour d’Appel de Yaoundé. Arrêt réglant les conséquences civiles d’un accident de la
circulation et dont le dispositif se présente comme suit :
« Statuant publiquement, contradictoirement en matière civile et commerciale en appel et en dernier
ressort ;
En la forme : Reçoit les appels ;
Au fond : Déclare irrecevable l’exception tirée de la violation de la clause compromissoire soulevée
par la CCAR ;
Condamne la CCAR à payer à Eyongo Alexandre NEMES, la somme de 12.281.503 FCFA à titre de
dommages-intérêts, soit 7.291.503 FCFA pour le préjudice matériel et 5.000.000 FCFA pour le
préjudice moral ;
Déboute Ehongo du surplus de sa demande… ».
Au soutien de son pourvoi, cet Avocat défendu par Me Ehongo Ndjenda Justin invoque d’une part,
la violation par la CCAR AXA, des garanties d’assistance et d’évaluation médicales, du taux de prise
en charge ambulatoire etc..., et la réévaluation des allocations, d’autre part.
La CCJA a à bon droit, constaté que « le requérant invoque, au soutien de sa requête des moyens de
droit ayant leur source, d’une part, dans l’art. 4 du contrat d’assurance conclu le 04/04/1994 entre les
parties, d’autre part, dans l’art. 21 du Code des Assurances des membres de la Conférence Inter
Africaine des Marchés d’Assurances (CIMA), en outre, dans les art. 1134, 1149 et 1151 du Code Civil
camerounais ».
La conclusion de la motivation de la Cour était dès lors inévitable :
« Attendu qu’il résulte de l’examen des moyens suscités, que le litige ne soulève pas des questions
relatives à l’application des Actes Uniformes et des Règlements prévus au Traité susvisé ; qu’en
conséquence, la Cour est manifestement incompétente pour connaître dudit recours ».
En définitive, les ordonnances juridictionnelles et les arrêts de la CCJA ont pu éclairer la lanterne
des justiciables et des praticiens de Droit que nous sommes, dans la compréhension des dispositions du
droit communautaire objet de notre commentaire. Seulement, la lecture de la jurisprudence de la Cour
Suprême du Cameroun nous empêche de croire que cette donnée juridique et jurisprudentielle est
intégrée par tous.

II. L’inconstance ou le tâtonnement de la Cour Suprême du Cameroun


Nous avons pu, dans le cadre de nos recherches, retrouver deux décisions qui illustrent le
tâtonnement de la Cour Suprême du Cameroun par rapport à l’application des art. 14 et 15 du
Traité (A). Cette attitude regrettable peut heureusement être sanctionnée au travers de l’invocation de
l’art. 18 du même Traité (B).

A. Des décisions contradictoires rendues par la Cour Suprême du Cameroun

1. L’ordonnance n° 075 rendue le 28/12/2004 a été l’occasion pour la Cour Suprême du


Cameroun, de faire savoir qu’elle maîtrise la jurisprudence de la CCJA
En effet, en date du 1er/08/2001, Monsieur Fandio Zacharie procède à une saisie attribution de
créances sur les avoirs bancaires de la Société TEXACO, pour avoir paiement de la somme de
10.503.110 FCFA en principal, ainsi qu’à 200.000 F à titre de frais de procédures. Il s’agit d’une action
prévue par l’Acte Uniforme OHADA n° 6 sur les procédures simplifiées de recouvrement et voies
d’exécution.
La Société TEXACO, qui n’approuve pas cette saisie, assigne le saisissant devant Monsieur le
Président du Tribunal de Première Instance de Yaoundé Centre Administratif statuant en matière de
difficulté d’exécution, qui la déboute de son action.
La Société pétrolière relève appel de cette ordonnance. Et par arrêt n° 115/Civ. du 09/01/2004, la
Cour d’Appel du Centre de Yaoundé reçoit l’appelante en son appel ; au fond, il est alloué à FANDIO
Zacharie, les causes de la saisie du 1er/08/2001.
Contre cet arrêt, la Société TEXACO se pourvoit en cassation devant la Cour Suprême du
Cameroun, suivant lettre du 25/02/2001.
Par requête datée du 1er mars, cette Société, par l’organe de son Conseil Me Kuwong Tembi Patricia,
Avocat résident à Douala, sollicite de Monsieur le Président de la Cour Suprême, qu’il soit ordonné le
sursis à l’exécution de cet arrêt.
En réplique à cette sollicitation, le maître Fandio Zacharie soulève l’incompétence de la Cour
Suprême à statuer sur le pourvoi formé par la Société TEXACO. Il argue qu’aux termes de l’art. 15 du
Traité OHADA, « les pourvois en cassation de l’art. 14 ci-dessus sont portés devant la CCJA, soit
directement par l’une des parties â l’instance, soit sur renvoi d’une juridiction nationale statuant en
cassation et saisie d’une affaire soulevant des questions relatives â l’application des Actes
Uniformes ». Pour cet ancien Magistrat devenu Avocat au Barreau du Cameroun, « la Cour Suprême
étant incompétente à connaître du pourvoi, ne peut davantage accéder à la requête aux fins de sursis à
exécution, demande du reste contraire à l’art. 16 du Traité, qui dispose que le pourvoi en cassation
n’affecte pas les procédures d’exécution ».
Epousant une telle argumentation, la Cour Suprême s’est déclarée incompétente en l’espèce, après
avoir énoncé ce qui suit : « Attendu que l’arrêt dont le sursis est sollicité porte sur les difficultés
d’exécution d’une ordonnance rendue par le Juge de l’urgence du Tribunal de Première Instance de
Yaoundé, dans le cadre de la procédure simplifiée de recouvrement de créance régie par l’Acte
Uniforme n° 6 du Traité OHADA ;
Que le dessaisissement étant obligatoire dans ce cas, le Président de la Cour Suprême ne saurait,
sans outrepasser sa compétence, statuer sur le sursis sollicité… ».
Seulement, moins d’une semaine après cette ordonnance n° 075 du 28/12/2004, la Cour Suprême du
Cameroun a effectué un revirement spectaculaire qui mérite d’être dénoncé avec véhémence. C’est
ainsi que nous pensons que cette Juridiction nationale est entrée en conflit ouvert la CCJA.

2. C’est ce qui se dégage de l’ordonnance n° 090 du 03/01/2005 rendue dans une cause opposant
la Société Restaurant China Town Sarl à Meyou Michel
Cette procédure porte expulsion fondée sur un bail commercial régi par l’Acte Uniforme relatif au
Droit Commercial Général.
Dans cette cause, sieur Meyou Michel a obtenu devant le Tribunal de Première Instance de Yaoundé
Centre Administratif, l’expulsion de la Société China Town de son immeuble dans lequel est exploité
un restaurant, au lieu dit BASTOS à Yaoundé.
Par arrêt n° 282/Civ. rendu le 23/06/04, la Cour d’Appel du Centre à Yaoundé, statuant sur appel de
la Société chinoise, a confirmé la première décision en ce qu’elle a ordonné l’expulsion de cette
Société, avant de ramener les astreintes à 100.000 F par jour de retard à compter de la signification.
Maîtres Ngongo Ottou et Ndengue, Avocats résidents à Yaoundé et Conseils de la Société locataire,
ont formé pourvoi contre cet arrêt du 23/06/04. Et presque simultanément, ils ont saisi Monsieur le
Président de la Cour Suprême d’une requête aux fins de sursis à exécution.
Dans leur requête, les deux avocats dénoncent le fait que les dispositions des art. 92 et 95 de l’Acte
Uniforme sur le droit commercial n’ont pas été bien appliquées10 par les premiers juges.
En réponse, Me Mong Marcel Antoine, Conseil de Meyou, conclut d’entrée de jeu au rejet de la
requête de Chinatown, « au motif que la Cour Suprême est incompétente, en application des
dispositions de l’art. 14 du Traité relatif à l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique, aux
termes desquelles seule la CCJA est compétente pour connaître des pourvois formés contre les arrêts
rendus par les Cours d’Appel dans les espèces où les textes applicables ou appliqués sont les Actes
Uniformes, comme en l’espèce ».
Contre une telle argumentation désormais consacrée par la CCJA, la Cour Suprême du Cameroun a
retenu implicitement sa compétence. Il est à noter que dans sa motivation, cette juridiction nationale
invoque curieusement des dispositions du Droit communautaire :
« Attendu que les arguments développés par la Société requérante sont pertinents, que le Juge
d’appel a fait une application erronée des art. 92 et 95 de l’Acte Uniforme portant sur le droit
commercial général, en ce qu’il y a incompatibilité entre le droit au renouvellement du bail et
l’opposition dudit droit par le bailleur pour reconstruction de l’immeuble, que retenir qu’il y a eu
opposition du bailleur à un droit déchu du locataire, comme l’a fait la Cour d’Appel pour prononcer
l’expulsion sans indemnité d’éviction, est une contradiction qui rend la motivation insuffisante et donc
constitutive d’un défaut de base légale ».
Nous aurons compris avec aise que cette attitude de la Cour Suprême du Cameroun vient battre en
brèche l’esprit et la lettre des art. 14 et15 du Traité OHADA et prend le contre-pied de la jurisprudence
de la CCJA, et même de son ordonnance n° 075 du 22/12/2004 susvisée.
Cette tergiversation manifeste de la Cour Suprême du Cameroun est de nature à renforcer
l’insécurité judiciaire que le Traité OHADA est appelé à abolir. Heureusement, il est possible
d’exploiter les dispositions de l’article 18 du même Traité, pour venir à bout de ce zèle judiciaire.
10
L’art. 92 de l’Acte Uniforme OHADA portant droit commercial général dispose : « Dans le cas du bail à durée déterminée, le preneur
qui a droit au renouvellement de son bail, en vertu de l’article 91 ci-dessus, par acte extrajudiciaire, au plus tard trois mois avant la date
d’expiration du bail.
Le preneur qui n’a pas formé sa demande de renouvellement dans ce délai est déchu du droit au renouvellement du bail.
Le bailleur qui n’a pas fait connaître sa réponse à la demande de renouvellement au plus tard un mois avant l’expiration du bail est
réputé avoir accepté le principe du renouvellement de ce bail ».
L’art. 95 stipule quant à lui :
« Le bailleur peut s’opposer au droit au renouvellement du bail à durée déterminée, ou indéterminée, sans avoir à régler d’indemnité
d’éviction, dans les cas suivants :
1°) S’il justifie d’un motif grave et légitime à l’encontre du preneur sortant.
Ce motif doit consister, soit dans l’inexécution par le locataire d’une obligation substantielle du bail, soit encore dans la cessation de
l’exploitation du fonds de commerce.
Ce motif ne pourra être invoqué que si les faits se sont poursuivis ou renouvelés plus de deux mois après mise en demeure du bailleur,
par acte extrajudiciaire, d’avoir à les faire cesser.
2°) S’il envisage de démolir l’immeuble comprenant les lieux loués, et de le reconstruire.
Le bailleur devra dans ce cas, justifier de la nature et de la description des travaux projetés.
Le preneur aura le droit de rester dans les lieux jusqu’au commencement des travaux de démolition, et il bénéficiera d’un droit de
priorité pour se voir attribuer un nouveau bail dans l’immeuble reconstruit.
Si les locaux reconstruits ont une destination différente de celle des locaux objet du bail, ou s’il n'est pas offert au preneur un bail dans
les nouveaux locaux, le bailleur devra verser au preneur l’indemnité d’éviction prévue à l’article 94 ci-dessus ».
B. Le secours de l’art. 18 du Traité contre le zèle de la Cour Suprême
Il est question ici de relever à l’attention de sieur Meyou et de tous ceux qui ont été victimes du
tâtonnement de la Cour Suprême du Cameroun, que l’art. 18 du Traité leur ouvre une porte de sortie.
Le rappel du texte (1) et de la jurisprudence de la CCJA y afférente (2) permettront de comprendre
le bien-fondé de la présente suggestion.

1. Le texte dont s’agit


L’article 18 du Traité OHADA dispose in extenso « Toute partie qui, après avoir soulevé
l’incompétence d’une juridiction nationale statuant en cassation estime que cette juridiction a, dans un
litige la concernant, méconnu la compétence de la CCJA, peut saisir cette dernière dans un délai de
deux (2) mois à compter de la notification de la décision contestée.
La Cour se prononce sur cette compétence par un arrêt qu’elle notifie tant aux parties qu’à la
juridiction en cause. Si la Cour décide que cette juridiction s’est déclarée compétente à tort, la
décision rendue par cette juridiction est réputée nulle et non avenue ».
Il en ressort que la seule précaution à prendre revient à s’assurer de ce qui suit :
- La décision à déférer devant la CCJA doit être issue d’une juridiction statuant en cassation.
- La matière en cause doit relever de la législation communautaire (Actes Uniformes).
- L’incompétence de la juridiction nationale doit avoir été soulevée.
- Le respect du délai de deux mois après notification de la décision de la juridiction nationale.

La CCJA a rendu plusieurs décisions permettant de comprendre la portée de ce texte.

2. Une jurisprudence explicative


Par arrêt n° 009/2003 du 24/04/03, rendu dans une cause opposant Hyjazi Samih à Dagher Habib
Roland et dame Dagher May née Faghali, la CCJA a eu l’occasion de préciser que le recours en
annulation d’un arrêt fondé sur l’art. 18 n’était recevable que si le requérant avait soulevé
l’incompétence de la juridiction nationale.
La motivation de la Cour mérite d’être retenue :
« Attendu qu’il résulte de l’analyse des dispositions sus évoquées, que la Cour de céans ne peut être
saisie d’un recours dirigé contre une décision rendue par une juridiction nationale statuant en
cassation, en application de l’art. 18 susvisé, qu’à la condition que l’incompétence de ladite juridiction
nationale ait été soulevée au préalable devant celle-ci.
Attendu qu’en l’espèce, le requérant a formé un recours en annulation contre l’arrêt n° 589/2002
rendu le 11/07/2002 par-devant la Cour de céans, sur le fondement de l’art. 18 susvisé, sans avoir au
préalable soulevé l’incompétence de la Cour Suprême de la République de Cote d’Ivoire ;
Qu’il s’ensuit que son recours doit être déclaré irrecevable ».
- Dans une cause similaire, à travers l’arrêt n° 024/2004 du 17/06/2004, la CCJA a fait droit à
l’exception d’irrecevabilité soulevée par la SGBC dans une cause l’opposant à Aboa Achoumou
Etienne, motif pris de ce que ce dernier n’a pas soulevé l’incompétence de la Cour Suprême de la
République de Côte d’Ivoire, avant l’intervention de l’arrêt n° 232/08 du 08/05/2003.
- Dans l’arrêt n° 010/2004 du 26/02/04, la CCJA a apporté une précision sur la première des quatre
conditions susvisées. C’est la quintessence de l’affaire opposant Me Tonye Arlette, Avocat au Barreau
du Cameroun à Douala, à la BICEC défendue par la SCPA Mbock - Mbendang - Ndocklen - Nguevahe.
En effet, sur les faits, tout part d’une ordonnance de taxation de frais et émoluments dus
n° 220/PCA/Dla rendue le 07/08/2001 au profit de Maître Tonye Arlette par Monsieur le Président de
la Cour d’Appel du Littoral à Douala, conformément à la loi camerounaise sur la profession d’Avocat.
Munie de cette ordonnance d’office revêtue de la formule exécutoire, cette dernière pratique une saisie
attribution des créances sur les avoirs de sa débitrice, la Société MOBIL OIL Cameroun, dans les livres
de la BICEC.
Devant la résistance de cette institution bancaire à libérer les causes de la saisie (65.014.931 FCFA),
Me Tonye obtient du Tribunal de Première Instance de Douala Bonanjo, la condamnation au paiement
de cette somme d’argent, sous astreinte de 5.000.000 FCFA par jour de retard, suivant ordonnance
n° 104 du 17/11/00.
Le 08/12/00, la même juridiction liquide provisoirement les astreintes qui courent contre la BICEC,
à la somme de 50.000.000 FCFA. Telle est la quintessence de l’ordonnance n° 161.
Sur appel de la BICEC, la Cour d’Appel du Littoral rend l’arrêt n° 325/Civ. du 07/05/2001, qui
déclare la voie de recours irrecevable11.
La BICEC, qui forme pourvoi contre cet arrêt, introduit également une requête aux fins de sursis à
son exécution auprès du Président de la Cour Suprême du Cameroun.
Ce haut Magistrat rend le 08/07/2002, l’ordonnance n° 702 faisant droit à la sollicitation de la
BICEC12.
Maître Tonye, qui s’estime frustrée par cette décision, saisit la CCJA en cassation de l’ordonnance
présidentielle susvisée.
Dans ce litige, il s’est posé des problèmes de droit qui n’intéressent pas notre commentaire13. Par
l’arrêt n° 010/2004 du 17/06/04, la CCJA précise que conformément à l’art. 18 du Traité, seules les
décisions des juridictions vidant leur saisine en cassation peuvent faire l’objet d’un recours en
annulation.
La motivation de l’arrêt n° 010/2004 du 26/02/2004 est explicite relativement à cette affirmation :
« Attendu que Me Tonye Arlette s’est pourvue en cassation devant la Cour de céans contre
« l’ordonnance n° 702 rendue le 08/07/2002 par le Président de la Cour Suprême du Cameroun, ainsi
que la procédure connexe de pourvoi en cassation, pour voir déclarer nulle et non avenue l’ordonnance
n° 702 susvisée, avec toutes les conséquences de droit ;
Attendu que l’ordonnance n° 702 en date du 08/07/2002 du Président de la Cour Suprême du
Cameroun a été rendue sur requête aux fins de sursis à exécution, en application de la loi
camerounaise n° 92/008 du 14/08/92 fixant certaines dispositions relatives à l’exécution des décisions
de justice, modifiée par la loi n° 97/08 du 07/08/1997 ;
Que cette procédure ouverte, en cas de pourvoi formé devant la Cour Suprême du Cameroun, n’a
pas encore rendu sa décision sur le pourvoi de la BICEC qui, dès lors la tenue de ce qui est indiqué
plus haut, saisir la Cour de céans de cette procédure encore pendante devant la Cour Suprême du
Cameroun, ni la mesure provisoire prise dans le cadre de ladite procédure. Qu’il s’ensuit que la Cour
de céans doit se déclarer incompétente pour statuer sur le recours introduit par Me Tonye Arlette… ».
Nous nous empressons de relever pour le regretter, qu’avec cette jurisprudence, Tonye Arlette
contre la BICEC, nous soyons obligé à chaque fois que la juridiction nationale s’est déclarée à tort
compétente, d’attendre le dénouement de toute la procédure en cassation. Une telle attente peut être
préjudiciable pour le demandeur au pourvoi devant la CCJA, lorsque l’on sait que l’enrôlement d’une
affaire devant la Cour Suprême, l’échange de mémoires et l’instruction du dossier de procédure
prennent généralement plusieurs mois, voire plusieurs années.
Il est évident que le jour où la CCJA sanctionne l’arrêt à elle déféré, le justiciable victime du zèle ici
décrié sera considérablement meurtri dans sa chair. Il serait dès lors, plus juste que la juridiction
d’Abidjan revoie sa position relativement à cette question.
Qu’à cela ne tienne, au moment où nous concluons la présente analyse jurisprudentielle, nous
sommes obligé de reconnaître que l’attitude de la Cour Suprême du Cameroun par rapport à
l’application des articles 14 et 15 du Traité OHADA n’est pas de nature à favoriser l’anéantissement de
l’insécurité judiciaire qui était la préoccupation des Africains réunis le 17/10/93 à Port-Louis.
L’impression de l’existence d’une juridiction à tête chercheuse est de nature à encourager l’arbitraire
caractéristique des systèmes judiciaires méconnaissant l’égalité des justiciables devant la loi.

11
L’irrecevabilité procède de l’irrespect des conditions de forme relatives à la voie de recours en question. Elle ne concerna pas le fond
du litige.
12
La Cour Suprême a, à travers cet arrêt, ordonné le sursis à l’exécution de l’arrêt n° 325/Civ. du 07/05/01 de la Cour d’Appel de Douala.
Cet arrêt est dès lors, insusceptible d’être exécuté avant le dénouement de la procédure de pourvoi devant la Cour Suprême.
13
Par exemple, les Conseils de la BICEC ont estimé que Me Tonye a violé les dispositions de l’art. 23 du Règlement de Procédure de la
CCJA, pour n’avoir pas recouru au ministère d’Avocat dans le cadre de sa procédure. La CCJA n’a pas avalisé cette prétention, au
motif « qu’il n’est pas contesté que la requérante est Avocate inscrite au Barreau du Cameroun et qu’à ce titre, elle peut présenter tout
justiciable devant la Cour de céans ; qu’il serait contraire à l’esprit du texte énoncé, de la priver de son droit d’agir pour elle-même ».
Cette attitude des juges camerounais constitue une négation de la proclamation de ces Hautes Parties
Contractantes au Traité14, qui dans le préambule du texte, ont déclaré être « conscients qu’il est
essentiel que ce Droit des Affaires harmonisé soit appliqué avec diligence dans des conditions propres
à garantir la sécurité juridique des activités économiques, afin de favoriser l’essor de celles-ci et de
favoriser l’investissement ».
Au demeurant, cette situation contraste avec l’engouement manifesté vis-à-vis du Droit OHADA par
des Etats qui n’étaient pas représentés à Port-Louis15. En effet, le Président Kabila a annoncé en février
dernier, la prochaine adhésion de la République Démocratique du Congo à l’OHADA. Dans le même
ordre d’idée, des Etats anglophones comme le Ghana, le Nigeria et l’Ethiopie ont déjà organisé dans
l’intérêt des magistrats et auxiliaires de justice, plusieurs séminaires et missions d’information sur
l’OHADA16.
Si nous étions convaincu que le tâtonnement de la plus haute Juridiction nationale n’était commandé
par aucun esprit malveillant, nous suggérerions à la hiérarchie d’envisager urgemment un séminaire en
vue d’améliorer la formation des uns et des autres à ce nouveau Droit. Ne dit-on pas qu’il n’est jamais
tard pour apprendre, dans le sillage du philosophe grec qui n’avait cesse de proclamer « ce que je sais,
c’est que je ne sais rien ».

Juridis Périodique n° 62 / 2005, p. 104.

14
Telle est l’expression utilisée dans le préambule du Traité pour désigner les parties signataires de l’acte.
15
Etaient représentés à la conclusion du Traité OHADA, les pays suivants : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Centrafrique, les
Comores, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée Bissau, la Guinée Equatoriale, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Tchad, et le
Togo, auxquels devait se joindre ultérieurement un 16e Etat, la Guinée (Conakry).
16
Voir Alain FENEON op. cit.

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