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Questions de géographie de la population | Pierre George

CHAPITRE X

La turbulence
p. 239-252

Texte intégral
1 Chacune des deux grandes formes d’organisation du
monde actuel a ses propres phénomènes de turbulence.
En économie sous-développée, la turbulence est liée aux
modes d’exploitation agricole impliquant mobilité de la
population : divers cas de nomadisme et de semi-
nomadisme. En économie industrielle, elle est liée aux
diverses formes de séparation géographique des lieux
de travail et des lieux de résidence des populations
actives. Le rythme est saisonnier dans un sens très large
pour les nomades et semi-nomades. Il est journalier
dans la majeure partie des cas — mais peut être
hebdomadaire au moins pendant une partie de
l’année — pour les travailleurs agricoles ou industriels
qui ne résident pas sur le lieu de leur emploi. Une forme
de transition entre les deux grandes familles de
phénomènes de turbulence est représentée par les
déplacements saisonniers de main-d’œuvre agricole, qui
peuvent être observés dans les économies attardées et
dans les économies industrielles.

I. La turbulence dans les pays d’économie


attardée
Nomadisme pastoral
2 La forme classique de turbulence permanente est le
nomadisme pastoral. Il peut être défini comme une
succession de déplacements du campement du groupe
humain, suivant la répartition des pâturages provisoires
du désert ou du semi-désert à l’intérieur d’un périmètre
dont la jouissance par le groupe est reconnue par la
coutume ou résulte d’un équilibre de forces.
3 Il y a nomadisme total, c’est-à-dire déplacement de toute
la population, quand l’existence du groupe est liée à la
fourniture quotidienne de la nourriture par le troupeau.
La vie des hommes n’est donc possible, en chaque
moment de l’année, que là où les animaux peuvent
trouver leur nourriture.
4 Dans la zone méditerranéenne, le rythme annuel
rassemble généralement les nomades pendant l’été à
proximité des oasis où il y a toujours de l’eau, où l’on
peut échanger du grain et des dattes contre quelques
produits du bétail. Dès les premières pluies d’automne,
les tribus se fractionnent en petits groupes s’égaillant
dans les pâturages temporaires du désert. Diverses
formes de nomadisme ont été distinguées non sans
subtilité, selon que le voyage paraît totalement
empirique, au hasard des condensations locales,
rarement renouvelées au même point, selon qu’il suit à
intervalles plus ou moins réguliers et plus ou moins
espacés des circuits fixes, ou selon qu’il constitue une
gravitation autour d’un point. L’incertitude climatique
des régions arides, les modifications d’effectifs d’un
groupe peuvent faire interférer les différents types. Un
autre élément de distinction, plus concret, est la nature
du bétail, qui délimite les déplacements des hommes,
chameaux, ovins et caprins, bêtes à cornes. La
possession de plusieurs espèces de cheptel par un
groupe peut dissocier la turbulence en plusieurs
mouvements ; le plus ample et le plus aventureux est
celui des chameliers. Les différents groupes d’hommes
et d’animaux se trouvent rassemblés à intervalles plus
ou moins longs.
5 Quand intervient dans l’alimentation du groupe une
ressource qui permet une libération relative à l’égard de
la dépendance quotidienne du troupeau, et quand peut
être stockée une fraction des provisions nécessaires, la
population peut se scinder : une partie des familles ou
des individus se sédentarise, seules quelques familles ou
quelques individus pratiquent la garde des troupeaux et
continuent à se déplacer. Mais, désormais, leurs circuits
comportent un point fixe, le lieu d’implantation de la
fraction sédentarisée. Le processus est compliqué par
les privilèges sociaux attachés au nomadisme et par la
faible considération accordée aux sédentaires,
indépendamment de toute signification économique
d’ailleurs.
6 L’association d’une activité de culture à l’activité
pastorale restreint dans l’espace et dans le temps les
déplacements pastoraux. Il est nécessaire en effet
qu’une partie au moins des hommes d’âge actif soit
présente au moment des travaux de la terre. Des
récoltes à garder impliquent un habitat permanent. Il ne
s’agit plus que d’un semi-nomadisme.

Nomadisme cultural
7 Pourtant, la culture n’exclut pas la turbulence de la
population. Toute agriculture primitive à très longues
jachères implique au contraire un déplacement
périodique des populations. Les cultivateurs des forêts
chaudes cultivant sur brûlis forestier, abandonnant
leurs champs quand les rejets de la végétation forestière
deviennent envahissants et quand le sol commence à
perdre sa fécondité, sont contraints à des déplacements
répétés tous les deux ou trois ans. Ces déplacements
s’inscrivent à l’intérieur de très grands finages
coutumiers, à l’intérieur desquels s’effectue cette
rotation d’une agriculture où la jachère forestière
occupe le sol beaucoup plus longtemps que les cultures
et où, par conséquent, les hommes doivent parcourir un
vaste circuit de défrichements et d’ensemencements
successifs.
8 Sur des périodes moins longues, les systèmes de culture
de la savane africaine comportent, eux aussi, des
rotations étalées sur de longues périodes en raison de la
médiocrité des sols. Naguère, les villages se déplaçaient
quand les champs cultivés s’en éloignaient trop. Les
populations se retrouvaient à proximité d’un site
anciennement occupé après un périple qui pouvait
avoir duré une quinzaine ou une vingtaine d’années au
moins.
9 Le propre de la turbulence des cultivateurs est d’être à
rythme beaucoup plus lent que celle des pasteurs. Dans
la mesure où l’accroissement de population et une
substitution d’un système de culture moins extensif au
système ancien, quand elle est possible et durable,
réduisent le champ de ces déplacements, on peut passer
progressivement de la turbulence à la fixation pérenne.
Il est probable que cette évolution est à l’origine de la
plupart des formes d’habitat permanent des régions
rurales.

Déplacements saisonniers
10 Un cas particulier de la turbulence est le déplacement
régulier alternant, rythmé par les saisons. Une des
formes les plus simples est celui des peuples chasseurs
et pêcheurs suivant les migrations saisonnières du
gibier ou du poisson. Un exemple est fourni en
Amérique du Nord par les Esquimaux du cuivre,
chasseurs de rennes, pêchant le saumon qui remonte les
cours d’eau à la saison du frai. L’hiver les fait refluer
vers la limite nord de la forêt. Ils remontent vers le nord
à travers les Barren Grounds du Mackenzie pendant
l’été. La vie de toute la tribu étant liée au succès de la
chasse et de la pêche, lors même que des réserves sont
par ailleurs constituées pour la période d’hiver, c’est ici
aussi toute la population qui se déplace.
11 Ce fut le cas des peuples pasteurs des montagnes
pratiquant la transhumance entre les pâturages d’été de
la haute montagne et les steppes de piémont et d’avant-
pays utilisées pendant l’hiver. Il en subsiste en Afrique
orientale. En Europe même, quelques tribus
d’Aromounes continuent ainsi à transhumer dans la
péninsule balkanique de la Macédoine aux jachères
d’hiver des plaines pannoniennes ou pontiques. Mais le
plus souvent, aujourd’hui, les propriétaires des
troupeaux transhumants sont des sédentaires, qui
résident dans la montagne, dans des villages de vallée
ou de bordure de montagne. La transhumance n’est plus
que le fait des animaux et d’un petit nombre de
gardiens. Elle a cessé d’être un phénomène de
déplacement humain.
12 Les « migrations pastorales » de vallées, dont l’ampleur
a considérablement décliné dans les montagnes
européennes, continuent à être un phénomène actuel
avec déplacements saisonniers d’une partie notable de
la population dans les montagnes de l’Asie occidentale :
Caucase, Azerbaïdjan, Arménie, etc. (remues décrites
par M. X. de Planhol dans le Sahend1).
13 Il serait souhaitable de pouvoir chiffrer les effectifs des
populations engagées dans ce phénomène de
turbulence. Rien n’est plus difficile, puisque
précisément les services statistiques des pays
d’économie sous-développée soulignent toujours que
leur principale inconnue en matière de recensement
procède de l’impossibilité d’évaluer d’une manière
satisfaisante les populations nomades. M. J. Dresch a
proposé le chiffre de 4 millions de nomades et de demi-
nomades pour l’ensemble du Moyen-Orient arabe. Le
nombre des nomades sahariens est inférieur à
un million. Les semi-nomades des montagnes du
Maghreb sont plus nombreux, sans représenter des
effectifs très importants. Les cultivateurs nomades des
régions forestières de l’Asie du Sud-Est, de Madagascar,
des forêts africaines fort difficiles à dénombrer, sont
probablement quelques millions, peut-être une dizaine
de millions. Au total, on reste certainement au-dessous
de 1 % de la population du globe. Le phénomène
intéresse de vastes espaces et, à cet égard, il attire
l’attention, mais, à l’échelle de la population du globe, il
est négligeable.
14 Appartiennent à un type économique déjà plus évolué
les migrations saisonnières de travailleurs agricoles,
fréquentes surtout dans les pays non industriels, mais
qui peuvent persister sous des formes particulières en
économie industrielle. Il y a turbulence dans la mesure
où ces migrations s’effectuent chaque année suivant les
mêmes itinéraires et entre les mêmes points fixes,
comme une sorte de transhumance de travailleurs. Un
exemple peut être emprunté à l’Afrique tropicale, celui
des saisonniers soudanais venant plusieurs mois chaque
année travailler dans les plantations d’arachides du
Sénégal (les navétanes). On a signalé aussi les
importantes migrations saisonnières entre Soudan
d’une part, Gold Coast (aujourd’hui le Ghana) et Nigeria
d’autre part, entre 1930 au moins et l’époque présente.
Conditionnées par la demande de travail d’une ou de
plusieurs cultures, devant d’autre part permettre
l’exécution des travaux agricoles dans les pays de
départ, les migrations de ce type sont strictement
rythmées par une combinaison géographique de
travaux agricoles. Quand il y a abandon d’un des deux
termes, par exemple prélèvement de main-d’œuvre sur
l’effectif employé aux travaux agricoles du pays de
départ, on quitte le domaine de la turbulence à rythme
régulier pour entrer dans celui des migrations du travail
qui relève d’un autre chapitre d’étude.
15 À l’actif des phénomènes de turbulence peuvent
s’inscrire les migrations annuelles des mondines
italiennes et des équipes de vendangeurs et
vendangeuses du Midi viticole français venant
régulièrement des mêmes villages vers les mêmes
employeurs. Dans les pays actuellement industrialisés,
ces déplacements saisonniers ont été beaucoup plus
importants autrefois qu’aujourd’hui. Ils semblent même
avoir atteint leur maximum, au point de vue quantitatif
et au point de vue des distances parcourues, quand les
circuits traditionnels de petits effectifs ont pu s’épanouir
grâce au développement des moyens modernes de
transport et à certaines spécialisations agricoles. Le cas
extrême fut celui des « hirondelles », ces travailleurs
agricoles italiens faisant successivement les travaux du
blé et spécialement les moissons, dans leur pays et en
Argentine. Aujourd’hui, au contraire, on assiste à une
stabilisation de l’emploi agricole : les régions de départ
se sont généralement allégées de leurs excédents de
population par émigration définitive ; l’appel aux
saisonniers agricoles a été considérablement réduit,
sauf quand les conditions techniques d’une culture
continuent à le rendre indispensable malgré le
développement de la mécanisation : repiquage du riz,
cueillette des olives, vendange, démariage des
betteraves.
16 En revanche, ces mouvements peuvent prendre une
ampleur croissante dans des pays en cours de
développement, jouer un rôle plus ou moins durable
dans leur équipement. Les contacts s’établissent par
l’intermédiaire de moyens de transports modernes
entre des pays dont les phases de travail s’emboîtent en
ordre successif, ou entre des pays agricoles à
disponibilités constantes et plus encore saisonnières de
main-d’œuvre, et des pays ou des régions qui
recherchent des effectifs complémentaires de
travailleurs pour des besognes ingrates, sans se soucier
de retenir d’une façon durable ceux auxquels on fait
appel. Le Brésil central et méridional utilise ainsi des
« Nordestins » qui font les défrichements de forêts, les
travaux de terrassement au cours de migrations
cycliques. La Californie, le Texas ont utilisé et
continuent à utiliser au moins épisodiquement des
Mexicains. L’on a transporté saisonnièrement de pleines
cargaisons de bateaux de coolies indiens pour la culture
de la canne à sucre, en Australie, avant la Deuxième
Guerre mondiale.

II. Les migrations journalières de travailleurs


industriels
17 Dans les pays d’économie industrielle, la population des
régions ou des agglomérations industrielles est animée
par une mobilité quotidienne d’une partie importante
de la population active, qui peut couvrir des aires de
déplacement de plusieurs dizaines de kilomètres de
rayon.
18 Une forme embryonnaire s’observe dans des régions
rurales à l’écart de toute influence directe de l’industrie,
là où la main-d’œuvre agricole est concentrée dans de
gros centres d’habitant éloignés des lieux de travail.
Dans la Pouille, en Castille, les ouvriers, aux saisons de
travaux, quittent la ville rurale ou le gros village avant
l’aube, parcourent 10, 20 kilomètres, parfois plus, à
bicyclette, en camion, ou avec des bourricots, pour
atteindre le chantier de travail, et rentrent la nuit
tombée. Quand les journées sont trop longues, on campe
toute la semaine auprès du travail et on ne rentre à la
maison que le samedi soir. Exceptionnelles en économie
agricole, ces turbulences journalières ou
hebdomadaires sont liées au salariat. Il est donc
possible, en passant du type rural aux formes urbaines
et industrielles de mobilité, de les considérer comme
liées à certaines circonstances de la condition ouvrière,
encore qu’il ne soit pas exclu que certains chefs
d’entreprise accomplissent des déplacements analogues.

Migrants journaliers ou « navetteurs »


19 Les faits de turbulence journalière de population ont été
analysés et chiffrés dans diverses régions d’Europe et
d’Amérique. Ils se présentent comme une donnée
d’ordre général qui apparaît dans un très grand nombre
de régions industrielles ou urbaines, mais dont les
facteurs sont multiples.
20 M. R. Dickinson a signalé le cas des usines d’Eindhoven
aux Pays-Bas, qui emploient 11 000 ouvriers extérieurs à
la ville sur 30 0002, celles de Ludwigshafen où
travaillent 22 500 migrants journaliers venant des
campagnes du Palatinat, celles de la Volkswagen à
Wolfsburg, où arrivent chaque matin 15 000 ouvriers
résidant dans un rayon de plusieurs dizaines de
kilomètres3. L’enseignement de ces exemples, qui ont
l’avantage de fournir des données numériques précises,
peut être généralisé à toute la République fédérale
d’Allemagne, aux Pays-Bas, à la Belgique, au nord de la
France, aux régions industrielles lorraines, aux zones
industrielles de l’Italie du Nord, surtout à la région
milanaise. Dans toute l’Allemagne occidentale, un
réseau de chemins de fer particulièrement dense
transporte chaque jour des contingents élevés
d’ouvriers venant des petites villes ou des campagnes
vers les centres industriels. Leur pourcentage est
d’autant plus élevé que la concentration industrielle est
moins poussée. La Ruhr a fixé de telles masses
d’ouvriers que la gravitation journalière autour de la
zone industrielle, bien que fort importante, n’intéresse
qu’une proportion relativement faible de l’ensemble de
l’effectif employé. Mais, autour de Francfort, autour de
Ludwigshafen-Mannheim, autour de Stuttgart, autour
de Nuremberg, autour de Munich, comme autour de
Wolfsburg, de Hanovre et des ports du Nord, bouillonne
chaque jour un important mouvement de main-d’œuvre
industrielle. Il en est de même autour de Bruxelles,
autour de Liège. Et partout, ce mouvement entraîne des
travailleurs de professions très diverses, allant des
ouvriers non qualifiés aux cadres, en passant par
diverses catégories d’employés et de techniciens des
deux sexes. Les charbonnages et la région sidérurgique
lorraine sont le pivot de mouvements journaliers
importants qui utilisent chemins de fer et services
d’autocars spécialement affrétés par les employeurs. Les
statistiques établies par l’Office municipal de Milan font
état de plus de 200 000 déplacements journaliers à
destination de la ville de Milan ; 25 000 paysans de la
Brianza au moins vont travailler dans des centres
industriels à 20 ou 40 km de leur domicile. Mais
plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers vont chaque
jour d’une ville à l’autre à l’intérieur de la grande
conurbation milanaise4. À ces divers cas de
mouvements régionaux, plus ou moins orchestrés par
les activités d’un centre industriel majeur (Milan par
exemple), s’ajoutent ceux des très grandes
agglomérations du type des agglomérations-capitales. La
mobilité journalière de la population active a été
évaluée à plus d’un million et demi dans
l’agglomération parisienne, à deux millions au moins
dans celle de Moscou5.

Mobiles des déplacements


21 Ces données brutes recouvrent des réalités différentes.
Le facteur principal de la mobilité journalière peut être :
22 1° l’existence d’un lien permanent entre travail
industriel et possession d’une habitation, souvent d’une
exploitation agricole dans une zone rurale ;
23 2° l’obligation pour une partie du personnel d’un centre
ou d’une région industrielle de continuer à vivre à la
campagne ou d’aller s’y installer, en raison de
l’insuffisance de la capacité de logement de la zone
industrielle en nombre ou en accessibilité pour la main-
d’œuvre ;
24 3° la séparation spatiale des zones industrielles et des
zones dites résidentielles à l’intérieur d’une
agglomération où les fonctions de production se sont
fortement concentrées, repoussant par là même les
possibilités d’habitation à une distance plus ou moins
grande ;
25 4° la discordance entre les rapports géographiques
emploi-logement dans diverses branches d’activité, le
mobile de fixation de la population dans un espace
donné n’étant pas valable pour toutes les catégories de
population active6.

Double activité professionnelle


26 Le premier cas correspond à une combinaison
économique et sociale acceptée ou recherchée par les
employeurs ou les pouvoirs publics d’une part, par la
population active intéressée d’autre part. Elle repose sur
le thème de l’association de l’économie agricole et de
l’économie industrielle. Le travail à l’usine, allongé des
délais de circulation, étant incompatible avec le cumul
d’une activité agricole par l’ouvrier d’industrie,
l’association la plus répandue est celle de l’exploitation
agricole plus ou moins résiduelle gérée par les vieux
parents, ou par la femme, aidée des plus grands de ses
enfants, avec le travail industriel du chef de famille.
Dans les cas limites, l’exploitation agricole est devenue
caduque, mais l’ouvrier continue à résider dans la
maison familiale, autour de laquelle subsiste seulement
une économie de jardinage et de basse-cour, les terres
étant louées à un voisin. Cette forme a été recommandée
en Allemagne avant la Deuxième Guerre mondiale et y a
conservé des adeptes. Elle est représentée en France
dans certaines régions (Limagne autour de Clermont-
Ferrand, Lorraine du Nord). On peut assimiler la
résidence rurale non agricole américaine au cas limite
où il ne reste plus à l’habitation rurale que sa fonction
résidentielle. L’ensemble des mouvements journaliers,
résultant de ce premier facteur de dissociation entre
lieux de travail et lieux de résidence, procède du choix
d’un type résidentiel qui peut aller jusqu’à inspirer la
construction de cités résidentielles rurales pour des
ouvriers d’usine situées à des distances assez grandes de
ces cités.

Insuffisance des logements urbains


27 Le second cas est plus circonstanciel par définition. Les
destructions de quartiers urbains dans les villes
bombardées pendant la guerre dans toute l’Europe ont,
en maint endroit, conduit à la dispersion forcée d’une
partie importante de la population active employée
dans les villes, dans les villages d’alentour où des
logements pouvaient être trouvés (en France l’exemple
du Havre, en Allemagne, en Union soviétique celui d’un
nombre considérable de villes sinistrées à plus de 50 %).
En Allemagne, le fait s’est compliqué de l’afflux des
rapatriés Volksdeutsche. Certains de ceux-ci ont trouvé
des emplois dans les villes, mais ont grossi les effectifs
des personnes qui devaient se loger à la campagne à des
distances souvent grandes de leur emploi, suivant les
possibilités de trouver des maisons où des pièces libres
dans les villages. En principe, les mouvements
journaliers résultant de ce mode de résidence rurale
imposé par des circonstances passagères, doivent
diminuer progressivement à mesure que la construction
de logements permet d’installer près de leurs lieux de
travail des effectifs de plus en plus importants d’anciens
migrants. Mais la construction de logements ne suffit
pas toujours à résoudre le problème, et surtout à le
résoudre pour tous. Dans les pays d’économie libérale, il
est fréquent que les loyers des nouveaux immeubles
soient trop élevés pour une partie des travailleurs
résidant hors de la ville. Ceux-ci continueront, toujours
par obligation, à être des migrants journaliers. Dans ce
cas, la sélection s’opère selon le niveau des revenus
familiaux.
Spécialisation des fractions des grandes
agglomérations
28 La séparation spatiale des zones industrielles et des
zones d’habitation est le fait des grandes
agglomérations. Pour des raisons multiples, et surtout
afin d’utiliser des terrains de faible valeur, on a
construit soit des cités, soit des séries de pavillons
individuels sur lotissement, à des distances de plus de
10 km ou 20 km du centre des plus grandes villes
européennes. Ces zones résidentielles se trouvent
éloignées du centre urbain, où sont domiciliées les
fonctions commerciales, financières, administratives et
culturelles, et également à l’écart des zones
industrielles. Cette structure urbaine est responsable de
la mobilité journalière de la population dans des
agglomérations du type de l’agglomération parisienne
ou londonienne, mais aussi dans les grandes villes de
l’Amérique du Sud (Rio de Janeiro, São Paulo, Buenos
Aires). On a envisagé à Londres, surtout comme
correctif, la création de noyaux dits « satellites » où se
trouveraient réunies les fonctions de production et les
fonctions de résidence7.

Différenciation professionnelle d’une population locale


29 La discordance géographique entre activités
professionnelles d’une population et celles qui peuvent
être exercées sur place peut procéder de diverses
causes. Un premier exemple est celui des charbonnages
du Nord de la France, qui fournissent une main-d’œuvre
mobile de femmes et de jeunes filles appartenant à des
familles de mineurs employés sur place, et allant
travailler dans les usines textiles à plus de 20 ou 30 km
de leur domicile. La situation est la même dans la
conurbation milanaise, où les filles d’ouvriers de la
métallurgie lourde de Sesto San Giovanni, demeurant à
Sesto San Giovanni, vont travailler dans les magasins ou
les bureaux de Milan. D’autre part, une association
initialement viable de la résidence et de l’entreprise
peut s’altérer à partir du moment où, pour des raisons
diverses, cette association n’est plus respectée. La
construction d’une cité d’habitation pour le personnel
d’une usine ne constitue un élément de stabilisation de
la population active que dans la mesure où la possession
du logement est étroitement liée à l’emploi dans
l’entreprise, ce qui n’est réalisé que dans le cas d’une
cité appartenant à l’entreprise. Mais, même dans ce cas,
si l’entreprise ne peut employer toutes les espèces de
main-d’œuvre issues de l’offre de travail des divers
membres des familles des ouvriers logés, une partie de
la population active résidante est appelée à se déplacer.
C’est pourquoi on a recommandé la combinaison unité
de logement-complexe industriel, commercial,
administratif offrant une gamme assez variée d’emplois,
ce qui rejoint la notion de ville-satellite d’un noyau
urbain principal détenant les fonctions directives
principales.

Le phénomène de « pointe »
30 Ces déplacements journaliers sont spectaculaires parce
qu’ils se concentrent sur quelques heures au début et à
la fin de la journée. Sauf dans le cas du personnel
d’entreprises fonctionnant de manière continue et
procédant à des relèves de personnel toutes les
huit heures (mines en particulier), la prise de travail
s’effectue, suivant les pays et suivant les professions,
entre 6 heures et 9 heures le matin, l’achèvement de la
journée s’échelonne entre 16 ou 17 heures et 19 heures.
Des foules très denses se pressent dans les gares, aux
stations d’autobus et d’autocars à ces heures, dites
heures de pointe. La gare Saint-Lazare à Paris écoule
jusqu’à 1 000 voyageurs-minute, la gare centrale de
Bruxelles 300 à 400 à la minute. De véritables cortèges
débouchent des grandes gares d’accès aux centres de
travail le matin, y convergent le soir. Les routes sont,
aux mêmes heures, encombrées de voitures, de cars, de
bicyclettes, de motocyclettes ou de mobylettes. Les
dépenses d’équipement de services de transport et
d’engins moteurs ou d’engins de traction doit en effet
être calculé selon les besoins d’une circulation qui n’est
effective que pendant 5 heures sur 24. D’autre part, il
doit desservir des itinéraires assez longs : autour de
Paris un rayon d’au moins 25 km, beaucoup plus autour
des grandes agglomérations des pays d’Amérique, mais
le long desquels la charge varie en raison inverse de la
distance, de telle sorte que les services en bout de ligne
s’effectuent à moins de 20 % d’occupation des places
disponibles, alors que, dans le secteur le plus proche du
centre de travail, la surcharge est intolérable.
31 L’exploitation s’effectuant à perte, l’effort apporté pour
assurer un confort minimum aux voyageurs est très
limité. Ces déplacements sont, pour l’ouvrier ou
l’employé, un surcroît de fatigue, une perte de temps qui
peut aller jusqu’à 4 et 5 heures par jour. Les
conséquences sur la vie de famille, sur la moralité des
jeunes peuvent être considérables. La productivité de la
main-d’œuvre en est affectée. Et, sauf dans certains cas
très particuliers, dans des pays où la résidence rurale
des travailleurs urbains est passée au rang d’habitude et
s’entoure de tout un contexte psychosocial, en Belgique,
en Allemagne surtout, la turbulence quotidienne des
populations actives est considérée comme un mal
auquel il convient de chercher des remèdes, dans un
meilleur aménagement des agglomérations, une
décentralisation des industries, etc.

III. Les déplacements de loisirs

Un corollaire de l’urbanisation
32 Les déplacements liés à l’emploi des loisirs des diverses
catégories sociales d’une population, qui constituent
une turbulence saisonnière bien plus importante
numériquement que tous les nomadismes et toutes les
transhumances, sont inhérents à un type de civilisation
matérielle, celui de l’Europe industrielle et de
l’Amérique du Nord. Ils se généralisent dans les pays où
l’industrialisation et l’élévation du niveau de vie
réduisent l’écart entre l’état social moyen des habitants
et l’état social de ceux de l’Europe de l’Ouest et de
l’Amérique du Nord. Dans les pays seulement
partiellement industrialisés d’économie libérale, ils
n’atteignent que les catégories les plus élevées de la
société (au Brésil par exemple). Dans les pays en cours
d’industrialisation d’économie socialiste, ils intéressent
surtout les cadres, les travailleurs d’élite et les enfants.
33 Cette mobilité apparaît d’autre part comme un
corollaire de l’urbanisation. La population recherche
des possibilités d’exode vers la campagne et les sites
naturels les plus attrayants dans la mesure où la
résidence urbaine la prive du contact avec la nature et,
par ailleurs, s’accompagne de l’acquisition des moyens
matériels de déplacement et de séjour. Diverses
combinaisons fondées sur l’équipement des sites et sur
des habitudes acquises et provoquées donnent à ces
mouvements des directions géographiques déterminées.
34 On distinguera par conséquent :
35 1o des mouvements à répétition fréquente, d’intensité
saisonnière inégale : les mouvements de fin de semaine
de belle saison, qui sont des mouvements à courte
distance appelant une organisation du tourisme de
masse à proximité des grandes concentrations
humaines — surtout la conservation d’espaces verts
accessibles où les foules du dimanche puissent
s’égailler ;
36 2o des mouvements saisonniers,
37 a) à prédominance de certaines directions :

les mouvements liés à la pratique des sports


d’hiver,
les mouvements de printemps et d’hiver conduisant
les touristes des pays froids, humides et couverts
vers les pays lumineux (zone méditerranéenne en
Europe, Floride aux États-Unis),
les mouvements liés à la fréquentation de stations
de cure : stations minérales et thermales ;

38 b) à diffusion généralisée : l’ensemble des mouvements


d’été, avec cependant prédominance des courants
aboutissant aux plages.

Mouvements grégaires et déplacements individuels


39 L’appréciation quantitative de ces mouvements est
inséparable de l’étude du tourisme et du taux de
fréquentation, pendant les périodes de loisirs, des pôles
d’attraction des foules déplacées. On évalue à plusieurs
centaines de milliers les déplacements du dimanche
dans la région parisienne, surtout entre Pâques et le
mois de juillet. Le nombre des départs de Paris par
chemin de fer au cours de la première semaine d’août
est de 1 million (contre 300 000 à 400 000 voyageurs
grandes lignes en une semaine, en période de
circulation purement commerciale ou professionnelle).
Par ailleurs, environ les trois-quarts du parc de
véhicules de tourisme de la Seine et de Seine-et-Oise
sont à ce moment hors de leur département d’origine,
soit environ 600 000 voitures transportant en moyenne
trois personnes chacune : le volume de cette migration
estivale au moment du maximum (première quinzaine
d’août) est pour la seule région parisienne de
2,5 millions au moins. Des villages exsangues pendant
dix mois de l’année, des bourgades ou de petites villes,
où plus de la moitié des magasins sont fermés pendant
l’hiver, regorgent brusquement de population
temporaire, des campements organisés entassent des
foules sur les plages. Toute l’Europe occidentale, toute
l’Amérique du Nord sont secouées par ce mouvement
qui déplace pour quelques semaines le centre de gravité
des affaires, apporte à des secteurs géographiquement
restreints des sommes considérables. Sa signification
peut être très variable suivant les individus : purement
mécanique, l’obéissance à un conformisme social,
hygiénique, médical, sportif, culturel. Par là même, les
zones d’accueil sont assez différentes : plages à la mode,
bords de mer en général, montagne, stations de cure,
villes d’art, ou campagne. Certaines régions favorisées
par la nature, équipées spécialement, reçoivent des flux
particulièrement denses : l’Italie en général, la Suisse,
l’Autriche, la côte méditerranéenne française, la Savoie,
Paris, l’Espagne, la Grèce, la côte dalmate, pour l’Europe
de l’Ouest. Un fait de civilisation aux multiples aspects
psychologiques et sociologiques, d’une intensité variable
selon les classes sociales, suivant la situation
économique générale, suivant les régions aussi…
occasion de rencontres internationales aussi bien que
retraite individuelle dans un cadre familier.
40 Cette mobilité saisonnière a été transférée par les cadres
coloniaux en pays tropical, à une époque où elle n’était
le fait en Europe que d’une mince couche de privilégiés.
Chaque grand centre ou chaque groupe de résidence
d’Européens ou de populations d’origine européenne en
milieu tropical de basse altitude a été pourvu au
e
xix siècle d’une station de cure où l’on passait les
semaines les plus lourdes et les plus pénibles du
renversement de la mousson ou de l’hivernage tropical :
Simla, Darjeeling aux Indes, Dalat en Indochine,
Teresópolis et Petrópolis pour la population de Rio de
Janeiro au Brésil.
41 Mais la fréquentation de ces stations n’intéressait ou ne
continue à intéresser que des nombres infimes
d’usagers par rapport aux populations de ces pays,
tandis que la mobilité de loisir est devenue le fait des
grands nombres, sans être celui de tous, dans les pays
d’économie industrielle et s’étend dans les pays qui
poursuivent leur industrialisation et élèvent leur niveau
de vie ; l’Union soviétique, les républiques populaires
d’Europe centrale.

Notes
1. X. de Planhol, « La vie de montagne dans le Sahend (Azerbaïdjan
iranien) », Bulletin de l'Association de géographes français, no 271-
272, 1958, p. 7-16.

2. Aux Pays-Bas et en Belgique, ces migrants journaliers sont


appelés les navetteurs.

3. R. Dickinson, The Geography of Commuting. European Case


Studies, Congrès international de géographie, Rio de Janeiro, 1956.

4. P. George, « Observations sur la population de l’agglomération


milanaise », Bulletin de l’Association de géographes français, 1958,
p. 24-29.

5. A. M. Zaslavski, Économie urbaine de Moscou, no 4, 1956, p. 1-5.

6. Un cas particulier est celui des déplacements journaliers de


« frontaliers » qui ont intérêt à résider dans un pays et à travailler
dans le pays voisin : Néerlandais travaillant dans les mines belges
de la Campine, Belges travaillant en France.

7. F. Hardy, « New-Harlow satellite de Londres », Mémoires de la


Section de géographie, CNRS, 1959.

© Ined Éditions, 2023

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


GEORGE, Pierre. La turbulence In : Questions de géographie de la
population [en ligne]. Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23 juillet
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/ined/18960>. ISBN : 9782733290620.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18960.

Référence électronique du livre


GEORGE, Pierre. Questions de géographie de la population. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23 juillet
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/ined/18865>. ISBN : 9782733290620.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18865.
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