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Questions de géographie de la population | Pierre George
CHAPITRE X
La turbulence
p. 239-252
Texte intégral
1 Chacune des deux grandes formes d’organisation du
monde actuel a ses propres phénomènes de turbulence.
En économie sous-développée, la turbulence est liée aux
modes d’exploitation agricole impliquant mobilité de la
population : divers cas de nomadisme et de semi-
nomadisme. En économie industrielle, elle est liée aux
diverses formes de séparation géographique des lieux
de travail et des lieux de résidence des populations
actives. Le rythme est saisonnier dans un sens très large
pour les nomades et semi-nomades. Il est journalier
dans la majeure partie des cas — mais peut être
hebdomadaire au moins pendant une partie de
l’année — pour les travailleurs agricoles ou industriels
qui ne résident pas sur le lieu de leur emploi. Une forme
de transition entre les deux grandes familles de
phénomènes de turbulence est représentée par les
déplacements saisonniers de main-d’œuvre agricole, qui
peuvent être observés dans les économies attardées et
dans les économies industrielles.
Nomadisme cultural
7 Pourtant, la culture n’exclut pas la turbulence de la
population. Toute agriculture primitive à très longues
jachères implique au contraire un déplacement
périodique des populations. Les cultivateurs des forêts
chaudes cultivant sur brûlis forestier, abandonnant
leurs champs quand les rejets de la végétation forestière
deviennent envahissants et quand le sol commence à
perdre sa fécondité, sont contraints à des déplacements
répétés tous les deux ou trois ans. Ces déplacements
s’inscrivent à l’intérieur de très grands finages
coutumiers, à l’intérieur desquels s’effectue cette
rotation d’une agriculture où la jachère forestière
occupe le sol beaucoup plus longtemps que les cultures
et où, par conséquent, les hommes doivent parcourir un
vaste circuit de défrichements et d’ensemencements
successifs.
8 Sur des périodes moins longues, les systèmes de culture
de la savane africaine comportent, eux aussi, des
rotations étalées sur de longues périodes en raison de la
médiocrité des sols. Naguère, les villages se déplaçaient
quand les champs cultivés s’en éloignaient trop. Les
populations se retrouvaient à proximité d’un site
anciennement occupé après un périple qui pouvait
avoir duré une quinzaine ou une vingtaine d’années au
moins.
9 Le propre de la turbulence des cultivateurs est d’être à
rythme beaucoup plus lent que celle des pasteurs. Dans
la mesure où l’accroissement de population et une
substitution d’un système de culture moins extensif au
système ancien, quand elle est possible et durable,
réduisent le champ de ces déplacements, on peut passer
progressivement de la turbulence à la fixation pérenne.
Il est probable que cette évolution est à l’origine de la
plupart des formes d’habitat permanent des régions
rurales.
Déplacements saisonniers
10 Un cas particulier de la turbulence est le déplacement
régulier alternant, rythmé par les saisons. Une des
formes les plus simples est celui des peuples chasseurs
et pêcheurs suivant les migrations saisonnières du
gibier ou du poisson. Un exemple est fourni en
Amérique du Nord par les Esquimaux du cuivre,
chasseurs de rennes, pêchant le saumon qui remonte les
cours d’eau à la saison du frai. L’hiver les fait refluer
vers la limite nord de la forêt. Ils remontent vers le nord
à travers les Barren Grounds du Mackenzie pendant
l’été. La vie de toute la tribu étant liée au succès de la
chasse et de la pêche, lors même que des réserves sont
par ailleurs constituées pour la période d’hiver, c’est ici
aussi toute la population qui se déplace.
11 Ce fut le cas des peuples pasteurs des montagnes
pratiquant la transhumance entre les pâturages d’été de
la haute montagne et les steppes de piémont et d’avant-
pays utilisées pendant l’hiver. Il en subsiste en Afrique
orientale. En Europe même, quelques tribus
d’Aromounes continuent ainsi à transhumer dans la
péninsule balkanique de la Macédoine aux jachères
d’hiver des plaines pannoniennes ou pontiques. Mais le
plus souvent, aujourd’hui, les propriétaires des
troupeaux transhumants sont des sédentaires, qui
résident dans la montagne, dans des villages de vallée
ou de bordure de montagne. La transhumance n’est plus
que le fait des animaux et d’un petit nombre de
gardiens. Elle a cessé d’être un phénomène de
déplacement humain.
12 Les « migrations pastorales » de vallées, dont l’ampleur
a considérablement décliné dans les montagnes
européennes, continuent à être un phénomène actuel
avec déplacements saisonniers d’une partie notable de
la population dans les montagnes de l’Asie occidentale :
Caucase, Azerbaïdjan, Arménie, etc. (remues décrites
par M. X. de Planhol dans le Sahend1).
13 Il serait souhaitable de pouvoir chiffrer les effectifs des
populations engagées dans ce phénomène de
turbulence. Rien n’est plus difficile, puisque
précisément les services statistiques des pays
d’économie sous-développée soulignent toujours que
leur principale inconnue en matière de recensement
procède de l’impossibilité d’évaluer d’une manière
satisfaisante les populations nomades. M. J. Dresch a
proposé le chiffre de 4 millions de nomades et de demi-
nomades pour l’ensemble du Moyen-Orient arabe. Le
nombre des nomades sahariens est inférieur à
un million. Les semi-nomades des montagnes du
Maghreb sont plus nombreux, sans représenter des
effectifs très importants. Les cultivateurs nomades des
régions forestières de l’Asie du Sud-Est, de Madagascar,
des forêts africaines fort difficiles à dénombrer, sont
probablement quelques millions, peut-être une dizaine
de millions. Au total, on reste certainement au-dessous
de 1 % de la population du globe. Le phénomène
intéresse de vastes espaces et, à cet égard, il attire
l’attention, mais, à l’échelle de la population du globe, il
est négligeable.
14 Appartiennent à un type économique déjà plus évolué
les migrations saisonnières de travailleurs agricoles,
fréquentes surtout dans les pays non industriels, mais
qui peuvent persister sous des formes particulières en
économie industrielle. Il y a turbulence dans la mesure
où ces migrations s’effectuent chaque année suivant les
mêmes itinéraires et entre les mêmes points fixes,
comme une sorte de transhumance de travailleurs. Un
exemple peut être emprunté à l’Afrique tropicale, celui
des saisonniers soudanais venant plusieurs mois chaque
année travailler dans les plantations d’arachides du
Sénégal (les navétanes). On a signalé aussi les
importantes migrations saisonnières entre Soudan
d’une part, Gold Coast (aujourd’hui le Ghana) et Nigeria
d’autre part, entre 1930 au moins et l’époque présente.
Conditionnées par la demande de travail d’une ou de
plusieurs cultures, devant d’autre part permettre
l’exécution des travaux agricoles dans les pays de
départ, les migrations de ce type sont strictement
rythmées par une combinaison géographique de
travaux agricoles. Quand il y a abandon d’un des deux
termes, par exemple prélèvement de main-d’œuvre sur
l’effectif employé aux travaux agricoles du pays de
départ, on quitte le domaine de la turbulence à rythme
régulier pour entrer dans celui des migrations du travail
qui relève d’un autre chapitre d’étude.
15 À l’actif des phénomènes de turbulence peuvent
s’inscrire les migrations annuelles des mondines
italiennes et des équipes de vendangeurs et
vendangeuses du Midi viticole français venant
régulièrement des mêmes villages vers les mêmes
employeurs. Dans les pays actuellement industrialisés,
ces déplacements saisonniers ont été beaucoup plus
importants autrefois qu’aujourd’hui. Ils semblent même
avoir atteint leur maximum, au point de vue quantitatif
et au point de vue des distances parcourues, quand les
circuits traditionnels de petits effectifs ont pu s’épanouir
grâce au développement des moyens modernes de
transport et à certaines spécialisations agricoles. Le cas
extrême fut celui des « hirondelles », ces travailleurs
agricoles italiens faisant successivement les travaux du
blé et spécialement les moissons, dans leur pays et en
Argentine. Aujourd’hui, au contraire, on assiste à une
stabilisation de l’emploi agricole : les régions de départ
se sont généralement allégées de leurs excédents de
population par émigration définitive ; l’appel aux
saisonniers agricoles a été considérablement réduit,
sauf quand les conditions techniques d’une culture
continuent à le rendre indispensable malgré le
développement de la mécanisation : repiquage du riz,
cueillette des olives, vendange, démariage des
betteraves.
16 En revanche, ces mouvements peuvent prendre une
ampleur croissante dans des pays en cours de
développement, jouer un rôle plus ou moins durable
dans leur équipement. Les contacts s’établissent par
l’intermédiaire de moyens de transports modernes
entre des pays dont les phases de travail s’emboîtent en
ordre successif, ou entre des pays agricoles à
disponibilités constantes et plus encore saisonnières de
main-d’œuvre, et des pays ou des régions qui
recherchent des effectifs complémentaires de
travailleurs pour des besognes ingrates, sans se soucier
de retenir d’une façon durable ceux auxquels on fait
appel. Le Brésil central et méridional utilise ainsi des
« Nordestins » qui font les défrichements de forêts, les
travaux de terrassement au cours de migrations
cycliques. La Californie, le Texas ont utilisé et
continuent à utiliser au moins épisodiquement des
Mexicains. L’on a transporté saisonnièrement de pleines
cargaisons de bateaux de coolies indiens pour la culture
de la canne à sucre, en Australie, avant la Deuxième
Guerre mondiale.
Le phénomène de « pointe »
30 Ces déplacements journaliers sont spectaculaires parce
qu’ils se concentrent sur quelques heures au début et à
la fin de la journée. Sauf dans le cas du personnel
d’entreprises fonctionnant de manière continue et
procédant à des relèves de personnel toutes les
huit heures (mines en particulier), la prise de travail
s’effectue, suivant les pays et suivant les professions,
entre 6 heures et 9 heures le matin, l’achèvement de la
journée s’échelonne entre 16 ou 17 heures et 19 heures.
Des foules très denses se pressent dans les gares, aux
stations d’autobus et d’autocars à ces heures, dites
heures de pointe. La gare Saint-Lazare à Paris écoule
jusqu’à 1 000 voyageurs-minute, la gare centrale de
Bruxelles 300 à 400 à la minute. De véritables cortèges
débouchent des grandes gares d’accès aux centres de
travail le matin, y convergent le soir. Les routes sont,
aux mêmes heures, encombrées de voitures, de cars, de
bicyclettes, de motocyclettes ou de mobylettes. Les
dépenses d’équipement de services de transport et
d’engins moteurs ou d’engins de traction doit en effet
être calculé selon les besoins d’une circulation qui n’est
effective que pendant 5 heures sur 24. D’autre part, il
doit desservir des itinéraires assez longs : autour de
Paris un rayon d’au moins 25 km, beaucoup plus autour
des grandes agglomérations des pays d’Amérique, mais
le long desquels la charge varie en raison inverse de la
distance, de telle sorte que les services en bout de ligne
s’effectuent à moins de 20 % d’occupation des places
disponibles, alors que, dans le secteur le plus proche du
centre de travail, la surcharge est intolérable.
31 L’exploitation s’effectuant à perte, l’effort apporté pour
assurer un confort minimum aux voyageurs est très
limité. Ces déplacements sont, pour l’ouvrier ou
l’employé, un surcroît de fatigue, une perte de temps qui
peut aller jusqu’à 4 et 5 heures par jour. Les
conséquences sur la vie de famille, sur la moralité des
jeunes peuvent être considérables. La productivité de la
main-d’œuvre en est affectée. Et, sauf dans certains cas
très particuliers, dans des pays où la résidence rurale
des travailleurs urbains est passée au rang d’habitude et
s’entoure de tout un contexte psychosocial, en Belgique,
en Allemagne surtout, la turbulence quotidienne des
populations actives est considérée comme un mal
auquel il convient de chercher des remèdes, dans un
meilleur aménagement des agglomérations, une
décentralisation des industries, etc.
Un corollaire de l’urbanisation
32 Les déplacements liés à l’emploi des loisirs des diverses
catégories sociales d’une population, qui constituent
une turbulence saisonnière bien plus importante
numériquement que tous les nomadismes et toutes les
transhumances, sont inhérents à un type de civilisation
matérielle, celui de l’Europe industrielle et de
l’Amérique du Nord. Ils se généralisent dans les pays où
l’industrialisation et l’élévation du niveau de vie
réduisent l’écart entre l’état social moyen des habitants
et l’état social de ceux de l’Europe de l’Ouest et de
l’Amérique du Nord. Dans les pays seulement
partiellement industrialisés d’économie libérale, ils
n’atteignent que les catégories les plus élevées de la
société (au Brésil par exemple). Dans les pays en cours
d’industrialisation d’économie socialiste, ils intéressent
surtout les cadres, les travailleurs d’élite et les enfants.
33 Cette mobilité apparaît d’autre part comme un
corollaire de l’urbanisation. La population recherche
des possibilités d’exode vers la campagne et les sites
naturels les plus attrayants dans la mesure où la
résidence urbaine la prive du contact avec la nature et,
par ailleurs, s’accompagne de l’acquisition des moyens
matériels de déplacement et de séjour. Diverses
combinaisons fondées sur l’équipement des sites et sur
des habitudes acquises et provoquées donnent à ces
mouvements des directions géographiques déterminées.
34 On distinguera par conséquent :
35 1o des mouvements à répétition fréquente, d’intensité
saisonnière inégale : les mouvements de fin de semaine
de belle saison, qui sont des mouvements à courte
distance appelant une organisation du tourisme de
masse à proximité des grandes concentrations
humaines — surtout la conservation d’espaces verts
accessibles où les foules du dimanche puissent
s’égailler ;
36 2o des mouvements saisonniers,
37 a) à prédominance de certaines directions :
Notes
1. X. de Planhol, « La vie de montagne dans le Sahend (Azerbaïdjan
iranien) », Bulletin de l'Association de géographes français, no 271-
272, 1958, p. 7-16.