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RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

Les trois étapes de la constitution de son objet chez Duns Scot et Kant
Ludger Honnefelder

Editions de Minuit | Philosophie

2001/2 - n° 70
pages 30 à 50

ISSN 0294-1805

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Pour citer cet article :


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Honnefelder Ludger, « Raison et métaphysique » Les trois étapes de la constitution de son objet chez Duns Scot et
Kant,
Philosophie, 2001/2 n° 70, p. 30-50.
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Ludger Honnefelder

RAISON ET MÉTAPHYSIQUE
LES TROIS ÉTAPES DE LA CONSTITUTION DE SON OBJET
CHEZ DUNS SCOT ET KANT *

En tant que philosophie première, la métaphysique ne peut pas consi-


dérer son objet comme donné et sa possibilité comme garantie. Sa
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primauté lui interdit de présupposer son objet comme déjà fondé par

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d’autres chemins, et son caractère philosophique lui interdit de recher-
cher ce fondement par d’autres voies que celles que lui offre la philo-
sophie elle-même. C’est pourquoi dès son origine chez Platon et Aris-
tote, la question de l’objet de la métaphysique a toujours également été
une question quant à sa possibilité.
Le rapport entre ces deux questions s’est modifié au cours de l’his-
toire de la métaphysique : tant que la métaphysique pouvait répondre
à la question de l’étant en tant que tel en faisant appel à un savoir
portant sur un étant par excellence, la question de sa possibilité pou-
vait rester secondaire et était considérée comme résolue par l’appel à
ce savoir. Mais plus ce savoir était mis en doute, plus la question de
la possibilité de la métaphysique se présentait. A partir du moment
où elle ne peut plus être résolue en se rapportant aux objets connus,
il ne reste alors plus que le recours à notre pouvoir de connaître. Or,
cette garantie de la possibilité de la métaphysique par une critique
de la raison correspond au passage historique de la métaphysique
comme science du transcendant vers la métaphysique comme science
du transcendantal 1.
La première figure importante de ce passage se rencontre chez Jean
Duns Scot, et la seconde, encore plus radicale, chez Immanuel Kant.
Dans les deux cas, la critique de la raison mène à une détermination en
trois étapes de ce que la raison – et avec elle la métaphysique – peut

* Texte original paru sous le titre de « Vernunft und Metaphysik. Die dreistufige
Konstitution ihres Gegenstandes bei Duns Scotus und Kant » dans P. Kolmer & H.
Korten (éds.), Grenzbestimmungen der Vernunft : philosophische Beiträge zur Rationali-
tätsdebatte zum 60. Geburtstag von Hans Michael Baumgartner (Munich-Fribourg/Brisgau,
1994), pp. 319-350.
1. Cf. L. Honnefelder, « Transzendent oder transzendental : Über die Möglichkeit von
Metaphysik », Philosophisches Jahrbuch 92 (1985), pp. 273-290 ; Id., « Gegenstands- und
Weltbegriff in der mittelalterlichen Ontologie und in der Gegenwart. Zur Frage nach der
Aktualität der mittelalterlichen Philosophie », in W. Vossenkuhl & R. Schönberger (éds.),
Die Gegenwart Ockhams (Weinheim, 1990), pp. 369-382.

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connaître comme objet. La comparaison que nous entendons dévelop-


per dans ce qui suit se limitera à révéler les lignes directrices d’une
ressemblance structurelle entre ces deux concepts de métaphysique.
Dans un premier temps, il s’agira d’examiner la constitution de la méta-
physique par une critique de la raison et de déterminer ainsi plus pré-
cisément le concept de métaphysique défini comme science transcen-
dantale. Dans un deuxième temps, on poursuivra l’explication formelle
de l’objet de la métaphysique par une analyse conceptuelle, afin d’établir
dans quelle mesure l’étant peut être désigné comme l’objet de la méta-
physique. Dans un troisième temps, la question sur le sens de l’« étant »
pourra être clarifiée à partir d’un recours à l’explication modale. Dans
un dernier temps enfin, on pourra alors discuter de la place qu’accordent
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nos deux auteurs au concept d’étant infini dans leur système. La res-

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semblance structurelle qui se fait jour au cours de ces quatre temps
renvoie par la même occasion à un lien historique entre les deux auteurs,
dont le cheminement complexe depuis Scot jusque Kant en passant par
Suárez et Wolff ne pourra être que brièvement esquissé ici 2.

I.

Ce qui nous permet de supposer chez Scot et Kant des entreprises


similaires de fondation de la métaphysique est le fait que des éléments
déterminés de leurs situations de départ respectives sont comparables.
Les deux auteurs se considèrent comme faisant face à une crise qui ne
touche pas seulement certains aspects de la métaphysique communé-
ment acceptée de leur époque, mais bien la possibilité de la métaphy-
sique en elle-même. Du fait que la crise émerge à partir de positions
qui, du point de vue de la portée de notre connaissance, affirment soit
quelque chose de trop soit quelque chose de trop peu, la question de
la possibilité de la métaphysique ne peut d’après Scot et Kant pas être
tranchée en renvoyant à des objets, mais seulement en mettant à
l’épreuve les possibilités offertes par le pouvoir de notre raison.
Appartenant à la deuxième génération de la réception d’Aristote dans
l’Occident latin, Jean Duns Scot a pu percevoir avec plus d’acuité que
ses prédécesseurs la tension qui oppose d’une part la redécouverte du
projet aristotélicien d’une philosophie première, et d’autre part la thèse
soutenue par Aristote que le point de départ de toute connaissance
réside dans l’expérience sensible 3. Or, s’il est juste que notre connais-
2. Cf. plus en détail L. Honnefelder, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung
der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit (Duns Scotus,
Suárez, Wolff, Kant, Peirce) (Hambourg, 1990).
3. Cf. sur ceci et ce qui suit Ordinatio I, dist. 3, qq. 1-4, nn. 1-280 (éd. Vaticane III,
1-172), trad. fr. par O. Boulnois, Duns Scot. Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de
l’étant (Paris, 1988), pp. 83-201 ; Lectura I, dist. 3, p. 1, qq. 1-3, nn. 1-207 (éd. Vaticane

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sance doive toujours procéder de l’expérience sensible, alors l’affirma-


tion d’Henri de Gand selon laquelle Dieu est le premier objet naturel
de notre entendement est tout aussi peu justifiée que la thèse d’un
« augustinisme avicennisant 4 » soutenant que l’étant dans toute sa lati-
tude est l’objet naturel de notre entendement. A l’inverse, si l’on conçoit
la dépendance de la connaissance à l’égard de son point de départ
sensible de manière tellement restrictive que notre entendement ne
puisse rien connaître de plus que la quiddité des choses individuelles
perceptibles par les sens, alors la métaphysique en tant que science de
l’étant transcendant l’expérience ou comme science de l’étant en tant
que tel, est tout simplement impossible. Le recours à une pré-connais-
sance de l’étant transcendant au sein de la physique, comme on le trouve
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chez Averroès et Thomas d’Aquin, ne peut également pas résoudre cette

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difficulté. Une constitution de l’objet par la physique contredirait en
effet la primauté de la discipline métaphysique que nous recherchons
et cela reviendrait soit à réduire la métaphysique à la physique, soit à
déjà présupposer ce qu’il convient en premier lieu de démontrer 5. Pour
Scot, un examen critique du pouvoir de notre raison et de sa portée
n’est cependant pas seulement une exigence afin de justifier la possibilité
de la métaphysique, mais également afin de fonder la nécessité d’une
révélation surnaturelle 6. Si la raison humaine pouvait par ses propres
moyens connaître de manière suffisante l’être divin, la révélation serait
en effet superflue. Si l’étendue de notre connaissance ne s’élevait pas
au-delà de la quiddité des choses perceptibles par les sens, alors la
révélation ne pourrait pas être entendue et le Dieu dont elle parle ne
pourrait même pas être pensé. La démonstration de la connaissance de
Dieu doit donc être précédée par celle de sa cognoscibilité et de sa
pensabilité. Par conséquent la constitution de la métaphysique doit
elle-même être précédée par une justification de sa possibilité. Dans le
prologue et dans la troisième distinction du commentaire sur le premier
livre des Sentences (en particulier dans la version de l’Ordinatio), Scot
développe pour ce motif une critique du pouvoir de la raison sans
précédent dans l’histoire de la métaphysique, et qui dans sa différen-

XVI, 223-309) ; voir également Quaestiones quodlibetales, q. 14, nn. 1-27 (éd. Vivès XXVI,
1-63). D’une manière générale, voir plus en détail L. Honnefelder, Ens inquantum ens.
Der Begriff des Seiendes als solchen als Gegenstand der Metaphysik nach der Lehre des
Johannes Duns Scotus (Munster, 1979), pp. 55-143.
4. Cf. C. Bérubé, De l’homme à Dieu selon Duns Scot, Henri de Gand et Olivi (Rome,
1983), pp. 113-183 ; L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 58 sq.
5. Cf. sur ceci L. Honnefelder, « Der zweite Anfang der Metaphysik. Voraussetzungen,
Ansätze und Folgen der Wiederbegründung der Metaphysik im 13./14. Jahrhundert », in
J.P. Beckmann et alii (éd.), Philosophie im Mittelalter. Entwicklungslinien und Paradigmen
(Hambourg, 1987), pp. 167-186.
6. Sur les problèmes que cela soulève, cf. L. Honnefelder, « Wissenschaftliche Ratio-
nalität und Theologie », in L. Scheffczyk (éd.), Rationalität. Ihre Entwicklung und Ihre
Grenzen (Munich-Fribourg/Brisgau, 1989), pp. 289-314.

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ciation interne ne le cède en rien à la discussion kantienne du même


problème. Les ajouts au texte révèlent l’importance que Scot avait accor-
dée à un développement convaincant de cette critique de la raison. Et
il est certain que ces ajouts ont laissé l’argumentation atteindre un tel
degré de complexité que son résultat n’a jamais pu être compris dans
toute sa différenciation avec suffisamment de clarté par les interprètes
précédents – y compris par Etienne Gilson 7.
Ce résultat enseigne que pour la raison humaine, ni Dieu en tant
qu’il est l’étant qui contient virtuellement en soi tous les contenus
connaissables par la raison et qui peut les présenter à la raison par une
causalité unique, ni l’étant « selon une indifférence totale envers toutes
les choses dans lesquelles il est conservé » (secundum totam indifferen-
tiam ad omnia in quibus salvatur) 8 ne peuvent faire office d’objet « pre-
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mier », c’est-à-dire d’objet adéquat de son pouvoir de connaître. Ces
deux possibilités sont condamnées à l’échec, parce que « l’étant pre-
mier », à savoir Dieu, n’est pas seulement inconnaissable de fait, mais
parce qu’en tant qu’obiectum voluntarium, à savoir dans la transcen-
dance de sa volonté libre ad extra, il ne relève même pas des objets qui
peuvent naturellement mouvoir notre entendement 9. Seul « l’étant » en
tant que « quelque unité intelligible en soi » (ut est quoddam unum
intelligibile) 10 peut être naturellement connu de notre entendement, à
savoir sous forme d’un concept qui ne peut être obtenu qu’au moyen
de l’abstraction à partir des étants perceptibles par les sens. Mais
l’entendement ne saisit ces étants qu’en tant qu’« étant », c’est-à-dire
sous un concept qui quant à son contenu est indifférent à toutes les
déterminations ultérieures. Ceci ne signifie pas que le complexe séman-
tique « étant » saisi par le concept puisse être connu dans le sens plein
de son indifférence. En ce sens, il n’est connaissable par la raison
humaine qu’en fonction de la réceptivité de celle-ci. Du fait que les
objets qui peuvent actuellement mouvoir naturellement notre raison se
limitent aux choses perceptibles par les sens, le point ultime que la
raison humaine peut connaître est dès lors le concept d’« étant » (ens)
qui peut être obtenu par l’abstraction à partir de l’expérience sensi-
ble 11. Ce concept d’étant jouit ainsi d’un primat à la fois double et
7. Cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 55-89, p. 92.
8. Jean Duns Scot, Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 3, n. 124 (éd. Vaticane III, 76 sq.), trad.
O. Boulnois, op. cit., p. 136.
9. Cf. Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 1-2, nn. 56-57 (éd. Vaticane III, 38 sq.), trad.
O. Boulnois, op. cit., p. 108 ; Quodlibet, q. 14, n. 10 & n. 16 (éd. Vivès XXVI, 39 & 54) ;
Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, I, q. 1, n. 11 (éd. Vivès VII, 16).
10. Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 3, n. 124 (éd. Vaticane III, 76 sq.), trad. O. Boulnois,
op. cit., p. 136.
11. Cf. Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 1-2, nn. 56-57 (éd. Vaticane III, 38 sq.), trad.
O. Boulnois, op. cit., p. 108 ; Quaestiones quodlibetales, q. 14, n. 10 & n. 16 (éd. Vivès
XXVI, 39 & 54) ; Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis., I, q. 1, n. 11 (éd.
Vivès VII, 16).

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LUDGER HONNEFELDER

complémentaire : il est à la fois communément énonçable et virtuelle-


ment compris dans tous les contenus connaissables. Sous ces condi-
tions, il est dès lors approprié pour jouer le rôle du représentant de
l’objet premier de l’entendement humain en vertu de la réceptivité de
son pouvoir cognitif 12.
En énonçant le concept d’étant de telle sorte, la critique de la raison
est également parvenue à nous fournir le seul objet possible de la méta-
physique. La métaphysique n’est ni une ousiologie ni une théologie,
mais seulement une ontologie dans le sens de la science que, selon Scot,
Aristote cherchait à atteindre en Métaphysique IV, 1-2. Elle n’est pas
philosophie première, dans le sens où elle serait une science de l’Etant
premier, c’est-à-dire de l’Etant par excellence, mais en tant qu’elle est
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une science du premier connu, à savoir le concept abstraitement connais-

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sable d’« étant » 13. Du fait que la métaphysique traite de transcenden-
tibus, c’est-à-dire du concept de l’« étant » dépassant toutes les catégo-
ries et des propriétés convertibles et disjonctives s’appliquant
transcatégorialement à la ratio entis, elle peut à juste titre être qualifiée
de scientia transcendens – et c’est ainsi qu’apparaît sous la plume de
Scot pour la première fois le concept qui devait plus tard être employé
par Kant 14. C’est seulement en tant qu’elle est une telle science des
concepts transcendantaux qu’elle peut être science des étants transcen-
dants, et même ceci ne vaut que de manière limitée. Telle qu’elle est
possible pour nous 15, la métaphysique ne peut saisir « l’étant » que dans
son indifférence également « vide » et non dans son indifférence posi-
tive, et elle ne peut dès lors pas en dériver les attributs disjonctifs
appliqués à l’« étant » de manière a priori, mais seulement propter quid,
c’est-à-dire seulement a posteriori par une demonstratio quia établissant
qu’ils s’appliquent bien à l’« étant » 16. La démonstration d’un étant
infini est identique avec la preuve a posteriori que les déterminations

12. Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 3, n. 129 (éd. Vaticane III, 80 sq.), trad. O. Boulnois,
op. cit., p. 138 ; sur ceci, voir L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 74 sq.
13. Pour plus de précisions, cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 99-143.
14. Cf. Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, prol., n. 5 & I, q. 1, n. 47
(éd. Vivès VII, 4 sq. ; 35 sq.) ; L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 109-112 ;
pp. 123-135, 132, 399 sq., 403-405.
15. Cf. Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis I, q. 1, nn. 39-40 (éd. Vivès
VII, 31 sq.) ; voir également L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 105 sq. Sur
la distinction entre une metaphysica in se ou en l’occurrence secundum se scibilis et une
metaphysica in nobis, voir en particulier les réflexions relatives à la Quaestio de cognitio
Dei (éd. C.R.S. Harris, in Id., Duns Scotus, vol. 2, Oxford 1927, réimpr. New York, 1959,
pp. 379-398) ; également L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 128-132.
16. Cf. la réponse donnée à l’objection discutée en Quaestiones super libros Metaphy-
sicorum Aristotelis I, q. 1, nn. 46-49 (éd. Vivès VII, 35 sq.) et préfigurant la dissociation
moderne entre une metaphysica generalis et une metaphysica specialis, selon laquelle la
métaphysique se scinderait en une science universelle de l’étant et en science particulière
de l’étant infini. Sur ceci, voir L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 109-112.

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fini/infini s’attribuent disjonctivement à l’étant en tant que tel. Une


science de l’étant transcendant est possible, parce qu’elle peut être
conçue comme une partie de la science des déterminations transcen-
dantales, et elle est nécessaire parce que sans elle la science de l’« étant »
et de ses déterminations transcendantales serait incomplète 17.
La situation de départ d’Immanuel Kant est caractérisée par un conflit
structurellement similaire : la métaphysique rationaliste de Wolff qui se
comprend erronément comme une scientia propter quid 18 – malgré le
fait qu’elle se situe dans la tradition scotiste – se heurte à l’opposition
sceptique issue de l’empirisme de Hume. Afin de lui faire face, Kant
estime que le recours à la métaphysique comme disposition naturelle ne
saurait suffire. Du fait que le recours à la connaissance d’objets trans-
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cendants sous forme d’une intuition intellectuelle ne peut se soustraire

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à l’objection d’une « connaissance inconsidérée du supra-sensible » 19,
la fondation de la possibilité de la métaphysique peut seulement pro-
venir d’une critique de la raison qui soit en mesure de révéler la structure
a priori de notre connaissance du monde provenant de notre sensibilité.
Ce n’est dès lors pas sans raison que Kant conçoit la métaphysique
comme une science transcendantale, et voit son cœur dans le transcensus
de notre connaissance conceptuelle vers les structures qui la rendent
possible.
Comme en témoigne l’évocation de la « philosophie transcendantale
des Anciens » 20, Kant n’ignore pas le lien historique qui le rattache à
la longue tradition qui le précède. Pour l’aristotélisme allemand, en
l’occurrence la Schulmetaphysik allemande des XVIIe et XVIIIe siècles, la
définition de la métaphysique comme science transcendantale remon-
tant à la tradition scotiste est tout à fait dominante. Alsted considère la
métaphysique comme la discipline qui copiosissime de transcendentibus
agit 21, et désigne pour cette raison à l’instar de Scheibler la partie
principale de la métaphysique du nom de transcendentium doctrina 22.
En invoquant « les auteurs », Scharf part également d’une telle distinc-
tion, typique du concept scotiste de métaphysique, entre un transcensus
d’après la « primauté de l’étant » (entis nobilitate) et un autre d’après
la « communauté de la prédication » (praedicationis communitate) et
17. Cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 99-143.
18. Cf. L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 295-381, 403-486.
19. I. Kant, Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, trad.
L. Guillermit (Paris, 2e éd., 1973), p. 14 (trad. modifiée), Ak. XX, 263. Pour plus de
détails sur ceci et ce qui suit, voir Cf. L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit.,
pp.403-421.
20. Kant, Critique de la Raison pure, trad. A. Tremesaygues & B. Pacaud (Paris, 5e éd.,
1967), B 113, p. 98 (traduction ci-après citée sous l’abbréviation TP).
21. F. Schmidt, De origine termini Kantiani « transcendens » (Marbourg, 1873), p. 12.
22. J.H. Alsted, Cursus philosophici encyclopaedia libris XXVI complectens Universae
Philosophiae methodum, serie praeceptorum, regularum et commentarium perpetua (Her-
born, 1620), p. 270.

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LUDGER HONNEFELDER

considère la métaphysique comme constituée par le second type de


transcensus comme une theoria transcendentalis 23. En 1714, Aepinus
remarque encore que l’on « a coutume de définir la métaphysique
comme une scientia transcendentalis » 24. De manière similaire à Chris-
tian Wolff, Tetens parle de la « philosophie générale transcendante, que
l’on appelle science fondamentale, ou ontologie » et l’explique de la
manière suivante : « elle n’a rien à faire d’objets directement sous la
main, et ne s’occupe que de ce qui est possible ou nécessaire dans toutes
les espèces de choses en général » 25. Il ne s’agit ici de rien d’autre que
du concept scotiste de métaphysique qui, contrairement au concept
thomiste, trouve son fondement non plus dans la noblesse de ses objets,
mais dans la position spécifique de la métaphysique dans la structure
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méthodiquement explicable de notre connaissance.

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Kant se rattache à ce dernier concept de métaphysique, lorsqu’il voit
les bases de la métaphysique dans une « ontologie », qu’il comprend à
son tour comme un « système de tous les concepts et principes de
l’entendement » et désigne du nom de « philosophie transcendantale »,
« parce qu’elle contient les conditions et les premiers éléments de toute
notre connaissance a priori » 26. Elle correspond à cette « résolution »
poursuivie depuis Aristote « de la connaissance dans les concepts qui
résident a priori dans l’entendement et qui ont leur usage dans l’expé-
rience » et pour la clarté et la précision desquels Christian Wolff est
particulièrement digne d’éloges 27. Kant s’inscrit donc tout à fait dans
la tradition lorsque, dans un passage célèbre de la première édition de
la Critique de la Raison pure, il qualifie de « transcendantale » toute
connaissance « qui, en général, s’occupe moins des objets que de nos
concepts a priori des objets » 28 et qu’il parle de sa nouvelle fondation
comme d’une « philosophie transcendantale ». La similitude ne se limite

23. J. Scharf, Theoria transcendentalis Primae Philosophiae, quam vocant Metaphysicam


(Wittenberg, 1624), p. 261 : « Notant vero autores, et recte, quod Transcensus iste contin-
gat duplici modo, vel Entis nobilitate, vel praedicationis communitate. Illo modo nimirum,
ob eminentiam et sublimitatem Entitatis, Deus dicitur Transcendens, et res divinae (...)
Praedicationis latitudine transcendentia sunt universalissimi conceptus, qui de omnibus
rebus praedicantur. »
24. F.A. Aepinus, Introductio in philosophiam in VI. Partes distributa (Rostock-Leipzig,
1714), p. 5 : « Transnaturalia dicuntur, quae transcendunt naturalia, iisque universaliora
sunt. Inde et Metaphysica Scientia Transcendentalis nuncupari solet. »
25. J.N. Tetens, Über die allgemeine spekulativische Philosophie (Bützow-Wismar,
1775 ; réimpr. Berlin 1913), p. 23. Chez Wolff, voir Philosophia prima sive Ontologia
(2e éd., 1763, réimpr. Hildesheim, 1962), pp. 1-26. Sur l’origine scotiste des deux autres
lignes de provenance du concept de « transcendental » signalées par N. Hinske (Kants
Weg zur Transzendentalphilosophie. Der dreissigjährige Kant, Stuttgart, 1970) , voir notre
discussion dans L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 403-486.
26. Kant, Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, trad.
L. Guillermit, p. 10-11 (Ak. XX, 260-261).
27. Ibid., p. 11 (Ak. XX, 260).
28. CRP, A 11 (TP, p. 46).

36
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

cependant pas seulement à l’utilisation de termes comme « transcen-


dantal » et au mode d’approche qu’ils suggèrent, mais se retrouve éga-
lement dans la structure de l’entreprise dans son ensemble. Chez Scot,
l’explication modale des propriétés disjonctives de la ratio entis fait suite
à la resolutio formelle de nos concepts menant au conceptus entis, de
laquelle relève également la preuve de l’existence de Dieu. De manière
parallèle chez Kant, c’est la dialectique (dans le cadre de laquelle est
également discutée la preuve de l’existence de Dieu) qui fait suite à
l’analytique des formes de notre intuition. Ce n’est donc pas sans raison
qu’il utilise les termes de la tradition pour désigner les différentes parties
de la Critique.
Ce qui sépare toutefois Kant de la figure de l’ancienne philosophie
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transcendantale est la prise de conscience que les « prétendus prédicats

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transcendantaux des choses ne sont rien de plus que des exigences
logiques et des critères de toute la connaissance des choses en géné-
ral ». L’erreur fondamentale de l’ancienne scientia transcendens serait
de « faire très inconsidérément de ces critères de la pensée les pro-
priétés des choses en elles-mêmes » 29. Mais comme le révèle un examen
plus attentif, il semble que même dans cette critique, Kant suive encore
une fois, bien que de manière plus radicale, la figure de base du
concept scotiste de métaphysique. Car il ne critique chez Wolff et les
autres pas seulement le savoir inconsidérément supra-sensible tel que
Scot le reproche à Henri de Gand, mais encore bien plus la « préten-
tion d’aller de l’avant avec une connaissance pure (la connaissance
philosophique) tirée de concepts d’après des principes tels que ceux
dont la raison fait usage depuis longtemps sans se demander comment
ni de quel droit elle y est arrivée » 30. Par cette critique, il ne touche
cependant pas la possibilité de la métaphysique comme science en
général, mais seulement la prétention que Scot avait pour sa part déjà
rejetée de manière décisive, à savoir le projet de poursuivre la méta-
physique sous la forme d’une demonstratio propter quid. Le système de
la connaissance conceptuelle auquel aspire Wolff ne doit d’après Kant
pas être considéré comme donné, mais comme ce à quoi nous devons
arriver. La métaphysique reste le « système de tous les concepts
d’entendement et des principes, mais seulement dans la mesure où il
se rapportent à des objets qui peuvent être donnés aux sens et par
conséquent justifiés par l’expérience » 31. Cette limitation mène ainsi
Kant à formuler pour la métaphysique la célèbre « révolution si pro-
fitable opérée dans sa manière de penser » 32. Mais même cette nouvelle

29. CRP, B 114 (TP, p. 98).


30. CRP, B XXXV (TP, p. 26).
31. Kant, Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, trad.
L. Guillermit, p. 10 (Ak. XX, 260).
32. CRP, B XIII (TP modifiée, p. 16).

37
LUDGER HONNEFELDER

manière de penser suit de manière distinctive la structure à plusieurs


étapes propre à l’explication formelle et modale de l’objet qu’accomplit
le concept scotiste de métaphysique.

II.

Tout comme pour Scot, la question de l’étantité (Seiendheit) de


l’étant se pose également pour Kant sous la forme de la question de
la réalité du concept. Les deux déterminent cette réalité sous forme
de la possibilité, et ceci d’abord comme la possibilité de l’unité des
déterminations saisies par le concept. Il est certain que pour Kant, la
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possibilité logique en tant que réunion non-contradictoire des contenus

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permet seulement de formuler une « condition négative » 33. Elle est
une « condition (...) nécessaire » 34 afin que le concept puisse tout
simplement être pensé. En tant que « pensable » 35, le concept se dis-
tingue à ce titre du nihil negativum 36, à savoir de l’impossible car en
soi-même contradictoire. Cependant, pourvu que ce concept soit une
« pensée possible », il n’est pas encore établi « que dans l’ensemble de
toutes les possibilités, un objet corresponde ou non à ce concept » 37.
En ceci, Kant suit la critique que Crusius avait déjà adressée à Wolff,
à savoir que les concepts possibles sont arbitraires et ne peuvent dès
lors que prétendre à une « réalité hypothétique 38 ». La possibilité réelle
peut seulement s’attribuer au concept dont on peut démontrer s’il « se
rapporte à un objet et si, par conséquent, il signifie quelque chose » 39.
En revanche, si seul est donné l’objet dont les représentations se rap-
portent à des expériences réelles ou possibles, alors la « possibilité de
l’expérience (...) est ce qui donne une réalité objective à toutes nos
connaissances a priori » 40. La réalité objective se présente ainsi comme
la validité objective des concepts. Elle s’attribue à ce qui ne contredit
pas les principes de l’expérience. C’est pourquoi Kant confère égale-
ment une réalité objective aux concepts purs de l’entendement qui « se
rapportent à des choses possibles, puisqu’en eux est renfermée a priori
la forme de l’expérience en général » 41, et ceci « indépendamment de
l’expérience, mais non pas pourtant indépendamment de toute relation

33. CRP, A 150/B 189 (TP, p. 157).


34. CRP, A 220/B 268 (TP, p. 201).
35. CRP, A 290/B 347 (TP, p. 249).
36. CRP, A 596 note ; A 291/B 348 (TP, p. 249).
37. CRP, B XXVI, note (TP, p. 22)
38. Chr. A. Crusius, Wege zur Gewissheit und Zuverlässigkeit der menschlichen Erkennt-
nis (Leipzig, 1747, réimpr. 1968), p. 259.
39. CRP, B 303 note (TP, p. 221).
40. CRP, A 156/B 195 (TP, p. 161).
41. CRP, B 268 (TP modifiée, p. 201).

38
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

à la forme de l’expérience en général » 42. Même dans le cas des idées


et des principes transcendantaux, Kant parle de réalité objective. Dans
la mesure où ils ne se rapportent pas à l’expérience, mais bien à
l’entendement dans le but de « procurer a priori et par concepts aux
connaissances variées de cette faculté une unité qu’on peut appeler
rationnelle » 43, ils jouissent d’une validité objective dans un sens plus
large, au même tire que l’idée d’un monde moral, qui représente un
objet de la raison pure dans son usage pratique 44.
On ne peut cependant parler de la validité objective d’un concept
qu’à partir du moment où nous faisons la distinction entre le type
d’intuition des objets et leur nature en eux-mêmes. Mais ceci signifie
d’après Kant que nous ne pouvons pas nous empêcher d’opposer l’objet
comme image sensible (Erscheinung) à l’objet comme noumène 45. Par
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manque d’intuition intellectuelle, nous ne pouvons bien entendu pas
penser cet objet autrement que sous le nom d’un quelque chose (Etwas)
inconnu 46. « L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est
l’objet transcendantal, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de
quelque chose en général 47. » Il ne peut pas être connu, mais peut
seulement être pensé comme « quelque chose en général = X » 48 ou
comme « l’objet transcendantal = X » 49, et ceci comme un « quelque
chose = X, dont nous ne pouvons rien savoir », mais que nous devons
néanmoins penser dans la mesure où « il peut, à titre de corrélatif de
l’unité de l’aperception, servir à unifier le divers dans l’intuition sensi-
ble » 50. Sans lui, parler de la réalité objective de nos concepts n’a pas
de sens. « Le concept pur de cet objet transcendantal (qui, en réalité,
dans toutes nos connaissances est toujours identiquement = X) est ce
qui peut procurer à tous nos concepts empiriques en général un rapport
à un objet, c’est-à-dire une réalité objective 51. »
Si d’après Wolff et Baumgarten le nihil negativum doit être compris
comme ce à quoi ne correspond aucun concept parce qu’il est en soi
contradictoire 52, alors le « quelque chose » (Etwas) est ce à quoi cor-
respond un concept, parce qu’il s’agit de quelque chose qui est logi-
quement non contradictoire et par conséquent pensable. Un tel concept
n’a d’après Kant encore aucune réalité, mais il est néanmoins déjà

42. CRP, A 221 sq./B 268 (TP, p. 202).


43. CRP, B 359 (TP, p. 256).
44. Cf. CRP, B 836 (TP, p. 545)
45. Cf. CRP, B 306 (TP, p. 224 note)
46. Cf. CRP, B 312 (TP, p. 230)
47. CRP, A 253 (TP, p. 227).
48. CRP, A 104 (TP, p. 117).
49. CRP, A 109 (TP, p. 122).
50. CRP, A 250 (TP, p. 225).
51. CRP, A 109 (TP, p. 122).
52. CRP, A 290/B 346 sq. (TP, p. 248 sq.).

39
LUDGER HONNEFELDER

« plus » en vertu de la possibilité logique de son contenu que le simple


« concept d’un objet en général (pris d’une manière problématique sans
déterminer s’il est quelque chose ou rien) » 53 et qui est à la base du
partage entre possible et impossible, et par conséquent constitue le
concept le plus élevé d’une philosophie transcendantale.
Ce faisant, Kant a en réalité repris le concept de l’ens ou de la res
que Scot désigne comme le plus général dans la troisième de ses ques-
tions quodlibétiques, dans la mesure où « il s’étend à tout ce qui n’est
pas rien » (se extendit ad quodcumque, quod non est nihil) 54. Si dans
le sens le plus général, le rien est ce qui en soi entraîne une contra-
diction, alors Scot considère « l’étant » dans le sens le plus général
comme « ce qui n’inclut pas de contradiction » (quod non includit
contradictionem) 55. La seule chose que l’on puisse concevoir comme
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étant encore plus générale est alors ce que Scot appelle avec Henri de
Gand la res a reor reris, et qui désigne le pur objet de la pensée,
indépendamment de la possibilité de ce pensable 56. A l’instar de Kant,
ce concept est pour Scot sans portée ontologique, ce qui est également
le cas du concept d’« étant » qui exclut seulement le contradictoire.
Dans la mesure où ce concept s’étend à « tout ce qui est concevable »
(quodcumque conceptibile), à tout ce qui n’implique pas de contradic-
tion, il permet bien de délimiter le « premier objet de l’entendement »,
mais pas encore d’établir ce que Scot désigne comme quodcumque reale
et définit comme quod habet vel habere potest aliquam entitatem pro-
priam extra animam 57. Comme en atteste par ailleurs le contexte plus
général, seul le concept de l’« étant » avec cette signification-là et non
pas seulement l’étant existant et indépendant en dehors de l’entende-
ment (ens reale et absolutum) ou l’étant substantiel (ens reale et abso-
lutum et per se ens) peut être considéré comme l’objet de la métaphy-
sique 58. Seul ce concept de l’« étant » dans sa généralité, englobant
tous les concepts objectifs peut être conçu comme l’objet premier
– c’est-à-dire le plus général – d’une scientia transcendens. C’est l’uni-
que concept qui puisse être atteint par une analyse de notre connais-
sance conceptuelle des objets.
Cette analyse revêt naturellement des formes très différentes chez
Scot et chez Kant : Scot tire les concepts distincts que nous avons des
objets d’une resolutio de leur contenu, afin de dégager tous les concepts
partiels quidditatifs ou qualificatifs quant à ces contenus, à partir des-

53. CRP, A 290/B 346 (TP, p. 248).


54. Quaestiones quodlibetales, q. 3, n. 2 (éd. Vivès XXV, 113 sq.) ; voir aussi L. Hon-
nefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 3-56.
55. Ibid.
56. Cf. Ordinatio I, dist. 3, p. 3, q. un., n. 310 (éd. Vaticane III, 188 sq.) ; L. Honne-
felder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 45-56.
57. Quaestiones quodlibetales, q. 3, n. 2 (éd. Vivès XXV, 113 sq.) ;
58. Ibid. ; L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 403-486.

40
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

quels se construit notre connaissance conceptuelle des objets 59. Kant


en revanche recourt à une « décomposition du pouvoir même de l’enten-
dement » 60 afin de révéler ces concepts de l’entendement qui peuvent
donner lieu à une connaissance d’objets sous forme d’une synthèse de
nos représentations. Comme le montre la doctrine kantienne de l’objet
transcendantal, l’analyse aboutit malgré la différence du point de départ
à un « corrélatif » 61 ultime de nos concepts d’objet structurellement et
fonctionnellement analogue à celui de Scot.
Chez Scot, ce « corrélatif » apparaît dans la resolutio de nos contenus
conceptuels distincts comme la détermination ultime et commune à
toutes les autres déterminations quidditatives, qu’il est impossible de
résoudre plus avant et qu’il convient par conséquent simplement de
présupposer, à savoir la détermination de l’« étant » (ens) 62. Ce « pre-
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mier concept concevable de manière distincte » (primus conceptus dis-
tincte conceptibilis) dans l’architectonique de nos concepts distincts peut
être prédiqué de manière univoque transcatégorialement, dans la mesure
où il peut être énoncé in quid de toutes les déterminations quidditatives
et dénominativement de toutes les déterminations purement qualifica-
tives 63. C’est ainsi qu’apparaît clairement sa position systématique cen-
trale dans la métaphysique scotiste : l’unité de notre connaissance du
monde peut seulement être expliquée à partir du moment où l’on peut
montrer que pour toute connaissance déterminée de manière catégo-
riale, l’étant considéré, pour autant qu’il soit connu, est connu en tant
qu’« étant ». Le dépassement qui s’accomplit dans la resolutio de nos
concepts est en réalité un retour vers les présupposés sans lesquels notre
savoir au sujet du monde dans son ensemble serait impossible.
Ce « caractère d’ultimité », comme l’exprime Martin Heidegger 64,
qui confère au conceptus entis sa position centrale conditionne également
la spécificité de son explication formelle et modale. Du point de vue
formel, il peut seulement être déterminé résolutivement comme « der-
nier », comme le « pur déterminable » par toutes les autres détermina-
tions, tout en étant en soi-même totalement « indéterminé » du point
de vue de toute détermination concrète et prochaine. Il s’agit du pur
quid qui est à la base de toutes les déterminations quidditatives ou
qualificatives, il constitue la ratio subiecti en général qui est attribuée à

59. Cf. Ordinatio I, dist. 3, p. 1, q. 1-2, nn. 69-98 (éd. Vaticane III, 48-63), trad.
O. Boulnois, op. cit., pp. 116-126 ; Lectura I, dist. 3, p. 1, q. 1-2, nn. 66-84 (éd. Vaticane
XVI, 249-257) ; L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 144-168.
60. CRP, A 65/B 90 (TP, p. 86).
61. CRP, A 250 (TP, p. 225).
62. Quaestiones quodlibetales, q. 3, n. 2 (éd. Vivès XXV, 113 sq.).
63. Pour plus de précisions, cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 268-
343.
64. M. Heidegger, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, trad.
Fl. Gaboriau (Paris, 1970), p. 48 (GA I-1, 216).

41
LUDGER HONNEFELDER

un sujet à partir des déterminations. C’est pourquoi on peut suivre


Heidegger et en parler comme d’une « détermination la plus détermi-
née », qui dévoile « le sens global de la sphère objective, le point qui se
maintient à travers tout ce qu’il y a d’objectif » 65. Tout étant peut être
connu « en tant qu’étant », mais l’« étant » lui-même ne peut pas en
tant que premier et absolument simple être à son tour connu « en tant
que quelque chose », mais – comme il s’agira encore de le montrer –
peut seulement être explicité de manière modale au-delà de sa saisie
formelle.
Les parallélismes structurels avec « l’objet transcendantal » de Kant
nous apparaissent ici clairement : ce concept kantien se révèle également
un concept-limite, comme le déterminable présupposé par toutes les
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autres déterminations, mais qui en soi-même ne peut pas être déterminé

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de manière plus précise et qui ne présente aucune autre détermination
que celle d’être un « quelque chose en général ». Et chez Kant également,
il s’avère nécessaire de le présupposer afin d’ordonner un corrélatif à la
connaissance déterminante des objets et afin de pouvoir expliquer le
rapport à l’objet ainsi que l’unité de notre connaissance du monde.

III.

Scot et Kant s’accordent sur le fait que le sens de l’étantité (Seiendheit)


ou de la réalité peut être expliqué de manière modale, au-delà de sa
simple présentation formelle. On peut trouver un motif essentiel de
cette manière de procéder dans l’importance qu’ils accordent tous deux
à l’être d’un objet dans le sens de l’existence actuelle. L’existence
(Dasein), comme le remarque déjà Kant dans son Unique fondement
possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, n’est pas un prédicat
dans le sens des autres déterminations d’une chose. En effet, une chose
est de part en part déterminée, indépendamment du fait qu’elle existe
effectivement ou qu’elle puisse seulement exister 66. C’est pourquoi,
dans la Critique de la Raison pure, Kant affirme que l’être n’est pas un
« prédicat réel », à savoir un prédicat qui ajouterait quelque chose à la
réalité (Realität) comprise comme « choséité » (Sachheit) d’une chose 67.
65. Ibid., p. 47 (GA I-1, 214).
66. Kant, L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, in
Pensées successives sur la Théodicée et la religion, trad. P. Festugière (Paris, 1972), pp. 69-
192 (Ak. II, 63-204). Sur ceci, voir L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 403-
486.
67. Le français présente ici des difficultés insurmontables de traduction, et les traduc-
teurs de Kant ont généralement choisi de rendre tant Sachheit, Dingheit que Realität par
le terme unique de « réalité », héritage du concept scotiste de realitas (venant lui-même
de res, donc de « chose »). Nous avons donc choisi de traduire ici Sachheit et Dingheit
par « choséité ». Par ailleurs, il convient à son tour de bien différencier ce concept de
réalité de celui Wirklichkeit au sens de réalité effective ou d’existence en acte (N.d.T.).

42
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

Il n’ajoute rien au concept, mais met « l’objet lui-même en correspon-


dance avec mon concept », dans la mesure où il ne signifie rien d’autre
que la « position d’une chose, ou de certaines déterminations en soi » 68.
Sans le savoir, Kant suit en cela Scot, qui constatait expressément que
l’existence actuelle est « extérieure » (extra) à l’ordre de l’essence d’une
chose, dans la mesure où elle ne contribue en rien à la détermination
catégoriale de la quiddité, et n’est pour cette raison également pas
contenue dans la définition de l’essence. Elle désigne seulement l’« acte
ultime » (actus ultimus) d’un étant actuellement existant : non pas l’acte
qui détermine de manière conclusive sa quiddité individuelle, mais celui
qui pose cette quiddité en dehors de l’entendement et en dehors de la
cause 69.
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L’étant individuel qui est ainsi posé, tel qu’il existe en acte ici et

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maintenant, est certes l’« étant véritable » et « parfait » (verissime ens 70 ;
res perfecta 71), ou encore, comme le formule Scot en faisant appel au
vocabulaire d’Henri de Gand, de « l’étant solide dans le premier sens »
(ens ratum primo modo), « qui possède en soi un être ferme et véritable,
qu’il s’agisse d’un être d’essence ou d’un être d’existence (quod habet
ex se firmum et verum esse, sive esse essentiae sive existentiae) » 72, bien
que l’étant pris en ce sens ne soit pas pour autant connaissable par une
science. Dans la mesure où la position de l’étant s’effectue en dernière
instance de manière libre, cela signifie que l’étant dans son existence
actuelle est contingent, comme l’enseigne l’expérience de tout un cha-
cun. En tant qu’étant existant en acte ici et maintenant, il est seulement
connaissable intuitivement, et non dans le concept abstrait qui seule-
ment rend possible la science 73. Seule la quiddité de la chose peut être
l’objet du concept. Dans la mesure où elle ne doit pas sa possibilité
interne à une position libre, mais bien à la compossibilité de ses conte-
nus, elle est en réalité nécessaire dans sa possibilité. Ce qui distingue
tout étant, indépendamment du fait qu’il existe en acte ou non, de la
chimère, à savoir de ce qui est en soi contradictoire, et l’élève au rang
d’un « étant solide dans le deuxième sens » (ens ratum secundo modo)
est cette possibilité à exister fondée sur la compossibilité des contenus 74.

68. CRP, A 598-600/B 626-628 (TP, p. 428-429).


69. Cf. Ordinatio II, dist. 3, p. 1, q. 3, nn. 59-65 (éd. Vaticane VII, 418-421) ; Lectura
II, dist. 3, p. 1, q. 3, nn. 54-60 (éd. Vaticane XVIII, 244 sq.) ; L. Honnefelder, Scientia
transcendens, op. cit., pp. 140-158.
70. Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis, VII, q. 13, n. 17 (éd. Vivès
VII, 417).
71. Lectura I, dist. 8, p. 1, q. 3, n. 129 (éd. Vaticane XVII, 46 sq.), par opposition à la
res imperfecta.
72. Ordinatio I, dist. 36, q. un., n. 48 (éd. Vaticane VI, 290) ; Lectura I, dist. 36, q. un.,
n. 1 (éd. Vaticane XVII, 461).
73. Cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, op. cit., pp. 218-267.
74. Ordinatio I, dist. 36, q. un., n. 38 (éd. Vaticane VI, 290) ; Lectura I, dist. 36, q. un.,
n. 1 (éd. Vaticane XVII, 461).

43
LUDGER HONNEFELDER

La métaphysique qui se base sur la connaissance abstractive, qui se


sert du concept et qui aspire à un savoir nécessaire, peut seulement
avoir cet « étant » pour objet, c’est-à-dire l’« étant » comme « ce à quoi
il ne répugne pas d’avoir un véritable être d’essence ou d’existence »
(cui non repugnat esse verum essentiae vel exsistentiae) 75, ou pour le
formuler encore plus brièvement, comme « ce à quoi l’être ne répugne
pas » (hoc, cui non repugnat esse) 76. La ratitudo qui se présente dans la
résolution formelle de nos concepts comme la première détermination
fondamentale, à savoir comme la ratio entis, apparaît ici par le biais de
l’explication modale comme une non repugnantia ad esse qui trouve son
fondement dans la possibilité interne de chaque quiddité. Scot constate
ainsi expressément que la possibilité de pouvoir être causé s’attribue à
un étant « formellement par lui-même » (formaliter ex se) 77 et non en
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fonction de la puissance causale qui se porte sur lui. La « possibilité
objective » par laquelle Scot désigne la possibilité en rapport avec une
puissance causale présuppose la possibilité logique, qui s’attribue à un
contenu préalablement à toute causalité en vertu du seul fait de son
propre contenu (ratione sui) 78 : « parce que ceci est ceci et cela est cela,
quel que soit l’entendement qui le conçoive » 79. Le contenu formel
n’apparaît que dans la mesure où il est appelé par une cause, que ce
soit dans la pensée ou dans la réalité existante. Mais dans son ex se
formel, ce contenu est antérieur au statut ontique de l’être pensé en acte
ou de l’être réel extra-mental. Il ne se fonde donc en tant que tel ni sur
un principe ontique, pas plus qu’il ne possède lui-même un statut onti-
que propre. Il n’est rien d’autre que cette validité qui subsiste formel-
lement par elle-même.
L’explication modale de l’« étant » est sans doute la doctrine à partir
de laquelle on peut démontrer le plus clairement à quel point Kant
maintient la structure du concept scotiste de métaphysique, tout en
modifiant radicalement sa mise en œuvre. En effet, Kant considère
également que l’objet de la métaphysique n’est pas la ratitudo de l’étant
en soi-même existant en acte et totalement déterminé – il considère
même celle-ci comme triviale, dans la mesure où elle est perceptible par
les sens, mais imperceptible du point de vue de sa signification méta-
physique –, mais bien la ratitudo exprimée par le concept comme pos-
sibilité de la synthèse de ses moments déterminants. Vu que Kant part

75. Ibid.
76. Ordinatio IV, dist. 8, q. 1, n. 2 (éd. Vivès XVII, 7).
77. Ordinatio I, dist. 43, q. un., n. 6 (éd. Vaticane VI, 354), trad. par O. Boulnois in
La puissance et son ombre. De Pierre Lombard à Luther, sous la direction d’O. Boulnois
(Paris, 1994), pp. 274-275. Cf. également L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit.,
pp. 45-56.
78. Ordinatio I, dist. 36, q. un., n. 61 (éd. Vaticane VI, 296).
79. Ordinatio I, dist. 36, q. un., n. 60 (éd. Vaticane VI, 296) : « quia hoc est hoc et
illud illud, et hoc quocumque intellectu concipiente. »

44
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

du fait que ce n’est pas l’expérience qui détermine les concepts (alors
que chez Scot elle pouvait néanmoins faire office de cause partielle),
mais que c’est l’expérience elle-même qui s’oriente en fonction des
concepts, le rapport de l’entendement à ses objets ne sera nécessaire
qu’à partir du moment où il s’oriente en vertu des formes de l’enten-
dement, qui ont été démontrées comme les conditions générales de
l’expérience, et ne sera objectivement réel (real) qu’à partir du moment
où les représentations des objets se rapportent à une expérience réelle
ou au moins possible conformément à ces formes. Mais lorsque « la
possibilité de l’expérience (...) est ce qui donne une réalité objective à
toutes nos connaissances a priori » 80, alors une réalité objective peut
être attribuée non seulement aux concepts purs de l’entendement qui
en tant que « simples formes de pensée » 81 se « rapportent à des choses
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possibles, puisqu’en elles est renfermée a priori la forme de l’expérience
en général » 82, mais également aux idées transcendantales que nous
avons déjà mentionnées.
La « réalité objective » n’est donc pas seulement chez Kant – comme
l’étantité de l’étant chez Scot – le « terme ontologique le plus général »
qui, comme l’a fait remarquer Gottfried Martin, « englobe, dans sa
signification la plus générale, divers modes d’être » 83, mais il est égale-
ment déterminé en vertu d’une explication formelle et modale similaire,
à savoir comme le rapport à l’objet de la représentation saisie dans le
concept, comme non repugnantia ad esse, comme « accord avec ». En
revanche, les points de référence sont radicalement modifiés : le terminus
ad quem n’est plus immédiatement la réalité de l’étant existant en acte,
mais seulement l’expérience de celui-ci. Toutefois, et en cela Kant reste
proche de l’explication scotiste, la possibilité de l’expérience n’est rien
d’autre que la possibilité de savoir « s’il peut y avoir un objet qui
corresponde quelque part à ce concept, dans lequel on (...) apercevrait
la possibilité d’un tel mode d’existence » 84. Le terminus a quo, qui
représente le fondement interne de la non repugnantia ad esse, peut
pour Kant tout comme pour Scot seulement résider dans un ex se formel.
La seule différence est que là où pour Scot il y avait l’ex se objectivement
donné des essentialités, on trouve chez Kant un ex se formel subjecti-
vement donné, qui est la base de toute expérience comme forme a priori,
de laquelle découle dès lors toujours une réalité objective comme pos-
sibilité. La réalité objective se voit ainsi radicalisée sous forme d’une

80. CRP, A 156/B 195 (TP, p. 161).


81. CRP, B 149 sq. (TP, p. 127).
82. CRP, B 268 (TP, p. 201).
83. G. Martin, Science moderne et ontologie traditionnelle chez Kant, trad. J.-Cl. Pinguet
(Paris, 1963), p. 218. Cette traduction française est la 3e édition d’un ouvrage à succès
qui devait encore connaître une 4e édition (Berlin, 1969) avec de nombreux ajouts et
modifications (N.d.T.)
84. CRP, B 412 (TP modifiée, p. 293).

45
LUDGER HONNEFELDER

validité objective. Mais dans les deux cas, la nécessité exigée de la non
repugnantia est fondée sur le ex se formel qui la sous-tend.
Le parallélisme entre le concept scotiste d’étantité (Seiendheit) et le
concept kantien de réalité objective peut également être observé à partir
de la position que Kant attribue au concept de réalité dans les postulats
de la pensée empirique en général, et qu’il inclut dans les catégories. Dans
l’ordre des postulats mentionnés, la possibilité dans le sens d’un accord
avec les conditions formelles de l’expérience (donc de la réalité objec-
tive) apparaît comme la première catégorie, qui est la base des deux
catégories suivantes que sont la réalité effective (Wirklichkeit) et la
nécessité, et qui se trouve plus précisément déterminée par celles-ci 85.
De manière similaire, Scot considérait le cui non repugnat esse formel
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qui est saisi dans la ratitudo entis secundo modo comme le moment

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commun, auquel s’ajoutent dans le cas de l’étant contingent la détermi-
nation quod non potest ex se esse necessario, et dans le cas de l’étant
nécessaire la détermination quod ex se ipsum esse 86.
Dans la Table des catégories de Kant, la réalité apparaît comme la
première catégorie de la qualité, suivie de la négation et de la limitation.
Cette utilisation du concept peut paraître étrange aux yeux du lecteur
moderne de Kant, mais elle s’explique si nous gardons à l’esprit la
manière dont Kant lui-même comprenait le concept. Comme l’indique
sa formulation allemande des concepts de réalité et de choséité (Sachheit,
Dingheit) 87, il utilise en fait la terminologie de la realitas introduite par
Scot et reprise par Suárez et Wolff. Il s’agit d’un terme qui désigne une
détermination quidditative de la res dotée d’une certaine indépendance
ontologique, mais ne constituant pas encore elle-même une res à pro-
prement parler 88. La manière dont Kant comprend la réalité se confirme
clairement comme une ratitudo entis secundo modo fondée dans la quid-
dité, en particulier lorsque dans le chapitre sur le schématisme de la
Critique de la Raison pure, il désigne la réalité comme ce « dont le
concept désigne par lui-même une existence » et qu’il voit « la matière
transcendantale de tous les objets comme choses en soi » 89 dans la
choséité. La réalité désigne comme chez Scot l’être-quelque-chose en
général fondé sur la quiddité correspondante, l’étantité indiquée par la
quiddité. Cette interprétation peut trouver une autre confirmation dans
l’explication de « l’affirmation transcendantale » développée par Kant
au sein de sa doctrine de l’Idéal transcendantal, qu’il définit comme
« un quelque chose (ein Etwas) dont le concept en soi exprime déjà une

85. CRP, A 218 sq./B 265 sq. (TP modifiée, p. 200 sq.) ; G. Martin, Science moderne
et ontologie traditionnelle chez Kant, op. cit., p. 164.
86. Ordinatio I, dist. 43, q. un., n. 7 (éd. Vaticane VI, 354) ; dist. 36, q. un., n. 50 (éd.
Vaticane VI, 291).
87. CRP, B 602 (TP, p. 416) ; Hauptvorlesung Metaphysik, p. 547, 584.
88. Sur ceci, voir L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., passim.
89. CRP, B 182 (TP, p. 153).

46
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

existence et qui, par conséquent est appelée une choséité, parce que
c’est par elle seule et dans l’étendue de sa sphère que les objets sont
quelque chose (des choses, Dinge) » 90. Ce n’est qu’en comprenant la
réalité comme une « choséité » dans le sens scotiste que l’on peut par
ailleurs expliquer le fait que Kant désigne également cette réalité
comprise comme « choséité » sous la forme d’une « grandeur inten-
sive » 91. De même, le fait que la réalité apparaisse une deuxième fois
dans la table kantienne des catégories sous le titre de l’« existence »
(Dasein), à savoir comme catégorie de la modalité 92, ne peut trouver
son explication qu’à partir du moment où l’on garde à l’esprit le concept
scotiste qui permet d’expliquer la ratio entis tant à partir de la réalité
que de l’existence comme leur composition mutuelle.
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IV.

La pierre de touche conclusive de cette comparaison structurelle des


concepts de métaphysique doit maintenant être la question du lieu et
du type de connaissance portant sur l’étant absolument transcendant.
Or, on ne saurait s’y tromper, la preuve de l’existence de Dieu que Kant
avance dans son Unique fondement possible d’une démonstration de
l’existence de Dieu, de même que la preuve qu’il présente comme « cos-
mologique » dans la Critique de la Raison pure et qu’il juge la plus
prometteuse 93, ne suivent pas la voie de Descartes ni celle de Wolff,
mais bien celle de Scot. On part d’un possible donné ou bien d’un
existant dont on peut faire l’expérience, et on en conclut à l’existence
d’un être absolu nécessaire, puis on démontre son unité et sa simplicité,
pour finalement prouver qu’un tel étant n’est rien d’autre « qu’infini
quant à la réalité » 94. Tout en suivant sa « marche naturelle », la raison
humaine se persuade de l’existence de quelque être nécessaire, reconnaît
ensuite dans cet être une existence inconditionnée, et enfin dans le
concept de « ce qui contient toute réalité », elle trouve le concept de
cet être inconditionné 95.
Le concept d’une totalité de la réalité qui transparaît ici ne peut une
fois de plus qu’être pensé si on place à sa base l’explication donnée par
Scot de l’étantité comme réalité d’une part et comme intensio d’autre

90. CRP, B 602 (TP modifiée, p. 416).


91. CRP, A 168-176/B 210-218 (TP, p. 169-173).
92. CRP, A 80/B 106 (TP, p. 94).
93. Sur cette question, voir J. Schmucker, Das Problem der Kontingenz der Welt. Ver-
such einer positiven Aufarbeitung der Kritik Kants am kosmologischen Argument (Fribourg-
Bâle-Vienne, 1969), pp. 13-71.
94. CRP, A 584/B 612 (TP modifiée, p. 421) ; cf. également L’unique fondement possible
d’une démonstration de l’existence de Dieu, pp. 81-92, trad. P. Festugière, pp. 77-85.
95. CRP A 586/ B 614 (TP, p. 423).

47
LUDGER HONNEFELDER

part. Or, si on suit cette explication, alors ce concept doit nécessairement


être pensé, si l’on veut que l’explication soit complète. Ce qu’atteint le
conceptus entis de notre métaphysique est l’« étant » comme un contenu
« fini négativement » 96 mais non comme infini positivement. Le concept
nie toute limitation et saisit quelque chose d’indifférent par rapport au
fini et à l’infini, à savoir ce moment minimal qui dans le mode de
l’indétermination contient certes toute détermination prochaine de
l’étant, mais dont la connaissance en tant que telle n’englobe pas aussi
la connaissance de cette détermination 97. C’est pourquoi l’étant infini
peut certes être connu sous ce concept comme « étant », mais la connais-
sance de ce concept ne suffit pas pour autant pour savoir qu’il existe
un étant infini.
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La preuve qu’il existe un tel étant est identique à la preuve que la

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disjonction fini/infini s’applique à l’étant. Après qu’un étant existant de
manière nécessaire ait été prouvé, Scot avance parmi les fondements de
la démonstration de l’infinité de cet étant l’argument distinctif supplé-
mentaire, à savoir que l’entendement, dont le « premier objet » est
l’étant en tant qu’étant, conçoit en réalité dans le concept d’un étant
infini ce qui est pour lui le « pensable suprême » (summum cogitabile),
dans lequel il peut souverainement trouver son repos (summe quiescit) 98.
Ce n’est que par la démonstration d’un étant infini que la signification
transcendantale de l’« étant » qui n’était saisie dans la résolution concep-
tuelle que par la négation du fini, trouve son accomplissement positif ;
c’est seulement dans la connaissance de l’étant infini que peut être atteint
positivement le concept qui accompagne à titre de moment minimal
toute connaissance conceptuellement déterminante.
Cette coloratio rationis Anselmi 99 qui a été beaucoup discutée par les
interprètes remplit de toute évidence la fonction suivante chez Scot : à
savoir de clarifier la place conclusive pour le système qu’occupe la
connaissance d’un étant infini, qui peut être suffisamment démontrée
par d’autres arguments. Le concept déterminé de l’étant infini est celui
qui permet le mieux de comprendre cette unité indiquée par le concept
du premier objet de l’entendement, et permet à cette aspiration à l’unité
de l’entendement de trouver son plus haut accomplissement sous les
conditions présentes de la connaissance. Cette pensée n’est cependant
possible qu’à partir du moment où l’on comprend l’étantité comme la
réalité fondée dans la ratitudo de la choséité, et que l’on pense cette

96. Ordinatio I, dist. 8, p. 1, q. 3, n 141 (éd. Vaticane IV, 223), trad. O. Boulnois, op.
cit., p. 255.
97. Ordinatio I, dist. 8, p. 1, q. 3, n. 81 (éd. Vaticane IV, 190), trad. O. Boulnois, op.
cit., p. 230.
98. Cf. Traité du premier principe [De primo principio], c. 4, concl. 9, n. 79, trad. par
R. Imbach, J.-D. Cavigioli, J.-M. Meilland & Fr.-X. Putallaz, Cahiers de la Revue de
philosophie et théologie (Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1983), p. 98
99. Ibid.

48
RAISON ET MÉTAPHYSIQUE

réalité comme une grandeur intensive, qui est connue par le concept
d’étant en tant que tel dans son mode interne, et dans le concept de
l’étant infini dans le mode d’une perfection à laquelle plus rien ne
pourrait venir s’ajouter.
Chez Kant, le concept d’ens realissimum vient également conclure
l’explication systématique de la réalité, et sa détermination obéit à une
logique similaire. A l’instar de Scot, Kant part du principe que n’est
déterminable que ce qui est logiquement possible, c’est-à-dire n’incluant
pas de contenus contradictoires, mais n’est en revanche déterminé que
ce qui est complet, c’est-à-dire complètement déterminé jusqu’à la dif-
férence individuelle 100. Afin de pouvoir déterminer complètement toute
chose existante, c’est-à-dire afin de pouvoir soit affirmer soit nier tout
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prédicat possible de cette chose, j’ai besoin comme « substratum trans-

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cendantal » de l’« l’idée d’un tout de la réalité », d’une omnitudo reali-
tatis 101. Sous cette forme, cette idée est encore indéterminée. Mais si je
lui attribue en pensée toutes les déterminations qui peuvent et doivent
a priori lui être attribuées, alors cette idée devient le concept d’un étant
complètement déterminé et englobant tout, à savoir le concept d’un
objet singulier, celui d’un ens realissimum 102. Kant raisonne ici de la
manière suivante : pour pouvoir connaître cet étant, je dois déjà préa-
lablement avoir connu la transcendantalité du concept d’« étant » englo-
bant tous les moments déterminables et déterminés, pour alors parvenir,
dans la connaissance de la détermination disjonctive complète de ce
concept, au concept d’un étant auquel il ne manque rien de ce que l’on
puisse penser sous forme d’une détermination et qui désigne en tant
que tel un étant singulier.
Si nous considérons maintenant l’architectonique de la scientia trans-
cendens chez Scot et Kant dans son ensemble, alors nous voyons clai-
rement qu’aux trois étapes par lesquelles Scot détermine l’« étant »
correspondent trois étapes bien déterminées chez Kant : au concept de
l’« étant » comme sujet de la métaphysique correspond le concept de la
réalité objective et de l’objet transcendantal ; à l’« étant » tel que nous
le trouvons identifié ici et maintenant comme le « premier objet de
l’entendement » correspond l’idée d’un concept unifiant de la réalité,
d’une omnitudo realitatis ; enfin, au concept de l’étant infini correspond
l’ens realissimum saisi comme idéal transcendantal.
On ne peut manquer d’être frappé par la similitude structurelle dans
la manière dont nos deux auteurs construisent leur système 103 : dans le
concept de l’« étant » ou en l’occurrence dans celui d’un « quelque
chose en général » apparaît résolutivement le concept qui doit être

100. CRP, A 572/B 600 (TP, p. 415).


101. CRP, A 575/B 603 (TP, p. 417).
102. Ibid.
103. Cf. L. Honnefelder, Scientia transcendens, op. cit., pp. 403-486.

49
LUDGER HONNEFELDER

connu dans toute connaissance d’un étant quelconque, dans la mesure


où toutes les déterminations se rapportent à lui, mais qui lui-même ne
se laisse saisir que comme la détermination transcatégorialement pre-
mière, indéterminée et indéterminable. Si l’on veut que tout ce qui
détermine plus avant cette détermination en tant qu’étant ainsi que
l’unité du divers soient pensables, alors l’« étant » doit être pensé comme
le concept qui contient virtuellement et de manière positive tout en
lui-même. Or, ce concept de l’étant au sens d’un contenant positif et
virtuel, tel qu’il doit être pensé comme le « premier objet de notre
entendement en fonction de son adéquation » n’est d’après Scot
connaissable que sous forme d’un postulat systématique et non positi-
vement quant à son contenu, au même titre que pour Kant l’omnitudo
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realitatis ne peut être saisie que comme idée et non sous forme d’un

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concept déterminé. Dans les deux cas, on ne peut donner pour ce
concept qu’un représentant, à savoir le concept « étant » obtenu par
abstraction et énonçable par un double primat se complétant mutuel-
lement. La transcendantalité de ce concept trouve alors sa confirmation
argumentative ultime dans la démonstration de la complétude de sa
détermination disjonctive par les modes du fini et de l’infini. Avec le
concept d’« étant » dans le mode de l’infini, tout comme chez Kant avec
le concept d’« étant » dans le mode de la détermination complète, on
parvient à un concept dans lequel la pensée de l’« étant » trouve une
conclusion systématique et qui désigne en même temps un étant singu-
lier. Que ces trois étapes bien déterminées se retrouvent dans la consti-
tution de l’objet de la métaphysique a manifestement sa raison matérielle
dans le fait que la métaphysique, qui n’est pas possible comme scientia
propter quid mais seulement comme scientia quia, à savoir comme scien-
tia transcendens, peut de cette manière seulement atteindre son objet.
Sans la connaissance d’un concept d’« étant » dépassant la détermina-
tion catégoriale, la métaphysique n’est pas possible ; sans avoir ce
concept à l’horizon et le saisir comme un concept d’« étant » contenant
virtuellement tout, elle n’est pas justifiée ; et sans connaître ou penser
le concept de l’étant infini ou souverainement réel comme le concept
unifiant de l’étant identifié à son tour avec un étant singulier, elle n’est
pas complète. C’est seulement dans la complémentarité de ces trois
étapes qu’elle peut atteindre son but comme métaphysique d’un enten-
dement fini.

Traduit de l’allemand par Jacob Schmutz.

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