Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
29 Traduction
Abstract : Dans cet article, le phénomène de la traduction en langue française sera
traité sous trois perspectives (cf. Schreiber 2006) : 1. Histoire de la traduction, 2. La
traductologie moderne, 3. Traduction et linguistique. Tous les chapitres commence-
ront par une information bibliographique sommaire. Le premier chapitre montrera,
entre autres, quelles étaient les langues sources les plus importantes pour la traduc-
tion en langue française, du Moyen Âge à nos jours, et quelles étaient les méthodes de
traduction prédominant à une certaine époque. Le deuxième chapitre présentera
quelques théories et auteurs importants de la traductologie moderne en langue
française. Le troisième chapitre discutera un choix de problèmes linguistiques de la
traduction et de l’interprétation, rencontrés dans plusieurs domaines : de la phoné-
tique à la rhétorique.
1 Histoire de la traduction
L’histoire de la traduction en France est relativement bien connue, grâce à un nombre
important de publications sur ce sujet. Plusieurs d’entre elles traitent principalement
de la traduction littéraire, notamment des « grands traducteurs » (Cary 1963). Les
publications plus récentes proposent un panorama plus vaste. P. ex., Nies (2009) a
rassemblé les dates sociologiques de nombreux traducteurs français, pour la plupart
peu connus. La série Histoire des traductions en langue française (Chevrel/Masson
2012ss.) ouvre le champ dans deux directions : géographiquement, vers la francopho-
nie, et textuellement, vers la traduction non-littéraire. Le premier volume consacré au
XIXe siècle (Chevrel/D’hulst/Lombez 2012) comporte entre autres les articles « Scien-
ces et technique », « Philosophes » et « Textes juridiques ».
Malgré ces publications importantes, l’aspect linguistique de l’histoire de la
traduction n’a pas été étudié de façon systématique. C’est pourquoi les sous-chapitres
suivants se proposent de le mettre en exergue. Bien entendu, ce panorama ne saurait
être exhaustif.
les langues romanes ont joué un rôle important pour la relatinisation de celles-ci. Il
cite, dans ce contexte, le traducteur Nicole Oresme qui a travaillé pour le roi Charles V
(le Sage), au XIVe siècle. Dans ses traductions, indirectes (grec > latin > français) pour
la plupart, il introduit souvent un mot savant en y ajoutant un mot populaire ou une
paraphrase correspondante : « agent et faiseur, puissance auditive ou puissance de
oïr, velocité et hastiveté » (Albrecht 1995, 21). Ce procédé explicatif se retrouve dans
beaucoup de traductions de l’époque. Pöckl, qui a étudié les contextes historique et
sociologique de cette « école de traduction », met l’accent sur la nécessité communica-
tive des traductions du latin vers la langue vulgaire à la cour de Charles le Sage :
« […] pour ce que les livres morals de Aristote furent faiz en grec, et nous les avons en latin moult
fort a entendre, le Roy a voulu, pour le bien commun, faire les translater en françois, fin que il et
ses conseilliers et autres les puissent mieulx entendre » (Nicole Oresme, d’après Pöckl 2006, 181).
Si la traduction est une pratique culturelle importante pendant le Moyen Âge, il n’en
existe pas encore, en français, un concept bien défini, exprimé par un seul terme
technique. En effet, les traducteurs utilisent des mots et périphrases divers pour
décrire leur activité :
« Les plus fréquemment utilisées sont translater en françois, translation et translateur, d’autres
formules surviennent plus rarement : convertir en françois […], mettre en latin […], transferer du dit
langaige latin en langue françoise […] » (Bérier 1988, 239).
1.2 Renaissance
« Jamais on ne traduisit plus de textes italiens que durant les dernières décennies du XVIe siècle.
Entre 1570 et 1600, les libraires français en publièrent plus de quatre cents titres, dont la moitié
étaient entièrement nouveaux » (Balsamo 1998, 90).
Les traductions de l’italien ont une influence importante sur la langue et la littérature
françaises. Avec Marot, p. ex., le sonnet – en tant que genre et en tant que terme
technique – trouve sa place en France.
En outre, le XVIe siècle connaît le premier théoricien de la traduction en France :
le traducteur et imprimeur Étienne Dolet. En 1540, il publie un essai intitulé La
manière de bien traduire d’une langue en aultre qui comporte cinq règles de traduction.
Cary souligne l’importance linguistique de la quatrième règle :
698 Michael Schreiber
« Il [Dolet] met en regard les langues jeunes de son époque, dites vulgaires, et les grandes langues
de l’antiquité classique, pour conseiller de ne pas se laisser envoûter par la richesse, la finesse, la
variété de la langue de l’original et de suivre ‘le commun langage’ » (Cary 1963, 12).
« Il n’y a pas eu l’équivalent de la Bible de Luther (1534) ou de la version du Roi Jacques (1611),
même si la Bible d’Olivétan souvent revue constitue l’épine dorsale des traductions réformées.
Mais Olivétan n’a pas marqué le français comme Luther l’allemand » (Bogaert 1991, 249).
Pendant le XVIIe siècle, la fonction principale des traductions change. Du Moyen Âge
à la Renaissance, les traductions ont enrichi la langue et la littérature françaises. Au
XVIIe siècle, étant donné les efforts entrepris pour normaliser la langue française et
donner des normes aux différents genres littéraires, la traduction littéraire devient un
moyen de « formation du goût classique » (Zuber 1968), c’est-à-dire qu’elle confirme
la norme plutôt que d’introduire de nouvelles expressions ou formes littéraires. Le but
principal des traductions de l’époque, appelées « belles infidèles », est de plaire au
lecteur :
« C’est le nombrilisme de la société de Louis XIV et sa volonté d’être le phare de l’Europe qui ont
donné la priorité au lecteur français du XVIIe siècle, et non plus à l’auteur classique » (Balliu
2002, 36).
Or, il y a aussi des voix critiques : Pierre Daniel Huet, dans son importante mono-
graphie en deux volumes, intitulée De interpretatione (1661), plaide pour une traduc-
tion littérale, imitant le plus fidèlement possible les structures de la langue source (cf.
Albrecht 1998, 69), et Madame Dacier défend la position des « anciens » contre les
« modernes » dans la querelle sur la traduction d’Homère (cf. Cary 1963, 51).
Le XVIIIe siècle connaît un changement important quant aux langues sources des
traductions. Avec plus de 1000 traductions, la langue anglaise devient, de loin, la
langue source la plus importante. Selon Nies (2009, 61), l’« anglomanie » de l’époque
est surtout un phénomène de traduction.
Quant à la méthode de traduction, le modèle des « belles infidèles » est suivi par
de nombreux traducteurs, p. ex. dans les traductions des pièces de Shakespeare.
Dans une traduction de De la Place, la pierre se transforme en marbre, et « sweet
Hamlet » devient un « noble Prince » (Stackelberg 1971, 589). Voltaire défend les
traductions naturalisantes des drames de Shakespeare en ces termes : « Shakespeare
était un grand génie, mais il vivait dans un siècle grossier ; et l’on retrouve dans ses
pièces la grossièreté de ce temps, beaucoup plus que le génie de l’auteur » (Münz-
Traduction 699
berg 2003, 265). Et les encyclopédistes soulignent l’esprit créateur d’un « bon »
traducteur :
« […] l’encyclopédiste [d’Alembert] élabore un classement entre les écrivains et les traducteurs. Il
situe en premier l’écrivain créateur, ensuite le bon traducteur, et la dernière position est réservée
à l’écrivain sans génie » (Groult 2001, 220).
de Walter Scott, p. ex., sont très populaires en France, mais les traducteurs littéraires
de l’époque « sont assez mal lotis » (Pickford 2012, 173). Sous l’influence du roman-
tisme allemand, les méthodes de traduction changent. Selon Stackelberg (1971, 585),
la période des « belles infidèles » s’achève dans les années 1830 pour faire place à des
traductions plus littérales. Chateaubriand traduit Poe, en suivant de près la syntaxe
de la phrase anglaise.
À l’échelle de l’enseignement, la pratique de la traduction des langues classiques
vers le français, à savoir la « version latine » et la « version grecque », sert à former le
style des élèves, tandis que la traduction scolaire joue un moindre rôle dans d’autres
pays (cf. Chervel 2008, 568ss.).
Dans plusieurs pays bilingues ou multilingues, des textes politiques et juridiques
sont traduits en français. En Suisse, pays officiellement trilingue à partir de 1848, les
lois sont traduites de l’allemand vers le français et l’italien. Au Canada, à partir de
1875, le parlement publie les débats des deux chambres dans les deux langues
officielles, c’est-à-dire l’anglais et le français (cf. Dullion 2012, 1085ss.).
« Traditionnellement, les lois étaient rédigées en anglais et ensuite traduites en français. En 1978,
le ministère de la Justice du Canada met en œuvre un mode de corédaction : deux rédacteurs, un
juriste anglophone et un juriste francophone, rédigent le texte de loi séparément et une équipe de
jurilinguistes les conseille pour assurer une concordance entre les versions » (Lavoie 2003, 129).
« Taum-Météo, mis en œuvre dès 1965 à l’Université de Montréal, commence à traduire des
bulletins météorologiques dès 1977. Ce système a deux caractéristiques qui en font un système en
utilisation réelle : il est fondé sur un sous-langage correspondant au style télégraphique utilisé
par les rédacteurs des bulletins (ne comportant par exemple ni articles ni verbes tensés) ce qui
simplifie la traduction. Deuxièmement, c’est le système lui-même qui détermine s’il est capable
ou non de traduire une phrase. Sinon il fait appel à un traducteur humain » (Léon 2006, 2775).
2 La traductologie moderne
La traductologie, en tant que discipline plus ou moins autonome qui étudie la traduc-
tion sous diverses perspectives, se développe à partir des années 1950. L’ouvrage
d’Oustinoff (2003), destiné au grand public, donne un premier aperçu. Pour une
introduction plus complète, voir Guidère (22010). Les paragraphes qui suivent présen-
tent quelques chercheurs et écoles importants de la traductologie francophone. Ils se
limitent à un choix de publications caractéristiques (cf. Schreiber 2008).
Ayant publié leurs premières monographies dans les années 1950, le linguiste Georges
Mounin et l’interprète de conférence Edmond Cary, d’origine russe, font figure de
pionniers de la traductologie francophone. Si leurs positions semblent être incompati-
bles à première vue (pour Mounin, l’étude de la traduction relève de la linguistique,
tandis que Cary s’est prononcé contre une telle approche), les deux chercheurs
partagent néanmoins un intérêt commun pour les méthodes de traduction. Dans sa
monographie intitulée Les belles infidèles (1955), Mounin présente une typologie des
méthodes de traduction, basée sur deux expressions métaphoriques : les « verres
transparents » (traductions « naturalisantes », orientées vers la culture cible) et les
« verres colorés » (traductions « exotisantes », fidèles aux structures formelles du
texte source). Certes, cette dichotomie n’est pas nouvelle, mais Mounin va plus loin
que ces prédécesseurs en appliquant ces deux principes de traduction à trois champs
différents : la langue, la culture et le temps, tout en donnant des exemples historiques
pour chaque méthode de traduction (cf. Mounin 1955, 109ss.). Pour Mounin, le choix
de la méthode de traduction dépend donc avant tout du contexte historique.
702 Michael Schreiber
« […] il n’existe pas de traduction dans l’abstrait. Le traducteur travaille sur un texte donné, à une
certaine époque, dans un certain pays, pour un certain public, en vue d’une utilisation détermi-
née du texte » (Cary 1956, 25).
« […] le littéralisme, que prônent lesdits ‘sourciers’, n’est en réalité très souvent chez le traducteur
qu’une forme de régression face à une difficulté insurmontée » (Ladmiral 1999, 45).
La position des sourciers a été défendue, entre autres, par Antoine Berman et Henri
Meschonnic. L’approche de Berman est basée sur une étude de la théorie de la
traduction pendant le romantisme allemand (Berman 1984). Pour B. Godard, ce livre
signale le début d’un « virage éthique » en traductologie :
« On aurait pu inscrire la transformation des théories de la traduction sous le signe d’un ‘virage
éthique’ qui aurait été inauguré en 1984 avec la publication de L’Épreuve de l’étranger, car
Antoine Berman a privilégié lui aussi les rapports interculturels avec l’autre. […] Il articule ‘la
visée éthique du traduire’ en termes de reconnaissance ‘de l’Autre’ : ‘l’essence de la traduction est
d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement’ » (Godard 2001, 55).
« Les traductions courantes de la Bible se sont toutes résignées à ne garder que les idées
(‘l’esprit’) et ont abandonné sa ‘forme’ à l’original, comme intraduisible. Elles transforment un
langage poétique en sous-littérature où subsiste seul le ‘sens’ » (Meschonnic 1973, 411).
Ces derniers temps, la traductologie a été influencée par des représentants de disci-
plines voisines, comme la philosophie et la sociologie. Nous citerons le philosophe
Jacques Derrida et les sociologues Pierre Bourdieu et Bruno Latour.
Derrida a « déconstruit » plusieurs distinctions dichotomiques classiques propres
à la théorie de la traduction, p. ex., la distinction entre « traduisibilité » et « intraduisi-
bilité » qui est, pour lui, un faux problème : « Or je ne crois pas que rien soit jamais
intraduisible – ni d’ailleurs traduisible » (Derrida 2004, 563). Pour une application de
plusieurs concepts de la philosophie de Derrida à la théorie de la traduction, cf. Dizdar
(2006).
Les théories du sociologue Pierre Bourdieu, p. ex., la théorie du champ littéraire,
ont été importantes pour la naissance d’une « sociologie de la traduction », qui élargit
les perspectives des études traductologiques :
« […] d’une part il y a lieu d’intégrer au modèle de pensée pratique les conditions économiques et
sociales qui rendent possible la traduction […]. D’autre part, il convient également d’intégrer au
modèle les activités des agents […], à savoir en tout premier lieu les traducteurs, mais également
les auteurs du texte source (et leurs éditeurs), l’éditeur du texte cible et les autres agents d’édition
du texte cible » (Gouanvic 2007, 80).
Une autre théorie sociologique qui a été récemment appliquée à la traduction, est la
« théorie de l’acteur-réseau » (« actor-network-theory ») de Bruno Latour. À la diffé-
rence de l’approche bourdieusienne, elle met l’accent sur le processus de traduction
et inclut des acteurs non-humains (cf. Folaron/Buzelin 2007).
3 Traduction et linguistique
Les problèmes linguistiques de la traduction dépendent largement de la paire de
langues concernée. Un certain nombre de manuels sont consacrés à l’introduction à
la traduction de diverses langues en français ou vice versa. Citons, à titre d’exemple,
Ballard (22005, anglais-français) et Hervey/Higgins (1992, français-anglais), Truffaut
(1983, allemand-français) et Henschelmann (1999, français-allemand), ainsi que Po-
deur (2002, français-italien et italien-français). Pour une approche plus vaste, voir la
monographie d’Albrecht (2005), qui contient des exemples en plusieurs langues,
notamment romanes et germaniques.
Pour des raisons évidentes, les paragraphes suivants ne pourront que traiter un
choix très sélectif de problèmes linguistiques de traduction. Par ce choix, nous
essayerons de démontrer des affinités entre quelques disciplines linguistiques et
certains types de traduction ou d’interprétation.
Il est évident que le doublage de films ou de séries télévisées présente des problèmes
d’ordre phonétique. On peut, selon Herbst (1994), distinguer plusieurs types de
synchronisme, notamment un synchronisme quantitatif, qui relève de la durée de
l’énoncé, et un synchronisme qualitatif qui concerne l’ouverture de la bouche et le
mouvement des lèvres. Or, ce ne sont pas tous les sons qui posent problème. Parmi les
sons les plus problématiques, on peut citer les consonnes bilabiales et labiodentales.
En guise d’illustration, voici une citation tirée du film Some like it hot et de sa version
française doublée (Certains l’aiment chaud) :
« – Votre cousin ne se ressemble plus à lui-même, dit le Portugais en riant à la vicomtesse quand
Eugène les eut quittés. Il va faire sauter la banque ».
« ‹ Ihr Vetter ist ja ganz verwandelt ›, sagte der Portugiese lachend zur Gräfin, nachdem Eugen sie
verlassen hatte. ‹ Er wird die Bank sprengen › » (Schreiber 2012, 250).
Ici, le texte source contient une incise élargie. La distance entre la première et la
deuxième partie du discours direct est plus grande que dans le cas d’une incise
minimale du type « dit-il ». Par conséquent, le lecteur doit faire un certain effort pour
interpréter la phrase « Il va faire sauter la banque » comme faisant partie du discours
direct. Dans la traduction, les choses sont beaucoup plus claires : L’emploi strict des
guillemets exclut l’incise du discours direct et y inclut la dernière phrase. Ce procédé
est conforme aux règles orthographiques de l’allemand, et, par conséquent, le cas
normal dans les traductions allemandes.
Or, tous les écrivains ne suivent pas les règles prescriptives de l’orthographe.
Dans l’exemple suivant, tiré du roman Berlin Alexanderplatz, Alfred Döblin présente
un collage du récit et de plusieurs citations et allusions (conte de fée, chansons, etc.).
Comme il n’emploie ni alinéa ni guillemets, il y a une fusion complète de tous ces
composants, typique pour ce roman. La traduction française, elle, présente une image
totalement différente :
« Das schwammige Weib lachte aus vollem Hals. Sie knöpfte sich oben die Bluse auf. Es waren
zwei Königskinder, die hatten einander so lieb. Wenn der Hund mit der Wurst übern Rinnstein
springt. Sie griff ihn, drückte ihn an sich. Putt, putt, putt, mein Hühnchen, putt, putt, putt, mein
Hahn.
La grosse fille rit à gorge déployée. Elle déboutonna le haut de son corsage.
Il y avait une fois un prince et une princesse qui s’aimaient tendrement.
Quand le cleb,
Dans la plèbe,
Fait un saut,
Un peu haut,
Il tient entre ses dents
Un saucisson appétissant
Traduction 707
« Ainsi, le principe de Carnot [note en bas de page : D’après le physicien français Sadi Carnot
(1797–1832)] est plus connu en allemand en tant que ‹ zweiter Hauptsatz der Thermodynamik › –
bien que la désignation ‹ Carnotscher Kreisprozess › existe aussi. […] De même, le ‹ Blaugas › – qui
ne désigne point, comme on pourrait le croire, un ‹ *gaz bleu ›, mais un gaz incolore développé
par Blau et Riedinger […] – s’appelle gaz cyanogène en français, etc. » (Reinart 2005, 13).
Dans le cas de principe de Carnot, le traducteur allemand a donc le choix entre deux
synonymes (l’éponyme étant moins usité qu’en français), tandis que le Blaugas est un
faux ami du traducteur français.
Les divergences culturelles sont encore plus importantes dans le domaine du
langage économique :
« Ainsi, un comité d’entreprise français n’a pas les mêmes compétences qu’un Betriebsrat alle-
mand, le revenu minimum d’insertion ne correspond ni tout à fait au Arbeitslosengeld ni à Hartz
IV, une société anonyme française peut avoir une structure et des organes différents de ceux
d’une Aktiengesellschaft allemande, etc. Comme les termes répondent aux besoins habituels
d’expression des usagers, les traducteurs se trouvent là aussi en face d’équivalents partiels voire
de lacunes linguistiques qu’ils doivent – selon les contextes – combler par différents procédés de
traduction » (Reinart 2005, 16).
708 Michael Schreiber
« Meine Damen und Herren, zu Beginn unserer Tagung möchte ich den Herrn Oberbürgermeister
dieser schönen Stadt, in welcher wir heute und morgen zu Gast sein dürfen, und in welcher wir
vor 17 Jahren schon einmal zusammenkamen, der auch freundlicherweise die Schirmherrschaft
über unseren Kongress übernommen hat… » (Feldweg 1996, 48 ; mes italiques, MS).
Ce passage contient, jusqu’ici, un verbe modal fléchi (« möchte »), en tant que
première partie du prédicat, mais on attend la seconde partie du prédicat, un infinitif.
Le discours a été interprété simultanément en anglais, français et italien, trois langues
qui ne connaissent pas de « Satzklammer ». Les trois interprètes ont alors anticipé
l’infinitif le plus vraisemblable, « danken » (‘remercier’). Or, l’orateur a poursuivi en
disant « … bei Ihnen entschuldigen » (‘excuser’), obligeant les interprètes à corriger ce
qu’ils venaient de dire (Feldweg 1996, 49). En français, on utilise dans une telle
situation un marqueur de reformulation comme c’est-à-dire, même si on ne reformule
la phrase, mais on la corrige.
Pour d’autres problèmes linguistiques de l’interprétation simultanée, cf. Niemann
(2012, allemand, anglais et français) et Russo (2012, espagnol et italien).
Traduction 709
« On peut par exemple remarquer qu’il y a normalement plus de redondance à l’oral, plus
d’hésitation, de répétitions, de marqueurs d’interaction, ainsi qu’un registre moins soutenu. En
même temps, il ne faut pas oublier que, lors du transfert, les sous-titres écrits ne seront pas lus
isolément, mais seront perçus en tant que composante du texte multimodal que constitue le
programme audiovisuel » (Şerban 2008, 92).
Pour illustrer le passage de la langue parlée à la langue écrite, Şerban cite ce passage
extrait du film américain « Twelve Angry Men » et de sa version française sous-titrée
(« Douze hommes en colère ») :
« Look, maybe… Maybe this is an idea. Now, I haven’t given it much thought, but it seems to me that
it’s up to us to convince this gentleman that he’s wrong and we’re right. Now, maybe if we each
took a couple of minutes just to… Well, it was just a quick idea. […] »
« J’ai une idée. Il me semble / que c’est à nous de convaincre monsieur / qu’il a tort et que nous
avons raison. / Chacun de nous pourrait… / Enfin, je dis ça comme ça. / […] »
(Şerban 2008, 96).
Il n’est pas surprenant que la traduction des discours politiques pose des problèmes
de nature rhétorique. En guise d’exemple, nous analyserons une figure rhétorique qui
est typique pour les discours de Nicolas Sarkozy, l’ancien président de la République
française. Il s’agit de l’anaphore (dans le sens rhétorique), c’est-à-dire, la répétition
des mots ou syntagmes en début de phrase. Cette figure est quasi omniprésente dans
les discours de Sarkozy et leur donne souvent un caractère pathétique. Voilà un
passage d’un discours qu’il a prononcé le 16 mai 2007, après son entrée en fonction
en tant que président de la République, et la traduction allemande officielle :
« Je pense à tous les Présidents de la Ve République qui m’ont précédé.
Je pense au Général de Gaulle qui sauva deux fois la République, qui rendit à la France sa
souveraineté et à l’État sa dignité et son autorité.
710 Michael Schreiber
Je pense à Georges Pompidou et à Valéry Giscard d’Estaing qui, chacun à leur manière, firent tant
pour que la France entrât de plain-pied dans la modernité.
Je pense à François Mitterrand, qui sut préserver les institutions et incarner l’alternance
politique à un moment où elle devenait nécessaire pour que la République soit à tous les
Français.
Je pense à Jacques Chirac, qui pendant douze ans a œuvré pour la paix et fait rayonner dans le
monde les valeurs universelles de la France ».
« Ich denke an alle Präsidenten der V. Republik, die mir vorausgegangen sind.
Ich denke an General De Gaulle, der die Republik zweimal gerettet hat, der Frankreich seine
Souveränität und dem Staat seine Würde und Autorität zurückgegeben hat.
Ich denke an Georges Pompidou und Valéry Giscard d’Estaing, die – jeder auf seine Weise –
dafür gesorgt haben, dass Frankreich entschlossen den Schritt ins Zeitalter der Moderne voll-
zog.
Ich denke an François Mitterrand, der es verstanden hat, die Institutionen zu erhalten und – zu
einem Zeitpunkt, wo ein politischer Wechsel erforderlich war, um die Republik zur Republik aller
Franzosen zu machen – diesen politischen Wechsel zu verkörpern.
Ich denke an Jacques Chirac, der sich zwölf Jahre lang für den Frieden eingesetzt und den
universellen Werten Frankreichs weltweit Ausstrahlung verliehen hat » (Schreiber 2011, 395s.).
« Ici en ce 16 août 1944, ces 35 jeunes Français qui vont mourir incarnent ce qu’il y a de plus noble
dans l’homme face à la barbarie.
Ici en ce 16 août 1944 ce sont les victimes qui sont libres et les bourreaux qui sont esclaves.
[…] Ils [les résistants] ont dit ‹ non ›, ‹ non › à la fatalité, ‹ non › à la soumission, ‹ non › au
déshonneur, ‹ non › à ce qui rabaisse la personne humaine, et ce ‹ non › continuera d’être entendu
bien après leur mort parce que ce ‹ non › c’est le cri éternel que la liberté humaine oppose à tout ce
qui menace de l’asservir.
Ce cri nous l’entendons encore.
Ce cri, je veux que dans les écoles on apprenne à nos enfants à l’écouter et à le comprendre ».
« Die 35 jungen Franzosen, die am 16. August 1944 an dieser Stelle ihr Leben lassen müssen,
verkörpern das Edelste, was der Mensch im Angesicht der Barbarei in sich trägt.
An diesem 16. August 1944 im Bois de Boulogne sind es die Opfer, die frei sind, und die Scharf-
richter unfreie Sklaven.
[…] Sie [die Widerstandskämpfer] haben ‹ Nein › gesagt, haben sich gewehrt gegen ein unabwend-
bar scheinendes Schicksal, gegen Unterwerfung, gegen Entehrung, gegen alles Erniedrigende,
und dieses ‹ Nein › wird lange nach ihrem Tod weiter hörbar bleiben, denn dieses ‹ Nein › ist der
immerwährende Aufschrei, mit dem sich die menschliche Freiheit allem widersetzt, das sie zu
versklaven droht.
Diesen Aufschrei hören wir noch heute.
Traduction 711
Ich wünsche mir, dass unseren Kindern in den Schulen beigebracht wird, diesen Aufschrei zu
hören und zu verstehen » (Schreiber 2011, 396s.).
1) Les anaphores sur « Ici en ce 16 août 1944 » et « Ce cri » n’ont pas toujours été traduites en
tant qu’anaphores, c’est-à-dire au début de la phrase. Ainsi, l’emphase du discours a été
atténuée.
2) Tandis que le mot « non » se trouve sept fois dans le texte source, l’équivalent allemand
« nein » ne se trouve que trois fois dans le texte cible, ce qui donne encore un effet
d’atténuation.
Le traducteur allemand avait peut-être des difficultés avec un discours si pathétique à
propos d’un sujet aussi douloureux. Mais, il y a aussi un problème de traduction plus
général : Sarkozy s’appuie, dans une certaine mesure, sur une tradition rhétorique de la Ve
République. Plusieurs de ces prédécesseurs ont employé des anaphores dans leurs discours,
notamment Charles de Gaulle. Dans la politique rhétorique de la République fédérale
d’Allemagne, en revanche, les figures rhétoriques pathétiques, comme l’anaphore, semblent
être moins fréquentes, peut-être à cause de la connotation négative du pathos après les
discours de propagande des nationaux-socialistes. Le traducteur d’un discours politique
doit donc se poser la question de savoir s’il donne la priorité au style individuel de l’orateur
ou au style collectif de la culture cible (cf. Schreiber 2011).
1) Beaucoup de traducteurs français ont tendance à atténuer des effets stylistiques marqués
(cf. Grünbeck 1976, 3).
2) Selon certains chercheurs, cette tendance de « normalisation » serait même une propriété
« universelle » de la traduction (cf. Laviosa 2009, 308).
4 Conclusion
En guise de conclusion, notons quelques pistes pour la recherche future dans les
trois domaines traités dans cet article : Dans le domaine de l’histoire de la traduc-
tion, malgré d’importantes publications, une « histoire linguistique de la traduction
en langue française » fait toujours défaut. Quant à la traductologie francophone
moderne, si cette discipline présente aujourd’hui un grand éventail d’approches,
elle n’offre pas encore de modèle intégratif, englobant théorie(s), pratique et didac-
tique. Pour ce qui est des problèmes linguistiques des différents types de traduc-
tions, les problèmes spécifiques de la traduction littéraire et de la traduction spécia-
712 Michael Schreiber
5 Bibliographie
Albrecht, Jörn (1992), Wortschatz vs. Terminologie : Einzelsprachliche Charakteristika in der Fachter-
minologie, in : Jörn Albrecht/Richard Baum (edd.), Fachsprache und Terminologie in Geschichte
und Gegenwart, Tübingen, Narr, 59–78.
Albrecht, Jörn (1995), Der Einfluß der frühen Übersetzertätigkeit auf die Herausbildung der romani-
schen Literatursprachen, in : Christian Schmitt/Wolfgang Schweickard (edd.), Die romanischen
Sprachen im Vergleich, Bonn, Romanistischer Verlag, 1–37.
Albrecht, Jörn (1998), Literarische Übersetzung. Theorie – Geschichte – Kulturelle Wirkung, Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
Albrecht, Jörn (2005), Übersetzung und Linguistik, Tübingen, Narr.
Ballard, Michel (21995), De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions, Lille, Presses
Universitaires de Lille.
Ballard, Michel (22005), La traduction de l’anglais au français, Paris, Colin.
Balliu, Christian (2002), Les traducteurs transparents. La traduction en France à l’époque classique,
Bruxelles, Hazard.
Balsamo, Jean (1998), Traduire de l’italien, in : Dominique de Courcelles (ed.), Traduire et adapter à la
Renaissance, Paris, École des Chartes, 89–98.
Bérier, François (1988), La traduction en français, in : Hans Robert Jauß (ed.), Grundriß der romani-
schen Literaturen des Mittelalters, vol. 8/1, Heidelberg, Winter, 219–265.
Berman, Antoine (1984), « L’épreuve de l’étranger ». Culture et traduction dans l’Allemagne roman-
tique, Paris, Gallimard.
Bogaert, Pierre-Maurice (ed.) (1991), Les Bibles en français. Histoire illustrée du Moyen Âge à nos
jours, Turnhout, Brepols.
Brunot, Ferdinand (1967), Histoire de la langue française des origines à nos jours, vol. 9 : La Révolu-
tion et l’Empire, Première Partie : Le français langue nationale, Paris, Colin.
Cary, Edmond (1956), La traduction dans le monde moderne, Genève, Librairie de l’Université.
Cary, Edmond (1963), Les grands traducteurs français, Genève, Georg.
Chervel, André (2008), Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz.
Chevrel, Yves/D’hulst, Lieven/Lombez, Christine (edd.) (2012), Histoire des traductions en langue
française. XIXe siècle, Lagrasse, Verdier.
Chevrel, Yves/Masson, Jean-Yves (edd.) (2012ss.), Histoire des traductions en langue française, 4 vol.,
Lagrasse, Verdier (en cours de publication).
Demissy-Cazeilles, Olivier (2007), Langage et propagande : La traduction française de trois discours
de George W. Bush, Hermès 49, 141–148.
Derrida, Jacques (2004), Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, in : Marie-Louise Mallet/Ginette
Michaud (edd.), Jacques Derrida, Paris, L’Herne, 561–576.
D’hulst, Lieven (2015), « Localiser » des traductions nationales au tournant du XVIIIe siècle : le « Bulle-
tin des lois » en versions flamande et hollandaise sous la période française (1797–1813), in : Dilek
Dizdar/Andreas Gipper/Michael Schreiber (edd.), Übersetzung und Nationenbildung, Berlin,
Frank & Timme, 93–108.
Dizdar, Dilek (2006), Translation. Um- und Irrwege, Berlin, Frank & Timme.
Dullion, Valérie (2012), Textes juridiques, in : Yves Chevrel/Lieven D’hulst/Christine Lombez (edd.),
Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle, Lagrasse, Verdier, 1067–1105.
Traduction 713