Vous êtes sur la page 1sur 3

La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse.

© La Part de l'Œil, 1985

/
/
/
/
/
/
/
/
/
/
Paul Joostens ou l'écriture boréale /

Jean-Baptiste Baronian

On ne met plus en question - ou guère - le monstrueuses qui s'apparentent à Herodiade, des


fait que Paul J oostens (1889-1960) a été, dans filles de joie, des putains, des donzelles qui se
l'histoire de l'art belge du XXe siècle, un des camouflent sous des airs de Madone, des madones
peintres les plus originaux et des plus singuliers, vêtues comme des starlettes et des effeuilleuses,
même si longtemps il a été tenu pour un franc- des rues mal pavées, des églises en ruine, des nuits
tireur, même si d'aucuns ont pu lui reprocher ses glauques, des ciels ténébreux, des calvaires, des
sautes d'humeur picturales, son curieux parcours misères. Partout, on y devine la luxure, le crime,
esthétique où alternent les bonds en avant et les l'abjection, et ce quelque chose d'exsangue qu'on
bonds en arrière, les détours prolongés vers des appelle la solitude ...
lieux de tradition, les raccourcis qui conduisent
sans retard au cœur de la nouveauté, les accès de
Faut-il dès lors avancer la notion de peinture
fièvre anarchiste et les crises de mysticisme. Avec
littéraire, prétendre que chez J oostens la peinture
le recul, et pour peu qu'on se donne la pleine
n'est qu'une écriture détournée, une mise en
d'examiner son œuvre en continu, on s'aperçoit
images de mots, une visualisation de la parole?
en réalité que les diverses périodes de l'activité
Alors que cette relation est souvent péjorative, il
créatrice de Paul Joostens (collages cubistes, ob-
semble bien qu'elle prenne en l'occurrence une
jets dadaïstes, dessins linéaires, huiles abstraites
coloration spécifique - et on se demande de
des années 25-30, peintures figurées de Bruges,
surcroît si la vraie particularité de l'œuvre n'y
madones, poezeloesen, asemblages bruts, croquis
éclate pas, si ce n'est pas, paradoxalement, l'im-
et silhouettes dépouillés des années 50-60) tra-
prégnation littéraire qui la rend si propre et si
cent, sous une apparence composite, un itinéraire
attachante. Le cas est rare mais, pour le mesurer
exceptionnel, sacralisent toujours, à toute époque
avec exactitude, il faudra simplement se souvenir
et en toute circonstance, une vision frénétique de
que Paul Joostens est aussi un écrivain, qu'à ses
l'existence où l_e moi n'arrête pas de s'exprimer.
yeux l'écriture n'a jamais constitué une récréation,
Joostens, c'est la peinture même d'un individu en que tout au contraire elle a été essentielle, vitale et
proie à ses démons, à ses fureurs, en proie au qu'il s'y est adonné avec une ardeur extraordi-
questionnement de l'art, à sa fonction dans la naire. L'étonnant est d'ailleurs que sa poésie et sa
réalité culturelle d'un siècle qui, en quelques prose ressemblent, presque trait pour trait, à sa
décennies, a tordu le cou à un millénaire de peinture, qu'elles renvoient sans cesse à elle,
contraintes. Et c'est aussi, à un degré élevé, qu'elles brassent les mêmes thèmes, insinuent les
l'irruption de la peinture noire dans la plastique mêmes motifs, au point qu'il importe de parler
moderne, au sens où on parle de roman noir et de ici, mutatis mutandis, de littérature picturale,
film noir - et elle est d'autant plus visible, voire de littérature de formes et de couleurs. Ba-
d'autant plus palpable que les sujets qui compo- roques, flamboyants, tourmentés, échevelés, ses
sent l'univers de Paul Joostens (comment nierait- écrits ont ceci de commun avec la foi: ils soulè-
on qu'il y a, ici, des sujets?) sont précisément vent tout, les montagnes de la raison raisonnante,
ceux de la mythologie du scandale, des femmes les pics du bon sens quotidien, les Himalaya de la

153
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

passion et du désir. Et bien sûr, on peut le » Mais au fait, est-ce que je la désire?
concevoir aisément, y domine la femme, figure à
la fois mythique et charnelle, impitoyable et ten- » Je crois que non. Alors qu'est-ce?
dre, exécrable et fascinante, salope et divine,
Salomé et Madone, vierge et flétrie, soumise et » D'abord, elle est femme - c'est-à-dire
inaccessible, créature incongrue échappant à Dieu qu'elle a un plan et que nous sommes là à être les
et aux dieux dont l'incroyable mission terrestre esclaves de son plan. Que nous sommes là pour la
. serait de rappeler la damnation de l'homme. Ainsi satisfaire .
ce passage du Journal datant de 1933, paru dans le
premier numéro des Soirées d'Anvers (éditions Ça » Et là, je ne marche pas.
Ira) en mars 1961 :
» C'est parce qu'elle est « La Vie» que je vou-
drais la détruire. Parce qu'elle est insoumise. »
« Le jeu de sexe? Quelle horreur, quelle aber-
ration, quelle monstruosité, quelle gymnastique
Et plus loin, dans le même texte, il évoque une
énervante - on ne peut s'imaginer jusqu'à quel
fille qui « porte en elle une malédiction », une
point ça m'embête de faire l'Amour. Qu'est-ce
autre qui « paiera cher» ce qu'il a dû souffrir, et il
qu'on peut faire de ce corps? L'autre corps.
dit qu'il n'y a pas lieu de recourir à l'expression
« l'éternel féminin» mais plutôt au « très mortel,
» Ce que j'ai au juste pour Paula est indéfinis- temporel, conditionnel reflet de l'Epitase asexuel-
sable. C'est presque la Mort ou le goût de mourir le »... Mais la verve de J oostens, son langage
en face de la vie. Il est vrai qu'elle a toutes les gothique et visionnaire, s'épanouit peut-être
Paroles et que je n'ai que ma vieille bonté. davantage dans ses œuvres poétiques, dans Sa-

Paul JOOSTENS, Collage, 1917, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles.

154
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

lopes et La Vierge boréale qui parurent respective- A sa mort, survenue le 24 mars 1960, il devait
ment en 1922 et en 1939 et qui sont les seuls livres laisser néanmoins d'innombrables inédits, com-
qu'il ait publiés de son vivant, ainsi que dans prenant des poèmes, des contes, son journal, sa
Histoire de Mérinof et Mérédoc, un conte éroti- correspondance, des fragments épars, des ébau-
que écrit en 1925 à Bruxelles et dédié « au dernier ches de toute sorte. Hélas! une grande partie de ce
comte de Maldoror », Geert Van Bruaene. Ce fonds unique a été dispersée, et les aléas d'une
conte n'a été édité qu'en 1969 par les soins de succession pénible n'ont fait que précipiter leur
Marcel Mariën : tiré à cent exemplaires, il forme éparpillement. A défaut de réunir l'ensemble, de
le numéro 22 de la collection « Le Fait accompli ». remettre la main sur des textes que J oostens avait
C'est un feu de mots inouïs, de situations déli- lui-même adressés au cours de son existence à des
rantes d'une écriture volontiers précieuse où les amis ou à des rédactions de revues, il serait sou-
vocables les plus obscènes se téléscopent et sem- haitable de regrouper ses meilleurs écrits, d'envi-
blent jouer, à l'infini, à saute-mouton! On est là, sager une publication sérieuse de son travaillitté-
à l'évidence, au sein de la folie érotique, chez les raire. Ecrivain de la nuit, il demeure ce maudit
poezeloesen les plus folles, dans leur chair, dans qu'il a sans doute toujours voulu être, cet homme
leur corps, leur anatomie, leurs viscères, au plus des détresses et des ténèbres, cet étranger à l'art
profond des phantasmes. étalé en spectacle, à la littérature falsifiée par l'ac-
tualité tapageuse, par des modes de pacotille.
Paul J oostens a beaucoup écrit. Reste que son Mais, aujourd'hui, il mérite la lumière. « Je ne
œuvre publiée, en plaquettes ou dans diverses rétracte rien. C'est la fin qui importe », écrivait-il
revues ( « Ça Ira », « Sélection », « Œsophage », en 1933. La sienne serait de connaître enfin
« Phantomas », « Fantasmagie », « Phases »), l'aurore boréale.
formerait à peine un volume de deux cents pages. Jean-Baptiste Baronian.

Paul ]OOSTENS, La Sirène, 1920, huile sur toile

155

Vous aimerez peut-être aussi