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Paul Joostens ou l'écriture boréale /
Jean-Baptiste Baronian
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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985
passion et du désir. Et bien sûr, on peut le » Mais au fait, est-ce que je la désire?
concevoir aisément, y domine la femme, figure à
la fois mythique et charnelle, impitoyable et ten- » Je crois que non. Alors qu'est-ce?
dre, exécrable et fascinante, salope et divine,
Salomé et Madone, vierge et flétrie, soumise et » D'abord, elle est femme - c'est-à-dire
inaccessible, créature incongrue échappant à Dieu qu'elle a un plan et que nous sommes là à être les
et aux dieux dont l'incroyable mission terrestre esclaves de son plan. Que nous sommes là pour la
. serait de rappeler la damnation de l'homme. Ainsi satisfaire .
ce passage du Journal datant de 1933, paru dans le
premier numéro des Soirées d'Anvers (éditions Ça » Et là, je ne marche pas.
Ira) en mars 1961 :
» C'est parce qu'elle est « La Vie» que je vou-
drais la détruire. Parce qu'elle est insoumise. »
« Le jeu de sexe? Quelle horreur, quelle aber-
ration, quelle monstruosité, quelle gymnastique
Et plus loin, dans le même texte, il évoque une
énervante - on ne peut s'imaginer jusqu'à quel
fille qui « porte en elle une malédiction », une
point ça m'embête de faire l'Amour. Qu'est-ce
autre qui « paiera cher» ce qu'il a dû souffrir, et il
qu'on peut faire de ce corps? L'autre corps.
dit qu'il n'y a pas lieu de recourir à l'expression
« l'éternel féminin» mais plutôt au « très mortel,
» Ce que j'ai au juste pour Paula est indéfinis- temporel, conditionnel reflet de l'Epitase asexuel-
sable. C'est presque la Mort ou le goût de mourir le »... Mais la verve de J oostens, son langage
en face de la vie. Il est vrai qu'elle a toutes les gothique et visionnaire, s'épanouit peut-être
Paroles et que je n'ai que ma vieille bonté. davantage dans ses œuvres poétiques, dans Sa-
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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985
lopes et La Vierge boréale qui parurent respective- A sa mort, survenue le 24 mars 1960, il devait
ment en 1922 et en 1939 et qui sont les seuls livres laisser néanmoins d'innombrables inédits, com-
qu'il ait publiés de son vivant, ainsi que dans prenant des poèmes, des contes, son journal, sa
Histoire de Mérinof et Mérédoc, un conte éroti- correspondance, des fragments épars, des ébau-
que écrit en 1925 à Bruxelles et dédié « au dernier ches de toute sorte. Hélas! une grande partie de ce
comte de Maldoror », Geert Van Bruaene. Ce fonds unique a été dispersée, et les aléas d'une
conte n'a été édité qu'en 1969 par les soins de succession pénible n'ont fait que précipiter leur
Marcel Mariën : tiré à cent exemplaires, il forme éparpillement. A défaut de réunir l'ensemble, de
le numéro 22 de la collection « Le Fait accompli ». remettre la main sur des textes que J oostens avait
C'est un feu de mots inouïs, de situations déli- lui-même adressés au cours de son existence à des
rantes d'une écriture volontiers précieuse où les amis ou à des rédactions de revues, il serait sou-
vocables les plus obscènes se téléscopent et sem- haitable de regrouper ses meilleurs écrits, d'envi-
blent jouer, à l'infini, à saute-mouton! On est là, sager une publication sérieuse de son travaillitté-
à l'évidence, au sein de la folie érotique, chez les raire. Ecrivain de la nuit, il demeure ce maudit
poezeloesen les plus folles, dans leur chair, dans qu'il a sans doute toujours voulu être, cet homme
leur corps, leur anatomie, leurs viscères, au plus des détresses et des ténèbres, cet étranger à l'art
profond des phantasmes. étalé en spectacle, à la littérature falsifiée par l'ac-
tualité tapageuse, par des modes de pacotille.
Paul J oostens a beaucoup écrit. Reste que son Mais, aujourd'hui, il mérite la lumière. « Je ne
œuvre publiée, en plaquettes ou dans diverses rétracte rien. C'est la fin qui importe », écrivait-il
revues ( « Ça Ira », « Sélection », « Œsophage », en 1933. La sienne serait de connaître enfin
« Phantomas », « Fantasmagie », « Phases »), l'aurore boréale.
formerait à peine un volume de deux cents pages. Jean-Baptiste Baronian.
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