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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse.

© La Part de l'Œil, 1985

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Les dispositifs pulsionnels/
du cogito photographique
Emidio Rosa de Oliveira

Ce travail relève d'une interprétation du cogi- mettant l'accent sur les composantes qui surdéter-
to photographique et gravite autour d'une pano- minent autant la volonté d'interpréter que la
plie de postures et de ruses de nature esthétique, volonté de savoir. Nietzsche parvient même à
capables de souligner, simultanément, l'ancrage mettre en relief le « génie architectural » de
corporel et pulsionnel de la pratique photographi- l'homme en se référant à deux modèles animaux
que et la fixité spéculative qui lui est associée. de la technologie naturelle ou instinctive: l'abeille
Nous désignerons par photologie, le lieu commun et l'araignée. A partir de leur conduite paradigma-
propre à la spéculation esthétique du Voir et du tique, il interroge ce que la métaphysique a
Penser. occulté et sacrifié pour engendrer 1'« adequatio rei
et intellectus » propre à la ratio occidentale.
Il nous semble particulièrement intéressant de «Nietzsche lui-même ne se doutera pas que
postuler une méthodologie qui nous mènerait là l'EXPLORATION DE L'INCONSCIENT de
où les choses commencent à prendre FORME la raison occidentale conduit à la mise en évidence
dans la vision, là où elles participent au PENSER de la structure magique de la preuve par la
de l'engrenage logique, afin de remonter, à partir régularité, mère de la loi ... La raison européenne
de la « représentation » qui est déjà TRANSPO- est donc à double fond : d'une part, les appareils
SITION, et à travers une « théorie de l'interpréta- des physiciens permettent de prendre des mesures
tion », jusqu'à la différence originaire, tout en de plus en plus exactes, grâce auxquelles les
évitant de tomber dans la métaphysique des origi- régularités des comportements de la matière sont
nes perspectives et identitaires du logocentrisme. très exactement enregistrées. Ces régularités
muettes sont ensuite IDEALISEES une première
Il nous faut maintenant justifier le choix d'un fois à l'aide de continuités mathématiques qui
expédient théorique d'origine nietzschéenne. Se- permettent de les SCHEMATISER. Ces conti-
lon Nietzsche, l'effort incessant que l'homme a nuités sont alors considérées inconsciemment
réalisé jusqu'aujourd'hui consistait à vouloir faire comme des signes de la loi, et prises en charge par
disparaître les métaphores intuitives dans un les totems légalisateurs - causalité, nécessité, etc.
schéma et à dissoudre l'image dans le concept (Le - chargés de leur faire tenir - en les idéalisant
livre du Philosophe). Semblable comportement a une seconde fois - le rôle de lois rationnelles,
provoqué des pertes inévitables, ainsi que, en donc signifiantes, de la nature ... Ce sera donc la
conséquence, la FORCLUSION DE LA DIF- notion même de vérité, telle que la philosophie de
FERENCE, qui entraînera Derrida, s'appuyant la RAISON CAPTURANTE l'a forgée de Platon
sur Nietzche, à affirmer que la métaphysique, en à Hegel, qui se trouvera bouleversée si l'intelli-
effaçant la scène fabuleuse qui l'a produite, est gence philosophique de demain devait se décider à
devenue contemporaine de la pratique de la peser les motivations par lesquelles l'homme
domestication (Zucht) du corps et des instincts. METAMORPHOSE sans cesse sa saisie des régu-
Or, il nous faut poursuivre notre réflexion en larités du réel en parole de raison »1.

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A partir de cet arrière-plan qui légitime l'équi- ou du tiers-exclu. C'est ainsi qu'à titre d'exemple,
valence épistémologique entre l'ordre, la loi et la les monuments érigés sur les ruines de Hiroshima
rationalité, .il nous est possible d'appréhender une figurent comme ZONES SCHEMATIQUES
OPTIQUE ou un « PUNCTUM » (système per- d'un souvenir ou d'une réminiscence, à travers
spectif) capable d'éclairer les procédures de dépla- lesquels cette portion de réalité miniaturisée joue
cements que l'homme, par son instinct construc- éthiquement la fonction de simulacre. La réserve
tiviste, a imprimées sur la pensée et les techni- symbolique se meut dans ce « schéma qui sera
ques. Les conditions sont, semble-t-il, réunies simultanément source de figuration géométrique
pour opérer la DECONSTRUCTION de l'argu- et de possibilité de la fiction relevante »3, et
mentation aveugle qui structure en partie la composera les effets rhétoriques des argumenta-
lucidité des syllogismes juridiques de notre tions qui, sous l'effet violent de la loi ou du
culture. Nous savons, depuis Freud, que la NOMOS, confondront tout le réel avec la repré-
culture est liée à un meurtre commis en société et, sentation rationnelle et résiduelle, en nous empê-
qu'en conséquence, toute clarté discursive ou chant ainsi de « saisir, dans ce qui a été écrit, un
légale, cache une violence génétique qui semble symptôme de ce qui a été tu » (Nietzsche). Afin
constituer la condition nécessaire à l'émergence de poursuivre notre interprétation, il faudra nous
d'une structure despotique du signifiant. L'hy- installer dans le lieu « où se met en place le coup
pothèse de la présence biotique d'un RESTE qui de force par lequel le « logos» instaure le principe
aurait structuré l'inconscient de la raison tout au d'identité au mépris de ce qui fait la différence» 4.
long de l'histoire, nous permet de détecter ce C'est exactement ce que nous tenterons d'aborder
«punctum cœcum » qui force notre raisonne- ici, à travers une phénoménologie de la capture
ment et notre délire à adopter des expédients. capable de décrire les dispositifs pulsionnels de la
Selon Baudrillard, la pensée occidentale ne sup- PHOTOLOGIE. Lorsque nous parlons de DIS-
porte pas et n'a jamais supporté le vide de la POSITIFS PULSIONNELS, ce n'est pas pour
signification, le non-lieu et la non-valeur; elle a, évoquer un ordre invisible de signification, mais
au contraire, toujours eu besoin d'un LIEU et plutôt pour indiquer que la pulsion pourrait
d'une ECONOMIE2. Un lieu et une économie, difficilement être imaginée en dehors de la repré-
ou encore, l'administration réservée d'un « reste» sentation. Différemment, nous pourrions encore
par l'intermédiaire duquel s'exercent, discrète- dire que la PREDATION commence par être
ment, les usages, les opérations logiques du calcul phénoménologiquement une impression (noéti-
et la forme enchaînée des énoncés syllogistiques. que) « qui englobe les contenus des sensations,
Ce « reste », qui résulte d'une rétention économi- ainsi que les moments sensuels de la sphère des
que, circule sous forme de réel symbolique et ins- impulsions »5. Le défaut des phénoménologies
titue, simultanément, l'archive réduisant toute réside dans le passage ultra rapide d'un état
l'histoire à la forme abrégée d'un signe, d'une premier d'APPREHENSION (le voir) à un état
inscription ou d'une date, faisant ainsi fonction de de restitution qui finit par attribuer, de manière
?,"'EMOIRE RUDIMENTAIRE de l'événement, illusoire, le lieu fondamental à un sujet, ou à une
ou \NQセ@ RESERVE SYMBOLIQUE. La charge analytique existentielle élaborée en marge d'une
biotique de ce « reste » qui a été violemment « topique de la pulsionnalité ». Le refoulement de
réprimé, s'est déplacée historiquement, telle une l'inscription animale du corps n'a pu se faire que
machine de guerre sélectivement programmée, sous la contrainte d'un pouvoir ou d'une ruse
partant en croisade contre tout ce qui n'est pas d'ordre logique qui, au cours du temps, a garanti
conforme à l'archive et gardant, au long de ce la légalité juridique de nos représentations se-
trajet thanatographique, des « especimens » pou- condes reformulées à partir du sensible.
vant garantir que l'hécatombe a bien eu lieu. C'est
ainsi que la règle logique du tiers-exclu transpose, A force d'être clair par devoir, nous buttons
dans l'ordre interne du discours, l'opération constamment contre la racine de nos impressions
d'extermination qui a marqué l'espace-temps des corporelles et c'est par la prédation et les multi-
cultures. C'est en vertu de cette transaction que le ples DETOURS que nous pouvons enfin mesurer
réel, destitué de son poids ontique et de sa la portée du coup infligé au corps de la pulsion.
topologie événementiels, a tenté de trouver, dans
l'ordre abstrait des raisons du Logos, un équiva-
lent de cette portion de réalité. Pour cette raison,
la réserve n'est pas l'accumulation quantitative,
mais bien plutôt la position ou le LIEU stratégi-
que où le « stock du réel» a été réduit à un reste
miniaturisé ou à une forme de réserve symboli-
que, qui en est venue à occuper la place du mort,

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La camera obscura
de la photographie
Bien avant l'apparition de l'appareil photogra-
phique, toute l'ARCHEOLOGIE SENSO-
RIELLE montrait jusqu'à satiété le lieu hégémo-
nique de l'œil ou le lieu théorique de la vision. La
prépondérance du 'MODELE OPTIQUE dans la
théorie de la connaissance a même entrainé Jac-
ques Derrida à affirmer que « toute l'histoire de
notre philosophie est une photo/agie, nom donné
à l'histoire ou au traité de la lumière »6. Si Platon,
qui est l'un des premiers philosophes à penser le
problème de la lumière, se montre tellement
sévère envers les arts, c'est sans doute parce qu'il
reconnaît cette INFLUENCE IRRATIONNEL-
LE et ILLUSOIRE que Gorgias leur attribue -
et à laquelle Platon oppose l'idéalisme moral et
mathématique comme pharmakon. L'on pourrait
résumer le projet pédagogique, ou encore la
volonté politique de Platon dans la stratégie sui-
vante : comment éliminer ou rectifier à jamais le
monde fluctuant et éphémère des APP AREN-
CES et des SIMULACRES?

Le recours systématique à Platon et à Nietz-


sche nous permet, d'une part, de voir comment le
- -- ,
-"
...
système de représentation sur lequel s'étaie la
métaphysique occidentale se trouve ancré dans la
Photo/agie et, d'autre part, comment la philoso-
phie nietzschéenne parvient à TRANSMUER le
caractère ascétique de l'IDEALITE qui est liée, Emploi du fusil photographique de Marey, 1882. D'ap_ La Nature.
chez Platon, aux objets mathématiques. Or, cette
idéalité, pour Nietzsche, ne repose pas sur une à partir d'un code perspectif directement
base géométrique exempte de corruptibilité, mais construit sur le modèle hérité de la perspective
sur la PULSION, ou encore sur l'INSTINCT: scientifique du Quattrocento.
sur ces énergies vitales infuses dans le corps, qui
déterminent les croyances et même les connais-
sances. Il ne sert à rien d'isoler Platon de Nietz- Photographie - Art de capture
sche, car tous deux restituent la logique ambiva-
lente de l'inconscient défini par Freud, et c'est à la
photographie qu'il incombe de nous éclairer sur La nature de l'objet que nous allons
« l'inconscient de la vue » (W. Benjamin). La « MYTHANALYSER » est la photographie en
camera obscura, évincée, de la scène publique de tant qu'objet imaginaire, objet qui nous permettra
la visibilité, s'intègre pourtant subrepticement à la de mettre en évidence, à travers quelques indices,
photo/agie et montre comment l'inconscient est empreintes et actes, la POSTURE CORPOREL-
avant tout un dispositif de capture. LE MIMETIQUE existant entre le chasseur et le
photographe qui part, l'appareil à l'épaule, en
La camera obscura est donc une machine/ évoquant, à chaque déclic, la posture mobile du
vestige d'une scène originaire où le réel change de chasseur à l'affût. Cette association n'est pas
vêtement et se travestit (si nous attribuons toute la destituée de fondement, une fois que le nom ini-
portée psychanalytique au mot camera = cham- tial attribué à l'appareil photographique en 1882
bre). Elle ne sera pas la TABULA RASA, mais le par E. J. Marey a été celui de « FUSIL PHOTO-
lieu d'une inscription CAPTIVE qui reflète dou- GRAPHIQUE ». Bien entendu, d'autres raisons
blement la structure de l'œil régie par un schéma- nous entraînent à considérer l'appareil photogra-
tisme culturel, intériorisé ensuite comme naturel. phique comme dispositif de capture. La première
L'on sait que la camera obscura structure la réalité et la plus notoire nous indique la « gémellité» ou

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la connivence existant entre la structure de la La capture ou la captivité


machine et celle de l'œil.
de l'image . .
Alors que l'œil capte, l'appareil fixe dans
l'immobilité de l'image, l'état de préhension
d'une proie : « une proie est un corps organique L'image de l'art paléolithique, intimement lié
empêché de se mouvoir »7. Ce dispositif de à une civilisation de chasseurs, figurait presque
capture traduit une construction modelée par toujours un état de capture ou de « préhension ».
l'instinct. La première machine est le corps consi- La peinture de Lascaux fixait la pose de la proie
déré comme le lieu d'où l'on part. Il n'est représentant ANTICIPATIVEMENT la réussite
toutefois pas facile d'admettre que la trace ani- d'une scène de chasse. Le mot même d'anticipa-
male persiste, camouflée, dans la visibilité même tion (Ante/ capere) signifie étymologiquement
des objets techniques. La raison de ce je-n'en- « capture anticipée ». La plupart des chercheurs
veux-rien-voir relève, presque toujours, du pré- qui se penchent sur le problème de l'art lui
jugé culturel qui soutient la technologie et que attribuent pour caractéristique principale, cette
l'on pourrait ainsi formuler: l'on suppose le plus fonction de prévision et d'anticipation. Francastel
souvent que plus la technologie est évoluée et parle d' « anticipations sur le réel à informer »8 et
sophistiquée, moins il y a de marge pour l'irra- Adorno d' « anticipation de quelque chose que
tionnel. Supposition naïve qui prouve bien que la l'on ne connaît pas »9. Somme toute, l'art ne peut
rationalité a toujours été mue par un type d'amné- « anticiper» que s'il n'est déjà plus lui-même, que
sie, pour ne pas dire de refoulement. s'il est traversé par une charge anonyme de
devenirs à partir de laquelle il peut conjecturer et
produire des artefacts.

Rien de mieux que la chasse ne pourra nous


narrer cette trame accidentelle d'imprévus qui
ponctue, à chaque pas, le déclic de l'appareil
Le dispositif de capture photographique. La photographie opère, à l'aide
de l'appareil photographique d'un dispositif optique, dans un temps biologique
où l' œil non seulement acquiert la passivité du
miroir réfléchissant, mais encore la mobilité de
l'organe/ chair, au sens où A. Breton parle de l'œil
Même si l'appareil photographique, n'est plus existant à l'état sauvage. L'œil est animé d'une
aujourd'hui le « fusil photographique » de Marey, énergie à partir de laquelle il construit et défait
il n'en continue pas moins à suggérer, de manière tout ce qu'il voit. Il est fait, comme le dira
voilée, la survivance d'un dispositif de capture se Lyotard, pour jouir et se laisser fasciner. Fascina-
révélant comme le lieu absent/présent de la proie. tion qui précipitera la vision dans le VERTIGE,
Habituée à accorder une importance excessive à ce punctum cœcum, où se pressent la « nuit
l'aspect rationnel et abstrait des processus cogni- animale» (G. Bataille). L'imaginaire de la chasse
tifs, la modernité n'a rien voulu savoir de l'imagi- raconte au photographe, à travers la rapidité
naire de la chasse sous-jacent à l'invention de la animale, l'histoire pré-réflexive de l' œil : « la
photographie. Aborder aujourd'hui la photogra- rapidité de cet instinct nerveux est dictée par ce
phie, consiste à élaborer une « MYTHANALYSE qu'on voit et par ce qu'on porte en soi »10. Il ne
PHENOMENOLOGIQUE » capable de resti- nous est pas possible d'aborder la photographie
tuer l'imaginaire singulièrement prédateur de sans l'associer inévitablement à une recherche
l'acte photographique et celui des nombreux ludique de signification et de surprises, et sans
univers de l'image photographique. Selon Levi- nous placer sur un terrain de chasse. Pascal
Strauss, nous devrions peut-être entamer une écrivait qu'en chassant le lièvre, le chasseur pré-
évolution régressive, afin de comprendre la force tend seulement saisir sa propre mort. En buttant à
à la fois contenue et extériorisée des premières chaque pas contre la mort, le chasseur évoque le
images représentées et, nous demander dès lors, photographe qui, en capturant le FORTUIT,
pourquoi l'art à ses origines, s'est fondamentale- surprend le réel et le thésaurise, en l'insérant dans
ment auto représenté dans sa fonction schémati- les limites d'une forme encadrée. Il prétend ainsi
sante et prédatrice. Il nous reste à examiner le dérober le réel à la contingence et, par un geste
parcours des archéologies afin de confronter la fatal, le rendre visible dans une espèce d'IMMO-
positivité des découvertes et des « technèmes » à BILITE, mise à la merci et à la disposition d'un
l'INSCRIPTION ANIMALE présente dans les regard qui sait lire (ce que Barthes appelle « stu-
mythes. dium »).

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Le geste du photographe fixant l'éphémère


révèle sa volonté de maîtriser l'essence mortelle
Des dispositifs pulsionnels
?u .corps par la technè. En capturant la surprise, il aux dispositifs symboliques
mSlste encore sur le caractère evanescent et fugitif
de l'instant et sur l'opacité mortifère du réel.
de la culture
L'instant, une fois fixé et agrandi, mettra en
évidence le caractère mortifère de la « prise de 'Le regard du photographe se délecte avec
vue » . avidité dans la certitude sensible de ce que le réel
est susceptible d'être organisé en illusion perma-
Les photographies du photographe ne sont nente à travers l'appareil. Les vertiges et les
rien d'autre que des fragments ou des reflets mirages produits par le photographe, de concert
mortels d'un événement apparu/ disparu dans le avec le savoir technologique, nous mettent face à
réel. Tous les photographes ne sont pourtant pas un réel saisi comme ARTEFACT. Le réel est un
ce « photographe-chasseur » partant à l'aube à la effet de l'angle de vision et le monde entier/eut
recherche de la proie et guettant anxieusement le être transformé en photographie. Le regar du
ェセウエ・@ moment du « flagrant délit ». Alfred Stieg- photographe représente le regard moderne. Tout
htz raconte avec orgueil que le 22 février 1893, il ce qu'il vise à travers l'objectif nous revient
est resté trois heures sous une tempête de neige en REIFIE : « plutôt que de reproduire le réel, la
attendant le moment propice pour prendre son photographie le recycle - c'est un des processus
célèbre cliché « Fifth Avenue: Winter » . Si l'on clés des sociétés modernes »11 . Avec la photogra-
ne peut aligner tous les photographes sur cette phie, tout le réel devient RESTE et tout « ce qui
conduite exemplaire de chasse photographique, est résiduel est destiné à se répéter indéfiniment
l'on peut néanmoins affirmer que toute la mécani- dans le fantasme »12. La répétition ne se résume
que de l'art photographique indique une stratégie セ。@ セ・ャュョエL@ à. la mécanisation, ou à la reproduc-
visuelle de la capture. Les postures et les actes du tIbIhte en sene, elle aura plutôt tendance à
photographe, nous renvoient imaginairement, illustrer, à travers la production fragmentaire du
qu'il le veuille ou non, au chasseur visant sa proie. réel, toute l'obsession fantasmatique moderne
Le photographe peut devenir chasseur au moment sousjacente à la machine productrice des biens (la
exact où il développe et agrandit la « trouvaille » machine industrielle) et à la machine pulsionnelle
et non nécessairement au moment antérieur où il des divers modes de penser.
カゥウセ@ avec l:appareil. La magie du travail photogra-
phIque reside dans la (SUR)PRISE. Certains La pulsion est une machine productrice de
photographes sont plus aptes à explorer l'impré- flux qui se trouve connectée, dans la pellicule
vu, alors que d'autres préfèrent être le PHOTO- éphémère du social, à d'innombrables objets et à
GRAPHE-SCENOGRAPHE qui anticipe les ef- une gamme infinie de variations imaginaires.
fets ・セ@ ャ・セ@ exploite,. en manipulant les ingrédients Séparer d'emblée un flux d'un objet, revient à
constitutIfs de lImage photographique. Bon séparer, sur un autre plan, une intensité d'un
nombre des velléités qui circulent au sujet du affect, ou, simplement, le réel, des mille strates
travail du photographe en amoindrissent la portée qui le structurent comme « plan de consistance » .
esthético-Iaborale en le réduisant à l'acte simple, à
la fois technique et magique, qui consiste à dé- En vertu de l'automatisme, l'inconscient tech-
clencher l'appareil. Il est évident que si une telle nologique, comme l'inconscient de la vue, se sont
interprétation se propage, c'est parce qu'elle est à tel point distanciés de la pulsion, ou de la
commandée et contaminée par la haute technolo- logique de la prédation, que l'appropriation ou la
gie dont la préoccupation majeure réside dans capture ne s'exerce plus sur le vif, dans la
l'absorption/récupération d'une force inventive et modalité de la surprise. Le réel a déjà été capturé
dans la restitution hygiénique de celle-ci. Nous depuis longtemps, ce qui permet à l'inconscient
entendons par hygiène, la volonté de la technolo- technologique de reproduire efficacement le mo-
gie 、G・ヲセ」@ セ@ tout prix, toute エイ。セ・@ de travail dans dèle intériorisé. Tout ce qui n'aura pu s'intégrer
le prodUit fml. La forme exemplaIre de cette resti- aux technèmes sera purement et simplement jugé
tution est « le produit fétiche ». comme non existant, ou comme ne relevant pas
du réel. L'insuffisance de cette réification du réel
Dans son « Painting, Photography, Film » et de cette volonté narcissique qui se plait à voir
(1925) Moholy-Nagy du Bauhaus, fait l'éloge de tout le réel dans la forme psychologique d'un réel
l'appareil photographique parce que celui-ci im- ingurgité qu'est la GESTALT, nous oblige à
pose une « Hygiène de l'optique» et parce qu'il déplacer, d'un point de vue théorique, la curiosité
est capable de bannir de la vision toute la charge de savoir ou la prédation qui anime la photogra-
littéraire et imaginative provenant du style pictu- phie, vers le domaine esthétique considéré comme
ral des grands peintres. lieu du détour de la pulsion.

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Tant l'intersubjectivité que la prédation peu- comme le résultat tardif d'un état avancé de
vent nous mener au-delà de la dualité sujet/objet, sophistication culturelle, puisqu'on la voit déjà à
à une mise à nu du pouvoir AUTO REFLEXIF de l'œuvre dans l'organisation économique de la
la vision. pensée symbolique, ainsi que le confirme Mircea
Eliade : « Il ne faut pas croire que la cohérence
L'œil, en tant qu'organe de la perception, ou théorique est nécessairement le résultat d'une
marque animale du corps, pourra caractériser la réflexion systématique : elle s'impose déjà au
physicalité organique de la vision et faire que stade de l'image et du symbole, elle fait partie
celle-ci, à l'aide du tact, se donne à penser dans le intégrante de la pensée mythique »13. La pensée
corps, comme « idéalité palpable ». A la suite de mythique accuse, quant à elle, le FOND PU!.:-
Didier Franck, nous pensons qu'il faudrait es- SIONNEL de l'excès qu'elle veut à tout pnx
sayer de concevoir, par la prédation, une inter- éviter, en lui donnant une FORME, ou en la
subjectivité moins métaphysique et moins psy- capturant, dans la fixité répétitive du rite, ou dans
chologique s'enracinant non plus dans le corps, la séduction harmonieuse du mythe. Cet effort de
mais dans la chair. Evidemment, ce trajet nous « maîtrise» permettra au langage de s'organiser et
met face aux indices constitutifs de la raison et à la à l'inconscient d'être pensé sous l'action régula-
présence fluide d'un non-encore-constituté qui trice du « récit ». Toutefois, une telle procédure
précède et informe les actes intentionnels de la socialisante de l'inconscient, sous l'action despo-
conscience. La capture esthétique ne parvient pas tique d'une grammaire ne manquera pas de pro-
toujours à échapper à la force aveugle des codes, voquer, en contrepartie, la résurgence du fan-
et il n'est pas rare que le photographe abandonne tasme occulté par la stéréotypie. Entre la produc-
la prédation pour s'en remettre, à l'application tion des simulacres propre à nos jours et les
minutieuse des règles du « faire artistique », expédients et les ruses de la mythologie d'hier, la
échangeant ainsi l'errance pulsionnelle des affects différence n'est pas si grande; il s'agit, dans les
contre les dispositifs symboliques qui caractéri- deux cas, de mettre en évidence, à travers des
sent la grégarité sociale. Mais, même dans ce cas, CONDUITES DE .DETOUR, ce que le stéréo-
la représentation parvient à échapper à la modalité type est nécessairement obligé d'éliminer afin de
obsessionnelle qui la commande, une fois que, en pouvoir valoir efficacement comme machine de
dernière instance, ce qui la fonde repose sur socialisation.
l'insistance de quelque chose qui refuse d'être dit
ou montré. Cela veut dire, qu'il n'y aura jamais Emidio Rosa de Oliveira.
une proie qui puisse éliminer complètement la NOTES
prédation, ou transformer radicalement, comme
1. DIEGUEZ, M. « Regards sur l'inconscient de la raison
par miracle, le destin du chasseur. L'illusion qui européenne ", in En marge - L'occident et ses autres, Paris,
travaille le chasseur s'exerce hors de la croyance Aubier-Montaigne, 1978, pp. 228-229.
en l'objet total, d'où, l'impossibilité d'épuiser le 2. BAUDRILLARD, J. L'échange symbolique et la mort, Paris,
rapport entretenu avec la proie. Gallimard, 1976, p. 337.
3. BENOIST, J .-M. Tyranie du Logos, Paris, Minuit, 1975,
p. 122.
Ce qui engendre la prédation est le caractère 4. Ibid.
contingent et provisoire de toute les petites sur- 5. GUERNANCIA, P. « Le problème d'autrui dans la phéno-
prises avec lesquelles la divinité visite le chasseur ménologie de Husserl ", in Critique, n° 427, Paris, Minuit,
dans l'animalité des sensations, à travers lesquel- 1982, p. 1041. Référence faite à la thèse développée par Didier
Franck dans le livre Chair et corps, Paris, Minuit, 1981.
les l'idéalité abstraite de l'idée revêt une figure 6. DERRIDA, J . L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,
palpable, pour disparaître à nouveau. C'est à p. 45 : « encore faudrait-il. .. revenir sur cette métaphore de
travers cet éclair fortuit que le chasseur artiste l'ombre et de la lumière (du se montrer et du se-cacher),
métaphore fondatrice de la philosophie occidentale comme
entrevoit la primitivité transcendantale qui le métaphysique .. . Toute l'histoire de notre philosophie est une
supplante et l'oblige constamment à se déplacer. ーィッセ_ャァゥ・L@ nom donné à l'histoire ou au traité de la
lumlere ».
Nous voilà face à une PASSION CYCLI- 7. LYOTARD, J.-F. Economie libidinale, Paris, Minuit, 1974,
QUE. La conduite du chasseur comme celle du p.290.
8. FRANCASTEL, P. La figure et le lieu, Paris, Gallimard,
photographe artiste se caractérise par des activités p. 30.
excessives, organisées autour d'un signifiant fluc- 9. ADORNO, Th. Théorie Esthétique, Paris, Klincksieck,
tuant dont la fonction consiste à faire circuler, à 1974, p . 108.
travers une logique des lieux, une économie 10. PLOSSU, Bernard « ... au Pays de Shane » in Les cahiers de la
d'abondance, régie par le principe d'équivalence. photographie, n° 13, Laplume, 1984, p. 91.
C'est ainsi qu'à chaque vision correspond une 11. SONTAG, S. La photographie, Paris, Seuil, 1979, p. 191.
12. BAUDRILLARD, J . Simulacre et simulation, Paris, Galilée,
réminiscence, à chaque dit, un non-dit, et à 1981.
chaque pensée, une image du corps. La dynami- 13. ELIADE, M. Méphistophèles et l'androgyne, Paris, Galli-
que de ces correspondances, ne doit pas être lue mard, 1962.

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Paladini , F:reu d'lana, 1933,

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