Vous êtes sur la page 1sur 5

La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse.

© La Part de l'Œil, 1985

/
/
/
/
/
/
/
/
/
/
Jacky Garnier, de fil en aiguille ... /
Michel Thévoz

Jacky Garnier, de Thonon, consacre sa vie, ou du moins ses loisirs, à


une œuvre étrange, sans terme prévisible, sinon celui de la mort de son
auteur - ce pourquoi il l'a intitulée Tapisserie interrompue. Commencée
en 1976, cette tapisserie a déjà 240 mètres de longueur (en 1984). Les
images s'y enchaînent librement, comme au gré d'une rêverie - de fait,
Garnier ne les programme jamais, elles naissent librement et imprévisible-
ment au fil de son travail. Voici ce qu'il dit de sa tapisserie : « Si cet être
vivant a assez de chance et de vitalité pour vivre encore pendant des années,
je pense qu'on pourra y lire une histoire, celle d'un homme comme les
autres, avec ses ombres et ses lumières ». Le statut tout à fait singulier de
cette œuvre appelle quelques réflexions.

La pratique de l'art requiert un espace réservé, autonome, en retrait de


la réalité et des contraintes pratiques, espace souvent comparé à celui du
rêve. Cette discontinuité se marque aussi bien matériellement, par l'en-
cadrement de l'œuvre, que mentalement, par l'état de déconnection inspi-
ratrice recherché par l'artiste. Ainsi, l'art occidental, en s'autonomisant,
échappe dans une certaine mesure au principe de réalité. Dans une société
obsédée par le self control, par l'emprise sur la nature et par les
performances techniques, la création artistique perpétue une sorte de sau-
vagerie interne et irréductible. Encore fait-elle pour cette raison l'objet de
mesures prophylactiques : on l'encadre, mais dans l'autre sens du terme
cette fois, comme une force indisciplinée qu'il faut contenir. Pour se sous-
traire à la colonisation mentale, elle se retrouve en liberté surveillée. A
l'instar des réserves naturelles ou des réserves d'Indiens, le Musée constitue
une réserve imaginaire coupée par sa solennisation même de tout contact
contagieux avec la réalité sociale. Le cadre, en tant qu'enceinte sacrée, c'est
aussi une manière de cordon sanitaire - sans parler des effets secondaires
de cette sacralisation dans le registre du commerce de l'art ...

Or, il apparaît d'emblée qu'à la Tapisserie interrompue de Jacky


Garnier, il manque un côté du cadre. L'espace est ouvert sur sa partie
droite, de sorte que le mouvement de l'invention se poursuit latéralement,
sans retenue, sans butée, comme une maille qui filerait dans le tissu de la
réalité, ou comme un travelling interminable, ubiquitaire, qui menacerait
de faire basculer le monde dans le registre de l'irréel, ou encore comme un
rêve terriblement possessif qui finirait par résorber l'état de veille. L'œuvre

177
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

suscite au fur et à mesure son propre espace, hétérogène à celui de la


réalité, certes, mais en expansion illimitée, échappant délibérement à toute
clôture.

En illimitant sa tapisserie, Jacky Garnier se met en situation de trans-


gresser l'un des préceptes fondamentaux de l'esthétique occidentale, la
maîtrise projective de l'espace imaginaire, qui prescrit d'ajuster les formes à
la surface qui leur est impartie. En vérité, les artistes qui se prévalent de
cette maîtrise font de nécessité vertu : acculés à la circonscription arbitraire
de leur champ d'action, ils en sont réduits à se régler imaginairement sur
elle. Ils prétendent composer leur œuvre, mais ils ne font que composer
avec cette contrainte orthogonale. Accepter le cadre, c'est s'installer dans
un espace quadrillé qui prédétermine le système d'expression. Il est donc
hautement significatif que Jacky Garnier ait pris d'emblée et instinctive-
ment la liberté de générer un espace à la mesure de sa création imaginaire
plutôt que d'adapter celle-ci à une limite conventionnelle.

La première conséquence pratique, et qu'il assume superbement, c'est


que son œuvre se soustrait à toutes les structures de diffusion institution-
nelles : sujette à une expansion incontrôlable, elle devient invendable,
inexposable, irreproduisable. Création essentiellement délogée, elle ne
pouvait trouver accueil que dans un musée lui-même en statut de définitive
extra-territorialité : la Collection de l'Art Brut. Il est évident que Garnier a
trouvé dans cette impropriété idéologique et commerciale un climat de
gratuité et d'illégitimité propice à une invention jubilatoire. Nulle échéan-
ce, nulle contrainte mondaine, nul client, nul regard avec lesquels il faille
composer. Le commentaire esthétique lui-même est éconduit, puisqu'il
n'est censé intervenir qu'à l'égard d'une œuvre achevée - aussi nous
bornons-nous à envisager les conditions matérielles et mentales de cette
création. Est-ce à dire que Garnier refuse toute forme de communication,
se maintenant dans une sorte d'autisme esthétique? Son œuvre, il est vrai,
est réfractaire à la communication artistique telle qu'elle s'est instituée,
avec ses implications idéologiques et financières - une communication qui
a fini par avoir raison de ce qu'elle était censée prendre en charge. Combien
d'œuvres potentiellement subversives et novatrices n'ont-elles pas suc-
combé à un système de diffusion qu'elles s'étaient abstenues de mettre en
cause! Jacky Garnier, lui, outrepasse les limites du champ artistique au
point de mettre en jeu les conditions mêmes de sa réception - c'est dire
que, en se soustrayant au système conventionnel de ce qui est en verité la
consommation de l'art, il engage une forme de communication autrement
plus vivante, plus authentique et plus insolite que celle du musée ou de la
galerie ...

On peut aussi bien s'attendre à ce que cette désinvolture communica-


tive réagisse sur la conception même des formes plastiques (tant il est vrai
que « le message, c'est le médium»). L'illimitation de l'écran imaginaire,
c'est une latitude ouverte à une création enfiévrée et exorbitante, exemptée
de toute résolution spatiale ou temporelle. Plus précisément, le côté qui
manque à la tapisserie interrompue, terme reporté de fil en aiguille jusqu'à
son imprévisible et pourtant fatale échéance, c'est, nous l'avons dit, la mort
(qu'il s'agisse de l'exténuement de l'œuvre, du tarissement de l'inspiration,
d'une fin accidentelle ou tout simplement du décès de l'auteur). Certes la
mort affecte à plus forte raison toute autre œuvre conçue justement pour
être achevée - dans les deux sens du terme (ce qu'illustre le fameux
incident au cours duquel des gardiens de musée se sont saisis d'un individu
barbouillant un tableau, jusqu'à ce qu'ils se rendissent compte qu'il
s'agissait du peintre Bonnard tentant de retoucher clandestinement l'une de
ses propres toiles peinte vingt ans auparavant ... ). L'achèvement de l'œuvre

179
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

n'est ordinairement qu'un terme imposé par la convention, agissant en


extériorité, refoulé par conséquent de l'expérience subjective de l'artiste et
du message plastique. Au contraire, et paradoxalement, Garnier assume et
intègre plastiquement la mort de l' œuvre en assimilant celle-ci à sa propre
vie, c'est-à-dire en la maintenant ouverte, irrésolue, susceptible de
développements, de péripéties et de reprises imprévisibles. Il fait donc
intervenir la mort dans l' œuvre comme une instance vivante, il joue de son
échéance toujours reconduite, il engage avec elle une dialectique incontrô-
lable et superbement féconde. Autrement dit, il réhabilite la mort comme
la dimension symbolique de toute affection humaine, ou, ce qui revient au
même, il exalte la vie comme une hyperbole de la pulsion de mort.

Qu'on ne prenne pas ces propos dans le sens du dénigrement. Il faut


garder à l'esprit qu'il y a deux conceptions radicalement antagonistes de la
mort : la conception occidentale, qui l'assimile au néant et qui la rejette
hors-cadre, précisément, dans les ténèbres extérieures, comme un au-delà
d'inertie et d'insignifiance dont on ne peut rien dire ni même penser -
encore ce refoulement connaît-il certains lapsus, tel celui qui nous occupe,
où la mort retrouve une fonction aussi vitale que dans les sociétés dites
primitives. Celles-ci intègrent les défunts comme des partenaires hyper-
actifs de la vie sociale. Effectivement, on ne peut s'empêcher de faire un
rapprochement entre l'étrange ballet que met en scène Jacky Garnier,
associant les êtres les plus hétéroclites et les plus improbables, et, par
exemple, l'échange euphorique avec les morts dans la fête des revenants de
l'île brésilienne d'ltaparica, ou encore les images tantôt humoristiques
tantôt tragiques de la mort qui, au Mexique, accompagnent tous les actes
de la vie quotidienne - encore qu'il n'y ait aucun démarquage de la part de
Garnier, est-il besoin de le préciser. Simplement il est compréhensible que
ce retour du refoulé de la mort entre en résonance avec l'expression de
sociétés qui l'ont délibérement ritualisée. En jouant de la différence de cette
interruption qui, d'un seul coup, achèvera son œuvre et changera sa vie en
destin, Jacky Garnier nous rappelle, fussions-nous athées, que la mort
n'est pas la fin de tout, mais l'instance d'un futur antérieur qui nous libère
de l'inhérence animale au présent; elle n'est pas le contraire de la vie, mais
sa doublure ou sa ressource imaginaire, l'ouverture de « l'autre scène»
dont parle Freud.

L'autre scène, c'est bien cet entremonde auquel Carnier nous introduit,
rétablissant la continuité de la vie et de la mort. En se laissant vampiriser
par son interminable tapisserie, il a trouvé le moyen de s'affranchir de « sa
Majesté le Moi » et de faire advenir les entités disparates et fugitives sur le
refoulement desquelles le Moi instaure son pouvoir. Une conception
humaniste et hygiéniste de la création artistique veut que, à travers celle-ci,
l'auteur trouve sa propre identité. C'est évidemment tout le contraire qui
est vrai, du moins pour ce qui concerne les œuvres libertaires telle celle qui
nous occupe. Garnier a choisi la voie aventureuse du décentrement, de la
dissémination, de l'hémorragie de soi. Ce travelling ou ce « voyage »
insensé qu'il poursuit au fil de l'aiguille, c'est sa riposte au chantage à
l'identité et à la personnalité qui caractérise notre idéologie individualiste.
En s'exemptant de son Moi d'état civil, Garnier réintègre les règnes animal,
végétal et minéral dont une tradition cartésienne voudrait orgueillement
nous démarquer. Il retrouve surtout la faculté de nomadisme mental
propre aux enfants et que le dressage éducatif s'efforce de neutraliser. Or
cette dépropriation de soi n'eût pas été possible sans la mise en cause des
rituels de « communication» artistique qui ne font que renforcer les rôles
d'émetteur et de récepteur. Garnier prend authentiquement position de
medium contre un fallacieux système de media (parmi lesquels le musée)
qui ne fait qu'aggraver l'unilatéralité des ュ・ウ。ァセ@ セエ@ l'irréversibilité de leur

180
La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

diffusion - qui usurpe par conséquent ce nom. Il fallait que fût désencadré
l'espace de l'art pour que s'opérât ce décentrement sur les intersections
vides du Moi et de l'Autre, du conscient et de l'insconscient, du réel et de
l'imaginaire, de l'actuel et du virtuel, intersections désormais peuplées par
la Tapisserie interrompue.

Michel Thévoz.

181

Vous aimerez peut-être aussi