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2020 17:34

Vie des arts

Laurence Cardinal
Les flottants ou la scénographie du corps humain
Exposition Galerie Graff 983, rue Rachel Est Montréal Du 23
Janvier au 22 février 1997
Jacques-Bernard Roumanes

Les trente ans de GRAAF


Volume 40, numéro 165, hiver 1996–1997

URI : https://id.erudit.org/iderudit/53329ac

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Éditeur(s)
La Société La Vie des Arts

ISSN
0042-5435 (imprimé)
1923-3183 (numérique)

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Citer cet article


Roumanes, J.-B. (1996). Laurence Cardinal : les flottants ou la scénographie du
corps humain / Exposition Galerie Graff 983, rue Rachel Est Montréal Du 23
Janvier au 22 février 1997. Vie des arts, 40 (165), 41–43.

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LAURENCE CARDINAL

O U LA SCÉNOGRAPHIE
S FLOTTANTS Ul

(A -
a
LU

DU CORPS H U M A I N
toute forme d'art est l'aveu que la vie ne suffit pas. "
Fernando PESSOA û

Jacques-Bernard Roumanes

Contes 72
Technique mixte sur toile. 1995 Au sortir des mille et une f l o t t e n t » . Elle a raison.
168 x 102 cm
nuits d'un voyage au Mexique, Effectivement, et contre t o u t e
Laurence Cardinal se met à logique gravitationnelle, nos
peindre Les flottants. Comme os f l o t t e n t dans un double
au retour du bagne d'Omsk, vêtement de chair précieuse
Dostoievsky écrit ses et d'habits transparents ou
Souvenirs de la maison des opaques selon les saisons
m o r t s . Autre peinture, autres du cœur ou la nécessité
EXPOSITION
Galerie Graff squelettes. Des flottants, des m a s q u e s ; f l o t t e n t selon
983, rue Rachel Est c'est ainsi que l'artiste nomme les mouvements célestes que
Montréal
Du 23 Janvier au 22 février 1997 ses squelettes. «Parce que, nous sommes capables ou
explique-t-elle, les squelettes non d'imprimer à nos dépla-
ne touchent pas t e r r e , ils cements terrestres...

VIE DES ARTS N" 165 41


Lutte B I 3
Technique mixte sur toile, 1992
162 x 130 cm

Les flottants représentent en partie


une réponse aux Mille et Une Nuits, sa
série précédente. Dans le conte indo-
persan, dans les Mille et Une Nuits de
Scheherazade, l'esprit s'anesthésie peu à
peu sous le poids des phrases. On s'im-
mobilise dans une suite de jardins exo-
tiques truffés d'images raffinées, on
se perd dans un labyrinthe symbolique
inextricable piégé de rythmes aux lenteurs
vertigineuses où s'épuise la violence elle-
même, quifinitpar s'enchaîner aux pieds
d'une femme éblouissante d'intelligence
et d'ingéniosité... Riche exemple pour une
jeune artiste, c'est le moins qu'on puisse
dire! Pourtant, de ce feu roulant d'arti-
fice verbal, Laurence Cardinal ne retient
presquerien.Rien d'apparent. Ce qui l'in-
téresse, elle, c'est autre chose, c'est la
charpente. Elle voit la force brute, la
manière d'affrontement de l'homme (le
Sultan) et de cette femme (Scheherazade) ;
parfois il y en a deux (sa sœur ou sa sui-
vante). Elle peint le rapport des forces en
présence qu'elle enracine dans sa matière
de peintre. Elle a toujours travaillé de

Laurence Cardinal
dans son atelier
@ Mireille Vega,
photographe cette façon-là. Ses formes à elle, ce sont ici. Laurence Cardinal veut montrer
des géants; et pourtant, chose remar- quelques-unes de ses pièces, les derniers
quable, ses compositions montrent non flottants de sa série, embaumés dans un
pas l'expression du démesuré mais celle voile de résine le plus épais qui puisse
du tellurique, de la force, de la structure, être; un, deux, trois centimètres si possi-
du squelette déployé dans l'ordre des ble. Un véritable linceul d'ambre si cela
NOTES BIOGRAPHIQUES
couches de mémoire. D'ailleurs, des pouvait se faire.
géants, elle en fait depuis toujours, depuis
Née en 1964, Laurence Cardinal
le commencement de peindre. Dès ses
est titulaire d'un baccalauréat
(1987) et d'une maîtrise en arts
premières images, ses traits de crayon LE TABLEAU
plastiques (1991) de l'Université délimitent des champs de force, ses coups SOUS LE TABLEAU
du Québec à Montréal. L'artiste af- de pinceau, ses coups de hache, des Or qu'y a-t-il derrière cette obsession
fiche déjà une quinzaine d'exposi- preuves d'amour taillées à la hache. Et sa d'ambre, derrière cet obstacle, là exprès,
tions Individuelles et une trentaine pâte respire la lutte de la transparence en- derrière cette volonté d'arrêter la lu-
d'expositions de groupe à son pal- fouie par couches successives sous des mière, de lafigerdevant la toile, derrière
m a r è s . Ses o e u v r e s o n t é t é accumulations de matière plus ou moins cette mise au tombeau mise en scène?
présentées à l'étranger p r i n c i - opaque, plus ou moins colorée. En té- Qu'y a-t-il derrière cette peau de résine à
palement en France et en Italie. moigne sa dernière recherche, sa lutte traverser? L'œil va-t-il s'approcher plus
Elles font partie de prestigieuses avec la résine, qui la travaille comme jadis près du tableau ? Toucher la structure, le
collections privées et publiques:
la pierre philosophale travaillait les « ça», l'os de l'image? Derrière tout cela,
Galerie Dresdnere (Toronto), Pratt
& Whitney Canada, Harel, Drouin
philosophes. La pierre philosophale? n'est-ce pas au fond l'éternel dispositif qui
e t Cie, Westbume, Banque d'oeu- C'est-à-dire l'obsession de vérité absolue croit chaque fois nous faire accéder à une
vres du Conseil des Arts du sans égard à la plus élémentaire réalité. part de l'essentiel, une part oubliée, mau-
Canada. Celle de tous. Celle qui pulvérise tous les dite ou sacrifiée? Et derrière ces
masques. L'absolu en premier... Et je squelettes, ces charpentes osseuses, ce
Laurence Cardinal est représentée
par les galeries Riverin-Arlogos
questionne chaque fois : le regard qu'on brut de l'existence mise à nue par
(197, c h e m i n du Lac d'Argent, oblige ainsi artificiellement à percer Laurence Cardinal, y a-t-il encore autre
Eastman) et Madeleine Lacerte ( 1 , l'obstacle voit-il mieux son objet? J'en chose? Oui... Il y a effectivement quelque
Côte de Dinan, Québec). doute. Sauf lorsqu'il s'agit d'une mise chose. Enfoui sous la pâte. D'autres ima-
en scène... C'est précisément le cas ges. Celles anciennes de corps suspendus.

42 VIE DES ARTS N'165


Les Flottants T10
Technique mixte sur toile, 1996
183 x 61 cm

Sans tête. Qui sont-ils? Elle esquive de comme dans les «vanités» ecclésias-
répondre. Préserve leur secret. Ils sont là. tiques du sempiternel discours sur la con-
C'est tout. Des corps flottants. Masses en dition humaine ; il suffit d'évoquer à cet
mémoire, redessinées à la trace. Ils agis- égard la récente transposition de
sent en filigrane. À travers les couches. Vanitas..., par Jana Sterbak, plus connue
Tableau sous le tableau. Toile sur toile. comme La robe de viande, pour mesurer
Images de corps enroulés puis déroulés, le gouffre qui sépare l'esthétique festive
comme passant d'un linceul à l'éternité. des «flottants» de l'horreur qui tradi-
Car au fur et à mesure que prend forme tionnellement teinte d'une répulsion uni-
la série, s'affirme un rayonnement de verselle le motif de la mort, quelles qu'en
couleurs, une émergence de lumière. soient les représentations.
Jaune... Dans l'Antiquité orientale, c'est la
couleur des toiles dans lesquelles on en-
sevelissait les morts. Jaune... Au Moyen- ENFOUISSEMENTS
Orient et en Occident, on reconnaît en elle À ce propos, il n'y a, dit-on, que deux
la couleur le plus souvent associée à la peuples au monde pour qui la mort soit
résurrection des corps. Laurence une fête : les Mayas et les Bretons. Je ne
Cardinal revient du Bangladesh où elle a crois pas à l'effet d'un hasard mais plutôt
vu des femmes et leurs enfants ballotés à une correspondance, au sens où l'en-
dans des vies de mendicité insoutenable, tendait Baudelaire. Correspondance entre
pauvres os flottant dans des corps la joie des morts amérindienne, et celle
décharnés. Surtout, surtout, elle a retenu enfouie dans les couches de mémoire de
l'image en elle gravée de ces femmes mai- la conscience collective québécoise, dans
gres, si maigres, s'enveloppant d'un geste les traces de ces transmigrations des
flamboyant dans des saris de couleurs âmes, palingénésies et autres formes de
vives à vous brûler les yeux. Image sans renaissances païennes originaires de
titre, comme un cri arrêté, un point Bretagne, et dont les réminiscences ali-
d'orgue éternellement suspendu à l'in- mentent invisiblement l'imaginaire des
quiétude d'exister pour rien. Une image artistes d'ici à la manière d'une rivière
qui, imperceptiblement, vient ajouter un souterraine.
vêtement charnel, une première ondée de Avec ses flottants, Laurence Cardinal
couleurs, un safran, un rouge, un premier semble mettre fin à ce que l'on pourrait
sang sur l'os d'un dessin jusque-là sim- appeler sa période des «géants», ces
plement terreux ou lacté. formes initiales brutes, plus proches du
En fait, chronologiquement, la série cri et du coup que de l'idée et du geste.
Les flottants a bel et bien commencé au Expressionnisme génétique, pourrait-on
Mexique. Au retour d'un voyage précé- dire, et que l'on trouve chez bon nombre
dent, au cours duquel Laurence Cardinal d'artistes à leurs débuts. Si je ne me
a découvert ce que les Mexicains appel- trompe pas, de ce point de vue, Les flot-
lent: la journée des morts. Il faut tants sont peut-être à considérer comme
d'ailleurs dire la «fête» des morts. Car une importante série charnière, où déjà
pour la plupart des groupes amérindiens l'on perçoit une nouvelle scénographie du
vivant au Mexique, tout comme pour corps humain à peine saisi et aussitôt mis
d'autres groupes, la mort n'est qu'un en pièces pour être ressuscité, comme
heureux passage vers un au-delà buco- dans le mythe d'Isis. Autrement dit, pointe
lique essentiellement paisible et agréable ; une nouvelle manière de peindre qui se
d'où le rapport à la mort s'entend comme désarticule pour mieux se reconstruire
une fête. On parle aux morts, on couche sans cesse, à partir de ses propres re-
dans leurs os, on flotte d'un corps à pentirs aussi bien que de ses fulgurances.
l'autre de vie en vie... Le voilà l'esprit qui Malraux, lui, parlait de stridences. Retour
anime la nouvelle série de Laurence au Souvenir de la maison des morts, re-
Cardinal. Et voilà pourquoi on est telle- tour à Dostoievsky, comme lui, ce n'est
ment surpris qu'il n'y ait rien de morbide pas dans l'apparence finale de l'image
dans la contemplation de ces squelettes, que Laurence Cardinale livre la source de
ces ossements flottants. Rien de ca- ses intuitions d'artiste. Comme lui et
davérique, rien de funèbre, rien de terri- comme tant d'autres sensibilités artis-
ble ni même de moral comme dans les tiques en quête d'identité, c'est à la
« danses macabres » du Moyen-Age. Rien croisée des enfouissements ici personnels
d'épouvantable, rien de terrorisant là collectifs, que s'éclaire la signification
de ses œuvres, a
Les Flottants Tl
Technique mixte sur toile, 1996
168 x 102 cm
VIE DES ARTS M 165 43

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