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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse.

© La Part de l'Œil, 1985

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Le pictodrame /
ou le verti-je sur toile

Pascal Vrebos

Si l'on connaît le psychodrame, cette mise de cette aventure et collective et intime ainsi
en scène (ou en obscenario), en rôles, en que pour apprivoiser la hantise de la « toile
corps, en espace, en mouvements et en mots blanche », les participants broient des
du désir plus ou moins déformé par les pigments avec le liant vinylique : l'eau
processus défensifs, le pictodrame serait cette donne corps à la couleur ... Ensuite chacun
rencontre avec l'Autre sur une scène sans choisit dans le groupe un modèle pour la
fond, à portée d'yeux, sur un autre corps é- première toile, deux, pour la deuxième et
toilé en-deça du mot ... Cette approche pic- trois, pour la dernière.
turale aux croisées de la psychanalyse, de Puis, il fait passer ses modèles derrière la
l'art-thérapie et de l'animation socio-cultu- toile, les met en scène (position, gestes ... ) et
relie a été mise au point par André Elbaz, les éclaire avec un projecteur. La toile s'illu-
artiste-peintre, professeur et cinéaste, mem- mine alors d'une ombre que le peignant
bre de la Société Internationale de la psycho- esquisse. Le passage par l'ombre annihile
pathologie de l'Expression. D'emblée, A. toute tentation d'iconicité : le réel, mis en
Elbaz annonce la couleur : « Je suis peintre, ombre, n'est déjà que représentation, que
je ne suis pas clinicien. Cette approche signes-cernes (<< cerne receptacle » dit Elbaz),
picturale est destinée à favoriser l'émergence que vide du corps de l'autre ... et ce vide
d'images chez des sujets qui n'avaient jamais dédoublé (disparition du modèle-référent
dessiné ou peint. » dans son ombre et disparition de l'ombre
elle-même après l'esquisse) suscite l'urgence
à signifier ce qui n'est plus et ce qui n'a
jamais réellement été, invite à combler ce
perdu, à faire signe pendant trois à cinq
heures ...
Entre chaque toile, on interprète en grou-
pe: parlerie, mise en sens où le temps
permet d'offrir au regard de l'autre les
images émergées. Cette parole sur la pictu-
Protocole du Pictodrame ration est perçue comme une métaphore
filée et effilochée du peignant, pas forcément
décodée. « La métaphore n'est pas à traduire
mais à renvoyer en écho, à relier à d'autres
Sur trois toiles de 2 m X 1 m 50, le pei- métaphores », précise A. Elbaz. Ce temps de
gnant fera surgir en quarante-huit heures parole crée une durée symbolique (entre le
des personnages « grandeur nature » avec passage de la première toile à la seconde et de
ses pots de peinture et ses couleurs à broyer; la seconde à la troisième) et ce discours
ici le peignant n'est pas penché sur une table (volontairement sans rigueur analytique)
ordinaire où il devrait maîtriser l'illusion permet de lire la toile finale et son processus
mais devant un lieu où un autre corps est à de production comme une « poétique qui
naître, où le geste va se faire ample, où de la prend forme consciente grâce à l'écho qu'elle
position accroupie ou recroquevillée, il va - suscite ». Sans cette parole, le peignant ne
progressivement - se déplier, croître, être pourrait au mieux - selon Elbaz - que
debout comme si son corps participait glo- pressentir les jeux et l'impact symboliques et
balement à ce qui va émerger sur sa toile. métaphoriques de ce qui se lie et se délie dans
Mais tout d'abord, ーッセイ@ tromper l'angoisse le signifiant.

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Lieux de transfert accès à l'autre scène. Transfert du réel à


l'imaginaire ... ,. Pendant plusieurs heures,
une lutte (celle de la picturation) est menée.
Et dans cette lutte, le peignant est puissam-
Le peignant ne choisit, ne met en scène, ment aidé par le contour-réceptable, matrice
ne fige dans la lumière par hasard son ou ses du corps intérieure à la matrice de la toile.
modèles. De plus, Elbaz insiste sur le trans- Matrice à féconder ou à briser par le moyen
fert sur l'animateur et son projet: «Je suis de la couleur liquide qu'il a lui-même
peintre et je me présente comme tel. Cepen- broyée. Et s'il la brise, s'il l'écartèle, qu'en
dant, chaque participant sait que l'objectif fera-t-il sortir? ,.
du pictodrame n'est pas un apprentissage
plastique. Il vient pour que lui soit ouvert
(et l'ambiguïté de ma fonction déclenche
peut-être quelque chose de neuf) un nou-
veau domaine d'exploration par le moyen de
la peinture. Tout se passe alors comme si la Le Pictodrame d'Emmanuelle
permissivité du pictodrame ouvrait au pei-
gnant un domaine jusqu'alors réservé;
comme si le participant venait prendre la
place de celui qui permet cette exploration; Emmanuelle a 27 ans, elle dessine et peint
comme s'il venait - inversion de la scène des miniatures qui sont utilisées pour des
primitive - après avoir devant moi parcou- vêtements d'enfants ou des tissus muraux.
ru gestuellement tous les âges, donner nais- Pour son premier pictodrame, Emmanuelle
sance devant moi à des corps issus de son choisit André Elbaz comme modèle. Elle
accouplement avec l'ombre du corps de esquisse son ombre en vert de chrome et
l'autre. ,. interrompt son dessin au niveau des tibias.
Ce passage par l'ombre instaure par rapport Après quatre heures de picturation au terme
au « réel ,. une rupture-ouverture : il donne desquelles les autres participants ont achevé
leur toile, la sienne n'est peinte que jusqu'à
la taille (cf. Em. 1). En revanche, elle a
consacré tout ce temps à fignoler le visage
même si l'absence du cou donne l'impression
que la tête a été posée sur le tronc. Des
« fenêtres,. noires dans le thorax morcellent
encore le corps scindé à la taille. De gros
tuyaux orange cernés de noir et de fines
lignes blanches semblent relier cet homme à
son environnement. Mais ces liens sont
interrompus avant d'arriver à l'extérieur de
la toile; ou bien partis de l'extérieur, ils ne se
rattachent pas au corps du personnage. Au
cours des discussions qui suivent chaque
pictodrame, cette toile suscite de la part des
participants, les commentaires suivants :
«On dirait un fakir ou un pharaon,.,
«C'est plutôt un scaphandrier,., «Mais
alors c'est un scaphandrier qui étouffe,..
Cette interprétation accroche Emmanuelle
qui reconnaît à la fois une évocation de son
père, retraité de la marine militaire et une
métaphore d'elle-même, mal reliée à ses
deux parents qu'elle n'arrive pas à quitter
malgré son désir et ... ses vingt-sept ans.
Pour sa deuxième toile, Emmanuelle choisit
la femme d'A. Elbaz et la fait poser deux
fois. Elle esquisse l'ombre de son modèle
tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche.
Au cours de la picturation, elle reproduit
trois fois en double ce même personnage et
peint ces formes symétriques dans une
structure en abyme. Elle ajoutera encore
deux autres profils face à face. Cette toile-ci
atteint techniquement la douceur du pastel
dont Emmanuelle avait déploré l'absence à
plusieurs reprises (cf. Emmanuelle 2).
Au cours de la «lecture,., on parle de
«femmes qui dansent face à la mer,. puis
d'une espèce de tête de mort, semblable aux
crânes des drapeaux sur les navires de cor-
Emmanuelle 1. saires. Tête sardonique a-yec ses deux orbites

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et son sourire immense. Il ne manque que les son troisième personnage. Elle pose elle-
tibias entrecroisés. Ensuite le groupe perçoit même afin que Elbaz esquisse pour elle ce
- en bas au centre, coincé entre les corps troisième personnage. Puis, avant de pein-
des femmes - un corps « clandestin », violet dre, elle modifie encore l'orientation de cette
et bleu, foncé, entouré de cordons. Ce corps toile et la fixe horizontalement sur le mur.
peint à l'insu d'Emmanuelle semble lui aussi La figure centrale, la sienne, est couchée, le
scindé au niveau de la taille et du cou comme visage tourné vers le haut.
le « scaphandrier » du premier pictodrame. Elle cerne longuement de noir ses deux
Enfin, si l'on retourne la toile, fait remar- premiers personnages et dit à Elbaz : « Je les
quer le groupe, «on dirait la coupe anato- mets dans les sarcophages, ce sont des mo-
mique de l'utérus ». mies. » Puis avec du bleu pâle, de l'orange et
Drapeau, corsaire, pastel... « drap-peau », du rouge sanguin, elle peint sa jeune fille
« corps-serre », « passe-t-elle?» autant de centrale. Personnage aéré, composé comme
signifiants corrélatifs à l'écho homonymi- une mosaïque, tout vibrant de l'intérieur,
que qui laisse des empreintes de « quelque sorte de Belle au Bois Dormant prête à se
chose» qui tente de se frayer un passage. réveiller. Ce mouvement semble perceptible
Après la lecture, la toile offre à Emmanuelle dans la fluidité du jaune-orange qui « rem-
une autre métaphore d'elle-même: entre les plit » les narines de la jeune fille et l'envahit
os du bassin s'amorcerait comme la sortie du depuis l'assise. Cette atmosf.hère orangée
fœtus. Elle dira : « Je ne suis pas encore peut se percevoir comme 'antithèse des
née. » tuyaux orange (amputés du premier picto-
Pour sa troisième - et dernière - toile, drame), comme une « source d'oxygène»
Emmanuelle choisit deux modèles (cf. qui la nourrirait cette fois au lieu de l'étouf-
Em. 3). Elle les fait poser de profil, l'un face à fer.
l'autre, les bras le long du corps, assez Emmanuelle a reconnu d'emblée dans ses
distants l'un de l'autre pour laisser place à trois toiles le fil métaphorique de sa situa-
un personnage central. Elle place alors sa tion et de son vécu : étouffement dans un
toile tête-bêche de sorte que le couple scaphandrier marin dans la première toile;
esquissé se retrouve à l'envers par rapport à pour la seconde (où surgit à travers les deux

Emmanuelle 2.

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esquisses la re-présentation de la relation à


l'Autre) Emmanuelle ne peut se peindre
qu'elle-même (ou une image de la mère)
multipliée à l'infini dans une danse en mi-
roir ... il a suffi de modifier l'angle focal de la
perception pour qu'émerge derrière le mi-
roir une métaphore synecdochique de la
mort : un crâne. La toile retournée, le crâne
se fait utérus, promesse de renaissance ...
Enfin, dans la dernière toile, naissance et
mort, se retrouvent intimement associées -
et chaque personnage apparaît comme auto-
nome par rapport à l'autre: le mouvement
de sortie semble proche ...
Ces jeux d'ombres et d'esquisses où le pei-
gnant se mire dans un autre soi-même
donnent ce verti-je d'un amour sans objet :
l'objet de Narcisse n'est-il pas l'espace psy-
chique, la représentation elle-même, le
phantasme? (Ce vide narcissique est cerné,
en linguistique, par la barre Signifiant /
Signifié ou, en psychanalyse, par la
« béance» du miroir.)
La toile me transfère au lieu de l'Autre à
sens perdu, à perte de sens, à perte de vue : je
m'identifie non pas avec un objet mais à ce
que je me propose à moi comme modèle. Ces
signifiants que je dé-signe sur la toile dans
une dynamique à trois (sujet, objet, Tiers
(tenant lieu d'idéal paternel) dessine un
mouvement vers le discernable, une méta-
phore constituante qui situe le sujet dans le
code symbolique.
Le Moi se trouve renforcé par cet « effet de
sens» qui résulte précisément du protocole
du pictodrame : projection de l'ombre, mise
en image (picturation), puis mise en sens
(élaboration).
Cette expérience pictodramatique noue
l'imaginaire (ce que le Moi se re-présente
pour se soutenir et s'agrandir), le symboli-
que (ce qui est interdit, discernable, pensa-
ble) et le réel (cet atopie où les affects
aspirent à tout et où, en même temps, il n'y
a personne pour prendre en compte que je
ne suis qu'une partie).
D'emblée, dans le prptocole d'Elbaz, sont
disposés les éléments d'une situation trian-
gulaire, invitation à une projection œdi-
pienne et à la mise en signes des défenses qui
s'y rattachent.
Enfin, le pictodrame me semble favoriser un
certain nombre de mécanismes : la régression
qui se situe dans un registre imaginaire,
celui de la relation primordiale à la mère,
condition préalable à reconnaissance de soi à
travers un autre soi-même; les phantasmes
originaires de morcellement et de dévoration
qui se trouvent spécifiquement énergisés; la
perlaboration lorsque l'image s'est frayée la
voie du symbolique ... tout se déroule alors
comme si les interrogations collectives des
participants permettaient le passage du
symbolique au réel - comme dans le psy-
chodrame. La discussion suscite alors, selon
l'expression de Moreno une « catharsis d'in-
terprétation »... à cor et à cri, à corps et à
cri ...
Pascal Vrebos

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