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CAHIERS

DU CINÉMA

127 * REVUE MENSUELLE DE CINÉMA. • JANVIER 1962 * 127


Cahiers du Cinéma
NOTRE COUVERTURE
JA N V IE R 1962 TO M E X X II. — N° 127

SOMMAI RE

Je a n D ou chet e t Jacques
Joly ......................*.......... E n tretien avec N icholas R ay .................. 1
je ffre y H u n ie r d a n s LE ROI P ie rre K a s t ...................... Une production de Moebius .............. .. 18
DES' ROIS, d e N icholas Ray
(M.G.M.) C ari D reyer ...................... E crits (II) .......................................................... 27

M ax O phuls ...................... Souvenirs (V III) .............................................. 36

T ours 1961 ................................................................................................................ 42

Les Films
M ichel M ardore .............. L’envers des F io re ttis (V irid iana) .......... 48

P h ilip pe d'H ugues .......... M ais le V ieillard est g ra n d (Les D eux


C avaliers) ......................................................... 51

J e a n D o uch et .................. Le je u du m ensonge (T o B e o r n o t T o Be


e t L e Ciel p e u t a tte n d re ) .......................... 54

Louis M arcorolles .......... G eh alt u n d G estald (Les B o u rreau x m eu­


re n t aussi) ....................... ............................... 57

N otes sur d'au tre s film s : (Le T em ps du G hetto , l’Enclos, C in derfella). GO

P e tit J o u rn a l du C iném a ..................................................................................... 45


N e m a n q u e z pas de p re n d re F ilm s sortis à P aris du 8 novem bre au 5 décem bre 1961 .......................... 62
page 47
LE CON SE IL D E S D I X

CAHIERS DU CINEMA, revue m en su elle de C iném a


R éd a cteu rs en c h e f ; Ja c q u e s Doniol-Valcroze e t E ric R ohm er.
146, Cham ps-Elysées, P a ris (8e) - E lyséas 05-38
T o u s droits réservés — C o p y r ig h t by le s E dit ions de l’E to ile
Raymond Pellegrin et Richard Burton dans Amère. Victoire.

NO U V EL ENTRETIEN AVEC
NICHOLAS RAY
par Jean Douchet et Jacques Joly
Une prem ière entrevue avec Nicholas Ray, en février 1957, avait donné lieu à un
Entretien publié, avec une biofilmographie, dans notre numéro 89 de novembre 1958. Il
avait toujours été convenu de poursuivre cette première conversation. L es hasards des
tournages et des voyages n'ont rendu possible une nouvelle rencontre , que cinq film s et
quatre ans plus tard :
— Nous reprenons maintenant une conversation interrompue depuis bien longtemps.
Aussi, si je me contredis, sachez que j ’aime citer un grand poète, Walt Whitman (citation
que j ’ai d'ailleurs, dans Amère Victoire, placée dans la bouche de Richard Burton) : « 1
contredict tnyself ? Very ivell then. 1 contredict myself. » ( 1 ) C ’est un privilège dont nous
devrions tous bénéficier. Le fil des années et des événements nous y contraint.

(1) « J e m e c o n tre d is ? Alors, p a rfa it, Je m e con tredis. »

I
— Pour quelles raisons avez-vous accepté de tourner Le Roi des rois ?
— Je n ’ai pas réellem ent été choisi ; je m e suis offert à m ettre en scène Le Roi des rois,
parce que j ’avais le sentim ent que, à l ’heure actuelle, alors qu’on essaye de choisir des
sujets importants susceptibles d ’attirer, sur une échelle mondiale, un public toujours plus
vaste, il n ’y avait pas de sujet plus important que la vie de Jésus-Christ.
— N ’avez-vous pas craint, le film à grand spectacle obligeant souvent à faire des
concessions, de...
— Non, nous n ’avons pas eii à faire de concessions. A aucun moment, il n ’a été
question de faire du spectacle. L ’ampleu'r du film a pour seule cause l ’ampleur du sujet.
Nous avons été amenés à donner à notre trame initiale les dimensions q u ’elle a m aintenant,
au fur et à m esure que nous comprenions mieux l ’époque et’ le sujet. E t le côté spectacu­
laire du film est inhérent à cette période d ’attente que nous avons essayé de dépeindre
su r un écran, qu sentim ent que ces événem ents se produisent vraiment pour la prem ière
fois. Je crois que vous serez sensibles à l’aspect, non pas reconstitution, mais actualité,
spontanéité du film. Il n ’a donc jamais été question de faire un film à grand spectacle pour
le seul grand spectacle : nous avons fait ce film parce que nous voulions raconter l ’histoire
de Jésus-C hrist en son temps et que, pour cela, le traitement que nous avons adopté était
nécessaire.

Le problème de la communication.

— N 'y avait-il pas déjà, "dans Les Dents du Diable {The Savage Innocents), un pas
dans la direction du Roi des fois : Vhomme plongé dans la civilisation, seul face au monde ?
— Non. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans L es Dents da Diable les prém isses du
Roi des rois.
■— Mais, au fond, le thèm e central de tous vos films ne serait-il pas celui de l ’individu
ayant la nostalgie de son foyer et devant, pour s'accomplir, entrer en lutte avec le m onde,
sans d'ailleurs vouloir vraiment de ce combat ?
— Pour être plus précis, si vous cherchez ce à quoi, en fin de compte, je m ’intéresse
le plus, vous trouverez sans doute le problème de la communication d ’une idée : c'était en
partie le thème des D ents du Diable, et cette lutte incessante pour se faire com prendre était
certainement le problème essentiel de Jésus, autant à l ’égard de ses disciples que de tous
les hommes.
— Mais, dans D errière le m iroir (Bigger Than Life), n'assiste-t-on pas à une démarche
inverse de celle de vos autres film s ?
— Le thèm e n ’en est pas du tout contradictoire. Il s ’agissait de m ontrer que les gens
doivent assum er leurs responsabilités, ou plutôt que la responsabilité de quelqu’un bénéfi­
ciant d’un miracle n ’en est pas pour autant dégagée, q u ’il est néfaste d ’espérer, en toute
lucidité, un miracle d ’une drogue ou d ’une séance de psychanalyse sans avoir la faculté
et la volonté d ’assùm er la responsabilité des actes, des réactions, du comportement futur
au sein de la collectivité que celui-ci provoquera. Mason savait ce qu’il faisait II s ’était
mis à, abuser de la drogue sans engager sa responsabilité, parce q u ’il en aimait les sensa­
tions, cette illusion de grandeur qui flattait sa vanité. Tout ce qui échappait à son contrôle
lui donnait le sentiment d ’agir en être supérieur, par rapport, bien sûr, à son rang social-
Il y avait encore d ’autres causes à son attitude, mais, néanmoins, sa responsabilité envers
lui-même et son entourage lui avait échappé, s ’était dénaturée. L ’erreur du film, je le sais,
est q u ’il n ’aurait pas fallu prononcer le mot de « cortisone », le sujet étant ailleurs.
— La couleur, et l'écran large sont-ils pour vous les moyens idéaux, poétiquest de
mettre l'hom m e face à la naturer de rendre évidentes ses responsabilités ?
— Oui, je crois que c’est là ce qui m ’intéresse, que l'on ait affaire à une situation
comique, tragique... ou tragi-comique. L ’homme dans l ’espace doit, inévitablement, revenir

2
Jam es Mason dans Derrière le miroir.

à lui-même, renouer avec les autres hommes autour de lui et aller à la découverte, non
seulement des frontières de l’espace, mais de celles que les individus ou les collectivités
avec lesquels il est en contact, quotidiennement ou exceptionnellement, lui opposent. On en
revient donc toujours au problème de la communication : je suppose q u ’il y en a une
infinité de variantes
— Pensez-vous aux réactions du spectateur au m om ent m êm e de tourner un plan,
une scène ?
— Non, je. n e pense q u ’à la vérité de la scène et des rapports entre les personnages.
— Pas aux rapports entre les acteurs et le public ?
— Non.

Chaque homme a l’infini dans son âme.

— Mais pensez-vous quJil soit juste de définir votre mise en scène comme une m ise
en évidence des rapports entre les acteurs et les choses qui les entourent,, une volonté de
rendre sensibles les liaisons secrètes entre les acteurs et Vespace, les rapports cachés...
— Et les répercussions des événements les uns sur les autres. C e que vous dites est
peut-être juste pour certains de mes films, pour d ’autres non. Et le sens caché de l ’homme,
ses côtés les plus secrets, ne me semblent pas être importants en eux-mêmes. L ’important,

3
c ’est que l’homme se présente sous un aspect différent de ce qu’il est en réalité, à moins
qu’il ne soit contraint par un événem ent, sous le coup d ’une surprise, pris dans le feu
de l ’action, et q u ’alors il se révèle, à lui-même comme aux autres. Je regrette que nous
éprouvions la nécessité d ’adopter comme comportement celui qui nous sem ble le plus
susceptible de plaire à autrui, mais j’ai le sentiment que l’idée, l ’image, que les autres ont
de nous est, en général, conditionnée par cela : certains vont jusqu’à penser que seuls
les acteurs font voir leurs émotions, pas les êtres humains ! Telle est, je crois, la base
de départ de tout écrivain, de tout m etteur en scène qui tente de découvrir le pourquoi
et le comment des choses. Romain Rolland, dans son avertissement aux écrivains, conseillait
de prendre pour sujet un boucher, un boutiquier, dé fouiller chaque homm e autour de soi
— les humbles tout aussi bien que les puissants — parce que chaque homme a l ’infini
dans son âme. Si vous découvrez cet infini, vous pouvez aider votre sujet à jeter le m asque,
'ou encore observer dans quelle situation il se révélera, et vous aurez ainsi l ’occasion
d ’offrir aux regards un moment de vérité.
— Pensez-vous que Vêtat de tension qui fait l’homme se démasquer soit provoqué
par des contraintes extérieures3 plutôt que par une pression intérieure, psychologique ?
— P a r les deux. Cet état de tension" peut survenir dans un confessionnal aussi bien
que sur le divan du psychiatre, ou encore, quand le psychique humain atteint aux limites
de son endurance, de sa faculté d ’absorption, parvient à saturation ; la tension peut alors
s ’élever à un tel voltage que l'éclat final peut survenir — sans aucune raison extérieure
apparente — dans une chambre à coucher, ou dans le restaurant du coin, au profond
étonnement de l ’assistance et, dans ce cas, le sujet est d ’ordinaire embarqué dans un asile,
oü, parfois — ironie du sort — porté en triomphe et proclamé héros.
— Amère victoire est très différent des films de guerre habituels. Etes-vous satisfait
de ce film ?
— Mon intention était de faire un film sur l ’idiotie de la guerre, mais je ne pense
pas y avoir réussi. J ’aimerais trouver une bonne excuse pour expliquer mon échec, mais je
n ’y parviens pas. J ’espérais bien faire un film de guerre différent'de ceux que l ’on voit
d ’habitude, mais je n ’aime pas ce film, à part certaines choses que je pense avoir m enées
à bien : l ’interprétation de Burton, la marche d ’approche vers Bengazi et le rythm e de
l ’attaque. J ’aime particulièrement le monologue intérieur de Richard Burton avant l ’achève­
ment des soldats blessés.
— Voudriez-vous nous parler de La Forêt interdite fWind Across The Everglades) ?
Avez-vous v u te film terminé ?
— Non. J ’en ai parlé avec l ’un des monteurs hier soir et je vais voir le film ce soir.
Je ne l ’ai pas vu depuis une preview à la suite de laquelle j ’avais envoyé cinq pages de
notes. Je ne veux pas en parler avant de l ’avoir revu.

Un caméléon à queue de crocodile.

— Certains pensent que Party G irl est votre plus grand film. Est-ce votre avis ?
— Non. Je préfère Rebel W ühout a Cause.
— Robert Taylor. n'incarne4-il pas le m ême personnage que James Dean dans La Fureur
de vivre, avec vingt-cinq ans de plus ?
— Sûrem ent pas. Car, même si d’un film à l ’autre nous reprenons les types de carac­
tère qui nous sont chers, nous les envisageons chaque fois sous un angle nouveau. L ’avocat
de Party Girl n ’est donc pas le frère aîné de l ’étudiant de t a Fureur de vivre.
— Qu'est-ce que vous aimez dans Party Girl ? Qu'est-ce qui vous intéressait daTis
ce film ?
— C e qui est sur l ’écran, quoi que vous pensiez !... Je m ’excuse, mais je pense q u ’il
y a à la fo is.u n e force e t une faiblesse dans la démarche critique que vous adoptez en

4
B ti r l Ives et Christopher Phm im er dans -Ltî Forêt interdite.

général. Votre force réside dans votre volonté d ’analyse objective et comparative, mais elle
s ’accompagne d ’une faiblesse, lorsque vous poussez les choses trop loin. Vraiment, je ne
trouve pas opportun de chercher une parenté entre Robert Taylor et James Dean, une
ressemblance entre Natalie Wood et Joan Crawford ( 1 ). Je crois que l ’équilibre idéal, dans la
critique de films, se situe entre les deux points de vue opposés d e S i g h t and S o u n d et des
C a h i e r s d u C i n é m a . J e préfère les C a h i e r s parce q u ’il me semble que leur influence,
leur approche critique, peuvent aider à signaler ceux qui font avancer le cinéma, tandis
que très peu des collaborateurs de S i g h t and S o u n d peuvent avoir cette prétention. Mais,
en voulant aller trop loin, vous risquez d ’ébranler l ’influence bénéfique des C a h i e r s du
C i n é m a : il se peut que je me trompe, car avec le peu de français que }e connais, je ne
peux lire les C a h i e r s qu ’en me faisant traduire les articles par des gens dont la compé­
tence n ’est pas certaine. Mais, n ’êtes-vous pas d ’accord avec moi, n ’êtes-vous pas conscient
du risque que vous courez ? Il y a encore une chose qui me frappe dans les questions q u ’on
m ’a posées ces jours derniers : c ’est à quel point la plupart des gens espèrent que je vais
leur donner des secrets de fabrication, des « trucs », des formules toutes faites, sans se
rendre compte qu’il y a fort peu de problèmes, dans la fabrication d’un film, auxquels, du

(1) Cf. C A H IE R S DU CINEMA, n ° 59, p. 33.

5
point de vue du m etteur en scène, puissent s ’appliquer les m êmes solutions. Si ces solutions
sont efficaces pour un film, elles ne peuvent l ’être pour un autre, car les situations, l'époque,
la nature, le thème du sujet ne sont plus leà mêm es. Et, si l ’on applique ie même traitement
chaque fois, il n ’y a plus progrès : tout devient statique. P ar exemple, tout comme chacun
d ’entre vous a eu une formation différente, de,, même chaque acteur qui se trouve face au
metteur en scène â sa propre méthode de travail, sa propre expérience ; par conséquent,
le m etteur en scène doit travailler avec chacun. Individuellement, il ne peut tenir à chacun
le m êm e langage. Et cela n ’est qu’un aspect du problèm e... Donc, je trouve très dangereux
de dire : écoutez-moi, voici la formule magique. Plutôt que n ’importe quoi d ’autre, le
m etteur en scène doit être un caméléon plein d ’imagination, avec une queue assez forte
pour donner des coups de fouet, une queue de crocodile 1

Le symbole de la vie.

— Approuveriez-vous ce résumé de Party Girl : un hom m e et une fem m e, marqués


par la vie, essayent, parce qu'ils s'aiment, de se racheter, en méritant réciproquement leur
estime.
— Ouï, je trouve que c ’est un assez bon résum é du film.
— Il nous a semblé que, dans ce film , les véritables m om ents de tension étaient les
scènes cruciales entre l'hom m e et la fem m e, e t les m om ents de détente les scènes de
violence avec les gangsters. ,^
— Cela ne m ’était pas venu â l ’esprit, m ais je pense que c ’est une façon très com pré­
hensible d ’envisager le film, parce que, chez les gangsters, tout est routine ; ils vivent dans
un univers survol té où n ’importe quoi peut arriver, où tout est permis. Pour eux, la violence
est chose courante. Tandis que pour l ’homme et la femme, parce que ce besoin l ’un de
l ’autre est un sentiment tout neuf, la-violence de leurs émotions n ’en est que plus intense.
J ’aime bien Pàrty Girl. Il jy a deux ou .trois choses que-je regrette de n ’avoir pas pu faire.
Par exemple, j ’ai toujours eu le sentiment qu’il manquait au film une scène très intéressante
et dans laquelle Cyd Charisse aurait fait merveille : une confrontation entre Cyd C harisse
• et Lee J. Cobb, mais la structure du scénario ne sem blait pas permettre de trouver une
place pour une telle scène, et pourtant, â mon avis, elle était nécessaire. Je crois aussi
que, dans le montage, on aurait pu trouver un tempo qui aurait mieux étoffé le film et
mieux rendu l ’atmosphère de Chicago à cette époque bien particulière : j ’ai vécu à Chicago
durant ces années-là et c ’est le seul élément du scénario qui m ’ait attiré, lorsque celui-ci en
était encore à l ’état embryonnaire, parce que je sentais que l ’atmosphère propre à cette
époque jouerait un grand rôle dans cette histoire. D’autre part, j’étais absent lors de l ’en re­
gistrem ent de la musique et je crois qu'on aurait pu se donner plus de mal pour retrouver
la merveilleuse musique de cette époque.
— , Vous avez eu envie de faire Party Girl, parce que vous connaissiez le Chicago de ces
années là. Votre intention, lorsque vous faites an film, serait-elle d ’être toujours aussi réaliste
que possible ?
— Pas toujours, non. T rès souvent, le réalisme est trop sévère, ou encore pas assez
corsé, pour avoir une valeur théâtrale ou dépeindre suffisamment la réalité.
— Il nous a semblé que Party Girl était construit sur deux couleurs, Vor et la pourpre.
Pourquoi avez-vous choisi ces deux couleurs et quel en est le sens ?
— Leur rôle est de servir de façade à quelque chose qui n ’est ni o r ni pourpre du tout.
En fait, les deux couleurs que j ’ai employées de préférence dans ce film sont le rouge,
su r fond rouge, et le vert, la dominante verdâtre du banquet : la prem ière fait éprouver,
pour la fille, une émotion réelle, q u i, n ’est pas sans vérité, et la pâleur que l ’ambiance
verdâtre donne aux personnages déplaisants du banquet inspire un sentiment d ’une force
équivalente. Les autres couleurs comblent les trous, elles n e sont que masques, vestiges
d ’anciennes valeurs qui se sont dégradées au sein de ce milieu.

6
Cyd Charisse et John Irelan d dans Party Girl.

— De m êm e, accordez-vous au rouge du sang, dans Les Dents du Diable, une valeur,


pour ainsi dire, morale ? D ’écœurant au. début, il sem ble qu'il devienne à la fin le
symbole m ême de la vie.
— Mais, dès le début, c ’èst le symbole de la vie. Bien des gens ne peuvent supporter
la vue du sang d ’un animal, mais c ’est chose courante chez les Esquimaux qui, autrement,
ne pourraient pas subsister : pour survivre., il leur faut tuer ces animaux. Nous pouvons
admirer ces mêmes animaux dans les zoos, maïs n ’oublions pas que nous mangeons aussi
de la viande. Pour un Esquimau, ce n ’est pas cruauté d ’éventrer un chien pour sauver la
vie d ’un homme, puisque de cette mort ils retirent la vie.
— A vez-vous voulu montrer un état de nature qui semble d'abord contraire, puis normal,
au fu r et à m esure que le film avance ? La civilisation d 'Inuk est-elle pour vous la civîiisa-
iion profonde de l’hom m e ?
— Non. Vous simplifiez trop* J ’en reviens à nouveau au problème de la communication.
On pourrait dire q u ’ici s ’affrontent deux hommes de bonne volonté : chacun a sauvé la vie
de l ’autre et ils éprouvent un mutuel respect. Pourtant, au plus fort de leurs rapports, ils
demeurent incapables de se communiquer leurs idées et de faire abstraction de leur fond
propre. On peut donc en déduire logiquement que, quand bien même nous éprouverions les
meilleurs sentiments du monde à l’égard de quelqu’un d ’autre, il ne faut pas s ’en contenter,
mais continuer à s ’efforcer de mieux se comprendre mutuellement. Je ne préfère nullement
le personnage d ’Inuk à celui de l ’homme blanc : je les aime beaucoup tous les deux.

7
— O n dit que le tournage des Dents du Diable a posé pas mal de problèmes.
— Les obstacles que l ’on rencontre au cours d ’un film n ’ont d'intérêt que pour le
petit échotier. Aucun füm n ’est sans problèmes : il y en a parfois plus, parfois moins.
— Mais avez-vous fait Les Dents du Diable comme vous le vouliez ?
— En fin de compte, non, pas tout à fait.
~ Quel rôle joua la seconde équipe ? A vez-vous été vous-mêm e au Canada ?
— Je suis allé au Canada avec Ànthony Quinn et Yoko Tani et nous y avons tourné
beaucoup de choses. Four les extérieurs que je n ’ai pas filmés, j’avais laissé des croquis
que le m etteur en scène de la seconde équipe devait suivre. Mais il y a une chose qui
me choque profondément dans le film, c ’est le bluebacking, un procédé de trucage que je
trouve techniquement défectueux : cela m ’ennuie vraiment beaucoup. Pour les scènes de
chasse à Tours, le m etteur en scène de la deuxième équipe avait tourné de très, très beaux
plans avec l’ours et le chasseur ; mallheureusement, l'avion qui transportait les bobines
s ’est écrasé au sol et, quand nous l'avons appris, il était trop tard pour recom mencer. C ’est
pourquoi on ne voit jamais l ’ours et le chasseur dans un même plan.
7— Connaissiez-vous le Nanouk de FlaHerty ? -
— Oui. En faisant L es Dents du Diable, le souvenir de Nanouk m ’a souvent préoccupé,
parce qu’il y avait là un grand danger : il ne pouvait en effet n ’y avoir aucune espèce de
parenté entre Les Dents du Diable et Nanouk, ou alors j’aurais dû passer deux ans dans
l ’Arctique avec une distribution différente. Nanouk était un documentaire, Les Dents du Diable
sont un conte de fées.

Je n'ai toujours pas trouvé mon style.

— Comment abordez-vous un scénario ? Quel est l’élément qui vous frappe d'abord
et sur lequel s'exerce votre imagination ?
— Je pense simplement que l ’histoire doit déclencher en vous un accord ou une
dissonance... C ’est très difficile à définir. Chaque histoire à laquelle je m e suis attaqué
— que ce genre d ’histoire ait déjà été portée à l ’écran ou non, avec ou sans succès — fut
toujours pour moi l ’occasion soit de lancer un défi, soit d’affirmer ou de réaffirm er une
idée, soit d'exposer une contradiction, qui me semblait valoir la peine d’être poussée jusqu’au
bout. Mais définir les raisons qui motivèrent ce sentiment reviendrait à tenter de se définir
soi-même, et cela m ’est impossible. C e n ’est pas que je sois plus compliqué q u ’un autre,
mais je pense que très peu de gens ont les qualités nécessaires d ’introspection et d ’objectivité
envers eux-mêmes. Disons qu’à la rigueur nous nous définirons, autant que le temps qui
nous est alloué et les événem ents le permettront, par la somme finale de nos efforts dans
le travail comme dans les rapports humains. Chaque film ne révèle jamais q u ’une parcelle
de nous-mêmes.
— Comm ent se passe chez to u s le processus d’élaboration d’un film ? A vez-vous
d’abord des idées générales, ou une forme qui se précise, ou une suite d ’images ï
— L ’unité, l'intégration de tous les éléments.
— .Mais avez-vous seulem ent une idée générale de la forme du film ? Ou bien imaginez-
vous des images dès avant le tournage ?
— Sans doute, mais ces images doivent s ’évaluer en fonction du thème centrai du film.
Le rythme, la mise en scène, la peinture des personnages, les temps forts, la c o u le u r tout
doit contribuer — même si l ’un de ces éléments est contradictoire, il doit contribuer en
tant que contradiction — à la somme finale de tous lés éléments qui montre la raison
profonde pour laquelle j’ai porté cette histoire à l ’écran, L ’intégration de toutes ces choses,
voilà le plus important... P ar exemple, j ’ai reçu récem ment plusieurs traitem ents d ’une
même- histoire dont le thèm e m ’avait captivé, dont le héros m ’avait passionné, mais je ne

8
A nthony Q uinn d an s Les Dents du Diable.

voyais pas la possibilité d ’en faire un film jusqu ’au moment où, tout à fait par accident,
je. trouvai sous quelle forme la raconter : et d ’un seul coup, cette histoire qu ’autrement
j ’aurais abandonnée prenait dramatiquement toute sa valeur et il se peut maintenant que
j ’en fasse un film.
— Il semble que, dans vos derniers film s, nous assistions à un approfondissement de
votre style, que vous vous posiez de plus en plus des Questions de forme. Est-ce exact ?
— C ’est vrai. Et je n ’ai toujours pas trouvé mon style. Je crois avoir certaines clés...
J ’ai toujours eu le sentiment, et je l’ai encore, que nous ne faisons que gratter à la surface
de la prodigieuse aventure q u ’est le cinéma. C ’est pourquoi, malgré l ’hostilité, l ’opposition
q u ’a pu rencontrer le dernier film de Resnais, Marienbad, on devait pour le moins recon­
naître qu’il constituait une tentative hors de l ’ordinaire. On pourrait dire la même chose
des œ uvres de Bergman, pas de toutes, mais parfois, et de celles de Bunuel, de Cocteau, de
Godard. J ’ai cru comprendre q u ’un tas de gens en France n ’ont pas aimé Une fem m e est
une fem m e, et pourtant c’est un film très intéressant, passionnant. Sans doute, ma recherche
n ’em prunte pas tout à fait les mêmes voies» mgis je trouve que c’est une erreur pour qui­
conque de considérer la hardiesse, l ’audace, l ’imagination comme des dons inestimables, de
proclamer que rien n ’est plus important que l ’imagination et, au moment où ils en ont un
exemple sous les yeux, de s ’effrayer, d ’essayer d ’en atténuer la portée, parce que cela
n ’entre pas dans le cadre du déjà-vu. Il y a heureusem ent tout un tas de gens inventifs qui,
dans le cinéma, essayent de faire éclater le corset de la routine.

9
Le travelling du Sermon sur la montagne.

— Dans Le Roi des rois, quels sont Iss problèmes de form e que vous vous ères rosés
pour traduire l’histoire même de Jésus et Quelle conception avez-vous du Christ ?

— Répondre à cette question prendrait autant de temps que faire le film, et une réponse
partielle risquerait de vous induire en erreur. Je ne peux envelopper ma réponse en un
paragraphe ou deux, la nouer avec un petit ruban et dire : voilà, c ’est tout. Là, vous me
demandez d ’écrire un livre. Pour vous m ontrer à quel point cela m ’est difficile de vous
répondre, le mieux est de choisir un exem ple... Prenons la Cène. Dès le départ, esthétique*
ment, je m e refusais à copier ou à imiter n'im porte quelle peinture, et, par conséquent, je
rejetais automatiquement la table de Vinci en tant que concept, J ’avais tout de même des
raisons profondes pour agir ainsi : si ie voulais conserver le moment où Jésus lave les pieds
de ses disciples, la forme de la table ne s ’y prêtait guère ; d ’autre part, au repas de la
Pâque, l ’hôte était assis en un point d ’où il lui fallait pouvoir, après avoir rompu le pain,
le tendre à tout le monde autour de la table ; et mêm e, une telle table .s’accordait mal avec
l ’architecture de cette époque, en particulier avec l ’architecture de la maison où la scène
était censée s ’être déroulée. Tout semblait donc pousser à adopter une* mise en place
différente de celle de Vinci. En outre, notre volonté, en abordant ce film, était de donner
au public le sentiment que cela se passait vraiment pour la prem ière fois, sous ses yeux,
et que nous n ’étions pas seulement en train de rendre compte de faits bien connus. En
considérant tous ces éléments, quelle était !a solution de mon problème ? Symboliquement,
l ’avais le sentiment que... la croix n ’était pas encore formée. La croix,, la crucifixion était
sans doute la forme établie de l ’oppression et de la cruauté de l ’homm e pour l ’homme, mais
la croix en tant que grand symbole vivant n ’existait pas encore. J ’ébauchai donc une croix,
la cassai de façon à ce que les tronçons ne se rejoignent pas, et plaçai Jésus à la tête de
la croix, si bien que, seulement dans un plan général en plongée, en regardant soigneuse­
ment. on s ’aperçoit que Ja table est effectivement le symbole de la croix encore informe,
de ce concept encore disjoint, qui, par la suite, allait survivre pendant tant d ’années. E t
encore, je ne fais là q u ’effleurer toutes les pensées qui m ’ont guidé dans la recherche
de la forme, du sentiment, des images d ’u ne scène, en définitive, très brève sur l ’écran,
m ais représentée sur maints tableaux et ancrée dans le coeur de bien des gens depuis des
siècles.

P our le Sermon sur la montagne, il en a été à peu près de m êm e : vous savez, on


représente toujours le Sermon su r la montagne avec la silhouette de Jésus dressée, im m o­
bile. Bon. Mais il y avait là sept mille cinq cents personnes et le serm on dura probable­
ment plus longtemps q u ’on ne le dit généralement, parce q u ’il semble illogique que des
gens se soient déplacés de kilomètres et de kilomètres alentour et que sept mille cinq cents
personnes se soient rassemblées juste pour quelques minutes. D’autre part, la forme d ’e n ­
seignem ent adoptée à l ’époque par les professeurs dans les synagogues était un dialogue
fait de questions et de réponses, et tout indiquait que, pour le Sermon sur la montagne,
c ’est cette forme questions-réponses qui avait été employée. Or, si on lui posait des
questions, Jésus allait être obligé de se déplacer dans la foule pour entendre les questions
et faire entendre ses réponses. Ceci posé, je demandai q u ’on rassemblât tous les rails de
travelling disponibles et, s ’il n ’y en avait pas assez, q u ’on en commandât encore et nous
construisîmes, selon les dires de mon équipe, le plus long chemin de travelling qui ait
jamais été construit du haut en bas d ’une colline, avec un travelling sur l ’autre versant
faisant contrepoids, les câbles passant autour de deux oliviers, et nous suivîmes Jésus se
déplaçant au milieu de la foule et répondant aux questions q u ’on lui posait. Le Serm on
sur la montagne prend ainsi un tour plus dynamique : cela exigeait sans doute plus d ’efforts
de la part de l ’acteur incarnant Jésus, mais fera également, je le souhaite, ‘mieux ressortir
dramatiquement les principaux points du Sermon su r la montagne, dans l ’espoir que le
public accordera plus d ’attention à quelques-unes des plus grandes exhortations que l ’on ait
jamais faites aux hum ains et que nous sem blons encore n ’avoir pas assez bien assimilées
pour en faire notre règle de conduite.

10
Le Roi des rois : la Cène.

Toujours dans le même ordre d ’idées, mais du point de vue technique, vous pourrez
voir dans certaines autres séquences — comme la scène entre Barabbas et Lucius, ou celle
entre Hérode, Salomé et un soldat — une façon particulière de se servir des objectifs qui
me semblait intéressante pour essayer d’obtenir des effets percutants, sans avoir besoin de
recourir au montage. Nous avons également discuté de la meilleure façon de se servir des
limitations spatiales de ré c ra n , comment nous pourrions, dans des films à venir, surm on­
ter certaines de ces limitations... Mais, une fois de plus, la forme la plus apte à traduire
une histoire donnée, le contenant qui s ’adaptera le mieux au contenu, dépendent entière­
m ent du m atériau sur lequel vous travaillez... Mais il n ’y a guère de scènes dans Le Roi
des rois sur lesquelles nous ne pourrions pas disserter pendant des heures, étant donné
que nous avons passé un temps considérable sur chaque scène avant de la filmer, avant de
la répéter, avant m êm e de la mettre au point sur le papier.
Prenons un dernier exemple, un rien, juste un petit plan de coupe, lorsque Hérode
jette un regard vers son fils, H érode Antipas, qui, aux yeux de son père, est un person­
nage plutôt révoltant. Au moment où on annonce à Hérode q u ’un enfant né dans une
crédite est désormais le roi, ce que nous avons essayé avec Aslan — qui joue le rôle
d ’H érode —■ c ’était de lancer un regard à ce fils détesté, avant de donner l ’ordre de tuer
tous les nourrissons au-dessous de deux ans, si bien q u ’on devrait avoir le sentim ent que
la réaction d ’Hérode est motivée, non seulement par la crainte de voir sa souveraineté
compromise, mats en même temps par une sorte de mouvement d ’hum eur envers ce monstre
q u ’il a engendré, et q u ’Hérode ayant aussi, à cette époque, supprimé un ou deux de ses autres

11
fils ainsi qu’une ou deux épouses, sa réponse fest une sorte de réaction psychologique. C e
plan était important à mes yeux, mais, dans le montage final, îl n ’est plus dans le film, ce
qui, d ’ailleurs, n ’est pas une raison pour attaquer le montage du film.
— Mais avez-vous eu des ennuis durant le montage ?
— Non, laissons de côté mes problèmes. Cela continuera tant que je ne serai pas
mon propre producteur. E t j ’ai déjà trop parlé de mes ennuis. J ’aimerais que l ’on n ’y
revienne plus, parce que cela tourne à la rengaine.
— Envisagez-vous de devenir votre propre producteur ?
— Oui.

Vérité dramatique et vérité historique.


” Quelle jonction accordez-vous au découpage ?
— A mon avis, un scénario est morcelé en plans, essentiellement pour que le per­
sonnel de régie et de production puisse estim er le devis du film ; ils ont ainsi une idée
du nombre de jours de tournage et peuvent donc mieux évaluer le coût approximatif du
film. Car, si l ’on dit plutôt : voici tant d ’argent pour faire tel film, on risque fort d ’en
sous-estimer le devis et de se trouver bientôt face aux pires difficultés financières. Lorsque
je collabore à un scénario, ou que j ’écris moi-même un scénario, je le m ets donc sous
forme de découpage pour des raisons économiques, un peu aussi de façon à noter mon
sentim ent à l ’égard du film à ce moment-là, les idées visuelles qui, à ce stade-là, m e
semblent les meilleures : mais tout peut changer lorsque je suis sur le plateau, parce que
les circonstances, les différents acteurs choisis, modifient mon point de vue. C e que tout
écrivain imagine au centre d ’une cham bre noire- doit être assujetti aux feux des réflecteurs,
aux faisceaux des projecteurs, et, plus encore, à l ’imagination de tous ceux qui participent
à l ’entreprise. ' ..j-,
— Quelle fonction accordez-vous au montage ? Dans la salle de montage, avez-vous de
nouvelles idées, pensez-vous à des choses qui n ’étaient pas prévues et qui peuvent modifier
certaines scènes >
— Le montage devrait être une nouvelle étape de création poétique. T rès souvent, il
n ’en est rien. En effet, chez nous, .sauf en quelques rares occasions et à moins que le
metteur en scène ne soit aussi le producteur du film, le montage final reste inévitablem ent
à la merci du distributeur. Dans notre génération, tout comme il y a très peu de grands écri­
vains, de grands poètes, de grands dramaturges ou de grands m etteurs en scène, il y a
aussi très peu de grands monteurs : et donc, que le metteur en scène se trompe ou non, il
devrait être le seul à décider, en dernier ressort, si le montage exprime, m et en relief les
intentions d ’une scène ou non. Modifier le sens d ’une scène au montage me semble, à la ré ­
flexion, imprudent, tentant peut-être, mais contradictoire aux efforts déployés lors du tour­
nage, et n ’être justifié que dans la m esuré où, dans l ’exécution même de la scène, le m etteur
en scène s ’est trompé. Le montage ne devrait que renforcer les intentions prem ières du
metteur en scène, et non pas les modifier. Les modifier me semble être le rôle de ceux qui
ne comprennent pas le film.
— Qu* exigez-vous d'un décor ?
— Q u ’il m ’aide à découvrir la vérité de la scène. Pour Le Roi des rois, la production
ayant commencé avant que je ne la prenne en mains, une grande partie des costumes et des
décors étaient déjà à l ’état de projet avant mon arrivée. Mais un très bon exem ple de la
façon dont le décorateur et le m etteur en scène devraient collaborer s ’est présenté durant le
tournage. La façon de concevoir traditionnellement le jugement de Jésus par Pilate est de le
situer dans les appartements de Pilate. Et, tandis que je terminais la séquence précédente,
j’allais chaque jour, avant l ’arrivée des acteurs et de l ’équipe, dans les appartem ents de
Pilate, sur un plateau voisin, et j ’arpentais le décor, essayant d ’imaginer com ment j ’allais
filmer ce procès. Et je n ’y parvenais pas : ce décor m e rendait claustrophobe, ne m e laissait
aucune chance de donner une force dramatique à la silhouette de Jésus, seul, abandonné,

12
L e R o i des rois : le S erm o n su r la montagne.

perdu, d ’avance. Je devais tourner cette scène un lundi ; et, le jeudi précédent, je décidai
que, définitivement, je ne la filmerais pas dans les appartements de Pilate, même si c ’était le
lieu historique où elle s ’était déroulée. W akhévitch vint me rejoindre dans le décor, et je lui
fis part de ma décision. Je lui expliquai que j ’avais le sentim ent que cette scène avait besoin
d ’être écrasée par une masse, de se dérouler devant un fond pesant, menaçant, que le mieux
serait de la situer sur le terrain d ’exercice, près du praesidium, devant la forteresse d ’An­
toine ; que je voulais aussi y jouer avec l ’ombre et la lum ière, et que le seul élément dont
je disposais était que, parfois, le gouverneur de Judée se déplaçait avec un tribunal portatif,
une espèce de dais sous lequel il rendait la justice. Je demandai donc à Wakhévïtch de bien
vouloir se rendre à la forteresse et d ’étudier la possibilité d ’organiser cette scène. Au bout
d ’environ deux heures, il revint et me montra un croquis : je lui dis encore de se souvenir
que cela se passait tôt le matin, que la scène devrait se dérouler sur le rythme des gens
installant le tribunal, préparant tout, q u ’elle devrait avoir le tempo de... Un Américain à
Paris, que je voulais donc voir des gens escaladant et dégringolant les escaliers, déroulant
les tapis, etc. Georges revint avec une nouvelle maquette qui était merveilleuse, et les ou­
vriers se m irent immédiatement au travail.
Le dimanche suivant, la veille du jour où je devais tourner cette scène, je lisais la des­
cription du jugement de Jésus par Pilate dans une histoire de la vie de Jésus, écrite par un
auteur français ; nous étions tous sur une pelouse et, soudain, ma femme, Betty, m ’entendit

13
pousser un hurlem ent : cette description du procès de Jésus était exactement celle de ce que
j’avais décidé de faire ! La vérité dramatique de la scène, telle que je l'avais ressentie, se
découvrait vérité historique, Les interprétations successives, au cours des années, n ’avaient
fait que s ’éloigner de l ’histoire et nous étions dans le vrai. C ette expérience fut particulière­
ment saisissante, car il m ’était impossible, même dans mon subconscient, d ’avoir aucune
espèce de référence historique : j ’avais agi strictem ent par instinct, et mon décorateur
n ’avait pas hésité à accepter mes idées, à les' exécuter.
— Vous donnez donc un sérieux coup d'œ il aux décors avant d ’y tourner une scène ?
Toujours. Hitchcock a dit que l ’on doit toujours, lorsqu’on va filmer une scène, déter­
miner en quel lieu elle se déroulera avec le maximum d ’efficacité, quel décor vous aidera le
mieux à en m ontrer la vérité dramatique. D ’autres cinéastes ont peut-être tenu des propos
semblables, mais je me rappelle q u ’Hitchcock fut le prem ier à graver cela dans mon esprit.
C 'e st une exhortation dont nous devrions tous nous souvenir.

Mes opérateurs.

— Q u ’exigez-vous de vos opérateurs et quels sont ceux avec lesquels vous avez tra­
vaillé qui ont le m ieux rendu ce que vous vouliez ?
— Cela revient à me demander avec quel acteur j’ai préféré travailler. 11 y a très peu
d ’opérateurs avec lesquels j ’ai travaillé que je n ’utiliserais pas à nouveau : chacun a ses
bons côtés. Je crois que mon opérateur favori fut G eorge Diskant pour mon prem ier film (1).
C ’était un débutant et, alors que j ’avais le choix entre plusieurs opérateurs à la réputation
bien assise, j’ai choisi Diskant parce qu’il prouva, au cours de quelques essais, q u ’il était
prêt à prendre des risques, à placer la caméra où je voulais, même s ’il pensait que j ’avais
tort. Il me disait que si j’avais envie de prendre un risque, nous le prendrions ; si je voulais
faire un panoram ique de trois cent soixante degrés, nous le ferions ; si je voulais faire une
contre^plongêe, nous creuserions un trou dans le plancher ; si je voulais filmer d ’un hélicop­
tère (cela n ’avait encore jamais été fait), nous filmerions d ’un hélicoptère. Il était toujours
prêt à prendre des risques et nous en avons bénéficié tous les deux. H arry Stradling fut d ’un
grand secours pour jo hny Guitare ; il aimait bien l ’usage que je fis des motifs noirs et blancs
tout au long du film ; il comprenait mon m écontentem ent devant les fondus couleur faits en
laboratoire et nous fîmes tous nos fondus à la prise de vues, ce qui entraîna tout un travail
supplémentaire pour lui ; il ne s ’étonnait pas de m e voir détester la dominante bleue que
l ’on obtient généralement avec ce procédé de couleur, et nous avons soigneusement évité
d ’avoir des bleus dans le champ : mon décorateur et mon opérateur pensaient parfois que
mon souci des bleus tournait un peu à l ’idée fixe, mais, grâce à cela, le film n ’eut pas à
souffrir de ce défaut propre à ce procédé de couleur. J ’ai beaucoup apprécié Lee G arm es dans
L es Indomptables (Lusty Men). Le tournage du Roi des rois fut un rêve avec B erenguer et
Planer. Erny Haller, pour La Fureur de vivre, fut parfait. Joe McDonald (2) est un opérateur
très habile. C e que Kelber a obtenu comme valeurs dans les prises de vues, au cours du
raid sur le quartier général de Bengazi ou dans le désert, aîors q u ’il ne disposait que d ’un
matériel limité, q u ’il n ’avait que quatre arcs, est tout à fait rem arquable. Je crois que tous
les opérateurs sont bons : ils peuvent tous exécuter ce que vous leur demandez, s ’ils ont les
connaissances de base. Et la part active q u ’ils peuvent prendre dans le film dépend des rap­
ports que l ’on a avec eux et du fait q u ’ils se sentent libres ou non.
— Q u'est-il Arrivé à Diskant ? On ne voit plus jamais son nom sur un générique.
— George fait uniquement de la télévision. Il est sous contrat au «< Four Stars T héâtre ».
' — Quels sont vos objectifs préférés ? Restez-vous toujours dans la m êm e gamme ?
— C ette question est absurde. La scène déterm ine l ’objectif à employer. S’en tenir à
un seul objectif, quel q u ’il soit, peut faire plus pour dém olir un film que n ’importe quoi

(1) Georges D isk a n t f u t, d /a u tre p a r t, l ’o p é ra te u r de A W o m a n ’s Secret e t de O n A


D angerous G ro u n d (La M aison dans l’o m bre).
(3) I l f u t l ’o p é ra te u r de Bigffer T h a n L ife (Derrière le m iroir) e t de T h e T rue S to rv
o f Jesse Jam es (Le B rigand bien-am ie).

14
Susan Hayward dans Les Indomptables.

d ’autre. Un film est" fait de tant d ’éléments, de tant de dynamiques, q u ’un quelconque truc
de m étier ne sera jamais la solution de tous les problèmes. J ’ai longtemps pensé, je le pense
encore, que les effets de montage obtenus en cinémascope, lorsqu’on passe du grand angu­
laire, du 40 mm ., au 75 mm. accroissent la force dynamique d ’une scène. L ’effet obtenu en
teclinirama, où la différence entre le 50 mm. et le 100 mm. est moins sensible, n ’est pas le
m êm e : votre dynamique perd de sa force. II y a également, entre le cinémascope et le tech-
nirama, une différence de cadrage... Enfin, c ’est u ne impression que j ’ai, plus esthétique
que technique... Bon. Mais, même si vous vous dites que le passage du 40 mm. au 75 mm.,
en cinémascope, vous donne le maximum de satisfaction esthétique, le maximum de dyna­
mique, finalement vous utiliserez toujours l ’un ou l ’autre de ces objectifs, parce que la scène
à tourner l ’exige, votre cadrage, votre éclairage, la profondeur de champ que vous désirez
avoir. Vous savez, la caméra est un instrum ent, un outil ; une clef anglaise s ’ajuste diffé­
rem m ent suivant la taille des boulons ou des écrous : il en est de m êm e d ’une caméra, sui­
vant les nuances, les tonalités, les rythmes, les couleurs, les multiples significations que
Ton veut exprimer, et il faut s ’en servir avec la plus grande fluidité possible. L ’idée d e 'v is­
ser ùn objectif à foyer variable, un zoom, sur la cam éra parce que le 200771 est la solution de
tous les problèm es esthétiques est, pour moi, pure insanité. Le 2 0 0 m peut être utile pour
des raisons économiques ou pour un effet occasionnel ; mais, supposons que j ’en fasse un

15
bon usage et que je déclare que, dorénavant, je filmerai tout avec un zoom, cela reviendrait
pour moi à faire fi de toutes les subtilités et de toutes les beautés du cinéma. Je ne pense pas
que, de ce genre de généralités, on puisse tirer des lois.
— Accepteriez-vous maintenant de faire un film qui ne serait pas en cinémascope ou sur
écran large ?
—■ J ’aime toujours l ’horizontale et l ’écran large, mais vous vous limitez si vous voulez
à toute force vous en tenir à une seule idée. Si j ’allais tourner au cœur d ’une forêt, ôu
parmi les gratte-ciel, en plein 'Wall Street, je ne voudrais pas du cinémascope, parce q u ’alors
je serais malheureux, je mettrais en conflit mon amour de l ’horizontale avec la nature m êm e
de mon décor. Je pense que l ’avenir de l’écran large et certaines des choses que j ’espère
faire à l ’intérieur de son potentiel spatial me réservent plus d ’heureuses surprises que n ’im­
porte quoi dans le cadre du vieil écran normal. Mais, une fois de plus, le sujet et le décor
détermineront mon choix.
— Dans votre premier film , Les Amants de la nuit {They live By Night), il nous a sem blé
que vous aviez été influencé par Fritz Lang. Connaissez-vous bien l’œuvre de Fritz Lang et
iestim ez-vous ?
— le ne connais pas Fritz Lang et je n ’ai pas vu beaucoup de ses films. J ’ai vu Fury ;
c ’était un film merveilleux. Après avoir fait Les Amants de la nuit} certaines personnes m ’ont
dit que mon film leur rappelait un peu J ’ai le droit de vivre ; j’ai alors été voir ce film de Lang,
mais j ’avais déjà terminé Les Amants de la nuit. Je n e pense pas que,Fritz L4ng ait e u une
influence directe sur moi ; j ’aime ceux de ses films que j ’ai vus, c ’est tout. Je n ’ai pas vu
The Big Heat, par exemple, mais le scénario du film était tiré d ’un roman de Bill M cG ivern,
et je viens d ’acquérir les droits d ’un livre de ce même auteur, une comédie. Nous venons
d ’en terminer l ’adaptation et j ’espère pouvoir tourner le film courant 1962.

Un rire bergsonien.

— Allez-vous très souvent au cinéma ?


— Chaque fois que je peux. Pendant un certain temps, je n ’avais rien vu, c ’est pour­
quoi je suis allé au Festival de Berlin. Je ne vois pas autant de films que je le souhaiterais :
j ’ai tout un retard à rattraper. P ar exemple, j ’ai très envie de voir le deuxième film de TruE-
faut, Tirez sur le pianiste, parce que j ’aime beaucoup ce qu’il fait et parce que j ’ai lu une
critique américaine du film qui m ’a donné envie de le voir. Ecoutez plutôt : « La farce et
la tragédie y sont désespérément et délibérément mélangées. » Pour ce critique, c ’est un
jugement négatif : pour moi pas, et c ’est peut-être ce qui m ’intéressera le plus dans le film.
Il me semble que les événem ents, comme nous-mêmes, sont tellement pleins de contradic­
tions... Peut-être q u ’à une époque ou à une autre, Truffaut et moi avons été un peu touchés
par la philosophie de Bergson. Vous voyez, dans Les Dents du diable par exemple, la scène
entre le missionnaire et l ’Esquimau, pour moi, vie n t.to u t droit de Bergson, du m oins de-
Bergson tel que je le comprends : à partir d ’une situation banale, qui prend un tour hum o­
ristique, brusquement survient la tragédie. C ’est tellement normal...
— Que pensez-vous des m etteurs en scène italiens ?
— Jusqu’ici, je préférais Fellini à Antonioni, mais j ’ai très envie de voir le nouveau film
d ’Antonioni, car, comme je préfère La N otte à L ’Avventara, je m ’attends à m ieux aim er
encore son nouveau film. Rossellini est merveilleux, simplement je ne comprends pas que,
de plus en plus, il ne s ’intéresse q u ’à des « trucs » de mise en scène. Vous voyez, Hitchcock
est sans doute l ’un des cinéastes les plus doués' auquel j ’aie jamais parlé, mais je m e suis
mis à m ’inquiéter quand j ’ai vu q u ’il commençait à se soucier seulement de tenir une ga­
geure : comment faire un film entier dans un canot de sauvetage, comment faire u n film
entier d’une fenêtre sur cour, etc. Croyez-moi, ce sont des hommes que je respecte, mais
personne n ’est à l ’abri d ’une défaillance. Le plus grand peintre, le plus grand com positeur
ne font pas, à chaque fois, un chef-d’œ uvre.

16
John Carradine et Joan C ravford dans Johny Guitare.

— Et Vîsconti ?
— Je ne connais pas assez son œuvre. C ’est un brillant m etteur en scène, d ’après ce
que j ’ai vu de lui, au théâtre surtout. Je connais mal ses films. De toute façon, je ne connais
Pteuvre entière d'aucun cinéaste en particulier.
— Il ne noirs reste plus qu'à attendre la sortie du Roi des rois, en espérant q u ’elle
n'aura pas lieu, au Gaumont-Palace, puisque les jilm s y sont toujours doublés.
— Je ne pense pas q u ’il faille faire le procès du doublage. Lorsque vous avez fait un
film, vous avez envie que le plus possible de gens aillent le voir ; et on ne peut pas leur
demander de lire continuellement des petites lettres au bas de l ’écran, ce qui est d ’ailleurs
très laid.
— Mais le dialogue, dans les film s actuels, étant de moins en moins fonctionnel et de
plus en plus mélodique, m pensez-vous pas que le doublage soit quand m ême un mal ?
— C ’est un mal lorsqu’il est mal fait. Il faut donc fustiger les doublages bâclés, mais
pas le principe du doublage, essayer aussi que, de plus en plus, les m etteurs en scène
puissent superviser le doublage de leurs films, au moins dans les langues dont ils ont quel­
ques notions. Le progrès est dans cette direction.
(Propos recueillis au m ag n éto p h o n e.)

M
UNE PRODUCTION DE MOEBIUS
\
■ . _ ^*
par Pierre Kast

P E T IT E LETTRE OUVERTE A ALÈXANDRA STEWART

SUR L E S R A PPO R T S DE F I D E L CASTRO ET DU C IN É M A .

Chère Alexandra,

A u d é b u t de n ovem bre 1961, c’est un assez curieux m étier que d’avoir envie de faire
des filins. P ro d u cteu rs, distributeurs, auteu rs ne savent p as où ils en son t : to u t le
m o nde im agine avoir u n sextant qui p erm et de m e su re r c e que sera le succès d ’u n film»
m ais plus perso nne n e trou ve la ligne de l’horizon. D epuis longtem ps, je m e pose b e a u ­
coup d e questions sur ce qu’est le public, su r ce qu’il veut, su r ce qu’on en te n d p a r
succès, e t ainsi de suite. Mais je m e sentais bien incapable de faire u n v ra i article, avec
des argum ents, u n plan, u n e progression. P uis je me suis d it q ue je po u rrai t ’écrire une
sorte de lettre, d’a b o rd p arce que le désordre de la pensée passerait p o u r u n e loi du
genre, e t ensuite p arce que le problèm e de l’illu stration serait résolu : com m e le P ro -
m é th ée de Gide fait de tem ps en temps p a rtir des fusées p e n d a n t sa conférence pour
d istra ire les spectateurs, o n m e ttra it beaucoup de photos de toi, ce qui, au m oins, se ra it
plaisant. Me voici donc en train d ’essayer de dénouer un écheveau bien em m êlé de
contradictio ns e t de paradoxes.

18
Un soir de la semaine dernière, je me trouvais très tard chez Régine, dans la brume
épaisse des fins de nuit. A côté de moi, vient s’asseoir un ami qui travaille dans un
journal sérieux. Presque tout de suite : « Tu connais la nouvelle, me dit-il... Castro vient
d’être tué... » Il trouvait ça plutôt drôle, et bien plus encore, les gens qui étaient avec lui.
J ’avais le cœur aussi serré que si on m ’avait appris la m ort d’un ami, et regardant ces
sourires, je me demandais où je les avais déjà vus... Puis, je les ai reconnus : ceux-là
m ême d ’une certaine variété de marchands de films, quand ils apprennent qu’un film
qu’ils n’aim ent pas se casse la figure.

Le paradoxe de Marienbad, ou « devenez ovipares ».

C’est trop peu de dire qu’on est dans le noir. Il y a deux ans, personne n’aurait
voulu distribuer un fihn à sketches. Aujourd’hui, cinq au moins sont en chantier. Des
vedettes chevronnées, ' brevetées, n’empêchent pas un film de se ramasser. D’autres
vedettes, ou les mêmes, quelquefois, assurent à elles seules u n succès. P endant trois mois,
le bouc émissaire champion fut « la nouvelle vague une sorte de sac indistinct où

L e B el A ge.

s’entassaient le meilleure et le pire, et qu’il fallait, d ’urgence, jeter à l’eau pour noyer tout
ce qui s’y trouvait. On commence seulement à entrevoir que c’est une expression qui ne
veut rien dire. Il y eut des protestations, parce qu’avec une obstination singulière les
jurys des principaux festivals de I’aoinée avaient couronné des films sur qui on pouvait
coller, comme une sorte d’étoile jaune, l’étiquette redoutable de « Littéraire ». Ce qu’on
appelle la saison vient de commencer. De très bons films m archent très bien, mais
aussi de très mauvais. De très mauvais sont des échecs, mais aussi des bons. En ceci,
rien de changé, bien sûr.
Sauf une chose, peut-être, et que je nomm erai le paradoxe de Marienbad. Depuis
huit semaines déjà, et visiblement pour encore un long bail, le film de Resuais est
un grand succès, dans des salles de petite dimension, il est vrai, mais dont on peut
voir qu’elles sont faites pour lui. Pourtant, même ainsi, ce film rare, difficile peut-être,
b at déjà un grand nombre de productions réputées commerciales. Les queues s’allongent
aux portes. Et, paradoxalement, c’est précisément ce succès qui commence à m ettre en
fureur un petit nombre de marchands, de ceux qui ont toujours obstinément nié qu’il
existât plusieurs publics, et dont la rage même dém ontre qu’ils donnent dans les faits
plusieurs sens au mot succès.

19
Si on accepte leur dém arche, il faut bien voir que le m o t « com m ercial » cesse d’ex­
prim er un rap p o rt m athém atique, pour p ren d re u n e signification esthétique qui a u ra it
honte d’elle-même. U n film qui a du succès p eu t alors parfaitem ent bien n ’être pas « co m ­
m ercial », tand is qu’u n film, destiné à une g ran d e audience supposée — et on a v u récem ­
m e n t deux ou trois m ascarades historiques se tro u v er d an s ce cas — ne cessera pas d ’être
considéré com me k com m ercial », m ê m e si trè s peu de gens von t le voir.
D ans cette confusion, la critique n ’a' pas été épargnée. U ne tendance bien n aturelle
conduit à trouver qu’un bo n critique e st celui qui d it du bien d ’u n film qu’on a fait, ou
qu’o n aim e. P a r voie de conséquence, à ta x e r de te rro rism e intellectuel, ou de snobisme,
ceux qui font le contraire. Passons. Je n e crois pas q u ’il existe de valeurs sûres e t incon­
testables qui p erm etten t de m esurer un film. D e plus, s’il est relativem ent facile, à niveau
de culture et d e vocabulaire égal, de to m b er d’accord sur u n livre, il est presque im pos­
sible de le faire su r un film. L es partis pris, les préjugés so n t com m e m ultipliés p a r le
ciném a. O n voit des esprits parfaitem ent estim ables se conduire, avec les films, com m e
certains séducteurs avec les fem m es : j’en connais u n qui n’aim e chez les femmes que ce

L ’Eau à la bouche.

qui lui perm et de les m épriser. P a r ch a n c e s il juge les films com m e il chasse les nanas,
n’aim a n t que les films qui ap p o rten t la preuv e de l’im bécillité profonde du ciném a.
a C’est différem m ent que v alent le s choses », dit Gide. P erso nne ne p a ra ît songer que
ceci p eu t s’appliquer au ciném a. L e si habile Michel Audînrd, p a r exemple, q u itta n t sa
table à ouvrages, s’en prend, nu fond, violem m ent, à to u t ce qui ne ressem ble n i à ce
qu’il fait ni à ce qu’il aime, et, d’après ce que je com prends, trouve un e sorte d’u rgence
natio nale à le supprim er. E tran g e systèm e. C om m e si personne avait souhaité lui dis­
p u te r son dom aine. J e cherche, sans la trou ver, la racine de cette colère sacrée. U ne
longue série de succès n ’est pas plus u n e preuve qu’une longue série de gains à la roulette.
E lle devrait incliner à la m êm e prudence. J e n e vois personne qui puisse p rédire à coup
s û r ce que sera la carrière d ’u n film.
S upputer l’influence de la critique sur le succès m e sem ble participer du m êm e éta t
d’esprit. M ême u ne critique u n a n im e m e n t défavorable p eu t ne p as gêner l’audience d ’un
film, m ê m e un e critique u n an im em en t favorable n e p as la favoriser. J e n e d irai pas p our
a u ta n t que cette influence est nulle. O u seulem ent com parable à celle de quelqu’u n qui
conseillerait aux dam es « devenez ovipares ». Judicieux conseil, à coup sûr, pour l’hygiène,
la com m odité et le confort, m ais qu’elles n e peuvent, hélas ! trad u ire encore en actes. O n

20
Natercia.

a parlé d’un divorce de la critique et du public. On a même va des journaux renouveler


leurs équipes. 11 ne semble que partiel, incertain. À l’image mêm e de l’incertitude qui doit
s’em parer de quiconque fait des films. Ou essaye.
Reste encore une difficulté. On est toujours â peu près sûr de tom ber d’accord
avec les gens qu’on estime, ou qu’on aime, sinon sur la valeur, du moins sur l’im portance
d’un livre, d’un tableau, ou d ’une musique. Presque jamais sûr, dès qu’il s’agit d ’un film.
Il est fascinant d’essayer de découvrir, dans l’esprit des autres, le dessin caché, le motif
principal de la tapisserie qui révélera l’ùnîté secrète de leurs goûts et de leurs tendances.
Comme les pièces d’un puzzle on voit se réunir le goût pour Proust et Klee, L arbaud
et Boulez, et se recomposer la structure d ’abord invisible. Jam ais on n’arrive à faire la
même chose avec les films, et c’est aussi pourquoi je lis si avidem ent la liste des dix
films, publiée chaque année par les C a h ie rs.
Récemment, il y a eu par exemple l’affaire Marienbad. Je n ’ai vu le film que trois
fois, et je ne me risquerai certes pas à en parler déjà. Sauf pour dire quelle passion me
secoue. O r, certains de mes amis les plus chers détestent ce film, avec une violence qui

iui Morte-saison des atnours.

21
me stupéfie autant qu’eux-mêmes, ma passion. J ’aime follement Une fem m e est une
femme. Je n ’ai pas cru m es oreilles d’entendre ce qu'en disent des gens que j’estime.
J ’ai pour L e T em ps du ghetto une certaine admiration, que je vois battue en brèche par
certains don t je reconnaissais pour étonnamment justes le goût, la divination et l’intel­
ligence.
A lors? Le cinéma est pourtant une part essentielle de ce qu’est la culture et le goût
d’un hom m e d’aujourd’hui. Et les mètres-étalons fuient en galopant da>ns la campagne,
comme si aucun jugement ne pouvait plus s'exercer, comme si on en était réduit à de
pures affirmations d’un goût ou d’un plaisir, comme si on n ’était plus engagé dans ce
qu’on pense et ce qu’on dit, quand tout ce qu’on îait est en réalité signifiant...

Des cathédrales périssables ?

Personne ne peut prétendre faire des films pour soi. Tout le monde a envie <Ju succès,
de l’audience du public. Davantage. Chacun devrait se réjouir du succès d’un autre,

Les Distractions.

ou presque. Même dans des directions opposées. Il ne peut qu’accroître la diversification


du public, précisément, car, là, commence la difficulté.
Je ne suis pas croyant. Mais je préfère les gens qui supposent plusieurs demeures dans
la maison du père, aux allumeurs de bûchers. Je suis tellement religieux, dit à peu près
Renoir, que je crois da<rts toutes les religions. C’est une religion qui me plaît. Je ne veux
pas dire qu’on doit être tolérant. Avec la chasse aux ratons, par exemple, ni avec les allu­
m eurs de bûchers. Mais de la même façon qu’il y ai plusieurs publics, il me paraît qu’il
devrait y avoir plusieurs manières de faire des films, et j’ai du mal à voir en quoi
l’existence des unes menace l’existence des autres.
A utant l’expression «r nouvelle vague » me paraît vide de sens, autant il me semble
qu’un certain nom bre de films, trcs opposés, très différents, peuvent, cependant, être
rapprochés. Dans l’année, et pour des raisons quelquefois contradictoires, quelques films
m ’ont enchanté, littéralement : Marienbad, Une fem m e est une femme, Tirez sur le
pianiste, Lola, pour me borner à quelques titres.
P our commencer, et peut-être paradoxalement, c’est leur volonté de plaire qui me
paraît évidente, disons un respect du public. A la base de plusieurs films qu’on a pu voir
ces jours-ci, s’étale un incroyable mépris du spectateur, considéré comme un imbécile, et

22
Lu Mort de Belle.

à qui, p a r conséquent, il la u t fournir un e imbécillité. L’idée cachée est : pour ces crétins,
ce sera toujours assez bon. P uisque c’est cela qu’ils aim ent, eh ! bien, donnons-le leur.
M épris du spectateur, e t suffisance de l’au teu r égalem ent évidents q u i eng end rent auto m a­
tiq u em e n t u n e form e très curieuse de m épris de soi, une pseudo-m odestie et u n ex trao rd i­
naire conform ism e p a r rap p o rt aux conventions e t aux censures, plus puissantes que jamais.
A l’inverse, dans les quelques films d o n t je veux p arler, se co n state u n resp ect d u specta­
teur, de son intelligence et de sa personne, le to u t baptisé « surestim ation » p a r les autres.
C orrélativem ent, u ne vraie modestie des au teu rs qui ne se supposent p as supérieurs à leurs
spectateurs. A quoi s’ajoute, pour les ten an ts de l’école du m épris, un fantastique aveugle­
m e n t : j’ai entendu, de m es oreilles, un prodigieux infirm e m ental s’inquiéter sérieusem ent
d e savoir s’il n ’allait pas risquer de passer au-dessus de la tête du public, ce q ui était
prodigieusem ent im possible.
A ussi bien n’est-ce qu’un début. D epuis des années les Cahiers, et finalem ent les
revu es sœ urs-ennem ies, défendent l’idée d’un ciném a d ’a u te u r possible, non sans lancer
d e solides ru ad es dès qu’il s’agit de dire ce que c’est, et qui en est. A ujourd’hui, ce ciném a

Exodus.

23
d’auteur, dont les contours sont tout à {ait flous, existe, ou commence. Il est en réalité
l’autre aspect de l’offensive anti-T.V. qu’est la multiplication des films-géants, multiplication
aussi miraculeuse que les miracles bibliques décrits le plus souvent. Curieusement, il m e
semble que l’un ne pouvait pas aller sans l’autre.
C e qui ne veut pas dire du tout que je plaide pour une quelconque spécialisation des
salles, ou pour une sorte de mise au ghetto des films d’expression personnelle. Du fait que
je crois à la diversité nécessaire de la production^ je crois précisément que les films pour­
raient, dans presque tous les cas, horm is peut-être les pôles extrêmes, avoir accès aux
mêmes salles ^— dans l’intérêt évident des salles et des organismes de distribution, qui
ont, aussi, et sans doute en prem ier lieu, besoin d’un constant renouvellement ou change­
m en t du public,
Le pari de ce cinéma d’expression personnelle, sa contradiction principale, si l’on veut,
est de donner une forme aussi m arquée du désir d ’affirmation e t de durée à une matière
périssable.
Quelques écrivains de la génération précédente qui faisaient des films par un bizarre

Les Mauvais Coups.

masochisme disaient : A quoi bon, puisque de toute manière tout redeviendra des boutons
de celluloïd dans quelques aJihées. Aussi bien se tuer tout de suite, puisqu’on doit mourir.
De là, sans doute, l’accusation de faire un cinéma « littéraire », si imprudemment
portée. E t qui dégage je ne sais quel parfum de racisme intellectuel : sous-hommes du
cinéma, ne touchez pas à çà, restez dans votre petit bain, et ne venez pas jouer avec
les penseurs.
Il est possible que ce soit beaucoup d’ambition. Pourtant, le plus audacieux des lan­
gages cinématographiques est fabuleusement en retard sur îe langage de la peinture, et
«"este au niveau de la peinture représentative, disons Chardin, pour la clarté du raisonne­
m e n t Le cinéma peut se trouver mêlé à certaines tentatives du nouveau roman, sans, pour
autant, être en avance sur son propre développement, sans atteindre, et de loin, le même
point de la courbe que d’autres: moyens d’expression. Et je ne parle même pas des diffi­
cultés pratiques de l’expression cinématographique.
Ainsi, je crois que ce cinémai qui recherche, dans les difficultés, dans les drames,
souvent, une possibilité d’expression, est accusé tout à fait à tort de vouloir se séparer
du public, ou de vouloir restreindre son audience. Non seulement il cherche à l’étendre,
mais il me semble qu’il explore, pour ce faire, une des voies les plus accessibles. La course

24
aux mégatonnes cinématographiques, si bien engagée, ou Ja frénésie d’inûtaiion qui consiste
à tenter de reproduire mécaniquem ent tout succès qui vient d’avoir lieu, sont d’autres
voies, d’autres cheminements, d’autres tentatives de donner de l’air au malade.

Enfin, Castro...

Car il ji’est pas douteux qu’il y a un malade. Sur la nature de la maladie, on peut
discuter. La clientèle s’amenuise, dit-on. E t on commence la chasse au microbe. Dans le
microscope, surgit un m onstre biscornu : la- nouvelle vague. Il s’agite, il pousse des
pseudopodes dans tous les sens. 11 mobilise le snobisme. 11 contamine la critique. Bref,
une bonne injection d’élixir du docteur Audiard, et le malade guérirai. Bizarre médecine.
Il est de fait que le nom bre des spectateurs, globalement, diminue. Télévision, vacances,
scandaleuse diffusion de l’automobile, pourquoi pas ? Je ne suis ni économiste, ni sociolo-

Une Grosse Tête .

gue. Mais, en restant dans le cadre d’un assez gros bon sens, on voit surgir dans un micro­
scope moins myope d’autres phénomènes. Certaines industries sont en pleine expansion.
De droit divin ? je ne crois pas. Ces industries consacrent aux études de marché, à la
propagande, des investissements fabuleux. Les postes de vente et de diffusion changent
de méthodes encore bien plus que d’apparences. Où voit-on que les industries du cinéma
qui, elles, sont pourtant menacées, aient îait quoi que ce soit de cet ordre ? Presque par­
tout on attend encore le client comme à Cro-Magnon, dans une routine préhistorique. Le
propriétaire d’une salle épingle ses photos et ses affiches, puis, les mains au dos, attend
la suite, que vienne le client, mais lequel ? attiré par quoi ? pour quoi ? L’épicier, le
m archand de couleurs, le représentant en matières plastiques, qui, dans son propre
commerce en serait resté à ces méthodes d’avant-guerré, ne pourrait en aucun cas accuser
la nouvelle vague de Saint-Gobain, avec ses damnées portes de verre, au lieu du chêne
de papa... Ça, c’est un joli microbe, et pourtant, je me garderais bien d’affirmer qu’il
est, seul, à l’origine de la maladie.
En vérité, les contradictions du cinéma s’étendent à tous les domaines. Je ne crois
pas à une opposition cinéma-langage, cinéma-spectacle. Pour une analyse d’intentions,
peut-être — mais je ne crois pas exclu qu’une manifestation de langage recherchée puisse
devenir contradictoirement, paradoxalement, peut-être, un spectacle à succès.
Fidel Castro a fabriqué une étrange révolution, d’un type inédit en ce siècle, follement
romantique, follement verbale, et qui, jusqu’à maintenant, au moins, débouche sur l’inverse

25
même d’une révolution bureaucratique, ou lourdement organisationnelle. Je ne suis pas
du tout en train de m ’aventurer imprudemment sur lès sommets tourm entés de la pensée
politique, ce qui n’est ni dans mes intentions, ni daais mes capacités. Je ne croîs ni aux
épouvantails, ni aux statues commémoratives. Je dis seulement qu’il semblait improbable,
voire impossible, qu’un petit groupe de barbudos, cachés dans les montagnes, pût fonder
un Etat. C’est fait.
Ce romantisme, cet enthousiasme, donnent à réfléchir sur la nature et la valeur des
méthodes éprouvées. Le monde bouge beaucoup plus vite que notre logique. Un m oteur
de voiture fonctionne selon une certaine mécanique, et celui d ’une pile atomique selon
une autre, contradictoire. Cependant elles coexistent. Si la géométrie d’Euclide et les
géométries non euclidiennes arrivent à vivre côte à côte, il est loin d’en être de même
pour notre logique, pour nos systèmes de références. Cause, effet, juste, faux, tort, raison,
se mélangent en une extravagante sarabande.
Je ne vois pas l’avenir très réjouissant, sans jouer les Cassandre. Ce qui m ’étonne,
c’est que tant de gens fassent les réponses avant d’avoir entendu les questions, soient si
sûrs de leurs solutions, si persuadés de l’excellence de leurs remèdes. En ce qui concerne
le cinéma, c’est encore plus troublant : rien ne me déconcerte autant que l’assurance. Et
il n’y a guère d’endroit où elle ait moins lieu de s’affirmer. La relation production-public
est horriblem ent complexe. On tente de la résoudre par la peur, la routine, la convention,
la censure. Je n’ai pas dans m a poche une solution de rechange.
Ou alors, si, peut-être ? Te souviens-tu, chère Alexandra, d’un petit jeu que nous prati­
quions, à la fin du tournage d’un de nos films ? Une petite expérience pratique de géo­
métrie non-euclidienne amusante, inventée par 'Moebius, permet de fabriquer, pratique­
ment, palpablement, un objet plan qui n’a ni verso, ni recto, mais une seule surface
continue. Cela s’appelle la bande de Moebius. Une nuit entière, nous avons joué à couper
en deux des bandes de Moebius.
Surprise... Coupée en deux line première fois, la. bande de Moebius n e , donne pas
deux bandes, mais une seule. O n s’acharne, et on coupe une nouvelle fois en deux la
bande obtenue. Cette fois, tout s’arrange. On a deux bandes. Mais si on coupe en deux
chacune de ces deux bandes, chacune ne donne qu'une seule nouvelle bande. Et ainsi
de suite, à l’infini, sé prolonge ce défi à l’arithmétique de papa, et voit alterner, sous les
ricanements du vieux Moebius, deux, une, deux; une, etc.
Alors ? une production de Moebius, sans recto-public et verso-auteur, mais avec une
seule surface, ce serait une idée...
P ierre KAST.

26
ÉCRITS

II

de
Cari Dreyer

LE VRAI CINEMA PARLANT ( 1933)

J'ai été enthousiasmé par le cinéma parlant, en 1928, lorsque je vis et entendis
un film, qui montrait Clemenceau dans son jardin, avec sa calotte sur la tête et
sa canne dans la main, celle qui plus tard, selon sa volonté, l'accom pagnerait
d ans son cercueil. Clemenceau n'avait vraisemblablement p as aperçu le micro­
phone, mais, irrité p ar les questions improvisées d e l'opérateur qui avait à cœur
de le provoquer à « dire quelque chose », le tigre se fâchait, il grondait.
L'effet était magnifique. Comme en un éclair, je vis ce jour-là ce que devait
être le véritable cinéma parlant et mon opinion n 'a p as changé depuis.
Le ciném a a commencé dans les rues — et les ruelles — en tant que repor­
tage d'actualités. Malheureusement, il est devenu la proie des hommes de théâtre,
de l'étreinte desquels, pour son bonheur, il est en train de &e libérer lentement, car,
pour devenir un art autonome, il faudra qu'il retrouve la rue — et la ruelle —,
le reportage.
Le véritable film parlant doit donner l'impression qu'un homme, équipé d'une
cam éra et d'un micro, s'est glissé inaperçu dans un des foyers de la ville, juste

27
a u moment où un drame se nouait d ans la famille. Caché sous le m anteau de
l'invisibilité, il a pris les scènes les plus im portantes du dram e et a disparu san s
bruit, comme il était venu.
Ainsi se dessine la position du ciném a face au théâtre. Une séance de théâtre
est une image vue de loin. Pour que l'effet global soit vivant, il faut peindre avec
un gros pinceau — il faut répandre la couleur en grosses taches. Tous les détails
doivent être grossis, agrandis •— exagérés. Dans le- théâtre tout est faux, et il
s'agit d'accorder tous les faux détails entre eux d e sorte qu'ils produisent ensem ble
une illusion colorée de la réalité, tandis que le film présente la réalité elle-même
dans une stylisation purement noir-blanche.

*
★ *

La distance entre le théâtre et le ciném a est donnée par la différence entre


représenter et être.
Le scénario est d'une im portance fondam entale au cinéma. Il est certain que
le ciném a doit s'adresser aux écrivains pour se renouveler, certain aussi qu'une
esquisse tracée à grands traits — originale, écrite directement pour le ciném a —
est moins précieuse qu'un roman ou qu'une pièce où le sujet est bien travaillé
et où les pensées ont trouvé leur forme définitive.
Puisque je définis le véritable cinéma parlant comme un cinéma qui est ca p a­
ble de saisir l'action dans son contenu psychologique, sans l'aide d'effets sonores
exagérés, d'accom pagnem ent m usical ou de morceaux de musique intercalés, la
pièce de théâtre psychologique doit certainem ent être considérée comme le m até­
riau le plus adéquat, à condition pourtant que l'idée du drame, sa m atière brute,
se dégage d e la forme théâtrale et devienne cinématographique. ïï faut donc
qu'elle se libère de la poussière des coulisses et de la tradition et, en respectant
les intentions de l'auteur, qu'elle se transplante du théâtre dans la vie.
C e , qui est caractéristique d'un bon film est une certaine inquiétude rythm ique
qui est faite, soit des mouvements d es personnages à l'intérieur des plans, soit
du changement plus ou moins rapide de ceux-ci. Dans le premier cas, il est im por­
tant d'avoir une cam éra vivante et mobile qui suive avec souplesse les person­
nages, même à partir d'un gros plan, d e sorte que le décor se déplace sans cesse
— comme pour l'œ il quand nous suivons une personne du regard.
En ce qui concerne les changem ents d e plans, il est important, dans l'a d a p ta ­
tion d'une pièce de théâtre, qu'il se passe, au cours de chaque acte, autant de
choses « en dehors » de la scène que « sur » la scène, ce qui pourra fournir
m atière à nouveaux éléments rythmiques.
Un exemple : Le troisième acte d' « Ordet » de Kaj Munk se passe dan s la
salle de la ferme de la famille Borgen. La conversation des personnes présentes
nous apprend que la jeune femme qui v a enfanter est subitement tombée m alade
et s'est alitée, que le médecin, accouru en hâte, craint pour sa vie et celle de
l'enfant. Plus tard, nous apprenons d'abord la mort de l'enfant, puis celle d e la
mère. S'il fallait filmer « Ordet », toutes les scènes de la cham bre de m alade,
que les spectateurs, au théâtre, n'apprennent qu'à travers les conversations, devraient
être insérées d ans le cours du film. Le fait que les acteurs s'approcheraient et
s'éloigneraient du lit de la m alade contribuerait à créer les deux formes d'inquiétude
qui conditionnent pour une grande part le rythm e du film.
Amplifier le film avec de nouvelles scènes exige une très forte concentration
du dialogue, m ais il est étonnant de constater à quel point on peut sans cesse
gratter d'un dialogue mots, p h rases ou répliques sans autre effet que celui de faire
apparaître plus clairement les pensées de l'auteur. Le film parlant apparaît ainsi

28
Ordet, de Cari Drever.

comme une pièce de théâtre sous forme concentiée. C'est pourquoi il est important
que l'idée poétique se m anifeste avec la plus grande clarté, même ctux dépens
d'une nuance ou d'une autre, car, tandis que le spectateur de théâtre a toujours
le loisir de penser rétrospectivement, c'est-à-dire de relier ce qui lui tombe sous
les sens à ce qu'il sait déjà d e l'action, le film, vibre si rapidem ent sur l'écran que
les spectateurs n ’ont aucune possibilité de se souvenir des répliques qui n'ont
p as de valeur actuelle, qui ne sont p as absolument liées à la situation présente.
En faisant le scénario, on doit chercher une unité de temps et de lieu qui
permette de condenser toute la tension contenue dans le sujet autour de l'idée cen­
trale.
*

Le véritable ciném a p arlant n e doit p as être du théâtre filmé.


Une des m auvaises habitudes que les acteurs apportèrent avec eux du théâtre
au studio fut le m aquillage. Il y a quelques années encore, les acteurs de cinéma
portaient perruque et barbe, m ais cela disparaît de plus en plus. Le m aquillage
même devient plus discret, et il arrive qu'on voie dans certains films des visages
absolument sans fard, ce qui est bien rafraîchissant, m ais rien ne sera parfait
tant qu'on n 'arrivera p a s à rendre chaque visage tel qu'il est dans la vie.

29
Les voies nouvelles qu'a ouvertes le poitiait photographique, les cinq dernières
années, ont donné le sens de la beauté du visage naturel et sans fard. Il est déjà
im pensable, aujourd'hui, de laisser un jeune acteur jouer a u ciném a le rôle d'un
vieillard ; et s'il m e fallait adapter au cinéma fndenfor Murene d e Henri Nathan-
sen, j'exigerais de pouvoir donner les rôles des membres de la maison d e Lévi à
des interprètes juifs — acteurs professionnels ou non — car, au cinéma, on ne
peut p a s jouer le rôle d'un juif, il faut en être un.
Pour' ce qui est des décors, il faut que le cinéma se libère une fois pour toutes
du théâtre. Qu'on construise, aujourd’hui encore, pour un film m oderne ordinaire,
des tronçons de rues, des façades de maisons, des jardins de villa, en studio,
alors que la ville est pleine de rues, de maisons et de jardins, c'est là une pensée
si révoltante que je ne la juge p as digne de mon indignation. Il faut que le film
retourne à la rüe et — oui, plus encore — qu'il entre dans Je s m aisons, dans les
foyers.
Au moment de la mort du cinéma muet, les techniques d'optiques et d'éclai­
rag e étaient si avancées qu'on aurait osé faire le passage, m ais alors intervinrent
les techniques sonores qui repoussèrent le cinéma derrière les murs de Célotex
des studios, im perm éables aux bruits, et il v a certainement s'écouler un certain
temps avant qu'il n e s’en échappe.
Au lieu d e tourner un film dans des décors construits en studio, il faut le
tourner dans de véritables chambres. A cela, les techniciens du son vont objecter
que les bruits de fond rendront la chose impossible. Mais, à l'on s'efforce de créer
un espace réaliste, il faut faire de même ' avec le son. Pendant que j'écris ces
lignes, j'entends au loin des cloches qui sonnent, je perçois le grondem ent de
l'ascenseur, le tintement éloigné d'un tramway, l'horloge dé l'Hôtel d e Ville, une
porte qui claque... Tous ces sons existeraient aussi si les murs de ma cham bre,
au lieu de voir un homme en train de travailler, étaient témoins d'une scène tou­
chante ou dram atique, en contrepoint de laquelle ils auraient peut-être même une
valeur symbolique. Est-ce juste, alors, de les supprimer ? Je pense que non, m ais
je réserve mon jugement définitif jusqu'à ce que j'aie fait un film cent pour cent
parlant dans un studio.
Il est un autre point très important sur lequel il faut se détacher de la tradition
théâtrale, à savoir la diction et le style de jeu. L'acteur de théâtre doit, pendant
qu'il lance ses répliques, tenir compte du fait que ses mots doivent passer la ram pe,
l'orchestre, et atteindre jusqu'aux spectateurs des balcons et des galeries. Cela
exige de la diction et unè certaine emphase. Au cinéma, a u contraire, les specta­
teurs ont l'im pression de se trouver en face des interprètes. D ans le vrai ciném a
parlant, la véritable diction sera — parallèlement a u visage sans fard dans une
cham bre authentique — la parole ordinaire et quotidienne telle qu'elle est prononcée
par les hommes ordinaires. Un film parlant fait avec des acteurs non professionnels
serait sans doute instructif pour l'étude de la diction au cinéma.

SUR UN FILM DE JANN1NGS ( 1936 )

Q uand le réqim e actuel a pris le pouvoir en Allemagne, un de ses prem iers


gestes a été d'épurer le théâtre et le cinéma allem ands de tout son sang non aryen.
Q uand l'épuration fut finie, il ne restait plus que sciure 1 Les films qui ont été
faits depuis sont san s nerf ni sang : des sacs de sciure 1
Le film de Jannings dont on donnait hier la première a u Grand Théâtre était
un sac de sciure comme tous les autres. Un sac avec un trou au fond p a r lequel
coule la sciure (blop, blop), jusqu'à ce qu'il soit vide.
La sciure en question était un m agm a de conversations sans fin (et sans finesse),

30
Madène Dietrich el Emil Jannings dans L ’Ange bleu, de Joseph von Sternberg.

de causeries provinciales sans importance, reliées vaguem ent à un conflit qui nous
laissait parfaitem ent froids, car son idée centrale était une chimère sans vie.
Si l'on veut caractériser plus brièvement ce film, on peut dire qu'il n'est très
exactement que du bla-bla-bla, car les im ages étaient nettement superflues. Dans
ce film d'une longueur de 2.000 à 2.500 mètres, il y avait a u maximum vingt à
trente mètres de vrai cinéma, à savoir la fin de la dernière scène du film. Le reste
n'était que sciure.
Jannings jouait théâtre. Quelquefois avec un certain brio, mais c'était du
théâtre 1
Bien sûr, on ne pouvait p as parler de m ise en scène, puisque la fonction du
réalisateur devait se borner, dans l'esprit du scénario, à remuer le trou du sac
de façon que la sciure coule en un flot régulier.
C'était un des vétérans du ciném a allem and. Cari Froelich, qui remuait.

DU JEU DE L'ACTEUR
(à p ro p o s d u film d e Jannings)

Un lecteur me reproche, dans une lettre d'ailleurs très aimable, de n'avoir pas
rendu pleine justice au grand acteur allem and dans mon compte rendu du film de
Jannings (au « Grand Théâtre »).

31
le ne refuserai pas de justifier et préciser m a. position.
Selon mon expérience, les acteurs peuvent se diviser en deux catégories :
ceux qui construisent leur rôle du dehors et ceux qui le construisent du dedans.
Les prem iers construisent leur rôle presque à la .façon du sculpteur qui couvre
d e glaise un squelette de bois, jusqu'à ce qu'il prenne apparence hum aine. Il
attache beaucoup d'importance aux détails du m asque et du costume et il dote
le personnage de petits traits et gestes caractéristiques, p a r exemple unë .,attitude
légèrem ent courbée, un geste de m ain particulier, un certain tic avec les lunettes,
une certaine façon de marcher, une diction caractéristique. Tout est consciemment
étudié, réfléchi et mesuré de près. Q uand il a modelé la glaise suffisamment long­
temps, son personnage est censé être « vivant » et l'habile acteur s'efforce de
relier ces multiples détails en un tout. Mais le « Je » du rôle ne devient jam ais
identique a u « Je » de l'acteur. Même d an s les moments les plus dram atiques, le
« Je » propre reste dehors, regardant froidement, prêt à rectifier si le « Je »
interprété sort de son rôle.
Cet acteur pense son rôle. Il ;oue.
L'acteur de l'autre catégorie commence p a r s'habituer au personnage qu'il
doit représenter et il n 'a de cesse que son coeur ne batte d an s la poitrine de
l'autre. Il senf le rôle, il est l'autre, et il ne peut, p a r conséquent, éviter de nous
convaincre. Tout ce qui, pour l'acteur de la prem ière catégorie, est essentiel, devient
pour celui-ci d'une importance secondaire. Il peut jouer avec la seule aide d e son
propre visage, et nous le croyons san s peine, car la mimique, les traits, l'attitude,
la dém arche et les gestes sont déterminés de l'inférieur. Un exemple : Else Skouboe
dans le rôle de Nora.
Jannings a toujours appartenu à la prem ière catégorie d'acteurs. J'ai beau
penser à la longue série de rôles qu'il a joués a u cinéma, je ne vois p a s d'exception,
sinon quelques scènes de Patiiot où il atteignit le subtil dans le sublime, justem ent
parce qu'il se trouvait entraîné tout à coup, non p a s p ar son rôle, m ais par ce qu'il
sentait lui-même. Il oubliait de penser et se soumettait à l'emprise de ses sentiments.
Q uand il s'agit d'un homme intelligent et doué comme Jannings, il .est tout à
fait possible que sa technique, purem ent extérieure, puisse s'approcher d e Tort
d'un acteur intuitif, surgi spontanément d'un sentiment et d'un tempérament, m ais
il y cnira toujours une différence — celle, justement, entre vrai et faux, authentique
et inauthentique, art et imitation.
Je n'abandonnerai p as cette opinion, bien enracinée, m ais pour que mon lecteur
n 'ait p a s écrit sa lettre en vain, je consentirai à avouer que le jeu de Jannings
dans Professor Traumuius, représente peut-être son interprétation la plus p arfaite
et la plus harmonieuse à ce jour.

LE CINEMA ET LA CRITIQUE (1936)

Je n 'ai pu malheureusement être présent à la soirée du Studentenforeningen,


a u cours de' laquelle le docteur en philosophie Frederik Schyberg <x exposé des
points d e vue sur le cinéma et la critique qui ne doivent p a s rester incontestés.
Pour commencer, le docteur en philosophie Schyberg souligne que le but prin­
cipal de toute critique est d'inviter à un jugement personnel, ce pourquoi la tâche
des critiques est de guider le public selon des points de vue personnels. C ela
semble rassurant.
Mais on devient très inquiet quand on prend contact de plus près av ec les
« points de vue personnels » du docteur Schyberg qui, en gros, s'exprime ainsi
sur René Clair : .

32
/[ nous la liberté, de René Clair.

« Dans le film excellent A nous la liberté, René Clair se livrait à des expé­
rimentations artistiques, m ais en s'éloignant du public. Dans un film qui n 'a pas
encore été m ontré au Danemark, il a poussé si loin l'expérimentation qu'il s'est
éloigné du ciném a et a failli se retrouver en chômage. La joie qu'on éprouve, à
son dernier filmj Fantôme à vendre, on pourrait l'appeler la joie du « metteur en
scène retrouvé », un m etteur en scène récupéré pour le cinéma normal. »
Si le docteur Schyberg a v a it été producteur de films, j'aurais pu comprendre
sa joie, m ais qu'il ait pu se réjouir ainsi en tant que critique, cela m ’est incom­
préhensible.
C ar de quoi finalement le docteur Schyberg se réjouit-il, sinon de ce que René
Clair ait perdu sa personnalité d'artiste, car c'est cela qui est le triste fait ?
Il ne reste p a s grand-chose de l'homme qui a créé Le Million. Bien entendu,
c'est ag réab le d'apprendre que René Clair a évité le chômage, m ais pour le cinéma
en général, il eût été préférable qu'il restât l'artiste qu'il était. Contrairement au
docteur Schyberg, je n e peux ressentir aucun agacem ent en voyant « les plus
grandes intelligences du ciném a faire des conquêtes artistiques qui plus tard seront
profitables à des m etteurs en scène moins géniaux ». Moi, je pense que c'est m agni­
fique qu'il y ait des conquérants, et je pense que ce doit être justement là tâche
des critiques que de les encourager à rester fidèles à leurs idéaux et à ne p a s
stagner, en m êm e temps qu'elle doit être d'inciter les producteurs à sacrifier une

33
partie du revenu qu'ils retirent des films commerciaux au profit d e nouvelles expé­
rimentations artistiques. N'est-ce pas la grande faiblesse du cinéma qu'on y trouve
trop peu d'individualités, de personnalités complètes ?
Le docteur Schyberg dit avec une certaine inquiétude, au sujet de Chaplin et
d e René Clair (l'ancien...), qu'ils représentent tous deux : « Un art à part... inim itable
pour tous les autres. » L'expression « arts cr part » est un équivalent « d'individua­
lités ». M ais n'est-ce p as un bien qu'ils soient inimitables ? Q u’ils ne créent p a s
de règle ni n e forment u n e école ? Ne serait-ce p as mieux s'il y avait beaucoup
plus d e'p erso n n alités « inim itables » dans le monde du ciném a? Te ne sais p a s
exactement ce qu'en pense le docteur Schyberg, car il dit plus loin : « Le film,
n'est p as une chose, m ais beaucoup de choses », et en cela il a raison. Du moins
il devrait en être ainsi, m ais la vérité est que la plus grande partie des films
donne l'impression d'avoir p assé dans la même matrice. Ils n'ont p a s été m arqués
p ar la personnalité d'un homme. Ce qu'ils ont en commun, c'est un flou, un effa­
cement des angles, venant de ce qu'ils n'ont p as été créés p a r une personnalité
puissante, m ais p ar une organisation anonyme, une sorte de m achine à pétrir
produisant ce que le docteur Schyberg appelle le « cinéma norm al ».
En liaison avec la « conversion » d e René Clair, le docteur Schyberg met
l'accent sur le fait que, si regrettable qu'il soit de devoir exiger d'une oeuvre d ’art
la possibilité d'üne grande diffusion, cette exigence est inévitable quand il s'agit
d'un film. Mais qu'est-ce qu'un film avec « possibilité de grande diffusion » ? Le
docteur Schyberg peut-il donner des renseignem ents? le ne le crois p as et c'est
très bien ainsi, car, heureusem ent, il arrive une fois ou l'autre qu'un film à qui
pèrsonne ne croit devient un foudroyant succès commercial (voir Nanouk), ce qui
incitera toujours des producteurs orientés vers l’art à tenter de nouveaux essais.
Au temps du ciném a muet, c'est de ce côté-là que venaient les impulsions nouvelles.
Si le cinéma p arlant veut éviter de stagner, il lui faut accorder les coudées
franches aux rénovateurs du cinéma, comme au temps du muet. M alheureusement,
on tend aujourd'hui à sacrifier les individualités au profit d'un nivellement *vers
la . moyenne.
Pour résumer, j'affirme nettement que le critique doit juger les films à partir
— et uniquement à partir — d e points de vue purement artistiques, sans se soucier
des revenus ou des tracas m atériels des metteurs en scène. Ce que le ciném a
gagne ou p erd en tant qu'art doit être son unique préoccupation.
Pour term iner : le docteur Schyberg me fait l'honneur de certaines rem arques,
regrettant que je n 'ai p a s réussi a u Danemark à réunir l'art ciném atographique et
les possibilités d e grande diffusion. Je vais le consoler : je ne déplore p as mon sort.
A en juger p a r le prix que Rèné Clair a payé, j'aim e mieux avoir fait partie des
conquérants que faire partie des conquis.

Je ne veux qu'ajouter quelques mots à la réponse que m 'a faite hier le docteur
en philosophie Schyberg.
J'ai eu devant moi la preuve écrite noir sur blanc de ce que le docteur Schyberg,
ou bien a reproché à René Clair d ans sa conférence de s'être montré trop artiste
dans un de ses prem iers films et de s'être ainsi éloigné du public, ou bien a exprimé
s a joie de ce que René Clair soit maintenant regagné pour le ciném a normal.
C 'était cette rem arque qui formait le point de départ de mon exposé, et c'est
sur cette rem arque que j'insisterai devant le docteur Schyberg, c ar elle est pour
moi le point essentiel du débat.
Si la critique des journaux a une mission, elle doit être d'agir en tant que
conscience toujours vigilante de l'art, et le critique qui, non seulement tolère, m ais
encore approuve; qu’un ‘artiste transige avec sa personnalité a u profit d e la popu­

34
larité, celui-là commet une double trahison., vis-à-vis du film en tant qu'art et de la
critique en tant que vocation. Tout critique et tout artiste me donneront raison.

LA TECHNIQUE DU CINEMA ET DU DECOUPAGE


Quelques remarques à Kjeld A heîl

MM. Kjeld Abell et Ame. W eel ont croisé le fer, ces jours-ci, dans Politïken.
La cause du duel est ïa critique du ciném a danois q u 'a faite l'auteur H arry Soiberg.
Sans vouloir m 'en mêler, je voudrais indiquer une erreur dont Kjeld Abell, et sans
doute beaucoup d'autres avec lui, se rendent coupables. II s'agit du découpage
(scénario décomposé en plans et d'après lequel le metteur en scène travaille a u
studio).
« Qui, chez nous, est capable d'écrire un véritable découpage? » dem ande
Kjeld Abell, en donnant à entendre que c'est l'auteur qui doit y participer le plus,
tout en pensant qu’il doit être le résultat d'une collaboration préalable entre l'auteur
et le metteur en scène.
A cela je répondrai que le découpage doit être élaboré p a r le metteur en scène
d u film et p ar personne d'autre. Il est m êm e le travail propre du metteur en scène.
Le scénario peut et doit être fait p a r l'auteur e t le metteur en scène en commun,
m ais c'est le metteur en scène seul qui doit avoir la responsabilité du découpage.
C'est lui le m édiateur entre le scénario et l'écran. C'est lui qui doit rendre visuelles
les pensées de l'auteur. C'est lui qui doit « voir » lès im ages et préyoir les plans,
et non seulement les « voir » en eux-mêmes, m ais aussi dans leur changement et
leur enchaînement. C'est lui qui crée le rythme du film p a r le choix et l'enchaîne­
m ent des motifs. La rédaction du découpage est donc, à proprement parler, le
travail légitime du metteur en scène, et s'il ne fait des pieds et des mains pour que
les autres ne s'en mêlent pas, alors c'est que lui m anque la compréhension des
véritables tâches du m etteur en scène.
Un metteur en scène qui en laisse d'autres élaborer son découpage ressemble
à un peintre à qui l'on donnerait un dessin complètement achevé, en lui demandant
d 'y mettre les couleurs. De même que les lignes et les couleurs forment un tout
indivisible pour l'œ il de l'artiste, de même la décomposition en plans et la mise
en scène sont-elles indissolublement liées pour le metteur en scène.
Aussi bien lé découpage n'est p as affaire de technique, mais débouche sur
l'art. A travers son découpage, le metteur en scène révèle déjà s'il est un artiste
ou non. D'où il résulte encore que la collaboration du metteur en scène à l'élabo­
ration du scénario n'est p as seulement souhaitable, m ais absolument nécessaire.
Lui seul est capable de transformer dans s a pensée le scénario en découpage,
car il est le seul dans le cerveau duquel les multiples éléments dont un film est
fait se fondent en un tout.
Il n'est pas vrai « qu'il s'agit de technique et toujours de technique », comme
l'écrit Kjeld Abell. Ce qu'il faut, c'est une intuition artistique et un sentiment immédiat
d e l'équilibre rythmique de l'im age, au moment où le scénario est divisé en plans,
donc quelque chose qu'on a en soi (si on l'a) et non une technique qui pourrait
être apprise. C'est pourquoi la collaboration entre l'auteur et le metteur en scène
n e conduira p as à des résultats artistiques, si le m etteur en scène n'est p as lui-même
— et très précisément dans le dom aine ciném a — un artiste.
Q uant au reste, je suis pleinement d'ctccord avec Kjeld Abell : le cinéma ne
doit p a s être du théâtre photographié, mais uniquement et totalement du cinéma.
L'essence la plus intime du cinéma est un besoin d e vérité, et il est dans sa nature
d e fuir l'exagération et le vide.
(à suivre.) Cari DREYER.

35
VIII

Erich Pommer, chassé de TU.F.A, p ar les aurait eu une révolution sur les bras. Mais
lois raciales, venait d'ouviir à Paris un ser­ vers six heures de l'après-midi, alors que la
vice européen de production pour la 20th Cen- discussion se poursuivait, il se rendit compte
tury Fox. Il me confia la mise en scène de que la salle se vidait. Irrité, il interpella le
On a volé un homme, et chargea Fritz Long chef-opérateur qui, tranquillement. Se dirigeait
du tournage de Liliom, d'après la pièce de vers la porte :
Molnar. A mon sens, une double erreur :
c'était la solution inverse qu'il eût fallu choi­ — De quel droit parlez-vous déjà ?
sir. Lang aurait certainement fait un remar­ Souriant, le Français se retourna :
quable film policier, quant à moi, j'aurais pro­
bablement réussi une bonne comédie roman­ — C'esf l'heure de l'apéritif, monsieur. D 'ail­
tique. Les deux films furent certes des succès leurs, j'ai une femme et des enfants •— j'a i
commerciaux, mais des semi-échecs sur le plan même une maîtresse...
artistique. Je découpai soigneusement deux ou
Pommer sursauta et se tourna vers moi,
trois critiques assez élogieuses, ignorant tout'
comme pour m e prendre à témoin. Je haussai
aussi soigneusement les autres, — la majo­
les épaules.
rité — qui le furent moins.
— Il a raison, cet homme, murmurai-je. Toi,
Cependant, c'est grâce à ce film que j'ai tu vis pour travailler. Lui, il se rappelle p ar­
pu me familiariser avec les méthodes de tra­ fois qu'on peut aussi travailler pour vivre.
vail françaises. Pommer essayait de transplan­
ter à Paris la discipline rigide que nous avions Un mois plus tard, en compagnie d e Lili
connue à Berlin. Les comités de découpage, Damita et d'Henri Garat, et à la tête d'une
p ar exemple, commençaient à l'heure pour se nombreuse équipe, nous partîmes pour tourner
prolonger bien au-delà de l'heure. Autour de les extérieurs sur la Côte d'Azur. Dans le
la grande table, l'ordre des places suivait w agon-restaurant du Train Bleu, l'un des a s­
l'ordre hiérarchique. Bien entendu. Pommer lui- sistants m'expliqua la nécessité de ce dépla­
même, maître après Dieu, président chaque cement coûteux :
séance ; à gauche et à droite, s'installaient les — Dans tout film français qui se respecte,
membres de l'état-major, jusqu'à l'extrémité figure un e séquence tournée sur la Côte. Que
opposée où les accessoiristes, costumiers, coif­ l'histoire l'exige ou -non. Heureusement, vous
feurs s'efforçaient de se faire oublier. Bien et M. Pommer l'avez déjà compris.
entendu aussi, chacun prenait la parole selon
son rang. A la troisième conférence, les Fran­ A Villefranche, dans un bistrot près du port,
çais arrivaient munis de cartables et d'ardoises l'équipe aveât tenu à m'offrir m a première
d'écolier. Par bonheur, Pommer se contenta de bouillabaisse. Un délice, un poème — et aussi
sourire : la moindre remarque caustique, et il un plat terriblement copieux. l'eus le tort de

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ne p as en laisser une goutte. La nuit, je crus oiticiel publia un beau jour les décrets de na­
que j'allais mourir. Le lendemain matin, dans turalisation d'Oscar Straus, d'Igor Stravinsky,
l'escalier ‘de l'hôtel, je dus m'accrocher à la de Braîlovsky, et de votre serviteur.
ram pe : j'avais les jambes en caoutchouc, Dans ma demande, j'avais rappelé qu'une
et l'estomac en capilotade. Sur les lieux du fois déjà, en ma « qualité » (si l'on peut dire)
tournage, je faillis m'effondrer avant d'attein­de Sarroïs, j'avais opté pour la France et con­
dre mon fauteuil pliant. Ce fut l'un des élec­ tre l'Allemagne hitlérienne. Cela s'était passé
triciens qui me rendit ' un semblant de cou­ lors du plébiscite sarroïs, en 1935. Ce jcur-là,
lage. j'étais retourné dans ma ville natale, après
— Ça ne durera pas, monsieur. Deux ou des années d'absence. Une visite mélancoli­
trois pastis, et vous n 'y penserez plus. Quand que, et passablem ent énervante, t a Commis­
vous serez devenu Français pour de bon... sion Internationale proposait aux Sarroïs le
choix entre trois solutions. Celle des nazis,
C'était justement mon. intention. D'une ma­ présentée p ar la formule « Retour au Reich ».
nière générale, l'étranger qui demandait sa Celle des Allemands antinazis, — libéraux,
naturalisation devait attendre un certain nom­ socialistes, communistes — qui préconisaient
bre d'années : d'abord, pour avoir le droit le maintien du mandat de la S.D.N. Et celle
de faire sa demande, ensuite, selon le bon de la France qui signifiait, en fait, l'annexion
plaisir des autorités qui, pour répondre, pre­ du territoire. Jamais encore je n'avais vu au­
naient tout leur temps et davantage. Par bon­ tant d'affiches : il y en avait partout — sur
heur, le gouvernement de l'époque avait dé­ les murs, dans les boutiques, à l’entrée des
cidé de réduire l'interminable attente à un églises. Je dois dire que la meilleure affiche
minimum en faveur des peintres, musiciens, était celle des nazis : une brave mère de fa­
écrivains et metteurs en scène chassés d'Alle­ mille, devant une petite maison aux fenêtres
magne et désireux de s'établir à Paris. Grâce éclairées, à la porte ouverte pour accueillir
à ce beau geste, le même numéro du Journal tous les visiteurs. La femme, visiblement émue.

L es Français arrivaient munis de cartables et d ’ard oises d ’écolîer.

37
ouvrait les bras. A ses pieds, s'étalaient ces pesants et fis faire un faux plafond, de manière
mois : < Retour au Reich. » Sur l'affiche so­ à la réduire à des dimensions plus humaines.
cialiste, se détachaient, devant un arrière-plan
de chaînes brisées et de poings brandis, deux A Paris, j'eus la chance de trouver un ap­
mots qu'aucun mineur sarrois n'aurait pu pro­ partement dont les fenêtres donnaient sur le
noncer (et encore moins comprendre) : « Sfafu Bois. Un peu plus tard, j'achetai, au fin fond
quo. * Quant à l'affiche française, elle res­ de la Seine-et-Oise, un bistrot abandonné que
semblait à un mode d'emploi. Un texte sobre, je transformai en maison de campagne.
objectif, que n'agrémenlait aucun dessin, mais
que complétait ce post-scriptum : « En cas de Fait curieux, chaque fois que j'em ménageais
violences, ceux qui auront opté pour la France dans un nouvel appartement, j'espérais y p as­
trouveront, de l'autre côté de la frontière, des ser de longues années. Et, chaque fois, le
hôpitaux où ils seront soignés gratuitement. » destin en décidait autrement. Bien entendu, à
force de déménager, nous perdions la plupart
Par la suite, plusieurs journaux de réputa­ des objets qui composaient, jadis, notre for­
tion mondiale affirmaient que les résultats du tune. Si bien qu'aujourd'hui, il nous reste, de
plébiscite avaient été truqués. Est-ce exact? le nos premières acquisitions, un couvre-lit bleu
n'en sais rien. A mon sens, les nazis rempor­ et quatre fourchettes... "
tèrent un triomphe, surtout parce que leurs
adversaires étaient tristement dépourvus de tout Notre logement le plus classique — ou plu­
instinct de la mise en scène. Quant à moi, tôt, néo-classique — était celui que nous habi­
je fus heureux de retrouver Paris et le métro. tions à Rome lorsque, après On cr volé un
Tout bien considéré, je préférais, à ces affi­ iomme, je me mis à tourner un film italien.
ches sinistres, l'aimable devise Dubo - Dubon - Nous nous étions installés sous les combles
Dubonnet. d'une immense demeure dont les fenêtres s'ou­
vraient sur les .cyprès du Pincio. Quand, le
travail terminé, je montais les marches de la
place d'Espagne, j'avais la sensation décon­
certante de me promener sur une carte postale.
Un soir, j'avais invité toute l'équipe à un cock­
tail amical sur ma terrasse. Près de moi, un
Mon existence s'est déroulée dans je ne jeune technicien faisait la cour à une adorable
sais plus combien d'appartements. D'abord, à starlette.
Sarrebruck, au second étage d'ua bel immeuble
de rapport. Il y avait trois salons, un fumoir, '— Je vous offre Rome, clamait-il, désignant
une salle à manger, trois chamhres et un in­ la Ville Eternelle étendue à ses pieds.
terminable couloir. Je me rappelle- surtout de
l’enfilade des pièces dites d'apparat : lorsque — Un beau cadeau, murmura la demoiselle.
toutes les portes étaient ouvertes, je pouvais, A vrai dire, - pour l'instant, un sac en croco
de l'entrée, tirer à la carabine à air comprimé me serait plus utile.
sur les assiettes de Delft qui ornaient le mur
de la salle à manger. Il paraît que les as- Le travail à Rome était agréable et amu­
siettes de Delft sont devenues rares... sant, Surtout grâce aux Italiens. L'homme qui
finançait mon Hlm était un gros propriétaire
Pendant les années errantes de ma carrière de journaux : Il Commendalore Emilio Rizzoli,
d’acteur, j'habitais en somme toujours les mê­ Piazza Erba, Milano — une carte de visite plu­
mes chambres d'hôtel ou appartements meu­ tôt sonore. Il voulait ce film parce qu'il était
blés. Ce n'était pas toujours dans la même tombé amoureux du meilleur roman-feuilleton
ville, mais ces divers logements se ressem­ publié par une de ses revues illustrées ; et
blaient tant que je ne me sentais jamais dé­ il devait tomber amoureux de chacune d es sé­
paysé (ni chez moi, d'ailleurs). II n 'y avait quences qu'il allait avoir l'occasion de voir,
que la vue qui changeait : d'une ruelle d'Aix- pendant nos six mois de tournage. Lorsque,
la-Chapelle jusqu'aux arbres du parc de bien avant le premier tour de manivelle, je
Schœnbrunn, en passant p ar d'autres ruelles lui fis lct lecture du découpage, il tomba amou­
et d'autres parcs. Sous ce rapport, ma vie ne reux du découpage. Ce n'était pas simplement
se transforma qu'après mon mariage — et une de l'enthousiasme, c'était vraiment de l'amour,
augmentation substantielle de mes revenus. A u n amour passionné, un vrai coup de foudre.
Berlin, nous habitions en grande banlieue, Ma lecture terminée, il bondit, battit des mains
d'abord un appartement, puis une villa louée et s'exclama : « B iavissim o ! Facriam o un a
à un nouveau-riche qui était redevenu un vieux fe sfa! » II invita quelques amis, et nous vi­
pauvre. La chambre à coucher était tellement dâmes quelques bouteilles, jusqu'au lendemain
vaste et tellement haute, que j'avais l'impres­ matin. Chaque fois qu'il venait à Rome pour
sion déplaisante de me déshabiller dans un assister à la projection des séquences tour­
hall de gare. Je l'encombrai donc de meubles nées, il bondissait, battait des m ains et

38
J ’avais l’impression déplaisante de me déshabiller dans un hall de gare.

s'écriait : * Bravissimo ! Facciamo una testa ! * 25 février ? Mais c'est la fête de mon parrain !
Des fêles plutôt coûteuses : en général, le len­ Faccfamo una iesta ! »
demain, nous n'étions p as en état de travailler.
Mais quand, à la Biennale de Venise, le film Mes autres collaborateurs italiens avaient
obtint mû prix de je ne sais plus quoi, la au moins autant de tempérament. Le principal
« iesta » qu'il donna ce soir-là dépassait cer­ rôle masculin était joué p ar le tragédien le
tainement tout ce que les lambris de l'hôtel plus populaire du théâtre italien, le signor
Danïeli avaient jamais vu. Nemo Benassi, Impossible de lui parler sans
qu'il ne vous interrompît pour demander : « Au
Un an plus tard, il vint à Paris. Quand, le fait est-ce que je vous ai déjà dit que j'étais
soir de la * première » an Cinéma des Ma- l'am ant de la Duse ? * Lorsqu'on avait le tact
Lhurins, il vit la double haie des Gardes Ré­ de lui affirmer qu'on n'en savait rien, il se
publicains, avec leurs uniformes chamarrés montrait le plus charmant des hommes. Mais
et leurs casques brillants, quand il foula le si, p ar malheur, on répondait : <. Vous me
beau tapis rcuge, qu'il salu a des ministres et l'avez déjà dit », alors, rien n'allait plus.
des ambassadeurs, il fut incapable de se con­ C'était un hoiume qui avait le cœ ur sur la
tenir. Je le revois encore, trépignant au milieu main, ou plutôt dans les glandes lacrymales.
de la foule, battant des mains et criant comme Je luî expliquais, p ar exemple, que, dans telle
un gosse : * Grande / Bravissimo ! Facciama scène, tel moment était grave : « Cette révé­
una lesta. » Par la suite, il devait encoTe re­ lation vous a touché, vous voyez ce que je
venir plusieurs fois à Paris, en coup de v en t veux dire... * Aussitôt, ses yeux s'emplissaient
même lorsque le film ne passait plus. Alors, de larmes. Mais quand on lui expliquait :
il disait, p a r exemple : « Voyons, on est le < Cet événement vous a bouleversé », il pieu-

39
D ans la rue, p assaien t des tram s.

rait et sanglotait à fendre l'âme, bien avant dit, il avait le coup d'œil génial du Titien,
de monter sur le plateau. l'audace technique de Michel-Ange. En l'espaco
de quelques secondes, il faisait décrire à sa
Nous ,tournions dans des studios assez mal cam éra un cercle complet, au risque de photo­
insonorisés. Dans la rue, passaient des trains. graphier les projecteurs : « Aucune importance,
Quand la séquence à tourner comportait un disait-il, en réponse à mes protestations ef­
dialogue, un ouvrier grimpait sur le toit et frayées. Comme cela, les gens voient au
agitait un drapeau rouge : les trams s'arrê­ moins que c'est un film. >
taient alors, tout le temps qu'il fallait. Au bout
de huit jouis, les receveurs savaient déjà de Quant à la vedette féminine, c'était une
quoi il s'agissait dans le film et, pour calmer jeune fille qui, jusqu'alors, avait vendu des
les voyageurs, ils leurs racontaient l'histoire. gants dans un grand magasin. Elle avait du
talent à revendre. Son nom ? Isa Miranda, Le
En un sens, les Italiens se montraient plus tournage à peine terminé, elle fut engagée p ar
sérieux que tout le monde. Un matin, en exa­ la Païam ount et partit pour Hollywood.
minant les décors qui représentaient le vesti­
bule d'une demeura patricienne, je voulus dé­ Quant aux fascistes italiens, vous me croi­
placer légèrement l'escalier central. Le déco­ rez si vous voulez, mais pour ma part, je
rateur-chef, Maestro Caponî, parut sur le point n 'ai jamais rencontré un seul véritable fas­
de s'arracher les cheveux. ciste, en Italie. Même les plus hauts digni­
— Déplacer 1Jescalier ? Mais, monsieur, com­ taires, en culotte de cheval et chemise noire,
ment croyez-vous que nous bâtissons ici, à me déclaraient confidentiellement qu'ils
Rome ? " n'étaient p as plus fascistes que moi. Le comte
Ciano ne l'était sans doute pas davantage,
Etonné, je sondai l'escalier : ce n'était pas du moins à en juger d'après son attitude envers
du carton-pâte, c'était de la maçonnerie. moi. Il était alors ministre de la Propagande,
ce qui, san s doute, lui donna l'idée de me
Mon premier opérateur, un nommé Paolo recevoir en audience particulière. Deux mo­
Arrata, ressemblait au Mercutio de < Roméo et tards martialement couverts de poussière — on
Juliette » : c'était le même physique, et la aurait cru qu'ils s'étalent exprès roulés dans
même passion pour la dive bouteille. Cela la farine — m'escortèrent jusqu'au palais mi­
nistériel. Un aide de camp en uniforme d'ami­ maîtresse —- une charmante infirmière — dans
ral m'ouvrit tout aussi martialement la porte le parc du château familial. La nuit est noire
du cabinet où Son Excellence m'attendait. En à souhait, les chouettes hululent, le vent gémit
fait de cabinet, celait une salle immense. Je dans les branches. L'épouse, p aralysée' depuis
fus quelque peu gêné : pas question de lever des années, se hisse péniblement dans son
le bras pour saluer « à la romaine », Mais, fauteuil roulant. Puis, délibérément,, elle
déjà, le ministre se précipita à ma rencontre s'élance dans l'escalier pour s'écraser au pied
et, avec effusion, me serrer les deux mains. des marches.
Puis, après m'avoir offert une belle coupe en
argent, il se mit à bavarder. Une conversation A Paris, à la fin de la projection, je de­
à bâtons rompus : sur les liens culturels entre mandai à Tristan Bernard si le film lui avait
la France et l'Italie, su r les relations amicales plu. Il fit semblant d'essuyer une larme,
entre Rome et Londres. Causeur brillant, très
intelligent, il parlait couramment français et — Très émouvant, murmura-t-il, _en se ra­
allem and. Quelques meis plus tard, les jour­ clant la gorge. Très émouvant...
naux annoncèrent son départ pour Berlin : Soudain, il se tourna vers s a femme :
M. le comte allait signer l'acte de naissance — Je ne t'achèteiai jamais nne chaise rou­
d e l'Axe. Je lui expédiai un télégramme : « Ne lante [
faites rien sans me consulter d'abord. * Si
seulement il m'avait écouté 3
Max OPHULS.
Le lilm s'appelait La Signoza di tutti. Un
sombre drame de la jalousie — trop sombre, (A suivre.)
sans doute, trop passionné pour les spectateurs
non italiens. Le point culminant était une scène Traduit de l'allemand p ar Max iRofh, Mus-
■où l'épojise croit son mari parti rejoindre sa trations de Régine Ackeimann-Ophuls.
T O U R S 1961

Gala de Jean-Daniel PoIIet.

Une période du Festival de Tours s'est ter­ pons sur des poncifs (rires solitaires, contor­
minée il y a trois ans, avec l'apogée de sions sur le sable). Comme pour Actua-TiU,
l'école française de court métrage (Le Chant le jury a couronné le morceau de bravoure.
du Styrène, Le Bel Indifférent, Du côté de la Remarquons avec plaisir que, pour la p re­
Côte, Bïue Jeans). Depuis, Tours s'est ali­ mière fois, un film à anecdote obtient l a p re­
gné sur Cannes. On s'est mis à fabriquer? mière récompense.
des films pour Tours, des poncifs se sont
créés. Avec 10 juin 1944 (France, Maurice Cohen),
nous retrouvons la descendance de Resnais,
La Rivière du Hibou {France, Robert Enrico) aussi bien par le principe du mouvement
semble avoir été fait en vue du Grand Prix, d'appareil sur les ruines que p ar la volonté
et l'a obtenu. S'il est vrai qu'il a coûté treize de sobriété dans le commentaire. Mais cette
millions, cet argent n 'a pas été dépensé en objectivité, trop hautement claironnée, n'est
vain. Il est adapté d ’une nouvelle d'Am- p as sans provoquer quelque gêne. Ce film est
brose Bierce, auteur américain du début de tout de même le plus honnête et le plus intel­
ce siècle. C'est l'histoire d'un homme condam­ ligent de toute la postérité de Nuit et Brouil­
né à être pendu sur un pont, au-dessus d'une lard (Fantaisie pour la main gauche et la
rivière, pendant la guerre de Sécession. Les conscience humaine. La Nuit).
préparatifs de la pendaison et l'évasion, qui,
aux tout derniers plans, se révèle être un Autre filon : le film sur documents. New
rêve, en constituent les péripéties. Enrico tou­ York 1900 est tout de même moins creux que
che' plus par la façon de ménager ses effets Very Nice. Vcry Nice {Canada), prix spécial
que par l'intérêt que suscite son personnage. du jury. Ni le Franz Masereel (R. D. A.), ni
La seule faille apparente dans cette cons­ a fortiori La Promenade enchantée (sur le
truction sans bavures est effectivement le jeu Douanier Rcusseau) ne sortiront le film sur
de l'acteur. Dès que le personnage essaye la peinture de l'impasse où il se trouve depuis
die communiquer ses impressions, nous achop­ le texte de Bazin sur la question.

42
Nous passerons sur les films vieillots. La les plus prévenus contre les recherches, de
Maison (Hollande) en est l'exemple le plus Pierre Schaeffer. L'Ondomane, d'Arcady, est
typique. Eangeons dans la même catégorie d'un humour de technicien ; on lui a d'ailleurs
Le Gros et le maigre, de Boman Polanslri décerné le prix du film pour enfants. Avec
(France), outsider du Prix de la Critique. La La Passion, Tmka semble avoir donné sa
fantaisie y est plus laborieuse et plus floue signature à un film réalisé par un de ses
que dans Deux hommes et une armoire, vu disciples bien doués.
l'an passé. Rangeons-y, sans plus d'hésita­ Le dessin animé valait plus p ar les idées
tion, Madame se meurt, de Jean Cayro'l et que p ar le graphisme. C'est pourquoi nous
Claude Durand. Faut-il attribuer à la présence préférons tous Zip et Snort, cartoon de la War­
du second, les faiblesses de style du com­ ner, signé de Chuck Jones, le plus simple et
mentaire ? le plus désopilant. Le Rêveur (Branko Eani-
Quelques films méritent de l'indulgence, tovic, Yougoslavie) se fait l'écho de recherches
dans la mesure où ils échappent à leurs au­ plus ambitieuses. Là aussi les trouvailles de
teurs. Les immenses défauts de structure et sons et de couleurs sont plus convaincantes
de goût du film hongrois. Les Enfants chan­ que l'invention plastique. Le Cadeau (Dick Ho*
tent, ne masquent pas les trente ou quarante beits, France) doit, sans doute, ses mérites
expressions naturelles d'enfants qui consti­ à Avenir de Monfred, responsable supposé des
tuent les rares moments de pur cinéma du gags sonores. Le S. F. japonais, Plus de 50.000
festival. Le moment où, dans Bambola 60-32 ans, a une force caricaturale vulgaire, mais
(Italie), les yeux du mannequin sont mis en efficace ; la pochade anglaise, Faites vous-
place et le font vivre, suffit à rendre émou­ même voire dessin animé, l'humour étriqué et
vante une entreprise sans cœur. Les images ingrat à l'oeil de la comédie locale. Le plus
barbares et la musique indigène de Ai-Ye, ambitieux de tous p a r le trait, les couleurs
de Ian Hugo, ont des beautés à la Gauguin. et l'esprit (une recherche de sadisme qui l'a p ­
En revanche. Colin Low déçoit : Le Soleil parente à l'école new yorkaise de carica­
perdu (Canada), est le type même de l'aca­ ture) est Quatorze juillet, de Jean Hurtado
démisme documentaire, à la recherche infruc­ (France).
tueuse d'un ton insolite. Orang-outang (Japon) Un Oiseau en papier journal, de Julien Pap.
plaît p ar la sécheresse de la démonstration pé (France), nous a semblé gentil, modeste et
sur la psychologie des singes. Quelques motifs d'une grâce rare en ce domaine.
sadiques y ajoutent du piment.
Mais le principal mérite de ce Festival a
Au contraire, nous ne saurions trop déplo- . été de sonner le glas de toutes les formes
rer le choix de documentaires officiels (tous de documentaires qui ne font pas appel à la
étrangers cette année-ci), dont la facture stan­ prise de son direct. L'ère du commentaire est
dard interdit la moindre échappée vers la close, ou du moins elle aurait besoin d'un
poésie. L'intransigeance des sélectionneurs souffle nouveau qui manque à tous les épi-
serait-elle défaillante ? gon.es de Bunuel, Resnais, Marker. Bien sûr, le
Deux écoles nationales, l'italienne et la po­ court métrage n 'a pas attendu 1961 pour être
lonaise, n'ont pas brillé comme les années sonoïe, mois l'encombrement du matériel, la
passées. Malgré une photographie léchée. timidité des cinéastes, la crainte de « faire
Ceux du voyage, de Kazimierz Karabasz, ne am ateur » et une fausse idée de la beauté
méritait pas le Prix Spécial du Jury, Naissance cinématographique ont freiné une approche
d'un navire offre quelques points de vue im­ véritable de la réaliié humaine. Il est heu­
pressionnants et de beaux mouvements d'appa­ reux de constater que la nouvelle génération
reil, bien qu'il s'apparente à la veine poussive d'auteurs et de spectateurs n 'a plus les mêmes
du documentarisme anglais. L'école Ealdi, en dégoûts et les mêmes appréhensions ; on
l'absence de son maître et de Grazzîa e nu- accepte volontiers de perdre plusieurs mots
meri, de Luigi De Gianni, présenté à Ber- du dialogue et de se laisser blesser les yeux
game), était représentée p ar L'Attesa, d'Ennio p a r une image tremblée, trop sombre ou trop
Lorenzini, film très personnel, un peu sec et lumineuse, si c'est a u profit d'une plus grande
esthète, mœs qui témoigne d'une volonté de qualité documentaire. A cela viennent s'ajouter
dépouillement fort attachante. Et puis, c'est les progrès décisifs' accomplis p ar la techni­
un film en couleurs qui se situe dans la réalité que, ces dernières années, dans le domaine
contemporaine, ce qui est toujours estimable. audiO'Visuel, en partie sous l'impulsion, de la
La Déclaration d'amour a la fadeur propre au télévision. La prise de son, grâce aux camé­
folklore d'exportation. ras insonores de p&tit format, ou aux magné­
tophones portatifs, n'est plus un handicap
Films d'animation. Le motif plastique con­ insurmontable. De ce point de vue purement
tinu de Confînu-Disconfinu, de Piotr Kamler, technique, les Américains semblent posséder,
est d'une élégance propre à retenir, pendant comme d'habitude, une avance assez confor­
quelques minutes, les regards des spectateurs table. Nos lecteurs ne sont pas ignorants de
la' chose, puisqu'un texte de Richard Leacock, et dont les paysages offrent l'aridité la plus
l'auteur de Piimary, leur avait dorme quelques photogénique ; choix de l'interviewer, un insti­
informations sur ce point (1). Piimary est sans tuteur dont ni l'accent ni le ton n e jurent avec
doute le court métrage le plus moderne et le ceux des interviewés ; choix de la caméra
plus achevé du Festival, mais la mécanique Coûtant {celle de Houch), dent un seul mo­
parfaitement réglée de ce grand reportage en dèle existe en France. Des spécialistes ont pris
fait plus le film d'une école que celui d'un ce film en 16 mm. agrandi pour un film tour­
auteur, et semble peu propre, dans le climat né en 35 : c'est dire la qualité de la photo.
d'un festival, à lui conférer la cote d'amour. Certains travellings, faits à la main, au pas
H s'agit des élections primaires à l'intérieur de course, à travers les herbes et les rochers,
du parti démocrate ; deux candidats étaient en ont coupé le souffle de la salle qui murmu­
présence : le sénateur Humphrey et John Ken­ rait le mot d'hélicoptère, et nous n'avons pas
nedy. Le film fait ressortir le côté très ingrat été choqués, du moins à la première vision,
de démarches <^ui s'apparentent à celles d'un p a r leur gratuité. Mais il faut louer surtout
•représentant de commerce, Humphrey faisant l'honnêteté du propos, le fait d'avoir donné
, appel à la rhétorique ordinaire, Kennedy y la parole aux interlocuteurs les plus divers ;
ajoutant l'appoint de la photogénie et du gla- partisans du collectivisme, individualistes,
mour. Leacock a respecté la vérité de son amoureux de la terre natale, prôneurs de
sujet : la somnolence entre les séances d'in­ l'abandon. Dernier bonheur propre à ce genre
formation, le rite interminable de la poignée d'entreprise : avoir pu recueillir de la bouche
de main, l'attente crispée des résultats, le sou­ des paysans des formules que ne désavoue­
rire forcé du vaincu. Piimary a le bonheur raient p as les meilleurs de nos sociologues,
d'instantané et de mise en page des grandes romanciers, humoristes.
photos de Brassaï en Cartier-Bresson, C'est ce
bonheur qui fait totalement défaut à Sunday Reste que, dans ce festival, la seule œuvre
(Drasin, U.S.A.), prix spécial du jury, montrant qui soit vraiment une œuvre, le seul film qui
une réunion de chanteurs de square disper­ soit vraiment un film, qui révèle la présence
sés p ar la police. Certes, la cam éra est au d'un auteur, d'un artiste, d'un regard, d'un
cœ ur du motif, mais elle y est trop, manquant style, qui n e propose pas au jugement une
de ce recul qui est le premier commandement réalisation plus ou moins heureuse et plus ou
d e l'artiste. Le souci de }rop approcher de la moins modeme, mais une mise en scène, et
maîière nous la rend invisible au sens le plus qui appartient donc au genre de Hlm que nous
littéral du mot. Un tel défaut est la loi de aimons à louer aux «Cahiers®, est Gala, de
tout le cinéma indépendant américain, qu'il Jean-Daniel Pollet. Certains lui reprochent sot­
s'agisse - de document au de fiction. Les New tement de rééditer l'exploit de Pourvu qu'on
Yorkais oublient que les cinéastes italiens, ait l'ivresse : c’est n e rien comprendre ni à
dont ils aiment à s'inspirer, sont aussi des pein­ l'un ni à l'autre. Il s'agit cette fois d'une
tres. boîte de nuit martiniquaise et non plus ■ d'une
guinguette d e Nogent, mais là n'est p as la
Puisqu'il faut prendre parti, nous optons question. L'utilisation du scope apporte moins
tous les cinq pour le moderne contre l’ancien, un changement de style que de morale. Pollet
pour le son vrai contre la belle image. Si nous a su tirer de l'écran large, à sa manière, des
n'avons pas découvert d'auteur, nous avons effets aussi poétiques que Demy dans Lola.
eu parfois la révélation d'un esprit nouveau. Il possède cette qualité essentielle du cinéaste,
Nous sommes donc prêts à pardonner au film qui est le sentiment de l'existence pure des
de Luc de Heusch, Les Amis du plaisir, ses
choses, en ce qu'elle a d'extrêmement néces­
lourdeurs, sa naïveté pédante et la mollesse
saire et d'extrêmement hasardeux : c'est pour­
de son trait, pour le pittoresque sans fard quoi ses monstres n'appartiennent p as au bric-
d'une répétition du * Misanthrope * par les
à-brac de l'insolite traditionnel, mais font son­
habitants de Moulbaix (Hainaut). ger à Jean Vigo. G ala nous donne le rare
Le prix de la Critique a été décerné aux plaisir d'assister à une sorte de renaissance
Inconnus de la Terre, de Mario Ruspoli (Fran­ perpétuelle du temps et des choses. L'image
ce). C'est un film qu'il fallait faire, car les vibre, elle est musique. Nous avons hdte de
problèmes vrais de la campagne n'ont pour voir tenues de telles promesses.
ainsi dire jamais été portés à l'écran. C'est
aussi le fruit de choix heureux : choix de la
Lozère, département le plus pauvre de France (1) « Cahiers du Ciném a », n" 94, p. 37.

Etaient réunis autour de la machine à écrire :


Jean DOUCHET, André S. LABARTHE, Luc MOULLET, Eric ROHMER, François WEYERGANS.

44
TOMBEAU DE TOURNEUR LETTRE DE ROME

Ils disparaissent doucem ent, dans l’igno­ Chers Messieurs,


rance générale, les vétérans d u cinoche fra n ­
çais d e série Z — ou com m e dirait l ’u n d ’eux,
encore sur la brèche (vous voyez qui), d u J’ai lu avec intérêt le n u m éro (124) d ’octo­
v. ciném atographe ». C e fut, tout récem m ent, b re dernier des CAHIERS DU ClNEMA. et, su r­
le tour d e T o u rn e u r (Maurice). Les Cahiers prise d ’abord, peinée ensuite, j ’ai relevé dans
ne lui on t jam ais consacré la m oindre ligne, l ’entretien avec M. Jean-Pierre Melville par
lui p référan t — à juste titre — son fils jac- MM. C laude Beylie et B ertrand T avernier,
qiies, m ais l'h o m m a g e (discret) que vient d e des propos m e concernant.
rendre à celui-là la C iném athèque, e n ram e­ Je ne com prends p as sur quelles bases ces
n a n t à ]a surface des titres que l'o n croyait à derniers, qu e je n fai pas le plaisir d e con­
jamais enfouis : Volpone, La Main du diable, naître, s’app uient pour affirm er à m on sujet,
Le Dernier des Mohican$, vaudra, in extremis, avant m êm e d ’en ten d re u n ju gem en t par
à. T o u rn eu r cet hon neu r. M, Melville et com m e p o u r suggérer la
Ce n 'e st d ’ailleurs au cun des trois films réponse, que j ’aurais « m al tourné d ’ailleurs
précités {ses plus célèbres) qu e je considére­ depu is,., ».
rai com m e le fleuron m éconnu d e ce cinéaste E t q u an d bien m êm e M. Melville conti­
rolifique, m ais plutôt l’insolite, le bigarré, le nuerait à « préférer Corey à Bardot », des
élirant Justin de Marseille (1934), qui re n ­ propos qu i lui sont attribués m ’on t causé
ferm e à l ’état presque brut la plus belle peine et étonnem ent, propos qui m e qualifient
collection <jue je sache des poncifs d u ciném a de « m alheureuse », et auxquels s’ajoute un
français d avant-guerre, ceux-là m êm es sur hypocrite regret de m ’avoir vu e m al tourner
lesquels C arné, Clair, Pagnol et d ’autres b â ti­ depuis.
rent u ne réputation parfois usurpée. Justin , Je n ’ai aucune raison de d o u ter de la droi­
c’est « Sous le s toits de Marseille n : le décor ture m orale d e MM. Beylie et T avernier. C ’est
de L azare Meerson, la direction m usicale de donc à celle-ci qu e je m e confie pour q u e
aubert_ accusent la ressem blance. C ’est aussi
Ja p réfiguration des brum es Carné-Prévertien-
nés, que ne d ép are point le fada-destin A im os.
leur critère hâtif, et peut-être simpliste, soit,
en une occasion propice, éclairci sur vos
C a h ier s .
C ’est encore un curieux m élange de Pagnol
et de L iam Q ’Flaherty, avec un zeste d e Gré- De m êm e je m e refuse à croire q ue les
millon (celui d e L'Étrange M. Victor). E t paroles de M. Melville q u i m e concernent,
par-dessus tout, u n film libre, débridé, sou­ a ient été rapportées en leurs term es exacts,
vent rigolard, tourné à la diable m ais avec car personne n ’est aussi loin d e l ’hypocrisie
un sens d e la cam éra baladeuse (tel ce d é ­ qu e ce dernier.
m arrage foudroyant d ’A im os à la tête d ’u n e Si le terme d e « m alheu reuse b d ont m e
ribam belle de gosses, sur la Canebière) q u i qualifie 1--P. Melville se réfère à l'occasion
rappelle quelquefois, m aïs oui, le V igo de q u e je n ’ai pas eue d e tourner' sous sa direc­
Nice.
tion en 1956-57 et 58, m ais seulem ent sous
Il eût peut-être suffi d ’un rien de préten­ la direction d ’autres, et si je veux convenir
tion, ou d ’am bition, à T ou rneur, pour q u ’il u n m om en t à ce concept d u m alh eu r, je n e
tournât avec un réel bonheur. — C.B. puis, dans ce cas, que m e trouver d’accord

45
av e c lui et p a rta g e r m o n m a lh e u r a v e c so n BELGIQUE
m a lh e u r d e n ’av o ir to u rn é d a n s la m ê m e
p é rio d e a u c u n film . G erd Oswald continue à tenir la place,
V o u s c o m p re n d re z le vif in té rê t q u e je assez peu enviable'’ de m etteur en scène le
m o n tre à voir éclaircis les ju g e m e n ts q u ’o n plus m éconnu d u , m onde, et il fau t faire d e s
m e p o rte su r vos C aHIERs , c e t in té r ê t é ta n t kilomètres en Belgique pour parvenir à voir
d ire c te m e n t p ro p o rtio n n e l à l ’im p o rta n c e q u e l’u n de ses films : À Jy'ss before dying é ta n t
j'a ttr ib u e à vo tre R e v u e . invisible, il fallut se rabattre sur Crime of
J'espère donc lire ou recevoir u n e note passion, rem arquable thriller dans leq u e l
Barbara Stanwj'ck cam pe un personnage d e
qui puisse me sortir de la triste impression fem m e ambitieuse désireuse de « faire arriver
que m ’ont causée les propos auxquels je me son m ari », u n sim ple flic (Sterling H ayd en),
reporte, et allant pour cela ju sq u 'a u crim e; on so n g e
Veuillez agréer, chers Messieurs, m es salu­ à L ang, à Prem inger surtout qu a n t à la form e
tations distinguées. d u film, brillante m algré u n e certaine t e n ­
Isab elle COREY. dance à la gratuité, et perpétuellem ent in s p i­
rée jusque dans les m oindres cham ps-contre-
cham ps. Il faudrait reparler de G erd O sw ald.
Le dernier Richard Bartlett (l’auteur d u
FES T IV AL DE BERGAM E
ravissant Joe Dakpfa), Two guns a lady, sur­
passe aisément L'Héritage de la colère, d o n t
il reprend le thèm e central, m ais en l'in v e r­
Bergame n ’est pas encore un nom très im­ sant. O utre de très jolis m ouvem ents d ’a p p a ­
portant sur la carte de l’été . cinématogra­ reil, il faut porter à son crédit u n des plu s
phique, mais c’est, pour parler comme Coc­ beaux plans-séquences jam ais vus d a n s le
teau, un festival qui chante dans son arbre w estern (et qui ne d ure pas m oins d e dix
généalogique. Festival n’est_ d ’ailleurs pas m inutes, m ’a-t-il sem blé), u n sens de l ’e space,
tout à Tait le mot qui convient, et de tous et du geste : Bartlett, ou l’introducteur de
les festivals qui refusent de s’appeler <t fes­ la comédie musicale (je parle d ’un style de
tival », celui-ci est l’un des rares à justifier m ise en scène) dans le western. — B. X .
son refus. Parlons donc, comme le veut l'en­
tête de leur papier à lettres, du « Cran ADDENDUM
Premio de) film d ’arte e suU’m-ie ».
Il y a d ’abord l'hôtel Moderno, qui vaut U n lecteur de V ienne, M. H e rb ert H o lb a ,
mieux que le Maria-Cris tin a de Saint-Sébas- nous com m unique le générique d u p re m ie r
tien, et les cailles à la bergamasque. Il y a (et seul) film autrichien d ’Otto P re m in g e r —
aussi les jeunes filles de la bourgeoisie locale non reconnu, comme on sait, par son a u te u r :
qui, aux projections du soir, sont parfois J>ius
belles que Claudia Cardinale, 1] y a la ville 1932. — D ie G r o s s e L iebe
basse et une banque tous les dix mètres, puis P r. ; Allianz (Vienne).
la ville haute, médiévale sans, faute de goût, RêaJ ; Otto Prem inger.
où il faudrait peut-être tourner les extérieurs
des romans de Fogazzaro que je n’ai pas lu. Sc. : Siegfried, Bernfeld, A rthu r B erger.
Bergame est un festival drôle parce que : Ph. : H ans T heyer.
1° les prix sont décernés par le jury aoant Mus. : Walter Landauer.
le début du festival; 2° les projections ont
lieu dans une ancienne église, l’écran à la Montage : Paul Falkenberg.
place de l’autel et le bar dans le cloître; Int. ; Hansi Niese, A ttila Hoerbiger, Betty
3° les prix ne sont pas seulement des di­ Bird, H ugo T him ig, H ans O ld e n ,
plômes mais aussi de l'argent qui perm et au Adrîenne Gessner, Ferdinand Mayer-
metteur en scène arrivé en auto-stop d ’envi­ hofer, Maria W aldner, Franz E n g el,
sager un retour en avion. Georg. Dénes, Cari G. Goetz.
Cette année, dans ce festival de court mé­ .D u rée ; 76 minutes.
trages, deux médailles d ’or • ont été offertes
à deux auteurs chevronnés, Rossellini et
Trnka, qui ont bien mérité du cinéma. Il ERRATA
était am usant de voir le ministre italien du
spectacle faire l’éloge du grand Roberto. Le Diverses erreurs se sont gjissées d a n s la
directeur du festival, l'excellent Zucchelli (que transcription des noms propres de l’Entretien
je crois être un fervent rossellinien puisqu’il aoec Serge Youth^oitch, publié dans notre' n u­
avait organisé jadis a Bergame la première m éro 125.
d'Jndfa) profita de la présence de Rossellini P age 7, ligne !2, lire : A b ra h am R o o m .
pour lui faire tenir la conférence de presse Page 8, ligne 34. lire : Maretskaia.
qui n ’avait pas eu lieu à Venise : il fut P ag e 18, ligne 43, lire : Serge M agnieii.
beaucoup question du très beau V anina P age 23, ligne 26, lire : N athan Z ark h i,
Vanîni. — F. W . Page 23, ligne 29, lire : Rjechevski.

Ce P e tit J o u rn a l a é té r é d ig é par CLAUDE BEVUE, BERTRAND T aVERNIER e t FRANÇOIS


W eyergans .

46
COTATIONS
# in u tile de se déranger.
* à voir à la rigueur
** à -voir
LE CONSEI L DES DI X *** à voir absolum ent
clieT-d' œuvre
Case vide : abstention ou : pas vu.

T t t t ï v T r>irc p » MO tt-cl rtT-v um ^ Henri M ic h e l J e a n de Jean Pierre , L o u is M ic h e l C la u d e Eric


TITRE DES FU.MS LES D ix M -~ *~ Agel A u b rian t B a r o n c e lli Douchet M a rc a b r u M a fc o r elie s M ardore M a u r ia c Rohmer
Georges
Sadoul

Le T estam en t du D o c t e u r C o r d e lic r (J.


Renoir) .............................................................. * * * * * * ★ * * ★ * + * * * + ★ ★ + ★ • ★ ★ * * ★ ★

L’ Ile nue {K. S h in d o ) ........................................ * * * * * * * * * * * * * * * * * ★ ★ ★ ★ ★

Le D e rn ie r p a s s a g e (Ph. Kar lson) ................ * * ★ ★ ★ * * * * * »


• *

Q u e lle jo ie d e v iv r e (R. Clément) .............. ★ * * ★ ★ ★ ★ * ★ ★ * * • ★ ★

Le T e m p s du G h e t t o (F. R o s s i f ) ................... ★ ★ ★ * * -k ★ ★ ★ ★ * ★

Le B o ss u d e R o m e (C. Uzzani) . ................... ^ A ★ "A" * ★ ★

U n n o m m é La R o c ca (J. Becker) ............... * ★ * * ^ ★ • ★


V ille san s p it ié (G.. Reinhardt) ; ................... * + ★ -*■ ' • ★ • * • ★

Le R e n d e z - v o u s d e s e p t e m b r e {R. Mulli-
★ * •
*
Le Jeu de la v é r i t é {R. Hossein) • ★ ★ ★ • •

« • ★

Il 3 s u f f i d ’u n e n u it (J. A n t h o n y ) ............. # *
• • ★

L’Enfer d a n s la p e a u (G. Vernuccio) .... 9 q

L’A n g e pourp re ( N. Jo h n so n ]...................... 9 • •


Les Bras d e la n u it (J. Guymont) .............. 0 • •
-------------
L es C r o u la n t s s e p o r t e n t b ie n (j. Boyer) g f # ' • •
LIS FILMS

Fernando R ey et S ilvia P inal dans Viridîamt de Luis Bunuel.

L’envers des Fiorettis


VIRIDIANA, film espagnol de L u is B u n u e l . Scénario : Luis B unuel et Julio
A lejandro. Images : José F. Aguayo. Décors: Francisco C anet. Interprétation:
Francisco R abal, Silvia Pinal, F ernando Rey, M a rg a rita Lozano, V ic to ria -Zinny,
T eresa Rabal. Production U ninci S. A. - Film s 59, 1960. Distribution : U rsuïines.
D istribution. . '

Pour u n au te u r doué d ’une forte m e n t im prégnés des thèm es e t des


p ersonnalité, l'exil est u n m ythe, du form es de l’a r t espagnol que nous
m oins su r le p la n de la création a rtis­ avons oublié le m iracle de cette flo­
tique. Les film s de B unuel so nt telle­ raiso n de ch efs-d 'œ u v re surgis loin

48
des racin es originelles. Au h a sa rd des les in terdictions pleuvent. L a Nouvelle
tra n sp la n ta tio n s, seuls les m édiocres Vague de M adrid e st m o rte a v a n t
p e rd e n t leur om bre de talen t. La c ra in ­ d ’avoir vu le jour.
te du cosmopolitisme ne h a n te que D ans u n cas aussi p articulier, je
les tê te s débiles et les cœ urs m al crois qu’il n ’est p as m auvais de s’in ­
assurés. U n Bunuel a u ra it donc pu te rro g e r su r les circonstances qui e n ­
se p asser de rem ettre les pieds en to u rè re n t la réalisatio n d ’un film. Ce
Espagne, cela n ’a u ra it rien changé au contexte, en -deçà ou a u -d e là de la
cours de son œ uvre. Mais il se trouve substance de l'œ uvre, lui ap p o rte une
que la dévotion de jeunes ad m ira te u rs dim ension supplém entaire, puisque
et le m achiavélism e de certains offi­ l’astuce et l’h um o u r se re n c o n tre n t à
ciels lui o n t enfin perm is de réaliser l’extérieur du film aussi bien qu’à
su r sa te rre n atale, à l’âge de soixante l’intérieur.
ans, son prem ier film de fiction e n ­
tiè re m e n t espagnol. L’opinion com m une assure que la
to lérance in itia le des a u torités a v a it
L a no u v eau té surprend. Elle éto n ne été encouragée p a r l’allure p ateline et
si bien qu’on veut à to u t prix chercher am biguë de Nazarin . On criait presque
des an técéd en ts. Le prologue de L’Age à la conversion, et il n e s’agissait que
d’Or et cet essai à propos des Hurdes. de donner u n coup de pouce, en accueil­
d an s u n genre qui fa it de nos jours la n t sans histo ire le fils prodigue. Là
la fo rtu n e d’un Chris M arker, Terre m éprise ne m anque p as de saveur,
sans pain, n e sa u ra ie n t constituer une m ais je connais u n e a u tre explication,
p â tu re suffisante. D ans leur chasse p e u t-ê tre m oins vraisem blable au p re ­
aux références, de frivoles historiens m ier abord, m ais in fin im e n t plus riche
n ’h é site n t p as à charger Luis B unuel en im plications m orales.
du péché d ’avoir commis q uatre basses On raco n te que, jadis, le fu tu r a u te u r
œ uvres, fo rt nullissimes. Ledit B u­ de L’Age d’Or, chatouillé p a r une am bir
nuel a p e rp é tré en te rre m exicaine tio n e t u n snobism e fo rt excusables
assez de crim es contre le ciném a pour chez u n je u n e hom m e, d ésirait à to u t
re n d re vraisem blable l’a ttrib u tio n de p rix briller dans la bonne société de,
ces fo rfaits hispaniques au même Saragosse. A cette fin, dit-on, il c u lti­
coupable. P a r bonheur, les m élo-com é­ v a it l’am itié d’u n hom m e appelé à
dies de 1935 a p p a rtie n n e n t bien à leurs connaître, lui aussi, la célébrité : le
signataires, des tâch eron s obscurs : fu tu r généralissim e F ranco, alors di­
Luis M arquina, Saenz de H eredia, J e a n re c te u r de l’Académie m ilitaire de S a ra ­
G rém illon. Q u a n t à Bunuel, alors di­ gosse. Le d ic ta te u r s'est-il souvenu du
re c te u r de production, il se c o n te n ta it jeu n e salo n n ard qui fré q u e n ta it son
de faire u n to u r sur les p la te a u x de cercle lorsque, à la suite du scandale
tem ps en tem ps et de rép an d re comme déclenché p a r le V atican, il a émis
des m iasm es em poisonnés quelques sug­ le désir de voir Viridiana ? S an s e n tre r
gestions, destinées sans d oute à tro u - d an s le d étail de ses m éditations, il
bler ses conform istes m etteu rs en scène. n ’est p as difficile de com prendre que
(Je n ’a u ra is pas cru nécessaire de p ré ­ seule la « R aison d’E ta t », ou bien
ciser ces détails si l'on ne com m ençait l’absence du sens de l’h u m our, ou m ieux
de voir p ara ître , dans des brochures encore u n e form e p a rticu lièrem en t
fo r t sérieuses, des exégèses litté ra ire s subtile d ’h u m o u r au second cüegré,
de Don Quintin el Amargao, La Hija l’o n t incité à laisser fra p p e r d ’in te r ­
de Juan Simo.n, e t au tres fadaises...) diction le film de Bunuel, et à p ro ­
Donc, e n I960, p o rté comme u n dieu longer l’influence de cette in terd ictio n
p a r la ferv eu r des élèves d’une école a u -d e là des frontières, il c a u tio n n a it
de cin ém a fondée p a r le régim e f r a n ­ ainsi, en ra p p e la n t son au to ritarism e
quiste — e t pépinière d’a p p re n tis révo­ absolu, la thèse de la subversivité, e t
lu tio n n aires — le proscrit re n tre au re n d a it au m e tte u r en scène le service
pays n a ta l pour confectionner la bombe d ’accroître u n e gloire à la n aissance
qui d ev rait am orcer la Nouvelle Vague de laquelle il im a g in a it p e u t-ê tre
du cin ém a ibérique. Son nom e st connu n ’avoir pas été é tran g er.
seu lem en t des initiés, les e n trav es du Ceci posé, il reste à d éfin ir la n a tu re
pouvoir se so n t déliées d e v a n t lui, et v é rita b le de la bombe. L’entreprise
il agit. L’an n ée suivante, au festival de offre plus de difficultés que le laisse­
C annes, la bombe explose, e t la suite r a ie n t supposer les éloges stéréotypés
tra în e d an s toutes les m émoires. Le des gazettes, pour qui u n exam en su­
pouvoir s’ém eut, la censure se réveille, perficiel ju stifie la convention des ju g e­

49
m ents. J ’envie la bonne conscience et tion s a tta q u e n t la religion, de la m a ­
l’assu ran ce de ces néo, crypto ou p a r a - nière la plus simple : l’au teu r co n fro n te
surréalistes que B unuel a v a it d ’ailleurs les asp iration s idéalistes de la religion
g en tim ent tra ité s d'imbéciles dans une et la bassesse des actes qui té m o ig n e n t
interview donnée à Georges Sadoul de son activité temporelle. Q u an d les
(Les L e t t r e s F r a n ç a i s e s , n° 878). Les m in istres du culte ne p a c tise n t p a s avec
activistes e t les u ltra s du bunuelism e le m al qu’ils sont censés co m b attre,
n ’o n t jam ais lorgné, sem ble-t-il, q u ’une leurs bons sentim ents n e leur so n t d ’a u ­
seule face de leur p la n è te favorite. Nous cu n secours et n e peuvent qu’aller c o n ­
com prenons m ieux l’h o n n ê te té de Luc tre les lois de la n atu re. Oui, la r e li­
M oullet qui, dans u n e m ono g rap h ie gion est bien attaquée, m ais cela n ’e n ­
publiée en 1957, reco n n aissait d é jà le tam e pas une conception m étaphysique
m alaise que Ton éprouve à discerner de l’être. Si Bunuel n e nous a v ait d é jà
u n but, à trouver u n cen tre d ’in térêt, donné la preuve d’une vision m a té r ia ­
dans la p lu p a rt des film s de Bunuel. liste du m onde (dans La Jeune fille,
E n tend o n s-n o u s : cela ne signifie p as n o tam m en t), les provocations de Viri­
que ses film s sont dépourvus de b u t et diana p asseraien t pour ce qu’elles s o n t :
d 'in térêt, m ais que le principe? de leur u n e bouffonnerie énorme.
mobile profond est ju stem en t d’é c h a p ­
per à l’analyse. E videm m ent, l'objec­ C ar les blasphèm es de B unuel re s ­
tif im m édiat, a n arch iste et athée, con­ sem b len t aux jurons espagnols, que l ’on
cerne toujours de p rès ou de loin la ne tra d u it ja m a is en fran çais p a rc e que
critique e t la destru ctio n des fo n d e­ n o tre langue est depuis M alherbe u n e
m en ts de la société, au p rem ier ra n g langue châtrée. Q uand u n espagnol
desquels se trouve la religion. E t cela s’exclam e : « Je chie sur m a m ère »
s u ffit au x faiseurs de brochures, c a r ou « J ’encule le C hrist », cela n e v e u t
ils ne perçoivent p as la différence qui pas dire forcém en t qu’il v ient de p e r ­
existe e n tre u n B unuel et u n A u ta n t- d re la foi ou qu’il renonce à to u te p iété
L ara. Celui-là n ’adopte une position filiale. Il jure, e t c’est tout. Le s a c ri­
d ’a ssau t que pour corriger l'ab u s du lège, le blasphèm e, nous les in v en to n s
systèm e p a r une rech erch e d 'étrangeté p lu s ou moins, e t nous sommes c o n fir­
où se définit la m ouvance im p alpable m és dan s cette opinion p a r la p u silla ­
du réel, en signes de co n trad ictio n nim ité e t la pudibonderie du p ouvoir
bénéfique. A l’a ttitu d e dogm atique de religieux et m ilitaire qui gouverne l’E s­
ses exégètes, Bunuel oppose u n e d ia­ pagne. Le peuple, lui, aim e à tre m p e r
lectique réfléchie à l’infini, a ffirm a n t et dan s le sang ses débauches m ystiques,
d é tru isa n t la possibilité de la c o n n ais­ et nos m ines effarouchées, nos e x tases
sance. d e v a n t « l’audace » de certain s d é ta ils
l’am u seraien t fort, s'il en é ta it inform é.
De là provient la grande facilité des Ainsi, pour nom bre de critiques, le som ­
annexions chrétiennes qui in d ig n e n t m et du final' de Viridiana est a tte in t
tellem en t les puristes. E n fait, é ta n t lorsque les m en d iants p re n n e n t la pose
aussi complexe que ïe m ystère de la en im ita n t la « Cène » du Vinci. Or,
vie, p a r définition, u n film de B unu el se a v a n t d ’être u n blasphèm e, ce « gag »
prête, comme la vie, à une in te r p r é ta ­ est su rto u t une critique de la religiosité
tio n ch rétien n e n ’e n g ag ean t que son vulgaire : dans presque tous les foyers
auteur. (Précisons que, d an s c e tte p e rs­ espagnols, on trouve une réplique, d a n s
pective, Pickpocket a p p a ra îtra it comme u n style très pom pier, de cette fam eu se
u n film ath ée e t Viridiana u n film « Cène », qui est aussi pop u laire de
chrétien, la sérénité h u m a in e de B unuel l ’a u tre côté des Pyrénées que chez no u s
s ’opposant à l'in q u iéta n t orgueil de « L ’A ngélus» de Millet, p a r e x e m p le .Il
Bresson). C ette preuve de la richesse en v a de mêm e du fam eux c an if-cru cifix
des œuvres d ev rait réjo uir les u n s et qui est vendu d an s tous les P risunic, e t
les autres, au lieu de provoquer des. de m a in ts au tres détails. Un Jé su ite à
polémiques stériles. la page n e s’offenserait pas, je gage,
Le doute méthodique, fo n d e m e n t de de cette m an ière abru p te m ais s a in e
l'univers bunuelien, n ’intéresse pas les de d écanter la routine, puisque l’écri­
polémistes. Ceux-ci p ré fè re n t p asser v ain catholique Julio A lejandro lu i-
leur tem ps à recenser des provocations m êm e p ren d goût à ses collaborations
qu’ils, coupent de leurs ra p p o rts so u te r­ répétées avec Bunuel (Les Hauts de
ra in s e t d o n t la valeur est m al in te r ­ Hurlevent, Nazarin, Viridiana).
prétée. Le d é fa u t cap ital de Viridiana réside
Les plus populaires de ces p rovoca­ en définitive d an s cette séduction au

50
prem ier degré. Il s'a g it d’u n e succession cision qui relev ait d ’une optique m é d i­
de gags, dans u n film d 'hum our, e t la cale. Bunuel envisageait l’ex acerb ation
laineuse orgie des m en d ia n ts n ’est de l ’individualism e nietzschéen, le d éfi
qu’un gag plus fo rt et plus réussi que m étaphysique à Dieu e t à l’univers
les autres. E n tre ces feux d’artifice, on sensible, comme u n p hénom ène é t r a n ­
se perd dans le vide, et la tra m e du film ger à sa pro p re sensibilité (alors q u ’u n
se révèle e x trê m e m e n t relâchée. P ro ­ E isenstein p ro je tte sa p erso n n alité v ir­
céder de cette façon n ’est p as ré d h ib i- tuelle dans Ivan-le-Terrïble, alors qu’u n
toire : les références n e m a n q u e n t pas, W elles essaie de se p ein d re en ArJcadin).
qui vont de G oya et Velasquez pour la E rm ite herm étique, B unuel m u ltip lia it
pein tu re des bouffons, à la litté ra tu re les preuves de contrad ictio n d a n s son
picaresque pour ce qui concerne la n a r ­ personnage, comm e si toutes les asp i­
ratio n de la bouffonnerie. M ais m on ratio n s de l'être l'a v a ie n t assailli. H
reproche ira plus loin, c a r ce sera e n créait u n film -critique, e t l’u n des plus
même tem ps u n com plim ent : les gags g ran d s de tous.
qui p arsè m e n t le film tra h is s e n t une Mais l’erm ite n e p ouvait m a n q u e r de
analogie évidente avec l ’h u m o u r n o ir s ’apercevoir que la volonté de posséder
cher au M arquis de Sade (d'ailleurs, le m onde s’em pare du sa in t aussi bien1
les m ésaventures de V iridian a p ré se n ­ que de l’ange révolté. Car, si l'on ne
te n t quelques a ffin ités avec Les Infor­ veut pas jouer soi-m êm e au dém iurge
tunes de la Vertu), m ais cet hu m o ur (position intenable, qui conduit à la
noir exige une com plicité, u n accord, m ort, au n é a n t), est-il possible de rêver
perm anents, e n tre l’a u te u r e t son p u ­ mieux, p o u r la possession de l’univers,
blic. P erd u le c o n ta c t avec ce ciném a que le giron de Dieu ? T out aim er, c’est
réservé (term e non p éjo ratif, m ais in d i­ g ag n er la faveur de Dieu, et à p a r tir
quant la beauté e t les lim ites de la du m om ent où l’on est en Dieu, on pos­
m éthode), ne reste en place que l'ossa­ sède le Tout, Donc, la sainteté, e st u n
ture d 'u n conte insipide. vice.
P ou rtan t, u n e idée-force confère à Il fa u t être u n sage pour d étecter la
Viridiana u n peu de cette su b sta n tifi- tra c e de l’orgueil sous la plus belle
que moelle d o n t je déplorais tro p tô t hum ilité, et savoir e n tre r dans une
le dessèchem ent. Elle arrive en droite d ém arche m entale — sub consciente p a r
ligne de deux a u tre s film s-clé : El et su rcro ît — qui relève de m y th es au x ­
Nazarin. Le p rem ier de ces ouvrages quels on ne particip e plus. L’a rtiste
m o n tra it ad m irab lem en t le p a rfa it véritable, seul, d é tie n t cette in tu itio n
équilibre de l ’hom m e-B unuel. C o n stru it de m édium qui p én ètre les rêves i n ­
s u r le thèm e de la volonté de puissance, conscients de l'A utre. Si j ’en crois les
il p ré s e n ta it u n m alade, aliéné p a r son échecs de N azarin et les infortunes de
éducation, son milieu, e t p a r le m ystère V iridiana, Luis B unuel possède u n tel
du monde. On p ouvait épier F rancesco pouvoir.
dans ses m oindres gestes avec u n e p ré ­ M ichel MARDORE.

Mais le vieillard est grand


TWO RODE TOGETHER (LES DEUX CAVALIERS), film am éricain en T ech­
nicolor de J o h n F o r d . Scénario : F ra n k Nugent, d’après le ro m a n de Will Cook.
Images : C harles L aw ton Jr, Décors : Jam es M. Crowe. Musique : Georges
D uning. Interprétatioii : Jam es Stew art, R ich ard "Widmark, Shirley Jones, L inda
Cristal, J o h n Me In tire, David K ent, Woody Strode, Andy Devine. Production :
S ta n S h p e tn e r pour Columbia, 1961. Distribution : Columbia.

C’est un e m anie des critiques : ils que : on brûle F ord après chaque
n 'o n t jam ais fini de m en er J o h n Ford succès, autom atiquem ent. P ériodique­
au bûcher. Sans doute, lui rep ro ch e- m ent, d 'a ille u rs,. le p h én ix irlan d ais
t-o n de tro p bien servir sa p a trie , qui r e n a ît
de ses cendres, e t l’on s’aperçoit
n ’est pas celle qu’on pense, Irla n d e n i avec La Chevauchée fantastique ,
m êm e Far-W est, m ais bien le ciném a. L’Homme tranquille, ou La Prisonnière
L’hab itu de est ancienne e t périodi­ du désert, que Ford a v ait été m al b rû ­

51
lé. Peu im porte que l ’occasion de ses joie de sa création, e t donne, su r le
résu rrectio n s ne soit p as tou jo u rs bien ta rd , ses œ uvres les plus su rp re n a n te s:
choisie, elle p e rm e tte n t de rappeler les dernières pièces de Corneille, le S e­
que F ord n 'a jam ais cessé d’exister ni cond F aust. Ainsi Les Deux Cavaliers
d’ê tre grand , sauf aux yeux des éto u r­ sont-ils a La Chevauchée fantastique ce
dis. que Suréna est à Polyeucte.
O n co n n aît les reproches adressés à D ’u n scénario de F ra n k N u g en t (qui a
Ford. H ier : F ord est académique, rem placé av a n ta g e u se m e n t D udley Ni-
Fo rd est prim aire, Fo rd est u n lour­ .chois depuis Fort Apache ) à p a r tir d u ­
daud, v rai p ay san du Danube, ou de quel plusieurs film s é ta ie n t possibles,
l'O k lah o m a ; e t a u jo u rd ’h u i : Ford J o h n F o rd a choisi de fa ire le plus
est gâteux, Ford est u n vieux réactio n ­ in a tte n d u e t celui qui pouvait le plus
n aire, u n e sorte d’an cien com b attan t nous séduire.
r a d o te u r qui se m et en uniform e les San s doute, il y a bien le su je t a p p a ­
jo u rs de fête. Bien enten d u, ce Ford- re n t du film, la perche ten d u e au x c ri­
,là, en tiè re m e n t im aginaire, in v en té p a r tiques p o u r les ra s su re r ; le lynchage, le
3la critique pour les besoins de la polé­ racism e. Le m oins qu’on puisse dire,
m ique ou p a r goût des fausses fenêtres c’est que ce su je t a p p a re n t est vite li­
(pauvre W yler !) n ’a au cu n ra p p o rt quidé : ram assé dans la dernière p a rtie
avec le vrai Ford, celui que certains du film, il donne lieu aux scènes les
( j’en suis) n ’o n t jam ais cessé d’aim er plus banales, et qui, visiblem ent, n ’in ­
e t a im e n t a u jo u rd ’h u i plus que jam ais. té re sse n t p as Ford. Il fa u t être volon­
Puisque m a le n te n d u il y a, j ’en vois ta ire m e n t aveugle p o u r accuser Ford
u n e des causes prem ières en ceci ; hier, de m élodram e, q u a n d le lynchage t r a ­
ce que l’on reproche à Ford, c’est Dud- ditionnel est ici si bien escam oté que
ley Nichols. A ujourd’hui, ce se ra it p lu ­ la victim e (d’ailleurs u n affre u x gnôm e)
tô t l’absence de Nichols. Nichols est n ’inspire guère de regrets, bien m oins
m ort, p aix aux cendres de ce Spaak en to u t cas que la d estru ctio n de la
yankee, u n peu plus perfectionné que le boîte à m usique qui l’évoquait, te lle ­
flam an d . M ais ce n ’est pas p a r h a sa rd m e n t il eafc évident que les p référen ces
que. depuis que leur collaboration avait de Fo rd vont à ce gracieux symbole,
cessé, Ford nous a donné quelques-uns bien plus qu’à l’être symbolisé.
de ses plus beaux films, e t voici le plus
beau de la série : Les Deux Cavaliers. Q u a n t au racism e... T rès éloigné de
nos débats contem porains, F o rd le
Puisque nous avons la chance d ’avoir juge po u r ce qu’il est v raim en t, q u an d
a ffaire à u n des ra re s cinéastes qui m é­ il ne p ren d pas la form e m o d ern e e t
r ite n t v ra im e n t le beau nom de classi­ exécrable d ’une doctrin e plus ou m oins
que, les m eilleures raisons d’aim er Ford pseudo-scientifique : rien d’au tre , au
se ro n t encore les plus sim ples ; et le fond, qu'une sorte de snobism e u n peu
fa it est qu’elles n e so n t p as sensible­ provincial, guère p lu s féroce que le
m e n t d ifférentes de celles qui faisaien t véritable, bref, u n p u r p ro d u it de la
Delluc s’em b raser p o u r Rio Jim , il y a vie en société. Ford, avec sa ro b uste
quelque q u a ra n te -c in q ans. Ce sont sa n té m orale de bon vivant, n ’en fa it
donc des raisons vieilles .comme le ci­ p as u n e histoire, et, p o in t du to u t
n é m a lui-m êm e. Mais, dans Les Deux anthropologue, s’in téresse fo rt p eu à
Cavaliers, il y a quelque chose de plus, l’hom m e social, t a n t il est visible que
u n e su rp rise — une surprise qui, à vrai seul com pte, à ses yeux, l’individu, e t
dire, n 'e n est u n e que pour les esprits spécialem ent à ce p o in t extrêm e de
candides qui co n fo nd aient le classi­ dépouillem ent que re p ré se n te s a con­
cisme avec la soum ission servile à des fro n ta tio n avec u n e n a tu r e vierge, ou
co n tra in te s plus ou m oins arbitraires. du moins, encore préservée d ’une o rg a ­
D ans Les Deux Cavaliers, n o n seule­ n isa tio n sociale rigide. P io n n ier ou
m e n t ü n ’y a nulle co n train te, m ais guerrier, le héros fordien est aso­
F ord nous offre son film le plus débridé, cial, et il n ’accepte de p rin cip es que
le plus désinvolte, en u n m ot, le plus ceux qu’impose, soit u n e extrêm e n éces­
libre. Le classicism e y a p p a ra ît comme sité (la lu tte p o u r la vie), soit une
ce qu’il est v ra im e n t : la souveraine ex trêm e co nvention (la discipline m ili­
m aîtrise d ’u n art, le libre épanouisse­ ta ire ), m ais cela rev ien t stric te m e n t au
m e n t qui autorise l’ab an d o n des con­ m ême. La vieille m éfiance envers le
tra in te s ja d is utiles, e t d o n t il est la tro u p eau p ro d u it in d iffé re m m e n t l’in ­
suprêm e conquête. N’a y a n t plus rien à dividualiste ou le réactio n n aire, e t sou­
a p p ren d re, le cré a te u r se livre to u t à la v e n t elle les confond. L’essentiel est de

52
Les Deux Cavaliers de John Ford.

préserver sa liberté intérieure, donc sa l’assum er. C hargé de la m êm e mission,


dignité. rétif, cupide e t très décidé à m al se
Mais dans Les Deux Cavaliers, les conduire, il do n n era l'im age renversée
choses sont plus compliquées que d ’h a ­ du prem ier ; et, au lieu du d éb at m o ­
bitude. Au fier héros fordien, chargé rose d ’u n e conscience aux prises avec
d ’u n e mission sacrée, que rien ne sa u ­ elle-m êm e, nous aurons d roit aux in te r­
r a i t faire faillir, et qui trio m p h era de m inables dialogues de deux com pè­
to u te s les em bûches (ici Jim G ary), est res, qui d o n n e n t au film sa significa­
ad jo in t u n e sorte de double négatif, de tion, si l’on veut, m ais su rto u t sa saveur
p ro jectio n en noir, bref, u n exact a n ti­ unique. F inalem ent, p reu x chevalier et
héro s qu'incarne G uthrie McCabe ; il cynique av en tu rier co n n aîtro n t po u r
rep résen te la dim ension in térieu re qui leur p eine u n e unique récom pense : la
m a n q u a it au héros fordien, a u to risa n t fem m e convoitée, e t nu l équilibre mo­
le reproche de simplisme. Mais comme ra l n e sera rétabli. Mais personne ne
Ford, heureusem ent, n ’est pas l’homm e trouve à y redire, ce qui est bien la
des débats intérieurs, il trouve là l’oc­ preuve de la sagesse de Jo h n Ford et
casion, grâce à Nugent, de m ystifier les de ses personnages.
esp rits chagrins, et, p a r u n e sim plifi­ Délivré du c a rc a n psychologique de
catio n géniale et quelque peu ironique, feu Nichols, Ford, pour n o tre b o n p la i­
cette dim ension in térieu re se voit fro i­ sir, ne s’a rrê te p a s en si bon chem in et
d e m e n t attribu ée à u n deuxième p e r­ fa it bon m arché égalem ent des conven­
sonnage, qui a u ra pour fonction de tions dram atiques. Les Deux Cavaliers ?

53
*

U n film d ’inaction, ou le F ar-W est à p a rfa ite m e n t, soient d ’u n a u tre âge.


la paresseuse. D ’où l’allure si to ta le ­ M ais alors c'est ce qui fa it sa g randeur,
m e n t d écontractée du film, cette m ise et c’est nous qui' aurions to r t de faire
en scène n o n c h a la n te qui se m én ag e les fiers. Corneille, non plus, n e se
des h a lte s à quoi nous sommes am ica­ conçoit guère au x x c siècle ; m ais rie n
le m e n t conviés, bref, u n e telle insolence n e prouve que ce soit le x x e qui a it r a i­
•envers les canons ten us pour classiques son. Si u n e certain e figure de l’artiste,
qu'elle n e p e u t être que le fa it du clas­ e t l'im age que, p a r son travail, il d onne
sicisme fa it hom me. Si une aussi m e r­ de l’hom me, sont ce qui a le plus de
veilleuse jeunesse d’esprit a p p a ra ît à prix, -Corneille ou J o h n Fo rd im p o rte n t
c e rta in s com me du gâtisme, ta n t pis plus que d ’éphém ères contingences.
p b u r eux, ce sont les. mêmes qui nous En ces tem ps de confusion exfcrêmej
o n t d éjà fa it le coup à propos de R enoir où l’on se voit sommé de choisir e n tre
e t du Déjeuner sur l’herbe, e t nous , C o ttafav i et Antonioni, sous peine de
savons bien de quel côté se tro u v e n t d ém ériter du cinéma, voire d ’être dis­
l'e sp rit de vieillesse e t lè respect h u ­ qualifié, il n 'e st pas in utile de te n ir
m ain. T out le film est dédié à la joie quelques certitudes. Une des plus soli­
de vivre véritable (pauvre C lém ent 1), des que nous puissions so u h aiter a
p re n d l’allu re d'u n vaste éloge de la nom " J o h n Ford, P a r-d e là les p e tite s
paresse qui en re m o n tre ra it à G odard querelles de jeunes gens qui n ’en fin is­
lui-m êm e, e t quel film de jeune a j a ­ s e n t p a s de p u rg er leurs colères, Dieu
m ais égalé dans le « culot » juvénile, m erci, quelques solides vieillards, J o h n
cet i n t e r m i n a b l e p lan fixe (je m ’excuse, - F o rd (66 ans), Raoul W alsh (67 an s),
je ne l’a i pas chronom étré, n ’en a y a n t * ou F ritz L ang (71 ans), so n t toujours là
pas éprouvé le besoin dans l'euphorie p o u r nous rappeler, p a r leur présence
de l ’in s ta n t) au cours duquel Stewarfc féconde et souveraine, ainsi que le
e t W idm ark b av a rd e n t à bâtons ro m ­ d it Victor Hugo, bienvenu en cet in s­
p us (ô combien) au bord d’une rivière ? ta n t, que le jeune hom m e est beau (e n ­
Ford n ’est pas u n contem porain ? Il fin p arfo is), m ais le vieillard est g ran d .
se peut, en effet, et que son a r t de vivre,
comme son a r t du film qui l’exprim e si Philippe d'HUGUES,

RÉ TROS P E C TIV E
A fin de n e pas m élanger l’A c tu a lité e t VH îstoîre e t d ’élargir u n p e u la place q u e
n o u s a ttr ib u o n s à c e tte dernière, n o u s gro uperons désorm ais sous c ette ru b riq u e les
c ritiq u e s de certains film s sortis déjà à Paris et q u i f o n t l’o b je t, so it d’u n e a reprise »,
so it d 'u n « passage » d a n s u n e salle de rêpertoiret so it m ê m e , le cas éch éan t, d’u n e pro­
je c tio n u n iq u e à la C in ém a th è q u e o u da n s u n cvné-club.

Le jeu du mensonge
TO BE OR NOT TO BE (JEUX DANGEREUX), film am éricain d ’ERNST
Scénario : Edwiix Ju s tu s M ayer (d’après u n su je t de Lubitsch e t L e n -
L u b its c h .
gyeX Images : R udolf Maté. Décors : V incent K orda. Musique : H eym ann.
Interprétation : Car oie Lombard, Ja c k Benny, R obert Stack, F. B ressart, Lionel
Afrwill, S, R um ann. Production : Korda-U.A., 1942.

HEAVEN CAN WAIT (LE CIEL PEUT ATTENDRE), film am éricain en T e c h ­


nicolor d ’ERNST L u b i t s c h . Scénario : R aph aelso n (d'après la comédie « B irth d a y »
-de Laszlo B us-Fékété). Images : Ed C ronjager. Décors : Jam es Basevi e t L , Fuller.
Interprétation : Gene Tierney, D on Ameche, C harles Coburn, L aird C regar,
S pring Byington, E. Pallette, Signe Hasso. Production : 20th C entury-Fox, 1943.

54
G ene T ierney d an s Le Ciel peut a ttendre d ’E rn st Lubitsch.

U n r a p id e e x a m e n d e la c o lle c tio n Ciel peut attendre dans deux salles


d es C a h ie r s d u C iném a ré v è le u n e g ra v e parisiennes pour esquisser u n e ou deux
la c u n e : E r n s t L u b its c h . U n e s e u le idées.
n o tu le d e L u c M o u lle t l u i e s t c o n s a ­ R appelons d’abord que ces deux
c ré e d a n s le Petit Journal d u n ° 68 à film s d a te n t de 1942 e t de 1943. L u­
l'o c c a s io n d e l a r e p r is e d e VEventaïl de bitsch tom be alors gravem en t m alade.
Lady Windermere e t d e S é r é n a d e à Il confie ses p ro p res p ro je ts à deux
trois, à la C in é m a th è q u e . C e n ’e s t p o in t jeunes cinéastes du nom de P re m in ­
que le s r é d a c t e u r s d e s C a h ie r s ig n o r e n t ger e t Mankiewicz. Voilà qui n e m a n ­
L u b its c h . I ls le t i e n n e n t , a u c o n tr a ir e , q uait n i de discernem ent n i de goût
e n h a u t e e s tim e . N o n c o n t e n t d 'in s ­ de la p a r t d’u n hom m e qui fut, de son
c r ir e s o n n o m a u g é n é r iq u e û’Une tem ps, si souvent accusé d’en m a n ­
femme est une femme , G o d a r d b a p tis e quer. S ’e stim a n t guéri, L ubitsch r é a ­
« L u b its c h » le p e r s o n n a g e d e B e l­ lise en 1947 u n d ern ier film, Cluny
m o n d o . M a is c 'e s t q u e L a R e v u e d u Brown, et m e u rt a v a n t de term in er
Ciném a a v a i t d é d ié à c e g r a n d c i ­ Lady in Hermine, qu’ach èv era le g rand
n é a s te l’u n d e s e s n u m é r o s s p é c ia u x Otto. Ces précisions historiques sem ­
(n ° 17) q u e lq u e te m p s a p r è s s a m o r t, bleront superflues a u x cinéphiles. E l­
s u r v e n u e e n 1947. C e n u m é r o p e u t les n e so n t p o u rta n t p as sans in térêt.
s e m b le r a u j o u r d ’h u i d é p a ss é . M ais, e n Elles im pliquent que To Be or not To
a t t e n d a n t q u ’u n h o m m a g e d e la C in é ­ Be e t Le Ciel veut attendre peuvent
m a th è q u e p e r m e t t e u n e é t u d e a p p r o ­ être considérés comme les deux som ­
fo n d ie , p r o f it o n s d ’u n e r e p r is e s im u l­ m ets de cet artiste, et l’aboutissem ent
t a n é e d e To Be o r not To Be e t d e Le de son a rt.

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On a souvent écrit que L ubitsch sa ­ D ans To Be or not To Be, il e n tre ­
c rifia it to u t au tra it, au gag visuel, mêle trois genres de vie possibles : la
au « m o t », à l’ellipse allusive. La vi­ vie professionnelle, la vie privée et
sion actùelle de son œuvre, qui reste enfin ce que l’on p o u rra it appeler la
to u jo u rs,a u ssi jeune, étincelante, n eu ­ vie publique. C hacun des personnages
ve et drôle, rend injuste cet emploi passe successivem ent p a r ces -trois
du m o t « sacrifier ». C'est consacrer phases (cf. le m onologue de Shylock).
qu'il fa u d ra it dire. Si Lubitsch, en e f­ Mais les deux p rem ières n e so n t q u 'u n e
fet, consacre to u t au tra it, etc., cela façon d’u ser de la vie san s rée lle m e n t
v ie n t de ce que ce tra it, etc., consti­ l’approcher. Elle n e p e rm e t p as à ces
tu e l’épiphénom ène de ce qui le p ré ­ éphém ères, p e rp étu ellem en t a ttiré s p a r
occupe p ro fo n d ém en t : la m an ière de le superficiel e t la p u re ap p arence,
vivre. L a g ran d e idée — p u rem en t d’en re sse n tir les a tta c h e s profondes.
m orale — qui se dégage de To Be or Aussi fa u t-il les am en er à. d éfen d re ce
not To Be e t de Le Ciel veut attendre bien le plus précieux, le u r vie, pour
se résum e à ceci : la vie est u n bien qu’ils eh re sse n te n t la g ra n d e u r e t en
précieux, précieux comm e un diam ant, apprécient le prix inestim able. M ais
qui m iroite p areillem en t de m ille re ­ p o in t question pour eux de c h a n g e r
flets b rilla n ts et fugitifs, d o n t il fa u t le m ode de cette vie. C om édiens ils
savoir fa ire bon usage, en a p p récian t sont, com édiens ils re s te n t; c’e st-à -d ire ,
ju sq u’à la plus m inim e de ses m a n i­ plus que to u t autre, livrés au caprice
festations. C om m ent chacun u se de de l’in sta n t. C’e st dans e t p a r l’in s ta n t
ce bien, de quels feux il e st a p te à qu'ils révèlent e t sau v eg ard en t leur
le faire briller, quelles flam m es il vie. Ils s’y b rû le n t ju sq u ’à « se gril­
donne, voilà et voilà seulem ent ce qui ler ». C haque in s ta n t, devenu vital,
passionne Lubitsch. De quelle m anière ram asse le to u t de la vie profession­
vivons-nous, signifie pour lui: de quelle nelle et de la vie privée pour le su­
m anière brûlons-nous. blim er en quelque chose qui p o u rra it
Voir To Be or not To Be ou Le CieV bien être la conscience aiguë de la
peut attendre , c’e st assister à u n e com­ vie.
bustion, n o n p as en fix a n t la bûche, Sans vouloir tro p ap p ro fo n dir le film
m ais, au co n traire, en ne re g a rd a n t (il fa u d ra it u n e longue étu d e), disons
que la p o in te extrêm e des flamm es. que la victoire e st n écessairem en t du
On en saisit le jeu, la danse, la course côté de ceux qui p u ise n t leu r force
aussi m o uv ante qu'incessante qui se dans le goûter le plus in tim e de to u te s
n o u rrit de chaque in s ta n t p o u r s'em­ les sensations. Le p ro fesseu r - espion,
p êcher de m ourir. L’in s ta n t — se li­ dont la profession s’a p p a re n te de très
v re r to u t en tier à son caprice et n 'ê tre près à celle des com édiens e t qui sait
qu’en lui — d éterm in e une comédie apprécier la vie privée e t to u s ses p la i­
co n tra in te à galoper après lui, de peur sirs (une bonne table, u n e belle robe,
qu’une seconde d’in a tte n tio n , uri ins­ une jolie fille), p a r t vainqueur, d a n s
t a n t o ffe rt e t n o n saisi, la fasse som­ la scène de son « enlèv em en t », co n tre
b re r d an s la tragédie. Joseph T u ra, é ta n t d o n né que celui-ci
E t p o u rta n t, insidieusem ent, la t r a ­ « est » le colonel E b erh art. Or, ce d e r­
gédie, sous la form e adoucie du dram e, n ier n'existe que p a r sa vie profession­
v ien t se glisser au cœ ur de l'action nelle, donc e st lié à la p a r tie la plus
comm e des personnages. C om m ent être ex tern e de la vie. C’est d ire qu'il sera
dan s l’in s ta n t, puisque y ê tre c'est nécessairem ent soum is à to u tes les
n 'ê tre point, d a n s To Be or not To Be ? apparences et co n sta m m e n t abusé p a r
Com m ent conjuguer u n se n tim e n t pro ­ elles. Aussi T u ra se tr a h it- il, en in tro ­
fond e t durable, qui est ju stem en t d u isan t d an s son personnage de colo­
l'am o u r conjugal, avec le besoin de nel E b e rh a rt u n e possibilité de vie p ri­
g o û ter la vie en chacun de ses in s­ vée, donc de vie u n peu plus riche.
ta n ts d a n s Le Ciel veut attendre ? C ette faille n 'é c h a p p e p a s au p ro fes­
Bref, les personnages de Lubitsch sont seur-espion qui dém asque ra p id e m e n t
anim és d 'u n se n tim e n t a p p arem m en t n o tre héros. E t p o u rta n t le professeur
co ntrad ictoire : ils veu len t éprouver sera ab a ttu , car sa conscience de la
la p e rm an en ce de la vie, lorsqu’ils se vie ne résiste p a s à celle de to us les
liv re n t à l’éphém ère, ou se livrer à com édiens qui le tra q u e n t, n i à celle de
l’éphém ère, lorsqu’ils éprouvent la p e r­ to u t u n peuple, e t encore m oins à
m anence. M ais Je m alicieux E rn st a celle de l’esprit. Inversem ent, dès que
u n e façon bien à lui de résoudre ce tte Joseph T ura, déguisé en professeur,
ébauche d ’angoisse. arrive chez le colonel E b e rh a rt, il sera

56
toujo u rs vainqueur, non pas p arce que g u e ra it là son testam en t. N’en relevons
Joseph T ura, m ais parce que P rofes­ que ce codicille, consacré, com m e chez
seur. On p e u t résum er ceci, en d isan t to u t g ra n d a u te u r de comédies, au jeu
que, pour Lubitsch, « être » c’est être du m ensonge e t de la vérité, lié à celui
d an s l’in sta n t, donc ce n ’est p as être. de l’in s ta n t et de la durée, comme à
E t p o u rta n t, on pe-ut être, si, à tra v e rs celui de l’ap p arence e t de la réalité.
la richesse de chaque in sta n t, on com ­ Or, le m ensonge de Don Ameche n 'e s t
m unique avec la perm an en ce et la q u 'a p p a re n t. C’est u n fau x mensonge.
plénitude de la vie. De même, dan s La vérité c’e st la vie. C ette dernière
les rap p o rts hum ains, « est » celui nous échap pe d a n s s a continuité. Elle
qui éprouve cette im pression d 'une f a ­ ne no u s p a rv ie n t que discontinue, sous
çon plus in tense que l’autre, qui alors la fo rm e de l ’in s ta n t. La vérité que
n ’est pas. T u ra et ses cam arad es p u i­ nous connaissons est donc liée, elle
sa n t, p a r la force des choses, une aussi, à l'in s ta n t. E t cette vérité, to u ­
invention de chaque in s ta n t « sero n t jo u rs v ra ie dans l’in sta n t, se trouve
alors que les nazis n e « seron t ^ p as souvent en co n trad ictio n avec celle qui
e n face d ’eux. C'est la m anière p e u t- précède e t celle qui suit. Y a - t- il m e n ­
être la plus futile, m ais non la m oins songe ? C ertes pas. Mais succession de
élégante, pour l’esprit, de trio m p h er p etites vérités dissemblables. Celui qui
de la m atière. To Be or not To Be vit to ta le m e n t l’in s ta n t p e u t p a ra ître
a p p a ra ît ainsi comme la plus p é til­ m e n tir et se tra v e stir sans cesse, il
lante, intelligente, subtile d issertatio n reste p o u rta n t co nstam m en t vrai. D ès
ja m a is écrite sur Hamlet. lors, si u n être p o u r se s e n tir vivre
On p eu t appliquer to u t aussi bien s’ad on n e en tiè re m e n t à la griserie de
ce qui précède au Ciel peut attendre. chaque in s ta n t, doit-il refu ser u n sen ­
N’est-il pas n o rm al que le héros, Don tim e n t fo rt et d u rab le te l que l’am our?
Ameche, qui n e s a it voir s’éch ap p er Ou, au con traire, n e p e u t-il pas, sans
u n seul in s ta n t de s a vie san s en p ro ­ tric h e r, éprouver p lein em en t la vie à
fite r pleinem ent, chipe p a r exemple tous ses degrés d 'être ? L ubitsch n ’h é ­
sa fiancée à son cousin qui lim ite sa site p a s su r la réponse. L a vérité, c’e st
vie à sa position sociale. D ans ce film, son héros qui la possède, to u t le reste
il n e s’ag it plus seulem ent de la vie, n 'e s t que m ensonge. A lui donc le p a ­
m ais d’une- vie to u t entière, de la n a is­ radis. M ais u n e jolie fille redescend en
sance à la m ort. Et elle p o u rra it bien en fe r (1). Encore u n in s ta n t de plaisir.
ê tre à l’im age mêm e de celle de Lu­ Le Ciel, l’E te rn ité p eu ven t atten d re.
bitsch, grand épicurien, qui nous lé­ J e a n DOUCHET.

Gehalt und Gestalt


HANGMEN ALSO DIE (LES BOURREAUX MEURENT AUSSI), film am éri­
cain de F r i t z L an g . Scénario : B erto lt B recht, F ritz Lang, J o h n Wexley. Images :
Jam es W ong Howe. Décors : W illiam D arling. Musique : H ann s Eisler. Inter­
prétation : B rian Donlevy, W alter B re n n a n , A nna Lee, D ennis O’Keefe, A lexan-
d er G ranach, G ene L ockhart, H an s von Tw ardow ski. Production : Arnold P ro ­
ductions-U. A., 1942. Distribution : C ythère Films.

Au th éâtre, en quelque sorte, nous le to u ch er du doigt. Au cinéma, nous


possédons l'acteur, le décor. Le réel, sommes possédés, tra n sp o rté s ailleurs.
m êm e stylisé, est im m an q u ab lem ent là, Nous pouvons bien, p a r coquetterie
réel ; nous n ’aurions qu’à fa ire quel­ in tellectu elle ou à la suite d'u n e n tra î­
ques pas, à m o n te r sur la scène, po u r nem ent rigoureux, nous efforcer

(1) L a version exploitée en F ra n c e s ’arrête, m a lh e u re u s e m e n t e t inex plicab lem ent, ju s te


a v a n t ce t r a i t final.

57
I
d’é ch ap p er à cet envoûtem ent — qui Sidney, priso n n iers libérés su r parole
no u s v a u d ra mêm e à l’occasion de e t ig n o ra n t m u tu ellem ent leur condi­
« m a rc h e r » à des idioties sans nom — tion.
la fascin atio n n ’en est pas m oins au
com m encem ent e t à la fin du spectacle Po u r la je u n e critique, L ang est
ciném atographique. D’où les goûts sou­ d’abord le c o n stru cteu r d’ex trao rd i­
v en t é to n n a n ts de t a n t d’esprits forts, n a ire s m écaniques serviés p a r u n n on
écrivains, hom m es politiques, artistes, m oins ex tra o rd in a ire réalism e d an s le
qui v ie n n e n t se défouler d evant la toile jeu des acteurs. M ais cette technique
b lan ch e selon des choix souvent à rigoureuse, tou jo u rs plus préoccupée
l'opposé de to u t bon sens et de la de cern er l’hom m e dans 'sea réactio n s
m o in d re am bition esthétique. B ref nous élém entaires, san s masque, renvoie p a r
subissons Je cinéma, l'ém otion prim e force à u n e Wéltanschauung qui, po ur
a u to m a tiq u e m e n t la réflexion, nous n ’avoir jam ais été claironnée, existe
n e devons p a s rougir d’avoir « m a r­ de l'aveu m êm e du m e tte u r en scène :
ché » si t a n t est que nos réflexes « People are bad, some are very î>ad.
soient déjà conditionnés pour le mieux, I am only interested in the very ~bad
c’e s t-à -d ire vers tou jo u rs plus d’a u ­ people. » Im p liq u an t que de to u te
th en ticité, de spontanéité, voire de façon u n e m alédiction originelle pèse
violence. D’où le prix à mes yeux Im ­ s u r l’homm e, puisque tous les hom m es
m ense de film s-tests, brouillons en u n s o n t î>ad à des degrés divers. L a mise
sens, m ais de quelque chose de si e n scène lang ien n e a u ra pour b u t de
d ifféren t, de si neuf, comme Le Poème décrire le m al d a n s ce qu’il a de plus
de la mer ou Une femme est une exem plaire, de dém oniaque : d’où t a n t
fem me. d ’« invraisem blables vérités », de doc­
te u rs Mabuse, au propre et au figuré,
de « m a u d its ». Un exégète fera p e u t-
T o u t cela pour rép éter ce qui est ê tre u n jo u r la lum ière sur cette pé­
l’évidence même, que les adm irables riode trè s p articu lière de la c arrière
th éo ries th é â tra le s de B recht so n t in ­ de L an g où, coup su r coup, entre 1935
tra n sp o rta b le s au ciném a, que si la e t 1938, il to u rn a avec Sylvia Sidney,
réflexion et l’expérience très concrète alo rs son actrice favorite, les trois
qui les o n t engendrées gardent, certes, film s à « m essage » que fu re n t, sur
leu r v aleu r d'exemple, peuvent p a r des registres divers e t avec u n succès
analogie faire p rendre conscience au plus ou m oins grand, Fury, You Only
cinéaste des pièges, formels, économ i­ Live Once e t You and Me.
ques, où il risque de s'enferrer, elles
l ’obligent à trouver seul une solution Dès cette époque B recht, encore
neuve, po u r a u ta n t que le préoccupe réfugié en Europe, m e tta it au p o in t
ce problèm e du réalism e critique, a u son th é â tr e épique qu’il m atérialise­
c œ u r d e la pensée brechtienne. Au­ r a it ap rès la guerre à B erlin -E st et
jo u rd ’h u i où la reprise su r nos écrans où il r e je ta it définitivem ent l’h é rita g e
e n version in tég rale des Bourreaux sp iritu el du nihilism e des an n ées vingt.
meurent aussi associe, dans u n con­ A la veille de l’atta q u e allem ande
te x te différent, B rech t a y a n t acquis co n tre l’U nion soviétique, il réu ssissait
en v in g t a n s la s ta tu re d’u n e sorte à q u itte r la Russie p a r Vladivostok e t
d e m age de la chose th éâtrale, les a rriv a it au x U.S.A., sans ressources,
nom s de B recht et F ritz Lang, il se ra it fo rt seulem ent du prestige de L’Opéra
pour le m oins curieux de revoir le film de quaV sous et de quelques am itiés
que L an g m ’assure avoir tourné direc­ d an s les m ilieux de réfugiés allem ands.
te m e n t sous l’influence formelle de J e cède ici la parole à F ritz L ang,
B re c h t e t qu’au cu n de ses jeunes a d m i­ qui tie n t à préciser la n a tu re de sa
ra te u r s n ’a encore pu voir : You and collaboration avec l’a u te u r de Mère
Me (.Casier judiciaire, avec Sylvia S id - Courage pour Les Bourreaux meurent
n e y e t George R aft, distribué p a r P a ra - aussi. « A l’annonce de Vassassînat
m o u n t en 1938). K u rt Weill av ait écrit d’Heydrich, explique Lang, feu s Vidée
des songs dans la tra d itio n de L’Opéra d’un film basé sur cet événement, et
de quaV sous, l’action s’a rrê ta it à deux qui me permettrait d’amener Brecht
ou tro is reprises, pour évoquer le passé à Hollywood. Brecht ne parlait pas
d ’anciens détenus ou célébrer une veil­ couramment anglais, et ne voulait
lée, avec m usique e t chœ urs. L’expé­ d’ailleurs pas l’apprendre. John Wexley,
rien ce n ’é ta it pas réussie, aux dires écrivain communiste, se mit au travail
de Lang. M algré l’é to n n an te beau té avec Brecht, qui, lui, ne fu t jamais
des scènes à deux entre R a ft et S. communiste. Ensemble ils écrivirent un

58

\
Gene Lockhart dans Les Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang.

scénario beaucoup trop long, dans le­ le fa it que jam a is rie n n e les opposa.
quel je dus faire plusieurs coupures E x p rim an t un e trè s vive ad m ira tio n
Quand il fallut établir le générique, pour son com patriote, il com m ente la ­
la guïlde des scénaristes refusa de coniquem ent : « Brecht was interested
mentionner Brecht comme coscéna- in ideas, not in films. s> Ju sq u ’à plus
riste. Finalement, avec Eisler, fallai am ple inform ation, nous n ’avons pas
plaider sa cause et obtins une transac­ le droit de co n tester ces faits, m ais
tion : Wexley serait seul crédité du nous pouvons n éanm o ins te n te r de
scénario, Brecht mentionné comme dém êler l’ap p o rt de l’u n e t de l’a u tre
auteur de Vhistoire originale. La guilde dans ces Bourreaux d e circonstance.
expliquait que Brecht rentrerait après Le m e tte u r en scène lui-m êm e, une
la guerre dans son pays , et n'avait pas fois de plus, est le m eilleur guide, qui
besoin de ces références, alors que c ita it à Yvonne Baby comm e passage
Wexley, lui, serait toujours en Améri­ p u re m e n t b rec h tien celui de la sép a ra ­
que. tion du professeur e t de sa fille, a v a n t
L ang a v a it évidem m ent connu B rech t la pseudo-exécution, q u a n d le profes­
en Allemagne, ils a v a ie n t même dis­ seur déclam e la « le ttre » à son fils.
cuté u n jo u r ensem ble u n pro jet de D 'au tre p a rt, bien que la d istin ctio n
film, l'histoire d 'une voiture qui c h a n ­ soit u n peu estom pée d an s la version
geait le d estin d’u n e fam ille e t don­ définitive, la description voulue p a r
n a it à son possesseur le se n tim en t d’être B rech t des trois couches de la p opu ­
devenu « quelqu’u n s>. Le p ro je t n ’a lla latio n tchèque : le p e tit noyau de résis­
pas plus loin. T rès c o n tra rié p a r l’a n ­ ta n ts actifs, la m asse sy m p ath isan te
tagonism e supposé qui a u ra it existé m ais n o n engagée, le collaborateur, est
en tre B re c h t e t lui, L an g insiste sur encore visible.

59
L ang voit sous u n double aspect la a tte in t u n lyrisme presque dém entiel,
fonction de m e tte u r en scène ; ta n tô t à chaque seconde le d estin d'une n a ­
director, accoucheur d’une idée, psy­ tion, du m oins d’u ne capitale, se joue
chanalyste, ta n tô t creator, incapable à pile ou face. En fait, G rüber, l’e x tr a ­
de séparer l’histoire racontée de sa ordinaire inspecteur, n ’est p as v é rita ­
mise en form e ciném atographique (spé­ blem ent b attu , il n ’est qu’a b a ttu , éto u ffé
cim en achevé, p o u r lui, Le Diabolique p a r trois adversaires.
Docteur Mabuse). E n revanche, con­
tra ire m e n t à ce qu’on a u ra it pu a tte n ­ Lang, à dix an s d'intervalle, a p rè s
dre d'u n a u te u r de film s où le décor la p aren thèse de la trilogie Sylvia
Joue u n si g ran d rôle, le ciném ascope Sidney et deux w esterns, re n o u e p re s­
n e lui sem ble o ffrir au cu n in térêt, que sans eifort avec le sty le de
« ne concerne pas des êtres humains, ses films p a rla n ts allem ands. Ce ré a lis­
est tout juste bon à décrire des cor­ me m inutieux d an s le tra v a il de l'a c te u r,
tèges funèbres. Impossible de filmer B recht l’u tilisera plus ta r d à d ’a u tre s
de cette façon. » D ern ier point, capi­ fins, dépassera le pitto resq u e de la
tal, L ang n ’a ja m a is travaillé pou r le « composition » à la rec h e rc h e d ’u n e
th é â tre et n'envisage pas de le faire : signification précise, lib re m e n t décou­
« I am a motion pictures mon , » Ces verte p a r le comédien. Le s p e c ta te u r
lim ites précisées, le scénario original sera appelé à collaborer activem ent, à
de B rech t pour Les Bourreaux meu­ juger lui aussi e n perspective. L a v é ­
rent aussi, quelle qu’a it été la p a rt rité du m om ent n ’excluera p as u n e
apportée p a r Wexley, n e pouvait qu'être vérité plus profonde, plus générale.
« aspiré », h ap p é en quelque sorte Au co n traire la vérité chez L a n g se
dans le creuset langien. Un thèm e situe un iq uem en t dan s l’in s ta n t, au
assez b rech tien au départ, celui du niveau des apparences. Tous deux,
trio m p h e de ia ruse sur la force nue, certes, se réclam en t d'une « idée ».
tritu ré, m alax é selon la thém atique Mais chez Brecht, l'idée est d’abord
inexorable de M, p re n a it vite u n e d i­ dans le contenu, p o in t de vue su r le
m ension fau stien n e, celui de la lu tte monde réel ; chez Lang, elle n ’existe
avec le m al, le diable et ses acolytes que l'espace de son a p p a ritio n su r
a y a n t le beau rôle. Un policier om ni­ l’écran, fen être ouverte su r le m onde
présent, om niscient, frère de ceux de imaginaire. Si B rech t n 'a ja m a is p ris
M et du Diabolique Docteur Ma- le ciném a au sérieux, c’est p e u t-ê tre
bitse, reco n stitu e inlassablem ent des qu'il red o u tait le terrib le pouvoir d’il­
com binaisons plus compliquées les lusion du ciném atographe, m a g n ifia n t
unes que les autres, pour être in extre­ sans discernem ent n ’im porte quelle
mis dupé p a r le m achiavélism e de m atière.
to u t u n peuple, solidaire comme u n
seul hom m e. Ici, le fa n ta stiq u e langien Louis MARCORELLES.

NOTES SUR D ’AUTRES FILMS

coup tro p d ’échos, fo n t vib rer beaucoup


Evidence de l'h o r r e u r tro p d ’h arm oniques d an s n o tre vie d ’a u jo u r­
d ’hui, p our qu’on ne so it im m é d ia te m e n t
fra p p é p a r l ’évidence de l’h o rre u r, p a r u n
L E T E M PS DU G H ETTO , film fran çais étran g e sen tim e n t de « d é jà vu », d e v a n t
de F r é d é r i c R o s s i f . Commentaire : M ade­ l’ap p a ritio n sa n s m asque d u visage de la
leine C hapsal e t F réd éric Rossif. Images h a in e raciale.
(partie moderne) : M arcel F rad étal. Mu­
sique : M au rice J a rre . Production : F ilm s Aussi bien la ra r e té et l’im p o rta n c e des
de la P léiade, 1961. docum ents, l’urgence e t l'a c tu a lité d u s u je t
du Temps du ghetto, de F réd é ric Rossif,
sont-ils h o rs d e question. L ’a rtic u la tio n d u
L a création, la vie, l’insurrection, et la récit, le sourd lyrism e d u to n em ployé m e
m o rt du g h e tto de V arsovie éveillent beau­ to u ch en t, e t je crois qu’il s ’a g it d ’u n b eau

60
film . Il m 'arriv e souvent d ’aim er e t d ’a p ­ D ’a u tre p art, il fa u t souligner la pu d eu r
précier ce qui e st m o n c o n traire, ce qui e t la noblesse des intentions. C e q u i nous
m ’est le plus étran g er; je n ’ai p a s de fa it d ’a u ta n t plus d ép lo rer que l ’au teu r,
lyrism e, et je n e suis p a s doué p o u r cer­ venu d u th é â tre , a it c ru bon d ’a tté n u e r
ta in e s form es de la g rav ité; ici, je les l'in te n s ité d ra m a tiq u e d e son œ u v re, a u
rencontre. S an s du to u t co nfondre l’im por­ p ro fit d ’une conception d u ciném a que
ta n ce du problèm e e t la q u alité du film, l’écran , finalem ent, condam ne. G a tti te n a it
je trouve rem arquable la c la rté d e l ’exposé, là, p eut-être, la pièce idéale po u r le th é â tre
l ’absence d ’outrances e t de sen tim en talité. e n rond. — J. Dt.
L a ligne m êm e suivie p a r Rossif, e n p a r­
ticu lier le balan cem en t régulier docum ents-
tém oignages. m is au p résen t, m ’a convaincu.
L a construction, qui e st celle d ’une inven­
tion à deux voix, la loi en e st u n e expres­ Refus du gag
sion lyrique, la logique, un se n tim e n t q u i
m e touche, le m écanism e, u n e a u sté rité
qui m e séduit.
C IN DERFELLA (CENDRILLON A U X
Certes, on a le vertige, d e v a n t certain s GRANDS P IE D S), film am éricain en T ech ­
docum ents, à l’idce qu’il s ’c s t trouvé quel­ nicolor et V istavision d e F k a n k T a s h l i n .
qu ’u n pour charg er e t m e ttre en m a rc h e Scénario : F ra n k T ash lin . Images : H askell
la cam éra qui a lla it film er çà. N on s u r le Boggs. Musique : W alter S charf. Interpré­
p la n m oral, encore qu’il so it tro u b la n t d ’y tation : J e rry Lewis, E d W ynn, Judith. An-
penser, m ais sur le sim ple p la n m a tériel. derson, A nna-M aria A lberghetti, H en ry
Le ram assage des cadavres, le visage des Silva, C o u n t Basie, R o b ert H u tto n . Pro­
en fan ts, la b ru ta lité d e la b ataille, p o u r­ duction : J e rry Lewis, 1960. Distribution ;
ta n t. d ’une c e rtain e m an ière, on s ’y a tte n ­ P a ram o u n t,
dait.
L a surprise vient su rto u t d ’u n e so rte de T rè s curieusem ent, F ra n k T ash lin , an»
quotidienneté de l ’h o rreu r, les bo îtes de cien carto o n ist, su it l’évolution de W alt
n u it d a n s le ghetto, ou la singulière p e r­ Disney. P a rti d u sim ple film burlesque, aux
sistance du com m erce e t d e l ’a rtis a n a t.
P lu s encore, san s doute, la police juive d an s gags classiques depuis longtem ps adm is,
le ghetto, fan ta stiq u e e x tra p o la tio n d u sys­ atten d u s, approuvés, il s ’e st laissé g ag n er
tèm e d u « kapo », m arq u e spécifioue du p a r u n e esth étiqu e qui d ev ien t d e plus
génie nasi, bien, qu’il y a it e u d es a u x i­ e n p lu s p u re, a u x dépens d e l’a ctio n p ro ­
liaires indigènes dans to u tes les arm ées p re m e n t dite. Cinderfella re jo in t le Fan­
coloniales. M ais j ’apprécie q u 'o n n ’a it p a s tasia de Disney. L a p rim a u té e st donnée,
recouvert d ’un voile pud iq u e les complices de plus en plus, aux form es, a u x contours,
des bourreaux, d ’ailleurs liquidés à le u r au x couleurs. Il s ’a g it d ’u n film de p ein tre
tour. — P. K. (com m e Fantasia é ta it u n film d e m usi­
cien) . p lu tô t que d ’u n film de cin éaste.
T ash lin , d ’u n e p a rt, Je rry Lewis, d e l ’a u tre
(Le Dingue du Palace) nous o n t h a b itu és
à u n e c e rtain e q u alité d ’im ag in a tio n b u r­
lesque. Q uelques gags, éparpillés su r
T h é â tre en ro n d 1 h e u re 30 de projection, n o u s a u ra ie n t
convaincus d 'u n échec, voire d ’une défaite.
Or, de gags, d a n s Cinderfella, il n ’e n existe
L ’ENCLOS, film franco-yougoslave d ’AR- p a s un, p a s u n seul! Force e st donc d e
m and G a t t i . Scénario : A rm an d G a tti conclure au re fu s délibéré. Ce film, v é rita ­
e t P ierre Jouffroy. Images ; R o b ert Ju l- blem ent, est u n film tragique, u n m élo­
liard. Interprétation: J e a n N egroni, H an s d ra m e voulu tel p a r ses au teurs, d o n t
C h ristia n Blech, T a m a ra M illetic. H e rb e rt l ’élém en t burlesque e st sy stém a tiq u e m en t
W ochintz. Production „• Clovis Film s-M m e écarté.
Lucy U lrych M irel (P aris)-T rig alv (Lju-
b lja n a ), 1961. Distribution. ; U nidèx. M ais p eu t-être Cinderjella gagne-t-il à
être u n e te n ta tiv e p lu tô t q u ’u n e réussite.
F ilm qui se v eu t exclusivem ent poétique,
Ce qui est in té re s sa n t d a n s L’Enclos, film qui n e se s e r t d ’a p p â ts com m erciaux
c’e s t que, pour la prem ière fois, le cam p que p our ê tre m a u d it p a r u n public fru s­
d e co n cen tratio n e st pris com m e u n o b je t tré , il a p p a rtie n t à c e tte catégorie d ’œ uvres
d e réflexion su r le m onde. L ’a sp ect allégo­ m o d ern es — û ’Une femme est une femme
rique l’em porte s u r l’asp ect réaliste, et, à La Morte-saison des amours — qui peu­
paradoxalem ent, ce film se tro u v e ê tre p lus v e n t se p e rm e ttre d 'ê tre m alad ro ites, dès
réaliste sur le d éta il de la vie d a n s les l ’in s ta n t q u ’elles su g g èren t des voies n o u ­
cam ps que les p récéd en ts film s qui n ’en velles e t e n fo n c e n t d es portes jusq u’alors
m o n tra ie n t que le cô té apocalyptique. o b stin é m en t fermées,., — F . M.

C e s n o tes o n t é té r é d ig é e s p a r PlERRE K a.ST, JEAN DOUCHE.! e t FRANÇOIS MARS.

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FILMS SORTIS A PARIS
DU 8 NOVEMBRE AU 5 DÉCEMBRE 1961

7 FIL MS F R A N Ç A I S

Les Bras de la nuit, film de Jacques Guymont, avec Danïeile Darrieux, Roger Hanin,
Pierre Destaüles, — Histoire policière conventionnelle (le flic am ant de la criminelle) et qu'il
était difficile de conter de façon plus languissante.
Cause toujours mon lapin, film de Guy Lefranc, avec Eddie Constantine, Renée Cosima,
François Chaumette, — Kidnapping et justicier : une fois de plus, on tente la francisation
d ’un thème américain ; une fois de plus, par la platitude de la réalisation, la reconversion
s’opère à notre détriment.
Les Croulants se portent bien, film de Jean Boyer, avec Fernand Gravey, Nadia Gray,
Pierre Dux, Sophie Daumier, Jean Tissier. — Embaumés, à la rigueur ; encore risque-t-on,
comme c’est ici- le cas, de n’obtenir que putréfaction.
Le Jeu de la vérité, film en Scope de Robert Hossein, avec Paul Meurtsse, Robert Hossein,
Jeanne Valérie, Françoise Prévost Jean-Louis Trintignant. — La construction du scénario
n ’a d ’autre but que de nous empêcher de deviner qui est l’assassin. On y réussit en employant
un moyen radical : le black-out total sur les motifs et circonstances du crime. Ceci consti­
tuant sans doute pour l’auteur un titre de gloire suffisant, il a bâti son histoire comme une
pièce en trois actes, avec trois « coups de théâtre » entre lesquels on bâille beaucoup.
Un nommé La Rocca, film de Jean BecJier, avec Jean-Paul Belmondo, Pierre V aneck,
Christine Kaufmann, Béatrice Altariba. — L ’absence de personnalité de Jean Becker se prêtait
admirablement à l’opération qui consiste, en jouant à la fois sur le tableau du commerce et
celui du « style », à créer un nouvel académisme de la qualité. Mais le film, conventionnel
et laborieux, s’effondre entre deux chaises.
Le 7emjt>s du Ghetto. ■— Voir note de Pierre Kast, dans ce numéro, page 60.
Le Testament du docteur Cordelier, — Voir article de Claude Beylie dans notre numéro 123.

8 FJLMS A M E R I C A I N S

AU in a Night's W or/j [Il a suffi d’une nuit), film en Technicolor de Joseph A nthony,
avec Dean Martin, Shirley McLaine, Cliff Robertson. — Languissant sous-produit de la comédie
américaine, sur le thème de la secrétaire qui se fait épouser par son patron. Shirley McLaine
et Dean Martin lui donnent un minimum de charme.
T h e A ngel Wore R ed {L'Ange pourpre), film en Scope de Nunnally Johnson, avec Ava
Gardner, Dirk Bogarde, Josejjh^ Cotten, Vittorio de Sica. — Le scénario est phalangiste, mélo­
dram atique et ridicule. Pouvait-il être sauvé par quelqu’un qui y eut cru et eût eu du talent, et
ces deux qualités — totalement absentes ici — étaient-elles même compatibles ?
Atiantis, the Lost Continent (Ailantis, Terre engloutie) film en couleurs de George Pal,
avec Anthony Hall, Joyce Taylor, John Dali. — Sympathique tentative. Mais ce n ’est pas
encore ici, malgré ce que le début laisse espérer, que l’on trouvera l’équivalent des aventures
de Flash Gordon. Un m anque flagrant de moyens n ’arrange pas les choses.
Corne Sejtjfember {Le Rendez-vous de Septembre), film en Scope et en Technicolor de
Robert Mulligan, avec Rock Hudson, Gina Lollobrigida, Sandra Dee, — A utre sous-produit
de la comédie américaine ; nous nageons cette fois dans les schémas abstraits d ’un néo-puri­
tanisme, qui achève de couper le genre du peu d ’attaches qui lui jestaient encore avec la
réalité. Rock Hudson et Gina Lollobrigida enlèvent au film le minim um de charme qui eût pu
subsister.
Francis o/ /fssist (François cT/lssise), film en Scope et en couleurs de Michaël Curtiz, avec
Bradford Dillman, Dolores Hart, Stuart w hitm an, Pedro A rmendariz. — Hagiocinématographie
de commande. Les bulldozers écrasent les « petites fleurs ».
The Pleasure o/ his Company {Mon séducteur de père), film en Technicolor de George
Seaton, avec Fred Astaire, Debbie Reynolds, Liîli Palm er. — T héâtre de boulevard filmé. Les
platitudes de Broadway valent bien celles de nos Italiens ou Capucines,
T h e Secret IVays (Le Dernier Passage), film de Phil Karl son, avec Richard W idm ark,
Sonja Ziem ann, Charles Régnier. — Ce délirant scénario « anti-rouge » pouvait être un bon

62
point de d épart pour un film d ’aventures m êlant l ’espionnage et la petite guerre. Mais un
m in im u m d ’idées et un e certaine habileté, toute technique d ’ailleurs, ne peuvent faire illusion
q u ’auprès d e ceux qu i ont oublié — ou ignorent — certains W alsh d ’il y a quinze ans.
T ou m W ith o u t P ity {Ville sans pitié), film de Gottfried R ein h a rd t, avec Kirk Douglas,
E .G . Marshall, R obert Blake, Christine K aufm an n, — R econnaissons, u n e fois d e plus, q ue
les A m éricains sont d e fair-play boys, car quelle autre nation oserait porter à l’écran les m éfaits
de ses cher s soldats ? Mais DÎen q u’on se soit efforcé de p rendre d e s leçons d ’a n atom ie auprès
d ’O tto (dont on a transform é le célèbre slip en bikini), la dissection reste scolaire, et devient
m êm e m aladroite lorsqu’elle se laisse distraire p ar le m élodram e. A retenir pourtant quelques
m om ents de vérité.

4 FI L M S I T A L IE N S

Che gioia oiüere {Quelle joie de üiore), film en Scope d e R ené C lém ent, avec A lain Delon,
Barbara Lass, G ino Cervï, Paolo Stoppa. — C lém ent, qu i eut toujours assez d e souplesse pour
se couler d a n s tous les m oules (fût-ce ceux du néo-réalism e et de la « nouvelle vague ») et
suffisam m ent peu de vergogne pour faire illusion, continue d e jeter de la po udre aux yeux
avec cette com édie historico-engagée, fade, prétentieuse, hypocrite et — tout se ten a n t —
mal m ise en scène.
D o n Cam iîlo m onsîgnore {Don Camiîlo Monseigneur), film d e C arm iné G allone, avec
F ernandel, G ino Cervi, G ina Rovere. — C om m e son titre l’indiq ue.
Il go bbo (Le Bossu, de R om e), film de Carlo Lizzani, avec G érard Blain, A nna-M aria
Ferrero, B ernard Blier. — U n b eau sujet (Jesse) jam esien : le résistant qui devient bandit.
Mais Lizzani, to u t en em p ru n ta n t au ciném a am éricain des th èm es et des tours q u ’il n ’a 3U
assimiler que sous la form e de poncifs, a tablé sur le fait q u e la critique k de g auche » p r e n ­
drait pour am b iguïté ce qu i n 'est q u ’hypocrisie et, mi-système, m i-aveuglem ent, défendrait un
film qui n ’est pourtant rien d ’autre que l ’équivalent, sur la libération italienne, d e ce que fit
Pontecorvo sur les cam ps d e concentration.
L 'in fe m o adosso (L ’E nfer dans la peau), film de G ianni V ernuccio, avec S an d ro Luporini,
Sandro Pizzoro, A n n a b e lla Incontrera. — N ièm e exploitation du th èm e des J.V . et autres blou­
sons noirs. Q uelques notations justes.

1 FILM 'ESPAGNOL

L a fie l infanteria {Baïonnette ,au canon), film en Scope et en couleurs d e Pierre Lazaga,
avec A rturo F ernandez, L aura Valenzuela, A m alia G ade. — Les m ousquetaires d e la pna-
lange, vingt ans après, se m ettent à prêcher une réconciliation doucereuse, Q u a n t à l ’évocation
de la guerre civile, les Espagnols, sachant tout de m êm e de quoi ils parlent, ont réussi à éviter
le ridicule dans lequel som brait l ’histoire de Nunnally.

I FILM A L L E M A N D

Nachi fiel über Gotenhafen (L'Ombre de VEtoile Rouge), film de F rank W isbar, avec
Sonja Z ie m an n , Gurvnar Moller, Brigitte H oiney. — Le bate a u d a n s lequel on nous em m ène
n ’est p a s du tout celui q u e laissait entendre le titre d u film. C’est d ’ailleurs la seule surprise
que celui-ci vous réserve.

1 FILM A N G L A I S

Scream of Fear (Hurler de peur), film de Seth Holt, avec Susan Strasberg, R onald Lewis,
A n n T o dd. — Dans le cadre très m ineur du suspense pu re m e n t m écanique, le scénario fait
preuve d ’u n e certaine astuce. L a mise en scène est tout aussi m écan iqu e, E.t m oins astucieuse.

1 FILM J A P O N A I S

L ‘Ile nue, film en Scope d e K aneto Shindo, avec N obuku O taw a, Taij'i T onoyam a. — U n
couple de paysans, hab itan t un e petite île escarpée, passe les trois qu arts de son tem ps à ram e­
ner de la côte voisine Peau nécessaire à la culture des patates douces. Malgré u ne m usique
exécrable, et tous les arbitraires et archaïsm es q u ’entraîne le refus d e faire parler les person­
nages, la m onotonie insistante d u m otif principal — la porteuse d ’e au gravissant la p e n te —
séduira tous ceux qui restent sensibles aux grands thèm es flahertiens de l ’île, d e la m er, du
travail d e l ’hom m e, d u rythm e des saisons.

63
VIENT DE PARAITRE :

JEAN R O U C H - EDG AR M O R 1 N

CHRONIQUE D’UN ÉTÉ


T exte du film 1— Scènes coupées
Chronique d 'u n film, po r E. Morin — Lg ciném a de l'avenir, p a r J. Rouch
Dossier « Cinéma e t V érité »
' *
Volume l de la collection « D omaine Cinéma »
Cahiers trimestriels, 13,5 X 18, 176 p., 30 flfustr.
Le vol. : 8,40 NF - A b o n n e m e n t à 4 val. : 26 NF ; à 6 vol. : 36 HF
D e m ande z nos conditions spéciales de la nc em e nt.

A par aît re : V IRIDIANA (Luis B u n u e l) — SE NSO (Visconti)
D I C T I O N N A I R E DES P E R S O N N A G E S

IN T E R SP EC T A C LE S, 6 , ru e L a m e n n a i s , Paris ( 8 B) . - C .C . P . 1 8 4 2 9 . 2 3 Paris
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CAHIER S DU C I N E M A
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A bonnement 6 numéros : A b on n em en t 1Z. n um éros :
F r anc e , U n i o n F r a n ç a is e . . . . 17 NF France, U n i o n F r a n ç a is e . . . . 33 NF
E t r a n g e r .................................................. 20 NF E t r a n g e r .................................................. 38 NF
E t u d ia n t s e t C i n é - C l u b s : 2 8 N F (France) e t 3 2 N F ( E tr a n ge r ).


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Le G érant : Jacques Doniol-Valcroze


Im prim erie C entrale du Croissant, Paris — Dépôt légal l,r trim estre 1962.
1819-1962

Toute technique évolue...


/ compris celle de la garantie
Comme son arrière-grand-père, l'homme
de 1962 souscrit des contrats d'assu­
rance. Mais ces contrats sont adaptés
aux circonstances actuelles. Ils accor­
dent des garanties illimitées. Ils ne
comportent pas de déclaration de
capitaux.

L'homme moderne s'adresse à

La Compagnie Française du Phénix


fondée en 1819
mais toujours à Pavant-garde du progrès technique

Ses références ie prouvent :


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