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CAHIERS

DU CINÉMA

123 * REVUE M EN SU ELLE DE C IN É M A • SEPTEM BRE 1961 * 123


Cahiers du Cinéma
NOTRE C O U V ER TU R E

S E P T E M B R E 1961. T o m e X X I. — N« 12C

SOMMAI RE
A n d r é S. Labarthe et
Jacques ïvivette E ntretien avec Alain Resnais et Alain
Robbe - G rillct ............................................... 1
D e lp h in e S e y rig d a n s L’AN-
François Weyergans Dans le dédale ................................................... 22
NEE DERNIERE A MARI EN*
tîAD d ’A la in R e s n a is . André S. Labarthe . Marienbad année zéro .................................... 28
Claude Beylic ......... Un testam ent olographe ..................... ... 32
Max Ophuls ............ Souvenirs CV) ................................................... 43

Les Films

Luc jVIoullet ................. Que vaisselle soit faite (La Jeune Pille) ___ 55
Jean Domarchi ............ Le héros et l’hum aniste (Les Evadés de la
nuit) .................................................................... 58
Notes sur d'autres films (Les Pièges de Broadway, Le Mal de v ivre). 61

Biofilmographie d’Alain Kesnais ........................................................ .... 19


Festivals .........................'....................................................................................... 51
Films sortis à Paris du 5 juillet au l or août 1961....................................... 62

*
Ne m an q u ez p as d e p re n d re
p a g e 54

LE CONSEIL DES DIX C A H IE R S D U CINEM A, r e v u e m e n s u e lle d e C in é m a


Rédacteurs en chef : J a c q u e s D o n io l-V alcro z e e t E ric R o h m e r.
146, C h a m p s -E ly sé e s, P a r is (8e) - E lysées 05-38
Tou s droits rés ervés — Copyright by les Editions de i’Etoile
E N T R E T IE N AVEC RESNAIS
ET R O B B E - G R I L L E T
par André S. Labarthe et Jacques Rivette

Cet entretien traite presque exclusivem ent de L ’Année dernière à Marienbad, second long-
métrage d ’Alain Resnais. Aussi, après une première conversation avec Resnais, avons-nous
décidé de poursuivre en compagnie d'Alain Robbe-GriUet, scénariste de ce film.
Et comme Marienbad est de ces œ uvres closes, sans détail, où toutes choses se tiennent,
nous avons tout d ’abord interrogé Alain Resnais sur un de ses aspects les plus anecdotiques ;
le jeu auquel s'affrontent à plusieurs reprises les deux personnages masculins.
“ C ’est la seule chose sur laquelle je ne peux rien vous dire. Je n ’y ai jamais
joué. Il paraît que c ’est un jeu très ancien : les Chinois y jouaient déjà, trois mille ans
avant Jésus-C hrist. C ’était le jeu de Nim, dont Robbe-Grillet a inventé une variante sans
en connaître l ’existence.

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— Mais ce n'est pas un jeu, e n fait. C ’est un piège.

— Certainement.

— La combinaison de départ est perdante ; si les deux joueurs sont d ’égale force, celui
qui joüe le prem ier perd.

— Moi, je crois que quand Albertazzi perd, c ’est lucidement, volontairement. Peut-être
par désinvolture. Le personnage de X est d ’ailleurs un personnage très double, je veux
dire qu'il a des périodes de volonté, d ’entêtement, très violentes, auxquelles succèdent sans
transition des périodes de découragement.

— Q uel est le rapport secret du feu et du film ?

— C ’est, je crois, qu’il faut toujours prendre une décision. E t en m êm e temps, pendant
que les personnages jouent, on peut penser q u ’ils s ’accordent un moment de réflexion
avant de décider quelque chose. D ’ailleurs, tout est peut-être pensé par la femme à la
veille de prendre une décision, et elle fait un rassem blem ent de tous les éléments en
trente secondes. Je ne pense pas q u ’il y ait d ’autres rapports, si ce n ’est un retour cyclique
des problèmes, ce qui correspondrait plutôt au développement musical et au côté un
peu obsédant des rêves. ■Marienbad est un film qui n e comporte pour moi ni allégorie
ni symbole.

— Mais il y a des possibilités de symboles.

— Oui, on peut, bien sûr, penser au m ythe du Graal ou à autre chose. Mais le film
est ouvert à tous les mythes. Si, par exemple, on peut appliquer dix grilles types, mytholo­
giques ou réalistes, on arrivera à une solution vraie su r soixante ou quatre-vingts pour
cent du film, mais jamais complètement.

Le Douanier Rousseau.

U ne des grilles qui m ’intéressent dans le film, c ’est celle des univers parallèles.
Il est fort possible que tous les personnages aient raison. Cela dit, ce n ’est pas une chose
qui s ’est organisée volontairement dans ce sens. C ’est ici q u ’il faut reparler d ’écriture
automatique. C e n ’est pas parce que Robbe-Grillet a un sïyle extrêmem ent précis et une
vision extrêmem ent nette que l ’automatisme est à rejeter. Sa manière de travailler me
fait souvent penser au Douanier Rousseau qui commençait sa toile par le coin gauche,
en donnant tous les détails, et finissait par le coin droit. C ’est d ’ailleurs ce qui est
assez amusant dans le film : on a dû commencer à le repérer, je ne dis pas sans savoir
comment ça allait finir, mais enfin, les dernières feuilles étaient à peine tapées q u ’on
commençait à tourner. L ’important était d ’être tout le temps Fidèle à une espèce d ’intuition.
C ’était le genre de film où on peut dire : après le tournage, il va y avoir vingt-cinq
solutions de montage. Mais pas du tout : on est retom bé exactement su r les combinaisons
prévues. C ’est ce qui feit que Robbe-Grillet et moi, nous nous sentons très en dehors
du film et nous le regardons comme une chose. N ous voulions m ettre en jeu un autre
mécanisme que celui du spectacle traditionnel, une espèce de contemplation, de méditation,
d ’alléés et venues autour d ’un sujet. Nous voulions nous trouver un peu comme devant
une sculpture q u ’on regarde sous te l angle, puis sous tel autre, dont on s ’éloigne, dont on
se rapproche.
— Mais il y a quand m êm e une résistance du matériel cinéma, qu'il faut vaincre.
—• Oui. Pour moi, le film est une enquête sur différents points, comme de savoir ce
qui est une impasse et ce qui est au contraire un chemin. Il est certain q u ’il doit y avoir
dans le film les deux à la fois. P our le moment, j ’avoue en être encore trop près pour
en distinguer les perspectives. Je lis ce qu’on m ’écrit chaque matin, et je m ’aperçois q u ’on

2
« On peut im aginer que Marienbad est un docum entaire sur une statue. (Alain R esnais
p end ant le tou rn age de L'Année dernière à Marienbad).

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me parle d ’œ uvre froide et mallarméenne, ou bien d'œ uvre passionnée et tendre. Il y a
donc deux types de réactions diamétralement opposées. Je ne suis finalement pas plus
avancé ! Il est fort possible que ces deux réactions soient vraies, que ce soit un peu un
film-miroir.

Des coups de îeu.

— Il ne s ’agit pas de faire l’exégèse du film . Mais n’y a-t-il pas un piège dans Vidée
de guider le spectateur du présent vers le passé, ou le fu tu r ? En le revoyant, on a
plutôt l’impression qu'il s ’agit des rapports du réel et de l'imaginaire, et non des temps.

— C ’est un film sur les plus ou moins grands degrés de réalité. Il y a des moments
où la réalité est parfaitement inventée, ou intérieure, comme lorsque l ’image correspond
à la conversation. Le monologue intérieur n ’est jamais dans la bande sonore, il est presque
toujours dans l ’image, qui, même lorsqu’elle représente le passé, correspond toujours au
présent dans la tête du personnage. C e qui est présenté comme présent ou passé est donc
purement une chose qui se déroule pendant que le personnage parle. Par exemple, je
discutais l’autre jour avec une fille qui revenait de l ’Inde, et je l ’ai vue tout à coup devant
le temple d’Angkor avec une robe bleue, alors q u ’elle n ’était jamais allée à Angkor et que
la robe bleue était simplement celle que je lui voyais porter.
— Il y a un côté très ouvert dans l'interprétation. Par exemple, quand Robbe-Grillet
résume le film , c’est du point de vue de l'hom m e qui propose à la fe m m e un passé...
— C ’est cela. Si Ton prend la formule de Truffaut : « Tout film doit pouvoir se
résum er en un mot », je veux bien q u ’on dise : U A n n é e dernière à Marienbad ou ta
persuasion. C ’est une solution. Mais il y en a d ’autres.
— On peut voir aussi le film comme si ce passé était réel, qu ’il y ait une sorte de
refus du passé par la fem m e, et que l'homme joue là-dedans un peu le rôle d'un psycha­
nalyste qui oblige la fem m e à reprendre en charge un passé volontairement censuré.
!—i C ’est en tout cas dans ce sens que j ’ai conçu la mise en scène.. Il y a aussi
l ’utilisation de thèm es psychanalytiques introduits consciemment : par exemple, les chambres
trop vastes qui indiquent une tendance au narcissism e. A un moment, Albertazzi entendait
des coups de feu, ce qui signifie l ’impuissance : je les ai finalement supprimés au mixage,
parce que ça ne correspondait pas à l ’idée que je m e faisais du personnage. Mais peut-être
les ai-je enlevés parce que j ’en connaissais très bien la valeur en psychanalyse?

— Les moments de tension entre lui et elle correspondent â des moments de tension
entre malade et psychanalyste.
— Vers la fin, je ne sais pas si vous vous souvenez de cette scène ou l ’homme a la
main contre la porte, après la séquence hypothétique de la mort, où elle s ’imagine que si
elle partait, elle serait tuée, etc. Quand elle dit, comme avec désespoir : « Mais je ne suis
jamais restée si longtemps nulle part », cela me donne l ’impression, surtout par l ’intonation,
d’un acquiescement total, donc la chose est réelle. Maintenant, il est aussi séduisant d ’en
faire une malade. D’abord, cet hôtel a tout de même une drôle d ’allure. Il y a d’ailleurs une
phrase qui m ’a toujours intrigué, c’est quand Sacha Pitoëff dit à la femme allongée sur le lit .
« 11 faut vous reposer, n ’oubliez pas que nous sommes là pour ça ». C e qui m ’a toujours fait
songer à Caligari, à la fin, quand le docteur dit : « Oui, il va se calmer, je le guérirai ».
Il me semble que c ’est un peu du même ordre. Peut-être cet hôtel n ’est-il q u ’une clinique.

Un entre=deux.

— H y a une autre interprétation dont vous disiez avoir eu le sentiment : c’est que
Albertazzi esl la Mort.

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Les Statues meurent aussi d’Alain R esnais et C hris M arker.

— A la fin, Robbe-Grillet a trouvé le mot « dalle de granit », et il s'est aperçu q u ’après


tout, la description du jardin correspondait assez précisém ent â celle d ’un cimetière. Et en
remontant à partir de là, il s ’est aperçu q u ’en effet on pouvait très bien rattacher le film
aux vieilles légendes bretonnes, à l’histoire de la Mort qui vient chercher sa victime et qui
lui a donné un an de sursis. Mais nous n'avons jamais cherché à tirer l ’histoire dans un
sens précis, demeurant toujours dans un entre-deux.

— Il n ’y a jamais réel absolu -ou imaginaire absolu.


— Il semble que dans le premier quart du film, il y a des choses qui ont un assez gros
degré de réalité ; on s ’en éloigne de plus en plus à m esure que le film se déroule ; et il
est possible q u ’à la fin tout à coup, ça se mette assez à converger, que la fin du film soit
ce qu’il y a de plus vrai. Il faudrait regarder cela de plus près.

—■A vec un grand climax au centre, quand elle reconnaît la statue.

— Oui, quand elle découvre le jardin et que le jardin, après tout, n ’est que l ’endroit
où ils se trouvent : ce qui pose tous les problèmes de la chronologie du film,

— Il y a un moment où elle sent le piège : quand elle lace sa chaussure ?

— Exactement. A partir de ce moment-là, on peut considérer q u ’elle s ’est souvenu.


Si. par hasard, elle est sincère au début, si vraiment son refus n ’est pas de pure coquetterie
ou de crainte, à partir de ce moment-là, elle a reconnu. Pour elle, c ’est vrai. Mais évidem­
ment, on ne sait jamais si les images sont dans la tête de l ’homme ou dans la tête de la
femme. 11 y a tout le temps un balancement entre les deux. On peut imaginer que tout est

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raconté par elle, au fond. Plusieurs spectateurs m ’ont dit que cette Eemrae n ’existait pas,
q u ’elle était morte depuis longtemps, que tout se passait chez les morts. Mais ce sont là des
choses auxquelles on pense quand la copie est standard, pas du tout au tournage, ni mêm e
au montage.

L'image du placard.

— Q u ’est-ce qui vous guidait dans l'organisation de cette matière que vous vouliez gar­
der floue : un sentiment d'affinité entre des thèmes, dei images f Dej rimes intérieures ?

— C e qui est intéressant, c ’est que ce n ’était pas moi seulem ent qui était guidé. Pen­
dant tout le tournage* il n ’y a pas eu de discussion ni entre les comédiens, ni parmi l ’équipe
technique. À plusieurs moments, on s ’est dit : on pourrait faire ça ou ça, on parlait un peu
avant les plans, on disait aussi : ça c ’est le ton du film, ça ce n ’est pas le ton du film.
Et ce genre de discussion n ’a jamais duré plus de quarante secondes. Nous étions tous obligea
de suivre un chemin dont nous ne pouvions pas nous échapper. C ’est une m anière de
rejoindre le film d ’équipe. Nous étions en quelque sorte prisonniers non pas d ’une logique,
mais d ’une paralogique qui faisait que nous étions constamment d ’accord, du cadreur
Philippe Brun' à Sacha Vierny ou à Albertazzi. C e qui aurait été instructif, c ’est un petit
journal des intersignes q u ’il y a eu pour le choix des endroits, des comédiens. Il y a eu
des tas de choses très bizarres, des phénomènes q u ’auraient aimés André Breton ou Jean
Cocteau, et qui se sont produits très fréquemment. J ’ai l ’impression que la forme doit
préexister, je ne sais pas où ni comment, et q u ’automatiquement, quand on écrit, l ’histoire
doit se glisser dans Je moule. Chaque fois que j ’ai pu avoir, soit en 16 m m , soit en 35,
l ’occasion de faire des films, je me suis aperçu q u ’on ne peut pas faire faire n ’importe
quels gestes à n ’importe quels personnages, ni le u r faire dire n ’importe quoi. 11 y eut un
moment, pendant la préparation de Marienbad, où j ’arrivais avec mon petit carnet noir et
où je proposais à Robbe-Grillet, par exemple, de faire intervenir le monde réel sous la
forme de conversations concernant un problème politique insoluble, du moins pour ceux
qui tenaient ces conversations. On s ’est aperçu que c ’étaient les spectateurs eux-mêmes
qui, en assistant au film, représentaient naturellement le monde réel et q u ’il était donc
impossible de les inclure d ’avance dans la bulle du film. J ’avais voulu aussi, un moment,
que la femme soit enceinte ; j ’en parlais à Robbe-Grillet, mais ce ne fut guère possible.
Nous n ’étions pas libres. Je suis d’ailleurs persuadé qu’on n e fait pas les films q u ’on veut.

Le film est aussi pour moi une tentative, encore très grossière et très primitive, d ’appro­
cher de la complexité de la pensée, de son mécanisme. Mais j ’insiste sur le fait que ce
n ’est q u ’un tout petit pas en avant par rapport à ce q u ’on devrait arriver à faire un jour.
Je trouve que, dès qu’on descend dans l ’inconscient, une émotion peut naître. Par exemple,
je me souviens de mon émotion en voyant Le Jour se lève, quand tout à coup il y avait des
moments d ’incertitude, quand l ’image du placard commençait à disparaître, puis q u ’une
autre image apparaissait. Je crois que, dans la vie, nous ne pensons pas chronologiquement,
que jamais nos décisions ne correspondent à une logique ordonnée. Nous avons tous des
nuages, des choses qui nous déterm inent et qui ne sont pas une succession logique d ’actes
qui s ’enchaîneraient parfaitement. Il me paraît intéressant d ’explorer cet univers, du point
de vue de la vérité, sinon de la morale.

La notion de vulgarisation.

— L é péril, c 'est qu'on tombe dans un piège un peu semblable à celui dont parle
Paulhan à propos du langage : ce qui est conçu par soi comme l e ‘comble de la liberté
risque d'être reçu par autrui com me le comble du mécanique.

— C ’est le problème de toute communication, qu’il s ’agisse de deux êtres ou de dix


millions. Il faut savoir quelle est la portion de subjectivité qu’on peut arriver à faire partager

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a II faut vous reposer... » : Delphine Seyrig et S ach a Pitoëff d an s L ’Année dernière
à Marienbad.

à tout le monde, dans la mesure où nous avons tous deux yeux, des cheveux, une pensée,
etc. On en arrive tout naturellement à la notion d’inconscient planétaire. C e qui me tente
et m ’intéresse toujours, c’est d ’appliquer des disciplines un peu différentes de celles du
spectacle» courant. C ’est une curiosité que j ’ai. II y a une notion qui me plaît bien, au
cinéma, c’est la notion de vulgarisation. Un livre ou une peinture entrent d'abord en
contact avec mille personnes, tandis qu’un film en touche tout de suite des millions. Dans
cette optique, il est intéressant de reprendre une expérience faite par un écrivain en 1880
ou par un peintre connu de quelques initiés. Je suis contre la chapelle, et toute- tentative
qui consiste à faire éclater les m urs de la chapelle me séduit a priori. De toute façon, même
si on voulait refaire exactement la même chose que ce qui a déjà été fait, la composition
chimique du cinéma est différente II est bien certain que, quand Van Gogh s ’amuse à
copier Delacroix ’o u Picasso Velasquez, on a un nouveau tableau. Cela dit, le cinéma a un
peu des gros sabots avec son image concrète. Sa démarche est un peu pachy dermique. On
a toujours la vieille dualité Lumière et Méliès. Entre ces deux possibilités, on oscille et
on se trouve parfois bien coincé. Si on prend Lola, par exemple : c ’est Lumière ou c ’est
AléHès ?
Quand je vois un film, plus q u ’aux personnages, je m 'intéresse au jeu des sentiments.
Je pense q u ’on peut arriver à un cinéma sans personnages psychologiquement définis, où
le jeu des sentim ents circulerait comme, dans une toile contemporaine, le jeu des formes
arrive à être plus fort que l ’anecdote.

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En cinq minutes.

— Ce qui est terrifiant, c'est cette position que R ené Clair pousse à Vabsurde quand
il dit : « Le tournage n'est qu'une besogne ».

— Pour moi, le tournage est l ’élucidation. Je reconnais que je fais des petits croquis
avant, mais c ’est pour être tranquille.

— A u moment du tournage, quelle est votre attitude vis-à-vis de ces croquis ?

— Je les regarde toujours Cela me sert dans m es rapports avec les comédiens,
avec le cadreur, avec l ’opérateur. C es croquis perm ettent par exemple que le comédien
ne soit pas affolé huit ou dix jours avant le tournage. S ’il a lu le découpage et s ’il s ’en est
fait une idée, et puis que, tout à coup, au moment du tournage, on le mette dans une position
ou un cadrage qu'il n'avait pas prévu, il va se troubler. Et comme j ’aime bien que tout le
monde soit décontracté au maximum sur le plateau, j ’aime mieux discuter avant que
pendant le tournage. Je suis pour des répétitions de tout le film avant de commencer à
tourner.

Pour Marienbad, nous avions fait toute une chronologie sur papier millimétré. Et on
disait toujours, avant d ’aborder telle scène avec les comédiens : cette scène succède, sur
le plan du montage, à telle autre scène, mais, sur le plan du degré de réalité, elle
succède à telle autre scène encore que nous allons trouver beaucoup plus tard dans le film.
D ’ailleurs, très souvent, à la prise de vue, j ’enregistre un morceau de la scène précédente,
de manière à attaquer à la collure et non sur la réplique même. Bien entendu, cette chrono­
logie a été établie une fois le scénario achevé. P a r exemple, tous les changements de
costume correspondent évidemment à des morceaux de temps différents. C e qui n ’est pas,
bien sûr, la clé du film, si toutefois il y a une clé. Mais il est vrai qu’on pourrait refaire
un montage du film en rétablissant une chronologie. O n pourrait, par exemple, imaginer
que le film se déroule en une semaine, que du moins tout ce qui est au présent se déroule
d ’un dimanche au dimanche suivant inclus. Ce qui n ’empêche pas Robbe-Grillefc de dire :
cela se passe peut-être en cinq minutes. Cela correspond assez bien à la dilatation du
temps dans le rêve, dans la mesure où on connaît un peu le mécanisme des rêves.

— Votre montage est, eu un certain seras, la version moderne du montage dJattractions.


Pour Poudovkine, les plans étaient les mots de la phrase ; pour Eisenstein, chaque plan
reste un élément vivant.
— Eisensteïn est beaucoup plus près de la rencontre du parapluie et de la machine à
coudre sur la table de dissection. Et, dans la m esure où je reste très sensible à la discipline
surréaliste, je me sens en effet beaucoup plus proche de h conception d ’Eiseasteln. Chaque
plan dem eure vivant.

— Il y a un sentim ent de grande humilité devant chacun des éléments soit du réel, soit
de l'œuvre, qui doit garder sa vie organique, et en m êm e tem ps faire partie d'un
ensemble.

— Même quand il s ’agit d ’un élément du décor, je n ’aimerais pas le transformer


pour la caméra. C ’est à la caméra de trouver la m anière de faire sortir- le décor comme
il faut, ce n ’est pas au décor de se plier à l ’appareil. E t pour le comédien, c ’est la mêm e
chose. Je respecte énorm ément le travail d ’un comédien. On n e déplace jamais le plan
de travail pour l ’état mental d ’un comédien, alors q u ’on le déplace parce qu’il fait beau
ou q u ’il pleut.

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O n se doute qu’en dépit de la rigueur du script et de la rigidité d u découpage, le
tournage proprem ent dit d e L’Année dernière ù Marienbad n ’est pas allé sans ruses de la
p a rt de son réalisateur. Il fallait bien p ren d re le film p a r u n bout, l’achever p a r un autre,
et, e n tre tem ps, « conduire la m achine ». Le graphique q ue nous reproduisons ci-dessus
fut, précisém ent, l’une de ces ruses, l’un d e ces pièges, destinés à apprivoiser le film pour
le m e n er où l’on sait.

In terro g é sur son fonctionnem ent, R esnais d u t toutefois reco nnaître son im puissance
à nous renseigner. C ’est donc à peine si nous savons qu’il s’agit d ’u ne organisation des
séquences selon leurs divers degrés de réalité. Celui qui sait voir découvrira d an s ce
tableau un essai de chronologie et p o u rra être tenté d ’y voir une clé du film, o u du
m oins un éclaircissem ent : les cartes du jeu enfin m ises en ordre. E ntreprise évidem m ent
a b su rd e et d’avance vouée à l’échec.

Le véritable in térêt de ce graphique e s t plus prosaïque et plus anecdotique. C’est u n


graphique à usage intern e d o n t la m ission est aujourd’hui achevée : o rd o n n er le choix
d es costum es et des éclairages, et su rto u t faciliter le travail des acteurs en les aid an t à
d o nn er à le u r jeu une cohérence qui leur eû t peut-être, sans celai, m anqué.
“ Alain Resnais nous a entretenu, de la diversité des interprétations qui pouvaient inter­
venir dans l'exégèse de L ’Année dernière à Marienbad. Je voudrais maintenant que nous pre­
nions le film tel qu'il se présente : comme une suite d ’images au présent.

R o b b e - G r i l l e t : Une image est toujours au présent. Je me souviens d ’une époque o ù


l ’idée de passé était introduite par un halo — un halo qui souvent persistait durant toute la
séquence au passé. Mais on est revenu très vite à conserver la même image pour le présent
et pour le passe. C ’est-à-dire à admettre que tout est, de toute façon, du présent.

R e s n a i s : Vous dites : on est revenu très vite. Ça n ’a pas été tellement rapide. Le pre­
mier exemple absolument typique d ’une introduction du passé dans le p r é s e n t avec des
images d’une entière netteté et sans aucun recours au fondu enchaîné ou à une petite m usique
qui indique q u ’on revient en arrière, je crois que c ’est tout de même dans Orphée, quand
Roger Rlïn fait sa déposition au commissariat de police et déclare qu’il s ’est passé telles et
telles choses. A ce moment, on voit une image de ce passé, puis la conversation dans le
commissariat reprend exactement de la m êm e manière. J ’ai bien l ’impression que c ’est
Cocteau qui a utilisé ce procédé pour la prem ière fois d ’une façon aussi précise.

— Déjà, dans Hiroshima, il m e sem ble que le flash-back n'était plus utilisé à des fins
strictements dramatiques. L'afflux d'images q u ’il engendrait noyait passablement sa fonction
dramatique.

R o b b e - G r i l l e t : Oui, mais dans Hiroshima le spectateur pouvait quand même, après


coup, replacer la scène dans une chronologie de l ’histoire. Il y avait certes des images dont
on ne comprenait pas tout d ’abord qu’elles appartenaient au passé. Par exemple, le plan
montrant le cadavre du soldat'allem and. Sa valeur de choc est entière, mais évidemm ent le
spectateur pointilleux quant aux significations pouvait toujours se dire plus tard : ah oui,
c ’est parce q u ’elle repensait à la mort de son premier amant. C ’est cette espèce de réalisme
mental que nous cherchons : elle voit le Japonais su r le lit, et puis, d ’un seul coup, elle voit
l ’Allemand mort. Il y a deux images, l ’une qui lui est extérieure, l ’autre intérieure. Mais,
du moment q u ’elle les voit on peut dire de la même façon, il est très bien que le cinéma
puisse les donner avec le même caractère de présent.

Le restaurant et les vagues.

R e s n a i s * : C ’est en somme une victoire du réalisme. En tout cas, c ’est un gain de réa­
lisme. Il est certain que l ’ancienne rhétorique qui consistait à introduire le passé au moyen
d ’un signe, si nous ne pouvons la juger, n ’a, en tout cas, pas plus de raison d ’être qu’une
autre. Faites l ’expérience. Vous parlez pendant un quart d ’heure avec quelqu’un. Puis vous
l ’arrêtez, et vous lui dites : « Vous avez vu ce qui s ’est passé. Nous sommes là, dans un
restaurant, en train de manger. 'Je vous ai parlé de la mer, des vacances. Est-ce que, si
j ’avais à décrire la scène que nous avons vécue depuis un quart d ’heure, la m anière la plus
réaliste serait de nous montrer tous les deux en train de manger dans ce restaurant ou bien
de m ontrer la plage avec les vagues dont nous avons parlé? Ou même de m ontrer tout cela,
non de la manière dont nous en avons parlé, mais en donnant les images qui se trouvaient
dans nos têtes à ce moment-là, qui se répondaient, interféraient, se contredisaient m ê m e ? »

R o b b e - G r i l l e t : Evidemment cela est contraire à une habitude établie, à une rhéto­


rique admise par le public, qui n ’est pas liée fonctionnellement au mécanisme de l ’esprit
humain. Elle est liée à un ordre artistique, à un romanesque si l’on veut, mais pas du tout
à un ordre mental. C e n ’est pas pour des raisons de vérité humaine q u ’on introduisait le passé
avec une référence explicite au passé, qu’on m ontre plutôt le restaurant que les vagues, dans
la scène que vous évoquez. C ’est uniquement oar convention ; je dirai par pur formalisme-

R e s n a i s : Maintenant, j’ai des scrupules. Il ne faut pas dire q u ’on n ’a jamais fait ça.
Je pense au Train Mongol, que j ’ai vu il y a quelque dix-sept ans. On voit à un certain

10
E m m anuelle R iva d an s Hiroshima mon am our d'A lain Resnais.

moment le gros capitaliste dans un wagon-restaurant, lançant sa main en avant vers l ’objectif.
On voit sa main avec trois doigts très gros et, immédiatement après, on passe à un plan qui
représente trois canons de torpilleur qui font à peu près les mêmes mouvements que les
doigts. Puis la conversation reprend.

Dans la tête.

R o b b e - G r i l l e t : Oui, bien sûr, mais ce qu’il y a d ’un peu différent dans Marienbad,
et qui risque de décontenancer, c’est simplement la généralisation : ce mécanisme a été
accepté non pas comme une infraction à la règle, mais comme, au contraire, un ordre géné­
ral de pensée tout à fait concevable du point de vue du réalisme, et même, peut-être, plus
concevable. Quand nous disons que la réalité, c ’est aussi bien ce q u ’on a dans la tête que ce
q u ’on a en face des yeux, nous posons le bien-fondé d ’une image cinématographique qui mon­
trerait tantôt ce qui se trouve devant nous, comme ce magnétophone, tantôt ce dont nous
sommes en train de parler, tantôt des images plus ou moins intermédiaires entre ce q u ’il y
a là entre, nous, ce que vous avez dans la tête, ce que j’ai dans la mienne, etc. Le film n ’est
là encore q u ’une convention, mais qui est dans une certaine m esure plus réaliste que la
convention qui consisterait à prendre systématiquement une seule des catégories de cette
réalité.

Il
R e s n a i s : D ’ailleurs, si on regardait Marienbad de très près, on verrait que certaines
images sont équivoques, que leur degré de réalité est douteux. Mais il y a des images dont
3a fausseté est beaucoup plus nette et des images de mensonge qui, à m on a vis, sont tout à fait
évidentes. II ne faut pas croire que nous nous sommes am usés à tourner en disant : le spec­
tateur se débrouillera.
\

: L ’utilisation du décor lui-même est caractéristique. Au moment où la


R o bb e- G r il l e t
chambre a un décor baroque extraordinairement compliqué, où les m urs sont chargés de
volutes en pâtisserie incroyables, nous sommes probablement en présence d ’une image plus
douteuse.^ De même, quand l ’héroïne sort trois cents photos identiques d ’un tiroir, c ’est une
image qui commence à être fortement irrationnelle et qui doit être beaucoup plus mentale
q u ’objective. Peut-être que, s ’il fallait parler d ’une réalité strictem ent objective, elle n ’a,
à ce moment-là, sorti qu’une seule photo; mais elle en a vu trois cents. Sans d ’ailleurs que
nous puissions nous-mêmes donner toujours une interprétation unique et définie des inten­
tions de chaque image.

Une aventure passionnelle.

— Il est certain que ce qui frappe d'abord, au spectacle de Marienbad, c’est que le
film se présente à nous comme un objet qui requiert tonte notre faculté de compréhension
et d'affabulation. Comme n ’importe quel fragment de réel,
R o b b e - G r i l l e t : Toute la question est de savoir si l ’incertitude qui s ’attache aux images
du film est exagérée par rapport à celle qui nous entoure dans la vie quotidienne, ou bien
si elle est du même ordre. Pour moi, j’ai l ’impression que les choses se passent vraiment
de cette façon-Ià. II s ’agit, antre ces personnages, d 'u n e aventure passionnelle et ce sont
justement, pour nous, les aventures qui contiennent la plus grande proportion de contradic­
tions, de doutes, de phantasmes. Marienbad est une histoire assez opaque comme nous en
vivons dans nos crises passionnelles, dans nos amours, dans toute notre vie affective. Par
conséquent, reprocher au film de ne pas être clair, c ’est reprocher aux passions humaines
d ’être toujours un peu opaques.

— Le mot risque d'entretenir un malentendu Car enfin si Marienbad nous paraît opaque,
ce nJest pas parce que vous nous cachez volontairement certains fragments qui pourraient
nous fournir une idée claire du film.
R o b b e - G r i l l e t : Exactement. On montre tout, mais ce sont des choses qui ne se
réduisent pas à une simple explication. Ce qui est drôle, c ’est que les gens admettent très
volontiers de rencontrer dans la vie courante un tas d ’élém ents réels irrationnels ou ambigus
et que ces mêmes gens se plaignent de les rencontrer aussi dans les œuvres d ’art, romans ou
films, qui devraient censém ent présenter quelque chose de plus rassurant que le monde réel.
Comme si l ’œ uvre était faite pour expliquer le monde, pour rassurer l ’homme sur le monde.
Je ne crois pas du tout que l’art soit fait pour rassurer. Si le monde est vraiment si complexe,
ce q u ’il faut, c ’est retrouver sa complexité. Encore une fois par souci de réalisme. . /
Mais il faudrait aller plus loin. En nous en tenant là, nous avons Pair de supposer que la
réalité existe en dehors de l ’ceuvre et cela même n ’est pas tout à fait sûr. U ne œ uvre, c ’est
une sorte de conscience. Comme dans la vie courante, le monde n ’existe pas tout à fait sans
la conscience qui le perçoit, pour l ’œ uvre d ’art il en va un peu de mêm e. Les choses racon­
tées n ’existent pas vraiment en dehors du récit que l ’œ uvre en donne.

Des formes cinématographiques.

— A ce propos, f'ai plusieurs fois entendu faire au film le reproche de formalisme...


R o b b e - G r i l l e t : T rès curieusement, les gens qui reprochent à Marienbad d ’être
« fabriqué » sont ceux qui admettent comme spontanées les œ uvres qui respectent des règles

12
de fabrication fixées d ’avance, des recettes, des normes. Et ces gens raisonnent comme si
il y avait une réalité existant déjà avant l ’œ uvre et comme s ’il ne s ’agissait plus que de
trouver les formes qui seront les plus accessibles au public pour que l ’histoire soit bien
comprise. Pour nous, au contraire, l ’anecdote n ’est rien en dehors de la façon dont elle
est rapportée. D’ailleurs la genèse du film est à ce sujet fort éclairante. Lorsque j ’ai
rencontré Resnaîs et que nous avons eu une prem ière conversation, il se trouvait que
nous avions en tête des formes cinématographiques du même genre. Je savais que toutes
les idées de cinéma que je pourrais avoir conviendraient de quelque manière à ce que
Resnais cherchait à faire à ce moment-là. Il se trouvait q u ’il avait envie de faire le
genre de film auquel je pensais moi-même. Je n ’ai pas vraiment inventé quatre schémas
en trois jours pour Resnais, mais j ’ai écrit pour lui quatre projets d ’une page et demie
que j ’avais sans doute dans la tête depuis longtemps.
R e s n a i s : Quand j ’ai eu fini de lire l ’œ uvre de Robbe-Grillet, je me suis dit : il y
a déjà un film que nous avons nettem ent fait ensemble, c’est Toute la mémoire da monde.

R o b b e - G r il l e t : C e qui ne nous empêche pas d ’avoir des vues différentes, l ’un


et l ’autre, sur l ’ensemble de ses films ou sur l ’ensemble de mes livres. Mais il se trouve
q u ’il y avait un monde commun à tous les deux, qui était habitable par l ’un comme par
l’autre. Il ne s ’est pas agi d ’un compromis entre Resnais et moi, mais d ’une forme
com mune qui fonctionnait de la même façon pour lui e t pour moi, bien qu’il ne soit
pas sûr que nous y attachions la même importance dans le détail.

R esnais : Par exemple, nous n ’avons pas du tout les mêmes goûts et il arrive que
nous nous opposions violemment, sur un livre, sur un film, sur un mode de vie..,

G iorgio Albertazzi et D elphine Seyrig dans L ’A n n é e dernière à Marienbad.

13
R obbe -G ril l e t : Il est arrivé à chaque instant, malgré cela, que nous ayons les
mêmes intuitions. Par exemple, je décrivais un mouvement de caméra et Resnais me
disait : « C ’était inutile, c ’est ce mouvement que j ’aurais choisi de toutes façons ».
Cependant, il reste possible que Marienbad ne soit pas du tout le même film pour
Resnais et pour moi. De même voyons-nous sans doute chacun différemment le monde
réel, qui est autour de nous le même.

Les feuilletons de Feuillade.


— Je vais peut-être vous faire sursauter, mais, en voyant Marienbad, j'a i pensé au livre
de Bioy Casarès : « L ’invention de Moreî ».

R o b b e - G r i l l e t : Pas du tout. J ’ai été presque toujours déçu par les livres de science-
fiction que j’ai pu lire, mais « L ’invention de Morel » est, au contraire, un livre étonnant.
Et, chose curieuse, j’ai reçu tin coup de téléphone de Claude Ollier, après la projection
de Marienbad, qui me disait : mais c ’est « L ’invention de Morel » !

R e s n a is : Je suis mal placé pour en parler, car je ne connais pas ce livre.

— C 'est un roman écrit à la première personne et fondé sur le mythe du cinéma


total. L e narrateur débarque sur une île où fonctionne une machine, mise au point vingt
ans auparavant, qui reproduit dans leurs trois dimensions les événem ents qu'elle a enre­
gistrés. B ien entendu, ces images en trois dimensions se mêlent au monde réel au. point
qu'il est impossible de distinguer les unes de l'autre. Comm e certains plans de Marienbad,
les objets se trouvent donc frappés de suspicion, ils sont là, mais que sont-ils vraiment ?
C 'est tout le problème.

R e s n a is : Le rapport avec Marienbad est en effet frappant. Mais nous avons eu


souvent des surprises de ce genre. Je me souviens du premier plan que nous ayons vu en
projection. C ’était le plan de la jeune femme, en plein soleil, le long de la balustrade,
derrière la statue. Quand la lum ière s ’est rallumée, je me suis dit : c’est am usant, on
est en plein dans les feuilletons de Feuillade.

R o b b e - G r i l l e t : Et j ’avais moi-même décrit le plan sans même connaître ces feuille­


tons. Je n ’ai pas lu les histoires de Fantômas, ou si peu...

— J'ai en effet aussi pensé à Feuillade, mais au moment où la baluslrade s ’effondre.

R o b b e - G r i l l e t : C ette image est pourtant l ’une de celles qui figuraient avec précision
dans le scénario. Et je ne peux guère avoir été influencé, comme vous voyez.

R e s n a i s .: C ’est une image mensongère. Au moment de la tourner, je m e souviens


avoir dit à Albertazzi d ’enjamber la balustrade, très a Arsène Lupin ». Le climat y était.
Et c ’est à mon avis justifié, car, dans la m esure où c ’est une image au futur et projetée sans
doute par l ’angoisse de la jeune femme, il est tout à fait normal q u ’elle fasse appel, dans
des circonstances pareilles, à des traditions de romans populaires. Cela allait en quelque
sorte de soi.

R o b b e - G r i l l e t : A ce moment la jeune femme dit d’ailleurs : <c Disparaissez, je


vous en supplie, pour l ’amour de moi ! », ce qui indique assez le degré de <t théâtralité »
de la scène !
R e s n a is : C e qui augmente le regret que j ’ai de ne pas avoir tourné Fantômas.

L'univers de l’art.
— Ces coïncidences tendraient à confirmer le bien-fondé des idées chères à Malraux,
selon lesquelles Vart se nourrirait de l'art.

14
La statue des jardins de Marienbad.

R o b b e - G r i l l e t : Je crois que ce qui nourrît l ’artiste, c ’est directement la réalité,


et que, si l ’art nous passionne, c’est parce q u ’on y retrouve déjà des choses q u ’on avait
envie de faire sous la seule émotion causée par le monde réel. Je ne crois pas q u ’on
se nourrisse vraiment de l ’art, au moment de la création.

— Fous vous opposez donc à la théorie de Malraux ?

R e s n a i s : Personnellement, je suis pour la théorie de Malraux. Je crois que l ’envie


de participer à l ’univers de l ’art existe très fortement. C e n ’est d ’ailleurs pas incompatible
avec ce que dit Robbe-Grillet.

R o b b e - G r i l l e t : Le choc est produit par !e monde et l ’art n ’est q u ’un rappel. Un


éclairage, peut-être. Si j ’aime l ’œuvre de Kafka, par exemple, c ’est vraiment parce que j ’y
ai retrouvé la façon dont je voyais le monde autour de moi ; c ’était comme si déjà je la
connaissais avant de la lire. Quand une image me frappe au cinéma, c ’est toujours parce
que j ’y reconnais mon expérience vécue. Sinon, il n ’y aurait pas de communication possible.
Toute œ uvre d ’art deviendrait uniquement subjective et absolument sans aucun contact
possible avec personne.
R e s n a i s : A ce propos, voici une anecdote qui me paraît intéressante. J ’ai reçu, il y
a quelques années, une lettre d ’une dame qui me disait en substance : « Ah, j ’ai vu votre
Van Gogh, quel film merveilleux, et comme vous avez dû faire de beaux voyages pour
aller filmer tous ces endroits ». Cette dame avait le souvenir d ’un film qui était à la
fois les toiles de Van Gogh et des paysages réels.
Le temps du film.

— Pour en revenir à Marienbad, il y a un phénomène curieux. On peut indifférem­


ment se dire : c'est un film de Resnais ou bien, c'est un film de Robbe-Grillet, D ’autre
part, ce n ’est un secret pour personne qu'il existe quelques différences minimes entre le
découpage très précis du film eî le résultat.

R o bb e - G r il l e t : Dans le scénario que j ’ai rem is à Resnais, il existait déjà de


nombreuses indications de montage, de cadrages, de mouvements d ’appareil. Mais je n ’avais
aucune idée des term es techniques employés par le cinéma, ni de ses possibilités réelles ;
j ’ai décrit un film tel que je le voyais en imagination, et dans un langage parfaitement
naïf.

R e s n a i s : Pas du tout. En tout cas, c ’était fort précis, li y avait même des astuces
de vieux monteur !

R o b b e - G r i l l e t : Tout n ’a d ’ailleurs pas été conservé. II y avait p ar exemple, vers


la fin, une série de fondus. Il n ’en reste plus un seul. C es fondus n ’étaient pas du tout
faits pour exprimer des changements de temps... bien au contraire. P ar exemple, entre
deux 'morceaux de présent, il y avait un fondu ; et ensuite un passage brusque entre
une scène présente et une scène au passé.
— Pourtant, dans v o s livres, il n 'y a jamais l'équivalent d'un fondu.

R o bb e- G r il l e t : A h s i, je c r o i s .

R e s n a i s : Je ne crois pas non plus que ce soient des fondus. C ’est une phrase q u i
transforme l ’image. Impression que ne donnerait pas u n fondu.
— De toute façon, le fondu, en tant que transformateur de durée, est impensable dans
Marienbad. Peut-on d ’ailleurs affirmer raisonnablement que l'histoire se déroule en huit
jours, en vingt-quatre heures, ou pendant la durée de la représentation théâtrale ?

R o b b e - G r i l l e t : On peut dire que le seul temps est le temps du film. Q ue là encore


il n ’y a pas de réalité en dehors du film. On voit tout. On n e nous cache jamais rien et il
ne faut pas croire que le film dure une heure et demie et résum e ainsi un temps plus long,
deux heures, deux jours ou huit jours. Je ne dirais pas cela pour La Vérité de Clouzot, par
exemple, où on a l ’impression q u ’il y a un autre temps, plus réel que celui du film. Pour
Marienbad, je n ’en vois même pas d ’autre possible. Toutes les autres durées relèvent de
l’interprétation et ne font que le limiter. Ce qui le laisse intact, c ’est de dire que l ’histoire
dure une heure et demie.

Les gestes, tels qu'ils demeurent.

î l y a m plan qui m'a surpris et qui me surprend plus encore lorsque je sais que tous
les plans du. film et leur enchaînement ont été prévus sur le papier par Robbe-Grillel. C 'est
le plan du travelling surexposé qui se termine par la répétition de la dernière portion de son
parcours. îl me semble difficile qu'un tel plan ait pu être prévu.

R e s n a is : C ’e s t j u s t e m e n t u n d e s r a r e s p i a n s q u i n ’o n t p a s é t é p r é v u s d è s l e d é p a r t .

R o b b e - G r i l l e t : Là, Resnais savait qu’il ne tournerait pas ce q u ’il y avait dans le scé­
nario. Il m e l’avait dit. Ç ’a été le point de friction entre nous! Resnais savait que, pen­
dant quelques secondes, il y aurait autre chose.

R e s n a i s : Et cette autre chose, j ’en ai eu l ’idée une quinzaine de jours avant le tournage,
ou un peu plus.

16
R o b b e - G r i l l e t : Il y a un autre passage que j e n ’avais pas prévu, mais celui-là j ’aurais
dû le trouver moi-même, car je l e reconnais absolument ; c ’est la série de plans où on voit
Delphine Seyrig s ’asseoir de diverses façons sur le lit, à droite et à gauche, successivement.
C 'est le genre de choses que je souffre un peu de n ’avoir pas inventées!

— Quel a été votre sentim ent en voyant le film pour la première fois?

R o b b e - G r i l l e t : Je ne croyais pas que ce serait si beau. Je l ’ai reconnu complètement,


bien sûr, mais en même temps il est devenu merveilleux. Au fond, tout était prévu et tout
était à faire. Il n 'e st pas vrai q u ’on peut décrire une image com me elle sera. C ’est au moment
où on la réalise q u ’on lui donne une existence.

R e s n a i s : Si j ’ai pu faire le découpage du film en deux jours et demi, c ’est pourtant


bien parce que tout était minutieusement préparé par Robbe-Grillet.

R o b b e - G r i l l e t : Il n ’en est pas moins vrai que, même s i un cadrage est prévu sur une
description, il reste à le réaliser. Il est évident que le film n ’aurait pas été le même si on
l ’avait donné à réaliser à un autre m etteur en scène ou à un robot électronique. Mes descrip­
tions n e devaient pas être suivies à la lettre, mais, encore une fois, « réalisées ».

R e s n a is ; De même q u ’il a fallu faire et réaliser » la statue du parc,

R o b b e - G r i l l e t ; On peut imaginer que Marienbad est un documentaire sur une statue.


Avec des échappées interprétatives sur les gestes et le retour, à chaque fois, aux gestes eux-
mêmes, tels q u ’ils demeurent, figés par la sculpture. Imaginez un documentaire qui réussisse,

« Im aginez un docum entaire qui réussisse à ra c o n te r toute une histoire. »


Guernica d’Alain R esnais.

17
avec une statue à deux personnages, à réunir une série de vues, prises sous des angles divers
et à l ’aide de divers mouvements de cam éra, et à raconter ainsi toute une histoire. E t à la
fin on s'aperçoit qu'on est revenu au point de départ, à la statue elle-même.

Les deux bords du troü.

— En ce sens, ions vos livres sont des documentaires et c’est parce qu’ils sont docu­
mentaires qu'ils sont fantastiques. Si bien que le père du fantastique, ce n'est pas M éliès,
mais Lumière.
R e s h a i s : Le fantastique est ainsi, en tout cas, beaucoup plus fort. Les moments le s plus
fantastiques de Nosferatu, par exemple, sont des moments « réels ». Cela ne fait aucun doute.

R o b b e - G r i l l e t : Mais, dans Marienbad, le phénomène important est toujours com m e


à l’état de creux au cœ ur de cette réalité. C e qui, dans Marienbad, est en creux, c ’est « l ’an ­
née dernière ». C e qui s ’est passé — s ’il s ’est passé quelque chose autrefois — produit
constamment une sorte de manque dans le récit. Comme le personnage principal de « La
Jalousie » n ’est q u ’un creux, comme l ’acte principal, le meurtre, est en creux dans « Le
Voyeur ». Tout est raconté avant le trou, puis de nouveau après le trou, et on essaie de
rapprocher les deux bords pour faire disparaître ce vide gênant. Mais c ’est tout le contraire
qui se produit : c ’est le vide qui envahit, qui remplit tout. Dans Marienbad, on croit d ’abord
q u ’il n ’y a pas eu d ’année dernière et on s ’aperçoit ensuite que l ’année dernière a tout
envahi : q u ’on y est bel et bien. De même on croit q u ’il n ’y a pas eu de Marienbad et on
s ’aperçoit q u ’on y est depuis le début, L ’événem ent que refusait la jeune femme a, à la fin,
tout contaminé. Si bien qu’elle n ’a pas cessé de lutter et de croire qu’elle gagnait la partie,
' puisqu’elle a toujours tout refusé; et, à la fin, elle s ’aperçoit que c’est trop tard, q u ’elle a
en fin de compte, tout reçu. Comme si tout cela était vrai, bien que probablement ça n e le
soit pas. Mais vrai et faux n ’ont plus alors aucun sens.

R e s n a is : Bien entendu il n e pouvait être question de truquages.

R o b b e - G r i l l e t : Vous connaissez la fameuse phrase : « Larvatus prodeo », je m ’avance


masqué, mais en montrant mon masque. Le cinéma est une technique qui se désigne elle-
même. C ’est le dévoilement de cette technique qui crée une vérité. Il n ’y a pas de vériïé
préexistante à la technique, qui servirait seulement à la capter. C ’est pourquoi j ’ai tendance
à dire que l ’histoire se déroule en un e heure et demie et q u ’elle n ’a aucune existence avant
ni après. A la fin du film, si les personnages s ’en vont, ce n ’est pas pour aller quelque part.
Ils cessent d ’être. Il n ’y a jamais eu que du ici et du maintenant.

— - U n exem ple de îa façon dont existe le film est le proverbe dont on entend à plusieurs
reprises le début : « De la boussole au navire... »

R o b b e - G r i l l e t : Oui, si vous voulez. J ’ai inventé une moitié de proverbe. Encore une
fois on n ’a rien caché à personne. A quoi bon inventer un proverbe entier quand on doit
n ’en conserver que la prem ière p artie? Evidemment à partir de ce demi-proverbe on peut
imaginer beaucoup de choses.

R e s n a i s : Il n ’est pas nécessaire d ’en connaître plus. Dites cela dans un salon, tout le
monde connaîtra le proverbe. Personne n e demandera la suite. Je le sais : j’en ai fait l ’expé­
rience l
{Propos recueillis au magnétophone.)

Les photographies d e L ’A n n é e d ernière à M arienbad qui illustrent l’ensem ble consacré


à A la in R esnais sont extraites du livre (scénario et dialogues du film ) à paraître aux E dition s
de M intiit, et reproduites avec i’■autorisation d e celles-ci.

18
BIOFILMOGRAPHIE D’ALAIN RESNAIS

Alain Resnais, à la cam éra, p en dan t le tournage de Toute la mémoire du monde.


don t q u a tre photogram m es illustrent no tre filmographie.

A lain Resnais est n é à V a n n e s (M orbihan), le 3 juin 1922. A près avoir interrom pu ses études
à l’IDHEC, il réalise plusieurs films en |6 m m . L a film ographie que nous publions a été éta­
blie avec la participation -d’A lain Resnais lui-même. Ausoi com plète que nous l’ayons voulue,
elle comporte certainem ent encore quelques lacunes : il s'agit toujours de films en 16 m m qui
constituent des essais personnels et dont le souvenir sem ble échap per à celui que l ’on a appelé
le cinéaste de la m ém oire. D u m oins ce travail est-il le plus com plet publié à ce jour.
P a r ailleurs, et concurrem m ent à son activité' de cinéaste, A lain Resnais a m onté u n cer­
tain nom bre d e films. E n voici la liste :
1952 : Devoir de Vacances, d e Paul Paviot.
1955 : L a P ointe courte7 d ’A gn ès V a rd a.
1956 : A u x Frontières de l ’h om m e, de Nicole V édrès.
1957 : L 'Œ il dtl maître, d e Jacques Doniol-Valcroze.
1959 : Paris à V autom ne, d e François R eichenbach,

19
1948 : V A N G O G H . A la d e m a n d e de Gas­
ton Diehl et dès A m is de l’A rt, A lain Res­
nais entreprend son prem ier V aN G o g H en
16 m m . Claude H auser, directeur d e pro ­
duction de B raunberger, lui propose d e le
refaire en. 35 m m.
Conception ; R o b e rt H essens et G aston
Diehl.
Réalisation : A la in Resnais.
M usique : Jacques Besse.
V oix : Claude D aup hin,
Production : P ierre B raunberger.
L ongueur : 600 m ètres.
MALFRAY. Film d e 20 m inutes en 16 m m
avec son direct.
Conception ; R o bert H essens et Gaston
Diehl,
Réaliscdion ; A la in Resnais.
M usique : Pierre B arbaud,
Com m ande particulière.
•1945-1946 : S ch é m a d ’u n e iden t ifica t io n . 1950 : GA U G U IN .
Film. 16 mm muet. Durée : 30 minutes. Conception ; G aston Diehl.
Copie disparue. Réa/fstrfï'on ; A la in R esnais.
O u v e r t p o u r c a u s e d ’ in v e n t a ir e . T e x te ; Paul G auguin,
Film 16 mm muet. Durée : 90 minutes. jVfiisicjue : Darius M ilhaud.
Copie disparue. V oix : Jean Servais.
Production ; P ierre B raunberger.
1946-1948 : Série de films en 16 m m muet Effets spéciaux : H e n ry F e rra n d .
d ’une durée de 10 à 30 minutes :
L ongueur : 300 m ètres.
P o r t r a it d ' H e n r i G o e t z .
L ' A l c o o l TUE. Film en 16 m m m uet, d 'u n e
V i s i t e a L u c ie n C o u t a u d . durée de 25 m inutes.
V isit e a F é l ix L a b isse . Scénario : R em o Forlani.
V i s i t e a H ans H art u n g . Conception et production ; P aul R enty.
V i s it e a C é sa r D o m e l a . Im age, texte et m on ta g e : A lain Resnais.
JOURNÉE NATURELLE. Film, en couleurs consa­ Interprétation : Grégoire, Forlani, Men-
cré à Max Ernst. digal.
V isite a O scar D ominguez. Inachevé. GU ERN ICA.
La B a g u e . Mimodrame de Marcel Marceau. Conception ; R o bert Hessens.
Réalisation ; A la in R esnais et Robert
Hessens.
Opérateurs : F e rra n d et Dum aître.
M itsique : G u y B ernard.
T exte : P a u l E lu ard.
V oix ; M aria Casarès.
Production ; P ierre B raunberger.
L ongueur : 320 m ètres,
1951 : L E S S T A T U E S M E U R E N T AUSSI.
Réalisation : A lain Resnais, Chris M arker
et Ghislain Cloquet.
Opérateur ; G hislain Cloquet.
M usique ; G uy Bernard.
T exte : Chris M arker.
V oix : Jean N egroni.
Production : A n d ré T a d ié et « Présence
Africaine j>.
L ongueur : 800 m ètres.
C om m andé p a r « Présence A fricaine ». ce
film est interdit par la censure depiiis 1954.

20
1955 : NU IT E T BRO U ILL A R D .
Réalisation : A lain Resnais.
Opérateur ; Ghislain Cloquet.
T e x te : Jean Cayrol.
V o ix : Michel Bouquet.
Conseillers historiques : A n d ré Michel et
Olga W ormser,
M usique : H an ns Eisler.
M ontage sonore : Henri Colpi et Jasm ine
C hasney.
Couleur : Eastm ancolor.
Production : A rgos Films et Como Films.
L ongueur : 800 mètres.
Ce film était com m andé p ar le Comité
d ’Histoire de la Déportation d e la seconde
guerre m ondiale.
1956 : T O U T E L A M EM O IRE D U M ONDE.
Conception : R em o Forlani.
Réalisation : A lain Resnais. Interprétation : E m m anuelle Riva, Eiji
Opérateur ; Ghislain Cloquet. O kada, Bernard Fre&son, Stella Dassas,
M usique : Maurice Jarre. Pierre Barbaud,
V o ix : Jacques Dum esnil. Production ; Argos Films, Com o Films,
Production : P ierre Braunberger, P ath é Overseas Productions, D.aiei C om ­
pany.
L ongueur : 600 m ètres.
Durée ; l h . 31.
C e film était com m andé p ar le m inistère
des Affaires Etrangères. 1960 : L ’A N N E E D ER N IE R E A M A R IEN ­
1957 : L e M y s t è r e d e l ’A t e l i e r 15. BAD . Dyaliscope.
A daptation, découpage, réalisation, inter­ Réalisation : A lain Resnais.
prétation et m ontage A nd ré Heinrich, .Scénario et dialogue ; A lain R obbe-G ril­
A lain Resnais, C hris Marker, Y ves Pe- let.
neau, Jean Brugot, A n n e Sarraute, Fer- Opérateur : Sacha V ierny.
nand Marzelle, C laude Joudieux, A ndré M usique ; Francis Seyrig.
Schlotter, A lex Reval.
Contrôle technique ; V aliaud, Sm agghe, Décoration : Jacques Saulnier.
Dubois. M onfage ; Henri Colpi.
Opérateurs ; Ghislain Cloquet, Sacha S o n : G uy Villette, Marchetti, R enault,
V iern y. Neny.
M usique ; Pierre Barbaud. Interprétation : D elphine Seyrig, Giorgio
V oix ; ‘ Jean-Pierre G renier. Albertazzi, Sacha Pitoeff, Gilles Q uéant,
Production : Jacoupy. P ierre B arbaud, Françoise Spira, Jean
L anier, L uce Garcia-Ville.
1958 : L E C H A N T D U S T Y R E N E . Ciné­
m ascope. Production : Precitel, T erra Film.
Réalisation : A lain Resnais. Durée ; 1 h. 33.
Opérateur : Sacha V ierny.
T e x te ; Raym ond Q ueneau.
V oix ; Pierre Dux.
M usique ; Pierre Barbaud.
Coufetir Eaetmancolor.
P roduction : Pierre Braunberger.
L ongueur : 380 m ètres.
Concours technique de Péchiney. Ce film
était com m andé p ar les usines Péchiney.
1959 : H IR O SH IM A M O N A M O U R .
/îéaïisafion : A la in Resnais.
Scénario e t dialogue ; M arguerite Duras.
O pérateurs : Michio T akah ashî au Japon,
Sacha V ierny en France.
M usique ; Giovanni Fusco et Georges
Delerue,
M ontage ; H enri Colpi.

21
D elphine Seyrig dans L ’A n n é e dernière à Marienbad.

DANS LE DÉDALE
par François Weyergans

U n titre : h L a Mort donnant un baiser à une femme nue devant un tombeau ouvert »,
me tracassa longtemps, bien avant que je ne connaisse le tableau même (de Baldung G rien ;
on peut le voir à Bâle). Ces mots semblaient désigner quelque mythe, faisant retour sur
lui mais échappant peut-être à son propre sens. A ujourd’hui, Delphine Seyrig et Giorgio
Albertazzi dans un château bavarois m ’ont, pendant tel instant, rappelé tout à coup ce
titre fascinant.

Mais je vois d ’abord que la beauté du film de Resnais transparaît sans l ’appoint d ’une
réflexion extérieure. Etrange position, encore une fois : la critique est inclue dans l ’œuvre,
et non le contraire. Il n ’est pas question de démissionner, plutôt de changer de tactique,
comme on va voir. Disqualifier la critique serait témoigner d ’une impuissance peu glorieuse!
(Et puis, une exégèse pourra toujours se vérifier, se justifier, — ou non.) D ’où vient que
devant nombre d ’œuvres actuelles, et devant L ’A n n ée dernière à Marienbad de façon plus
aiguë, on soit contraint à ce doute ? C ’est banal de remarquer comme nos rapports avec
diverses choses se modifient intensément. P ar exemple, écrire à quelqu’un de familier qui,

22
du jour au lendemain, par avion, se trouve à des milliers de kilomètres de vous : il faut
s’adapter, les lettres sont écrites et 'lues autrement. J ’y pensais à propos de ce film, qu’on
ne peut plus juger avec la même méthode ou l ’esprit qui aidaient à aborder un cinéma plus
« classique ». Notre critique semble récusée. Mais il sera toujours temps de s’interroger
sur sa valeur, après, ailleurs, ou plutôt par le biais de l ’exercice critique lui-même.

La première ambition du critique sera de discerner la forme globale de l’œuvre, de


l'étendre devant lui. Mais plusieurs formes se chevauchent ici, privilégiées les unes puis
les autres selon le parcours de la pensée. L e récit lui-même se dérobe. « C ’est un film
ouvert à tous les mythes », disait Resnais. Mais il doit y avoir, pensera peut-être le criti­
que, un mythe qui les récapitulerait. Ce mythe ne serait-il pas le film lui-même ? E t la
chronologie interne du film ne renverrait alors à rien d ’autre qu’à cette durée qui la contient :
le temps de1la projection. Dans Hiroshima, le temps se référait à l ’Histoire, et sa distorsion
dans la mémoire n’excluait pas un récit « logique )> (encore que le récit remémoré soit
subjectivement suffisant). Mais dans L ’A nnée dernière, le temps n ’existe pas au-delà du
film, de même que le demi-proverbe « De la boussole au navire... » n’existe pas, intégral,
en dehors du film. L e temps du mythe ne se superpose pas au temps de l ’histoire empirique.

Une critique du film devrait donc insister d'abord sur ce côté « monde clos )>, per­
ceptible dans cette notion de temps qui n’est pas le temps réaliste du récit, et qu’on aura
tôt fait d ’assimiler à un temps musical, à ce temps ontologique dont Strawinsky enseignait
qu’il domine par un principe de similitude. A l ’intérieur de ce temps joue la chronologie
du « récit » (comme on dit que le bois joue), deviennent plausibles les exégèses. L e film
est une grande forme mouvante, dévoilant ses racines et en découvrant d ’autres en nous.
Car L ’Armée dernière n’existe pas en soi : le spectateur anime le film (comme le jeu du
regard fait vivre le mouvement des toiles de Vasarely).. Resnais et Robbe-G rillet font
appel à l ’inconscient collectif, ayant pris soin de ne jamais infléchir la narration dans tel
sens précis, mais de la laisser dériver. Leur film n ’est pas une entreprise ésotérique :
il prétend au contraire à la plus large audience. L ’exégèse ne saurait être contraignante,
et si elle emprunte un chemin, elle doit permettre l ’existence d ’autres élucidations. Une
grande œuvre est, d ’ordinaire, dépassée par sa signification ; le film de Resnais prévoit
toutes ses significations et les englobe à 1 avance ; il les épuise toutes, même si on en
découvrait à l ’infini. T out ce q u ’on a pu, ce qu’on pourra, écrire à propos de L ’A nnée
dernière fait déjà partie du film. Alors que la démarche commune tend à déchiffrer le
monde, le film de Resnais s’identifie, se substitue au monde, se l ’approprie, et propose
à son tour un chiffre. C e chiffre, création absolue, se nourrit cependant d ’un double
héritage, celui de son époque, et aussi cet héritage archaïque recueilli par les rêves que
chacun de nous abrite.

*
* *

Arrivé à ce point, le critique pourrait proposer une hypothèse. Celle-ci : « L e film


serait donc un rêve. Or, h connaissance d’une chose que je suis seul à savoir est le rêoe,
dit H egel. Posons que nous avons affaire à une seule personne. C e rêve est le résultat d ’un
conflit (conflit diurne), et ce conflit prend la forme d ’un débat à trois personnages. Com­
ment ne pas reconnaître, dans ces trois « héros )> que le découpage appelle X , M et A ,

23
le ça, le surmoi et le moi du même personnage, c ’est-à-dire de la femme, se débattant
entre le principe de plaisir et l ’instance morale : acculée à une décision. L e combat réel-
imaginaire serait le reflet du combat entre le ça et le moi conduit par le surmoi : l’un,
retranché du monde extérieur, voulant détacher le moi de la réalité ; 1*autre indiquant
que le besoin instinctuel doit être repoussé (comme par hasard, cela se nomme le « prin­
cipe de réalité », d ’ailleurs souvent aboli dans les rêves). L e film serait l ’histoire d ’une
femme qui se libère, ou qui a des velléités de se libérer (puisqu’elle rêve cette libération).
Mais ce rêve peut devenir une rêverie consciente, et conduire à une décision plus efficace.
L a dernière séquence du film marquerait la fin de la rêverie, et la préférence accordée à
1 instinct, au ça de la femme qui la pousserait vers un amant bien réel. »

Cette grille, plus féconde que d ’autres, n’est cependant qu’une grille : une explica­
tion du scénario. E t le critique, s’il s ’y retrouve un peu mieux, n’est pas encore très loin.

*
* *

L e film accueille toutes les rêveries du spectateur, tournant autour des deux instincts
primitifs : l ’Eros et l ’instinct de mort, et il est profondément informé par cette dualité.
O n peut le considérer comme une proposition érotique, et comme le récit d ’un acquiesce­
ment progressif à la mort (ce thème que Rilke a conduit si loin). Les mouvements d ’appareil
sont des mouvements de caresse, de douceur, mais de cette fameuse douceur terrible qui
fait place à la mort. D ’où la place privilégiée, dans le film, du « travelling blanc »,
qu i, à la fois, pénètre et reçoit ; qui est un mouvement d ’agression et un mouvement de
bonheur, Saisis dans un moment de réflexion, dans la mesure où le travelling, chez Resnais,
est prise de conscience. L a seule chose certaine, d ’ailleurs, est cette prise de conscience,
objective. O n peut se demander si le sentiment de viol ou d ’harmonie n’est pas tout sim­
plement en nous, mis à jour par le travelling.

U ne critique pourrait maintenant dénombrer quelques thèmes où apparaissent Eros


et l’instinct de mort. Les rires, par exemple, que Bataille lie à l ’érotisme (bien que, pour
Robbe-G rillet, ils aient plutôt valeur d ’ironie). O u le soulier brisé, qui est peut-être
volontairement brisé par la femme qui désire se rapprocher de l ’amant (ce qui explique,
dans un plan nettement rêvé, le soudain foisonnement de souliers). Lorsque la femme est
tuée dans une chambre imaginaire par son mari, —■ par le surmoi. L e surmoi est le justicier :
et la mort qu’il veut, c ’est celle du ça, qu’il ne peut atteindre qu’à travers le moi. T out cela
nous conduit vers un aspect primordial de L ’A nn ée dernière : c’est un film fondé sur
l’image mentale.

Ici, les partisans du classicisme se récrient. Rossellini suggérait, dans Voyage en


Italie, le paysage mental du couple par le biais du paysage tout court. E t l’image restait
objective. Tandis que Resnais place explicitement son spectateur dans la tête du person­
nage. Mais son propos n’est pas réaliste, et pourquoi refuser au cinéma, à priori, d ’aborder
l'imaginaire ? L e temps et l ’espace, chez Resnais, se situent délibérément en dehors de
notre histoire et de notre géographie. L e temps (temps mythique) y est déterminé comme
série, et, comme tel, il est, dira le philosophe, « l ’image pure de toutes les grandeurs ».
Le rêve, par ailleurs, n’est pas la réalité en mieux ou en moins bien : c ’est autre chose.

L e film de Resnais est une expérience : Resnais reconnaît avoir cherché à discerner
« ce qui est une impasse et ce qui est au contraire un chemin ». il s est mis devant l ’ima­
gination comme d ’autres devant la réalité, voilà tout. Rien ne condamne son entreprise,
sinon des partis pris différents du sien.

24
L ’A n n é e dernière à Marienbad.

Contemporain d ’une pensée moderne qui fait de l ’imagination une visée de soi comme
sens absolu du monde (cf. Binswanger), Resnais est libre, dès lors, d abandonner la réalité.
Ses personnages ne suppriment pas le monde, mais retrouvent un moment imaginaire
antérieur : ils deviennent le monde, — dans le rêve. E t le film apparaît alors comme une
mise en scène du rêve. C e qu’avait déjà tenté Nuits blanches> dont la narration même
n’est pas tellement étrangère à celle de L ’A nnée dernière : on peut y retrouver les trois
aspects d ’une même conscience, et le va-et-vient entre deux attitudes psychiques, l’une
qui tient compte de la réalité, l ’autre qui détache le moi de cette réalité. Dans U A n n é e
dernière, les moments réels seraient surtout ceux où Pitoeff apparaît : l ’interrogatoire dans
la chambre, son apparition qui force Albertazzi à disparaître derrière la balustrade, corres­
pondent à des débats réels à l ’intérieur de la femme (sinon à des faits réels). L e réel et
l’imaginaire sont tels pour le personnage, non par rapport à nous, spectateurs. Il ne s’agirait
donc pas d ’un jeu entre le présent et le passé, au sens objectif (comme dans le flash-back
traditionnel), mais entre le rêve et la réalité ; et si le passé entre en ligne de compte
(tt C ’était l ’année dernière »), c ’est ce « passé de marbre » où le moi connaissait une
identité avec le ça. E t la reconnaissance de la statue serait le symbole de cette identité
primitive. Si le mari intervient pour donner des précisions « objectives )), c ’est dans la
mesure où le surmoi est l ’héritier d ’un passé objectif, de la « culture ».

Expliquer le film de cette sorte peut mener à l ’apparition d ’autre chose que l 'intri­
gue, à l ’apparition des lignes de force qui circulent et organisent l ’œuvre. L e critique
pourrait méditer là-dessus.

25
D elphine Seyrig dans L ’A n n é e dernière à Marienbad.

Mais peut-être le critique de L ’Année dernière à Marienbad pourrait-il commencer


son texte par des allusions (pour son plaisir, par exemple : c ’est une excuse) à d ’autres
œuvres. Il devrait, à un endroit, citer le nom de Bachelard, développer une phénoméno­
logie du rond (à partir de ce mot de Resnais : « la bulle du film »), noter la présence
d une dialectique du dedans et du dehors (le jardin et l ’hôtel) qui se répercute en dialec­
tique du fermé et de l ’ouvert.

II faudrait citer cette phrase, en priant le lecteur d ’en prendre connaissance avec
attention (en souhaitant qu’il ait lu déjà l ’ouvrage dont elle provient) : « ...M a is la
réitération de la oie par elle-même resterait désespérée sans Je simulacre de Vartiste qui,
à reproduire ce spectacles arriüe à se délivrer lui-même de la réitération » (Pierre Klossow-
ski), Cela éclaire le temps comme série, le retour cyclique de certains éléments, et en
même temps le progrès de plus en plus évident de telle série sur la série antérieure : progrès
suscité par la présence de l ’artiste. Cette réitération de la vie (« E t une fois de plus... »)
existe dans un autre récit, celui de Bioy Casarès : c'est la semaine éternelle de L ’Invention
de Morel. L e critique pourra s’amuser à relever les similitudes entre le film de Resnais
et Robbe-Grillet et 1 histoire de Bioy, où on relève d ’ailleurs le nom de Marienbad, où
le narrateur remarque : « Les conversations sont des échanges de nouvelles (exemple :
météorologiques), d indignations ou de joies (exemple : intellectuelles) déjà connues... »,
où il est question aussi d’un jardin.

Mais cela n ’aurait q u ’une valeur d ’avant-propos.

26
L e critique devrait aussi constater que ce qu’il avance est peu de chose en face de
l ’évidence de l ’œuvre. Q ue cette œuvre est d ’abord poésie. Q u ’il s agit de cinéma, mais
parler grammaire est dérisoire : le montage révèle la vérité de chaque plan, chaque plan
renvoie à la vérité de l ’œuvre. Q uelle vérité ? L a vérité de l’imaginaire, qui renvoie à
son tour à un dynamisme conduisant d ’une liberté dont le rêve est la conquête, à une
liberté qui nous accompagne dans le monde : il y a passage de l ’imaginaire pur à la dimen­
sion historique. Ce serait, en définitive, la k morale » du film.
Mais cette « morale » est d ’abord spectacle. Dès l ’ouverture du film, des mouve­
ments d ’appareil nous donnent en spectacle le monde, l ’espace imaginaire où nous ail ons
pénétrer. Resnais retrouve ici le travelling de Toute la mémoire du monde, mouvement
dénonçant comme spectacle l’objet auquel il s ’applique. L e court métrage sur la Nationale
faisait déjà de celle-ci un monde clos, autosuffisant. Comme sujet d’une réflexion à son
propos, plus que la culture, c’était l ’imagination qui était concernée (mais l ’imagination
et la culture ne sont pas étrangères...).
11 y a un spectacle dans le film ; une actrice déclare : (( Voilà, maintenant — je
suis à vous ». L e comportement de la femme, à la fin, répétera étrangement ces mêmes
mots. C est un jeu de miroirs et L ’A nnée dernière à Marienbad se répercute à l ’infini.

Pour conclure, le critique‘jette le masque : j ’ai le sentiment d’être en présence d ’une


sorte de révolution copemicienne.

François W E Y E R G A N S .

Giorgio A lbertazzi et Delphine Sevrig d an s L ’Année dernière à Marienbad.

27
MARIENBAD ANNÉE ZÉRO
par André S. Labarthe

Plutôt que de surenchérir, comme on ne manquera pas de faire, sur le caractère


d exception de Marienbad, je ferai ici état de la démarche inverse. L e dernier film
d Alain Resnais est une œuvre datée. 11 a été réalisé dans certaines conditions. II1 s’appuie
inévitablement sur un acquis. 11 s’inscrit nécessairement au terme d ’une évolution ou
d une certaine idée de l’évolution du cinéma. C ’est pourquoi je dirai pour commencer
que Marienbad est le dernier en date des grands films néoréalistes.

Souvenez-vous de l ’analyse que faisait Bazin de l ’art du récit dans le cinéma néo­
réaliste italien et plus particulièrement dans Païsa (]). C ’était il y a quinze ans. L e néo­
réalisme était alors l’avenir du cinéma. Il apportait à l ’art du film sa première révolu­
tion importante sans laquelle les œuvres que nous aimons aujourd’hui ne seraient pas
tout à fait ce qu’elles sont.

Essentiellement, le néoréalisme substituait au scénario classique, fondé sur l’agen­


cement dramatique des scènes, un scénario ouüert, plus proche par conséquent de l ’expé­
rience que nous avons du réel. L e film néoréaliste se présente comme une suite de
fragments sans lien logique apparent et séparés les uns des autres par des manques,
fragments et manques constituant les pleins et déliés d ’une trame sans rapport avec le
tissu serré dont le cinéma avait jusqu’ici tiré le maximum de ses effets.

Conséquence remarquable : cette conception nouvelle du cinéma impliquait une


façon nouvelle de regarder les films. A u spectateur passif succède le spectateur actif
qui convertit la trame discontinue du récit en une continuité cohérente. Exactement comme
il procède dans la vie courante. L e film, désormais, ne fonctionne plus sans lui.

Cette révolution du récit — Bazin le montrait aussi — rejoignait celle de Kane


et des v4m£>ersons, bien que par des voies différentes. Kane, comme Pdisa, tournaient
également le dos à une conception finaliste du scénario et de la mise en scène. A u
spectateur ils proposaient non plus une matière pré-digérée, prête à être absorbée, mais
au contraire une matière brute (même si, en fait, elle était extrêmement travaillée)
d ’où il pouvait extraire son film . En un mot, îe sens du film n’était plus imposé au
spectateur, mais devait être construit par lui à partir des éléments du film. Comme dans
la vie courante, encore, le sens des événements n ’est jamais qu’une hypothèse et si
l ’image est Un langage (2), c ’est un langage sans signification,

(1) Cf. Le néoréalisme et l’école italienne de la libération in « Esprit ». Ce texte sera prochaine­
ment repris dans le tome IV de Qu’est-ce que le cinéma ? actuellement sous presse.
(2) Mais on commence à découvrir que rien n’est moins sûr. Qui croit encore en une « gram­
maire cinématographique » ?

28
Delphine Seyrig e t Giorgio A lbertazzi dans L ’A n n é e dernière à Marienbad.

On voit tout de suite comment les films de Resnais et, au premier chef, Marienbad,
s’inscrivent naturellement dans le sillage de l ’expérience néoréaliste. Mêmes lacunes
dans le scénario, même ambiguïté de l ’événement, même effort exigé du spectateur.
O n objectera, avec quelque apparence de raison, qu’entre les lacunes de Païsa, du
moins sommes-nous en mesure d ’en identifier les scènes. Mais en est-on si sûr ? Ne
serions-nous pas plutôt notre propre dupe ? N ’est-ce pas plutôt qu’au spectacle de
Païsa nous faisons déjà nôtres ces fragments de réel ? Si « représenter » c ’est arracher
le réel à son passé et à son avenir pour le rendre à l’événement pur, même un plan
d ’actualité est un plan équivoque. L a preuve en est la diversité des significations qui
s’attachent instantanément à un événement, qu’il nous soit relaté dans les colonnes d ’un
journal du soir ou montré dans les bandes d ’Actualités. T ant il est vrai que nous som­
mes incapables de regarder (je ne dis même pas de comprendre) un événement sans
en faire immédiatement notre chose, sans l’interpréter, sans que notre regard ne s’ajoute
à lui pour former un. amalgame, un môcfe dont la nature appartient autant au document
qu’à la fiction dont nous l ’enveloppons. T out cela revenant à dire qu’on ne lit pas
le réel, comme on lirait un roman, mais qu’on lit en lui.

L e cinéma traditionnel avait réussi à dissiper toute possibilité d ’équivoque en accom­


pagnant chaque scène, chaque plan, de ce que le spectateur dcdait en penser : de sa
signification. A la limite, ce cinéma-là n’avait pas besoin de spectateur puisque celui-ci
était déjà inclus dans le film. L a nouveauté des films de W elles et des grandes oeuvres
néoréalistes fut de 'requérir de façon expresse la participation du spectateur. C ’est
en ce sens qu’il faut parler de phénoménologie \ le regard du spectateur fait autant
le film que la volonté de ses auteurs.

P ar rapport à W elles ou Rossellini, l’originalité du film de Resnais et R obbe-


Grillet est d’avoir systématisé cette découverte. Dans !K ane ou dans Pdîsa, les lacunes
du récit étaient, en quelque façon, tolérées. Elles étaient nécessaires parce qu’inévitables.
D e ces lacunes, Resnais et Robbe-Grillet ont fait l’objet même de M arienbad. Si
bien que le film apparaît comme la surface d ’émergence d ’images énigmatiques à propos
desquelles la seule chose que nous puissions affirmer est qu’elles appartiennent au
même film. Marienbad est en ce sens un documentaire, mais d ’un genre très particulier :
le spectateur ignore de quoi il est le documentaire. En somme, Resnais et R obbe-
Grillet ont réuni un certain nombre de documents, d ’images-témoins, et laissent au spec­
tateur le soin de les convertir en une fiction qui leur donnera un sens. L e premier
homme découvrant le monde dut éprouver la même difficulté à le comprendre, c ’est-
à-dire à l ’ordonner. Devant Marienbad nous serions tentés de nous écrier avec V aléry :
« O n dirait que le monde est à peine plus vieux que Vart de faire le monde. »

Il est curieux que personne n’ait noté qu’aucun des artisans du néoréalisme — ni
Viâconti, ni Rossellini, ni de Sica, ni même Fellini — .n’a eu recours au retour en
aïrière. W e lle s îuî-meme l’abandonne après son premier film. T out se passe comme si
tout )'effort vers plus de réalisme, avec lequel se confond l’histoire du néoréalisme,
aboutissait à l ’élimination inéluctable de tout ce qui pût rompre la chronologie des
faits ; puisqu’en fin de compte, c’est l ’Histoire qui justifiait le cinéma, il fallait s’en
tenir à la chronologie de l‘Histoire. E t il est certain que dans cette optique le flash-
back apparaît comme l ’ultime tricherie, un procédé inadmissible. Si l’on admet que
la dernière conséquence de l ’esthétique néoréaliste eût été ce film, dont rêvait Zavattini,
qui se fût fait la relation précise et exhaustive de 90 minutes de la vie d ’un homme,
n’en doutons plus : le flash-back est une imposture.

E n fait, les choses ne sont pas aussi simples. Nous avons vu comment, dans le
cinéma traditionnel, tout manque, toute lacune dans le récit, était considéré comme
une faute, tout l’effort des auteurs, scénariste aussi bien que metteur en scène, consis­
tant à éliminer ces manques et à poser le film comme un bloc sans faille. L e flash-
back répondait alors au même souci ; il n’était pas destiné à autre chose qu’à combler
les dernières lacunes, qu’à cimenter l’histoire dans ses antécédents.

Mais Kane, dira-t-on ? Mais Lola Montés ? Mais Hiroshima ? C ’est précisé­
ment le génie de W elles, Ophuls et Resnais, que d ’avoir utilisé un procédé classique
à des fins absolument contraires à celles que ce procédé servait jusqu’ici. D ans K ane,
da(ns Lola Montés, dans Hiroshima, la fonction du flash-back n ’est plus d ’effacer la
discontinuité du récit, je dirais même ; au contraire. Bien entendu, l ’ancienne fonction
persiste sous la nouvelle : le flash-back sert encore l ’histoire. Il reste encore le signe
d’une volonté de signification puisqu’il se rattache à une chronologie. Dans Marienbad
ce signe disparaît à son tour. Dès lors, la chronologie d ’une histoire n’apparaît plus
que comme le dernier préjugé « essentialiste » : dire que Je m ot fin vient après trois
ou quatre cents plans, c’est donner un sens au film qui coulerait, comme un fleuve
vers la mer, depuis quelque chose qui serait le commencement vers quelque chose qui
serait la fin. Dans Marienbad, rien n'aboutit à rien. Le mot fin lui-même ne vient pas
mettre un terme sur 1 écran à une aventure qui aurait suivi le cours du temps. Bref,
comme le sens, le temps (la chronologie) n’existe pas en dehors du regard qui se pose
sur les choses et c’est pourquoi Marienbad a doublement besoin du spectateur pour se

30
constituer en histoire. Si ce film existe, c ’est à la façon d ’un objet : comme les taches
de Rorschach.
E n résumé, toute scène, dans Marienbad, à quelque niveau de réalité que la situe
la conscience du spectateur, participe du même réalisme qui est le réalisme du support.
Pour reprendre le parallèle avec le mode de récit traditionnel, je dirai qu’habituel­
lement le spectateur est tenu d'accommoder sur les différents plans du film (exactement
comme le regard accommode lorsqu’il passe d ’un objet à un autre situé plus loin
dans le champ de perception) tandis que Marienbad se présente à lui comme un objet
à deux dimensions dont toutes les parties se situent sur le même plan de réalisme.
Entre un plan d u passé et un plan du présent, aucune différence oî>jecffüe : c’est
le spectateur qui structure le film, qui établit des différences de réalité, qui constitue
l ’objet (le film) en perspective (disons en trois, quatre ou cinq dimensions).
En somme, Resnais et Robbe-Grillet font au cinéma ce que font depuis longtemps
certains peintres abstraits : ils proposent non pas iine histoire, mais une suite d ’images
appartenant au même plan de réalisme qui est le film, et c’est le spectateur qui introduit
une profondeur. Car le véritable successeur du peintre figuratif n’est pas le peintre
abstrait, mais celui qui regarde une peinture abstraite. II y a donc moins d e rapport
entre Delacroix et Nicolas de Staël qu’entre Delacroix et le spectateur <Tune toile
de Staël. C ’est que la peinture a changé de jonction. Le travail du peintre ne consiste
plus à peindre un sujet, mais à faire une toile. II en est de même au cinéma. L e travail
du réalisateur n ’est plus de raconter une histoire, mais simplement de faire un film où
le spectateur découvrira une histoire. L e véritable successeur du metteur en scène tradi­
tionnel n’est pas Resnais, ni Robbe-Grillet, mais le spectateur de Marienbad.

A ndré S. L A B A R T H E .

31
UN TESTAMENT OLOGRAPHE

par Claude Beylie

C o rd elier, à n 'e n p a s d o u te r, e st u n film d e R en oir. L es p e tits m a lin s, e s p é r a n t


n o u s p lo n g e r d a n s r e m b a r r a s , q u i tie n n e n t e n ré s e rv e , e t r e s s o rte n t p é rio d iq u e m e n t
le m é d io c re a rg u m e n t d e l'a n o n y m a t o b lig é d e to u te œ u v re , si l'o n n e c o n n a ît a u
p r é a la b le so n a u te u r, p ro v o q u a n t (disent-ils) u n in flé c h isse m e n t c o rru p te u r d u ju g e ­
m e n t, u n e « se n s ib ilis a tio n » a n o rm a le , je n e s e r a i p a s e n p e in e d 'a rg u m e n ts , u n e
fois d e p lu s, à le u r ré to rq u e r. O u i s a n s d o u te , q u e l R eno ir in a tte n d u et p e u co n fo rm e
à n o s v œ u x q u e ce lu i-là : a ig re , g la c ia l, d é s in c a rn é , tr è s d iffé re n t d e s a lé g e n d e et
s e ra p p ro c h a n t d a v a n ta g e d 'u n Lan g, d 'u n G u itry (p o u rq u o i p a s ?). d 'u n L osey.
A d o p ta n t u n sty le tr a n c h a n t et é p u ré , b u r in é p re s q u e a v e c c ru a u té , où l a v e in e
a p p a r a ît s a illa n te s o u s la p e a u te n d u e , a u lie u d u d é b o rd e m e n t d e s e n s u a lité q u e
n o u s so u h a itio n s. M a is e n c o re u n co u p, q u i a ja m a is p a r l é d u te n d re R e n o ir? F au t-
il ré p é te r q u e so n te m p é ra m e n t le p o rte a u ta n t, sin o n p lu s , d u c ô té d 'u n M a n e t o u
d ru n Z ola q u e d 'u n M a u p a s s a n t o u d e so n p è r e (so u rce d e ta n t d e m a le n te n d u s ) ?
Et q u e le d é c o rtic a g e d e l a m é c a n iq u e h u m a in e in té re s s e J e a n a u m o in s a u t a n t
q u e l'é ta la g e c o m p la is a n t d e so n c m a to m ïe ? A u riez -v o u s d é jà o u b lié Le Jo u rn a l
d 'u n e fe m m e d e c h a m b re et La R è g le d u Jeu, c e s d e u x film s-p h a re s a u to u r d e s q u e ls
le re s te s 'o rg a n is e et ra y o n n e , crvec u n e re m a r q u a b le rig u e u r ? Le b ie n n 'e s t q u e
le r e v e r s d u m a l, l a g é n é ro s ité d e l a c ru a u té : q u e lle e rr e u r d e s 'e n tê te r à n e v o ir,
c h e z l'a u te u r d e Lcr Bêfe h u m a in s , q u e la m ê m e f a c e d e l a m é d a ille ! O n a v itu p é ré
T ru ffau t q u i a v a it o s é éc rire q u e ce tte œ u v r e p r o g r e s s a it e n d e n ts d e scie. F a ite s
u n d e ss in : C o rd e lie r o c c u p e p a rfa ite m e n t s a p la c e , à la h a u te u r d e s tro is film s q u e
je v ie n s d e citer, a u lïe u q u e Le D éje u n e r s u r J'herjbe p a r e x e m p le e st d e l a fa m ille
d e F ien ch -C a n ca n , d u F le u v e et d e Lcr F iiie d e l'e a u . C eu x q u i s e font d e J e a n R en o ir
u n e id é e c o m p la is a n te n e c o n n a isse n t, dirait-o n, q u e celui-ci. T a n t p is p o u r eux. C 'e st
l'a u t r e q u e n o u s fê to n s a u jo u rd 'h u i.

E n fait, c 'e s t le so u v e n ir d e La C h ie n n e , e t su rto u t d e B oudu, m e tto n s d e M ic h el


Sim on, q u i s 'e s t im p o sé d 'e m b lé e à m o n e sp rit, lo rs q u e je v is p o u r la p re m iè re fois
c e T e sta m e n t d u D octeur C o rd eiîe r. Q u 'e st-c e d o n c q u 'O p a le , sin o n u n c o u sin d e M.
L e g ra n d é te n d a n t s a h a in e d e s c o n v e n tio n s s o c ia le s à l'h u m a n ité en tiè re , o u b ie n
B oudu (un B oudu d e la b o ra to ire ) d é v a s ta n t p lu s a llè g re m e n t q u e ja m a is la p h y s io ­
lo g ie et l a m o ra le b o u rg e o is e s , o u e n c o re u n J a c q u e s L a n tie r v ic tim e e x p ia to ire d 'u n
a ta v is m e n o n p lu s u n iq u e m e n t so cial, m a is p ro p re m e n t m é ta p h y s iq u e ? O b s e rv e z
a tte n tiv e m e n t le s g e s te s d e B a rra u lt, lo rs d e s a p re m iè r e m é ta m o rp h o s e : M ic h e l
S im o n a v a it, d a n s l'a p p a r te m e n t d e s L esting o is, a b s o lu m e n t le s m ê m e s, fo u illan t le s
g a rd e -ro b e s, b a z a rd a n t u n e c ig a re tte n o n a llu m é e , s e d a n d in a n t co m m e u n sin g e . Je
n e p a rle m ê m e p a s d 'ain e tig n a s s e re m a rq u a b le m e n t ju m e lle ! P a r a ille u rs, l a lib é ­
ra tio n d e l'in stin c t, p ré o c c u p a tio n m a je u re d u p ro f e s s e u r C o rd e lie r, n 'é ta it-e lle p a s

32
Le Testament du Docteur Cordelier de Jean Renoir.

d é jà ce lle d e to u s le s a u tr e s h é ro s d e R enoir, scm s e x c e p tio n ? T u er e n e u x la m a rio n ­


n e tte , et re n d re à la n a tu re s e s im p re s c rip tib le s d ro its, c e n 'e s t p a s l a p re m iè r e fois
q u e cet effort a c h a r n é co n d u isit q u e lq u e s-u n s d 'e n tr e e u x a u m e u rtre ou à la folie.
C 'e s t q u e le je u e n v a la it l a c h a n d e lle .

L'O U RS ET LE DANSEUR

S u r u n a s p e c t p lu s a c c e ss o ire (d u m o in s e n a p p a re n c e ) , on p e rm e ttra q u e je
m 'a tta r d e : la d é m a rc h e d e s a c te u rs. U n c in é a s te n e d e v ie n t g r a n d p e u t-ê tre q u 'à
p a r tir d u m o m e n t où il sa it d irig e r d 'u n e m a n iè re q u i n 'a p p a rtie n t q u 'à lu i la m a rc h e
d e l'h o m m e : c e lle d e R eno ir, on le sa it, n e v a p a s s a n s u n e lé g è re c la u d ic a tio n .
Il p re n d l a p e in e d e n o u s le ra p p e le r, e n s e film an t lu i-m êm e a rr iv a n t a u stu d io .
M a is p o u r c e u x q u i n e l'a u r a ie n t p o in t re m a rq u é , tro is p e rs o n n a g e s (a u m oins) d e
C o rd e iie r re p ro d u is e n t à s 'y m é p re n d re c e trè s p a rtic u lie r d é h a n c h e m e n t d e le u r
c ré a te u r : G a s to n M o d o t (acleu r-m asco U e c o m m u n à d e u x « lib e rta ir e s », R en o ir et
B unuel), q u 'u n lo n g tra v e llin g a c c o m p a g n e , à la fin, a lo rs q u 'il tr a v e rs e le ja rd in
d e l a v il la ; T e d d y Bilis (m a ître Joly), s a u tilla n t b iz a rre m e n t s u r s e s p a tte s , ta n d is
q u 'il co u rt a u té lé p h o n e o u s e p ro p u lse a u so rtir d 'u n ta x i ; O p a le lu i-m êm e en fin ,

33
c e d e rn ie r n e m a n q u a n t p a s d e p o u s s e r le g e ste à la c a ric a tu re . Je n e su is p a s
lo in d e c o n sid é re r q u e c e c lo p in e m e n t b u rle s q u e e x p liq u e en g r a n d e p a rtie le
c h a rm e in so lite d u R en o ir d e rn iè re m a n iè re (on le tro u v e d 'a ille u rs , p re s q u e id e n ­
tiq u e, d a n s Le D é je u n e r su r l'h erb e). S 'est-on a v is é q u 'u n d e s tra its le s p lu s o rig i­
n a u x d e s film s, p a s s é s o u p ré se n ts, d e R enoir, p a r q u o i ils p e u v e n t ê tre d is tin g u é s d e
c eu x d e n 'im p o rte q u e l a u tre , é ta it le u r ry th m e ? O r à q u o i s e d é c è le le ry th m e
d 'u n film , sin o n a u x g e s te s d e s a c te u rs ? G e ste s q u i ch e z le s p lu s g r a n d s (O p h u ls,
R o ssellin i, L an g, le B resson d e P ic k p o c k e t) re n v o ie n t à to u t l'u n iv e rs . R em ém o rez-
v o u s d o n c , c 'e s t le m o m en t, l a te n ta tiv e d e su icid e d e Je n n y H é lia d a n s Toni (qui
d é c le n c h e le p lu s so u v e n t le s ric a n e m e n ts d u p u b lic, le c o n tra ire é to n n e ra it), le s
su b lim e s g e s te s d e L a C h e y n e st, to u r à to u r p a n tin d é s a rtic u lé o u d ig n e a ris to c ra te ,
B u rg ess M e re d ith g a lo p a n t d a n s so n ja rd in , B ertin s 'a tta b la n t p o u r u n m é d ia n o c h e
a u fin a l d'E Jena, etc. C o rd elier, je v o u s l'a s s u re , n 'e s t in fé rie u r, s o u s c e ra p p o r t n o n
p lu s, à a u c u n d e ceu x -là. Le d a n d in e m e n t très é tu d ié d e le an -L o u is B a rra u lt m 'a
p a r u a tte in d re , so u s la féru le d e R e n o irr à u n d e g ré su p é rie u r d e n a tu re l, lo n g te m p s
re c h e r c h é p a r l'a u te u r d e M a d a m e B o v ary n o n s a n s q u e lq u e g a u c h e rie : l'a r t d u
m im e n e v e n a n t, sem ble-t-il, q u 'e n e x é c u tio n e t su rcro ît (d o n t R en o ir e û t é té b ie n
so t d e s e priv er) d ’u n e id é e o rig in a le p ro d ig ie u se . L 'e x trê m e a n im a lité re jo in t ici
l'e x trê m e d istin ctio n , l a n a tu re et l'a r t s'im b riq u e n t e n u n c o m p le x e p sy c h o -p h y sio ­
lo g iq u e d 'u n e s u rp re n a n te h arm o n ie , le p a s d e l'o u rs su sc ite im m é d ia te m e n t et s a n s
in te rm é d ia ire l a p erfe c tio n c h o ré g ra p h iq u e . N o u s so m m e s là , p e u t-ê tre , a u p lu s in tim e
d e l'a r t d e R enoir, où le d ire c te u r d 'a c te u r s re jo in t le m o ra liste ; to u t p o u r lux e n
effet a c o n sisté , d è s le s o rig in es, à tra n sfo rm e r le d é g in g a n d e m e n t u n p e u g a u c h e
d e l'h o m m e (ou d e l a fille) d e s b o is e n u n é lé g a n t b a la n c e m e n t a d a p t é à l a civili­
satio n , en fa is a n t e n so rte q u 'u n e c e rta in e tre m p e n a tu re lle soit p ré s e rv é e d u ra n t
l a m é ta m o rp h o se . O p a le n 'é c h a p p e p o in t à la rè g le, q u i c o n c e rn e , d is-je, le s d e u x
s e x e s : c e n 'e s t p a s u n h a s a r d si s e s m im iq u e s ra p p e lle n t a u s s i b ie n c e lle s d e l a
C a th e rin e H e sslin g d e S u r un a ir d e C h arJesfo n , q u e d 'O rv e t, d e N in i-C a n c a n e t d e
b ie n d 'a u tre s ... ZI e s t l a bête, m a is il e s t l'a n g e a u ss i. Il e st le c h ie n q u i s 'é b ro u e ,
e n m ê m e te m p s q u e l'a g ile écu reu il. Il e s t l'in firm e q u i a c q u ie rt le n te m e n t u n e fo rm e
et u n e co n sc ien c e. Il est enfin le p e rs o n n a g e d e R en o ir (ou p lu s e x a c te m e n t d e
C o rd e lier) à l'é ta t p u r, u n p e rs o n n a g e q u a s i e x p é rim e n ta l, d o n t to u s le s a u tr e s n e
fu re n t q u e d 'in c e r ta in e s é b a u c h e s.

SUBLIM ATION DU MELODRAME

T a n t d 'a u tr e s s ig n e s tra h is se n t ici R enoir, q u e je n 'e n fin ira is p a s d e le s é n u ­


m é re r. A in si : « L a tra d itio n , in te rro m p u e d e p u is tro p lo n g te m p s , d e c e s ré u n io n s si
a g r é a b le s », le s a m o u rs cm cillaires d e C o rd e lie r et d e L ise (1), le c h iffre tro is (les
c ig a re tte s a u x lè v r e s d e s tro is h o m m e s d a n s la c h a m b re d 'O p a le à P ig a lle , le s tro is
s e r v a n te s d e C o rd e lie r n e fa is a n t q u 'u n g ro u p e c o m p a c t l a n u it d a n s le ja rd in ,
le trio a u c im e tiè re , etc.). Et p a r-d e s s u s tout, l a s e n s ib ilité d u c o n te u r, q u 'il n 'e s t
p e rm is d e c o n fo n d re a v e c n u l a u tre : p eu t-ê tre le g é n ie d e R en o ir est-il d 'a b o r d d e
c o n stru ire , à p a rtir d 'u n b a n a l fait d iv e rs, d 'u n e « a v e n tu re s in g u liè re » — q u i
p e u t a u s s i b ie n ê tre c e lle d 'u n c lo c h a rd , d 'u n m a n œ u v r e p o lo n a is o u d 'u n e p rin ­
c e s s e ru s se , à m o in s q u e c e n e soit d 'u n e d e s e s p ro p r e s e x p é rie n c e s v é c u e s p a t
lu i, R enoir, — d e c o n stru ire u n g ig a n te s q u e co m p lex e d é c o ra tif et h u m a in q u i
m e tte fin a le m e n t l'h o m m e , le m o n d e e n tie r e t s a m o r a le e n q u e stio n . C ordelier,
c o m m e T oni, co m m e L a B ête h u m a in e , c o m m e L e F le u v e , c 'e s t l a q u in te s s e n c e d u
fa it d iv e rs, la su b lim a tio n d u m é lo d ra m e . C 'est, a v e c u n e é v id e n c e q u i d e v ra it to u s
n o u s a v e u g le r, d u c in é m a . M a is a u s s i (co m m e d it lean -L u c G o d a rd ) « p lu s q u e le
c in é m a ».

(J) Une réplique jamais retrouvée dè La Règle du jeu était celle d’Octave s’adressant en ces
termes à Jurieux : « Ce qui me plaît chez les bonnes, c'est qu’elles ont... de la con-ver-sa-tion ! ».

34
Michel Vîlold dans Le Testament du Docteur Cordelier.

CABRIOLES D 'A U TR EFO IS

O r ju s q u 'à c e film , œ u v r e « te s ta m e n ta ire » s'il en fût, et d a n s le q u e l il n o u s


fa u t b ie n (sur s e s p ro p re s conseils) re c h e r c h e r l a fo rm u la tio n d éfin itiv e d e l'é th iq u e
d e son a u te u r, q u e sa v io n s-n o u s d e J e a n R eno ir ? F o rc e n o u s e st d e c o n v e n ir q u e
n o us n e le c o n n a issio n s, à p e u p rè s co m m e C h a p lin ju s q u 'à M. V er d o u x et L im elight,
q u e s o u s u n n o m b re infini d 'a v a ta r s , d e fa u x -se m b la n ts s é d u is a n ts c e rte s, m a is
co n tra d ic to ires. C a r R enoir, e n n em i ré s o lu d e s id é e s g é n é r a le s (il l'e s t re s té , et ce
q u e je v a is d ir e n e le sa tisfe ra it d é c id é m e n t p as), a to u jo u rs p ris so in d e n e ja m a is
se définir, n e n o u s p ro p o s a n t c h a q u e fois d e lui-m êm e, à tra v e rs q u e lq u e s film s-
clefs où p e rç a it q u a n d m ê m e le b o u t d e l'o reille, q u e d e c h a n g e a n te s et a n tith é ­
tiq u e s fa c e tte s. Si je n e c ra ig n a is p a s d e tra h ir p a r u n p o rtra it s a n s n u a n c e s
l'in fin ie v a rié té d e s a n a tu re et d e s c o n c e p ts e ss e n tie ls q u 'e lle s é c ré ta it, je d ira is
q u 'il n o u s a p p a r u t d 'a b o rd so u s l'a s p e c t d e l'h o m m e c o u rb a n t le g e n o u , s e m e tta n t
m ê m e à p la t v e n tre , d e v a n t la fem m e, celle-ci d é te n a n t à s e s y e u x (et in c a rn a n t
a v e c o ste n ta tio n , p o u r le p la is ir d e s d e u x p a rte n a ire s ) la p u is s a n c e a b so lu e . La
fem m e é ta it l'ê tre a d o ra b le , d ig n e d e to u s le s so in s, q u 'il n e s 'a g is s a it q u e d e
c h o y e r et d e se rv ir ; toutefois, c e la n 'a lla it p a s s a n s u n p a r a d o x a l m é p ris. A la
p re m iè re o c ca sio n , s'il p o u v a it la s u rp re n d re so u s u n re v ê te m e n t in d ig n e d 'e lle ,
choisi p a r e x e m p le p o u r l'é m o u stille r, le m é c h a n t n 'h é s ita it p a s à c ro q u e r l'im p ru ­
d e n te, et l a v ic to ire d è s lo rs lu i était a c q u ise . U ne c e rta in e b o n té n a tu re lle p ré s id a it

35
à c e s é b a ts, u n e b o n n e h u m e u r g a illa rd e p ro c h e d e la tra d itio n ra b e la is ie n n e , a lla n t
d e p a i r a v e c u n e fra îc h e u r d 'â m e n é e d e l a fr é q u e n ta tio n fe rv e n te d e s c o n te u rs
d 'h is to ire s et d e s r o n d e s d 'e n fa n ts . L 'h o m m e selo n R en o ir n 'e s t e n c o re (ju sq u 'à
L a C h ie n n e ) q u 'u n g a m in tu rb u le n t et rie u r, u n je u n e é c e rv e lé je ta n t s a g o u rm e
et c a ra c o la n t a u g ra n d a ir. U n h é d o n ism e effré n é , b o n e n fa n t, a v a it a lo rs ra is o n
d e tout.

DU CHAMBARDEMENT A U SCEPTICISM E

P u is l a c ru a u té e s t v e n u e s'in sta lle r, p a r l a p o rte d e s e rv ic e si j'o s e d ire . Le


p a s s a g e d e l'a u tr e c ô té d u d é c o r — a ss e z m é d io c re m e n t b o u rg e o is co n v e n o n s-e n , —
q u e d e te lle s in c a rta d e s r e n d a ie n t in é v ita b le , fa it tou t à c o u p s u r g ir u n e iro n ie,
Un c y n ism e corrosif, u n e soif d e lib e rté m o in s s u je tte a u x m y s tific a tio n s q u e lq u e
p e u ré a c tio n n a ire s d e l ’â g e p ré c é d e n t. L 'h o m m e s a n s d o u te e s t e n c o re c o n ç u c o m m e
n a tu re lle m e n t b o n , m a is il s 'a v è r e q u 'il n e p e u t .le d e m e u re r q u 'a u p rix d 'u n
* é n o rm e c h a m b a rd e m e n t ». T out d o it ê tre d étru it, s a c c a g é m ê m e , e n v u e d 'u n e
ré é v a lu a tio n p lu s d ig n e et p lu s g é n é re u s e . R en o ir à c e m o m e n t d é c o u v re le r é a ­
lism e, q u i n 'e s t q u 'u n e c e rta in e m a n iè re d e r e g a r d e r le s c h o s e s e n fa c e , et n e c ra in t
p a s d e le co lo re r d 'u n e v io le n te c au stic ité , a lla n t d u sim p le c o u p d e b o u to ir à l a
ro u e rie c a ra c té ris é e . L e C rim e d e M , L a n g e g a rd e , d e c e p o in t d e v u e , so u s le v o ile
tro m p e u r d e l a fa rc e , to u t so n p o u v o ir d e m é c h a n c e té : p e u d e v a le u r s « b o u r­
g e o ise s » e n ré c h a p p e n t, et le tra it d 'h u m o u r frise ici l a n o irc e u r (p a r le b ia is e n
o r d u sac rilè g e).

M a is la fe m m e n 'a p a s dit so n d e rn ie r m o t : p e u à p e u , n o u s la v e rro n s se


d é ta c h e r d u te rro ir ré a lis te où on l a co n fin a it e t, to ut e n c o n s e r v a n t so n e x q u ise et
re d o u ta b le c a rn a tio n n a tu re lle , s 'in s ta lle r d a n s u n e s p h è r e s u p é r ie u re où e lle
a c q u ie rt b ie n v ite u n e a u ré o le d e sp iritu a lité . E lle te n te e n c o re l'h o m m e re s té e n
b a s , p a r d e su b tils m o u v e m e n ts d e b a la n ç o ire , m a is s a c o n q u ê te s u p p o s e d é s o r­
m a is u n e c e rta in e v ic to ire re m p o rté e s u r l a m é d io c rité a m b ia n te . Il e st d e v e n u p lu s
m a la is é , d 'a ille u rs , d e v iv re e n p a ix a v e c s a c o n sc ie n c e e t so n m ilieu , le s q u e ls n e
c e s s e n t d e p o se r d e s q u e stio n s. Le b ie n e t le m a l o n t d e s re fle ts c h a n g e a n ts ; l'h o m m e
q u i n 'a p a s le m e n s o n g e p o u r a rm u re (ou l a ric h e sse , ou l'h é ro ïsm e ) n 'a p lu s q u e
l a re s s o u rc e d e d is p a ra ître d a n s u n tro u d e so u ris. U n je u s'in s ta u re , a u q u e l le s
p lu s fa ib le s su c co m b en t. U n in s ta n t, s'in s ta lle l a n o tio n d 'u n sc e p tic ism e fo n d a m e n ta l.

L'ACUITE DU REGARD

D ès lo rs, b o n h o m ie e t in q u ié tu d e , d é sin v o ltu re e t a n g o is s e , h u m o u r et c ru a u té


n e c e ss e ro n t p lu s d e c o ex ister. « A ux c o n fin s d e l'a tro c ité e t d e l a fa rc e » (Bazin)
s e s itu e r a l'a d m ir a b le Jo urnal d 'u n e fe m m e d e c h a m b re , d a n s le q u e l h o m m e et
fe m m e (to u jou rs a u c e n tre d u d ra m e ) se ro n t v u s c o m m e à tr a v e rs l e p ris m e d u
c a u c h e m a r. M ais il est à p ré s e n t c e rta in p o u r l'u n c o m m e l'a u tre , fût-ce a u sein
d 'u n u n iv e rs a b s u rd e , q u e le c o m b a t — lo n g te m p s re c u lé — e s t c h o se in é v ita b le .
L 'â p re té d e c e tte lu tte ir a s'in te n sifia n t, d e m ê m e q u e l a n é c e s s ité d 'u n e p r is e d e
c o n sc ie n c e d u ch oix d e s m o y e n s.
U n e é th iq u e d e l a ré s ig n a tio n , d u c o n se n te m e n t u n iv e rs e l à l'o r d re n o n p lu s
se u le m e n t n a tu re l m a is su rn a tu re l, suit im m é d ia te m e n t c e tte so rte d e « d o u te m é th o -'
d iq u e » d e l'e x p é rie n c e a m é ric a in e . E lle n 'ir a p a s s a n s a ffe c te r to u s le s s e c te u rs d e
l a v ie e n so ciété : je u n e s filles, co m éd ien s, fe m m e s d u m o n d e , a rtis a n s d u s p e c ­
ta c le , é c riv a in s, o u v rie rs, tru a n d s , tou s se ro n t v u s a v e c le m ê m e r e g a r d d é s e n c h a n té .
L a lé g è re té s e fait r e in e ; e lle g a g n e c h a c u n e t c h a c u n e d 'e n tr e n o u s ; c e d e v ie n t
co m m e u n e v e rtu c a p ita le , u n e « fo rm e é v o lu é e d e civ ilisa tio n ». C ette d e rn iè re
(so u s l a fo rm e q u e n o u s co n n aisso n s) é ta n t p lu s o u m o in s v o u é e à l'é c ro u le m e n t,

36
il im p o rte q u e l'h o m m e a s s is te à la c h o se a v e c u n s u p rê m e d é ta c h e m e n t, c a p a b le
e n c o re d 'a d m ire r s e s v e stig e s. N i b o n té ni m é c h a n c e té . P a s d a v a n t a g e in d iffére n ce .
T out s e ré s o u t e n u n h a u ta in so u rire , q u e su rm o n te l'e x tra o rd in a ire a c u ité d u
r e g a rd .

L'HOM M E ENFIN SEUL

C e r e g a r d et c e so u rire, R enoir, je v e u x d ire C o rd e lie r, q u i e st so n d o u b le , so n


p lu s su b til a rc h é ty p e , s a q u in te sse n c e , n o u s le s offre a v e c u n e im p u d e u r si to ta le
q u e , ré e lle m e n t, j'e u s en le s re c e v a n t la se n s a tio n a ss e z b o u le v e rs a n te d 'u n c œ u r
ou m ieu x (« p o u rq u o i h é s ite r à p ro n o n c e r le m o t p ro p re ? » s'in te rro g e B arrau lt
d e v a n t so n é p ro u v ette ) d 'u n e â m e , p o u r la p re m iè re fois a b s o lu m e n t m ise à nu.
C et a p a is e m e n t so u d a in , q u i c o n tra ste si ra d ic a le m e n t a v e c la fu ria fin a le (p a s si
lo in tain e ) d u F re n c h -C a n c a n , c e tte im p a ssib ilité tra n q u ille , c ette sé ré n ité s'im p o se n t
à n o u s s a n s le m o in d re c a b o tin a g e , et il s ’e n fa u d ra it, je cro is, d e b ie n p e u (si
q u e lq u e s ris ib le s fig u re s, p lu s p ro c h e s d e la v ie q u o tid ie n n e , n e v e n a ie n t d e l a
co u lisse fa ire c o n tre p o id s), p o u r q u e n o u s a tte ig n io n s le s c a té g o rie s d e l'in to lé ra b le .
C 'e st q u e d e cet h o m m e, en fin s e u l et h o rs d u m o n d e , la b ê te s 'e s t é c h a p p é e , la
n a tu re a fui d e s a p ro p re v o lo n té, il n e re s te q u e l'e n v e lo p p e . L im e lig h t, c e p o u v a it
b ie n ê tre la m o rt d e M olière, m a is te lle m e n t in c lu se e n c o re d a n s l'u n iv e rs d u sp e c ­
ta c le , si g ro s siè re m e n t îig u ré e q u e n o u s n e p o u v io n s la p re n d r e tou t à fcdt a u
sé rie u x . Le m a s q u e , C h a p lin n 'a ja m a is su le je te r c o m p lè te m e n t, s a u f à la tou te
d e rn iè re s é q u e n c e d e V e rd o u x , s u r q u o i lo g iq u e m e n t so n o eu v re a u r a it d û s 'a rrê te r.
D a n s C o rdelier, l'é v id e n c e d e l a m o rt d e l a c h a ir e st im m é d ia te , fla g ra n te . (Et n o n
se u le m e n t c e lle d u m o n stre , m a is d e S é v e rin a u ss i, a u tre b ê te te rra s s é e so u s n o s
y e u x .) Le d é d o u b le m e n t (R enoir-C ordelier, p u is C o rd e lier-O p ale) a tte in t u n e lim ite
v e rtig in e u se , a u -d e là d e la q u e lle il n 'e s t p lu s q u e le to m b e a u . Le s e c r e t d e l'h o m m e,
la p ie rre p h ilo so p h a le , l'u ltim e clef, le s v oic i : le c o rp s n 'e s t rien , s e u le im p o rte
« l'iv re s s e d e la re c h e rc h e sp iritu e lle ». C e q u e l'o n a v a it to u jo u rs p ris p o u r d e la
s e n s u a lité d é b rid é e n 'é ta it q u 'u n e fo rm e s u p é rie u re d 'é n e rg ie . O n tr a n s p o s e r a s a n s
p e in e , d u p la n d e la sc ie n c e à c e lu i d e la c ré a tio n e sth é tiq u e . Y a d m ire l a co q u e tte rie
s u p rê m e d e l'a rtis te : d e s 'ê tre m o n tré , à la fin d e so n œ u v re , s e m b la b le à D ieu,
m a is d 'a v o ir u n ta n tin e t rid ic u lisé s a c ré a tio n . Belle, m a is p é ris s a b le .

O n c o m p re n d q u e l a fem m e, à c e n iv e a u , n e soit p lu s g u è r e c o n c e rn é e : elle


e st h o rs d u je u (ca r c 'e n e st u n e n c o re, et le p lu s d o u lo u re u x ), n e c o m p o se q u 'u n e
silh o u e tte a p e u r é e c o n tre l a p o rte d u s a lo n (2). Le d r a m e est a u c œ u r d e l'h o m m e,
et d e l'h o m m e seu l. « G ra n d â g e , n o u s voici... » C 'e st « le c h a n t d u m a ître , se u l
a u soir, à s e fr a y e r u n e ro u te d e v a n t l'â tre . » Et O p a le rô d a n t d a n s le s ru e s , qu 'est-
c e sin o n « le g r a n d p a s s o u v e ra in d e l'h o m m e s a n s ta n iè re » ?
J 'a i cité Saint-John P e rse , j’a u r a is p u a u s s i b ie n in v o q u e r C la u d e l, A rta u d (que
C o rd e lie r, j'e n su is sû r, a u r a it b o u le v e rsé ), B e eth o v e n , to u s c e u x en fin q u i e n p ré ­
s e n c e d e l a M ort n 'o n t p a s re c u lé , n i te rg iv e rs é , m a is l'o n t a g g rip é e a u v is a g e . P e u
d e c in é a s te s d e la g é n é ra tio n d e J e a n R en o ir m e se m b le n t à c et é g a r d e n a v o ir
ta n t dit, a v e c u n e a u s s i s û re a p p ré c ia tio n d e c e q u i fut et d e c e q u i s e r a : O p h u ls,
s a n s d o u te , d a n s M a d a m e de... D e p lu s la r g e s fe n ê tre s s u r le s h o riz o n s d u m y s tè re
d e l'ê tre , je n 'e n p u is c iter d 'a u tr e s q u e c e s d e u x -là q u i so ie n t p a rv e n u s à en ouvrir.
N o tre é m o tio n d a n s ces c o n d itio n s n e d o it p o in t s 'y liv re r à re g re t, m a is a v e c u n e
im p u d e u r p a re ille à c e lle q u e m it le c ré a te u r p o u r n o u s p a rle r c e soir-là. Je n e
cro is p a s , enfin, q u e l'o n tro u v e, d a n s l'h isto ire d u C in ém a , p la n p lu s d é c h ira n t,
p lu s p r è s d e s so u rc e s d e l'h o m m e , q u e c e lu i d e C o rd e lie r é te n d u d a n s so n la b o ­
ra to ire , a s s u r é à ja m a is d 'a v o ir ch o isi « la p lu s b e lle p a r t ». .

(2) 0» m'objectera, non sans raison, les deux séquences érotiques (d'un érotisme fulgurant,
poignant, essentiel) : je ne les oublie pas, mais je Jais observer qu’elles sont nettement présentées
comme rétrospectives.

37
DECANTER LE REEL

Je n 'a i, ju s q u 'à p ré s e n t, fa it é ta t q u e d u R enoir intim e, c e lu i q u e le s C a h ie r s


n e ro u g isse n t p a s d 'h o n o re r d e p u is b ie n tô t u n e d é c a d e , et d o n t L e T e s ta m e n t d e
C o rd elier offre, à m o n se n s , le re fle t le p lu s co n form e, l'im a g e r a d io s c o p iq u e l a
m o in s d é fo rm é e . Il e n e st u n a u tre , p lu s n o to irem e n t « p u b lic » (q u e n o u s n 'a im o n s
p a s m oins), et d o n t la tra je c to ire re tra c e a v e c u n re m a rq u a b le p a r a llé lis m e l a g r a n d e
a v e n tu re d u C in é m a , c o n sid é ré d a n s so n é v o lu tio n e s th é tiq u e e s s e n tie lle . C 'e s t à
c e R enoir-ci q u e n o u s p e n s o n s lo rsq u e n o u s o p p o so n s so n n o m , b a rra g e ^ g ig a n ­
te sq u e , à c e u x d e ta n t d e tâ c h e ro n s o b sc u rs d e l a p e llic u le , q u a n d n o u s d is o n s
q u e s a n s lu i, le c in é m a fr a n ç a is n e se ra it p a s to u t à fa it c e q u 'il est. E t q u e c e
q u 'il e s t d e v e n u , c 'e s t à lu i p re m iè re m e n t (n 'e n d é p la is e a u x im b é c ile s) q u 'il le d o it.

A l a q u e stio n v in g t fo is p o s é e : g u 'e sf-ce q u e 2e c in é m a ? n o u s a v o n s , fo rts


d e c e tte a s s u ra n c e / so u v e n t é té te n té s d e ré p o n d re , p o u r c o u p e r c o u rt à to u te q u e ­
r e lle b y z a n tin e : c 'e s t J e a n R enoir. Et ré c ip ro q u e m e n t, b ie n sû r. D e L a C h ie n n e à
L a .Règle d u je u , d a n s l'e u p h o rie ré a lis te d e s a n n é e s 30-40, c e tte ta u to lo g ie p o u v a it
a s s u ré m e n t a v o ir ra is o n d e n o tre p e rp le x ité . D ep u is c e tte é p o q u e h é ro ïq u e , le s
c h o s e s so n t a llé e s u n p e u d iffé rem m en t, et le te m p s v e n u d 'u n e re c h e rc h e p lu s
e x ig e a n te . Le te m p s a u s s i p o u r R eno ir d e s e x a m e n s d e c o n sc ie n c e , d e s d o u te s,
d 'u n e p lu s ju s te estim a tio n d e s e s lim ite s et d e s e s p o u v o irs. C o rd e lie r e s t ( ju s q u 'à
n o u v e l ordre) le te rm e u ltim e d e c e tte ré fle x io n critiq u e, ce lu i où le r e g a r d d e l'a rtis te ,
e m b r a s s a n t le c h e m in p a rc o u r u e t, p lu s a ig u q u e ja m a is, le b r a q u a n t v e r s d 'a u tr e s
h o rizo n s, n o u s c o n v ie à n o tre to u r à u n e p lu s rig o u re u s e a n a l y s e d e so n c h a m p
d e v ision. Le ré e l, R eno ir l 'a v a in c u , c 'e s t u n fait. A u jo u rd 'h u i, il p e u t s e p e rm e ttre
d e le d é c a n te r sa v a m m e n t, d e n o u s le d istiller g o u tte à g o u tte. Q u e l c rib le in é d it
et u n p e u in so lite cet a rtis a n in c o rrig ib le a-t-il fin a le m e n t ch o isi ?

PLUS VRAI QUE LE VRAI

- L a ré p o n s e , c 'e s t é v id e m m e n t le té lé c in é m a . O n sa it q u e , d e to u t te m p s, le fil
c o n d u c te u r d e s re c h e rc h e s d e R en o ir fu t u n e a d é q u a tio n ‘ s c r u p u le u s e d e l'e s p rit
e t d e l a m a tiè re , d e l a c ré a tio n p e rs o n n e lle et d u m o n d e , d e l a fé e rie et d e l a
v é rité . « R ev o ir le s c h o se s te lle s q u 'e lle s so n t », re fu se r à to u t p rix le s te n ta tio n s
d u ro m a n tism e , re s te r le p lu s p rè s p o ssib le d u qu o tid ien , il n 'a ja m a is p ro c la m é ,
p o u r le c in é a ste , d e ta c h e p lu s u rg e n te . Et q u 'e st-c e q u e le q u o tid ie n ? L 'in s ta n ta n é
d e c h a q u e jo u r, le fau x -p a s d 'u n h o m m e a u so rtir d 'u n taxi, l a m a la d r e s s e à a v a le r
d 'u n tr a it d e u x co m p rim é s d 'a s p irin e ou à é c ra s e r n e rv e u s e m e n t u n c ig a re ... L 'a rt
d u p e in tre a u s s i n 'est-il p a s d e s a is ir c e s fré m isse m e n ts im p o n d é ra b le s d e v ie q u i
p a s s e n t d a n s le s g e s te s (m illén a ire s) d 'u n jo u e u r d e c a rte s o u d 'u n e fe m m e à s a
to ile tte ? M a is c o m b ie n p lu s p a s s io n n a n te est l a tâ c h e d u m e tte u r e n s c è n e d e
c in é m a , s'il o se s e la n c e r — fié v re u se m e n t — à l a re c h e r c h e d e c e v r a i q u i se
d é c le n c h e p a r h a s a r d , à l'in s u d e s c o m é d ie n s eu x -m êm es ou à le u r p ro p r e s u rp ris e
(le ré a lis m e , c 'e s t so n p lu s s é d u is a n t p a ra d o x e , a p p a r a ît a in s i c o m m e u n é c la ir
d e folie, fa is a n t é c la te r l a ro u tin e d e la v ie n o rm a le ; 2e r é a lis m e , c 'e s t l a d ém esure,),
c o m b ie n fru c tu e u se s s e s tro u v a ille s , si s p o ra d iq u e s fu ssen t-elles. L a c a m é r a n 'est-
e lle p a s a lo rs le p lu s sû r m o y e n (p o u r q u i s a it l a m a n ie r a v e c p a tie n c e ) d 'e x tr a ire
d e l'h o m m e ce tte p a rc e lle in fin ité sim a le d e so n m o i p ro fo n d , q u i n 'e s t p e u t-ê tre q u e
c e q u 'il g a r d e d e m e ille u r d 'u n e v ie a n té rie u re p lu s c o n fo rm e à l a n a tu re d e s
c h o se s, b re f d e s é la n s d e p u r e su rh u m a n ité ?

O u i s a n s d o u te , e t v o ilà b ie n p o u rq u o i, d e c e t in s tru m e n t p riv ilé g ié , R e n o ir


jo u e r a — lib re m e n t — ju s q u 'à s a tu ra tio n co m p lète, d e l'o u til a u s s i b ie n q u e d e
l'in sp ira tio n . L a p ro fo n d e u r d e c h a m p , le d ia lo g u e im p ro v isé , la re c h e rc h e d e
l'e x c è s , le s co n d itio n s d e to u rn a g e u n p e u d é m e n te s, to u t c e la se rv it id é a le m e n t
so n p ro jet. U n o b sta c le p o u rta n t s u b sista it : l a c o n tin u ité. L 'a c te u r a v a it b e a u

38
Jean-Louis IBarrault et F rançoise B oyer dans L e T e sta m e n t d u D octeur CordeîieY.

s'e ffo rc e r cm p lu s p a rf a it n a tu re l, lo rsq u 'il y é ta it enfin , la c la q u e tte v e n a it a n é a n tir


tout le tr a v a il d e la jo u rn é e . Il fa lla it r e d é m a rre r à zéro. U se r d e c lic h é s tout p r é ­
p a r é s fu t m a in te s fois, j'e n su is p e rs u a d é , p o u r R enoir, u n e te rrib le te n tatio n . L ouons-
le d e n 'y a v o ir ja m a is su c c o m b é (à l'in v e rs e d e to u s s e s c o n frè re s), n e re c u la n t
p o in t d e v a n t d e s ré p é titio n s o b s tin é e s e t h a r a s s a n te s . M ens il n e d é s e s p é ra it p o in t
d e tro u v e r re m è d e à c e g a s p illa g e .

LA CONQUETE DE LA CONTINUITE

C 'e st a lo rs q u e l'id é e d e l'u tilisatio n sim u lta n é e d e p lu s ie u r s c a m é ra s , in s p iré e


d e s p ro c é d é s d e la T élév isio n (seul, à m a c o n n a is s a n c e , H itch co ck , d a n s L e P ro c è s
P a ra d in e , y a v a it ju s q u 'a lo rs sé rie u se m e n t p e n sé ), s'o ffrit à R en oir co m m e u n
eurêJca in e s p é ré . Si l'a c te u r p o u v a it ê tre s u iv i p e n d a n t to u te la d u ré e d e la sé q u e n c e ,
a p p ro c h é q u a s im e n t à so n in su (et tr a q u é d a n s s e s d e rn ie rs re tra n c h e m e n ts) p a r
cet e ss a im d 'o b je c tifs à l'a ffû t (3), n e n é c e s s ita n t g u è re e n s o m m e q u 'u n p e rs o n n e l

(3) La lunette d'approche-téléloupe de La Règle du jeu, épiant la vie intime de l'écureuil, appa­
raît rétrospectivement comme une prémonition remarquable (et comme la justiilcation en quelque
sorte « impressionniste &) de cette technique révolutionnaire.

39
re n fo rc é d e c a d re u r s a tten tifs, le p ro b lè m e s e tro u v a it ré so lu , et l'o m n ip ré se n c e
sp a tio -te m p o re lle d e l a c a m é ra , n a g u è r e e n c o re o b je t d e ta n t d 'a c ro b a tie s , o b te n u e
d u m ê m e co u p. Il v a d e so i q u e l'o n n e s e b o rn e r a it p a s p o u r a u ta n t a u p la n fixe,
p u is q u 'il se ra it à to u t in sta n t p a rfa ite m e n t lo isib le a u c in é a s te d e q u itte r su b re p ti­
c e m e n t l'a c te u r, le q u e l, ig n o ra n t a u ju s te la p la c e d e s d iv e rs e s c a m é ra s et pour*
s u iv a n t s a n s le sa v o ir so n m o n o lo g u e h o rs c h a m p , s e tro u v e ra it to u t d e m ê m e
« off » s u r l a b a n d e e n re g istré e à pro x im ité, a u m ê m e m o m en t, p a r u n se c o n d
o bjectif. P u is Ton ira it le ré c u p é re r d e re c h e f, é lim in a n t a in s i le h a n d ic a p a u tre fo is
in s u rm o n ta b le d e l a fa m e u s e « solu tio n d e c o n tin u ité ». L 'a c te u r, à c e rég im e,
se ra it so u m is, p e u t-ê tre , à u n e p lu s ru d e é p re u v e , m a is a u b o u t d u c o m p te q u e lle
e x tra o rd in a ire p e rfo rm a n c e c e se ra it, p o u r q u i v o u d ra it b ie n s e p r ê te r a l'e x p é rie n c e ,
e t p o u r le c in é a s te q u e d e sim p lific atio n s a p p o r té e s ! L 'a c te u r s'id e n tifia it a b s o lu ­
m e n t et s a n s ru p tu re à son p e rs o n n a g e , il a tte ig n a it c e se u il lo n g te m p s (et v a i­
n e m en t) re c h e rc h é d e m e rv e ille u s e flu id ité d e je u , d e natuTel s o u v e ra in et p o u r
tout d ir e (on v o u d ra b ie n co n sid é re r c eci c o m m e u n é lo g e su p rê m e ) d e ré d u c tio n
à l'a n im a lité . P a r q u o i d 'a ille u rs, d a n s C o rd e lie r, fo rm e et fo n d m ira c u le u s e m e n t
co ïn cid en t.

UN ART DE LA DEMESURE

H itchcock, ai-je dit, a v a it g é n ia le m e n t p re s s e n ti la ch o se . R o ssellini a u ss i, a u


c o u rs d e sé q u e n c e s « d o c u m e n ta ire s » d e s e s film s (Ing rid d a n s S tro m b o li, le g o sse
d 'A lle m a g n e a n n é e zéro, ta lo n n é s p a s à p a s p a r la c a m é ra , fo rc é s en fin d e la isse r
a p p a r a îtr e l a b ê te d e rriè re l'a n g e ). E n co re n e s'a g issa it-il, d a n s c e d e rn ie r c a s, q u e
d 'u n e te c h n iq u e en q u e lq u e m a n iè re su b jec tiv ïste, lim ité e à l'h é ro ïn e (o u à l'en fan t),
je d ir a is p re s q u e : in c a n ta to ire . A u lie u q u e , d a n s C or d é lie r, to u s le s p e rs o n n a g e s ,
l'œ u v r e e n tière , so n l p a s s é s à c e ca lib re , sc ie n tifiq u e m e n t e n so m m e : ici v ra im e n t,
l a d é m o n stra tio n n 'e s t p a s é g o c e n triq u e , elle e st o b je c tiv e — et é c la ta n te . N ous
q u itto n s le p e tit m o n d e d e R en oir : l'a v e n ir m ê m e d u s e p tiè m e a rt s e tro u v e
c o n c e rn é . Je p o u rra is m 'a p p u y e r su r d ix e x e m p le s : le s s c è n e s d e fo u le (te n ta tiv e
d e v io l d e l a fillette a u d éb u t), la ré u n io n m o n d a in e , la p e rq u is itio n à P ig a lle ,
l'a n g o is s e d e s d o m e s tiq u e s p e n d a n t la tra n s fo rm a tio n finale.., II m e su ffira d 'é v o ­
q u e r le s s é q u e n c e s chez le Dr. S é v e rin : V ito ld y e st ré e lle m e n t p ro d ig ie u x , m a is
p ro d ig ie u x p o u rq u o i ? P a rc e q u 'il est, to u t u n im e n t, le p re m ie r a c te u r d e c in é m a
à q u i l'o n a it o sé fa ire fra n c h ir l a b a rriè re d e l a c o n tin u ité. V itold est, e n q u e lq u e
fa ço n , a u s s i fa n ta stiq u e m e n t ré a lis te d a n s C o rd e lier q u e p o u rra it l'ê tre , m e tto n s,
u n e fle u r film ée à l'a c c é lé ré d a n s to u te l'é te n d u e d e so n é p a n o u is s e m e n t. V o u s
co n fo nd ez, m 'o b jectera-t-o n , e x a g é ra tio n b u rle s q u e (et l'id é e n 'e s t p a s n eu v e ) a v e c
ré a lis m e . C e rte s n o n ! C 'e st v o u s q u i a v e z d e s y e u x p o u r n e p o in t v o ir, ou b ie n
q u i ê te s d u p e s, u n e fois d e p lu s, d u m o n s tre n o m m é p sy c h o lo g ie . A u d ia b le la
p sy c h o lo g ie ! Le c o m é d ie n a p p a r a ît ici te l q u 'il sortit, n u e t s a n s co m p lex e , d e s
m a in s d e la m è re N a tu re . Il c rie, g ig o te e t s'e x c ite to ut s e u l a v e c l'a d m ir a b le sim ­
p lic ité d e l a b ê te , co m m e il d u t le fa ire a u c o m m e n c e m e n t d u m o n d e .
C e tte le ço n , q u e lq u e s je u n e s, m e sem ble-t-il, l'o n t c o m p rise . E t s'ils n e l'o n t
p a s a ssim ilé e , ta n t p is p o u r eux. C ar on n e p o u r r a p lu s fa ire , d e m a in , d u c in é m a
c o m m e Von en fa isa it h ie r s a n s so m b rer d a n s le rid ic u le . C o m m e L ola M o ntés,
c o m m e V o y a g e e n Ifalîe , c o m m e P ic k p o c k e t, Le T e s ta m e n t d u D octeur C o rd elier
re p r é s e n te en fin , p o u r c ette ra is o n p é re m p to ire , u n p a s d é c isif a cc o m p li d a n s l'é v o ­
lu tio n d u s p e c ta c le c o n tem p o ra in .

LE M O RT JOYEUX

M a is to u t c e la n e se ra it rie n e n c o re si C o rd e îie i n e s e tro u v a it s a u p o u d ré , p o u r


n o tre p lu s ' s a v o u re u s e ju b ilatio n , d e d e u x c o n d im e n ts c h e rs à R en oir, re le v a n t c e

40
Jean-L ouis B arrfinit dans Le Testament du Docteur Cordelier.

q u e la s a u c e p o u rra it a v o ir (à q u i n e c o n sid è re q u e le s d e n ré e s p re m iè re s) d 'u n


p e u sin istre , d 'u n p e u in d ig e ste . C 'e s t c e q u i d o n n e à l'œ u v r e so n « m o n ta n t »,
s o n a rô m e le p lu s su b til, la p r é s e r v e d e l a s é c h e r e s s e et d e l a fa d e u r. C e s d e u x
é p ic e s, d o n t l'a u te u r d e T oni a le se c re t, so n t l a m u s c a d e ei le g in g e m b re , — tr a ­
d u is o n s, p o u r c e u x à q u i é c h a p p e ra it c e tte g a stro n o m ie e s th é tiq u e (en la q u e lle ,
p o u rta n t, l a s e n s u a lité d e R en oir tro u v e s a p lu s o rig in a le e x p re ssio n ) : l'h u m o u r et
la lib e rté.
L 'h u m o u r, so u s to u te s s e s {orm es, n e fît ja m a is d é fa u t à R en o ir : q u 'il soit
e n tra in , b o u ta d e , fac étie , m a riv a u d a g e , s a tire ou g a u d rio le . (O n sa it q u e , p o u r lui,
le c ritè re défin itif d 'u n b e a u p la n , a u to u rn a g e , e st q u e c e so it « m a rra n t ».) La
tra g é d ie , a u c o n tra ire , n 'a ja m a is é té tou t à fait so n d o m a in e , et il le sa it m ieu x
q u e q u ic o n q u e , p u is q u 'il fit d e L a .Régie d u je u u n « d ra m e g a i » e t in titu la « fa n ­
ta is ie s » E le n a et Le D éjeu n er s u r l'h e r b e . C o rd elie r n 'é c h a p p e p a s à ce tte rè g le
(m ê m e si c e rta in e g ra v ité d 'a m b ia n c e se m b le , a u p re m ie r a b o rd , le d iffé re n c ie r d e s
a u tre s), e t re c è le , p o u r le s p e c ta te u r atten tif, q u e lq u e s tra its d 'h u m o u r ty p iq u e m e n t
R enoir. Il y a d 'a b o rd , b ie n sû r, le b u rle s q u e d e s d é m a rc h e s, a u q u e l le s o u b a s se m e n t
m o r a l q u e j'a i e s s a y é d e d é v e lo p p e r to u t à l'h e u r e n 'in te rd it p o in t d e su sc ite r d 'e m ­
b lé e u n rire la rg e , s a n s a rriè re -p e n sé e , te l q u e n o u s n 'e n c o n n û m e s g u è re d e p u is la
b e lle é p o q u e d u m u et. O p a le g e stic u le et tu e , m a is R en o ir s 'a m u s e d e s a m a rio n ­
n e tte tra g iq u e (com m e il le fit to u jo u rs) ; la so u ffra n c e m ê m e e n v ie n t à p ro v o q u e r
l'h ila rité (on p e n s e a u « M ort jo y e u x » d e B a u d e la ire), p a r e x e m p le d a n s c e p la n

41
su b lim e où le m o n stre r â la n t s e v a u tre s u r la ta b le d 'o p é ra tio n , e n é c a rta n t obscène*
m e n t le s ja m b e s , p e n d a n t q u e to u rn e le m a g n é to p h o n e . H u m o u r e n c o re d a n s la
s é q u e n c e d e la re n c o n tre O p a le -S é v e rin , où le s d e u x b ê te s fa c e à fa c e , c ra v a te s
d é n o u é e s , y e u x e x o rb ité s, m â c h o n n a n t c ig a re , e x é c u te n t so u s n o s y e u x u n m a c a b r e
e t p ro d ig ie u x p a s d e deu x ... H u m o u r d u d ia lo g u e : « L a v a le ta ille h o p -là ! », « Je su is
in d is p e n s a b le a u d o c te u r p o u r s a dé-m o n s'tra-tio n... » (on croit ici e n te n d re d is tin c te ­
m e n t l a v o ix d 'O c ta v e , p a rla n t à Jurieux), « J 'é ta is a u C a n a d a lo r s q u e j'a p p r is la
m o rt d e c e p a u v r e S év érin ... o o h l ». H u m o u r e n fin d a n s le s p lu s in fim e s d é ta ils ;
le c tu re et c o m m e n ta ire d u jo u rn a l p a r B a rra u lt, je u x d e c ig a re tte s d a n s l a c h a m b re
à P ig a lle , e n s e ig n e d e la « T rip e rie d e s A b b e s s e s »,■ e n tre v u e d e C o rd e lie r e t d e
M m e d e s E ssa rts, etc.

LE TESTAM ENT D 'U N H O M M E LIBRE

H u m o u r q u i n e s a u r a it a lle r s a n s s a sceur ju m elle , l a lib e rté . C o rd e lie r e s t p e u t-


ê tre l'œ u v r e la p lu s d é c o n tra c té e et l a p lu s in d é p e n d a n te d e R enoir, c e lle o ù le s m o ts
— q u e n o u s a v o n s e m p lo y é s c e n t fois p o u r c a ra c té ris e r s e s a u tre s film s — d 'a is a n c e ,
d e d é sin v o ltu re , d 'in g é n u ité , d e s p o n ta n é ité , d 'irré v é re n c e , d e d é v e r g o n d a g e (d e l'e s ­
p rit et d e s sen s) tro u v e n t le u r p lu s p u r e e t le u r p lu s h a u te ju stific a tio n . C o m m en l
réalise-t-o n u n film , e n 1960 ? E n s e re n d a n t d 'u n p a s n o n c h a la n t a u stu d io (TV ou
S ain t-M a u rice ), e n so u ria n t à s a m o n te u se , e n la is s a n t se d é p lo y e r a u to u r d e s o i la
ru c h e b o u rd o n n a n te d e s a s s is ta n ts et d e s c a m e ra m e n ... E h b ie n ! C o rd e lie r c o m m e n ­
c e r a p a r c e s im a g e s d e stu d io s d e l a R.T.F. où Ton film e C o rd elier : le « je u d e s
b o îtes » d u C a rro s s e , le p ira n d e llis m e d 'O r v e t a u ro n t ici le u r ré p o n d a n t, p e u t-ê tre le
p lu s h a r d i et, p o u r le s p e c ta te u r (du p etit co m m e d u g r a n d é c ran ), le p lu s n é c e s s a ire .
« Il est to u jo u rs difficile, d it R eno ir, d e situ e r le c o m m e n c e m e n t d 'u n d ra m e ... » : or,
q u i e s t m ie u x à m ê m e d 'in tro d u ire (et d e co n c lu re ) le d ra m e q u e so n c ré a te u r, n o n
p o in t p o u r m o d ifier o u in fléc h ir si p e u q u e c e soit s e s re b o n d is s e m e n ts (l'illu sio n doit
d e m e u re r q u e le d ra m e s 'a c c o m p lit to u t se u l, s u r s a p ro p re la n c é e ), m a is p o u r le seu l
e t in e ffa b le p la is ir d 'a p p a ra ître ... e t d e d is p a ra ître ? D e l à c e tte s u r p re n a n te s é q u e n c e
d 'o u v e rtu re d e C o rd e lie r, où l ’a rtis te , n 'h é s ita n t p a s à d é v o ile r s e s tru c s, n o u s c o n v ie
lib re m e n t à u n /e u . O ù , su rto u t, l'a tte n tio n e s t so llicitée d e m a n iè re à iso le r, à l'in ­
té rie u r d u g r a n d é c ra n , u n e m o s a ïq u e d e p e tits é c ra n s re p ro d u is a n t to u s s u c c e s s iv e ­
m e n t l a m ê m e im a g e : c 'e s t le c in é m a q u i p r e n d p o sse ssio n d e l a té lé v isio n , c o m m e
d a n s Le C a rro sse il s 'a p p ro p r ia it l'u n iv e rs d u th é â tre . T out l'a rtific e d u s p e c ta c le se
tro u v e d u m ê m e c o u p d é m y stifié , e n m ê m e te m p s q u 'e x a lté . N ul e x h ib itio n n ism e , je
le ré p è te : s u p rê m e a u d a c e d u n a r r a te u r , q u i a ch o isi d e n o u s p a r le r e n tête-à-tête,
d 'h o m m e à h o m m e , « en d ire c t », et e n a p p e lle p o u r l a su ite d u réc it à n o tre c o m p li­
c ité et à n o tre c o n fian ce.
Le T e sta m e n t d u D o cteu r C o rd e lie r est-il le c h e f-d 'œ u v re d e J e a n R en o ir ? J'e n
ju re ra is p re s q u e . C 'e st e n to u t c a s so n film le p lu s é m o u v a n t, le p lu s sim p le , le p lu s
é c o n o m e d e m o y e n s, le p lu s p ro fo n d , le p lu s in so lite, le p lu s n e u f, et q u i n o u s co n te ,
e n to u te fa m ilia rité , l a p lu s p a s s io n n a n te d e s a v e n tu re s : c e lle d 'u n h o m m e é c a rte lé ,
ju s q u 'à so n d e rn ie r so u ffle, e n tre d e u x a s p ira tio n s a n ta g o n is te s , d e u x d é m o n s ir r é ­
c o n c ilia b le s q u e so n t N a tu re et S o ciété. A d m iro n s q u e c e t h o m m e a it su c o n s e rv e r
l a p lé n itu d e d e s a je u n e s s e ju s q u 'a u x p o rte s d e so n a g o n ie .
C la u d e BEYLIE.

LE TESTAMENT DU DOCTEUR CORDELIER, film français de J ean R e n o i r .


Scénario : Jean Renoir. Images : Georges Leclerc. Décors : Marcel L . Dieulot.
Musique : Joseph Kosma. Interprétation : Jean-Louis Barrault, Michel Vitold,
Teddy Bllls, Jean Topart, Micheline Gary, Jacques Dannoville, André Certes,
Jean-Pierre Granval, Jacqueline Morane, Gaston Modot. Production : Compagnie
Jean Renoir-Sofirad, 1959. Distribution : Consortium Pathé.

42
SOUVENIRS
par Max Ophuls

L es anges, des c o sta u d s h a b illé s e n d é m é n a g eu rs...

V
Com parée à l'im m ense bibliolhèque de la fouillait d a n s une m ontagne de p a p era sse s.
M etro-Goldwyn-Mayer, la réserve d e synopsis Je le connaissais vaguem ent : il s'a p p e la it
que possédait I'U.F.A. devait p a raîîre micros­ Billy W ilder, et o u le considérait comme
copique. A moi, elle sem blait am plem ent suf­ u n écrivain d'av en ir, A vrai dire, il n 'a v ait
fisante : un v aste h a ll tapissé de ra y o n n ag e s p a s l'a ir d 'u n écrivain : on l'au ra it p ris p lu ­
o ù s'entassai& ni d e s m illiers de m anuscrits. tôt p o u r u n d a n se u ï à claquettes. Me voyant
On m 'avait perm is d e choisir « n e histoire à em barrassé, il vint à m on secours.
mon goût. « Pour chacun de ces sujets, p e n ­
sais-je, il existe un m etteur en scène idéal, — — Ne vous désesp érez p a s, surtout. A con­
u n seul. O ù diab le vais-je dénicher mon dition d e savoir exactem ent ce q u e vous cher­
sujet ? > P rès de moi, u n au tre jeu n e homme chez, vous finirez b ien p a r le trouver.

43
Il a v a it raison : le jour même, je découvris
un conte poétique, dû à Kaestner, l'au te u r d e
l'immortel « Emile et les détectives ». Le litrej
à lui seul, sem blait riche d e prom esses :
« l'aim e encore mieux l'huile de foie d e
m orue ». Une id ée très simple : les enfants,
la ssé s d'avo ir à ingurgiter c h aq u e soir u ne
cuillerée d e ce liquide m alodorant, prient le
Bon Dieu d e c h an g e r l'o rd re des choses,
ici-bas. Si c'était a u x p a ren ts d'obéir, et aux
enfants d e com m ander, la vie n e serait-elle
p a s plus d rôle ? Or, c& sair-là, le Bon Dieu
s'e st couché p lu s tôt q ue d e coutume. C'est
donc Saint Pierre qui reçoit à s a p lace la
re q u ête insolite. Souriant, 51 actionne l'u n e
des nom breuses m anettes qui règlent le m éca­
nism e universel. Et voilà comment, tout à coup,
le m onde v a vivre à l'envers. Mais, a p rès
av o ir joué au x adultes p en d ant u n e journée,
les enfants en ont plus q u'assez, et ils su p ­
plient Dieu d e re stau re r l'o rd re ancien. Ils
aim ent encore mieux prendre l'huile d e foie d e
m orue, plutôt q u e d e se b a ttre avec mille pro­
blèm es.
Je prjs rendez-vous avec Kaestner, — au
café, bien sûr. Il am en a un am i qui devait se
ch a rg e r du script. Ce fut ainsi q u e je fis la
connaissance d e Pressburger. A u bout d e huit
nuits - (p assées a u café), le script était ter­
miné.
Deux sem ain es plus tard, prem ier tour de
m anivelle. M on directeur d e production s 'a p ­
p elait en toute m odestie le comte von Duday,
et il en a v a it au ssi l'air. Ancien colonel de
cuirassiers, il m e d é p assa it largem ent de trois
têtes : p o u r lui parler, j e ta is obligé de recu­
ler et d e lev e r les yeux a u ssi h a u t q u e
possible. Le com te p a raissait constam m ent su r'
le point d e s'en d orm ir : d u ra n t tout le tour­
n a g e, je n e d ev ais jam ais le voir tout à fait
sobre. Ce q u i n e l'em pêchait p a s d 'ê tre l'hom ­
me le plus charm ant — et le plus loyal — d u
m onde.
Comme principal décor, j'a v a is le ciel. P a s
celui q u 'o n b ro sse rapidem ent sur q u elques
m ètres carrés d e carton, maïs le vrai. En le
re g a rd a n t, je so n g e a is q u e celui où je finirais
peut-être p a r alle r serait certainem ent plus
pstit. Les a n g e s — des costaud s h ab illés en
d ém én ag eu rs e t munis d 'ailes g ig an tesqu es —
a tte n d aie n t l'o rd re d 'en trer en. action. Saint
Pierre, d an s le civil com m entateur à Hadio-
Berlin, atten d ait l'o rd re d 'en trer en. action.
Saint Michel, P a u l Kemp, l'un des meilleurs
com iques q u e j'a ie jam ais dirigés, attend ait lui
a u ssi l'ord re d 'e n tre r en action. Q uan t à moi,

Souvent, les techniciens o n t com m ence p ar


me prouver que cette exigence était
irréalisable...
trem blant à l'id é e de com m ander d es person­ encore, je lui lire m on chapeau. P a s seu le­
n a g e s au ssi augustes, je sen tais m on coeur ment d a n s le sen s figuré du terme, m ais
s'em baller. J'av ais le trac, et je ne dev ais m ême d a n s son acception la plus littérale,
jam ais m 'en d éb arra sse r. Ju sq u 'à la fin de et m êm e ch aq ue jour, c ar il est devenu mon
m a carrière, le prem ier tour de m anivelle allait voisin, à Hollywood. Et je suis sincèrem ent
m e v aloir des sueurs froides. peiné de savoir qu'il n 'a p a s le droit de
travailler ici, p a rce q u e le syndicat des cam e­
Le prem ier opérateur, Eugen Schufftan, était ram en refuse s a dem ande d'adm ission.
d é jà le g ran d homme de la profession. Comme
j'e s sa y a is de façonner la prem ière séquence, On a toujours tort d e faire des projets
il s'a p p ro c h a de moi pour m e chuchoter à trop précis, songeais-je en assistant à la
l ’oreille : projection d es prem ières séquences. Dire que
j’ai ab an d o n n é le th éâ tre pour le cinéma,
— P a s l a pein e d e voua énerver. J'ai d é jà
uniquem ent p a rce q u e je me passionnais pour
compris : vous avez tout ce q u 'il faut pour le côté « p a rla n t », et voilà que, déjà, ce
ce boulot. côté-là n e m 'intéresse plus du tout ! Je ne
Un p eu p lu s tard, il m e p rit à l'écart : m 'occupe plus q u e de l'im age.
— Il fa u d ra faire attention : u n e fois que La façon dont je dirigeais les dialogues ne
ce petit bonhomme, le clapm an, a fait claq uer me satisfaisait guère. Je m e rendais bien
ses planchettes, vous n e devez plus discuter compte q u e je les négligeais. La cam éra, ce
avec les acteurs. Autrement, vos paro les seront nouveau m oyen d'expression dont je disposais
enregistrées. pour la prem ière fois, me détournait irré­
— Je sais bien, murmurai-je, contrit. Seule­ sistiblem ent de la parole, à p eu près comme
ment, d a n s mon émotion... u n e jeu n e m aîtresse détourne l'homme marié
de sa femme. Une m aîtresse q u e j'aim ais
— Pour les deux prem ières prises, reprit-il, à la folie. Je commençais à supprim er des
j'a i ia it tourner les a p p are ils à vide. Je n e ph rases, p a rce q u 'à mon sen s l'im age à elle
voulais p a s que, ce soir, à la séan ce de pro­ seule traduisait la situation bien plus élo­
jection, le personnel se m oque de vous. quemment. Un homme, su r le point d e sortir
Des a n n ée s p lu s tard, je d ev ais a p p ren d re d 'u ne pièce, devait dire : « Je suis tellement
q u e Schufftan avait reçu l'ordre d e m e rem ­ fatigué... » Je décidai d e ra y e r les paroles.
p lacer immédiatement, a u c as où je n e me En revanche, je laissai l'objectif b ra q u é sur
m ontrerais p a s à la hauteur. A l a m êm e occa­ la porte qui restait ouverte derrière l'acteu r :
sion, j'ap p ris aussi qu'il atten d ait alors, depuis il était trop fatigué p o u r la fermer. Inutile de
longtem ps, s a chance d e devenir m etteur e n formuler en paroles ce q u e l'im age rend
scène. Pourtant, ce jour-là, il m e conseilla et évident, pensais-je.
me guida, alors q u ’un a u tre s e serait peut-être Fait curieux, les g ran d s patrons de l'U.F.A
ingénié à me faire trébucher. A ujourd'hui n'étaient point de cet avis.

A u d e rn ie r m o m e n t, on p e u t e n c o re d e m a n d e r à l’a c te u r d ’a jo u te r ceci..,
— Vous avez encore tous les défauts du qu© cette exigence était irréalisab le. Puis, gé­
débutant, m e confiait l'un d'eux. Toutefois, néreux comme ils le sont g énéralem en t, ils
vous com pensez ce m anque d'ex p éiien ce p ai l'ont q u a n d m ême réalisée. Peut-être me
des qualités certaines. Ce q u e nous a p p ré ­ montrerais-je moins difficile si je com prenais
cions surtout, chez vous, c 'est celle faço n de les difficultés auxquelles ils se heurtent. Mais,
sacrifier l'im ag e à la parole. Chez vous, à v rai dire, je n e tiens p a s tellem ent à les
la cam éra n e l'em porte jam a is su r le texte com prendre.
C'est p arfait. L'U.F.A. faisait l'im possible p our m e faci­
J'étais dev an t la critique comme ce vieil liter la tâche. Mon prem ier film terminé,
acteur, a u lendem ain d 'u n e prem ière. Il vient la direction m'offrit des cours d'architecture,
d 'a ch e ter deux journaux : l a G azette qui d e photographie, d e lab oratoire et de mon­
affirme, sur q u a tre colonnes, qu'o n n 'a jam ais tage. Pour les trois prem iers, ce fut lié s bref <
vu u n Faust aussi rem arq u ab le, et la D épê­ j'y jeta i un coup d'œ il, u n seul, pour re g a r­
che qui dém ontre, égalem ent en q u a tre colon­ d e r aussitôt ailleurs. Pour le m ontage, ce fut
nes, q u 'o n n 'a jam ais vu u n Faust aussi différent. Guidé p a r le Herr Professor Nick.
exécrable. « Et toi-même, qu'est-Ce q u e tu un m inuscule Russe Blanc q u i chantonnai!
en p e n s e s ? », lui dem ande u n collègue. Le constam m ent (mais faux), je m 'ap p liq uai,
vieil acteur h a u sse les ép au les. « Je n'en d u ran t des sem aines et des mois, à coupej
pense rien du tout, bougonne-t-il. Je joue. Je et à coller l'im age a u ssi bien q u e le son.
fais m on trav ail. > Dès les prem iers jours, j'ap p ris à m e sé p a rei
Moi au ssi, je continuais à faire m on travail. d e telles ou telles séquences, — sacrifice
douloureux, puisque c'était moi-même q u i les
Vis-à-vis d e l a technique ciném atographi­ av ait im aginées et réalisées. M ais m on pro
que, je conserve délibérém ent u n e attitude de fesseur était impitoyable.
profane. Je n 'a i jam a is exigé q u 'u n e chose :
obtenir, pour telle scène, ce qui m e sem ble — Je sais b ien q u e c'est dur, d u moins
l'expression id éa le du contenu. Souvent, lea a u début. Seulement, il y a u n vieux prin­
techniciens ont comm encé p a r me prouvei cipe qui reste toujours v a la b le : les p a ssa g e s
q u e vous enlevez n e risquent p a s d'être
éreintés p a r l a critique.
Argum ent irréfu table! Je fis donc d e mon
m ieux pour supprim er tout ce qui m e parais*
sait douteux. Mais, le film term iné, j'av a is
encore l'im pression de ne p a s av oir suffi­
sam m ent élagué. Au second é ta g e d e l a direc­
tion, j'arp en tais le couloir d e v an t la sa lle de
projection, comme j e n e l'av a is p a s fait lara
de l a n aissance de mon fils, à l a M aternité
D errière celte po rte capitonnée, les p ré sid en ts
d irecteurs généraux-m em bres du conseil d 'a d ­
m inistration d e l'U.F.A. étaien t en train de
ju g er mon œ uvre. D e leu r verdict dépen*
d aient tant d e choses...
« Au théâtre, c'est q u a n d m ême plus facile,
pensais-je. Au dernier moment, a v a n t le lever
d u rideau, o n peu t encore p ren d re u n acleu ï
à l'écart, lui d em and er d 'ajou ter ceci, d e su p ­
prim er cela... Dans cet a rt technique q u'est
le ciném a, tout est définitif. Les erreu rs q u 'o n
a faites restent sur l a pellicule, p erso n n e n e
peut les empêcher de p a sse r su r l'écran...
L a porte s'ouvrit. Les m essieurs très dignes
q ui quittaient la sa lle sem blaient avoir assisté
à l'enterrem ent d 'u n proche parent. Seul
K aestner, l'au te u r du scénario, s 'a r r ê ta pour
ma tapoter l'épaule. A son b ras, u n e vieille
d am e me souriait gentiment.
— M am an a trouvé ton film excellent, dit
K aestner. V raim ent bon,
— Vous comprenez, a jo u ta m am an, c'est
« M am an a tro u v é to n film e x c e lle n t ». l a prem ière fois que je v ais a u cinéma.

46
Il y av ait alors à Berlin deux grandes
salles d ’exclusivité : l'U.F.A. du Zoo, de
loin l'éiablissem ent le plus im portant d'A lle­
magne, et le Capitole. Comme mon film
n 'avait sa n s doute p a s la grosse cote auprès
des directeurs, il allait probablem ent p a sse r
au Capitoie. Pour commencer, il ne p a ssa
nulle part. Q uelques sem aines plus tard, le
comte von D uday me téléphona, p eu après
minuit.
— Votre film est sorti ce soir, m'cmnonça-
t-il, d 'u ne voix d'airain, très colonel d e cui­
rassiers.
— Ah ! fis-je, avec une indifférence m al
simulés. Dans quelle salle ?
Il m e donna l'ad re sse d 'u n m inable ciném a
de quartier. le fis u n violent effort pour
cacher m a déception.
— M a foi, ce n 'est déjà p a s mal.
— Je vous crois ! Le public a ap plau di du U ne petite dactylo.
début ju sq u 'à la fin. Demain, le film se ra
à l'affiche de l'U.F.A. du Zoo.
Et il raccrocha, sans me laisser le temps Le le n d e m a in , je signai avec les Produc­
de manifester m a joie. Je dus pren dre deux teurs Associés p o u r une comédie dont la
comprimés pour arriver à dormir. vedette allait être le meilleur jeune comique
de l'ép o q u e : l'aim ab le, l ’a d o rab le Heinz
Depuis ce jour, j'ai un g ra n d principe : je Huhmann. M alheureusem ent, en fait de co­
n'assiste jam ais à la prem ière de mes films. médie, c'était plutôt une farce militaire, avec
Je préfère atte n d re le résultat à la maison. les clichés h ab itu els : troupiers abrutis ou
Ç a porte bonheur. malins, sous-offs forts en gueule, colonel
scrogneugneu et cantinières affriolantes. Rési­
gné, j'entrepris, a v e c les auteurs du scénario,
l a p réparatio n du découpage. C haque jour,
Une charm ante villa, a u fond d 'u n ja r­
l'histoire m e p laisa it encore moins q u e la
din qui descend en p ente douce vers l'un des
veille. A u bout de deux mois, je proposai de
nombreux lacs des environs de Berlin. A
ren dre mon tablier. Le gros m onsieur à mo­
nos pieds, su r l'e a u à peine ridée p a r une
nocle p o ussa un soupir. * Tout cela p a rce
brise légère, u n e multitude de petits voiliers
q u e je m 'y suis m al pris a v ec ce m audit
briqués à neuf. Devant la tonnelle, nous
tu y au d 'a rro sa g e ! », gémissait-il. En guise
formions u n groupe joyeux a u tou r du maître
de dédom m agem ent, il m e su g g é ra d e tourner
de maison, rédacteur en chef d 'u n g ra n d
u n autre film, en insistant, toutefois, sur la
quotidien. Il fêtait sa victoire dans un con­
nécessité d e m e contenter d'u n budget sque-
cours aussi particulier q u e secret qu'avail
letlïque, afin de com penser l a p erte q u e mon
organisé la p resse allem ande pour désigner
indécision a v a it c a u sé e à l a société.
le journaliste le plus imaginatif. II s'ag issait
de trouver une m anchette fictive à sensation. — Je ne vois q u 'u n m oyen, dis-je : im a­
Le gros titre proposé p a r notre hôte a vait giner u n e action q u i s e déroulerait d a n s un
réuni tous les suffrages : * L'Ai d û duc F ra n ­ studio vide, sa n s a u c u n décor.
çons-Ferdinand est vivant : on fait la G rande
Enthousiasm é, il accepta aussitôt. Ce fut
Guerre p our rien. >• Nous étions encore en
ainsi q u e naq uit Le Bureau am oureux, u ne
train d e nous esclaffer quand, soudain, u n
comédie m usicale a u ssi insignifiante q u e pos­
jet d 'e au inonda mon verre. Le voisin, un
sible. L'histoire, d 'u n e jo yeuse platitude, mais
gros monsieur à monocle, av ait voulu arro­
agrém entée de ch an so ns et d e danses, se
ser s a pelouse, avec u n e m alad resse tou­
p a ssa it entièrem ent d a n s les bu reau x et la b o ­
chante. Les présentations faites, il hocha la
tête. ratoires d 'u n studio, le nôtre, et, à chaq u e
séquence, je p e rd a is l'une d es ra res illusions
— J'ai entendu p a rle r de vous, M. Ophuls. que je conservais encore s u r mon nouveau
Comme je vous dois u n e rép aratio n pour ce m étier. Ce lut le film le moins cher d e m a
petit accident q u e j'ai causé, j'a i envie d e carrière, ce qui ' n e devait p a s l'em pêcher
vous offrir la mise en scèn e d e notre pro­ d e rapp o rter gros, et ' m ême très gros, aux
chain film. Producteurs A ssociés. Le tou rn ag e en fut si

47
précipité q u e le directeur des prises de vue vous savez, je su is surtout u n hom m e d 'a f­
commit u n e erreu r passablem ent cocasse. faires. Du moment q u e vous n e m e dem an­
D ans une scène tout à fait secondaire, une dez p a s l a lune...
petite dactylo devait re g a rd e r p a r la fenêtre
Pour tourner, je choisis le v illa g e de
et faire sig n e à u ne collègue qui p a ssa it dans
G eiselgasteig, p rè s de Munich. Nous édifiâ­
la cour. Le m ontage terminé, on voyait la
mes, dans les prés, u n villag e tchèque du
jeun e fille se pencher a u premier é ta g e pen­
siècle dernier, décor si réel q u e nous h a b i­
d an t qu e, dans la cour, elle se faisait signe
tâm es les m aisons à pignon o u v rag é p e n d an t
à elle-même.
six mois. Comme l'u n des m orceaux d e b r a ­
Sur le p lan purem ent personnel. Le Bureau voure d u film devait ê tre constitué p a r u ne
am oureux m éritait bien son titre. Six mois foire, je parco u ru s l'A llem agne pour en g ag er
ap rè s la sortie du film, le directeur de la des forains a u th entiqu es : a v a le u rs d e feu et
photographie ép o usa la dactylo photographiée de sa b re s, trapézistes, clow ns, m ontreurs
deux fois. P en d ant le tournage, le jeune p re­ d 'ou rs (avec leurs bêîes), diseuses de bonne
mier, .G ustav Fraehlich, se m aria a v ec la av en ture. Pour l a figuration, nous n ou s a d re s­
cantatrice Gitta Alpar. Le chef-décorateur, sions à la jeu nesse des villages d e m onta­
Hellmut von N eppach, attendit à peine d’être gne, a le rtée p a r le tam bour du garde-cham ­
nommé directeur d e production pour épouser pêtre. Q uant - au x rôles secondaires, nous
mon assistante, M argaret W alter, fille du n'av ion s q u e l'em b a rras d u choix : ch aq ue
célèbre chef d'orchestre Bruno W alter. Une jour, se p résentaien t de nom breux acteurs-
union h eureuse qui devait s e terminer en am ateurs. En Bavière, Je théâtre am ateur est
dram e : émigrés en Suisse après l'av èn e­ u n e v éritab le institution, vieille d e plusieurs
ment d'Hitler, Hellmut et M argaret von Nep­ siècles. En dehors d u célèbre M ystère de la
p ach se suicidèrent. Passion, p résen té ch aq u e a n n é e à O beram -
m ergau, on trouve d'innom brables troupes qui
* comptent p arm i leurs m em bres d e s talents
authentiques, tragédiens aussi b ien q u e comi­
Ensuite, ce fut La Fiancée vendue, d'ap rès q ues. Je découvris ainsi, p our u n rôle de ser­
l'o p é ra de Sm etana. gent de ville, u n cuisinier de gargotte, sp écia­
C 'était u n e production des < Exploitants lisé d a n s l a cuisson d u boudin blanc. Le
de Salles Associés ». Le président d e la b ra v e hom m e v iv ait littéralem ent son rôle, à
société m 'invita à Munich. II m 'expliqua que, telle en seig ne q u 'e n dehors des heures d e
disposant d e gros capitaux, il tenait à offrir tournage, il s e prom enait su r la route p ou r
a u m onde c le plus grandiose des opéras distribuer d es am end es. M alheureusem ent, son
filmés ». Aussitôt, j'entrevis l'occasion de me cachet relativem ent ccquet (du moins pour
livrer à toutes sortes d'expériences passion­ u n cuisinier) d ev ait lui monter à la tête.
n antes. Une minute plus tard, je déchantai : Un soir, rev êtu de son bel uniforme de l'ép o ­
le président ne voyait p a s les choses sous q u e d e François-Joseph, il prit un taxi et
le m êm e a n g le q u e moi. ordonna a u chauffeur d e rouler ju sq u 'à ce que
le com pteur qui n e pouvait enregistrer, tout
— Nous allons commencer p a r quelques a u plus, q u e 999 m arks, fût à bout d e course.
im ages m odernes. Deux amis, en smoking
La folle é qu ipée se term ina d a n s u n e bour-
b ien sûr, sont en train de vider u n e bonne g a d e isolée, vers deux h eures d u matin. Notre
bouteille, u n vin du Rhin, ou peut-être du
policier d e ciném a a lla réveiller le m aire pour
cham p ag ne français. Leur conversation nous lui d é cla re r qu e, re v en a n t d u siècle dernier,
a p p ren d q u'ils aiment tous deux l a même il a lla it p re n d re le pouvoir. Le m aire a le rta
femme. Le plus â g é espère même se fiancer
l'asile ‘départem ental. Aux infirmiers, qui
a v ec elle, dès le lendem ain. Le plug jeune, p rétendaient le m ettre d a n s l'am bulance,
très ému, cherche à g ag ner du temps. * Vous
l'u su rp a te u r exp liqu a que, de nos jours, « les
n e trouvez p a s q u e vous allez u n p eu vite gens m anq u aient v raim ent de fantaisie ».
en b e so g n e ? Nous pourrions peut-être encore Puis, tranquillem ent, il se la iss a ram ener à
réfléchir, ch acu n de son côté ? Tenez : si
Munich.
nous allions à l'O péra ? Justement, on joue
ce soir La Fiancée vendue. Allons-y ! » Puis, Ce fut u n film très gai, et très tendre. Le
on voit les deux hommes s'installer d a n s une prem ier rôle féminin était tenu p a r l'u n e
loge — et ensuite, nous n ’auxons plus q u 'à des p lu s g ra n d es cantatrices de l'époque,
photographier l'opéra... Jarm ila Novotna, de l'O p é ra de Berlin. M al­
heureusem ent, elle atten d ait u n béb é, et,
Sans doute mon visage trahissait-il m a
déception, car, a p rès u n b ief silence, il comme le to urnage d ébutait bien plus tard
ajou ta : q u e prévu, nous dûm es d ès l a troisième
sem aine n cu s re n d re à l'évidence : l'heureux
— M aintenant, si vous préférez procéder événem ent s'annonçait nettement, d e façon,
autrement, eh bien ! procédons autrem ent. Moi, sinon visible, du moins très sensible. En

48
(c Puis ou voit les deux hommes s’installer dans une loge... »

d 'au lres termes, le béb é s'a g ita it beaucoup, je peu x retenir, c'est deux ou trois p h ra se s à
et la Novotna souffrait parfois le m artyre. Ce la fois. Et encore, faut p a s q u e je sois seul
fut m on ami et scénariste A lexander qui à les dire. M adem oiselle les d ira avec moi.
trouva le m oyen d e calm er l'enfant. Entre « M adem oiselle i était u n e femme d 'â g e
deux séances, il s'installait p rè s de la chaise moyen, petite et grosse, qui depuis d es an nées
longue où se reposait la m ère et, à haute se tenait d a n s les coulisses, chaque fois que
voix, racontait des histoires. Il inventait les Valentin entrait en scène. En somme, u ne
contes les plus merveilleux, les plus poéti­ « souffleuse » particulière, ch arg ée d'inter­
ques. P a r bonheur, il eut l'id ée de les n o te r; venir lorsque l'acteur trébuchait dans l'u n ou
ain si n aq u it u n livre ad o rab le, « Contes pour l'au tre des nom breux sketches qu'il écrivait
un enfant attendu ». L'époque était d éjà pourtant lui-même. Elle vivait a v ec lui depuis
trop trouble p our inviter u n éditeur à publier un bo n q u a rt de siècle, mais, comme ils
le petit volume. Avec les lancinants bruits de n 'a v aie n t jam ais songé à se marier, il l'a p p e ­
bottes et les chants rau q u es des Chemises lait toujours très cérém onieusem ent < M ade­
Brunes, aucun b é b é n 'a u rait discerné la voix moiselle ». Valentin qui, d a n s mon film, devait
du poète. jouer le rôle d'un propriétaire de cirque am bu­
L'un des gran d s rôles m asculins était confié lant, se sentit d ès le prem ier p la n d a n s la
à Karl Valentin, g ran d spécialiste d es com­ p e a u du personnage. Il a id a les ouvriers ve*
positions populaires, u n artiste a ussi in sé p a ra ­ nus pour d resser le chapiteau, puis, le len ­
ble de la vie b av aro ise q u e l a b ière o u les d em ain m atin, a u prem ier c ii d u coq, il s'em ­
bretzels a u cumin. Tout d'ab ord, il avait p a r a d 'u n pot d e peinture noire pour tracer
refusé : cette inscription sur la tente : « Celui qui
— Moi, le ciném a, j'e n veux p a s. J'ai vu découpe la toile et se fait pren d re e n flagrant
un film, un seul —- il y avait u n p a u v re délit s'exp o se à la rigueur de la loi. »
ty p e qui ram pait d an s u n e chem inée et qui Comme je voulais ab o rd er l a question de
tombait tout le tem ps dans la rivière. Très son cachet, il m'interrompit :
p eu po u r moi, vous comprenez. Enfin, puisque — Moi, j'en dem ande p a s beauco u p ; je
vous insistez — si vous mettez d an s le contrat sa is d é jà p a s q u e faire de l'arg e n t q u e j'ai.
qu'on m e d em an dera p a s d e ram p er d ans M ademoiselle n e m e coûte p a s trop cher, et
u n e chem inée et qu'o n me je ttera p a s à le docteur m 'a défendu de boire plus de trois
l ’e a u — alors, je veux b ien e ssa y e r. M ain­ pichets de b ière p a r jour. Oh l bien sûr, j'ai
tenant, a utre chose : p a s lcr pein e d e me aussi u n fils, m ais il est en prison, et je
faire ap p ren d re mon texte. Parce que, alors, n'ai p a s l'intention de lui laisser grand-chose,
je suis sûr d'oublier la moitié. Tout c e que à ce voyou.

49
A van t ch aq u e scène, je lui expliquais îa A u bout d e dix minutes, Valenlin, excédé par
situation, bien entendu en présence de « M ade­ l'insistance du maire, s e mit en colère pour
moiselle ». d e bon. Le ton monta, ju sq u 'a u m oment où
Valentin, g éant à l a force herculéenne, a ssé n a
— Vous allez voir arriver le m aire qui a u m aire un coup de poing q u i n 'a v a it rien
vo ud ra encaisser l a taxe locale. L'arm ée der­ d e simulé. Pendant ce temps, q u a tre cam é­
nière, votre cirque a filé à l'anglaise, juste­ r a s, placées d ans les décors a u x endroits
ment p a rce q u e vous n e pouviez p a s acquitter stratégiques, filmaient toute l a scène, sous
cette taxe. A ujourd’hui, vous n 'êtes guère q u a tre angles différents. Il n e me restait plus
plus riche, et vous craignez q u e le m aire q u 'à choisir les prises les mieux réussies.
n'interdise la représentation. Vous allez donc Ainsi, j’obtins quelque chose d 'a sse z proche
e ssa y e r de discuter... d es tableautins q u e jouaient les com édiens
— Ç a v a, coupa-t-il. J'ai compris. Itinérants du m oyen âge.

A u cours d 'u n bref conciliabule avec M ade­ Le soir, à l'au b e rg e du village, Valentin
moiselle, il fixa lui-même les réponses é v a ­ aim ait raconter ses souvenirs d e jeun esse.
sives q u 'il a lla it donner a u maire. Je le — J’ai débuté dans la • vie comme homme-
laissai faire : son texte improvisé était bien orchestre. Un harm onica, u n e trom pette, un
plus pittoresque, plus vrai, que celui du dé­ tam bour, u n violon, d es clochettes — j e jou ais
coupage. Puis, nous commençâmes à tourner. d e tout c ela en m êm e temps. Sur le ventre,
un écriteau : « 100 m a r is à celui qui en fera
a utant. » Parfois, un type tentait s a ch an c e :
alors, je lui p assais tout le harn ach em ent, et
je rigolais à le voir s'escrim er p o u r rien.
Mais, u n jour, un petit g a rs plus m alin y est
p resq u e arrivé. Je trem blais à l'id éd d e p e r­
d re cent marks, je n 'e n a i p a s dormi de la
nuit, et, le lendem ain, j'a i ajouté à mon
orchestre un cornet à piston. Je n e sa v a is
p a s en jouer, mais person n e n e s 'e n est
aperçu, avec tout le v acarm e q u e je faisais.
Puis, un soir, j'a v a is peut-être b u q u e lq u e s
v erres de trop, ou je n 'étais p a s e n forme,
bref, je ne m 'y retrouvai plus d a n s tout ce
Saint-Frusquin, alors, j'ai pris u n m arte au , et
j'ai tout cassé, e n mille morceaux. Le jour
où le Bon Dieu n e se retro u v era p lu s d ans
ce qui se p a s s e su r terre, il en f e r a peut-
être autant. Et ce ne sera p a s drôle.
Son ironie fhiste et vigoureuse trouvait
parfois des formules d 'u n réalism e sa isis­
sant. Lorsque Bert Brecht a ssu ra l a m ise en
scène d 'u ne de se s propres pièces « E d o u ard II
d 'A ngleterre », u n e tragi-comédie d a n s le
style élizabethain, il eu t des difficultés avec
une sc è n e d e bataille. Brecht, p o è te d e g é ­
nie, m ais qui, à l'époque, ignorait tout de
la mise en scène, n e savait com m ent diri­
g e r le s figurants. E m barrassé, 11 se re to u rn a
vers Valentin.
— Vous savez, vous, comment se com por­
tent d es soldats en p lein e b a ta ille ?
Valentin, m élancolique, b a is s a la tête :
— Les p au v res g ars, ils sont livides, ils
suent à grosses gouttes, et ils ont l a trem ­
blote.
(A suivre.) Max OPHULS.

Un soir, revêtu de son bel uniform e (Traduit de l'aliem an d p a r M ax Both. Illus­


de l’époque de François-Joseph... trations d e R égine A ckerm ann-O phu Is J

50
FESTIVALS

T ire -au -F lan c , de Claude de Givray.

LOCARNO Inutile de revenir sur L a P yram ide, dont


les C a h i e r s ont d é jà entretenu nos lec­
Je n ’ai pas vu de film turc à Locarno. Mais teurs, Tire-au-Flanc a déclenché les rires
le m eilleur festival d e l’année 1961. Cela fournis d ’u n e salle archi-com ble. V oilà la
prouve u ne fois de plus q u e ce n 'e st pas à prem ière tentative, en France, d e com ique
coups d ’arrivées fracassantes d e vedettes, ni pur, depuis T ati. D e Givray est parvenu, sur­
d e réceptions m ondaines som ptueuses, qu on tout dans la prem ière partie de son film, à
obtient un bon festival. Il suffit d ’une bonne atteindre le bu rlesq u e à p artir de l ’observa­
sélection. tion la plus juste de la vie militaire. O n p eut
Celle d e Locarno fut, dans les lim ites d u m êm e définir son 'film com m e u n essai d e
ossibîe, orientée vers les nouvelles ten- docum entaire com ique, p a r ailleurs très dif­
ances d u ciném a contem porain. Elle nous férent de celui de R enoir. 11 n ’y a aucun
en a offert un panoram a assez large, et _ce rapport entre les deux Tire-au-Flanc, si ce
festival s’impose com m e le m eilleur « crité­ n ’est peut-être u n e m êm e générosité envers
rium des jeunes » q u e l’on ait organisé l'hom m e. 11 est vrai que de G ivray a presque
depuis longtem ps. Certes nous n avons pas com plètem ent atomisé le vaudeville de
vu, si l’o n prend la France e n exem ple, M ouézy-Eon. 11 n ’en reste q uasim ent rien, à
Une fe m m e est une fem m e, couronné à l’exception des deux personnages principaux.
Berlin, ni U A n n é e dernière à M arienbad, C ’est un prem ier film qui p erm et d ’espérer
réservé, p a t V enise, ni Lola, déjà sorti sur beau co u p de la p art de de G ivray,
les écrans suisses, m ais L a P yram ide h u ­ Il est donc regrettable que ni ce film , ni
m aine d e R ouch, Tire-au-Flanc d e C laude La P yram ide h um a in e n ’ait obtenu u n e ré ­
d e Givray et, hors compétition, Paris nous com pense. L e jury a d ’ailleurs été le seul
appartient d e Rivette. II est vrai que notre point faible d u festival. Q u ’on en ju g e : V oile
pays, p our le représenter officiellement, avait d ’or à N o hi _{Feux dans la plaine) d e Kon
parachuté l’infâm e T a xi pour TobroaJi, pro­ Ichikawa, qui ne vaut guère que p a r le côté
duit typique de notre régim e. Il y aurait curieux de son scénario. Voiles d ’arg en t à
tant à dire sur le com ité d e sélection, ses d e u x fims d e jeunes : Q u a n d nous étions
intrigues et ses coulisses... petits enfants est u n film suisse d ’H en ry

51
B randt, q u i nous conte d ’u n e façon poétique E n revanche, le ciném a am éricain tradition­
la vie d ’un instituteur dans u n village nel nous a donné deu x 'oeuvres d e style clas­
savoyard, œ u v re estim able qui se veu t dans sique : T w o R o d e T o gether, le dernier John
la lignée d e R ouch. P anique dans u n train Ford, est un w estern paresseux, si l’on peut
de K asim ierz K utz m e sem ble en revanche appeler paresse les digressions q u e se p erm et
in dig n e d ’u ne telle récom pense ; sur u n e u n vieux conteur. E lles constituent e n réalité
histoire d e guerre {en 1943, des voyageurs le charm e principal d e ce filmi qui, sans
bloqués dans u n e gare perd u e en pleine égaler Les Cavaliers ou L a Prisonnière, m ’a
forêt risquent, à la suite d ’u n m alen ten du , fait passer la m eilleure soirée de ce festival.
d ’être fusillés p a r les A llem ands), K utz a Blast o f Silence, d e ‘l ’acteur A llen Baron,
réalisé un film lourd et prétentieux. Il fait est u n film new -yorkais d a n s le styie holly­
u n sort à ch aq ue réplique com m e à chaque woodien. Il s’a g it u n e fois de plus d e l ’exé­
attitude d e ses personnages, et cela pour cution d ’u n contrat p a r u n tueur. C’est ab so ­
m ieux les m épriser et révéler la bassesse de lum en t sans génie, m ais bien fait et assez
leur caractère. Cette volonté de noirceur, ce personnel. II n ’y a a u e le com m entaire litté­
dénigrem ent systém atique de l ’hom m e, qui raire qui nous ra p p elle q u e ce film ap partien t
sem blent tan t plaire actuellem ent en Pologne, à la sinistre école d e N ew York. — J. Dt.
deviennent, à force d e se vouloir anticonfor­
mistes, conventionnels, donc e nn u yeu x en
diable : du truc, rien q u e d u truc. SAN SEBASTIA N
Moins c ep e n d an t q u e dans l’œ u v re d e T o u t ce q u ’on p e u t d ire de ce Festival d e
Shirley Clarke, T h e Connection, le film le San Sébastian, c’est q u ’il n ’y â rien à e n
plus déplaisant de tout ce festival. Il a pour­ dire. Il sem ble q u e tous les m auvais film s
tant obtenu le prix de 5.000 francs suisses d e l’an n ée se soient donné rendez-vous d ans
qui récom pense le m eilleur prem ier ouvrage, cette aim able ville baro qu e, la K arlovy-V ary
ce qui est aberran t. Pirandellien com m e seul d e rA tla n tîq u e , L e jury était si conscient d e
un cuistre p eu t l ’être, ce film d 'a m a teu r, cette évidence q u 'il a déclaré a u m o m en t d e
m onstrueux dans son inform ité, nul dans sa la lecture du p alm arès q u e cette sélection
m ise en scène alors q u ’il est bâti sur la mise était absolum ent « lam entable ». M oyennant
en scène, m al joué p a r des acteurs d e dixièm e quoi — en vertu d u règlem ent — il a q u a n d
ordre q ui s’efforcent m aladroitem ent d e se m êm e d écern é des" prix : le grand prix à
faire passer des personnages piîs sur le M arion B rando p our O ne-sycd Jûcizs, lé
vif, a trois défauts r e d h i b i t o i r e s : l a i d , sor­ western le plus b av ard d e l’histoire d u
d i d e et, surtout, ennuyeux. ciném a, avec des erreurs d e distribution
C om bien je préfère, au cloaque où p atau g e indignes d ’u n m etteu r en scène-acteur ; le
et_ se com plaît m iss Shirley Clarke, l’opti­ prix d e la m ise en scène à L ’Im preüisto
m ism e béat des films russes et chinois ! de L attuada, nullissim e (Les A dolescentes,
A d ie u C olom be, d e Yakov Segel, est u n e q u 'o n d o n n e à Paris, est q u a n d m êm e m oins
comédie vive à l ’hum our tendre. L es bou­ m auvais ; pourquoi ne pas l’avoir sélec­
tades sur la_ vie quotidienne soviétique tionné ?) L es prix d ’interprétation à G ert
abondent, et je recom m ande en particulier F roebe et P ina P ellicer (mais je n ’ai pas eu
la représentation « artistique » des glorieux le courage d e sup p orter p lus d e dix m inutes
ouvriers d u gaz de Kiev, d ’une irrésistible de D e r G atm er tm d d er L ie h e Goit, et je
drôlerie. O n a souvent l’espoir que la comé­ reste perplexe su r les m érites de P in a Pellicer
die va virer franchem ent à la com édie m usi­ d a n s O n e-eyed JacJ^s).
cale ; ainsi p e n d an t la visite des am oureux T o u t cela est consternant. Si cet état d e
au m usée du G énie hum ain. Mais la m usique choses se perp étu e, les cinéphiles devront
est rem placée p a r u n nouveau grand discours, éviter com m e la peste de telles m anifesta­
pom peux et solennel, à la gloire d u com m u­ tions, plus proches d ’u n e ‘ foire agricole que
nism e, Rien de cela n ’est subversif, b ie n au d ’une m anifestation artistique. E ncore avions-
contraire. Segel a tout d ’un C apra soviétique, nous à San Sébastian et à P a m p elu n e la res­
sauf la qualité form elle. Mais le3 Russes source d e quelques bo n n es corridas.
savent y rire d e leurs travers, et d e leu r façon
de vivre. Finissons toutefois sur u n e note conso­
lante : o n a p résen té hors festival un excel­
Plus sérieux est le film chinois L a Docto­ lent m o yen m étrage, G olden Years o f H o lly ­
resse Tai, de H su T a o : œ u v re de propa­ w ood (L’A g e d'or d ’H o llyw o o d ), com m enté
gande antireligieuse, contre les superstitions ar G ene K elly, film, d e m on tage q ui a
cam pagnardes, prim aire et naïve dans son F avantage d e nous faire revoir q uelques sé­
réquisitoire, m ais qui ne m anq u e n i d e raffi­ quences m irifiques d u ciném a am éricain
n em ent dans le traitem ent des couleurs ni m u et (cf. L a G rande P arade, d e K ing V id o r,
d ’élégance dans le récit. L ’A llem agn e de et u n adm irab le court-m étrage d e C h a ­
l’E st nous_ a envoyé l ’enregistrem ent d e la plin, etc.). L es ju rés des différents festivals
représentation du M ère Courage «f ses auraient intérêt à m éd iter su r ces chefs-
E n fa nts, d e Brecht. C ’est u n échec h onorable d 'œ u v re , n e fût-ce q u e pour être dégoûtés
m ais total, d û au fait q u ’on n’a pas su choisir à jam ais p a r les film s q u e leurs obligations
u n e ligne de conduite. professionnelles les forcent à voir. — J, D.

Ces textes ont été rédigés par JEAN DoMARCHI, JEAN D oU C H E T et FRANÇOIS WEYERGANS
p o u r la Photo d u Mois.

52
LA PHOTO DU MOIS

Liberté : le p rem ier octobre, une jeun e fille rangée préfère les rues d e Paris à son lycée, et les
d rag u eu rs aux professeurs. L ’adolescence sera le sujet a p p are n t de cette aventure d o nt le sujet réel
sem ble être : com m ent tou rn er avec d e la plu s-X après le coucher d u soleil su r les C ham ps-
Elysées, sans éclairage d 'a p p o in t ?

R ouch à l ’œ u v re est u n spectacle ab so lum en t fascinant q u i ne p e u t se com parer à rien,


sinon à certaines figu res d e R obbins : je l’ai vu , )a cam éra sous Je bras com m e u n e m itrail­
lette, sans viser (mais avec u n grand angulaire), l’objectif pointé su r le cœ ur d e ses p e rso n ­
n ag es, s’agiter autour d ’eux com m e H aro u n T a z ie îf autour d 'u n cratère. E v idem m ent, dit-il,
les cadrag es sont parfois -un p eu foires, et les travellings arrière pas encore très au point. Mais
q u ’est-ce q u e cela fait, p uisque L ib erté sera avan t tout une réflexion sur, précisém ent, la
liberté d u ciném a... — F .W .

53
COTATIO NS
• , m utile de se déranger.
£ & voir à la rigueur.
** à voir,
LE C O N S E I L DES D I X *** & voir absolument.
chefs-d'œuvre.
Case vide : abstention ou : pas vu.

r i r a * ^ osa n u e s lis Dec Henri Jean Jean F ereydoun André S. Michel Luc ' J a cq u es J a cq u es Bertrand
A sel Domarch i D ou ch et Hoveyda Labarthe Mardore MouIIet R ivette Siclier Tavernier

* ★ * ★ * ★ * * ★ * * ★ * ★ ★ ★ * * ★ ★ * ★ * ★ ★ ★

Les Evadés de la nuit- (R. R o s s e l l i n i ) . . . . ★ ★ * ★ ★ ★ * * * * * * ★ ★ * ★


+

★ * ★ * ★ * * ★ ★ ★ * • * * ★ * •

* * • - * ★ * + ★ * ★ *

* ★ *
Los Pièges d e Broadway ( R. M u l l i g a n ) . . * ★ • + ★ ★ * •
* •
M e fa ire ça h moi (P. GrimbJaf).................... • • * ★ * • ★ *
Le Bel A n ton io (M. B o l o g n i n i ) ......................... * * ★ ★ ■ ★ • • - • * •

★ • * • ★

+ * * • • • •
Le Trésor d es H om m es bleus (E. Agabra), * • • •
*
Je ne voulais p as être un nazi (W. Staudte). * • *
• • •
La Proie (L. C o lo u b )............... . ; .................. * • •
T h ésée e t le m inotaure (S. A m a d i o ) ............. • •
• ★
Samedi soir (Y. A n d r é i ) ................................... • ★ • • •
Guérilla aux Philippines (/. BarnweH}. . . . . • • •
Scotland Yard contre X (B. Dea rd e n ). . . . • • •

Les m outon s d e Panurge (J. C /r au lî ). . . .
• • • •
LIS FILMS

Ivny Meersmain dans La Jaune Fille de Luis Bunuel.

Que vaisselle soit faite


THE YOUNG ONE (LA JEUNE FILLE), film américain de Luis B u n u e l . Scé-
nario : H. B. Addis et Luis Bunuel, d’après la nouvelle Travelin’man de Peter
Matthiessen. Images : Gabriel Figueroa. Musique : Jésus Zarzosa, Léon Bibb.
Montage : Carlos Savage. I?iterprétation : Zachary Scott, Bernie Hamilton, Kay
Meersman, Graham Denton, Claudio Brook. Production. ; George P. Werker,
Olmec Productions, 1960. Distribution : Columbia.
L’action se situe de nos jours dans ainsi au lynchage, car une vieille
une île proche de la côte atlantique du coquette blanche du continent l’accu-
Sud des Etats-Unis, Un homme noir, sait à tort de l’avoir violée. Sur l’île,
Travers (Bernie Hamilton), l'aborde vivent le garde-chasse Miller (Zachary
avec son canot à moteur : il échappe Scott) dans la force de l’âge, et Evalyn

55
(Kay Meersman), dans les treize ans, grâce à un chantage moral qui, même
petite fille d’un nommé Pee-Wee (qu’on pour un protestant, n'a rien de très
suppose être le collaborateur de Miller) catholique. En agissant comme un civil,
décédé juste ce jour-là. Comme leurs qu’il soit homme de main, d’affaires, ou
maisons avoisinent, Evalyn sert de homme tout court, le prêtre arrive à
bonne à Miller, en l'absence de qui elle ses fins. En agissant comme un véri­
vend ses provisions e t son matériel de table homme d’église, il échoue. C’était
réparation à Travers, dont le canot est l’un des thèmes de Nazarin et de La
mal en point. Miller est furieux de voir Mort en ce jardin (1958). Et si Miller
un nègre prendre ce qui lui apparte­ sauve l ’homme noir, ce n ’est pas à la
nait et enfreindre l’interdiction d’ac­ suite d’un revirement psychologique,
coster cette chasse gardée. Il lui fait d’une évolution morale, mais parce que
la chasse, le tue presque, l’engage son existence et son bien-être sont en
comme bon à tout faire. C’est un excel­ danger. L’ironie de ces situations n ’est
lent moyen pour faire coucher l’homme pas en contradiction avec la Bible :
noir chez Evalyn, et conséquemment dans l’Ancien Testament, on compte
Evalyn chez lui, ce dont il profite. souvent sur la force et la peur pour
Pour l'oraison funèbre de Pee Wee, faire régner la justice divine. Mais il
arrivent le révérend Fleetwood (Claudio y a opposition avec une conception plus
Brook) et le raciste Jackson (Graham moderne, et plus orgueilleuse du chris­
Denton), celui qui fait marcher le tianisme, qui fait trop grand cas de
l’âme et du prêtre. Ici, comme dans
canot. Il apprend à Miller l’histoire du Nazarin, Bunuel remet les choses à leur
viol et ligote Travers, que Evalyn délie. place par la seule intervention d’élé­
Le révérend, qui connaît bien la vieille ments physiques et naturels qui ridicu­
coquette blanche, comprend que Tra­ lisent la morale artificielle du clergé.
vers est innocent. Il fait moralement et Toute vie est régie par la seule loi de
discrètement chanter Miller; ou bien la nature, que décrit chaque plan de ce
Miller aide Travers à s’en tirer, ou bien film. Elle seule justifie le point de vue
il dénoncera sa liaison avec Evalyn, de Bunuel, qui se contente de varia­
qu’il compte épouser. Miller désarmera tions ambigües et désordonnées sur les
Jackson, qui essaiera en vain de tuer thèmes de Fantiracisme et de 'l’anti­
Travers. cléricalisme, variations psychologique­
Par les problèmes qu’il soulève, The ment justes, mais toujours très super­
Young One se range dans les films ficielles, presque légères. L’auteur
majeurs de Bunuel, qui est suffisam­ contemple des problèmes graves d’un
m ent admiré et recherché depuis son regard serein, objectif, et détaché. Il
retour en Europe en 54 pour n’avoir n’explique pas leurs raisons. Certes
plus besoin de faire des films alimen­ Bunuel croit en Fantiracisme et en
taires. Mais le style de traitement du l'anticléricalisme, mais ils ne sont ici
sujet et le style de la mise en scène que des moyens, qui sollicitent plus
ressemblent plutôt à ceux de films ali­ amplement l’inspiration du cinéaste. Ce
mentaires comme El Bruto (L’Enjôleuse, film n ’ajoutera rien, ni ne retranchera
1952), L’œuvre est la plus décontractée rien à la gloire de Bufiuel, telle est la
qui soit, et donne l’agréable impression réaction d’une partie de la critique.
du génie qui travaille uniquement po’ur Mais en fait, sa gloire me semble ac­
son propre plaisir. Les films français de crue par le fait qu’ici son univers existe
Bunuel, Nazarin (1958) et Viridiana s.urtout grâce au simple exercice de la
(1961) sont essentiellement des films à mise en scène, et non grâce à l’artifice
sujet, des films à thèse, même si leur du scénario. Reprocher à un cinéaste
thèse est aussi antithétique que celle de matérialiste d’être trop superficiel me
l’ambiguïté. Mais pas The Young One. semble le plus beau compliment qu’on
Ces films menaient quelque part; l’ori­ puisse lui faire. Ce qui est moins impor­
ginalité de The Young One est de ne tan t pour vous l’est plus pour lui, et
mener nulle part, et il s’agit d’une ori­ vice-versa. Et si The Young One est
ginalité voulue, non contrainte, comme un chef-d’œuvre, c’est parce qu’il nous
pour El Bruto. montre que seul l’univers matériel
existe. Ce point de vue moral est théo­
Les exégètes de Bufiuel affirment que riquement le plus apte à donner de
le film veut dire quelque chose, et quel­ bons films, puisqu’il oblige le m etteur
que chose de fort corrosif. Le prêtre en scène à m ettre le plus possible de
fera triompher l’ordre et la vraie mo­ vie à l’intérieur de l’image, tandis que
rale, non pas en amenant Miller à le spiritualisme desséché d'Une aussi
prendre conscience de ses fautes, mais longue absence ou des films commandi­
56
ICay Meersman et Zachary Scott dans La Jeune Fille.

tés par le Vatican l'oblige à en retirer le avant tout que vaisselle soit faite, il
plus possible. Ce qu’il y a d’admirable faut éviter de faire tomber les œufs.
ici, c’est que nous supportons très bien Evalyn en casse, évite de justesse la
pendant une heure et demi qu’aucun gifle, qui ne la vexe nullement. Le prin­
des personnages ne pense ou n'ait de cipal est qu’elle l’évite. De même, elle
vie intérieure. Chaque action, chaque ne tient aucune rigueur à Miller de ses
geste est le produit de la nécessité reproches perpétuels, assez injustifiés.
vitale, de l’instinct et de la logique réu­ Chacun parle et réagit très vite, car il
nis. Les personnages étant donnés dès n ’y a pas de temps à perdre. IL y a là,
le départ avec toutes leurs particula­ je dois le dire, un procédé assez facile
rités agiront de la seule façon dont ils d’accélération du jeu que Ton retrouve
doivent agir. Outre la haine instinctive chez les réalisateurs secondaires. Mais
contre les noirs, les seuls mobiles des ici, nous ne sommes pas surpris, car la
héros sont la survie et accessoirement semi-sauvagerie des personnages jus­
le confort. Pouvoir se défendre, aimer, tifie ce comportement et Bunuel obtient
dormir et surtout manger, voilà quel de beaux effets dé cette rapidité. Le
est le plus grand problème que l’être travail sur la diction des acteurs, tous
humain ait à résoudre. Ceci dit, on peut excellents, est supérieur à celui de
bien entendu se poser d’autres problè­ l’œuvre entière de Bunuel. Il est vrai
mes, la mémoire, la fidélité, le péché, que, puisque L’Age d’or (1930) et Robin-
mais ce sont problèmes secondaires par son Crusoë (1953), son autre film insu­
rapport à celui de la nourriture : si laire, étaient presque muets, il n’avait
l’on ne mange pas, on ne pense pas, car disposé jusqu’ici que de la langue espa­
l’on meurt. Ainsi s’explique le manque gnole. L’espagnol peut donner de bon­
de sentiments des personnages : il faut nes choses dans le lyrisme échevelé,
mais ailleurs, quel insupportable ron­ précision tout ce qu’il fallait montrer.
ronnement! Aujourd’hui, avec la lan­ Ici, les private jokes se réduisent au
gue américaine, il s'en donne à cœur bestiaire habituel du cinéaste, plus im­
joie. La surdité le handicape aussi peu posant et plus recherché qu’aupara­
que Beethoven. vant, mais présenté à raison d’un plan
Progrès aussi dans la conception tous les cinquante avec une discrétion
même de la mise en scène, qui est d’une allusive qui ne rompt jamais la sou­
pureté exemplaire. Bunuel donne à plesse du rythme naturel du film. On
voir, et c'est tout. Les effets, nombreux y surprend les personnages les plus
et démodés dans ses films des années sympas comme les plus détestables, les
50, sont réduits au minimum : quelques racistes et les gentils, à massacrer les
convergences dans les enchaînements, animaux. Le matérialisme de Bunuel
un flash-back fauché, deux ou trois est-il cruel? Non pas, il s’agit d’un acte
travellings avant ou arrière intro duc- naturel que le plan rapproché attribue
tifs ou terminaux, mais inutiles et d’ailleurs plus à l’auteur qu’aux per­
aussi cette habitude de serrer de trop sonnages. En fait, la force de Bunuel
près les personnages, voilà les seuls et est d'exposer la cruauté et le scabreux
très, légers défauts. Sauf au générique, avec gentillesse et humanité. C’est la
pas de musique d’accompagnement. Il différence essentielle avec les films
y a des mouvements d’appareil, mais à comparables de Renoir et Revier. Cette
part de rares promenades dans la jun­ charité, certains la disent chrétienne,
gle, ils sont strictements utilitaires, au mais n ’est-ce pas surtout parce qu’on
contraire de ceux de Nazarin, qui pos­ devrait la-trouver chez des chrétiens?
sédaient surtout une valeur plastique
et poétique. Comme dans Viridiana, le L’impression que leur donne le monde
ton est celui de la chronique. Mais dans extérieur Influe sur la plupart des
Viridiana, la parabole émarge sur la cinéastes, les rend optimistes ou pessi­
chronique, dont nous retrouvons les mistes. Avec Bunuel, ce n ’est pas le cas.
éléments premiers, mais sans Fart du Il reste serein alors qu’il devrait être
conteur. Trop préoccupé par ses pri- pessimiste. Cette attitude de vieux sage
vate jokes et sa structure égotérique, est sans doute la seule attitude conce­
Bunuel s'est désintéressé complètement vable du matérialiste, car tous les au­
du documentaire agricole, terriblement tres cinéastes agnostiques, dont Anto-
soporifique. Dans T/ie Young One, au nionl est le plus exemplaire, débouchent
contraire, le documentaire sur la vie sur l’ennui et l’échec.
des insulaires est passionnant, parce
que Bunuel a montré avec logique et Luc MOULLET.

Le héros et l’humaniste
ERA NOTTE A ROMA (LES EVADES DE LA NUIT), film italien de R o b e r t o
R Scénario : Sergio Amidei, Roberto Rossellini, Brunello Rondi, Diego
o s s e l l in i.
Fabbri. Images : Carlo Carlini. Décors : Flavio Mogherini. Musique : Renzo Ros­
sellini. Interprétation : Giovanna Ralli, Léo Genn, Peter Baldwin, Serge Bon-
dartchouk, Renato Salvatori, Hannes Messemer, Sergio Fantoni, Paolo Stoppa.
Production : Productions de l'Etoile-Goldenstar, 1960. Distribution : Lux.

Il faut en prendre son parti. Roberto ouvre évidemment une période nou­
Rossellini n ’a pas fini d’être incompris velle dans l’œuvre du fondateur du
du public et de la critique. Era notie néo-réalisme, mais il se relie étroite­
a Roma, ce film qu’il considère comme ment à des préoccupations très an­
« hautement rosellinien », rencontre ciennes, préoccupations qui se m ani­
partout dédain et méfiance. J ’avoue ne festaient déjà dans Paisà et Europe 51.
pas très bien comprendre les raisons C’est tout d’abord un film néoréaliste
de cet ostracisme. Era notte a Roma ne fût-ce que dans la description fi­

58
Renato Salvatori, Giovanna Ralli et Serge Bonda^tchonk dans Les Evadés de la nuit,
de R oberto Rossellini,

dèle et précise d’un milieu déterminé. lutte contre l’envahisseur nazi. Les ré­
A un moment du récit, nous sommes ticences de Paolo Stoppa leur offriront
amenés à faire connaissance avec Paris- un témoignage -supplémentaire du
tocratie italienne, plus exactement scepticisme italien, scepticisme qui,
l’aristocratie romaine. Or — ceci est dans les classes dirigeantes, prend une
un détail, mais qui a son importance coloration extraordinairement savou­
— je n’ai jamais vu au cinéma un reuse que seul un Romain de vieille
prince et une princesse aussi princiers souche comme Rossellini pouvait ren­
que ceux qui apparaissent épisodique­ dre.
ment dans le film de Rossellini, Tout L'officier allemand qui porte un nom
y est : la volonté de se trouver des illustre {von Kleist) — est-ce un ha­
ancêtres remontant à la plus haute sard ? — est très représentatif égale­
antiquité, le cosmopolitisme, la pru­ ment de l’opposition sourde que i’aris-
dence toute ecclésiastique de Paolo tocratîe allemande opposait à ce ré­
Stoppa, la politesse, La culture qui leur gime de parvenus sinistres et sangui­
fait supporter la présence de l’officier naires qu’était l’hitlérisme. • Le von
allemand von Kleist, etc. Je ne dis Kleist de Rossellini n ’a pas la morgue
rien du décor et du décorum qui en­ habituelle de sa caste, mais il a ce que
tourent ces survivants d’une époque le îeld-marshall von Kleist — dont le
révolue, témoins impavides du désordre cinéaste s’est peut-être inspiré — ap­
et de l’anarchie de ces temps troublés. pelle la « simplicité et la probité prus­
Il s’agit sans doute de personnages siennes », la Storfcvreussentum.
épisodiques, mais c’est justement par
eux que l’histoire prend tout son sens. Quant à nos trois prisonniers, Us
Trois prisonniers, un anglais, un amé­ sont également très représentatifs du
ricain et un russe, essaient de recon­ tempérament russe, américain èt an­
quérir la liberté pour continuer la glais. Le Russe, admirablement inter­

59
prété par Bondartchouk, est naïvement En ce sens donc, Era notte a Roma
orgueilleux de sa patrie, qui est à la dissipe une équivoque. On voyait dar.s
fois la vieille patrie russe et celle du le cinéma de Rossellini l’illustration da
socialisme. L'Américain (Peter Balwin) pouvoir miraculeux de la grâce. Or,
est très empirique et l’Anglais (Léo cette théologie de la grâce me paraît,
Genn, absolument admirable) très dé­ à y réfléchir, bien superfétatoire. Eu­
taché et très obstiné. rope 51, Stromboli, Voyage en Ita­
Il y a donc volonté chez Rossellini lie sont moins une apologie du miracle
— et à ce titre son film est une étape que les débuts d'une enquête sur la
essentielle de son œuvre — (l'élargir situation et la destination de l’homme.
les bornes assignées ordinairement au L'Ingrid Bergman d'Europe 51, par
réalisme. Rossellini ne vise pas seule­ exemple, accède à la sainteté en se
ment à définir des milieux et des types désolidarisant des impératifs de sa
sociaux (ces types sociaux, nou- les classe, et des exigences de la société
retrouvons dans Era notte a Roma : tout entière. Elle fait scandale dans
c’est la faune habituelle des films ita­ la mesure où, faisant sécession avec le
liens, faune pittoresque, toujours co­ monde, elle vise à incarner une idée
mique quelles que soient les circons­ de l’homme transcendant sa simple
tances), mais des types nationaux détermination sociale. Je veux dire *
qu'une histoire judicieusement choisie elle accède à une morale toute per­
révélera sous leur vrai jour. Un film sonnelle qui, aux yeux du monde, est
de guerre fournit toujours l’occasion parfaitement immorale. Le christia­
à un cinéaste cultivé et intelligent de nisme de Rossellini est donc rigoureu­
dissiper un certain nombre d’idées re­ sement éthique, et il ne faut pas s’éton­
çues à propos des Anglais, des Alle­ ner de le voir s’intégrer à une morale
mands, des Russes, Il s’efforce, en rai­ encore plus générale qui est Vhuma­
son même des conflits fratricides qui nisme.
les opposent, de déceler tout ce qu’il Aussi est-il facile de comprendre la
peut y avoir d'Européen chez un Russe déception des défenseurs du rosselli-
ou un Anglais. L’humanisme de Ros­ nisme ancien style (peut-être tout bon­
sellini s’exprime ici sans détour, et on nement de l’idée' qu’ils s’étalent faite
comprend que Rossellini revendique ce de Rossellini). Ils ont le sentiment que
film dénigré par ces plus chauds- sup­ Rossellini tourne casaque à ses idéaux
porters. d’antan. Je croirais plutôt qu’il les a
approfondis, et que son christianisme
Telle est, en effet, la grande leçon n’a été qu’un avatar dans le dévelop­
de Era notte a Roma. Volonté de cons­ pement de sa pensée.
tituer par le cinéma les bases d’un
nouvel humanisme, lequel s’esquisse Ces considérations générales ne doi­
d’ailleurs dès Europe 51. Dans la pen­ vent pas masquer l'intérêt purement
sée du cinéaste italien, cette volonté esthétique de Era noMe a Roma. L’em­
est plus importante que son désir de ploi systématique de l’objectif à foyer
tenir une chronique maritale. Il s’agît variable se révèle efficace parce qu’il
de redécouvrir toutes les raisons, d’es­ est parfaitement accordé au propos
pérer en l’homme, de revenir à un essentiel de Rossellini. Le réalisme de
culte du héros qui semblait jusqu’ici l’auteur de Paisà est un réalisme mo­
l'apanage du cinéma américain. Cet ral : il est donc indispensable que notre
héroïsme n ’est pas basé sur des ex­ cinéaste soit toujours en mesure de
ploits physiques, il est à base de dignité scruter la pensée profonde de ses hé­
et de rectitude. C’est aussi le refus ros. Ce qui l’intéresse avant tout, ce
des tabous de classe et le refus de la sont des rapports humains, et il doit
science, dans la mesure où la science donc aller au plus pressé et non pas
tend à donner une vision mécanique s’embarrasser de la rhétorique habi­
(donc défigurée) de l’homme. Et &l tuelle du cinéma. D’où un style de mise
christianisme il y a, il n'existe que en scène qui peut choquer les puristes
dans la mesure où il ne s’oppose pas et qui risque de le faire considérer
à l’idêe que Rossellini se fait de comme un amateur, mais qui est dia­
l’homme. Rossellini n ’est chrétien que blement en situation et qui ne cède
dans la mesure où le christianisme re­ jamais au désir vain chez cet auteur
connaît en l’homme une personne qu’il de faire de l'art pour l’art.
faut traiter comme telle. Jean DOMARCHI.

60
NOTES SUR D ’A U T R E S FILMS
sur d ’au tres film s», un sursis à l’auteur
Attrape-nigauds de Prisonnier de la 'peur, av a n t de décider
q u’il n ’est bon que pour la télévision. —
THE RAT RACE (LES PIEGES DE P. H.
BROADWAY), film am éricain en Techni­
color de R o b e r t M u l l i g a n . Scénario ; Gar-
son K anin, d’après sa pièce. Images ; Ro­
b ert Burks. Musique : Elmer Bernstein. In ­
terprétation : Tony Curtis, Debbie Rey­ Débarbouillage
nolds, Jack Oakie, K ay Medford, Don
Rickles, Joe Bushkin. Production : Perl-
berg-Seaton, 1959. D istribution : P ara- THE HOODLUM PRIEST (LE MAL DE
mount. VIVRE), film am éricain d’iRVra K ershn er.
H est toujours g ên an t de reconnaître Scénario ; Joseph L andon e t Don Deer.
qu’on s’est trom pé sur le com pte d’un Images : Haskell Wexler. Musique : R ichard
m etteur en scène. Mais comment faire Markowitz. Interprétation ; Don Murray,
autrem ent, quand on le voit signer coup L arry Gates, C indi Wood, K eir Dullea,
su r coup Le Roi des Im posteurs et ces Logan Ramsey. Production : D on M urray-
Pièges de Broadway qui ajo u ten t à la W alter Wood, 1961. Distribution ; Artistes
niaiserie du sujet une platitude décon­ Associés.
certante d an s la réalisatio n ? O n trouve F aire des pronostics sur l ’avenir des a jeu­
dans le nouveau film de Robert M ulligan nes m etteurs en scène am éricains » est
beaucoup d’éléments em pruntés aux comé­ devenu un sp o rt de plus en plus périlleux :
dies am éricaines d ’avant guerre, ce qui trop de déceptions nous ont conduits, d e
n e contribue pas peu à l’impression de puis deux ans, à plus de prudence. Par
« vieillot » qui s’en dégage. Choisir des surcroît, Hoodlum Priest est bien loin
personnages en butte aux difficultés de d’être le genre de film que l’on puisse
l ’existence (au lieu d 'une jeunesse dorée) avoir envie de défendre d ’u n seul bloc :
et un cadre broadwayien (au lieu de la essayons pourtant.
5e Avenue) ne su ffit pas à renouveler
Capra. Au contraire, cela m et en évi­ Quoi que l’on pense des problèmes d e la
dence les défauts du genre et nous prouve, jeunesse délinquante, du rôle des éduca­
si besoin en était, qu’il est bien mort. teurs e t de la société, e t de l ’intervention
des ecclésiastiques d an s ces questions déli­
J ’avoue que je ne vois pas ce qui a bien cates, le scénario est, tous comptes faits,
pu inciter M ulligan à cette entreprise. S a dégueulasse, confus e t paternaliste ; le tra i­
mise en scène est terne et sans invention tem ent, habile, roublard e t d ’un jésuitisme
de bout en bout. A la lim ite (s’il n ’y avait trop sournois pour être honnête ; le dia­
la couleur), on croirait assister à la pro­ logue, parfois surp ren an t de franchise
jection, en salle, d’u n film de série pour (mais sans doute est-ce le comble de la ruse
la télévision. Les rares 'éclairs de malice, crypto-vaticane ?).
dans les scènes où apparaissent Jack
Oakie ou le souteneur du dancing, ne Passons ; ce n ’est donc pas le genre
suffisent pas à compenser la pauvreté (ou d’histoire que l’on accepte de suivre pen­
même l’absence) d'idées. Là où il eût fallu d an t une heure et demie. O r le fa it est là *
une outrance caricaturale, M ulligan se on reste assis, o n regarde ; ces gens, que
contente de recopier sur l’écran des gags l’on n ’au ra it aucune envie d e rencontrer
de scénario d'une tim idité déconcertante. dans la rue, existent et vivent, e t le décor
On songe avec nostalgie aux effets bur­ autour d ’eux, rues, cham bres, prisons, tr i­
lesques qui p araien t le com portem ent des bunaux, avec une évidence physique deve­
gangsters de Party Girl. Mais M ulligan nue ra re outre-A tlantique. Pourquoi ?
n ’est pas Nicholas Ray. U ne trop longue K ershner est un cinéaste : m ot galvaudé,
fréquentation de la Télévision lu i a f a it bien sur ; mais com m ent n ier la force
sans doute ignorer l’utilisation de la cou­ brute de l’image, de l ’angle, d u rythm e des
plans ? Disons qu’il y a là comme une ten ­
leur comme élém ent dram atique. Celle-ci tative d e synthèse, naïve et fruste, des tra ­
n ’ajoute n i ne retranche rien au vide qui ditions d u film crim inel d ’il y a vingt ans
nous engloutit. et plus (les références aux Anges aux jigu-
Certes, l’adoption d 'u n p oint de vue res sales, p ar exemple, sont précises et
« néo-réaliste » dans une comédie « presse nombreuses), e t du to n nerveux, survolté
du cœ ur » a u ra it pu être désopilante. des Ray et Aldricb. d ’il y a un lustre. Dans
Mais je soupçonne M ulligan de prendre ce raccourci de vingt ans d’Hollywood est
au sérieux ses personnages. Accordons ce­ peut-être l’essentiel d u charm e ambigu,
pendant, après son exil dans ces «notes m ais certain, de ce p e tit film. — J.R.

Ces notes on t été rédigées par F eREYDOUN HoVEYDA et JACQUES RlVETTE.

61
FILMS SORTIS A PARIS
DU 5 JUILLET AU 1er AOUT 1961
8 FILMS FRANÇAIS

L e s Livreurs, film d e Jean G irault, avec Darry Cowl, Francis Blanche, M ax M ontavon, Jean
L e Poulain, M icheline Luccioni, Mario D avid, Sacha Briquet. —- Film à sketches : le canevas
est ingénieux, les situations discutables, le traitem ent catastrophique. Le couple Cowl-Blanche
est artificiel et sans la m oindre efficacité comique.
M e faire ça à m oi, film de Pierre Grim blat, avec E ddie C onstantine, B ernadette Lafont,
Jean-Louis R ichard, Pierre Grasset, H enri Cogan, Rita Cadillac. — Le m oins m auvais film de
C onstantine, n o n ta n t à cause du scénario (anodin) ou de la réalisation (im personnelle) q ue
d un certain nom bre d ’astuces d e présentation : on en reste toujours au niveau des intentions
m al abouties. L a fin, à l’am éricaine, n ’est pas déplaisante. Rita C adillac non plus, q u e m al­
heureusem ent on voit trop peu.
L e s M outons d e Panurge, Hlm d e Jean Girault, avec D arry Cowl, Pascale Roberts, M ichel
Y akhontoff, C hristine Masson, Jean P ïa t, E llana Cardy, R o bert B urnier, Jacques D ynam . —
Pour tenter u n e satire d e la vie m oderne, il faut être u n peu plue que T a ti; ce n ’est pas le
cas, G irault est suffisam m ent m outon pour se faire suiveur, p as assez pour se jeter à l'e a u .
P rem ière brigade criminelle, film de Maurice Boutel, avec Dora Doll, Jacques D um esnil.
HoWard V ern o n, C ari S tuder, Jacqueline Joubert, Jean V inci. — U n savant, des espions qui
ignorent le B.A. B A d e leur m étier. Mis en scène p a r u n ho m m e qui ignore le B .A . BA
d u cinéma-
Réveille-toi chérie, film en Eastm ancolor de Claude M agnier, collaboration tech n iq u e de
Jean Moueselle, avec François Périer, G eneviève Cluny, Daniel G élin. — L ’au teur d e la pièce
a trouvé m etteur en scène à sa m asure : lui-m êm e. Pour dotrmir en paix.
S a m ed i soir, film d e Y anick A ndréi, avec Daniel C auchy, A n n e JM arie Beîlini, Françoise
D eldick, C atherine Saussol, Eric Le H un g. — Procède p a r accum ulation de poncifs (on passe
en revue tout ce q u i peut arriver u n sam edi soir) et d ’effets ; m ontage à l’esbrouffe et tarte
à la crèm e de la fête foraine ou du m atch de boxe. P atau g e dans des rém iniscences m al d ig é­
rées qui vont de G odard à A ntonîoni. Trém olos habituels sur les « deux jeunesses » : on flatte
la prem ière, et on fait confiance à la police pour résoudre le p ro blèm e d e la seconde.
Tonnerre sur le m o n d e, film en Eastm ancolor d ’A rcady. — S ur le thèm e d e la faim
d a n s le m onde, réquisitoire d ’une avocate, illustré à l’a id e de vues fixes.
L e Trésor des H om m es bleus, film en Eastm ancolor d ’E d m o n d A g abra, avec Lex Barker,
M arpessa Dawn, O d ile V ersois, F ran k V illard, Michèle Bally. — A ventures dans u n M aroc
d e convention. L ’auteu r n 'e n sait pas assez pour faire un ho n nête film d ’aventures et est trop
p ru d en t pour aller ju s q u ’à l'ab racad abrant. Im agerie d e pacotille.

7 FILMS AM ERICAINS

T h e A dventures ojr H ucfyeberry F inn (Les A venturiers d u fleuüe), film en C iném ascope
et e n Métrocolor de Michael Curtiz, avec T o n y Randall, E d die H odges, A rchie Moore, Patty
McCormack, Buster K eaton, — M ark T w a in dans la Métro : les petits m onstres font leur num éro
de chien savant dev an t toiles peintes et transparences.
E sther an d the K in g [Esiher et le Roi), film en Ciném ascope et en T echnicolor d e R aoul
W alsh, avec Joan Colline, R ichard E gan, Denis O ’Dea, D aniella R occa, Sergio F anto ni, Rik
Battaglia. — V oir article de Jacques Joly dans notre précédent num éro, p a g e 17,
M on o r G un {Calibre 44), film en N aturam a d 'A lb e rt C. G annaw ay, avec Mac D onald
Carey, A u d rey T otter, Jam es Craig, Jam es Gleason, W aren Stevens. ■— D ans la b o nn e tradition
d u w estern m illésimé, après W inchester 73, C olt 45, Fart W est 89 et avant Barillet 98 ou
Defrtnger 59 ; ce film fauché, bâclé, m al m onté, m ais bâti sur u n h ab ile scénario type, dégage
u n charm e certain.
T h e R a t R a ce (L es Pièges d e Broadway). — V oir note de F ereydoun H oveyda, d a n s ce
num éro, page 61.
Surrencfer H ell (Guérilla a u x P hilippines), film de John Barnwell, avec K eith A n des, Susan
Cabot, P aralum an , Nestor d e V illa. — Barnw ell est u n spécialiste des Philip p ines. Q ui a v u l ’un
d e ses films en sait assez su r les autres e t peut tout de suite leur d ire adieu.
T h is Coiild be the N ig h t (Cette n u it o u jamais), film en C inem ascope de R o b ert "Wise, avec
Jean Sim m ons, P au l D ouglas, A n th o n y Franciosa, Julie W ilson, Joan Blondell, — U n e institu­
trice pucelle devient secrétaire de botte d e nuit et veut le rester. C ette situation standard et ce
personnage stan d ard o n t trouvé le m etteu r en scène adéquat.

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The Young One (La Jeune Fille)’ — Voir critique de Luc Moullet, dans ce numéro, page 55.

6 FILMS ITALIENS

U assedio di Siracusa (La Charge de Syracuse), film en T otalscope et en T echnicolor d e


P ie tio Francis ci, avec Rossano Brazzi, T in a Louise, Sylva Koscina, E nrico M aria Saîerno, Gino
Cervi. — Nous étions par principe 'favorables au retour su r les écrans d u sym pathique A ichi-
m èd e q u e nous avions p e rd u de vue, depuis Cabiria. A in si perd-on ses illusions.
Il bell’A n to n io (Le B el A n to nio), film d e M auro Bolognini, avec Marcello M astroianni,
Claudia C ardinale, Pierre Brasseur, R ina Morelli. — Le Bolognini d u mois se trouve être en léger
progrès par rapp o rt aux précédents, grâce à son scénario tiré d u ro m an b ien connu d e Vîtaliano
Brancati. M astroianni com pense par sa seule présence ph y siqu e les com plaisances et la m ollesse
de la facture.
Il cavaliers dai C ento Volti (Le R eto u r de R o b in d es Sois), film" en Totalscope et en
Eastm ancolor d e Pino M ercanti, avec L ex B arker, L iana Orfei, Livio Lorenzon, G érard L andry,
A n n y A lberti, — L es Italiens., en fin de com pte, ont le M oyen A g e déficient. Q uestion de tem ­
péram ent, sans d ou te, m ais aussi d e m oyens, les colons am éricains n ’ayan t jam ais eu à a b an ­
donner en terre rom aine d e décors postérieurs au IIIe siècle.
/ dolci inganni (Les A dolescentes), film d 'A lb e rto L attuada, avec C atherine Spaak, Jean
Sorel, C hristian M arquand, C laudio Gora, Patrizia Bini. — M arquand, d e nouveau, joue au loup
d a n s une récréation. L a veulerie, non sans naturel, d e L attuada, a trouvé ici un terrain
favorable. L ’au teu r est de toute évidence plus à l’aise dans ce genre d e sujet que dans beaucoup
d e ceux, plus prétentieux, q u ’il a illustrés ju sq u ’ici.
E ra notte a R o m a (Les Evadés de la nuit). — V o ir critique d e Jean Dom archi, dans ce
num éro, p ag e 58.
T eseo contro il M inotauro (Thésée e t Je Minotaure), film en T otalscope et en Eastm ancolor
d e Silvio A m adio, avec Bob M athias, Rossana S rh iaffin o, A lberto L upo, R ik Battagiia, — Nous
avons droit, en fait d e m inotaure, au m êm e m onstre, à un oeil près, qui opérait déjà dans L e
G éant d e Thessalie. Q uant au reste, fadeur et convention. L ’histoire est belle, mais q ui p o ur­
rait la traiter sinon le tan d e m Borgès-Reenais ?

2 FILMS ANGLA IS

Blttebeard’s T e n H qnetjm oons (La D ixièm e F em m e d e Barbe-Bleue), film de W . L ee W ilder,


avec George Sanders, C orinne Calvet, P atricia Roc, Ingrid H afner, Jean K ent, G reat Gynt. — Les
Anglais sont toujours hantés p a r les histoires d e L andru. T ro p sans do u te ; ils n ’arrivent jam ais
à pren d re vis-à-vis de tels sujets le recul qui les justifierait. O n a bien essayé de l ’hum our,
m ais là, ce q ui cloche, c 'est ju stem ent le tro p grand recul.
T h e Secret Partner {Scotland Ya rd contre X ), film d e Basil D earden, avec Stewart
G ranger, H aya H arareet, B ernard Lee, H ug h B urden, L ee M ontagu, N orm an Bird. — C hantage,
cam briolage et raccolage, telle est toujours la recette d u film policier britannique.

2 FILMS ALLEMANDS

K irm es (Je n e voulais pas être un nazi), filni d e "Wolfgang Staudte, avec Juliette Mayniel,
Goetz George, H an z M ahnke. — Bien sûr, ils n e voulaient pas. Et Staudte ne voulait pas faire
u n m auvais film.
L e M ystère de l'araignée üerte, film de F ran z M arischka, avec A d ria n H oven, R enate
E w ert e t la participation de Jacqueline Boyer. — Deux fois plus m auvais que les M arischka
habituels : cette fois, le scénario aussi est de lui.

1 FILM ESPAGNOL

L a Encrucijada {L’H o m m e de la frontière), film d ’Alfonso Balcazar, avec Jean-C laude


Pascal, A m alia Gade, Jaim e A vellan, Roberto C am ardiel, C . Casaravilla. — Espagnolade d e
série.

1 FILM SOVIETIQUE

L a Proie, film en Sovcolor d e L ev G oloub, avec A n ia K am enkova, V ova Gousskov, N.


Barnine, V . Rorofeiev. — D eux enfants traqués par les S.S. S u jet, gosses, ficelles en or. Le
réalisateur tire dessus pour obtenir tan tôt u n peu d e rire, tantôt beau co up de larm es.

63
LOUIS CHAUVET
JEAN FAYARD
PIERRE MAZARS

CINEM A
A TRAVERS LE MONDE
De Eisenstein à Bergman
Du Technicolor au Cinémascope
De Mapilyn Monroe à Belmondo

Les noms, les événements, [es perspectives du cinéma mondial évoqués dans chacun
des 100 pays producteurs de films.

HACHETTE

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C mensuelle
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Le G é r a n t : J a c q u e s D o n iol-V alcro ze
I m p r im e r ie C e n tr a le d u C r o is s a n t. P a r is — D é p ô t lé g a l 3e t r im e s t r e 1961.
SEMAINE DU CINÉMA SOVIÉTIQUE

Dans le cadre des échanges culturels entre


I’U .R .S .S . et la France, sera présenté, dans la
deuxième quinzaine de septembre, au cinéma
MÀRIGNAN un panorama des dernières pro­
ductions du cinéma soviétique.

Au programme, parmi de
nombreux films :
Ciel P ur, de GrégoriTchou-
khraï, grand prix du 2e Fes­
tival de Moscou.
Résurrection, d e M i c h e l
Chveilser, d ’après l’œüvre de
Léon Tolstoï.
Les Cosaques, de Yassili
Prom ue, d ’après l’œuvre de
Léon Tolstoï.
. • • . ■ . : ;
Les Amours d’Aliocha, de f=è!S■hW| J? 8 f î=§?iiï M
S. Toumanov et G. Tchukine.
«'Hiasfflfflitiüiaa
Ainsi que des courts métrages :
Le Poulain, de Y. Féline, d ’après Cholokov.
Vanka, de E. Botcharov.
Anioata, de M. Andjaparidzé.
Une Vengeance, de I. Poplavska'ia.
Ces trois derniers d ’après des nouvelles de
Tchékov
IÆ M A C J AIUKV 1

présente da 30 Août au 5 Septembre

THE TALL M EN
(LES IMPLACABLES)

d e '

Raoul Wal sh

5, Av. Mac-Mahon, PARIS-17. - (M° Etoile) ETO. 24-81

CAHIERS DU CINEM A. PRIX DU NUME RO : 3 NF.

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