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Adamance Coray comme critique


littéraire et philologue

ANNA TABAKI

Revenir à Adamance Coray, à l’homme et à son œuvre colossale, devient


certes une tâche très délicate. L’homme qui a combattu avec
acharnement le pédantisme, qui fut un passionné de la liberté autant
qu’une personne dévouée à la cause hellénique, c’est-à-dire à la pro-
motion de la ‘régénération’ morale et politique de sa nation, s’est
également imposé comme une figure emblématique des Lumières
grecques. Dans le domaine des études classiques, il fut essentiellement
autodidacte; il s’est épris dès sa première jeunesse à Smyrne des études
grecques1 qu’il a eu l’occasion d’approfondir pendant son court séjour à
Amsterdam, chez Adrien Buurt et son épouse Iosina Carolina van
Lynden.2 Par la suite, il s’y est entièrement sacrifié au cours de sa
maturité, établi à Paris et après avoir effectué de brillantes études de
médecine à Montpellier, à côté de professeurs renommés, à savoir le
naturaliste-physiologue P.-M.-A. Broussonet (1761-1807), le physiologue-
pyrétologue J.-Ch. de Grimaud (1750-1789) et le chimiste A.-J. Chaptal
(1756-1832),3 qui l’ont initié au courant néo-hippocratique et au
vitalisme.4 Au fil du temps, il est reconnu, à l’échelle européenne, comme
un égal des grands philologues de son siècle.5

1. Voir Adamance Coray, Vios Adamantiou Korai [Vie d’Adamance Coray] dans Prolegomena I,
p.xii. Voir Louis de Sinner, ‘Coray Diamant’, article dans la Biographie universelle, ancienne et
moderne. Supplément, t.61. A Paris, chez L.-G. Michaud, 1836, p.358-59. Première présen-
tation exhaustive de la personnalité et de l’œuvre de Coray, l’article de l’helléniste suisse
Gabriel Rudolph Ludwig von Sinner possède beaucoup de mérites et il profite sur bien
des points de la connaissance personnelle de deux hommes. Voir Emmanuel N.
Franghiscos, ‘A Survey of studies on Adamantios Korais during the nineteenth century’,
The Historical review / La Revue historique II (2005), p.97-98.
2. Vios Adamantiou Korai, p.xviii. Voir aussi Nikolaos A. E. Kalospyros, O Adamantios Korais os
kritikos philologos kai ekdotis [Adamance Coray comme philologue critique et éditeur de
textes], vol.1 (Athènes, 2006), p.158-59.
3. Coray se réfère dans son autobiographie à ses professeurs de Montpellier; voir Vios
Adamantiou Korai, p.xxiv.
4. Voir Nikos Nikolaou, ‘I ippokratiki philologia kai o Korais’ [La philologie hippocratique
et Adamance Coray], dans Diimero Korai, p.85-101. Voir Kalospyros, Adamantios Korais,
p.170. Et dans ce volume la contribution de Roxane D. Argyropoulos.
5. Raoul Baladié, ‘La place de Coray dans la philologie du début du XIXe siècle’, dans Korais
kai Chios I, p.17-27. Et Kalospyros, Adamantios Korais, p.487 sq.
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Déjà, une lettre qu’adressa en 1782 le jeune Coray, amateur encore, à


d’Ansse de Villoison, allait surprendre agréablement l’helléniste
français;6 il ressentit que son correspondant inconnu possédait la
littérature classique. Après la mort de Villoison, c’est à Coray que l’on
pense, en 1805, pour occuper la chaire vacante de Grec moderne au
Collège de France; de même, en 1814, pour la chaire libérée de
professeur de langue et de philosophie grecques.7 Le prestige de Coray
est grand et la reconaissance unanime. Arrêtons-nous à une lettre de
Boissonade, du 11 septembre 1807 à Visconti. Boissanade était alors âgé
de 33 ans tandis que Coray touchait déjà la soixantaine. Faisant la
rétrospective des travaux philologiques qui avaient paru en France
depuis 1789 en France et à l’étranger, il note que:
A la tête des philologues de notre pays, il faut, je crois, placer le Dr Coray,
qui, quoique né en Asie, est devenu Français par ses sentiments et son long
séjour en France. Ses traductions de Théophraste et d’Hippocrate, ses
éditions d’Héliodore, d’Elien, ses nombreuses remarques sur Xénocrate et
sur Athénée lui ont fait, en Europe, une réputation aussi grande que
méritée.8

Juge sévère et exigeant, P.-L. Courier écrira à son propos: ‘Parmi ceux
qui ont pris pour objet de leur étude les monuments écrits de l’antiquité
grecque, Coraı̈ tient le premier rang’.9 À Paris, Coray se noue d’amitié
avec une pléiade de savants, pour la plupart des hellénistes, qui
appartiennent à l’avant-garde idéologique et culturelle de leur époque,
ressentant le besoin de procéder à l’étude comparative de la Grèce
antique et de la Grèce moderne:10 parmi eux mentionnons Chardon de

6. C. Th. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique des origines à nos jours (Athènes, 1965),
p.218.
7. Voir les explications apportées par Coray dans son autobiographie: Vios Adamantiou Korai,
p.xxviii.
8. Baladié, ‘La place de Coray dans la philologie du début du XIXe siècle’, p.19.
9. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique, p.220. Il s’agit de Paul-Louis-Courier de Méré
(1772-1825), pamphlétaire connu qui, dans le domaine des études grecques, a donné une
nouvelle édition du roman Daphnis et Chloé de Longus et a publié en 1813 le traité de
Xénophon, Sur la cavalerie. Cependant, dans le cas de Strabon, Courier reproche
sévèrement à Coray de ne pas avoir procédé, pour les besoins de cette édition, à la
collation des manuscrits conservés dans les bibliothèques parisiennes; Voir Kalospyros,
Adamantios Korais, p.551-52.
10. Voir la thèse bien documentée de Georges Tolias, ‘La Grèce des hellénistes. Images de la
Grèce moderne dans la presse littéraire parisienne sous le Directoire, le Consulat et
l’Empire (1794-1815)’, Université de Paris-Sorbonne, Paris IV (Paris, 1992); du même, La
Médaille et la rouille. L’image de la Grèce moderne dans la presse littéraire parisienne (1795-1815)
(Athènes, 1997). Concernant les répercussions de leurs théories dans la culture grecque
du début du XIXe siècle, voir à titre d’exemple Argyropoulos, Roxane D. et Anna Tabaki,
Ta ellinika proepanastatika periodika. Evretiria III. ‘Eidiseis dia ta anatolika meri’ 1811, ‘Ellinikos
Tilegraphos’ 1812-1836, ‘Philologhikos Tilegraphos’ 1817-1821 [Les Revues prérévolution-
naires grecques. Index III. ‘Nouvelles pour les régions d’Orient’ 1811, ‘Le Télégraphe
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la Rochette, Étienne Clavier, Larcher, Lévesque, François Thurot, Barbié


du Bocage, La Porte du Theil. Ils vivent tous dans une véritable fermen-
tation intellectuelle, au cours d’une période profondément
mouvementée et politiquement instable. Ils échangent des lettres, se
communiquant leurs lectures, leurs travaux en cours de préparation,
diverses difficultés d’interprétation ou des solutions et corrections qu’ils
jugent opportunes.
Sa notoriété se consolida peu à peu. Très tôt, en 1795, lorsque
Lévesque prépare ses Remarques sur Thucydide, il se réfère pour tous les
passages difficiles aux opinions de Coray ‘comme à un oracle’: ‘Dans des
notes grammaticales [...] il discute bien des passages difficiles [...] M.
Coray, natif de Smyrne, et qui possède supérieurement le grec littéral a
souvent aidé de ses lumières le citoyen Lévesque, qui l’a consulté avec
autant de déférence que de modestie’.11
C’est surtout sous le Consulat et l’Empire que la carrière philologique
de Coray débuta avec succès pour arriver à sa consécration aux
premières décennies du XIXe siècle.
L’équipement linguistique de Coray fut étonnant; il a acquis une
connaissance étendue de langues anciennes et modernes. Du temps de sa
première jeunesse à Smyrne, il apprend le grec et le latin et il commence
des leçons d’hébreu, jugeant que, par ce biais, il pourra se familiariser
quelque peu avec l’arabe;12 il apprend aussi l’italien, le français et
l’anglais. A Amsterdam, il se perfectionna dans ces langues tandis qu’il
étudia également l’espagnol, l’allemand et le hollandais.13
Les paramètres cruciaux de la pensée coraı̈ste révèlent sans doute ses
liens profonds avec la pensée des Lumières, notamment françaises
(Montesquieu, Voltaire, mais aussi Mably, Volney, Condorcet) ainsi que
ses attaches multiples aux Idéologues dont plusieurs furent ses amis et ses
compagnons de route. En se penchant sur ses écrits, en effleurant le goût
de cette plume aussi gracieuse que stimulante, on ressent – ce qui a été
d’ailleurs signalé à maintes reprises par les spécialistes des études
coraı̈stes – non seulement combien sa vie s’harmonise parfaitement à
ses activités scientifiques et littéraires, mais aussi combien toute cette
œuvre monumentale s’est axée autour de quelques conceptions de base
qui unissent l’éthique philosophique à la philologie et à l’éducation: ‘La
véritable éducation, écrit-il dans les Prolégomènes à Hiéroclès (1812), se
perfectionne par l’union de la philosophie et de la philologie; [...]’.14

hellénique’ 1812-1836, ‘Le Télégraphe philologique’ 1817-1821] (Athènes, 1983).


11. Magasin Encyclopédique, t.III (1796), p.377. Voir Baladié, ‘La place de Coray dans la
philologie du début du XIXe siècle’, p.21.
12. Vios Adamantiou Korai, p.xii-xiii. Voir Louis de Sinner, ‘Coray Diamant’, p.359.
13. Baladié, ‘La place de Coray dans la philologie du début du XIXe siècle’, p.25.
14. Prolegomena II, p.158.
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Son activité d’éditeur et de critique littéraire, commencée


essentiellement à Paris en 1799 avec l’édition française des Caractères
de Théophraste,15 suivie du Traité d’Hippocrate, Des airs, des eaux et des
lieux (1800),16 qui, épuisé ‘en moins de quinze ans’, connut une seconde
édition en 1816 – ainsi que des traductions en allemand et en espagnol17
–, se déploya d’une manière ferme et ascendante, subissant des gra-
dations perceptibles et certaines métamorphoses subtiles de stratégie,
visant justement le contenu, selon les progrès de la cause grecque. En
1804, Coray fera publier les Ethiopiques ou Théagène et Chariclée
d’Héliodore, roman considéré comme le ‘plus achevé dans l’art roman-
esque’,18 à savoir le meilleur des romans hellénistiques; il est muni de
prolégomènes sous forme d’une lettre adressée à son ami Alexandre
Vasileiou, où Coray va longuement délibérer autour de l’essence et de la
fonction du genre romanesque. L’année suivante débuta sa Bibliothèque
hellénique avec un volume comprenant des auteurs historiques mineurs,
les Histoires diverses de Claude Elien (Claudius Aelianus, Varia Historia),
ainsi que des fragments conservés de Heraclidus Ponticus et de Nicolas
Damascène. Entre 1807 et 1827 seize volumes verront successivement le
jour, présentant un éventail d’auteurs classiques: Isocrate, les Vies
parallèles de Plutarque en six volumes, la traduction, en collaboration
avec La Porte du Theil et le support de Gosselin pour les notices
géographiques, de la Géographie de Strabon – tâche qui lui a été confiée
par Napoléon suivant la recommandation de son ancien professeur
Chaptal, membre alors du Consulat19 – Aristote, Xénophon, Gorgias de
Platon, le Discours contre Léocrate de Lycurgue. De concert avec cette
activité assidue, de 1809 à 1827, il fera publier également neuf volumes
contenant des œuvres de Polyen (Stratagèmes), d’Esope (Fables), de Marc
Aurèle (Pensées pour soi-même), de Tyrtée, de Plutarque encore, d’Épictète
(Manuel), de Cébès (Le Tableau) et d’Arrien. Parallèlement, il a préparé
quelques éditions indépendamment de sa Bibliothèque, comme c’est le
cas pour Hiéroclès et pour les quatre premières rhapsodies de l’Iliade
d’Homère20 qui contiennent, sous forme de prolégomènes, le récit
romancé de Papatrechas.

15. Les Caractères de Théophraste ont été dédiés ‘Aux Grecs libres de la Mer Ionienne’. Sur
l’édition, voir les commentaires de Sinner, ‘Coray Diamant’, p.363.
16. Du temps de Montpellier, Coray avait promis à Grimaud la traduction française des
principaux ouvrages d’Hippocrate. Voir Kalospyros, Adamantios Korais, p.173.
17. Louis de Sinner, ‘Coray Diamant’, p.364.
18. Le jugement vient de la plume de Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans (Paris,
1711), ouvrage que Coray suit dans les grandes lignes, admettant la plupart des appréci-
ations de son auteur.
19. Vios Adamantiou Korai, p.xxvi. Voir Louis de Sinner, ‘Coray Diamant’, p.366.
20. Sur cette entreprise de Coray, voir dans ce volume la contribution de Michael Paschalis.
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Coray possède de véritables dons narratifs; ses maı̂tres furent les


Anciens tout autant que les grands auteurs du dix-huitième siècle;
pensons par exemple à la clarté et à la précision voltairiennes. Son style,
apparemment simple, est en vérité le fruit d’un travail copieux et de
beaucoup de réflexion, comme le démontrent les nombreuses remarques
concernant le style que nous retrouvons dans ses écrits21 et dans sa
volumineuse correpondance. Il peut se déplacer aisément du gracieux au
sublime sans jamais disloquer l’équilibre de son discours. Parmi sa
production surabondante, d’un intérêt littéraire tout particulier, citons
– outre Papatrechas – sa correspondance et son autobiographie, œuvre de
maturité (le second texte autobiographique en grec moderne après
l’Apologie de Joseph Moisiodax);22 il introduit, par le biais de ces deux
derniers domaines littéraires, quelques notions substantielles de
modernité dans la culture grecque moderne. Il a également cultivé le
genre du dialogue dans des buts éducatifs.23
Le prêtre de Chios Papatrechas, joyeux et savoureux dans sa
simplicité, est en effet un des premiers textes de la prose narrative
grecque moderne.24 Coray, puisant dans ses souvenirs de jeunesse, a
réussi à créer un caractère vif, à travers lequel il visait à émouvoir le
public lettré de son époque, propageant en même temps les éléments
fondamentaux de son idéologie émancipatrice: la conquête de l’édu-
cation, force motrice, menant à la perfection morale de l’individu et
assurant son bonheur. Son entreprise, se situant aux confins du discours
narratif, des conventions de la préface sous forme épistolaire et des
procédés du dialogue,25 cache-t-elle éventuellement la volonté sous-
jacente de son auteur d’écrire un roman à caractère éducatif, dans le
genre de l’Emile de J.-J. Rousseau, de Candide de Voltaire ou encore de Gil
Blas de Lesage?26
Coray, dans ses prolégomènes, parmi lesquels les plus importants
portent le titre de Pensées improvisées [Aftoschedioi Stochasmoi peri tis
Ellinikis Paideias kai Glossis], revient sans relâche, tout d’abord sur la
question de l’éducation, puis sur celle de la langue, dont la réforme

21. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique, p.234. Sur la technique narrative coraı̈ste,
voir l’approche de Michalis Moschos, ‘Domi kai yphos ston Papatrecha’ [Structure et style
dans Papatrechas], dans Korais kai Chios I, p.169-85.
22. Voir Ourania Polycandrioti, ‘Aftoviographikos logos kai mythoplasia: i periptosi tou
Korai’ [Discours autobiographique et fiction narrative: Le cas de Coray], dans Themata
neoellinikis philologias. Grammatologika, ekdotika, kritika. Mnimi G. P. Savidi [Questions de
littérature néohellénique [...] In Memoriam G. P. Savidi] (Athènes, 2001), p.358-67.
23. Prolegomena III, Préface de Loukia Droulia, p.xliii.
24. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique, p.235-36.
25. Prolegomena II, Préface de Emmanuel N. Franghiscos, p.xvi.
26. Moschos, ‘Domi kai yphos ston Papatrecha’, p.184. Voir aussi l’introduction de Alkis
Angélou dans Adamance Coray, O Papatrechas, éd. Alkis Angélou (Athènes, 1978).
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constitue une présupposition fondamentale de la régénération culturelle


de la nation.27 Il se penche au fur et à mesure sur les grandes questions
d’éthique, choisissant les philosophes antiques qui enseignent l’art de
vivre, la célèbre [bixsijg+] Viotiki de Marc Aurèle, qui le préoccupe à
maintes reprises, sur les moyens d’acquisition du bonheur commun dans
la ‘société civile’, une des idées maı̂tresses des Lumières européennes. Il
adopta enfin, au cours des années critiques qui suivirent le
déclenchement de la Révolution de 1821, un enseignement modéré,
des devoirs du citoyen libre, élaborant avec persistance des notions
politiques, juridiques, etc., indispensables à un jeune Etat sans aucune
expérience préalable.
La référence constante aux sources classiques n’est jamais, chez Coray,
une démonstration ou une accumulation pédante de connaissances; en
outre, il ne nourrit point la vision utopique de la renaissance des
institutions anciennes.28 Sa ‘lecture’ des phénomènes, ses interprétations
lucides et ses propositions autour de ce qu’il faut faire présupposent
avant tout la connaissance des transformations historiques et culturelles
qui marquent l’évolution des sociétés.29 Sa méthode d’analyse, influencée
par les conceptions des Idéologues, adopte la notion de comparaison, en
opérant bien souvent des rapprochements entre les temps antiques et la
situation actuelle.30 C’est dans ce sens que la culture classique acquiert
dans l’œuvre de Coray sa propre dynamique révolutionnaire. Sa tech-
nique consiste précisément à confronter les phénomènes, anciens face
aux modernes, et à suggérer aux jeunes, auxquels il s’adresse souvent,
leurs analogies latentes.
Parlant de Coray, philologue confirmé et éditeur de textes respecté
par ses collègues européens, il est fondamental de savoir comment il a
procédé à ce travail minutieux qui n’avait pas à son époque sa normali-
sation actuelle. Quant à son support théorique, il fut, certes, influencé
par des pratiques adoptées par les philologues qui l’ont précédé et par
ceux qui étaient ses contemporains.31 Il mentionna par exemple le
manuel de Jean Le Clerc (Clericus, Ars critica) et celui de Fr. J. Bast,
Epistola critica.32 De même, il est intéressant de juxtaposer les principes
théoriques coraı̈stes avec certaines remarques critiques de Daniel
Wyttenbach qui reflètent autant l’esprit du siècle que l’ambiance régnant

27. Une vue d’ensemble critique est apportée dans ce volume par Peter Mackridge.
28. P. M. Kitromilides, Neoellinikos Diaphotismos. Oi politikes kai koinonikes idees [Les Lumières
néohelléniques. Les idées politiques et sociales] (Athènes, 1995), p.385.
29. Kitromilides, Neoellinikos Diaphotismos, p.398.
30. Voir Prolegomena II, Introduction, p.xiii et p.209-10.
31. Kalospyros, Adamantios Korais, p.361 sq.
32. Kalospyros, Adamantios Korais, p.376-77.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 157

dans les cercles des philologues hollandais.33 Coray est probablement


apparenté à la riche filière de la critique philologique anglo-hollan-
daise.34 Coray, adorant la recherche, élabore des éditions critiques et
philologiques à la fois. Sa méthode peut être résumée comme suit. Dans
ses Prolégomènes ou discours préliminaires, il place l’auteur dans son
contexte historique et il procède à l’évaluation philologique de l’œuvre.
Il choisit, après avoir suivi la tradition manuscrite du texte à travers les
grandes bibliothèques de l’Europe et ses éditions successives, une
édition-cible, un texte modèle qui lui paraı̂t le plus proche de l’esprit
de l’original. Il travaille là-dessus, corrigeant les lectures erronées,
restituant la syntaxe, la ponctuation et le mètre. Il nous offre le texte
ancien sagement restitué et commenté. Son innovation, à savoir l’intro-
duction d’une approche comparée entre la langue ancienne et moderne,
offre le plus souvent des solutions très heureuses. Certes, il n’élabore pas
d’apparatus criticus au sens moderne mais il munit son édition de notes
explicatives, juxtaposant les différentes interprétations des mots et des
passages, de riches références bibliographiques, où il ajoute, si
nécessaire, des tableaux, des index, des cartes et des glossaires.35
Connaissant à fond la littérature classique et ayant une très grande
expérience des manuscrits, puisqu’il s’est adonné pour gagner sa vie à la
tâche ingrate et accablante, selon ses propres confessions, de leur
collation,36 Coray adopte souvent des solutions ingénieuses, guidé par
son savoir et son intuition. En outre, il est notoire qu’il a laissé sous
forme manuscrite beaucoup d’annotations critiques embrassant une
pléiade d’auteurs classiques (grecs et latins), où se rangent également
les tragiques et Aristophane37 ainsi que quelques écrivains byzantins.38
Très riches à cet égard sont aussi les volumes contenant ses Mélanges
[Atakta].
Après le déclenchement de la Révolution de 1821 que Coray suit –
malgré son amour de sa patrie – avec scepticisme et réserve, la tâche

33. Kalospyros, Adamantios Korais, p.385.


34. Kalospyros, Adamantios Korais, p.427.
35. Kalospyros, Adamantios Korais, p.246 sq. Un exemple de cette activité, riche en suggestions,
est offert dans ce volume par Vivi Perraky. Concernant Héliodore, voir les explications
données par Adamance Coray dans sa ‘Lettre à Alexandre Vasileiou’, dans Prolegomena I,
p.29 sq.
36. Kalospyros, Adamantios Korais, p.260-61.
37. Baladié, ‘La place de Coray dans la philologie du début du XIXe siècle’, p.23, a soutenu que
l’œuvre philologique de Coray représente ‘quelques lacunes significatives. On n’y trouve
pas le théâtre, ni les poètes, assez peu d’orateurs en dehors d’Isocrate’. En revanche, dans
sa Bibliothèque hellénique, la priorité est donnée aux moralistes, aux philosophes, aux
historiens et aux géographes, enfin aux écrits techniques.
38. Kalospyros, Adamantios Korais, p.265 sq., nous donne, après avoir étudié à fond les codices
manuscrits conservés à la Bibliothèque Coray de Chios une liste exhaustive des auteurs
annotés par Coray.
158 Anna Tabaki

philologique s’identifie pleinement à la politique. Dans l’Ethique à


Nicomaque par exemple, Coray conçoit l’ethos (la morale) en tant que
notion primordiale qui doit précéder l’apprentissage des notions
politiques. Dans les Dialogues successifs qu’il rédige à partir de 1821,
intercalés dans ses éditions toujours sous forme de prolégomènes, il
utilise la méthode maı̈eutique de Socrate, imitant dans un certain sens
les dialogues platoniciens.39 Adoptant le dialogue comme un genre
littéraire, Coray utilisa même, dans l’un d’eux, un motif bien répandu
dans les lettres de l’époque, celui du dialogue entre des morts.40
Revenant à ses préoccupations essentiellement littéraires, bien des
choses doivent être examinées à tour de rôle. En premier lieu s’ouvre le
grand chapitre se rapportant à l’esthétique de Coray. Il a vécu la plus
grande partie de sa vie à Paris, ville qu’il considérait, imprégné d’un
esprit de néo-classicisme ardent qui s’alignait sur l’ambiance française de
l’époque, comme ‘la Nouvelle Athènes’. Il s’agit là d’une expression
rhétorique qui reflète pourtant une conception largement répandue
dans les cercles culturels français du tournant du siècle, conception qui
sera adoptée par les adeptes grecs des Lumières. Maints textes littéraires
comparent la France contemporaine à la Grèce antique.41 Déjà, Coray
écrivait de Montpellier, dans une lettre datée du 15 janvier 1788, à son
ami smyrniote Démétrius Lotos: ‘Il m’invite, mon ami [d’Ansse de
Villoison], à aller à Paris; qu’en dites-vous? M’en donnez-vous le conseil,
oui ou non? Paris est en réalité et est considérée aujourd’hui comme une
nouvelle Athènes en Europe, et généralement vous savez quelle consi-
dération avaient pour Athènes nos ancêtres’.42
Arrivé dans cette ville le 24 mai 1788, aussitôt émerveillé, il
communiqua aussitôt ses impressions enthousiastes à Lotos:
Depuis le 24 mai, je me trouve donc dans cette très-illustre ville de Paris,
dans ce séjour de tous les arts et de toutes les sciences, dans la Nouvelle
Athènes en un mot. Représentez-vous à l’esprit une ville plus grande que
Constantinople, renfermant 800 000 habitants, une multitude d’académies
diverses, une foule de bibliothèques publiques, toutes les sciences et tous les
arts dans la perfection, une foule d’hommes savants répandus par toute la
ville, sur les places publiques, dans les marchés, dans les cafés où l’on trouve

39. Prolegomena III, Préface, p.xxx.


40. Prolegomena III, Préface, p.xliii.
41. Dimitri Nicolaı̈dis, D’une Grèce à l’autre. Représentation des Grecs modernes par la France
révolutionnaire (Paris, 1992), p.45 sq. Voir les répercussions de cette image rhétorique
dans la presse pré-révolutionnaire grecque dans Athéna (28 février 1819), p.4.
42. Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne Dimitrios Lotos sur les e´vénements de la Révolution française
(1782-1793) traduites du grec pour la première fois et publiées par le Marquis de Queux de Saint-
Hilaire (Paris, 1880), p.40-41.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 159

toutes les nouvelles politiques et littéraires, des journaux en allemand, en


anglais, en un mot dans toutes les langues.43

Son éducation, son propre goût, ses expériences dans le Paris


révolutionnaire, enfin ses revendications idéologiques visant à la régé-
nération de sa nation, tout cela l’orientait de manière sûre vers l’étude et
l’admiration sans bornes de l’antiquité classique. Coray fut un homme de
lettres attaché au mouvement du néoclassicisme, rejetant avec horreur le
mouvement romantique, quoique son psychisme révèle quelques exal-
tations de nature pré-romantique ou romantique: ‘Quand ma tête est en
repos’, confesse-t-il dans sa Correspondance, ‘je ne saurais rien écrire; il faut
qu’elle s’échauffe d’abord et qu’elle s’enflamme. Alors il me faut
commencer et terminer mon travail le même jour’.44
Evoquant dans son Autobiographie ses années de jeunesse, il remarqua
qu’elles ont été agitées par l’orage des passions.45 On dirait néanmoins
que ces éléments, de prime abord antinomiques et incompatibles, son
désir ardent de mettre en accord son éducation classique et son état
d’âme romantique, mènent à une osmose harmonieuse qui tend vers la
recherche de l’équilibre. Ainsi qu’il a été remarqué fort à propos par
C. Th. Dimaras:
Le nouveau classicisme se trouve à la base de la pensée de Coray; son œuvre
témoigne d’une volonté d’équilibre et d’harmonieuse synthèse des forces en
présence. Les extrémismes, renfermant en eux-mêmes la partialité, sont
jugés inadmissibles. La fameuse voie du juste milieu, celle qui s’applique aux
conceptions linguistiques de Coray, cadre de façon plus générale avec son
humanisme. Le dynamisme hellénique, l’élan du nouvel hellénisme vers la
vie, habitent cette âme en lui transmettant leur frémissement. Le jeune
homme qui s’était abandonné à ses passions sans les assouvir maintient la
passion en pleine activité jusqu’à la fin de sa vie. Son caractère, sentimental à
l’excès, nous rappelle que la synthèse hellénique ne pouvait s’effectuer tant
qu’elle n’avait pas été fécondée par les semences du romantisme naissant.46

Nous devons prendre en considération la polymorphie et la


dichotomie de ses expériences: saisir le psychisme riche et ardent d’un
homme qui a vécu les grandes transformations sociales et les évolutions
révolutionnaires qui ont secoué le Vieux Continent mais aussi la genèse
des grands courants littéraires. Il a été non seulement un ‘témoin

43. Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne, p.44, lettre datée du 15 septembre 1788; voir
Allilographia I, p.100.
44. Allilographia III, lettre datée du 12 mai 1810; voir Dimaras, Histoire de la littérature néo-
hellénique, p.221-22.
45. Vios Adamantiou Korai, p.xx: ‘Ma jeunesse fut agitée par l’orage des passions; seule la
pudeur à l’égard de mes maı̂tres m’a sauvé du naufrage et mon désir d’être digne de leur
estime’.
46. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique, p.222.
160 Anna Tabaki

oculaire de choses terribles’ mais aussi un vecteur inconscient du cou-


rant préromantique et du sentimentalisme du tournant du dix-huitième
siècle européen.
Sans doute, la vision esthétique de Coray pour la littérature demeure-
t-elle tout au long de sa vie profondément attachée aux conceptions
idéologiques et esthétiques des Lumières françaises. Il fut hostile aux
manifestations du romantisme naissant; nous lui devons probablement
l’introduction même du terme romantismos en grec moderne, par le biais
de la désapprobation et du mépris absolu envers ce mouvement qu’il
qualifie de réactionnaire et de désastreux pour le progrès des peuples,
l’associant au jésuitisme.47 Cependant, ce protagoniste de la régéné-
ration culturelle grecque s’est tenu au cœur de courants opposés.48
Coray sera assurément épris de l’esprit ‘antiquisant’ de l’époque,49 qui
englobe toutes les expressions de la vie, allant du mental au quotidien. La
Révolution française réactualise l’antiquité gréco-romaine. La dimen-
sion nouvelle que recouvre ce concept, qui n’a pas cessé d’inspirer
l’expression artistique depuis la Renaissance, est la spécificité assumée
par le fait que celle-ci est liée à la praxis révolutionnaire proprement
dite, à l’‘expérience vécue’.50 Coray a pleinement vécu cette expérience
dense et multiforme. Au cours de sa maturité parisienne, il s’est lié,
comme il a été auparavant mentionné, aux principaux hellénistes
français qui appartenaient au groupe des Idéologues. Ses rapports
personnels51 ainsi que les influences exercées sur sa pensée ont été
étudiés et mis en relief.52 Il a adopté leur manière analytique, leur

47. Adamance Coray, Atakta [Mélanges], vol.II (Paris, 1829), p.xxvii. Voir aussi C. Th. Dimaras,
Ellinikos Romantismos [Le Romantisme grec] (Athènes, 1982), p.145-48.
48. Anna Tabaki, Peri neoellinikou Diaphotismou. Revmata ideon kai diavloi epikoinonias me ti dytiki
skepsi [Des Lumières néohelléniques. Courants d’idées et réseaux de communication avec
la pensée occidentale] (Athènes, 2004), p.184.
49. Voir Chantal Grell, Le Dix-huitième siècle et l’antiquité en France, 1680-1789, 2 vols (Oxford,
1995).
50. Michel Vovelle, La Mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution Française
(Paris, 1985), p.97 sq. et en particulier p.122, 126 sq. et 136-37. Voir également François
Furet et Denis Richet, La Révolution française (Paris, 1973), p.472.
51. Emmanuel N. Franghiscos, ‘I philia Korai – Villoison kai ta provlimata tis’ [L’amitié Coray
– Villoison et ses problèmes], O Eranistis 1 (1963), p.65-85, 191-210; Alexis Politis, ‘Korais
kai Fauriel’ [Coray et Fauriel], O Eranistis 11 (1974), p.264-95; Philippe Iliou, ‘Stin trochia
ton Ideologon. Coray–Daunou–Fournarakis’ [Dans l’orbite des Idéologues. Coray–
Daunou–Fournarakis] Chiaka Chronika 10 (1978), p.36-68; Catherine Koumarianou, ‘O
Korais kai i ‘‘Société des observateurs de l’homme’’’ [Coray et la Société des observateurs
de l’homme], dans Diimero Korai, p.113-42.
52. Voir l’analyse évocatrice de Roxane D. Argyropoulos, ‘I skepsi ton Ideologon sto ergo tou
Adamantiou Korai’ [La pensée des Idéologues dans l’œuvre d’Adamance Coray], dans
Korais kai Chios II, tiré-à-part, p.31 sq.; voir aussi Argyropoulos, ‘La pensée des Idéologues
en Grèce’, Dix-huitième siècle 26 (1994), p.423-34.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 161

syncrétisme culturel et leurs conceptions principales visant la


philosophie du langage, l’étude de l’homme et de son environnement.
Dans le domaine des lettres, le groupe des Idéologues continue, tout
en l’enrichissant, la tradition encyclopédique des Lumières françaises. Il
se caractérise, malgré le fait qu’il se situe à la charnière de changements
profonds de la fin du siècle, par un respect absolu du classicisme. Les
conceptions esthétiques des Idéologues demeurent obstinément
classicisantes. Bien que leurs revues ‘officielles’ (La Décade philosophique,
La Revue encyclopédique, etc.) comprennent une variété notoire de sujets et
manifestent un intérêt dense à l’égard des autres littératures
européennes, les Idéologues ne semblent point abandonner leur respect
pour les principes classiques. En revanche, on assiste chez eux à l’émer-
gence d’une problématique théorique relativement cohérente touchant
la thématique et la morphologie de l’œuvre littéraire ou dramatique. La
pensée politique et l’éducation morale y tiennent le premier rang. Quant
à la manière d’écrire, au style, nous pouvons saisir le penchant pour la
simplicité des structures en corrélation avec un certain désir de réalisme
visant la peinture de situations. Ils veulent donner de la vie à la vision
révolutionnaire plutôt utopique d’un ‘art républicain’.53 Le goût
littéraire de Coray, ses lectures et ses jugements esthétiques semblent
être en accord avec cette ambiance.
Son intérêt pour le roman antique se manifesta pour la première fois
en 1802 avec la luxueuse édition des Pastorales (Daphnis et Chloé) de
Longus.54 Cependant cette édition ne le satisfaisait pas; il croyait qu’elle
n’avait pas de grands mérites philologiques et il a même renoncé à y
mettre son nom.55 En revanche, l’édition des Ethiopiques d’Héliodore
(1804), a constitué un pas capital, non seulement en ce qui concerne
l’étude du roman antique mais aussi en ce qui concerne le progrès du
travail purement philologique de l’édition de textes. Elle a été reconnue
même ultérieurement comme la meilleure des éditions réalisées
jusqu’alors.56
Dans ses Prolégomènes intitulés ‘Lettre adressée à Alexandre Vasileiou’
[Epistoli pros Alexandron Vasileiou], Coray analyse tout d’abord
minutieusement le genre du roman antique, consacrant une seconde
partie de son essai à la question de la langue grecque et aux causes de sa
corruption. Quant à la première partie, il adopte comme base de ses

53. Joanna Kitchin, Un journal ‘philosophique’: La Décade (1794-1807) (Paris, 1965).


54. Longou Poimenika. Ta kata Daphnin kai Chloen, Parisiis [...] MDCCCII.
55. Vincenzo Rotolo, ‘O Korais kai to archaio mythistorima’ [Coray et le roman antique],
dans Korais kai Chios I, p.55. Voir Allilographia II, p.92, lettre adressée à Alexandre
Vasileiou, datée du 29 juillet 1803.
56. Voir Rotolo, ‘O Korais kai to archaio mythistorima’, p.56.
162 Anna Tabaki

réflexions l’approche fondamentale de Pierre-Daniel Huet,57 Traité de


l’origine des romans,58 texte ‘mis à la tête’ du roman Zaı̈de [Zaı̈de, histoire
espagnole] de Mme de Lafayette. Huet a procédé à une analyse historique
et typologique du genre romanesque de l’antiquité jusqu’à son époque
(incluant Astrée et se référant élogieusement aux romans de Mlle de
Scudéry, Clélie et Le Grand Cyrus). Il a introduit un paramètre intéressant
dans la discussion du sujet, la question de ses origines, qui prédomina et
sera à l’épicentre de la problématique au XIXe siècle, notamment dans
l’œuvre de Erwin Rohde.59
Dans son essai Coray, guidé par Huet,60 esquisse d’abord l’histoire du
roman antique, puis son analyse est centrée sur les Ethiopiques. Cette
rétrospective critique est riche d’évaluations sur la qualité littéraire des
œuvres mentionnées. Certes, ses jugements (ceux par exemple sur
Achilles Tatius, Longus, Eustathios [Makrembolites], Ysmine et Ysminias
[To kath’ Ysminin kai Ysminian], etc.), imprégnés comme ils l’étaient des
idées morales et esthétiques de son temps, ne sont plus tous valables; ils
constituent, néanmoins, des témoignages utiles, vus et examinés dans
leur perspective historique. Il est notoire qu’il ne s’interroge point sur ses
origines, malgré le fait qu’il se réfère également aux prédécesseurs du
genre ainsi qu’à la postérité, incluant comme Huet des romanciers
byzantins, se basant beaucoup comme son modèle sur la Bibliothèque de
Photius (où Coray ajoute les commentaires de M. Psellos). Néanmoins,
Huet admettait dès le début que: ‘Ce n’est ni en Provence, ni en Espagne,
comme plusieurs le croyent, qu’il faut esperer de trouver les premiers
commencemens de cet agréable amusement des honnestes paresseux: il
faut les aller chercher dans des paı̈s plus éloignez et dans l’antiquité la
plus reculée’.61
Concernant l’origine des romans, Huet avait avancé une explication
audacieuse, selon laquelle la naissance du roman était liée à l’essence de

57. Pierre-Daniel Huet (1630-1721), évêque d’Avranches, érudit bien connu du dix-huitième
siècle, membre de l’Académie française. Sur sa notice bio-ergographique, voir J.-M.
Quérard, La France littéraire, vol.4 (Paris, 1964), p.153.
58. Le Traité a connu plusieurs éditions; nous suivons le texte de la 8e édition, celle de 1711,
réalisée du vivant de son auteur, qui est considérée comme la plus valide: Traité de l’origine
des romans. Par M. Huet, Huitième Édition Revue et augmentée d’une Lettre touchant
Honoré d’Urfé, Auteur de l’Astrée. A Paris [...] M.DCC.XI.
59. Erwin Rhode, Der griechische Roman und seine Vorlaüfer (Leipzig, 1876), considéré par
Mikhail Bakhtin comme le meilleur ouvrage écrit sur le roman antique. Voir Rotolo,
‘O Korais kai to archaio mythistorima’, p.56 sq. Sur le roman antique, voir G. Anderson,
Ancient fiction. The novel in the Graeco-Roman world (London, Sydney et Totowa, New Jersey,
1984); voir aussi T. Hägg, The Novel in antiquity (Oxford, 1983).
60. Première référence dans ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’ [Lettre à Alexandre
Vasileiou], dans Prolegomena I, p.2.
61. Huet, Traité de l’origine des romans, p.2.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 163

la nature humaine, à sa capacité d’invention, à son désir de nouveauté


ainsi qu’au besoin que l’être humain ressent de transmettre ses
connaissances et ses expériences. Il s’agit d’une disposition commune
chez les hommes, qui émergea tout d’abord chez les Orientaux; il se
réfère aux Egyptiens, aux Arabes, aux Perses, aux Indiens et aux
Syriens.62 Chez les Grecs, on ne découvre pas de traces de ce genre
avant Alexandre le Grand; en revanche, ce sont eux qui l’ont
perfectionné, en lui donnant sa normalité régulière.
Huet reconnaı̂t que les premières formes romanesques proviennent
des récits guerriers, épiques, d’où leur forme rimée; il procède ensuite à
la définition du terme:
Autrefois, sous le nom de Roman, on comprenoit non seulement ceux qui
estoient écrits en prose, mais plus souvent ceux qui estoient écrits en vers. Le
Giraldi et le Pigna son disciple, dans leurs Traitez De Romanzi, n’en
reconnoissent presque point d’autres, et donne le Boı̈ardo et l’Arioste
pour modeles. Mais aujourd’huy l’usage contraire a prévalu, et ce que l’on
appelle proprement Romans, sont Des histoires feintes d’aventures amoureuses,
écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis des histoires
feintes, pour les distinguer des histoires veritables. J’ajoute, d’aventures
amoureuses, parce que l’amour doit estre le principal sujet du Roman. Il
faut qu’elles soient écrites en prose, pour estre conformes à l’usage de ce
siècle. Il faut qu’elles soient écrites avec art, et sous de certaines regles;
autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté. La fin
principale des Romans, ou du moins celle qui le doit estre, et que se doivent
proposer ceux qui les composent, est l’instruction des lecteurs, à qui il faut
toûjours faire voir la vertu couronnée, et le vice puni.63

Coray se préoccupa essentiellement de la nature et de l’essence du


roman. Dans ce domaine, il suit de près Huet, en prenant parfois ses
distances. Il est conduit à des réflexions personnelles, s’appuyant surtout
sur la Poétique d’Aristote. La définition offerte par Huet, (Des histoires
feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruc-
tion des lecteurs), ne le persuade pas complètement; il met en doute sa
vérité universelle et diachronique en remarquant que Huet avait pris en
considération seulement les ‘histoires feintes d’aventures amoureuses
des Grecs’. L’opposition de Coray s’appuie sur trois points
fondamentaux selon lesquels la production ultérieure se trouva
sensiblement différenciée des normes des romans antiques. En premier

62. Huet, Traité de l’origine des romans, p.12-13: ‘Après estre convenu des ouvrages qui meritent
proprement le nom de romans, je dis qu’il faut chercher leur premiere origine dans la
nature de l’esprit de l’homme, inventif, amateur des nouveautez et des fictions, désireux
d’apprendre, et de communiquer ce qu’il a inventé, et ce qu’il a appris; et que cette
inclination est commune à tous les hommes de tous les tems, et de tous les lieux: mais que
les Orientaux en ont toûjours paru plus fortement possedez que les autres [...]’.
63. Huet, Traité de l’origine des romans, p.2-4.
164 Anna Tabaki

lieu, dans les temps modernes, bien souvent l’élément amoureux est soit
complètement absent, soit joue un rôle secondaire. En second lieu, le
profit que le public tire de leur lecture n’est pas toujours évident; par
contre, dans de nombreux cas, au lieu d’instruire, ils provoquent des
résultats négatifs, en causant un dégât moral, à un point tel que l’on doit
décourager la jeunesse de lire des romans. En troisième et dernier lieu, ils
ne sont pas tous écrits en prose.64
Outre les références documentées visant des auteurs anciens et
byzantins, la lecture attentive du texte coraı̈ste nous permet de découvrir
quelques éventuelles influences qui sont intéressantes. Coray, jugeant
Xénophon d’Ephèse (Les Ephésiaques), remarque que ‘le manque des
grands défauts provient bien souvent de la faiblesse de l’esprit et il
n’est pas toujours le fruit de l’esprit commun de l’époque dans laquelle
les œuvres ont été écrites; celui qui n’a pas appris à voler haut, il n’a pas
grand peur de tomber’.65 Pour Coray, le manque d’audace prouve la
défaillance intellectuelle et c’est précisément ce manque qui conduit à la
médiocrité. L’écrivain n’arrivera pas à commettre de grands défauts, s’il
n’ose pas libérer son imagination ni la laisser s’envoler vers de hautes
inspirations. Nous pouvons peut-être déduire que ces idées sont assez
proches des conceptions esthétiques exprimées par Pseudo-Longin (Du
Sublime),66 sans exclure tout à fait les résonances des tendances
esthétiques rénovatrices qui marquent le dix-huitième siècle, concernant
le génie, l’inspiration et l’imagination.
Quant à la structure du roman, Coray suit de près les règles
aristotéliciennes visant la poésie dramatique:67 le roman, ‘bien fait,
c’est-à-dire véritablement dramatique’, doit avoir comme les poésies
dramatiques son Nœud, son Dénouement, ses Péripéties, ses Épisodes, et
presque tout ce qui a été cité par Aristote dans sa Poétique comme règles
de l’art. Il reconnaı̂t, en accord avec Huet, que dans ce sens, le roman
d’Héliodore est le plus parfait, celui qui a été travaillé avec le plus d’art
parmi ceux qui ont été sauvegardés.68 En outre, Coray s’appuie sur la

64. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.2-3.


65. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.12.
66. Voir Rotolo, ‘O Korais kai to archaio mythistorima’, p.60.
67. Remarquons que même Huet dans son Traité fait des allusions au Stagirite, lorsqu’il parle
par exemple des deux éléments cruciaux de la tragédie: celui de la vérité et celui de la
nouveauté, tandis que la vraisemblance, élément qu’on ne trouve pas toujours dans l’histoire,
est essentielle au roman (Traité, p.9-11). Il met aussi en évidence les éléments dramatiques
des romans; le noyau romanesque existe parfois même dans des textes religieux, et tirant
des exemples de l’Ancien Testament, présume que dans ce sens le Cantique des cantiques est
‘une pièce dramatique en forme de pastorale’ (Traité, p.49).
68. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.19. Huet, parlant des Pastorales de Longus,
estime que ‘jusqu’alors on n’avoit rien vu de mieux entendu, ni de plus achevé dans l’art
romanesque que les aventures de Théagène et de Chariclée’ et y excelle ‘l’air d’honnesteté qui
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 165

Poétique pour procéder à ses évaluations concernant la corrélation


parfaite entre les différentes parties des épisodes chez Héliodore et la
fable centrale, ce qui a assuré, de manière excellente, l’unité de l’action.69
De même, dissertant sur l’analyse des caractères, il adopte la théorie
aristotélicienne de la convenance des mœurs (‘hethopoiia’):70
Si, comme Aristote l’enseigne, les mœurs doivent être représentées de telle
manière qu’elles conviennent à celui qui agit, c’est-à-dire qu’elles soient
conformes à son sexe, à son âge, à sa condition, à son ‘pathos’, ainsi qu’à
toute autre circonstance dans laquelle se trouve celui qui parle ou qui agit à
l’heure précise, si, [je répète] telles doivent être les mœurs, Héliodore excelle
également à ce point.71

Coray critique les vertus et les faiblesses du texte en ayant toujours en


vue la partie de la Poétique consacrée à la poésie dramatique.72
Malgré le caractère fictif du genre, il est persuadé que l’auteur doit
respecter la vérité historique, étant donné que ses personnages agissent
chaque fois dans un contexte géographique et historique déterminé.73 La
fin de la narration doit apporter le plaisir (idoni) au lecteur; bien sûr, on ne
parle pas d’un ‘plaisir animal’ mais d’un plaisir hautement spirituel.74
L’apport le plus important du texte demeure, certes, la contribution
décisive de Coray à la terminologie littéraire grecque moderne.
Désapprouvant le terme occidental en usage, roman, romanzo, il plaide
en faveur de l’adoption en grec du terme mythistoria. Avec cette inter-
vention dynamique, il ouvre un débat crucial qui préoccupa les
intellectuels grecs tout au long de la première moitié du XIXe siècle,
jusqu’à la prédominance du terme mythistorima, retrouvé pour la
première fois chez Constantin Koumas (1814).75

éclate dans tout l’ouvrage’ (Traité, p.68 sq). Plus loin, il le considère comme le ‘meilleur
modèle de roman’, qui a eu bien des imitateurs (Traité, p.108).
69. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.20. Coray renvoie au ch.VIII [29-35] de la
Poétique, ‘De l’unité de la fable’.
70. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.20. Il renvoie au ch.XV de la Poétique, qui se
réfère à la décence, à la convenance, à la ressemblance et à l’égalité des mœurs.
71. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.20.
72. Voir Rotolo, ‘O Korais kai to archaio mythistorima’, p.64.
73. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.24-25. Voir Aristote, Poétique, ch.IX.
74. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.24.
75. C. Koumas, bien qu’il adopte le terme proposé par Coray en alternance avec romanon,
utilise une seule fois le terme mythistorima dans la Préface de sa traduction de l’Agathon de
Wieland. Au cours des décennies qui ont suivi, jusque dans les années 1860, nous repérons
l’usage parallèle des deux termes: mythistoria et mythistorima. Voir Anna Tabaki, Zitimata
sygkritikis philologias kai istorias ton ideon. Ennea meletes [Questions de littérature comparée et
d’histoire des idées. Neuf études] (Athènes, 2008), ch.VIII, ‘Oi ekdoches tis pezographias
mesa apo ta metaphrasmena keimena: i periptosi tou Ioanni Isidoridi Skylitsi’ [Les
versions de la prose narrative à travers les textes traduits: le cas de Jean Isidorides
Skylitsis], voir notamment p.141-43.
166 Anna Tabaki

Coray, à qui la culture grecque moderne doit d’autres néologismes


substantiels (le plus célébre étant celui de politismos [civilisation]), retrace
l’instabilité terminologique qui réside dans le genre romanesque. Son
argumentation semble cohérente. D’aucuns l’ont traduit comme
‘plasmatikon istorima’ (histoire fictive), ce qui explique de manière
satisfaisante sa propre essence, mais qui n’obéit pas aux règles de l’art
de la création des mots, qui ne pardonne ni la transformation d’une
partie d’un terme ni l’étendue en plusieurs mots de ce qui peut être
exprimé de façon plus courte. Le terme Mythistoria est donc probant
puisqu’il détermine clairement le sens et puisqu’il s’agit d’un seul mot,
même s’il est composé. En plus, le terme Mythistoria est de provenance
grecque, bien qu’il ait été utilisé pour désigner plutôt une fable, une
histoire ou une biographie mêlées d’éléments fictifs, ce qui est
essentiellement appelé Romanon.76
C’est dans les Ethiopiques que Coray démontre pour la première fois sa
maı̂trise de la littérature grecque ancienne et médiévale. Il parcourt avec
aisance l’évolution du genre romanesque de l’antiquité tardive jusqu’au
Moyen Age et il s’appuie, non seulement sur Huet, mais aussi sur les
jugements philologiques et linguistiques des auteurs byzantins comme
Photius et Michail Psellos.
Dans la seconde partie, s’approchant de la question de la langue, Coray
partage la conception répandue suivant laquelle à la fin de l’ère classique
la langue grecque est tombée dans un état progressif de déchéance.
Dorénavant, les auteurs avaient deux voies à suivre: ou bien utiliser la
langue décadente qui leur était familière, ou bien, comme le pratiqua à
merveille Héliodore, profiter de la lecture des anciens, effleurant comme
les abeilles la richesse et la beauté de la langue classique.77
Ensuite, Coray explique sa méthode et les étapes de son travail. Il
avoue que, ayant été pressé (son travail fut terminé en l’espace de trois à
quatre mois), il n’a pas recherché systématiquement les manuscrits
d’Héliodore, conservés à la Bibliothèque [Royale] de Paris. Sinner signale
à ce sujet:
On a reproché à Coray de s’être contenté pour la constitution diplomatique
de son texte des variantes recueillies par Amyot d’après un manuscrit du
Vatican, au lieu d’y joindre la collation d’un excellent manuscrit de Venise
no 409, qui alors se trouvait à Paris. Sans doute il eût été à désirer que
quelque savant eût publié une collation exacte de ce manuscrit en forme de
supplément à l’édition de Coray. Mais les nombreuses variantes de ce
manuscrit, citées dans les savantes publications de Bast et de M. Boissonade,

76. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.5.


77. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.29 sq.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 167

prouvent combien de fois Coray, dans ses conjectures, s’est heureusement


rencontré avec les leçons de ce manuscrit.78

En revanche, il énumère toutes les éditions antérieures, au nombre de


six (de 1534 à 1797) qu’il a toutes consultées sauf celle de 1631. Après une
étude comparée, il a jugé que la meilleure était celle de l’éditeur flamand
Jérôme Commelin (Hieronymus Commelinus, 1596) et il l’a choisie
comme son texte modèle.79 Ses corrections et restitutions ont été faites
après un travail philologique minutieux, auquel il ajouta, ainsi qu’il le
confesse lui-même, la lecture de traductions d’Héliodore en français et
en italien.80 Son travail d’éditeur sera complété par des notes explica-
tives, où il se réfère à toutes les corrections et restitutions nécessaires
apportées au texte.81
La seconde partie des Prolégomènes sera consacrée à une des préoccu-
pations majeures de la pensée coraı̈ste: la correction de la langue grecque
moderne. La langue est selon lui un des acquis les plus précieux d’une
nation dont elle ne peut pas être dépossédée, et ‘tous les membres de la
nation y participent, avec une sorte de légalité républicaine’.82 Partisan
des évolutions théoriques du domaine linguistique survenues en
Occident,83 Coray admet l’importance de l’étude diachronique de la
langue. C’est dans ce sens que ses Mélanges [Atakta], œuvre de sa haute
maturité, peuvent être considérés comme le premier ‘Dictionnaire
historique de la langue grecque’.84
Coray partage la conception qui prédomina à son époque concernant
la décadence du monde antique, et il se met d’accord avec la
périodisation conventionnelle admise par les Lumières européennes:
le monde antique, sa chute, l’avènement des Macédoniens, puis des
Romains.85 Il exprima à maintes reprises sa conception sur la déchéance
que représente, tant au plan politique que moral, l’empire byzantin
[Graikoromaı̈ki aftokratoria].86 Se mouvant entre l’idéal des temps

78. Louis de Sinner, ‘Coray Diamant’, p.367.


79. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.33.
80. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.32.
81. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.35.
82. Coray, ‘Epistoli pros Alexandron Vasileiou’, p.49.
83. Voir C. Th. Dimaras, ‘O Korais kai i glossa. I theoria’ [Coray et la langue. La théorie], et
Vincenzo Rotolo, ‘I glossiki theoria tou Korai. Ideologikes rizes kai psychologika kinitra’
[La théorie lingustique de Coray. Racines idéologiques et motifs psychologiques], dans
Diimero Korai, p.9-28, 45-58.
84. Dikaios Vayakakos, ‘Ta Atakta tou Adamantiou Korai os to proton istorikon lexikon tis
ellinikis glossis’ [Les Atakta de Adamance Coray comme le premier Dictionnaire
historique de la langue grecque], dans Korais kai Chios I, p.109-29.
85. Coray, Atakta, vol.II (Paris, 1829), p.xxv.
86. Voir Sterios Fassoulakis, ‘Gibbon’s Influence on Koraes’, dans The Making of Byzantine
history. Studies dedicated to Donald M. Nicol, éd. Roderick Beaton et Charlotte Roueché
(Aldershot, Variorum 1993), p.169-73.
168 Anna Tabaki

classiques (Athènes et Sparte) et le néo-classicisme héroı̈que promulgué


par la Révolution française, Coray perçoit la période byzantine comme
une partie décadente de l’histoire grecque, à savoir une époque de
déchéance et de tyrannie. Dans les Prolégomènes de ses éditions d’auteurs
classiques, dans ses dialogues patriotiques aussi bien que dans sa
volumineuse Correspondance, il revient maintes fois aux empereurs
Graiko-Romaioi (byzantins). Dans son édition d’Hippocrate, s’adressant à
ses ‘chers compatriotes’ il s’exclama de la sorte:
on aura beau dire: vous n’avez point dégénéré de vos illustres ancêtres. Le
sang grec coule encore dans vos veines; il n’attend qu’un heureux concours
de circonstances pour prouver à l’Univers que vos chaı̂nes n’ont pas été
votre ouvrage, et que, loin de les avoir portées avec une stupide87 résignation,
vous avez été la seule nation subjuguée qui ait voué une haine éternelle à ses
tyrans [...] Des despotes transplantés de l’ancienne Rome [il pense aux
empereurs byzantins], après avoir, par une administration aussi stupide
que tyrannique, relâché tous les ressorts de la société, entravé l’influence du
plus beau des climats, souillé, ébranlé leur trône par les crimes les plus
affreux, ont fini par vous livrer à des tyrans encore plus stupides et plus
féroces [les Ottomans].88

Dans le réseau des influences reçues par Coray, nous devons ranger
sans doute la synthèse monumentale d’Edward Gibbon, History of the
decline and fall of the Roman Empire (1776-1788), à qui il fait souvent
référence. Dans la bibliothèque de Coray, nous retrouvons la traduction
française de Gibbon, élaborée par M.-F. Guizot, en 1819.89
Coray n’est pas un historien mais un philologue, à savoir un helléniste.
Dans ce second domaine, son intérêt semble le porter vers les Anciens.
Cependant, lorsque son sujet d’étude l’impose, sa documentation
s’oriente, faisant preuve d’une aisance notoire, vers les sources
byzantines. Pendant la dernière étape de son activité d’écrivain, qui
correspond aux années de la Guerre d’Indépendance grecque de 1821, il
accorde, certes, une attention sensiblement plus grande aux Modernes.
Quoique le monde médiéval soit peu représenté dans ses collections,
nous repérons C. Labbaeus, Meursius et Du Cange.
Néanmoins, malgré sa méfiance à l’égard des textes byzantins –
concernant leur qualité esthétique et leur ‘barbarismes’ – Coray s’avère
en être un bon conaisseur et un commentateur pertinent. Le premier
volume de ses Atakta est consacré à l’édition des Poèmes [Ptochoprodromika]
de Théodoros Prodromos, tâche qui s’est basée sur la collation de deux
codices manuscrits de la Bibliothèque Royale de Paris (mss. 1310 et 382).

87. C’est Coray qui souligne.


88. Prolegomena IV, p.697-700.
89. Coray, Atakta, vol.I (Paris, 1829); texte repris dans Prolegomena IV, première citation, p.152.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 169

Son désir d’inventorier et d’étudier, de manière systématique, l’évolution


de la langue grecque, l’incite à glaner son matériau linguistique à travers
un grand nombre de sources de la littérature grecque moderne, parmi
lesquelles nous retenons quelques exemples: Emmanuel Georgilas, To
thanatiko tis Rodou (description en vers politiques rimés de l’épidémie de
peste qui ravagea Rhodes en 1498-99), La Geste de Bélisaire [Exigisis peri
Velisariou], Lamentations sur Constantinople [Thrinos Constantinoupoleos],90 le
roman chevaleresque Velthandros et Chryssantza, le poète crétois
Stephanos Sachlikis, Alexios Komnenos, le roman de Apollonius de Tyr,
enfin Erotokritos de Vincenzo Cornaro.
Son éducation esthétique et la conception qu’il a cultivée avec
persistance de la nécessité d’épurer la langue grecque de ses éléments
étrangers ne lui ont pas permis de goûter la littérature crétoise, en
condamnant des chefs-d’œuvre de la qualité d’Erophile ou d’Erotocritos, les
qualifiant avec aversion de ‘monstruosités’.91 Nous ne devons pas
reprocher à Coray d’être insensible à la beauté évidente de ces textes
et mettre en doute son jugement esthétique mais plutôt interpréter son
attitude négative en corrélation avec les filtres et les principes de son
canon littéraire.92
Enfant prodige d’un classicisme intransigeant, le fond solide de son
éducation aristotélicienne s’est appuyé sur la tradition académique
française. Il mentionne par exemple à maintes occasions Charles
Batteux, l’auteur des manuels esthétiques en usage au dix-huitième siècle
européen (Principes de littérature, Les Beaux-arts réduits à un même principe),
qui se basent sur la notion de l’imitation de la ‘belle nature’. Coray
recommande à ses amis Alexandre Vasileiou et Iakovos Rotas l’ouvrage
de Laharpe, Cours de littérature, comme un livre ‘extrêmement utile’,
sous réserve néanmoins ‘d’en retenir l’essentiel et d’en négliger les
nombreux passages superflus et antiphilosophiques, car le pauvre
Laharpe est devenu Capucin dans son vieil âge’.93 Ce commentaire de

90. Œuvre également attribuée à Georgilas.


91. Allilographia II, p.234, lettre adressée à Alexandre Vasileiou, datée du 2 février 1805.
92. Voir avec les conceptions élaborées par le coraı̈ste Constantin Oikonomos dans son
manuel d’Esthétique dont le premier volume paraı̂t en 1817 sous le titre de Grammatika. Il
montre notamment les influences de l’école académique française et les théories
rénovatrices de Hugh Blair. Voir Anna Tabaki, ‘Modernité et émergence des canons
littéraires et dramatiques. La Poétique (Grammatika) de Constantin Oeconomos’, Neohelicon
31 (2004), p.27-34.
93. Allilographia III, p.254, 260. Voir Anna Tabaki, I neoelliniki dramatourgia kai oi dytikes tis
epidraseis (18os-19os ai). Mia sygkritiki proseggisi [La dramaturgie néohellénique et ses
influences occidentales (XVIIIe-XIXe siècles). Une approche comparée] (Athènes, 2002),
p.18; voir aussi Tabaki, ‘L’époque de Coray et le théâtre. Notions d’idéologie et
d’esthétique dans le discours dramatique au temps des Lumières en Grèce: Première
approche’, Revue des études sud-est européennes 23:2 (1985), p.164.
170 Anna Tabaki

Coray se réfère au virage idéologique du critique français qui, après


avoir été partisan des Lumières, s’est ‘converti’ au conservatisme.
Lorsque Constantin Koumas lui demande, en 1811, quelques ouvrages
méthodiques pour l’enseignement de la littérature au Gymnase
Philologique de Smyrne, Coray lui envoie deux essais ‘parfaits’, le Traité
des études de Charles Rollin (en 4 vols) et les Principes de littérature de
Batteux (en 5 vols).94
À l’époque où Théophilos Kaı̈ris enseigne à Cydonies il demande à
Adamance Coray de lui envoyer des livres à usage scolaire. Retenons de
la réponse de Coray (juin 1819) quelques titres recommandés: les Fables
de La Fontaine, les tragédies de Racine, Boileau, les œuvres de Molière et
de Corneille, le Magasin des enfants de Mme De Beaumont,95 La
Rochefoucauld, l’Histoire universelle de Bossuet, les Lettres persanes de
Montesquieu, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, les Lettres de Mme de
Sévigné, l’Apologie de Socrate de Thurot, les Caractères de La Bruyère.96 La
persistance de Coray à choisir des titres qui expriment l’éducation
classique française ainsi que l’esprit éducatif des Lumières est manifeste.
Néanmoins, Coray a le souci d’inclure dans un éventail de textes
éducatifs une autre catégorie de lectures ‘agréables et utiles’, venant cette
fois de la prose narrative. A un envoi de livres à son ami Iakovos Rotas
(Trieste, 1817), parmi des titres scientifiques comme le Rapports du
physique et du moral de Cabanis, d’ouvrages de physique, de cosmologie,
d’essais se rapportant à Homère, il ajoute précisément comme livres
‘agréables et utiles’ les Nouvelles et Galatée de Florian, Gil Blas de Lesage et
La Chaumière indienne de Bernardin de Saint-Pierre.97 Déjà en 1805, il
proposait à Alexandre Vasileiou comme éventuelles lectures pour son
épouse Gil Blas en français, vantant tous ses grands mérites de style,
surtout son ‘style de conversation’, ainsi que les Mille et une nuits. Coray,
connaissant les éditions grecques de ce dernier titre,98 suggère à
Vasileiou que sa femme profite de la transposition grecque pour
l’apprentissage de la langue.99
Au tournant du dix-huitième siècle, Coray déploie son projet de

94. Allilographia III, p.115, lettre à Alexandre Vasileiou, datée du 8 juin 1811.
95. L’ouvrage pédagogique de Mme Le Prince de Beaumont (1711-1780) a connu une
première traduction en grec par Spyridon Vlantis au tournant du dix-huitième siècle
(Apothiki ton paidon, première édition, vols I-IV, 1788-1793, 2e édition, 4 vols, Venise, N.
Glykys, 1794-1797) et il a été l’objet de plusieurs rééditions au cours du XIXe siècle.
96. Allilographia IV, p.186, lettre adressée à Théophilos Kaı̈ris, datée du 19 juin1819.
97. Allilographia IV, p.52, lettre adressée à Iakovos Rotas, datée du 14 octobre 1817.
98. L’adaptation célèbre de Alf Layla wa-Layla par l’orientaliste français Antoine Galland fut
traduite en grec par le biais de l’intermédiaire italien (Novelle arabe) par Polyzois
Lampanitziotis comme Aravikon Mythologikon (Venise, Antonio Zatta, vols I-III, 1757-
1762); plus tard, il a circulé sous le titre de Nea Chalima.
99. Allilographia II, p.257, lettre à Alexandre Vasileiou, datée du 12 avril 1805.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 171

régénération nationale où la notion de ‘transvasement’ [metakenosis] des


‘progrès de l’Europe éclairée’ possède une place prédominante. L’apport
de la traduction dans cet acte dynamique de transfert culturel100 a déjà
été souligné avec persistance dans son fameux Mémoire prononcé à la
Société des observateurs de l’homme: ‘Il suffit à l’observateur impartial
de jeter les yeux sur le catalogue des traductions en grec moderne, faites
seulement depuis quelques années, pour se convaincre que les Grecs
lettrés sont aujourd’hui en plus grand nombre et beaucoup plus instruits
que ne l’étoient les Grecs du quinzième siècle [...]’.101
Il a été admis que pendant la dernière et la plus dynamique étape des
Lumières néohelléniques, correspondant également à l’apogée de
l’activité éditoriale de Coray et à l’élargissement de son influence, le
mouvement de traduction connaı̂t un pic. Cette tâche, conçue au fur et à
mesure de la maturité du mouvement des Lumières, comme un acte
conscient de modernisation culturelle, passe d’une première période de
réceptivité et d’ouverture aux nouveautés de l’esprit, phénomène
qui caractérise le dix-huitième siècle – surtout de 1750 jusqu’au
déclenchement de la Révolution française –, à une deuxième période
beaucoup plus radicale qui ambitionna d’introduire les ‘progrès’
scientifiques et littéraires de l’Europe éclairée dans la culture grecque
renaissante. La troisième et dernière phase du phénomène, embrassant
les premières décennies du XIXe siècle, désire introduire, de façon plus
systématique, les idées rénovatrices des Lumières européennes par le
biais notamment de la traduction.
Coray suit les choses de très près. Ses choix personnels, ses conseils
abondants et son encouragement continu pour traduire telle ou telle
œuvre reflètent ses intérêts éclairés tout autant que ses propres
penchants idéologiques et esthétiques. Il est un lecteur difficile et
exigeant. Il n’est pas satisfait lorsque le traducteur imite servilement et
sans aucun goût le texte étranger, étant persuadé que la traduction
constitue un acte de création, en d’autres mots la recréation du style et
du sens du texte original dans la langue qui le reçoit. D’après des
commentaires faits en 1804 et en 1805, cet artiste du style désapprouve
la plupart des traductions effectuées jusqu’alors;102 retenons ses

100. Pour une vue d’ensemble, je me permets de renvoyer à mon étude ‘Identité et diversité
culturelle: Le mouvement de traductions dans le Sud-Est de l’Europe (XVIIIe siècle-début
du XIXe)’, in Sygkrisi / Comparaison 9 (1998), p.71-91.
101. Mémoire sur l’état actuel de la civilisation dans la Grèce. Lu dans la Société des observateurs de
l’homme, le 16 Nivôse, An XI (6 janvier 1803) par Coray, Docteur en médecine, et
Membre de ladite Société, p.54.
102. Voir à titre d’exemple, Allilographia II, p.129 et 253, lettres adressées à Alexandre
Vasileiou, datées respectivement du 26 janvier1804 et du 12 avril 1805. Voir Mémoire,
p.55.
172 Anna Tabaki

réticences pour le Trépied moral [Ithikos Tripous] édité par Rhigas,103 ainsi
que pour son édition du IVe volume du Voyage du jeune Anacharsis de
l’abbé Jean-Jacques Barthélemy.104 Quant au premier exemple, il est
repoussé pour le sentimentalisme outré des traductions, tandis que dans
les deux cas, il désapprouve l’existence des mots et des structures
linguistiques étrangers.105
Maintes fois Coray recommande dans ses Prolégomènes, ou propose plus
directement à ses correspondants, des livres occidentaux dignes d’être
traduits en grec. L’exemple le plus caractéristique demeure sans doute la
transposition du Tartuffe, effectuée par Constantin Kokkinakis. Mais
arrêtons-nous d’abord à l’exemple offert par Evanthia, sœur de
Théophilos Kaı̈ris. Agée seulement de 15 ans, très douée et connaissant
déjà des langues étrangères, la jeune fille s’adresse à Coray pour lui
demander conseil.106 Issue d’un milieu éclairé, elle lui exprime son désir
de s’adonner à la traduction du français, pour s’exercer, œuvrant
parallèlement au profit de sa nation. Coray, s’adressant à son frère, lui
propose la traduction des Contes moraux de Mme Guizot. Revenant un peu
plus loin sur ce sujet, il note que dans cet ouvrage il y a bien des endroits
qui sont difficiles à transposer en grec, car ils se réfèrent à des coutumes
et à des habitudes françaises, notamment parisiennes. Très soucieux de
la question de l’éducation des filles,107 il propose en alternative deux
autres ouvrages: celui de John Gregory, A Father’s legacy to his daughters
(1774), et le traité pédagogique de Fénelon, De l’éducation des filles.108 Plus
tard, en 1817, il incite Évanthia à traduire Marc-Aurèle depuis le
français.109
Dans le cas de Molière, nous devons rappeler que le siècle de
l’Encyclopédie s’est penché avec une attention critique, et des dispositions
philosophiques toutes particulières, sur l’œuvre du grand maı̂tre de la
comédie classique; Voltaire et Rousseau traitent amplement des deux

103. Cette trilogie publiée en 1797 comprend l’Olympiade de Métastase, ‘La Bergère des Alpes’
de Marmontel et ‘Le Premier Matelot’ de Salomon Gessner. Voir O Ithikos Tripous [Le
Trépied Moral] Introduction [et Glossaire] Anna Tabaki, Édité par les soins de Ines Di
Salvo, collection Rhiga Velenstinli Apanta ta sozomena [Rhigas Velestinlis Œuvres Com-
plètes], Supervision générale Paschalis M. Kitromilides, vol.III (Athènes 2000), Introduc-
tion, p.9-46.
104. Neos Anacharsis [(Voyage du) jeune Anacharsis]. Introduction, Edition, Commentaires,
Anna Tabaki, dans Rhiga Velenstinli Apanta ta sozomena, vol.IV (Athènes, 2000).
105. Allilographia II, p.241-43, lettre adressée à Alexandre Vasileiou, datée du 6 mars 1805.
106. Allilographia III, p.312, lettre d’Evanthia Kaı̈ri.
107. Voir P. M. Kitromilides, ‘The Enlightenment and womanhood: cultural change and the
politics of exclusion’, Journal of modern Greek studies 1 (1983), p.39-61.
108. Allilographia III, p.272-73, lettre adressée à Théophilos Kaı̈ris.
109. Allilographia IV, lettre datée du 30 avril1817. Voir Kalospyros, O Adamantios Korais, p.218.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 173

grandes comédies de caractère Tartuffe et le Misanthrope.110 Dans le


domaine culturel grec, c’est en grande partie grâce à l’obstination de
Coray que Molière figure dans l’activité éditoriale des premières
décennies du XIXe siècle. Dans ses Prolégomènes de la première Rhapsodie
de l’Iliade (Paris, 1811), il considère comme une absence notoire le
manque d’une bonne traduction de Tartuffe. Dès le dix-septième siècle,
le néologisme ‘Tartuffe’ figure dans le Dictionnaire de l’Académie
française, tandis que le dix-huitième siècle utilise ce terme non
seulement en tant que synonyme de ‘dévôt hypocrite’, mais lui compose
aussi des dérivés: ‘tartufferie’, ‘tartuffier’.111 Certes, les dimensions socio-
morales que recouvre ce terme et leur ‘transvasement’ dans le champ
culturel grec préoccupent intensément Coray qui n’hésite pas, à son
tour, à utiliser souvent dans ses écrits le mot ‘Tartuffe’112 pour désigner
notamment les adversaires grecs des Lumières mais aussi à créer des
dérivés grecs comme ‘tartuffisme’ [tartoufismos] et l’adverbe tartoufikos.113 Il
manifesta surtout un vif désir de voir traduire en grec Tartuffe de
Molière,114 et plus tard, le Misanthrope.115 Dans ce dernier cas, il s’agit
d’une recommandation adressée à Kokkinakis, l’invitant à transposer
cette œuvre en prose, faisant suite à son jugement critique sévère et
exhaustif sur Tartuffe.
Kokkinakis fut sensibilisé par son premier appel concernant la
traduction de Tartuffe. Vivant à Vienne, il avait déjà traduit de l’allemand
quelques ‘drames domestiques’ de August von Kotzebue et un drame
historique de J. M. von Babo (Die Strelitzen). De prime abord, dans Tartuffe
version grecque, nous constatons l’intention du traducteur de rendre
fidèlement l’esprit de l’œuvre originale. Se conformant aux
recommandations de Coray, Kokkinakis cherche avant tout à offrir par
son travail un texte qui stigmatise l’hypocrisie religieuse dans le champ
de la civilisation hellénique en formation. Parmi les points les plus
intéressants de l’ouvrage figure une introduction exhaustive – sur le
modèle des Prolégomènes de Coray – qui consiste en un effort très sérieux

110. Voir Michel Delon, ‘Lectures de Molière au XVIIIe siècle’, Europe 523-24 (nov.-déc. 1972),
p.94. Voir Monique Wagner, Molière and the age of Enlightenment, SVEC 112 (1973).
111. Delon, ‘Lectures de Molière’, p.98.
112. Prolegomena II, p.421, 560, 561, 587.
113. Allilographia IV, lettre adressée à Constantin Kokkinakis, datée du 6 octobre 1820, p.262-
63, où il se réfère aux événements fâcheux qui ont eu lieu au Gymnase Philologique de
Smyrne et qui ont également touché Constantin Oiconomos.
114. Voir ses Prolégomènes à la première Rhapsodie de l’Iliade (Paris, 1811), dans Prolegomena II,
p.134. Et O Tartoufos [Tartuffe. Comédie en cinq actes composée en français par Molière,
traduite en langue grecque parlée par Constantin Kokkinakis Chiote (...)] (Vienne, 1815),
dans les ‘Prolégomènes’ de son édition, p.33.
115. Allilographia III, p.502.
174 Anna Tabaki

de synthèse et d’appréciation historique dans l’esprit des Lumières.116 De


même, il mentionne les difficultés de la tâche de traducteur: d’une part,
partageant les conceptions linguistiques de Coray, il se plaint de l’im-
perfection et du manque de normalisation de la langue grecque qui est
en cours de transformation et, de l’autre, il considère comme un obstacle
important la grande difficulté du passage d’un texte en vers d’une langue
à l’autre. Il adopte dans sa traduction le vers rimé, choix désapprouvé
avec véhémence par Coray dans sa lettre-réponse. Concernant la
métrique, Coray cultive des idées diamétralement opposées, croyant
que la rime, élément complètement étranger et inutile, s’est accrochée à
la poésie grecque moderne ‘comme la gale’. Selon lui, la rime est
acceptable peut-être dans d’autres langues européennes pour modérer
leur ‘rudesse’, mais elle est complètement inutile dans la langue
grecque.117 Il opte pour le choix du vers non rimé, tendance que nous
retrouvons cultivée avec persistance par un petit noyau de lettrés,
adeptes des Lumières néohelléniques.118
Coray, conformément aux conceptions diffusées au XVIIIe siècle, croit
profondément au caractère civilisateur des arts et tout particulièrement
à l’influence bienfaisante de la musique et de l’art dramatique.119 Dans
ses écrits et dans ses appréciations philologiques, nombreux sont ses
commentaires ou ses références explicites visant le drame antique, aussi
bien que ses références aux grands classiques français du XVIIe siècle, ses
évaluations étant conformes à l’esprit de son siècle. Racine est appelé
l’Euripide français tandis que Molière est comparé à Aristophane. Dans
ses Prolégomènes, on trouve aussi un grand nombre de commentaires
critiques. Se référant par exemple, dans ses Prolégomènes à Hiéroclès, à
la transposition du terme farce par fortiki komodia, il fait la rétrospective de
l’usage d’un langage obscène d’Aristophane à Ménandre, et aux auteurs
comiques romains qu’il considère mineurs. Il arrive à Molière, celui qui
‘a perfectionné la comédie’, qui lui-même, dans bien de ses pièces, a dû
succomber aux obscénités du langage, guidé ‘soit par la crainte de
déplaire, soit par l’impossibilié d’arriver à la purgation [catharsis]
parfaite’.120 Dans d’autres de ses textes, il mentionne la ridiculisation

116. Voir Anna Tabaki, To neoelliniko theatro (18os-19os ai.). Ermineftikes proseggiseis [Le théâtre
néohellénique (XVIIIe – XIXe siècles). Approches interprétatives] (Athènes, 2005), p.170-
76.
117. Allilographia III, p.500.
118. Anna Tabaki, ‘La résonance des idées révolutionnaires dans le théâtre grec des Lumières
(1800-1821)’, dans La Révolution française et l’hellénisme moderne. Actes du IIIe Colloque d’Histoire
du Centre de Recherches Néohelléniques, Athènes, 14-17 octobre 1987 (Athènes, 1989), p.484-85.
119. Voir par exemple les Prolégomènes aux Politiques de Aristote, Prolegomena II, p.720, où il y
a une référence à Ch. Batteux (Les Beaux-arts réduits à un même principe, ch.IX).
120. Prolegomena II, p.159. Sur la transposition en grec des termes ‘caricature, farce’ en fortiki
komodia, voir sa lettre à Alexandre Vasileiou, datée du 1er mai 1804 (Allilographia II, p.149-
50).
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 175

excessive des médecins chez Molière, justement attaqués à son époque, et


dont les travers représentés sur scène provoquent encore le rire chez les
Parisiens, bien qu’aujourd’hui dans cette ville on ne trouve point ce
genre d’ignorants.121
Dans l’Ethique à Nicomaque, se référant à l’antiquité, il considère que le
Démos [Ekklisia] et le théâtre forment les ‘deux écoles de l’instruction
civique’ du peuple. Cependant, il conserve quelques réticences visant le
libertinage de la comédie qui a satirisé non seulement les méchants mais
aussi les citoyens vertueux; tel fut l’exemple du grand maı̂tre de l’art de vie
[Viotiki], Socrate, qui a été représenté comme un démagogue. On peut
aisément en déduire que Coray adopte les opinions relatives des grands
représentants des Lumières françaises, exprimées dans l’Encyclopédie aussi
bien que dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, désapprouvant la
ridiculisation injuste de Socrate dans les Nuées et celle de Cléon dans les
Cavaliers, ainsi que toutes les libertés prises par Aristophane.122
Concernant plus particulièrement sa familiarisation graduelle avec
l’art dramatique et l’évolution de sa problématique théorique, nous
pouvons de façon générale discerner trois étapes.

I
La première, qui correspond plutôt à une initiation au spectacle théâtral,
fut celle d’Amsterdam. 1773: le futur commerçant Diamantis Coray
paraı̂t charmé de toutes les curiosités qu’offre à ses habitants cette ville
prospère, tolérante et libérale de l’Occident. Un défi qui porte sur
plusieurs niveaux; la soif d’apprendre, de connaı̂tre, trouve un terrain
propice dans ce carrefour des idées.123 Par ailleurs, la vie sociale
d’Amsterdam est une invitation constante au bien-être et au plaisir.
C’est ainsi que les lettres quelque peu naı̈ves envoyées à Smyrne par
Stamatis Petrou, employé fidèle dans l’entreprise familiale, ébauchent le
conflit entre deux conceptions du monde diamétralement opposées. A
travers la perplexité craintive et l’indignation quelque peu malveillante,
sans doute, de Petrou, on voit projetés comme à travers une lentille
grossissante les ‘égarements’, la ‘dérive’ morale de Coray. Le conflit
apparaı̂t ainsi, net et flagrant, entre la morale et la mentalité
traditionnelles d’une part, telles qu’elles sont reproduites par la
communauté fermée des résidants grecs d’Amsterdam, et, de l’autre, le
nouveau modèle social qui s’annonce: celui des Lumières. Dans le tête de
Petrou – expression de cette morale conservatrice et statique – deux

121. Prolegomena II, p.413-14.


122. Prolegomena III, p.37. Il se réfère justement aux Nuées et aux Cavaliers.
123. Dimaras, Histoire de la littérature néo-hellénique, p.216.
176 Anna Tabaki

mondes s’opposent: celui de la foi chrétienne, de l’abstinence et du


respect des canons de l’Église – soit, par extension, le mode de vie
traditionnel – et celui de l’amour, du libertinage, du divertissement et
surtout du théâtre:124 ‘Et des fois – écrit plein d’indignation Petrou – il va
à l’opéra, des fois chez sa maı̂tresse’.125
Si Adamance Coray, débarquant à Amsterdam en 1771, se montra
enclin à cueillir dès le début ‘tous les fruits de la vie’, si sa curiosité
épanouie s’ouvrit vers un humanisme sans bornes, s’il devint là un fidèle
de l’opéra et prit aussi des cours de guitare,126 d’aucuns de ses
compatriotes exprimèrent beaucoup de réticences à l’égard de ce
mode de vie.127 Recourons encore une fois à la plume naı̈ve mais
suggestive de Stamatis Petrou:
A voir la vie qu’il mène aujourd’hui, j’en arrive à croire qu’il veut à coup sûr
se convertir au calvinisme. Car non seulement, il mange de la viande
pendant le Carême, mais faisant fi de sa conscience, il ne fait même pas
abstinence les mercredis et vendredis. Je présume qu’il ne va à l’église que
pour le qu’en dira-t-on. Le samedi soir, plutôt que de venir à l’église, il va à
l’opéra; le soir du Grand Canon et la veille des Rameaux, le voilà qui délaisse
la procession pour se rendre à l’opéra.128

Nous retiendrons du dernier témoignage l’intérêt manifeste de Coray


pour l’opéra. Néanmoins, Amsterdam ne fut pour lui qu’une expérience
éphémère. Sans doute son long séjour ultérieur à Paris – homme mûr
désormais – pourra-t-il nous guider plus sûrement dans notre quête.
Comme il a été dit, ses écrits contiennent bon nombre de références et
notamment des remarques théoriques sur le théâtre classique. Il partage,
en outre, la conception largement diffusée au dix-huitième siècle sur le
caractère civilisateur des arts en général, et en particulier de l’art
dramatique, adoptée également par les partisans grecs du mouvement
des Lumières. Constantin Oikonomos considère le theâtre comme
‘l’école publique des mœurs paisibles et de la philanthropie’.129 Selon
Constantin Assopios, le théâtre ‘a uniquement pour but de corriger les
mœurs et d’éduquer les peuples; il est l’école commune des hommes,
remplaçant l’absence de toute autre école’.130 Il s’agit apparemment

124. Tabaki, ‘L’époque de Coray et le théâtre’, p.161-62.


125. Lettre de Stamatis Petrou (Amsterdam) à Stathis Thomas (Smyrne), datée du 4 mars
1773. Voir Stamatis Petrou, Grammata apo to Amsterdam [Lettres d’Amsterdam], édité par
les soins de Philippe Iliou (Athènes, 1976), p.24.
126. Dimaras, Histoire de la littérature néohellénique, p.217.
127. Anna Tabaki, Le Théâtre néohellénique. Genèse et formation. Ses composantes sociales, idéologiques et
esthétiques, Diffusion Septentrion, Presses Universitaires, Thèse à la carte (Lille, 2001),
p.382-91.
128. Petrou, Grammata apo to Amsterdam, lettre datée du 22 avril 1773, p.31.
129. Constantin Oikonomos, Grammatika, vol.I (Vienne, 1817), p.xxii.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 177

d’une idée maı̂tresse qui vient du bagage idéologique de la Révolution


française.131
La formation esthétique de Coray, ayant puisé autant dans la clarté du
grand style français, le rationalisme néoclassique des Lumières que dans
la source directe de la littérature antique, ne pouvait que le pousser à
désapprouver, au plan théorique au moins, tout ce qui constitue le nœud,
le sens propre, le charme même du romantisme. Il trouve, par exemple,
les auteurs allemands ‘obscurs’. On peut renvoyer, à titre indicatif, aux
commentaires réticents qu’il consacre à August Wilhelm Schlegel, au
sujet de son essai Comparaison de la Phèdre de Racine et de celle d’Euripide, paru
en 1807, texte qui a fait grande impression et qui a provoqué des opinions
opposées chez les intellectuels de l’époque.132 Mais dans quelle mesure
participe-t-il lui-même à la vie théâtrale de Paris? Comment conçoit-il les
changements profonds qui s’opèrent dans ce domaine à la fin du dix-
huitième siècle et au début du XIXe? Parmi les données relativement rares
que nous fournit à cet égard sa Correspondance, on peut glaner quelques
indications probantes, suivant lesquelles on peut présumer, d’après ses
témoignages enregistrés, que Coray était un habitué du ‘Théâtre Français’
[de la Comédie Française]. Il écrit à propos à son ami Alexandre Vasileiou:
‘Je le reçois souvent [son jeune disciple Neophytos Vamvas] à dı̂ner et
après un frugal repas, il m’accompagne parfois à quelque tragédie
racinienne au Théâtre Français’.133
Quelques mois plus tard, il revient au même sujet: ‘Deux fois par mois,
je l’invite [Vamvas] à dı̂ner avec moi et nous nous rendons ensuite le plus
souvent au théâtre’.134

II
En second lieu, au moment de l’apogée des Lumières néohelléniques,
l’attention portée par Coray à l’activité dramatique originale est
manifeste: ses rapports avec Jean Zambélios demeurent très éloquents
à cet égard.135 Le jeune heptanésien, qui, parallèlement à ses préoccu-

130. Ermis o Logios [Le Mercure savant], 1817, p.361, Discours prononcé à l’école grecque de
Trieste.
131. Voir Eugène Jauffret, Le Théâtre révolutionnaire (1788-1799) (Genève, 1970), p.252; Paul
Hazard, La Révolution française et les lettres italiennes, 1789-1815) (Genève, 1977), p.86.
132. Allilographia II, p.429. Sur ce texte de polémique, par lequel Schlegel essaya de ‘frapper au
cœur de la dramaturgie classique, en retournant contre elle ses propres armes’, voir
Martine de Rougemont, ‘Schlegel ou la provocation: une expérience sur l’opinion
littéraire’, dans Premiers combats du siècle. Littératures, arts, sciences, histoire, romantisme,
vol.15, no 51 (1986), p.49-61.
133. Allilographia III, lettre datée du 15 mai 1810, p.26.
134. Allilographia III, p.85.
135. Sur la thématique néoclassique et le glissement progressif de l’auteur vers le drame
178 Anna Tabaki

pations professionnelles, deviendra par la suite le dramaturge majeur


des Lumières néohelléniques, se trouvait en Occident entre 1804 et 1810,
effectuant des études de droit et de philosophie en Italie. Selon son
propre aveu et alors qu’il était à la recherche de son profil intellectuel,
deux personnalités s’imposèrent dans sa vie: Ugo Foscolo qu’il fréquenta
à Pavie, puis, à Paris, A. Coray.136 Auprès de Foscolo, Zambélios eut
l’occasion de pénétrer dans une atmosphère hautement néoclassique,
imprégnée d’ardeur patriotique pour la renaissance nationale.137
En 1809, il réalisa son voyage à Paris, où il séjourna un an. Il ne manqua
pas de rendre visite à Coray dont la réputation était au zénith pendant
ces années. Nombreux étaient les jeunes intellectuels grecs qui
ressentaient le besoin de le connaı̂tre de près, de soumettre à son
jugement leurs écrits. Coray n’est pas d’un caractère très facile. Il semble,
néanmoins, que l’ardeur de l’âme juvénile de Zambélios réussit à
l’émouvoir. Peut-être nous faut-il rechercher également une concor-
dance d’opinions et de sentiments concernant les vastes domaines de
l’éducation et de l’esthétique, puisque Coray trouva en Zambélios un
auditeur docile, voire un adepte. Des promenades effectuées ensemble
suivirent ainsi que de longues causeries.138 Nous pourrions avancer
quelques hypothèses sur le contenu et les orientations de ces discussions.
Zambélios disposait par ailleurs des connaissances et du même goût pour
assimiler l’enseignement de Coray. D’autre part, on peut supposer,
comme l’a suggéré C. Th. Dimaras, que Coray, partisan du classicisme,
ne demeura pas indifférent à la bataille romantique, et que, au cours de
ses promenandes avec Zambélios, il a essayé de lui infiltrer ses convic-
tions.139 Peut-être est-ce alors qu’il l’a incité à écrire pour le théâtre.

patriotique et national, voir A. Tabaki, ‘Du théâtre philosophique au drame national:


étude du lexique politique à l’ère des révolutions. Le cas grec’, dans From republican polity
to national community. Reconsiderations of Enlightenment political thought, éd. Paschalis M.
Kitromilides, SVEC 2003:09, p.62-85, notamment p.75-85; et A. Tabaki, ‘The Long
Century of the Enlightenment and the Revival of Greek Theater’, Journal of Modern Greek
studies 25:2 (2007), special issue Modern Greek theater, éd. Stratos E. Constantinidis et Walter
Puchner, p.285-99, surtout p.298-99.
136. ‘Foscolo et Coray furent, confesse Zambélios dans son Autobiographie, les deux grands
hommes qui lui inspirèrent l’amour de la patrie et qui l’ont encouragé à écrire’, Armonia 3
(1902), p.227.
137. Le concept dominant, chez Foscolo, fut bien celui de la liberté, inscrite dans une
perspective anti-tyrannique qui ne dissimule guère son origine alférienne. Voir Norbert
Jonard, ‘Le ‘jacobinisme’ de Foscolo’, dans Études sur le XVIIIe siècle VII: L’Europe et les
Révolutions (Bruxelles, 1980), p.181-99 (189).
138. ‘L’amitié [de Coray] et ses entrevues avec lui ont augmenté encore l’amour de la patrie et
de la liberté chez Zambélios; Il conversait avec lui, lorsqu’ils se promenaient aux Tuileries
et lorsqu’ils visitaient le Musée Napoléon’, Armonia 3 (1902), p.228.
139. Dimaras, Ellinikos Romantismos, p.148.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 179

Quelques années plus tard, quand Zambélios, de retour aux Sept-Iles,


composa son Timoléon, il s’adresse au savant et sollicite son opinion.140
Les qualités ‘positives’, voire anti-tyranniques du héros exercèrent une
influence incontestable sur les esprits au tournant du siècle.141 Coray
distingue dans les prémices de Zambélios quelques éléments constitutifs
qu’il considère indispensables à la renaissance du théâtre grec, à savoir la
matière tragique, la structure et les fermentations métriques, quoiqu’il
désapprouve le choix du motif qui porte sur la grande question du
tyrannicide.
L’argumentation développée par Coray révèle un ennemi de toute
manifestation de cruauté, un penseur modéré, marqué encore en 1818
par son expérience vécue, par le fait qu’il a lui-même été un témoin
‘auriculaire et oculaire’ des événements déchaı̂nés, voire des extrémités
commises par la Convention et des atrocités de la Terreur. Ce qu’il écrira
à son ami smyrniote Démétrius Lotos au sujet de la mort ‘tragique’ de
Louis XVI est fort révélateur: ‘mais je voudrais que, parmi les hommes, la
justice soit toujours accompagnée de la clémence et de la
philanthropie’,142 tandis que, quelques jours après, il s’exclamera de la
sorte dans une lettre rédigée en français et adressée au pasteur
hollandais Bernard Keun (Smyrne): ‘Je n’examine point s’il a été
coupable au point de mériter un tel supplice [...]. J’idolâtre la liberté,
mais je voudrais la trouver toujours assise au milieu de la Justice et de
l’Humanité’.143
Coray fut dans les grandes lignes épris des conquêtes révolutionnaires,
ses descriptions enthousiastes autant que ses analyses suggestives qui
couvrent dans sa Correspondance ‘toute l’échelle des événements
révolutionnaires’, prouvent qu’il a suivi de près et avec un regard
favorable l’émancipation du peuple français et les grands moments
révolutionnaires, et ceci ‘en dépit du fait que lui aussi a subi des
privations et a souffert des angoisses surtout pendant la Terreur’.144
Néanmoins, il fut amèrement déçu, ainsi que nombre de ses
compatriotes (comme Benjamin de Lesbos ou Daniel Philippidès), qui
se trouvaient à Paris à cette époque critique, par les excès et les injustices

140. Voir la lettre adressée par Zambélios (Leucade) à Coray (Paris), datée du 1er novembre
1817; Allilographia IV, p.53-54.
141. Ugo Foscolo qualifie Timoléon comme un ‘uom pari a Dio’ (Jonard, ‘Le ‘jacobinisme’ de
Foscolo’, p.198). Voir Vovelle, La Mentalité révolutionnaire, p.137. Comme J. Zambélios le
raconte dans son Autobiographie, il a assisté en Italie à des représentations théâtrales: il
mentionne que la première pièce qu’il a vue et qui l’a séduit fut Timoléon de Vittorio
Alfieri.
142. Allilographia I, lettre datée du 21 janvier 1793, p.293 sq.
143. Allilographia I, lettre datée du 25 janvier 1793, p.305-06.
144. Catherine Koumarianou, ‘Vivre la Révolution: Témoignages grecs de 1789’, dans La
Révolution française et l’hellénisme moderne, p.59.
180 Anna Tabaki

commis au nom de la Liberté.145 Quant à Coray, les affinités de ses


propres réticences avec le rejet de la violence et la déclaration de foi
absolue en la valeur de la philosophie et de l’éducation, devise adoptée
par les Idéologues,146 sont plus qu’évidentes. La réponse de Coray à
Zambélios est datée du 9 septembre 1818:
[...] Je te dis donc, mon cher Z***, que la première lecture de ton drame m’a
fait comprendre que tu peux te perfectionner par le biais de l’exercice dans
la tâche que tu as entreprise, à savoir l’apprentissage du métier d’écrivain
tragique. En tant que premier fruit de ta Muse tragique, je souhaiterais que
tu eusses choisi à la place de Timoléon quelque autre histoire! Ce n’est pas que
je doute de la vertu de Timoléon, admirablement prouvée par toute sa vie
ultérieure, mais je pense que, si le hasard ne lui avait pas procuré l’occasion
d’une telle démonstration, sa vertu aurait couru le risque de demeurer plus
problématique que la vertu de Brutus. Je ne connais pas d’animaux sauvages
plus féroces et plus détestables que les tyrans. Néanmoins, je n’aime pas
qu’ils soient tués par leurs frères, même si avec eux la tyrannie elle aussi doit
se voir tuée et ensevelie. Tu n’ignores pas dans quel état se trouvait toute la
Grèce à l’époque même où Timophane succombait. Brutus a offert le
prétexte à l’avènement de la tyrannie du Tartuffe Auguste, à laquelle a
succédé celle du sanglant Tibère, puis d’autres loups nombreux et féroces,
auxquels succédèrent à leur tour d’autres loups pygmées (toutefois des
loups) de l’Empire Gréco-romain, qui nous ont livrés – que l’infamité de
leur mémoire soit éternelle ! – aux barbares [les Ottomans] qui dévorent
actuellement la Grèce, ‘Que mes larmes soient Tisseia!’ avec les flèches de
l’éducation plutôt, qu’avec des flèches ferrées, si possible.
Je reviens à ton drame. Je n’ai pas aimé ta ponctuation [...]. En revanche, je te
félicite d’avoir méprisé la rime. Je crains que la rime barbare s’implante chez
nous. Si cependant d’autres semblables à toi imitent ton zèle et tes perfor-
mances, peut-être aurez-vous la félicité de libérer la Grammaire moderne de
cette gale et d’accomplir le tyrannicide de la rime [...].147

Les conceptions métriques de Coray, son aversion à l’égard du vers


rimé et sa préférence pour le vers libre ont été éloquemment exprimées
dans le cas de la traduction du Tartuffe par C. Kokkinakis. Malgré
quelques objections partielles, visant la ponctuation très particulière
de Zambélios, et surtout le motif central du tyrannicide,148 justifié dans

145. Voir à ce sujet Roxane D. Argyropoulos, ‘L’écho de la Révolution française en Grèce au


dix-neuvième siècle’, dans Transactions of the Seventh International Congress on the Enlighten-
ment (Budapest, 26 July-2 August 1987), 2 vols [SVEC 263 (1989)], vol.1, p.343-44.
146. Georges Gusdorf, La Conscience révolutionnaire. Les Idéologues (Paris, 1978), notamment 1e
partie, ch.VIII, ‘La Terreur’.
147. Allilographia IV, p.108-109. ‘Que mes larmes soient Tisseia! ’ En d’autres mots, des larmes de
vengeance: ‘Qu’ils payent les larmes qu’ils m’ont fait verser’. Nous soulignons.
148. Le sujet du tyrannicide occupe une position éminente dans la réflexion des dramaturges
grecs des années précédant de peu la Révolution de 1821; voir Anna Tabaki, ‘La
résonance des idées révolutionnaires dans le théâtre grec’, p.488; et Le Théâtre
néohellénique, p.497-99.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 181

ses grandes lignes par ses convictions idéologiques, Coray encourage


éventuellement le jeune Zambélios dans la voie de la composition
dramatique, si nous faisons confiance aux notices autobiographiques
de ce dernier: ‘Ecris, écris, soigne la Muse avec notre langue moderne, et
réchauffe les cœurs de nos congénères pour la Résurrection de la
Patrie’.149

III
Thèse et antithèse. En troisième lieu, bien des années plus tard, Coray suit
les événements révolutionnaires survenus en Grèce. En 1824, il fait
publier les Préceptes politiques de Plutarque, muni de Prolégomènes qui
traitent cette fois de quelques questions majeures d’actualité politique.
Le titre est à lui seul éloquent: Sur des questions d’intérêt grec. Dialogue de deux
Grecs [Peri ton ellinikon sympheronton. Dialogos dyo Graikon]. L’année suivante,
le même texte allait circuler sous forme de brochure patriotique.150 Dans
cet écrit de nature parénétique, Coray consacre une bonne partie au
développement d’une problématique concernant la contribution du
théâtre à la correction des mœurs et à son utilité éventuelle dans une
appréhension d’ensemble des intérêts nationaux. Il se demande si ‘dans
les conditions actuelles de la Grèce, les théâtres sont réellement profi-
tables à la Nation [...]’.151 Dans ce texte sous forme de dialogue, Coray
exprime, quant à l’utilité du spectacle dramatique, des objections puisées
tout d’abord dans Saint-Évremond, à qui il emprunte la définition de
l’opéra: ‘une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de
décorations, est une sottise magnifique, mais toujours sottise’.152 Coray
procède ensuite à une rétrospective esquissant l’historique du spectacle
dramatique chez les Grecs anciens et les Romains. Sa critique sévère
envers cette manie du spectacle, la ‘fureur du théâtre’ selon ‘le fameux’
Jean-Jacques Rousseau, est en rapport étroit avec les thèses exprimées
par le ‘citoyen de Genève’. Coray semble partager en effet jusqu’à un
certain degré les hésitations et les objections lancées par Rousseau dans
sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles (1758)153 quant à la mollesse et à la

149. Ioannis Zambélios, Tragodiai [Tragédies], vol.I (Zante, 1860), p.xxxvi-xxxvii.


150. Peri ton ellinikon sympheronton. Dialogos dyo Graikon [Sur des questions d’intérêt grec.
Dialogue de deux Grecs] (Imprimerie Hellénique de Hydra, 1825).
151. Voir Prolegomena III, p.222.
152. Coray renvoie à l’édition de 1740: ‘Saint-Évremond, Œuvres, Sur les opér., t.III, p.346’.
Voir Saint-Évremond, Œuvres meslées, t.XI, Paris, MDCLXXXIV, ‘Sur les opéras’, p.77 sq;
la citation ci-dessus se trouve à la p.83.
153. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. D’Alembert [...] sur son article Genève dans le VIIIe volume de
l’Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville [...]
(Amsterdam, 1758). Voir Prolegomena III, p.221.
182 Anna Tabaki

corruption des mœurs survenues dans les sociétés à cause de l’inclination


aux voluptés des loisirs. Coray conclut:
Ayons des [théâtres], certes, mais prenons soin de n’en retenir que le bien et
de réfuter tout le mal qu’ils contiennent. Puisque la sauvegarde de la liberté
exige tant d’épuisants efforts, il est juste qu’à ceux qui peinent l’on offre
divertissements, fêtes ou jeux. Mais ces jeux doivent reposer de l’effort et
non point l’interrompre [...]. Je dirais même qu’ils devraient être de nature à
nous préparer et à nous inciter à d’autres efforts. Tels sont les jeux
athlétiques, les fêtes et cérémonies commémoratives de nos luttes pour la
liberté, tels étaient les Jeux spartiates qui conféraient à l’âme force et sagesse,
l’incitant à refuser toute soumission qui ne fût celle des Lois.154

L’influence de la pensée de J.-J. Rousseau s’avère flagrante dans ces


propos,155 de concert avec l’expérience vécue de l’atmosphère des fêtes
révolutionnaires dans la capitale française.156 Car Coray, pleinement
conscient de l’importance historique majeure de cette révolution ‘telle
qu’on en trouve à peine des exemples dans l’histoire grecque et
romaine’,157 a participé à sa manière à tous les grands événements
révolutionnaires. Il nous a légué quelques descriptions très fortes et
détaillées des grandes secousses révolutionnaires.158 D’après sa
Correspondance, on a la sensation qu’il se trouvait partout: dans les rues
aux moments critiques et exaltants, à l’Assemblée lors des débats im-
portants. En mai 1791, il décrit les funérailles de Mirabeau, ce
Démosthène de la France, ‘qui est mort noblement et philosophique-
ment’.159 En novembre de la même année il décrit avec beaucoup
d’émotion les funérailles – plutôt le triomphe posthume – des restes

154. Prolegomena III, p.227-28.


155. En ce qui concerne l’image de Sparte dans la pensée européenne, voir Elizabeth Rawson,
The Spartan tradition in European thought (Oxford, 1969). L’apport de la tradition spartiate à
la pensée de J.-J. Rousseau, notamment dans le domaine de la dramaturgie, est analysé
dans les pages 234-36.
156. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire 1789-1799 (Paris, 1976). Des intellectuels comme
Cabanis ou Daunou, des artistes comme David ont participé à l’organisation des fêtes
révolutionnaires, en insistant dans leurs écrits leur caractère pédagogique et moral.
157. Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne, p.166. Voir Allilographia I, p.191.
158. Anna Tabaki, ‘Les intellectuels grecs à Paris (fin du XVIIIe – début du XIXe siècle)’, dans
La Diaspora hellénique en France. Actes du Séminaire organisé à l’École française d’Athènes (18
octobre-1er novembre 1995), éd. Gilles Grivaud (Athènes-Paris, 2000), p.39-53, notamment
p.46-48. Voir aussi P. M. Kitromilidès, ‘‘‘Témoin oculaire de choses terribles’’:
Adamantios Koraı̈s, observateur de la Révolution française’, Dix-huitième siècle 39,
(2007), p.269-83.
159. Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne, p.96-98: ‘Ce jour-là tous les théâtres ont été fermés,
et au lieu de l’affiche que l’on met devant la porte pour annoncer le spectacle du jour on
avait écrit: Le libérateur de la France est mort [...]. Je me suis trouvé moi-même spectateur de
cette magnifique cérémonie funèbre, dont il n’y a pas d’exemple dans aucune histoire’.
Voir Allilographia I, p.157-58.
Adamance Coray comme critique littéraire et philologue 183

de Voltaire. Habitant près de la Bastille par où devait passer la pompe


funèbre, il avait invité quelques-uns de ses amis, d’autres savants, des
Français et des Anglais, pour assister au spectacle:
Ce n’est pas, mon cher ami, écrit-il à Démétrius Lotos, la magnificence de
l’enterrement qui m’a frappé; ce n’est pas non plus l’or et l’argent qui
étincelait de tous côtés, qui a ébloui mes yeux; mais lorsque j’ai vu ses livres
portés en triomphe et entourés par une foule d’académiciens, c’est alors que
j’aurais voulu vous avoir auprès de moi, témoin et de mon indignation et de
mes larmes amères; oui de mes larmes, mon ami, des larmes véritables, des
larmes amères, que m’a fait répandre le souvenir qu’ainsi autrefois nos
ancêtres, les inimitables Grecs, savaient honorer la sagesse [...].160

Après avoir parcouru l’itinéraire coraı̈ste, interprétant, en corrélation


avec le tableau esthétique et littéraire du dix-huitième siècle européen,
ses étapes les plus importantes, à savoir ses choix et pratiques visant
l’édition de textes anciens, l’impact de la notion de modernité dans la
culture néohellénique par le biais des textes traduits, ses conceptions sur
la dramaturgie et son utilité, nous pouvons conclure que dans toutes les
activités philologiques du savant helléniste, dans tous ses appels adressés
sans relâche à ses compatriotes et dans ses jugements critiques visant la
littérature antique et moderne, le souci prépondérant demeure de
nature pédagogique et morale. Sa tâche intellectuelle conduit, comme
un crescendo de valeurs, de concert avec l’évolution de la situation
politique en Orient, à l’initiation graduelle des Grecs modernes, lors de
leur régénération nationale, dans l’art de vie mais également dans le savoir
du comportement civique, toujours par le biais de l’enseignement. Car
ainsi qu’un de ses contemporains l’avait perçu: ‘Une idée, toute dans le
sens antique, le bien de la patrie, l’animait’.161

160. Lettres de Coray au protopsalte de Smyrne, p.115. Voir Allilographia I, p.196-99.


161. Louis de Sinner ‘Coray Diamant’, p.362.

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