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LA DISCRIMINATION COMME OUTIL DE

REGULATION SOCIALE
par PATRICK SCHARNITZKY ET SOPHIE BERJOT

In S. Berjot & B. Paty (2008). Stress et faire-face aux menaces du

Soi et de l’identité (pp. 213-231). Reims : Espur.

Introduction

L
e thème de la discrimination est très présent dans la littérature sur
les relations intergroupes depuis des décennies (pour une revue de
question, voir Bourhis & Leyens, 1999 ; Scharnitzky, 2006). Mais
ses angles de recherche sont très variés en fonction de l’orientation et du
niveau de définition qu’on lui donne.
Dans le champ de la cognition sociale, la discrimination est associée
au fonctionnement des stéréotypes et les questions posées tournent
autour de ses fondements. Comment fonctionne la discrimination ?
Comment se construit-elle ? Quelles sont les variables qui affectent sont
impact, son niveau de contrôle et d’automaticité? Ainsi, la discrimination
est surtout étudiée du côté de celui qui discrimine.
Selon une orientation plus sociologique, la discrimination est plutôt
envisagée sur le thème de ses conséquences sur les relations sociales,
ainsi que sur les modalités de lutte envisageables au niveau social et
politique pour protéger les groupes stigmatisés (i.e. Keslassy & Véron,
2006 ; Boucher, 2005). Selon cette approche, la discrimination est surtout
envisagée du côté de ceux qui en sont les victimes.
Cette opposition laisse probablement la place à d’autres formes de
questionnements, ce, pour au moins deux raisons. D’une part, elle
renforce l’idée d’un clivage fort entre les deux parties en cause dans un
schéma de discrimination, alors même qu’il semble plus raisonnable de
l’envisager comme une dynamique dans laquelle les deux acteurs jouent
un rôle actif. On peut en effet penser la discrimination comme une co-
construction certes asymétrique, mais dont auteur et victime sont co-
responsables (avec bien entendu des niveaux de contrôle et
d’intentionnalité différents). D’autre part, la discrimination est toujours
envisagée comme une activité néfaste qu’il faudrait bannir radicalement.
Celui qui discrimine est envisagé soit comme un bourreau qui traduit en
actes une idéologie immorale, soit comme la victime d’un
fonctionnement socio-cognitif imparfait qui lui tend des pièges dans
lesquels il tombe sans intention. Celui qui est victime de discrimination
est alors présenté comme un acteur social « inerte » qui subit la
discrimination injustement et sans réaction. (sauf depuis récemment ou
certaines recherches mettent en évidence que ces personnes sont
capables de réagir activement ?)
Est-il possible de s’intéresser à la discrimination autrement ? C’est la
question que ce chapitre envisage de poser en proposant des pistes de
réflexion refusant de rentrer dans les clivages cités ci-dessus. La
discrimination peut-elle être envisagée au niveau macro-social, en la
posant comme un rouage de la dynamique des interactions sociales et
peut-elle être traitée du point de vue de son utilité plutôt que sous l’angle
de ses nuisances ? En clair, ce qui est proposé ici est de présenter la
discrimination comme un outil de régulation sociale.
La discrimination est un acte. C’est ce qui la différencie clairement du
stéréotype et du préjugé. Elle est un acte verbal ou comportemental.
Refuser l’entrée en discothèque à un étranger est un acte de
discrimination et laisser entendre à une jeune écolière qu’elle ne sera
jamais douée pour les mathématiques parce qu’elle est une fille en est un
autre. Mais il s’agit toujours d’un acte. Alors, envisager cet acte du point
de vue utilitaire peut sembler provocateur tant cette question est
politiquement incorrecte. Et pourtant, ce travail a été fait depuis bien
longtemps dans la littérature sur les stéréotypes par exemple (voir
Leyens, Yzerbyt & Schadron, 1996 ; Sales-Wuillemin, 2006 ; Yzerbyt &
Schadron, 1996). Il est clairement démontré que le stéréotype remplit
une fonctionnalité certaine dans le traitement des informations, en
simplifiant le travail cognitif de celui qui le possède et l’exprime.
Catégoriser et utiliser les stéréotypes représentent une économie mentale
de traitement, rendant le travail cognitif plus facile, plus rapide et plus
économique au point de décrire l’acteur social comme un avare cognitif.
Mais qu’en est-il de la fonctionnalité de la discrimination ?

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1. La discrimination définit les rôles sociaux et
construit notre identité
L’identité est un concept clef de la psychologie sociale. Toutes les
approches convergent vers une même analyse ; l’identité sociale se
construit dans un jeu d’appartenances multiples et croisées à des groupes
sociaux (pour une revue de question, voir Beauvois, Dubois & Doise,
1999 ; Martinot, 1995 ; Zavalloni & Louis-Guérin, 1984). Ces groupes
d’appartenance auxquels les acteurs sociaux s’identifient plus ou moins
en fonction de leur motivation et du bénéfice qu’ils en tirent deviennent
des guides pour les interactions sociales et définissent très fortement des
rôles sociaux. Les codes verbaux et vestimentaires, les habitudes et
pratiques culturelles, les modèles de pensée sont autant de normes
imposées par les groupes d’appartenance.
Discriminer, c’est se poser comme membre d’un groupe social et faire
exister cette identité dans les relations sociales en lui donnant un poids
essentiel. En discriminant ceux qui sont différents, on renforce d’une
part son appartenance à l’endogroupe et ainsi on augmente le bénéfice
individuel narcissique que peut représenter cette identification (Fein &
Spencer, 1997 ; Scheepers, Spears., & Doosje, 2003). De plus, on
accentue sa différence avec les exogroupes à propos desquels on
construit, selon la même logique, une image plutôt négative (Lalonde,
Moghaddam, & Taylor, 1987 ; Tajfel, 1978 ; . Discriminer devient donc
un acte utile d’un point de vue social car cela nous positionne dans une
structure sociale, nous fait exister et permet, à tout moment, de
revendiquer cette identité. En ce sens, la discrimination est un
magnifique outil de définition de soi et d’anticipation sur les relations
sociales.
Avec sa théorie de l’identité sociale, Tajfel (1978) a démontré à quel
point dans une situation de comparaison sociale, la définition de soi
passe d’une part par une identification à l’endogroupe (si artificiel ou si
éphémère soit-il) et par un favoritisme en faveur de cet endogroupe aux
dépends des exogroupes pertinents dans l’environnement social.
Appartenir au groupe social le plus valorisé devient une nécessité pour
exister en tant que personne car l’image positive du groupe
d’appartenance est sensée rejaillir sur le soi en fonctionnant comme un
pare-feu à toutes sortes de menaces venant de l’extérieur.

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Mais si on sort des sentiers théoriques de la littérature en psychologie
sociale, on peut évoquer des « expériences » mettant en scène des actes
de discrimination, telles que celle menée de façon non scientifique mais
dans un but citoyen par une institutrice américaine dans les années
soixante-dix avec ses élèves de 9 ans
(http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/divided/)
Jane Elliott veut donner une leçon de discrimination à ses élèves qui
vivent dans une communauté dont les afro-américains sont totalement
absents. Elle part du principe que pour bien comprendre la
discrimination, il faut la ressentir dans le rôle de la victime. Elle annonce
donc à ses élèves que les enfants aux yeux bleus sont meilleurs que les
enfants aux yeux marrons et que, en conséquence, ils méritent un
traitement de faveur et des privilèges. Aussitôt, des comportements
claniques de discrimination apparaissent entre des enfants pour lesquels,
une heure plus tôt, la couleur des yeux n’était en rien un critère
identitaire. Les enfants s’insultent, se maltraitent et se divisent en
fonction de ce nouveau critère qui régule instantanément les interactions
sociales. Les enfants aux yeux bleus affichent leur supériorité et la
revendiquent en discriminant les yeux marrons et ces derniers
discriminent les yeux bleus car ils se sentent menacés et refusent ce
nouveau rapport de force. Cette discrimination « spontanée » devient un
outil de construction identitaire qui va réguler toutes les interactions
sociales dans en en dehors de la classe, même si, dans le même temps,
elle met le groupe « inférieur » en situation de grande détresse affective et
de régression intellectuelle. Quand le lendemain, l’institutrice décide
d’inverser les rôles, les enfants inférieurs la veille changent d’identité en
quelques minutes et se mettent à revendiquer brusquement la couleur de
leurs yeux car ce critère identitaire est devenu dominant et synonyme de
pouvoir dans ce nouvel ordre social.
En définissant des rôles, l’identité sociale produite par les groupes
d’appartenance génère donc des actes de discrimination qui, outre le fait
d’être évidemment nuisibles, remplissent un rôle de régulation sociale des
interactions. Il devient nécessaire de discriminer pour exister
socialement.
Cette nécessité paraît d’ailleurs évidente quand on voit comment
fonctionne le principe du groupe bouc émissaire. La théorie du bouc
emissaire (Dollard, Doob, Miller, Mowrer, & Sears, 1939 ; Berkowitz,
1962) s’inscrit dans l’analyse psychodynamique des conflits intergroupes.

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Selon cette théorie, qui s’appuie plus ou moins directement selon les
auteurs sur le complexe freudien frustration-agression, toute forme de
« frustration sociale » se transforme en une agression envers des cibles à
la fois minoritaires et faibles. Les exogroupes ethniques remplissant ces
deux conditions, la discrimination comme expression d’une agression
peut être imputable à cette logique de l’exogroupe qui, en fonction du
contexte social, peut jouer à un moment donné le rôle de bouc émissaire.
(lien entre bouc émisssaire et humour trop direct ?) On peut trouver une
illustration « décalée » de cette théorie dans le fonctionnement d’une
certaine forme d’humour. L’humour repose souvent sur un principe de
catharsis d’un sentiment discriminatoire envers un groupe donné. Le
sentiment profond n’est pas forcément négatif et l’intention n’est pas de
nuire mais simplement d’exister en tant que groupe dominant. Les
français raffolent de blagues discriminatoires souvent racistes ou
antisémites sans pour autant que cela soit l’expression d’un rejet profond
de l’autre. Mais les blagues racistes permettent au moins d’exister dans un
groupe dominant en trouvant un moyen de se comparer favorablement
aux autres. Les Belges ont ainsi été la cible pendant longtemps de ces
blagues répétitives alors même qu’il s’agit un groupe très proche de celui
des français par la proximité géographique, le mode de vie ou la langue
pour une partie d’entre eux. Et c’est probablement cette proximité qui
justifie le besoin de se différencier par le « jeu » discriminatoire des
mauvaises blagues belges. Idem pour la communauté homosexuelle. Les
années soixante-dix et quatre-vingt ont été des périodes florissantes pour
la discrimination humoristique envers les homosexuels, provoquées par
la libération des mœurs et la plus grande visibilité sociale de cette
communauté, et entretenue par des caricatures médiatiques grossières
telles que celles que l’on trouve dans la trilogie de la « Cage aux folles »
dont le succès commercial fut si important. C’est bien en réponse à une
menace naissante pour l’identité masculine hétérosexuelle que ces
blagues stigmatisantes se sont multipliées. Aujourd’hui, la normalisation
relative de l’homosexualité associée au drame du SIDA toujours
fortement associé dans les représentations à la communauté
homosexuelle rendent politiquement incorrectes toutes les formes
d’humour sur cette communauté. Alors, il s’est opéré un transfert vers
un autre groupe bouc émissaire : celui des blondes. Les femmes blondes,
tel qu’est représenté leur prototype, sont à leur façon, menaçantes dans
une société moderne dictée par le terrorisme de l’esthétique et de la

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minceur. Alors (donc ? répétition), pour exister en groupe dominant car
les hommes défendent toujours une position de pouvoir, on choisit, dans
l’inconscient collectif, un groupe minoritaire de femmes (car les blondes
sont moins représentées que les brunes) qui devient l’objet de toutes les
moqueries. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment les mêmes
blagues qui fonctionnaient il y a vingt ans sur les belges, fonctionnent de
la même façon aujourd’hui sur les blondes !

2. La discrimination réduit l’anxiété de la relation aux


« autres »
Les relations sociales peuvent vite devenir anxiogènes aussitôt qu’elles
échappent à notre contrôle. Savoir se positionner dans une structure
sociale, notamment par les groupes d’appartenance, c’est être capable
d’anticiper toute forme de relation sociale avec ses codes et règles de
conduite. Ne pas contrôler ces codes représente un risque dans
l’interaction et une mise en échec. Les éléments classiquement identifiés
comme étant anxiogènes dans les relations sociales sont ceux qui
génèrent de la menace, de l’inconnu, et de l’incohérence. Pour
contourner ces sources d’anxiété sont disponibles un certain nombre de
filtres qui permettent d’interpréter la réalité sociale dans le sens attendu,
en rétablissant le contrôle (ou une illusion de contrôle) sur la situation
(voir le chapitre de Arciszewski dans cet ouvrage, « la menace : anatomie
d’un système disruptif). Nous émettons l’hypothèse que la discrimination
peut être une façon d’alimenter ces filtres et de les rendre efficaces
contre toute forme de menace sur notre équilibre affectif. Dans les sous-
chapitres qui suivent, l’objectif est de formuler des hypothèses de
recherche autour de ces filtres interprétatifs de la raélité sociale en les
rapprochant des problématiques liées à l’existence et à la justification de
la discrimination.
2.1. L’optimisme irréaliste
Concernant la peur de l’inconnu, on peut évoquer le concept de
l’optimisme irréaliste mis en évidence dans une recherche américaine
menée par Weinstein (1980). Dans cette étude, des étudiants sont
interrogés sur différents aspects de leur vie quotidienne et surtout sur
leur devenir. On les confronte à toutes sortes d’éventualités possibles

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tant positives que négatives. Pour chacune d’entre elles, les sujets
interrogés doivent dire dans quelle mesure ils pensent avoir plus ou
moins de chances qu’elles se produisent par rapport aux autres.
Globalement, les résultats montrent que les sujets surestiment
largement la probabilité que des événements positifs se produisent dans
leur vie personnelle et font le pronostic inverse pour les événements
négatifs. Dans la catégorie des événements heureux, ils disent avoir 50%
de chances de plus que les autres de trouver un emploi intéressant à la
sortie de l’université, et on retrouve à peu près le même type de résultat
pour la qualité du salaire de départ, pour la possibilité d’être rapidement
propriétaire d’une maison, ou pour le fait de vivre au delà de quatre-vingt
ans. A contrario, ils sous-estiment les risques de devenir alcoolique (- 58%
de chances par rapport à la moyenne), de faire une tentative de suicide,
de divorcer ou d’être atteint d’une maladie grave avant quarante ans.
Tous ces étudiants sont des optimistes irréalistes. Ils nourrissent le
fantasme d’un destin extraordinaire qui fonctionnerait comme un une
protection contre la menace d’événements dramatiques. Sans ce
mécanisme de défense, il serait d’ailleurs plus douloureux de vivre
normalement. On comprend qu’il n’est pas question ici de logique
intellectuelle mais d’une nécessité de contrôler ses angoisses.
Quel rapport avec la discrimination ? Peut-elle fonctionner comme
un mécanisme de défense ? L’optimisme irréaliste prend corps dans la
comparaison avec un autrui qui incarne le danger plus intensément que
soi. Dans les représentations, le SIDA est perçu comme une maladie qui
touche des gens qui ont des pratiques à haut risque, les accidents de la
route concernent ceux qui roulent dangereusement et le cancer est
réservé aux gros fumeurs. Tout fonctionne comme s’il existait toujours
des gens plus menacés par leurs pratiques et comme si les malheurs
(n’arrivant qu’aux autres) ne pouvaient pas nous concerner. Ainsi, en
rejetant certains groupes stigmatisés, nous les isolons en faisant d’eux de
véritables aimants au malheur. Weinstein (1980) interprète l’optimisme
irréaliste aussi de cette façon. Il avance que ce phénomène serait dû à des
comparaisons biaisées avec des personnes stéréotypées, appartenant à
des exogroupes. Plus on peut éloigner les cibles potentielles des menaces,
plus on se protège contre ces menaces. La discrimination devient un bon
moyen de mettre à distance ceux qui sont différents par le jeu de la
catégorisation et des stéréotypes.

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À l’échelle de la structure sociale dans son ensemble, nous faisons de
ces groupes des « mauvais objets » qui risquent de nous contaminer par
leurs pratiques et infortunes. N’avons-nous pas l’habitude de dire que les
gens malchanceux portent la poisse ? Discriminer permet alors de faire
planer l’illusion que le danger a davantage de chances de s’abattre sur les
autres afin de créer une bulle protectrice pour soi. L’idée de la
contamination est très forte dans l’expression de la discrimination. Pour
s’en convaincre, on peut citer l’exemple de certaines croyances qui
étaient véhiculées au sein du KuKuxKlan aux Etats-Unis. On expliquait
sereinement aux jeunes femmes blanches qu’un seul rapport sexuel avec
un Afro-Américain risquait de contaminer leur sang pour la vie, au point
que même dix ans après, elles risquaient de mettre au monde un enfant
noir même si le père ne l’était pas. Cette forme larvée d’une phobie de
l’étranger traduit bien le fantasme de la contamination. La discrimination
agit alors bien comme une protection contre le mal, incarné par ces
autres qui doivent être perçus comme inférieurs.
2.2. L’illusion de contrôle
Concernant maintenant ce qui est inconnu ou échappant au contrôle, on
peut se référer à la théorie de l’illusion de contrôle (Langer, 1975). Si
l’inconnu est menaçant car il n’autorise aucune forme d’anticipation, une
façon de se protéger consiste précisément à nourrir l’illusion que nous
sommes en mesure de prédire le futur afin de le contrôler (pour une
revue de questions voir Dubois, 1987).
Langer en fait la démonstration dans une expérience simple. Il
propose à des gens sur leur lieu de travail de participer à une tombola
dont le principe est simple : cinquante billets sont vendus au prix de 1
dollar chacun et le propriétaire de l’unique billet tiré au sort gagne la
totalité des mises, soit cinquante dollars. Seulement, il introduit une
variable qui est la modalité de vente du billet. Soit les sujets ont le choix
du numéro avec lequel ils vont jouer, soit ce numéro leur est imposé.
Puis, une fois le billet acheté, on explique aux sujets qu’une personne
travaillant dans un bureau voisin désire acheter lui aussi un billet de
tombola mais qu’ils sont tous déjà vendus. On demande alors à chaque
sujet, dans les deux conditions, s’ils seraient prêts à le revendre et si oui,
à quel prix. Les résultats montrent que les sujets qui ont choisi leur
numéro sont beaucoup moins nombreux à accepter de le revendre (63 %
contre 81% dans la condition « non-choix »). Mais surtout, ceux qui

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acceptent proposent un prix de revente moyen de 8,97 dollars, soit près
de neuf fois les prix d’achat. Les sujets de la condition « non-choix » qui
acceptent de revendre le billet proposent eux de doubler « seulement »
leur prix d’achat. Choisir son numéro répond pour les sujets à une
stratégie de contrôle illusoire en investissant affectivement ce numéro qui
devient un magique alors même que chaque numéro a la même
probabilité d’être tiré au sort.
Tout ce qui est inconnu ou inexplicable est donc une source de stress.
Comment en effet anticiper sur une situation inédite ou
incompréhensible ? Selon la théorie de l’illusion de contrôle, même face
au hasard les sujets construisent des stratégies de contrôle afin de se
rassurer.
Et la discrimination, en quoi nous rassure-t-elle ? Elle fonctionne à la
fois sur le registre de l’inconnu et de l’inexplicable. Activer un stéréotype,
même inconsciemment, c’est anticiper la relation sociale en nourrissant
l’illusion de savoir ce qu’il faut dire ou faire en fonction des
caractéristiques de la personne objet de cette interaction. Si ce stéréotype
se traduit dans des actes (le vouvoiement ou le tutoiement par exemple
dans une interaction avec un inconnu), il peut représenter une forme de
discrimination ou être ressenti comme tel. Mais d’un point de vue
purement fonctionnel, la discrimination permet ici d’avoir l’illusion de
contrôler une situation nouvelle donc inconnue ou tout simplement
incontrôlable. Certes, le risque de se tromper existe, mais au moins,
l’anxiété que peut générer cette rencontre est illusoirement contrôlée. En
discriminant, on impose donc à la réalité des faits une lecture cohérente
avec ses besoins de contrôle. On projette des croyances potentiellement
fausses mais rassurantes qui sont ensuite traduites en actes. En ce sens,
on peut dire que l’acte de discriminer est une illusion de contrôle.
2.3. La théorie du monde juste
Reste la question de ce qui est incohérent. Nous savons comment la
discrimination nous permet de gérer ce qui est menaçant, inattendu ou
inexplicable mais qu’en est-il de ce qui ne devrait pas se produire ?
L’incohérence est incompatible avec notre perception du monde au
point que nous avons tendance à recréer de la logique entre les
événements là où elle n’existe pas. C‘est ce que les psychosociologues
appellent la théorie du monde juste. Un chercheur a fait la démonstration
de cette règle dans une étude assez insolite (Lerner, 1965), dans laquelle il

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invite des étudiants à participer à une expérience de psychologie portant
prétendument sur l’évaluation des performances. Deux sujets (qui sont
en fait des compères) sont installés dans une pièce et sont invités à
effectuer un exercice de résolution d’anagrammes d’une quinzaine de
minutes. Un troisième sujet se trouve dans une salle contiguë munie
d’une vitre sans tain qui lui permet d’observer le travail des deux autres
sans être vu. La mesure qui nous intéresse dans cette étude porte sur ce
sujet. Il joue le rôle de l’évaluateur. On lui explique qu’il doit se former
une impression sur les compétences des deux candidats. Cependant,
avant de commencer l’étude, on lui explique que les contraintes
financières empêchent l’université de rémunérer les deux candidats qu’il
observe. Seulement l’un des deux sera payé sur le mode du tirage au sort
pour éviter tout principe de favoritisme a priori. A la fin de l’étude, on
recueille l’impression du sujet évaluateur. Les deux acteurs étant des
compères de l’expérience, leurs performances factices sont programmées
à l’avance, de telle sorte qu’il est impossible de dire lequel des deux est
meilleur que l’autre. Les résultats montrent pourtant que le candidat
prétendument tiré au sort pour être payé est évalué plus positivement
que l’autre. Les sujets le trouvent plus créatif, plus motivé et fournissant
un effort plus important.
C’est bien la théorie du monde juste qui est mise en évidence dans
cette étude. L’incohérence et le hasard étant trop anxiogènes, le sujet
reconstruit la réalité sociale à travers le prisme d’une logique cohérente.
S’il a été tiré au sort pour être payé, c’est qu’il a dû faire quelque chose
pour le mériter, et il est donc logique de le récompenser ! La théorie du
monde juste met en évidence une reconstruction globale des événements
de sorte qu’ils s’enchaînent et se justifient dans une logique cohérente et
donc rassurante. Le hasard n’existe pas dans la subjectivité de notre
compréhension du monde. Dans un registre tout à fait dramatique, ne
pensons-nous pas bien trop souvent qu’une femme qui est violée a bien
dû faire quelque chose pour que cela lui arrive ? Peut-être portait-elle une
tenue équivoque ou avait-elle une attitude ambiguë ? Là encore, il n’est
pas de question de logique mais d’une nécessité de se rassurer en se
représentant le monde social de façon plus rationnelle qu’il ne l’est et de
se protéger contre toute forme de menace potentielle.
Et la discrimination, comment fait-elle pour rendre le monde
cohérent ? La réinterprétation du monde par le filtre du monde juste
fonctionne comme une attribution défensive. Si le malheur frappe

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quelqu’un, c’est qu’il l’a mérité. Donc, ce n’est pas quelqu’un de bien et
par conséquent, il est logique et surtout justifié de le discriminer. CQFD.
Dans les croyances «naïves », le chômage, la délinquance ou la
toxicomanie frappent des gens qui le méritent puisque « le monde est
juste ». Dans un cadre plus large, discriminer revient à penser que
certains êtres humains, par leurs caractéristiques physiques, religieuses,
idéologiques ou culturelles sont inférieurs et qu’il est donc justifié de leur
accorder moins de pouvoir, de richesses ou de liberté. Discriminer
répond donc à une logique de justification des sentiments négatifs
exprimés à l’égard des autres. La discrimination fonctionne alors comme
un outil de rationnalisation, qui introduit de la cohérence subjective dans
une réalité objective.
Encore une fois, les représentations négatives exprimées envers
certaines minorités peuvent trouver leur origine dans le simple fait que ce
sont des minorités. Mais comment alors sortir de cette spirale
tautologique ? Les inégalités sociales sont expliquées et justifiées par des
croyances traduites dans des actes discriminatoires. Mais par là-même,
ces inégalités se trouvent renforcées, ce qui finit par accentuer les besoins
de justification et ainsi de suite.

3. La discrimination permet de rationnaliser la réalité


sociale
Non loin de la logique de la théorie du monde juste, on peut évoquer un
certain nombre de travaux qui, indirectement, autorisent l’idée que l’acte
de discrimination répond à un besoin de justification d’actes personnels
et culturels passés et à la nécessité de rendre naturel et logique l’état de la
structure sociale existante, même si elle est très inégalitaire. Cette idée de
rationnalisation des idéologies par les actes est assez moderne et remet
en cause la logique causale linéaire perception – opinion – attitude (voir
le chapitre de Drozda-Senkowska, Krauth-Grüber et Sanocka dans cet
ouvrage). Les stéréotypes ne sont pas seulement construits sur la base
d’une perception d’une réalité sociale avant d’être traduits en attitudes et
en actes, ils existent aussi pour justifier ces mêmes attitudes et actes.
Dans cette mesure la logique causale entre stéréotype et discrimination
devient plus subtile et plus circulaire.

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3.1. Le biais de confirmation des hypothèses (voir Snyder &
Swann, 1978)
Il s’agit d’une tendance naturelle à renforcer ses propres hypothèses
formulées sur le monde social en recherchant toujours les informations
qui sont susceptibles de les confirmer. Inversement, le biais de
confirmation des hypothèses fonctionne comme une résistance à toute
information contraire à ses convictions. Lord, Ross et Lepper (1979)
montrent par exemple que des partisans de la peine de mort trouvent les
études montrant l’effet dissuasif de la peine de mort plus convaincantes
et mieux conduites que celles qui font la démonstration inverse. De leur
côté les opposants à la peine de mort font l’analyse totalement contraire.
Là encore, la discrimination peut jouer un rôle important.
Discriminer, c’est juger ou défavoriser une personne sur la base d’un
stéréotype que nous avons à l’encontre du groupe auquel cette personne
appartient. Or, ce stéréotype est une croyance partagée aux yeux de tous
et il est en effet assez dévalorisant de penser que nous nous contentons
de répéter des lieux communs. Pourtant, existe-t-il par exemple croyance
plus banale que de penser que les gens du sud sont plus chaleureux que
les gens du nord ? Probablement pas. Voici un stéréotype extrêmement
répandu et analysé de façon insolite par Bourdieu (1980). Il fait le lien
entre les conditions météorologiques et la personnalité. Le soleil induirait
automatiquement de la bonne humeur, de la joie de vivre et de la
tolérance pendant que dans le nord, les gens seraient forcément tristes,
introvertis et agressifs. On retrouve aussi cette croyance à l’échelle de
l’Europe si on compare les stéréotypes des Français envers par exemple
les Anglais et les Espagnols. Dans nos interactions avec des gens
originaires du nord ou du sud de la France, le biais de confirmation des
hypothèses est susceptible de donner de l’importance aux événements
validant cette hypothèse et d’écarter ceux qui la contrediraient. Ainsi, les
stéréotypes se renforcent par un jeu de sélection des informations
retenues et la discrimination a toutes les chances de trouver sa légitimité.
Mais comme il s’agit d’une reconstruction qui ne correspond pas à la
réalité sociale, il est fréquent de se retrouver dans des situations où nos
représentations a priori se révèlent inadaptées à la situation. Si un individu
se comporte de façon tout à fait opposée à celle attendue, notre croyance
risque d’être mise en échec. Il faudrait alors reconnaître que nous nous
sommes trompés et accepter l’idée de changer d’avis. Bien entendu, ce

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n’est pas si simple. Le stéréotype se construit au fil du temps, à travers
des expériences variées ; les rencontres que nous faisons, les
informations transmises par les médias, la littérature, les voyages, les
témoignages… Il s’agit donc de représentations parfois inexactes mais
très complexes dans leur construction et très opérantes sur notre
fonctionnement psychologique. En conséquence, il est très difficile de
s’engager, à chaque erreur ou approximation, dans une procédure
destinée à les remettre en cause. Revenir sur une opinion c’est d’une part
entreprendre un effort mental important alors même que nous savons
que nous sommes des avares cognitifs, et d’autre part accepter l’idée que
notre perception du monde est erronée. Quel effort cognitif et affectif
important pour le bénéfice assez faible de l’exactitude. C’est d’autant
moins tentant qu’une autre solution existe : rester fermement campé sur
ses positions et exprimer, quoi qu’il arrive, une opinion « prémâchée »
par nos représentations. On ne se trahit pas et mieux encore, on affirme
à quel point on a raison de penser ce qu’on pense ! Les hypothèses que
nous formulons sur le monde et sur ceux qui le composent n’ont donc
aucun caractère scientifique. Elles sont des représentations qu’il vaut
mieux confirmer que contredire. La confirmation nous rassure et nous
demande peu d’efforts alors que l’inverse est fatiguant et déstabilisant.
Alors, à quoi bon ?
3.2. Les prophéties s’auto-réalisant
Toujours dans le registre de la reconstruction de la réalité sociale dans le
but de la rendre cohérente avec la perception qu’on s’en fait, il est un
mécanisme à part, du fait de l’absence d’intention qui caractérise son
activation (voir Croizet & Leyens, 2003), c’est la théorie des prophéties
qui s’auto-réalisent. Cette théorie s’applique aux relations sociales
asymétriques dans lesquelles ; 1. un individu occupe une place dominante
par rapport à l’autre ; et 2. cet individu est dans une situation qui le
conduit à devoir se former une impression de son interlocuteur (voir
Snyder, 1984). C’est le cas par exemple du recruteur face à un candidat,
de l’instituteur face à ses élèves ou encore du médecin devant un patient.
Dans ces cas de figure précis, cette théorie fait la démonstration que
le « dominant » peut amener l’autre à se conduire de façon conforme aux
attentes qu’il nourrit à son égard, et tout ceci sans qu’aucun des deux
protagonistes ne soit conscient de ce qui se joue dans la relation. Celui
qui doit se former une impression projette ses attentes sur l’autre et ce

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dernier finit par s’y conformer de telle sorte que les attentes sont
confirmées. Ces attentes peuvent être représentées par un prototype lié à
une caractéristique personnologique comme l’agressivité (Snyder &
Swann, 1978) ou physique comme le degré d’attractivité (Snyder, Tanke
& Bersheid, 1977). Mais elles peuvent aussi être activées par un
stéréotype existant envers le groupe auquel la cible appartient. C’est le
cas dans l’expérience de Word, Zanna et Cooper (1974) avec le
stéréotype existant envers les Afro-Américains. Dans cette expérience, il
est démontré qu’un recruteur peut, de façon non-verbale donc
incontrôlée, manifester une attitude négative envers un candidat noir et
déstabiliser ce dernier au point qu’il est peu crédible et compétent lors de
son entretien d’embauche. Le candidat n’est pas intrinsèquement
incompétent, il est juste l’objet du stéréotype négatif du recruteur qui, par
son pouvoir et par le principe de l’évaluation en jeu dans l’entretien,
induit une attitude négative et finit par se former une opinion conforme
à son stéréotype. Cela a deux conséquences ; d’une part le candidat a peu
de chances d’être recruté, ce qui revient à dire qu’il est victime d’une
forme indirecte de discrimination, et d’autre part, le stéréotype du
recruteur se trouve renforcé par cette interaction. Plus fort, le stéréotype
a toutes les chances de reproduire les mêmes effets discriminatoires dans
des situations futures analogues. Là encore, on retrouve une forme de
discrimination, certes différente dans son mode d’activation, mais qui
répond à une logique de reconstruction de la réalité sociale dans un souci
de logique perceptive.
3.3. La théorie de l’engagement social
Une des théories phares de la psychologie sociale moderne est celle de
l’engagement social. Dans le célèbre Petit traité de manipulation à l’usage des
honnêtes gens (Joulé et Beauvois, 2002), sont exposés les principes et les
pièges qui en découlent sur nos choix et nos attitudes. Cette théorie
s’appuie sur celle de la dissonance cognitive (Festinger, 1957) selon
laquelle seuls les actes nous engagent. C’est en agissant que l’individu
crée une logique à laquelle il va adhérer et avec laquelle il va chercher à
rester cohérent. Si une situation fait apparaître une opposition entre un
acte et idéologie, cela crée un état de dissonance cognitive. Cet état de
déséquilibre est néfaste car déstabilisant et l’individu cherchera à rétablir
l’équilibre, soit en changeant d’opinion, soit en rationnalisant par ses
actes. Par exemple, un individu sensible à la cause de l’écologie qui se

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surprend à jeter une pile dans le caniveau se retrouve être en état de
dissonance par rapport à ses valeurs. Pour rétablir un état de
consonance, il peut soit se dire que le tri n’est pas si important et que ce
n’est pas une pile qui va changer l’état de pollution planétaire
(changement d’opinion), soit il peut se dire que ce n’est pas si grave car
au bout de la chaîne de traitement des déchets, cette pile sera finalement
triée dans un centre prévu à cet effet (rationalisation en actes).
Donc, seuls les actes sont engageants et l’intensité de l’engagement
social se mesure par le degré d’investissement individuel fourni. Par
exemple, voter est un acte fortement engageant car outre les efforts et les
« sacrifices » de fin de week-end qu’il demande, le bénéfice est faible du
point de vue individuel du fait de la dilution de la responsabilité
provoquée par le nombre de votants.
Le problème est que cet engagement social important induit une
grande difficulté à le remettre en cause et au contraire, pousse le sujet
dans un souci de logique, à toujours le confirmer dans une spirale
croissante en termes d’investissement personnel. Donc, plus un individu
se sent engagé dans un acte, plus il lui est difficile de revenir en arrière et
d’y renoncer, et plus il cherchera au contraire des actes démontrant
progressivement un engagement de plus en plus fort. Cet engagement
social peut donc nous amener très loin dans un processus d’entêtement
car plus on renforce un acte précédent par un deuxième cohérent avec le
premier, plus on est engagé et ce, même si l’acte initial semble inadapté.
C’est ce que l’on appelle la logique du « pièges abscons ».
Comme tout acte « coûteux » sur un plan affectif, la discrimination est
fortement engageante socialement. Un électeur qui se laisse tenter par les
positions radicales affichées d’un parti politique, il s’engage très
fortement dans un acte de discrimination qui sera difficile à remettre en
cause. D’une part, notre besoin de protection narcissique nous empêche
de revenir en arrière et d’autre part, l’engagement social nous pousse sur
cette même voie. Dans un autre registre, un propriétaire qui recherche un
locataire pour son appartement peut se retrouver engagé dans un acte de
discrimination s’il a refusé de louer à un jeune couple d’étrangers. Tous
les autres couples de la même origine ethnique qui se présenteront
ensuite pour louer l’appartement risquent de payer, malgré eux, la
décision initiale du propriétaire. Car pourquoi louer à ceux-là alors qu’il a
refusé de le faire aux précédents ? L’engagement peut induire une
radicalisation des opinions et des actes dans le simple but de rester

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cohérent avec soi-même. Pire encore, plus les actes s’accumulent, plus
l’opinion risque de s’extrêmiser et les actes de se radicaliser. On
comprend alors comment l’engagement social et le besoin de cohérence
avec soi-même peuvent contribuer à une utilisation abusive de
comportements discriminatoires dans les interactions sociales. C’est là
toute la différence entre le stéréotype et la discrimination. Alors que le
stéréotype est juste une opinion qu’il est déjà difficile de remettre en
cause car cela représente un coût cognitif important, la discrimination est
un acte et de fait, induit des aspects motivationnels forts, rendant très
difficile toute forme de remise en cause. La théorie de l’engagement
social montre à quel point la discrimination est un processus qui peut
« s’autoalimenter » et s’accentuer par des enjeux de respect
d’engagements initiaux.
3.4. La reproduction d’un schéma culturel
Enfin, dans la logique de la rationalisation d’une réalité sociale existante,
on peut transférer la notion d’engagement social au niveau collectif. Si on
peut agir de façon discriminatoire envers une personne ou un groupe par
simple respect d’un engagement personnel, n’est-il pas envisageable qu’à
l’échelle d’une société, des individus respectent une forme d’engagement
social envers la culture, l’éducation, ou encore les normes familiales ? Les
représentations sociales et les stéréotypes sont pétris par des schémas
normatifs qui les construisent et les conditionnent. Changer de modèle
culturel revient à remettre en cause ces schémas et s’exposer à des
représailles collectives. Si une société est culturellement inégalitaire et
discriminatoire, la discrimination devient une norme et discriminer un
acte toléré et respectueux des schémas. Avec la théorie de la personnalité
autoritaire, Adorno et ses collègues (Adorno, Frenkel-Brunswik,
Levinson, & Sanford, 1950) montrent bien que les personnes les plus
antisémites et ethnocentristes sont celles qui ont été élevées dans un
environnement autoritaire dans lequel toute forme de débat est
inenvisageable, avec un style éducationnel très dogmatique. Dans ce cas
de figure, discriminer revient à reproduire un style cognitif et idéologique
conditionné par l’environnement proche et encouragé par
l’environnement culturel dominant.
De fait, la discrimination peut aussi revêtir cette fonctionnalité de
perpétuation des schémas et des normes dans le but, toujours le même,
de rendre la réalité sociale stable, donc compréhensible et prévisible. Or

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existe-t-il une société égalitaire, dans laquelle les groupes sociaux sont
représentés de façon équivalente et occupent un pouvoir partagé de
façon équilibrée ? Il semble que non. Les sociétés sont toutes construites
sur un modèle asymétrique, dans lequel certains groupes sont
majoritaires et le plus souvent dominants et d’autres minoritaires et
stigmatisés. Les premiers discriminent pour sauvegarder et maintenir
intact leur pouvoir et les seconds discriminent pour se défendre et tenter,
le cas échéant, de changer le rapport de force s’ils estiment qu’il est
illégitime et qu’une alternative est possible. Mais dans tous les cas de
figure, c’est la question de la menace qui est en jeu. Menace de
changement ou menace de perpétuation. La discrimination agit bien
comme un outil de stabilisation et de régulation des rapports sociaux.

Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons voulu analyser le processus de la
discrimination sous l’angle de son utilité pour l’individu et/ou pour
l’équilibre sociétal. Ainsi, nous avons évoqué des théories ou des
concepts élaborés le plus souvent en dehors du champ de la littérature
sur les discriminations afin de formuler des hypothèses de réflexion dans
ce domaine. L’acte de discrimination permet de se protéger
affectivement et de résister à des menaces de désordre affectif. Il est un
formidable outil de lutte contre les aspects inconnus de l’environnement
social, permet d’expliquer la façon dont fonctionne ce qui est différent,
de rendre le monde social rationnel et logique, de se rassurer sur ses
propres opinions et compétences sociales, de rester cohérents avec soi-
même afin d’assurer une continuité à son identité, et de rendre la réalité
sociale stable par la reproduction des schémas sociétaux.
On comprend bien comment les enjeux liés à la discrimination sont
d’abord affectifs, avant que la question idéologique de l’exclusion sociale
soit posée. Alors que le « bien-être social » est une nécessité, la culpabilité
ressentie quant aux conséquences négatives de la discrimination est un
luxe idéologique qu’il est coûteux de s’accorder. Ce constat pessimiste
assure probablement une longévité sans égal à ce fléau.

17
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