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Arnaud Halloy
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/sociologies/19953
ISSN : 1992-2655
Éditeur
Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)
Arnaud Halloy
NOTE DE L’ÉDITEUR
Lire le grand résumé de Louis Quéré et la discussion de Samuel Lézé.
Préambule
1 Le « grand résumé » est, pour son auteur, un exercice exigeant et courageux. Exigeant,
car il demande d’opérer des choix drastiques parmi les idées retenues ; courageux, car
il expose davantage son auteur à la critique, dans la mesure où les principaux
arguments et positionnements y font l’objet d’une présentation plutôt que d’une
véritable démonstration. Face à la richesse conceptuelle et aux nombreuses pistes de
réflexion contenues dans le « grand résumé » de La Fabrique des émotions, je chercherai à
adopter une attitude similaire et me contenterai de formuler une série de pistes de
réflexion et de questionnements en réponse aux arguments présentés. Le résultat d’un
tel exercice est que les idées y apparaissent plus tranchées et les positionnements plus
rigides que dans un article ou un ouvrage. Mais j’imagine que c’est là tout l’intérêt de
l’exercice ! Aussi, j’ai joué jusqu’au bout le jeu du « résumé-débat » en me contentant de
réagir au texte présenté, et non à l’ouvrage dont il est tiré.
2 Dans la première partie du texte, je présente le cadre général de ce que je propose
d’appeler « la théorie des habitudes émotionnelles » de Louis Queré. Dans la seconde, je
propose l’une ou l’autre incursion, parfois sous la forme d’une question et d’une brève
réflexion, sur les implications de certains points plus spécifiques de la théorie des
habitudes émotionnelles pour les sciences affectives contemporaines.
7 L’autre question sociologique développée dans La Fabrique des émotions est celle des
émotions collectives. Plusieurs pistes de réflexion s’avèrent particulièrement
stimulantes, parmi lesquelles la proposition d’une alternative à l’idée de l’émotion
collective comme émotion partagée, c’est-à-dire comme « émotion [individuelle]
rendue commune par un partage », que ce soit par imitation ou par contagion. Queré
applique aux émotions collectives l’idée princeps selon laquelle la teneur émotionnelle
est contenue non pas dans les subjectivités individuelles mais dans l’activité elle-même. Il
prend l’exemple de la retransmission, sur écrans géants, des funérailles de la
princesse Diana à Hyde Park, événement où c’est « l’activité commune » qui,
littéralement, a donné le ton des « significations instituées », ces « significations
anonymes, objectives et générales, fixées par les usages ou les habitudes collectives. ».
L’émotion collective, insiste Queré, ne résulterait pas du partage d’émotions
individuelles, mais aurait la capacité « de transformer, dans une même direction, les
émotions diverses et variées de ceux qui participent au rituel, et pour une part de les
unifier. » (§ 32)
8 Queré propose une théorie convaincante des habitudes émotionnelles qui, lorsque
celles-ci sont appréhendées en tant que « conduites », s’avère parfaitement compatible
avec la démarche ethnographique. Cependant, si je ne peux qu’abonder dans le sens de
la nécessité d’une ré-historicisation et resocialisation des émotions – un leitmotiv des
sciences sociales des émotions –, voir dans les émotions des habitudes laisse dans
l’ombre une série de questionnements sur lesquels je propose de revenir brièvement.
Pour certains, je me contenterai de les formuler. Pour d’autres, j’avancerai l’une ou
l’autre piste de réponse.
Questionnements
Question no 1. En faisant de l’habitude le principe explicatif du processus
d’enculturation ou de socialisation des émotions, la théorie des habitudes
émotionnelles ne renoue-t-elle pas, au bout du compte, avec les approches
comportementalistes des émotions ?
Question no 2. Quels nouveaux défis pour les sciences sociales des émotions ?
9 Depuis les travaux pionniers de Jean Briggs, Catherine Lutz, Michelle Rosaldo, Lila Abu-
Lughod ou encore Robert Levy en anthropologie, ceux d’Arlie Hochschild en sociologie,
parmi tant d’autres, sans mentionner les historiens contemporains des émotions et du
sensible tels que Georges Vigarello ou Alain Corbin, les intuitions de Wittgenstein,
Dewey, Durkheim et Mauss ont été abondamment documentées et la fabrique sociale et
culturelle des émotions est désormais un fait indéniable. La question est moins celle,
dans l’état des connaissances sur les émotions, de la nécessité d’une « externalisation »
des émotions (leur re-historicisation et resocialisation) que de la mise au jour des
processus d’interpénétrabilité et d’ articulation entre leurs diverses dimensions :
physiologique, subjective, motivationnelle, cognitive et expressive (Sander, Grandjean
& Scherer, 2018), elles-mêmes en prise avec les attentes, normes et valeurs des
contextes dans lesquels elles se manifestent. Si, comme le souligne à juste titre
Louis Queré, les neurosciences tendent à « cérébraliser » les émotions, certaines
approches en leur sein, comme la componential approach (ibid.), offrent, a contrario, un
cadre d’analyse nuancé dans lequel les dimensions sociales et culturelles du
phénomène émotionnel font désormais partie intégrante de nombreux modèles au sein
des neurosciences affectives. En l’état actuel, je reconnais avec Queré que l’articulation
reste souvent balbutiante, notamment par manque de problématisation du social et du
culturel dans les neurosciences contemporaines. Disons-le : les neuroscientifiques ne
lisent pas assez de sociologie, d’histoire et d’anthropologie ! Mais l’inverse n’est-il pas
tout aussi vrai : les sociologues, historiens et anthropologues lisent-ils suffisamment ce
qui se fait aujourd’hui en psychologie et neuropsychologie des émotions ? Que l’on me
comprenne bien : je ne plaide pas pour une « cognitivisation » ou « cérébralisation »
des sciences sociales des émotions. Leur rôle est complémentaire aux sciences et
neurosciences cognitives et consiste à les éclairer de ce qu’il faut entendre par social ou
culturel afin d’être en mesure de pouvoir oser des modèles susceptibles d’articuler les
dimensions individuelles et collectives de tout phénomène émotionnel.
Question no 3. Comment penser l’articulation entre le biologique, le psychologique et
le culturel ?
10 Queré suggère d’une part de « dissocier » les explications psychologiques et
neurophysiologiques des émotions, les premières empruntant de manière erronée le
vocabulaire (causal) des secondes et, d’autre part, de faire de la psychologie une science
sociale à part entière, étant donné que notre manière de vivre et d’exprimer nos
émotions est en prise directe avec notre environnement social et culturel. Je trouve la
seconde proposition tout à fait sensée, et j’aurais tendance à renchérir en faisant de
l’anthropologie (et de la sociologie) des sciences psychologiques à part entière, étant
donné que les formes du partage ne sont rendues possibles qu’à travers l’appareillage
cérébral et cognitif propre à notre espèce2. Je suis cependant sceptique quant à la
première : l’enjeu est-il celui d’un changement de vocabulaire ou d’une exclusion du
biologique du périmètre/champ psychologique, et par conséquent, si l’on suit sa
proposition, du social et du culturel ?
11 En dissociant les explications psychologiques et neurophysiologiques des émotions, ne
risque-t-on pas de délimiter, a priori, le périmètre d’influence de la culture et du social
en excluant de son sein le niveau neurobiologique ? Ne reconduit-on pas ainsi une
conception dualiste des émotions qui demande à être abandonnée ? Jusqu’où la culture
pénètre-t-elle dans la biologie des émotions ? Paul Ekman reconnaissait dès 1969
l’existence d’une diversité culturelle dans les circonstances susceptibles de produire
telle ou telle autre expression émotionnelle (les fameuses « règles d’expression » [display
rules]). Dix ans plus tard, Arlie Hochschild insistait sur l’existence de « règles de
sentiment » [feeling rules], des règles relatives cette fois au vécu subjectif d’une émotion.
Ne peut-on imaginer que les normes et attentes sociales et culturelles continuent de
gagner en profondeur en s’instillant jusque dans les « processus physiques, chimiques,
etc. » qui contribuent à la fabrique de nos émotions ? Ou faut-il les laisser en dehors de
l’empreinte du social et de la culture ? De manière quelque peu provocatrice, ne peut-
on envisager que les sciences affectives du futur seront à même de produire des
modèles causaux allant de la cellule à la société, et vice-versa ?
Question no 4. Comment sortir de l’opposition raison/émotions ?
12 Une réponse originale et particulièrement stimulante est apportée dans la partie
consacrée au débat entre raison et émotions en politique. L’idée princeps, initialement
formulée par Spinoza, est qu’il est vain de chercher à contrer l’émotion par la raison,
étant donné que l’émotion jouit d’une « force motivationnelle et propulsive » bien
supérieure à la raison froide et calculatrice. La solution proposée par Spinoza consiste
alors à « contrarier un affect par un affect plus fort ». À la suite de Vinciane Despret
(2001), j’ai proposé d’appeler négociation affective la manière dont la manifestation d’une
émotion affecte et, potentiellement, transforme la situation émotionnelle. Ces
négociations portent autant sur les vécus émotionnels individuels que sur les
conséquences ou effets engendrés par leur expression, et prennent (toujours) place en
référence à un collectif, « non pas comme une adaptation obéissante à des règles qui
transcendent [l’individu], mais par les contraintes qu’il reconnaît, qu’il accepte ou qu’il
transgresse [...] » (Despret, 2001, p. 302). Il s’agit, non pas, en l’occurrence, d’une
« adaptation d’un soi singulier au social », mais plutôt d’une « négociation de soi et des
relations [aux autres] » (ibid.). » (Halloy, 2021, p. 67-68) Je peux, par exemple, après une
énième agression verbale de la part d’un collègue, être en colère de me trouver encore
affecté par ses injures (alors que je m’étais promis de ne plus l’être). J’entamerai alors
une négociation affective, tant avec moi-même qu’avec le collègue en question ou
encore des personnes tierces, de manière à transformer la situation et/ou mon vécu
émotionnel de la situation. Ce « travail émotionnel » (emotion work), comme l’appelle
Hochschild (1979) relèverait de ce que Dewey nomme la raison, à savoir, m’appuyant ici
sur le très beau passage repris par Queré :
[la] coopération heureuse d’une multitude de dispositions […]. La raison, l’attitude
rationnelle, [...] n’est pas un antécédent tout prêt qui peut être mobilisé à volonté et
mis en mouvement. L’homme qui veut cultiver intelligemment son intelligence
élargira, plutôt qu’il ne rétrécira, sa vie d’impulsions fortes en cherchant à bien les
faire coïncider en opération. (Dewey, 1922, p. 195-196)
Ce qui prévaut ici est l’idée d’une mise en tension, d’un jeu plus ou moins harmonieux
entre les attentes et aspirations du sujet et les possibilités et contraintes du réel, dont
les émotions seraient le « précipité sensible » (Bonhomme, 2018).
Question no 5. Quelles limites à une conception des émotions en tant qu’habitudes ?
13 Nous avons vu qu’envisager les émotions comme des habitudes présente au moins deux
avantages notables pour une approche anthropologique des émotions : d’une part les
habitudes émotionnelles sont plus facilement ethnographables que les états internes 3 et,
d’autre part, l’activité, c’est-à-dire ce dans quoi l’individu est engagé
émotionnellement, y est considérée comme première et constitutive de l’émotion.
Décrire l’activité permettrait ainsi de décrire l’émotion.
On peut toutefois pointer trois limites potentielles à ce cadre analytique.
Limite no 1. Quid de la vie subjective des émotions ?
14 Une première limite, déjà mentionnée précédemment, porte sur l’articulation avec les
autres dimensions ou composantes de l’émotion. S’il est question d’un « ancrage
organique [des habitude] à travers l’acquisition d’habiletés d’organes sensoriels et
moteurs » (§ 19), conçus ici comme des « techniques », quelle place et quel rôle
attribuer au langage ou encore aux dimensions subjectives et motivationnelles de
l’émotion dans la fabrique de ces « techniques » ?
D’après Queré :
Il faut donc renoncer à traiter stimulus et réponse comme des éléments discrets qui
s’enchaîneraient linéairement via des mécanismes internes. La réponse motrice
n’est pas une réaction au stimulus, déclenchée par un traitement interne de celui-ci ;
elle est déjà « en lui ». Nous n’avons donc pas affaire à un enchaînement séquentiel
d’unités indépendantes d’excitation et de réaction, mais à un « circuit organique »,
dans lequel la réponse motrice détermine, fixe ou interprète le stimulus. Celui-ci
doit en effet être sélectionné par l’attention et l’observation. Et il continue d’être
présent dans la réponse comportementale apportée. (§ 10)
anthropologique des émotions porte sur ce qui se joue émotionnellement dans une
situation. (Halloy, 2021)
19 Dans le même ordre d’idées, quelle place octroyer au caractère potentiellement disruptif
des émotions ainsi qu’à la force de l’agentivité ou créativité individuelle ? Quelle est, en
effet, la part d’habitude et celle de « créativité » émotionnelle dans l’œuvre d’un Proust,
d’un Van Gogh ou d’un Pessoa (dont les hétéronymes jouissaient chacun d’une vie
émotionnelle propre) ? Leurs œuvres respectives ne nous font-elles pas ressentir des
émotions inédites, qu’eux seuls ont été à même de provoquer chez nous ?
20 Le caractère performatif, disruptif ou créatif d’une émotion soulève, ici encore, la
question de l’expression d’une vie interne, subjective des émotions. Ne peut-on
imaginer l’existence d’une vie émotionnelle intense qui, pour une raison ou une autre,
ne trouverait jamais de forme d’expression ou de « comportement émotionnel »
approprié ? Je pense notamment à certaines formes d’autisme ou au locked-in syndrome,
pour lequel l’expression des émotions est fortement contrariée, mais n’empêche pas
pour autant une vie émotionnelle intense, comme en témoigne le témoignage de
Dominique Bauby dans Le Scaphandre et le Papillon. Comment penser la vie émotionnelle
de ceux qui ne sont pas en mesure de l’exprimer ? Ou dit autrement : peut-il y avoir une
vie émotionnelle sans les conduites émotionnelles qui l’accompagnent ?
Conclusion
21 Louis Queré, en durcissant le trait entre approches « internalistes » et « externalistes »,
nous invite à nous positionner en faveur des secondes. Pour ma part, je vois dans la
théorie des habitudes émotionnelles un complément indispensable aux approches
internalistes, et non une alternative. Je pense, tout comme Queré, que l’environnement,
à travers toute une série de sollicitations, de normes et d’attentes propres à un groupe
social ou culturel, participe directement à l’organisation de nos conduites et vécus
émotionnels. Cette influence n’exclut pas pour autant l’existence de potentialités et de
contraintes liées aux dispositions individuelles, qui n’échappent pas au processus de
socialisation des émotions, mais qui ne s’y réduisent pas non plus. Nos émotions sont
autant le produit des situations où elles s’expriment que de la singularité de notre vie
affective. J’aime me figurer l’émotion comme une potentialité, en ceci qu’elle « n’est pas
une simple réaction à une situation, résultant d’un héritage phylogénétique et/ou d’un
apprentissage culturel, [mais qu’] elle est toujours une élaboration in situ […], un acte
créatif potentiellement disruptif susceptible de se transformer et de transformer la
situation où elle s’exprime » (Halloy, 2021, p. 69).
22 La théorie des habitudes émotionnelles a le grand mérite d’offrir une base conceptuelle
solide aux approches sociales des émotions, qui n’ont de cesse de rappeler l’importance
du contexte dans la fabrique de celles-ci. Mais plutôt que de renvoyer dos-à-dos
approches internalistes et externalistes des émotions, l’étude de cet objet complexe
qu’est la vie émotionnelle exige de les articuler le plus finement possible. S’il est
indispensable de reconnaître le caractère situé de toute expérience émotionnelle, il est
tout aussi essentiel d’en reconstituer le vécu subjectif et l’histoire individuelle,
sédimentée dans des dispositions affectives singulières.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Comme indiqué précédemment, je me réfère ici exclusivement au « grand résumé »,
et non à l’ouvrage.
2. Cette réflexion étant également vraie pour toutes les autres espèces sociales.
3. Je dis « plus facilement » car de plus en plus d’ethnographes enrichissent leur
ethnographie de mesures physiologiques. Le recours à des techniques d’entretien tels
que les entretiens d’explicitation (Vermersch, 1994) ou microphénoménologiques
AUTEUR
ARNAUD HALLOY
Maître de conférences-HDR, Université Nice Côte d’Azur, Laboratoire d’anthropologie et de
psychologie cliniques, cognitives et sociales (Lapcos), Nice (France).
Email : Arnaud.HALLOY@univ-cotedazur.fr