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Le processus de l’ancrage :
l’hypothèse d’une familiarisation à l’envers*

Nikos Kalampalikis*
Maître de conférences en psychologie sociale, Université Lyon 2 (EA GRePS), Equipe PSeCO

Résumé

Un des deux processus majeurs intervenant dans la formation des représentations sociales est celui de
l’ancrage. Ce dernier, rend compte de l’intervention de cadres de pensée préexistants, culturellement
disponibles et accessibles, dans l’incorporation de la « nouveauté ». Autrement dit, grâce à l’ancrage, la
représentation entre dans le social, devient « familière » pour le groupe tout en restant tributaire des
systèmes de catégorisations antérieures, des réseaux de significations existants. Ce « déjà-là », ce système
de savoirs, influence à son tour le destin et le degré de l’intégration progressive de la nouveauté en lui
attribuant une priorité (temps), une valeur (évaluation), une hiérarchie (classification), un nom
(dénomination). Grâce à son alliance, sa mise en rapport avec ce réseau, le nouvel élément devient
reconnaissable, imaginable et fonctionnel, en un mot représentable, objet social et médiateur
d’interprétations au sein d’un groupe social. Se familiariser avec un objet, une idée ou une personne
revient à lui conférer un sens et une existence. Au contraire, une chose non-classifiée et non-nommée est
étrangère, inexistante et en même temps menaçante. Lors de cette communication, tout en nous basant
sur les développements les plus récents de la notion d’ancrage, nous tenterons de proposer l’esquisse
d’une hypothèse qui suggérera que la familiarisation traditionnellement attribuée à l’ancrage peut
également fonctionner à l’envers, transmettant et garantissant le non-familier, s’assurant que le non-
familier reste ainsi, instituant l’étrangéité.

Mots clés : ancrage, transmission, familiarisation, étrangéité

* Les réflexions proposées ici ont été présentées initialement lors des « Journées de réflexion sur les transmissions »

organisées par l’EA GRePS et les étudiants du Master 2 recherche « Représentations et transmissions sociales ». Les
discussions qui ont suivies ont permis de travailler à quatre mains une version plus complète publiée récemment
(Kalampalikis & Haas, 2008) lors d’un numéro thématique sur les représentations sociales de la revue Journal for the
Theory of Social Behaviour coordonné par Sandra Jovchelovitch et Ivana Markova à l’occasion de la traduction en
anglais de l’ouvrage classique de S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public.
(contact : nikos.kalampalikis@univ-lyon2.fr)
Carnets du GRePS, 2009, 1
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« Il faut rendre familier l'insolite et insolite le familier, idée ou une personne revient à lui conférer
changer le monde tout en le conservant comme notre un sens et une existence. Au contraire, une
monde » (Moscovici, 1976)
chose non-classifiée et non-nommée est
étrangère, inexistante et, en même temps,
menaçante.
Les principes du processus de l’ancrage
Lors de cet article je souhaite me focaliser
Le processus de l’ancrage est aussi ancien sur ces cadres de pensée préexistants,
que la théorie des représentations sociales. Il vecteurs de transmission par excellence1.
a été proposé, dès la formulation initiale de Véritables outils mentaux de
la théorie, comme étant, avec le processus compréhension, d’interprétation du monde,
d’objectivation, l’un des deux principaux d’interaction avec les autres, ces cadres,
mécanismes de formation des culturellement prégnants, forgent, dictent,
représentations sociales (cf. p.ex. Moscovici, anticipent et renouvellent le réel. Ces
1976, 2000 ; Rouquette & Flament, 2005 ; catégories sociocognitives, offrent des
Viaud, 2000 ; Wagner & Hayes, 2005). modèles de transmission, de lecture et
Rappelons brièvement ici que l’ancrage sert d’interprétation d’une réalité par définition
à tisser des liens de parenté entre les multiple et de surcroît de plus en plus
significations nouvelles issues de la sphère complexe. Ils contribuent largement à la
sociale et le réservoir des connaissances déjà constitution et à l’expression de rapports
existantes, culturellement disponibles et sociaux (par des processus sociocognitifs tels
accessibles. Il est actualisé par la nécessité de la classification, la comparaison, l’analogie, la
minorer la part d’incertitude contenue dans dénomination, la prototypicalité).
la nouveauté (d’une information, d’une
image, d’un événement, d’une notion, d’une
théorie, d’une personne, d’un groupe etc.),
Au delà du familier
par la volonté de faire face à l’inconnu que
représente la nouveauté, par l’envie de Une vision conservatrice de l’ancrage
réduire le vide de compréhension et de consisterait à le réduire à un simple méta-
communication à propos de cette système normatif. Selon cette vision, le
nouveauté. Métaphoriquement parlant, nouvel objet en question hériterait
l’ancrage satisfait la soif de familiarisation simplement des attributs normatifs de la
avec le non-familier. Autrement dit, grâce à catégorie qui vient lui conférer un sens mou
l’ancrage, la représentation entre dans le et consensuel. Il devient ainsi, malgré sa
social, devient « familière » pour le groupe nouveauté, un élément parmi d’autres, un
tout en restant tributaire des systèmes de nouvel élément certes, néanmoins conservant
catégorisations antérieures, des réseaux de la majeure partie des principes organisateurs
significations existants. de base de la catégorie au sein de laquelle il
vient s’insérer. Incorporation mécanique,
Ce « déjà-là », ce système de savoirs,
dynamique de changement orientée vers
influence à son tour le destin et le degré de
l’intérieur, transmission passive, voici au
l’intégration progressive de la nouveauté en
moins trois des caractéristiques de cette
lui attribuant une priorité (temps), une valeur
vision.
(évaluation), une hiérarchie (classification),
un nom (dénomination). Grâce à son
alliance, sa mise en rapport avec ce réseau, le
nouvel élément devient reconnaissable, 1 Willem Doise (1992-3) a différencié trois différents
imaginable et fonctionnel, en un mot types d’ancrage (psychologique, psychosociologique,
sociologique) organisateurs de nos rapports
représentable, objet social et médiateur symboliques basés sur nos positions et appartenances
d’interprétations au sein des groupes sociales. Il ne s’agit guère de revenir dessus ni de
sociaux. Se familiariser avec un objet, une proposer un type d’ancrage complémentaire.

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Une vision idéaliste de l’ancrage consisterait à défamiliarisation,


le penser sous forme d’un mécanisme recomposition et
pacificateur, un réservoir de connaissances protection de la
antérieures dans lequel vient s’inscrire et se catégorie initiale.
propager un nouvel élément fonctionnel. Ce
dernier confère à la catégorie sa nouveauté, La parole de la
transforme partiellement le prototype, société a besoin de
oeuvrant, à long terme, pour une cette société pour
transmission active du changement. traduire son
intelligibilité. Nous
Deux visions différentes, l’une statique, tenterons ici de
l’autre dynamique, qui, néanmoins ont un proposer l’esquisse d’une hypothèse qui
point en commun, à savoir, une certaine suggérera que la familiarisation
politique de l’incorporation de la nouveauté, traditionnellement attribuée à l’ancrage peut
une politique de familiarisation « positive ». également fonctionner à l’envers,
transmettant et garantissant le non-familier,
Dès lors, comment expliquer la persistance s’assurant que le non-familier reste ainsi,
d’un certain nombre de familiarisations instituant l’étrangéité.
« impossibles », notamment celles qui
touchent à l’altérité sous toutes ses formes
(Jodelet, 1989 ; Kalampalikis, 2007) ou
encore la transmission de périodes Exemples d’etudes
historiquement délicates ? (Haas, 2002).
Prenons un exemple classique dans l’étude
Une des fonctions principales attribuées à de D. Jodelet (1989) sur la maladie mentale.
l’ancrage est bien la domestication de Je rappelle ici rapidement que cette auteure
l’étrange. Cela présuppose, pour continuer avait mis en évidence, dans une
dans la métaphore, des catégories ouvertes à monographie devenue désormais classique,
la nouveauté et à l’étrange, caractérisées la permanence et le renforcement de la
donc par un certain sens d’hospitalité. Les croyance archaïque sur la contagion de la
règles d’hospitalité instituées par la loi à folie au sein d’une communauté qui avait la
Athènes et à Rome imposaient l’accueil de particularité de vivre avec les malades
l’étranger. Elles préconisaient même mentaux. Cette croyance, qui remplissait des
l’échange de la moitié d’un symbole qui fonctions de protection et de défense
prenait la forme d’un objet et qui créait un symbolique de la communauté contre une
lien et une dette. Néanmoins, à aucun altérité “menaçante”, se réactivait bel et bien
moment, les règles d’hospitalité ne malgré, ou à cause, de l’introduction des
signifiaient l’acceptation de l’étranger sous médicaments. “Tout se passe, écrivait
un autre statut que celui de l’étranger. Jodelet (1988, p. 403), comme s’il y avait une
Incorporation de la nouveauté, mise en réserve dans la mémoire sociale
familiarisation avec l’étrange, certes, mais d’une interprétation de la réalité que l’on
maintient du statut de l’étranger. Une élimine pas tout à fait au cas où surgiraient
procédure opposée, mais relativement des informations la rendant utile. Sorte de
symétrique menant cette fois-ci vers garantie contre l’inconnu de l’avenir”. Voici
l’exclusion était celle de l’ostracisme. Une une illustration d’une familiarisation à
fois de plus, un objet, une coquille ou un l’envers, d’une familiarisation avec
morceau de poterie (cf. Figure 1), sert à l’étrangéité de la maladie mentale qui, de
inscrire le nom de celui que la communauté plus, résiste à la nouveauté qui pourrait la
a collectivement décidé de bannir, d’exclure, mettre en cause. Ici, la transmission prend
sans possibilité de recours, par ailleurs. l’allure d’une protection.
Désaffiliation envers le familier,

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Arrêtons-nous un instant sur un autre d’indifférenciation identitaire. Deux groupes


exemple classique, emprunté à la nationaux revendiquent un même nom
phénoménologie, à un texte qu’Alfred appartenant à des périodes de l‘histoire qui
Schütz lui-même titrait « essai de n’ont pas été apprises, transmises et
psychologie sociale ». Il s’agit de deux brefs représentées de la même manière. Dans une
et sublimes articles de Schütz (2003), partie des résultats relatifs au nom de la
L’étranger et Celui qui rentre au pays, à l’aide « République de Macédoine » dans le parler
desquels l’auteur questionne le problème de grec, nous avons constaté la difficulté à
la familiarisation que cela soit pour la nommer, penser, percevoir, classifier, bref,
personne qui quitte ces cadres collectifs se représenter l’autre à partir d’un nom-
habituels de fréquentation, d’appartenance et étiquette que le groupe a décidé de lui
de vie tout en restant dans un même groupe attribuer, celui de « Skopje-Skopjiens ». Ces
culturel (pluralité de la différence intra) pour qualificatifs conçus et utilisés uniquement
l’un, et le retour de l’étranger à son pays par et pour le groupe national obéissent à
d’origine. Les deux textes sont caractérisés une stratégie identitaire de mise en altérité
par une aporie commune, celle d’une (Jodelet, 2005), afin de rendre « l’autre »
familiarisation délicate voire impossible, à différent, étranger, pour ne pas dire, étrange.
cause ou malgré la domestication de ces Étant donné que la totalité de nos sujets
catégories initiales. Un groupe social proche, nommaient dans leur discours la République
mais différent n’est pas plus familier qu’un de Macédoine “Skopje”, et ses habitants
groupe primaire après une longue absence. “Skopjiens”, expressions parfaitement
légitimes dans le discours social en Grèce, la
En effet, nous avançons qu’à la différence question de la dénomination actuelle dans le
sans doute de la pensée scientifique, la langage courant semblait superflue. Au
pensée sociale, notamment celle de l’altérité contraire, notre attention s’est focalisée sur
(Jodelet, 2005), n’est pas toujours le ou les noms souhaités par nos interviewés
compatible avec la familiarisation pour nommer cette république, autrement
« positive ». Cette hypothèse a été nourrie dit, sur l’appellation qu’ils préféreraient eux-
initialement par une étude, publiée mêmes. Plusieurs sujets ont donné deux ou
récemment (Kalampalikis, 2007), que je trois appellations différentes, d’autres une
présenterais ici brièvement. Elle s’est un peu seule, presque toutes excluaient la présence
plus renforcée par la suite par d’autres du mot Macédoine sous une forme
lectures et études. La recherche en question grammaticale ou sous une autre dans les
concerne l’antagonisme entre deux groupes noms proposés.
nationaux pour un nom. Un conflit autour
d’une dénomination. Cette dernière, Le nom actuel de la République de
véritable pomme de discorde, représente des Macédoine au sein du discours public et du
enjeux identitaires capitaux pour chaque sens commun grecs, à savoir “Skopje”, réuni
groupe, à la fois vitaux et incompatibles. Des la majorité des suffrages de nos sujets (53%),
significations identitaires qui forgent le notamment chez ceux, qui sont originaires
savoir national, transmises via l’histoire de la Macédoine grecque (61%). Ensuite,
nationale, son enseignement, l’appareillage 35% de nos sujets, souhaitent un nom
symbolique de la nation. “quelconque” qui n’inclura pas le terme
Macédoine sous une forme grammaticale ou
Je me suis intéressé aux argumentaires des sous une autre. Enfin, seul 11% des
jeunes grecs relatifs à la dénomination de interviewés, composé exclusivement
leur pays voisin, la République de d’athéniens, déclare préférer l’actuel nom
Macédoine. Une appellation impensable provisoire de la République de Macédoine,
pour le corps social grec, encore aujourd’hui. sous la forme du sigle F.Y.R.O.M., cachant
Ce conflit révèle une menace identitaire (et le mot qui fâche et évitant sa prononciation.
imaginaire) assez palpable entre les deux Sur la base de ces résultats, et en
groupes nationaux, un risque additionnant les deux premières préférences
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nominales, nous observons, une fois de plus, dans la mesure où il existait bel et bien
l’expression largement majoritaire (88%) de auparavant comme nom d’une des six
la volonté de nommer la république voisine républiques de la fédération yougoslave,
avec un nom qui n’inclura pas le terme depuis environ 50 ans. Cependant, plusieurs
Macédoine. De plus, force est de constater sujets l’ont avoué au cours des entretiens, le
l’absence d’une appellation, autre que celle nom de la ville, beaucoup plus celui de la
artificielle de sa capitale, qui conviendrait république, leur était inconnu. En outre, la
plus que cela à nos sujets. Dès lors, une fois situation nouvelle dans laquelle cette
le nom souhaité prononcé, nous classification est faite, à savoir l’enjeu
demandions aux sujets d’attribuer, sur la nominal entre les deux pays, rend cet
base de cette affirmation, une nationalité à élément nominal différent, lui donne une
ces habitants. Le plus souvent, cette allure de nouveauté, d’étrangéité, qui
question provoquait l’étonnement et, touchant le champ identitaire de près,
parfois, l’embarras des interviewés. Elle leur devient forcément menaçante.
demandait quelques secondes de réflexion,
comme face à une question à laquelle on n’a J’ai insisté au début de cet article sur le fait
jamais songé et qui tout d’un coup paraît que l’ancrage familiarise l’étrange, aide à
importante. Ce n’est guère pour mettre en comprendre l’existence d’une hiérarchie et
valeur notre question que nous affirmons d’un réseau de significations, en phase avec
cela, mais pour montrer, et refléter dans la le système de représentations dans lequel il
mesure du possible, la surprise des sujets s’insère. Considérer les “Skopjiens” comme
face à une question à laquelle ils se sont “Yougoslaves”, c’est quelque part refuser
habitués à répondre exclusivement par la d’abandonner une classification qui assurait
négative (non Grecs), ou par la tautologie du les frontières identitaires entre les deux
déni (Grecs = Macédoniens). groupes dans le passé. Laissons un
interviewé nous expliquer : “La Grèce c'est la
Toutefois, certains d’entre eux, ont Grèce depuis des années. La Yougoslavie c'est la
finalement donné une ou même plusieurs Yougoslavie depuis des années. La Yougoslavie se
sépare à cause de la guerre à tous ces états. Cela ne
réponses, on serait tenté de dire des veut pas dire qu'elle cesse d'être la Yougoslavie”. F11
hypothèses vérifiées, fort intéressantes quant /T
à l’appartenance nationale de leurs voisins.
Pourquoi parlons-nous d’hypothèses Nous pouvons supposer qu’étant donné la
vérifiées ? Tout simplement parce qu’à la situation nominale tout à fait particulière qui
lecture des résultats on s’aperçoit de la s’est installée au nord de la Grèce, un léger
difficulté de notre population à classifier, à déplacement s’est produit dans le système de
catégoriser ses “nouveaux” voisins dans des classification de l’autre, vis-à-vis de cette
catégories dont la validité était attestée dans nouvelle République. L’aspect provisoire,
le passé. Mis à part l’aveu de l’ignorance (“je artificiel, et polémique de son nom ne lui
ne sais pas” – 22%), l’affirmation par la négative permet pas de se classer dans des catégories
(“Non-Grecs” – 11%), ou la tautologie autres que celles déjà existantes dans le
(“Skopjiens”- 14%) que nous avons commenté passé. Là où, auparavant, elle existait,
précédemment, il nous semble intéressant de invisible et non dangereuse, au sein d’une
souligner ici la deuxième réponse, celle de fédération large, la Yougoslavie, désormais,
“Yougoslaves” (20%). Elle a été elle “continue” à faire référence à sa
principalement choisie par les sujets catégorie passée, autrement dit à son être
originaires de la Macédoine grecque (31% vs passé, celui qui justement lui garantissait sa
9%), et montre clairement la persistance d’un différence. Un nom provisoire renvoie à une
système de classification antérieur vis-à-vis catégorie provisoire, même si cette dernière
d’un élément nouveau (“Skopje”). La est de surcroît non valide. Ou encore, à des
nouveauté de cet élément est à relativiser catégories plus “universelles” et
consensuelles ayant un ton d’humanisme,

Carnets du GRePS, 2009, 1


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comme celle par exemple de la catégorie


“Hommes”. Les faibles pourcentages des
catégories “Bulgares” et “Albanais”
témoignent de cette volonté collective
d’extrapoler cette population vers des
catégories qui statuaient une différence vis-à-
vis du groupe national. Enfin, le score quasi
nul des appellations “Slavomacédoniens”,
“Slaves”, ou encore, “Macédoniens de la
Yougoslavie”, montre la force de la
résistance, ou de la défense, collective,
mélangées à l’ignorance de “l’autre”.
Cette étrangeté, marquée par la polémique Figure 2 : Deux formes d’ancrage
qui l’a engendrée, produit à son tour une
impossibilité de se représenter l’autre, de En parlant de la mémoire historique chez
l’imaginer autrement que sous le prisme de Halbwachs, Ricœur a noté qu’elle consiste,
l’antagonisme identitaire. Elle crée une entre autres, en une « […] familiarisation
hystérésis et un déficit de représentation visibles progressive avec le non familier, avec
dans nos résultats par l’impossibilité de l’inquiétante étrangeté du passé historique »
donner une nationalité à cette population (2000, p. 513). Cette familiarisation, comme
peu connue, mal connue, inconnue, par un ancrage progressif, tend à élargir le cercle
l’embarras procuré dans l’effort de la classer du passé vécu à celui de la filiation
dans une catégorie nationale et culturelle générationnelle. Conception qui est tout sauf
susceptible de lui donner un sens, de la étrangère à celle de Moscovici lorsqu’il
situer parmi d’autres, et forcément, vis-à-vis affirme que « la mémoire est l’organe par le
de soi-même. Le seul cadre sociocognitif de biais duquel le non-familier devient
familiarisation qui a été activé lors de ce familier » (1993, p. 74). Le lien entre
processus n’a été autre que celui de son être représentations et mémoire sociales étant
passé, à savoir « Yougoslaves », une établi par une affiliation conceptuelle au
catégorie générale qui garantit la différence processus d’ancrage, nous sommes en droit
en neutralisant toute crainte de danger. Nos de nous demander si une autre fonction
sujets ont parfaitement rempli la condition compatible à celle décrite auparavant opère
que Tajfel a si bien résumée dans la phrase, inversement garantissant que le non-familier
déjà citée, « nous sommes ce que nous reste non-familier. Se servant de la distinction
sommes parce qu’ils ne sont pas ce que nous récemment proposée par Moscovici (2002)
sommes » (1979, p. 183). L’analyse de leur entre pensée stigmatique et pensée
discours nous incite à compléter, ou symbolique, nous pouvons supposer un
paraphraser, cette maxime identitaire en fonctionnement relativement similaire de
ajoutant : nous sommes ce que nous sommes parce l’ancrage (cf. Figure 2). Une première forme
que nous ne savons pas qui ils sont. d’ancrage compatible avec la pensée
symbolique instituant la familiarité et une
seconde forme d’ancrage, compatible avec la
pensée stigmatique instituant cette fois-ci
l’étrangéité. Ainsi, sous l’angle de la
transmission, une nouvelle forme de
familiarisation apparaîtrait, une
familiarisation avec l’étrangéité, avec ce qui
doit rester étranger, étrange, non-moi, pour
garantir, orchestrer ou instituer la différence.
Ces formes d’expériences du monde,
vivantes, dynamiques, permanentes,
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dévoilent à chacun la portion du monde à Moscovici, S. (2000). Social representations.


laquelle il participe sans véritablement Explorations in social psychology. Cambridge :
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