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Jean-Louis Genard
1 Ce texte est le résultat d’une importante réécriture, en particulier dans sa deuxième partie, d’un premier texte (Genard, 2008)
qui a servi de base à une intervention sur les relations entre architecture et réflexivité, dans le cadre du séminaire de recherche
PapdA organisé par la faculté d’architecture de l’UCL, le 15 juin 2012, à Bruxelles.
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lesquels la sociologie joue selon Giddens un rôle central – que ces so-
ciétés mettent en place pour s’auto-réfléchir constamment, ainsi que
sur le caractère toujours précaire des savoirs ainsi produits qui contraste
avec l’assurance qui pouvait caractériser le modèle scientiste des sociétés
modernes. Chez Beck, la question de la réflexivité est plus directement
associée à celle de « la société du risque » (2001) et à la nécessité pour
ces sociétés confrontées à l’éventualité inédite de leur auto-destruction
ou du moins à celle de risques majeurs qu’elles auraient elles-mêmes
engendrés, de développer des modes de conscience de soi à la hauteur
de l’ampleur des périls qu’elles font peser sur leur existence même. Chez
d’autres auteurs, la question de la réflexivité est plus simplement réfé-
rée au développement d’une « société de la connaissance » ou encore,
comme dans l’ouvrage récent de Callon, Lascoumes et Barthe, Agir
dans un monde incertain, à la transformation politique qui ajoute à la
démocratie représentative, les dispositifs d’une démocratie délibérative
ou participative, que celle-ci soit instituée ou qu’elle s’impose au travers
de l’émergence souvent inattendue de « forums hybrides » (2001 ; Ge-
nard, 2003a).
Sans entrer dans le détail, on peut ajouter que cette montée en puis-
sance de la réflexivité n’a pas manqué de s’ouvrir à la mise en place de
« dispositifs réflexifs » dont les meilleures illustrations sont d’un côté
les dispositifs participatifs (avec pour horizon l’avancée vers une sor-
tie progressive d’une démocratie qui serait seulement représentative,
une démocratie qui pourrait donc s’appuyer sur des « expertises » ci-
toyennes venant concurrencer, compléter les « expertises expertes ») ;
et de l’autre, dans une version à dominante cette fois technocratique
ou managériale, les dispositifs d’évaluation, notamment des politiques
publiques (Genard, 2007).
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C’est à mon sens dans ce cadre très générique là qu’il convient de saisir
dans un premier temps l’émergence du concept de réflexivité dans le
champ de l’urbanisme et de l’architecture.
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d’expertise, le cas échéant contre les savoirs experts des experts « re-
connus ».
• Le deuxième niveau qu’entend assumer l’usage du référentiel de la
réflexivité est donc celui du passage d’une démocratie représenta-
tive vers une démocratie participative ou délibérative, pour utiliser
un vocabulaire aujourd’hui stabilisé. L’urbanisme étant d’ailleurs
à l’évidence un des lieux où s’est manifesté avec le plus de netteté
cette transition vers des pratiques participatives (Cantelli, Genard,
Jacob, de Visscher, 2007). Souvent la référence à cette évolution de
la démocratie vers des pratiques participatives prend pour référentiel
normatif ce que Habermas a popularisé au travers de son éthique de la
discussion, et ses conditions procédurales (1992).
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Sans doute revient-il à Scott Lash (1999) d’avoir ouvert la voie à une
reprise théorique plus englobante de ce concept de réflexivité dans les
domaines qui nous concernent ici. Lash, en effet, dans divers travaux
dans lesquels l’architecture et l’urbanisme apparaissent comme des
analyseurs privilégiés des mutations sociales actuelles, a proposé de
reprendre la discussion sur la réflexivité à partir de son usage dans la
tradition philosophique, en particulier dans la tradition kantienne.
Rappelons que Kant oppose ainsi, deux types de jugements, qu’il ap-
pelle « déterminant » d’une part, « réfléchissant » de l’autre (Kant, 1790,
1993). Le jugement déterminant est un jugement de type déductif dans
lequel l’universel est donné et où le particulier se trouve confirmé dans
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REPENSER LA TECHNIQUE
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est Ulrick Beck, auteur de l’ouvrage bien connu La société du risque, dans
lequel Beck (2001) suggère de penser ensemble l’évolution vers une so-
ciété où les risques seraient non seulement majeurs, mais aussi poten-
tiellement irréversibles, imprévisibles tout en étant créés par l’homme,
et l’exigence de réflexivité.
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défini en Belgique dans la loi de 1939, mais encore aussi les séparations
professionnelles entre l’architecte, l’ingénieur-architecte et l’ingénieur
en construction, les logiques oppositionnelles qui se sont instituées
entre architectes et entrepreneurs, entre architecture et artisanat, ou
les oppositions « symboliques » entre les « espaces » de la conception
architecturale et ceux du chantier… Bref, à repenser les interactions
entre ce qu’on pourrait appeler « pensée » et « matière », en assumant le
fait que la pensée architecturale s’opère dans sa matérialisation, dans des
plans, des maquettes… d’abord, dans la confrontation aux résistances
offertes par les pratiques constructives, en chantier ensuite ; mais aussi
que éléments de la matérialité sont toujours des « objectivations de la vie
de l’esprit », qu’il y a donc en elle de la pensée, par exemple des normes
ISO liées à la montée d’un « gouvernement par les normes », des conno-
tations symboliques (noblesse des matérieux…), qu’ils sont donc aussi
des « objets politiques » (déforestation, pollution, empreinte écologique,
exploitation des travailleurs…), comme il y a de l’esprit dans les ma-
nières de faire (artisanalement, à la chaîne…) (Ghyoot, 2014). Et enfin,
à mettre en question les pratiques d’enseignement de l’architecture qui
sans doute ont contribué et contribuent à l’institution et à la perpé-
tuation de ces dichotomies. Bref, il serait somme toute grand temps
d’en finir avec cette conception de la créativité architecturale, héritée du
romantisme, qui ne tient que des dichotomies et des séparations qui la
rendent intellectuellement possible. Mais ce n’est pas tout.
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Par rapport à ces enjeux, je souhaiterais ouvrir, dans ce trop bref ar-
ticle, quelques espaces de discussion que permet de baliser le concept
de réflexivité tel qu’il vient d’être évoqué. Des espaces de discussion qui
empruntent d’autres voies que celles ouvertes et proposées par Lash, en
particulier des voies qui plutôt que de nous guider vers la tradition her-
méneutique, nous invitent à nous intéresser davantage au pragmatisme
américain et notamment aux travaux de Peirce.
A mon sens, les travaux les plus éclairants par rapport à cette question
sont ceux qu’a initiés Jean-Marc Ferry en s’appuyant sur la théorie peir-
cienne du signe (2004). Rappelons que, pour Peirce, il existe trois types
de signes, les symboles qui s’appuient sur des conventions, les indices
qui renvoient à des supputations quant à des imputations causales, et
les icones qui renvoient quant à elles à des associations, à des ressem-
blances.
Sur cette base, trop rapidement évoquée ici, Jean-Marc Ferry développe
une distinction des formes d’intelligence, mettant notamment en rela-
tion le domaine esthétique avec les intelligences indiciaire et iconique.
Ferry rejoint ainsi, explicite et développe, la célèbre hypothèse formulée
par Carlo Ginzburg sur la distinction entre savoir galiléen et savoir
indiciaire (1989). Ce dernier, à suivre Ginzburg, ayant été relégué au
second rang par le processus de modernisation ouvert par le cartésia-
nisme, mais demeurant dominant dans un certain nombre d’activités,
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Tout d’abord, dans cette perspective, comme je l’ai déjà rappelé, la pra-
tique architecturale et urbanistique se construit moins à partir de l’af-
firmation péremptoire de principes qu’elle ne s’appuie sur l’ouverture
d’espaces d’écoute, de confrontations et de discussions. L’urbanisme se
ferait ainsi plus procédural, l’architecture s’attacherait moins à l’impo-
sition de formes précises qu’elle ne serait ouverte à une réflexion sur les
usages. Ces pratiques de discussion assumeraient la fragilité des raison-
nements. Entre partenaires s’opéreraient ainsi des jeux d’aller-retour, la
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Si l’on s’inscrit dans cette voie, aux outils caractéristiques d’une ra-
tionalité déterminante, devraient s’ajouter, s’opposer aussi parfois,
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CONCLUSION
Ne nous leurrons toutefois pas. Ce qui est évoqué dans les développe-
ments précédents demeure à l’état d’ébauche, de promesse… Même si
bien sûr, l’architecture et l’urbanisme « déterminant » demeurent do-
minants, même si la participation s’est progressivement intégrée dans
les pratiques de la promotion immobilière… certaines choses évoluent
néanmoins.
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Mais, au niveau politique toujours, au-delà de ces enjeux liés aux dispo-
sitifs procéduraux entourant la pratique architecturale et urbanistique,
comment développer des pratiques intégrant le care, et faisant résolu-
ment sortir l’architecture et l’urbanisme d’une pensée où domine un
minimalisme déontologique autorisant bien des renoncements et bien
des compromissions. Bref, comment repenser, en même temps que sa
politique, une éthique de la profession.
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