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Une tout autre École

Book · April 2015

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Bernard Delvaux
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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Une tout autre École
Une
tout autre
École

Bernard Delvaux
© Girsef-UCL, 2015
Edition et diffusion
Place Montesquieu, 1, bte L2.08.04
1348 Louvain-la-Neuve
www.uclouvain.be/girsef
00 32(0)10.47.20.66
info-girsef@uclouvain.be
ISBN : 978-2-8052-0269-8
Dépôt légal : D/2015/13.655/1
Introduction

L’École est de plus en plus en décalage avec les


évolutions sociétales. Elle évolue peu et lentement
alors qu’autour d’elle tout change de manière accélé-
rée. Ce décalage est de plus en plus souvent souligné,
mais il l’est dans une logique essentiellement adapta-
tive. Ceux qui évoquent ce décalage enjoignent en effet
souvent l’École de se mettre au service d’impératifs ex-
ternes, souvent économiques. Les politiques menées
dans cette perspective adaptative détricotent l’idée
même d’École commune. Elles contribuent à fragmen-
ter l’institution scolaire. Les opposants à ces politiques
ne parviennent pas à imaginer des scénarios convain-
cants conciliant la fidélité à des idéaux d’égalité et
d’émancipation avec les attentes individuelles que libè-
rent la "nouvelle société". Ils laissent ainsi champ libre
à ceux qui ne ressentent plus la nécessité d’une École
commune.
L’objectif de ce texte est d’étayer et affiner ce dia-
gnostic très rapidement brossé. Une telle entreprise im-
plique une prise de risque que les scientifiques n’ai-
ment guère consentir. Il faut, en effet, esquisser une
fresque d’ensemble en sachant qu’il est impossible de
tout prouver et qu’il est indispensable de réduire la
complexité. Raison pour laquelle je me suis souvent
senti dans la peau d’un cartographe qui ne connait (à
peu près bien) qu’un petit segment du vaste territoire
qu’il ambitionne de cartographier, ce qui l’oblige à se
détacher des terrains qui lui sont familiers et à resituer
ceux-ci dans un ensemble bien plus vaste, qu’il connait
assez mal. Prendre de la hauteur est le seul moyen pour
lui de dégager les structures du territoire mais, de là-
haut, les détails lui échappent et il n’a pas le temps d’ar-
penter tout ce qu’il ambitionne de cartographier. Il se

5
Une tout autre École

repose alors sur des récits d’explorateurs, récits innom-


brables et pas tous convergents. C’est sur ces bases fra-
giles qu’il lui faut dresser, puis adresser à d’autres, une
carte à grande échelle qui rende compte de ce qu’il a
cru percevoir d’essentiel. Au moment de dessiner sa
carte, le voici en outre contraint, sous peine de sursatu-
ration et d’illisibilité, de gommer des détails et de choi-
sir les éléments structurels à mettre en évidence. Cette
exigence lui fait sans cesse craindre d'opérer de mau-
vais choix, de proposer une carte manquant tout à la
fois de fidélité au terrain et de pertinence pour les des-
tinataires.
Je suis dès lors conscient que l’analyse proposée
ne constitue qu’une des représentations possibles du
vaste territoire que je me suis donné pour mission d’ex-
plorer. Je donne ainsi raison à Gérard Fourez (2006),
qui a souvent repris l’image de la carte pour souligner
que tout savoir n’est qu’une représentation du monde,
orientée par la visée du cartographe et par le contexte
social dans lequel il évolue. Je n’escompte donc pas
convaincre le lecteur de considérer que tous les élé-
ments de mon récit sont un exact reflet de la "réalité".
Mais j’espère lui proposer une trame suffisamment co-
hérente, qui lui parle, stimule ses réflexions, mette des
mots sur ce qu’il ne faisait peut-être qu’entre-aperce-
voir, lui pose de nouvelles questions.
Je structurerai ce texte en trois temps de longueurs
inégales. D’abord, et assez longuement, j’essaierai de
montrer que ce qui se transforme sous nos yeux et avec
notre concours est de l’ordre de la rupture plutôt que de
l’évolution. J'identifierai ensuite trois scénarios d’ave-
nir pour l’École avant de développer quelles pourraient
être les grandes lignes du troisième scénario.

6
Nous changeons de société

Pour dessiner l’armature de ma réflexion sur les


changements de société, je me suis référé de manière
privilégiée à deux sociologues allemands qui parlent
pourtant peu d’École. Mon intérêt pour Hartmut Rosa
et Dirk Baecker tient au fait que l’un et l’autre, dans la
ligne des analyses du sociologue Niklas Luhmann, par-
lent d’une rupture récente et profonde, d’un bascule-
ment d’une société à une autre qui ne fait encore
qu’émerger. Le premier appelle cette dernière la "mo-
dernité avancée" et l’autre la "société suivante".
HARTMUT ROSA. Dans ses deux livres consacrés à
l’accélération (2013 et 2014), Hartmut Rosa fait l’hy-
pothèse que l’accélération est le principe majeur per-
mettant de décrire la modernité et d’expliquer le pas-
sage de la modernité classique à la modernité avancée.
Selon lui, « bien plus que les antagonismes de classes
et les contradictions sociales qui en résultent, ce sont
les contraintes et les promesses de l’accélération et de
la croissance inhérentes à l’économie capitaliste qui
marquent, de manière de plus en plus accentuée, les
formes de la vie et de la société dans la modernité »
(Rosa, 2013, p. 210).
Dans ses ouvrages documentés et charpentés, Rosa
distingue l'accélération des techniques, celle du change-

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Une tout autre École

ment social et celle du rythme de vie. Il qualifie d’ac-


célération technique la réduction du temps nécessaire
pour atteindre un objectif. Parmi les innombrables
changements techniques qui répondent à cette défini-
tion, ceux qui affectent en priorité l’École sont liés à la
numérisation des connaissances et des informations.
Cette numérisation accélère incontestablement la pro-
duction, la collecte, la circulation et le traitement des
informations et connaissances. Elle affecte aussi la
mise en forme des connaissances, leur stockage, leur
accessibilité et leur mise en lien.
L’accélération des mutations sociales – second
type d’accélération – touche des éléments du social très
proches du quotidien des individus, ce que Rosa définit
comme « les formes de la pratique et les orientations de
l’action ainsi que les formes du lien social et les mo-
dèles relationnels » (2013, p. 98). Avant la modernité,
ces éléments ne changeaient qu’après plusieurs généra-
tions. La génération t+1 vivait globalement dans les
mêmes formes de pratiques et de relations que la géné-
ration t. Durant la modernité, ce rythme est devenu gé-
nérationnel puis intra-générationnel. Désormais, une
génération vit successivement plusieurs mutations so-
ciales.
L’accélération du rythme de vie – troisième di-
mension de l’accélération – se manifeste objectivement
par « un raccourcissement ou une densification des épi-
sodes d’action » (2013, p. 102), autrement dit par la
contraction du temps nécessaire pour exécuter une
tâche, et subjectivement par « une recrudescence du
sentiment d’urgence, de la pression temporelle, d’une
accélération contrainte engendrant du stress, ainsi que
par la peur de "ne plus pouvoir suivre" » (2013, p. 103).

8
Nous changeons de société

Selon Rosa, ces processus d’accélération résultent


moins des actions et luttes sociales que de dynamiques
systémiques. A ses yeux, les structures mises en place
durant la modernité ont enclenché une dynamique qui
s’est emballée au point d’être désormais hors de con-
trôle et de s’imposer à tous les acteurs. Cette dyna-
mique fixe désormais les règles du jeu auxquelles cha-
cun doit se soumettre pour espérer se différencier, ac-
quérir ou garder sa position, éviter d’être dominé voire
exclu, bref tirer son épingle du jeu. L’une des origina-
lités du travail de Rosa consiste précisément à mettre
au jour les forces qui, selon lui, aliènent jusqu’aux ac-
teurs les plus puissants. Ces derniers ont en effet perdu
le contrôle des règles, même s’ils dominent le jeu. Ils
ont perdu la possibilité d’écrire l’Histoire, ce qui était
l’espoir de la modernité. Individus et collectifs se trou-
veraient ainsi réduits à mener des actions situatives,
c’est-à-dire dictées par les contingences sans cesse
changeantes plutôt que guidées par un projet humain
fixant le cap à suivre.
Une telle lecture pèche par l’insuffisante prise en
compte du pouvoir des acteurs et par son évaluation
presque exclusivement négative des conséquences du
processus d’accélération. Il n’en reste pas moins que la
thèse de Rosa est extrêmement stimulante.
DIRK BAECKER. Comme le montrent ses articles
publiés en anglais (voir bibliographie en fin d’ou-
vrage), Dirk Baecker, pour sa part, se situe plus expli-
citement dans la lignée de Luhman. Comme ce dernier,
et comme Michel Serres (2012), il considère que les
évolutions majeures en matière de techniques de com-
munication ont chaque fois induit de profondes trans-
formations sociétales. Chaque révolution technique

9
Une tout autre École

touchant les modes de communication a en effet, selon


lui, constitué pour les sociétés en place une catastrophe
et déclenché un processus de transformation des struc-
tures sociétales et de la culture. Cette hypothèse est
d’autant plus intéressante pour mon propos que la con-
naissance constitue l’une des matières essentielles que
travaille l’institution scolaire. Avec l’informatique et
internet, disent Baecker et Serres, nous serions donc en-
trés dans la cinquième période de l’histoire de l’huma-
nité. La première est celle d’avant le langage. La se-
conde, qualifiée de tribale, court jusqu’à l’apparition de
l’écrit, qui marque l’entrée dans la société ancienne.
L’imprimé, quant à lui, contribue à l’avènement de la
société moderne. Nous serions maintenant dans la
phase de sortie de cette société moderne et verrions
émerger ce que Baecker appelle la société suivante. A
l’instar de Rosa, il présente cette émergence comme le
fruit d’une dynamique systémique plus que des jeux
conflictuels d’acteurs tentant d’orienter l’Histoire.
Rosa et Baecker ont donc en commun de laisser
assez peu de place aux acteurs, comme si les jeux
étaient faits quoi que fassent ceux-ci. D’où, sans doute,
le pessimisme nostalgique de Rosa et la neutralité dis-
tante affichée par Baecker. Bien que l’un mette surtout
en avant les phénomènes temporels et l’autre la com-
plexité systémique, leurs analyses présentent donc une
relative proximité.
De leurs analyses, je reprends l’hypothèse qu’un
changement sociétal fondamental est en cours. Je con-
sidère aussi que la disparition progressive de certains
traits fondamentaux de la société moderne est quasi
inéluctable. Par contre, contrairement à Rosa et
Baecker qui laissent peu de place aux acteurs, je pense

10
Nous changeons de société

que le système sociétal qui s’impose peut donner lieu à


diverses configurations, à l’image d’un filet de pêche
pouvant adopter une grande variété de formes tandis
que son maillage demeure inchangé. Je pense aussi que
les configurations de ce système dépendront des insti-
tutions qui pourraient se mettre progressivement en
place pour organiser les relations sociales. Là réside un
enjeu central des débats publics et des luttes sociales
qui se développent actuellement en parallèle dans de
nombreux secteurs de la société et à tous les étages du
système, du plus local au mondial.
L’éducation est, assurément, un enjeu important de
ces débats et luttes. Ma conviction est qu’il importe
d’inscrire ces débats et luttes propres au champ scolaire
dans le cadre d'enjeux qui, de loin, dépassent ce champ.
Je vais donc, avant de parler d’École, parler de la so-
ciété et des changements qui l’affectent, en abordant
successivement les changements touchant la circula-
tion des représentations, le système sociétal, le pouvoir,
l’individu et les institutions. Cet ordre n’est pas dû au
hasard. Il reflète la structure de ma thèse selon laquelle
les changements de modes de communication (point 1
ci-dessous) perturbent le système sociétal en place
(point 2) et appellent un changement de système dont
les contours dépendront des actions et interactions
d’acteurs, elles-mêmes déjà affectées par les change-
ments de mode de communication puisque la densifi-
cation des échanges communicationnels transforme
aussi bien les rapports de pouvoir (point 3) que de les
individualité (point 4). C'est à travers ces actions et in-
teractions ainsi conditionnées qu'émergeront les nou-
velles institutions qui caractériseront et structureront la
"nouvelle société" (point 5).

11
Une tout autre École

Ce qui change au niveau de la circulation


des représentations
Partons des changements affectant nos connais-
sance, ou plutôt nos représentations du monde, terme
qui souligne bien mieux combien nombreux sont les
angles de vue et les regards à propos de n’importe
quelle réalité, et combien restent et resteront vastes les
zones grises et les boîtes noires, même si nous multi-
plions points de vue et regards.
Les changements dont je veux parler ici ne concer-
nent pas les contenus des représentations du monde.
Ceux-ci n’ont jamais cessé de se recomposer au fil de
l’histoire et en fonction des contextes. Ils sont donc tou-
jours en changement même si leur stabilité est moindre
aujourd’hui qu’hier. Ce qui change avant tout dans ce
domaine, ce sont plutôt les supports de communication
véhiculant les représentations que chacun se fait du
monde.
Ces deux derniers siècles, de nombreuses innova-
tions techniques ont vu le jour, qu'il s'agisse du télé-
phone, de la photographie ou du cinéma. Toutes ces in-
novations paraissent cependant mineures comparées à
l’invention de l’ordinateur et, plus encore, d’internet.
Ce dernier, qui s’est imposé à chacun de nous en vingt-
cinq ans d’âge, a comme particularité d’intégrer tous
les autres : avec internet, nous pouvons parler, dialo-
guer, écrire, échanger courrier, textes ou vidéos…
Mais au-delà de cette intégration de médias mul-
tiples, ce qui change fondamentalement avec les ordi-
nateurs et internet, c’est à la fois l’exponentielle masse
des représentations du monde archivées, l’accessibilité
accrue de ces archives, la direction plus latérale des

12
Nous changeons de société

flux, la participation d’acteurs non humains dans la


communication, l’intertextualité et l’interactivité.
MASSE. Qui pourra nier que le volume et la diver-
sité des connaissances/représentations archivées crois-
sent de manière exponentielle ? A côté de la croissance
déjà fabuleuse de ce qu’on désigne par le terme de con-
naissance ou de savoir, croissent encore bien plus rapi-
dement les informations brutes ou semi-brutes. La ré-
volution de l’imprimé avait déjà généré une formidable
accélération puisque les cinquante premières années
d’existence de l’imprimerie, plus de huit millions de
livres avaient été imprimés, soit deux fois ce que les
scribes d’Europe avaient accumulés en 1200 ans. Mais
cette fois, le stock mondial d’informations a presque
doublé en trois ans. Viktor Mayer-Schönberger et Ken-
neth Cukier (2014) évaluent qu’en 2013, 1.200 mil-
liards de milliards d’octets d’informations étaient
stockées dans le monde. Or, même les informations
brutes, telles que les images des caméras de surveil-
lance ou les relevés de température, constituent des re-
présentations donnant lieu, une fois traitées, à de nou-
velles représentations. Cette croissance exponentielle
met au jour la diversité des représentations concur-
rentes du monde et, paradoxalement, accentue l’incer-
titude et renforce le sentiment que le monde "non
connu" reste plus vaste que le monde "connu".
ACCESSIBILITÉ. Beaucoup d’informations archi-
vées dorment ou restent la propriété exclusive d’utili-
sateurs publics ou privés qui en tirent une part impor-
tante de leur pouvoir. Mais on ne peut nier que la masse
des représentations accessibles à n’importe qui ne cesse
de croître, grâce aux moteurs de recherche performants,
à l’exigence d’accès aux données publiques, ou encore

13
Une tout autre École

à la numérisation de documents écrits et imprimés, aux


réseaux sociaux, etc.
DIRECTION DES FLUX. Les acteurs qui produisent
et font circuler les informations et représentations se
sont multipliés et diversifiés. Les traditionnels produc-
teurs et distributeurs perdent leurs monopoles : pensons
aux photos, musiques et vidéos, mais aussi aux infor-
mations sur l’actualité, et même aux analyses statis-
tiques. Les professionnels et experts jadis légitimes ont
désormais des concurrents qui, de plus en plus facile-
ment et à faible coût, peuvent traiter les données, les
mettre en forme et les diffuser. Les flux jusqu’alors sur-
tout descendants, deviennent de plus en plus latéraux,
de pair à pair. Les experts doivent de plus en plus jus-
tifier leur légitimité. Leurs statuts et leurs titres ne suf-
fisent plus à donner à leur parole le statut de vérité.
ACTEURS NON HUMAINS. A ces acteurs humains
en nombre croissant, il faut ajouter les acteurs-ma-
chines. Baecker attire notre attention sur le fait que l’or-
dinateur n’est plus seulement support de communica-
tion mais réellement acteur de la communication. Il
peut participer désormais à la communication d’une
manière que nous pensions jusqu’alors exclusivement
réservée aux humains. Les messages que nous lui fai-
sons parvenir enrichissent sa mémoire. Les questions
que nous lui adressons le conduisent à extraire de cette
mémoire ce qui répond à nos questions et correspond à
notre profil, profil dont la connaissance lui permet de
préciser nos attentes. Ainsi parvient-il de mieux en
mieux à ajuster sa réponse à nos attentes, comme le fe-
rait un humain en décodant notre question, en obser-
vant notre attitude durant l’interaction et en interprétant
le tout à la lumière des stéréotypes et de ce qu’il sait de

14
Nous changeons de société

nous. L’ordinateur, quant à lui, calcule sa propre con-


tribution à la communication sur la base d’un réseau
d’algorithmes qui devient aussi complexe que la cons-
cience humaine, mais repose sur des bases différentes
(le langage mathématique plutôt que parlé, le traite-
ment "froid" plutôt que "chaud"). Il semble que cette
irruption de communicants non humains soit l’un des
éléments clés de la "catastrophe" à laquelle nous
sommes confrontés, l’un des éléments radicalement
neufs avec lesquels nous devons désormais composer.
INTERTEXTUALITÉ. Les ordinateurs et internet ont
déjà affecté nos pratiques d’écriture et de lecture. La
longueur des textes tend à se réduire puisque les auteurs
ne disposent que de peu de temps pour capter l’atten-
tion sur-sollicitée d’autrui. Mais ce qui se modifie en-
core plus radicalement, ce sont les liaisons des textes
entre eux. Désormais, tout texte (ou autre forme de re-
présentation) peut renvoyer à un autre. Internet nous in-
cite sans cesse à quitter le texte que nous sommes oc-
cupés à lire, soit par les liens hypertextes que les au-
teurs insèrent eux-mêmes, soit en raison de la facilité
croissante avec laquelle nous pouvons trouver, grâce
aux moteurs de recherche, d’autres documents nous
permettant d’approfondir, butiner ou comparer. Nous
ne sommes plus captifs de l’auteur, ne prenons plus né-
cessairement le temps de suivre l’entièreté de son rai-
sonnement. La lecture s’en trouve transformée. L’écri-
ture aussi. Elle tend à devenir plus lapidaire mais aussi
plus intertextuelle (copier-coller devient une habitude).
INTERACTIVITÉ. Ce qui précède n’est pas sans lien
avec la montée de l’interactivité, autre changement
marquant découlant d’internet. Dans la civilisation de
l’imprimé, production et réception de représentations

15
Une tout autre École

étaient des actes assez clairement séparés. « On lit un


livre ou un journal en s’isolant des autres. Un lecteur
ne peut pas entrer en conversation avec l’auteur. […]
Ils ne peuvent pas engager un dialogue "en temps
réel" » (Rifkin, 2014, pp. 269-270). Or, on peut se de-
mander si internet ne réintroduit pas certaines formes
de communication caractéristiques des cultures orales,
« où les pensées allaient et venaient d’une personne à
l’autre en laissant ouvert ce qui allait suivre » (idem,
p. 270). Cette facilitation technique du dialogue – fût-
il écrit, comme dans le cas du clavardage – peut aussi
bien déboucher sur l’interaction que sur l’interactivité,
deux types d’échange qu’il ne faut pas confondre. L’in-
teraction est un processus où la réciprocité tient une
place centrale alors que l’interactivité est souvent illu-
sion d’échange, simulacre de dialogue et agitation.
« Allez-y : téléphonez, tweetez, facebookez, courrielez
! Le résultat, hautement prévisible, est chaque jour
identique : y a les pour, et y a les contre, ceux qui ai-
ment et ceux qui n’aiment pas. Bon, et maintenant, que
fait-on ? Justement : on ne fait rien. On se contente
d’enregistrer les réactions… et on tourne la page.
Soyez heureux, braves gens, vous êtes intervenus dans
les médias ! » (Myriam Tonus, 2014). Qu’internet
ouvre la voie à l’interaction aussi bien qu’à l’interacti-
vité montre bien l’ambivalence de ce dispositif tech-
nique. Comme le dirait Bernard Stiegler (2014), inter-
net est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un remède
et un poison.
On comprend que tous ces changements aient un
profond impact sur l’École. Mais je n’analyserai cet
impact que dans le chapitre 2, après avoir décrit les
quatre autres changements affectant nos sociétés.

16
Nous changeons de société

Ce qui change au niveau du système social


Ainsi que je l’ai déjà souligné, l’hypothèse de
Luhmann et Baecker est que les innovations relatives
aux supports d’archivage et d’échange de représenta-
tions du monde constituent une "catastrophe" pour les
sociétés dans lesquelles elles surviennent. Leur hypo-
thèse est que le surcroît de représentations en circula-
tion qu’elles génèrent ne peut plus être assumé dans le
cadre des structures en place, qui sont dès lors malme-
nées. Baecker ne décrit pas les processus au gré des-
quels se réinstaure un certain ordre, synonyme de sta-
bilité relative et de prévisibilité, mais je considère pour
ma part que les nouvelles structures sont le fruit d’ini-
tiatives de multiples acteurs. Certains d’entre eux sont
en effet poussés à réagir parce que leur position anté-
rieure est mise en difficulté par l’innovation, tandis que
d’autres sont incités à agir parce que cette innovation
ouvre pour eux de nouvelles opportunités.
LA CATASTROPHE DE L’IMPRIMÉ. Pour appréhen-
der ce qui est en train de se jouer, évoquons brièvement
ce qui s’est passé lors de la précédente rupture, c’est-à-
dire lors de l’apparition de l’imprimé. Lorsque survient
cette innovation, les sociétés sont structurées en strates
hiérarchisées. Les rôles des différentes strates sont clai-
rement distincts et les frontières entre strates quasi
étanches : les humains naissant par hasard dans une de
ces strates ont toutes les chances d’y être encore à
l’heure de leur mort. Les strates inférieures n’ont pas
accès à l’excès de représentations générées par l’écrit :
cet accès est réservé aux strates supérieures.
Avec l’imprimé, cet ordre est progressivement
mais fondamentalement bouleversé, et les nombreuses

17
Une tout autre École

perturbations résultant d’un surcroît de complexité gé-


nèrent peu à peu une "solution" structurelle, celle de la
différenciation fonctionnelle. Au lieu de strates hiérar-
chisées, des sous-systèmes fonctionnels se mettent pro-
gressivement en place. L’éducation est un de ces sys-
tèmes fonctionnels. Mais bien d’autres coexistent,
comme le militaire, le religieux, le politique, le médi-
cal, l’économique, le scientifique ou l’artistique. Cha-
cun de ces systèmes privilégie un certain nombre d’in-
formations à l’exclusion des autres. C’est ce qui leur
permet de fonctionner efficacement, de ne pas être trop
embarrassés par la complexité et le bruit, de laisser au
dehors quantité d’informations non pertinentes pour
leur sous-système. Des cloisons sont donc instituées,
comme à la période précédente, mais au lieu de séparer
des strates, elles séparent des fonctions. Ce qui change
fondamentalement, c’est aussi que les individus parti-
cipent simultanément à plusieurs sous-systèmes : un
enseignant est aussi père, citoyen, et peut-être croyant ;
il a aussi recours ponctuellement à de nombreux autres
sous-systèmes (médical, économique, judiciaire,…).
Mais quand il est à l’école, on attend de lui qu’il laisse
dehors ses autres rôles et les représentations qui vont
avec. La différenciation fonctionnelle met donc de
l’ordre en définissant dans chaque sous-système le type
de communication adéquate, les rôles et les hiérarchies
internes. Elle réduit le bruit et la complexité.
LA CATASTROPHE D’INTERNET. C’est cette "solu-
tion" que les nouveaux modes de communication infor-
matique mettent en difficulté. Ils font sauter les ver-
rous, les cloisons, les séparations de rôles, mais aussi
les hiérarchies internes aux sous-systèmes. Ils relient
ceux-ci et les font s’interpénétrer de plus en plus. De

18
Nous changeons de société

nouvelles informations passent à travers les frontières


de plus en plus poreuses. L’autorité de l’enseignant, du
chercheur, du médecin, du politique ou du chef d’en-
treprise est mise à mal. Le cloisonnement des disci-
plines scientifiques, et des matières scolaires qui y sont
connectées, est lui aussi questionné.
L’innovation au niveau des médias et les innom-
brables actions qu’elle déchaîne densifient de plus en
plus les liaisons entre systèmes territorialisés (les
États), mais aussi entre sous-systèmes (les secteurs et
domaines d’activité). Les multiples systèmes et sous-
systèmes tendent ainsi à n’en former plus qu’un, ce qui
rend de plus en plus difficile le maintien de la structure
propre à chacun d’entre eux. Si nous reprenons la mé-
taphore du filet, nous dirons que la taille de ce filet, de-
venue gigantesque, suffit à rendre impossible le main-
tien de la structure spécifique des filets autrefois relati-
vement autonomes. A vrai dire, ce qui arrive aux sys-
tèmes sociaux ressemble fort à ce qui arrive aux textes.
Désormais plus étroitement inter-reliés, ils s’en trou-
vent chacun davantage questionnés et perdent de leur
pouvoir structurant.
NOUVEAU CHAPITRE. Ainsi s’ouvre un nouveau
chapitre de l’histoire humaine. Ce qui va s’écrire dans
ce nouveau chapitre est à la fois déterminé et indéter-
miné, déjà écrit et à écrire. Ce qui est déterminé – peut-
on dire déjà joué ? –, c’est l’intégration croissante des
systèmes étatiques dans un système global. Ce qui est
presque déterminé, c’est la disparition ou en tous cas le
fort affaiblissement de l’autonomie des sous-systèmes
fonctionnels.
Le reste demeure relativement indéterminé.
Certes, pour reprendre la métaphore, la complexité et

19
Une tout autre École

l’étendue du filet accroissent l’indétermination des


formes que celui-ci va prendre. Mais rien ne dit que la
structure sociétale de demain va se résumer à ce vaste
filet souple pouvant prendre toutes les formes imagi-
nables au gré de l’hypercomplexe combinaison des in-
nombrables actions et liens. Car des acteurs travaillent
à l’émergence de nouvelles structures relativement
stables et stabilisantes destinées à favoriser l’apparition
de certaines configurations et à freiner le développe-
ment d’autres. Toutes ces structures n’ont cependant
pas une chance égale d’advenir. Elles sont pour l’ins-
tant l’enjeu de luttes entre des acteurs dont les forces ne
sont pas égales et ont en partie changé du fait de la ré-
volution en matière de communication et de la globali-
sation des systèmes. Raison pour laquelle nous allons
nous intéresser au troisième type de changement : celui
concernant le pouvoir.

Ce qui change au niveau du pouvoir


Le pouvoir est largement absent des réflexions de
Rosa et Baecker puisqu’ils s’intéressent davantage aux
systèmes qu’aux acteurs. Ainsi tendent-ils à présenter
des récits où les structures s’imposent aux acteurs, et à
ne pas considérer l’histoire comme le produit d’inter-
ventions d’acteurs susceptibles de l’orienter. Pour com-
pléter leurs analyses pertinentes, il me paraît important
de combler un tel manque et d’identifier notamment ce
qui change au niveau du pouvoir.
Pour parler de ces changements, il me semble utile
de distinguer deux dimensions du pouvoir : la puis-
sance et l’influence. J’appellerai puissance le potentiel
de pouvoir. Cette puissance peut tenir notamment à ma

20
Nous changeons de société

fortune, mon réseau de relations, mes compétences


stratégiques, les prérogatives liées à mon rang dans la
structure hiérarchique. Mais cette puissance n’est pas
pouvoir si je ne peux ou ne veux influencer grâce à elle
les conduites d’autrui dans un sens correspondant à
mon dessein, que celui-ci consiste à maximiser mes in-
térêts ou à faire advenir ce que je crois être le bien com-
mun ou ce que je crois être bon pour l’autre. J’ai beau
avoir la puissance, si je ne l’utilise pas, je n’exerce pas
de réel pouvoir.
Le pouvoir change à ces deux niveaux : ce qui
fonde la puissance est en train de changer, tout comme
ce qui fonde l’influence.
INFLUENCE. Pour exercer une influence sur autrui,
je peux fondamentalement actionner trois ressorts : ses
peurs, ses désirs (ou besoins) et ses représentations.
Pour orienter quelqu’un en fonction de ses peurs, je
dois être en mesure (ou faire croire que je suis en me-
sure) de faire advenir ce qu’il craint, par exemple la
mort, la perte de liberté, l’appauvrissement, l’esseule-
ment, la marginalisation, l’exclusion, la honte, la perte
de légitimité, etc. C’est en activant ces peurs, du fait de
la puissance que me confère mon arsenal guerrier, la
loi, les normes sociales, ma légitimité ou tout autre élé-
ment, que je suis en mesure de faire faire à autrui ce
que j’attends de lui : qu’il me serve, me respecte,
m’aide, me fasse réussir, laisse de la place à autrui, etc.
Mais la peur n’est qu’un des ressorts de l’in-
fluence. Le désir en est un autre. Pour orienter
quelqu’un en fonction de ses désirs (ou besoins), je dois
être en mesure de lui proposer par exemple un objet,
des ressources ou une relation qui lui permettent (ou lui
font croire qu’ils lui permettront) d’assouvir son désir

21
Une tout autre École

ou combler son besoin de reconnaissance, de sécurité,


d’argent, de pouvoir, de justice ou d’autre chose. C’est
en pouvant lui donner un salaire, un objet convoité, une
récompense honorifique, une promotion, une protec-
tion, une réduction d’impôt que je peux l’amener à faire
ce que je souhaite qu’il fasse : travailler pour moi, iso-
ler sa maison, acheter mon produit, adopter mes idées,
s’enrôler pour une cause, faire pencher la décision pu-
blique dans telle direction, etc.
Mon influence sur autrui peut aussi mobiliser un
troisième ressort : celui des représentations qu’autrui se
fait du monde et de ses rapports au monde. Il est alors
possible d’influencer non seulement la représentation
qu’il se fait de tel problème ou de telle situation, mais
aussi ce qu’il désire et craint (puisqu’aucun désir ou
peur n’est inscrit par essence dans l’Homme, comme le
montre l’estompement de la peur de mourir chez les ex-
trémistes). Cette voie d’influence est nettement moins
directe que les autres. Elle est aussi plus imperceptible.
Mais elle s’exerce en amont des deux autres modalités
d’influence et peut de ce fait diffuser ses effets plus en
profondeur et en extension.
Or je fais l’hypothèse que l’influence s’exerce de
plus en plus par un travail sur les représenta-
tions. Certes, depuis toujours, le travail sur les repré-
sentations a été vecteur d’influence. Mais dans la "nou-
velle société", chacun a désormais à sa portée des re-
présentations concurrentes du monde et peut en chan-
ger d’autant plus facilement que les normes s’effritent.
Ainsi augmente le risque de voir autrui abandonner les
représentations qui me permettaient de l’influencer,
tout comme la chance de le voir adopter mes représen-
tations, auxquelles il était auparavant réfractaire. Cette

22
Nous changeons de société

volatilité justifie de prêter une attention accrue à ce res-


sort de l’action d’autrui. Les représentations d’autrui
deviennent donc une des cibles privilégiées de ceux qui
entendent agir sur les conduites d’autrui (avec les meil-
leures intentions ou les pires). S’ouvre ainsi un large
champ d’action, allant des représentations les plus con-
crètes aux représentations les plus générales, ces ma-
trices cognitives ou paradigmes en vertu desquelles je
considère par exemple que les individus sont avant tout
intéressés ou au contraire altruistes.
PUISSANCE. La puissance – condition nécessaire
mais non suffisante pour espérer exercer une influence
– peut être fondée par exemple sur mon capital écono-
mique, mes compétences, mon réseau de relations, le
mandat qui m’est conféré ou la détention d’informa-
tions. A l’instar de ce qui fonde l’influence, ce qui
fonde la puissance change aussi. Je fais en effet l’hypo-
thèse que la puissance repose de plus en plus sur l’in-
formation. Ce changement s’explique en partie par le
déplacement des modalités d’influence des désirs et
peurs vers les représentations. Mais aussi par le fait que
l’information devient de plus en plus un outil straté-
gique pour qui cherche à influencer efficacement via
les peurs ou désirs. L’accumulation croissante de don-
nées individualisées permet en effet de personnaliser
davantage les stimuli de peur ou de désir. Certes, avant
internet, l’étude scientifique des facteurs influençant
les comportements humains permettait déjà de diffé-
rencier les instruments d’influence et de marketing, par
exemple en proposant des stimuli spécifiques aux
femmes et aux hommes, aux jeunes et aux vieux. Mais
désormais, il devient possible d’identifier individuelle-
ment les peurs et désirs sur lesquels jouer pour orienter

23
Une tout autre École

les conduites de telle ou telle personne. Ceux qui dé-


tiennent ce type d’information peuvent donc amener
dans le voisinage de la zone d’attention de l’individu ce
qui est le plus susceptible de lui faire peur, de lui faire
envie ou de le faire changer de représentation.
DISTRIBUTION DU POUVOIR. Les changements
dans le domaine du pouvoir ne se limitent cependant
pas à ces deux déplacements. Du simple fait du double
déplacement décrit ci-dessus, les nouveaux puissants
sont ceux qui savent capter et traiter d’énormes masses
d’informations ou ceux qui peuvent acheter les services
des premiers, tandis que les nouveaux influents sont
ceux qui savent agir sur les représentations ou savent
s’adjoindre les services de lobbyistes, think tanks et
"communicants".
Dans le même temps, on observe une distribution
moins inégale de la puissance et de l’influence. Influen-
cer les conduites d’autrui via le ressort des représenta-
tions demande moins de concentration de puissance
que les actions visant à combler les désirs ou à susciter
les peurs. Mais l’usage des ressorts de la peur et du dé-
sir tend lui-même à se démocratiser du fait des nou-
veaux médias, qui rendent plus accessible l’informa-
tion, moins coûteuse sa diffusion et plus aisée la cons-
titution de groupes de pression temporaires. Les
"faibles" peuvent plus qu’avant faire peur parce que les
nouveaux médias facilitent l’usage effectif et efficace
de droits qui leur ont été légalement octroyés. Ils peu-
vent plus qu’avant mobiliser les désirs grâce à la mul-
tiplication des échanges de pair à pair.
Qui dit démocratisation ne dit cependant pas éga-
lité de pouvoir mais plutôt précarisation du pouvoir :
par le biais de campagnes d’informations, de scandales

24
Nous changeons de société

révélés, d’obtention de bases de données secrètes ou de


boycott de produits, les plus puissants peuvent désor-
mais être plus facilement déchus de leur trône, sans que
cela les empêche, en attendant, d’exercer leur pouvoir,
avec cependant le souci constant de ne pas voir divul-
guer d’informations qui leur causeraient du tort (ce qui
constitue déjà, dans le chef des activistes les prenant
pour cible, une manière d’orienter leur conduite).
Le système globalisé est ainsi parcouru par des
agir régulateurs de plus en plus nombreux et multidi-
rectionnels. Chaque individu ou collectif est désormais
la cible de multiples régulations, parfois contradic-
toires, entre lesquelles il lui faut arbitrer de manière
plus ou moins libre et consciente. La régulation descen-
dante, unidirectionnelle et relativement univoque est
ainsi progressivement remplacée par un système d’in-
ter-régulation. Être agi – ou agité – en tous sens, tel est
dès lors le destin des individus habitant la "société nou-
velle".

Ce qui change au niveau des individus


Ce qui va advenir du système sociétal, autrement
dit ce qui va émerger comme institutions structurante,
dépend en partie des rapports de pouvoir que nous ve-
nons de décrire. Cela dépend aussi des actions dé-
ployées par les individus, eux aussi affectés par ces
nouveaux modes de communication qui, dans le monde
industrialisé du moins, sont venus amplifier les proces-
sus antérieurs d'affaiblissement des interdits et de mul-
tiplication des possibles. Ces divers processus affectent
la manière dont les individus définissent ce qu’est la vie
bonne, mais aussi leur rythme de vie, leurs stratégies,

25
Une tout autre École

leurs parcours et leurs identités.


VIE BONNE. Selon Rosa, la représentation de la vie
bonne change dans la modernité avancée, une vie
bonne étant désormais une « vie bien remplie, […] où
l’on profite autant que possible de tout ce que le monde
peut offrir, et où l’on exploite aussi largement que pos-
sible ses potentialités et ses propositions » (2013, p.
223). La liste des vies qui nous sont autorisées et acces-
sibles s’est en effet considérablement allongée avec le
développement des moyens techniques et la levée d’in-
terdits. Le fait que nombre d'entre nous aient renoncé à
la certitude d’une vie après la mort n'est pas sans lien
avec cette nouvelle définition de la vie bonne et avec le
fait que nombre d’individus perçoivent positivement
certains aspects de la "nouvelle société" et n’entendent
pas y renoncer, en dépit de ses aspects aliénants.
RYTHME DE VIE. On voit bien que cette définition
de la vie bonne induit l’accélération du rythme de vie.
Car, comme le dit Rosa, l’homme contemporain ne
peut qu’être saisi par la « disproportion entre les op-
tions pratiquement inépuisables qu’offre le monde et la
quantité limitée de possibilités effectivement réali-
sables dans une vie individuelle » (2013, p. 224). Pour
combler cet écart, « l’accélération présente la perspec-
tive la plus prometteuse ». Tout cela génère évidem-
ment des tensions entre nos envies de tout vivre et ce
que cette envie nous amène à vivre au quotidien en
termes d’accélération, de stress, de sentiment d’ur-
gence, de manque de temps, d’impression que le vécu
si rapidement vécu ne laisse pas de trace durable, d’as-
piration à des îlots de décélération (que le marché peut
vendre comme une nouvelle expérience de vie à caser
dans le temps restreint d’une vie).

26
Nous changeons de société

STRATÉGIES. Tant Rosa que Baecker, et d’autres


encore, soulignent combien les stratégies des individus
tendent à devenir adaptatives et situatives plutôt que
programmées et planifiées. Il s’agit désormais d’être
pragmatique. Avec l’augmentation de l’incertitude, dit
Baecker, il est seulement possible de réagir pragmati-
quement. Dans la "prochaine société", dit-il, nous al-
lons être « préoccupés de déterminer cas par cas le pas
suivant à faire, en risquant un coup d’œil furtif sur les
conditions qui règnent à ce moment-là et à cet endroit-
là » (2007b, traduction par nos soins). Il cite aussi
Ashby (1958), pour qui les nouvelles règles straté-
giques consistent à regarder ce qui arrive, pas pourquoi
ça arrive ; à ne pas collecter plus d’informations que
nécessaire ; et à considérer que seuls les problèmes
d’aujourd’hui peuvent être résolus. Mais c’est Rosa qui
fait des nouvelles stratégies individuelles l’analyse la
plus fine, en proposant l’image évocatrice d’un indi-
vidu progressant sur une pente qui s’éboule. Un indi-
vidu dès lors condamné à être constamment sur le qui-
vive, à guetter l’environnement immédiat plutôt qu’à
fixer l’horizon. Nous serions donc obligés d’être réac-
tifs sous peine d’être exclus ou de perdre certains avan-
tages. Ceux qui se situent plus haut dans la hiérarchie
sociale et risquent moins la chute se soumettent eux-
mêmes à de telles logiques parce qu’ils veulent laisser
ouvert le maximum d’opportunités et pouvoir les saisir
au moment où elles passent. Ainsi les stratégies adap-
tatives concernent-elles tout le monde, puisqu’elles
s’enracinent aussi bien dans les injonctions d’adapta-
tion adressées aux dominés que dans l’appétit des do-
minants pour une vie saturée d’expériences riches et
variées.

27
Une tout autre École

PARCOURS ET IDENTITÉS. Il est logique dès lors


que les parcours soient moins programmés et plus indi-
vidualisés. Les diverses composantes de l’identité sont
désormais combinées plus librement et révisées plus ai-
sément. Si bien que les identités elles-mêmes devien-
nent situatives. Comme le souligne Rosa, « il est inté-
ressant de se demander […] si, dans la description que
nous pouvons faire de nous-mêmes, nous ne nous abs-
tenons pas d’intégrer des prédicats identitaires, qui sug-
gèreraient une stabilité inexistante : on n’est pas bou-
langer, mais on travaille (depuis deux ans) comme bou-
langer, on n’est plus le mari de Y, mais on vit avec elle,
on n’est pas munichois ou conservateur mais on habite
(pour les quelques années à venir) Munich et on vote
conservateur. Cette perspective implique finalement
l’idée d’un rétrécissement de l’identité ; le soi se com-
prime finalement jusqu’à devenir un "soi ponctuel" dé-
pourvu de ses prédicats, qui ne s’identifie plus (entiè-
rement) à ses rôles et à ses relations, […] mais adopte
à leur égard une relation quasi instrumentale » (2013,
p. 182). Ce qui est ainsi abandonné, « c’est l’idée d’un
projet identitaire visant la durée ou le long terme, et
donc [l’idée] d’une autonomie permettant au sujet,
quels que soient les contextes, et avec une certaine per-
manence, de poursuivre […] des buts qu’il a lui-même
définis » (Rosa, 2013, p. 292). La promesse d’une maî-
trise du futur semble ainsi s’éteindre, mais cette identité
situative n’est pas nécessairement perçue comme un
manque ou une menace. Elle peut être perçue « au con-
traire joyeusement comme porteuse de possibilités »
(Rosa, 2013, p. 290). Nous retrouvons ici encore cette
même ambivalence face à ces évolutions… Et il nous
faut tenir compte de la valence positive que beaucoup

28
Nous changeons de société

d'entre nous donnent à ces évolutions si nous voulons


imaginer une voie d’avenir qui ait une chance d’empor-
ter l’adhésion.
De fait, notre position par rapport à la "nouvelle
société" est ambivalente. Nous trouver face à de mul-
tiples possibles, pouvoir bifurquer, réorienter notre vie,
combiner des situations jadis improbables, être la cible
de régulations multiples et contradictoires est à la fois
synonyme de liberté et d’aliénation. Liberté parce que
nous percevons désormais qu’aucune influence ne va
de soi, n’a d’évidence, parce que nous pouvons faire
des choix et plus facilement qu’avant nous échapper
d’une situation qui nous pèse… Mais aliénation aussi
parce qu’un tel contexte ne nous laisse jamais en paix,
parce que nous risquons de rester dépendants de nos
désirs entretenus par les propositions que les machines
fondent sur l’expression antérieure de nos préférences
et opinions, parce que nous pouvons être des girouettes
incapables de tenir dans la durée une ligne directrice et
des stratégies cumulatives, parce que, selon la formule
devenue célèbre, nous agissons trop souvent « à l’insu
de notre plein gré », croyant poser librement des choix
pourtant manipulés.

Ce qui change au niveau des institutions


Ces "nouveaux" individus que nous sommes struc-
tureront les institutions du futur. Mais nos actions et in-
teractions s'inscrivent dans le cadre de rapports de pou-
voir partiellement redéfinis, Je pars en effet du présup-
posé que les acteurs restent partiellement maîtres de
l’Histoire, même si l’éventail des possibles est redéfini
partiellement par l’irruption des nouveaux modes de

29
Une tout autre École

communication.
Reprenons : les nouveaux modes de communica-
tion et la fusion des systèmes et sous-systèmes en un
système globalisé apparaissent inéluctables. Ils tendent
à allonger la liste des formes que peut prendre le sys-
tème, et dès lors à accroître fortement l’incertitude et
l’indétermination. Mais les structures sociales ont pré-
cisément pour fonction de restreindre l’univers des
configurations possibles et de rendre plus probable
l’apparition de certaines d’entre elles. On comprendra
dès lors combien est importante la question de la cons-
titution de ces nouvelles structures.
Ces structures prennent la forme d’institutions. Les
sous-systèmes fonctionnels de l’époque moderne sont
(étaient) des institutions. Une des caractéristiques des
institutions est de permettre à de nombreux individus et
organisations de partager des valeurs, des finalités, des
normes, des modalités d’interaction, et de faire de tout
cela des quasi-routines, des quasi-évidences dont les in-
dividus tendent à oublier qu’elles résultent de proces-
sus historiques et que d’autres sociétés contemporaines
vivent dans le cadre d’autres institutions. L’École est
(était ?) une de ces institutions majeures.
DÉSTRUCTURATION. Ces institutions paraissent
stables et quasi immuables à l’échelle d’une vie hu-
maine. Mais elles ont une histoire. Elles n’ont pas
existé de tous temps et peuvent dès lors à un moment
donné être renvoyées aux archives de l’histoire, surtout
quand s’opèrent des changements sociétaux fondamen-
taux. Nous sommes dans une telle période et il n’est dès
lors pas étonnant que nombre d’institutions perdent
leur statut d’évidence, d’immuabilité, de stabilité et de
facteur de rassurance. Il est tout aussi normal que les

30
Nous changeons de société

organisations qui les composent se différencient,


s’autonomisent, s’émancipent, soient en recherche. Car
les institutions ne les protègent plus des interpellations
externes. Au contraire, elles deviennent un fardeau. Les
organisations se sentent obligées de montrer qu’elles ne
sont plus (ou plus seulement) le simple décalque d’un
modèle mille fois répliqué. Elles se mettent en re-
cherche. Il y va de leur survie. Elles doivent retrouver
la confiance de leurs usagers ou apaiser les tensions in-
ternes. Ce qui les met en marche n’est pas seulement
leur mise en compétition à travers les nouveaux instru-
ments managériaux. C’est avant tout une profonde re-
mise en question de leur raison d’être, du fait des trans-
formations sociétales.
Nombre d’institutions phares de la modernité
voient ainsi les organisations qui les composent se sin-
gulariser, se différencier, expérimenter des alternatives.
Ainsi les institutions se fragmentent-elles peu à peu.
Certaines organisations quittent la sphère d’influence
de leur institution. De nouveaux acteurs et organisa-
tions non inféodés à ces institutions proposent des ser-
vices similaires à ceux qu’elles assumaient. De tels pro-
cessus sont normaux en période de profonde transfor-
mation sociétale.
RESTRUCTUATION ? Mais les organisations ainsi
progressivement autonomisées n’adoptent pas toutes le
même modèle. Etant en recherche et investies par des
acteurs aux intérêts et représentations divers, elles sont
porteuses de projets institutionnels différents. L’an-
cienne institution devient ainsi un champ de lutte dont
l’un des enjeux principaux, souvent peu perçu, est
l’émergence de la nouvelle institution. L’issue de cette
lutte ne dépend pas uniquement des rapports de force

31
Une tout autre École

internes à l’institution moribonde mais aussi des pro-


cessus similaires de déconstruction-reconstruction qui
se trament dans d’autres institutions, et ce d’autant plus
que nous sommes dans un système décloisonné et mon-
dialisé.
Cette effervescence peut déboucher sur de nou-
velles institutions. Mais l’émergence d’institutions
structurantes dans le nouveau système social globalisé
parait de plus en plus délicate du fait de la grande ex-
tension et de la complexité de ce système. Au point que
le scénario d’un monde peu peuplé d’institutions et re-
posant essentiellement sur des marchés et des réseaux
(qui sont eux-mêmes des institutions) n’est pas à ex-
clure.

32
Trois scénarios pour l’École

Parmi les structures institutionnelles destinées à


charpenter le système et à lui conférer un peu plus de
rigidité, les institutions éducatives occupent une place
particulière. Elles sont vectrices d’intégration, de
normes et de valeurs. Elles aident les individus à élabo-
rer (ou leur inculquent) une définition de la vie bonne,
des stratégies d’action, un rapport à l’identité. Elles leur
apprennent à se positionner par rapport au pouvoir (à
l’exercer, le contester ou le subir). Ces institutions
axées sur le cognitif sont d’autant plus importantes
dans la "nouvelle société" que les individus doivent
sans cesse faire des arbitrages entre les multi-régula-
tions et multi-sollicitations dont ils sont les cibles. Elles
sont d’autant plus importantes si, comme j’en fais l’hy-
pothèse, la puissance est de plus en plus fondée sur l’in-
formation et si l’influence s’exerce de plus en plus via
les représentations. Mais ce potentiel impact est aussi
ce qui réduit la probabilité d’émergence d’une institu-
tion éducative commune car il contribue à ce que
nombre d’acteurs perçoivent le caractère crucial de cet
enjeu et soient dès lors peu enclins aux compromis. Or,
nos sociétés sont plurielles. Il y est généralement diffi-
cile de dégager des accords sur ce que devraient être
l’Homme et la société, et ce d’autant plus lorsque l’en-
jeu des débats est perçu comme crucial.

33
Une tout autre École

Quel avenir peut-on dès lors imaginer pour une


institution scolaire aujourd’hui fragilisée ? L’histoire
n’est pas écrite, mais les scénarios possibles ne sont pas
légions et tous n’ont pas la même probabilité d’advenir.
J’en identifie trois, que j’ai nommés "dispersion à tous
vents", "acharnement thérapeutique" et "tout autre
chose". Ils diffèrent par la force/faiblesse de l’institu-
tion et par la fidélité ou non à ce type spécifique d’édu-
cation qu’est la forme scolaire, mise en place durant la
période moderne et principalement incarnée dans
l’École (Vincent, 1994 ; Maulini et Montandon, 2005).
Le premier scénario voit se dissoudre l’institution et
laisse les organisations éducatives ainsi autonomisées
choisir d’opter ou non, en tout ou en partie, pour la
forme scolaire ou pour d’autres formes d’éducation. Le
second scénario voit perdurer tout autant l’institution
que la forme, ne remettant en cause que certains élé-
ments du programme institutionnel et de la forme sco-
laire. Le troisième scénario opte pour un abandon de
plusieurs traits majeurs de la forme scolaire afin de pro-
poser une institution éducative commune adaptée à la
nouvelle société.

Dispersion à tous vents


Le premier scénario est donc celui d’une institu-
tion scolaire à ce point fragmentée et dispersée qu’elle
tend à se dissoudre. Un tel scénario découle d’une po-
litique adaptative, c'est-à-dire d’une absence de poli-
tique à long terme. Ce scénario laisse pour l’essentiel
se dérouler le processus de différenciation et d’autono-
misation des organisations qui se manifeste de manière
privilégiée lors des changements de société pareil à ce

34
Trois scénarios pour l’École

que nous vivons aujourd’hui, où nous voyons se fragi-


liser l’institution scolaire et d’autres institutions de la
modernité du fait de la perte d’autonomie des sous-sys-
tèmes fonctionnels et de la révolution des modes de
communication.
INITIATIVES MULTIPLES ET ÉMIETTEMENT. On
peut se demander si ce scénario n’est pas pour l’instant
celui qui tient la corde en Belgique francophone et dans
nombre d’autres pays. A la fois du fait des politiques
mais aussi – et surtout – des initiatives d’acteurs locaux
internes à l’institution ou étrangers à elles. Ces acteurs
sont de gauche ou de droite, traditionalistes ou réfor-
mateurs, affiliés à différentes chapelles ou réseaux.
Tous sont en recherche. Leurs actions partent dans des
directions variées. Parmi les initiatives externes à l’ins-
titution scolaire belge francophone, notons les écoles
privées, européennes ou internationales (scolarisant en-
semble 6 % des enfants de 5 à 9 ans résidant en région
bruxelloise) ainsi que les MOOCS (cours en ligne ou-
verts à tous) offerts par l’étranger. Il y a fort à parier
que ces initiatives externes vont croître, en particulier
du fait de la modularisation des formations (qui définit
de manière de plus en plus précise les prérequis et les
outputs de fragments de cursus) combinée à la numéri-
sation des contenus de formation. Internet permet de
redessiner les lieux et communautés d’apprentissage en
facilitant la mise à disposition et l’accès à des modules
d’apprentissage, et en mettant ainsi en compétition un
nombre croissant d’opérateurs, par ailleurs de plus en
plus nombreux à se situer en dehors de l’institution sco-
laire.
Mais à l’intérieur du système également, la diffé-
renciation des projets éducatifs se manifeste et ne suit

35
Une tout autre École

plus exclusivement les traditionnelles frontières entre


réseaux d’enseignement libres et publics. Mentionnons
à cet égard les écoles inscrites depuis longtemps dans
des mouvements pédagogiques transnationaux de type
Freinet, Steiner, Montessori ou Decroly mais aussi de
nouveaux réseaux presque toujours affublés de noms
anglais, initiés par des acteurs externes à l’École et dont
la visée est de coacher des établissements scolaires et
de leur attribuer des labels. Ces formes de différencia-
tion s’ajoutent aux différenciations ordinaires, qu’elles
soient visibles (comme dans le cas des écoles d’immer-
sion proposant une partie des cours dans une langue
étrangère) ou moins clairement affichées (lorsqu’elles
résultent des ségrégations des publics et des pressions
des clientèles ainsi différenciées).
Quelles que soient les intentions des acteurs impli-
qués dans ces initiatives, leurs actions participent à
l’émiettement de l’institution scolaire et remettent en
cause l’idée même d’une École commune. Sans doute
espèrent-ils faire tache d’huile, et peut-être même des-
siner les contours de la future institution éducative.
Mais un tel scénario reste peu probable à ce stade. C’est
donc l’émiettement qui domine.
POLITIQUES ADAPTATIVES. Les responsables poli-
tiques ne dressent pas vraiment de digues face à ce pro-
cessus de différenciation et d’intrusion. Parfois même,
ils l’encouragent, fût-ce inconsciemment. Ils fondent
leurs actions sur le diagnostic d’un écart croissant entre
École et société ainsi que sur les bulletins négatifs des
évaluations internationales. Ils constatent aussi la rela-
tive impuissance des politiques traditionnelles de régle-
mentation et de cadrage. Ainsi développent-ils une lo-
gique d’action caractérisée à la fois par l’obsession de

36
Trois scénarios pour l’École

la position dans la compétition internationale entre sys-


tèmes économiques (et donc entre systèmes scolaires
mis au service de cette compétition) et par un souci
d’accroître l’efficacité de leur système éducatif, essen-
tiellement mesurée sur la base d’indicateurs compara-
tifs internationaux. Leur focalisation sur la compétiti-
vité leur fait considérer que ce qui importe avant tout
est l’inadéquation entre l’éducation et l’économie. Tan-
dis que leur souci d’efficacité les laisse subjugués par
les recettes managériales consistant à mettre sous pres-
sion les acteurs locaux quant aux objectifs tout en leur
laissant la responsabilité des moyens de les atteindre.
Ainsi les responsables du système scolaire se sont-
ils lancés dans un processus de nature essentiellement
adaptative. Préoccupés d’efficacité, ils ne traitent pas
en profondeur la question des finalités (quel Homme et
quelle société voulons-nous ?). Ils ne la pensent pas
suffisamment en lien avec les profondes transforma-
tions sociétales que j’ai décrites. Ils se contentent dès
lors souvent de reprendre les objectifs définis par les
grandes institutions internationales qui, telles l’OCDE,
ancrent leur vision dans une logique essentiellement
économique et libérale. Ce faisant, par accumulation de
petites décisions, ils participent à la dislocation de
l’institution scolaire.
Ce dernier diagnostic pourrait paraître à première
vue contestable en Belgique francophone tant le sys-
tème scolaire, autrefois morcelé en réseaux publics /
privés et en pouvoirs organisateurs largement auto-
nomes, n’a jamais paru si unifié. Pensons par exemple
à la montée des évaluations communes à toutes les
écoles, à l’unification croissante des statuts des ensei-
gnants des divers réseaux, à la création d’une structure

37
Une tout autre École

faîtière pour l’ensemble de l’enseignement supérieur


ou encore au projet d’extension du tronc commun au-
delà de 14 ans.
A y regarder de plus près, cette tendance à l’unifi-
cation se combine cependant avec une fragmentation
progressive de l’institution en organisations différen-
ciées. La ségrégation persistante des publics (même en
maternel et primaire), le discours sur la nécessaire auto-
nomie des établissements, la présence de plus en plus
dense de services éducatifs externes à l’institution, le
développement annoncé des cours par internet, le rap-
prochement de plus en plus marqué de l’enseignement
secondaire qualifiant avec la formation professionnelle
ou encore le découpage des programmes éducatifs en
modules d’apprentissage que l’étudiant est de plus en
plus libre de combiner et à terme d’aller chercher hors
du système éducatif belge francophone participent à
cette transformation de l’institution éducative en une
constellation d’organisations visant des finalités de
plus en plus différenciées et adoptant des formes édu-
catives elles aussi variées, plus ou moins proches de la
forme scolaire.
Aux yeux de certains acteurs, une telle évolution
n’est pas problématique. Pour eux, l’adaptation de
l’École à la "nouvelle société" consiste précisément à
flexibiliser et fragmenter l’École et à rendre chacune
des entités ainsi constituées plus attentive aux de-
mandes différenciées des usagers. C’est ainsi, pensent-
ils, que nous pourrons coller aux évolutions sociétales
et nous adapter à la "nouvelle société" constituée d’in-
dividus et de collectifs désormais mobiles, liés par des
interdépendances multiples et moins durablement affi-
liés à des organisations, des institutions ou des États.

38
Trois scénarios pour l’École

Acharnement thérapeutique
Les porteurs du second scénario – tout comme du
troisième – veulent à tout prix empêcher un tel avenir.
Les uns et les autres estiment que la société nouvelle a
besoin – peut-être plus que jamais – d’une institution
éducative commune à tous les membres de la société.
Mais là s’arrête la similitude entre les scénarios 2 et 3.
Car le scénario 2 entend rester, pour l’essentiel, fidèle
à la forme scolaire, tandis que le 3 entend prendre ses
distances vis-à-vis de cette forme.
Comme je crois davantage à la pertinence du troi-
sième scénario, j’ai nommé celui-ci acharnement thé-
rapeutique, voulant souligner ainsi mon scepticisme
par rapport à la stratégie déployée. Ce scénario ne dé-
bouche en effet à mes yeux que sur une institution sco-
laire vieillie, sous perfusion. Ceux qui portent ce scé-
nario croient encore pour l’essentiel à la pertinence de
la forme scolaire, même s’ils reconnaissent la nécessité
d’en aménager des facettes. Ils refusent de courir à tout
prix après le changement et sont méfiants à l’égard de
tout discours adaptatif ou adéquationniste. S’ils sont –
pour faire simple – de gauche, ils estiment que de tels
discours sont au service du monde de l’entreprise et de
la soumission de l’école à la sphère économique. S’ils
sont de droite ou qualifiés comme tels, ils pensent que
ces discours sont le fait de pédagogues constructivistes
niant la tradition et l’importance de la transmission cul-
turelle. Que leur obsession soit plutôt l’égalité (dans le
premier cas) ou plutôt l’efficacité ou la socialisation
(dans le second), ils croient que l’institution scolaire
doit cesser de se laisser hypnotiser par les discours ve-
nus pour l’essentiel d’au dehors du monde scolaire.

39
Une tout autre École

Entre eux, ils divergent essentiellement sur les


contenus et les processus de sélection internes à l’école.
Ils divergent par contre relativement peu sur la forme.
Ils pensent en effet pouvoir laisser quasi intacte la
forme scolaire. A leurs yeux, un ravalement de façade
devrait suffire. Dans ce qui suit, j’esquisse à gros traits
les caractéristiques essentielles de cette forme, m’ex-
posant ainsi au reproche de la caricature.
FIDÉLITÉ À LA FORME SCOLAIRE. Ceux qui tiennent
à la forme scolaire ne pensent pas devoir fondamenta-
lement redéfinir la relation maitre-apprenant. Leurs
scénarios restent dans la ligne du maître savant, cher à
la forme scolaire. À l’opposé du maître ignorant promu
par Jacotot et Rancière (1987), la forme scolaire repose
en effet sur des maîtres qui savent déjà tout ce qu’ils
vont faire apprendre, croient fermement dans la vérité
de ce qu’ils enseignent, et en tous cas ne laissent pas
trop percer leurs doutes éventuels, de crainte de perdre
leur légitimité ou d’embrouiller l’élève.
La forme scolaire repose aussi sur une transmis-
sion essentiellement intergénérationnelle. Elle prévoit
une transmission descendante, de l’adulte qui sait au
jeune qui doit apprendre. Elle ne juge pas nécessaire de
tirer parti des apprentissages de pair à pair portant sur
les objets non scolaires.
A cela s’ajoute le fait qu’elle promeut des normes
impersonnelles s’imposant aussi bien aux élèves
qu’aux maîtres, et n’étant quasi pas négociables. Dans
la forme scolaire, maîtres et apprenants sont sommés
d’endosser leurs rôles et de laisser leurs autres identités
au vestiaire. Les uns sont là pour transmettre et les
autres pour apprendre.
L’École sait en outre quels savoirs il convient

40
Trois scénarios pour l’École

d’enseigner, ce qui constitue le socle commun et ce qui


peut être laissé au choix. Elle détermine souveraine-
ment l’essentiel et l’accessoire. Elle sait quelle disci-
pline permet d’accéder à des compétences transver-
sales, voire est indispensable pour y parvenir.
La forme scolaire repose aussi sur le guidage pas à
pas. Le maître est non seulement savant en son domaine
mais guide dans le cheminement vers ce savoir. Il sait
(ou les concepteurs de programmes savent) par où il
faut passer, quelle est la succession logique des étapes
et dans quel ordre progresser. Ce guidage est au long
cours : le guide voit loin, anticipe et est capable de pla-
nifier le cheminement sur plusieurs années.
Ce guidage est aussi peu différencié : la norme est
le parcours standard, à recommencer à l’identique en
cas d’échec. S’en écarter n’est pensable qu’après iden-
tification d’un manque à combler, avec l’espoir de voir
l’apprenant rejoindre au plus tôt le peloton. La liste à
rallonge des "dys" permet de ranger tout un chacun en
fonction de ses manques.
Tout ceci est cohérent avec le principe d’indépen-
dance de l’École par rapport à d’autres lieux, y compris
à visée éducative. L’École doit être un lieu préservé de
"pollutions" diverses réputées néfastes à l’apprentis-
sage. Dehors règne la complexité, ici règne l’ordre. De-
hors règne l’accélération, ici règne la lenteur. Dehors
règne la surabondance de connaissances, ici règnent les
connaissances triées et labellisées. Dehors se situent les
connaissances accessoires, ici sont les connaissances
fondamentales. L’école se doit d’être le lieu de l’ap-
prendre par excellence. On y a soigneusement séparé
l’apprendre du faire. Et l’apprentissage passe par l’in-
tellect et l’écrit plus que par l’expérience.

41
Une tout autre École

OBSOLESCENCE DE LA FORME SCOLAIRE. J’ai bien


sûr forcé le trait. Mais sur l’essentiel, les tenants du se-
cond scénario croient dans la pertinence de cette forme
d’éducation. Il est cependant possible de montrer que
chacun de ces traits est en profond décalage avec des
caractéristiques fondamentales de la "nouvelle société"
précédemment décrite. Non qu’il faille s’incliner face à
chacune des tendances explicitées dans la première par-
tie de ce texte. Mais mon opinion est que le décalage
entre ces tendances et la forme scolaire est trop impor-
tant, et qu’une institution ne peut pas subsister en allant
à ce point à l’encontre de tendances lourdes. Il ne me
paraît pas imaginable qu’un projet de prolongation
d’une forme vieillie puisse longtemps continuer à em-
porter l’adhésion, et encore moins qu’un jour cette
forme puisse faire à nouveau consensus et être confir-
mée comme constituant le cœur d'une nouvelle institu-
tion éducative commune à tous.
Qu’en est-il par exemple du maître savant dans un
monde où l’accès aux savoirs multiples et en débat, fa-
cilitée par les nouveaux modes de communication, rend
fragile tout savoir ? Qu’en est-il d’une transmission es-
sentiellement intergénérationnelle n’intégrant pas dans
sa dynamique l’apprentissage de pair à pair (y compris
de connaissances ignorées du maître) quand nous vi-
vons dans un monde en pleine accélération où « non
seulement les jeunes et les vieux disposent de savoirs
et de facultés différentes, mais les premiers semblent
avoir systématiquement l’avantage ; [où] tout le monde
s’accorde à reconnaître que les enfants et les jeunes ac-
quièrent de plus en plus les connaissances essentielles
auprès de leurs pairs, et de moins en moins de leurs aî-
nés ou des gens âgés, dont le corpus de connaissances

42
Trois scénarios pour l’École

se dévalue toujours plus vite » (Rosa, 2013, p. 146) ?


Qu’en est-il de la soumission docile des maîtres et ap-
prenants à des normes impersonnelles alors que la per-
méabilité accrue entre sous-systèmes interroge la perti-
nence de toute norme propre à un sous-système ?
Qu’en est-il des savoirs à enseigner ? Quels savoirs
privilégier dans une société plurielle dont les membres
poursuivent des finalités diverses et ne partagent pas les
mêmes représentations ? Quels sont les savoirs ou sa-
voir-faire à ce point indispensables (pour eux-mêmes
ou pour les savoirs et compétences qu’ils seraient les
plus aptes à faire acquérir) qu’il serait justifié de les im-
poser à tous ? Qu’en est-il des formations planifiées
dans la durée dans un monde marqué par l’accélération,
où l’investissement dans le projet de long terme perd sa
légitimité au profit de stratégies situatives ? Comment
l’École peut-elle encore susciter la motivation et l’en-
gagement des apprenants lorsque les apprentissages ne
sont pas perçus par ceux-ci comme directement utiles
et performatifs ? Comment peut-elle imposer le pas-
sage par ce qu’elle considère comme des savoirs-socles
alors que les habiletés peuvent être acquises sans ce dé-
tour ? Comment continuer à nier que des compétences
transversales s’acquièrent par divers chemins, que les
mathématiques, par exemple, ne sont qu’une des voies
d’accès à la rigueur du raisonnement ou à l’abstrac-
tion ?
Et qu’en est-il du guidage peu différencié quand on
sait qu’apprendre dépend de la différence (ni trop insé-
curisante ni trop insignifiante) entre la représentation
personnelle de l’apprenant et celle que le maître lui pro-
pose en même temps qu’il la propose à d’autres ? Com-
ment ignorer que seule une poignée d’entre eux sont à

43
Une tout autre École

ce moment situés à distance optimale pour percevoir la


nouveauté à la fois suffisamment interpellante et sans
risque pour la structure fondamentale de leurs représen-
tations ? Comment encore imaginer une forte clôture
de l’École alors que les éducateurs sont quotidienne-
ment confrontés à la prégnance des vies parallèles de
l’apprenant, aux sollicitations que celui-ci reçoit d’une
multitude d’acteurs qui ne sont pas seulement ses
proches mais des opérateurs professionnels ayant un
pouvoir d’influence et fondant ce pouvoir (et leurs pro-
fits) sur des techniques de captation de l’attention, dont
les plus neuves, fondées sur le numérique, consistent à
se glisser dans les réseaux sociaux et à transformer en
outils de ciblage raffiné les gigantesques volumes de
données que leur livrent gratuitement les usagers ?
Les tenants du second scénario diront que, préci-
sément, toutes ces interrogations justifient plus que ja-
mais le maintien d’une forme scolaire préservée de
telles influences, qu’il importe de ne pas abdiquer de-
vant le relativisme, pour les uns, ou la pensée libérale,
pour les autres, qu’il ne faut pas renoncer à une insti-
tution éducative commune, garante d’un vivre en-
semble qu’ils souhaitent voir se référer au principe
d’ordre (pour ceux de droite) ou d’égalité (pour ceux
de gauche). Mais une telle opinion fait fi de la force
des contradictions entre les traits essentiels de la "mo-
dernité tardive et une forme propre à la modernité,
même partiellement aménagée.

Tout autre chose


Je pense qu'il y a une troisième voie à tracer entre
les scénarios 1 et 2. Une voie qui permette de prendre

44
Trois scénarios pour l’École

en compte des évolutions sociétales sans renoncer à une


institution commune aux ambitions élevées. Cette voie
passe par un abandon de traits majeurs de la forme sco-
laire. Elle n’est qu’un sentier peu emprunté au-
jourd’hui. Un sentier mal tracé qui, à ce jour, a peu de
chance d'être transformé en autoroute. Un sentier à dé-
broussailler. Raison pour laquelle j’ai nommé ce troi-
sième scénario de manière vague. C’est juste "tout
autre chose". C’est encore peu crédible. Mais l’évoquer
peut déclencher les imaginaires, rencontrer des at-
tentes.
Ce troisième scénario consiste à maintenir une ins-
titution éducative commune tout en lui donnant des fi-
nalités et une forme nettement différentes de l’École
actuelle.
Je pense en effet qu’une institution éducative com-
mune à tous les membres d’une société a encore un rôle
primordial à jouer dans la "nouvelle société". Plutôt que
d’avoir des organisations éducatives disparates offrant
leurs services sur un marché, il importe à mes yeux de
vouloir une École commune au double sens de lieu de
vie commun et de socle éducatif semblable. Un lieu de
vie commun partagé par des jeunes différents paraît en
effet essentiel si l’on veut assurer les conditions du
vivre ensemble d’adultes différents. Quant au socle
commun d’éducation, il paraît indispensable si l’on
veut faire des enfants et des jeunes des individus éman-
cipés et responsables capables de se positionner dans
une société complexe où ils seront l’objet de régula-
tions multiples et contradictoires, et notamment des
sollicitations manipulatrices et aliénantes de certains
acteurs puissants. Une institution éducative commune
m’apparaît donc essentielle si nous voulons donner à la

45
Une tout autre École

nouvelle société une configuration sociale égalitaire et


émancipatrice.
Mais cette commune éducation doit absolument te-
nir compte de l’existence d’une variété d’individus et
de leur aspiration à la liberté, à des identités multiples,
à la singularité, à la mobilité, à la vie bonne telle que la
décrit Rosa. C’est en cela que le scénario 3 diffère du
scénario 2. Vouloir prendre en compte de telles aspira-
tions à la singularisation tout en voulant maintenir une
institution éducative commune impose en effet de
questionner en profondeur l’image du maître savant et
guide, la longue liste des savoirs indispensables, la
transmission intergénérationnelle et descendante, la sé-
paration de l’apprendre et du faire, les parcours stan-
dards ou encore la clôture de l’école, bref des traits es-
sentiels d’une forme scolaire obsolète.
Il n’est évidemment pas simple d’imaginer une
telle École, et encore moins simple de l’institutionnali-
ser. Car le scénario 1 tient assurément la corde, et il
n’est pas certain que les tenants du scénario 2 soient
d’accord de venir renforcer les maigres rangs des te-
nants du scénario 3. Ce scénario, c’est pourtant le che-
min que j’invite à emprunter en ébauchant dans le troi-
sième chapitre le récit d’une nouvelle École commune
ne ressemblant que de loin à l’École actuelle.

46
Articuler cursus commun
et individualisé

« Qui suis-je pour oser faire la proposition d’une


tout autre École ? Mais qui sont-ils pour oser le faire,
ceux qui, comme moi, ne maîtrisent qu’une partie des
savoirs sur l’éducation et parlent tout autant que moi à
partir d’un point de vue particulier » ? Telle est la ré-
flexion que je me fais à l’heure d’écrire ces lignes et
que j’aimerais voir appropriée par des citoyens avides
d’imaginer des alternatives et d’en risquer l’expres-
sion… avec modestie, exigence d’explicitation et vo-
lonté de dialogue. Faire en sorte que les individus adop-
tent une telle attitude de recherche et de débat devrait
d’ailleurs être l’une des missions essentielles d’une tout
autre École et l’une des expériences essentielles que
cette École devrait faire vivre en son sein à ceux qu’elle
chercherait à émanciper et responsabiliser.
Tout projet éducatif commence – ou devrait com-
mencer – par l’explicitation des finalités poursuivies.
Mais là débutent les difficultés, non seulement parce
qu’on se heurte vite à des tensions entre les objectifs
que l’on souhaite poursuivre de concert (tensions entre
droits et devoirs, individualisation et socialisation, etc.)
mais plus encore parce qu’il est difficile de dégager un

47
Une tout autre École

consensus explicite, substantiel et cohérent sur de telles


finalités dans des sociétés pluralistes et démocratiques,
où il est normal que les points de vue soient divergents.
Les débats aboutissent dès lors souvent à des finalités
peu compatibles que l’on renonce à hiérarchiser
(comme dans le décret "missions" en Belgique franco-
phone) ou à des finalités insipides, ou encore à une énu-
mération de compétences et savoirs plus concrets non
clairement reliés à des finalités plus générales (comme
dans les compétences socles ou terminales).
Tentons cependant ce délicat exercice qui consiste
à se demander quel type d’individu former au sein
d’une tout autre École commune à tous les membres
d’une société.
A mes yeux, il est impératif que ces visées éduca-
tives tiennent compte de la nouvelle structure sociétale,
qui prend de plus en plus la forme d’un système mon-
dialisé et complexe d’interdépendance entre des indivi-
dus et des collectifs soucieux de ne plus être assignés à
vie à des espaces, des communautés ou des croyances
déterminées, mais qui demeurent inévitablement con-
traints par le tissu de leur liens fonctionnels et affectifs
(même quand ceux-ci sont davantage éphémères et
changeants), par l’emprise qu’exercent sur eux les ac-
teurs les plus puissants du réseau et par la complexité
accrue de la structure-monde qu’ils habitent (com-
plexité qui réduit leur emprise sur le "jeu" et le sys-
tème).
Pour définir les finalités d’une tout autre École,
nous devons prendre acte que cette nouvelle société
structurée en un réseau mondialisé de liens mouvants
va s’imposer et prendre inéluctablement le pas – sans
l’effacer totalement – sur une société segmentée en

48
Articuler cursus commun et individualisé

États et sous-systèmes fonctionnels relativement auto-


nomes (et de ce fait plus maîtrisables). Cependant, l’ac-
ceptation de cette mutation ne signifie pas que les jeux
sont faits, qu’il n’y a plus de place pour l’acteur social,
plus d’Histoire à écrire, plus de choix à opérer entre di-
verses alternatives. Bien que la consolidation de cette
nouvelle société m’apparaisse inéluctable, j’ai dit plus
haut que cette société peut donner lieu à de multiples
configurations, dont le nombre pourrait être infini si
des structures institutionnelles – notamment éducatives
– n’existaient pas pour réduire la diversité des possibles
et accroître la probabilité d’émergence de telle ou telle
configuration plutôt que de telle autre.
Imaginer les contours d’une institution éducative
est donc une démarche politique consistant à dériver,
plus ou moins consciemment, les contours de cette ins-
titution à partir des traits essentiels d’une société perçue
comme désirable. Il est dès lors souhaitable que tout
projet éducatif explicite le type d’être humain et de so-
ciété qu’il tente de faire advenir à travers le travail édu-
catif. Une telle explicitation permet de mettre en débat
la pertinence du projet sociétal sous-jacent ainsi que
son efficacité (le projet proposé ouvre-t-il vraiment la
voie au projet sociétal qu’il prétend servir ?).
DIX HORIZONS. Je dirai donc quels sont les traits
fondamentaux de la société à laquelle j’aspire. Pour ce
faire, je me réfèrerai aux balises du mouvement citoyen
belge Tout Autre Chose, à la rédaction desquelles j’ai
contribué. Elles appellent à une société :
« Démocratique. Une société qui n’accorde pas
seulement le droit de vote mais donne, dans tous les
domaines et à chacun-e, le pouvoir de participer aux
débats et d’être entendu-e. Une société dont le cap est

49
Une tout autre École

davantage fixé par les décisions collectives démocrati-


quement élaborées que par les décisions unilatérales
d’acteurs puissants et par l’addition imprévisible de dé-
cisions individuelles.
Solidaire. Une société où la juste répartition des ri-
chesses est la première des solidarités. Où les garde-
fous complémentaires contre les aléas de la vie sont
fondés sur des droits sociaux plutôt que sur l’assistance
ou la charité. Une société dont le bien-être solidaire ne
se construit pas au détriment de celles et ceux qui vi-
vent ailleurs ou vivront demain.
Coopérative. Une société où la coopération pré-
vaut sur la compétition, l’égoïsme et la monétarisation
des échanges. Une société qui mise sur l’intelligence
collective et l’altruisme, et qui refuse l’accaparement
par quelques-uns des bénéfices tirés d’efforts collectifs.
Écologique. (…) Une société tournant le dos au
productivisme qui épuise les ressources naturelles et à
la marchandisation qui privatise les biens publics.
Juste. Une société qui recherche le juste équilibre
entre les droits individuels et collectifs, et qui vise à
étendre les droits civils, politiques, économiques, so-
ciaux et culturels. Une société qui met en avant la jus-
tice sociale ; où la justice est libre, dispose de moyens
et est accessible à tous.
Égalitaire. Une société qui n’égalise pas seulement
les chances d’accès aux places prestigieuses mais ré-
duit les différences de reconnaissance, de rémunération
et de pouvoir entre les personnes occupant des posi-
tions distinctes.
Émancipatrice. Une société qui ne se satisfait pas
de la liberté d’expression et de choix, mais veut donner
à chacun une réelle liberté. Celle de pouvoir déterminer

50
Articuler cursus commun et individualisé

son projet de vie, de lutter contre les dominations, de


résister aux aliénations et addictions et de ne pas se sou-
mettre à ceux qui tentent de conditionner ses choix.
Créative. Une société qui soutient la créativité sous
toutes ses formes et encourage ses membres à prendre
des initiatives. Non pas seulement pour "trouver des so-
lutions" mais de manière plus fondamentale pour sans
cesse questionner les évidences, renouveler le regard
critique sur le monde, poser de nouvelles questions, ou-
vrir de nouvelles perspectives et initier de nouveaux dé-
bats face à une pensée dominante qui, toujours, veut
laisser croire que nombre de débats ont déjà été tran-
chés et qu’il n’y a pas d’alternatives.
Apaisée. Une société où ne règne pas la peur de la
diversité, où les "autres différents" ne sont pas stigma-
tisés, discriminés ou perçus comme un risque, (…) où
la diversité est au contraire vécue comme un ferment
de créativité, une occasion de réflexivité, un antidote au
dogmatisme et une opportunité d’enrichissement.
Réjouissante. Une société où nous puissions nous
réjouir de la richesse des liens sociaux et du sens pro-
fond que nous parvenons à donner à ce que nous vi-
vons. Une société où le bonheur ne se cherche plus dans
une consommation manipulée ».

Finalités : émancipation et responsabilisation


Une telle société me semble nécessiter une éduca-
tion poursuivant deux finalités fondamentales : l’éman-
cipation de chaque individu et sa responsabilisation. Si
ces deux finalités ne sont pas inéluctablement inconci-
liables, elles suscitent au moins des tensions au niveau
individuel (sous la forme de conflits intérieurs) et au

51
Une tout autre École

niveau collectif (sous la forme de conflits entre groupes


ayant des représentations ou intérêts divergents ou de
luttes de groupes cherchant à s’émanciper d’autres
groupes). Cette tension est inévitable et ne doit pas être
vue négativement. Elle est potentiellement source d’in-
terpellation et de progrès. Coupler ces deux finalités à
première vue antagoniques permet de les contenir dans
certaines limites : mon désir d’émancipation ne peut
occulter mon devoir de responsabilité, tandis que mes
appels à la responsabilité d’autrui ne peuvent servir à
étouffer le désir de ce dernier de s’émanciper. Détail-
lons quelque peu les deux pôles de cette tension cons-
tructive.
ÉMANCIPATION. Le terme d’émancipation rap-
pelle l’idéal de liberté, mais me semble mieux traduire
l’exigence du projet : favoriser le "libre" choix ne peut
en effet suffire puisque que tout choix peut être mani-
pulé et conditionné. S’émanciper implique notamment
de débusquer ces manipulations et conditionnements,
d’être toujours prêt à remettre en cause ses dépen-
dances et ses œillères… et d’être vigilant à ne pas tro-
quer les vieilles dépendances et œillères contre de nou-
velles. Une telle libération de toute dépendance ne peut
cependant jamais être complète. S’émanciper est donc
un processus toujours à recommencer, si bien qu’on de-
vrait parler d’émancipation tout au long de la vie (ex-
pression qui pourrait d’ailleurs avantageusement rem-
placer celle d’éducation tout au long de la vie).
L’émancipation ainsi définie n’est pas une finalité
vraiment neuve mais elle prend toutefois une coloration
nouvelle quand la société adopte la structure d’un ré-
seau de liens plutôt que d’entités fonctionnellement dif-
férenciées et relativement étanches. Car dans une telle

52
Articuler cursus commun et individualisé

société, l’assignation à communauté, à croyance ou à


espace est moins définitive, mais l’aliénation vis-à-vis
d’acteurs capables d’en manipuler d’autres à l’aide
d’anciens ou de nouveaux moyens de domination de-
meure un risque évident. La plus grande ouverture du
champ des possibles tout comme la multiplication d’ac-
teurs cherchant à réguler les actions d’autrui consti-
tuent aussi une nouvelle donne. Ils imposent plus sou-
vent à chacun de faire des choix et, dans la "nouvelle
société", il est difficile de poser ces choix en toute auto-
nomie. La finalité émancipatrice reste donc bien d’ac-
tualité même si les enjeux et les conditions d’émanci-
pation ne sont plus les mêmes qu'hier. Il importe que
l’École place cette finalité au cœur de son projet.
RESPONSABILISATION. Mais cette École doit aussi
veiller à garder le cap sur l’autre pôle de la tension :
celui de la responsabilisation. J’ai choisi ce terme par
défaut, n’en trouvant pas d’autres rendant mieux
compte de ma pensée. Ce terme n’est pas idéal tant il
est souvent associé à la culpabilisation ou à des formes
nouvelles de domination managériale enjoignant aux
dominés de mettre tout en œuvre pour réaliser des ob-
jectifs qu’ils n’ont pas définis. Mais ce terme – ou un
autre – me paraît indispensable pour signifier qu’une
tout autre École ne peut seulement chercher à émanci-
per mais doit aussi veiller à responsabiliser, ne fût-ce
que par reconnaissance du droit de chaque humain à
s’émanciper, y compris de l’emprise que l’éducateur
exerce directement ou indirectement sur lui. Recon-
naître l’égalité de droit de ces humains et leur com-
mune aspiration à l’émancipation rend donc indispen-
sable l’objectif de responsabilisation. Il rend aussi in-
dispensable l’apprentissage de l’ouverture à l’autre et

53
Une tout autre École

de la négociation, y compris en cas de grave désaccord


ou de rapports de forces inégaux. L’éducation devrait
donc enseigner la négociation des différences et/ou la
coopération en vue d’une émancipation collective vis-
à-vis de l’emprise de groupes dominants ou de règles
du jeu systémiques aliénant tout aussi bien les domi-
nants que les dominés.
Tout comme dans le cas de l’émancipation, la res-
ponsabilisation n’est pas un objectif neuf, mais il prend
une connotation particulière dans une société-monde en
réseau où les régulations traditionnelles et hiérar-
chiques perdent de leur emprise : dans une telle société,
au moins tant que de nouvelles institutions ne prennent
pas la place des anciennes institutions devenues im-
puissantes, l’orientation de la société et les freins à la
domination dépendent beaucoup de l’action collective
de citoyens se sentant responsables de la prise en
charge de telle ou telle "cause".
FINALITÉS EN TENSION. On voit bien qu’ainsi dé-
finies, émancipation et responsabilisation sont deux fi-
nalités en tension. Ne s’agit-il pas en effet tout à la fois
de délier et relier, de libérer des liens et mettre en lien ?
Mais on pressent en même temps qu’il s’agit de deux
finalités connectées et indissociables puisque l’appar-
tenance d’un individu à une société instaure une limite
à son émancipation (il doit s’engager, tenir ses engage-
ments et ne peut dès lors être constamment libre) tandis
que sa soif d’émancipation institue une limite à sa res-
ponsabilisation. Qui dit tension entre des finalités insé-
parables et toutes deux indispensables suppose cons-
tante recherche d’équilibre… C’est pourquoi émanci-
pation et responsabilisation ne doivent pas être consi-
dérées comme des états à atteindre mais comme des

54
Articuler cursus commun et individualisé

processus continus, jamais pleinement aboutis, qu’il


faut initier dès les premiers pas dans le "métier d’être
humain". Toujours et dès le plus jeune âge (mais de
manière croissante à mesure que je deviens adulte), je
peux m’interroger et être interpellé sur mon degré
d’émancipation ou de responsabilisation, ou sur la ma-
nière dont j’équilibre ces deux pôles.
Emanciper et responsabiliser sont d’autant plus in-
dissociables qu’ils posent tous les deux de manière cru-
ciale la question du rapport à autrui. Responsabiliser
implique d’organiser la confrontation à l’autre différent
de soi (en termes de croyances, de position, d’inté-
rêt,…) et de proposer des modalités non violentes de
confrontation, de négociation et de coopération entre
des individus ou des collectifs égaux en droit. Mais le
rapport à l’autre est également crucial quand il s’agit de
s’émanciper d’un autrui dominant ou d’une représenta-
tion sécurisante du monde. S’émanciper implique en
effet de quitter, parfois difficilement et douloureuse-
ment, l’emprise d’un autre ou le confort de certitudes.
En outre, un tel processus ne s’initie souvent que suite
à la confrontation à d’autres humains différents ou à
des représentations du monde différentes, confronta-
tion grâce à laquelle l’individu peut prendre conscience
qu’il est enfermé dans ses certitudes, qu’il naturalise ce
qui est en fait le produit d’une culture, qu’il est ignorant
des conditionnements de ses choix "libres" et de sa dé-
pendance, et qu’il est en définitive aliéné. Un individu
ou un groupe peut même entrer dans un processus de
co-émancipation lorsque son travail d’émancipation
par rapport à celui qui l’aliène contribue aussi à libérer
celui-ci (Galichet, 2014).
C’est en s’ouvrant à l’autre que l’on peut mettre à

55
Une tout autre École

l’épreuve son état précaire d’individu émancipé et res-


ponsable, selon le principe qu’il y a toujours un autre
non encore connu ou pris en considération qui, dès lors
qu’il devient visible ou qu’il s’impose, est susceptible
de remettre en question les représentations et les liens
d’un individu ou d’un collectif, soit parce qu’il ouvre
celui-ci à de nouvelles représentations du monde, soit
parce qu’il lui fait savoir que son émancipation entrave
la sienne. Après tout, ne sommes-nous pas aujourd’hui
à un moment où nous prenons conscience que nous, hu-
mains, avons assis en partie notre émancipation sur
l’exploitation et l’aliénation d’autres êtres vivants ? La
société en réseau a ainsi cette caractéristique de multi-
plier les autrui dont nous devons potentiellement nous
émanciper et vis-à-vis desquels nous sommes potentiel-
lement responsables.
C’est bien parce que l’autre est au cœur des pro-
cessus d’émancipation et de responsabilisation qu’un
projet d’éducation soucieux de poursuivre ces deux fi-
nalités pour tous implique une institution scolaire com-
mune à tous les membres d’une société. L’institution
provisoirement nommée "tout autre École" aurait donc
pour finalité d’émanciper et de responsabiliser. Elle le
ferait par des dispositifs visant à accompagner l’indi-
vidu dans son processus progressif de confrontation
aux autres (qu’il s’agisse de savoirs, de représentations,
d’humains et même d’autres êtres vivants).

Pédagogie : des sources d’inspiration existent


De telles finalités ont bien entendu des implica-
tions pédagogiques. Elles obligent à structurer la rela-
tion maître-apprenant d’une façon très différente de

56
Articuler cursus commun et individualisé

celle qui prévaut dans la forme scolaire. Mais on ne part


pas de rien pour imaginer ce que pourrait être cette nou-
velle relation : des mouvements pédagogiques ont déjà
travaillé dans ce sens et constituent autant de sources
d’inspiration (même s'ils peuvent être en désaccord
entre eux sur des points essentiels). Pensons ici à l’en-
seignement universel de Joseph Jacotot (relayé par
Jacques Rancière, 1987), à la théologie de la libération
de Paulo Freire, aux mouvements d’éducation nouvelle
initiés par Freinet, Decroly, Steiner ou Montessori, à la
pédagogie institutionnelle ou coopérative, ou encore
aux stratégies d’empowerment. De telles pédagogies
comportent beaucoup d’idées pertinentes pour les en-
jeux décrits plus haut. Je ne soulignerai ici que
quelques points essentiels à mes yeux.
ACCOMPAGNER. D’abord, il importe de dire com-
bien accompagner est fondamentalement différent
d’éduquer, et combien il serait judicieux de privilégier
résolument la première option. Émanciper ne peut être
l’affaire d’un guide, car vouloir émanciper l’autre est
par essence un projet contradictoire. C'est en effet ris-
quer de remplacer une dépendance par une autre, celle
de la soumission au maître. Le maître ne doit plus être
un guide menant son suiveur sur le chemin qu’il a tracé
mais un accompagnant évoluant de concert avec celui
qui est en quête et choisit son chemin. Dans un tel pro-
cessus, l’accompagnant, au contraire du guide, est
conscient de pouvoir être bousculé, interpellé, mis en
question tout autant que l’apprenant.
PARIER SUR L’ÉGALITÉ D’INTELLIGENCE. L’instau-
ration de la confiance de chacun en ses capacités intel-
lectuelles constitue un autre impératif, à mes yeux plus
exigeant que le maintien ou le renforcement de l’estime

57
Une tout autre École

de soi, souvent évoqué de nos jours. Cela implique de


parier sur l’égalité d’intelligence. C’est là un pari es-
sentiel dans une perspective émancipatrice puisque,
comme le dit Rancière, ce qui aliène avant tout l’indi-
vidu est « la croyance en l’infériorité de son intelli-
gence » (1987, p. 68). Le maître doit donc inciter
l’élève – voire le contraindre – à faire l’expérience qu’il
est capable. Le maître doit être convaincu que sa mis-
sion ne consiste pas à combler des lacunes mais à main-
tenir et développer la volonté et l’exigence de l’appre-
nant menant sa quête. Il lui faut stimuler et maintenir la
volonté de l’apprenant à investiguer en profondeur des
objets qui l’intéressent, le conduire à se confronter à la
diversité des savoirs existant à ce sujet, le contraindre
à utiliser son intelligence sur ces objets dont le maître
gagne même à être ignorant (pour qu’il ne redevienne
pas guide). C’est ainsi qu’il rendra l’apprenant confiant
en ses capacités intellectuelles. Ce qui importe, en dé-
finitive, c’est de « donner non pas la clé du savoir mais
la conscience de ce que peut une intelligence quand elle
se considère comme égale à toute autre et considère
tout autre comme égale à la sienne » (Rancière, 1987,
p. 68).
ORGANISER LE RAPPORT À L’AUTRE. Enfin, la pé-
dagogie doit aussi consister à organiser le rapport à
l’autre différent ou inconnu, que cet autre soit un sa-
voir, un individu ou un contexte. Le maître a pour mis-
sion essentielle de structurer cette confrontation pour
qu’elle soit bénéfique même au cas où elle provoque
des perturbations. Il ne s’agit pas de nier les relations
de pouvoir, mais d’en faire un objet de travail, comme
le préconise la pédagogie institutionnelle (Cornet et De
Smedt, 2013). Pour cela, il importe que, dans des

58
Articuler cursus commun et individualisé

groupes hétérogènes, les élèves expérimentent leur ca-


pacité à exprimer leur pensée, à la confronter à celle
d’autrui, à se faire entendre et écouter sans condescen-
dance, à être reconnus. C’est en de tels lieux que jeunes
dominants et dominés peuvent expérimenter la négo-
ciation et la coopération mais aussi le décodage de ce
qui structure leurs relations conflictuelles ou inégales,
ce qui est indispensable pour permettre aux jeunes do-
minants tout autant qu’aux jeunes dominés de sortir de
relations mutuellement aliénantes.

Deux cursus
cursus parallèles à articuler
Mais l’École que j’imagine ne diffère pas seule-
ment de l’actuelle par ses objectifs et sa pédagogie. Elle
diffère aussi par la manière dont serait organisé le cur-
sus. L’idée que je défends à ce sujet consiste à aban-
donner l’approche séquentielle du cursus, qui prévoit
un tronc commun jusqu’à 14, 15 ou 16 ans et des fi-
lières et options par la suite.
A la place, je propose le déploiement parallèle de
deux cursus : un cursus commun et un cursus indivi-
dualisé. Le cursus commun, commencé dès le plus
jeune âge, s’étendrait au-delà de 16 ans tandis que le
cursus individualisé débuterait à un âge précoce plutôt
qu’à partir de 14 ou 16 ans. L’un et l’autre cursus se-
raient donc suivis en parallèle de 3 à 22 ans (les jeunes
travailleurs ou sans emploi n’étant tenus qu’à suivre le
cursus commun au-delà de 18 ans).
AU-DELÀ DE 16 ANS. Pourquoi un cursus commun
au-delà de 16 ans ? Parce que ce qui doit être acquis par
tous dans une perspective d’émancipation et de respon-
sabilisation intègre nécessairement des compétences

59
Une tout autre École

complexes qui ne peuvent s’acquérir avant 16 ans.


Parce qu’aussi, comme déjà souligné, ces deux proces-
sus ne sont jamais aboutis et doivent être accompagnés
par des professionnels durant un temps certain. Raison
pour laquelle je défends l’idée que ce cursus commun
obligatoire devrait être étendu jusqu’à 22 ans et concer-
ner ceux qui poursuivent des études mais aussi ceux qui
travaillent ou sont sans emploi.
DÈS 6 ANS. Quant à l’individualisation du cursus
dès le plus jeune âge, plusieurs raisons la justifient.
D’abord, il apparaît de plus en plus arbitraire de choisir,
dans l’énorme masse des savoirs et savoir-faire, ceux
qui devraient être imposés à tous dans un cursus com-
mun. Ensuite, les enfants doivent pouvoir expérimenter
dès leur plus jeune âge des champs de savoirs et de sa-
voir-faire qui les motivent, que ce soit à des fins de bu-
tinage ou de spécialisation. Ces expérimentations per-
sonnelles sont sources de mobilisation de l’apprenant.
Enfin, en début de scolarité, l’essentiel de la singulari-
sation du parcours d’apprentissage prend place dans
l’extra-scolaire. Or on sait que la nature de ces activités
dépend des capitaux économiques et culturels des pa-
rents et influence la réussite scolaire. Réintégrer une
part de cet extra-scolaire dans un temps individualisé
mais régulé par l’École pourrait limiter ces deux phé-
nomènes.
L’idée de base est donc la suivante : un cursus
commun dégraissé, conjugué à un cursus individualisé,
le tout pouvant couvrir un temps annuel de scolarisa-
tion plus large qu’actuellement puisque des plages au-
jourd’hui dévolues aux activités extra-scolaires pour-
raient être intégrées dans le temps "scolaire". Détail-
lons ces diverses composantes.

60
Articuler cursus commun et individualisé

Cursus commun
L’une des questions cruciales consiste à détermi-
ner ce qui doit être placé dans le cursus commun. Une
telle question est inévitablement sujette à controverses.
La réponse que j’apporte n’est qu’une esquisse. Elle
manque de précision, de nuances et de finition, mais je
suis persuadé que la voie à emprunter diverge nette-
ment de celle traduite actuellement dans le contenu du
tronc commun. Selon moi, le cursus commun devrait se
limiter à trois éléments : les langages (le langage que
l’on parle, le langage mathématique et le langage psy-
chomoteur) ; les compétences transversales de mobili-
sation de ces langages (synthétiser, analyser, exprimer,
etc.) ; la relation à l’altérité (aux autres savoirs,
croyances, intérêts, personnes, cultures, etc).
LANGAGES. L’apprentissage du langage doit faire
partie du cursus commun car il s’agit d’une compétence
fondamentale qui permet à la fois d’appréhender l’uni-
vers des savoirs et d’entrer en relation avec les autres.
Trois langages m’apparaissent essentiels. Au langage
que l’on parle et au langage formalisé (essentiellement
mathématique), j’ai été convaincu par mon collègue
Ghislain Carlier d’ajouter le langage psychomoteur,
aujourd’hui délaissé au-delà du maternel, relégué dans
le cours d’éducation physique et dont on ne se préoc-
cupe que lorsqu'il est pathologique, passant alors la
main à des spécialistes. En faveur d’une telle option, il
y a le fait que tout s'exprime par et dans le corps, le
langage psychomoteur permettant l'expression des
émotions par la gestualité et la posture.
Pour ce qui concerne les deux autres langages, le
socle de compétence qu’il est indispensable d’atteindre

61
Une tout autre École

est en définitive assez limité. Pour le langage que l’on


parle : écriture, compétences de base en lecture et en
grammaire. Pour le langage mathématique : la numéra-
tion, les quatre opérations de base, les fondements de la
géométrie et de la mesure, les divers systèmes d’anno-
tation. On le voit, des composantes du cours de fran-
çais, comme la littérature par exemple, ou du cours de
mathématiques, comme les équations, seraient dépla-
cées dans le cursus individualisé. Aucune littérature ne
serait en effet considérée comme incontournable (mais
la confrontation à des littératures choisies individuelle-
ment le serait dans le cursus individualisé). Et aucune
branche de la mathématique ne le serait non plus (mais
la confrontation à des éléments choisis parmi les divers
systèmes de formalisation analytique serait imposée
dans le cursus individualisé).
COMPÉTENCES TRANSVERSALES. C’est sur la base
de ce socle de compétences langagières que serait dé-
veloppée la seconde composante du cursus commun, à
savoir les compétences transversales étroitement liées
aux langages (synthétiser, structurer, décomposer, ana-
lyser, établir des liens logiques, comparer, traduire des
émotions, représenter, exposer, faire comprendre, con-
vaincre, dialoguer, comprendre l’autre, l’écouter, etc.).
Ces compétences devraient s’acquérir essentiellement
dans le cadre du cursus commun, mais jamais dans des
processus sans autre finalité que l’acquisition de ces
compétences. Toujours, elles devraient l’être au travers
d'objets et de situations qui peuvent être largement in-
dividualisés, que ces objets et situations variés soient
organisés au sein du cursus commun ou rencontrés par
chacun dans le cadre du cursus individualisé avant
d’être retravaillés dans le cadre du cursus commun.

62
Articuler cursus commun et individualisé

ALTÉRITÉ. Le rapport à l’altérité (l’autre savoir,


l’autre humain, l’autre non humain) constituerait le
troisième élément du cursus commun. Puisqu’il n’y a
pas de message à délivrer, pas de savoir à privilégier a
priori sur un autre, pas de de personnalité-type à privi-
légier par rapport à d’autres, pas de groupe social à dé-
signer comme exemple,… il y a à organiser la confron-
tation à l’altérité de manière telle qu’elle permette la
reconnaissance de chacun, l’individualisation au sein
du collectif, la réflexivité, la coopération, le débat dé-
mocratique, etc. Je vais y revenir ci-après.
Ce que je viens de décrire comme constitutif du
cursus commun est à la fois beaucoup et peu. Beaucoup
parce que des pans entiers des rapports aux savoirs et,
surtout, aux autres sont actuellement fort peu assumés
par l’École. Mais peu par rapport à l’accumulation ac-
tuelle des savoirs scolaires empilés dans les pro-
grammes, y compris ceux du tronc commun. A vrai
dire, dans le cursus commun tel que je le définis, il n’y
a pratiquement que des compétences et fort peu de sa-
voir formalisé et déconnecté du faire et vivre.
Ce cursus commun, surtout en raison du troisième
objectif (rapport à l’altérité), suppose des groupes d’ap-
prentissage hétérogènes en termes socio-économiques,
culturels et de genre. Une classe du cursus commun
mêlerait par exemple indifféremment les jeunes privi-
légiant les options techniques et ceux choisissant plutôt
les options intellectuelles. Une relative diversité d’âge
serait aussi possible et sans doute souhaitable. Au-delà
de 18 ans, les groupes accueilleraient ensemble les
jeunes de 18 à 22 ans, voire des adultes plus âgés. Ils
mêleraient étudiants du supérieur et non-étudiants (tra-
vailleurs ou sans emploi).

63
Une tout autre École

Cursus individualisé
Que deviennent donc, dans la tout autre École, les
savoirs et savoir-faire occupant une part substantielle
du programme de l’École actuelle ? Je propose de les
verser tous dans le parcours individualisé, autrement dit
de ne considérer aucun savoir ou savoir-faire comme
étant à ce point indispensable (pour lui-même ou pour
les compétences transversales qu’il permet d’acquérir)
qu’il serait justifié de l’imposer à tous. Seraient donc
versées dans le cursus individualisé les langues étran-
gères et anciennes, toutes les sciences (sociales y com-
pris), l’éducation physique et artistique, la littérature
française, la partie non basique des mathématiques, les
savoirs techniques, les religions et la morale, etc.
Ces "matières" seraient évacuées du cursus com-
mun mais pas de l’éducation. Car l’École composerait
des menus pour chaque âge. Les élèves devraient y
choisir un ou plusieurs savoirs ou savoir-faire dans cha-
cun des domaines que l’École aurait préalablement dé-
finis. Ils seraient par exemple obligés, à tel âge, de choi-
sir un module en sciences sociales, une activité spor-
tive, une activité artistique, une activité sociale et une
langue étrangère. Les élèves d’une classe ne suivraient
donc pas nécessairement les mêmes cours de sciences
sociales ou de sports. Pourquoi en effet imposer à tous
telle langue étrangère (à l’exclusion de l’arabe, du turc,
du portugais ou du chinois), tel sport, tel domaine des
sciences exactes ou tel art ? Pourquoi ne pas simple-
ment veiller à ce que chaque élève se confronte à cer-
tains pans de chacun de ces univers ? Pourquoi, dans le
menu d’histoire, privilégier exclusivement et imposer à
tous tels ou tels pans de l’histoire (alors que, dans ce

64
Articuler cursus commun et individualisé

domaine, le jeune d’origine turque sera par exemple in-


téressé par l’histoire des relations migratoires entre
Turquie et Europe tandis que le jeune migrant africain
sera intéressé par l’esclavagisme ou la colonisation) ?
Pourquoi, dans le domaine psychomoteur, tel enfant ne
serait-il pas invité/incité à développer à tel moment de
sa scolarité la coordination de ses mouvements et à tel
autre l’expression corporelle de ses émotions ?
En début de cursus, ces éléments individualisés
consisteraient essentiellement en des activités de buti-
nage pour se muer progressivement en activités de spé-
cialisation. Ces dernières prendraient ainsi davantage
de place au fil du cursus sans pour autant supprimer
toute activité de butinage. Les menus, au départ com-
muns à tous (avec, rappelons-le, une variété de choix
pour chaque menu), deviendraient pour partie spéci-
fiques au fil du cursus (tout en préservant une part com-
mune dans le menu et, bien sûr, le cursus commun où
se retrouveraient et se confronteraient les jeunes ayant
opté pour des menus très différents).
Ces activités spécialisées pourraient être effec-
tuées en dehors de l’École sous des formes très variées
tant du point de vue pédagogique (de la forme scolaire
jusqu’au stage d’immersion en passant par des cours
via internet) que du découpage temporel (depuis les
cours d’une heure par semaine jusqu’aux séjours de
quinze jours).

Articulation des deux cursus


Le cursus individualisé ne serait pas une jungle.
Divers dispositifs empêcheraient qu’y règne la compé-
tition effrénée ou la hiérarchisation des savoirs et des

65
Une tout autre École

lieux d’apprentissage. Il y aurait en effet des menus,


une labellisation des cours de chaque menu et des pro-
cédures équitables d’attribution des places. Il y aurait
aussi – et surtout – une forte articulation entre le cursus
commun et le cursus individualisé, le premier devant
être en partie consacré à un travail sur et à partir des
expériences vécues et des savoirs acquis dans le cursus
individualisé.
QUATRE ARTICULATIONS. Le cursus commun de-
vrait d’abord permettre un travail approfondi sur les
choix que devrait opérer l’élève dans le large éventail
de lieux de butinage et de spécialisation. Les menus et
les labels feraient déjà office de régulateurs des choix,
mais l’élève resterait confronté à une variété d’options,
de lieux et de modes de relation pédagogique. Le choix
final devrait en définitive revenir à l’élève, mais être
mûri dans un dialogue avec le maître, les condisciples
et les parents. On voit bien qu’opérer ce travail de choix
de manière réflexive participe au processus d’émanci-
pation dans une société en réseau où les possibilités de
choix individuels sont multipliées.
Le cursus commun devrait également accorder de
la place aux dispositifs de transmission entre élèves. Il
s’agirait de développer l’échange latéral des savoirs et
compétences acquis dans le cursus individualisé. Cer-
tains de ces savoirs et savoir-faire pourraient être trans-
mis entre pairs. Ce serait l’occasion pour les transmet-
teurs de développer leurs compétences de communica-
tion, de synthèse, de gestion d’interactions, etc.
Pourraient aussi être organisées des activités de ré-
flexivité et de pensée critique à propos des expériences
vécues dans le cursus individuel. Il importe en effet
d’aider les jeunes à prendre du recul par rapport aux

66
Articuler cursus commun et individualisé

expériences qu'ils ont vécues et de favoriser l’intégra-


tion durable et structurée des nouvelles connaissances
acquises au cours des activités individualisées, travail
pédagogique souvent trop peu effectué en profondeur à
partir des stages organisés actuellement pendant les
études.
Enfin, il serait possible d’envisager des projets col-
lectifs et coopératifs multidisciplinaires. Ceux-ci se-
raient conçus pour que les apprenants mettent en com-
mun et en discussion les savoirs et compétences spéci-
fiques acquis dans leurs cursus individualisés. Ils s’ini-
tieraient ainsi à la négociation de points de vue et d’in-
térêts variés, autre compétence transversale importante
dans la société d’aujourd’hui.
GROUPES DE PROJETS ET D’ÉCHANGES. Une
bonne partie du cursus commun consisterait dès lors en
groupes de projets et d’échanges où seraient travaillés
sans cesse les trois objectifs du cursus commun, à sa-
voir la maîtrise des langages, les compétences transver-
sales associées aux langages et les rapports aux autres
(aux autres membres du groupe d’apprentissages, aux
autres individus rencontrés dans les activités individua-
lisées, aux autres "dispensateurs" des savoirs, aux
autres qui défendent des opinions opposées, etc.).
Prenons l’exemple des activités sportives et imagi-
nons que les divers élèves d’un même groupe-classe se
répartissent entre une dizaine d’activités sportives dif-
férentes pendant un trimestre ou une année. Ne pour-
rait-on imaginer, dans le groupe-classe du cursus com-
mun, des activités telles que : transmettre aux autres
une des compétences acquises ; réfléchir ensemble aux
différences de rapports au corps, à l’adversaire, à
l’équipe ou à la compétition dans ces divers sports ;

67
Une tout autre École

mener collectivement une enquête sur l’un des sports à


propos par exemple de son modèle économique ? Autre
exemple : à partir des stages de langue en immersion
dans des familles, ne pourrait-on imaginer réfléchir et
débattre, dans le groupe-classe, à propos des modes de
vie variés (ou similaires) et de leurs facteurs explicatifs,
ou comparer certaines structures de phrases et étymo-
logies dans diverses langues ? Vaste est le champ des
activités pédagogiques à développer à partir des expé-
riences variées vécues par les élèves dans le cadre de
leur cursus individualisé.

Contextes : opter pour la variété


Les options défendues ci-dessus posent aussi di-
verses questions à propos des contextes d’apprentis-
sage. Elles interrogent notamment la composition des
groupes d’apprentissage, les lieux d’apprentissage, la
relation entre apprendre et faire, le découpage des
temps de formation et l’autonomie des divers modules
d’un programme.
COMPOSITION DES GROUPES. La question de la
composition des groupes d’apprentissage ne se pose
pas de la même manière dans le cursus commun et dans
le cursus individualisé. Dans le premier, l’hétérogé-
néité du groupe est une exigence incontournable. Dans
le second, elle est moins primordiale mais pourrait ce-
pendant être fréquente (peut-être davantage sur la base
de critères d’âge que sur la base d’autres critères).
Dans le cursus commun, il est indispensable de
constituer des groupes d’apprentissage hétérogènes en
termes socio-économiques, culturels et de genre. Il im-
porte également qu'ils soient hétérogènes du point de

68
Articuler cursus commun et individualisé

vue des cursus individualisés choisis. Une classe du


cursus commun mêlerait par exemple indifféremment
les jeunes privilégiant les options techniques et ceux
choisissant plutôt les options intellectuelles. Une rela-
tive diversité d’âge serait aussi possible et sans doute
souhaitable. Jusqu’à 18 ans, les classes pourraient re-
grouper deux cohortes d’enfants ou de jeunes, voire da-
vantage. Dans le cas d’une classe couvrant deux co-
hortes et en l’absence de redoublement, la moitié des
effectifs de la classe serait ainsi remplacée chaque an-
née. Au-delà de 18 ans, les groupes mélangeraient les
jeunes de 18 à 22 ans, voire intègreraient des adultes
volontaires. Ils mêleraient aussi les étudiants du supé-
rieur aux travailleurs et sans emploi. Ces divers dispo-
sitifs favorisant la mixité ne feront cependant jamais
d’une classe qu’un reflet partiel de l’hétérogénéité exis-
tant dans la société. La classe y serait cependant ou-
verte à davantage de mixité par les expériences diverses
des cursus individualisés, par des échanges inter-
classes, par le changement pour moitié de la composi-
tion du groupe-classe, etc.
Dans le cursus individualisé, l’hétérogénéité en
termes socio-économiques, culturels et de genre serait
moins recherchée (même si une réflexion devrait être
menée dans les cas où une seule sous-population choi-
sirait telle ou telle activité spécifique). Par contre, une
plus grande diversité d’âge devrait être possible, du
moins pour les activités qui s’y prêteraient.
LIEUX D’APPRENTISSAGE. Quant aux lieux d’ap-
prentissage, ils seraient répartis entre l’École et
d’autres lieux variés. A l’École, l’entièreté du cursus
commun et une part du cursus individualisé, décrois-
sante avec l’âge, à mesure que les jeunes deviennent

69
Une tout autre École

plus mobiles. Les autres lieux potentiels d’apprentis-


sage pourraient prendre en charge tout ou partie du cur-
sus individualisé bien que (parce que ?) certains d’entre
eux s’écarteraient de la forme éducative propre à
l’école. On disposerait ainsi d’une grande variété de
lieux, depuis ceux réservés à la jeunesse (tels que les
associations sportives et les mouvements de jeunesse)
jusqu’aux lieux mêlant diverses classes d’âge (comme
les mouvements politiques ou les entreprises), en pas-
sant par des lieux spécialement dédiés à l’enseignement
et à la formation, ou par des cours via internet.
RELATIONS ENTRE APPRENDRE ET FAIRE. Cette di-
versité potentielle de lieux d’éducation pose précisé-
ment la question de la forme d’éducation. Faut-il auto-
riser (encourager ?) que tout ou partie des cursus
s’écarte de cette forme scolaire traditionnelle dont j’ai
souligné limites et impasses ? Il me semble que oui.
Je suggère notamment que la césure radicale entre
apprendre et faire soit en partie remise en cause. Elle le
serait déjà dans le cursus commun, où le volet "rapport
à autrui" est construit sur la base d’expériences réelles
de démocratie en classe (ce qui distingue nettement ce
volet des traditionnels cours d’éducation à la citoyen-
neté). C’est aussi dans une certaine mesure le cas pour
l’apprentissage des compétences transversales liées à la
mobilisation des langages, puisque ces compétences
sont toujours développées par rapport à des situations
et des objets concrets. Dans le cursus individualisé, il
n’est cependant pas nécessaire d’opter systématique-
ment pour un abandon de cette césure. Il convient plu-
tôt de privilégier une variété de dispositifs allant des
pédagogies séparant clairement l’apprendre du faire à
des pédagogies d’immersion complète. Dans un même

70
Articuler cursus commun et individualisé

"menu", diverses pédagogies pourraient ainsi être pro-


posées et choisies en fonction de divers paramètres in-
dividuels des apprenants. Mais cela ne devrait pas em-
pêcher de privilégier tant que faire se peut une pédago-
gie interactive, coopérative et démocratique semblable
à celle préconisée dans le cursus commun.
DÉCOUPAGE DES TEMPS DE FORMATION. En ma-
tière d’organisation du temps scolaire, un tel système
articulant cursus commun et cursus individualisé im-
plique nettement plus de souplesse dans la gestion du
temps que ne le prévoit l’École actuelle. Et ce d’autant
plus qu’une part du cursus individualisé serait suivie en
dehors de l’école prenant en charge le cursus commun,
et dans des groupes composés d’apprenants issus de di-
verses écoles. Cela suppose une gestion complexe des
horaires (que facilitent de plus en plus les systèmes in-
formatisés) et une inévitable réduction du champ des
possibles du fait d’incompatibilités horaires. Il faudrait
aussi renoncer à formater l’essentiel des horaires sur la
base du cours de 50 minutes, notamment parce que cer-
tains aspects du cursus individualisé (mais pas tous) ga-
gneraient à être conçus de manière intensive sur des pé-
riodes d’une ou deux semaines.
ARTICULATION DES MODULES AUTONOMES. On
sait qu’une des caractéristiques de la forme scolaire est
la planification de temps longs d’apprentissage, avec
des étapes programmées sur plusieurs années et suivies
pas à pas par l’apprenant selon un ordre prédéterminé.
On sait également que se développe actuellement une
tendance à la modularisation de ces programmes, et dès
lors à une individualisation des parcours, ceux-ci pou-
vant se différencier par leur rythme, l’ordonnancement
des modules ou même la nature des modules qui le

71
Une tout autre École

composent. Cette modularisation, qui suppose la défi-


nition des prérequis et des outcomes, comporte des as-
pects très discutables en l’absence du cursus commun
défini ci-dessus. Mais il pose moins question quand
l’articulation entre cursus commun et individualisé est
pensée avec soin.

Pertinence : l’enjeu de l’égalité


Le modèle esquissé ci-dessus soulève bien entendu
de multiples questions. On peut s’interroger à la fois
sur sa pertinence et sur sa faisabilité. Je n’aborderai la
première question qu’en évoquant le problème des iné-
galités.
On me dira sans doute qu’en dépit de l’existence
d’un cursus commun, toutes les différences sociales
s’exprimeront dans les parcours individualisés. Cer-
tains jeunes emprunteront les routes menant au pou-
voir, à l’argent, au prestige, à la reconnaissance tandis
que d’autres iront sur les routes encombrées menant
aux rôles subalternes, aux revenus précaires, à la dé-
pendance. A ces critiques, je répondrai que l’enjeu
d’une École commune ne peut consister simplement à
égaliser au mieux les chances de chacun d’accéder aux
places convoitées mais rares. L’enjeu me paraît être da-
vantage de contribuer, via l’École, à la mise en place
progressive d’un système où la différenciation des rôles
serait nettement moins corrélée qu’aujourd’hui à des
écarts de revenus, de reconnaissance ou de pouvoir.
Seule, l’École ne peut assurément enfanter un tel
monde. Mais j’ai la faiblesse de croire qu’une tout autre
École à l’image de celle que je viens de décrire rapide-
ment permettrait à chacun, plus qu’aujourd’hui, de

72
Articuler cursus commun et individualisé

trouver sa voie et la spécificité de son apport au monde


tout en lui faisant vivre des situations où donner à
l’autre l’égal pouvoir de parler, de contester, d’agir et
d’ainsi peser sur le cours des événements du groupe
d’apprentissage est perçu comme bénéfique pour tous.
Ce qui m’amène à penser que de telles expériences vé-
cues durant la jeunesse pourraient contribuer à forger
des adultes davantage prêts à vivre dans une société
plus égalitaire et solidaire que celle d’aujourd’hui.

Mise en œuvre : nombreux obstacles en vue


D’autres questions porteront bien entendu sur la
faisabilité d’un tel projet. De fait, de nombreuses diffi-
cultés prévisibles réduisent a priori sa praticabilité. Ci-
tons en vrac les questions relatives au financement, aux
réaffectations des enseignants, au mode de cadrage de
la grande variété d’opérateurs, à la certification de par-
cours individualisés, et plus qu’à toute autre question
sans doute, à la formation des maîtres puisque leur tra-
vail changerait fondamentalement et que, sans adhé-
sion à la pédagogie alternative ou sans compétence
dans ce domaine, les changements structurels préconi-
sés ici seraient largement inopérants.
Mais indépendamment de ces questions pratiques,
la faisabilité d’un tel projet se heurte aussi à des pro-
blèmes politiques : est-il raisonnable d’espérer faire ad-
hérer à un tel projet les partis de droite et de gauche
ainsi que les divers groupes d’intérêts (parmi lesquels
notamment les divers groupes disciplinaires toujours
prompts à défendre le caractère indispensable de leur
discipline) ? De telles difficultés prévisibles pourraient
inciter à envisager plutôt la voie des expérimentations

73
Une tout autre École

locales, mais une telle option contribuerait au premier


scénario décrit plus haut, celui de la fragmentation
voire de la dissolution de l’institution scolaire et du
projet d’une École commune.

74
Conclusion

Quelle que soit la réponse apportée à ces critiques


ou remarques prévisibles, il me semble qu’il n’est pas
vain de proposer un tel scénario, ou d’autres sortant ré-
solument du cadre habituel des débats relatifs à l’École
et des solutions que l’on veut apporter à ses problèmes.
Même si de tels scénarios paraissent utopiques, ils con-
tribuent en effet à montrer qu’il existe – au moins au
plan théorique – bien d’autres manières de concevoir
l’éducation que celle coulée depuis des décennies dans
la forme scolaire. Or, les deux premiers chapitres de ce
texte ont montré combien l’enfermement des débats
scolaires dans un tel cadre favorisait la montée d'une
conception utilitariste et libérale de l'École et empê-
chait de chercher ailleurs que dans le cadre traditionnel
de la forme scolaire de nouveaux moyens de traduire
certains idéaux phares de la modernité.
Dans une société profondément différente de celle
où s’est épanouie la forme scolaire, il est plus que
temps de prendre conscience que si nous voulons col-
lectivement une société qui favorise – si possible mieux
que la société moderne – l’épanouissement des valeurs
de démocratie, d’égalité, de solidarité, de coopération,
de créativité, d’émancipation ou de justice, il faut oser
remettre en question cette forme scolaire vieillie et dé-
finir les contours d'une tout autre institution éducative
commune.

75
Bibliographie

Ashby W. R. (1958), Requisite variety and its impli-


cations for the control of complex systems, Cybernetica,
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76
Bibliographie

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Rosa H. (2013), Accélération. Une critique sociale
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Rosa H. (2014), Aliénation et accélération. Vers une
théorie critique de la modernité tardive, La décou-
verte/Poche.
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nifestes.
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Pas sûr…, La Libre, 28 octobre 2014.
Vincent G. (dir.) (1994), L’éducation prisonnière de
la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les
sociétés industrielles, Presses universitaires de Lyon

77
Remerciements

Dans mon centre de recherche de l’Université catho-


lique de Louvain, le Girsef, plusieurs d'entre nous pen-
saient passer à côté d’enjeux cruciaux pour l’École. Tra-
vaillant chacun sur des objets précis, nous avions le senti-
ment de manquer d’une vue d’ensemble et d’une contex-
tualisation de l’École dans l’histoire et la société. Nous
pensions aussi que ce manque était ressenti par nombre
d'acteurs concernés par l’École. Ces raisons nous ont con-
duits à organiser un colloque traitant de ces questions.
Ce texte doit donc beaucoup aux interactions avec
mes collègues durant le long processus de maturation du
colloque « L’École bientôt hors-jeu ? Quand s’éloigne la
promesse d’une École émancipatrice », organisé en no-
vembre 2014. Nombreux sont ceux qui, à la lecture des
versions antérieures de ce texte, m’ont encouragé à pour-
suivre sur ce chemin mal défriché. Je pense particulière-
ment aux membres du comité organisateur du colloque
(Luc Albarello, Mathieu Bouhon, Branka Cattonar, Xa-
vier Dumay, Vincent Dupriez et Marie Verhoeven) mais
aussi, parmi d’autres, à Éric Mangez, Ghislain Carlier,
Hugues Draelants et Jean-Marie De Ketele. Leurs re-
marques critiques et bienveillantes m’ont amené à ajuster
tel ou tel élément de ma réflexion tout en gardant le cap
de ma pensée. Je suis cependant seul responsable des pro-
pos tenus dans ces pages car ces collègues qui m’ont sti-
mulé ne partagent pas toutes mes analyses.

78
Table des matières

NOUS CHANGEONS DE SOCIÉTÉ


SOCIÉTÉ ..............................................
.............................................. 7
Ce qui change au niveau de la circulation des représentations ...... 12
Ce qui change au niveau du système social .................................... 17
Ce qui change au niveau du pouvoir............................................... 20
Ce qui change au niveau des individus ........................................... 25
Ce qui change au niveau des institutions........................................ 29

TROIS SCÉNARIOS POUR L’ÉCOLE ..........................................


.......................................... 33
Dispersion à tous vents ................................................................... 34
Acharnement thérapeutique .......................................................... 39
Tout autre chose ............................................................................. 44

ARTICULER CURSUS
CURSUS COMMUN ET INDIVIDUALISÉ
INDIVIDUALISÉ................. 47
Finalités : émancipation et responsabilisation ............................... 51
Pédagogie : des sources d’inspiration existent ............................... 56
Deux cursus parallèles à articuler ................................................... 59
Cursus commun .............................................................................. 61
Cursus individualisé ........................................................................ 64
Articulation des deux cursus ........................................................... 65
Contextes : opter pour la variété ................................................... 68
Pertinence : l’enjeu de l’égalité ...................................................... 72
Mise en œuvre : nombreux obstacles en vue ................................. 73

CONCLUSION ................................................................
........................................................................
........................................ 75
BIBLIOGRAPHIE ................................................................
.....................................................................
..................................... 76
REMERCIEMENTS................................................................
..................................................................
.................................. 78
Achevé d'imprimer
en avril 2015
sur les presses de la CIACO,
Parc Scientifique Einstein
Rue de Rodeuhaie, 27
B-1348 Louvain-la-Neuve
ISBN 978-2-8052-0269-8

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