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LA MUSIQUE DE SHIVA

Éric Schilling

LA MUSIQUE DE SHIVA
Plaisir et transcendance
dans la musique indienne

MICHEL DE MAULE
Conception graphique
LES 3TSTUDIO

Couverture
Shiva Nataraja, divinité dont la danse rythme
la destruction et la création du monde.

© ÉDITIONS MICHEL DE MAULE, 2010


41, RUE DE RICHELIEU – 75001 PARIS.
micheldemaule.com
DU MÊME AUTEUR

Socrate chez Mickey,


Éditions Michalon, 1997.

Socrate dans Walt Disney Studios ou le Démon de la philosophie,


Éditions Pleins Feux, 2005.

L’Homme chez Dieu,


Éditions Michel de Maule, 2009.
À mon père,
qui m’a fait aimer la musique.
AVERTISSEMENT

Dans la transcription des mots sanskrits ou dravidiens, on ne


marquera pas l’opposition des longues et des brèves dans les
voyelles, ni les différences qu’on trouve entre certaines
consonnes du français et celles des diverses langues indiennes,
le lecteur occidental non spécialisé n’étant pas forcément ha-
bitué à ces distinctions.
Un grand merci au Professeur François Picard pour son aide bien-
veillante.
Un merci du fond du cœur à mes différents gurus: Trivandrum
R. Venkataraman (mort en janvier 2010) et Anandi Roy pour la
sarasvati vina, puis Anand Kumar (mort en mai 2009) et Michel
Guay pour le sitar.
Encore merci à Marianne, ma femme, et à Tristan, mon fils, qui
m’ont donné la force d’écrire ce livre.
Merci aussi à Thierry de la Croix, à Claire et à Youssef pour leur
travail dans la réalisation finale et la présentation de cet ouvrage.
INTRODUCTION
ETHNOMUSICOLOGIE
ET PHILOSOPHIE DE LA TRANSCENDANCE

Au « Salon de Musique » à Suresnes, dans la banlieue pari-


sienne, Marie et Mohammed vont écouter un concert de chant
dhrupad, musique classique de l’Inde du Nord. Ils savent que
ce concert sera bien sérieux, austère et presque religieux. Nir-
malya Dey, celui qui va chanter aujourd’hui, et qu’ils ont déjà
rencontré, est habité par la présence sonore, toujours très
concentré.
Le chanteur leur avait dit, juste avant le concert qu’il était
très content de faire du dhrupad dans ce lieu aussi chargé de
spiritualité. Il se dit « inspiré » par cet espace sonore et vibra-
toire. En effet, le maître des lieux est le fils d’un grand soufi.
Marie sent dans ce salon une concentration particulière, un
esprit des lieux qui est tout sauf légèreté et insouciance.
Elle comprend mieux, là, dans cette ambiance, que la mu-
sique puisse être une voie qui mène au divin. Le divin des mu-
sulmans serait-il le même que celui des hindous, comme ne

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cesse de le lui répéter Mohammed? Aujourd’hui elle veut bien
le croire.
Marie est une ethnomusicologue qui pratique la sarasvati
vina, instrument à corde de l’Inde du Sud. Son terrain est
constitué principalement par les musiques du Tamil Nadu.
Mohammed est soufi, professeur de philosophie et joueur
de oud. Il est un fervent adepte de la pensée de René Guénon,
ce qui l’a amené à s’intéresser à l’Inde traditionnelle et au
Vedanta.
Marie se demande si l’apprentissage d’un instrument d’une
autre culture que la sienne peut être assimilé à une observa-
tion participante. Pour comprendre une musique tradition-
nelle « autre », faut-il la pratiquer et jusqu’où techniquement,
culturellement et spirituellement?
Mohammed lui répond qu’elle a affaire là à un idéal de
l’anthropologue: devenir l’autre… Car, pour un Occidental,
pratiquer de la musique indienne, c’est dans une certaine me-
sure, s’incorporer quelque chose de l’indianité. D’autant plus
que cette « Inde » est, souvent, vécue en Occident et dans le
meilleur des cas, entrecoupée de voyage d’immersion.
Là, l’idéal scientifique et l’attrait touristique se mêlent. Pour
Mohammed, on est en deçà de l’obstacle épistémologique de
Bachelard: la science et l’opinion se confondent.
Comment avoir un point de vue objectif et scientifique sur
des problèmes de vécu intérieur? Car le rapport de la musique
et de la transcendance n’est pas mesurable, ni quantifiable, et
il ne se réduit pas à du psychologique.
La question qui se pose pour Mohammed, est plutôt celle
de la scientificité de la métaphysique: peut-on faire de
l’ontologie une science? Si la science et la métaphysique
s’opposent, comment restituer le phénomène musical dans
son objectivité?

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Marie lui réplique que les méthodes de l’anthropologie ne
sont peut-être pas suffisantes pour appréhender un phéno-
mène essentiellement intérieur et invisible. Ne faut-il pas en-
visager, alors, une anthropologie poétique, qui prenne en
compte l’acte créateur, la psychologie d’une pratique musicale
pour rendre vivante l’ontologie traditionnelle et son rapport
au monde moderne, occidental?
Mohammed se demande comment objectiver cette idée tra-
ditionnelle de la réalisation de soi, par la musique, par la pra-
tique d’un instrument traditionnel? Réalisation de soi ou
Réalisation du Soi? Cette idée profondément ancrée dans la
tradition indienne est le motif ontologique de la musique, elle
permet de répondre à la question: pourquoi faire de la mu-
sique? Elle évite la réponse occidentale qui appartient à la crise
du monde moderne: pour éviter l’ennui… Face à l’ennui,
l’Inde propose le non-agir du jivan mukhti, du libéré vivant.

La religion en Inde cherche la connaissance du Réel, et,


cela de manière globale, incluant toute forme de pratique en
leurs différences et souvent oppositions. Il y a une matrice in-
dienne en laquelle se fond tout particularisme religieux. À par-
tir de là s’articulent des contrastes qui peuvent aller jusqu’à la
violence aveugle et intégriste.
La musique peut apparaître comme facteur d’unité, mais à
un niveau de première approche seulement. En fait il y a un
pluralisme de musiques, comme en beaucoup de civilisations.
La musique est faite pour le plaisir personnel: une musique qui
n’est pas aimée ni écoutée n’existe pas. La musique est toujours
par quelque côté que ce soit, divertissement. Même lorsqu’il
s’agit comme ce soir, d’une musique à réputation sérieuse.
La recherche religieuse, par rapport à la musique vue sous
l’angle du divertissement, apparaît comme beaucoup plus sé-

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rieuse. Elle ne peut pas être frivole, car elle est l’aboutissement
de toute une vie, certes la musique l’est aussi, mais sans se
prendre au sérieux, en acceptant le dérisoire de la situation.
Marie pense au film de Satyajit Ray, Le Salon de musique : c’est
l’hédonisme musical du mécène qui le conduit à mettre en
jeu toute sa vie, au risque de la folie et de la mort…
Soudain, Mohammed lui parle d’Henri.

Henri est un ami de Mohammed qu’il a perdu de vue.


Marie ne l’a jamais connu. Mohammed lui a seulement dit un
jour qu’il avait, dans sa jeunesse, rencontré un étudiant en
philosophie qui faisait aussi de la musique traditionnelle et
notamment du sitar. Ils ont passé ensemble le Capes et
l’agrégation de philosophie. Puis Marie n’a plus entendu par-
ler d’Henri, sauf qu’aujourd’hui, pendant ce concert, Moham-
med lui rappelle l’existence du personnage.
Mohammed vient de recevoir une lettre d’Henri qui a pu
avoir ses coordonnées grâce à des amis communs: il lui pro-
pose de le retrouver, en février, à Tiruvannamalai 1 à l’ashram 2
de Ramana Maharshi. Après bien des déboires, il vit mainte-
nant en Inde et retourne parfois à Paris.
Maintenant le concert commence. Tout le monde se tait et
le silence se fait autour du son fondamental que développe la
tampura.
Pendant la pause, le voisin de Mohammed qui a entendu
leur conversation, demande à ce dernier de lui expliquer pour-
quoi le début du concert a été si long et si lent ; il a acheté der-
nièrement une cassette de musique indienne au quartier
indien de la gare du Nord à Paris, ce n’était pas du tout pareil.
Mohammed lui fait remarquer qu’il s’agit là de musique
hindoustanie. Il a dû acheter de la musique de l’Inde du Sud,
ce quartier de Paris étant essentiellement constitué de Ta-

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mouls. Ce n’est qu’avec l’apparition des empereurs moghols,
(Akbar se situe entre 1550 et 1600) que se précise la séparation
entre la musique du Nord et la musique du Sud que l’on ap-
pelle aussi « carnatique ».
Pas mal de musiciens d’Inde du Nord sont musulmans:
outre l’influence persane sur la musique hindoustanie (c’est
l’appellation consacrée pour la musique du Nord de l’Inde),
la métaphysique soufie a souvent conduit les poètes-composi-
teurs-interprètes (qu’on appelle les vaggeyakar) à faire l’apo-
logie de l’unicité de Dieu. Tout cet aspect religieux se mêle
d’ailleurs avec des préoccupations mondaines où l’idée de
plaire à une cour et plus spécialement au raja mécène devient
un élément important de la performance du musicien.
Marie surenchérit sur Mohammed en expliquant à cet au-
diteur que le polythéisme hindou qui s’exprime dans la dévo-
tion intense à telle divinité particulière, Shiva, Rama, Ganesha
et d’autres, est contrebalancé par la conception du divin
comme substance unique, au-delà de toute dualité, le « brah-
man », Absolu qui contient tout. Cette conception « mono-
théiste » du divin, qui se mêle à une influence très ancienne du
bouddhisme, est donc le chemin théorique sur lequel les sou-
fis peuvent rencontrer l’hindouisme.
Le voisin poursuit alors son questionnement. Il a bien com-
pris qu’il pouvait y avoir des passerelles entre hindouisme et
islam, surtout par le biais du soufisme. Mais il n’a toujours pas
bien compris pourquoi sa cassette de musique d’Inde du Sud
est musicalement si différente de ce qu’il entend aujourd’hui,
pourtant il s’agit dans les deux cas de musique indienne. Il se
demande aussi pourquoi parle-t-on de musique « classique »
en Inde.
Mohammed lui répond d’abord que la question d’une caté-
gorie « classique » en musique indienne est trop complexe

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pour qu’il puisse la résoudre rapidement et que pour ce qui est
des différences entre la musique du Nord et celle du Sud, elles
sont surtout extérieures et de première approche. L’oppo-
sition entre musique du Sud et musique du Nord n’est pas évi-
dente pour les musiciens eux-mêmes, certains vont même
jusqu’à la remettre en cause. L’auditeur lui renouvelle alors sa
question: pourquoi cette différence dans le début du morceau
et dans sa durée d’exécution? La première partie du concert
d’aujourd’hui lui a semblé trop longue et ennuyeuse.
Mohammed essaie de simplifier. Il sait que la réponse est
complexe. Il lui dit que dans la musique hindoustanie et sur-
tout le dhrupad, il y a une introduction à la composition, que
le chanteur peut développer plus ou moins, mais cette intro-
duction qu’on appelle l’alap dure toujours assez longtemps.
L’alap au début est non rythmé, librement improvisé. Dans la
cassette de musique de l’Inde du Sud que l’auditeur a acheté,
il n’y a certainement que des compositions où la mélodie est
immédiatement liée à un rythme qui s’exprime dans des per-
cussions, peut-être s’agit-il de varnam? L’auditeur lui répond
qu’il lui semble avoir lu ce nom sur un des morceaux… en
tout cas, il préfère sa cassette. Il lui demande si la deuxième
partie du concert va durer longtemps.
Mohammed lui conseille de ne pas s’impatienter, d’essayer
de vivre cette musique comme une méditation et dans une pre-
mière approche de ne pas lutter contre le sommeil. En effet
c’est dans l’état de demi-sommeil que l’on est le plus réceptif
aux sentiments véhiculés par le raga…

Maintenant que le public revient s’asseoir, Mohammed lui


demande de ne plus rien dire et de se concentrer sur lui-même
dans le silence intérieur. Marie d’ailleurs a fait de même pen-
dant l’entracte, au milieu de la conversation, elle a un peu

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parlé, puis elle s’est vite réfugiée dans le silence pour ne pas
perdre sa concentration et suivre le fil directeur des sensations
intérieures qu’elle avait eu pendant la première partie et
qu’elle savoure encore en attendant la suite.
Ire PARTIE
MUSIQUE INDIENNE
ET ÉTAT DE CONSCIENCE ONTOLOGIQUE
LA MUSIQUE INDIENNE :
UNE MUSIQUE MODALE

Quelques semaines après le concert du « Salon de Mu-


sique » à Suresnes, Marie et Mohammed se retrouvent au fes-
tival Tyagaraja à Paris, début octobre. Ils attendent dans la cour
devant la maison des cultures du monde, boulevard Raspail,
que les portes du concert s’ouvrent. Ils parlent de leur projet
d’aller à l’ashram de Ramana Maharshi retrouver Henri.
C’est que demain, il y a Trivandrum R. Venkataraman, le
guru de Marie. La sarasvati vina est au centre de ce festival, non
seulement parce que sa directrice, Anandi Roy, enseigne et
joue de cet instrument, mais surtout parce que Venkataraman
revient tous les ans au festival et qu’il donne des concerts et des
stages à Paris. Il est très apprécié du public parisien, et, à Ma-
dras, il est une référence incontournable. L’âge et la célébrité
lui ont fait acquérir une grande maturité et une grande pro-
fondeur dont son jeu est l’illustration tant pédagogique que
dynamique.
Ce samedi, le Festival comporte différents concerts dont
celui de Ramani Rangan à la vina, disciple de la célèbre Ran-
ganayaki Rajagopalan et à 20h30 celui d’un grand maître du

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chant dans l’état du Karnataka, âgé de 87 ans, Sangita Kalani-
dhi Dr R. K. Srikantan. Cette année, le Festival s’organise au-
tour du thème des « sept svaras », les « sept notes ».
Ils retrouvent, dans la cour, le même auditeur qu’ils avaient
rencontré il y a quelque temps au Salon de Musique. Moham-
med lui demande si sa connaissance de la musique indienne
a progressé depuis le dernier concert.
Il leur réplique avoir poursuivi son exploration de la mu-
sique indienne, en achetant un CD de Subrahmaniam. Il a été
enthousiaste, le violon indien est selon lui bien plus extraordi-
naire que le violon occidental. Il est prêt à acheter l’anthologie
de la musique classique de l’Inde du Sud par le même musi-
cien. Il dit préférer la musique instrumentale à la musique
vocale.
Mohammed lui répond qu’il existe aussi du violon dans
l’Inde du Nord au répertoire différent, mais à la sonorité aussi
extraordinaire. Et il lui rappelle qu’il ne s’agit avec Subrahma-
niam que de musique classique et qu’il existe aussi une mu-
sique populaire ou régionale. Ces deux musiques malgré leurs
différences certaines sont souvent en interaction, non seule-
ment dans les mélodies, mais aussi dans les instruments dont
ceux à cordes frottées. Ces derniers, pour rester dans le « vio-
lon » indien dont il est question, ont une variété très grande,
surtout d’un point de vue régional, et ils sont très anciens. Ces
deux niveaux de musique, classique et populaire, interfèrent
en Inde, avec les deux catégories de marga et de deshi, qui re-
couvrent l’opposition du local, du bas, et de l’élevé, voire du
divin.
Mohammed rajoute encore quelque chose. On peut bien
sûr préférer la musique instrumentale à la musique vocale,
mais en Inde, c’est le chant qui est la base de l’enseignement,
l’instrument ne cherchant qu’à copier ou à retrouver les in-

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fimes nuances de la voix humaine. Toutefois, il tient à préciser
qu’il y a aussi certains musiciens qui tiennent à ne faire que
de l’instrumental pur, sans se soucier d’imiter la voix ou un
élément naturel préexistant comme modèle de beauté. Tout
cela pour montrer à l’auditeur que rien n’est simple et unifié
en Inde.
L’auditeur répond que la musique elle-même de manière
générale est un phénomène complexe qui ne se laisse pas ré-
duire à quelques grandes idées simples: il suffit de penser à
tout ce que la musique peut avoir de sérieux et d’élevé et en
même temps de divertissant, futile, voire vulgaire.
Mohammed dit à l’auditeur et à Marie que l’on peut tenir
comme proposition générale, que toute musique doit provo-
quer des états de conscience, partout, dans tous les cas, et sur-
tout en Inde.
L’auditeur intervient en disant que cela l’intéresse, car avoir
une conscience altérée est un des effets magiques qu’il re-
cherche, en écoutant de la musique et pas seulement in-
dienne. L’auditeur novice en musique indienne n’est donc pas
totalement ignorant de ce qu’est la musique.
Mohammed considère que la musique, en Inde, est un phé-
nomène sonore où la liaison entre les sons joue un rôle très im-
portant, surtout dans la musique modale dont participe la
musique indienne. Pourtant le son isolé peut être considéré
comme le résultat d’une attente qui conduit jusqu’à lui, mais
il n’est pas considéré dans sa relation solitaire à lui-même, ce
qui pourrait être le cas d’un accord tellement riche en lui-
même qu’il serait autosuffisant.
Marie lui répond qu’il a raison et que la musique indienne
est constituée comme un langage liant les sons entre eux, à la
façon de phrases. L’agencement formel des mots comme des
sons produit plus ou moins de sens et de beauté.

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Mohammed intervient pour dire que ce n’est pas toute mu-
sique qui privilégie autant la succession, le rapport temporel
du futur où s’envisage tout le raga, au passé, c’est-à-dire les évé-
nements sonores successifs qui ont déjà eu lieu ce qui implique
une réflexion fondamentale sur le commencement. La mu-
sique indienne fait du temps et de son inexorable avancée, la
forme même de l’être: en cela elle est heideggérienne sans le
savoir.
Marie continue en disant que c’est parce qu’elle est consti-
tuée de liaisons et de phrases musicales que la musique a la
propriété de produire des effets sur la conscience de celui qui
l’entend. Et que cela est le propre des musiques traditionnelles
et notamment de la musique modale comme celle de l’Inde.
Mohammed lui répond qu’elle a raison, c’est le propre des
musiques traditionnelles modales: lorsqu’il joue du oud, il res-
sent lui-même les effets de la musique avant même qu’elle soit
produite, et là, il peut transmettre quelque chose à l’auditeur.
Les effets de la musique traditionnelle résultent de sentiments
et d’états de conscience qu’il éprouve en lui-même.
Marie opine de la tête, elle est d’accord avec lui, non seule-
ment en tant qu’auditrice de musique traditionnelle, mais sur-
tout en tant que joueuse de Vina. C’est ce à quoi elle doit
aboutir, une fois que les difficultés techniques ont été résolues,
le morceau enfin dominé et assimilé. Là, le rôle du guru est
essentiel.
Marie poursuit de la sorte:
— Un son isolé ne produit pas de musique, il faut qu’il soit
en rapport avec d’autres sons. Et en musique modale, de ma-
nière non simultanée, mais successive. D’où le souci de l’ave-
nir, une inquiétude et un désir qui ne peuvent être tempérés
que par l’arrêt jouissif sur une note qui doit être très impor-
tante, car elle sert de référence, sans être d’ailleurs toujours la

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tonique, mais liée à elle et dont la présence est indispensable
pour assurer une stabilité dans cet univers en devenir, à la fois
certain et incertain.
Mohammed l’interrompt pour dire qu’il y a des sons isolés
qui sont constitués par l’assemblage de plusieurs sons, comme
les mantras dans l’hindouisme ou le bouddhisme, et qui pro-
duisent certains sentiments, provoquent des idées qui à leur
tour modifient les sensations, l’humeur; les perceptions du
corps peuvent être altérées par ces idées musicales jusqu’à
produire des images colorées, comme dans la visualisation des
chakra.
Marie renchérit:
— Mais le mantra om n’est pas un son isolé, simple et
unique, il est composé de sons successifs: l’union et la fusion
de A-U-M en une seule unité. Certes, on pourrait considérer
que le son A est fondamental, non seulement en tant que pre-
mière lettre de l’alphabet que ce soit en Sanscrit ou en Arabe
et autres, mais parce que sa signification est celle d’un com-
mencement absolu, comme le A de Aham dans l’idée du “Je”
divin que développe la pensée hindoue. Mais même dans ce
cas-là, le son musical n’est envisagé que dans son rapport à
d’autres sons pour constituer une phrase soit renvoyant à une
mythologie, soit ayant en elle-même une signification.
» La musique modale consiste donc en rapports et en rela-
tions qui ne peuvent être réduits en une unité monadique iso-
lée sous peine de faire disparaître le phénomène musical.
Même, l’idée de tonique répétée continuellement, dans cer-
taines musiques traditionnelles, n’a de sens que comme fond
sonore, référence de base, pour construire un édifice sonore.
» Pourtant, la musique cherche parfois l’élémentaire, ce qui
la constitue en son surgissement (là, souvent, musique contem-
poraine et musique indienne se rejoignent), mais, dans ce cas,

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pour se construire comme œuvre, elle doit repousser et dépas-
ser sans cesse cet élémentaire.
Mohammed écoute Marie parler car il sait que leurs expé-
riences de la musique traditionnelle sont très proches. Main-
tenant il lui faut surenchérir car, pour lui, l’élémentaire est la
base de l’improvisation:
— L’élémentaire se trouve à la base du processus créateur.
On l’a souvent appelé “inspiration”. Et il se manifeste à l’état
brut, visible et saisissable dans son apparition, lorsqu’on écoute
de la musique traditionnelle souvent fondée sur de l’impro-
visation pure: il prend comme exemple l’alap de la musique
hindoustanie classique, ou mieux pour rester dans sa tradition,
il cite la force de suggestion de Munir Bachir lorsqu’il fait sur-
gir ses notes du silence. Le silence est le fond de la musique,
ce dont elle part et ce à quoi elle revient.
» Dans toute interprétation musicale, il y a toujours cette
part mystérieuse de l’inspiration, due la plupart du temps à la
conjonction d’un moment et d’un espace, et c’est dans la mu-
sique traditionnelle que cet élément est le plus saisissable.
» Pour que se manifeste ce phénomène dans toute son am-
pleur, explique-t-il, il faut une liaison de la musique produite
avec l’atmosphère du pays, ses mœurs, ses croyances, au moins
pour les musiciens et aussi en principe pour les auditeurs. Écou-
ter de la musique traditionnelle suppose un certain degré de
participation, d’assimilation et de symbiose avec une culture.
Marie constate, pour lui répondre, que l’Inde, dans ses arts
traditionnels, fait du corps de l’artiste, du danseur au musi-
cien, le réceptacle du divin qui vient là prendre possession de
l’homme en tant qu’il est créateur. Elle élargit même au boud-
dhisme, que ce soit au Tibet ou en Extrême-Orient.
Marie repense à son premier concert de vina . C’était mer-
veilleux. Elle devait présenter devant son guru, Venkataraman,

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en début de concert, le Varnam Jalajaksa de Venkatasubbayar
dans le raga Hamsadhvani.
Avant le concert, elle avait fait ses hommages à Shiva. Sur
son front, elle avait appliqué de la vibhuti 3 qui venait du tem-
ple de Chidambaram et qui, pour elle, signifiait non seulement
sa dévotion à Shiva et à la Trimurti, mais aussi son attachement
personnel à la forme universelle de la Trinité.
Pendant le concert, elle sentit que la scène était un espace
magique et plein de forces subtiles, dessinant un lieu où se ma-
nifestent les esprits. Il ne s’agissait pas seulement de jouer des
notes, mais sur le tapis de scène, elle se sentait possédée par
une force étrange et destructrice, comme si un Dieu était en
elle.
Elle se sentait devenue une flamme comme Shiva, linga de
feu. Une puissance destructrice était là en elle. Qui voulait tout
dévorer. Aller au-delà des limites d’elle-même, ce qui la pous-
sait à accélérer le tempo, plus loin qu’elle ne le pouvait. Et en
même temps, elle éprouvait une grande impression d’humi-
lité: elle devait abdiquer sa personnalité, pour se mettre entiè-
rement au service du varnam. Il s’agissait de montrer au public
toute sa volonté d’être dans le raga, de l’assimiler, de le chevau-
cher, de le dominer tout en lui étant soumis.
La force qui la possédait était non-manifestée en elle-même,
mais elle cherchait à se montrer par et dans son corps, ses
mains, sa manière de jouer.
Elle en parle à Mohammed qui lui avoue avoir lui aussi senti
des choses identiques, surtout en contexte religieux lors du
dhikr.
Mohammed pense encore aux taqasim qu’il jouait l’autre
jour. Il se demande s’il n’avait pas été possédé par quelque
chose d’invisible, d’insaisissable, de non manifesté. Il le dit à
Marie qui lui répond qu’il y a en Inde une théorie du son non-

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manifesté, qu’on appelle anahata, non-frappé. Elle dit alors
avoir elle aussi ressentie cette possession par une « puissance »,
par une simple « possibilité » qu’elle actualisait en jouant.
Elle précise:
— La possession prend une signification esthétique. Elle est
un processus d’incarnation du divin. Elle devient le noyau
structurel permettant d’expliquer la création en musique tra-
ditionnelle.
La possession dans la musique indienne, selon Marie,
consiste dans la présence du Son dans le corps du musicien.
L’interprète communique l’incarnation du Son en sa personne
à ses auditeurs. C’est pour cela que souvent l’enregistrement
d’un concert de musique indienne perd toute sa saveur qui ré-
sidait dans la communication d’états de conscience par la pré-
sence spatiale du musicien. Là, la vue (darshan) et l’écoute se
trouvent profondément unies dans un phénomène global où
fusionnent le son et la vision, sans que pour autant il y ait autre
chose à voir qu’un corps humain et divin.
Certes on pourrait imaginer des décors, des jeux de lu-
mières, des beaux paysages, mais ils ne joueraient que le rôle
de mises en conditions ou dans le meilleur des cas, de trônes
rendant visible le divin, le posant dans un cadre approprié.
Le phénomène de possession dans la création artistique,
surtout sur l’espace scénique, qu’il s’agisse du théâtre, de la
danse ou d’un concert, se manifeste dans des corps qui incar-
nent le divin par le respect strict des règles de l’œuvre et de la
création dans le cas de l’improvisation, ces règles agissant
comme des rituels. Cet aspect spectaculaire et esthétique tend
à se perdre dans les manifestations du chamanisme.
Dans l’aspect scénique de la musique indienne, la perfor-
mance apparaît comme une possession par le Son, par le guru,
l’esprit de la gharana, et, il y a là phénomène de transe maîtri-

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sée. La conscience ordinaire disparaît pour laisser place à une
Sur-Conscience plus globale, plus totale et plus intégrante.
Pour improviser en musique indienne (et peut-être aussi en
toute vraie improvisation), la totalité de l’œuvre, du raga, doit
être présente à chaque instant, avec une suspension du réel
quotidien qui est survolé, en même temps que l’artiste plonge
dans le gouffre de l’œuvre, vide d’être et de non-être où
n’existe que l’unique de l’œuvre, l’œuvre pure, seule.
La transe (et Marie pense à Gilbert Rouget) pourrait alors
être comprise comme état de conscience propice à la création,
c’est-à-dire un état esthétique dans lequel on trouve des élé-
ments qui expliquent les processus créateurs des œuvres d’art
de manière générale.
La vieille théorie de l’inspiration divine tend à expliquer la
genèse de l’art par une transe de possession: dans l’inspiration,
l’artiste est possédé par une divinité et son état de conscience
est un état de conscience modifié que l’on peut assimiler à la
transe.
Cette logique que l’on peut appeler, de l’incarnation d’un
principe divin dans une conscience humaine, est présente
dans toute forme d’art, envisagée dans son processus créateur.
Et la musique indienne dévoile parfaitement cette origine de
l’œuvre d’art, surtout de manière la plus frappante dans
l’improvisation des alap et aussi dans les développements im-
provisés rythmés des tan.
Concert de Venkataraman, dimanche. Il fut extraordinaire,
encore plus que d’habitude. Du classique et une recherche
voulue d’imiter la voix humaine.
Il y eut d’abord le morceau d’introduction dans le raga
Mayamalavagaula qui est le raga que l’on apprend en premier
et qui sert de base à tous les exercices journaliers de sarali svara
(où l’on joue les notes seules sans ornements) en trois vitesses,

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et de janta svara (ou notes jointes, en faisant intervenir un
gamaka 4 sur la répétition de la note), en tala Adi.
Ce raga est censé créer le sentiment de pathos, de présence
inquiétante du divin, ce « numineux » dont parle Rudolf Otto
pour caractériser le sacré 5. Son équivalent en musique hin-
doustanie est le raga Bhaïrava qui lui aussi rend présent la divi-
nité sous la forme de Shiva. Les sentiments provoqués par ces
raga sont liés à un contact avec quelque chose de mystérieux,
qui dépasse l’homme, qui lui est « autre », transcendant.
Là, Venkataraman montre que l’art du gamaka, c’est l’ac-
centuation, c’est la condition pour faire vivre la note. La vie
est pleine de soubresauts, de différences, de multiples petites
choses vibrantes qui ne peuvent être rendues que par
l’approche de la note dans l’ornement, une manière de tour-
ner autour et de la désirer.
Ses gamaka sont sensuels, quasi érotiques, mais ils n’ont de
sens que pris dans un rythme et une pulsation. Le fond de sa
performance, ce dimanche, est de démontrer que le fond pé-
dagogique de la musique carnatique est constitué par le
rythme. Le tala est la trame, le support du raga, ce sans quoi
rien n’existe.
Le deuxième morceau est merveilleux dans le raga ranjani,
puis le troisième morceau utilise un très vieux raga, « hindo-
lam », mentionné dans les anciens traités de musique in-
dienne. Dans ce raga, il joue le kriti, Samaja Varagama de
Tyagaraja, dont voici quelques paroles, extraites de la brochure
de présentation:
« Ô Rama à la démarche majestueuse d’un éléphant… ô seigneur
célèbre qui va au-delà des temps. Vous êtes le grand connaisseur de la
musique, ce nectar qui trouve ses origines dans le Sama Veda… Vous
êtes la flamme divine qui illumine les coins subtils des hauteurs ma-

30
gnifiques d’Omkara, l’essence même des Veda, qui donne naissance
aux sapta svara, les sept notes… »

Marie a l’impression de voir la démarche d’un éléphant à


l’écoute de l’alap où Venkataraman semble à la recherche de
l’Absolu en parcourant de haut en bas toute sa vina. Il pré-
sente le point de départ qui permet d’obtenir telle note, par
où il faut commencer pour arriver enfin à la note principale et
s’y appuyer pour repartir à la conquête de nouveaux sommets.
Puis retomber toujours sur la même formule rythmique.
Le morceau principal est le kriti Giripai Nelakonna de Tyaga-
raja dans le raga Sahana qui est lié au karuna rasa (la compas-
sion) et qui contient énormément de tendresse. En voici
quelques extraits traduits dans la brochure du concert:
« J’ai eu la joie suprême de percevoir clairement Sri Rama sur les col-
lines… J’étais rempli d’émotions, de bonheur pur, tellement ce dar-
shana était magnifique et émouvant, j’avais des larmes qui coulaient
profusément de mes yeux et je ne trouvais pas de mots pour exprimer
ma reconnaissance… »

Venkataraman procure là à Marie une vision de l’éternité,


liée à la douceur du bonheur musical, un bonheur qui dure et
qui s’exprime dans la mélodie. Un bonheur ontologique et
qui se donne à goûter.
LE CONCEPT DE RAGA

Marie et Mohammed décident de partir en Inde, à Tiruva-


namalai, en février, retrouver Henri, et, essayer de ressaisir, ne
serait-ce qu’un instant, en Arunachala 6, l’état de conscience
qu’il convient d’avoir pour comprendre ce qu’est un raga.
L’état de conscience de la réalisation du Soi. Cet état de
conscience du délivré vivant, ils l’ont déjà vécu, de manière
discontinue et partielle, dans cet ashram, ils ont encore besoin
d’y regoûter. Ramana Maharshi 7 présente des témoignages
écrits, expliquant qu’Arunachala, la montagne de Shiva, est le
Soi, et cet ashram, où ils espèrent retrouver Henri, est plein de
la présence de ce guru, qui, bien que mort, rayonne encore en
symbiose avec la montagne.
Ils parlent de cette expérience avec Jacques, l’auditeur néo-
phyte qu’ils ont rencontré. Ils ont bien sympathisé. Ils propo-
sent à Jacques de les accompagner dans cet ashram. L’idée de
partir ensemble en Inde séduit Jacques. Il n’y a jamais été.
Marie et Mohammed lui expliquent leur conception d’un tel
voyage.
Il faut certaines dispositions d’esprit, pour faire un voyage
en Inde. C’est un voyage autant à l’intérieur de soi que dans

32
l’espace matériel extérieur. Une mort à la vie normale. Une
nouvelle vie, où il s’agit autant d’être en soi que d’être dans les
choses. Une résurrection où l’intime de l’univers est présent à
chaque moment et à chaque lieu. Un centre qui est ici et
partout.
Il y a différents lieux propices aux expériences de déli-
vrance des liens de la vie. Un des meilleurs endroits est sans
conteste Arunachala, montagne surplombant la ville de Tiru-
vannamalai. D’autres aussi sont importants comme Bénarès
ou le Sangam à Allahabad.
Mais à Tiruvannamalai, ce qui attire, c’est Arunachala, le Soi,
la possibilité d’atteindre l’Absolu. Arunachala, la montagne de
Dieu, le linga 8 de feu, Shiva solidifié en une présence incar-
née, la pierre, la terre, le règne minéral. Ce n’est pas exacte-
ment une montagne où Dieu se manifesterait de manière plus
tangible qu’ailleurs, mais la montagne elle-même est Dieu.
Une incarnation où ce n’est pas vraiment l’homme qui est
Dieu, mais la nature elle-même comme montagne qui est
Dieu. La comparaison avec le Christ est possible et Henri Le
Saux 9 ne l’a pas manquée. Un chercheur d’Absolu qui désire
rencontrer Dieu et s’assimiler à lui se doit donc d’aller à Tiru-
vannamalai.
Marie et Mohammed interrogent Jacques pour savoir s’il
s’intéresse à la spiritualité. Il leur répond avoir un certain goût
pour l’ésotérisme. Il a aussi entendu parler d’Henri Le Saux et
le nom de Ramana Maharshi ne lui est pas inconnu. Mais il a
besoin d’approfondir…
Mohammed raconte à Jacques que séjourner près de la
montagne dans un des ashrams qui se trouve tout autour,
comme celui de Ramana ou celui de Seshadri, est une expé-
rience unique et irremplaçable.

33
Il ajoute que pour les inconditionnels, il y a les grottes dans
la montagne. Là, aucun mensonge n’est possible, dans la me-
sure où le renonçant ne porte pas de masque. Ne pas avoir
l’orgueil d’être sannyasin (renonçant).
Marie pense au séjour qu’elle fit dans cet ashram, il y a plu-
sieurs années, elle revoit encore ces vêtements de sannyasin en
train de sécher devant la porte de sa cellule: il y a deux cham-
bres par maison, réunies par un couloir dont la porte exté-
rieure doit être toujours bien fermée à cause des singes qui
essaient d’entrer. Ces vêtements de couleur safran qui avaient
marqué sa mémoire visuelle, dévoilent, selon elle, la nudité in-
térieure de celui qui renonce à tout.
Marie explique à Jacques le sens nouveau de la nudité que
l’Inde lui a donnée.
En Inde, et aussi en Occident, dans la vie de tous les jours,
il s’agit de retrouver le sens de sa nudité sous le vêtement. Un
arrière-fond de soi comme corps. Se sentir toujours nu
quelque habit que l’on porte. Et y avoir du plaisir.
Et maintenant, encore, pendant comme après le voyage,
Marie retrouve la nature des choses, aussi proche d’elle que
de sa propre nature originelle.
Entrer dans le vert d’une feuille, d’une branche. Se faire
arbre, être racine, s’identifier à la poussière. L’Inde commence
avec cette prise de conscience.
La montagne Arunachala qui surplombe la ville est très
belle, pleine d’énergie cachée. On la voit de loin, comme un
triangle sacré surgissant d’un horizon plat. Il faut arriver à sen-
tir dans la mesure du possible qu’Arunachala est la colonne
de lumière par laquelle Shiva s’est manifesté comme linga ori-
ginel. Un feu dévorant.
Marie dit à Jacques que près d’Arunachala, on devient pous-
sière et cendres. Pour rester à côté de la montagne, en désirant

34
réaliser le Soi, il faut vouloir être consumé par le feu. Tout
abandonner. Renoncer à tout. Mourir à soi. Pas seulement, re-
noncer au monde, quitter son occident et sa vie habituelle et
sa famille. Mais surtout se perdre en Shiva-Arunachala pour
ne faire plus qu’un avec lui.
Peu de glaces pour se voir au Ramanashrama. Constate-t-
elle. Et à quoi cela servirait-il, puisque les apparences ne comp-
tent pas? Surtout qu’il y a le regard de Ramana qui est le
meilleur des miroirs. Regard figé dans une photo et dans des
textes et dans des traditions de chants et rituels qui se perpé-
tuent… Une présence par-delà la mort qui renvoie à la mon-
tagne, Arunachala.
Marie décrit ainsi l’ambiance qui règne autour de la mon-
tagne. Arunachala-Shiva. Hymne à chanter pendant le pradak-
shina, le tour de la montagne à pied. Treize kilomètre, trois
heures de marche, si l’on ne s’arrête pas trop aux différents
bassins et mandapa. À faire tôt le matin. Avant la chaleur. Ou
le soir, ou même la nuit.
Mohammed propose à Marie et à Jacques de venir chez lui.
Il a pas mal de livres sur la musique et sur l’Inde à leur mon-
trer. S’il y en a un qui l’intéresse, Jacques pourra l’emprunter.
Marie dit à Jacques qu’il lui faut venir voir l’appartement
de Mohammed, car, selon elle, c’est mieux que le musée Gui-
met, non seulement pour les livres, mais aussi pour les pièces
de collection qu’il a ramené de ses différents voyages, et au-
tres ventes.
Mohammed arrive dans une vaste pièce dont les murs sont
tapissés de tangka tibétains anciens et de vieux tapis intercalés
entre les bibliothèques chargées de livres. Il commence à par-
ler en prenant dans ses mains un gros volume dont une partie
de la couverture est écrite en sanskrit:

35
» D’après sa définition la plus usuelle, le raga est “ce qui co-
lore l’esprit”.
» Voilà ce que dit Matanga:
» “That which colours (Mohammed cite le mot en sanskrit: ran-
jayate) or delights the mind of the good through a specific svara (in-
terval) and varna (melodic movement) or through a type of dhvani
(sound) is known by the wise as raga 10.”
Il sort différents livres dont il extrait à chaque fois une ligne.
Le raga « est destiné à provoquer, par la force de la musique et de
la poésie, un sentiment déterminé, le rasa 11. »
« Il y a dans le lien entre une forme et le sentiment qu’elle véhicule
un à priori surprenant pour un mélomane occidental. Il subsiste pour-
tant dans notre musique un équivalent de cette pratique avec les conno-
tations “gaies” ou “tristes” liées aux modes majeur et mineur 12. »
Le raga se caractérise par le sentiment provoqué chez l’au-
diteur (le musicien éprouve le sentiment et essaie de le trans-
mettre). N’est-ce qu’un simple sentiment ou n’est-ce pas plutôt
une communication d’état de conscience qui passe du musi-
cien à l’auditeur?
Un sentiment est quelque chose qui reste pris dans les sen-
sations fugaces, et qui est, de ce fait, sources d’erreurs et de
tromperies. S’il ne s’agissait que de transmettre un sentiment,
le raga tomberait sous la critique platonicienne des sensations:
il ne peut y avoir de certitude dans le monde sensible. Le sen-
timent est dangereux, en contexte occidental dont l’origine
est grecque, pour une « Raison » qui se veut pure et absolu-
ment certaine de son objectivité.
Mais en contexte traditionnel indien, c’est presque iden-
tique quant à la critique du sentiment, si ce n’est qu’il ne s’agit
pas vraiment de « Raison », mais de perception exacte du Réel:
Shankara enseigne à se méfier des illusions de la Maya qui
comprennent, entre autre, les tromperies des sens.

36
Toutefois, quand bien même il faudrait admettre que le raga
n’est que sentimental, cette exclusion du sentiment par rap-
port à la certitude du vrai rationnel, est riche d’enseignement.
L’art aurait alors pour fonction de montrer qu’il y a de
« l’intérêt » à ce qui est fugace, trompeur, toujours changeant.
Il est clair que traditionnellement la musique n’est pas une
voie majeure d’accès à moksha (la libération), de même que
les pratiques artistiques: pour certains penseurs de la tradition
indienne, il faut se dépouiller de tout ce qui est mondaine-
ment attrayant, dont participe l’art.
Faire de l’art, un moyen pour parvenir à la libération, se-
rait donc une voie assez peu traditionnelle, ou qui renverrait
à ce qui, dans l’Inde, peut se relier à la modernité occidentale
et à tout ce qui, dans la diversité des pensées indiennes, privi-
légie l’erreur, le mal, la difformité comme source possible
d’illumination…
Ce serait un des mérites de la musique que de montrer que
l’erreur est un chemin vers la vérité et la beauté, qu’il y a du
beau dans le laid, le difforme. Toute la modernité a essayé de
prouver que ce qui est « exclu » par l’institution, par le goût
bourgeois, par la raison, etc., l’art peut l’assumer, le prendre
sur lui, pour le convertir en voie et chemin qui mènent, aussi
bien que la voie droite et normale, vers une réalisation de
l’Absolu. Tout cela déboucherait sur un « beau » au-delà du
beau et du laid, et qui provoquerait chez l’amateur d’art, ou
l’auditeur, un plaisir authentique.
Mais il n’est pas sûr que ce soit là une problématique spéci-
fique à l’Inde, elle touche plutôt à l’aspect « déviant » de la
modernité occidentale et à ce que cette déviance peut avoir
de rapport avec d’autres cultures que la sienne, traitées alors
d’« exotiques », de « différentes », mais qui « interpellent ».

37
Or, il n’est pas sûr que cette problématique du sentiment,
au sens étroitement psychologisant et individualisant, soit une
bonne voie pour caractériser le raga par son effet: plutôt que
de parler de sentiment, il vaut mieux dire « humeur », « mood »
en anglais. L’humeur est un état de conscience, une manière
d’être au monde. La couleur que donne un raga est moins une
passion qu’une modification de l’état intérieur du sujet dans
son rapport à l’être, au monde et aux autres.
La force spécifique du raga réside moins dans le sentiment
que dans la possibilité, pour le musicien, de communiquer des
états de conscience, même si cela est rare et constitue le critère
d’excellence de l’exécution d’un raga.
Si l’on regarde, de près, le texte sanskrit de Matanga, on
trouve que la coloration (ranj) est provoquée dans un esprit
qui est dit saccitam, c’est-à-dire une conscience qui est dans
l’être (sat) ou un être comme conscience (sat-cit) à quoi on
peut rajouter ananda, qui est le mot sanskrit pour la « félicité »,
bien que ce mot ne soit pas dans le texte, et qui correspond à
delight dans la traduction anglaise, ce qui donne la caractéris-
tique de l’Absolu, comme sat-cit-ananda.
La coloration est donc moins de l’ordre d’une psychologie
individuelle que d’une conscience ontologique, c’est-à-dire,
neutre, universelle. Et elle est profondément liée à la félicité
comme « humeur » de l’être.
Alain Daniélou dit dans ce sens:
« Le but du développement improvisé dans la musique de l’Inde est
de créer un état d’âme particulier en exposant une idée musicale sous
tous ses aspects… La musique de l’Inde est une musique qui parle,
qui élabore une idée, qui analyse une émotion 13. »
Daniélou parle d’émotion, d’état d’âme, ce qui est différent
du simple « sentiment ». La « couleur » du raga, c’est l’émo-
tion 14.

38
Pourtant, cette idée de « saveur » n’est pas communicable
universellement: s’il y a bien une émotion provoquée par un
raga, malgré les textes théoriques qui essaient de l’imposer, il
est difficile d’être sûr à l’avance de l’émotion qui doit être at-
tachée à tel raga et cela surtout dans la musique de l’Inde du
Sud. C’est surtout l’Inde du Nord qui a personnifié les saveurs
liées à tel ou tel raga, mais même dans ce type de musique,
cette idée reste essentiellement le fait d’écrits (anciens et mo-
dernes) sur la musique, alors que, dans la pratique, le rapport
entre le texte et la musique n’est jamais systématique, ni celui
entre « tel » état de conscience déterminé et « telle » succes-
sion de notes ou d’ornements.
Comme le dit Daniel Bertand:
«… le but de chaque musicien est de faire naître au cours du concert
le raga bhava, c’est-à-dire l’essence du raga, son être profond, sa per-
sonnalité, et le sentiment (rasa), la saveur, l’émotion qui lui est atta-
chée… Comme le remarque le grand musicologue B.C. Deva, si un
raga était capable de provoquer systématiquement une émotion parti-
culière, “nous devrions trouver une corrélation très étroite entre le raga
et les textes des compositions, au moins dans le cas des grands compo-
siteurs.” Cette correspondance n’est que rarement constatée… 15 »
On peut donc dire que le raga doit provoquer un état de
conscience qui est ontologique et en cela qui a à voir avec la
félicité. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait une détermina-
tion a priori d’un état de conscience déterminé dans un sen-
timent particulier de joie ou de tristesse, ou autre… La
détermination varie suivant les jours, les heures, l’interprète
et la situation du passage dans l’exécution du raga. La seule
chose de certain, c’est qu’il y a de l’état de conscience et c’est
cela qui rend possible la variation des sentiments.
L’approche formelle et modale du raga permet peut-être
de sortir de l’impasse mimétique dans la définition du raga.

39
Pas plus que pour toutes les musiques du monde, on ne pourra
prouver que telle mélodie est le reflet exact de telle ou telle si-
tuation du monde. Pas plus que dans les autres formes d’art,
si l’imitation de la nature est une composante qui a son poids
dans la création artistique, ce n’est jamais la seule, ni la plus
importante, elle est seulement valorisée dans les écrits anciens,
à résonance « classique » que ce soit en Inde ou en Occident
(Aristote en est un bon exemple), ou que ce soit pour la mu-
sique ou pour les autres arts.
C’est ainsi que Daniel Bertrand privilégie plutôt une ap-
proche « textuelle » et formelle, mettant en avant les procé-
dés techniques de création d’un univers sonore:
« Le raga est une “entité modale” servant de matrice mélodique,
dont le caractère est généré par trois niveaux simultanés de caractéris-
tiques: les échelles (ascendantes et descendantes), les notes, avec leurs
fonctions spécifiques, leur hiérarchie, leur ornementation particulière,
et les phrases types 16. »
Une autre tentative est d’essayer de définir le raga comme
s’il était un genre musical:
« Le second sens du mot raga, celui qui est habituellement retenu
par les mélomanes occidentaux, recouvre une forme musicale – au sens
où nous parlons par exemple de la forme “sonate” – qui se traduit par
un certain déroulement, un enchaînement de parties, du plus lent au
plus rapide, avec éventuellement une phase exploratoire sans percus-
sions et même par moment arythmique (pour autant que la chose ait
un sens), et qui culmine le plus souvent en un mouvement très rapide
où le rythme joue un rôle déterminant 17. »
Voilà le rapport du langage et de la musique selon A. Danié-
lou:
« La structure de la musique indienne est, comme nous l’avons dit,
similaire à celle du langage. Les anciens grammairiens et théoriciens
de la langue sanskrite considèrent la séparation du langage parlé, du

40
geste et de la musique comme un phénomène tardif et jamais complète-
ment réalisé. En fait le langage parlé et le langage musical sont les
deux aspects d’un même phénomène de communication ayant des bases
psychologiques, physiologiques et sémantiques communes 18. »
Daniélou insiste sur le caractère successif de la musique in-
dienne:
« La musique indienne étant demeurée beaucoup plus proche dans
sa structure des formes du langage parlé, il ne faut pas nous étonner
si son caractère nous apparaît comme monodique. Si complexes que
soient les structures de la phrase qui sert à transmettre une idée ou un
sentiment, les éléments en restent successifs 19. »
Ainsi, surtout dans l’alap, les différentes notes du raga sont
présentées comme des « mots musicaux » dont le sens n’ap-
paraît qu’au fur et à mesure du développement de la phrase.
C’est la succession des sons qui forme la structure intelligible
de tel ou tel raga, lié à tel sentiment, provoquant telle émo-
tion, pendant tel moment de la journée. Certes, cette idée est
surtout présente dans la musique de l’Inde du Nord, la mu-
sique carnatique semblant être plus mélodique et moins im-
provisée.
Cet aspect complexe de la musique indienne qui la situe
dans le temps et la succession indique une caractéristique gé-
nérale de la musique qui est de ne rester jamais sur un terme,
mais de relier des positions les unes par rapport aux autres.
La musique n’est jamais fixe, et c’est en cela qu’elle semble in-
saisissable ou, comme dirait Jankélévitch, « ineffable ».
Le schème de la musique est le temps avec son corrélatif, le
changement perpétuel et la diversité.
Jacques lui dit qu’il est intéressé par un voyage en Inde. Il
attend encore un peu pour y aller, d’être plus initié.
LA FÉLICITÉ

Marie est assise en tailleur dans le hall de méditation du Ra-


manashramam, à Tiruvannamalai, à 180 km au Sud-Ouest de
Madras. Elle écoute la récitation des Veda par les brahmanes.
Elle essaie de faire le vide dans ses pensées. Mais aujourd’hui
c’est difficile, elle reste obsédée par la pensée du plaisir dans
la découverte de l’Absolu.
Le plaisir ne serait-il qu’un sentiment positif comme
l’amour ou la joie? Elle sent en elle quelque chose qui la
pousse à refuser de considérer le plaisir comme une passion,
c’est-à-dire quelque chose de secondaire, de subi, voire de pé-
joratif: le sage ne doit pas avoir de passions…
Ce matin dans sa cellule monacale, elle a éprouvé un plai-
sir immense à la méditation sur Arunachala. Elle était pleine
de vibrations positives, à tel point que la masturbation lui ap-
parut comme une étape liée à sa méditation. Un océan de
bien-être et de félicité l’envahissait, ce matin, comme si
l’énergie sexuelle et Shiva se confondaient. Tout son être vi-
brait de manière cosmique. Elle avait évacué tous ses scrupules

42
hérités du christianisme. Pourtant, elle se sent bloquée sur le
chemin qui lui est indiqué dans la pratique du plaisir solitaire.
Elle sait, en théorie, que la masturbation n’est qu’un élé-
ment introductif, à dépasser, mais, ce matin, elle n’a pas pu
aller plus loin.
Cette fin de matinée, elle regarde la statue de Ramana et le
linga, elle se dit que le plaisir se donne dans la vie vécue au
quotidien, dans la religion, et aussi dans cette représentation
de la vie qu’est l’œuvre d’art. Il s’agit, dans l’art, de goûter
l’œuvre, de la savourer dans un plaisir esthétique qui n’im-
plique pas nécessairement une part de sexualité.
Dans l’identification de l’Absolu et du plaisir, tout lui paraît
clair, et pourtant des restes de christianisme sont encore pré-
sents en elle pour lui rappeler l’idée du péché dans une sexua-
lité faite en dehors du mariage et en dehors du désir d’avoir un
enfant.
La « félicité » est pour elle l’expérience du plaisir comme
l’extrême de l’humainement pensable et faisable. Dans la féli-
cité, une limite est franchie, l’humain est au-delà de lui-même,
sorte de mort à soi dont il ressuscite. La félicité que lui pro-
cure Arunachala est semblable à une liquéfaction, à une
noyade bienheureuse dans l’océan de la Présence.
Elle pense au mot « félicité » pour décrire un état de grand
bonheur. Un orgasme qui dure presque l’éternité et ne
s’arrête pas jusqu’au repos pléthorique de la satisfaction. La
montagne Arunachala rend possible ce plaisir qui dure aussi
longtemps qu’on est en sa présence.
Un peu comme la consommation du corps du Christ dans
la communion catholique, se dit-elle en elle-même…
La félicité est une modalité de la conscience. Un de ses som-
mets. En cela, elle semble proche de l’extase. L’extase désigne,

43
elle aussi, une expérience de ce qui dépasse l’humainement
vivable. Une expérience limite.
Elle rentre maintenant dans sa cellule lire la thèse de Ban-
sat-Boudon qu’elle a amenée avec elle, en Inde. Elle y lit qu’en
sanskrit, félicité se dit ananda. Elle se souvient maintenant
d’avoir lu qu’ananda était lié à sat et cit dans la définition ha-
bituelle de l’Absolu. Elle va retrouver le passage dans un livre
attribué à Shankara qu’elle a aussi apporté avec elle.
Elle pense que la félicité n’est pas seulement un moment
de bonheur intense, passager, dans une vie humaine, mais la
couleur même du divin, sa tonalité permanente. Ainsi on peut
décrire ce qu’est Dieu, son essence et sa vie divine: elles sont
faites d’être, de conscience et de félicité stables, qui ne chan-
gent jamais.
La structure de l’Absolu peut se décrire comme sat, cit,
ananda.
Marie a retrouvé le livre, c’est la Viveka-Cuda-Mani et elle lit:
« Le Soi qui se cache au plus profond de chaque créature – le véri-
table Soi: Existence – Intelligence – Félicité absolue (sac-cit-ananda)
– le Soi qui est infini et immuable, c’est Brahman – et tu es ce Brah-
man! Médite donc sur Lui dans le lotus de ton cœur 20 ! »
L’identification du Soi et du Brahman indique que l’Absolu
est présent en l’homme, en son centre le plus intime, en son
cœur.
De même, elle trouve un peu plus loin:
« Par la réalisation de l’atman qui est sat-cit-ananda, l’aspirant
s’émancipe de l’esclavage de l’Ignorance,
Car, en outre des preuves habituelles: l’Écriture, le raisonnement
personnel et les paroles de l’Instructeur spirituel,
Il en possède une autre qui est, celle-là, décisive:

44
La concentration du mental, poussée jusqu’à un certain point, pro-
cure l’expérience directe de la Vérité 21. »
Ce passage montre la possibilité d’union avec l’Absolu par
la concentration mentale et le samadhi, et en d’autres endroits
le Brahman lui-même est caractérisé par la félicité (ananda):
« En cherchant à réaliser son identité avec Brahman, le Sage se li-
bère des liens de la transmigration.
Et libéré, il atteint Brahman – l’Un sans second – la Félicité abso-
lue 22. »
Elle trouve un peu plus loin:
« Brahman est Existence et Intelligence; il est l’Absolu; il est Féli-
cité pure – Félicité suprême, non-créée, éternelle et indivisible 23. »
L’ananda pour elle dépasse, ici, tout ce qui est créé et fini,
puisqu’il est incréé. Mais elle se dit qu’il y en a des traces dans
l’expérience sensible finie et notamment dans le plaisir que
procure l’œuvre d’art. Elle se demande si la concentration qui
produit l’œuvre d’art n’est pas une expérience de la félicité
créatrice.
Mohammed, avec qui elle vit, est d’une austérité monacale.
Lui aussi recherche l’Absolu et sa jouissance. Mais comme
pour Marie, ses exercices de méditation n’arrivent pas à aller
plus loin que la masturbation. À vrai dire, l’union charnelle
avec Marie lui est plutôt une charge. Il aime la solitude.
En fin de journée, elle va voir Mohammed, dans sa cellule,
pour lui demander si la félicité, dans le cas de la musique, est
dans l’artiste qui joue, qui interprète, ou si l’artiste est indiffé-
rent et qu’il communique un sentiment qu’il vit autrement
que le spectateur, éprouvant à la fois le sentiment et le met-
tant à distance par la réalisation technique ce que fait à mer-
veille la musique.

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Mohammed joue bien du oud. Il essaie d’être un musicien
traditionnel.
La musique est un outil objectif qui n’est pas directement
une passion: il s’agit avant tout de notes, de sons. Elle prend
l’exemple de la vina. Il lui faut déjà s’habituer au style de
l’Inde du Sud, et entrer dans le plaisir de jouer un pallavi. Pour
cela, répéter et répéter jusqu’à s’habituer…
Elle demande à Mohammed si c’est pareil pour le oud. Mais
elle revient toujours sur le problème: qu’est-ce que le plaisir et
la félicité?
Elle cherche ses émotions d’auditrices aux concerts ou à
l’écoute d’enregistrements. Elle essaie surtout de se souvenir
des concerts de son guru. L’impression de vivre de la même
vie que lui pourtant si différent d’elle, par sa culture, par son
âge, par son sexe…
Et le plaisir qu’elle éprouvait à entendre son maître était-il
le même qu’un tamoul de Madras, écoutant depuis toujours
cette musique? Ce qu’elle ressentait était-il ce que le maître
voulait qu’elle ressente ou bien n’était-ce que des impressions
mêlées d’ignorance relative, d’erreurs de compréhension? En
même temps, parfois elle avait l’impression de comprendre
cette musique et de s’assimiler un peu à leur culture.
Le plaisir à ce qui échappe, à ce qui est autre, est une ap-
proche de la transcendance: on essaie de se rendre identique
à l’étranger, apprivoiser l’autre pour se faire soi-même autre
que soi.
Et si Dieu était toujours cet étranger qui, à certains égards,
est aussi le plus proche, enfoui dans le cœur.
La félicité, c’est avoir l’expérience du Soi. La musique per-
met de la réaliser, comme beaucoup d’autres activités et pas
seulement artistiques. L’expérience du Soi suppose une tour-

46
nure d’esprit et la musique peut en provoquer le commence-
ment, en créer les conditions de possibilité.
Pour avoir l’expérience du Soi, il faut être réceptif. La mu-
sique permet de travailler cette réceptivité, de même que les
autres formes d’art, notamment du spectacle. La méditation
religieuse est elle aussi une bonne préparation à cette récep-
tivité. Elle reprend son livre de L. Bansat-Boudon:
« Le concept d’ananda est le sentiment principal que doit procurer
l’œuvre d’art au spectateur (bien qu’il y soit essentiellement question du
théâtre, cela n’est pas limitatif), comme le pose le Natya Shastra, où
le plaisir est un autre nom du rasa, la saveur. Ainsi Dhanamjaya
parlent “des œuvres dramatiques qui distillent la félicité 24”. »
Un peu plus loin, elle lit:
« On sait que ce vocable dont l’acception première est précisément
celle de mastication, est une autre façon de nommer le rasa, la Félicité,
ou camatkara, l’Émerveillement, ou bien encore atmavshranti, le
Repos dans le Soi, et nirvrti, la Sérénité. Tous vocables qui pour
s’appliquer à cette qualité particulière de plaisir que l’on ressent devant
une représentation dramatique indiquent assez que le théâtre est un en-
chantement. Le mot est à prendre au sens fort, ainsi qu’en témoigne la
célèbre image de Shakuntala 25 où la salle apparaît immobile et figée
comme sur un tableau, subjuguée et ravie par le spectacle 26. »
Elle retrouve la citation du Shakuntala :
« Bien chanté, Madame! Le public tout entier est un tableau, di-
rait-on, tant la mobilité de sa pensée est enchaînée par la mélodie 27. »
En Inde, le plaisir esthétique s’appelle rasa, la saveur que
produit l’œuvre pour celui qui la contemple.
Dans le plaisir au théâtre, le public est « transi », rendu im-
mobile, comme, en contexte occidental et grec, cet adversaire,
dans le dialogue, subjugué, médusé par Socrate comparé à
une torpille.

47
Cette transe du public est ce qui permet l’arrêt du flux des
pensées, la fixation du mental. La contemplation esthétique
au théâtre serait donc une sorte de méditation, mettant le pu-
blic dans un état de concentration identique à celui demandé
pour laisser le divin descendre dans l’esprit du méditant pour
l’illuminer, apparaître en soi et devenir un objet de contempla-
tion plus ou moins unitive.
LA RENCONTRE D’HENRI

Enfin, ils arrivent à voir Henri à l’ashram. Celui-ci s’était un


peu absenté pour aller à Madras terminer quelque affaire. Lors
de cette première rencontre, Mohammed a été heureux de re-
voir Henri au Ramanashramam, dans ce lieu si chargé de
grâce. Marie, elle, a tout de suite été charmée par Henri.
Ce qui l’a d’abord séduite, c’est la sensualité du personnage
puis l’idée coquine, qui a germé dans son esprit, d’être infi-
dèle à Mohammed qui commence à l’énerver par ses prises de
positions rigoristes, voire, parfois, intégristes.
À la frivolité ainsi suggérée, s’est peu à peu ajouté un véri-
table attrait, de l’amour naissant.
Elle se sent liée à Mohammed, certes, mais en Henri, elle
voit la possibilité de vivre un grand amour tel que cela ne lui
est jamais arrivé. Il est terriblement séduisant. Tromper Mo-
hammed, transgresser l’interdit de la fidélité. Elle pense à Don
Juan et à ce que dit Kierkegaard de la musique dont l’essence
lui semble être la séduction et l’érotisme.
Dans le taxi qui l’emmène aujourd’hui de Kanchipuram à
Tiruvannamalai, elle se rappelle le torse nu du brahmane lais-

49
sant bien voir son cordon, prêt de l’autel de Nataraja, dans le
temple d’Ekambara Natar à Kanchipuram, il s’est laissé facile-
ment prendre en photo. Elle pense qu’Henri doit être beau,
tout nu en train de jouer du sitar. Henri a appris le sitar à
Bénarès, puis il a suivi des cours de sitar avec Anand Kumar à
Paris où il a été professeur de philosophie, quelque temps
avant de partir en Inde.
Elle pense à la nudité en Inde, la nudité du sadhu… Cette
nudité souvent relative apprend la nécessité, en Inde, de se dé-
barrasser de tout ce qui recouvre l’essentiel pour le contem-
pler. Enlever ce qui masque la vérité pour la révéler aux autres.
Elle a envie de se mettre nue devant Henri. Mettre aussi son
cœur à nu. Mohammed est trop rigide avec sa métaphysique,
son ésotérisme.
Elle repense à sa rencontre avec Henri. Elle revoit la scène:
ils marchent tous les deux avec Mohammed dans le hall de
méditation puis ils vont prendre un repas copieux à l’hôtel
Arunaï Ananta. La route pour y aller de l’ashram suit le chemin
du pradakshina. Henri avait emporté un sac d’où il tire un livre
relié de couleur verte. Il leur montre le livre et leur dit que
c’est l’édition Tisseau de l’œuvre de Kierkegaard appelée
l’Alternative. Mohammed et Marie lui disent connaître ce
texte.
Mohammed lui dit que c’est là que Kierkegaard présente
sa thèse sur l’essence érotique de la musique.
Pour Kierkegaard, le Don Juan de Mozart est le chef-d’œu-
vre classique par excellence, car, il unit adéquatement l’idée et
la forme qui la représente; l’idée étant celle de la séduction et
sa représentation étant la musique.
Henri ouvre le livre de Kierkegaard et cite L’Alternative qui
dit que:

50
« L’idée la plus abstraite qu’on puisse concevoir est celle de la génia-
lité sensuelle. Mais quel médium se prête à sa représentation? Celui de
la musique et de la musique seule 28. »
Pour lui, Henri, cette génialité sensuelle a été introduite
par le christianisme comme « exclue ». Cet ascétisme du chris-
tianisme, qui en excluant la sensualité la fait venir au grand
jour, fait penser, de manière différente et en un autre contexte,
au mélange d’ascétisme et d’érotisme que figure Shiva, notam-
ment en son symbole phallique du linga.
La sensualité dont parle Kierkegaard est celle de la séduc-
tion comme abstraction et comme universalité (Don Juan
désire toutes les femmes), qui ne peut être représentée qu’im-
médiatement par la musique qui est: « le démoniaque ». « Elle
trouve son objet absolu dans la génialité de l’éros sensuel 29. »
Henri lit ce passage en entier:
« La génialité sensible est l’objet absolu de la musique. Elle est ab-
solument lyrique et c’est dans la musique qu’elle fait éclater toute son
impatience lyrique; elle est déterminée par l’esprit et elle est par suite
force, vie, mouvement, agitation constante et perpétuelle succession;
mais elle ne s’enrichit ni de cette agitation, ni de cette succession; elle
reste toujours la même; elle ne s’épanouit pas, mais fonce en avant,
sans interruption et comme tout d’une haleine. Si j’avais à caractéri-
ser ce lyrisme d’un seul attribut, je dirais qu’il est retentissant; et me
voilà revenu à la génialité sensible, musicale en son immédiateté 30. »
Mohammed lui prend le livre des mains et lui montre que
plus loin, Kierkegaard signale l’aspect sensuel, général et spon-
tané de la musique:
« L’amour sensuel [est] évanouissement dans le temps; or le mé-
dium qui exprime cette évanescence c’est la musique. Elle est admira-
blement propre à cette tâche, car elle est beaucoup plus abstraite que le
langage; par suite, elle n’exprime pas le particulier, mais le général en

51
toute sa généralité; cependant, elle ne le traduit pas dans la réflexion
abstraite, mais dans l’immédiateté concrète 31. »
Mohammed continue son commentaire:
— Dans une certaine mesure, la religion indienne remet en
cause la pensée comme réflexion intellectuelle, puisque l’Inde
apprend à se méfier du mental et de ses productions unique-
ment conceptuelles qui bloquent une prise de conscience vé-
ritable du réel. Mohammed cite Ramana Maharshi:
« Par nature, le mental ne connaît pas le repos. Commencez par le
libérer de son activité…32 »
En effet le mental est prisonnier des concepts, il est enfermé
dans le monde et l’illusion du « Moi » individuel. Il ne peut
accéder à l’Absolu. L’accès à l’Absolu ne peut que se vivre de
manière immédiate, dans la fusion expérimentale du sujet et
de l’objet.
— Il y a donc dans la religion indienne, continue Henri,
comme dans la séduction au sens de Kierkegaard, une reven-
dication d’immédiateté et une critique de la réflexion qui ap-
partiendrait trop au langage et au mental. La musique pourrait
donc être seule à « dire » (par le son et le sentiment et non par
le concept et le mental) cette immédiateté ineffable du Réel.
Mieux, la musique propose de vivre, dans le moment de son ef-
fectuation, à la fois médiate et immédiate, ce qu’est le Réel.
Après avoir marché une demi-heure, ils arrivent enfin à
l’hôtel pour manger un peu. Nourriture strictement végéta-
rienne. Belle vue sur Arunachala. L’hôtel est situé dans la zone
d’influence de Kama, le Dieu de l’amour.
Ils s’installent autour du jardin intérieur. Et la discussion re-
prend de plus belle.
Henri continue à parler du rapport de la musique et de
l’érotisme, en soulignant que dans la musique il s’agit d’un

52
éros de la transgression, du plaisir de la négation qui se nie en
positif.
La musique, selon lui, semble illustrer cette négation du fini
et du terrestre par quoi le divin se manifeste. La musique n’est
pas un élément du quotidien et en même temps, elle habite la
conscience la plus commune de chacun.
La musique transgresse la banalité quotidienne: elle est dif-
férente de tout ce qui est utile et pratique pour la vie de tous
les jours. La chaise est utile pour travailler comme secrétaire,
comme agent d’accueil, ou d’autres, comme dans beaucoup
de profession; une chaise est un instrument de travail qui a pu
être pensé par un artiste, ébéniste, un artisan, un peintre, un
sculpteur.
Pour Henri, la musique ne participe pas de l’utilité quoti-
dienne, certes elle peut créer une ambiance ou provoquer un
climat plus détendu, de mieux-être. La musique ne sert à rien,
si ce n’est au pur plaisir d’être écoutée qui n’a rien à voir avec
l’utilité. Elle est même pur plaisir et félicité. Elle provoque des
états de conscience, qui peuvent dans certains cas amener des
mouvements du corps, mais qui sont différents de l’expérience
quotidienne de la finitude humaine. La musique permet de
s’échapper du fini, et même lorsqu’elle provoque tristesse et
sentiment de finitude, le cours ordinaire de la vie est sus-
pendu. Certes, bien des musiques modernes ou traditionnelles
peuvent lutter contre cet aspect de la musique et essayer d’en
faire un objet de consommation quotidien et utile, mais en
cette quête, elles font disparaître la spécificité de la musique et
sa différence propre.
Mohammed commente l’idée d’Henri en disant que la mu-
sique, en sa différence essentielle d’avec toutes les autres acti-
vités humaines, appartient à l’ordre de l’altérité: elle semble
venir d’ailleurs; un ailleurs que l’on peut appeler « monde
divin » ou de manière plus générale « transcendance ». En

53
même temps, cette altérité est profondément liée à la logique
du plaisir et de la félicité.
Pour Henri, c’est en cette différence et en cette opposition
au quotidien banal que réside son caractère transgressif,
comme l’orgasme, elle est au-delà de tout interdit: dans la mu-
sique tout est possible parce qu’elle n’est que liberté.
Marie pense en elle-même que ce serait bon d’avoir un or-
gasme avec Henri qui sait si bien parler de l’érotisme musical.
Mohammed reprend la parole. Il lui semble que ce n’est
pas dans n’importe quelles conditions que la musique peut se
faire entendre. Il y a des circonstances où faire de la musique,
mettre de la musique, apparaît comme déplacé, voire interdit.
La nuit, par exemple, la musique est assimilée à du bruit qui
trouble le sommeil, le calme et la tranquillité des gens. Bien
souvent, elle dérange; elle apparaît comme dogmatique et pé-
remptoire, elle impose sans discuter son ordre qui apparaît
comme autre et différent que l’univers de la parole, de
l’échange conceptuel, et de la concentration dans le travail.
En sa présence, le divertissement, le loisir, qu’il soit joyeux,
triste, ou méditatif, est toujours mélangé avec la force subver-
sive du plaisir qui y est lié. C’est d’ailleurs en cela que la mu-
sique peut être utilisée, parfois au travail, pour rendre celui-ci,
plus agréable, plus proche du jeu et du loisir.
Henri lui répond:
— D’autres formes d’art, tels que la peinture ou la littéra-
ture, participent de ce rapport au divin comme transcendance,
par leur attrait pour ce qui est autre que la banalité quoti-
dienne, mais c’est de manière moins essentielle, ne pouvant
pas éviter, surtout pour les arts représentatifs que sont pein-
ture et sculpture, de mettre en scène la vie de tous les jours, la
concrétude matérielle, avec le manque d’altérité et de trans-
cendance que cela suppose.

54
» Cette recherche d’un ailleurs qui serait présent au cœur
du quotidien le plus trivial, est souvent un trait de beaucoup
de romancier, mais souvent teinté du désespoir de ne pas trou-
ver cet ailleurs, avec le nihilisme et la perte de sens qui
l’accompagnent. C’est surtout dans la poésie que le rapport
au divin est le plus explicite parmi les arts de l’écriture et du
papier. Les métaphysiciens ont souvent été des poètes et cela
par l’importance accordée au symbole.
» C’est seulement dans la musique que s’exprime la possi-
bilité d’une transcendance pure au monde, ce que Schopen-
hauer pressentait bien en considérant que l’essence de la
musique était la volonté, le désir, et non pas le monde et la re-
présentation. Les autres arts participent donc trop de la repré-
sentation, étant lié au monde, à un objet qu’ils cherchent à
copier. Dans ce sens, l’esthétique moderne, notamment dans
la peinture, lorsqu’elle s’affranchit de tout rapport à la mime-
sis, participe d’une revendication fondamentale de la musique,
même si tous les musiciens ne sont pas d’accord pour se libé-
rer de la représentativité, et cela même en Inde où il s’agit
aussi dans un raga de se rapporter à telle heure du jour et de
la nuit, à tel moment de l’année.
» La mimesis a toujours été une dimension importante de
toute création artistique que ce soit dans la genèse de l’idée es-
thétique, avec la satisfaction d’avoir un sens qui correspond à
ce que ça représente, ou que ce soit dans la structure même de
toute œuvre dont la nécessité, suivant les cas, est d’être théma-
tique et d’avoir un sujet. Ainsi la mythologie des peuples an-
ciens, grecs, germaniques, hindous, se donne à lire sous
formes de poèmes rigoureusement construits, en chants, hym-
nes, versets… Raconter l’histoire des Dieux se présente à tra-
vers des contraintes formelles telles que rythmes, jeux des
sonorités, où la forme et l’idée s’entremêlent.

55
» La transcendance par rapport à l’humain est une diffé-
rence qui met au-delà de la norme. Elle se montre ici, en ce
que la parole poétique est différente de la parole quotidienne
par sa rigueur de construction et par son contenu puisqu’elle
traite de réalités cachées comme le sont les esprits du monde,
cette intériorité du réel que représente le divin.
» L’ailleurs est présenté comme habitant le quotidien, le
feu du foyer, la lumière du soleil, mais il s’agit de ce qui sou-
tient et rend possible ce monde de tous les jours, avec son
rythme de succession des astres qui sont souvent les premiers
objets de cultes et d’émerveillement poétique où religion et
poésie s’impliquent l’une l’autre.
» Il y a là un autre moment de la transgression et de la dif-
férence, celui de l’exclusion, qui est lié à la nature propre de
l’art: utiliser comme matériau, les sensations et le sensible. En
cette destination centrale de l’art, celui-ci franchit l’interdit
métaphysique qui, depuis Platon, pose le sens de la philoso-
phie comme une éducation qui apprend à se détourner des
sensations pour contempler les idées.
À ce long discours d’Henri, Marie répond en parlant de la
présence du sacré dans la musique:
— L’art est traditionnellement lié à une expérience du
sacré: la forme la plus générale du sacré, dans sa liaison essen-
tielle à l’art, est celle de la transgression: le franchissement des
limites de l’humain. Dans l’art, l’homme se rapporte à ce qui
le transcende, comme dans la religion, mais, dans l’art, il mon-
tre et extériorise, grâce à un support, cette transcendance et il
l’incarne dans une matière.
Henri lui dit alors:
— La transcendance apparaît lorsque les limites propres du
fini, de l’humain, sont franchies. Ce franchissement est en fait
une transgression double: d’abord en ce que l’humain est dé-

56
passé et en ce que le transcendant passe là où il se perd, au ni-
veau matériel du sensible.
» Cette transgression est double: elle est une transgression
du sensible humain par le rapport à la transcendance toujours
au-delà, et elle est une transgression du caractère ineffable et
voilé de cette transcendance qui se trouve incarnée dans une
matière sensible.
» La première transgression est celle du dépassement de
l’humain par son rapport à la transcendance, c’est-à-dire le
moment du sacré proprement dit dans la constitution de l’art.
Cette première transgression est paradoxale par rapport à la
deuxième, puisqu’elle fait un mouvement inverse.
» La deuxième transgression est constituée par une incarna-
tion qui est un mouvement orienté vers la matière, alors que
la première transgression est une négation de l’incarnation,
en tant qu’elle est un moment idéel, moment de vision pure
et d’intuition de l’idée en son abstraction sans forme. Ce mo-
ment de la constitution de l’art, est mystique et religieux, mé-
taphysique. C’est un premier moment, car souvent, il précède
l’œuvre: il est constitué par la méditation du projet, ce chaos
du brouillon d’où va se dégager la ligne directrice.
» Cette transgression de l’humain manifeste le moment re-
ligieux de l’art. Certains l’appellent le moment de l’inspi-
ration, cela signifie qu’une divinité prend possession de
l’artiste sous forme de délire. En cela, l’artiste participe du mé-
dium, du chamane et du sorcier, que cette pratique soit visible
en tant que telle dans l’œuvre, comme les spectacles de transes
chez certains “primitifs”, ou qu’elle soit cachée comme la sim-
ple origine, à partir de quoi le travail de construction va pou-
voir se mettre en place, soit pour mettre en avant ce moment
magique, soit simplement pour utiliser ses ressources dyna-
miques.

57
» En ce moment mystique, apparaît aussi le moment de
l’incarnation qui participe de la deuxième transgression
(puisque le dieu est présent dans le corps du possédé, de
l’inspiré), de sorte que l’une et l’autre transgression sont sou-
vent entremêlées dans le résultat qu’est l’œuvre.
» Même sans vouloir parler d’inspiration, l’œuvre suppose
l’avant de l’œuvre qui peut aller jusqu’au projet le plus précis
ou se contenter d’un brouillon peu élaboré, voire d’une sim-
ple vision ou d’un état intérieur dont l’œuvre ne sera que la
communication.
» Cette mystique du commencement dans l’œuvre est liée à
une transgression: la barrière qui sépare l’humain du divin, le
ciel de la terre, le corps de l’esprit, est franchie. Le résultat en
est pour ce moment chaotique que l’humain, le terrestre et le
corporel sont niés puisqu’ils sont dépassés par le rapport qu’ils
effectuent à leur objet transcendant, que ce soit un dieu ou
une force de la nature, ou de la matérialité pure. La transgres-
sion dont il est question consiste essentiellement en la néga-
tion du corps et du fini.
C’est après avoir débattu de cette question que Mohammed,
Henri et Marie se sont quittés.
GOÛTER LE SOI

Arunachala a pris possession d’Henri qui entend alors le


chœur des rishi cachés au plus profond de la montagne psal-
modier indéfiniment: « Om, namah Shivaya ».
L’état qu’éprouve alors Henri est celui de la félicité.
Lorsque Marie a, elle aussi, entendu le chœur des rishi dans
Arunachala, elle en a parlé à Mohammed.
Elle lui a dit que ce chant intérieur, non-manifesté, la trans-
portait dans une volupté, à la fois spirituelle et charnelle, qui
lui faisait atteindre ses limites d’être humain. Elle était vidée
d’elle-même, semblable au monde, conscience universelle.
La félicité, qu’elle éprouve alors, est provoquée par la pré-
sence en elle de la montagne. La montagne agit comme une
présence sonore, presque musicale, qui ne passe pas pour au-
tant au stade de la composition. La puissance du mot l’envahit.
Elle est possédée par une tonalité de fond, continue et liée à
un rythme obsédant, répétitif.
Le Moi qu’elle découvre alors lui semble différent du corps,
tout au moins ce Moi en tant qu’il est dans l’état de félicité, ce
qui ne veut pas dire que le corps est supprimé, mais qu’il est

59
oublié, la félicité ne s’occupe pas du corps, quand bien même
il y aurait une possession par des mots, supposant le passage
par le sens corporel de l’ouïe… Mais il s’agit d’une écoute in-
térieure où le corps doit être indifférent et non considéré en
lui-même, si l’on veut vraiment la réaliser. Le son intérieur
n’est pas produit ni frappé. Il séjourne dans la conscience, lié
à la félicité.
Mohammed lui dit alors qu’Annamalai Swami rapportait
ainsi une parole de Ramana Maharshi:
« Les sadhanas (pratiques spirituelles) n’ont pris forme que pour
nous aider à nous débarrasser de l’idée qu’il [le Soi] est quelque chose qui
doit être nouvellement atteint. La racine de l’illusion est la pensée qui,
ignorant le Soi, dit: “Je suis ce corps”. Après s’être élevée, cette pensée se
développe rapidement en une myriade de pensées, et cache le Soi. La réa-
lité du Soi ne brillera que si toutes ces pensées sont supprimées. Ce qui
reste ensuite n’est que Brahmananda (la félicité de Brahman) 33. »
Or le corps est matière, il est ce qui rattache l’être humain
au monde et à la finitude. La musique, le son, et dans une cer-
taine mesure, la félicité, ont à voir avec le corps, puisque ces
états de conscience sont saisissables humainement. Pourtant
la félicité de Brahman est détachée du corps.
La félicité que procure l’Absolu a-t-elle donc quelque res-
semblance avec celle qu’éprouve le corps, que ressent l’être
humain; mélange d’esprit et de corps?
De quelle félicité s’agit-il donc dans l’écoute musicale? Et de
quelle écoute musicale doit-on parler? Est-ce l’écoute d’un son
intérieur, qui pourrait être aussi bien une écoute mystique
qu’une écoute à l’origine de la création d’une œuvre dans le
cas du compositeur, par exemple (théorie de l’inspiration)?
S’agit-il plutôt de l’écoute du spectateur au concert ou de ma-
nière plus générale du plaisir de « goûter » une œuvre d’art
(théorie du rasa)? Ou bien s’agit-il encore de la félicité

60
qu’éprouve le musicien traditionnel lorsqu’il joue de son ins-
trument, chante et perçoit la nécessité instantanée de ses im-
provisations?
Pour ce qui est de l’Inde, la félicité, qui se dit ananda, est
non seulement le dernier terme de la trinité notionnelle carac-
térisant l’Absolu comme être, conscience et félicité: sat, cit,
ananda, mais elle est aussi cette félicité qui n’a rien d’extra-
ordinaire ou d’exceptionnelle et qui demande à être vécue
quotidiennement, à chaque instant.
Le plaisir pris à la nourriture participe de la jouissance es-
thétique, certes différemment que devant une œuvre d’art,
mais l’intensité et la présence du plaisir peuvent être compa-
rées dans les deux cas.
Pourtant les théoriciens de l’esthétique indienne le répè-
tent souvent, l’intensité du plaisir devant une œuvre d’art, et
notamment au théâtre, est due au caractère extraordinaire et
supra-mondain du rasa, ce qu’on appelle alaukikatva 34.
Abhinavagupta dans son commentaire du Natya Shastra dit:
« La gustation du rasa est un émerveillement qui n’est pas de ce
monde 35. »
Même si cette transcendance esthétique s’applique plus au
théâtre qu’à la danse selon Abhinavagupta, la saveur esthé-
tique est différente de la « saveur, toute mondaine, d’un mets
réel 36 ». Voilà ce que dit Abhinavagupta:
« Savourer [la saveur esthétique] n’est pas une activité de la
langue, mais une [activité] mentale… C’est dans le monde seulement
que cette [activité de gustation] s’accomplit comme la conséquence im-
médiate d’une activité de la langue. C’est pourquoi, ce qui est mis en
lumière ici, c’est l’emploi métaphorique [du terme et de la notion de
rasa] 37. »
Il s’agit là principalement du plaisir que procure le théâtre,
si l’on veut suivre Lyne Bansat-Boudon, et la citation qu’elle

61
fait d’Abhinavagupta concernant les « affects » (cittavrtti) du
théâtre:
« Seules les cittavrtti extra-mondaines (alaukika), celles que pro-
duit le déploiement de l’activité du jeu de l’acteur… font que le soi
propre (svataman) qui, dans les conditions mondaines, n’est pas sus-
ceptible d’être savouré, soit savouré. »
Le théâtre procurerait donc, pour le spectateur, le bonheur
ineffable de l’expérience du Soi, celle dont parle Ramana et
qui n’est pas liée au corps.
Pourtant les cittavrtti, au théâtre, seraient plutôt liées à la si-
gnification et à une activité du mental, goûtant là le Soi, alors
que la musique et le chant ont « pour seule vocation de faire adve-
nir la beauté (shobha) et de dénouer les nœuds du cœur 38 ».
Voilà une théorie intellectuelle de l’expérience du Soi qui
semble bien faire taire les tenants d’une expérience non-intel-
lectuelle du Soi, où le mental jouerait le rôle d’obstacle.
Mohammed vient rejoindre Marie dans sa petite cellule de
l’ashram. Ils entament une discussion sur l’intellectuel et le sen-
timental à propos de la religion et de la musique:
— Si l’on veut suivre ce que dit Lyne Bansat-Boudon, af-
firme Marie, la saisie du Soi se donnerait par l’intelligence, ce
que n’arriverait pas à faire la musique parce qu’elle n’en reste
qu’au sentiment (plaisir des sens, uparanjakabhava). La mu-
sique ne ferait que préparer à cette saisie qui se donnerait dans
la compréhension d’une signification.
— La musique, il est vrai, en Inde, lui réplique Mohammed,
apparaît comme un art traditionnel, et donc ce qui est dit de
la musique dans le Natya Shastra devrait être valable pour toute
époque. C’est l’idée d’Alain Daniélou, qui pose que la mu-
sique indienne serait traditionnelle parce que stable, identique
à elle-même, depuis ses origines.

62
Mohammed sort son livre d’Alain Daniélou qu’il emmène
toujours avec lui, comme les livres de Guénon, et lit le passage
suivant:
« … il n’a jamais paru nécessaire aux Hindous, comme à la plu-
part des autres peuples, de faire périodiquement table rase de façons de
penser et de connaissances anciennes pour en adopter de nouvelles 39. »
— Pourtant, poursuit-il, cette continuité de la musique in-
dienne n’est pas établie de manière certaine, car, sans entrer
dans le détail, il est évident qu’il y a des raga que l’on ne joue
plus, que les instruments ont évolué, et surtout qu’il y a eu la
grande distinction de la musique hindoustanie et de la mu-
sique carnatique qui n’existait pas originellement.
» Mais, malgré ses imperfections, l’idée d’une musique tra-
ditionnelle indienne toujours identique que soutient Danié-
lou semble juste par rapport à une certaine conception de
l’Inde: en gros, il n’y a pas, en Inde, de recherche de la nou-
veauté pour la nouveauté comme en Occident avec l’idée du
musicien révolutionnaire comme critère a priori de qualité.
Les discontinuités sont moins grandes qu’en Occident du
point de vue historique. Et surtout, on peut dire que les théo-
ries du Son telles qu’elles sont exposées dans les ouvrages de
base et qui remontent aux origines de la pensée indienne et à
sa continuité dans le temps, sont toujours d’actualité et sont les
seules qui permettent de vraiment comprendre la musique de
l’Inde actuelle dans la mesure où elle est traditionnelle. Ce
sont ces théories musicales et religieuses qui donnent sa base
à l’enseignement de maître à disciple quand bien même le
guru ne les connaîtrait pas toutes complètement.
» Cette opposition du plaisir du théâtre et du plaisir de la
musique, l’un, intellectuel et l’autre, sentimental, serait donc
originelle et se continuerait jusqu’à l’époque moderne, dans

63
la mesure où l’influence occidentale ne se fait pas trop sentir
dans ses effets néfastes et destructeurs.
À ce moment Mohammed cite Guénon à propos du carac-
tère intellectuel de la saisie du Soi et de la « Réalisation ». En
effet, R. Guénon considère que l’idée de religion n’est pas la
même en Inde qu’en Occident. Certes, il reste dans les géné-
ralités, mais ce point de vue veut justement rester dans le
général et l’universel, dans ce qui ne change jamais.
Ainsi il considère que le point de vue « métaphysique » est
universel, non soumis aux contingences mondaines, et donc
éternel, ce que pourrait évoquer la conception de l’hindouis-
me comme sanathana dharma, l’ordre éternel. L’hindouisme
(si ce mot correspond à une réalité) est métaphysique, et si on
peut l’appeler une religion, ce n’est pas au sens occidental du
terme.
« Tandis que le point de vue religieux implique essentiellement
l’intervention d’un élément d’ordre sentimental, le point de vue méta-
physique est exclusivement intellectuel 40. »
Guénon veut dire par là que la métaphysique « reste tou-
jours, au fond, parfaitement identique à elle-même », car son
objet est essentiellement un, ou plus exactement « sans dua-
lité » comme le disent les Hindous… »
Il exclut même toute idée de religion, pour caractériser
l’hindouisme, en reliant la métaphysique à la tradition:
« Dans l’Inde, on est en présence d’une tradition purement méta-
physique dans son essence, à laquelle viennent s’adjoindre, comme au-
tant de dépendances et de prolongements, des applications diverses,
soit dans certaines branches secondaires de la doctrine elle-même,
comme celle qui se rapporte à la cosmologie par exemple, soit dans
l’ordre social, qui est d’ailleurs déterminé strictement par la correspon-
dance analogique s’établissant entre les formes respectives de l’existence
cosmique et de l’existence humaine. Ce qui apparaît ici beaucoup plus

64
clairement que dans la tradition islamique, surtout en l’absence du
point de vue religieux et des éléments extra-intellectuels qu’il implique
essentiellement, c’est la totale subordination des divers ordres particu-
liers à l’égard de la métaphysique, c’est-à-dire du domaine des prin-
cipes universels 41. »

Cette démarche intellectuelle de la métaphysique, telle que


Guénon l’intuitionne, correspond, dans certains textes « tradi-
tionnels » dont l’attribution à un auteur précis est incertaine,
à une relative condamnation de l’art (ce qui apparaît dans la
constitution sentimentale de l’œuvre d’art et de son plaisir).
L’œuvre d’art n’apparaît pas comme un moyen privilégié pour
se libérer de l’illusion. C’est la conception habituelle et com-
mune du Vedanta.
Marie lui répond :
— Laisse-moi te citer la Viveka-Cuda-Mani :
» “La réalisation de la Vérité est toujours le fruit de la discrimina-
tion, jamais celui des œuvres – fussent-elles aussi nombreuses que les
grains de sable du désert 42.”
» Et un peu plus loin:
» “La forme élégante d’une guitare, le talent d’un artiste habile à
en faire vibrer les cordes servent, à la rigueur, à l’agrément de quelques
amateurs.Ni l’une ni l’autre ne t’investiront jamais de la véritable
Souveraineté 43.”
» Dans le cadre du Vedanta, la réalité ultime n’est pas so-
nore. L’idée d’un Shabda Brahman (d’un Absolu comme Son)
n’appartient pas à l’univers de Shankara, mais plutôt à celui du
tantrisme, du Shaïva Siddhanta…
» S’il peut y avoir, dans ce darshana, une place pour l’art, ce
ne peut être que comme préparation, prélude à la perception
du Réel:

65
« Les œuvres servent, non pas à percevoir le Réel, mais à purifier
le mental 44. »
Mohammed intervient pour dire que la traduction est cer-
tainement fautive, il n’y avait pas de guitare en Inde à cette
époque.
Marie continue la discussion:
— Les sensations sont ce qui permet de décrire l’expérience
humaine. L’expérience, pour l’homme, a comme base les sen-
sations, puis s’achève dans les idées. Les idées sont un lieu
d’expérience comme les sensations. Les idées peuvent donc
être appréhendées par des sensations.
» Il y a des sensations intelligibles et inversement les idées
peuvent s’incarner dans l’expérience sensible. Ainsi, lorsque le
prisonnier libéré, dans l’allégorie de la caverne de Platon, se
promène pour sortir de la caverne, il a une expérience phy-
sique et sensorielle du monde des Idées.
» De la même manière, l’idée de Dieu (avec ses attributs
comme la bonté et l’éternité) se donne à vivre sensoriellement
dans l’instant ou dans des suites d’instants. Cette expérience
du divin peut s’appeler la félicité, l’extase, la jouissance, le bon-
heur…
» L’infini est présent de manière parcellaire dans le fini.
L’infini contient tout le fini. Il peut donc être expérimenté par
les sens, de manière partielle, incomplète, mais représentative,
car l’infini se conserve dans les expressions limitées de lui-
même. L’infini dépasse ce qui fait partie de lui, à la fois il n’est
pas ses différentes parties et il est chacune de ses parties. Il est
présent en telle ou telle détermination de lui. Comme les
idées, l’infini est expérimentable. L’infini lui-même est une
idée, celle de l’Absolu en sa transcendance.

66
» Mais en même temps, l’infini est un mot, son expérience
est celle d’un “Son” qui porte une signification précise que
l’on peut expliquer ou trouver dans un dictionnaire.
» L’expérience sensible des idées n’est donc pas obligatoi-
rement visuelle, elle est plutôt auditive, et d’une audition in-
térieure et mystérieuse liée à de la compréhension.
— Une idée est un son, intervient Mohammed, même si
c’est un son intérieur et non-prononcé. Le concept de Dieu
est lui-même un son plus qu’une image et c’est en ce sens qu’il
faut comprendre son invisibilité, en contexte sémitique. Dieu
est transcendant pour le visible, alors qu’il est présent et imma-
nent dans le son, ce qu’on retrouve dans le Prologue de Jean:
“Au commencement était le Verbe.” Ce que comprend l’Inde
dans son concept de “Shabda Brahman”, Dieu-Logos, même si
certaines écoles indiennes ne l’admettent pas (comme le Ve-
danta qui insiste sur la dimension transcendante de l’Absolu).
— Le son incarnerait plus le divin que l’image visible, lui
répond Marie. Toutefois le son ne véhicule-t-il pas des images
intérieures qui lui sont liées?
— Mais dans le cas du divin possédé lors de la méditation,
il y a vide de toute image, poursuit Mohammed, alors que le
Son peut rester comme dernier élément exprimable terrestre-
ment, jonction entre le pur au-delà et le simplement humain.
En Inde, cette conception est celle d’un Nada Yoga.
» Si Dieu est un phénomène sonore, plus que visible, il en
résulte que l’instant est presque plus important que la durée.
Certes la durée du son est importante, mais en tant qu’elle est
saisie comme moment, dans la discontinuité d’un avant et
d’un après. Le son met l’accent sur le rapport entre éléments
successifs, ce qui est sensible dans le cas de la musique: une
note n’a de sens que par rapport aux notes précédentes et aux
suivantes, et en même temps cet “espace” de la note existe

67
pour lui-même dans toute sa vibration et sa richesse comme
en témoigne les alap de la musique de l’Inde du Nord où il
s’agit d’approcher une note jusqu’à ce qu’elle résonne dans
toute sa beauté. Ce moment de repos et d’extase sur telle note
ne peut résider que dans son lien avec la totalité qu’est l’esprit
d’un raga où la hauteur de chaque son doit être exprimée le
plus exactement possible (au shruti près).
— Dans la discontinuité de l’instant sonore qu’illustre la vé-
nération de la note, en Inde, réside l’union d’un aspect divin
et d’un aspect subjectif, continue Marie. Comme si dans la
note le divin s’incarnait dans l’humain. L’instant de la note
fait surgir le “Je” et le sentiment du raga exprimé par un mu-
sicien particulier illustrant le neutre d’une tradition.
» Le son comme le mot et la conscience individuelle, est
une rupture dans la masse du continu (fluidité du global).
C’est une discontinuité qui ouvre un sens et une orientation,
à partir de quoi est possible une idée et une conscience indi-
viduelle de sensation.
» Le son est quelque chose de matériel lorsqu’il est frappé,
mais aussi lorsqu’il est à l’intérieur d’une conscience. Il est
alors non-frappé (anahata), semblable à un mot coloré d’une
certaine hauteur musicale et qui a une vie propre, une intona-
tion, une vibration spécifique, véhiculant des images, des sou-
venirs, qui constituent l’épaisseur bruyante du mental, jusqu’à
ce qu’arrivent le calme et le silence du mental.
» Alors les sensations extérieures et corporelles deviennent
un fond, un support. Elles sont la chair du silence mental:
cette chair de l’idée est une certaine appréhension du mo-
ment, de la qualité de l’air, du paysage, de l’environnement.
Les sensations sont là, mais à distance, baignant dans une dou-
ceur qui les rend inoffensives, à l’arrière-plan, constituant
l’assise du bonheur. Les idées volent au-dessus du sensible.

68
Tout en étant liées au sensible, les idées sont pures à tel point
qu’elles semblent vides et en même temps pleines de tout le
réel.
LE SHABDA BRAHMAN

Henri va retrouver Marie et Mohammed au Shantivanam,


l’ashram chrétien d’Henri Le Seaux et Jules Monchanin. À
quelques kilomètres de Tiruchirapalli, en Inde du Sud, au
Nord de Madurai.
Sœur Sarada accueille Henri. Elle lui offre un verre de
tchai. Ils discutent tous les deux de leurs passions de l’Inde.
Puis, elle le conduit devant les tombes de Jules Monchanin et
d’Henri le Saux. Sur le passage, Henri rencontre Marie qui lui
souhaite la bienvenue et qui va prévenir Mohammed de son
arrivée.
Ils se retrouvent devant le réfectoire. En visitant les cuisines,
Marie, Mohammed et Henri écoutent sœur Sarada leur expli-
quer le nécessaire rapport à l’autre qu’implique le Dieu chré-
tien:
— L’identité du sujet (moi = moi) n’est possible que parce
qu’elle est portée par la distance du regard neutre du Tout
Autre. Cette structure peut être théologisée, mais elle té-
moigne de la force de la différence de l’autre, du gouffre qui

70
sépare, qui, en sa négativité, est positivité permettant la cons-
truction du sujet humain.
» L’inconnaissable de la position d’autrui, en son regard
propre, en sa sensibilité individuelle, est le point de départ de
l’œuvre d’art, notamment au théâtre ou au concert où il s’agit
de faire passer à un public son intériorité, tout ce que l’artiste
porte de caché en lui et qu’il expose, là, rendu accessible à
tous.
Marie intervient sur l’idée chrétienne de la psychanalyse:
— La psychanalyse obéit à la même loi de reconnaissance
de son intériorité la plus cachée par un regard “autre” que
celui du sujet souffrant. Cette relation retrouve toute sa dimen-
sion sacrée dans la confession des péchés chez les chrétiens. La
transcendance se manifeste souvent dans la relation d’une
conscience à une autre conscience. L’Autre apparaît comme
un mystère, en tant qu’il a sa vie propre, sa manière propre
d’appréhender le réel, avec son regard, son point de départ à
lui.
» Dans l’Occident chrétien, Dieu est senti, souvent, comme
le semblable et l’identique à soi. Comment connaître ce point
de départ, toujours inconnu et toujours se dérobant du point
de vue de l’autre? Certes, il y a le langage et la communica-
tion et pour une élaboration plus élevée, il y a l’art, mais
quelque chose échappe toujours: c’est cette manière intime
et propre à l’autre de vivre son point de vue. Voilà une trans-
cendance et un ineffable expérimentable par chacun. L’Autre
apparaît comme absolument libre, en sa différence propre.
» Pourtant les doctrines métaphysiques, nous apprennent
que les différences individuelles viennent de l’ego et qu’elles
sont inessentielles par rapport au Soi, substance indifférente
dans laquelle tous les hommes se trouvent identiques. Or,
l’approche de la transcendance se fait aussi davantage et

71
mieux par l’appréhension de cette distance à l’autre où il
garde sa mystérieuse originalité, et qui est comme une image
de l’inconnu totalement autre que représente la transcen-
dance absolue, c’est-à-dire, ce support neutre au-delà de l’être
et du néant. La différence de l’autre est proche de la négati-
vité de la médiation qui exclut et en même temps pose en le
rendant possible ce qu’elle exclut.
Après le repas, ils se dirigent tous les trois accompagnés par
Sœur Sarada, vers la bibliothèque.
Ils prennent des sièges pour discuter plus confortablement.
— Dans les monothéismes, leur dit sœur Sarada, et surtout
dans le christianisme, l’Absolu est déterminé comme Dieu.
Dieu est le nom de l’Absolu, qui dans la tradition hébraïque,
est imprononçable. Il y a divers noms de Dieu dans la Bible,
comme Elohim, El, Saddaï, Sabaoth; Yaveh et Jehova ne sont
que des manières de dire le nom ineffable de Dieu, dont par-
ticipe aussi l’appellation d’Adonaï.
— Pourtant, dès le buisson ardent, Dieu donne un contenu
à son nom. Il dit à Moïse qu’il est: “Celui qui est.” L’être appa-
raît donc comme la détermination première et fondamentale
de Dieu. Non seulement dans le judaïsme, mais aussi dans les
monothéismes. En Inde, c’est différent, bien sûr, l’être (sat)
est une détermination importante de l’Absolu, mais ce n’est
pas la seule. Il y a une détermination négative de l’Absolu.
Mohammed confirme ce que dit Sœur Sarada:
— Le point de vue négatif de l’Absolu est proche de la
logique de la musique. Il peut être décrit comme ce qui fait
devenir autre telle position déterminée, désignée, et aussi
comme ce qui est toujours autre que ce qui vient d’être dit ou
posé. Il s’agit d’une position de la non-position, perpétuelle-
ment altérisante de soi, ou l’altérité du rapport et du non-
rapport.

72
» L’Absolu comme l’autre de toute catégorie ne peut
qu’aboutir à la certitude qu’il y a du perpétuellement autre.
L’autre est une catégorie de la pensée dont la négativité est
telle qu’elle aboutit à se nier elle-même, à nier toute négation
et toute non-négation (ou affirmation). Si l’Absolu est le non-
relatif, il n’est pas plus rien ou néant qu’être ou esprit. L’autre
est donc la catégorie de la non-catégorie, ou plus exactement
la non-catégorie de la catégorie et de la non-catégorie.
Henri quitte Mohammed et Marie qu’il laisse méditer à
l’ashram du Shantivanam. En effet, aujourd’hui, c’est Shiva
Ratri. Il veut retourner à Tiruchirapalli voir les cérémonies
qu’il doit y avoir dans le temple du Linga d’eau (apa linga).

Henri se trouve sur l’île de Srirangam, à Tiruchirapalli. Il va


revoir le temple de Vishnou. Puis le soir arrive. C’est la nuit
de Shiva Ratri, il entre dans le temple de Jambukeshvara voir
le linga d’eau. Il faut descendre quelques marches et dans un
recoin se trouve le linga à demi immergé que lui montre rapi-
dement quelques pujari.
Il fait très chaud. En sortant il se trouve au centre du tem-
ple, qui a la forme d’une croix. Sur le côté, il y a un petit man-
dapa (pavillon de rituels publics) avec du monde tout autour.
Il s’approche pour savoir ce qui se passe, et là, il découvre plu-
sieurs gurukkal avec des longs cheveux noués en chignons, en
train de faire des puja à des petits linga, un par gurukkal. Les
gens regardent attentivement ces gestes sacrés et complexes. Il
est surtout intéressé par les gurukkal qui donnent à manger et
à boire au linga.
Sur un autre côté, plus au fond du temple, un autre man-
dapa accueille d’autres gurukkal avec leur linga, et là l’espace
est accessible, Henri s’assied avec d’autres personnes autour

73
d’un gurukkal qu’il voit dévoiler tous les mystères de la dévo-
tion shivaïte.
Henri, face au gurukkal, pense à sa thèse sur la transcen-
dance de l’Absolu. L’Absolu n’est pas Substance.
La substance serait ce qui est cause de soi, ou ce qui sub-
siste par soi (auto-subsistance). Mais l’Absolu n’a pas la force
de se causer lui-même, comment pourrait-il trouver quelque
chose qui ressemble à de la volonté, à de la productivité pour
être l’origine de la création de quelque chose dont il serait la
cause? L’Absolu ne se déplace ni vers lui-même ni vers autre
chose, il ne produit rien ni en lui ni hors de lui, comment
pourrait-il y avoir une séparation en lui-même pour qu’il se
désire lui-même, ou pire qu’il y ait quelque chose qui se sé-
pare de lui, puisqu’il n’a pas de dehors, étant l’ensemble de
tout ce qui existe, de tout ce qui n’existe pas et de tout ce qui
est autre que l’existence et la non-existence?
Le gurukkal lui donne à boire le lait mélangé au miel, au sel
et autres… qui a servi à purifier le linga. Henri est transporté:
la nourriture des Dieux est extraordinairement bonne. Il
pense encore à son Absolu tout en savourant la liqueur sacrée.
La substance serait ce qui est fixe, toujours semblable à soi-
même et éternel, persistant en soi. Mais l’Absolu ne peut pas
être substance en ce sens non plus: il n’est ni fixe ni non-fixe,
bien qu’en même temps il puisse être dit en mouvement et im-
mobile sans qu’il puisse se réduire à ces deux attributs.
L’Absolu n’est pas l’éternité, aussi, qui n’est que la sempiter-
nelle répétition d’un même instant qui dure jusqu’à faire
disparaître le temps: il n’est ni temps ni non-temps. Par contre
l’idée que la substance est un support qui rend possible le dé-
roulement de l’existence et de la non-existence, est une idée
qui convient pour décrire l’Absolu dans son ineffabilité.

74
Henri sort alors une feuille et sous l’inspiration de cette nuit
de Shiva, il se met à écrire:
« L’Absolu n’est pas Sujet. La critique de l’Absolu comme
Substance avait déjà été faite par Hegel, mais en un sens diffé-
rent, et surtout pour substituer à la Substance, la notion de
Sujet. Alors l’Absolu aurait été sujet, c’est-à-dire cette auto pro-
duction de soi qui n’est plus l’Identité indifférente A = A, mais
un processus où l’Absolu passe par son autre, devient autre et
s’oppose à lui-même, de sorte que le négatif soit l’épreuve du
vrai s’incarnant dans le devenir historique…»
IIe PARTIE
LA MUSIQUE COMME DIVERTISSEMENT
PASSER LE TEMPS :
DU CYCLE RYTHMIQUE (TALA)

À Paris, Mohammed retrouve Jacques à la Cité de la Mu-


sique pour la Nuit du Raga. Celui-ci a appris pas mal de choses
sur l’Inde et sa musique. Ils discutent sur la frivolité musicale
et de manière contradictoire, sur le sérieux de cette frivolité:
extase, transe… et divertissement.
Jacques interroge Mohammed sur la question du rythme en
musique indienne. Jacques perçoit le temps de manière hori-
zontale, non seulement comme succession indéfinie, mais sur-
tout comme une orientation vers un futur ouvert, laissant place
à l’espérance. Jacques perçoit le temps comme un Occidental.
Mohammed lui répond que la perception du temps change
en Inde: ce n’est plus un temps horizontal mais un temps cy-
clique, avec des retours quasi obsessionnels. C’est ce change-
ment d’optique qui rend possible la conception indienne du
rythme comme tala.
Jacques demande à Mohammed ce que fait le personnage
sur scène avec ses gestes de main. Il pense qu’il doit compter
sur ses doigts, les temps forts du morceau.

79
Mohammed lui répond:
— Le rythme, qu’on appelle tala en Inde, est le support du
raga, ce qui permet aux musiciens de se retrouver “à l’unisson”
sur un temps fort. Et ce, non seulement dans la musique du
Nord avec l’importance du dialogue entre le soliste et les per-
cussions (tabla), mais aussi dans la musique du Sud, où parfois
plus de deux musiciens jouent ensemble.
» L’importance du rythme permet de comprendre l’intui-
tion d’Alain Daniélou 45 qui parlait d’une construction “gram-
maticale” de la musique indienne, semblable à celle du
langage, de la parole. Et c’est ce que reprend F. Auboux:
» “L’expression rythmique indienne évoque ainsi le fait de parler en
vers, le tala représentant la métrique d’une versification où les syllabes
et les mots seraient les objets rythmiques 46.”
» Le cycle rythmique le plus courant en Inde du Nord se
déroule en 16 temps (Teental), et en 8 temps pour l’Inde du
Sud, Adi tala. Le teental du Nord ressemble très grossièrement
à du 4/4 répété 4 fois, bien que la troisième répétition consti-
tue un temps à vide ou khali, noté “0”. L’Adi tala du Sud qui
représente le tala de presque la moitié des compositions, com-
porte 8 temps divisés en 4+2+2.
» Le rythme est donc une structure de base très importante,
incontournable, comme souvent dans les musiques modales, et
c’est pour cela qu’en Inde du Sud surtout, les musiciens du
concert battent le tala de manière visible et compréhensible
pour tous et notamment pour le spectateur.
» La musique indienne est un divertissement rigoureuse-
ment construit, même et surtout dans l’improvisation. Qu’elle
suscite des passions douces et folles, ne veut pas dire que cela
soit un jet musical spontané, libre. C’est un loisir, une sorte de
retraite. Mais elle est en même temps très contraignante. Sui-

80
vre beaucoup de cours et de manière intense est donc une né-
cessité.
» Faire de la musique indienne, c’est retourner à l’école.
Pratiquer un instrument des journées entières. Tout un art de
vivre en cherchant un épanouissement personnel.
» La musique indienne cherche donc la libération des liens
mondains et aussi le divertissement qui implique une présence
dans le monde. À la fois sérieuse et légère… transcendante et
immanente…
Jacques dit à Mohammed qu’il a vraiment envie d’aller en
Inde et Mohammed continue:
— L’idée que, toi, Jacques, tu te fais de la musique est celle
du Salon de musique où, à l’image du film de S. Ray, un mécène
fait venir des musiciens pour son plaisir propre. Il s’agit là
d’une structure de “cour”: non seulement le prince ou le mé-
cène y trouve du plaisir et les musiciens doivent tout faire pour
lui plaire, mais en plus le prince y joue son statut social de pro-
tecteur des arts: c’est lui qui lance les invitations et qui en re-
tire un rayonnement politique et spirituel plus grand. Y a-t-il
alors un sens à jouer toute sa fortune et aussi sa vie pour
l’amour de la musique?
— Cela indique, répond Jacques, un dépassement de l’or-
dre mondain, tout le monde semble détaché et ne vivre que
pour le plaisir d’un beau concert, alors qu’en réalité, les mu-
siciens et la “cour” ne font que vivre au crochet de la fortune
du prince.
— Il y a là, ajoute Mohammed, une réalité universelle: la
musique est un phénomène économique et politique. Les mu-
siques traditionnelles sembleraient ne pas pouvoir y échapper,
surtout en Inde du Nord… Le plaisir et l’argent sont donc
bien deux enjeux majeurs de la musique, qui semblent, en

81
cela, s’opposer au phénomène religieux dont la prétention
désincarnée et désintéressée apparaît, en principe, essentielle.
» Bien mieux, cet hédonisme musical, en Inde, se combine
avec une dimension frivole et à prétention simplement diver-
tissante, comme dans des genres semi-classiques, légers, mais
aussi parfois, comme dans la musique classique sérieuse. Je
peux citer en témoignage le khyal, genre musical hindoustani,
dont le nom signifie “imagination”, “fantaisie”. Le khyal s’est
développé en Inde du Nord au détriment du dhrupad qui ap-
paraît comme un genre plus sérieux et plus impliqué dans une
démarche religieuse. En effet, le khyal est caractérisé par un
aspect profane qui cherche à éblouir l’auditeur grâce à la vir-
tuosité pure, et non pas à provoquer des sentiments mystiques,
de dévotion ou de piété, tout au moins pas directement.
Mohammed explique à Jacques que la partie qui semblait la
plus mystérieuse et pleine de méditation, c’est-à-dire l’alap, est
le plus souvent schématique dans le khyal : la lenteur d’un sur-
gissement à partir du presque rien, un silence peuplé unique-
ment par la note fondamentale ou tonique, inlassablement
répétée par la tampura, cet aspect méditatif-là qui caractérisait
le genre dhrupad, tend à disparaître, au profit d’une exposi-
tion plus ou moins rapide des principales notes du raga. Mo-
hammed demande à Jacques s’il se souvient de leur première
rencontre au Salon de Musique. Jacques répond que oui. Mo-
hammed reprend:
— Je te rappelle que les trois parties de l’alap rencontrées
en dhrupad se réduisent à deux, dans le khyal, où la première
partie en vitesse lente fusionne avec la deuxième partie en vi-
tesse moyenne, puis on retrouve la dernière partie en vitesse
rapide. L’abandon de la lenteur et de son impression de durée
infinie implique que c’est l’agilité rythmique qui est mise en
valeur beaucoup plus qu’une réflexion sur le son de chaque
note dans sa liaison avec les autres notes du raga.

82
» L’attrait pour le khyal au détriment du dhrupad est le signe
de la disparition progressive d’un aspect religieux et mystique
de la musique de l’Inde du Nord. La musique retrouve l’aspect
mondain du divertissement qui a toujours été une caractéris-
tique forte de la musique en général.
» Si l’on prend l’exemple du raga Yaman, chanté en khyal
par le Pandit Jal K. Balaporia, dans son enregistrement chez
Makar que je t’ai déjà fait écouter: on a une échelle de notes
où seulement le MA est altéré, tivra, augmenté d’un demi-ton.
Il est clair que les notes du raga sont respectées, pourtant,
l’impression qui se dégage est plutôt celle de l’agitation que
celle du calme serein et “olympien” qui aurait dû être, en prin-
cipe l’atmosphère dominante du raga Yaman.
» En effet, dans cette interprétation en khyal, le rythme oc-
cupe une place centrale, indiquant la dimension mondaine et
terrestre portée par les paroles dont je me souviens très bien:
» “En déployant tout ton charme, chante, joue, séduis, tourne la tête
à tous; à l’aide des traits, des rythmes, des paroles, établis l’harmonie
du rag et chante les quatre alankar 47.”
» Là, il n’est question que de mouvements dont participe
le désir, la volonté de séduction et de faire tourner la tête.
» La musique se fait charme, elle emporte les auditeurs
comme une femme sait le faire dans l’étreinte érotique.
» Ce texte décrit l’aspect envoûtant et dionysiaque de la mu-
sique indienne et même de toute musique en général: y jouent
un grand rôle les ornements, appelés en brajbhasha (la langue
de ce poème), alankar, mot dérivé du sanskrit alankara qui
indique tout ce que l’artiste ajoute à la note pour la mettre en
valeur, l’orner pour la rendre plus belle et plus séduisante.
» L’aspect méditatif de la musique n’est pas mentionné dans
le texte de ce chant, il n’y est question que de l’ivresse que pro-
voque la vitesse dans l’exécution des gammes, traits de virtuosité.

83
» L’idée de mouvement, de pulsation qui peut mettre en
jeu le corps et le conduire jusqu’à la transe, est présente dans
ce poème par le mot tala. Le tala, comme je te l’ai déjà dit, est
la structure rythmique incluse dans un cycle qui porte à
chaque fois, un nom précis. Dans cet enregistrement, il s’agit
du tal Tilwara.
» D’autre part, le Pandit Jal K. Balaporia insiste dans son in-
terprétation sur les mots “chante” et “joue” pour indiquer
l’importance de l’illusion dans la musique. La musique est un
jeu, qui participe de l’illusion cosmique, la Maya, qui voile le
réel. C’est une orientation de la musique inverse de celle de la
religion qui cherche à lever le voile de l’illusion et à conduire
à la perception droite et vraie du Réel.
» En cela, la musique a une démarche tout à fait contraire
à la religion indienne, notamment dans l’advaïta (doctrine qui
fait de l’Absolu ce qui est au-delà de toute dualité), où la re-
cherche a pour but le “Brahman” ou l’Absolu indifférencié,
au-delà des phénomènes changeants, multiples, soumis au
mouvement, au “rythme” des apparences. Certes, il s’agit
d’une tendance surtout soulignée par Shankara (788-826 env.)
et ses disciples, avec leur “acosmisme”, leur conception du
monde comme illusoire, face à la transcendance non-duelle
du Brahman.
» Et, pourtant, là, on a un aspect important de l’hindouis-
me. La musique, au contraire, dévoile combien elle est plon-
gée dans l’illusion et combien elle cherche à enfoncer encore
davantage son auditeur dans le monde irréel des apparences.
Après avoir écouté cette leçon, Jacques dit à Mohammed
qu’il se sent prêt pour l’Inde et qu’il désire plus spécialement
connaître l’ashram de Ramana et cette Inde du Sud dont Mo-
hammed lui parle tant.
L’ÉROTIQUE MUSICALE

Tiruvannamalai, Mohammed, Jacques et Henri se retrou-


vent dans le temple d’Arunachaleshvara.
Jacques est maintenant en Inde du Sud à Tiruvannamalai.
Il fréquente l’ashram de Ramana où il a rencontré aussi Henri
que Mohammed lui a présenté. C’est le soir du Nouvel An ta-
moul (first of cittirai), un des chantres du temple chante des
hymnes dévotionnels tamouls. Le son est fort dans les hauts
parleurs. Les chantres s’appellent oduvar. Ce nom correspond
à une fonction dans le temple, il chante à certains moments de
la journée correspondants aux différentes puja. Là, c’est la
puja du soir, sayaraksha puja, « cérémonie du crépuscule »
(saya).
Mohammed et Jacques se mettent sur le côté gauche dans
la cour centrale face à Arunachala. Mohammed explique que
le chantre est lui aussi, bien que non-brahmane, un initié shi-
vaïte. Il lui lit une photocopie qu’il a faite sur les oduvar :
« Pour commencer son apprentissage, que ce soit avec les siens ou
dans une école spécialisée, le jeune oduvar doit avoir en principe reçu
une première diksha shivaïte, la samaya diksha… 48 »

85
Un peu plus loin:
« Du point de vue shivaïte, l’oduvar, et à plus forte raison le teci-
kar (l’oduvar qui a reçu la consécration de maître), ont les qualifica-
tions de la prêtrise, comparables à celles des gurukkal 49. »
Mohammed explique à Jacques que l’oduvar a besoin d’être
lui-même possédé par Shiva, un peu comme la figure du rhap-
sode que Platon analyse dans le Ion.
Henri revient sur l’abhisheka à laquelle il doit se soumettre
à Kanchipuram. Il en discute avec Mohammed.
Puis, Mohammed montre encore ses photocopies des livres
de l’École française d’Extrême-Orient sur Tiruvannamalai, où
le prêtre shivaïte est présenté comme possédé par Shiva. Dans
l’un d’eux, il trouve comme sous-titre à un manuel de rituel:
« Transformation de l’officiant en Shiva 50 ».
M.-L. Reiniche parlent des arccakar (les gurukkal qui offrent
la puja à la divinité dans le saint des saints) pour dire que du
fait de leurs initiations, et surtout de celle qui les consacre
comme acharya (acharya abhisheka), ils sont transformés en
Shiva:
« L’énoncé, souvent répété, selon lequel l’arccakar est Shiva, n’est
donc pas une simple formule: le shaïvabrahmane, ainsi transformé
par les initiations et consacré comme “maître”, renouvelle chaque jour
son identité divine par un culte privé, “à soi-même”, avant d’adorer
la forme fondamentale (mulavar) de la divinité dans le saint des
saints du temple 51. »
Comme le dit Hélène Brunner-Lachaux:
« Pour être habilité à rendre un culte extérieur à Shiva, une initia-
tion rituelle est nécessaire… La diksha ordinaire, ou samayadiksha,
fait entrer le disciple dans la communauté shaïva, et lui confère le
droit, mais non l’obligation, d’accomplir le rituel, excepté le rituel du
Feu 52. »

86
La pratique quotidienne du culte de Shiva vise la libération,
lointaine ou immédiate, c’est le sens de la possession de l’initié
par Shiva. Il s’agit donc non pas d’une possession par un es-
prit, un génie, un djinn, mais d’une possession par un Absolu
impersonnel, neutre, et transcendant qui coïncide avec la libé-
ration.
« La libération consiste en la destruction des liens qui enserrent
l’atman, pur et libre par nature; l’atman, ainsi libéré des pasha,
s’unit à Shiva, tout en restant distinct de lui et jouit éternellement de
la béatitude infinie de la connaissance totale 53. »

Le culte à Shiva se manifeste comme Son à travers les man-


tras.
« On peut à la rigueur faire le culte sans support, et sans matériel,
mais on ne saurait l’accomplir sans mantra.
Les mantra sont la forme des dieux, et le monde la forme des man-
tra… » (introduction du Vatulashuddhagama 54).
Le son du mantra est donc une possibilité d’actualiser la di-
vinité qui prend corps et forme durant le culte. La divinité
s’incarne dans le corps et l’esprit de l’officiant, elle le possède.
La plupart des anthropologues se sont occupés des phéno-
mènes de possessions par des esprits individualisés, des divini-
tés particulières, précises. Or dans le Shaïva Siddhanta, Shiva
n’est pas un dieu particulier, ce qui renverrait à un vague po-
lythéisme, ou un esprit, voire un démon, Shiva est l’Absolu,
Un, unique.
Ils se sont par contre peu occupés de ce qu’Henri appelle
une possession neutre par un principe transcendant, ineffable
et impersonnel qu’on peut nommer l’Absolu.
Mohammed surenchérit:

87
— Le médium de cette incarnation de l’Absolu est constitué
par le Son. Cette théorie indienne d’un Absolu-Son (Shabda
Brahman), est assez universelle puisqu’on la retrouve en Grèce
avec l’idée du Logos, dans l’univers judéo-chrétien, soit par
l’idée du Christ-Verbe, soit plus simplement par l’idée de la
Parole divine créatrice.
» Pourtant ce n’est qu’en Inde qu’est vraiment approfon-
die la présentation de cette idée comme celle de la possession
humaine par un Son. En Inde, le Son habite le cœur de
l’homme, ce qui aura des conséquences non seulement dans
le tantrisme mais aussi jusque dans le bouddhisme tibétain.
Pour Mohammed et Henri, la religion indienne est para-
doxalement une religion du plaisir, et ce, même et surtout
dans l’ascétisme.
Jacques intervient pour lui dire que tout ça est très intéres-
sant . Mohammed continue:
— À certains égards, la religion indienne est une religion
du renoncement et de l’ascétisme, mais à d’autres égards, elle
semble être une religion du plaisir, comme en témoigne
l’expression de l’état divin (sat, cit, ananda), être, conscience
et félicité, où l’existence divine est associée au maximum de
plaisir, et comme en témoigne aussi le symbole de Shiva qu’est
le linga, figuration explicitement phallique.
Mohammed parle du paradoxe de Shiva: le grand ascète est
le dieu du phallus.
Mohammed cite, dans le Shiva et Dionysos qu’il a dans son
sac, d’Alain Daniélou, ces textes extraits de divers Purana:
« Shiva dit: “Je ne suis pas distinct du phallus. Le phallus est iden-
tique à moi. Il rapproche de moi mes fidèles, il faut donc le vénérer.
Mes bien-aimés! Partout où se trouve un sexe dressé, je suis moi-même
présent, même s’il n’y a pas d’autre représentation de moi.” » (Shiva
Purana, Vidyeshvara Samhita, I, chap. 9 55).

88
Une autre citation montre bien dans quelle mesure l’hin-
douisme recherche le plaisir (en même temps que l’ascétisme,
ce qui n’est pas opposé comme on pourrait le croire):
« C’est le seigneur qui est la source de toute jouissance… Pour que
l’existence soit une joie perpétuelle, le fidèle doit vénérer le phallus qui
est le Dieu Shiva lui-même, le soleil qui donne naissance au monde et
le soutient… » (ibid., chap. 16).
A. Daniélou commente:
« Dans la conception shivaïte, le plaisir est l’image de l’état divin.
C’est pourquoi, lorsque le divin se manifeste sous l’aspect procréateur,
il se manifeste également sous l’aspect du plaisir. L’organe sexuel a
donc un double rôle, celui inférieur de la procréation et celui supérieur
par lequel il est un moyen de contact avec l’état divin, l’extase du plai-
sir (ananda). La jouissance est une “sensation du divin”. Alors que
la paternité attache l’homme aux choses de la terre, l’extase du plaisir
peut lui révéler la réalité divine et le mener au détachement, à la réa-
lisation spirituelle 56. »
« Le phallus est la source du plaisir. Il est le seul moyen d’obtenir
le plaisir terrestre et le salut. Le regardant, le touchant et méditant sur
lui les êtres vivants peuvent se libérer du cycle des vies futures. » (Shiva
Purana, ibid., I, chap. 9, 20).
« Pour plaire au Seigneur, on doit vénérer son symbole, indépen-
damment de sa fonction physique. La fonction étant de donner nais-
sance, donner naissance est exclu. » (Shiva Purana, I, chap. 16).
Le phallus dressé est en fait l’image de la « chasteté », ou du
renoncement dans le plaisir. Shiva « est appelé ûrdhvalinga
parce que le linga dressé retient la semence, tandis que le linga
baissé l’a déchargée » (Mahabharata, 13, 17, cité par Daniélou).
Et Wendy Doniger commente de la sorte:
« … urdhvaretas, la montée du semen, exprime en sanscrit
l’exercice de la continence, mais par synecdoque le semen est souvent

89
confondu avec le linga lui-même, qui reste “dressé” dans l’observance
de la chasteté 57. »
Le pouvoir du yogin ithyphallique réside dans sa sexualité,
retenue et concentrée par l’ascèse et devenue, de la sorte, di-
vine.
Dans la mesure, alors, où l’essence de la musique est éro-
tique, il y a une correspondance plus ou moins cachée entre
Shiva et la musique, ce qui se comprend d’ailleurs de manière
transculturelle, comme le prouve la problématique chrétienne
de Kierkegaard.
— L’érotisme et la félicité sont d’ailleurs aussi liés dans le
shivaïsme du Cachemire, rajoute Henri. Abhinavagupta mon-
tre l’unité et la continuité du plaisir le plus grossier, jusqu’à la
félicité divine.
Henri sort sa photocopie. Voilà ce qu’Abhinavagupta dit
dans l’Ishvarapratyabhijnavivrttivimarshini, I, 5, 11:
« Ce que l’on appelle volupté (ananda) n’est pas autre chose que la
manifestation plénière de notre propre essence, (manifestation) qui pos-
sède la forme d’un ressaisissement infini de notre nature, de notre Soi…
Ainsi quand un gourmet goûte une saveur douce son comportement est
différent de celui d’un glouton. En se disant: “c’est ainsi”, il repose
dans le sujet connaissant et s’intéresse au premier chef à la partie sujet.
On l’appelle ainsi “jouissant”. Mais là où les obstacles, tels que l’appât
du gain, etc., viennent à être éliminés, on éprouve un plaisir libre de
toute altération et différent du plaisir procuré par les objets sensibles.
Ainsi en va-t-il des “tonalités” (rasa), comme l’Érotique, etc., qui font
l’objet du drame et de la poésie. Cette absence même d’entraves fait que
ce [plaisir] – connu sous le nom de délectation, dévoration, sérénité,
compréhension, etc. – n’est autre que le repos dans l’état de sujet
connaissant… 58 »
Ailleurs, dans le Paratrimshikavivarana, Abhinavagupta dit
encore:

90
« Dans cet ébranlement de l’énergie, la liberté et capacité de félicité,
qui a pour essence le Bhaïrava en sa plénitude, qui revêt la forme d’un
ressaisissement dont la vibration n’est délimitée ni par le temps ni par
l’espace, qui appartient à cette énergie indivise en tant qu’identique à
nous-mêmes, donne lieu à un afflux de félicité.
La forme colorée qui pénètre par les yeux n’est donatrice de félicité
que par sa relation à la grande émission consistant elle-même dans le
tumulte de cette énergie. Il en va de même pour un chant mélodieux
pénétrant par les oreilles… 59 »
Pour Henri, la conséquence vise le phénomène de la mu-
sique dans sa généralité: la musique est l’expression du désir
originel, et c’est ce que voulait Schopenhauer. Il sort ses notes
et les photocopies sur lesquelles il travaille en vue d’une publi-
cation.
Pour Henri, cette représentation de l’Absolu, à la fois
comme irreprésentable et comme énergie déterminée en sexe,
contribue à mettre sur le même plan, la transcendance et le
désir dont relèvent l’érotisme et le plaisir. Or, le désir est une
forme déterminée de la volonté. Il y a donc une triple corres-
pondance: la transcendance – le désir – la musique. Car, la mu-
sique « dit » de manière ineffable, sur le mode du non-dire, ce
désir qui n’est qu’éros et volonté. Plusieurs penseurs l’ont
senti, mais, sans reporter cette correspondance à la musique
indienne. Parmi eux, il reste Schopenhauer qui est très impor-
tant pour étayer cette théorie de la musique comme expres-
sion de la transcendance à l’être et au non-être.
Chez Schopenhauer, la musique est la manifestation de la
volonté originelle, « originelle », car, la volonté est au-delà du
monde comme représentation, dont la détermination est
l’être et le néant. Pourtant Schopenhauer ne fait pas de la vo-
lonté un Dieu; la volonté, c’est le désir. Là, on peut penser, en
contexte hindou, à « l’énergie » avant qu’elle ne se détermine

91
en une divinité. La conception hindoue de Shiva n’est pas
théologique au sens occidental, elle n’est surtout pas person-
naliste. Elle correspond, en gros, à cette intuition schopen-
hauerienne de la volonté.
Henri retrouve la citation:
« La musique, qui va au-delà des Idées, est complètement indépen-
dante du monde phénoménal; elle l’ignore absolument, et pourrait en
quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait
pas; on ne peut en dire autant des autres arts. La musique, en effet,
est une objectivité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que
l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes dont le phénomène mul-
tiple constitue le monde des objets individuels. Elle n’est donc pas
comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduc-
tion de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pour-
quoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante
que celle des autres arts; ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle
parle de l’être 60. »
Henri parle aussitôt à Mohammed de la lecture que Clé-
ment Rosset propose de Schopenhauer. Il lui dit bien la
connaître et il y adhère entièrement.
Clément Rosset propose une interprétation de la philoso-
phie schopenhauerienne de la musique qui la dissocie de la
volonté, pour en faire l’expression d’une transcendance et au
monde et à la volonté elle-même. Henri retrouve la photoco-
pie où Rosset cite Schopenhauer dans son livre sur l’esthétique
de Schopenhauer:
« Schopenhauer assimile la musique à la révélation d’universalia
ante rem: “La musique nous donne ce qui précède toute forme... les
concepts abstraits sont les universalia post rem, … la musique révèle
les universalia ante rem, … la réalité fournit les universalia in re”
(Monde). »
Clément Rosset cite encore Schopenhauer:

92
« “Mon explication nous oblige à considérer la musique comme la
copie d’un modèle qui, lui-même, ne peut jamais être représenté direc-
tement.” (Monde). Copie d’un modèle inconnaissable: cette expres-
sion dit à la fois le caractère transcendant de la musique par rapport
à ce qui est donné dans la volonté, et le caractère reproducteur ou ré-
pétiteur, de la composition musicale. »
Selon Clément Rosset la volonté dont il est question dans la
musique n’est pas la volonté au sens ordinaire du mot, et il y
voit là, un impensé chez Schopenhauer:
« Il suffit d’admettre que “volonté” désigne ici, dans les analyses
musicales, volonté antérieure (à la volonté telle qu’elle est dans le
monde), et partout ailleurs volonté en acte, pour que notre interpréta-
tion demeure fidèle à la littéralité des textes shopenhaueriens 61. »
D’après cette interprétation, la volonté dans la musique dé-
signe quelque chose d’antérieur au monde, ce sur quoi la pen-
sée indienne est bien d’accord: le Shabdabrahman n’est pas
terrestre, il est « inaudible », non-mondain, en dehors de toute
représentation. « Aussi l’antériorité du savoir livré par la musique
n’est-elle pas immémoriale, mais transcendante: elle ne désigne pas un
premier temps du monde, mais une antériorité quant au temps, ainsi
qu’une extériorité quant au monde – un ailleurs. Non la volonté gé-
nérale comme origine, mais un antécédent inconnu ayant précédé la
volonté: un sombre précurseur 62. »
Ce qui est séduisant dans cette interprétation de Clément
Rosset, c’est cette trace audible-inaudible qui renvoie à du pur
transcendant. Pourtant, il n’est pas sûr, qu’en Inde, la trans-
cendance ne soit pas toujours déjà déterminée comme Son,
énergie, et on peut se demander si la métaphysique indienne
« ose » aller plus loin que le Son (quand bien même il s’agirait
du Son non-frappé: anahata) et l’énergie, vers une transcen-
dance complètement autre, dont l’altérité absolue serait prou-
vée par le phénomène de la musique et ce que signale

93
Clément Rosset lorsqu’il parle de l’étrangeté et de l’altérité
absolue de la musique, notamment en ce qu’elle copierait un
original inconnu. « La musique… apprend l’existence d’une sphère
indépendante du monde existant… 63 »
Jacques a bien tout écouté.
La conversation lui a plu.
Et le temple de Shiva lui semble d’autant plus intéressant
qu’il a pu voir le linga de feu à l’intérieur du Saint des Saints.
BÉNARÈS

À Bénarès, Mohammed et Henri discutent tranquillement


autour d’un curry de poulet dans le restaurant de l’hôtel Taj.
Ils regrettent que le quartier du cantonnement soit un peu
loin du Gange, mais aujourd’hui ils ont envie de se reposer de
l’agitation du centre-ville.
Henri dit à Mohammed que Bénarès est une ville « état de
conscience » qui ne peut s’attraper qu’en séjournant sur les
ghat. Là, apparemment, pour les amateurs de sensations esthé-
tiques visibles comme le Taj Mahal ou Khajuraho, il ne se passe
rien.
Mohammed continue en lui rétorquant qu’il n’y a pas de
beautés de la nature extraordinaires, à part le Gange peut-être.
Mais peut-on dire que le Gange est « beau »? Autant que peut
l’être un lever de soleil ou la qualité de la lumière sur les ghat.
Or il s’agit de beautés subtiles qui demandent un effort pour
en prendre conscience.
Henri renchérit:
— À Bénarès, la beauté est intérieure, liée à une quête de
la délivrance, car les apparences extérieures sont plutôt laides.

95
La ville est vraiment sale et miséreuse. Ce n’est pas pour rien
si l’on vient ici pour y mourir et boire l’eau du Gange. C’est
qu’il n’y est question ni du corps ni des apparences visibles qui
ne sont que poussières et destinés à la destruction. Il n’y est
question que de l’impérissable et de ce qui survit par-delà la
mort.
» Une fois que le néant a tout détruit, il reste l’espace, la
poussière, l’eau, et la conscience manifestée en une géogra-
phie sacrée et notamment un fleuve. Ce qui est impératif à Bé-
narès, c’est de méditer sur le Gange et le sens qu’il peut avoir.
Laisser sa sensibilité se faire envahir par le fleuve et se liquéfier
au point d’être identique au monde et à son rythme cosmique.
» Il faut donc fréquenter les ghat le plus souvent et au lever
du soleil et à la tombée de la nuit. Puis se documenter sur le
sens de chaque ghat. C’est riche et complexe… D’autant qu’il
ne s’agit pas d’histoire, mais d’itinéraire intérieur, d’une re-
cherche du divin, de ce qui dépasse les dieux et constitue la
transcendance.
» Il faut donc combiner le sens exact pour les Hindous de
ces tirtha et le sens que peut y trouver pour lui un Occidental.
Il faut tourner son esprit dans un certain sens à Bénarès qui
fait travailler la sensibilité et la réceptivité au sacré.
» Si l’on ne cultive pas ces états de conscience, Bénarès n’est
qu’un tas d’immondices repoussants. Une ville à fuir.
Henri dit à Mohammed qu’une des fréquentations les plus
recommandées à Bénarès est celle des sadhu. Certes, il faut
faire preuve de discernement et de flair mais le jeu en vaut la
chandelle.
Auparavant, il faut apprendre quelques mantras comme
« om, namah Shivaya », et les réciter intérieurement et même à
haute voix. Cela facilite beaucoup de choses, surtout avec les
sadhu.

96
Lorsque vous êtes sous la protection d’un sadhu avec lequel
vous vous sentez quelques affinités, le temps ne compte plus,
vous vivez le bonheur d’être en harmonie avec tout ce qui est
autre que vous. Là, votre Moi est l’autre.
Pas de schizophrénie, mais suppression de la douleur qui
est la compagne de la vie. Votre esprit devient laiteux et votre
corps, vache…
Il suffit parfois du regard que vous jette un sadhu pour que
l’enseignement soit donné.
La nudité du sadhu est pour vous une grâce, l’occasion de
partager la douceur de l’intime. Un chez-soi qui n’appartient
à personne et qui est la propriété de tout le genre humain. En-
seigner la douceur de la vérité nue, même si cette douceur
peut faire mal.
Henri lit à Mohammed un poème qu’il vient de composer
sur Bénarès:
«À Bénarès sur les ghat
Resplendit la gloire du serpent
Avec un tel maître à ses côtés
Il n’y a rien à craindre du serpent
Le maître est Shiva sous la forme du Gange
Dont le cobra est aussi une manifestation
Dont le visage est le musicien soufflant
Dans son instrument pour charmer les apparences
Celui qui a les deux yeux qui s’unissent en le serpent
Dit que toute forme de danger n’est que maya
Par rapport au Soi, rien n’est à craindre
Toute individualité disparaît
Gloire à toi, Gange-Shiva qui sait tuer la mort
Gloire à toi, Déesse-Mère qui détruit tout événement.»

97
Après la lecture de son poème, Henri continue la conversa-
tion en discutant du Brahman, cette idée indienne de l’Absolu
et plus spécialement sur le Shabda Brahman, l’Absolu-Son.
Henri sort des notes qu’il a prises en France et dit :
— Ce n’est pas une nouveauté que de mettre au fondement
du religieux, un principe neutre et impersonnel. Émile Dur-
kheim, lui-même, l’avait déjà fait dans son analyse des formes
élémentaires de la vie religieuse.
» Il mentionne déjà que le culte totémique ne s’adresse pas
à tels animaux ou à telles plantes, mais “à une sorte de vague
puissance, dispersée à travers les choses 64”.
» J’ai d’ailleurs pris en note ce passage:
» “Ce que nous trouvons à l’origine et à la base de la pensée reli-
gieuse, ce ne sont pas des êtres déterminés et distincts qui possèdent par
eux-mêmes un caractère sacré; mais ce sont des pouvoirs indéfinis, des
forces anonymes, plus ou moins nombreuses selon les sociétés, parfois
même ramenées à l’unité et dont l’impersonnalité est strictement com-
parable à celle des forces physiques dont les sciences de la nature étu-
dient les manifestations 65.”
» Cet Absolu impersonnel que l’on trouve dans toute reli-
gion, se donne particulièrement à “réaliser” dans l’hindouis-
me, c’est ce qu’on appelle l’éveil. »
Il lui lit des passages du Père Henri Le Saux qu’il a copié soi-
gneusement:
« Brahman a passé, et son passage a transformé l’homme en sa to-
talité, à commencer par sa profondeur la plus intime. Cependant cet
éveil demeure inconnu aux sens et à l’esprit si ce n’est à travers une cer-
taine “saveur”, un goût indéfinissable, qui est en tout et dont la pré-
sence est réellement sentie, mais dont rien ne peut être dit ni pensé.
De là mots et pensées s’en reviennent
sans jamais avoir pu atteindre

98
à cette félicité de Brahman.
Celui qui la connaît
n’éprouve plus aucune crainte de rien.” (Taittiriya Upanishad, 2, 9)
Le Soi lui-même a été découvert, subitement l’homme se découvre
alors au monde de Brahman, au monde de l’Absolu.
L’atman est le pont qui maintient séparé les deux mondes. Ni le
jour, ni la nuit ne traverse ce pont; ni la vieillesse ni la mort, ni la dou-
leur, ni l’acte bon, ni l’acte mauvais ne franchit ce pont… au moment
où on le traverse la nuit apparaît claire comme le jour, car le monde
de brahman est toujours lumineux. » (Chhandogya Upanishad, 8, 4,
1-2).
La même Upanishad, quelques lignes plus haut, explique
ce qu’est cette libération de la dépendance du corps – laquelle
ne doit pas être confondue avec la mort physique, encore que
finalement elle l’inclura.
« En totale sérénité (la sérénité de celui qui recouvré la transpa-
rence et la parfaite quiétude de son être essentiel)
il s’élève hors de son corps,
il atteint la Lumière suprême,
et se révèle à soi en sa propre forme,
c’est lui le Purusha suprême – la Personne suprême –
lui le Soi, lui Brahman,
lui la non-mort, lui la non-crainte.
En vérité le nom de ce Brahman est le Réel. »
(Chhandogya Upanishad, 8, 3, 4 et 8, 12, 3).

D’après ce long passage d’Henri Le Saux, la caractéristique


centrale du Brahman est une transcendance englobante.
Mohammed lui coupe alors la parole pour lui dire qu’il a
trouvé la même idée chez Douglas Harding:

99
« Le Brahman se trouve dans la conscience comme une clarté
étrange, comme si le point de départ de sa connaissance du réel résidait
dans un œil unique et synthétique situé derrière cette conscience incar-
née dans un corps. Ce regard originel lui semble constituer son être vé-
ritable, bien plus que ce visage et ces yeux qu’il peut voir dans un miroir.
“Soi”, “nature de Bouddha”, “conscience”, “Dieu”, sont des mots
délicats. Précisons qu’ils signifient pour nous l’UN qui se perçoit lui-
même comme la CHOSE transcendant l’individualité, immuable, sans
âge, sans limites et immobile, qui est CE QUI voit, meut et contient toutes
les choses qui se présentent… 66 »
Henri demande alors à Mohammed s’il a déjà été à la
Kumbha Mela d’Allahabad. Elle a lieu tous les douze ans, on
peut y aller de Bénarès, ce n’est qu’à quelques heures d’une
route agréable, et c’est peu onéreux en taxi. Les arbres en bor-
dure de route sont magnifiques. En janvier ou février la lu-
mière sera douce, froide et chaude, bien jaune.
Le plus important est de se baigner au Sangam. Henri lui
conseille les jours non fastes, c’est plus calme. Alors il est pos-
sible de descendre les marches qui mènent à la Yamuna, puis
de discuter le prix pour prendre une barque, car le fleuve est
large, peuplé d’oiseaux au-dessus des eaux noires et sombres,
lourdes et froides de la Yamuna qui cherche le Gange plus
clair, plus sableux, d’apparence plus chaude et plus charnelle,
comme si la vie et la mort se rencontraient là.
La barque conduit Henri au Sangam, centre du monde dé-
limité par des pontons d’où l’on peut descendre se baigner. À
l’arrivée, on donne tout ce qu’il faut pour les offrandes ainsi
que bénédictions et impositions de tikka. L’entrée dans les eaux
du Sangam est semblable à une entrée dans le sacré lumineux
qui habite le centre de l’être depuis les origines du temps.
Plonger dans un océan de lumière, une lumière blanche
qui vient des flots et qui rejoint la lumière descendant du ciel.

100
La sérénité est là comme douceur laiteuse, le calme de la féli-
cité d’être au centre. Au loin, il y a les bancs de sable qui don-
nent l’impression d’infini. Beaucoup de monde, certes, mais
l’impression est celle de la solitude et de la possibilité de se
concentrer en soi, grâce au rayonnement des lieux.
Henri vibre encore d’émotions en racontant les événements
qu’il a vécus.
Le premier contact avec l’eau est un mélange d’impressions
sensuelles et spirituelles. D’abord le sentiment est celui d’un
contact avec une énergie qui circule dans l’eau, comme un
courant qui passe tout autour du corps. Non seulement centre
de confluence de deux fleuves visibles, mais aussi confluence
avec l’invisible, la rivière Sarasvati, souterraine, présente dans
le sable et l’eau.
L’eau y est ici un véhicule énergétique qui nettoie, enlève ce
qu’on appelle communément les péchés et qui est ce qui em-
pêche de percevoir le divin et de se sentir en communion avec
lui. Disparition de toute souillure, de telle sorte que le sens
symbolique se donne à vivre dans une expérience charnelle.
Les idées sont vécues et expérimentées. Et alors le voyage
vers ses origines est possible: remontée vers une double origine,
celle de la conception, revivre le moment matériel où l’ovule
est fécondée, cet état où le deux « parental » passe en unité, et
remontée vers l’origine conceptuelle de son être, la pensée de
la limite qui sépare de l’état non-né et de l’état incarné.
Henri dit qu’au liquide du Gange a correspondu pour lui
alors une effusion de larmes qui ne concerne que l’individu
dans son individualité et qui en même temps le relie à
l’universel de l’espèce humaine et à une conscience globale
qui totalise ce que tout humain peut vivre.
Henri lui lit ce qu’il avait écrit à l’époque et qu’il porte tou-
jours sur lui:

101
« Se promener dans la limite qui sépare l’être du néant, ou
bien être sur le fleuve qui a deux berges, la berge visible et la
berge invisible. Gange semblable à la lame du glaive qui sé-
pare deux côtés en les unissant. Être dans le Gange, c’est être
sur la lame du rasoir, dans la limite, à l’intérieur de la sépara-
tion qui affirme et dépasse la dualité.
Prendre la barque de l’Achéron pour ne pas chercher à pas-
ser, rester sur le fleuve et prendre les mains qui se tendent et
plonger avec elles au plus profond des intériorités. Abandon-
ner Charon et prendre pour guide la limite intérieure. L’autre
berge est en fait à l’intérieur du fleuve. Il faut y plonger et se
laisser emporter par ses flots épais et doux comme un duvet de
coton.
Aller au Sangam, à Prayag, au confluent du Gange, de la Ya-
muna et de la Sarasvati mythique. Au centre, au point de
convergence du visible et de l’invisible. »

Mohammed est impressionné, il lui répond qu’il n’a jamais


été à la Kumbha Mela, mais qu’il comprend ce qu’Henri a
vécu. Cette idée que l’Absolu se donne dans son rapport à
l’homme est aussi bien exprimée par la conception que
l’Absolu est l’Atman, ou le Soi. Le Soi, s’il n’est pas l’ego, ni
l’individu dans sa particularité, n’en désigne pas moins la
conscience humaine dans son universalité, comme expérience
psychique trans-individuelle.
En ce sens l’Absolu ne serait qu’une forme spirituelle, un
degré de conscience, ce qui est déjà le limiter. Si l’Absolu est
l’Absolu, il est aussi bien au-delà de la conscience et de la béa-
titude, tout en les posant et en les rendant possible dans
l’expérience humaine. Mais l’Absolu est autant humain que
non-humain, comme au-delà de l’humain et du divin, Dieu
n’étant qu’une des modalités de compréhension pour l’hom-

102
me du rapport de l’Absolu avec lui, dans sa face visible et ex-
périmentable pour l’homme, autrement dit, le côté accessible
de la limite que constitue l’Absolu.
Il en résulte alors que l’être est une détermination de
l’Absolu pour l’homme et l’humainement pensable, et non
pas une vue de l’Absolu en lui-même, vue qui peut apparaître
comme aveugle, ténébreuse, ineffable, ou excès de lumière,
invisible Sur-Clarté… Il y a là pour l’homme, un Achéron à
franchir, une approche des limites de l’humain.
Il s’agit de passer de l’autre côté ou tout au moins essayer
d’arriver au sommet de la montagne de l’être, sommet où se
fait le passage à ce qui transcende la pensée humaine, une vue
de l’autre face. Le sommet de la montagne n’est pas un pas-
sage de l’être en non-être, mais, un passage à la limite à partir
de quoi le Réel est le transcendant complètement autre, d’une
telle étrangeté à la pensée humaine qu’il englobe en lui-même
cette pensée humaine et toutes les formes intérieures et exté-
rieures de l’humainement possible.
À partir de la limite, l’Absolu est aussi bien le plus proche
de l’humain, le même et l’identique de l’homme et du monde
que le plus étranger, le plus inaccessible, pas seulement
comme contraire de l’humain, mais comme ce qui est com-
plètement hétérogène à l’homme tout en lui étant le plus
proche et identique, le plus proche du cœur de l’humanité et
le plus différent de tout ce qui peut être senti, appréhendé,
imaginé et conceptualisé par l’homme et par toute expérience
mondaine. En même temps, tout ce qu’on peut penser, imagi-
ner et sentir, dans l’expérience humaine, animale, physique
et minérale, appréhende cet Absolu qui a donc aussi bien la
forme de l’être et du non-être, du monde et du cosmos dans
son ensemble: tout cela et tout ce qui est au-delà de tout cela.
INTERPRÉTATIONS

Henri voit alors Marie arriver dans la salle de restaurant où


il déjeune avec Mohammed à Bénarès. Marie arrive de Madras.
Elle a fait un stop à Delhi. À Madras, elle a rencontré son guru,
Venkataraman.
Marie, amoureuse d’Henri, est pressée de le revoir. Henri,
lui aussi est amoureux d’elle.
Henri demande à Marie si sa pratique de la vina avec son
guru s’est bien passée. Elle lui répond que ç’a été merveilleux.
Pour elle, l’ethnomusicologie suppose une observation par-
ticipante.
Le rôle du corps et de la vision en musique traditionnelle
est très important. La production sonore est liée à une percep-
tion visuelle. La note est aussi une image tactile, dessin et tou-
cher.
Henri leur raconte comment se sont passés ses premiers
contacts avec le sitar. Cela n’a pas été facile. Il était pianiste de
formation et en plus son métier était d’enseigner la philoso-
phie.

104
La musique n’est pas toujours immédiate, dans son appré-
hension et dans sa création. Elle suppose des médiations plus
ou moins techniques qui sont le reflet d’une civilisation, d’un
état historique et géographique des choses.
En Inde, comme partout ailleurs, même dans l’appréciation
immédiate de telle ou telle composition, se mêlent diverses
médiations comme la culture, le goût personnel, l’éducation,
etc. Encore plus pour l’exécution musicale qui demande la
médiation longue et patiente d’une pratique vocale ou instru-
mentale. De plus, le caractère « d’indianité » de cette musique
traditionnelle réside autant dans son style propre qu’il s’agit
d’apprendre que dans la couleur de ses instruments qu’il faut
pratiquer.
Henri a été d’abord fasciné par la sonorité du sitar. Sa
forme lui est apparue étrange, un peu déséquilibrée par un
manche aussi long.
Ce qui lui plaisait dans le son du sitar, c’était l’aura créée au-
tour des notes qui lui semblait être une résonance divine,
comme si le divin était dans le fond de la note et l’entourait.
Lorsqu’il connut l’enregistrement de Balaram Patak, il fut
tout de suite transporté par la douceur infinie des premières
notes qui semblaient surgir du néant et donnaient l’im-
pression de commencer la création du monde.
On lui expliqua que c’était la partie introductive d’un raga,
qu’elle devait être lente et sans rythme particulier. Ce qu’il per-
cevait comme un chaos en train de prendre forme était en fait
la présentation de chaque note du raga. Il apprit que ce début
s’appelait alap.
Puis, il évolua beaucoup dans sa manière d’appréhender et
d’apprécier le sitar. Ainsi maintenant Balaram Patak lui appa-
raît comme un sitariste mineur, contrairement à ce qu’il pen-
sait au début: il avait été séduit, sans comprendre…

105
Dans les premiers cours, Michel, son professeur de l’épo-
que, ne lui donna pas la possibilité de tirer sur la corde exté-
rieure, mais il lui montra que c’était ce glissement sur une
frette en tirant sur la corde vers l’extérieur du sitar qui pro-
duisait ce passage si délicieux d’une note à l’autre. Il y avait
alors une continuité où tous les demi tons, quarts de ton et au-
tres microtons intermédiaires étaient juxtaposés de manière
plus ou moins rapide suivant comment la corde était tirée. Il
n’y avait pas de vide entre les notes, leurs juxtapositions sem-
blaient continue comme l’infini ou l’éternité sans rupture.
Une identité indéfinie.
Ce qu’il n’avait pas encore compris, c’était que tirer suppo-
sait une force qui ne pouvait s’acquérir qu’avec le temps d’une
longue pratique et qu’en plus il fallait jouer juste sans avoir
vraiment de repère exact dans l’espace de la frette qu’il ne
pouvait pas voir.
Il se souvient de ses premiers cours comme d’un enchante-
ment, son professeur jouait d’abord, puis il devait essayer de
copier. Dans un premier temps, pas de solfège écrit, pas de
partitions, parfois quelques notes étaient indiquées par leur
nom en sanskrit.
Il lui fallut d’abord apprendre à poser sa main gauche sur
la corde et juste à côté d’une frette. En même temps, il devait
coordonner cette position avec le mouvement de l’index de
la main droite qui devait frapper la corde en aller et retour,
grâce à un « onglet » qui s’appelait mizrab.
Pendant qu’il apprenait ses « gammes », son professeur en-
robait la pratique laborieuse d’Henri en jouant de son sitar,
créant un état de semi-hypnose.
Lorsque les positions des mains furent à peu près acquises
avec leurs coordinations, ils commencèrent à étudier leur pre-
mier raga: le raga Yaman. Il fallut d’abord assimiler la gamme

106
et apprendre à accorder son instrument et plus particulière-
ment ses cordes sympathiques: les taraf. En fait tout était dans
l’instrument, de même qu’il dut apprendre très vite à faire pas-
ser son index de la main droite, de la corde principale, aux
deux cordes du bourdon, chikari, situées plus à l’intérieur et
qui donnaient toujours la tonique.
Il découvrit alors que le savoir organologique était aussi im-
portant que la pratique des gammes. Michel lui apprit à chan-
ger ses cordes et à améliorer la sonorité de son chevalet, le
javari. Maintenant, il sait jouer du sitar.
Le sitar, instrument à cordes pincées, est le plus connu des
instruments indiens, pour le grand public occidental, grâce
notamment au rôle d’initiateur que Ravi Shankar a joué pour
la mode musicale des années 68. C’est un instrument de mu-
sique d’Inde du Nord (hindoustanie).
Le sitar appartient à la famille des luths, les frettes dont il
dispose ne sont pas fixes. L’influence musulmane pourrait
éventuellement s’y faire sentir, s’il fallait le rapprocher du setar
iranien ou même mieux, s’il fallait en attribuer l’invention à
Amir Kushrau, au XIVe siècle, qui se disait volontiers « turc ».
Un des éléments caractéristiques du sitar réside dans la pré-
sence de cordes sympathiques (taraf) sous les cordes princi-
pales, et qui ont pour mission de résonner, lorsque l’artiste
joue telle note du raga, à la hauteur de son exacte qui corres-
pond à son accord des taraf.
Le jeu du sitar consiste à utiliser principalement la première
corde la plus à l’extérieur, et éventuellement, pour les sons les
plus graves, la deuxième ou la troisième corde. L’index de la
main gauche glisse le long de la corde sans la quitter pour don-
ner un son lié entre les notes. On attaque la note en appuyant
derrière la frette et non dessus, pour ne pas étouffer le son.
Le majeur peut aussi avoir un rôle à jouer pour atteindre cer-

107
taines notes plus éloignées sur d’autres frettes, et cela, en écar-
tant le majeur de l’index, ce qui permet de rester dans la conti-
nuité du son.
D’autre part, l’index et le majeur gauche sont le plus sou-
vent mis ensemble pour tirer (mind) sur la corde vers l’exté-
rieur. Il faut pour cela faire reposer le pouce de la main gauche
contre le dos du manche et tirer la corde en la faisant frotter
contre la frette jusqu’à l’obtention de la note exacte que l’on
désire. Cette technique permet de jouer deux ou trois notes
plus aiguës à partir de la note de la frette, en allant plus ou
moins vite pour faire plus ou moins entendre tous les inter-
valles entre telle et telle note. Cet enrichissement du son
ajouté à la résonance des cordes sympathiques a toute son im-
portance et sa beauté surtout dans l’alap.
De la main droite, n’est utilisé que l’index muni d’un onglet
de fil d’acier (mizrab), qui frappe la corde sur laquelle appuie
la main gauche. Pourtant, à la différence du setar iranien qui
n’utilise vraiment que la force de l’index droit, pour pincer la
corde, le mouvement du mizrab, pour le sitar, doit être accom-
pagné par un même mouvement des trois autres doigts de la
main, le pouce restant solidement posé sur le manche. Ce
pouce sert d’ailleurs de pivot pour permettre à l’index, muni
du mizrab, de frapper les cordes de bourdon, ou chikari, qui se
trouvent du côté extérieur droit du sitar. Les deux cordes de
bourdon sont accordées à la tonique et à la tonique supé-
rieure. Elles servent à rappeler la tonique, ce qui est très utile
dans les mind (quand on tire sur la corde) pour savoir si l’on
est dans la justesse (la résonance des taraf l’indique aussi, mais
on ne la perçoit pas toujours). D’autre part, les chikari jouent
un rôle de pulsation dans l’alap et d’élément rythmique cen-
tral dans les autres parties du raga.
Il semble que la résonance des cordes sympatiques dans le
sitar soit un ajout assez récent, puisque les sitar du XIXe siècle

108
ne comportent pas de taraf. La résonance contribue à faire
« beau », et il n’est pas sûr que cette recherche du « beau »
son en tant que telle fasse partie de la tradition indienne et ne
marque pas, peut-être, une dégénérescence vers un goût plus
moderne, « esthétisant », comme semble le prouver la sarasvati
vina, la vina de l’Inde du Sud dépourvue de taraf et donc plus
« traditionnelle ». Toutefois, en Inde, la résonance a toujours
eu une grande importance, ne serait-ce que par l’omni-
présence de la tonique, renforcée par l’usage de la tampura.
Enfin, il lui fallut apprendre les rythmes indiens: Michel,
son guru, les lui jouaient sur les tabla et lui faisait des tableaux
montrant les cycles rythmiques.
Après avoir écouté sagement Henri, Marie explique com-
ment elle en est venue à jouer de la vina.
Marie a appris la vina avec différents guru et notamment
avec T. R. Venkataraman.
Son premier guru fut une femme: Catherine. Catherine lui
montra les bases de la pratique. Elle assimila très vite le fait
d’être assise en tailleur et la position de la main gauche où le
bras gauche vient se mettre derrière la vina, comme pour
l’embrasser.
Elle apprit très vite à avoir sa main gauche et son majeur et
index solidament stables sur la première corde pour avoir un
son exact. Ce n’est qu’ensuite qu’elle apprit à tirer sur la corde
et à avoir une oscillation pour faire les ornements (gamaka).
La vina est un luth à cordes pincées d’Inde du Sud. On
l’appelle sarasvati vina, et ne doit pas être confondue avec la
rudra vina de l’Inde du Nord. C’est un instrument très ancien
qui accompagne souvent les dieux du panthéon hindou. La
vina a un caractère religieux qui la relie à la tradition hindoue
la plus orthodoxe.

109
Elle a été fixée sous sa forme actuelle, au début du XVIIe siè-
cle, notamment à la cour de Tanjore, mais son origine est qua-
siment védique. Elle comprend 24 frettes fixes sur 2 octaves, 4
cordes mélodiques et 3 cordes de tala, qui donnent le rythme
et plus rarement la tonique. Le musicien joue presque tou-
jours sur l’une des deux premières cordes en y laissant glisser
un ou deux doigts de la main gauche. L’index et le majeur de
la main droite, souvent munis d’onglets, pincent alternative-
ment la corde. Les cordes de bourdon sont pincées de bas en
haut par l’auriculaire.
Le jeu rappelle parfois celui du sitar, mais ce n’est pas le
même style de musique qui y est joué et surtout, les mind ou
pulling, n’ont pas le même rôle, puisqu’il n’y a pas de taraf à
faire résonner et qu’en principe, sauf les très grands virtuoses
comme Balachander, on tire moins loin sur la corde, ce qui
est aussi le résultat de la présence des trois autres cordes der-
rière la première corde qui entrave un peu un pulling trop loin-
tain. Les mind servent plutôt d’ornements (gamaka) et sont
souvent de faibles ampleurs, mais excessivement présents.
Plus que les mind, ce qui est vraiment caractéristique du jeu
de la vina, ce sont les glissandis sur la même corde pour relier
les notes les unes aux autres. Ce jeu permet de mettre en re-
lief les moments de notes « détachées », ou suivies d’un très
court silence pour rendre un son « sec ».
Ces glissandis sont très importants pour attaquer une note
dans une autre note d’où l’on glisse vers la note exacte qui
doit être jouée. Enfin, une note est rarement jouée « pure »,
elle est le plus souvent présentée dans un vibrato infinitésimal
de la corde, ce qui suppose une habitude des index et majeur
de la main gauche à faire très souvent un subtil mouvement en
rond devant la frette de la note. Un autre gamaka, très carac-
téristique du jeu de la vina, est ce qu’on appelle janta svara qui

110
est une double note attaquée sur la note précédente plus grave
de manière quasi instantanée.
La transmission orale par le guru permet de remplir les
vides entre les notes écrites sous forme de lettres, comme par
exemple dans les kriti de Tyagaraja. Pourtant même dans ce
cas, il y a le kriti écrit et figé dans un livre par tel éditeur, puis
il y a les notes du kriti tel qu’il est écrit par le guru où, là, tout
n’est pas tout à fait pareil.
Les variantes dans la transmission sont à la fois le résultat de
l’oral et d’une écriture quasiment orale, qui est précédée par
un apprentissage imitatif sonore et visuel. L’écriture n’étant
utilisée que pour fixer l’essentiel et donner des repères pour
mémoriser.
Ces instruments de musique comme la vina ou le sitar, bien
qu’ils puissent être utilisés dans des contextes plus occidenta-
lisés (surtout pour le sitar en jazz), apparaissent comme spéci-
fiques à l’Inde; ils n’en demandent pas moins une pratique
assidue sous la direction d’un maître qui assure la continuité
de la tradition par transmission essentiellement orale. Même
dans le cas des quasi-partitions que l’on trouve en Inde du Sud,
pour Tyagaraja, Dikshitar, etc., il faut apprendre l’enseigne-
ment oral du maître qui correspond au style de jeu de son
école qui se perpétue depuis son fondateur: c’est à partir de là
que le morceau sera exécutable avec les ornements correspon-
dants et la manière de jouer adéquate et propre à telle ou telle
école. Or, tout cela demande la gigantesque médiation d’un
énorme travail…
Mohammed répond à Marie et à Henri que l’expérience du
son se donne à vivre sur une scène, au théâtre, et en même
temps dans la musique qui leur est intimement liée, surtout
en Inde, comme en témoigne le premier essai d’esthétique in-
dienne, le Natya Shastra.

111
Il y a une musique dont le point de départ est une réflexion
sur le son: c’est la musique indienne. En Inde, la musique unit
le point de vue intellectuel et le point de vue sensoriel.
En Inde, la perfection est dans le son, le résultat entendu:
l’œuvre n’existe pas sans son exécution. L’interprète est le
compositeur, il n’est qu’un relais dans la transmission d’une
tradition souvent assez vague d’où émergent parfois certains
noms, sans que l’on n’en sache tellement plus.
Marie continue :
— À la différence de la musique classique occidentale, la
musique classique indienne ne se caractérise pas par des chefs
d’œuvres figés sous forme de partitions. Certes, on peut citer
la trinité des grands compositeurs de l’Inde du Sud que sont
Tyagaraja, Dikshitar et Syama Shastri, mais leurs compositions
ne sont pas intégralement écrites, ce qui veut dire que les
textes imprimés dont on dispose sont peu utilisables sans
l’enseignement d’un guru qui vous montre comment les jouer.
— Quant à l’Inde du Nord, réplique Henri, les traces sont
encore plus fragmentaires (Bakhtande 67 est un bon aide mé-
moire, mais qui ne sert à rien sans l’enseignement du guru), et
de plus, les grands noms de la tradition hindoustanie ne sont
pas des compositeurs, mais des fondateurs de style d’interpré-
tations, d’écoles, qu’on appelle gharana.
» La musique indienne comporte pourtant des chefs d’œu-
vres qui sont liés à des interprétations exceptionnelles, jouant
alors le rôle de compositions au sens occidental: c’est
l’interprète qui est le compositeur, et, cela en fonction d’un
moment particulier et de la résonance spécifique d’un raga
avec l’état de conscience du musicien qui lui permet d’im-
proviser avec une marge de liberté très contenue et très
limitée.

112
» En musique indienne, il n’est plus question d’un Moi égo-
centré, sauf à considérer l’orgueil de certains musiciens. Il ne
s’agit pas d’affirmer sa liberté individuelle comme celle d’un
Moi qui ne ferait que ce qui lui plaît, mais plutôt de se fondre
dans le neutre d’une tradition. C’est cette logique qu’illustre
le rôle du guru : le guru est un Moi, certes, un être humain,
mais qui est le médium permettant l’accès à un universel,
même si celui-ci est caractérisé par l’appartenance à une li-
gnée de maîtres.
— Il y a donc différents niveaux d’appréciation de la mu-
sique indienne, surenchérit Marie, celle de l’auditeur et celle
de l’interprète, mais pour l’auditeur, c’est l’interprète qu’il
écoute qui joue le rôle de guru et pour le musicien, le guru est
celui qui lui a appris tout ce qu’il sait, c’est son point de réfé-
rence sur lequel il peut asseoir son style de jeu, ses improvisa-
tions…
» En musique indienne, le guru est au centre, car sans lui il
ne peut pas y avoir de transmission sérieuse d’un savoir tradi-
tionnel. Guru est le nom qu’on donne à celui qui enseigne,
l’instructeur, et pour la musique, il correspond à la fonction du
maître de musique, ce qui n’exclut pas d’ailleurs certains as-
pects dévotionnels et religieux.
— En religion, intervient Mohammed, le guru est le miroir
du disciple, celui qui l’aide à réaliser la libération. Il est
l’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Pour l’Occidental, la
figure principale du guru peut être présentée dans l’idée de
l’incarnation, le Christ, le Dieu fait homme. Mais dans l’islam,
on a aussi l’idée de cheikh, ou de manière plus universelle,
l’idée de maître spirituel. Une des difficultés est alors d’élargir
cette notion jusqu’à celle de chamane et de poser le problème
de la possession.

113
» Le guru, en musique, n’est pas un chamane; il est plutôt
celui qui sait et qui transmet un savoir qui remonte loin dans
le temps et qui lui a été transmis aussi par son propre guru.
Tout cela ne se fait que dans la présence physique – il s’agit de
voir comment joue le guru sur son instrument – et dans
l’enseignement oral.
» C’est le guru qui vous apprend comment jouer les notes,
dans la mesure où il y a un ornement (gamaka) sur chaque
note, adapté à la note, à sa situation dans la composition et à
l’esprit du raga.
— Ainsi, reprend Henri, en Inde du Nord, dans le raga Kha-
maj, le Ni (si) n’est pas altéré lorsque l’on descend la gamme,
alors qu’il est komal (bémol) lorsque l’on remonte la gamme.
De ce fait, lorsque le sitariste fait un gamaka de Dha (la) à Ni
(si), il doit tirer sur la corde jusqu’à un si naturel, par contre
si sur le même Dha, le gamaka commence par Ni pour aller
jusqu’à Dha, la corde ne doit être tirée que depuis Ni komal (si
bémol). Tout cela va d’autant moins de soi que le mind (tirer
sur la corde) suppose au sitar que l’on perde le repère de la
frette (par exemple on tire la corde sur la frette de Dha jusqu’à
obtenir Ni, Sa, ou Ré qui ne sont indiqués par rien sur la frette
de Dha), pour se trouver dans un espace sans repère tangible
si ce n’est l’habitude et l’oreille, et où, bien sûr, la note doit
être le plus juste possible.
» De plus, les ornements doivent respecter le rythme – et il
est toujours fixé dans la composition, sauf dans la partie non-
mesurée de l’alap – et ils ont eux-mêmes un rythme qui leur est
propre et qui est adapté à tel moment du raga et cela même
dans l’alap. Ainsi pour continuer sur le raga Khamaj, un des
gamaka possibles sur la séquence de trois notes Ga Ma Ga (mi-
fa-mi) de valeurs rythmiques égales, est de jouer sur le premier
temps Ga à partir de Ma (en tirant de Ma à Ga), de jouer Ma
sur le deuxième temps, en Ma Ga Ma, mind qui ne dure qu’un

114
temps où le mizrab ne frappe la corde que sur le premier Ma,
GaMa étant joué sur le reste de son après la frappe, et le der-
nier Ma étant non-frappé et tenu un bref instant avant de re-
venir sur Ga. Pour le troisième temps, Ga est frappé sans qu’il
y ait une continuité de son entre le dernier Ma et Ga. Et il y a
un sens précis pour la frappe du mizrab qui dans le cas de ces
trois notes doit être Da Da Ra – Da étant le mouvement “aller”,
et Ra, le mouvement “retour” du mizrab fixé sur l’index de la
main droite.

Ces indications ont été données à Henri à Joinville, dans la


banlieue parisienne où il vivait, par Anand Kumar, mort en
mai 2009, frère du célèbre Pramod Kumar, décédé trop jeune,
il y a longtemps.
LE GURU

Dans le math du Shankaracharya à Kanchipuram, Henri est


assis devant Sri Jayendra 68, à l’intérieur de la salle d’audience.
Il écoute les chants de musique carnatique que font des dé-
vots venus lui rendre hommage. Petites cymbales, harmonium
et voix humaines se mélangent.
Puis Henri va dans le hall où les jeunes brahmanes appren-
nent et récitent les Veda. Là, il pense à la philosophie de Shan-
kara et à l’Advaïta: dans la métaphysique indienne, surtout
chez Shankara, l’art ne donne pas directement accès à l’être,
car il est encore trop lié au monde de l’illusion. Maya, comme
l’art, est liée au corps, à la matière et aux sensations. Chez les
grecs, l’art conduit à ce qui n’est qu’une copie de l’être, une
image, une ombre. Le procès de l’art ressemble à la dévalori-
sation qui accompagne le monde sensible, surtout dans un cer-
tain platonisme.
En Inde, l’exclusion des sensations comme chemin vers
l’Absolu est à la fois identique et plus complexe. Dans la pen-
sée du Yoga, les sensations sont plutôt un moyen et un sup-
port, alors que dans le Vedanta, elles sont ce qu’il faut dépasser
comme maya, domaine de l’erreur séductrice…

116
Cette théorie exclusiviste culmine dans l’idée de la libéra-
tion et de la réalisation du Soi: le Soi n’est pas le corps. C’est
de cette expérience du Soi comme différent du corps mortel
que part Ramana Maharshi, et en cela, il n’innove pas, il se
situe dans une tradition.
En toute rigueur, l’expérience du Soi se fait dans le silence,
et l’art n’y joue aucun rôle, si ce n’est celui d’un divertisse-
ment inutile pour la réalisation du Soi.
Mohammed est venu le retrouver dans ce hall du math où
Henri médite et parfois, aussi, se laisse aller au plaisir de
l’association des idées, cette agitation du mental que cherche
à combattre le méditatif.
Mohammed lui parle de l’opposition du plaisir artistique et
du sérieux religieux qui est à l’origine de l’opposition de la
musique et de la religion et qui s’enracine dans la vieille exclu-
sion platonicienne des sensations comme ne pouvant montrer
la vérité. Cette exclusion aboutira à diaboliser les sensations, le
plaisir et même la beauté, en contexte religieux, chrétien,
voire musulman et dans une certaine mesure hindou.
Les sensations sont condamnées à être cette fausse connais-
sance pleine de tromperie qu’est l’opinion. Et la musique,
comme toute forme d’art, et dans la mesure où l’on peut dire
que la musique a pour origine les sensations (ce que Hanslick
n’admettrait pas), ne serait qu’une fausse connaissance, un
chemin trompeur pour connaître le vrai.
Une des premières critiques platoniciennes à l’égard de
l’art est de dire que, par l’imitation, l’artiste ne fait connaître
que l’apparence des choses et non la réalité: le peintre ne se-
rait qu’un charlatan. Car lorsqu’il peint un cordonnier, il ne
peint que ses formes extérieures et il ne possède pas un vrai sa-
voir de ce qu’est un cordonnier.

117
Mohammed sort une photocopie tirée d’un manuel de phi-
losophie de Terminales. Il dit à Henri qu’il doit bien connaî-
tre ce texte et qu’il doit certainement l’expliquer tous les ans
à ses élèves:
« L’imitation est donc loin du vrai et si elle façonne tous les objets
c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de cha-
cun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous
par exemple, nous représentera un cordonnier ou tout autre artisan
sans avoir aucune connaissance de leur métier; et cependant, s’il est
bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il
trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura
donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable 69. »
Mohammed commence à commenter en disant qu’appa-
remment la musique ne semble pas appartenir à la thématique
de l’imitation, et cela encore bien plus si l’on suit Hanslick, la
musique n’est qu’un jeu sur des formes apparentes, qu’on
peut qualifier de belles par leur rapport interne, et non en ce
qu’elles feraient connaître un objet réel extérieur à la sensa-
tion et imité.
Henri lui répond par rapport à l’idée de raga, comme cou-
leur, comme essayant de recréer un état de conscience.
La musique indienne est en fait profondément liée à l’imi-
tation: imitation de sentiment, imitation de moments de la
journée, avec parfois des illustrations qui racontent l’histoire
du raga, des images figurant tel ou tel Dieu.
En ce sens, la musique indienne participerait de cette igno-
rance dont parle Platon à propos de l’art en général: l’art se-
rait contraire à la science et à la vérité.
C’est sur un plan ontologique que la musique est dévalori-
sée de même que l’expérience artistique. C’est parce qu’elle
valorise les sensations que l’activité artistique serait trompeuse
ou aurait rapport à un niveau d’être de moindre qualité que

118
celui que la théologie ou le discours vrai de la philosophie fe-
rait atteindre.
Or, en fait, les états de conscience que provoque la musique
sont ontologiques, et cela peut-être même plus que toute autre
forme d’art. Dans cet ordre d’idée, on peut même dire que la
musique classique indienne présente un idéal ontologique:
elle ouvre le psychisme sur une expérience directe de l’être.
Certes, la musique indienne parle du monde et de ses acti-
vités, mais c’est toujours pour le mettre en rapport avec les
images intérieures, les rêves et les idées qui peuplent l’incons-
cient de l’auditeur et qu’utilise le musicien pour captiver
l’attention de son public.
Mohammed cite alors Alain Daniélou qui insiste sur l’aspect
« développement personnel » qui serait le but de la musique
indienne (dans son livre sur la musique de l’Inde du Nord):
« Le but du développement improvisé dans la musique de l’Inde est
de créer un état d’âme particulier en exposant une idée musicale sous
tous ses aspects 70. »
L’essence de la musique indienne résiderait dans les émo-
tions subjectives qu’elle provoque. Il serait plus exact de dire
qu’elle provoque des états de conscience que le musicien es-
saie de transmettre, et que ces états de conscience sont des
rapports à l’être, avant d’être « émotionnels »: il ne s’agit pas
exactement de sentir pour sentir; le sentiment est, en fait, un
moyen pour entrer en communication avec l’Absolu. Certes,
suivant les musiques et les raga, cette communication peut être
plus ou moins marquée, au point même de sembler disparaî-
tre au profit d’un simple divertissement mondain.
Lors des rencontres d’Henri avec l’actuel Shankaracharya
de Kanchipuram, Sri Jayendra, l’expérience musicale d’être
en communication de conscience avec une instance supé-
rieure à lui-même, se confirma comme étant à sa base celle du

119
disciple et du guru. Il y a cinq Shankaracharya en Inde, et le
cinquième vit à Kanchipuram en Inde du Sud, à deux heures
de routes de Madras. Le Shankaracharya est en effet le guru du
monde, jagatguru, en sanskrit, et recevoir son darshan (c’est-à-
dire le voir) procure « l’idéal type » de la relation au guru.
Celle-ci y apparaît dans toute sa pureté.
Cette relation, dans son aspect le plus pur et le plus dé-
pouillé de tout ajout, est faite d’échange silencieux de
conscience à conscience où se communiquent subtilement des
indications sur sa vie personnelle, ses buts, ses projets et en
même temps sur le rapport intime à l’Absolu.
C’est une vraie direction de conscience, l’exemple même
de ce que devrait être tout enseignement traditionnel et que
reflète, dans sa particularité, le maître enseignant la musique
à son disciple.
En entrant dans le monastère pour la première fois, Henri
eut quelques difficultés à trouver la salle où le Shankara rece-
vait ses audiences. Puis, il eut l’idée d’entrer dans une petite
cour où il y avait un éléphant qui déposa sa trompe sur sa tête.
Il comprit qu’il était sur le bon chemin, car il y avait sur la table
à côté de l’éléphant, quelques photos du Shankara, déposées
pour la vente.
Après avoir traversé encore une autre grande cour, Henri
pénétra dans un bâtiment où il y avait des petites pièces aux
portes ouvertes et qui ressemblaient à des cellules de moines.
Puis il aperçut une queue où il s’installa.
Après une bonne demi-heure d’attente, il put voir enfin le
Shankara, Sri Jayendra, arriver dans sa piéce, siégeant derrière
sa fenêtre d’où il pouvait donner aux dévots sa bénédiction et
apposer le tilaka. Lorsque vint son tour, il anticipa en entrant
dans la pièce où siégeait le Shankara et lui remit un cadeau.
Alors il offrit à Henri un collier et sa gracieuse bénédiction
après l’avoir interrogé sur sa vie, son métier.

120
Ensuite, il resta un peu dans la pièce pour voir ce qui se pas-
sait, s’imprégner de la présence du Shankaracharya, assister à
ses conseils prodigués aux uns et aux autres, aux prosterna-
tions des dévots.
Il surveillait ses regards, ses sourires et parfois la grave
sévérité qui apparaissait sur son visage. Le Shankaracharya
cherche à sécuriser, à donner confiance en soi, et à sentir que
le divin est serein, doux et compatissant, même s’il peut paraî-
tre terrifiant.
Son enseignement réside dans la présence et il faut avoir la
sensibilité ouverte au dialogue muet qui se dégage dans ce face
à face avec soi. Car, c’est votre image que le Shankara vous ren-
voie, comme s’il était le miroir où vous pouviez enfin vous
connaître vous-même. Non seulement vous voyez votre âme
dans le plus pur des miroirs, cette âme constituée par la vérité
de ce que vous êtes en profondeur, sans masque, mais aussi
votre vie passée et présente se résume devant vous sous forme
de bilan, qui peut être un point de départ pour le futur.
Il faut absolument vouloir être vrai par rapport à soi, sa vie
incarnée et le désir d’authenticité qui vous constitue en image
du divin.
Cette communication silencieuse de conscience à cons-
cience était moins psychologique que reliée à un être profond
qui dépassait la simple individualité.
Lors d’une autre rencontre à Kanchipuram, la nuit était en
train de tomber et certaines personnes avaient commencé à
chanter des chants dévotionnels. Le Shankara apparut alors à
Henri dans toute sa splendeur non-manifestée. C’étaient leurs
intériorités qui étaient en communication, il ne pensait à rien
d’autre qu’au plaisir et à la félicité d’être en sa présence. Il n’y
avait que du plaisir, tout le reste en lui était vide.

121
Le mental d’Henri n’était que silence, il n’y avait en lui que
le son des chants, à l’arrière-plan, et devant, occupant tout son
esprit, il y avait ce visage, cette présence indicible et douce qui
était de l’être, quelque chose de corporel et de physique et en
même temps de la transcendance, quelque chose d’ineffable,
planant au dessus du monde et stable: de la pure identité.
L’ABHISHEKA D’HENRI

— La réalisation du Soi, tu l’as vu, ne passe pas par le corps.


Même s’il peut y avoir l’idée d’un corps subtil, chakra, kunda-
lini, qui correspond à une certaine expérience sensible et cor-
porelle.
C’est ce que Mohammed essaie de faire comprendre à
Henri. Lui-même expérimente les mouvements du corps, le
souffle, dans la pratique du dhikr. Mais l’union mystique dé-
passe le corps qui n’est qu’un point de départ.
À l’ashram de Ramana, ce matin, Mohammed demande à
Henri d’aller voir Marie pour lui expliquer tout ce qui l’atta-
che à elle. Mohammed aime Marie parce qu’elle représente
pour elle le jardin d’Éden, le paradis d’Allah. Il sent qu’elle
lui échappe.
Henri lui réplique qu’en cela, il est très proche des chré-
tiens. Il pense aussi en lui-même à l’amour qu’il porte à Marie.
Cette matinée, Henri obéit à Mohammed: il va de Tiruvan-
namalai à Pondichéry. Il doit rencontrer Marie à l’ashram de
Sri Aurobindo. Ensuite il veut profiter de la plage avec elle,
dans le calme, loin de la ville et proche d’Auroville, à l’hôtel
Ashok.

123
Le stop à Pondichéry lui permet de se reposer avant de
progresser plus vers le Sud, à Chidambaram, Tanjore, Trichy:
puis il retournera sur Kanchipuram où il doit recevoir une
abhisheka au temple du Kailasanatha, comme le lui a promis
Rajappagurukkal.
À Pondichéry, il retrouve Marie près du samadhi de Sri Au-
robindo et de Mère, impressionnant de silence et de blan-
cheur, dans leur ashram rempli de fleurs.
De là, il prend un taxi jusqu’à Chidambaram.
Pour appréhender sa conscience propre, il faut un état de
grand calme et de repos parfait. C’est la détente maximale qui
permet d’enregistrer les sensations les plus subtiles et d’être
en état de suivre jusqu’au bout les suggestions, en les vivant et
en s’y identifiant.
Mohammed, dans sa recherche de Dieu, croit l’avoir trouvé
à Arunachala en Inde. Posséder Dieu, le toucher, comme s’il
ne s’agissait pas que d’états de conscience. Les conditions de
la conscience du bonheur (Allah et/ou Arunachala).
Pourtant Henri essaie de le persuader qu’il n’est pas besoin
d’aller si loin pour trouver le contact avec Dieu, si l’on sait bien
s’y prendre, l’image de Dieu est saisissable en nous, en notre
cœur. Il suffit de bien prendre conscience de ses possibilités
latentes et non encore exploitées.
Henri explique ainsi à Mohammed la naissance de cette
prise de conscience de l’Absolu comme habitant l’homme, son
corps et ses sensations.
Prendre conscience de la divinité de son esprit suppose
d’être dans la globalité: tout est là, stocké depuis la naissance.
Savoir ce qui pourra être mobilisé dépend des conditions
d’écoute de soi et de la disponibilité que l’on a à faire surgir
tel ou tel élément du passé.

124
Depuis la naissance de la personnalité (et Henri n’exclut
pas des croyances qui ferait remonter cette naissance à
d’autres vies), la conscience accumule et enregistre des infor-
mations qui vont devenir soit inconscientes soit conscientes.
Cette accumulation est comme un rayon de lumière qui gros-
sit de plus en plus au fur et à mesure qu’il s’éloigne de son
point d’origine.
La conscience du corps et du monde matériel n’est qu’un
ajout qui masque le Soi et la lumière originelle. De même que
la conscience éveillée cache le Soi qui était présent pendant la
conscience endormie.
Henri raconte à Mohammed sa visite à Chidambaram:
— Parmi toutes les merveilles spirituelles de l’Inde à dégus-
ter, la plus extraordinaire, à une heure de Pondichéry, plus au
Sud, c’est Chidambaram. Certes c’est moins tranquille qu’à
Tanjore, moins désert et mystérieux qu’à Darasuram, mais la
vie spirituelle y est très intense, comme le prouve la splendeur
des cérémonies du soir. Certes, les brahmanes demandent
beaucoup d’argent pour les dons… Mais le toit du sanctuaire
central est tout en or, le temple est grand avec plein de couloirs
mystérieux malgré la foule des dévots. C’est merveilleux pour
la pensée qui mesure l’importance temporelle de la continuité
brahmanique et pour les sens qui éprouvent une expansion
de conscience à l’ensemble du genre humain et à l’origine de
civilisations encore peu touchées par le progrès et restant assez
archaïques.
» Finalement ce n’est pas plus cher que l’entrée au Louvre.
Si ce n’est que là, il y a des antiquités vivantes pleines de mys-
tique vécue comme si le passé ancestral de l’humanité se met-
tait à vivre devant vous. Un peu comme si la “belle totalité”
grecque, au sens que donne Hegel à cette expression, se met-
tait à revivre sous vos yeux, intacte, ressuscitée du passé mort.

125
Il faut entendre la magie du vacarme des cloches lors des cé-
rémonies. Quelle émotion partagée avec le public serré et
compact qui participe aux puja. Cela vous démontre qu’une
tradition peut encore survivre de nos jours si éloignés du sacré
par la modernité. Et cela est possible en Inde, de plus, en har-
monie avec un certain confort moderne pour les plus aisés.
Puis, Henri raconte ses expériences musicales à Chidamba-
ram:
— Dans le temple de Chidambaram, en Inde du Sud, la
forme de Shiva Nataraja est cosmique, elle n’est pas celle d’un
Dieu personnel, mais la Déité sans forme, neutre, indétermi-
née.
» Les musiques de cérémonies religieuses à Chidambaram
sont très célèbres. Elles présentent le cas le plus clair de fusion
entre la musique et la religion. Pourtant, là, la musique sem-
ble comme bridée par la cérémonie, elle n’est là que pour dé-
corer, au service de la fête et des louanges aux Dieux.
» La musique peut ainsi avoir un rôle d’accompagnement,
de mise en valeur du rituel, dans cet exemple de l’usage du
periya melam, en Inde du Sud.
» Le periya melam est une formation musicale composée de
deux hautbois (nagasvaram), de deux tambours (tavil), des cro-
tales (talam) et d’un bourdon, ces instruments accompagnent
les puja et les rites d’offrandes, soit au temple soit à la maison.
Les musiciens évoquent souvent l’origine céleste des instru-
ments: Shiva apporta du mont Kaïlash le nagasvaram à Tiruva-
rur, quand sous les traits de Tyagaraja, il visita ce lieu 71.
» Dans ce cas, la musique met en valeur la cérémonie reli-
gieuse, elle est à son service. Elle fait figure d’instrument à la
gloire du divin. Les sons et les instruments eux-mêmes sont
comme des manifestations des dieux.

126
» Il s’agit, là, d’un son religieux, liturgique qui, lorsqu’il est
entendu dans le temple, se situe dans un espace sacré, où les
musiciens informent l’espace par leurs sons. Dans cette pré-
sence se produit une expérience du sacré qui est différente
d’une restitution par un enregistrement que l’on écoute chez
soi, dans un espace qui n’est pas habité de la même manière,
ni vraisemblablement pas par les mêmes dieux ni la même dis-
position du temps. Le rythme astrologique y est différent, ou
mieux, la fête n’y est plus liée à la terre pour laquelle elle a été
pensée.
» Par contre, il est possible que le son sacré des Veda puisse
véhiculer sa force magique en n’importe quel lieu; sa force ne
dépend pas vraiment de l’espace, mais de la prononciation la
plus exacte du sanskrit védique.
» D’où la nécessité de maintenir ce Son originel dans les ri-
tuels, par une tradition ininterrompue d’apprentissage par
l’écoute et la répétition orale, d’une manière stable, identique
à elle-même en gros, depuis les origines.

À Kanchipuram, Henri attend Marie à l’hôtel. Il lui dit qu’il


n’est même pas descendu au restaurant pour manger: il s’est
fait livrer les repas dans sa chambre grâce au room service.
L’abhisheka aura lieu après-demain, vendredi. Demain, il ai-
merait aller avec elle voir le temple jaïn dans les faubourgs de
la ville.
Vendredi. Il a rendez-vous à 9 heures 30, avec Rajappagu-
rukkal, au Kailasanatha, célèbre temple dédié à Shiva de
l’époque Pallava. En effet, il ne peut pas y avoir d’abhisheka du
Prithivi linga à l’Ekambara Natar, puisque ce linga serait consti-
tué par une termitière recouverte d’un capuchon en métal.
Henri arrive à l’heure dite devant le temple. Il entre dans la
première enceinte, là, des ouvriers travaillent à la réfection de

127
quelques sculptures d’angle. Il dépose ses chaussures dans un
coin.
Sous le petit mandapa du sanctuaire, un jeune homme
l’accueille. Henri lui confirme qu’il est bien le bénéficiaire de
l’abhisheka qui va s’accomplir. Il entre dans le sanctuaire, sur le
côté, le pujari s’active, et face au gigantesque linga noir qui
trône dans la pièce du fond, quelqu’un est assis en tailleur et
médite profondément. Rajappagurukkal n’est pas encore ar-
rivé. Mais le pujari lui fait signe de s’asseoir à côté du méditant
et de ne pas prendre de photos.
Henri se met en position de lotus par terre et commence à
méditer. Enfin Rajappagurukkal arrive. La cérémonie va pou-
voir commencer. Celui qui méditait à côté d’Henri se lève pour
partir.
Pas mal de personnes entrent dans le sanctuaire, deman-
dant des puja. Puis le pujari s’assied près d’un pot d’où émer-
gent quelques feuillages, pas loin d’Henri et sur son côté droit.
Le prêtre commence la récitation des mantras et agite parfois
sa clochette. Il se fait confirmer le nom d’Henri à qui la céré-
monie est dédiée, nom hindou qu’il prononce à haute voix.
Henri est transporté. Il sent l’action des mantras et des mu-
dras qu’effectue le pujari. Shiva commence à prendre posses-
sion de lui. Auparavant Rajapagurukkal lui avait demandé de
s’enduire le front de vibhuti, les cendres sacrées; à ce simple
geste, Henri avait déjà senti la présence divine frémir en lui.
À vrai dire Henri est ailleurs, bien que consciemment pré-
sent à la cérémonie et très concentré sur tout ce qui se passe
pour lui.
Après un certain temps où le linga a été lavé et astiqué de
fond en comble par le pujari, Henri entend le pujari pronon-
cer le fameux mantra « Aham’so », dit plusieurs fois sur un ton
spécial qui rappelle la manière dont les dompteurs parlent à

128
leurs animaux pour leur imposer un ordre. Là, il s’agit de de-
mander à la divinité d’être effectivement présente, incarnée.
Henri a l’impression que le pujari est vraiment possédé par
Shiva, que le Dieu est manifesté dans le linga.
Puis, Rajappagurukkal demande à Henri de se lever et de se
mettre près de lui face au linga. À ce moment Rajappa l’as-
perge d’eau avec le feuillage et verse dans les mains d’Henri
un peu de l’eau du pot qui avait été à côté du pujari et sur le-
quel des mantras avaient été prononcés.
À présent, tout le monde sort du sanctuaire: le pujari est en
train de finir la toilette du linga et de l’habiller. Henri attend
dehors et ça lui semble long. Enfin le pujari sort du sanctuaire
pour aller sur le devant du temple, puis il revient et rentre à
nouveau, suivi par Henri, Rajappagurukkal, le jeune homme
qui l’a accueilli, puis d’autres personnes inconnues.
Là, Rajappa demande à Henri de se tenir juste à l’entrée de
la pièce où siège le linga tout habillé. Henri est impressionné,
le linga est gigantesque. Alors le pujari lève bien haut les flam-
mes de sa lampe, Henri lève les deux mains au-dessus de sa
tête, et Rajappa le fixe intensément comme pour lui faire
comprendre qu’il s’adresse à un Dieu vraiment présent en cet
instant précis. Et Rajappa demande à Henri de faire le pradak-
shina autour du linga.
Comme on le lui a indiqué, Henri monte quelques marches
et se trouve devant un petit conduit dans lequel il entre. Au
bout il y a un couloir qui fait le tour de la cella. Mais en avan-
çant la tête hors du conduit, il se trouve face au vide, puisqu’il
est en hauteur et qu’il n’y a que quelques marches en dessous
de sa tête qui émerge sans que le corps puisse sortir en entier
sans tomber dans le vide. Devant l’impossibilité d’avancer,
Henri recule et revient en arrière en disant que c’est impossi-
ble à faire.

129
On lui dit de recommencer. Il essaye plusieurs fois et n’y ar-
rive pas. Finalement le jeune homme qui l’avait reçu, passe de-
vant lui et lui montre comment il faut faire. Quand il sort la
tête du tunnel, il y a à gauche un peu plus haut, une petite ca-
vité en longueur dans laquelle il faut mettre son bras gauche
et son coude pour se tenir, s’appuyer et tirer son corps hors
du conduit et arriver à mettre les jambes sur les marches.
Enfin, Henri franchit, victorieux, cette épreuve dans la-
quelle il a perdu son dhoti. Une fois dans le couloir du pradak-
shina, il remet son dhoti, fait le tour debout, et arrive devant
un autre tunnel au ras du sol. Il s’allonge par terre, rampe sur
des pierres polies par l’âge dans ce qui ressemble à une ma-
trice et ressort tête la première à l’air libre, comme pour une
nouvelle naissance.
Henri est donc passé par la mort de son ego, pour renaître
en un homme nouveau possédé par Shiva.
Sorte de résurrection…
IIIe PARTIE
LA MÉTAPHYSIQUE DU SON
MÉTAPHYSIQUE ET MUSIQUE

Jacques est devenu en quelque sorte le disciple de Moham-


med qui se comporte comme un maître acceptant peu la
contradiction. Mohammed considère qu’avant de remettre en
cause, il faut apprendre sans discuter, comme du « par cœur »
pour assimiler, dévorer et digérer un nouveau savoir. Il cite
toujours l’exemple de l’apprentissage des Veda par les jeunes
brahmanes: il s’agit de répéter surtout sans comprendre le
sens, car il faut intégrer les sonorités que sont les mots vé-
diques. La révélation védique a été « entendue » (shruti), un
peu comme le Coran.
Henri n’est pas entièrement d’accord, car, en tant que phi-
losophe, il pense que le doute est important dans une dé-
marche de compréhension. Mais il admet qu’il y a des faits
d’histoire de la pensée qu’il faut connaître sans critiquer,
même si, ensuite, on découvre qu’il n’y a pas d’histoire sûre et
objective à 100 %; surtout dans l’histoire des religions et des
pensées métaphysiques, il y a une part incontestable d’inter-
prétation et l’idée de « tradition », une, simple et sans diver-
gence, n’est peut-être qu’une rêverie pour penseur du

133
dimanche ou l’attitude du croyant qui est certain que Dieu est
Parole et s’adresse aux hommes.
Mohammed n’est pas d’accord, surtout sur le plan ésoté-
rique, car il croit à l’idée d’une tradition primordiale, dont les
différentes religions ne seraient que le reflet plus ou moins dé-
formant, et à laquelle le Coran renverrait explicitement.
Mohammed défend devant Henri et Jacques, et de manière
générale, la thèse d’une origine divine de l’art, il cite le Natya
Shastra à propos du théâtre:
« Sachez aussi que ce théâtre a été mis en œuvre par Brahma 72. »
Cette idée d’un soubassement divin à tout ce qui existe est
une idée commune à la métaphysique occidentale et aux
formes culturelles traditionnelles dont participe l’Inde.
La modernité occidentale y est là questionnée et pas seule-
ment dans sa compréhension de l’esthétique, mais surtout
dans son rapport à la métaphysique et au problème de l’être
tel qu’il se pose pour l’homme.
L’homme se rapporte à l’être qui ne se réduit pas aux
choses du monde et qui ne se réduit pas non plus au Dieu des
religions.
Henri lui réplique:
— Un approfondissement de la pensée de Heidegger
s’avère fondamental, l’être est transcendant à l’étant, l’être est
une transcendance qui se donne à écouter. L’être dépasse
Dieu, mais la compréhension du divin et des diverses tradi-
tions est un des chemins qui mènent vers la transcendance de
l’être. L’activité artistique, la musique, des chemins vers la
transcendance?
» Qu’apporte, alors, au phénomène musical, l’étude des
musiques traditionnelles qui suppose d’aller voir en “anthro-
pologue” d’autres cultures que l’occidentale? L’ethnomusico-

134
logie ouvre sur le monde comme totalité plurielle et pose la
question de la possibilité de regrouper dans une cohérence
plus ou moins complète des comportements divers qui sem-
blent irréductibles l’un à l’autre par leurs particularités spéci-
fiques, mais qui concernent l’espèce humaine et interrogent
l’idée d’humanisme, d’essence humaine…
» “La métaphysique appartient à la ’nature de l’homme’… 73» dit
Heidegger, et ailleurs dans la même conférence, il dit encore:
“La métaphysique est le questionner qui se porte au-delà de l’étant,
afin de reprendre celui-ci comme tel et dans son ensemble, dans la sai-
sie conceptuelle 74.”
» Toutefois la présentation de ce thème commun à toute
métaphysique qu’est la transcendance de l’être, a quelque
chose de spécifique en Inde: elle s’effectue à travers une his-
toire, une mythologie qui n’appartiennent qu’à l’Inde.
» La civilisation indienne que ce soit dans son expression
artistique ou dans sa philosophie ne peut que rarement se
détacher d’un contexte religieux dominé par les Veda et le
brahmanisme, les remises en cause de ce fait n’étant que mar-
ginales, déviantes.
» Faut-il pour autant faire du schéma hégélien de l’art
comme première expression de l’esprit infini (les autres étant
la religion et la philosophie), le schéma par excellence de
toute esthétique dont l’Inde illustrerait l’universalité?
— En effet, la rencontre de l’Occident et de l’Inde par le
biais de la métaphysique met en cause la modernité, intervient
Mohammed. L’Inde n’y échappe pas tout en montrant une
force de résistance qui peut être plus moins importante sui-
vant ou non la vitalité des traditions.
» C’est par le concept de tradition et par son application en
musique sous l’appellation de “musique traditionnelle” que la
métaphysique a encore une vivacité particulière et universelle.

135
L’ontologie du quotidien telle qu’elle apparaît avec Heideg-
ger trouve son application directe dans le vécu authentique
d’une tradition, comme le montrent les différents langages
musicaux qui surgissent suivant les géographies.
» Suivre le vécu de la musique traditionnelle, à la fois dans
la conscience de l’interprète et dans celle de l’auditeur est de-
venu problématique lorsque la musique est pratiquée par
d’autres hommes d’autres univers culturels et écoutée de
même par un public différent de la culture traditionnelle en
question.
— L’idée d’attirance par l’exotique, de conversion à ce qui
est autre, demande Jacques à Mohammed, est-elle une des
composantes du plaisir artistique de la modernité, est-ce que
cela dépasse la question de la musique et pose le problème de
savoir ce qu’est le beau comme jouissance artistique, le senti-
ment que quelque chose se passe ?
— Il est clair que dans l’art, tout n’est pas forcément relié
au divin et encore moins au religieux, lui répond Mohammed.
Mais dans un art traditionnel, le plaisir esthétique n’est pas
dissocié d’un univers religieux ou à défaut d’un questionne-
ment sur la présence du divin (des Dieux ou du Dieu).
» Pourtant l’art semble bien s’opposer à la religion. Ce n’est
pas pour rien que certains intégristes interdisent l’art, et la mu-
sique plus spécialement: ils comprennent l’art comme un di-
vertissement qui détourne de la prière et de la contemplation
divine.
» Divertissement, sensualité semblent être des chemins re-
lativement interdits, comme le montrent divers moments, di-
verses époques d’exclusion, pour différentes religions dans le
monde.
— La musique, à bien des égards, apparaît comme l’art le
plus divertissant, et peut-être aussi comme l’un des plus sen-

136
suels, surenchérit Henri. Pour comprendre alors que la mu-
sique soit liée au divin, il faut avoir une théorie du divin
comme musique, ce qui est le cas de l’Inde, qui admet que le
Son est identique au Brahman, c’est à dire à l’Absolu.
» Le Christ-Verbe et le Logos grec ne sont pas éloignés, avec
cette distinction qu’en Inde, le Son est compris comme éner-
gie subtile, ou comme silence, un Son non-frappé.
» Cette présence plus ou moins explicite du divin dans l’art
traditionnel est à comprendre de manière générale comme la
présence pour l’homme de la question de l’être dans son exis-
tence et même si le religieux contribue à masquer l’être, il
n’en reste pas moins le révélateur que l’être comme différent
de l’étant pour parler en heideggerien, concerne au plus haut
point, l’homme et son existence finie dans le monde.
» L’Inde et sa musique offrent un vécu de ce que l’Occident
moderne a tendance à oublier: l’écoute de l’être. En effet la
métaphysique indienne suppose donc que l’on soit à l’écoute
du réel qui est le résultat d’une parole: les Veda.
— Pourtant cet oubli de l’écoute, intervient Jacques, n’est
pas systématique du monde moderne et post moderne, com-
me le prouve l’univers commercial du CD audio, du walkman,
et de l’immense succès de certains concerts, mais là, il s’agit
d’un phénomène qui concerne la musique en général et pas
seulement la musique traditionnelle. De plus, le succès de
l’univers du son ne signifie pas que tout le monde soit à
l’écoute de l’être.
— Pour ce qui est de l’Inde, continue Mohammed, les pre-
mières œuvres déterminées de sa religion peuvent être datées,
très approximativement, de - 1500 av. J.-C., ou de plus loin
encore. Même, pour certains, aucune période précise 75 de
création ne peut leur être attribuée, puisque ces premières
œuvres que sont les Veda, prétendent être identiques au souf-

137
fle cosmique qui est éternel. Cette “Parole”, fixée plus tard,
par l’écrit, mélange des hymnes, des prières et des considéra-
tions métaphysiques.
» Ainsi, dès son origine, la religion indienne apparaît être
une métaphysique du Son et de la Parole originelle, en même
temps qu’un rituel.
» Dans les Veda, furent annotés des signes indiquant
l’intonation de leur psalmodie. Ces quelques accents ou chif-
fres, bien qu’ils ne permettent pas de reconstituer la mélodie
d’origine avec exactitude, constituent une des formes les plus
anciennes de notation musicale.
» Le premier traité vraiment important sur la musique en
Inde est le Natya-shastra, précédé par le Naradiya Shiksha. Il fut
rédigé entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C. par
un certain Bharata. Cet ouvrage ne concerne que partielle-
ment la musique, l’essentiel étant consacré au théâtre et à la
danse. On y trouve le dénombrement de dix-huit jati qui peu-
vent être considérés comme les ancêtres lointains des raga au
sens moderne.
» Bien que l’hindouisme ait eu des débuts historiques, cela
ne veut pas dire qu’au niveau de son contenu, la religion in-
dienne ait eu un commencement puisqu’elle prétend expri-
mer une vérité éternelle, sans début ni fin. Par contre, la
musique indienne, elle, semble plutôt soumise aux variations
historiques. À la différence de la musique, les Veda ne font
que figer une Révélation transmise oralement qui se perd dans
la nuit des temps et qui correspond à ce que les sages, les rishi,
ont entendu.
» Les Veda ne prétendent pas être le résultat d’une décou-
verte originale propre à un homme. Ils correspondent à la ré-
vélation de ce qui existe toujours. Ils s’inscrivent dans une
tradition toujours semblable à elle-même, d’une même Audi-

138
tion permanente de la vérité valable à toute époque et en tout
lieu de l’univers.
» C’est par ce caractère auditif des Veda que l’on pourrait
dire que la musique indienne, dans son sens le plus noble,
comme structure sonore de l’Absolu, n’a pas, elle non plus
d’origine historique, et qu’elle correspond à l’éternité. Mais
là, on perd ce qui fait une partie de la saveur géographique de
l’Inde: cette éternité de la musique concerne toute musique,
par contre, il appartient en propre à l’Inde de mettre en avant
dans sa métaphysique du Son, cet aspect éternitaire de la mu-
sique, comme si le Son était l’Absolu.
» “Il n’y a donc pas d’’auteur’ des Veda, au sens où Platon est
l’auteur de la République. “Les rishi ont ’trouvé’ ou découvert les
Veda et ils ne les ont pas composés ou créés”, comme l’écrivait Sri
Chandrasekharendra Sarasvati, Shankaracharya de Kanchipu-
ram, dans son livre sur les Veda. On se perd dans l’anonymat
d’une parole incréée qui est le Réel.
» Pourtant, la musique indienne dans sa concrétude a bien
changé, comme le montre l’importance de la harpe arquée
dans le système de Bharata, alors qu’entre le IVe et le VIIIe siè-
cle, le principal instrument devient la cithare sur bâton, loin-
tain ancêtre des vina modernes.
— Dans un certain sens, on peut dire que dès les Veda et la
naissance de la religion indienne, tout est là, intervient Henri.
Y est en puissance le développement futur d’une religion qui
sera indienne parce qu’elle s’en réfère presque toujours aux
Veda, sauf dans les écoles non orthodoxes (bouddhisme, jaï-
nisme…).
» On ne peut pas en dire exactement autant de la musique:
elle est un phénomène soumis au temps, à l’évolution histo-
rique, au changement de goût parmi les gens…

139
— Depuis sa naissance jusqu’à ses développements ulté-
rieurs, dit Mohammed, la métaphysique indienne est reli-
gieuse et cherche à distinguer entre le réel et l’irréel, entre le
vrai et le faux, et à savoir ce qu’il en est de l’être. Elle privilé-
gie aussi une certaine négation du Moi individuel au profit du
Réel.
» Le Réel qui a été entendu par les sages dans un présent
éternel et toujours actuel, est une structure objective qui pré-
tend être la vérité absolue, semblable à la fois à l’univers et à
la conscience.
» Le Réel que les Veda cherchent à transcrire, s’appelle Sa-
natana Dharma qui peut se traduire par “loi éternelle”. Sana-
tana Dharma est aussi le vrai nom de l’“hindouisme” et, en fait,
préférable à celui-ci, car il permet d’éviter bien des confusions,
notamment par rapport à la conception chrétienne de la reli-
gion en “-isme”.
» Le Sanatana Dharma est la loi éternelle, faite de l’ordre
des choses et de leur juxtaposition. Elle constitue un système
de relations complexes et nécessaires à l’intérieur de multiples
mondes. C’est la connaissance de cet ordre des choses qui
rend heureux et procure la félicité. Le Sanatana Dharma est
donc une structure, une respiration des choses, les Veda sont
le souffle du réel:
» “Comme d’un feu de bois humide s’échappent les fumées en tous
sens, de même, en vérité, c’est l’exhalaison de ce grand Être que sont les
Veda… 76”
» Le précédent Shankaracharya de Kanchipuram com-
mente le mot nishvasitam, qu’on peut traduire par “exhalai-
son” en disant: “Nishvasitam est le mot utilisé pour indiquer
l’expiration du souffle 77.”
— La spécificité de la pensée indienne, intervient Henri,
ne doit pas faire perdre de vue certains invariants de la méta-

140
physique comme ici le problème du souffle: en Grèce, le logos
est le fondement du réel; en Inde, la parole (primordiale) et
son support (le souffle) sont l’expression, la manifestation de
l’être dans son absoluité.
» Pourtant, tout n’est pas identique: l’Inde insiste plus que
les Grecs sur l’idée de possibilité non-manifestée par opposi-
tion avec ce qui sort à l’extérieur du non-manifesté. La pure
possibilité est cachée, enfouie, non-visible et non-sonore, elle
se montre sous forme de paroles, les Veda : le son des Veda est
donc la manifestation d’une transcendance qui contient en
elle le son qui va s’extérioriser, mais elle le contient à l’état
non-matériel, non-physique.
» La manifestation concerne le monde, l’étant: elle est du
souffle, de l’exhalaison. L’être dans sa transcendance appar-
tient à la pure possibilité qui contient tout le réel et tout
l’irréel. L’être comme totalité est ce qui précède l’existant:
l’être n’est pas réductible à l’existence, il la dépasse et
l’englobe.
» La transcendance de l’être pour l’Inde réside dans l’anté-
riorité de la puissance sur l’acte, comme si l’acte véritable au
sens de la réalité totale transcendante était la synthèse de la
puissance et de l’acte s’accomplissant dans le “réceptacle” de
la Pure Possibilité.
» Face à cela, le logos grec néglige l’aspect intérieur et non-
manifesté de la transcendance pour en privilégier l’aspect ex-
térieur, dominateur et rationnel. La métaphysique du Son en
Grèce ne va pas plus loin que la résonance cosmique, où il n’y
a de réalité que de ce qui est en acte et manifesté. En Inde, la
métaphysique du Son est une métaphysique du Silence (so-
nore), du Son non-manifesté. Il s’agit d’un Silence du sonore
et du silence, alors qu’en Grèce, il s’agit d’un Sonore du si-
lence et du sonore…
UNE ONTOLOGIE MUSICALE

Mohammed continue son cours à Jacques. Il lui explique


que les états de conscience que provoque la musique indienne
sont « ontologiques » au même titre que les extases dont parle
Henri, en présence du Shankara. Les idées de Sharngadeva le
prouvent, lui qui, vers le XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C., dans le verset
30 de la section 1 de son œuvre sur la musique, le Sangitarat-
nakara, écrit que la signification d’une mélodie (gita) réside
dans le fait d’être un moyen pour la réalisation des quatre ver-
tus fondamentales de la vie humaine: « dharma, artha, kama,
moksha ».
a) dharma : l’action juste, conforme à l’ordre des choses
b) artha : la bonne santé
c) kama : la joie, le plaisir
d) moksha : la libération
Dans la musique, de manière universelle, jouer ou chanter
la note juste est un apprentissage du dharma, au sens d’un ap-
prentissage de l’exactitude dans ses actions, en même temps
qu’avoir l’intuition du vrai et du réel. De même, la musicothé-
rapie est une approche de la santé par la musique: on dit bien

142
que telle musique a le pouvoir de guérir. D’autre part, l’écoute
de la musique doit procurer du plaisir et de l’amour. La joie
qui en résulte est une forme de l’Absolu qui est dit, en Inde,
Sat, Cit, Ananda: Être, Conscience, Félicité. Enfin, la libération
est le but ultime de toute vie humaine, qui correspond à son
état de plus haute réalisation et de jonction avec le principe ab-
solu des choses. Même s’il est mis à égalité avec les trois vertus,
la délivrance (moksha) est un des thèmes les plus importants et
les plus universels à propos de la musique, comme le prouvent
d’autres passages.
À l’égal de la délivrance, Sharngadeva mentionne que le
plaisir (kama) dont la félicité est une composante majeure, est
un des buts que poursuit la musique. La félicité fait donc bien
partie de « l’humeur » de l’Absolu, et la musique y conduit.
Un peu plus loin, au verset 167-168 de la deuxième section,
Sharngadeva met à égalité, dans le phénomène de la musique,
le divertissement du peuple et l’arrivée à un état où l’on est li-
béré des limites de toute existence, surtout grâce à l’écoute du
« son » non-manifesté…
La musique, en Inde, apparaît comme une activité des plus
sérieuses et des plus élevées, pour l’homme, et cela en son as-
pect même le plus divertissant, comme si le plaisir du « son »
était un des chemins vers l’accomplissement de soi. Là, le plai-
sir y est absolu. La musique transpose dans l’extase: cette idée
est non seulement présente dans toute musique traditionnelle,
ce dont témoigne le hal des soufis, mais bien plus, elle est, le
plus souvent, à la base de la consommation musicale en
Occident.
Henri intervient :
— La musique provoque un plaisir libérateur qui est uni-
versel. La musique est une force d’enthousiasme et d’exalta-
tion, son essence est dionysiaque par opposition à l’aspect

143
apollinien des arts plastiques. Des formes situées dans un es-
pace provoque des émotions liées à la stabilité qui est impli-
quée par le rapport de juxtaposition des choses pour qu’elles
tiennent debout ou ensemble. Dans la musique, sa soumission
au temps et à une inévitable évolution due à son aspect suc-
cessif, provoque des sentiments qui, par nature, sont chan-
geants et appellent une transformation, et qui, dans le
meilleur des cas, provoquent une élévation de l’âme, un mou-
vement vers quelque chose de supérieur et non pas la calme sé-
rénité « statique » de l’élément plastique.
» Cela ne veut pas dire que la musique soit impuissante à ex-
primer le calme et la sérénité, mais simplement que ce calme
n’est pas son matériau premier, et, qu’il est toujours vécu soit
comme un aboutissement soit comme un état passager, appelé
à changer dans le temps d’évolution du morceau musical.
— “Nada is said to be twofold, viz, produced and unproduced 78”,
cite Mohammed. “Produced” rend le sanscrit ahata qui veut dire
“frappé” : il s’agit du son manifesté ; et “unproduced” traduit le
sanscrit anahata qui veut dire “non-frappé”, le son non-mani-
festé, non-produit.
» Pour la pensée indienne, le spirituel, dans sa pureté, serait
plutôt le non-manifesté, dont la figure est le “son” non-pro-
duit (anahata) qui précède le son frappé. Toutefois, malgré les
limites du rapprochement, il y a quelque chose d’hégelien
dans cette conception “énergétique” de l’ineffable “son non-
frappé”, qui est en tension vers la matérialité manifeste,
comme s’il y avait une matérialité non-manifesté, à l’état la-
tent dans le son anahata. Dans la pensée indienne, le spirituel
est souvent lié au matériel et au corporel, même si la matière
peut y être conçue comme un ajout, un supplément qui
masque, la pureté du point d’origine. Il n’en reste pas moins
que cette origine est dynamique, une “énergie”, une pulsion
vers la manifestation, un désir qui fait passer dans le monde de

144
la manifestation extérieure. Cette énergie du son dans son
appel au développement futur est comparable à bien des intui-
tions hégéliennes.
» Voici comment le Rig-Veda décrit ce désir originel qui est
une puissance de création, comme un vide avant l’être et le
non-être, vide au sens d’ineffable, mais qui n’est pas rien, qui
est une tension au-delà des mots, impensable et indicible.
L’anahata, le son non-frappé, serait alors à comprendre com-
me ce désir transcendant toute catégorie pensable, mais qui
n’en est pas moins vibration énergétique dont la musique re-
trouve la trace, et dont témoigne ce souffle sans souffle de l’Un
originel:
» “Ni le non-être n’existait alors, ni l’être.
… L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle…
Alors, par la puissance de l’Ardeur, l’Un prit naissance,
[Principe] vide et recouvert de vacuité 79.”
— Le caractère vibratoire du son, intervient Henri, tel que
l’Inde le pose, est aussi ce qui caractérise la musique pour
Hegel, dans ses cours d’esthétique: le caractère idéel et spiri-
tuel du son réside dans son opposition à “la calme figure ma-
térielle”, le son est une agitation, (“tremblement intérieur”)
qui renvoie au domaine de la forme et de l’activité, qui sont la
marque de l’idée, en tant que directrice, conductrice, ce qui
fait venir au jour, alors que la matière appartient au monde de
la passivité, de ce qui est toujours en manque et qui a besoin
de la forme et de l’idée pour exister :
» “L’oreille, au contraire (de la vue), sans se tourner pratiquement
vers les objets, perçoit le résultat de ce tremblement intérieur du corps
par lequel se manifeste et se révèle, non la calme figure matérielle, mais
une première idéalité venant de l’âme 80.”
» Un autre signe du caractère idéel et spirituel du sonore,
c’est sa négativité dont témoigne son agitation comme vibra-

145
tion et la suppression de cette négativité qui est l’affirmation
de son existence matérielle comme “son” extérieur :
» “Comme, d’autre part, la négativité dans laquelle entre la matière
vibrante constitue une suppression de l’état spatial, laquelle est à son
tour supprimée par la réaction du corps, l’extériorisation de cette dou-
ble négation, le son, est une extériorisation qui, à peine née, se trouve
abolie par le fait même de son être-là et disparaît d’elle-même 81.”
» Ce commentaire d’Alain Patrick Olivier qui fait, entre
autre, allusion à la philosophie de la nature dans l’Encyclopédie
de Hegel, est tout à fait éclairant:
» “Le son est lié au corps pesant qui résonne, mais il échappe dans
sa manifestation à la détermination mécanique de la pesanteur. Cette
négation de l’élément matériel procède d’un processus de libération à
son égard. En tant que phénomène physique, il manifeste déjà la pré-
sence de l’animé 82.”
» Le point important que le commentateur précise, est celui
du “son” comme libération. Et, pour l’Inde, la musique est un
chemin vers la libération (moksha) au sens de la réalisation la
plus haute pour un être humain qui est d’arriver au stade de
jivan mukti, c’est-à-dire, de “libéré vivant” :
» “La vibration sonore dans son mouvement inquiet manifeste son
caractère spirituel et idéel par cette libération de la morne matière qui
reste à l’intérieur de la matière, comme l’âme reste à l’intérieur du corps
tant qu’il est vivant 83.”
» Enfin, l’idéalité du “son”, dans cette double négation, le
fait correspondre au domaine de l’intériorité:
» “Par cette double négation de l’extériorité, inhérente au principe
du son, celui-ci correspond à la subjectivité intérieure, la sonorité qui
est déjà par elle-même quelque chose de plus idéel que la corporéité réelle,
renonçant même à cette existence idéelle et devenant ainsi un mode
d’expression de l’intériorité pure 84.”

146
» Il est clair aussi que cette négativité du son, si elle renvoie
à l’intériorité, pose la dimension de l’inquiétude et du désir
comme arrière-fond de la musique. Là, de Leibniz à Schopen-
hauer, en passant par Hegel, la philosophie occidentale dé-
voile une structure fondamentale de la musique (le rapport à
l’éros) à laquelle l’Inde appartient de manière essentielle.
» Cette vocation à l’intériorité qu’Hegel assigne à la mu-
sique, est ce qui la différencie des autres arts:
» “À l’aide de la pierre et de la couleur, on peut reproduire les formes
des objets les plus variés, tels qu’ils existent dans la réalité; avec les sons,
c’est impossible. Seule l’intériorité sans objet, la subjectivité abstraite se
laisse exprimer par les sons. Subjectivité abstraite qui est un Moi entiè-
rement vide, sans autre contenu. La tâche principale de la musique
consiste donc, non à reproduire les objets réels, mais à faire résonner le
Moi le plus intime, sa subjectivité la plus profonde, son âme idéelle 85.”
» La musique n’est donc pas une représentation, elle n’ap-
partient pas à la problématique de l’art en général comme
mimesis.
» Les grands mystiques de l’Inde avaient déjà remarqué
cette dimension intérieure du Son, présente dès le mantra ori-
ginel qui donne la structure de l’Absolu, comme Soi ou Je:
“Aham”. Voici comment le shivaïsme du Cachemire développe
cette problématique de la mystique du Son, notamment
d’après ce texte que cite L. Silburn dans son commentaire du
Vijnana Bhaïrava, qui se trouve dans un Tantra qu’Abhinava-
gupta nomme le Paratrimshika:
» “C’est ainsi qu’on obtient AHAM, le Je absolu, qui renferme les
trois aspects que son Shiva ou A, énergie ou HA et individu ou M.”
» L’intériorité, dont il s’agit dans ce son qui est un mot si-
gnifiant “Moi”, “Je”, et qui est le mantra: Aham est celle de
l’énergie où le Moi et le divin s’unissent, le son, comme lettre,
représentant un processus corporel subtil et en même temps

147
psychique, par exemple, la kundalini qui est le visarga, ha ou la
lettre h. De même, la nasale m est le symbole de l’individualité
incarnée dans sa jonction avec le divin. La lettre devient corps,
un point du corps: le bindu, situé entre les deux sourcils,
comme réceptacle de l’illumination et de la montée de
l’énergie.
» La musique, en Inde, est liée au Moi parce qu’elle désigne
sa propre essence qui est d’être sonore, faite de sons. Elle est
un état de conscience, comme le signale Hegel et, en cela, la
musique indienne est particulièrement appropriée à cette idée
puisqu’elle est faite pour communiquer des états de cons-
cience:
» “La musique s’adresse à l’intériorité subjective la plus profonde; elle
est l’art dont l’âme se sert pour agir sur les âmes 86.”
— On dirait presque une définition du raga, dit Moham-
med lui coupant la parole, concept clef de la musique in-
dienne, tout au moins, c’est par ce mot qu’elle apparaît dans
sa différence aux yeux du monde entier. Et, en effet ce concept
indique qu’il s’agit, dans cette musique, de “colorer l’esprit”,
donc de produire des sentiments dans une conscience en as-
sociant certains sons ou intervalles musicaux, à l’exclusion
d’autres, pendant tout le temps que dure l’exécution de
l’œuvre.
» Alain Daniélou insiste sur l’aspect “développement person-
nel” qui serait le but de la musique indienne: “Le but du dévelop-
pement improvisé dans la musique de l’Inde est de créer un état d’âme
particulier en exposant une idée musicale sous tous ses aspects 87.”
» D’après cette citation, l’improvisation constituerait l’essen-
ce de la musique indienne de même que les émotions subjec-
tives qu’elle provoque. Il s’agit d’une communication d’état
de conscience. Cette importance des émotions que doit susci-
ter la musique en Inde, indique que la musique indienne ne

148
se laisse apprécier qu’en étant à l’écoute des sentiments
qu’elle provoque à l’intérieur de l’auditeur.
En cela, elle contredit l’idée du beau musical selon Hans-
lick. Tout est dans le pathos. Il s’agit de vivre le sentiment que
la musique est censée communiquer par imitation. On n’est
pas dans l’universel et on ne dépasse pas la sphère de
l’intériorité. Pourtant, jamais la musique indienne ne tombe
dans un arbitraire subjectif. L’état intérieur est comme objec-
tivé dans un état du monde: tel raga à tel moment, dans l’ima-
gerie associée à tel raga (les dieux, les paroles de dévotion, les
histoires racontées…).
— C’est assez proche de ce que dit Hegel de la musique en
général, intervient Henri:
» “C’est l’intériorité comme telle qui est la forme sous laquelle la
musique est à même d’appréhender son contenu, ce qui lui permet de
s’assimiler tout ce qui est susceptible de faire partie de l’intériorité et re-
vêtir la forme du sentiment… Or, le principal élément de l’intériorité
abstraite, auquel se rattache la musique, est constitué par le sentiment,
par la subjectivité élargie et amplifiée du Moi, qui cherche à se donner
un contenu et y parvient, mais le laisse tel quel enfermé dans le Moi,
le maintenant dans un rapport de non-extériorité avec le Moi 88.”
» Si l’on devait resituer ce passage dans le contexte de la
musique indienne et de sa métaphysique du “son”, l’intériorité
y apparaîtrait comme ce “Je” absolu, qui n’est en rapport
qu’avec lui-même sous la forme du “son” qui se détermine en
tant que tel ou tel sentiment. La musique, pour Hegel, n’a pas
d’autre contenu que le Moi, certes, le “Soi” hindou n’est pas
individuel, il est plutôt un neutre substantiel qui contient
l’ensemble de tous les “Moi” particuliers, mais cela n’enlève
pas le caractère d’intériorité du Soi hindou, comme si le Dieu
transcendant toutes formes n’était accessible qu’au cœur, au
plus intime de l’humain.

149
» La production du son par le souffle est strictement iden-
tifiée à la conscience en train de devenir consciente d’elle-
même:
» “Le bindu (point) qui suit les trois voyelles A.U.M. représente la
résonance nasale, la puissance de création se manifestant en tant que
monde visible et objectif. Le bindu est donc assimilable au pouvoir de
Shakti. Il est le matériau de base de l’univers, la suprême déesse que
l’on symbolise sous la forme d’un yantra et que l’on associe au bindu-
linga. Nada est le son primordial, la vibration originelle (Shabda
Brahman). Il représente Shiva, le moteur essentiel et la cause de
l’univers. Nada est l’aspect Père et aussi le linga né de lui-même 89.”

Mohammed lui répond par deux citations à propos du


Spanda.
» Abhinavagupta dans le Tantraloka (IV, 181b-186a) dit:
» “Ce ressaisissement de soi dans le Cœur, d’où procède et où se
résout l’univers entier, et qui est présent au début et à la fin de la sai-
sie des objets, les Traités l’appellent la vibration éternelle. Elle est, en
elle-même, effervescence. Elle consiste en un certain mouvement, en
une manifestation qui ne se réfère à rien d’autre (qu’elle-même). Sans
elle, sans cette houle de l’océan de l’aperception, la conscience pure ne
serait pas. C’est en effet le propre de la mer que d’être (tantôt) houleuse
et (tantôt) étale. Cette (vibration) est l’essence de l’univers 90…”
» Michel Hulin commente de la sorte:
» “… Le Trika considère l’alternance du mouvement et du repos
comme inhérente à la conscience même. Parler d’’alternance’ n’est
d’ailleurs qu’une grossière approximation lorsqu’il s’agit de décrire la
vibration infiniment rapide du spanda, celle qui a lieu dans un ins-
tant qui ne passe pas. Elle est une manière d’inspiration créatrice, de
possession implicite ou de compréhension intuitive du divers, qui pré-
existe, coexiste et succède à la fois à la manifestation extérieure de celui-
ci. C’est pourquoi le Trika la décrit volontiers aussi comme résonance

150
ou ’parole suprême’ (para vak). Le spanda est en effet comparable à
cette unité de sens, encore indivise, du discours chez celui qui, sans
avoir effectivement pris la parole, sait déjà ce qu’il a à dire 91.”

Mohammed s’arrête là. Jacques lui dit qu’il a trouvé son


cours très intéressant et il remercie Henri pour sa participa-
tion.
Jacques quitte Mohammed et Henri, satisfait de tout ce qu’il
a appris avec eux, et surtout avec Mohammed.
Maintenant Jacques n’a plus qu’un seul désir : parcourir le
monde, visiter toutes les formes possibles de l’humainement
pensable.
L’AMOUR FOU

Lorsqu’Henri est arrivé à Mahabalipuram, pendant le


voyage où il devait retrouver Marie, seul, sans Mohammed, à
une centaine de kilomètre de Madras, il eut comme un choc :
le sentiment de sa nudité sous le vêtement, lié à la caresse du
tissu sur sa peau. Cela provoquait un état de conscience qui
demandait une sacralisation. Un état intérieur tourné vers
Dieu par l’intermédiaire de son corps.
Dire le désir et le faire vivre…
En même temps, Henri découvre qu’en Inde l’envie de
montrer la liaison de son corps avec le sacré pouvait se mani-
fester à chaque coin de rue. La montrer par le rite et la rendre
visible par le tilaka, marque de vermillon posée sur le front.
Un ardent désir d’aller au temple avec une envie d’ascèse mêlé
de plaisir: une situation de dévotion.
Mais arriver de Madras, fatigué par le voyage, vers cinq
heures de l’après-midi, que faire à Mahabalipuram, si ce n’est
s’installer à l’hôtel, puis parcourir les rues à la tombée du jour,
à la recherche d’un temple où faire une offrande aux Dieux, ce
que l’on appelle puja. Pas de temple ouvert, rien, si ce n’est un
linga devant une porte près de la plage. Le voyageur découvre

152
alors que la puja est un état intérieur, une détermination de la
conscience. Il peut aller acheter quelques fleurs au marché et
les déposer près du linga en offrande au Dieu Shiva. Dans ce cas
précis, il n’y a personne, pas de prêtre ni de spectateur humain.
Un authentique contact entre l’individu et le divin.
Alors, la conversion à l’Inde éternelle commence, avec la
douce sensation d’être là, sur cette terre sacrée. Le frisson se
savoure. L’envie de ne plus rien faire et de se laisser partir dans
l’anonymat d’un flux de conscience qui n’a jamais cessé de-
puis l’origine des temps. Il suffit ensuite de quitter la plage
pour se promener dans les rues poussiéreuses de Mahabalipu-
ram, les doigts pleins des fleurs écrasées lors de la puja. Il peut
arriver de rencontrer une jeune marchande de souvenirs qui
vous propose ses objets à vendre et, de lui frôler la main en
regardant ses babioles. Il s’agit simplement d’une communica-
tion du sentiment du sacré. Comment a-t-elle pu sentir
qu’Henri venait de faire une puja? Peut-être a-t-elle vu les
traces de fleurs écrasées sur ses mains? Mais soudain son re-
gard change, quelque chose s’est passé: elle commence à le
respecter et à sentir avec lui l’unité du genre humain. Un sou-
rire et elle ne cherche plus rien à lui vendre. Et remarquant
qu’Henri porte le collier de bienvenue que distribue l’hôtel
Temple Bay, elle lui indique la direction de l’hôtel.
Henri arrive à son hôtel après avoir pris un rickshaw, et dans
le hall d’entrée, il voit une petite boutique où des massages
sont proposés. Il prend rendez-vous pour l’heure qui suit et
monte prendre une douche. Puis, l’heure du massage arrive.
Un homme au visage presque noir et aux mains calleuses
s’occupe de lui. Il tire un rideau jaune à l’apparence poussié-
reuse et tous ses muscles sont malaxés dans tous les sens. Et
par moments, il peut sentir quelques frissons monter le long
de sa colonne vertébrale, détente et plaisir se mêlent.

153
Le lendemain matin, un croassement réveille Henri, il sort
sur le balcon et voit les premières lueurs de l’aube qui pâlissent
le ciel et s’assied sur le fauteuil à bascule à l’écoute des bruits
de la nature. Une bonne demi-heure après, de son lit qu’il a re-
gagné, il entend une gigantesque clameur, un conglomérat de
croassement et un rayon de lumière se glisse dans sa chambre:
les corbeaux saluent la gloire du soleil surgissant comme un
Dieu qui entre dans le monde des humains. Henri décide alors
de se lever, de s’habiller et d’aller faire un tour dans le jardin
qui borde la plage. La chaleur n’est pas encore arrivée, peu
de bruits, mais quelques allées et venues du personnel se lais-
sent deviner. Une dame est en train de ramasser des feuilles
par terre. Les rayons du soleil percent à travers les arbres et la
mer est calme en fond de paysage. Peu de monde dans l’hôtel.
Au fond sur la droite, il y a la silhouette du temple du rivage
qui émerge de la brume. Au bout d’un certain temps, Henri va
prendre son petit déjeuner. Les œufs au bacon lui semblent
fort bien réussis, mais rien ici qui ressemble à un petit déjeu-
ner tamoul. Enfin, on lui annonce que son taxi est là. Il le
prend: direction Madras.
Quelques heures après à Mahabalipuram, Marie qui vient
d’arriver, attend Henri, parti à Madras et qui va revenir sous
peu. Elle entend une voiture qui se range devant son hôtel. Le
klaxon, elle l’entend, il est là. Elle exulte de joie, elle enlève
déjà sa chemise de nuit. Il faut que Brangäne, une amie de
Marie, la retienne de descendre toute nue rejoindre Henri qui
doit être maintenant à la réception. Elle ne peut plus atten-
dre. Les secondes sont longues. Il tarde. Enfin, il frappe à la
porte. Marie se met à pleurer incapable de bouger et Bran-
gäne va ouvrir. Henri est là, tout en sueur et débraillé. Il
s’avance, la regarde sans rien dire, puis se jette sur le lit pour
la couvrir de baisers. Marie, en pleine extase, se courbe sous
ses caresses et cherche à lui enlever ses vêtements. Marie leur

154
tire dessus, les déchire. Brangäne s’approche pour l’aider à se
déshabiller, puis elle quitte la chambre et sort sur la terrasse
voir le temple du rivage. Il y a du vent et des vagues commen-
cent à se briser sur la plage de l’hôtel. Le soleil est brûlant, le
ciel, limpide.
Enfin, ils sont nus tous les deux et leur ardeur se calme. Ils
ont besoin de calme et de temps pour se regarder et contem-
pler leur intimité au fond de leurs yeux. Ils restent en silence
et se regardent. Ils regardent leur désir en lui-même. Il n’y a
rien à voir, rien à représenter. Ce n’est pas un bout de chair
que Marie veut voir et encore moins la forme de son sexe. S’il
lui arrive de toucher son sexe, c’est pour se rassurer de ma-
nière annexe que son corps est bien là et que la flamme du
désir est toujours allumée. Mais ce n’est pas la flamme qu’elle
veut, elle ne veut aucune image, juste le toucher comme sup-
port du réel qu’elle regarde sans qu’il n’y ait rien à voir.
Elle regarde l’origine de son être au fond de l’œil d’Henri,
et Henri en touchant son corps commence à sentir une sus-
pension d’existence. Il sent à la surface de son corps la mince
pellicule d’air qui le sépare d’elle et qui rend possible le
contact. Le toucher n’est qu’un contact, il n’y a pas de fusion,
sa chair ne fait que glisser sur sa chair et entre les deux, il sent
l’existence fragile et suspendue de l’air qui les sépare pour
l’éternité.
En touchant Marie, il essaie de toucher l’air et de suspendre
son existence à ce qui n’est ni être ni néant et en même temps
à la fois être et néant. L’ambiguïté de l’air se révèle comme
l’origine existant sur le mode du non-existant qui rend possi-
ble la séparation de leurs corps et la position de leurs indivi-
dualités propres.
Marie approfondit son amour pour Henri et découvre que
cet amour la dépasse, qu’il est semblable à l’espace qui

155
l’entoure, qu’il l’emporte dans les tourbillons du vent vivre sur
les hautes cimes des arbres d’où elle peut voir l’intérieur des
hommes et ce qui les unit tous, et les rend semblables les uns
aux autres. Elle se sent voler puis descendre dans le gouffre
de l’humanité. Là, elle retrouve le sentiment du corps de Bran-
gäne contre lequel elle aime tant se frotter et elle se sent iden-
tique à tous ces êtres et à tous ceux qu’elle ne connaît pas.
Regardant Henri à ses côtés, nu et fragile, elle semble voir le
corps de tous ses amants. Et regardant dans les yeux d’Henri,
elle voit le regard de Mohammed, plein de bonté et de com-
passion.
Marie se met à parler et à dire à Henri tout ce qu’elle res-
sent et Henri sent qu’elle est différente de lui. Il sent les
mêmes choses qu’elle, mais en plus, il sent le tragique de leur
séparation et voudrait se rattacher à la nature et au monde
qui, seuls, pourraient les unir véritablement. Il lui demande
ardemment de se vêtir et de sortir avec lui contempler le pay-
sage des Cinq Ratha: il ne voit que le sable, la mer, les rochers,
le sel et les poissons comme salut à cet amour.
Marie lui dit de ne pas être triste et que leur amour est sem-
blable à la nature, à l’univers, au cosmos. Elle veut sortir avec
lui, mais auparavant elle veut prendre une douche. Alors elle
se lève du lit, belle et resplendissante comme une déesse et
elle demande à Henri de venir prendre la douche avec elle et
de la caresser et de lui montrer son sexe qu’elle a envie de
laver au savon. Ils entrent dans la douche et elle lui dit de met-
tre sa langue à la naissance de sa fourrure. Il parcourt de bai-
ser tout son corps, elle touche son sexe dur et rigide comme
un bâton. Maintenant Henri prend conscience de ce qu’est
l’amour et du fait qu’il a passé sa vie à aimer sans savoir ce
qu’était l’amour. Le voile de l’illusion est tombé et il sait. Il sait
et la mort ne l’inquiète plus parce qu’il sent sa présence en
Marie, et que Marie condense toutes ses conquêtes et qu’elle

156
s’efface elle-même devant le monde. Lui-même se sent dispa-
raître et s’évanouir, il sent qu’il perd sa personnalité et qu’il
n’est qu’un squelette; il devient nature, racine, terre, pous-
sière. Puis son Moi revient, il désire sa chair, il la fait sortir de
la douche et l’allonge sur le lit.
Il lui monte dessus et la pénètre d’abord superficiellement.
Alors, il découvre un monde de pensées infinies plus subtiles les
unes que les autres, coïncidant ou non avec les multiples im-
pressions produites par le contact intérieur des deux chairs. Il
n’est plus une machine. Ses sens ont une qualité et une âme, il
perçoit des différences infinies entre les touchers et les espaces
séparant chaque instant. Et dans cette multitude, il sent le lien
qui unit sa vie et la fait rester dans le corps de Marie, puis dans
le corps de la nature, puis de l’univers tout entier. Il sent les li-
mites des êtres et leurs chaînes. Il sent les limites de Marie et le
rythme de sa vie qui n’a rien de mécanique en son fond.
L’accouplement lui ouvre la pensée et sa conscience
s’élargit. Peu lui importe d’être une bête, puisqu’il est une bête
qui pense. Le contact de la paroi vaginale lui fait sentir que son
sexe n’est pas un bâton, ni même une corne, il le sent extrême-
ment vivant et intelligent. Peut-être que c’est un esprit poisson.
À force de contact et de pressions multiples, le plaisir aug-
mente, le mouvement devient de plus en plus liquide et les
deux corps ressemblent aux vagues de la mer et aux laves d’un
volcan. Il sent l’orgasme monter en lui et en Marie. Le jet de
lave explose haut dans le ciel et puis retombe dans le volcan, la
vague exulte à son sommet, puis redescend s’évanouir en den-
telle sur la plage, jusqu’à se perdre dans les grains de sable.
Maintenant ils désirent profiter de leur jouissance dans le
repos de leurs bras. Ils remettent à plus tard leur sortie dans
Mahabalipuram et leur contemplation des merveilles laissées
par les Pallavas.

157
Enfin, après s’être bien reposés, ils décident de se prome-
ner. La petite montagne avec ses grottes est là avec la falaise
dans laquelle est sculptée la descente du Gange.
L’impression que leur fait cette falaise accentue l’effet du
philtre, le fond sombre et chaotique de l’amour leur apparaît.
Cette falaise leur évoque l’apocalypse qui s’est passé en eux dès
les premières gorgées du philtre passant sur leurs lèvres. Ils ont
plongé dans l’insolite et l’hétérogène d’une altérité absolue dé-
passant le cosmos et au-delà de toute représentation et de toute
pensée. Ce gouffre ineffable de la transcendance dépasse l’être
et le monde, et se laisse appréhender dans le monde et l’être
comme l’étrangeté négative du néant, du chaos.
Devant la descente du Gange, ils se sentent devenir pous-
sières, légers comme le vent et en même temps ils se sentent
se transformer en rochers, en fougères et en lianes. Le primi-
tif et le sauvage qui sommeillent en eux réapparaissent à la sur-
face: en descendant vers le temple du rivage, sur le coin
gauche, ils voient un pêcheur en train de nettoyer du poisson.
L’envie est plus forte que leur dégoût. Marie demande à Henri
s’il a de l’argent, elle veut manger le poisson. Il demande au
pêcheur combien ça coûte, et, après un court marchandage, il
lui apporte le poisson. Marie essaie de regarder le poisson en
soulevant le papier et Henri lui dit qu’elle ne peut pas le man-
ger comme ça tout cru, devant tout le monde. Lui aussi a faim
et il désire voir le poisson. Il lui dit qu’ils n’ont qu’à retourner
à l’hôtel. Ils rebroussent chemin rapidement, car le désir se
fait pressant. Enfin, ils sont dans la chambre et ils peuvent dé-
faire le papier journal et regarder le poisson. Ses couleurs sont
merveilleuses, le rouge domine, mais un rouge scintillant re-
couvert d’un liquide transparent qui lui donne du volume,
comme s’il était protégé par une épaisseur d’eau solidifiée,
comme s’il était prisonnier d’un bloc d’océan dans lequel il
serait encore en vie ou en hibernation, à la fois en mouvement

158
et immobile, libre et enfermé dans une glace invisible mais
présente comme limite couvrante.
À la vue du poisson, Marie sent le désir monter en elle, elle
veut le manger tout cru, et avant elle veut encore revoir le sexe
d’Henri et toucher son sperme. Il défait sa braguette et elle
contemple encore sa virilité, puis commence à la toucher. Elle
se rapproche alors du poisson, et tout en continuant à toucher
son sexe, elle essaie de lécher la peau du poisson. Elle se re-
cule, le fantasme est détruit. Elle aurait dû se contenter de voir,
toucher, mais manger de ce fruit lui est interdit aujourd’hui.
Comment enlever les écailles? Comment découper le poisson
cru sans couteau adéquat et même sans couteau du tout? Le
réel commence à l’emporter sur le rêve, le philtre change de
goût imperceptiblement, son fond négatif qui s’était peu à peu
révélé dans leur désir de sauvagerie, prend une teinte plus
sombre et plus contrariante.
Ils ont faim et décident d’aller au restaurant de l’hôtel, ils
parlent d’aller à Katmandou retrouver Mohammed.
KATMANDOU

Henri et Marie arrivent à Katmandou. Leur premier contact


avec le sol népalais est chargé de pluie, c’est la mousson.
L’atmosphère est nébuleuse, ils croient respirer des nuages.
L’air est léger, ils ont l’impression de pouvoir s’envoler et dan-
ser dans les airs aussi facilement qu’ils respirent. L’irréel et le
rêve sont à portée de main, saisissables à chaque instant d’une
façon naturelle.
Ils sont devant l’appareil de Nepal Air Lines et ils réalisent
un vieux rêve: ils n’avaient encore jamais été au Népal, malgré
leurs vieilles habitudes de l’Inde. Ils se trouvent rajeunis, les
années 68 leur sautent à la figure.
Mohammed les retrouve à l’aéroport après le passage de la
douane. Il semble heureux de les voir ensemble, enlacés
comme de jeunes mariés.
Henri demande à Mohammed s’il sent comme lui, l’étrange
présence de la conscience au milieu des Himalaya: il a une ex-
pansion de conscience extraordinaire depuis qu’il a respiré
l’air de Katmandou et foulé son sol.

160
Mohammed lui répond qu’il entend dans cette vallée la ré-
sonance du divin, un son continu qui tourbillonne tout autour
de lui. Cette tonalité du fond est presque inaudible, une sorte
de murmure du vent qui est là et qui n’est pas là.
Marie leur dit alors qu’elle sent elle aussi, l’inconcevable,
ce qui ne se réalise jamais et qui appartient au domaine des
pures idéalités et au monde des Dieux, d’habitude si lointain
et si difficile d’accès au point de le croire impossible et illu-
soire. C’est là, si vrai, si simple.
Elle peut toucher le divin comme on touche une fleur en
son évidente vérité et proximité. Vous vous sentez divin, léger,
un être élevé et subtil, rare. Votre corps lui-même est comme
une âme. La matérialité de votre chair est spirituelle, aussi di-
luée qu’un souffle de vent.
Elle a l’impression d’une liberté absolue, que tout est pos-
sible, que les limites de l’humain sont là, réalisées dans la pré-
sence des montagnes, de ces villages et de ces villes de la vallée.
Henri, Marie et Mohammed sortent de l’aéroport et là, la
voiture de Mohammed les attend avec son chauffeur; quel-
qu’un apporte, pour chacun, une couronne de fleurs. Quelle
émotion dans la réception. Bien sûr une petite pièce est atten-
due, mais c’est sans insister.
Ils vont s’installer à l’hotel Malla, d’architecture népalaise,
avec un très beau jardin, orné d’un stupa. Il y a une piscine et
le confort est semblable à celui des « bons hôtels » occiden-
taux, en moins cher, bien que plus onéreux qu’en Inde, pour
une qualité équivalente. Les chambres sont à l’occidental, dans
les couleurs de rose et d’assez petite dimension. La salle de
bain est correcte, sans plus, avec une baignoire assez spacieuse.
Il a l’avantage d’avoir plusieurs restaurants, dont un chinois
réputé, qu’ils vont goûter ce soir. Il est situé dans la cour
d’entrée de l’hôtel du côté rue.

161
Le soir, dans le restaurant chinois, Mohammed retrouve
Henri et Marie. Il leur dit qu’il faut aller faire un tour en taxi
du côté de la colline de Swayambhunath. Mohammed y a
trouvé l’œil de la connaissance qui surveille chaque être de la
vallée. Le divin lui est apparu là, comme un savoir absolu pré-
sent à tous les instants de la vie, même les plus intimes et les
plus inconnus.
Il leur dit que c’est le voyage qu’un athée doit faire pour se
convertir. Les escaliers pour atteindre le sommet de la colline
sont durs, mais ils respirent la dévotion. Là-haut, à côté du
grand stupa, il y a une salle de prière avec des moines dont un
lui a donné une banane.
Eux restent plutôt silencieux devant tant d’énergie à mobi-
liser. Marie lui dit qu’elle est fatiguée et qu’elle a somnolé tout
le temps. Henri lui réplique aussi qu’il a mal à la tête, mais il
vérifiera, demain après-midi, tout ça, en allant lui-même en
taxi à Swayambhunath. Henri leur propose de faire ensemble,
le lendemain matin, une visite du temple de Matchendranath
et de se promener un peu dans Thamel, histoire de se repérer
par rapport à l’hotel et au Durbar. Après avoir dégusté un
repas chinois très épicé, ils montent tous les trois dans leurs
chambres se reposer et essayer de dormir.
Le lendemain, Mohammed les emmène dans les rues de
Katmandou. Elles les font plonger en eux-mêmes. Ces rues,
sales et barriolées de toutes les couleurs, alliant bois, pierre,
végétal et mauvais goût, parmi les ordures et les offrandes aux
Dieux, parlent à ce qui se cache au plus profond d’eux-mêmes.
Le cheminement spatial et touristique en reste au visible ex-
térieur, on peut lui faire correspondre l’itinéraire spirituel.
L’entrée dans le monde des esprits et du sens qui double le
réel matériel est liée au hasard qui les fait entrer dans un tem-

162
ple: c’est le Matchendranath, temple à la fois bouddhiste et
hindou qu’ils cherchaient à visiter.
Les portes sont ouvertes sur un assez large couloir avec au
début deux piliers gris et sombres, qui sont continués par des
recoins sales et lugubres où se tiennent des femmes pauvres
et misérables. C’est peu engageant. Quand tout d’un coup sur-
git, d’on ne sait où, un homme qui leur met du rouge entre les
deux yeux, en faisant des gestes pour leur faire comprendre
qu’ainsi tout ira bien.
L’imposition de ce premier tilaka népalais transperce Marie
comme une lame froide, qui ne produit aucune douleur, mais
fait du bien. Sur leur front ruisselant de chaleur, un bonheur
chaud et froid s’installe, des sensations aux qualités opposées
tournent autour de ce foyer central.
Le contact corporel de la substance du tilaka, la présence
de sa couleur sur votre chair et sa situation en un point sensi-
ble et central du visage, ouvrent tout grand la porte du monde
ésotérique de l’esprit.
Une fois la porte ouverte, il reste une immensité qu’une vie
ne suffirait pas à explorer. Mais l’important est l’ouverture, ce
qui est coincé et prisonnier, peut enfin se libérer et passer par
la porte pour venir au grand jour de leur intimité.
Ils entrent dans une cour à l’intérieur de laquelle il y a des
petits stupa et au centre, le temple du Dieu blanc, entouré
d’une grille en fer forgé. L’Avalokiteshvara est dans une petite
cellule devant laquelle il y a des bougies et des offrandes, un
prêtre y circule. Sa tête de poupée blanche est impassible, in-
différente. Rien d’extraordinaire ne se passe. Aucune pompe,
aucun miracle extérieur, l’important est dans l’intériorité de la
croyance quotidienne. Le culte en lui-même ne donne rien de
particulier à voir en ce moment de la journée. Mais une pré-

163
sence se donne à sentir, dont témoigne la décoration exté-
rieure du temple, surchargée, baroque.
Dans la cour, il y a des habitations qui entourent le temple,
des gens y circulent, discutent, il y a des enfants qui jouent,
des chiens qui errent, de la poussière et de la saleté.
L’œil de la connaissance, où le monde se résoud dans le
Soi, l’intériorité, la conscience universelle, Henri le retrouve
sur le visage de Marie, comme si l’intérieur de son corps re-
gardait Henri de manière neutre et impersonnelle, vous fixait
en votre centre le plus intime. Elle est une Déesse, son corps
énergétique et subtil lui est accessible, elle est sa Shakti, elle est
Parvati.
Katmandou devient le signe de l’amour céleste, où l’éro-
tisme divin est le fond duel et unitif de l’amour humain.
L’énergie sexuelle à Katmandou devient le signe des limites
humaines, ce par quoi, là aussi, le divin s’expérimente le plus
directement et le plus intensément. S’unir dans une mort
d’amour, exploser dans la fusion sensuelle où le deux devient
un et mourir et aussitôt ressusciter dans un état de conscience
nouveau, plus approfondi, plus empli de bonheur total.
La certitude que l’excès des sens dans l’amour charnel
conduit aux sommets de l’humanité s’est vécue, là-bas, dans la
jonction népalaise de la bestialité, de la pauvreté animale du
corps nu, avec la beauté céleste des subtils corps énergétiques,
cette représentation idéelle du corps humain comme corps
cosmique.
Après cette visite au Matchendranath, ils marchent dans les
rues de Thamel pour rejoindre l’hôtel Malla.
Quel délice que de se reposer à midi au calme devant le jar-
din de leur hôtel: ils sont attablés confortablement, sous la vé-
randa à l’air libre, le service est au petit soin. Presque seuls,
car, à midi et dans la journée, il y a peu de monde au Malla.

164
Parfois, un car débarque, mais les touristes des voyages orga-
nisés ne restent pas à l’hôtel, leurs excursions sont toutes pré-
vues à l’avance et minutées.
Après qu’Henri est allé à Swayambhunath en taxi, Moham-
med les emmène à Pashupatinath.
Pashupathinath est la ville-sanctuaire de Shiva, situé sur les
bords de la rivière sacrée Bagmati, dans laquelle les hindous se
baignent. Sur les rives, se trouvent les ghat où l’on brûle les
morts.
Ici, désolation et beauté se mêlent. Les murs lépreux des
monuments, de couleur blanche, évoquent l’idée de limite: le
territoire humain semble s’arrêter là. Pashupathinath est le
dernier monument visible avant l’autre monde, sorte de porte
par où passer pour aller vers l’inconnu.
Henri est décidé à monter au sommet de la colline en face
du sanctuaire de Shiva. L’atmosphère est nuageuse et plu-
vieuse, il y a peu de monde. Pour monter, il passe par la pro-
menade qui surplombe la Bagmati, et là, il trouve un chemin
à travers bois qui monte vers le sommet.
Alors que la pluie commence à tomber, la terre devient de
plus en plus glissante. Arrivé en haut, parmi les arbres, il se
trouve sur un bout de terrain, sur lequel vous avez l’expérience
du lâcher-prise. Sur le sol glissant, vos pieds ne vous tiennent
plus et vous vous sentez soulevé dans les airs, puis poussé à
terre.
Votre corps n’est plus à vous, vous êtes en dehors de vous,
dépossédé de votre souveraineté sur vos actes. Une fois à terre,
vous vous sentez faible, réduit à presque rien, aussi bête et nu
qu’un grain de sable. Vous êtes vidé, sans aucune attache à
votre Moi. Vous êtes monde, semblable à la terre et aux arbres,
mêlé à la poussière et à la pluie.

165
Vous avez effectué un retour à votre nature matérielle ori-
ginelle. Vous n’êtes plus un individu, vous êtes le neutre de la
nature. Vous avez perdu votre Moi et vous vibrez à l’unisson
des arbres et des singes. Votre corps est devenu vent et pluie.
Plus tard, vous identifierez ce lâcher-prise à la mort de votre
Moi individuel. En descendant les escaliers principaux, le bruit
feutré de la course des singes le long des marches, accom-
pagne votre sortie de la colline. Henri retrouve, en bas sur les
ghat, Marie qui l’attend.
Marie a rencontré un sadhu qu’elle appelle son Saint-Hom-
me. Elle le revoit ce matin, près des ghat de Pashupatinath.
Elle remarque qu’une transformation s’est faite dans le mur
du fond. Comme un frisson. Maintenant elle a froid chaque
fois qu’elle y pose les yeux. Le Saint-Homme l’attend debout.
Enfin, il décide de s’asseoir et de regarder. Il regarde fixement
le mur, de manière continue. Le mur n’a rien fait que ce mou-
vement de la pierre. Pourquoi le fixer si intensément, puisque
ce n’est qu’un détail? Pourtant il semble à Marie que le mur
prend une forme un peu arrondie sur les angles. Ses extrémi-
tés ont tendance à se rapprocher.
La pierre est vivante, le mur est habité. Elle y voit une cavité,
un creux sombre et poussiéreux, avec une souris qui se pro-
mène. Elle suit la fente. Marie commence à frissonner, le froid,
puis la peur arrivent. Une peur qui vient du mur, qui glisse le
long de la pierre pour prendre possession de sa chair.
Alors le Saint-Homme se rapproche du poêle à pétrole. Un
morceau de fromage, à côté d’un couteau long et pointu, se
trouve sur la table près de laquelle il vient de s’asseoir. Avec le
couteau il gratte la fissure dans le mur, puis il mange le mor-
ceau de fromage, tout en cherchant à attraper la souris.
Il est si seul avec ce mur qu’il voudrait changer. Mais chan-
ger quoi? Pourtant comment continuer à vivre ici, près de la

166
Bagmati, où les sentiments ont pour cause les objets et où des
formes se détachent des choses pour habiter l’air, voltiger au-
tour de lui, s’accrocher à ses vêtements, à ses meubles, à son
lit…
Le Saint-Homme se regarde dans la glace du fond, il se
montre à lui-même sa nudité. L’étrange commence à prendre
possession de lui.
Le Saint-Homme demande à Marie d’essayer de dialoguer
avec elle-même. Il se fait comprendre par geste. Elle écoute
une voix à l’intérieur de sa pensée qui lui dit d’arrêter le dé-
roulement des pensées. Elle décide de fixer le flux des pen-
sées sur quelques mots, quelques impressions. Ainsi, à ce
moment elle a la sensation de plonger dans un gouffre, Marie
décide de maintenir cette sensation jusqu’à ce qu’elle s’y iden-
tifie et qu’elle envahisse toute sa chair. Le sadhu lui dit de
garder son attention fixée solidement sur cette impression de
plus en plus envahissante.
Alors là, le Saint peut surveiller toutes les pensées et leurs
qualités, il cherche à éliminer toutes les pensées qui ont pour
origine le Moi. Il se concentre sur ce qui commence les pen-
sées, il lui faut chasser ce qui est déduit pour remonter jusqu’à
l’origine productive des pensées. Après avoir chassé, il lui faut
se reposer sur ce qui reste une fois que les diverses négations
ont opéré.
Marie parle de cet enseignement à Henri qui lui dit que
cela lui rappelle à la fois Ramana Maharshi et la pratique du
doute tel qu’il la tire de sa lecture de Descartes. Arriver au
commencement, à ce qui est originel et point de départ.
Descartes trouve le point de départ absolu dans le cogito,
Henri pense qu’il vaut mieux parler de « conscience ».
Pendant le dîner au restaurant de l’hôtel Annapurna,
Ghare Kebab, Henri remarque dans le fond du restaurant un

167
joueur de sitar accompagné aux tabla. Ils s’installent. Moham-
med n’est pas venu ce soir. Ils dînent donc en amoureux.
La musique participe du divertissement. Elle devient un
fond sonore.
LE MANTRA

Henri, Mohammed et Marie reviennent en France, à Paris,


après leur visite de la vallée de Katmandou.
Puis le démon de l’Inde reprend Henri, aidé par Moham-
med qui lui a suggéré d’aller en pèlerinage à Tirupati. Il est re-
parti en Inde aux vacances suivantes et maintenant, il est dans
le Sud de l’Inde, pas loin de Madras, à Sri Kalahasti.
Il ne voulait pas particulièrement faire le pèlerinage, à Ti-
rupati, mais Mohammed a bien réussi son coup et sa sugges-
tion et puis c’est là qu’il a trouvé à se loger pour voir le vayu
linga à Sri Kalahasti à une demi-heure de route de Tirupati.
Mohammed est venu avec lui. Après Tirupati, ils iront à Ban-
galore, en faisant un stop à Madras.
Arrivé à Tirupati, Henri songe à la théorie du son en Inde,
au rapprochement possible avec l’idée grecque de logos.
De même que le Son est de nature céleste, la philosophie
devrait avoir une origine divine. Or la métaphysique occiden-
tale donne à la philosophie une naissance humaine: la Grèce,
c’est la réduire à une dimension horizontale et finie. Contrai-
rement à l’Inde… Commencement d’un décentrement laïque.

169
Henri a emmené dans son hôtel de Tirupati, l’hôtel Sin-
dhuri, le livre de Madeleine Biardeau intitulé Théorie de la
connaissance et philosophie de la parole. En attendant son taxi pour
aller au sommet de la montagne Tirumala, il regarde le tirta
plein d’eau en face de l’entrée de l’hôtel, il y a pas mal de tra-
fic sur la route et le taxi tarde à arriver. Le personnel nettoie
le devant de la porte d’entrée, il se pousse pour le laisser faire.
Il pense à l’enjeu de son pèlerinage: trouver l’originel,
l’expérience fondamentale de la transcendance. Il sait que la
musique y joue un rôle central. Mais dans ce voyage, il veut
approfondir la théorie du Son dans son rapport à celle de la
Parole.
Pendant qu’il attend, la théorie du sphota lui revient en mé-
moire, Madeleine Biardeau en parle dans son livre. Elle mon-
tre que le logos s’articule autour de l’opposition du caché et
du manifesté. Le sphota est une parole inaudible.
Cet élément mystérieux et invisible, inaudible qu’est le
sphota possède des propriétés en apparence contradictoires: il
est à la fois ce qui est perçu grâce aux sons concrets et ce qui
fait percevoir le sens 92. Tout au moins c’est ce qui se dégage
de la théorie de Bhartrhari.
D’après Bhartrhari, le sphota serait cette parole originelle,
ineffable qui produit les multiples paroles audibles. Le sphota
serait éternel.
Il éprouve le besoin de relire le livre de Madeleine Biardeau
qu’il transporte dans son sac. Il y retrouve une citation de
Bhartrhari qu’elle traduit ainsi:
« De même que la lumière qui réside dans les allume-feux est cause
d’autres lumières, de même aussi la parole qui réside dans l’intellect est
cause des diverses paroles audibles. La parole est d’abord choisie par
l’intellect parce qu’elle est liée à un sens donné, puis elle est aidée par
le son que manifestent les organes. Puisque c’est la résonance (nada)

170
qui se produit de façon successive, la parole n’a ni avant ni après; elle
est sans succession mais apparaît comme divisée par la forme succes-
sive (des résonances). Il en est du sphota et de la résonance comme du
reflet d’une chose qui, se trouvant ailleurs (que la chose) sous l’action
d’un plan d’eau, imite les mouvements de celui-ci 93. »
Un peu plus loin, Madeleine Biardeau dit qu’il s’agit de «
… distinguer nettement le sphota des résonances ou sons – nada ou
dhvani. Le sphota est akrama, sans succession, donc indivis, mais
sa manifestation par les sons extérieurs le fait participer de la succesion
et de la différenciation… 94 ».
Au bout d’un certain temps, voyant que le taxi n’arrive pas,
Henri décide de remonter dans sa chambre. Il demande à la
réception de l’avertir lorsque le taxi sera là.
Il s’allonge sur le lit et commence à relire le livre de Made-
leine Biardeau sur le problème du sphota. Il se dit qu’il y a la
même logique de questionnement sur l’origine des choses
dans les débuts de la philosophie grecque: cela est-il lié à la
structure de l’esprit humain qui ne peut s’empêcher de poser
la question de l’origine des choses? Il ne sait. Par contre, il est
sûr d’être là dans une question typiquement métaphysique et
traditionnelle.
Il a apporté à Tirupati son volume sur les Présocratiques:
Thalès pose bien le problème de l’origine des choses à travers
l’opposition entre le début des choses et la cause efficiente,
productrice.
La difficulté pour Thalès est de savoir s’il s’agit de dire que
l’eau est le premier élément, ou bien, de dire que l’eau est
l’élément dominant.
Et là, se trouve l’ambiguïté fondamentale de la métaphy-
sique en sa naissance. La question principale de la philosophie
porte-t-elle sur la cause transcendante ou sur la cause imma-
nente?

171
Même ambiguïté chez Bhartrhari, où le sphota comme le
Brahman peuvent être appelés « parole principielle », le Brah-
man étant plutôt « l’aspect totalement indifférencié et consi-
déré comme l’origine de tout l’univers de la manifestation »
tandis que « le sphota est uniquement la parole résidant dans
la conscience de l’être vivant et qui permet la communication
par le langage 95. »
Transcendance et immanence se mêlent concernant l’idée
d’origine, surtout que chez Thalès, l’élément originel qu’est
l’eau, est d’essence matérielle. Le Son originel, en Inde, étant
plus ambigu, à la fois matériel et immatériel…
L’eau, pouvant être cet élément dominant, répond à la fois
à la question du principe et à la question « comment ».
Chez Bhartrhari, la dimension individuelle du sphota répond
plutôt à la question « comment ». La musique manifestée et au-
dible, de même, bien qu’elle semble n’appartenir qu’à la cause
matérielle, renvoie en sa manifestation à une origine au-delà
de toute résonance, et au-delà de toute manifestation.
La musique montre que la question « comment » suppose
une transcendance à la matière, à l’être et au néant qui la rend
possible en sa matérialité.
Dans la récitation védique, comme dans les cérémonies
bouddhistes, tout tourne autour de ce concept clef du « man-
tra », parole douée d’efficace, sons intimement liés à l’énergie
divine.
Le mantra est une parole qui est action. C’est un mot sans-
krit formé sur la racine man qui veut dire « penser » et le suf-
fixe -tra qui sert à former des mots désignant des instruments
ou des objets (d’après ce que lit Henri d’A. Padoux, L’Énergie
de la parole, volume qu’il a aussi emmené à Tirupati).
Un mantra est composé de sons ou de phonèmes chargés
de potentialités et qui traduisent sous formes d’images sonores

172
fulgurantes comme des onomatopées, le plus souvent, les
« noms substantiels » que les sages (rishi) ont entendu (shruti).
Les sons des mantras dont le plus célèbre est « om », sont des
expressions directes de l’Absolu. Cet Absolu qu’expriment les
mantras, est à la fois énergie, souffle et Parole.
Cette énergie originelle qui est Shiva est une « vibration »,
source de toute vie, sous la forme d’un « Son » inaudible
d’abord, ou Nada. Jayaratha, dans son commentaire du Tantra-
loka dit que nada est un son (dhvani) « non-frappé » (anahata),
ce que l’on retrouve chez Sharngadeva dans son ouvrage sur
la musique.
André Padoux commente de la sorte:
« C’est une vibration sonore perpétuelle et c’est en ce sens qu’il est
“non-frappé” car seul un son qui ne résulte pas d’un “choc”, c’est-à-
dire d’un moyen matériel, peut être éternel 96. »
Ce Son non-frappé qui est origine de toute chose, de l’être
et du non-être, est donc transcendant à l’univers et à la ma-
tière qu’il suppose, mais aussi à l’esprit et à l’intellect.
Pourtant suivant certains commentateurs, la transcendance
n’est pas pure altérité, car si elle dépasse la matière, elle est
montrée comme appartenant à la conscience, c’est-à-dire à
l’esprit:
« Ce bienheureux nada est la pure lumière de la conscience suprême
lorsqu’elle prend conscience d’elle-même en tant que contenant
l’objectivité, et de cette objectivité qui repose en elle, comme incréée… »
(Commentaire du Netra Tantra 97).
Le passage est subtil, l’aspect « conscience » de la transcen-
dance lui vient de ce qu’elle porte en elle le processus de la
conscience, ce qui ne veut pas dire qu’elle perde sa transcen-
dance ineffable pour se réduire à de la conscience ou de
l’esprit qui ne sont que des phénomènes mondains, au même
titre que la matière ou l’objectivité.

173
Si la transcendance peut être vue comme conscience, c’est
qu’elle contient en elle-même la conscience qu’elle dépasse.
Cette transcendance tend alors dans sa manifestation à per-
dre peu à peu son caractère d’étrangeté absolue. Nada passe
alors en Nadanta, comme son nom l’indique, la fin de Nada,
« le point même où la résonance achève de se dissoudre en énergie 98 ».
Le Netra Tantra fait une comparaison qui fait le chemin en
sens inverse, de la manifestation d’un son de cloche jusqu’à sa
disparition dans le non-manifesté: c’est comme l’écho ultime,
ou la dernière vibration du son d’une cloche, lorsque le son se
perd.
Puis, ensuite, l’énergie sonore se détermine en nirodhini,
« obstructrice, parce que c’est à ce niveau que s’arrêtent les Dieux qui
ne peuvent aller plus haut faute d’être capables d’appréhender la pure
indifférenciation du suprême Shiva 99 ».
Henri continue à lire A. Padoux qui cite alors le Netra Tan-
tra:
« Lorsque ce bienheureux nada, omnipénétrant, que rien ne peut
arrêter, “non-frappé”, s’engage dans le chemin de la manifestation, il
commence d’abord par se reposer, c’est-à-dire par s’enfoncer en quelque
sorte dans sa propre condition d’omnipénétrance, qui est celle de l’énergie
à son stade le plus élevé, condition qui ne peut exister avec la même pu-
reté et la même plénitude à un niveau plus bas, et il fait par là même
apparaître la pénétration par cette énergie de ce réceptacle de l’énergie
qu’est la manifestation. On l’appelle alors “obstructrice”… 100 »
Henri pense alors que l’écoute du son dans la co-présence
de celui qui l’émet ou de l’instrument qui le produit, et de
celui qui le reçoit, produit une énergie psychique qui passe
d’une conscience à une autre, dans une sorte de geste incons-
cient et ineffable. Ce sentir en commun que les musiciens ex-
périmentent entre eux, ils peuvent transmettre au public grâce
au phénomène d’identification entre l’auditeur et le musicien,

174
pouvant provoquer un choc mettant en branle l’énergie que
véhicule le son non-frappé.
Certaines lettres dans les mantras sont chargées de potentia-
lités particulières qui en font des reflets directs de l’Absolu in-
dien. On le verra plus loin, Dieu ou l’Absolu, en Inde, est
assimilé au Son, un Son non-frappé qui est la base de tous les
autres sons audibles puisque frappés.
Les rishi, qui étaient les sages de l’Inde, ont entendu ce Son
divin qu’est l’Absolu ou Shabda, au niveau de leurs cons-
ciences, ils ont eu l’intuition des composantes sonores inaudi-
bles qui constituaient Shabda. Cette intuition auditive s’est
manifestée pour eux sous forme d’images sonores fulgurantes,
sortes d’onomatopées, le plus souvent monosyllabique que
l’on a appelé bija.
C’est par un même processus que les Veda font partie de la
shruti, ce qui a été entendu par les rishi, où les sonorités des
mantras se mêlent à des concepts et des phrases qui expliquent
la constitution du monde, la manière d’accomplir les rites, etc.
« Au sens stricte du terme, le bija est une “semence” formée d’une seule
lettre, dynamisée au moyen du bindu (anusvara ou résonance na-
sale), d’une aspiration (visarga), ou encore d’une consonne comme
un T, par exemple… 101 »
Ces sons ont une qualité sonore audible, en cela, ils sont
des dhvani, mais ils renvoient à la réalité plus subtile, non ac-
cessible à l’oreille physique, qui est le Shabda, le Son divin,
comme énergie puissante, shakti. Le plus célèbre de ces sons
est om, ou bien aham qui a la signification du Je et du Soi, mais
certains apparaissent dépourvus de signification comme Hrim,
Klim, Krim, Shrim… Ils sont censés avoir un pouvoir sur l’ou-
verture des chakra.

175
Le pouvoir spirituel du mantra est donné par le guru qui le
transmet, comme en témoigne Swami Ramdas. Henri prend
le livre de Michel Coquet sur Yogi Ramsuratkumar. Il y lit :
« Lorsque le guru vous donne l’initiation, il vous transmet un
pouvoir spirituel avec le mantra. Sinon, vous le manquez. C’est là
l’expérience de Ramdas. Avant qu’il ne soit initié, il répétait : “Ram,
Ram”. Son guru lui donna : “Sri Ram, Jai Ram, Jai Jai Ram”. Après
avoir répété le “Guru mantra” quelque temps, Ramdas constata que,
bien que le mantra précédent lui donnât un certain degré de paix, le
“Guru mantra” était beaucoup plus efficace et entraînait des expé-
riences plus élevantes qu’auparavant. Son mental devint calme très
rapidement 102. »
Le mantra de Ram est tiré de la Ramarahasya Upanishad. Tya-
garaja qui vint dans le sud de l’Inde pour chanter la gloire de
Rama et y répandre son mantra a dit ceci: « Ramanamam Bhajare
Manasa (Ô mental, prends le saint nom de Sri Rama et chante-le). »
Voilà l’explication que Michel Coquet en tire:
« Dans ce chant, Tyagaraja explique que le divin Nom de Rama est
composé de deux sons: “RA” qui émane de Narayana (Vishnou), et
“MA” qui émane de Namashivaya (Shiva). Ainsi, le divin Nom de
Rama est une représentation de Dieu autant pour les fidèles de Vish-
nou que pour ceux de Shiva. Sri Sathya Sai Baba, de son côté, a dé-
montré l’identité du son Aum et du nom de Rama. Tous les deux
produisent le même résultat. Alors que le Aum est la base de tous les
Veda, Rama est aussi la base de toute création. Les trois aspects im-
portants d’Agni (le feu), de la lune et du soleil contenus dans le nom
de Rama sont synonymes d’Ida, Saraswati et Bharathi, et sont la base
du monde tout entier 103. »
Le son non-frappé renvoie à la théorie de l’éther (akasha),
ce premier élément de la cosmologie hindoue, l’espace origi-
nel, le réceptacle de tout ce qui existe et qu’on peut appeler
l’origine de la « Mère » du monde:

176
« Nous savons que l’akasha est le principe de la Mère-substance
avant qu’elle ne commence à se différencier en cinq états. Akasha se
situe sur le second plan cosmique de manifestation. C’est la première
différenciation de la matière prégénétique… Dans les Upanishad,
l’akasha est simplement comparé à la Pure Conscience de Brahman en
raison de sa subtilité et de sa nature toute pénétrante, mais le Brahman
qui est la cause de l’âkâsha est encore plus subtil et pénétrant que cet
élément, du fait qu’Il est, Lui, sans cause ou la Cause des causes… »
(Swami Yogananda Sarasvati).
Des gnostiques occidentaux l’ont nommé “Âme universelle, matrice
de l’univers d’où tout est issu”. À ce degré d’abstraction l’akasha est
comparable à la conscience divine éternelle, qui ne peut ni se différen-
cier ni agir, l’action appartenant à son reflet, l’éther. De cette radiation
apparaissent l’air (vayu), le feu (agni ou tejas), l’eau (jala) et la terre
(prithivi). L’akasha est le corps de l’Espace, ce n’est pas un vide, sauf
dans le sens de ce vide de tout attribut différencié et c’est à travers cet
espace akashique que la divinité se manifeste sous la forme d’un son
divin, le Shabda Brahman… 104 »

Ayant fini ce parcours livresque, Henri sent le sommeil qui


le gagne. Demain, il retournera à Madras, après il ira à Banga-
lore puis à Sringeri retrouver Mohammed.
LA TRANSCENDANCE

Mohammed prend l’avion à destination de Bangalore:


entre autre il veut rendre visite au Shankara de Sringeri, dont
on lui a beaucoup parlé, en bien. Il reçoit, à Paris, tous les mois
sa revue Tattvaloka, éditée à Madras.
Mohammed va donc voir le Shankara de Sringeri, Sri Bara-
thi Tirta. Il est parti de Hassan. La route jusqu’à Sringeri est
merveilleuse, dans la montagne, au milieu des caféiers et des
poivriers.
Henri doit l’y rejoindre.
Sringeri est une petite ville avec une rue centrale et à un
angle, l’entrée du math. Deux temples ornent la cour centrale
dont un est vraiment ancien. Puis il y a des gath auprès de la ri-
vière qu’il faut traverser sur un pont pour rejoindre les bâti-
ments du monastère pour avoir le darshan du Shankara. Là,
tout est neuf et propre.
Dans le hall de réception du Jagatguru, il faut enlever les vê-
tements du haut du corps pour se faire bénir par lui. Des
chants sacrés résonnent dans cette pièce immense, le Shan-
kara est dans son trône installé sur une estrade.

178
Mohammed lui offre un cadeau et le Shankara regarde in-
tensément son anahata chakra logé dans la région du cœur et
lui fait don d’une pomme rouge et d’un livre sur son maître,
le précédent Shankara.
Mohammed est assis en tailleur, il voit le Shankara au loin,
il pense à l’Absolu et au Son non-frappé qui est transcendant
à toute forme de manifestation. Le Shankara a certainement
réveillé ce son anahata en se concentrant sur son chakra du
cœur.
Dans ce chakra, Shiva est adoré sous la forme du Om 105, il
s’agit d’un centre vital qui n’est pas vraiment physique bien
que situé dans le corps, il appartient au domaine du non-ma-
nifesté, du linga sharira 106 ou corps subtil.
Ce son est au-delà de l’être et du non-être qui n’appar-
tiennent qu’au domaine de la manifestation. Les sages des ori-
gines ont entendu ce Son transcendant l’être et le non-être.
De là sont nés les Veda. Puis les Upanishad, puis le Mahabharata
dont est extrait la Bhagavad Gita.
Mohammed sort sa version française de la Bhagavad Gita,
ainsi que la petite édition de poche en sanscrit du texte. Il
commence à méditer le deuxième chant et il tombe sur le 16e
shloka. Il repense au commentaire qu’il en avait fait.
Mohammed voit alors Henri entrer dans le hall de récep-
tion du Shankara à Shringeri.
Mohammed fait signe à Henri de venir le rejoindre. Il veut
discuter avec lui sur la Bhagavad Gita.
Mohammed dit à Henri que la religion indienne n’est que
métaphysique, c’est-à-dire, elle est savoir des premiers prin-
cipes et de ce qui est l’origine de tout ce qui existe. Elle
s’occupe de l’origine de l’être et du néant. Ce shloka 16 parle
en fait de cette origine transcendantale.

179
Henri lui répond qu’il connaît bien ce shloka. Il y trouve for-
mulé l’idée de la transcendance absolue à l’être et au néant.
L’Absolu n’est pas personnalisé sous la forme d’un Dieu.
Le Brahman indifférencié est un principe au-delà de l’être et
du non-être. Cette doctrine est parfaitement illustré dans la
Bhagavad Gita lorsqu’il est dit que « l’être est » et « le non-être
n’est pas », proposition parménidienne et de bon sens,
puisque l’Absolu est au-delà (à la limite) de l’être et du non-
être. Comment alors comprendre cette limite?
Mohammed et Henri lisent ensemble le passage:
« Le non-être n’accède pas à l’existence, l’être ne cesse pas d’exister.
La démarcation entre ces deux domaines est évidente pour ceux qui
ont l’intuition de la réalité 107. »
— Apparemment, d’après cette traduction, dit Mohammed,
l’important, pour être sage et accéder au Réel, semble la capa-
cité à faire la distinction entre l’être et le non-être, avec l’idée
implicite que seul l’être est réel.
» La pensée indienne, comme l’occidentale d’ailleurs, dis-
tingue entre deux sortes de limites: la limite entre l’être et le
non-être, ce qui, non seulement permet de les distinguer, mais
surtout interdit leur mélange, et la limite entre le tout de l’être
et du non-être, par où s’approche l’autre face invisible et inef-
fable de l’Absolu en tant que Tout Autre que l’être et le néant,
c’est-à-dire en tant que Transcendance absolue.
— On trouve cette idée posée avec toute son ambiguïté
dans ce chapitre, réplique Henri. Pour que cette distinction
entre la transcendance au-delà de l’être et la distinction mon-
daine de l’être et du non-être soit bien comprise, encore faut-
il que les traductions soient correctes.
» Or, il y a une grande ambiguïté dans la traduction du mot
anta qu’on peut rendre ici par “limite” et la traduction du gé-
nitif qui s’y rapporte. D’ailleurs à certains égards le français

180
garde cette même ambiguïté: “limite de l’être et du néant”,
peut signifier aussi bien la limite entre l’être et le néant, ce qui
permet de les distinguer, que la limite propre à l’ensemble de
l’être et néant, et qui désigne ce qui est au-delà de l’être et du
néant. Toutefois, la plupart du temps, on comprend plutôt la
deuxième signification, ce qui conduit certains traducteurs à
préciser leur interprétation.
Mohammed est d’accord.
— Je cite Lacombe qui traduit:
» “La démarcation entre ces deux (domaines) est évidente pour ceux
qui ont l’intuition de la réalité.”
» On peut faire plusieurs objections, à ce type de traduc-
tion, qui, évitant toute ambiguïté, opte pour le sens de limite
interne, ce qui sépare l’être du non-être. Cette traduction sem-
ble peu convaincante dans l’ensemble de la démarche,
puisque ce passage ne ferait que redire autrement ce qui a déjà
été dit, à savoir que l’être et le non-être ne se mélangent pas.
Le passage ajouterait simplement l’idée que les sages, ceux qui
connaissent la vérité, font la distinction entre l’être et le non-
être. Cette idée, à vrai dire n’est pas une précision inutile,
puisqu’elle permet de préciser le statut de la connaissance
vraie, comme étant celle du Réel et qu’elle est effectuée par les
sages qui sont des voyants.
» De plus cette connaissance du Réel est liée à la séparation
irréductible entre l’être et le néant, ce qui implique l’idée du
pouvoir discriminant du sage, qui sait faire la distinction entre
le réel et l’illusoire, le vrai et le faux. Toutefois, c’est non seu-
lement réduire l’opposition de l’être et du néant à un pro-
blème de connaissance, alors que la phrase précédente situait
leur opposition dans l’ontologie pure: le non-être ne peut pas
venir à l’existence (à quoi s’ajoute la distinction difficile à ren-
dre en français entre sato et bhavo), mais surtout ce type de

181
choix dans la traduction éliminant l’autre possibilité de
l’ambiguïté, se prive d’un sens plus riche, plus original et qui
apporte un point vraiment nouveau et important dans le che-
minement de la pensée. Et enfin, cette traduction néglige le
détail du texte sanskrit, dans lequel ubhayor api indique qu’il
s’agit de l’ensemble des deux (être et non-être), tous les deux;
en effet api qui signifie “aussi” après un numéral, indique la to-
talité, ubhayor signifiant: “l’un et l’autre”, “les deux”.
» Il vaut mieux, de beaucoup, l’autre type de traduction,
qui montre plutôt l’autre sens de la limite: la limite externe
qui indique le passage à une altérité transcendante. C’est pour
ce sens qu’ont opté Sylvain Lévy et Sri Aurobindo.
» Sylvain Lévy propose:
» “Tous deux (l’être et le non-être), pourtant, leur terme est aperçu
par ceux qui voient la vérité de l’un et de l’autre.”
» Sri Aurobindo propose:
» “La fin de cette opposition d’être et de non-être a été perçue par
ceux qui voient les vérités essentielles 108.”
— On pourrait défendre la traduction de Lacombe, inter-
vient Henri, en prenant en compte le livre de P. Sinha 109 qui
prétend reconstituer la Bhagavad originelle, telle qu’elle était.
Dans ce texte primitif recomposé, on retrouve ce passage tel
quel et en lequel il veut voir la théorie du Samkhya sur la cause
et l’effet 110, ce qui le conduit à mettre l’accent sur la sépara-
tion de l’être et du non-être comme étant une idée centrale
sur la productivité et la cause, le non-être ne pouvant pas pro-
duire l’être, et l’être ne pouvant pas causer la non-existence.
Or si c’est cette distinction qui est fondamentale, on com-
prend qu’il soit nécessaire de préciser que les sages voient la
vérité sur les relations de l’être et du non-être, à savoir qu’ils
sont indépendants et que l’un ne peut produire l’autre. Ceci
le conduit à traduire anta (qu’on peut traduire par “limite” et

182
Sylvain Lévy par “terme”), par “truth”, “vérité” qu’il faudrait
comprendre au sens de “vérité finale”.
» Toutes ces traductions sont comprises dans l’ambiguïté
du mot “limite” par rapport auquel on peut insister soit sur le
côté mondain de la limite, la face où se trouvent les relations
de l’être et du non-être, soit sur le côté transcendant de la li-
mite comme au-delà de l’être et du non-être. D’ailleurs la
transcendance d’une face de la limite n’empêche pas que l’on
maintienne sur l’autre face, le côté humainement pensable, la
distinction de l’être et du non-être comme vérité fondamen-
tale. Mais cette séparation des deux apparaît comme ce dont
s’occupe la pensée humaine en ses limites de perception mon-
daine. La séparation irréductible de l’être et du non-être est
donc une vérité d’importance considérable, mais qui ne se rap-
porte qu’à ce que l’homme peut connaître et humainement
penser.
— Deux solutions, enchaîne Mohammed, s’offrent pour
l’homme: soit la distinction de l’être et du non-être est impor-
tante au point de donner la vérité sur l’Absolu qui devra alors
apparaître comme appartenant à l’être ou au non-être, sans
qu’il puisse être à la fois être et néant. Soit la distinction de
l’être et du non-être apparaît comme une conséquence déri-
vée pour l’homme qui n’arrive pas à connaître la face cachée
de la transcendance, et alors en regard de l’Absolu, la diffé-
rence de l’être et du néant n’apparaît pas comme essentielle,
puisque l’Absolu n’est ni être ni néant. Cette transcendance à
l’être pourrait conduire à poser la séparation de l’être et du
néant aussi bien que leur équivalence, l’Absolu pouvant appa-
raître être ou non-être suivant les points de vue où l’on se place.
» Or le problème de cette altérité de la Transcendance
absolue est illustré par la conception de l’Absolu comme Son
et comme énergie qui dépasse l’être et le non-être tout en les
englobant puisqu’il est leur origine.

183
— Cette transcendance absolue à l’être et au non-être se
retrouve dans la doctrine du Shabdabrahman, surenchérit
Henri, telle qu’elle est exprimée par le shivaïsme du Cache-
mire, notamment dans l’idée que la Transcendance est consti-
tuée dans son ineffabilité par le Son non-frappé, qui est
lui-même, précédé par le Son “frappé et non-frappé”, puis par
le Son “transcendant le frappé et le non-frappé” (d’après Jaya-
ratha dans son commentaire du Tantraloka cité par A. Padoux).
» C’est ce Son transcendant que les sages, les rishi perçoi-
vent. Certes, il est important de dire qu’ils perçoivent aussi
tous les degrés de la manifestation du Son, jusqu’au Son
frappé et jusqu’à la distinction mondaine de l’être et du non-
être qu’il est très utile de savoir discerner.
» Il est donc clair que pour comprendre ce passage de la
Bhagavad Gita, il faut avoir en tête toutes les significations du
mot “limite” et considérer que le texte vise principalement la
limite transcendante, tout en laissant la possibilité d’y voir la li-
mite mondaine entre l’être et le non-être.
» Il reste donc que suivant comment on lève l’ambiguïté du
mot anta dans la traduction, on en arrive à des lectures et à
des interprétations assez divergentes de la Bhagavad Gita. Car,
s’il ne s’agit pas de remettre en cause la distinction de l’être et
du non-être qui est clairement affirmée, en faire la seule vé-
rité à savoir, la vérité finale, ou bien en faire une vérité impor-
tante, mais secondaire par rapport à la séparation de l’être et
de l’Absolu qui résulterait du fait que l’Absolu serait à la limite
de l’être et du non-être et qu’il y aurait un autre côté que l’être
et le non-être, caché et inconnu, cette deuxième possibilité
qui apparaît explicitement dans certaines traductions et aussi
dans certaines interprétations du texte, masque son aspect
choquant pour une pensée superficielle de la religion en Inde
où l’Absolu se réduirait à Dieu et à l’être. La transcendance
de l’Absolu apparaît comme hérétique à des intégristes naïfs,

184
combattant toute forme de mysticisme et ne désirant qu’une
seule chose: que l’Absolu soit Dieu et l’être par excellence.

Mohammed arrête la discussion. Il laisse Henri seul avec le


Shankara. Mohammed retourne de Sringeri vers Hassan où il
en profite pour revoir Belur et Halebid, avant de s’arrêter à
Bangalore.
Après plusieurs jours à Bangalore, il retrouve Henri, de re-
tour de Sringeri. Il est toujours en discussion avec Henri. Marie
semble oubliée dans l’histoire.
Henri pose encore des questions à Mohammed:
— Qu’en est-il alors de cette transcendance absolue que la
musique exprimerait? La musique indienne, au niveau de sa
conception métaphysique, arriverait-elle à représenter cette
altérité radicale? Ou bien en la représentant, ne la cache-t-elle
pas par son existence même qui est le Son?
» L’expression du divin ressemble souvent à quelque chose
qui évoque la nature, comme souffle, esprit, pourtant l’Absolu,
en Inde, est transcendant. Ainsi, dans l’école shivaïte, moniste
du Cachemire, cette transcendance à l’être et au néant est ex-
primée par le Son, où se fait l’assimilation du divin à l’humain;
le Son est le Soi, expression d’un fond commun à l’homme et
à Dieu, qui dépasse toute catégorie mondaine et divine, bien
qu’il pose et rende possible tout aspect mondain et divin.
Mohammed répond à Henri en sortant le Vijnana Bhaïrava
qu’il porte toujours dans ses bagages et qu’Henri a déjà cité
lorsqu’il faisait cours à Jacques:
— Le Soi admet des représentations matérielles ou natu-
relles comme le Son et des réalités subtiles, comme le souffle
ou l’énergie: il faut regarder comment dans le Vijnana Bhaï-
rava et dans le Paratrimshika, dont se réclame Abhinavagupta,

185
se met en place le triple rapport de la transcendance à elle-
même, au monde et à l’homme:
» “L’illustre Bhaïrava qui repose dans sa forme immuable, sans
égale (anuttara) et libre de changement, devient, à travers un proces-
sus de création, la vie de la multitude des énergies fragmentatrices
(kala) étant lui-même dépourvu de kala. Il réalise alors tout ce qui
existe à partir de A. Il accède (ensuite) à l’essence en état d’émergence
ou de projection (visarga H) et revêt l’aspect de l’expansion cosmique.
Puis, assumant l’apparence de l’énergie du visarga H A ou kunda-
lini, il achève enfin cette expansion par l’intermédiaire de l’individu
(nara), bindu: M propre au sujet indifférencié qui perçoit l’expansion
de cette énergie. C’est ainsi qu’on obtient AHAM, le Je absolu, qui ren-
ferme les trois aspects que sont Shiva ou A, énergie ou HA et individu
ou M. 111”
Henri retrouve dans ce passage tous les thèmes classiques
de la métaphysique que l’on qualifie d’occidentale, si proche
ici de l’orientale, et répond à Mohammed:
— La transcendance est comprise, à l’origine, comme en
repos et ne changeant pas, elle est immuable et sans égale, elle
est une et exclut d’elle tout autre qu’elle, à tel point que le
multiple ne lui est pas extérieur mais est une émanation de la
transcendance, la transcendance reste une et sans multiplicité,
mais le Bhaïrava devient la vie de la multitude.
» Ce sera une même identité qui deviendra multiple dans
les énergies jusqu’à l’individu. Il y a une double position:
comme pour la métaphysique occidentale, l’Un transcendant
est posé comme identique, la transcendance étant voilée der-
rière l’idée d’être et d’immuabilité, où s’illustre le choix d’un
terme opposé au changement et au non-être; et d’autre part
l’idée de la transcendance comme fond est révélée (même si
c’est pour être recouverte) dans la jonction d’une identité et
d’une multiplicité, dont l’unité est assurée jusqu’à l’individu.

186
Dans cette équivalence de l’Un et du multiple surgit l’idée
d’une transcendance à l’Un et au multiple, vite masquée par
une métaphysique de la parole: dans le A du Son primordial,
tout l’univers est contenu en germe.
» L’identité devient alors cosmique, sans qu’interviennent
un élément extérieur, une matière ou un chaos comme dans
la conception judéo-chrétienne de la création du monde: un
peu comme chez Plotin l’expansion cosmique est un ajout, un
vêtement ou un changement d’aspect impliquant l’idée d’une
métamorphose graduelle dans la continuité d’une identité.
— Mieux, ajoute Mohammed, dans le Son primordial, il y
a une énergie qui est le mouvement créateur de l’univers.
H.Inayat Khan dit:
» “According to the esoteric standpoint, music is the beginning and
end of the universe. All actions and movements made in the visible
and invisible world are musical 112.”
» Ces vibrations et mouvements renvoient à l’idée d’un Son
non-frappé, anahata:
» “The material sound of instruments… is really the outcome of the
universal sound of the spheres which can only be heard by those in-
tune with it. This state is called anahata nada by Yogis, and sawt-e-
sarmad by Sufis 113.”
» Le monde n’est pas créé, mais le monde est l’émanation
même de l’Absolu.
» Pour le Shivaïsme du Cachemire comme pour les stoï-
ciens, Dieu, la nature et l’homme sont en continuité par le
souffle et l’énergie. Ainsi le microcosme reflète le macro-
cosme.
» En effet la transcendance, pour la pensée hindoue réside
dans l’immanence, de telle sorte que l’homme, le monde et
“Dieu” sont transcendants, en tant qu’ils sont “Je” absolu,
AHAM, distincts de l’illusion et de l’ignorance. La transcen-

187
dance est donc atteinte par une prise de conscience, qui, fai-
sant rester dans l’immanence, change le regard et la compré-
hension.
» Si la transcendance est dans la prise de conscience, on a
là une opération qui consiste à lever le voile et les masques qui
empêchent de voir l’Absolu. Mais cette méthode n’en a pas
moins pour réalité de voiler la transcendance sous le masque
de l’être, souffle, énergie.
» Bien que ce soit de manière différente, la métaphysique
hindoue a la même logique de découverte-voilement que la
métaphysique occidentale, si ce n’est qu’elle découvre le mé-
canisme de la transcendance comme se situant au cœur de
l’homme dans la prise de conscience.
» Nous trouvons donc que dans le Shivaïsme du Cachemire,
la question de l’homme et de l’expérience intérieure est di-
rectement posée, comme mettant en cause toute représenta-
tion mondaine de la transcendance.
» L’homme, comme conscience, intériorité et intellect, en
réalisant sa nature propre devient semblable à Dieu, et entre
dans la Ténèbre divine, ce non-lieu, qui précède tout lieu,
parole d’avant la parole, Son qui n’est pas frappé.
— Faudrait-il penser, intervient alors Henri, à l’interpré-
tation de Schopenhauer par Clément Rosset selon laquelle la
transcendance à la volonté qu’exprime la musique peut être
représentée par « un sombre précurseur »:
» “L’essentiel est que, dans la musique, le précurseur réussisse à
parler, sans rien dire de la volonté: indice d’une “réalité” autre que le
vouloir 114.”
» Ce sombre précurseur indique dans le Son ce qui n’est
pas encore un son et qui précède tout Son.
» En allant voir dans la pensée indienne, une détermina-
tion peut-elle être donnée à cette altérité qui ne se réduise pas

188
à de la volonté et qui soit antérieure à elle comme le souffle ou
l’énergie?
» Qu’est-ce que cette énergie et ce souffle? Lilian Silburn,
dans son commentaire du Vijnana Bhaïrava 115, montre bien
comment la parole et l’articulation phonétique sont dépassées
tout en étant affirmées. Voici le passage en question:
» “Comment est-elle [l’essence ou réalité absolue] la consonne sans
voyelle (anacka) qui réside sur la roue (des phonèmes)116 ?”
» Et voici son commentaire par L. Silburn:
» “L’anacka dénote une consonne non-accompagnée de voyelle et
qui ne peut être de ce fait, émise. Il s’agit ici spécialement de H, sim-
ple aspiration du souffle. Du point de vue spirituel, il représente
l’énergie qui se manifeste sans arrêt 117.”
» On trouve au même endroit, dans le Vijnana Bhaïrava,
cette affirmation que la transcendance est au-delà de la parole:
» “La transcendance, en vérité, ne saurait être différenciée en pho-
nèmes et en corps, car elle ne peut se trouver en tant que nature indi-
vise dans ce qui est composé 118.”
» La transcendance est affirmée comme unité, l’Un qui ex-
clut de lui toute division et toute multiplicité, le divisible étant
rejeté du côté du corps: il est affirmé que ce qui est divisible et
composé, c’est-à-dire la réalité individuelle, liée à la matière,
l’homme ou la nature, participe soit de “l’énergie immanente”
qui correspond à la vie terrestre, dans l’illusion mondaine, soit
de l’énergie à la fois transcendante-et-immanente qui serait
d’après L. Silburn la “voie de l’énergie à l’état pur” qui “forme
la médiation entre l’aspect imparfait de la voie inférieure”,
celle de l’énergie immanente, de la vie individuelle, dans le
composé, le corporel, et “la perfection de la voie supérieure”.
» Cette voie supérieure qui est celle de Shiva, si elle est la
“voie de la transcendance” qui “mène d’emblée à l’indivis

189
(niskala 119)” est tout de même montrée dans le texte comme
séparée et différente de ce qui est composé et qui participe
des deux formes d’énergie.

Pour Henri, le Vijnana Bhaïrava se trouve plongé dans cette


contradiction, qui est une crise majeure pour la pensée et in-
dienne et occidentale, de l’opposition entre l’idée d’une trans-
cendance coupée, séparée, complètement autre que ce qu’elle
transcende et l’idée d’une transcendance qui participe à
l’immanence, avec l’idée de dégradation subtile en diverses
images de sa transcendance qui, malgré la différenciation,
n’entament pas la ressemblance, la continuité de l’émanation,
et qui sont situées à l’intérieur de l’identité du même.
Cette contradiction entre la transcendance et l’immanence,
qui est une croix pour la pensée, renvoie à la méthode méta-
physique tant indienne qu’occidentale, qui consiste en une dé-
couverte de la transcendance qui la masque aussitôt par des
éléments qui semblent participer de l’être et du monde: à sa-
voir, l’énergie, le souffle et le Son.
Il reste à déterminer si le Son, dont dépend la musique,
peut être réduit à un aspect mondain, fait d’être et de non-
être. Or, en contexte indien, la musique extérieure est tou-
jours liée à une audition interne; le Son non-frappé désigne
une réalité intérieure et cachée. Il n’est pas sûr que le Son
masque la Transcendance, on peut dire plutôt qu’il manifeste
la Transcendance dans sa transcendance: en effet le Son non-
frappé est « musique », en ce qu’il n’est ni un concept, ni une
idée, ni même du langage articulé, tout au moins pas encore,
pas seulement.
Mais Mohammed trouve, un peu plus loin, que le Vijnana
Bhaïrava insiste sur le caractère séparé de la transcendance qui
s’exprime par une série de négations, où la religion participe

190
de ces conceptions « épouvantails » faites à l’usage des enfants
et des ignorants:
« Du point de vue absolu, ce Bhaïrava n’est ni la nonuple (for-
mule), ni l’ensemble des sons. Il n’est pas non plus le Dieu à trois têtes.
La triple énergie ne constitue pas son essence.
Il ne consiste pas en nadabindu, ni en candrardha, ni en niro-
dhaka (ces termes techniques désignent des énergies subtiles) et ne
s’associe pas au cours de la Roue cosmique. L’énergie ne forme pas son
essence. Car ces conceptions ne sont que des épouvantails à l’usage des
enfants et des hommes à la pensée non encore éveillée; elles jouent le
même rôle que les bonbons d’une mère. Leur description n’a d’autre
but que de faire progresser [l’aspirant] 120. »
Une fois que la transcendance est affirmée, elle est déclarée
ineffable, au-delà du Son même et de l’énergie.
« Puisqu’il ne peut jamais y avoir aucune distinction entre énergie
et détenteur de l’énergie, ni entre substance et attribut, l’énergie su-
prême est identique au Soi suprême 121. »
Le niveau de la transcendance correspond à celui de la fu-
sion et de l’unité où rien n’est distingué, de ce fait l’énergie
qui représente le côté de l’objectivation et de la manifestation
de l’Absolu, se confond avec le point de départ qui est le sup-
port, la substance, ou le Sujet comme Soi suprême. Les oppo-
sés se rejoignent de sorte que le sujet est l’objet, que le
spectateur est le spectacle, l’attribut est la substance. Ainsi, il
n’y a plus de dualité: la distinction entre substance et attribut
n’intervient qu’au niveau de la manifestation mondaine, là où
se met en place l’illusion, la différence entre énergie et sujet
détenteur d’énergie.
« Si celui qui pénètre dans l’état de l’énergie réalise qu’il ne s’en
distingue point, son énergie divinisée (saivi) assume l’essence de Shiva
et on la nomme alors “ouverture” 122.»

191
Henri intervient alors en retrouvant des échos de la moder-
nité occidentale dans ces théories:
— Cet état de fusion est un passage instable de l’être au
non-être. Il indique une motilité qui serait la succession musi-
cale, le Son qui se développe dans le temps. La musique abso-
lue pourrait se définir comme le pur passage d’un état à l’autre
dans sa transcendantalité, le pur changement qui n’étant ni
être ni non-être passe en être et en non-être et en ce qui n’est
ni l’être ni le non-être, indéfiniment. L’altérité de la transcen-
dance serait multiple, et ineffable parce qu’insaisissable du fait
de son perpétuel état changeant.
» Cette musique de l’Absolu, en Inde, serait religieuse au
sens où la religion s’occupe de l’Absolu, et en même temps se-
rait irreligieuse 123, puisqu’elle présenterait un Absolu à la fois
stable et instable, ce qui revient à en faire une motilité indéter-
minable, alors que la religion (dans le mauvais sens du mot)
chercherait à déterminer l’Absolu comme calme, stable, vivant
de l’identité de l’être. Pourtant, l’Inde, en concevant l’Absolu
comme désir, comme éros, ce que manifeste le linga, montre
que la religion ne se réduit pas à poser l’Absolu dans l’être,
elle peut aussi se hasarder vers les hauteurs de la mystique, sur-
tout lorsqu’elle conçoit l’Absolu comme Amour, en quoi hin-
douisme et christianisme se rejoignent chacun à leur manière,
différente, et en quoi, aussi, les religions s’unissent tout en gar-
dant leurs différences. Cette Union, c’est ce que célèbre toute
musique, en son essence.
CONCLUSION
NOTES ET PULSIONS

Après l’orage du soir, annonciateur de la mousson, Henri et


Mohammed se retrouvent au restaurant du troisième étage,
dans l’hôtel Regaalis, à Bangalore. L’ensemble, dont les fenê-
tres sont ouvertes à l’air libre, a des teintes sombres, et fait
« jungle » avec des chaises recouvertes de peaux de tigres. Ils
commandent des lassi sucrés puis du poulet tikka, le tandoori
étant une grande spécialité de ce restaurant.
Mohammed dit alors à Henri qu’il vient de relire dans
Sharngadeva que le son est directement lié au corps subtil qu’il
appelle linga sharira (cf. III, 6) ce qu’il savait déjà, mais il vient
de comprendre en profondeur ce qu’est le Son en Inde grâce
à l’étymologie que Sharngadeva donne de nada: na représente
la force vitale ou prana et da représente le feu ou agni. Le Son
résulterait de l’union de la destruction (le feu) et de la conser-
vation (la force vitale) 124. Il demande à Henri ce qu’il pense
de cette union des contraires.
Henri lui répond que, dans la pensée indienne, il y a un
aspect dialectique de combat des contraires puis de dépasse-

193
ment des oppositions et des dualités ce qu’on appelle commu-
nément Advaïta. Selon lui, cela est illustré par le problème de
la note juste, au shruti près (il y a 22 shruti selon Shargadeva 125
et même beaucoup plus suivant leurs relations avec les nadi),
ce qui donne les variations de la note au demi-ton, au quart de
ton près ou plus. La justesse est une question de couleur de la
note et elle est fonction du raga, du musicien (de l’état de
conscience qu’il veut transmettre) et du style de jeu de l’école
à laquelle il appartient.
Il y a donc une manière de jouer qui peut sembler à cer-
taines oreilles comme sonnant « faux » et qui est en fait juste,
manière advaïtine d’être au-delà de la dualité « juste-faux »,
de dépasser des contraires.
Mohammed lui répond que dans la musique indienne non
seulement les intervalles sont plus fins et subtils que les quarts
de ton, mais aussi, du coup, parfois, on peut avoir l’impression
que la note est légèrement « fausse » pour une oreille occi-
dentale.
Mais Henri lui réplique qu’en même temps la note reste la
note, le shruti donne l’intonation et la couleur de la note dans
ce raga et à ce moment de la journée. Les notes sont souvent
reliées, chacune, à des couleurs 126, des organes, des dieux.
L’ornement de la note ne fait pas sortir de la note.
Mohammed lui dit alors que cette instabilité de la note est
moins marquée en Inde du Sud qui développe plus l’idée
d’ornement et de gamaka. La musique carnatique de la sorte
se prête plus à être écrite, même si tout ne peut pas l’être.
Henri alors propose de mettre en avant le troisième genre
d’être, la chora ou « réceptacle » dont parle Platon dans le
Timée, pour décrire cette instabilité, cette motilité de la note.
Il pense à ce que Kristeva en dit, à propos du langage poétique.

194
Mohammed n’apprécie Kristeva que moyennement. Elle
représente pour lui, la championne de la modernité, spécia-
liste de linguistique et trop mondaine à son goût.
Henri lui cite Kristeva:
« Charges “énergétiques” en même temps que marques “psychiques”,
les pulsions articulent ainsi ce que nous appelons une chora: une to-
talité non-expressive constituée par ces pulsions et leurs stases en une
motilité aussi mouvementée que réglementée.
Nous empruntons le terme de chora à Platon dans le Timée pour
désigner une articulation toute provisoire, essentiellement mobile,
constituée de mouvements et de leurs stases éphémères 127.»
Dans la chora, ce qui est distingué apparaît à la fois comme
distinct, clair, et comme fondu, comme si les termes séparés
fusionnaient.
Kristeva dit encore ailleurs:
« Il y a des systèmes signifiants non-verbaux qui se construisent ex-
clusivement à partir du sémiotique (la musique par exemple) 128. »
Mais la musique indienne n’oublie pas pour autant le sym-
bolique, le raga fonctionne comme une phrase qui a un sens
se développant à chaque instant, où les détails, improvisés ou
non, s’inscrivent dans la logique totale du raga.
Henri dit qu’à la manière de Kristeva, on pourrait considé-
rer que la musique indienne montre auditivement le procès
de la signifiance et comment le « géno-texte » s’incarne dans
le « phéno-texte ».
« Relever, dans un texte, son géno-texte exigerait donc de dégager les
transports d’énergie pulsionnelle repérables dans le dispositif phoné-
matique (accumulation et répétition de phonèmes, rime, etc.) et mélo-
dique (intonation, rythme, etc.) 129…»
Si l’on peut considérer que les notes écrites des composi-
tions, surtout en musique carnatique, constituent une sorte de

195
texte manifesté et matériellement appréhendable, les gamaka,
et toutes les improvisations dans les ornements, bref tout ce
qui est de l’ordre de la performance in vivo du concert, tout
cela peut être compris comme étant l’ordre du désir.
La pulsion se met en place par l’improvisation notamment
dans l’approche de la note à partir d’une autre note telle
qu’elle se présente dans les alap très développés de la musique
hindoustanie et dans une moindre mesure de la musique car-
natique.
Dans l’alap, les mind, au sitar, par exemple, représentent le
désir où s’inscrit la subjectivité ressentante, à la fois de
l’interprète et de l’auditeur, cette pulsion désirante peut être
représentée par le continuum glissé de tout l’espace sonore
parcouru de telle note à telle autre, parcours plus ou moins
lent, investi de césures rythmiques plus ou moins marquées
suivant l’artiste.
Or ces mind, ces gamaka, ne peuvent pas être écrits, ils sont
l’objet d’une transmission orale qui doit être complètement
assimilée jusqu’à ce que l’interprète soit capable de la resti-
tuer à partir de lui-même, de sa propre subjectivité: ce qui est
le point de départ de l’improvisation en musique tradition-
nelle.
Henri voit dans la chora quelque ressemblance avec
l’advaïta. Mohammed bien sûr trouve que cela sent les théories
soixante-huitardes. Il ne peut pas être d’accord.
Henri persévère et lui dit que l’advaïta comme non-dualité
se veut au-delà de toute opposition excluante. Ni être ni non-
être et en même temps être et non-être. Ce qui est nié est en
même temps affirmé.
Or, c’est là, la logique de l’Absolu s’incarnant dans un corps
et une conscience humaine.

196
En effet, la logique de l’Absolu est celle d’une opposition
non exclusive, où les termes opposés s’égalisent à un moment
pour passer l’un en l’autre. Ainsi, en contexte chrétien, Dieu
et l’homme sont opposés, comme l’illustre l’idée biblique de
chute, puis l’homme et Dieu sont posés comme équivalents
dans l’incarnation christique. Cette logique peut s’appliquer à
d’autres sociétés et à d’autres religions, avec les variantes bien
sûr que chaque cas implique.
Le moment « transcendant » est celui de l’égalité des termes:
si Dieu et l’homme passent l’un en l’autre, cela signifie que
l’Absolu est au-dessus de l’homme et de Dieu, puisqu’il les en-
globe, et en même temps cela veut dire aussi que l’Absolu in-
clut en lui les deux termes qu’il dépasse pour les égaliser.
L’Absolu à la fois transcende l’homme et Dieu et fait de ces
deux termes (l’homme et Dieu) ce qui lui appartient le plus,
ce qui est le plus intérieur à son processus de manifestation.
Or, la transe apparaît comme l’état de conscience, saisissa-
ble par l’homme, où se manifeste ce processus de l’Absolu.
Cet état de fusion, d’incarnation, et pas seulement de Dieu en
l’homme, est la condition pour que la liberté créatrice appa-
raisse, en même temps elle se trouve liée à des sentiments de
confusions qui peuvent être plus ou moins perturbateurs et
que l’artiste doit apprendre à dominer et à mettre en sommeil,
pour aboutir à une conscience globale et totale.
Mais le passage de l’homme en Dieu n’est possible que
parce qu’il y a du mouvement et du changement. Il s’agit
d’aller de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme. L’incarna-
tion est un passage, une métamorphose, ce qui suppose que la
dualité des termes passant l’un en l’autre se trouve dépassée
dans le moment de ce passage.
Ce passage qui peut être compris comme une égalité des
termes opposés n’est rendu possible que par un « réceptacle »

197
(chora platonicienne) qui recueille le changement et en même
temps ce passage est une liaison, une mise en relation dont
une des expressions sensibles peut être la vibration sonore.
Cette idée de vibration originelle est acceptée par beaucoup
d’écoles philosophiques de l’Inde, non seulement dans la
théorie de l’akasha, mais aussi dans celle du Shabda Brahman
ou Nada Brahman. C’est cette idée que l’on retrouve dans le
Prologue de l’Évangile de Saint Jean: « Au commencement
était le Verbe ».

L’enseignement du soufi Hazrat Inayat Khan va dans le


même sens:
« A third point of view is that the creation has come from vibrations,
which the Hindu have called nada. In the Bible we find it as the word
which was first. On this point all the different religions unite 130. »
Selon Henri, cette logique de la matière dans la chora peut
être comprise comme celle de la transcendance en contexte
traditionnel et hindou, comme si la matière, le monde exté-
rieur n’étaient que la vibration d’un son originel que l’Inde
pourrait situer dans l’éther, l’akasha.
L’akasha serait comme la chora, le réceptacle de l’être et du
non-être, c’est-à-dire un espace à la fois matériel et spirituel
rendant possible tout l’existant et le non-existant. D’un cer-
tain côté, cette pure possibilité apparaît comme néant ou
comme le vide qui précède l’être et le néant.
Ce réceptacle, pour recevoir la totalité de ce qui existe et
n’existe pas, doit être vide de tout, et inexprimable, au-delà de
toutes les catégories et de toutes les dualités.
Or le caractère vide et transcendant de ce réceptacle peut
être saisi comme vibration sonore, c’est-à-dire comme ce qui
est perpétuellement négation de soi, toujours ailleurs qu’en
soi-même tout en étant aussi en même temps position de soi.

198
Mohammed fait alors la grimace.
C’est sur ce point que Mohammed et Henri se sont quittés,
chacun persuadé d’avoir raison.
NOTES

1. Tiruvannamalai : ville de l’Inde du Sud, à 2 heures de Pondi-


chéry par la route, à l’intérieur des terres.
2. Ashram : monastère hindou.
3. Vibhuti : cendre sacrée.
4. Gamaka : nom indien de l’ornement.
5. Rudof Otto, Le Sacré, Paris, Payot, 1949, rééd. 2001, chap. 2.
6. Arunachala : montagne sacrée qui est l’incarnation de Shiva.
7. Ramana Maharshi : grand saint du XXe siècle.
8. Linga : symbole de Shiva.
9. Henri Le Saux : moine chrétien devenu sannyasin, renonçant.
10. Matanga, Brhaddesi, vol. 2, p. 77.
11. F. Tupper, Musiques de l’Inde du Nord, Éd. du Makar, 1993,
p. 25.
12. F. Auboux, L’Art du raga, Minerve, 2003, p. 47.
13. Alain Daniélou, La Musique de l’Inde du Nord, Fata Morgana,
Paris, 1995, p. 8-9.
14. Philippe Bruguière signale bien ce point dans son article sur
« La délectation du rasa » (Cahiers de musiques traditionnelles, 7/1994,
voir p. 19).
15. Bertrand Daniel, La Musique carnatique, Éd. du Makar 2001,
p 3-34.

201
16. Ibid., p. 30.
17. F. Auboux, op. cit., p. 43.
18. A. Daniélou, La musique de l’Inde du Nord, op. cit., p. 10.
19. Ibid., p. 10-11.
20. Shankara, Viveka-Cuda-Mani, Paris, Maisonneuve, 1998, § 263,
p. 75.
21. Ibid., § 474, p. 123.
22. Ibid., § 223, p. 65
23. Ibid., § 225, p. 65
24. Cité in Lyne Bansat-Boudon, Poétique du théâtre indien, Paris,
École française d’Extrême-Orient, 1992, p. 105.
25. Shakuntala : pièce de théâtre de Kalidasa.
26. L. Bansat-Boudon, op. cit., p. 63.
27. Kalidasa, Shakuntala, Prologue, I, 4.
28. Kierkegaard, L’Alternative, trad. P.-H. et E.-M. Tisseau, Paris,
Éditions de L’Orante, 1970, p. 56.
29. Ibid., p. 63.
30. Ibid., p. 69.
31. Ibid., p. 92.
32. Sois ce que tu es, Les Enseignements de Ramana Maharshi, trad.
M. Salen, Paris, Maisonneuve, 1988, p. 3.
33. Comme une montagne de camphre, Enseignements de Ramana Ma-
harshi et Annamalai Swami, Ed. Nataraj, Falicon, 1996, p. 12.
34. L. Bansat-Boudon, Poétique du théâtre indien, op. cit., p. 107.
35. Cité par L. Bansat-Boudon, ibid.
36. Ibid., p. 108.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 339.
39. Alain Daniélou, La Musique de l’Inde du Nord, Paris, Fata Mor-
gana, 1995, p. 12.
40. René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hin-
doues, Paris, Guy Trédaniel, 1987, p. 87.
41. Ibid., p. 70.

202
42. Le plus beau fleuron de la discrimination, Paris, Maisonneuve,
1998, § 11, p. 4.
43. Ibid., § 57, p. 15.
44. Ibid., § 11, p. 4.
45. A. Daniélou, op. cit.
46. F. Auboux, op. cit., p. 86.
47. Traduction des Éditions Makar.
48. M.-L. Reiniche, Tiruvannamalai, 4, La configuration sociologique
du temple hindou, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1989,
p. 105.
49. Ibid., p. 106.
50. Tiruvannamalai, 3, Rites et fêtes, Paris École française d’Extrê-
me-Orient, 1999, p. 273.
51. M.-L. Reiniche, Tiruvannamalai, 4, La configuration sociologique
du temple hindou, op. cit., p. 82
52. Hélène Brunner-Lachaux, Somashambhupaddhati, Pondichéry,
Institut Français d’Indologie, 1963, p. XXIII.
53. H. Brunner, ibid., p. XXXVIII.
54. Ibid., p. XXX.
55. A. Daniélou, Shiva et Dionysos, Paris, Fayard, 1979, p. 72.
56. Ibid., p. 73.
57. Wendy Doniger, Shiva, érotique et ascétique, trad. N. Ménant,
Paris, Gallimard, 1979, p. 22.
58. Cité par Michel Hulin in Le Principe de l’ego dans la pensée in-
dienne classique, Paris, Éditions du Collège de France, 1978, diffusion
E. de Boccard, p. 323-324.
59. Ibid., p. 327.
60. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation,
trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, § 52, p. 329.
61. Clément Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, PUF, 1969,
p. 101.
62. Ibid., p. 103-105.
63. Ibid., p. 103.

203
64. Émile Durkhein, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris,
PUF, 1960, p. 284.
65. Ibid., p. 285.
66. D. E. Harding, La Troisième Voie, Paris, Albin Michel, 2005.
67. Voir dans P. Moutal et les publications indiennes.
68. Sri Jayendra : l’actuel Shankaracharya de Kanchipuram.
69. Platon, République, livre X, 598a, trad. L. Robin, Paris, Galli-
mard, 1950.
70. A. Daniélou, op. cit., p. 12.
71. D’après William Tallotte, Ocora (C560178), janvier 2003.
72. Natya Shastra XXXVI, 48, in L. Bansat-Boudon, Poétique du théâ-
tre indien, op. cit., p. 54.
73. Heidegger, Questions I, p. 71, Paris, Gallimard, 1968.
74. Ibid., p. 67.
75. « The Vedas are called anädi, without a beginning in terms of time »,
Sri Chandrasekharendra Saraswati, Shankaracharya of Kanchi Ka-
makoti Peetham, The Veda, Bombay, Bharatiya Bhavan, 1988. – On
peut constater que le précédent Shankara insiste sur l’absence de
commencement dans le temps, ce qui veut bien signifier le carac-
tère intemporel et non mondain des Veda.
76. Brhadaranyaka Upanishad, 2, 4, 10, édition Émile Senart, Paris,
Belles Lettres, 1967.
77. « Nishwasitam is the word used denoting exhalation of breath », op.
cit., p. 6.
78. Sangitaratnakara de Sharngadeva, 2 vol., bilingue anglais-
sankrit avec commentaires en anglais, Dr R. K. Shringy, New Delhi,
Munsiram Manoharla Publishers Pvt. Ltd., 1999, section 2, 2, p. 23.
79. Rig-Veda X, 129, in Rig-Veda : Hymnes spéculatifs, trad. L. Renou,
Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 1956, p. 125.
80. Hegel, Esthétique, Paris, Aubier Montaigne, 1964, p. 159.
81. Ibid., p. 159.
82. Alain Patrick Olivier, Hegel et la musique, Paris, Champion,
2003, p. 140.
83. Ibid.
84. Ibid.

204
85. Hegel, op. cit., p. 159.
86. Ibid.
87. A. Daniélou, La Musique de l’Inde du Nord, op. cit., p. 12.
88. Hegel, op. cit., p. 176-177.
89. M. Coquet, Linga, op. cit., p. 37.
90. Cité in M. Hulin, Le Principe de l’ego…, op. cit., p. 291.
91. Ibid., p. 292.
92. Madeleine Biardeau, Théorie de la connaissance et philosophie de
la parole, Paris, Mouton, p. 364.
93. Ibid., p. 361.
94. Ibid., p. 364.
95. Ibid., p. 359.
96. André Padoux, L’Énergie de la parole, Paris, Fata Morgana, 1994,
p. 52.
97. Ibid., p. 53.
98. Ibid., p. 54.
99. Ibid.
100. Ibid., p. 55.
101. Thierry Guinot, L’Univers des mantras, Diffusion Rosicruci-
enne, 1997, p. 268.
102. The Gospel of Swami Ramdas, recorded by Swami Satchida-
nanda, Anandashram, Kerala, p. 372, cité par Michel Coquet in
Linga, op. cit., p. 83.
103. Michel Coquet, Yogi Ramsuratkumar, le divin mendiant, Paris,
Altess, 1996, p. 83.
104. Michel Coquet, Linga, op. cit., p. 49-50.
105. « In the heart is located the psycho-physical centre called the “cycle of
the unmanifest” (anahata chakra), with twelve petals which is considered
to be the place of worshipping lord Shiva in the form of Om », Sharngadeva,
op. cit., p. 90.
106. The « subtle body (linga sharira), which is considered to be indes-
tructible till emancipation », Sharngadeva, op. cit., p. 28.
107. Bhagavad Gita, II, 16, trad. O. Lacombe, Paris, Le Seuil, coll.
« Points Sagesses », 1976.

205
108. Traduit de l’anglais par Camille Rao et Jean Herbert.
109. Phulgenda Sinha, The Gita as it was, Calcutta, Rupa, 1986.
110. Ibid., p. 26.
111. Vijnana Bhaïrava, op. cit., p. 69.
112. Hazrat Inayat Khan, The Mysticism of Sound and Music, Lon-
don, Shambala, 1996, p. 9.
113. Ibid., p. 10.
114. Clément Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 106.
115. Vijnana Bhaïrava, éd. et trad. Lilian Silburn, Paris, Collège de
France, diffusion De Boccard, 1983.
116. Ibid., p. 68.
117. Ibid., p. 70.
118. Ibid.
119. Ibid., p. 71.
120. Ibid., p. 72-73.
121. Ibid., p. 74.
122. Ibid., p. 39.
123. Il y a là un dépassement de la perspective strictement reli-
gieuse. La musique garde toujours un aspect « dionysiaque », qui la
situe en dehors des codes moraux résultant d’une religion.
124. « The syllabe na (of nada) represents the vital force and da repre-
sents fire; thus being produced by the interaction of the vital force and fire it
is called nada », Sharngadeva, op. cit., vol. I, p. 113.
125. Sharngadeva, op. cit., vol. I, p. 115: « Nada is differentiated into
twenty-two grades which, because of their audibility, are known as shruti. »
126. Le Gitalamkara, éd. A. Daniélou, Pondichéry, Institut Français
d’Indologie, 1987, p. 51: « La note Sadja (Do) a la couleur rouge du pé-
tale de lotus…»
127. Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Le
Seuil, 1974, p. 23.
128. Ibid., p. 22.
129. Ibid., p. 83.
130. Hazrat Inayat Khan, The Mysticism of Sound and Music, p. 54,
London, Shambala, 1996.
LEXIQUE

Les termes sont définis ici dans leur sens contextuel.

A la puja à la divinité dans le saint


Abhisheka : purification des saints en Inde du Sud
Advaïta : doctrine qui fait de l’Ab- Artha : la bonne santé
solu ce qui est au-delà de toute Arunachala : nom de la monta-
dualité gne surplombant la ville de Tiru-
AHAM : Je vannamalai
Ahata nada : son frappé Ashram : monastère hindou
Akasha : théorie de l’Éther Atman : le vrai Soi, par opposition
Akrama : désordre, sans succes- à l’ego (ahamkara)
sion Atmavshranti : le Repos dans le
Alankar : en musique, ornement Soi
Alap : début du raga
Anacka : la consonne sans voyelle B
Anahata nada : son non-frappé Bhaïrava : aspect de Shiva
Ananda : félicité, volupté Bija : en musique, sonorité sym-
Anta : limite bolique
Anusvara : résonance nasale Bindu : point
Anuttara : excellent, à quoi on ne Brahmananda : la félicité de Brah-
peut répondre man
Apa linga : linga d’eau Brajbhasha : nom d’un dialecte
Arccakar : les gurukkal qui offrent hindou

207
C Guru : enseignant, maître spiri-
Camatkara : l’Émerveillement tuel
Chakra (« roue », « disque ») : Gurukkal : prêtres de l’Inde du
centres spirituels dans le corps Sud
Chikari : en musique, les deux
cordes du bourdon J
Cittavrtti : les affects Jagatguru : le guru du monde
Jala : eau
D Jivan mukhti : libéré vivant
Darshan : vue ; vision d’une ima-
ge de divinité dans le saint des K
saints d’un temple, ou bien d’un Kala : la vie de la multitude des
homme saint, d’un Maître spiri- énergies fragmentatrices
tuel (Guru). Kama : la joie, le plaisir
Dharma : l’action juste, conforme Karuna rasa : la compassion
à l’ordre des choses Khali : en musique, temps à vide,
Dhikr (arabe : « évocation; men- noté 0.
tion, rappel, répétition [du nom Khyal : genre musical de l’Inde
de Dieu] ») : pratique commune du Nord
à tout l’islam Komal : bémol
Dhoti : pièce de coton drapé au- Kriti : sorte de composition musi-
tour du corps en une sorte de cale en Inde du Sud
pantalon Kundalini : énergie vitale inté-
Dhrupad : genre de musique clas- rieure
sique de l’Inde du Nord
Dhvani : son L
Diksha : initiation Linga (ou lingam) : signe de
Shiva ; pierre d’apparence phal-
G lique
Gamaka : en musique, ornements Linga sharira : corps subtil
Gharana : famille de musiciens
qui fait école M
Ghat : les marches pour accéder Mandapa : pavillon servant aux
à un fleuve ou à un bassin sacré rituels publics
Gita : mélodie Math : monastère

208
Maya : l’illusion cosmique ; l’er- Prana : force vitale
reur séductrice Prithivi : la terre
Mind : en musique, tirer sur la Puja : faire une offrande aux
corde du sitar Dieux
Mizrab : onglet de fil d’acier Pujari : officiant
Moksha : la libération, la déli-
vrance R
Rag ou raga : mode musical dans
N la musique indienne
Nada : son, bruit, résonance Raga Bhaïrava : nom d’un raga
Nadabindu : point sonore Raga bhava : l’essence du raga
Nada Yoga : pratique de concen- Ranj : coloration
tration connue de l’hindouisme Rasa : le sentiment, la saveur
aussi bien que du bouddhisme Rishi : sages
qui consiste à fixer l’attention Rudra vina : vina de l’Inde du
sur un son Nord
Nadi : rivière, canal
Nagasvaram : hautbois S
Nara : l’homme, l’esprit univer- Saccitam : une conscience qui est
sel dans l’être (sat)
Nirodhini : fin, extinction Sadhanas : pratiques spirituelles
Nirvrti : la Sérénité Sadhu : saint homme
Nishvasitam : exhalaison Samadhi : union suprême avec la
Niskala : indivis divinité
Samaya diksha : une des initia-
tions
O
Sanatana Dharma : nom de l’hin-
Oduvar : chantre douisme ; l’ordre éternel, la loi
éternelle
P Sannyasin : renonçant
Pallavi : partie d’un raga de l’Inde Sapta svara : en musique, les sept
du Sud notes
Para vak : parole suprême Sat : l’être
Pasha : liens, cordes, chaînes Sat-cit-ananda : la structure de
Pradakshina : circumambulation l’Absolu ; l’Absolu comme être,
d’un lieu sacré conscience et félicité

209
Sayaraksha puja : cérémonie du Tecikar : oduvar (chantre) qui a re-
crépuscule çu la consécration de Maître en
Shabda Brahman : le Dieu-Son Inde du Sud
Shloka : verset Tejas : le feu
Shruti : révélation auditive ; inter- Tikka ou Tilaka : marque de ver-
valle sonore millon posée sur le front
Sitar : instrument de musique à Tirtha : point d’eau sacré
cordes de l’Inde du Nord
Tivra : en musique, altéré, aug-
Spanda : la vibration
menté d’un demi-ton.
Sphota : partie éternelle du mot
comme cause du sens
Stupa : structure architecturale U
Svara : note de musique Uparanjakabhava : le plaisir des
Svataman : le Soi propre sens
Urdhvaretas : la montée du semen
T
Tabla : les percussions en Inde du V
Nord Vaggeyakar : poète-compositeur-
Tala : en musique, cycle rythmi- interprète
que Varna : couleur
Tala Adi : nom d’un cycle ryth-
Varnam : forme musicale de l’Inde
mique en Inde du Sud
du Sud
Tampura : instrument de musi-
que qui permet de tenir la toni- Vayu : l’air
que en fond sonore Vayu linga : linga d’air
Taqasim : genre musical dans la Vedanta : système philosophique
musique arabe Vina (ou sarasvati vina) : luth à
Taraf : en musique, cordes sympa- cordes pincées d’Inde du Sud
thiques du sitar Visarga : aspiration
Tavil : tambours
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TABLE

Avertissement 9
Introduction : Ethnomusicologie
et philosophie de la transcendance 11

Ire partie : MUSIQUE INDIENNE


ET ÉTAT DE CONSCIENCE ONTOLOGIQUE
La musique indienne: une musique modale 21
Le concept de raga 32
La félicité 42
La rencontre d’Henri 49
Goûter le Soi 59
Le Shabda Brahman 70

IIe partie : LA MUSIQUE COMME DIVERTISSEMENT


Passer le temps: du cycle rythmique (tala) 79
L’érotique musicale 85
Bénarès 95
Interprétations 104
Le guru 116
L’abhisheka d’Henri 123
IIIe partie : LA MÉTAPHYSIQUE DU SON
Métaphysique et musique 133
Une ontologie musicale 142
L’amour fou 152
Katmandou 160
Le mantra 169
La transcendance 178

Conclusion: NOTES ET PULSIONS 193

Notes 201
Lexique 207
Bibliographie 211
Ouvrage réalisé par Les 3TStudio
Achevé d’imprimer en juin 2010
par l’imprimerie EMD S.A.S.
pour le compte des
Éditions Michel de Maule
à Paris

Dépôt légal : juin 2010


N° impr. :
(Imprimé en France)

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