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Revue Interventions économiques

Papers in Political Economy

30 | 2003
Le développement local : nouvelles perspectives
Local Development: New Perspectives

Pierre-André Tremblay et Jean-Marc Fontan (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/945
DOI : 10.4000/interventionseconomiques.945
ISBN : 1710-7377
ISSN : 1710-7377

Éditeur
Association d’Économie Politique

Référence électronique
Pierre-André Tremblay et Jean-Marc Fontan (dir.), Revue Interventions économiques, 30 | 2003, « Le
développement local : nouvelles perspectives » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2003, consulté le 23
septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/945 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/interventionseconomiques.945

Les contenus de la revue Interventions économiques sont mis à disposition selon les termes de la
Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.
Revue Interventions économiques
Papers in Political Economy

30 | 2003
Le développement local : nouvelles perspectives
Local Development: New Perspectives

Pierre-André Tremblay et Jean-Marc Fontan (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/945
DOI : 10.4000/interventionseconomiques.945
ISBN : 1710-7377
ISSN : 1710-7377

Éditeur
Association d’Économie Politique

Référence électronique
Pierre-André Tremblay et Jean-Marc Fontan (dir.), Revue Interventions économiques, 30 | 2003, « Le
développement local : nouvelles perspectives » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2003, consulté le 28
août 2019. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/945 ; DOI:10.4000/
interventionseconomiques.945

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SOMMAIRE

Le développement local: Nouvelles perspectives. Introduction


Pierre-André Tremblay

Développement local et lutte contre les inégalités : de quelques innovations québécoises


(1980-2000)
Louis Favreau

Les contributions des associations au mode local de régulation et les inégalités entre les
régions
Yvan Comeau, André Beaudoin, Daniel Turcotte, Jean-Pierre Villeneuve, Marie Bouchard, Sylvie Rondot, Benoît Lévesque et
Margie Mendell

La construction sociale des localités par des acteurs locaux : conceptualisation et bases
théoriques des outils de développement socio-économique
Soumaya Frej, Mélanie Doyon, Denis Granjon et Christopher Bryant

Qu’y a-t-il dans une communauté ? L’exemple des groupes communautaires québécois
Pierre-André Tremblay

Initiatives communautaires de développement local et gouvernance métropolitaine : quel


emboîtement ?
Jean-Marc Fontan, Richard Morin, Pierre Hamel et Éric Shragge

Entre la complaisance et le radicalisme économique : Quelle perspective pour le


développement local ?
Pierre Ducasse

Le développement du local, de la contrainte économique au projet politique


Jean-Marc Fontan

Développement local : sur fond de proximité relationnelle, l’apport indispensable de l’extra-


local
Serge Côté

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


2

Le développement local: Nouvelles


perspectives. Introduction
Local development: New perspectives. Introduction

Pierre-André Tremblay

1 Les textes de ce numéro d’Interventions économiques regroupent une partie des


communications présentées en deux occasions. La première fut un colloque organisé à
l’ACFAS 2002 sous le titre « Repenser le développement », la seconde lors de divers
colloques tenus pendant la rencontre de l’Association de science régionale de langue
française (Trois-Rivières, août 2002). Les auteurs avaient été invités à réfléchir à ce que
signifie le développement et par extension, le développement local à l’époque actuelle.
2 La tâche n’était pas facile et elle est loin d’avoir été atteinte à la satisfaction de tous. La
notion de développement est devenue un élément-clé de la culture des sociétés
contemporaines, c’est-à-dire une évidence qu’il est presque impossible de questionner.
Gramsci aurait sans doute parlé de « sens commun », une notion reçue qui sert à penser
les autres dimensions de la vie, mais qui se tient elle-même à l’orée du discours et comme
telle, reste largement impensée.
3 Mais impensée ne signifie pas muette. En fait, elle est omniprésente, depuis la psychologie
savante (le développement de l’enfant) ou populaire (le développement de soi) jusqu’à la
philosophie (« deviens ce que tu es ») et évidemment, la biologie, la sociologie,
l’économie. Elle sert à comprendre le passé et à montrer comment le présent est parvenu
à être, mais surtout elle pose un critère indiquant comment le présent doit devenir le
futur. Cette normativité est généralement implicite, mais elle n’en est pas moins efficace.
Elle signifie qu’on doit penser les choses en termes de développement, même si le terme
reste flou.
4 Considéré ainsi, sous l’angle cognitif, le développement est moins une « chose » qu’un
processus et une façon de concevoir les « choses » sociales. Le non-dit dans lequel se
cantonne cette compréhension ne signifie pas que le terme n’aie aucun sens, bien au
contraire, mais ce sens demeure implicite, une de ces pré-notions dont on a pourtant
tellement dit qu’il fallait rompre avec elles. Il s’agit donc moins d’un concept que de la
reprise d’une catégorie du sens commun.

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5 Bien que sa généalogie soit longue, c’est vers la fin des années quarante que le terme
s’impose au plan international (Sachs, 1992, Rist, 1997). Époque dominante du
keynésianisme, triomphe du fordisme, apogée de l’État-providence : la croissance
semblait indéfinie et le « paradigme productiviste » régnait sans partage. Dans ce
contexte, qui se surprendra de constater que malgré les précautions par ailleurs
affirmées, il soit si difficile de distinguer croissance et développement?
6 Après une trentaine d’années de domination, ce paradigme a perdu de son lustre. La
critique écologiste a fait comprendre l’insoutenabilité de ce modèle; à peu près
simultanément, le fordisme a atteint sa limite, sans que l’on soit très certain de ce qui le
remplacera.
7 La preuve en est que bien qu’on continue à utiliser le terme de développement, le
discours s’est greffé de notions qui s’y intègrent mal. L’État se veut accompagnateur, et
non plus moteur et planificateur – ce qui n’est pas très keynésien. On parle de
décentralisation et de prise en charge, ce qui ne l’est pas non plus. La croissance demeure
un objectif incontesté, mais sans les outils fordistes de la croissance.
8 Il semble donc que le discours demeure en porte-à-faux, ce qui explique peut-être son
incapacité réflexive, son silence sur ses propres présupposés et, admettons-le, sa
redondance. Risquons-en une explication, qu’on retrouvera souvent plus ou moins
clairement dans les textes qui composent ce numéro.
9 Un des problèmes de la théorie du développement, et a fortiori du développement local
est l’incapacité à prendre en compte l’évidence de deux mouvements simultanés. D’une
part, celui de la délocalisation, de la dé-spatialisation qui vient avec la mondialisation des
activités et qui, à terme, pousse à croire que « la distance n’a plus d’importance », ce que
Harvey avait appelé la compression de l’espace-temps ; d’autre part, celui de la
localisation de ces activités, c’est-à-dire le fait que cette mondialisation se structure
autour de points, de lieux : la mondialisation est une métropolisation. En grossissant le
trait, on pourrait dire que nous sommes en voie de passer d’une géographie des surfaces
(les États-nations) à une topologie des réseaux – cela étant évidemment un énoncé très
exagéré. C’est ce double mouvement que le terme de glocalization (Robertson, 1992)
désigne.
10 Or, une partie importante de la théorie du développement est en réalité une théorie de la
modernisation de l’État-nation, conçue comme une émancipation par rapport aux
diverses attaches enserrant l’individu. Certaines de ces attaches sont spatiales : la
modernisation, c’est passer du village ou du quartier à la Nation, ce que les sociologues
désignent comme le saut qualitatif du statut au contrat ou de la communauté à la société.
On peut ainsi opposer l’horizon étroit du relationnel primaire, immédiat, à l’horizon large
du relationnel secondaire, des liens sociaux libres. L’idéal serait d’arriver à un individu
sans attaches, figure renouvelée du sujet libéral typique, qui n’a de liens qu’indirects,
impersonnels, négociés. L’idée du contrat social n’est pas loin.
11 Cet utilitarisme se manifeste, sur le plan politique comme un modèle républicain, comme
un mode d’organisation qui ne laisse subsister aucune médiation entre les personnes (les
citoyens) et l’État, incarnation de la Nation. Les Jacobins l’avaient tenté en cherchant à
éliminer les associations, les corporations et les syndicats. Ils favorisaient ainsi la
verticalité au détriment des relations horizontales (ce qui ne signifie pas égalitaires) que
les individus pourraient nouer entre eux. En bonne logique, cela revient à dire que les

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personnes ne doivent plus avoir d’identité autre que nationale. Ce modèle est donc
nécessairement homogénéisant.
12 Il est clair que ce modèle n’a jamais été pleinement réalisé : il y a encore, même en
France, des régions, des syndicats, des associations. Il s’agit donc de l’énoncé d’une
norme, non d’une description de ce qui existe. Sans doute n’avons-nous jamais été
modernes (Latour, 2000).
13 Ce qui est tout aussi clair, c’est que ce modèle ne mène pas à l’abolition de tout horizon,
mais se situe d’emblée à l’intérieur de l’horizon de l’État-nation. Il faut s’assurer que les
Bretons, les Basques, les Gallois, deviennent Français, Espagnols ou Anglais, non qu’ils
soient des individus totalement libres. Le modèle républicain est modèle non d’un
individu, mais de la formation d’une identité nationale. Moderniser, c’est créer ces
« communautés imaginées » que sont les Nations (Anderson, 1991) et non abolir toute
communauté.
14 C’est justement ce que remet en question la mondialisation. En se fondant sur les réseaux
de métropoles, elle change profondément la place des États-nations. La planète-monde
devient l’horizon premier. Les théories qui se situent à l’intérieur du cadre de
construction de l’État national, les théories de la modernisation, sont donc déphasées. De
façon certes un peu provocante, on pourrait dire : si le développement n’est plus
développement de l’État national, de quoi sera-t-il le développement? Une bonne partie
de nos difficultés intellectuelles tiennent à notre incapacité à répondre adéquatement à
cette question.
15 Ce n’est pas faute d’essayer, comme le montrent, chacun à leur façon, les articles de ce
numéro. Ils cherchent tous la réponse du côté des collectivités locales, plutôt que de celui
du pays. Reste à voir comment les termes anciens – communauté, localité, région –
survivront au changement de paradigme.

BIBLIOGRAPHIE
ANDERSON, B. (1991). Imagined communities. Essay on the origins and spread of nationalism
(2nd. Ed.), Londres, Verso books.

LATOUR, B. (2000). Nous n’avons jamais été modernes. Essai d«’anthropologie symétrique, Paris,
La Découverte.

RIST, G. (1997). Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris, Presses de Science
Po.

ROBERTSON, R. (1992). Globalization. Social theory and global culture, Newbury Park, Sage.

SACHS, W. (dir.) (1992). The development dictionary, Londres, Zed Books.

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AUTEUR
PIERRE-ANDRÉ TREMBLAY
Université du Québec à Chicoutimi

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Développement local et lutte contre


les inégalités : de quelques
innovations québécoises (1980-2000)
Local Development and the Fight Against Inequality: Some Quebec Innovations
(1980–2000)

Louis Favreau

Introduction
1 L’expérimentation de nouvelles pratiques d’économie sociale, d’insertion socio-
professionnelle et de développement économique communautaire a été particulièrement
forte au cours des deux dernières décennies (1980-2000). Elle s’est réalisée, grosso modo,
autour de quatre types d’initiatives : 1) des initiatives de développement de nouveaux
services de proximité (maisons de quartier, maisons de la famille, cuisines collectives,
etc.) ou de renouvellement de certains services existants tels les centres communautaires
de loisirs (Fréchette, 2000) ; 2) des initiatives de formation à l’emploi (organismes
communautaires de formation de la main d’œuvre et entreprises d’insertion) (Assogba,
2000 ; Comeau, 1997) ; 3) des initiatives territorialisées de revitalisation économique et
sociale des communautés en déclin ou en voie d’appauvrissement (corporations de
développement économique communautaire, corporations de développement
communautaire, etc.) (Favreau et Lévesque, 1996 ; Comeau, Favreau, Lévesque et Mendell,
2001) ; 4) des initiatives de développement d’entreprises sociales dans de nouveaux
créneaux tels que l’écotourisme, la récupération et le recyclage, la restauration populaire,
l’informatique, la culture (théâtre, musique, etc.)…1
2 La décennie 80-90 a également vu se développer plusieurs réformes initiées par les
pouvoirs publics dans le domaine des affaires sociales (politique d’action communautaire
autonome), dans celui de la formation de la main d’œuvre (mise sur pied des centres
locaux d’emploi) et dans celui du développement local et régional (création de Centres
locaux de développement, de conseils régionaux d’économie sociale…). Approfondir la

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signification de ces pratiques et de ces politiques émergentes comme réponses à la


nouvelle « question sociale » d’aujourd’hui et donc à la crise de l’économie et de l’État-
providence est essentiel pour prendre la mesure du travail accompli, de ce qui reste à
accomplir et de l’inscription –potentielle ou réelle- de ces innovations dans un modèle
renouvelé de développement économique et social à l’échelle du Québec.

Une nouvelle « question sociale »


3 La pauvreté n’est pas chose nouvelle,mais elle a changé profondément d’une décennie à
l’autre. Dans les années 60-70, la pauvreté était davantage le fait d’une population en
marge du progrès social qui perdurait en dépit de la montée de l’État-providence.
Pauvreté héritée au sein de familles qui la côtoyaient de génération en génération ou
pauvreté de gens victimes de handicaps majeurs par rapport au marché du travail 2. La
grande majorité des classes populaires semblaient cependant pouvoir y échapper grâce à
l’accès à la formation et grâce au plein emploi et au développement sans précédent de
services publics en matière de santé et de services sociaux. Avec les années 80-90, c’est la
pauvreté de crise qui prévaut : des couches sociales autrefois gagnées à des conditions
de vie relativement satisfaisantes sont victimes d’une conjoncture économique durable de
crise de l’emploi.
4 Pour pouvoir comprendre ce qui arrive aujourd’hui à cet égard, il faut une problématique
qui puisse fournir un minimum d’éclairage théorique sur ce qui distingue la pauvreté
d’aujourd’hui de celle d’hier. Ce qui permettra également d’expliquer pourquoi elle
continue d’exister dans nos sociétés en dépit des efforts d’un État social pour la freiner,
voir la faire disparaître.
5 Avec la remontée de la précarité du travail et la fragilisation des protections sociales
(Castel, 1995)3, les problèmes de fragmentation du tissu social (dans les familles et les
écoles), ceux de l’emploi (pour les jeunes, les femmes et les travailleurs de plus de 45 ans)
et ceux de communautés locales en difficulté (déclin des économies locales, montée de la
délinquance etc.) sont devenus des enjeux majeurs de société. Les coûts sociaux pour
répondre à ces problèmes se sont avérés de plus en plus élevés. Dans les deux dernières
décennies (1980-2000), les pouvoirs publics et les mouvements sociaux ont alors dû
s’engager dans de nouvelles interventions. Ce qui a donné naissance à de nouveaux
services de proximité, de nouvelles initiatives de formation à l’emploi (insertion socio-
professionnelle), de nouveaux dispositifs de revitalisation économique et sociale
(développement économique communautaire) et l’émergence d’une nouvelle économie
sociale.
6 Plus globalement encore, considérons que les « Trente glorieuses » (1945-1975) ont été, à
l’échelle des pays industriels développés, les décennies du monde du travail en
transformant la condition ouvrière en condition salariale. En réalité, l’amélioration des
conditions de vie de la majorité de la population s’est faite sur une plus longue période
encore : schématiquement, on peut parler d’une transformation de la condition
prolétarienne (celle du début du capitalisme au 19e siècle), condition qui équivaut à de la
quasi-exclusion, à une condition ouvrière, celle des années 1930-1950, faite d’une relative
insertion dans la société grâce à l’obtention d’un certain nombre de droits4. L’exemple de
ces avancées sociales des années d’après la première grande crise économique, sera le
New Deal dans lequel on reconnaît, pour la première fois en Amérique du Nord, les

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organisations du mouvement ouvrier dans le cadre d’une législation sociale et d’une


véritable législation du travail. Mais, dans l’après-guerre jusqu’à la fin des années 70, le
développement sans précédent de nos sociétés rendra possible un travail pour tous
(contexte dit de plein emploi) et des protections sociales universelles (de caractère
public). La condition salariale devient alors le lot de la majorité. Bref, de grands
dispositifs sociaux que sont les conventions collectives et les politiques sociales mettront
fin à la pauvreté de masse.
7 Mais les deux dernières décennies (1980-2000) ont surtout été celles du capital et de
ladéstabilisation de cette condition salariale : la mondialisation des marchés, la fonte des
emplois productifs, les délocalisations d’entreprises ont alors provoqué une importante
crise de l’emploi, un retour à la précarité pour de plus en plus de travailleurs et une
fragilisation des protections sociales liée à la crise des finances publiques (Joint-Lambert,
1995). Trois tendances, au plan macro-social, surgissent simultanément :
• avec le déclin de l’industrialisation et l’interruption de la montée du travail à temps plein,
régulier, à contrat indéterminée, on assiste à une remise en questiondu salariat comme
mode principal de régulation économique et sociale (grosso modo 85 % de la population
active est salariée). Cette crise se répercute alors directement sur l’État dont le salariat
forme l’assise principale des prélèvements sociaux ;
• la crise de la production des services collectifs par l’État sur l’ensemble des territoires
génère une certaine désorganisation des économies locales des quartiers populaires dans les
centres urbains et l’affaiblissement des communautés rurales ;
• les dispositifs traditionnels de socialisation liés à la vie quotidienne (famille, école, réseau de
voisinage) sont ébranlés et conduisent à l’effritement des liens sociaux dans plusieurs
collectivités locales (Bouchard, 1991).
8 Aujourd’hui, par la force des choses, on réinterroge donc la manière de résoudre la
« question sociale » qui avait trouvé sa solution dans la montée d’un État social. D’où
l’introduction au début de la décennie 90 de nouvelles notions qui tentent de clarifier la
nature de ces « nouvelles pauvretés » : celles d’exclusion et de désaffiliation (Dubet, 1992 ;
Castel, 1995), de disqualification (Paugam, 1991), de désinsertion (Gaulejac, 1994), de
spécialisation sociale de l’espace (Jacquier, 1991). D’où également de nouvelles questions
sur le rôle de l’État (centralisé) et de la démocratie (représentative) et l’émergence des
notions d’État partenaire (Noël, 1996) et de démocratie sociale (Lévesque, 1997).
9 L’impact social de la déstabilisation du salariat des deux dernières décennies a été
majeur : l’avenir est à nouveau incertain, voire aléatoire. L’État social est encore fort mais
il est fragilisé : peut-on encore aujourd’hui faire passer la solidarité et la cohésion sociale
par le seul dispositif d’un État central ? Les régions et les communautés locales, les
mouvements et les institutions de la société civile, ne sont-ils pas appelés à jouer un rôle
plus actif par ces temps d’incertitude prolongée ? Les pouvoirs publics vont-ils alors
s’inscrire dans la seule logique de l’urgence ou peuvent-ils mettre également en œuvre
des politiques plus transversales et plus structurantes ?
10 Voilà ce que comporte une réflexion sur les initiatives de lutte contre les inégalités des 20
dernières années. En dernière instance, une seule et même grande question se pose :
comment faire du développement économique et social en ce début de millénaire ?
11 Dans ce contexte, les mouvements sociaux ont été les maillons les plus sensibles aux
remous des changements économiques et sociaux de ces deux dernières décennies.
L’existence de nouveaux champs d’activité et l’émergence d’« alternatives » par le

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développement local et l’économie sociale se sont, sous leur impulsion, affirmés avec plus
de force. L’analyse de ces pratiques nous permet d’opérer une relecture d’ensemble de la
lutte contre la pauvreté dans le cadre plus général d’une redéfinition des rapports
entre l’État, la société civile et le marché. Depuis 10 ans, toute une série de travaux de
recherche au Québec autour des notions de « prévention sociale » (Fréchette, 1996),
d’« économie solidaire » et de « services de proximité » (Laville, 1994 et 1992),
d’« économie sociale » et de « développement économique communautaire » (Defourny,
Favreau et Laville, 1998) permettent de rendre compte de l’évolution en cours et de
l’inscription ou non de ces « alternatives » dans le modèle québécois de développement
(Bourque, 2000)5.

Les leviers de l’action collective pour lutter contre les


inégalités
12 La réduction des inégalités s’opère de deux manières : par une redistribution de la
richesse existante, principalement par l’intermédiaire de la fiscalité (prélèvements
progressifs en fonction du niveau de revenus…) et par des prestations particulières à
l’intention de ménages et de groupes en difficulté. Mais elle peut se faire également par
une intervention de soutien à la production de nouvelles richesses qui combinent des
objectifs économiques (soutien à des économies locales par exemple) et des objectifs
sociaux (création d’emplois, création de nouveaux services de proximité…).

Le levier de la redistribution

13 La première voie pour éradiquer la pauvreté, la plus classique et la plus visible, est celle
des mesures de redistribution de la richesse. Les deux recours habituels : 1) dans les
collectivités locales et les régions, des citoyens se mobilisent dans des organisations de
défense de droits sociaux qui servent de signal d’alarme auprès des pouvoirs publics 6 : 2) à
l’échelle de la société, l’État se charge d’assurer des protections sociales pour tous à partir
d’une politique d’équité fiscale7 et d’équité territoriale8.
14 Bref, pour atténuer les inégalités entre « riches » et « pauvres », entre régions rurales et
régions urbaines, entre centre-villes et banlieues, entre groupes sociaux de toute
catégorie, l’État veille à fournir un panier de services communs à tous et un service public
sans discrimination sociale ou spatiale. Le projet de loi pour un Québec sans pauvreté
(Labrie, 2001) et le débat autour d’une allocation universelle (Aubry, 1999) participent
très précisément de cette démarche de renouvellement des mesures de redistribution. Le
fondement derrière ce levier de la redistribution nous renvoie à l’inégalité des chances
liée à un manque de ressources disponibles (revenus…) pour les familles et les
collectivités. La demande sociale exprime ici une volonté d’égalité dans la
consommation.
15 Cette approche par la redistribution oublie cependant trop facilement les effets pervers
de l’État-providence, première génération (celui de la Révolution tranquille). Son
étatisme sous-estime l’effet de passivité lié à la seule perspective de la consommation de
services.
16 La crise de l’État-providence ne se réduit pas à ces déficits ni la pauvreté à un manque de
ressources (financières et autres). C’est la crise du financement public qui nous a permis

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de mieux voir l’effet pervers d’un État social qui, dans sa mouture initiale, fait des
citoyens des consommateurs. C’est la crise de l’emploi qui nous a fait mieux voir que le
travail est un vecteur déterminant d’intégration, un socle pour la reconnaissance sociale
de chacun, l’estime de soi et l’inscription de tous dans des réseaux sociaux.
17 Au cours des années 1945 à 1975, l’État et le réseau public assument un rôle central sur le
plan du financement, de l’encadrement, de la gestion et de la production des services. Au
cours de ces décennies d’après-guerre, le secteur public occupe le devant de la scène, tout
le devant de la scène. Les ressources associatives (organisations communautaires, groupes
de femmes, groupes écologiques, groupes de jeunes) ne jouent alors qu’un rôle
complémentaire dans la distribution des services aux collectivités. Simultanément, sous
la poussée des grandes organisations syndicales et des associations de consommateurs
(notamment les grandes coopératives de consommation et d’épargne et de crédit), l’État
en est venu à assurer les protections sociales de base (assurance-maladie, éducation,
assurance-emploi, etc.) tandis que les entreprises du secteur marchand se voyaient
attribuer, comme par évidence, le développement économique. Dans un cas comme dans
l’autre, les citoyens sont en quelque sorte hors champ : des bénéficiaires de services de
l’État et des salariés d’entreprises dans lesquelles ils ne participent pas activement 9.
18 Les pouvoirs publics et les mouvements qui sont trop centrées sur les dispositifs étatiques
et donc trop exclusivement sur la consommation de services occultent du coup deux
dimensions cardinales : celle d’une citoyenneté active et celle de concepteur de services
que des collectivités peuvent assumer. D’un côté, les lacunes démocratiques d’un service
public centralisé et opéré par les seuls fonctionnaires de l’État sont manifestes ; de
l’autre, il y a quasi-monopole de la production de services collectifs par l’État. C’est ce
scénario qui est tombé en désuétude dans les deux dernières décennies, car ce type
d’État social répond mal au problème actuel des inégalités qui est non seulement une
question de ressources disponibles mais aussi, simultanément, de disqualification sociale
ou de desinsertion sociale des individus (Gaulejac, 1994), de ségrégation spatiale
(relégation de groupes comme les chômeurs, les assistés sociaux et une partie des
nouveaux arrivants dans des quartiers en difficulté) (OCDE, 1998) et de déficit du tissu
économique local (appauvrissement de collectivités locales et régionales) (Favreau et
Lévesque, 1996).

Le levier de la création de richesses nouvelles

19 Le rôle redistributif de l’État demeure toujours nécessaire tout comme son action dans les
politiques sociales et économiques, comme dans des projets tels que le partage du travail.
Mais il n’a plus le monopole de la redistribution et du développement économique et
social. Les mouvements sociaux se taillent de plus en plus une place appréciable dans le
développement en liant les dimensions sociale et économique.
20 C’est ce qui explique qu’un certain nombre de réponses moins centrées sur la
redistribution étatique et davantage sur l’auto-organisation et la co-production de
services, ont émergé è partir des années 80. Fondement de ces initiatives, l’égalité par le
travail, autrement dit, une participation au marché du travail qui permet à des gens de
sortir de la pauvreté et de redevenir actifs dans la société10. Au Québec de façon
particulière, c’estle croisement actif de ces initiatives avec de nouvelles politiques
publiques qui fait l’originalité du développement économique et social des deux dernières
décennies.

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21 C’est le levier de la production de richesses, mis au service d’objectifs économiques et


sociaux, qui donne naissance à de véritables filières. Autrement dit, ces nouvelles
pratiques ne se sont pas constituées uniquement par affinités de réseaux liés à des
mouvements sociaux. Elles se sont progressivement insérées dans une cohabitation
désormais institutionnelle avec le service public, créant ainsi des filières. Dans
certains secteurs, il existe en effet aujourd’hui des dispositifs permanents de médiation
entre ces initiatives et le service public, des filières.
22 Mais il n’est pas certain qu’on en saisisse encore la véritable portée qui est celle de
maximiser le levier de la production de richesses avec les principaux concernés eux-
mêmes (individus, groupes et collectivités en difficulté) dans cette lutte contre les
inégalités. Voyons cela de plus près.

Les nouvelles filières de production de richesses


(biens et services)
La filière du développement local

23 C’est en relation avec l’emploi et le soutien aux entreprises locales qu’ont pris forme des
organisations qui accompagnent des groupes en difficulté. Dans les années 90 surtout, la
création de nouveaux dispositifs de développement local est devenu un impératif de
premier ordre afin de répondre aux besoins des économies locales et régionales en
difficulté
• La Caisse d’économie des travailleuses et des travailleurs (Québec), fondée par la CSN, avec
un actif de plus de 110 millions de dollars et dont la mission explicite est celle du
« développement communautaire » (CETT, 1997) soutient prioritairement des entreprises
relevant de l’économie sociale. Elle a ainsi fait la preuve que ce segment de marché, que ces
entreprises sociales, pouvaient être aussi rentables et fiables que les PME du secteur privé.
Elle finance et accompagne plus de 200 entreprises de ce type en dépassant la moyenne de
retour sur investissements généralement obtenue dans l’ensemble des caisses du
Mouvement Desjardins à laquelle elle appartient (Lebossé, 1998).
• Le réseau d’une cinquantaine de corporations de développement communautaire (CDC) et
celui des corporations de développement économique communautaire (15 CDÉC) : ces
organisations de caractère associatif, nées pour la plupart à la fin des années 80 ou au début
des années 90, font du travail de revitalisation économique et sociale dans des communautés
en difficulté. Elles ont inspiré la réforme qui a donné naissance aux CLD et travaillent depuis
avec eux.
• Les 54 Sociétés d’aide au développement de la collectivité (SADC) : initiées par le
gouvernement fédéral en 1985, les 54 SADC du Québec sont des OBNL gérées par des conseils
d’administration formés de représentants des communautés locales. Il s’agit d’organismes
de développement économique local ayant à leur disposition des fonds de développement.
• Les 86 Sociétés locales d’investissement et de développement de l’emploi (SOLIDE) : initiées
conjointement par le Fonds de solidarité des travailleurs (FTQ) et l’Union des municipalités
régionales de comté du Québec (UMRCQ), les premières SOLIDE sont entrées en opération en
1993. Juridiquement autonomes, ce sont des organismes hybrides initiés par les syndicats et
les gouvernements locaux (UMRCQ).
• Les 110 Centres locaux de développement (CLD) : créés en 1998 et subventionnés par l’État
québécois, les CLD relèvent de conseils d’administration autonomes. Les CLD emploient 1000

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personnes et disposent tous de fonds de développement dont une partie est dédiée
spécifiquement à l’économie sociale.
• Le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ) : créé en novembre 1997, il est alimenté
par des contributions d’entreprises privées et collectives actives au Québec et d’une dotation
de départ du gouvernement québécois. Ce fonds fournit du financement et de la formation
exclusivement aux entreprises d’économie sociale.
• Investissement-Québec : cette société d’État dont la mission est de soutenir le financement
des PME administre depuis la fin des années 90 de nouveaux programmes pour le
financement des entreprises de l’économie sociale : l’un pour les coopératives, l’autre pour
les OBNL.

La filière de l’économie sociale

24 L’accès à l’emploi pour les segments plus défavorisés de la population active et son
corollaire l’insertion par le travail ne sont pas en reste puisque bon nombre d’initiatives
associatives, syndicales et publiques en la matière sont apparues, surtout dans les dix
dernières années, créant ainsi une seconde filière, plus spécifiquement articulée autour
d’organisations et d’entreprises d’économie sociale. Mentionnons à cet égard :
• Quelque 150 organismes communautaires de développement de la main d’œuvre soit le
réseau de l’ASEMO, c’est-à-dire l’Association des Services externes de main d’œuvre
disposant d’un financement public de Québec et celui du RQuODE qui, avant la réforme du
service public de l’emploi, disposait d’un financement public du gouvernement fédéral
(maintenant lié à Emploi-Québec pour son financement).
• Une centaine d’entreprises dites d’insertion constitués en différents réseaux (32 entreprises
au Collectif des entreprises d’insertion ; 18 dans le réseau des CFER, etc.) et œuvrant dans
différents secteurs (entretien ménager, restauration, informatique, meuble, recyclage du
papier, rénovation de résidences, etc.) avec la contribution de deux catégories de salariés :
des salariés réguliers et des stagiaires en insertion (Bordeleau, 1997).
• De petits fonds communautaires dédiés à des catégories sociales particulièrement
défavorisées comme l’Association communautaire d’emprunt de Montréal (ACEM) ou les
Centres d’initiatives d’emploi local (CIEL)11.
• 150 Centres locaux d’emploi (CLE) : créés en 1998, les CLE gèrent l’ensemble des mesures
actives d’emploi pour toutes les catégories de personnes sans emploi et pour l’aide aux
entreprises en matière de main d’œuvre.
• Un Fonds de lutte contre la pauvreté par la réinsertion au travail qui relève du ministère de
la Solidarité sociale et du ministère du Travail. Créé en 1996, il est géré par Emploi-Québec,
organisme public national chapeautant les CLE.
• Une centaine de Carrefours jeunesse emploi : composés d’autant de conseils
d’administration où œuvrent plus de 1000 bénévoles et où travaillent 850 personnes, les CJE
sont nés dans la deuxième partie de la décennie 90 à partir d’une expérience fondatrice
apparue en 1984 dans l’Outaouais (Assogba, 2000).

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La filière de l’action communautaire

25 C’est en relation avec des besoins nouveaux, notamment dans le secteur de la santé et des
services sociaux, que s’est développée cette filière :
• Des organisations communautaires : les premières sont nées dans les années 60-70.Mais la
reconnaissance réelle est venue avec la réforme de la santé et des services sociaux (1991),
réforme qui leur accordait 20 % des voix dans les C.A. des nouvelles régies régionales 12.
• Les services d’organisation communautaire des CLSC (Favreau et Hurtubise, 1993) : les CLSC,
issus d’une transformation des cliniques médicales populaires, ont parachevé la couverture
de l’ensemble du territoire québécois à la fin des années 80.
• L’adoption d’un amendement à la loi des coopératives en 1997 qui a rendu possible la
constitution de coopératives de solidarité (participation conjointe des usagers et des
salariés), modèle inspiré des coopératives italiennes. Cet amendement donnera l’aval au
développement, entre autres, de coopératives d’aide à domicile.
• La transformation des garderies à but non lucratif en centres de la petite enfance et
l’institutionnalisation des services de garde à l’échelle du Québec (1997).
• La mise sur pied du Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA) en 1995 et une
première politique publique d’action communautaire (2000).

Un réseau des réseaux au cœur des nouvelles filières : le Chantier


de l’économie sociale

26 Finalement, les cinq dernières années ont vu les initiatives associatives, de groupes de
femmes et syndicales liées à l’économie sociale et au développement local se doter d’un
réseau des réseaux, le Chantier de l’économie sociale, lequel constitue un interlocuteur
privilégié du gouvernement du Québec en la matière.
27 En effet, pour faire suite à une recommandation du Groupe de travail sur l’économie
sociale lors du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, un organisme sans but lucratif
a été constitué : le Chantier de l’économie sociale. Ce comité de suivi était composé de
personnes représentant le mouvement communautaire, coopératif, les groupes de
femmes, les groupes de développement local et les milieux de la culture et de
l’environnement. Le Chantier vise notamment à :
• œuvrer, de concert avec les promoteurs et avec les ministères et organismes publics, à la
réalisation des projets de création d’emplois ayant été acceptés au Sommet sur l’économie et
l’emploi ou ayant fait l’objet d’un accord de principe du gouvernement ;
• faire la promotion de l’économie sociale ;
• représenter le secteur de l’économie sociale dans les instances nationales de partenariat ;
• établir des liens avec les organismes œuvrant dans le secteur de l’économie sociale aux
niveaux national et régional ;
• collaborer avec les ministères et organismes du gouvernement à l’élaboration de stratégies
favorisant le développement de l’économie sociale, à l’évaluation des programmes et
mesures de soutien à l’économie sociale de même qu’à l’élaboration d’indicateurs de
résultats ;
• rechercher la collaboration technique et financière nécessaire pour la formation
d’entrepreneurs collectifs et le financement d’entreprises d’économie sociale ;

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• mettre sur pied un secrétariat permanent capable d’établir des liaisons fonctionnelles avec
les secteurs de l’économie sociale, les organismes régionaux d’économie sociale et le
gouvernement.
28 Depuis le Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, les projets acceptés dans le secteur
de l’économie sociale ont permis de créer des milliers emplois et des centaines
d’investissements. Voici quelques faits saillants (en date du 31 mars 1999) : 7 992
personnes étaient à l’emploi d’une entreprise d’économie sociale née dans la foulée du
plan d’action du Chantier de l’économie sociale suite au Sommet tenus trois ans plus tôt. Plus
précisément, 2 750 emplois ont été créés dans les centres de la petite enfance et 4 509
dans les autres secteurs auxquels il convient d’ajouter 733 emplois consolidés. De façon
plus détaillée, les emplois créés et consolidés se répartissaient ainsi :
• les centres de la petite enfance (2 750 emplois) ;
• les entreprises d’aide domestique (2 073 emplois) ;
• les entreprises d’insertion (1 121 emplois) ;
• les centres de travail adaptés (622 emplois) ;
• les réseaux d’accueil reliés au système pénal (410 emplois) ;
• les entreprises forestières (215 emplois) ;
• les autres secteurs (801 emplois).
29 Les objectifs initiaux de création d’emplois annoncés lors du Sommet, étaient : a) 8 000
emplois dans les centres de la petite enfance ; b) 13 090 emplois dans l’ensemble des
autres secteurs d’activité13.

Lutte contre les inégalités, spécialisation sociale de


l’espace et politique de développement local
30 Comme dans tous les pays industriels d’Amérique du Nord et d’Europe d’ailleurs, la
proportion des résidents de quartiers pauvres dans les centres urbains du Québec, donc
de l’exposition à la précarité est considérable. Au Québec, dépendant des régions, cela
peut varier de 10 à 25 % de la population de ces villes. On en arrive à ces résultats sur la
base d’un certain nombre d’indicateurs relativement classiques soit la démographie de
ces quartiers, la structure familiale, la question de l’emploi (taux de chômage et/ou taux
d’activité), l’éducation et le logement. Ce qui frappe alors, ce sont les grandes similitudes
d’un pays à l’autre entre les quartiers de ces différentes villes (OCDE, 1998) : une
proportion élevée de familles à parent unique, des revenus très bas et un pourcentage
élevé de personnes et de familles dépendantes des revenus de transferts sociaux, un faible
niveau de mixité socio-professionnelle, une présence significativement plus élevé
d’activités économiques informelles, une plus forte incidence de la toxicomanie, l’absence
d’entreprises locales (ou une faible présence), un accès difficile à certains services
(transport en commun, institution financière, pharmacie, etc.). La différence entre ces
quartiers relève principalement du degré d’appauvrissement. Mais, le processus est le
même : le cumul des handicaps quant à l’emploi, au logement, à l’éducation... En somme,
la disqualification sociale, la spécialisation sociale de l’espace urbain, l’absence de
médiation entre les communautés locales en difficulté et les pouvoirs publics forment les
caractéristiques centrales de ces quartiers frappés par la crise urbaine, expression
majeure de la pauvreté aujourd’hui.

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31 Ces quartiers en difficulté nécessitent donc des politiques publiques et communautaires


transversales : pour être en mesure de travailler sur l’ensemble de la situation (cumul des
handicaps), l’intervention doit se faire avec une approche globale. Les politiques
sectorielles, davantage conçues pour des populations cibles (assistés sociaux, nouveaux
arrivants, jeunes décrocheurs…), sont insuffisantes. Dans cette perspective, le
développement économique communautaire (DÉC) est une pratique et une politique
qui a fait son chemin.
32 Les politiques publiques avec le DÉC peuvent alors travailler simultanément
l’intervention sur le bassin d’emploi, l’accès à l’éducation, l’amélioration du logement et
du cadre de vie...dans une perspective de développement local qui ne divorce pas le
développement économique -traditionnellement dévolu aux entrepreneurs privés et aux
commissaires industriels- du développement social (services de proximité) -
traditionnellement confié aux intervenants sociaux-.
33 La mise en oeuvre d’une approche intégrée, économique, c’est-à-dire suscitant des
investissements dans l’économie locale et créant des emplois, et, sociale, c’est-à-dire des
services collectifs de proximité branchés sur les besoins sociaux locaux, voilà
succinctement résumé les lignes de force de ce DÉC. Ce qui nécessite d’accorder une place
plus grande à des dispositifs de type CDÉC animées par les forces sociales locales, mais à
l’heure actuelle, il manque une politique de généralisation des CDÉC à l’échelle du
Québec.
34 À cet égard l’arrivée des CLD, toute pertinente qu’elle soit, et l’acceptation des CDÉC
montréalaises de prendre en charge les mandats des CLD pour la métropole, crée de la
confusion. D’abord, tout comme les CLSC, les CLD sont un service de caractère public. À
cet effet, ils ne peuvent remplacer les CDÉC dans un milieu, pas plus que les CLSC ne
peuvent remplacer les organisations communautaires comme têtes chercheuses à l’affût
des nouveaux besoins et travaillant à la transformation de ces derniers en projets
collectifs. Ensuite, si les CLD peuvent soutenir les projets d’entreprises (privées ou
collectives) en les finançant et en leur fournissant un minimum d’accompagnement dans
la phase finale, ils ne peuvent remplacer les CDÉC. Car ces dernières, par leurs agents de
développement sur le terrain (des organisateurs communautaires de type nouveau),
contribuent à faire lever des projets, notamment là où les conditions sont les plus
difficiles, et ce, du pré-démarrage jusqu’à la phase où les CLD peuvent les prendre, c’est-à-
dire lorsque leur faisabilité a été démontrée. Les CLD n’ont pas les moyens ni l’ambition
de faire lever des projets.
35 Par ailleurs le travail local pose la question du passage du micro au macro. L’addition de
dizaines de petits projets ne peuvent constituer à eux seuls un développement
d’ensemble. D’autant que l’action trop strictement locale s’use souvent d’elle-même si elle
ne débouche pas un jour sur d’autres perspectives. Il faut donc que l’action locale de DÉC
identifie ses partenaires pour travailler avec eux dans un projet de portée plus générale :
la municipalité, des organisations syndicales, les paroisses, des organisations
professionnelles, des collèges et l’université régionale, des institutions d’économie sociale
comme Desjardins, des commerçants locaux...
36 La réussite du développement local de quartiers en crise dépend de certaines conditions :
l’existence d’un dispositif transversal de type CDÉC, une approche intégrée (économique
et social), des pôles de développement propres, une aide extérieure en provenance

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d’équipes de professionnels des services publics de proximité (CLSC, CLD, CLE), la mise à
contribution de l’Église locale (la pastorale sociale)…
37 Mais s’il n’y a pas d’interface solide entre les forces locales et les pouvoirs publics, les
initiatives prises par des collectivités locales n’arrivent pas à se reproduire plus
largement et donc à passer du micro au macro. L’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai :
lorsqu’elles viennent d’en haut (niveau macro), elles ont du mal à s’enraciner au plan
local et n’aboutissent nulle part.

Lutte contre les inégalités, production de richesses et


nouvelles filières : mise en perspective
38 Les filières dont nous avons traité précédemment font appel, à des degrés divers, à des
partenaires. Mais l’importance des partenariats est plus large que la seule contribution en
ressources humaines ou financières. Nos travaux de recherche indiquent que ces
partenariats s’inscrivent généralement dans le cadre d’une nouvelle forme de
gouvernance qui mise sur la décentralisation des politiques publiques et sur la
participation des divers acteurs socio-économiques, soit les syndicats, les entreprises
locales et les associations diverses.
39 Le rôle de l’État et même des gouvernements locaux est souvent déterminant dans bien
des cas (financement, protocoles d’entente, plan stratégique de développement...).
Cependant, cette nouvelle forme de gouvernance n’a pu se mettre en place sans la forte
mobilisation de la société civile québécoise autour principalement de l’emploi qui a
été au cœur du renouvellement de la stratégie de la lutte contre les inégalités. Parce
que le développement local et l’économie sociale permettent de réunir les préoccupations
pour l’emploi et celles de la revitalisation des communautés, les problèmes individuels
de pauvreté ont alors été pris en charge dans le cadre d’approches collectives. De ce
point de vue, l’expérience québécoise se démarque nettement de l’expérience américaine,
notamment de l’approche d’aide aux plus pauvres (the poorest). Cela dit, l’approche
québécoise ne constitue pas pour autant une solution sans fragilité. De plus la
conjoncture actuelle en est une de transition où le nouveau cohabite souvent avec
l’ancien.
40 En effet, tout cela ne va sans difficultés dont il est difficile à ce stade-ci d’évaluer
l’ampleur. Mentionnons certaines de celles-ci : les CDÉC, les CDC et les CLD sont et
peuvent être, à différents titres, des lieux spatialisés de la coordination des
interventions de développement en faveur des économies locales : un ancrage territorial
précis, une démarche partenariale valorisée, des priorités locales identifiées. Mais ces
dispositifs éprouvent certaines difficultés comme le révèle notamment la
territorialisation des politiques de l’emploi (réforme qui a donné naissance à Emploi-
Québec et aux CLE) :
• les traditions centralisatrices de ministères existent depuis très longtemps. Elles veulent
conserver la main-mise sur les financements en les accompagnants d’une réglementation
stricte ;
• les responsabilités entre l’État, les municipalités et les autres acteurs ne sont pas toujours
très claires provoquant alors des distorsions dans les démarches partenariales ;

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• les partenaires sociaux ne sont pas tous engagés avec la même présence et la même
conviction (participation du secteur privé déficiente par exemple, participation trop
critique d’autres…) ;
• la coordination est parfois mal engagée entre le service public et les services
communautaires.
41 Dans ce dernier cas, c’est la question de la reconnaissance qui passe mal parce que ces
services communautaires ont réussi à mobiliser, à accumuler des ressources, à créer des
institutions, à offrir des services là où le service public faisait défaut, échouait ou ne
s’était pas risqué. Mais, une fois reconnus, on voudrait qu’ils se fondent dans le service
public sous prétexte que les deux composantes font la même chose en ignorant que leur
présence d’hier permis les changements d’aujourd’hui et de demain parce qu’ils sont
autonomes en tant que 3e pôle de développement à côté de l’État et du marché.
42 En bref, problème nouveau : il n’est pas facile de penser le développement à trois
pôles (marché, État, associatif) lorsqu’un des trois vient à manquer (le secteur privé) ou
que l’un des trois se voit refuser de fait un rôle (dénégation de reconnaissance de
l’associatif par le service public). Il n’est pas facile non plus de travailler en misant sur
plusieurs registres d’intervention à la fois que sont le micro (l’entreprise), le macro (les
politiques nationales) et le méso (les territoires). Ce sont les territoires qui favorisent les
passerelles entre le micro et le macro. Mais lorsque ce registre est nié par des intérêts
trop sectoriels…les interventions territorialisées deviennent plus difficiles.

La configuration générale des filières

43 L’importance des filières étudiées renvoie principalement au fait qu’elles se structurent


par la concertation tout à la fois avec les acteurs de la société civile et avec le soutien de
l’État québécois. Plus qu’à un ensemble d’initiatives locales de la société civile,
l’émergence de ces filières marque un virage stratégique et collectif, d’abord opéré au
sein des mouvements sociaux, mais qui s’est étendu à la grandeur de la société québécoise
sous forme d’orientations partagées par tous les acteurs, notamment à l’occasion des
sommets québécois de concertation.
44 Notre analyse de ces filières nous a conduit à démontrer que les initiatives récentes
d’économie sociale et de développement local, notamment celles qui sont liées au
développement de l’emploi, se déploient maintenant à travers tout le Québec selon une
stratégie d’intervention collective et offensive à la différence de l’approche néo-
libérale et palliative ciblant quasi-exclusivement les sans-emploi (chômeurs de longue
durée et prestataires de la sécurité du revenu) :
• La filière du développement local, en décentralisant des outils et des pouvoirs vers les
acteurs locaux, notamment avec les CLD, et sous la poussée des CDÉC et des CDC, a mis un
net accent sur le soutien à des entreprises privées ou collectives susceptibles de redynamiser
l’économie locale/régionale ou de s’inscrire dans les priorités locales de développement.
• La filière de l’économie sociale, dans le contexte où l’impératif de création d’emplois s’est
fait plus urgent, a repris à son compte l’alternative de la nouvelle économie sociale, initiée
dans le mouvement communautaire, le mouvement des femmes et le mouvement syndical.
Ce faisant, un véritable débat sur l’apport potentiel de ce nouveau tiers secteur d’économie
sociale, en termes d’emplois (quantité et qualité) mais aussi de réponse viable à de nouveaux
besoins de services ou de produits utiles, a émergé dans l’espace public.

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• La filière de l’action communautaire a permis d’accréditer toute une gamme de services de


proximité devenus nécessaires pour lutter contre la pauvreté (garderies populaires, cuisines
collectives, maisons de la famille, centres communautaires de loisirs, organisations
communautaires en santé mentale…) de même que la co-production de services collectifs.
45 Il s’agit donc de véritables filières institutionnelles au sens où elles tentent
d’opérationnaliser des alternatives de portée générale (à l’échelle du Québec) qui
reçoivent graduellement un appui de plus en plus large des différents acteurs de la
société civile et, simultanément, le soutien de l’État québécois qui les reconnaît, les rend
possibles, les appuie financièrement, les intègre dans ses grandes politiques comme
nouvelle manière d’intervenir sur l’économique et le social, conjointement avec de
nouveaux partenaires sociaux.
46 Même si ces filières montrent des pratiques relativement contrastées en ce qui a trait à la
recherche combinée d’une viabilité économique et d’une utilité sociale14, elles ne sont pas
étanches, comme en témoignent les concertations qui se tissent de plus en plus entre le
national et le local. Elles sont également appelées à évoluer beaucoup avec les CDÉC et les
CLD qui se situent en quelque sorte au carrefour de ces filières. Ces filières s’inscrivent
donc manifestement dans un nouvel État partenarial qui se met en place au Québec dans
le contexte où l’on découvre les avantages de la décentralisation, tout comme ceux de la
création d’un tiers secteur d’économie sociale.

Les nouvelles filières et le renouvellement du modèle québécois de


développement.

47 À l’heure d’une recherche des voies pour repenser l’intervention de l’État, la nature
distincte de la société québécoise en Amérique du Nord s’affirme entre autres sur le plan
des dispositifs collectifs de développement économique et social. Comme un peu partout
dans les pays développés, la crise de l’emploi et des formes d’intervention keynésiennes
de l’État s’est traduite, sur le plan de la politique économique, par l’essoufflement de
politiques industrielles plus ou moins affirmées de subventions directes aux entreprises
ou encore, sur le plan de la redistribution, par la remise en question de mesures
assurantielles passives.
48 Dans ce contexte, les acteurs sociaux du Québec des deux dernières décennies sont en
quelque sorte à réinventer graduellement, en misant sur l’État québécois comme levier,
une nouvelle génération d’organisations et d’institutions permettant de stimuler la
restructuration de l’économie québécoise, dans un sens qui tient davantage compte de
l’intérêt social général et donc des deux dimensions, sociale et économique, du
développement. Ce faisant cette nouvelle génération d’organisations et d’institutions
participent à la lutte contre les inégalités sans en faire cependant son unique objectif.
49 Concrètement par exemple, le nouveau dispositif québécois des fonds de développement
se traduit d’abord par l’offre d’une enveloppe globale de capital de risque atteignant
aujourd’hui les 4 milliards $, représentant ainsi une proportion de 50 % de l’enveloppe de
capital de risque disponible au Canada (8 milliards $). Une grande partie de ce capital de
risque relève dans les faits et par politique du capital de développement dans la mesure
où il intègre des objectifs sociaux comme la création d’emplois, la formation
professionnelle, la participation des travailleurs dans l’entreprise, ou la structuration
positive de l’environnement d’ancrage des entreprises. Il fait ainsi la preuve qu’on peut

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faire du développement économique tout en prenant en compte les considérations


sociales qu’il comporte.
50 La vigueur de ce capital de développement à la lisière du marché n’est certes pas
étrangère au vide laissé par les grandes institutions d’épargne et de crédit, où le crédit
commercial et industriel atteint près de 38 milliards au Québec. Si ce capital de
développement québécois se taille une place viable à la lisière du marché, c’est sans aucun
doute par l’originalité de son concept comme la canalisation de l’épargne-retraite et la
conjugaison des soutiens financiers et non-financiers aux entrepreneurs. C’est aussi parce
qu’il se structure à la fois à partir de la société civile et avec le soutien de l’État. Il
matérialise ainsi une nouvelle forme de partage collectif des risques. Le principal cas de
figure est le Fonds de Solidarité de la FTQ (Lévesque et al., 2000) Ce fonds, avec les 3/4 du
capital de risque au Québec, a un rôle structurant sur ce secteur, notamment en affirmant
des objectifs sociaux tels le maintien des emplois, la formation économique des
travailleurs et le développement de certains secteurs et des régions.
51 Par ailleurs, le renouvellement du modèle québécois de développement se traduit aussi
par une réorientation d’une partie de la caisse assurantielle de l’État-providence vers des
mesures actives d’intégration au marché du travail. Avancé d’abord par l’État fédéral à
travers des programmes comme l’Aide aux Travailleurs Indépendants (ATI, devenu STA :
Soutien aux travailleurs autonomes) et la mise sur pied du réseau régional rural des
Conseils d’Aide au Développement des Collectivités devenues des SADC en 1995, ce virage
s’est bel et bien concrétisé au niveau du gouvernement du Québec comme une tendance
définitive au cours des années 1990 :
• avec la mise sur pied de la Société québécoise de développement de la main-d’œuvre (SQDM,
1993), visant à travers une série de cinq grandes mesures actives d’intervention sur le
marché du travail à résoudre le chômage structurel par une meilleure formation
professionnelle des travailleurs. La Société, qui se déployait à travers un réseau de bureaux
régionaux faisant appel à la concertation entre tous les partenaires, a été remplacée, comme
on l’a vu, par l’institution des Centres locaux d’emploi (CLE) et des Centres locaux de
développement (CLD) au niveau local ;
• avec le transfert du Labour Market Program du gouvernement fédéral vers le gouvernement
du Québec (1999), ce dernier gère dorénavant l’ensemble des interventions publiques sur le
marché du travail ;
• avec la très récente mise sur pied du réseau des CLD/CLE (1998) au niveau infra-régional
des Municipalités Régionales de Comté (MRC) et des régions métropolitaines du Québec.
52 Le défi de ces réformes est de taille car il implique un difficile mariage de cultures entre le
service public traditionnellement centralisé, le monde municipal et les représentants des
milieux socio-économiques et communautaires. De ce côté, on retrouve à la fois des bons
coups (l’implantation des CLD semble assez bien réussie dans l’ensemble) et des ratées
significatives (la gestion tutélaire d’Emploi-Québec sur les CLE). Mais il est encore trop tôt
pour juger de façon convaincante de la direction effective que ces réformes prendront
finalement à la sortie de la période actuelle de transition qui est la leur.
53 C’est aussi à l’intérieur de cette dernière démarche institutionnelle que se déploie le
dispositif de l’insertion par le travail, avec plus de 400 organisations et entreprises.
Celles-ci sont regroupées dans un réseau des réseaux, la Coalition des organismes
communautaires de développement de la main d’œuvre(COCDM) et sont présentes dans
toutes les régions du Québec. Mais ce dispositif est non seulement un dispositif organisé
et réseauté au plan national, ce qui est indispensable pour éviter l’émiettement du

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secteur, il est aussi politiquement présent dans toutes les instances publiques afférentes,
régionales et nationale (Commission nationale des partenaires du marché du travail et
conseils régionaux).
54 La vitalité de ces organisations et entreprises au plan local et à l’échelle de tout le
Québec, en ont fait de véritables outils de recomposition du lien social dans des
communautés en difficulté. Elles ont fait la preuve qu’on peut faire du développement
social par l’économique, qu’on peut mobiliser et générer du capital social, qu’on peut
coupler l’esprit d’initiative sur le terrain économique et des finalités sociales. Ce
faisant elles combattent avec une certaine efficacité une culture d’assistance faite
d’une relative passivité en instaurant « un jeu à somme positive dans lequel les
ressources publiques consacrées aux services sont abondées par des ressources
marchandes et volontaires » (Laville et autres, 2000 : 124).
55 Contrairement à la pensée reçue entourant le modèle québécois issu de la Révolution
tranquille et son faible apport dans les enjeux d’hier et d’aujourd’hui (Paquet, 1999), la
société québécoise est donc assez clairement engagée sur la voie d’un renouvellement en
inventant de nouveaux carrefours entre l’économique et le social. Ce renouvellement
défie aussi les anciennes limites entre l’État et la société civile : le contexte de la crise de
l’emploi, comme celui de la désindustrialisation relative ou celui de la dévitalisation
vécue au niveau des économies locales, a occasionné un virage stratégique de la
confrontation vers la concertation chez les grands acteurs sociaux, au point où il faut
maintenant parler de nouveaux acteurs sociaux pour désigner le mouvement
communautaire, le mouvement des femmes ou le mouvement syndical, par opposition à
la période fordiste précédente.
56 L’effort à réaliser pour le développement de l’emploi est un objectif partagé au sein de la
gauche comme de la droite, bien que des enjeux importants persistent au niveau des
résultats recherchés, par exemple sur le statut des emplois du nouveau secteur
d’économie sociale (qualité de l’emploi, complémentarité ou non avec les emplois de
l’économie publique ou privée, viabilité, etc.). La concertation nationale devenue
quadripartite avec la représentation du secteur associatif au dernier Sommet du Québec
sur l’économie et l’emploi (1996) a débouché sur des partenariats concrets.
57 Dans la mesure où la pertinence de ce virage est considérée comme acquise, l’enjeu du
développement local et de l’économie sociale dépasse le seul débat sur les coûts et
bénéfices de la dépense publique, et dépasse donc l’enjeu de la redistribution, pour
s’inscrire plutôt dans une réflexion d’ensemble sur les modalités et les formes
organisationnelles et institutionnelles de ce modèle de développement renouvelé, sur les
nouvelles formes de régulation qui émergent de la crise du fordisme et du
providentialisme.

Conclusion : Économie sociale, développement local


et économie plurielle au Québec
58 La stratégie de l’économie sociale et du développement local ont-ils une vocation
particulière à la lutte contre les inégalités ? La réponse est non. Elle y contribue certes à
sa manière en étant créatrice d’emplois. Elle y contribue aussi de plusieurs autres façons :
1) en étant une tête chercheuse pour transformer des besoins collectifs en demandes
sociales ou des problèmes en projets collectifs ; 2) en venant également répondre aux

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préoccupations de segments de la population active qui aspirent à la démocratie dans leur


milieu de travail et dans l’économie (Lévesque, 1997) ; 3) en venant combler des déficits
de citoyenneté par sa proximité professionnelle ou territoriale, sa co-production de
services par les usagers et les salariés, sa non-lucrativité, ses partenariats horizontaux et
verticaux... et par son questionnement politique des rapports entre l’économie et la
société ; 4) en venant finalement favoriser l’émergence de réseaux de solidarité
internationale (Favreau, 1999).
59 Plus largement, l’économie sociale et le développement local rend possible que notre
économie ne soit pas uniquement capitaliste. Variable selon les pays, les forces combinées
de l’économie publique et de l’économie sociale peuvent servir de contrepoids à
l’économie privée mondialisée faisant peu de cas des territoires où elle est prend pied. Ce
faisant, la perspective de l’édification d’une économie plurielle et donc d’intérêt social
général devient plus plausible.
60 Avec son économie publique, des Sociétés d’État et la présence d’institutions publiques
locales sur tout le territoire (les CLSC, les CLD, les CLE), avec son économie sociale
présente dans la plupart des secteurs et dans toutes les régions du Québec, avec la force
de ces mouvements sociaux, dont le mouvement d’affirmation nationale, le Québec est
une société qui, sur une trajectoire de longue durée (sur plusieurs décennies), a su très
souvent développer une capacité propre de répondre à l’offensive néolibérale.
61 Ce diagnostic apparaîtra certes trop optimiste à certains. Mais il n’y a pas qu’au plan
macro-social qu’il faut observer si le modèle québécois de développement a su résister au
moins en partie à l’offensive néolibérale en accordant une place significative à l’économie
publique et à l’économie sociale. Il faut aussi rendre compte de ce qui se passe au niveau
plus micro et méso : des « révolutions invisibles » se manifestent dans les communautés
locales et les régions, tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Car un bon nombre
d’initiatives nouvelles occupent peu à peu une place de choix en devenant des lieux de
coordination, de solidarité et de concertation, exerçant de plus une fonction
politique d’interlocuteurs privilégiés auprès des pouvoirs publics dans la relance de
ces territoires.
62 Une économie plurielle plutôt qu’exclusivement capitaliste, plus visiblement ici au
Québec qu’ailleurs peut-être en Amérique du Nord, se manifeste avec une certaine
vigueur. Le soutien critique et éclairé tant des intervenants économiques que des
intervenants sociaux à la nouvelle économie sociale et au nouveau développement local
peut favoriser l’émergence d’« une économie plus solidaire inspirée par l’intérêt
général ». Cette perspective, de même que les stratégies et les dispositifs qui ont été mis
en place en relation avec elle, participent du renouvellement des réponses aux enjeux de
tout modèle de développement : 1) la redéfinition de la protection sociale ; 2) la maîtrise
des marchés dans le contexte mondialisé qui est le nôtre ; 3) la protection de
l’environnement ; 4) la gestion de la crise urbaine ; 5) le contrôle du progrès technique.

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NOTES
1. Clarifions d’entrée de jeu que l’économie sociale ne se limite à la création de nouveaux
services collectifs (dont l’interface principal est l’État). Elle se manifeste, notamment dans les
créneaux ci-hauts mentionnés, dans la production de biens et de services sur le marché. Elle a
donc aussi une interface avec le secteur privé.

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2. Rappelons ici qu’au début des années 60, 85 % des gens bénéficiant des mesures publiques
d’assistance sociale étaient dans l’impossibilité de travailler pour cause d’handicap majeur. Ils
étaient alors déclarés « inaptes au travail » comme on disait à l’époque.
3. C’est R. Castel qui qualifie la pauvreté à partir de la notion de « question sociale » dans son
ouvrage La métamorphose de la question sociale. Le sous-titre est Chronique du salariat. Ce qui n’est
pas un hasard parce qu’il y démontre que cette fameuse « question sociale » est intimement liée à
la « civilisation du travail », c’est-à-dire au processus séculaire du travail salarié qu’il reconstitue
en remontant jusqu’à la seconde moitié du 14e siècle.
4. Par exemple, en France, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, première loi
d’assurance sociale obligatoire, est votée en 1910 (Castel, 2001 : 81).
5. Pour une vue d’ensemble de nos travaux de recherche sur ces questions, voir…….
6. C’est le jeu démocratique des pouvoirs et des contre-pouvoirs qui favorise l’expression de
demandes sociales nouvelles et la réponse des pouvoirs publics à ces demandes dans le cadre
d’une « négociation conflictuelle », type de négociation à laquelle, par exemple, les syndicats et
une partie des groupes populaires nous ont habitué (Alisnki, 1976).
7. D’où l’expression très ancienne du mouvement ouvrier porteur de cette revendication de
l’équité fiscale : « faisons payer les riches ».
8. La nationalisation de l’hydro-électricité et la mise sur pied de grands services publics en santé,
en éducation et dans les services sociaux en sont les exemples les plus patents.
9. Heureuse exception à la règle dans les services publics, les Centres locaux de services
communautaires (CLSC). Voir à cet effet Favreau et Hurtubise (1993). Heureuses exceptions au
sein des entreprises, des expériences de co-gestion (Tembec) ou d’autogestion (Tricofil).
10. Dans un contexte complètement différent par rapport aux années 60 : 85 % des prestataires
de la sécurité du revenu sont aujourd’hui « aptes au travail »….
11. Ces fonds ne sont pas dédiés exclusivement à l’insertion par le travail dans leur mission mais
remplissent pour beaucoup cette fonction en favorisant l’accès de jeunes ou d’immigrants à la
très petite entreprise (TPE).
12. Mentionnons que, dans le seul secteur de la santé et des services sociaux, quelques 2,474
organismes communautaires sont financés par le MSSS, ce qui représente 10,107 emplois
réguliers par comparaison aux CLSC qui en comptent 16,000. En fait ces initiatives « absorbent
une partie de la pression de la demande de services qui autrement s’exprimerait vers les services
professionnels et institutionnels du secteur public » tout en exercant « des effets de prévention
et de promotion... » (Bélanger, 1995).
13. Source : Oser l’économie sociale. Portrait synthèse au 31 mars 1999. Pour une évaluation du
plan d’action du Sommet de 1996 par une équipe de l’Université Laval, voir Comeau et alii
(Comeau, 2001). Pour une mise en perspective, voir le document de positionnement stratégique
du Chantier (Chantier d’économie sociale, 2001).
14. On pense notamment ici aux déboires d’Emploi-Québec et des CLE. Voir à ce propos Bérubé,
2000 et Bellemare, 2000.

RÉSUMÉS
Les initiatives de lutte contre les inégalités au Québec dans les deux dernières décennies ont été
particulièrement innovantes, notamment celles qui relèvent de l’économie sociale, de l’insertion

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socio-professionnelle et du développement économique communautaire. Pratiques innovantes


parce que les partenariats locaux et régionaux qu’elles ont suscités de même que les nouvelles
politiques publiques qu’elles ont contribué à générer constituent des paramètres de base d’une
intervention à la recherche de nouvelles réponses à la « question sociale ». Dans une perspective
plus large, ces innovations offrent également l’occasion d’une réflexion sur le renouvellement du
modèle québécois de développement.

INDEX
Mots-clés : développement économique communautaire, économie sociale, inégalités sociales,
innovation, insertion socio-professionnelle, pauvreté

AUTEUR
LOUIS FAVREAU
Sociologue, Chaire de recherche du Canada en développement des collectivités, Université du
Québec en Outaouais

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Les contributions des associations


au mode local de régulation et les
inégalités entre les régions
The Contributions of Associations to Local Regulation and Inequalities Between
Regions

Yvan Comeau, André Beaudoin, Daniel Turcotte, Jean-Pierre Villeneuve,


Marie Bouchard, Sylvie Rondot, Benoît Lévesque et Margie Mendell

Introduction
1 Cet article rend compte des différences qui caractérisent des associations appartenant à
une zone métropolitaine et une zone rurale périphérique, toutes deux défavorisées, et
examine la capacité de ces organismes à contribuer de manière significative au mode
local de régulation. La comparaison est fondée sur les résultats d’une recherche portant
sur 126 organismes appuyés par le Fonds de lutte contre la pauvreté1, dont une moitié se
trouve en Gaspésie et l’autre moitié à Montréal (Comeau et autres, 2002). Les deux
territoires étaient spécifiés dans les paramètres d’un appel d’offres2 auquel répondait la
recherche. Celle-ci s’intéressait aux changements qu’ont connus ces organismes alors
qu’ils avaient un projet soutenu par le Fonds de lutte contre la pauvreté et aux effets qu’a
eus ce Fonds sur les organismes. Au terme de la recherche, il est apparu que les
organismes de lutte à la pauvreté de la Gaspésie et de Montréal comportent des
différences plus importantes que ce qui était prévu au départ. Cette constatation nous a
incité à pousser un peu plus loin la réflexion.
2 Les prochains paragraphes présentent brièvement les caractéristiques des territoires d’où
proviennent les organismes. Puis, la problématique théorique indique en quoi la théorie
de la régulation, la notion de mode local de régulation et la sociologie des mouvements
sociaux sont pertinentes à la recherche. Par la suite, après un rappel de la méthodologie
de la recherche, le texte expose les principales différences existant entre les organismes
des deux territoires. Enfin, la conclusion examine les limites et les capacités des

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organismes à contribuer au mode local de régulation et propose quelques pistes


d’intervention.

Des territoires contrastés


3 Le territoire de la Gaspésie couvre une superficie équivalente à celle de la Belgique et
comptait, en 2001, 99 797 habitants. Le peuplement du territoire a fait en sorte que les
villages se trouvent en grande majorité le long du littoral. Marquée par la diminution de
sa population, la Gaspésie connaît, depuis plusieurs décennies, une situation économique
parmi les plus difficiles au Québec. En janvier 2001, le taux de chômage et le taux d’emploi
y sont respectivement de 21,3 % et de 37,2 % (Statistique Canada, janvier 2001), alors
qu’ils sont de 8,6 % et de 58 % au Québec. Selon le recensement de 1996, la population
gaspésienne est aussi moins instruite que celles des autres régions du Québec. Près du
tiers de la population âgée de 25 ans et plus (32,1 %) n’a pas de diplôme d’études
secondaires, alors que ce pourcentage est de 21,5 % au Québec. Moins de la moitié des
Gaspésiens (49,5 %) ont obtenu un diplôme d’études secondaires, alors qu’en moyenne
63,8 % des Québécois ont atteint ce niveau d’études. Le revenu personnel moyen était, en
19993, de 14 800 $ dans la péninsule, alors qu’il était de 18 900 $ pour l’ensemble du
Québec. La proportion de la population prestataire de la sécurité du revenu est aussi
éloquente quant à la santé économique de la région ; en effet, en 19964 elle atteignait
19,7 % en Gaspésie, alors qu’au Québec elle était de 12,7 %. Ce portrait d’ensemble ne doit
pas faire oublier les écarts considérables entre les territoires des MRC gaspésiennes. Dans
les MRC de Denis-Riverin et de Pabok, près du quart de la population active est
prestataire d’aide sociale (ce qui représente pratiquement le double du pourcentage pour
l’ensemble du Québec) et le salaire annuel moyen est d’environ 30 % inférieur au salaire
moyen pour l’ensemble du Québec (CRCD Gaspésie, en ligne, 2001).
4 En 2001 la région de Montréal représentait à elle seule 24,8 %5 de la population totale du
Québec. C’est la région du Québec où, en 1996, la part des immigrants (16,5 %) et celle des
résidants non permanents (1,9 %) sont les plus élevées. Entre 1986 et 1996, le nombre
d’immigrants a crû de 23,8 %, alors que la population non immigrante a connu une
décroissance de 7,5 %. Pour 18,9 % de la population montréalaise, la langue d’usage est
l’anglais, alors que 27,7 % de la population parle une autre langue que le français ou
l’anglais (Institut de la statistique du Québec, mars 1997).
5 Le caractère urbain de Montréal et sa situation de métropole en font un endroit animé sur
le plan culturel. Au cours des trente dernières années, l’économie montréalaise a subi
d’importantes transformations liées à la vague de désindustrialisation et de délocalisation
de la production qui était supportée, jadis, par une main-d’œuvre peu qualifiée. Montréal
est empreinte de contrastes avec des disparités socioéconomiques marquées entre les
circonscriptions électorales. Celles retenues par la recherche comporte le plus grand
nombre d’organismes appuyés par le Fonds de lutte contre la pauvreté. La plus forte
concentration de ces organismes se situe dans les circonscriptions de Sainte-Marie–Saint-
Jacques (75 projets), suivie des circonscriptions de Mercier (41 projets), Hochelaga-
Maisonneuve (40 projets), Laurier-Dorion (26 projets), Saint-Henri–Sainte-Anne (24
projets) et Crémazie (19 projets). Le tableau suivant fait état des caractéristiques
socioéconomiques de ces circonscriptions.

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Tableau 1 : Caractéristiques socioéconomiques des circonscriptions de Montréal choisies pour la


recherche

Circonscriptions Taux de Taux % de la Revenu % de la


chômage d’activité population annuel population
( %) ( %) ayant moins moyen des étant
d’une 9e année 15 ans et immigrante
plus

Laurier-Dorion 20,9 58,0 26,1 $ 16 077 39,9

Hochelaga- 19,4 54,0 27,4 16 417 8,6


Maisonneuve

Saint-Henri– 15,9 53,4 28,6 17 707 13,5


Sainte-Anne

Sainte-Marie– 15,9 62,4 18,6 19 819 18,5


Saint-Jacques

Mercier 13,3 69,8 15,7 20 365 17,9

Dans l’ensemble 11,8 62,3 18,1 23 198 9,4


du Québec

Crémazie 11,3 59,6 16,1 24 201 20,7

Source : Statistique Canada, Recensement de 1996.

6 En règle générale, les circonscriptions montréalaises retenues affichent une situation plus
détériorée que la moyenne québécoise, sauf les circonscriptions de Mercier et de
Crémazie pour certains indicateurs. Le tableau montre en outre que les circonscriptions
de Laurier-Dorion et Hochelaga-Maisonneuve sont particulièrement marquées par le
chômage, un faible taux d’activité, la sous-scolarisation et les bas revenus. La population
de Saint-Henri–Sainte-Anne se caractérise par un taux d’activité et une scolarisation
particulièrement faibles et un revenu annuel parmi les plus bas. Par ailleurs, la
composition ethnique de la population varie considérablement d’une circonscription à
l’autre. Ainsi, dans Laurier-Dorion, 47,9 % de la population a pour langue maternelle une
autre langue que le français ou l’anglais ; les arrivants de longue date viennent surtout de
la Grèce (16,3 %), alors que plusieurs nouveaux arrivants sont originaires de l’Inde (11,6 %
des nouveaux arrivants) (Directeur général des élections du Québec, 2001). Dans
Crémazie, la seconde langue en importance après le français est l’italien. Dans Sainte-
Marie–Saint-Jacques, l’immigration tire principalement son origine de la France (15,9 %
de la population immigrante).

Un cadre théorique inspiré de la théorie de la


régulation
7 Le cadre théorique s’inspire de la théorie de la régulation et de la sociologie des
mouvements sociaux. L’École de la régulation offre une explication économique aux
grandes périodes historiques de stabilité et de crise que traversent les sociétés, à partir
des règles et contraintes régissant les anticipations entre les acteurs (Lipietz, 1990 et

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1998). La période d’après-guerre constitue à cet égard une période de progrès unique
dans un centre urbain tel Montréal. Or, la plupart des quartiers auxquels appartiennent
les organismes étudiés ont connu une détérioration graduelle depuis les années 1960,
avec la désindustrialisation et l’extinction de branches manufacturières comme le textile,
la bonneterie, l’habillement et le cuir. La détérioration économique et sociale se
manifeste de différentes manières : chômage élevé, décroissance de la population, faible
scolarité, mauvaise santé, présence importante de familles monoparentales et pauvreté
(Morin et autres, 1999). La Gaspésie est un territoire rural qui, contrairement à d’autres
régions du Québec, n’a pas profité du boom économique d’après-guerre. Sa base
économique est demeurée dépendante du secteur primaire dont la modernisation a
produit un rétrécissement du marché du travail.
8 Si le développement des régions6 se trouve influencé par le mode national de régulation
plus ou moins stabilisé, il existe, par ailleurs, un mode régional de régulation qui exerce
un effet sur la dynamique locale du développement et qui prend différentes formes.
D’après Krätke (1997 : 274), il existe quatre dimensions importantes d’un mode de
régulation régional :
• les formes de coordination entre les entreprises (les relations de coopération et de
concurrence, les réseaux interentreprises) ;
• les relations de travail au sein de l’industrie (les négociations salariales, la structure du
marché de l’emploi, les formes régionales d’organisation du travail) ;
• le profil socioculturel des acteurs régionaux (particulièrement la culture économique
régionale et ses traditions spécifiques, les conventions et les règles) ;
• les mécanismes de régulation politique (les schémas régionaux de gouvernement politique
et les formes de négociation au niveau des institutions sous l’autorité des autorités
régionales, les organismes de soutien et les organisations sociales).
9 L’attention portée aux organismes de lutte contre la pauvreté dans une région témoigne
d’un intérêt pour deux dimensions du mode de régulation régional : le profil socioculturel
des acteurs régionaux et les mécanismes de régulation politique. Les organismes de lutte
contre la pauvreté font effectivement partie du mode local de régulation politique. Sur le
plan socioculturel, ils sont à la fois influencés par les traditions, les conventions plus ou
moins explicites et les règles, et en même temps par les acteurs participant à la
production de la culture économique régionale. Sur le plan des mécanismes régionaux de
régulation politique, ces organismes font partie de la gouvernance locale, procurent un
soutien à d’autres organismes ou encore agissent directement auprès des populations.
Dans la présente démarche, l’analyse cherche à vérifier dans quelle mesure et à quelles
conditions les initiatives collectives de lutte à la pauvreté peuvent constituer, dans des
zones de pauvreté urbaines et rurales, des « ressources institutionnelles », c’est-à-dire des
capacités de réseautage, d’établissement de règles visant l’empowerment de la population
et d’innovations sociales (Krätke, 1997).
10 Théoriquement, l’action de ces organismes se veut une réponse à la pauvreté et à la
timidité des interventions des autorités nationale et régionale. Ces organismes s’engagent
localement dans des conduites économiques collectives, parfois arrimées les unes aux
autres, parfois réalisées avec le concours de programmes gouvernementaux plus ou
moins adaptés à ces initiatives originales et créatives. Une conduite économique
collective est une action organisée et soutenue par un groupe qui a des objectifs sociaux,
politiques ou économiques axés sur la résolution de problèmes affectant la communauté
ou les promoteurs eux-mêmes. Les conduites économiques collectives prennent forme

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dans des organisations maximisant la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, et
produisant des biens et des services collectifs d’intérêt général (Enjolras, 1999)
s’apparentant aux agences publiques. Dans les meilleures conditions, ces organismes
agissent souvent comme pionniers (Osborne, 1998) en répondant à des besoins non
comblés, en formulant des approches et des méthodes nouvelles d’intervention mieux
axées sur les besoins précis de leurs usagers et en proposant des solutions alternatives
aux problèmes sociaux. Ils jouent souvent un rôle d’incubateur d’innovations sociales,
puisqu’il s’agit d’une forme d’organisation accessible à toute personne ou groupe qui veut
promouvoir une idée nouvelle. Ralliant des personnes qui partagent une vision commune
des problèmes sociaux et de leurs solutions, les organismes peuvent agir sur les pouvoirs
publics en proposant des réformes aux politiques publiques. Ils peuvent également agir
sur le marché, en proposant un modèle alternatif de production de biens et de services
mieux axés sur les besoins des différents groupes de clientèle. Enfin, ces organismes
offrent un fort potentiel de démocratisation et de renforcement de la citoyenneté,
puisqu’ils créent des habitudes de solidarité et de confiance entre les individus, et ce,
souvent en partenariat avec les établissements publics.
11 Dans une perspective comparative, les caractéristiques des organismes ne sauraient être
alignées l’une après l’autre sans limiter ultérieurement la capacité de procéder à une
certaine conceptualisation des résultats. D’après Touraine (1993 : 58-67), l’analyse
sociologie comporte au moins deux dimensions fondamentales : institutionnelle et
organisationnelle. La dimension institutionnelle réfère au « système politique » qui
permet de transformer l’action historique et les conflits « en un corps de décisions et de
lois » et « des mécanismes de formation des décisions légitimes » (Touraine, 1993 : 59). En
ce sens, les organismes de lutte à la pauvreté agissent comme un ensemble de
mécanismes sociaux poussés par la société civile et empruntant des formes contractuelles
pour résoudre les décalages qui existent entre les aspirations et les besoins non comblés,
d’une part, et les règles institutionnalisées prévalant dans une société, d’autre part. La
composante institutionnelle privilégie les rapports entre les acteurs pour reconnaître les
pressions politiques qui agissent sur et dans les organismes. Les phénomènes
institutionnels externes prennent en compte la notion d’espace public dans lequel se
manifestent l’État, les forces du marché et la société civile7 (Laville et Sainsaulieu, 1997).
Les phénomènes institutionnels internes réfèrent aux règles juridiques des organismes, à
la mission, au réseau et à la prise de décisions ; c’est le système politique qu’on retrouve
dans les règles du jeu et les coutumes particulières.
12 La dimension organisationnelle concerne le « système des moyens » et les « techniques »
(Touraine, 1993 : 62), autrement dit les modalités de production de biens et de services.
Bien qu’elle possède une autonomie relative, la dimension organisationnelle est
influencée par les institutions envisagées comme étant la synthèse des conflits que se
livrent les acteurs en périphérie et à l’intérieur des organismes. En ce sens, même si elle
est relativement autonome, la composante organisationnelle est en grande partie
déterminée par des phénomènes institutionnels. La dimension organisationnelle s’avère
pertinente pour considérer l’autonomie et l’implication des producteurs et des usagers,
entre autres choses, dans la production des biens et la livraison des services.
Concrètement, la composante organisationnelle concerne les moyens mis en œuvre par
l’organisme pour atteindre les objectifs. Il s’agit principalement de phénomènes internes
qui touchent les ressources financières et humaines, la coordination des activités, la
production, et la consommation des services et des biens.

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13 La recherche vise donc à vérifier dans quelle mesure et dans quelles circonstances ces
organismes peuvent contribuer à un mode de régulation régional susceptible d’envisager
une orientation du développement régional ayant une perspective de lutte contre la
pauvreté.

Méthodologie de la recherche

14 Envisagée dans une perspective comparative afin de mesurer les différences entre les
organismes de lutte à la pauvreté de certains quartiers de Montréal et de la Gaspésie, la
démarche de la recherche comporte deux phases, chacune faisant appel à une approche
méthodologique particulière : la phase d’identification, basée sur une approche
qualitative, et la phase de description, d’orientation quantitative. La première vise à
enrichir et à compléter le cadre conceptuel afin de tenir compte des éléments spécifiques
des organismes communautaires participant au Fonds de lutte contre la pauvreté. Pour
cette phase d’identification, 15 organismes diversifiés sont sélectionnés, soit 8 pour
Montréal et 7 pour la Gaspésie.
15 La seconde phase dite de description s’appuie sur des données quantitatives recueillies
par un questionnaire standardisé, préalablement testé, auto-administré et rempli par le
responsable de l’organisme ou une personne ayant une bonne connaissance de
l’organisme8. Le questionnaire remanié est envoyé à tous les organismes situés dans les
cinq MRC de la Gaspésie (Avignon, Côte-de-Gaspé, Bonaventure, Denis-Riverin et Pabok)
et dans les six circonscriptions montréalaises où l’on trouve la plus grande concentration
d’organismes à avoir bénéficié du Fonds de lutte contre la pauvreté (Crémazie, Laurier-
Dorion, Hochelaga-Maisonneuve, Mercier, Saint-Henri–Sainte-Anne et Sainte-Marie–
Saint-Jacques). Ces organismes sont identifiés à partir d’une liste fournie par le ministère
de la Solidarité sociale. Une fois la liste épurée des 10 organismes dont l’adresse n’est plus
valide, la population totale s’établit à 149 organismes en Gaspésie et à 225 organismes à
Montréal.
16 Ce sont 126 questionnaires qui ont été remplis, 63 organismes de la Gaspésie et 63
organismes de Montréal. Pour la Gaspésie, le taux de réponse est de 42,3 % (63 sur 149),
alors qu’à Montréal il est de 28 % (63 sur 225). Pour vérifier la représentativité de
l’échantillon en regard de la population totale, trois critères sont retenus : la situation
géographique (voir annexe), le nombre de nombre de projets appuyés par le Fonds de
lutte et le type d’engagement. Sous les aspects analysés, l’échantillon est représentatif de
la population globale, sauf à Montréal où l’échantillon et la population présentent un
écart significatif en ce qui a trait au nombre de subventions du Fonds de lutte contre la
pauvreté. Compte tenu de la similarité qui existe entre l’échantillon et la population
totale selon pratiquement tous les critères, les résultats seront attribués à l’ensemble de
la population des organismes de la Gaspésie et de Montréal qui ont reçu un appui du
Fonds de lutte contre la pauvreté. Les données portent sur la situation des organismes au
cours de leur dernière année financière qui se termine en moyenne huit mois avant le
début de la collecte des données, c’est-à-dire en mai 20009.

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


32

Les différences institutionnelles entre les organismes


des deux territoires
17 Les différences institutionnelles des organismes touchent plusieurs caractéristiques : le
contexte historique de la création des organismes, leur mission, leur membership, leurs
instances décisionnelles, les conditions de travail et leurs réseaux. Le tableau suivant
présente les principales tendances et différences observées. Seules les différences
apparaissant significative sur le plan statistique sont discutées.

Tableau 2 :Caractéristiques institutionnelles comparées des organismes de la Gaspésie et de


certaines circonscriptions de Montréal

Différence
Caractéristiques institutionnelles Gaspésie Montréal
significative

Contexte Âge moyen des


11,3 ans 14,4 ans Oui
historique organismes

OBNL à 85 % (5
Statut juridique municipa-lités et 2 OBNL à 93,5 % Non
entreprises privées)

Davantage « loisirs », Davantage « éducation-


Domaines Oui
« développement économique » formation »
Mission
Populations Population en général ou
Population immigrante Oui
desservies multiclientèle

Nombre de
83,6 membres 140,5 membres Non
membres

Plus souvent toute la Plus souvent les employés et


Composition sociale Oui
Assemblée population les usagers

générale Nombre de
24,4 personnes 28,1 personnes Non
participants

Taux de
70 % 56 % Non
participation

Composition Variée, et centres de recherche et


Variée Non
Conseil sociale universités

d’adminis-tration Composition 3,5 femmes et 4,6


4,6 femmes et 3,4 hommes Oui
sexuelle hommes

Instances complémentaires
permettant l’expression des employés Oui Oui Non
et usagers

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


33

Politique écrite 46,0 % des organismes 73,8 % des organismes Oui


Conditions de
Taux horaire des (voir le tableau détaillé en (voir le tableau détaillé en
travail Oui
femmes annexe) annexe)

Visibilité
13,8 reportages 25,7 reportages Non
(médias)

Réseaux 3,2 demandes d’appui pour 3,9 demandes


Reconnaissance Non
financement d’appui

Appartenance 4,0 regroupements 5,6 regroupements Oui

18 En ce qui concerne le contexte historique de création des organismes, les organismes de


la Gaspésie sont plus nombreux à voir le jour depuis 1997 (25,5 % d’entre eux) que ceux de
Montréal (5,1 %) (voir en annexe), au moment où est créé le Fonds de lutte contre la
pauvreté, à la suite du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996. À Montréal, les
organismes sont plus souvent créés avant 1985 (40,7 % d’entre eux), comparativement à la
Gaspésie (23,6 %). Rappelons qu’en 1985 se termine la vague de création des groupes
populaires (comptoir alimentaire, ACEF, garderies, coopératives d’habitation, etc.) et que
débute celle des organismes de développement économique local (Bélanger et Lévesque,
1994).
19 Le statut juridique des organismes est, dans 89,3 % des cas, celui d’OBNL. Il existe une
grande similitude entre les régions de la Gaspésie et de Montréal à cet égard. Cependant,
en Gaspésie, cinq municipalités et deux entreprises privées ont été appuyées par le Fonds,
alors qu’un établissement public l’a été à Montréal. Le fait que plusieurs municipalités de
la Gaspésie s’engagent dans l’insertion à l’emploi et dans la lutte à la pauvreté révèle la
déstructuration socioéconomique dans certaines zones.
20 La mission des organismes présente des différences significatives entre les organismes de
la Gaspésie et ceux de Montréal. Un plus grand nombre d’organismes situés en Gaspésie
s’intéressent aux domaines des loisirs et du développement économique, alors qu’à
Montréal davantage d’organismes s’intéressent à l’éducation et à la formation. Un autre
aspect de la mission des organismes concerne les populations desservies. Ainsi, un plus
grand nombre d’organismes de la Gaspésie n’ont pas de population cible particulière et
visent la population en général. À Montréal, davantage d’organismes se préoccupent des
populations immigrantes.
21 L’examen de l’assemblée générale concerne le nombre de membres, la composition
sociale du membership, le nombre de participants à la dernière assemblée générale et le
taux de participation. Seule la composition sociale du membership présente des
différences significatives entre les organismes de la Gaspésie et ceux de Montréal. En
Gaspésie, on retrouve davantage d’organismes qui permettent à toute la population de
participer à leur assemblée générale (41,2 % des organismes contre 10,3 %). De leur côté,
les organismes montréalais sont plus nombreux à offrir aux employés (56,9 % contre
31,4 % en Gaspésie) et aux usagers (34,5 % contre 11,8 % en Gaspésie) le droit de participer
à leur assemblée générale.

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


34

22 Les conseils d’administration en Gaspésie et à Montréal sont approchés sous l’angle de


leur composition sociale et de leur composition sexuelle. La présence des femmes au
conseil d’administration est significativement différente entre les deux régions. En
Gaspésie, les conseils d’administration des OBNL et des coopératives promoteurs de
projets appuyés par le Fonds comptent, en moyenne, 4,6 hommes et 3,5 femmes. À
Montréal, la proportion est inversée : on trouve, dans un conseil d’administration moyen,
4,6 femmes et 3,4 hommes.
23 Les différences entre les deux zones à propos des conditions de travail comprennent
l’existence d’une politique écrite et les salaires horaires. De façon générale, une majorité
d’organismes (59,7 %) possèdent une politique écrite sur les conditions de travail. La
situation est cependant différente en Gaspésie et à Montréal. En effet, 73,8 % des
organismes montréalais ont une telle politique comparativement à 46,0 % des organismes
gaspésiens. En ce qui concerne les salaires, l’examen des taux horaires par région laisse
voir que les femmes de la Gaspésie sont significativement moins bien rémunérées que
celles de Montréal (voir en annexe). Ce constat vaut pour toutes les fonctions exercées
dans les OBNL et les coopératives. Ces différences varient entre 1,97 $ l’heure pour les
taux minimums au soutien et 4,38 $ l’heure pour les taux maximums à la coordination.
Par ailleurs, les taux horaires ne sont pas significativement différents chez les salariés
masculins de la Gaspésie et de Montréal, excepté en ce qui a trait au salaire horaire
maximum à la production.
24 Pour traiter des réseaux des organismes, trois aspects sont retenus : la visibilité des
organismes (les reportages dont ils font l’objet), la reconnaissance qui leur est manifestée
(demandes d’appui pour du financement) et leur appartenance (les lieux où ils se
regroupent). Des différences significatives apparaissent quant à l’appartenance. En
Gaspésie, les OBNL et les coopératives adhèrent en moyenne à 4,0 regroupements. À
Montréal, ce nombre est significativement plus grand : il se situe à 5,6 regroupements
pour la dernière année financière.

Les différences organisationnelles entres les organismes des deux


territoires

25 Les différences organisationnelles des organismes concernent la coordination, les


ressources humaines et les ressources financières. Les différences du tableau apparaissant
significatives sont décrites plus en détails dans les prochains paragraphes.

Tableau 3 : Caractéristiques organisationnelles comparées des organismes de la Gaspésie et de


certaines circonscriptions de Montréal

Caractéristiques Différence
Gaspésie Montréal
organisationnelles significative

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


35

Personnes assumant la fonction de coordination

Ancienneté dans
6,0 années 7,2 années Oui
l’organismes

Expérience en gestion 11,2 années 13,9 années Oui


Coordination
39 % ont un diplôme 71,2 % ont un diplôme
Scolarité Oui
universitaire universitaire

Outils de planification

Plan annuel 33,3 % des organismes 63,5 % des organismes Oui

Emploi salarié

Nombre d’employés 9,9 employés (± 16,2) 9,5 employés (± 12,1) Non

7,5 emplois à temps plein 6,2 emplois à temps plein


Régime d’emploi (relativement moins de (relativement plus de Oui
femmes) femmes)

3,0 femmes à la production 5,0 femmes à la production Oui

0,2 homme au soutien 0,4 homme au soutien Oui


Fonction exercée
0,8 femme à la coordination 1,3 femme à la coordination Oui

1,4 personne à la coordination 2,1 personnes à la coordination Oui


Ressources
humaines

10,6 femmes 25,4 femmes Oui


Sexe des bénévoles
5,0 hommes 14,9 hommes Non

Formation

Montant dans la
dernière année $ 2 059 $ 3 029 Oui
financière

Nombre de salariés
4,8 7,5 Oui
formés

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


36

Revenus

Revenus totaux $ 277 993 $ 529 642 Oui

Secteur public $ 169 918 $ 317 347 Non

Secteur privé $ 47 099 $ 82 034 Non

Autofinancement $ 60 205 $ 126 824 Non

Dons et donations $ 6 604 $ 38 174 Oui

Dépenses $ 261 123 $ 530 883 Oui

Ressources Soutien non financier


financières Prêt d’un local $ 7 223 $ 30 350 Non

Dons
$ 10 800 $ 5 588 Non
d’équipements

Services professionnels $ 4 477 $ 30 603 Non

Bilans financiers

Actif $ 172 858 $ 281 723 Non

Passif $ 74 955 $ 247 144 Non

Immobilisations $ 206 804 $ 586 106 Non

26 Les personnes salariées qui assument la coordination et les outils de planification


représentent les deux principaux aspects analysés de la coordination dans les organismes.
Parmi les caractéristiques des personnes assumant cette fonction, l’ancienneté dans
l’organisme, l’expérience en gestion et la scolarité sont examinées ici. Pour toutes ces
caractéristiques, il existe des différences significatives entre les deux régions pour les
organismes étudiés. Ainsi, les personnes à la coordination ou à la direction des
organismes assument, en moyenne, cette fonction depuis 6,0 ans en Gaspésie et 7,2 ans à
Montréal. De plus, ces personnes exercent des fonctions en gestion depuis 11,2 ans en
Gaspésie et 13,9 ans à Montréal. Une grande partie des coordonnateurs de la Gaspésie
(61 % d’entre eux) ont une formation de niveau collégial ou secondaire, alors que la
majorité des coordonnateurs de Montréal (71,2 % d’entre eux) possèdent un diplôme
universitaire. Par ailleurs, les outils de planification comportent plusieurs modalités 10,
mais le plan annuel est le plus largement utilisée par les organismes (48,4 % d’entre eux).
Les organismes de la Gaspésie se dotent moins souvent d’un plan annuel (33,3 % des
organismes) que les organismes de Montréal (63,5 % des cas).
27 L’analyse des ressources humaines s’intéresse à l’emploi salarié, au bénévolat et à la
formation. L’emploi salarié est d’abord analysé selon le nombre d’emplois, puis sous
l’angle du régime d’emploi, à savoir dans quelle proportion les emplois sont à temps
plein, à temps partiel ou sur appel, et, enfin, selon la fonction exercée, c’est-à-dire la
coordination, le soutien et la production. Les organismes de la Gaspésie et de Montréal ne
présentent pas tout à fait la même structure en ce qui regarde le régime d’emploi. Les
organismes de Montréal créent davantage d’emplois à temps plein pour les femmes que
ceux de la Gaspésie. En ce qui regarde la fonction exercée, les organismes de Montréal se
distinguent avec un nombre de personnes à la coordination plus élevé que dans les
organismes de la Gaspésie. Si l’on tient compte du sexe des employés, les organismes de

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


37

Montréal favorisent plus que ceux de la Gaspésie l’embauche de femmes à la production


et à la coordination, et d’hommes à la fonction de soutien.
28 En ce qui a trait au bénévolat, en règle générale, on compte plus de femmes bénévoles que
d’hommes. Il apparaît d’ailleurs significatif qu’à Montréal les bénévoles soient plus
souvent des femmes qu’en Gaspésie.
29 La formation du personnel salarié s’intéresse aux dépenses au cours de la dernière année
financière et au nombre de salariés formés. Les organismes de la Gaspésie dépensent
significativement moins (2 059 $), en moyenne, pour la formation, ceux de Montréal
(3 029 $) et rejoignent également moins de salariés (4,8 salariés) que Montréal (7,5
salariés).
30 Les ressources financières comportent deux aspects : les budgets et les bilans financiers.
Les budgets comprennent les revenus et les dépenses des OBNL et des coopératives qui
présentent une certaine homogénéité. Les revenus des organismes de la Gaspésie et de
Montréal sont significativement différents. En effet, le revenu moyen des OBNL et des
coopératives gaspésiens est de 277 993 $, alors qu’il est de 529 642 $ à Montréal. La
structure des sources de revenus est semblable en Gaspésie et à Montréal, même si les
revenus totaux sont plus élevés à Montréal. En Gaspésie, 59,9 % des revenus des
organismes proviennent du secteur public, 16,6 % du secteur privé, 21,2 % de
l’autofinancement et 2,3 % de dons et donations. À Montréal, les organismes reçoivent
56,2 % de leurs revenus de source publique, 14,5 % du secteur privé, 22,5 % de
l’autofinancement et 6,8 % de dons et donations. L’unique différence entre les territoires
porte sur la part des revenus provenant des dons et des donations, laquelle s’avère
supérieure plus souvent à Montréal. Le montant moyen des dépenses fait état d’une
différence importante entre les deux régions (261 123 $ en Gaspésie et 530 883 $ à
Montréal).

Conclusion et discussion des résultats


31 L’analyse des différences entre les organismes de lutte à la pauvreté situés dans deux
zones de pauvreté, l’une périphérique et rurale et l’autre métropolitaine, vise à vérifier
dans quelle mesure et à quelles circonstances ces organismes peuvent constituer des
ressources institutionnelles avec des capacités de réseautage, d’établissement de règles
visant l’empowerment de la population et l’innovation sociale. L’interprétation des
résultats s’intéresse à deux aspects du mode régional de régulation : le profil socioculturel
des acteurs régionaux (particulièrement la culture économique régionale et ses traditions
spécifiques, les conventions et les règles), et les mécanismes de régulation politique (les
schémas régionaux de gouvernement politique et les formes de négociation au niveau des
institutions sous l’autorité des autorités régionales, les organismes de soutien et les
organisations sociales).

Tableau 4 : Profil socioculturel1 des organismes en tant que dimension du mode régional de
régulation

Avancées Limites

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


38

Sédimentation des générations


Montréal d’organismes (Hétérogénéité de la population)2
(centre)
Pertinence des missions

Caractère récent des organismes

Faible inclusion des employés, des usagers et des


Gaspésie
Pertinence des missions femmes dans les instances décisionnelles
(périphérie)
Conditions de travail relativement faibles pour les
femmes

1 Culture économique, conventions et règles, d’après Krätke, 1997.


2 Il s’agit d’une hypothèse qui n’ayant pas fait l’objet d’une vérification dans la recherche.

32 En ce qui concerne le profil socioculturel des acteurs, on peut identifier plusieurs


avancées pour la zone métropolitaine à partir des résultats de la recherche. Ainsi, à
Montréal, il existe une tradition de conduites collectives contre la pauvreté et une
certaine sédimentation des générations d’organismes. En outre, on observe que la mission
des organismes paraît adaptée aux besoins des collectivités, tant à Montréal qu’en
Gaspésie. Dans la zone urbaine défavorisée, la mission s’intéresse davantage à la
formation d’une population déqualifiée et à la desserte de la population immigrante. Dans
la zone rurale, la mission porte davantage sur le développement économique et les loisirs.
33 Les limites relatives au profil socioculturel des acteurs sont rencontrées principalement
dans la zone rurale périphérique. Il existe en Gaspésie une tradition relativement faible
de conduites collectives car les organismes sont plutôt récents. De plus, sur le plan
institutionnel, la zone rurale impose plusieurs exclusions. On remarque d’abord, dans les
assemblées générales, une mise à l’écart relative des employés et des usagers. Puis, on
note davantage de restrictions en Gaspésie pour l’inclusion des femmes : il y a
relativement peu de femmes dans les conseils d’administration, moins de femmes
embauchées que dans les organismes de la zone métropolitaine, moins de femmes à
temps plein, moins de femmes à la coordination et les salaires sont significativement plus
bas pour les femmes. On peut évoquer ici la faiblesse relative du mouvement des femmes
dans la zone rurale et la difficulté alors de faire modifier la coutume et les conventions.
Par ailleurs, à Montréal, on peut faire l’hypothèse que l’hétérogénéité ethnique de la
population nécessité des efforts particuliers dans les associations pour construire une
culture économique partagée et établir une identité entre les différents acteurs.

Tableau 5 : Mécanismes de régulation politique1 en tant que dimension du mode régional de


régulation

Avancées Limites

Montréal Bassin de main-d’œuvre qualifiée et (Présence d’acteurs variés et


(centre) expérimentée pour la coordination puissants)2

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


39

Manque de ressources humaines compétentes


Approche territoriale et non catégorielle
et expérimentées

Gaspésie Capacité de mobiliser proportionnelle à celle


Ressources financières faibles
(périphérie) du centre

Gouvernement locaux participant à la lutte Formation de la main-d’œuvre mise au second


contre la pauvreté plan

1 Schémas régionaux de gouvernement, formes de négociation des institutions, organismes de


soutien et organisations sociales.
2 Il s’agit d’une hypothèse qui n’ayant pas fait l’objet d’une vérification dans la recherche.

34 En ce qui a trait aux mécanismes de régulation politique, les organismes de la zone rurale
possèdent plusieurs avantages. Étant donné que la population en Gaspésie est plutôt
dispersée, les organismes ne ciblent pas une population particulière et ouvre le
membership à toute la population. Ces organismes en milieu rural défavorisé ont une
capacité de mobiliser analogue à celle des organismes de la métropole car le nombre de
membres dans les organismes, le nombre de personnes dans les assemblées générales et
le taux de participation sont équivalents à ceux des organismes de Montréal. On
remarque également en Gaspésie l’adaptabilité des municipalités qui agissent à la fois en
tant qu’autorité locale, organisme de soutien et organisation sociale. Pour ce qui est des
avantages de la zone métropolitaine, même si elle est défavorisée, elle possède un bassin
de recrutement pour des cadres formés, expérimentés et connaissant des outils de
gestion.
35 Lorsqu’il est question des limites de la zone rurale pour ce qui est d’une contribution aux
mécanismes politiques de régulation, les ressources humaines et financières font défaut
dans les organismes de la zone rurale et ce, à plusieurs niveaux. Les organismes
éprouvent une difficulté relative à recruter des cadres formés, expérimentés et capables
d’utiliser des outils de gestion. Les budgets sont relativement bas ; on note une plus faible
capacité de susciter l’appui financier du public ; on consacre enfin relativement moins de
ressources à la formation. À Montréal, la présence d’acteurs économiques extrêmement
puissants telles les grandes corporations immobilières et financières fait que peut être
marginalisé l’apport des associations dans les mécanismes de régulation.
36 Ainsi, les associations du centre et de la périphérie éprouvent des difficultés particulières
à contribuer à un mode régional de régulation favorable à la lutte contre la pauvreté. En
périphérie, l’apport des associations apparaît davantage problématique pour au moins
deux raisons : la faiblesse relative des mouvements sociaux et la défavorisation relative
sur le plan des ressources. Premièrement, le faible ancrage des mouvements sociaux en
périphérie explique le peu de tradition de l’action collective, les désavantages politique et
économique relatifs des femmes, le caractère embryonnaire des réseaux et la faiblesse de
la rémunération. Deuxièmement, le territoire comprend des dimensions économiques,
politiques, sociales et culturelles qui conditionne plusieurs aspects de la vie quotidienne
des personnes et des organisations. Son influence s’exerce de manière déterminante en
rendant disponibles ou non des ressources pour les associations.
37 Quelques pistes pour le développement régional dans une perspective de lutte à la
pauvreté peuvent être avancées. Premièrement, si l’appui étatique s’avère indispensable
dans les zones défavorisées, il ne peut pas être envisagé de la même manière en zone

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


40

métropolitaine et rurale. Deuxièmement, le fait qu’en Gaspésie une génération récente


d’organismes puisse voir le jour de manière aussi importante (on réfère ici aux initiatives
gouvernementales qui sont apparues à partir du Sommet sur l’économie et l’emploi de
1996) indique que les interventions publiques et étatiques peuvent permettre la
résurgence et le renouvellement des organismes et des conduites collectives.
Troisièmement, dans les zones rurales fortement déstructurées, la pratique enseigne qu’il
peut être pertinent de soutenir certaines municipalités dans leurs efforts pour combattre
la pauvreté. Quatrièmement, la situation relative des femmes dans les zones rurales
défavorisées souligne l’importance de mettre en réseau les organismes de la Gaspésie avec
les mouvements sociaux nationaux. Cinquièmement et pour terminer, il s’agit moins
d’une piste d’intervention qu’un rappel à l’effet que l’exode des jeunes et le vieillissement
de la population constituent des obstacles d’envergure à la capacité de la zone rurale de
retenir des cadres formés et expérimentés pour œuvrer dans les organismes de lutte à la
pauvreté.

Annexe

Répondants et population totale pour les MRC de la Gaspésie

Échantillon Population totale 1

MRC n % N %

Avignon 5 8,2 21 14,1

Bonaventure 9 14.8 23 15,5

Côte-de-Gaspé 18 29,5 37 24,8

Haute-Gaspésie (Denis-Riverin) 8 13,1 16 10,7

Rocher-Percé (Pabok) 21 34,4 52 34,9

Total2 61 100 149 100

Khi deux = 1,806 ; 4 d. l. ; p = 0,771.


1 Source : Liste des organismes appuyés fournie par le ministère de la Solidarité sociale.
2 La localisation des organismes a été identifiée pour une partie des 63 organismes.

Répondants et population totale pour les circonscriptions électorales de Montréal

Échantillon Population totale

Circonscriptions électorales n % N %

Crémazie 8 15,0 19 8,4

Hochelaga-Maisonneuve 13 24,5 40 17,8

Laurier-Dorion 4 5,7 26 11,6

Mercier 9 18,9 41 18,2

Saint-Henri–Sainte-Anne 4 7,6 24 10,7

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


41

Sainte-Marie–Saint-Jacques 15 28,3 75 33,3

Total1 53 100 225 100

Khi deux = 4,403 ; 5 d. l. ; p = 0,492.


1 La localisation des organismes a été identifiée pour une partie des 63 organismes.

Générations d’organismes

Gaspésie Montréal Total

n % n % N %

Avant 1985 13 23,6 24 40,7 37 32,5

1985 à 1989 12 21,8 11 18,6 23 20,2

1990 à 1996 16 29,1 21 35,6 37 32,5

Depuis 1997 14 25,5 3 5,1 17 14,9

Total 55 100,0 59 100,0 114 100,0

Khi deux de Pearson = 10,980 ; d. l. : 3 ; p = 0,012.

Taux horaires actuellement payés selon la fonction, pour les hommes et les femmes, dans les
OBNL et les coopératives de la Gaspésie et de Montréal

Gaspésie Montréal

Taux horaire minimum Taux horaire Taux horaire minimum Taux horaire
maximum maximum

Moyenne Écart- Moyenne Écart- Moyenne Écart- Moyenne Écart-


type type type type

($) ($) ($) ($) ($) ($) ($) ($)

Hommes

Production 8,98 2,41 *11,34 2,62 10,63 4,44 *13,47 4,38

(n = 23) (n = 22) (n = 24) (n = 24)

Soutien 9,00 1,15 11,00 2,00 11,82 4,17 13,22 4,03

(n = 4) (n = 4) (n = 16) (n = 14)

Coordination 14,99 3,65 15,72 3,13 14,72 3,73 18,82 6,07

(n = 10) (n = 11) (n = 21) (n = 23)

Femmes

Production *8,77 2,32 *10,82 3,10 *10,92 3,82 *14,17 4,09

(n = 20) (n = 20) (n = 35) (n = 35)

Soutien *9,40 2,62 *10,59 2,59 *11,37 3,94 *13,72 4,35

(n = 22) (n = 24) (n = 32) (n = 35)

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


42

Coordination *12,58 3,61 *14,30 3,89 *16,15 3,78 *18,68 5,15

(n = 19) (n = 22) (n = 37) (n = 40)

Mann-Whitney significatif à p < 0,05 (*).

38 _

BIBLIOGRAPHIE
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revendication au partenariat », dans G. DAIGLE (dir.), Le Québec en jeu, Montréal, Les Presses de
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TOURAINE, A. (1993). Production de la société, Paris, Éditions du Seuil.

NOTES
1. Annoncée lors du Sommet de 1996 sur l’économie et l’emploi, la Loi instituant le Fonds de
lutte contre la pauvreté par la réinsertion au travail est adoptée par l’Assemblée nationale le 12
juin 1997. Cette mesure financière vise l’insertion professionnelle de personnes ayant de très
faibles revenus. La mise en œuvre du Fonds de lutte contre la pauvreté s’est étalée sur deux
périodes : la première correspond aux suites du Sommet sur l’économie et l’emploi de l’automne
1996 (1997 à 2000), et la deuxième aux engagements pris lors du Sommet sur la jeunesse de mars
2000 (2000 à 2003).
2. Il s’agissait en fait d’un deuxième appel d’offres lancé en septembre 1999 par le ministère de la
Solidarité sociale et le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS) devenu, en 2001, avec une

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partie du fonds pour la Formation de chercheurs et d’aide à la recherche (FCAR), le Fonds


québécois de la recherche sur la société et la culture.
3. Financial Post, “ Canadian Markets And Demographics ”, 1999.
4. Direction de la santé publique Gaspésie (1997), Profil sociosanitaire de la population de la Gaspésie
et des Îles-de-la-Madeleine.
5. Institut de la statistique du Québec, en ligne, septembre 2002.
6. Krätke (1997 : 287-288) identifie quatre types de développement : régions industrielles
modelées par une division du travail fonctionnelle-spatiale, régions périphériques, districts
industriels et complexes de production de grandes entreprises internationales.
7. Les approches et les méthodes appliquées aux établissements industriels et administratifs ne
saisissent pas la complexité des organismes communautaires et leur projet sociétal, car ils se
concentrent sur la dimension organisationnelle. La dimension institutionnelle introduit les
projets de transformation menés par les organismes communautaires (Laville et Sainsaulieu,
1997, p. 57-58).
8. En ce qui concerne le titre des personnes ayant répondu au questionnaire, le directeur général
qui s’est chargé de le faire dans 56,3 % des cas. Le président du conseil d’administration vient au
second rang (13,5 % des cas).
9. Dans l’ensemble des organismes, la dernière année financière prend fin en mars (60,5 %), en
décembre (17,6 %) et en juin (10,1 %).
10. Les modalités de planification étudiées dans la recherche sont le plan annuel, le plan de
développement, le plan de communication, le plan triennal, le plan d’affaires et le plan
quinquennal.

RÉSUMÉS
Les auteurs s’intéressent à la contribution des organismes de lutte contre la pauvreté au système
régional de régulation dans une zone métropolitaine et une zone rurale périphérique toutes deux
défavorisées. L’analyse comparée de ces organismes montrent que ceux-ci présentent des
capacités et des limites différenciées sur le plan socioculturel et sur le plan des mécanismes de
régulation politique pour contribuer au développement régional dans une perspective de lutte à
la pauvreté. Des pistes d’intervention sont proposées afin d’accroître la contribution de ces
organismes au développement local.

INDEX
Mots-clés : association, développement local, développement, régional, pauvreté, régulation,
zone métropolitaine, zone rurale

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La construction sociale des localités


par des acteurs locaux :
conceptualisation et bases
théoriques des outils de
développement socio-économique
The Social Construction of Localities by Local Actors: Conceptualization and
Theoretical Bases of Socio-Economic Development Tools

Soumaya Frej, Mélanie Doyon, Denis Granjon et Christopher Bryant

Introduction
1 Depuis le début des années 1990, on accorde aux acteurs et aux processus locaux une
importance primordiale dans la dynamique de la construction sociale des localités. En
effet, des années de succès mitigés et, dans bien des cas, d’échecs du développement vers
le bas viennent appuyer cette reconnaissance de l’acteur local comme étant l’élément clé
du développement socioéconomique (p. ex. Douglas, 1994). Une conceptualisation de la
construction sociale des localités, qui place en son centre l’acteur local, est présentée,
ainsi que les réalités des processus de développement que l’on peut observer. Ces réalités
et ce schéma conceptuel sont confrontés, ce qui donne lieu à l’identification et la
justification d’un certain nombre d’outils et d’approches fondamentaux au
développement. Le but de cet article est donc d’explorer les liens entre les réalités des
processus de développement socioéconomique, la conceptualisation de la dynamique des
localités et les outils de développement qui en découlent – le tout dans le contexte de la
construction sociale des localités et de leur développement durable. Afin de mettre en
évidence l’importance des processus locaux et surtout des éléments génériques, nous
avons choisi de comparer les espaces ruraux périurbains et les espaces ruraux

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périphériques dans les pays développés et les pays en développement. Nous croyons que
les mêmes propos pourraient être avancés par rapport aux espaces urbains.

Modèle de la dynamique des localités


2 Une conceptualisation de la dynamique des localités développée à l’Université de
Montréal, permet de décomposer les phénomènes de construction locale en sept
composantes. Parce qu’elle a déjà été présentée dans de nombreuses communications et
ce, à différents stades de son développement (Bryant, 1995a, b; Bryant, 1997; Bryant et al.,
1996, 1998, 2001; Des Roches et Bryant, 1997, 1998; Granjon et al., 2001; Doyon et Bryant,
2001), seulement un survol rapide sera ici fait (tableau 1).

Tableau 1 : Les réalités, les outils potentiels et le schéma conceptuel

Réalités Outils & approches Schéma


conceptuel

1a. Forces exogènes & endogènes Réflexion et planification 7. Contexte


1b. Ressources internes / stratégique
externes

2. Acteurs multiples Identification d’acteurs, segments & 1. Acteurs


réseaux avec points d’entrée 4. Réseaux
5. Organisation

3. Intérêts multiples Mobilisation 2. Intérêts


légitimes (valeurs, culture)

4. Orientations Identification d’orientations 3. Actions


stratégiques, acteurs & segments
impliqués
Mobilisation par des ateliers &
réunions de types appropriés

5. Capacités variables Renforcement de la capacité 6. Orientations


Intégration aux processus
stratégiques, dont l’action

6. Les gens ‘font’ le Mobilisation 1. Acteurs


développement (ni les $ ni les Renforcement de la capacité
agences seuls) Construire le leadership

3 Les acteurs (1) ont des intérêts, des objectifs, des valeurs, des poids et des pouvoirs (2). Ils
entreprennent des actions (3) en fonction de leurs valeurs, afin de poursuivre leurs
intérêts et leurs objectifs, individuels et/ou ceux de leur communauté. Les acteurs
poursuivent leurs objectifs et leurs intérêts en utilisant les réseaux de relations (4) dont
ils font partie, et qui leur permettent de mobiliser les ressources nécessaires pour mettre
à exécution leurs actions. Les acteurs construisent et entretiennent donc des réseaux de
relations sociales, économiques et politiques qui peuvent relier le local et
l’environnement extérieur (Murdoch, 1994). Ces réseaux sont le reflet de l’organisation
formelle (5a) et de l’organisation informelle (5b) des relations sociales. Les différentes

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actions entreprises et les décisions en général donnent lieu à des orientations (6), c’est-à-
dire des ensembles de décisions, d’initiatives et d’actions qui représentent les grands axes
de développement socioéconomique de chaque territoire (p. ex. l’agrotourisme, le
développement agricole intensif, le développement domiciliaire, le développement
commercial, la conservation de la nature, entre autres). Ainsi, les orientations réelles (6a)
caractérisent-elles le profil de développement d’une localité. Par contre, les orientations
latentes (6b) représentent des orientations qui n’ont pas émergé complètement ou qui
n’ont pas (encore) été reconnues par les acteurs et la population locale, même si certaines
conditions favorables à l’émergence de telles orientations semblent présentes.
L’interaction entre toutes ces composantes a lieu dans différents contextes (7) – politique,
économique, social et culturel et ce, à différentes échelles géographiques.
4 Ces contextes peuvent incorporer des « ressources » importantes pour le développement
d’une localité (p. ex. des textes de loi, des programmes, des acteurs externes, des
ressources financières). En même temps, ils peuvent inclure des paramètres significatifs
qui auront un impact sur la dynamique locale (p. ex. des règlements, des schémas
d’aménagement, les systèmes de taxation), sans parler de l’importance de l’ensemble de
valeurs qui définit des sociétés aux échelles régionale et nationale.

Les réalités du développement socio-économique


local
5 Un certain nombre de réalités apparaissent incontournables pour la planification et la
gestion de processus de développement socio-économique. Les réalités que nous avons
retenues proviennent de nos observations des processus réels de développement (Bryant,
1997a) (tableau 1) :
• D’abord, tout processus décisionnel dans une localité est influencé, jusqu’à un certain point,
par des forces exogènes, par exemple le contexte macro-économique et les tendances
sociales, ainsi que par les forces endogènes, comme le leadership local. De plus, les
ressources internes, comme les ressources humaines (p. ex. les compétences de la main
d’œuvre), et les ressources externes (p. ex. l’existence de programmes gouvernementaux
appuyant techniquement, financièrement, et professionnellement les initiatives locales),
jouent aussi un rôle dans ces processus. Ainsi, le fait que tout processus décisionnel « local »
soit aussi influencé par des facteurs/agents et processus non locaux veut dire (en terme
d'outils) que tout processus local doit les prendre en considération, d’où l'importance d'une
réflexion stratégique (et éventuellement une planification stratégique).
• La dynamique de transformation de toute localité (et d’autres échelles géographiques aussi)
implique la présence et l’intervention d’acteurs multiples. Les acteurs prennent différentes
formes, y compris les individus, les entreprises, les organisations gouvernementales, les
municipalités et les organismes communautaires. Ils peuvent être issus de la communauté –
les résidents – ou peuvent provenir de l’extérieur – c’est le cas par exemple des touristes,
des agents gouvernementaux de paliers supérieurs, et des firmes multinationales. En plus,
dans la plupart des cas, peu d’acteurs exercent une autorité absolue sur les autres acteurs,
d’où la nécessité pour le développement local de procéder par la concertation, la
coopération et, de façon générale, tout simplement par trouver les moyens de travailler
ensemble.
• Conséquemment à la présence d’acteurs multiples, il y a des intérêts « légitimes » multiples.
En effet, les objectifs et les intérêts poursuivis diffèrent potentiellement d’un acteur à

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l’autre, et d’un segment de population à un autre. Par exemple, par rapport à un enjeu
précis, les membres d’une même communauté ont des opinions partagées (p. ex. la
population doit choisir entre un statut de conservation ou de récréation pour un boisé). Plus
encore, un même acteur peut être à la fois un résident, un parent, un travailleur, un usager
de tel service, un propriétaire. Il est même possible – voire très commun - qu’un acteur ait
plusieurs intérêts et valeurs, dont certains peuvent aussi être contradictoires (p. ex. l’intérêt
de maintenir un profil personnel dans la communauté, ou de se construire un rôle respecté
par d’autres membres de la communauté, et celui d’agir pour le bien-être de la
communauté). En terme de planification, ceci veut dire qu’il ne faut pas être étonné par des
conflits d’intérêts au sein de la communauté. Toutefois, ces conflits peuvent être gérés, en
misant essentiellement sur une communication efficace et sur des processus de négociation.
• Il découle logiquement de ce constat d’intérêts multiples que dans la planification d’un
territoire, on doit composer avec différentes orientations de développement, et qu’il peut y
avoir des conflits entre ces différentes orientations collectives. Quand il s’agit de
planification du développement en identifiant des orientations stratégiques, ceci demande
un effort de coordination, de communication et de négociation, par exemple les conflits
potentiels quand il s’agit d’encourager le développement des activités agrotouristiques dans
une zone agricole.
• On observe des capacités variables d’agir de la part des acteurs entre les différentes
communautés mais aussi au sein de chacune d’entre elles. Alors que certaines communautés
jouent un rôle pro-actif dans leur développement socioéconomique, d’autres n’agissent pas.
Par exemple, on observe dans certaines localités du Québec des comportements
communautaires de dépendance, soit envers des transferts gouvernementaux, soit envers
les grandes entreprises qui ont joué un rôle important dans l’histoire économique des
régions, alors que d’autres régions se caractérisent par leur dynamisme. On observe cette
variation aussi à micro-échelle : alors que certains individus participent aux processus de
développement, d’autres ne croient pas être en mesure de l’influencer. Ceci met en évidence
l’importance des actions et des programmes qui visent à renforcer la capacité des individus
et de l’ensemble des communautés à se prendre en main.
• La dernière réalité que nous avons constatée, ce sont les acteurs individuels qui font le
développement – seuls ou en groupes. C’est donc le facteur humain et non pas les ressources
financières ou les agences qui sont responsables du développement local. La participation de
la population qui bénéficie du projet – individuellement et collectivement – , de son
élaboration à sa réalisation et son évaluation est l’un des éléments importants – sinon le
plus important – pour s’assurer de la réussite d’un projet de développement local. Ainsi, le
développement local est une démarche qui appartient à la communauté elle-même, elle ne
s’impose pas. Elle peut être encadrée et appuyée et la capacité des acteurs peut être
renforcée, mais aucune agence externe ne peut se substituer aux acteurs locaux et créer seul
un processus de développement local à long terme.
6 De plus, même si nous avons tendance à parler des agences et des institutions, il est
important de souligner que les décisions provenant de ces structures sont prises par des
personnes, individuellement ou en groupes, et que comprendre les actions « des agences
et institutions » demande que nous comprenions aussi le comportement et les forces
motrices des différentes personnes qui ont contribué aux décisions.

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Les principaux outils de développement


7 Nous avons déjà identifié ci-dessus, de façon sommaire, les différents outils et approches
qui représentent la reconnaissance de ces réalités, et qui peuvent être facilement liés aux
différentes composantes du modèle conceptuel. Ces outils et approches sont complétés
dans la présente section (tableau 1).

Le renforcement de la capacité des populations et des acteurs

8 Les acteurs locaux sont reconnus pour avoir un rôle primordial dans la transformation de
leur localité, mais leur capacité d’assumer la responsabilité pour initier et gérer le
développement de leur propre territoire est très variable. Si l’on se prévaut des avantages
de l’implication des acteurs locaux et des différents segments de la population, cela veut
dire qu’il est essentiel de renforcer la capacité de ces mêmes personnes quand cela s’avère
nécessaire. De fréquents échecs de développement vers le bas, ont porté des coups durs à
la capacité de nombreuses collectivités rurales de reconnaître leurs pouvoirs d’action
dans le développement de leur environnement. Renforcer leur capacité (c’est-à-dire, l’
empowerment et la construction d’une base de leadership décentralisé) revient à dire que
l’on cherche à renforcer les connaissances, les compétences et l’état d’esprit des
populations (leur confiance en elles-mêmes par exemple) de façon à ce qu’elles puissent
assurer et pérenniser le développement de leur territoire – en gros, de les amener à
remettre en question leurs façons de faire et de se voir (leur « culture ») et de les modifier
au besoin. Ce renforcement donnera aussi aux acteurs un langage commun favorisant les
échanges et la communication en général. La réussite de cette démarche jouera un rôle
déterminant dans la mise en place d’une approche ascendante de développement. C’est
pourquoi les états centraux (les provinces et le fédéral) peuvent occuper une place
centrale dans ce processus d’encadrement sans vouloir se substituer aux acteurs et
processus locaux.

La construction et le maintien des réseaux

9 Le développement socioéconomique d’une localité repose non seulement sur l’implication


des acteurs mais aussi sur leurs capacités à mobiliser les ressources (p. ex. financières,
informations, connaissances, appuis). La capacité d’un acteur à mobiliser les ressources
appropriées dépend en partie des relations qu’il entretient avec d’autres acteurs dans ses
réseaux – sociaux, économiques et politiques. Un acteur isolé aura peu de chance d’agir
pour le bien-être de sa collectivité – et même pour son propre compte (Bryant et al., 2000).
Ainsi, le « réseautage » - la création d’interactions entre différents acteurs (locaux,
régionaux et nationaux) - constitue une composante du développement et un élément
structurant des dynamiques territoriales. Dans les zones rurales périphériques, la
création de réseaux permettra entre autres de créer une masse critique – d’usagers, de
consommateurs, … – favorisant l’émergence de nouveaux produits et services et ainsi
d’améliorer la qualité de vie de la population.

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La mobilisation des acteurs et des ressources

10 Suite à la prise de conscience des acteurs de leurs capacités d’actions et de leur décision
d’aller de l’avant avec un projet de développement, il doit y avoir une mobilisation de
ceux-ci – ainsi que des ressources dont ils disposent – et un engagement important de la
population. D’abord, un effort de réflexion collectif quant à la nature du projet de
développement et les moyens d’y parvenir devra être fait.

Les processus de planification et d’actions décentralisés

11 Pour planifier le développement, il est essentiel de déterminer une vision et des objectifs
réalistes. Quel type de localité ou de communauté est-ce que nous voudrions construire?
À partir de cette vision, il est possible d’identifier et d’analyser les grandes orientations
stratégiques (p. ex. le tourisme) dont la poursuite permettra l’atteinte de cette vision. Ces
orientations stratégiques représentent des ensembles d’occasions et de défis dans
lesquelles des actions sont considérées comme réalisables. La planification stratégique,
commençant avec l’identification et le choix des orientations stratégiques, implique une
participation de la part des acteurs, de la population locale, et cette participation
continue jusqu’au démarrage du projet, sa réalisation et son évaluation.
12 Un développement local implique non seulement la décentralisation des processus de
planification aux instances locales et régionales, mais également – et surtout – la
décentralisation de la planification et de l’action au sein d’une collectivité ou d’une
localité. Ainsi, la planification stratégique se poursuit au sein de chaque orientation
stratégique avec la mobilisation des acteurs et intéressés (p. ex. par l’entremise de
groupes de travail et des tables de concertation). L’orientation stratégique devient alors
un vrai véhicule pour mobiliser les acteurs en faisant appel aux intérêts de chacun, aussi
bien personnels (dans un premier temps) que collectifs. Cette planification pour une
orientation stratégique comporte la construction d’une vision pour l’orientation, une
analyse et un diagnostic des occasions et ressources présentes et potentielles, et inclut
l’identification des acteurs, des actions et des priorités, et un véritable plan d’action.
Cette planification et ces actions décentralisées demandent des nouveaux modes de
gouvernance à l’échelle locale.

Le développement économique local : une mosaïque


de situations
13 Afin d’illustrer les propos avancés jusqu’à maintenant, plusieurs exemples sont présentés
très brièvement, sous forme de tableaux (tableaux 2 et 3) - le but ici n’étant pas de faire
des études de cas approfondies mais bien de démontrer l’existence de réalités communes
à l’ensemble des territoires ainsi que d’outils potentiels. Les exemples choisis sont
organisés en utilisant la dichotomie souvent citée entre les espaces ruraux périurbains et
ceux des régions périphériques, couvrant ainsi un spectre intéressant d’espaces
géographiques. Ils permettent aussi de présenter des cheminements et des succès variés.
Nous avons également choisi des exemples provenant des pays en voie de développement
et d’autres des pays développés, afin de voir s’il existe des différences marquées. Nous
avons indiqué dans les tableaux 2 et 3 si l’outil ou l’approche en question a été utilisée

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avec succès (indiqué par le symbole « + ») ou si des échecs ont été constatés (indiqué par
le symbole « - »), selon l’information dont nous disposions.

Tableau 2 : Exemples en zones rurales métropolitaines

Réalités Outils Exemples

Intérêts Mobilisation + Mont Saint-Bruno (Qc) : exemple de mobilisation


multiples d’une partie de la population pour appuyer une
Légitimes orientation particulière de la localité

Orientations Identification + PNR de la Haute-Vallée de Chevreuse (Fr) :


d’orientations stratégiques, réconciliation de l’environnement & le
acteurs & segments développement (acteurs locaux, mobilisation)
impliqués
Mobilisation par des
ateliers & réunions de
types appropriés

1a. Forces Réflexion et planification + Zone périurbaine de Bamako (Mali) : production


exogènes & stratégique légumière pour le marché urbain
endogènes
1b. Ressources
internes /
externes

1a. Forces Réflexion et planification + Brazzaville (Congo): pressions périurbaines


exogènes & stratégique depuis 1997; Agricongo & efforts pour développer
endogènes une ceinture maraîchère autour de Brazzaville.
1b. Ressources
internes /
externes

Orientations Identification - Sénart Ville Nouvelle (Fr): agriculture


d’orientations stratégiques, déstabilisée par la VN; des difficultés pour
acteurs & segments identifier de nouvelles directions pour
impliqués l’agriculture
Mobilisation par des
ateliers & réunions de
types appropriés

Ressources Réflexion et planification - Ceinture de verdure d’Ottawa (Can): malgré une


internes / stratégique protection (propriété publique), une structure
externes dynamique agricole manque (manque de
planification adéquate

Légende : « + » : une situation où l’outil ou l’approche a été utilisé avec succès; « - » : une situation où
l’outil ou l’approche a rencontré des échecs; « -/+ » : une situation d’échec a été renversée par une
situation de réussite.
Source : Mont Saint-Bruno : Doyon (2002); PNR de Chevreuse : Des Roches et Bryant (1997);
Bamako : http://www.idrc.ca/books/focus/890/05aZalle.html (Agriculture urbaine en Afrique de
l'ouest); Brazzaville : Belantsi et Torreilles (1999); Sénart : Doyon (2000); Ceinture de verdure
d’Ottawa : http://www.canadascapital.gc.ca/corporate/parks_heritage/park_green/greenbelt/
index_e.asp ; http://www.canadascapital.gc.ca/corporate/plan_reg/todays_plan/
greenbelt_master_e.asp

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Tableau 3 : Exemples en zones rurales périphériques

Réalités Outils Exemples

Les gens font le Mobilisation +Saint Angèle, (Qc, Can): initiative locale en
développement (non $ ni Renforcement de la zone éloignée, pour renverser tendances et
les agences seuls) capacité culture locales (leadership, capacité, etc.)
Construire le leadership

Acteurs multiples Identification d’acteurs, +Fouta-Djalon (Guinée Conakry) : Fédération


segments & réseaux des paysans du Fouta-Djalon, une structure
avec points d’entrée coopérative

Intérêts multiples Mobilisation +Oaxaca (Mexique): mobilisation des paysans


Légitimes et missionnaires dans une entreprise de vente
de café (commerce équitable)

1a. Forces exogènes & Réflexion et +Laguiole, Massif central (Fr): revitalisation
endogènes planification d’une économie locale en revalorisant des
1b. Ressources internes stratégique activités traditionnelles (couteaux, fromage)
/ externes

Capacités variables Renforcement de la -/+La Basse Côte Nord (Qc, Can): des années
capacité de déclin, maintenant en cours de
Intégration aux revitalisation (entre autres la mobilisation et
processus stratégiques, la construction d’un leadership décentralisé)
dont l’action

Les gens ‘font’ le Mobilisation -/+Comté de Haliburton (Est de l’Ont., Can):


développement (non les Renforcement de la des décennies de stagnation, suivies par des
$ ni les agences seuls) capacité efforts réussis de mobilisation et de
Construire le leadership développement

Légende : « + » : une situation où l’outil ou l’approche a été utilisé avec succès; « - » : une situation où
l’outil ou l’approche a rencontré des échecs; « -/+ » : une situation d’échec a été renversée par une
situation de réussite.
Source : Saint-Angèle : www.groupeverreault.com (Les Agneaux Verreault inc.); Fouta-Djalon : http://
www.unesco.org/courier/2001_01/fr/opinion.htm (L'agriculture familiale, mais en mieux); Oaxaca :
http://www.equiterre.qc.ca/cafe/rtealternative/coop/coopuciri.html ; Laguiole : www.aveyron.com/
artisan/laguiol.html ; La Basse Côte-Nord : Community Table (2002); Haliburton : Bryant (1999).

14 En comparant les deux types d’espaces, les zones périurbaines et les zones périphériques,
on observe qu’à peu près la seule différence notable se trouve au niveau de la densité des
opportunités. En effet, la proximité de la ville induit souvent des pressions sur les milieux
périurbains, mais en même temps, la ville engendre des opportunités de développement.
Mais dans les deux types d’espaces on observe des cheminements variés et des succès
variables.
15 Les approches et outils identifiés sont pertinents pour tout territoire même si l’on admet
que l’importance relative d’utiliser telle ou telle approche ou tel ou tel outil varie d’une
localité à une autre en fonction des spécificités de cette localité en terme de ses
antécédents en matière de processus de développement socioéconomique. L’espace
(rural) est donc une mosaïque de différents degrés de réussites et d’échecs. Cette
mosaïque n’est pas uniquement fonction des différentes densités d’occasions de

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développement (p. ex. les espaces périurbains versus les espaces périphériques), mais
semble aussi refléter la nature de la dynamique du développement local et aussi certains
éléments du contexte particulier de chaque localité.
16 En observant les exemples dans les pays en voie de développement, il semble que les
approches et outils soient la mobilisation, le réseautage, la planification et les actions
décentralisée et l’importance d’accorder un rôle central aux acteurs locaux, prennent de
plus en plus d’importance sur ces territoires. Les exemples illustrant les différents outils
et approches pour les pays en voie de développement (tableaux 2 et 3) ont eu des résultats
positifs. Les acteurs de ces territoires n’ont pris connaissance de ces outils de
développement que très récemment et progressivement. Certes, il y a aussi des échecs
lorsque, par exemple, des approches et des outils sont adoptés sans modification
adéquate et sans tenir compte des spécificités locales. Par contre, dans les pays
développés, même si l’expérience par rapport à certaines formes de développement local
a été plus longue, il existe toujours des failles dans la mise à exécution, souvent parce que
les approches et les outils sont adoptés sans que les conditions initiales soient favorables
(p. ex. un manque de leadership approprié ou de capacités communautaires pour
planifier et élaborer des stratégies cohérentes).

Conclusion
17 On observe que les réalités retenues pour cet article et les composantes du modèle de la
dynamique des localités peuvent être utilisées pour analyser l’ensemble des territoires.
Les processus décisionnels ignorent les forces exogènes et ce, à leurs risques, et doivent
naturellement composer avec les forces endogènes (1a), et pour être réaliste doivent
reconnaître les ressources internes et externes (1b). Sur tout territoire, il existe des
acteurs multiples (2), qui ont des intérêts légitimes multiples (3), et dont la capacité
d’action est variable (4). Chaque territoire se caractérise par une ou des orientations de
développement qui lui sont propres (5) et, ce sont les acteurs – des êtres humains - qui
font le développement. Les liens entre ces réalités et les composantes du modèle
conceptuel sont évidents. De plus, un certain nombre d’outils et d’approches de
développement peuvent être mis en relation avec ces réalités : le renforcement des
capacités de la population et des acteurs, le réseautage des acteurs, la mobilisation des
acteurs et des ressources et l’adoption d’un processus de planification et d’actions
décentralisés. Ainsi, il semble qu’il y ait un certain nombre de questions fondamentales
soulevées par le développement des localités qui soient communes à l’ensemble des
territoires et qu’un même ensemble d’outils génériques peut être utilisé, même si la
configuration exacte et l’importance des différentes approches et outils sont variables.
18 Donc, nous ne nions pas l’existence de spécificités locales – au contraire! La configuration
exacte de chaque approche et outil serait différente pour tenir compte des spécificités de
chaque localité et des contextes dans lesquels la dynamique locale évolue. Il existe donc
un nombre presque infini de variations possibles : d’abord, de par la grande variété des
contextes locaux et régionaux et des ressources disponibles – p. ex : humaines, physiques,
législatives et administratives –, puis, dû aux capacités de la population en place – entre
autres sa culture, ses intérêts, les valeurs qu’elle défend – et à son leadership c’est-à-dire
ses aptitudes à jouer un rôle pro-actif dans un processus de développement. De ce fait, les
catégorisations géographiques qui sont fréquemment utilisées – espace rural
métropolitain versus espace rural périphérique, espace rural en pays en développement

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versus espace rural en pays développé – sont issues d’un raisonnement beaucoup trop
simple, pour ne pas dire simpliste, qui accorde à l’emplacement d’une localité un rôle
beaucoup trop important.
19 En ce qui concerne les ressources, quelques points nous semblent particulièrement
importants. D’abord, les ressources non-locales et l’intervention d’acteurs externes peuvent être
importantes pour construire des stratégies de développement durable. Comme le souligne
Vachon (1993), le concours de compétences extérieures permet à une localité
d’augmenter sa capacité d’agir par elle-même et donc, de remplacer des rapports de
domination et de dépendance par des alliances et des liens de solidarité, et de manière
générale, de mobiliser des ressources.
20 Par contre, l’intervention d’acteurs externes peut aussi avoir des aspects négatifs. La
culture des acteurs externes (p. ex. les fonctionnaires, les acteurs des systèmes politiques,
les agences gouvernementales, les ONG) peut être un obstacle aux initiatives locales et à
la pérennisation du développement. En effet, ceux-ci sont souvent « installés » dans un
système, un programme d’intervention qui ne favorise pas l’émergence de projets
collectifs de développement, de changements et d’innovations à l’échelle locale.
21 De plus, la présence de ressources particulières peut pallier à certains des obstacles les
plus difficiles, comme le manque de capacités humaines. Ce serait le cas d’un
environnement local exceptionnel qui générerait des activités touristiques sans que la
population n’ait à déployer d’efforts. Par contre, un tel développement risque de ne pas
impliquer la population locale et de générer des retombées non-souhaitables.
22 Somme toute, les ressources jouent un rôle important dans un processus de
développement local, mais c’est en fait la « culture » au sens large qui constitue le facteur
« complexifiant » du processus. La culture est l’ensemble des attitudes et des valeurs qui
définissent les populations ou les communautés d’une localité, et les rapports entre les
segments et les acteurs – comment est-ce qu’un acteur ou groupe d’acteurs se voit,
comment est-ce qu’il perçoit les autres, comment est-ce qu’il croit que les autres le
perçoivent ? La culture ainsi définie modifie les rapports entre toutes les composantes du
schéma conceptuel, qui au départ est un schéma générique d’analyse utilisable n’importe
où. On peut émettre l’hypothèse que la « culture » détermine les paramètres les plus
importants du développement socioéconomique. En effet, c’est en fonction de leur culture
que les acteurs et la communauté à laquelle ils appartiennent détermineront leurs
besoins. Elle influencera aussi les grandes orientations de développement choisies ainsi
que l’interprétation des obstacles et des occasions de développement auxquels la
communauté fait face.
23 Enfin, la culture constitue une dimension critique qui différencie les types de localités
rurales. Nous proposons donc que c’est davantage en fonction de la culture que des types
d'espaces ruraux devraient être définis (en opposition à une division géographique -
périphérique et périurbaine, pays développé et pays en développement). La recherche
d’un cheminement de développement durable commence avec les communautés locales
et ses acteurs. Leur culture représente un facteur majeur mais complexe dans la
construction de stratégies de développement durable pour les territoires locaux.

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RÉSUMÉS
Cet article fait d’abord un bref retour sur une conceptualisation de la dynamique des localités,
présentées dans des travaux antérieurs, qui repose sur sept composantes, à savoir : les acteurs,
leurs intérêts et leurs valeurs (culture), les actions des acteurs, les réseaux au sein desquels les
acteurs fonctionnent, l’organisation formelle et informelle qui sont le reflet de ces réseaux, les
grandes orientations reflétant les ensembles d’actions et de décisions poursuivis par les acteurs,
et les contextes politique, administratif, légal, économique et culturel. En même temps, notre
lecture des processus de développement nous amène à suggérer un certain nombre de réalités
communes à tout processus de développement. Il en découle de la conceptualisation et de ces
réalités quelques outils fondamentaux pour les acteurs locaux poursuivant des actions pour le
bien-être de la communauté et qui sont ici exposés. L’objet premier est donc d’explorer les liens
entre les réalités des processus de développement socioéconomique, la conceptualisation de la
dynamique des localités exposée et les outils de développement. Plusieurs exemples seront
brièvement présentés. Ils ont d’abord permis de constater que les contextes et les ressources
jouent un rôle non négligeable dans un processus de développement mais que les communautés
et les acteurs locaux en sont les éléments clés. Nous en sommes aussi venus à la conclusion que
les dichotomies géographiques traditionnelles – p. ex. espace rural périphérique et périurbain,
PD et PVD – constituent des catégorisations simplistes qui n’arrivent pas à expliquer plusieurs
variations à l’échelle locale. En ce sens, la variable culturelle apporte davantage de réponses. Elle
constitue ainsi un élément complexifiant (mais essentiel) pour comprendre et entreprendre les
processus de développement.

INDEX
Mots-clés : culture, acteur, dynamique des localités

AUTEURS
SOUMAYA FREJ
Département de Géographie, Université de Montréal, Canada

MÉLANIE DOYON
Département de Géographie, Université de Montréal, Canada

DENIS GRANJON
Département de Géographie, Université de Montréal, Canada

CHRISTOPHER BRYANT
Département de Géographie, Université de Montréal, Canada

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Qu’y a-t-il dans une communauté ?


L’exemple des groupes
communautaires québécois
What Is in a Community? The Example of Quebec Community Groups

Pierre-André Tremblay

NOTE DE L'AUTEUR
Diverses versions de ce texte ont été présentées lors des rencontres suivantes : colloque
de l’Association professionnelle des géographes du Québec (UQAC, avril 2002), colloque
Repenser le développement local (ACFAS, Université Laval, mai 2002), colloque Re-
imagining communities (Lancaster University, mai 2002) et congrès de l’Association de
science régionale de langue française (Trois-Rivières, août 2002). Je remercie les
participant-e-s à ces activités et, tout particulièrement, Martin Simard, Jean-Marc Fontan,
Juan-Luis Klein, Anne-Marie Fortier, Richard Morin et Christopher Bryant pour leurs
questions et leurs commentaires. Comme il est d’usage, je demeure seul responsable de ce
qui est arrivé à leurs suggestions.

Le problème
1 En leur donnant une place sur les conseils d’administration des Centres locaux de
développement, la politique québécoise du développement local concède une place
importante aux groupes communautaires1, 2. Elle leur accorde la capacité de contribuer à
la qualité de la vie collective et individuelle, d’aider à soutenir l’économie locale, de
maintenir le tissu social. Elle leur reconnaît une compétence en matière de
développement de l’appartenance et de lutte contre l’isolement. Bref : les groupes
communautaires ont un rôle à jouer dans le dépassement des difficultés que connaissent
certains milieux en voie de dévitalisation. Celles-ci ne sont d’ailleurs qu’une des facettes

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des difficultés que connaissent les sociétés « développées » à enrayer les inégalités. Il
semble bien que la croissance globale se porte bien ces temps-ci dans plusieurs pays, mais
cela cache d’importantes inégalités, qui sont elles-mêmes une des manifestations de la
difficulté que connaissent ces sociétés à agir sur elles-mêmes, à conserver le contrôle de
leurs activités sociales, culturelles et économiques. L’État était autrefois l’outil privilégié
avec lequel les sociétés pouvaient agir sur elles-mêmes, rôle consacré par les diverses
politiques keynésiennes qui furent l’archétype de cette action. Depuis, ces politiques ont
perdu de leur efficacité. L’État keynésien était centralisateur et bureaucratique, donc
rigide et trop lourd pour s’ajuster aux modifications des marchés avec la vitesse et la
flexibilité nécessaires. Surtout, il est incapable de mobiliser les initiatives personnelles ou
individuelles indispensables à une croissance soutenue, ce qui explique pourquoi on lui a
souvent reproché de favoriser la passivité et la dépendance.
2 L’extraordinaire popularité des travaux de Robert Putnam3 et les débats qu’ils ont soulevé
indiquent la direction que semblent prendre les efforts pour surmonter ce problème : la
relance de la croissance (ou du « développement ») exigée pour diminuer l’impact négatif
des inégalités devra avoir recours à la solidarité des personnes et des groupes. Si l’État ne
peut plus en être le garant, la société civile devra l’être grâce à sa capacité à recourir à la
solidarité locale, au sentiment d’appartenance, au sentiment communautaire, au capital
social.
3 Un peu partout, on parle donc de développement local et de développement économique
communautaire. Dans le contexte québécois, cela signifie que les groupes
communautaires seront des acteurs privilégiés du développement local, bien que celui-ci
ne se résume pas à eux.. Mieux comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font, mieux cerner
leurs contributions dans ce qu’elles recèlent de possibilités autant que de limites, est donc
indispensable si on tient à dépasser la pauvreté, l’inégalité, la discrimination qui sont le
sort de fractions importantes de la population du Québec. Les groupes communautaires
en sont d’ailleurs bien conscients, comme le montre le fait que beaucoup d’entre eux ont
produit des recherches visant à documenter leurs « impacts » dans leurs milieux4. Ces
travaux convergent pour montrer que le groupes contribuent à la construction d’un
sentiment de communauté mais échouent, le plus souvent, à donner un sens concret à ce
terme. Qu’est-ce que ce sentiment de communauté ? C’est la question qui a présidé à ce
texte.
4 Il faut d’abord lever l’ambiguïté de la notion de communauté. En partie, je crois, à cause
d’une mauvaise traduction, la « communauté » renvoie généralement à ce qu’il vaudrait
mieux appeler la localité. En anglais, community fait référence à un ensemble de liens
entre des personnes situées dans un espace, généralement de petite taille et délimité par
des frontières physiques, légales ou culturelles (Chaskin, 2001) ; la solidarité est conçue
comme découlant de cette proximité. Le trait essentiel de cette compréhension de la
communauté est donc que frontières sociales et géographiques sont contiguës et se
recouvrent. Les cas classiques en sont la petite ville du Midwest comme l’avaient étudiée
les Warner (W.L. Warner et al., 1963), les villages de mineurs du Pays de Galles
(Frankenberg, 1966), les localités paysannes étudiées par les anthropologues (par exemple
Redfield, 1955).
5 Cette image est souvent idéologiquement chargée, ce qui en fait une utopie
particulièrement efficace. On a eu beau jeu de remarquer que ces « communautés » sont
généralement profondément divisées et conflictuelles et, surtout, qu’elles sont tout sauf
isolées, autarciques, fermées sur elles-mêmes. Qui sait regarder constatera vite qu’elles

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sont sujettes aux conjonctures de l’économie internationale et traversées par les objets
produits par des entreprises délocalisées (multinationales), que leurs habitants migrent,
que les étrangers s’y installent, que les mass médias y véhiculent des symboles extérieurs,
etc. Les frontières spatiales et sociales ne coïncident donc plus (si elles l’ont jamais fait),
ou de moins en moins (Hannerz, 1992). Le feraient-elles de toute façon que cela ne
règlerait pas la question : qu’y a-t-il dans la proximité spatiale qui provoque une
proximité sociale ? La réponse la plus évidente est que la territorialité commune induit
des intérêts communs, réponse qui revient à dire que la communauté spatiale n’est qu’un
exemple d’une communauté d’intérêt. Mais puisque certaines communautés d’intérêt ne
sont pas spatialement définies, on doit distinguer les deux types de communauté. On peut
y ajouter d’autre type de communautés : communautés politiques, communautés
d’identités, etc., sans qu’aucune n’induise nécessairement les autres.
6 Ces diverses espèces de communauté ont en partage d’impliquer un réseau de liens qui ne
sont pas nécessairement physiques entre individus, ceux-ci se voyant, de par ces liens,
faire partie d’un même ensemble et se concevant comme parties prenantes (stakeholders)
d’une même destinée. On peut appeler « sentiment » de communauté la conscience, c’est
à dire l’impact individuel, de ce réseau de liens.
7 Si les pères fondateurs des sciences sociales considéraient que les liens de type
communautaire étaient spontanés, involontaires et donc naturels, l’action sociale estime
depuis longtemps qu’on peut, au contraire, les produire ou les maintenir volontairement.
L’organisation communautaire est une stratégie formalisant cette possibilité de créer des
liens de type communautaire. Cela se fait généralement par la mise sur pied
d’organisations plus ou moins rigidement structurées5, généralement chargées de
regrouper des personnes, de les représenter face aux autres groupes et aux autorités, etc.
Mais comment ces organisations font-elles pour produire un sentiment d’appartenance ?
Comment s’établissent-elles dans le champ social ? Comment se construisent les liens
entre l’organisation et les personnes ?
8 Ce texte vise à explorer un tel exemple de sentiment communautaire, qu’on peut
concevoir comme relativement archétypique. On cherche ainsi à mieux comprendre
comment peut se créer ce sentiment dont le « sentiment d’appartenance locale » est une
sous-catégorie. Cela permettra de mieux circonscrire ce que produit la société civile : la
capacité à dépasser le chacun-pour-soi, ce qui semble indispensable à la genèse d’un
développement consciemment voulu. On abordera la dimension « externe » des
organisations communautaires, c’est à dire leur rapport à l’État et aux autres groupes.
Suivra une analyse de leur dimension « interne », c’est à dire des rapports entre les
utilisateurs de ces groupe, d’une part, et des relations entre ces utilisateurs et les
animateurs des organisations, d’autre part. La conclusion tentera de montrer comment
cet exemple peut avoir valeur illustrative propre à contribuer au renouvellement de la
pensée sur le développement local.

La dimension « externe »
9 Par « dimension externe », il faut entendre les relations qu’une organisation entretient
avec des acteurs (individuels, collectifs ou institutionnels) situés hors de ses frontières
organisationnelles. Concrètement et de façon plus limités, il s’agit ici de l’« image »
qu’une organisation communautaire donne d’elle-même, c’est à dire le cadrage

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idéologique ou cognitif qu’elle cherche à développer afin d’orienter les interprétations


possibles de son existence et de ses actions (Benford et Snow, 2000).
10 Le sens de ces actions n’est ni évident ni pré-déterminé. Dans la mesure où les
organisations se présentent et tirent leur légitimité de leur capacité à représenter
certaines catégories de population, elles devront d’abord faire reconnaître l’existence de
ces catégories et les définir d’une façon qui les rende « représentables » par l’organisation
plutôt que par les autres acteurs présents dans le champ social. Cela exige de définir du
même coup la « scène » sur laquelle se situent ces acteurs ou, si on préfère, les acteurs ne
seront définis de façon appropriée que compte tenu d’une certaine situation. Ce
positionnement comme sujet se fait au cours d’un intense travail où s’affrontent de
nombreuses et souvent divergentes définitions ; ainsi, c’est chose fort différente que de
définir les gens comme des contribuables, comme consommateurs de services ou comme
citoyens. Ce processus de définition est toujours dialogique : il relève de la rencontre de
plusieurs stratégies.
11 Dans un système politique et social à volonté démocratique, c’est à dire un système où la
légitimité des appareils politiques dépend de leur capacité à représenter ce qu’est et ce
que veut une population, tout acteur organisationnel voulant agir politiquement devra le
faire en se justifiant par sa capacité à donner forme aux demandes (exigences, volontés,
besoins) d’une fraction reconnue de cette population. En d’autres termes, le cadrage
conceptuel est une forme rhétorique, une forme visant à convaincre et à persuader
l’interlocuteur. Celui-ci est multiple : le public, qui considère l’action sans y prendre part
(mais qui a néanmoins un poids dans l’issue, ne serait-ce que comme ensemble
d’électeurs) ; les adversaires, les alliés et enfin, aspect qui ne doit pas être négligé, les
membres actuels ou potentiels de l’organisation (Freeman, 1979).
12 En d’autres termes, l’action sociale demande de construire un « groupe de référence »
extérieur à l’organisation mais qui lui donne légitimité. La section suivante montrera que
ce référent a changé au cours du temps et que la communauté (le terme n’a pas toujours
eu son importance actuelle) a pris plusieurs formes qui correspondent à des conjonctures
différentes.

Le cadrage de la « communauté » : Trois périodes6

13 Comme le montre le tableau 1, on peut diviser en trois périodes l’histoire des groupes qui
sont maintenant appelés communautaires. Pendant chacune de ces périodes, les
organisations furent désignées par une appellation particulière, qui indique comment
elles caractérisent le groupe de référence. Il est clair que chaque appellation renvoie à des
cadres (frames) différents et que la définition des « groupes de référence » varie dans le
temps. Ces transformations accompagnent les changements de l’État québécois, mais
surtout ceux des liens entre l’État et la société.

Tableau 1 : Les trois périodes des groupes communautaires

Période et appellation Définition de la communauté

1963-1970 : Les comités de Citoyenneté (participation active aux activités des


citoyens appareils d’État)

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1970-1985 : Les groupes Peuple (dont les intérêts doivent être défendus)
populaires

1985-µ : Les groupes Personnes défavorisées (ayant des besoins qui doivent
communautaires être comblés)

14 La première étape fut celle de la construction de l’État moderne du Québec pendant la


Révolution tranquille. Celle-ci étant d’abord en bonne partie une réorganisation
bureaucratique, les gens qu’elle touchait était essentiellement relégués à un rôle passif.
C’est en revendiquant leur citoyenneté que les premières organisations tentèrent de
dépasser cette sujétion, qu’ils concevaient comme nuisibles aux « véritables » intérêts des
populations. L’usage de la notion de citoyenneté fut sans doute efficace, car les
planificateurs eurent recours à la participation comme enjeu, comme méthode et comme
objet idéologique. Les discours bureaucratiques et ceux des organisations
communautaires se rencontrèrent autour de la notion de participation, mais cela laissa
rapidement place à des divergences, les militants communautaires dénonçant la
« fausse » participation qui camouflait une simple manipulation. Mais à ce stade, ce
désaccord se faisait sur les modalités de la participation, non sur sa légitimité.
15 La définition du groupe de référence comportait une importante dimension spatiale :
citoyen-ne-s de tel village, résident-e-s de tel quartier. De plus, cette appartenance
connotait une situation de marginalité ; dans un contexte où le Québec était vu comme se
transformant à la vitesse grand V, ces personnes exigeaient d’être intégrées elles aussi au
processus et de bénéficier de ses retombées. C’était là une question de droit inhérent au
fait d’être membre de cette société – ce que désigne assez bien le terme de citoyen.
16 La seconde période marche dans les traces de la première, mais prend acte des nombreux
échecs des demandes ; la critique du bureaucratisme se généralise peu à peu. On voit
apparaître des services autogérés (cliniques, coopératives) dont on exige que l’État les
supporte sans les encadrer. Dans une logique typique de l’État-providence (et de la
richesse découlant d’une croissance continue), plusieurs de ces demandes furent
exaucées, ce qui menait évidemment à accentuer les exigences. La demande de
participation qui marquait la période précédente se révéla moins efficace que la
contestation, qui la déplaça progressivement.
17 La définition spatiale perdure, mais d’autres identifications apparaissent et se
multiplient, qui ont souvent trait aux caractéristiques des personnes (physiques,
sexuelles, ethniques, etc.). Tous ces groupes ont en commun d’être assujettis à un État
bureaucratique qui n’est que le porte-parole de rapports de classes et de la logique
marchande. Ce qui distingue ces « groupes de référence », c’est moins leur exclusion que
leur oppression. Celle-ci crée une situation commune (ou à tout le moins, comparable)
justifiant une nouvelle appellation : les groupes devinrent « populaires », le référent étant
moins le citoyen que le peuple, ce terme incluant un rapport défini comme
fondamentalement conflictuel. Ce populisme prit de l’ampleur pendant les années
soixante-dix, malgré l’infléchissement de la conjoncture économique débutant vers
1973-75.
18 Comme on sait, ce qui semblait, en 1975, une crise plus ou moins cyclique se révéla être le
début d’une transformation en profondeur des pays développés. Des mots comme post-
fordisme, globalisation, révolution technologique, voire post-modernité, devinrent des
concepts obligés de la réflexion. Les groupes populaires subirent de plein fouet les

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changements de la macro-économie, qu’entérinaient les gouvernements conservateurs


élus un peu partout. En partie à cause du durcissement idéologique, en partie à cause de
la crise fiscale, en partie à cause du rétrécissement des services offerts par l’État aux
populations dans le besoin, les groupes populaires diminuèrent peu à peu leurs exigences
et mirent fin à leurs tactiques contestataires. L’enjeu semblait alors moins de demander
de participer aux retombées de la croissance que de combler des besoins immédiats.
Plusieurs groupes avaient commencé à le faire dès les années soixante-dix en mettant sur
pied diverses coopératives (alimentation, logement, travail, etc.) mais cela s’accentua et,
surtout, fut interprété différemment. Ces entreprises n’étaient plus des îlots de socialisme
préfigurant la révolution, mais des services reprenant ce qui relevait auparavant de
l’État-providence et visant à éviter les pires conséquences du rouleau compresseur néo-
libéral. Il ne s’agit plus de remplacer l’État, mais de s’entendre avec lui : il est un
partenaire, non un adversaire (Lesemann, 2000).
19 Le référent des groupes fut donc lui aussi réinterprété pour devenir un ensemble de
personnes défavorisées ayant des besoins à combler. Les groupes s’orientèrent donc de
plus en plus vers la prestation de services, déplacement de pratique encouragé par l’État
et, en particulier, le ministère de la Santé et des services sociaux qui y voyait sans doute
une façon commode de diminuer ses coûts et son personnel. Pour lui, les groupes sont
« communautaires » en ce qu’ils sont situés à l’extérieur des appareils d’État et relèvent
donc plus de la spontanéité sociale et familiale que la planification organisée. Le tableau 2
résume les principaux traits de cette évolution.

Tableau 2 : Des groupes populaires aux groupes communautaires

Période Caractéristiques

Années • Défense des droits sociaux, revendication de services collectifs publics sur le
1960-1980 plan local (Centres communautaires, habitat social…)
• Services alternatifs et autogérés
• Critique de l’État

Années • Recherche de partenariats


1980-2000 • Prestation de services directs
• Engagement dans l’économie sociale et reconnaissance de leurs initiatives
• Fonds communautaires d’économie sociale
• Démocratie sociale et délibérative

Source : inspiré de Y. Comeau et al. (2001) Emploi, économie sociale, développement local, PUQ

Conclusions sur la dimension « externe »

20 Le trait le plus frappant de cette histoire est que les associations se sont toujours référées
à des populations dont elles se font les représentantes et les porte-paroles ; il est clair que
ces organisations n’existent pas pour elles-mêmes, mais en référence à certaines
catégories de population. Ces catégories ayant besoin d’être représentées sont
diversement définies : si la communauté est en quelque sorte présente tout au long de
l’histoire des groupes, elle n’apparaît explicitement qu’à une période relativement
récente. Le « cadrage » intellectuel donnant un sens à l’action sociale s’est donc
profondément modifié selon les conjonctures.

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21 Mais représentée face à qui ? On a vu que ces groupes parlent pour la population, mais ils
ne parlent pas à elle. Leur interlocuteur premier est, tout au long de cette histoire, l’État
dont dépendent les décisions et souvent les ressources. Ainsi, à l’époque actuelle, la
communauté est définie de façon négative, comme ce qui n’est pas l’État ; sur ce point se
rencontrent les groupes et les appareils. L’accord ne va guère plus loin, car les organismes
gouvernementaux définissent cette communauté comme un ensemble de consommateurs
de services publics, dans une relation quasi-marchande, alors que les groupes
communautaires insistent plus sur les besoins fondamentaux des personnes.
22 Mais on est loin des réflexions des pères fondateurs de la sociologie, qui opposaient
communauté et société. Il semble plus pertinent de distinguer la communauté et l’État, ce
qui explique sans doute pourquoi communauté et société civile sont des expressions qui
tendent à être utilisées de façon interchangeable (Deakin, 2001). Mais à la différence des
conceptions « classiques » de la société civile, celle-ci ne désigne pas un état social
conceptuellement et historiquement préalable à la société politique, mais un ensemble de
rapports sociaux définis par leur extériorité à la machine administrative. Il est clair que
celle-ci y trouve un interlocuteur privilégié pour mieux orienter sa pratique. Le risque
d’instrumentalisation est évident.
23 Mais considérer la dimension « externe » des groupes communautaires ne suffit pas. Tous
ces traits seraient incompréhensibles si on n’y ajoutait la dimension « interne », car les si
les groupes n’existaient que dans un rapport à l’État, on comprendrait guère les
motivations des personnes participantes. On peut donc penser qu’il y a autre chose que le
seul rapport à l’État, aux adversaires, aux alliés et au public. La section suivante s’arrêtera
à quelques-uns des traits fondamentaux de la dimension « interne », celle qui touche à la
structuration des rapports communautaires au sein des groupes. L’analyse des rapports
entre « usagers7 » sera suivie de celle des rapports entre usagers et intervenants.

La dimension « interne »
Les relations entre usagers8

24 Les entrevues avec les usager-e-s des groupes communautaires font ressortir un trait
particulièrement évident de la situation de ces personnes : elles sont isolées de leurs
voisins, de leur famille, elles ont peu d’amis et, souvent, peu de contacts directs avec
d’autres personnes. De plus, elles le ressentent et en souffrent. On peut donc dire que les
personnes rencontrées sont victimes d’une exclusion sociale dont les causes sont
multiples : difficultés financières, pauvreté, problèmes de santé mentale ou physique,
stigmatisation pour cause comportementale, etc. qui peuvent souvent se combiner.
Cependant, se limiter à cette caractérisation négative reviendrait à en faire des êtres de
besoin entièrement définis par le manque, ce qui serait loin de rendre justice à la
complexité de leurs situations (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Jones et Novak, 1999). C’est
pourquoi l’analyse des traits marquants des rapports ente les usager-e-s, tout en
s’appuyant sur leur situation concrète, met l’accent sur la capacité de sujet des personnes
rencontrées. Je présenterai la liberté et le choix comme des caractéristique de leur
participation, puis insisterai sur l’interchangeabilité des liens noués, pour terminer par
quelques remarques sur leur segmentation9.
25 Le premier trait est que la participation à un groupe doit s’insérer dans les disponibilités
des personnes ; l’histoire de cette participation montre qu’elle n’est pas une activité

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continue mais plutôt un ensemble lâchement relié d’épisodes de participation et


d’épisodes de retrait du groupe – ou de tout groupe – tout cela ne formant pas
nécessairement une histoire continue. Les rapports entre usagers sont marqués par la
chaleur et la proximité affective, mais sans que cela implique nécessairement une
obligation. En d’autres termes, on part et on revient. La participation est intermittente et
ne doit pas empiéter sur les autres dimensions de la vie de la personne.
26 La participation à un groupe demeure donc libre, ce qui est son deuxième trait
fondamental. Les informateurs conservent une mage d’autonomie favorisée par la
possibilité de cesser de participer et celle de participer à un autre groupe. Il ne faut donc
pas exagérer le poids des contraintes qu’impliquerait la participation. Il est clair que,
comme pour toute relation personnelle et directe, on peut faire pression sur une
personne pour orienter ses décisions, mais cela ne signifie pas un pouvoir sur elle : la
décision reste toujours celle de l’individu concerné, ce qui est un des traits les plus
nettement appréciés par les informateurs rencontrés. Cela est évidemment permis par la
structure et l’éthique des groupes, mais aussi par ce qu’on pourrait appeler la
« composition du champ communautaire » et, en particulier, par l’existence d’une
multiplicité de groupes, qui donne une marge de choix aux personnes.
27 La participation et le groupe auquel on participe s’inscrivent donc dans une « économie
des relations » où s’inscrivent le groupe, les personnes qu’on y rencontre et les autres
relations composant l’univers social des individus rencontrés. Toutes ces relations sont
relativement interchangeables, ce qui est leur troisième trait fondamental. Les relations
nouées au sein des groupes n’éliminent pas les autres, ni ne les remplacent – on continue
à avoir une famille et des voisins. Mais on peut les combiner et les substituer les unes aux
autres. Pour reprendre les termes d’un informateur : « j’ai cessé de participer à [nom du
groupe] quand je me suis fait une blonde ». Cette substituabilité est cependant relative et
dépend des exigences de la participation et de sa fonction. Si participer à un groupe
répond d’abord à un besoin de sécurité affective et existentielle, on pourra lui substituer
une relation personnelle, comme dans le cas cité plus haut. Mais cette équivalence sera
plus difficile si la participation répond à un besoin d’activisme social.
28 Enfin, le quatrième trait marquant est que malgré l’importance qu’elles ont pour les
personnes, les relations nouées au sein du groupe sont relativement segmentées. Elles
valent surtout au sein du groupe et en débordent assez peu. Les amis qu’on s’y fait sont
précieux lorsqu’on est avec le groupe (par exemple dans des activités ou le local du
groupe) mais ne sont pas nécessairement présents dans les autres sphères de la vie : on se
voit au local de l’organisation, mais pas à l’extérieur ; on est ensemble dans les activités
du groupe, mais pas dans celles qu’on a de façon indépendante. Cette segmentation
n’enlève pas leur importance aux liens établis dans le groupe, mais indique que l’horizon
existentiel des personnes ne s’y limite pas. De même, elle permet de résoudre le paradoxe
apparent entre un sentiment de solitude et l’existence de liens personnels.

Les relations entre les usagers et les intervenants

29 L’autre facette de la dimension « interne » des groupes est la grande importance des
intervenants dans la dynamique et le fonctionnement des réseaux de liens. Par
intervenant, il faut comprendre le personnel payé (généralement formé dans des écoles
de travail social), mais cela peut aussi inclure, le cas échéant, une personne bénévole
interagissant avec les usagers, ou même un membre du conseil d’administration. Comme

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on le verra, ces nuances sont moins importantes que la distinction intervenant/usager.


Trois traits sont à retenir de la relation entre les informateurs et les intervenants : elle est
personnelle, basée sur l’écoute et fondée sur la distinction des rôles.

Une relation personnelle et personnalisée

30 Le premier trait est sans doute le plus fondamental : en parlant des intervenants, les
informateurs parlent en réalité de leurs intervenants. Cette possessivité est en fait le
signe de l’individualisation de la relation. Une autre façon de le dire est d’insister sur
l’aspect non-bureaucratique du rapport, fréquemment distingué des interactions avec des
intervenants « du réseau ». Cela peut se manifester dans de petites choses : par exemple
lorsque les rencontres ne se font pas dans un cadre bureaucratique et formel (derrière un
bureau, dans une pièce fermée) mais prennent l’allure de rencontres amicales au café ou
au restaurant ; ou en insistant sur la disponibilité des intervenants, qui ne comptent pas
leurs heures et sont accessibles rapidement, lorsqu’on en a besoin. Cela peut aussi référer
au peu de standardisation de l’intervention. Ces exemples montrent que les informateurs
ont le sentiment de rencontrer une personne et non un « spécialiste porteur de diplôme »
ou une tâche administrative, ce qui n’empêche pas de reconnaître leur compétence
professionnelle. Les descriptifs utilisés fréquemment sont : gentillesse, humanité,
sympathie. C’est de cette capacité d’interaction que provient la légitimité de
l’intervenant, non de sa formation.
31 L’autre versant de cette personnalisation est que les informateurs ont le sentiment d’être
considérés comme des personnes à part entière, dans leur complexité et non réduits à
n’être que l’incarnation d’une problématique. Conséquemment, plusieurs ont insisté sur
l’aspect gratifiant de ne pas être jugé, catalogué, stigmatisé. Un informateur participant à
un groupe en santé mentale l’a fort bien exprimé :
Ben, ils m’ont reçu comme un être humain. Ensuite de ça, ils ont pas regardé si
j’étais sans-abri, si j’étais alcoolique, si j’étais drogué, si j’étais pharmaco-
dépendant, tu sais. Ils m’ont accueilli avec les bras ouverts. Ils m’ont donné une
porte d’ouverture. C’est ça qui s’est produit là-dedans.
Q : Pis quand tu dis " comme un être humain ", ça veut dire quoi ?
R : Un être humain, c’est d’être pas rejeté, c’est d’être pas jugé, d’être pas condamné
pis d’être pas... sacrifié, tu sais, comme un chien.
32 Cette relation personnelle et personnalisée est si forte que certains informateurs étaient
incapables de donner la signification du sigle par lequel était connu le groupe, mais
pouvaient identifier par leur nom, leurs caractéristiques et un grand luxe de détails
chacun des intervenants auxquels ils avaient eu affaire, il y a parfois longtemps. On peut
aller jusqu’à se demander si les informateurs avaient un rapport avec une personne (ou
un petit nombre de personnes) plutôt qu’avec une organisation.

Être écouté et supporté

33 Le second trait du rapport entre intervenants et usagers est l’importance que prennent le
support et l’écoute. Cette relation entre personnes est néanmoins orientée et
« fonctionnelle » : on est ici tout près de la réponse à l’isolement. Cela va plus loin que la
« relation d’aide » considérée comme technique thérapeutique. Il s’agit bien plutôt d’un
mode de rapport entre individus qui se fonde sur l’accompagnement et, à ce titre,
reconnaît l’autonomie et la (relative) égalité des participants. Les intervenants ne
soignent pas mais offrent aux usagers l’occasion de parler et de se faire entendre ; comme

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plusieurs informateurs l’ont dit, « quelqu’un qui a pas vécu ça je me demande si il peut
comprendre l’importance que ça a d’être écouté ».

Une division du travail minimale, mais présente et acceptée

34 Tout cela montre que l’intervenant est une personne avec qui on a des relations d’amitié
souvent étroites, empreintes de confiance et de réciprocité qui réduisent la distance entre
usagers et intervenants. Mais elles ne l’abolissent pas. Au contraire, la division des rôles
(ou des tâches) demeure claire et même demandée. On attend des intervenants qu’ils
soient amicaux, comme des amis, mais pas qu’ils soient des amis. Car les attentes à leur
égard sont plus fortes que celles qu’on a envers ses amis : ils doivent être disponibles,
donner l’aide dont on a besoin – et non en demander. On est loin de la réciprocité qui est
un trait normal d’une relation d’amitié.

Conclusions sur la dimension « interne »

35 En résumé, les relations entre usagers sont conçues comme positives et importantes pour
les informateurs car elles permettent de se faire des ami-e-s dans un contexte où la
stigmatisation n’a que peu ou pas de place. Elles répondent donc à la situation
d’isolement qu’ils ressentent vivement et contribuent ainsi à lutter contre l’exclusion.
Comme les relations avec les intervenants, elles sont remarquables par la liberté et le peu
de contraintes qui les accompagnent. Les craintes souvent énoncées de la perte de liberté
qu’entraîneraient des rapports de type communautaire sont donc sans doute exagérées
(Young, 1990). Il faut donc abandonner l’idée qu’un passage de la communauté à la société
signifie nécessairement un passage de la nécessité à la liberté.
36 Il est aussi remarquable de constater que l’identité y tient relativement peu de place. Bien
sûr, la plupart des groupes s’adressent à une « clientèle » ou une « population-cible »
particulière : femmes victimes de violence, ex-psychiâtrisés, récipiendaires de prestations
de sécurité du revenu, résidents de tel quartier ou localité, etc. Mais les fréquentes
remarques sur la stigmatisation ainsi que les tout aussi nombreux énoncés indiquant
l’importance d’être considéré comme une personne à part entière montrent que les
informateurs rejettent avec force toutes réduction de leur identité à leur situation. Tout
se passe comme s’ils disaient : je suis dans une situation de pauvreté, mais je ne suis pas
qu’un pauvre ; j’ai une histoire de maladie mentale, mais je suis plus qu’un malade
mental.
37 Pourtant, les informateurs participent à des organisations où ils rencontrent d’autres
malades, d’autres pauvres. Comment comprendre ce paradoxe ? On peut estimer qu’on se
retrouve dans de tels groupes sur la base d’une situation semblable plus que d’une
identité commune, en d’autres termes : ces groupes se fondent sur ce que de gens
partagent, non sur ce qu’ils sont.

Conclusion : Une communauté post-traditionnelle ?


38 Dans un texte célèbre, Z. Bauman (2001) a affirmé que l’identité a remplacé la
communauté. On peut en douter. La considération de la « dimension externe » des
groupes nous montrerait plutôt que la communauté, comme référent dialogique de
l’action des groupes, s’impose de plus en plus, bien qu’elle ne soit pas récente. Elle a aussi

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montré que le cadrage intellectuel de cette communauté relève moins de l’automatisme


social que d’une négociation où l’État est un interlocuteur central.
39 En regardant la dimension « interne », il est apparu que la meilleure façon de comprendre
les liens s’établissant à l’intérieur des groupes était de les concevoir comme l’élaboration
d’une communauté intégrant usagers et intervenants, car ces liens sont complexes,
directs, intimes, chaleureux. La centralité de la distinction entre intervenants et usagers
montre que parler de communauté ne revient pas à postuler une homogénéité ou une
similitude entre les acteurs. À la différence de la pensée modernisante que nous ont
léguée les pères fondateurs des sciences sociales, il faut comprendre que la communauté
n’est pas quelque chose de simple.
40 Sa complexité provient en partie de ce que les liens qui la composent ne sont pas imposés,
ni obligés, ni automatiques, mais choisis, évalués, comparés aux autres. La dimension
spatiale n’y apparaît pas essentielle, pas plus que le référent identitaire. Les personnes
peuvent décider de changer le contenu des relations, de changer de groupe ou même de
ne participer à aucune organisation. Tout cela implique un choix, une liberté et une
autonomie qui sont étrangers à l’idée de tradition. Ce type de communauté diffère donc
de la représentation couramment admise et, en reprenant le terme utilisé par Anthony
Giddens, on pourrait appeler « post-traditionnelle » une telle communauté (Lash, Beck et
Giddens, 1994 ; Heelas, Lash et Morris, 1997).
41 Le développement local revient souvent au développement des localités, où prime une
définition de celles-ci par les frontières politiques. Une telle vision planificatrice doit être
raffinée, car elle est incapable d’expliquer comment une localité peut se faire acteur –
sauf par décision de l’État tutélaire, comme cela arrive souvent. Abandonner les
archétypes sur les communautés aurait de nombreuses conséquences sur la pratique du
développement local – dont la nécessité de relativiser l’impact des « solidarités locales »
découlant de façon quasi-automatique de la proximité spatiale. Non seulement faut-il
prendre acte de la mobilité accrue des personnes, des idées et des capitaux, mais réaliser
que cela influe sur les modes d’appartenance et de définition des ensembles sociaux
(Urry, 2001). Il faut inclure le temps dans la définition de l’espace : ce qui fait le local, c’est
beaucoup plus la simultanéité des relations que leur proximité.
42 La valeur des groupes communautaires tient à leur capacité à relier individu et
collectivité. Cette volonté de « reliance » (Bolle de Bal 1985) en fait des agents précieux
dans la lutte à l’exclusion, mais aussi dans le développement local, car elle contribue à
donner un contenu au local, sans lequel il ne serait qu’une coquille vide, une simple
définition cartographique. Les illustrations apportées tout au long de ce texte permettent
de douter de la capacité ; des institutions bureaucratiques (et des discours pseudo-savants
qui les soutiennent) à faire apparaître un tel contenu. Celui-ci dépend beaucoup plus de la
capacité résiliaire des mouvements sociaux.

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NOTES
1. Tout au long de ce texte, j’utiliserai indifféremment les termes de groupes communautaires,
d’associations ou d’organisations communautaires. Mes informateurs préfèrent parler de
groupes.
2. Voir Ministère des régions du Québec, 1998.
3. Putnam (1995, 1999). Pour un point de vue critique, voir Ehrenberg (1999) et Baron et al. (2000)
ainsi que les références qui s’y trouvent.
4. En préparant une telle recherche avec la Table Nationale des Corporations de Développement
Communautaire, nous avons recensé 23 travaux présentant des telles « études d’impacts » à
l’échelle des CDC, et cela n’est sans doute pas exhaustif.
5. Notons au passage que cette production de communauté par des organisations réduit presque
à néant la classique opposition entre communauté et société.
6. Ces périodes sont celles généralement acceptées depuis l’article de B. Lévesque et P. Bélanger
(1990). Elles recoupent celles que proposent Louis Favreau, (1990), ainsi que Y. Comeau, L.
Favreau, B. Lévesque et M. Mendell (2001).
7. Le mot demande des guillemets. Un usager est quelqu’un qui utilise, et cela ne respecte pas la
façon dont plusieurs groupes conçoivent ceux et celles avec/pour qui ils travaillent.
8. Cette section se fonde sur 20 entrevues semi-dirigées avec des usager-e-s (8 hommes et 12
femmes) de groupes communautaires d’une ville moyenne du Québec. D’une durée moyenne de
70 minutes (allant de 35 minutes à…7 heures !), elles visaient à cerner ce que la participation aux
activités du groupe apportait à ces personnes. On y abordait l’« histoire de vie participative »,
mais aussi la condition sociale et personnelle, les liens avec les autres usager-e-s, les
intervenants, les appareils d’État.
9. Ce passage sur les liens entre « usager-e-s » ne considère que les groupes où existent de tels
liens, ce qui n’est pas la totalité de l’échantillon. Plusieurs sont centrés sur une approche de type
« casework » où prime un rapport dyadique usager-intervenant. Par ailleurs, la frontière entre
ces types est tout sauf étanche.

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RÉSUMÉS
Ce texte vise à explorer un exemple de sentiment communautaire qu’on peut concevoir comme
relativement archétypique. On cherche ainsi à mieux comprendre comment peut se créer ce
sentiment dont le « sentiment d’appartenance locale » est un sous-exemple. Cela permettra de
mieux circonscrire ce que produit, selon plusieurs, la société civile : la capacité à dépasser le
chacun-pour-soi, ce qui semble indispensable à un développement consciemment voulu. Après
quelques considérations de méthode, on abordera la dimension « externe » des organisations
communautaires, c’est à dire leur rapport à l’État et aux autres groupes. Suivra une analyse de
leur dimension « interne », c’est à dire des rapports entre les utilisateurs de ces groupes, d’une
part, et des relations entre ces utilisateurs et les animateurs des organisations, d’autre part. La
conclusion tentera de montrer comment cet exemple peut avoir valeur illustrative et inspirer
une réflexion renouvelée sur le développement local.

INDEX
Mots-clés : groupes communautaires, communauté, développement local, organisation
communautaire, société civile

AUTEUR
PIERRE-ANDRÉ TREMBLAY
Professeur, Département des sciences humaines, Université du Québec à Chicoutimi

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Initiatives communautaires de
développement local et
gouvernance métropolitaine : quel
emboîtement ?
Community Initiatives for Local Development and Metropolitan Governance:
What Relations?

Jean-Marc Fontan, Richard Morin, Pierre Hamel et Éric Shragge

Introduction
1 Dans le contexte de mondialisation des échanges, de restructuration des économies
urbaines et de reconfiguration de l’État-providence, on assiste, au sein des métropoles
nord-américaines, à deux types de stratégies de développement qui répondent à deux
grands enjeux.
2 Le premier enjeu est celui de l’exclusion socio-économique de populations touchées par le
chômage, la pauvreté et le rétrécissement du filet social, populations souvent concentrées
dans des territoires infra-municipaux spécifiques, ce qui donne lieu à une fragmentation
socio-spatiale de l’espace métropolitain. Face à cet enjeu, on observe l’émergence
d’initiatives communautaires de développement local qui renvoient au développement
économique communautaire (DÉC) et qui visent l’amélioration des conditions de vie de
populations vivant dans des quartiers marqués par le déclin des activités économiques
traditionnelles, la dégradation du cadre bâti et l’appauvrissement des individus.
3 Le second enjeu est celui de la compétitivité des métropoles qui se font concurrence afin
de promouvoir leur positionnement sur l’échiquier mondial. Face à cet enjeu,
apparaissent de nouvelles formes de collaboration entre les milieux d’affaires et les
pouvoirs publics, ce qu’évoque la notion de gouvernance, afin de mettre en œuvre des
stratégies de développement métropolitain qui ont pour objectif d’attirer des

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investissements exogènes dans les secteurs gagnants, générateurs de croissance


économique.
4 Ces enjeux et ces stratégies de développement soulèvent, à nos yeux, deux questions
intimement reliées. Y a-t-il un emboîtement entre les stratégies de développement
économique communautaire et les stratégies de développement métropolitain ? Y a-t-il
un lien entre les organismes de DÉC et les organismes de promotion du développement
métropolitain ? Cet emboîtement et ce lien nous semblent nécessaires pour éviter la
reproduction d’une métropole à deux vitesses, celle des exclus de la richesse et celle des
bénéficiaires de la croissance.
5 Pour répondre à ces questions, nous avons procédé à une étude comparative portant sur
quatre métropoles, à savoir Montréal, Toronto, Boston et Pittsburgh. Ces quatre
métropoles, situées au nord-est de l’Amérique du Nord, sont de taille comparable : 3,3
millions d’habitants à Montréal ; 4,4 millions à Toronto ; 3,2 millions à Boston ; 2,4
millions à Pittsburgh. Elles ont été particulièrement touchées, après la Deuxième Guerre
mondiale, par le déclin de leur assise industrielle, ce qui s’est traduit par l’aggravation des
problèmes de chômage et de pauvreté dans des quartiers traditionnellement ouvriers. Ces
quatre métropoles ont été le théâtre de pratiques de DÉC visant à revitaliser des quartiers
en voie de désindustrialisation/paupérisation et de stratégies de développement
métropolitain ciblant des investissements dans de nouveaux créneaux économiques.
Enfin, ces quatre métropoles, à l’exception de Pittsburgh, sont classées dans les premières
catégories des villes mondiales selon le Globalization and World Cities Reseach Group and
Network (Fossaert, 2001). L’approche méthodologique adoptée a été essentiellement
qualitative : consultation de sites Internet et de documents ; entrevues auprès
d’informateurs clés oeuvrant au sein d’organismes de DÉC, de municipalités et
d’institutions métropolitaines dans les quatre agglomérations. Chacun des cas étudiés a
fait l’objet d’une monographie (Silvestro, 2001 ; Hanley, 2001 ; Silvestro et Hanley, 2001 ;
Latendresse, 2002).1
6 Le présent article comprend deux grandes parties. Dans un premier temps, nous exposons
la problématique de cette recherche. Dans un second temps, nous mettons en lumière les
principaux résultats de l’analyse comparative et proposons quelques éléments
d’interprétation.

Du local au métropolitain : le nouveau contexte


d’intervention
7 Dans un contexte de restructurations économiques et de remise en question des
mécanismes keynésiens de régulation, les acteurs locaux apparentés à l’appareil d’État
(municipalités, organismes gouvernementaux offrant des services locaux, etc.), au
marché (grandes entreprises implantées localement, petites et moyennes entreprises
locales, etc.) et à la société civile (organismes communautaires, syndicats, etc.) sont
appelés à se concerter pour assurer une forme de régulation des dynamiques socio-
économiques à l’échelle locale (Klein, 1989 ; Gilly et Pecqueur, 1995 ; Filion, 1995 ;
Lambooy et Moulaert, 1996 ; Clavel et al., 1997). Dans les grandes agglomérations
métropolitaines, cette échelle locale renvoie généralement aux quartiers ou à des
regroupements de quartiers. Par ailleurs, dans un contexte de mondialisation des
échanges économiques, les métropoles se trouvent de plus en plus au coeur du

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développement des États-nations (Jacobs, 1992 ; Rothblatt et Sancton, 1993 ; Veltz, 1996 ;
Gordon et Richardson, 1998 ; Derycke, 1999). Le devenir du territoire national est
intimement associé à l’état de santé de ces métropoles dont le positionnement fluctue en
fonction de leur capacité de s’intégrer ou non aux grandes transformations économiques
prenant place aux niveaux continental et mondial. Dès lors, l’espace politico-économique
des métropoles et des « villes globales » (Sassen, 1991) contribue à la mise en
obsolescence des formes historiques de gestion de l’espace social propres à l’État-nation
(Savitch, 1988 ; Frisken, 1994 ; Claval, 1997).
8 La gestion des problèmes sociaux et économiques, observés à l’échelle des quartiers et des
agglomérations, est ainsi relayée de l’État aux acteurs locaux et métropolitains (Bingham
et Mier, 1993). Sur le plan local, les organismes de DÉC représentent une expression
institutionnalisée du compromis négocié entre les mouvements sociaux, le marché et
l’État autour d’un enjeu rassembleur, à savoir la lutte contre le chômage et la pauvreté.
Sur le plan métropolitain, les grandes entreprises et les divers ordres de gouvernement
s’associent pour mettre de l’avant une gestion supra-municipale des investissements
publics et privés et promouvoir un positionnement de l’agglomération à l’échelle
mondiale (Savitch et Vogel, 1996). Ces stratégies de DÉC et ces stratégies de
développement métropolitain se différencient non seulement sur le plan de l’échelle
d’intervention (le quartier versus la métropole), mais également sur celui des objectifs
visés (un développement axé sur les retombées sociales versus un développement
davantage orienté vers la croissance économique) et des moyens favorisés (mise en valeur
des ressources endogènes versus l’attraction d’investissements exogènes).
9 La restructuration du paysage économique à l’échelle mondiale entraîne donc une remise
en question à la fois des politiques sociales et des politiques économiques. Le modèle de
développement mis en place aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale - qui avait
permis en même temps de favoriser la croissance sur le terrain économique (permettant
une mobilité ascendante pour une majorité de travailleurs), d’assurer l’intégration sur le
plan social et d’encourager l’expression des libertés sur la scène politique (Dahrendorf,
1995) - s’est désintégré, obligeant les nations à s’adapter aux exigences de la
mondialisation (Boyer, 1992). Les nouvelles règles du jeu font alors appel à une
concurrence accrue entre les pays qui passe de plus en plus par une compétition entre
leurs métropoles, ce qui pousse les divers acteurs à une plus grande flexibilité et à de
nouveaux types de collaboration. Dans cette perspective, tant l’intégration sociale - et les
formes de solidarité qu’elle implique - que les libertés politiques sont mises de côté au
profit d’ajustements de type économiciste (Dahrendorf, 1995). Il en résulte des
phénomènes de dualisation sociale, d’exclusion et d’appauvrissement de certains groupes
sociaux (Whul, 1991 ; Gaullier, 1992).
10 Cette situation représente un nouvel enjeu pour les mouvements sociaux qui vont être
amenés à déborder la sphère de la reproduction pour s’attaquer à la sphère de la
production. Les pratiques de développement économique communautaire incarnent ces
mouvements sociaux qui abordent les questions de développement économique d’un
point de vue qui ne se veut pas économiciste, mais qui intègre le développement social
(Swack et Mason, 1994 ; Shragge, 1997). Ce modèle d’action fait appel non seulement à la
mobilisation des organismes communautaires, mais également à l’implication du secteur
privé et du secteur public dans une démarche de type partenarial (Hamel, 1990).
11 Ces pratiques de DÉC, comme les stratégies métropolitaines de développement, sont
l’expression d’un mode de régulation qui marque le passage du gouvernement des villes à

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la gouvernance urbaine (Le Galès, 1995). Le concept de gouvernance urbaine réfère au


« mode de coordination d’une pluralité d’acteurs (...) lorsqu’il s’organise selon une
structure intermédiaire d’apprentissage collectif, génératrice d’une dynamique collective
spécifique » (Gilly et Pecqueur, 1995 ; 306) et aux « mécanismes de négociation entre
différents groupes » (Le Galès, 1995 : 59). L’institutionnalisation de cette concertation de
divers acteurs constituerait alors un enjeu majeur pour le développement des territoires
concernés (Lévesque et Mager, 1995). Cette institutionnalisation nécessiterait
l’établissement d’un ensemble de conventions, à savoir d’un système d’attentes
réciproques, de façons de faire communes et de codes de conduite qui permettent
d’atténuer les éléments conflictuels, de s’entendre sur des compromis et de coordonner
des actions (Salais et Storper, 1993).
12 Ainsi, des métropoles situées au nord-est de l’Amérique du Nord, comme Montréal,
Toronto, Boston et Pittsburgh, ont particulièrement été touchées, après la Deuxième
Guerre mondiale, par la crise du fordisme : déclin de leur assise industrielle et
aggravation des problèmes sociaux dans des quartiers traditionnellement ouvriers. En
réaction à cet état de crise, ces métropoles ont été la scène, au cours des vingt dernières
années (et depuis plus longtemps pour certaines d’entre elles), de pratiques de DÉC visant
à revitaliser des quartiers en voie désindustrialisation et de paupérisation (Perry, 1987 ;
Fontan, 1992 ; Morin, 1994-1995 ; Swack et Manson, 1994 ; Favreau et Lévesque, 1996) et
de stratégies de développement à l’échelle métropolitaine visant l’attraction
d’investissements, en particulier dans le secteur de la nouvelle économie, l’implantation
de sièges sociaux et la tenue d’évènements internationaux (Rothblatt et Sancton, 1993 ;
Collin, Gaudreau et Pineault, 1996). Dans quelle mesure y a-t-il arrimage entre ces deux
échelles d’intervention ?

Du local au métropolitain : les organismes de


développement et leur arrimage
13 Nous nous penchons d’abord sur les organismes de DÉC mis sur pied dans les quatre
agglomérations étudiées. Nous abordons ensuite les institutions supra-municipales qui
veillent au développement de ces quatre métropoles. Nous traitons enfin du lien entre les
organismes de DÉC et ces institutions supra-municipales et nous proposons des éléments
d’explication.

Les organismes de DÉC

14 Sur le territoire de la nouvelle Ville de Montréal, créée à la suite de la fusion des 28


municipalités de l’île de Montréal, il y a 11 corporations de développement économique
communautaire (CDÉC). Les CDÉC ne sont pas les seuls organismes de DÉC, mais sont les
plus importants. La plupart partagent trois missions : la mobilisation des acteurs locaux
autour de projets de développement local ; l’aide à l’employabilité des personnes exclues
du marché du travail dans le but d’y favoriser leur insertion ; le soutien aux entreprises
existantes et en démarrage afin de préserver et de créer des emplois. Elles interviennent
sur les territoires locaux que sont les arrondissements, lesquels regroupent des quartiers.
Elles incarnent une forme de gouvernance locale en regroupant au sein de leur conseil
d’administration des membres issus du secteur communautaire, du milieu des affaires,
des organisations syndicales et des institutions publiques présentes localement. Et la

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plupart sont reconnues et financées par les trois paliers de gouvernement et assument
même, depuis 1998, un ou des mandats du centre local de développement (CLD) de leur
ancienne municipalité. Il importe ici de signaler qu’au début de l’automne 2002, la
reconfiguration des CLD sur le territoire de la nouvelle Ville de Montréal est toujours à
l’ordre du jour, mais n’a pas encore fait l’objet d’une décision politique, de telle sorte que
c’est l’arrangement organisationnel d’avant la fusion qui prévaut toujours. Enfin, les
CDÉC montréalaises sont regroupées au sein de l’Inter-CDÉC à des fins, principalement, de
négociations avec leurs bailleurs de fonds.
15 À Toronto, il y a une multitude d’organismes de DÉC qui présentent despratiques
diversifiées : soutien à la création d’entreprises, formation des sans-emploi et insertion
sur le marché du travail, offre de services sociaux à diverses populations et aide aux sans-
abri. Plusieurs de ces organismes interviennent sur des populations cibles, comme les
immigrants ou les ex-psychiatrisés, et quelques-uns sur des territoires locaux, à savoir
des quartiers. Le financement, en provenance de fonds publics et privés, varie d’un
organisme à l’autre. Le niveau de coopération entre les acteurs communautaires, privés et
publics qu’ils favorisent diffère aussi d’un organisme à l’autre. Les organismes de DÉC à
Toronto ne possèdent pas d’organisation fédérative, bien qu’il y ait eu quelques tentatives
de regroupement.
16 À Boston et à Pittsburgh, les CDC se caractérisent par une gamme d’activités diverses dont
les plus importantes sont la construction et la gestion de logements abordables, la
formation des sans-emploi et le soutien aux entreprises. Elles interviennent à l’échelle
des quartiers, qui sont en général de petite taille (moins de 5 000 habitants). Elles
reçoivent des aides financières du gouvernement fédéral, de l’État et de la municipalité
ainsi que de corporations et fondations privées. Elles contribuent aussi à une forme de
gouvernance locale, en incarnant, à l’échelle des quartiers, la coopération entre les
secteurs communautaire, privé et public. Étant donné que chaque CDC dispose de peu de
ressources humaines et financières, il y a, à Boston et à Pittsburgh, des organisations -
parapluies qui constituent des bassins d’expertises et de fonds à la disposition des
organismes de DÉC.

Les institutions de développement métropolitain

17 À Montréal, plusieurs institutions ont été créées au cours des années 1990 et au début des
années 2000, dans le but promouvoir le développement de la métropole. Mentionnons le
Conseil régional de développement de l’île de Montréal (CRDÎM), mis en place en 1994
dans le cadre d’une politique provinciale de développement régional, dont le conseil
d’administration est composé d’élus et de représentants socio-économiques et dont la
principale mission est l’élaboration d’un plan stratégique de développement pour la
région de l’île de Montréal ; le ministère de la Métropole, institué en 1996 par le
gouvernement du Québec, à qui est confiée la responsabilité du développement de la
région métropolitaine de Montréal et qui sera, plus tard, intégré au ministère des Affaires
municipales et de la Métropole ; Montréal International et Montréal Technovision, mis
sur pied, en 1997, à l’initiative du secteur privé, mais qui disposent de financements
privés et publics et dont la mission consiste respectivement à attirer des investissements
étrangers et des organisations internationales dans le Grand Montréal ainsi qu’à y
accélérer le développement d’un pôle technologique de classe mondiale ; la Communauté
métropolitaine de Montréal, mise en place au début des années 2000 à la suite d’une loi

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provinciale, qui ne regroupe que des municipalités et dont une des compétences est le
développement économique de la métropole ; enfin, la nouvelle Ville de Montréal, mise
en place en 2002 à la suite également d’une loi provinciale et qui a aussi une compétence
en matière de développement économique.
18 À Toronto, le gouvernement provincial est aussi très actif depuis une quinzaine d’années.
Il a procédé à la création, en 1988, del’Office of the Greater Toronto Area, institution de
coordination inter-ministérielle ; à la fusion, en 1998, des six municipalités de la grande
région de Toronto, donnant ainsi naissance à la New City of Toronto ; et à la mise en place,
en 1999, du Greater Toronto Service Board qui devait favoriser la coopération des
gouvernements locaux en matière de services, mais qui ne s’occupera que du transport et
qui sera aboli quelques années plus tard. Il importe également de signaler la mise sur
pied, en 1998, par 29 municipalités et agences de développement économique régional
ainsi que par 27 conseils d’administration de chambres de commerce de la région du
Grand Toronto, du Greater Toronto Marketing Allliance (GTMA) qui vise la croissance de
l’économie de la région métropolitaine en faisant sa promotion sur la scène
internationale.
19 À Boston, l’État du Massachusetts soutient les entreprises de la région métropolitaine par
le biais du Massachusetts Office of Business Development (MOBD) qui relève du Massachusetts
Department of Economic Development. Cependant, il n’y a pas, comme à Montréal et Toronto,
d’institution métropolitaine avec une mission de développement économique. Il existe
certes à Boston un organisme tel que le Boston’s Metropoitan Area Planning Council (MAPAC),
mais il s’agit davantage d’un forum de discussion que d’une agence impliquée dans
l’action. Cependant, même si la gouvernance métropolitaine n’est pas formalisée, il y a
tout de même eu une alliance milieux d’affaires - pouvoirs publics pour le re-
développement du centre-ville de Boston qui a bénéficié à l’ensemble de la région (Horan,
1997).
20 À Pittsburgh, la gouvernance métropolitaine est davantage formalisée. Elle repose sur la
Allegheny Conference on Community Development (ACCD) créée en 1943, par le milieu des
affaires. Cet organisme a mobilisé les secteurs privé et public autour d’une série de plans
de revitalisation : Renaissance I (1945), Renaissance II (1977), Renaissance III (1982), Strategy
21 (1985). Il a aussi joué un rôle actif au sein d’organismes de promotion économique tels
le Working Together Consortium (1994) et le Regional Renaissance Partnership (1997).

Les liens entre le DÉC et le développement métropolitain

21 À Montréal, les CDÉC sont reconnues comme des acteurs du développement économique,
à l’échelle locale, mais il y a peu d’articulation entre leur plan local de développement et
les stratégies métropolitaines de développement. De fait, les relations entre les CDÉC et
les institutions qui interviennent à l’échelle supra-municipale sont ténues. Les CDÉC sont
représentées au sein du CRDÎM, mais cet organisme définit des axes d’intervention qui
restent très généraux et l’arrimage entre ces axes et l’action des CDÉC demeure très
vague. Les CDÉC sont aussi en relation avec le ministère des Affaires municipales et de la
Métropole, mais pour négocier leur mandat en matière de développement local et non
pour traiter de dossiers métropolitains. Par ailleurs, il n’y a aucun lien entre les CDÉC et
les deux organismes initiés par le secteur privé que sont Montréal Technovision et
Montréal International. Enfin, il est trop tôt pour analyser les liens entre les CDÉC et la
CMM. Cependant, certaines CDÉC ont fait référence, dans leur plan local de

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développement, au plan stratégique de développement du CRDÎM et d’autres annoncent


des créneaux de développement qui s’inscrivent dans l’économie - monde.
22 À Toronto, la majorité des organismes de DÉC interviennent surtout auprès de
populations cibles pas nécessairement regroupées dans les mêmes quartiers et quelques
CDC travaillent à la revitalisation socio-économique de quartiers. Il n’y pas
d’emboîtement entre les actions de ces organismes de DÉC et les stratégies
métropolitaines de développement. Sur le plan institutionnel, ces stratégies relèvent du
gouvernement provincial, de la nouvelle Ville de Toronto et du Greater Toronto Marketing
Allliance et les organismes de DÉC n’y ont pas droit au chapitre. Si le milieu des affaires
s’avère un partenaire incontournable, le secteur communautaire en général et les
organismes de DÉC en particulier ne semblent pas être pris en compte. D’ailleurs, le DÉC
n’est pas considéré par les experts du développement économique que nous avons
rencontrés et qui oeuvrent au sein de la nouvelle Ville de Toronto, comme une approche
de développement économique, mais plutôt comme relevant du développement social.
23 À Boston, les CDC sont reconnues comme des acteurs importants en matière de
revitalisation des quartiers, mais pas comme des interlocuteurs pour l’élaboration des
stratégies de développement qui concernent la ville ou la région métropolitaine. L’État du
Massachusetts et la municipalité de Boston jouent un rôle actif en matière de
développement économique de la région métropolitaine en appuyant de diverses façons
le milieu des affaires et en cherchant à attirer des investissements exogènes dans les
secteurs gagnants, mais ne s’allient pas, à ce chapitre, aux organismes de DÉC. Ces
derniers sont relégués à l’intervention à l’échelle des quartiers, qui vise à répondre à des
besoins de base comme le logement et à des problèmes d’insertion socio-économique. Les
représentants d’organismes de DÉC que nous avons rencontrés se sont d’ailleurs plaints
du fait que lorsqu’il s’agit de dossiers importants pour l’économie de Boston, les
organismes communautaires ne jouent un rôle que très secondaire. Ils ne sont pas
consultés à titre de partenaires crédibles et ne réussissent à exposer leur point de vue que
par des manifestations de protestation.
24 À Pittsburgh, la situation est similaire à celle observée à Boston. Les CDC sont reconnues
comme des acteurs importants en matière de revitalisation des quartiers, mais
n’interviennent pas au-delà de cette échelle. L’ACCD qui a joué un rôle central dans les
stratégies de développement de la région de Pittsburgh, a coopéré avec les autorités
locales (municipalités et comtés), l’État de Pennsylvanie et les universités, mais a peu
collaboré avec les CDC. Comme le souligne Jezierski (1996), ce « partenariat corporatif » a
exclu le secteur communautaire. Le directeur d’une CDC que nous avons interviewé décrit
ce partenariat comme « not tied into community-based development ». L’exception est
Renaissance II où la stratégie de développement a intégré une CDC pour les aspects
résidentiels de projets de revitalisation, mais il s’agissait alors tout de même de camper
cet organisme de DÉC sur la scène locale.
25 Ce faible arrimage, voire l’absence d’arrimage, entre les stratégies de DÉC et les stratégies
de développement à l’échelle métropolitaine, soulève un certain nombre de questions qui
concernent les organismes de DÉC et qui nous sont inspirées par la sociologie des
mouvements sociaux (Hamel, 1991 ; Neveu, 1996 ; Farro, 2000). Est-ce que ces organismes
n’adoptent pas une identité trop défensive, repliée sur leur territoire local ou leur
population cible, qui vient rétrécir leur perspective d’action ? En effet, ces organismes
interviennent d’abord localement et cela s’explique en partie par la nature très locale de
leur mission, mais il convient d’ajouter que les représentants des organismes de DÉC que

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nous avons rencontrés ne sont pas nécessairement « localistes ». Est-ce que les ressources
qu’ils obtiennent de leurs bailleurs de fonds s’avèrent insuffisantes pour leur permettre
d’assurer une présence à l’échelle métropolitaine ? La réponse à cette question doit être
nuancée : à Boston et à Pittsburgh, les ressources propres à chacune des CDC sont
tellement limitées que ces organismes doivent se regrouper au sein d’organismes comme
le Boston Community Business Network et le Pittsburgh Partnership for Neighborhood
Development pour accéder à plus de moyens ; à Toronto, la taille des organismes de DÉC est
très variable, le Low Income Family Together (LIFT) ne disposant, par exemple, que d’un
maigre financement et ne comptant que sur quelques salariés et bénévoles, alors le
Learning Enrichment Foundation (LEFT) administre un budget annuel de 16 millions de
dollars ; à Montréal, les CDÉC, à l’exception de la dernière-née, bénéficient de ressources
relativement importantes, ce qui est dû, notamment, aux mandats CLD qu’elles assument.
Est-ce que leur processus de professionnalisation ne les a pas conduits à développer une
expertise trop uniquement reliée au développement local et communautaire ? Les
personnes qui travaillent au sein des organismes de DÉC ont certes acquis des savoirs-
faire propres aux actions menées par ces organismes, mais plusieurs ont déploré
l’absence de prise en compte de leurs préoccupations lorsqu’il s’agissait d’élaborer des
stratégies de développement à l’échelle métropolitaine et certains, dans le cas de
Montréal, oeuvrent auprès d’entreprises qui cherchent à faire leur place sur le marché
mondial. Est-ce que les arrangements institutionnels négociés avec l’État et les acteurs du
marché ne relèvent pas d’un compromis pragmatique qui permet aux organismes de DÉC
d’être reconnus et financés pour intervenir auprès de certaines populations à problèmes
et de communautés locales en difficulté, mais pas sur des questions qui concernent le
développement métropolitain ? Il nous semble effectivement que les conventions établies
entre des acteurs communautaires, certains milieux d’affaires et les divers ordres de
gouvernement viennent restreindre le champ d’intervention des organismes de DÉC à la
lutte contre la pauvreté et le chômage à l’échelle locale, alors que d’autres conventions
portant sur la concurrence inter-métropolitaine sur la scène mondiale, sont établies entre
des représentants du secteur privé et les pouvoirs publics.
26 On peut aussi questionner la position des institutions de promotion des métropoles qui
optent pour des stratégies de développement axées sur la croissance, sans tenir compte
des dimensions sociales et locales de ce développement. Cette position relève-t-elle de
l’ignorance, d’une vision ou d’un calcul ? Il y a probablement une certaine
méconnaissance des problèmes et des acteurs locaux ainsi qu’une croyance dans les
retombées de la croissance (trickle down), et il y a sans aucun doute une nette division du
travail, certaines configurations d’acteurs jouant dans la petite ligue du développement
économique local et communautaire et d’autres, dans la grande ligue de la compétitivité
des métropoles à l’échelle internationale.

Conclusion
27 Dans les quatre métropoles étudiées, il y a des organismes de DÉC qui mettent en œuvre
des stratégies de développement local et il y a des institutions qui élaborent des stratégies
de développement à l’échelle métropolitaine. Cependant, force est de constater qu’il n’y a
pas d’emboîtement entre les stratégies de DÉC et les stratégies de développement
métropolitain et qu’il y a très peu de lien entre les organismes de DÉC et les institutions
qui sont engagées dans des stratégies de développement à l’échelle métropolitaine. Les

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organismes de DÉC abordent le développement sous l’angle de son apport à la


communauté locale et à des populations particulièrement frappées par le chômage et la
pauvreté.Quant au développement métropolitaintel que promu par les milieux d’affaires
et les pouvoirs publics, il semble plutôt orienté vers la croissance régionale et la
compétitivité sur l’échiquier mondial. Il importe toutefois de signaler que dans le cas du
CRDÎM, le développement social est aussi pris en compte, mais il s’agit d’une institution
qui a un poids limité en matière d’intervention.
28 Il ressort également de nos quatre études de cas que les gouvernements restent très
présents, bien qu’une large place soit laissée à la gouvernance, c’est-à-dire à la
coopération entre divers acteurs associés à l’État, au marché et à la société civile. À
Toronto et de façon encore plus marquée à Montréal, le gouvernement provincial a
suscité la création de diverses institutions responsables de dossiers métropolitains. Dans
les deux cas, le gouvernement provincial a aussi imposé la création d’une nouvelle Ville
par le biais de fusions municipales. À Boston, l’État du Massachusetts et la Ville sont très
présents dans le soutien aux entreprises. C’est à Pittsburgh que l’initiative des stratégies
de développement métropolitain semble le plus reposer sur le secteur privé mais les
pouvoirs publics demeurent d’importants partenaires.
29 L’absence d’arrimage entre les stratégies de DÉC et les stratégies de développement
métropolitain paraît fondé sur une division du travail qui confine certains acteurs à la
lutte contre le chômage et la pauvreté à l’échelle locale, et d’autres à la recherche
d’investissements à l’échelle mondiale. Nous sommes ainsi en présence d’une
gouvernance duale, puisqu’il y a, au niveau local, des arrangements entre les secteurs
communautaire, public et privé qui sous-tendent les pratiques de DÉC et d’autres
arrangements entre les pouvoirs publics et les entreprises privées qui concernent les
enjeux métropolitains.
30 Enfin, le non-emboîtement et l’absence de liens entre les stratégies de DÉC et les
stratégies de développement métropolitain nous conduit à soulever deux questions
générales inspirées par deux auteurs qui se sont penchés sur le phénomène de
mondialisation. Y a-t-il une stratégie de développement pour le « localized poor » et une
autre pour le « globalized rich » (Bauman, 1998) ? L’articulation entre le développement
économique communautaire et le développement métropolitain n’est-elle pas nécessaire
pour obtenir « a social justice in the global age » (Beck, 2000) ?

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NOTES
1. Cette recherche a été financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada
(CRSHC).

RÉSUMÉS
La mondialisation des échanges, la restructuration des économies urbaines et la reconfiguration
de l’État-providence ont conduit à deux types de stratégies de développement au sein des
métropoles nord-américaines : d’une part, celles qui relèvent d’initiatives communautaires de
développement local et qui s’attaquent au chômage et à la pauvreté ; d’autre part, celles qui
reposent sur diverses formes de gouvernance métropolitaine et qui visent le positionnement de
ces métropoles sur l’échiquier international. Y a-t-il un arrimage entre ces deux types de
stratégies et les organismes qui les portent ? C’est à cette question que tente de répondre le
présent article en comparant quatre métropoles : Montréal, Toronto, Boston et Pittsburgh.

INDEX
Mots-clés : développement économique communautaire, développement local, métropoles,
gouvernance, Montréal, Toronto, Boston, Pittsburgh

AUTEURS
JEAN-MARC FONTAN
Professeur-chercheur, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


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RICHARD MORIN
Professeur-chercheur, Département d’études urbaines et touristiques, Université du Québec à
Montréal

PIERRE HAMEL
Professeur-chercheur, Département de sociologie, Université de Montréal

ÉRIC SHRAGGE
Professeur-chercheur, School of Community and Public Affaires, Université Concordia

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


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Entre la complaisance et le
radicalisme économique : Quelle
perspective pour le développement
local ?
Between Complacency and Economic Radicalism: What Perspective for Local
Development?

Pierre Ducasse

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte représente le texte, quasi intégral, qui a été présenté lors du colloque « Le
renouvellement du développement local » dans le cadre de la conférence annuelle de
l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS), le 15 mai
2002, à l’Université Laval. L’auteur aurait bien aimé peaufiné le texte, mais des
circonstances extraordinaires ne lui ont pas permis.

Introduction
1 Je travaille pour et avec les Corporations de développement communautaire, depuis
maintenant quatre ans. Je siège également dans les organisations suivantes : le Comité
aviseur de l’action communautaire autonome, le Carrefour québécois de développement
local et le Chantier de l’économie sociale. J’ai donc la chance de côtoyer plusieurs autres
acteurs de développement local, tant des gens de terrain que des têtes de réseaux.
2 Depuis que je réfléchis aux questions touchant le développement local et que je travaille
dans le champs du développement communautaire, il y a une chose qui ne cesse de me
frapper. C’est que même si on parle tous de « développement local », on ne semble pas
toujours parler de la même chose.

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3 Je me suis dit : « c’est probablement un problème de définition ». Mais ensuite, je me suis


rendu compte que les acteurs du développement local s’entendaient généralement sur
une certaine définition minimale. Le problème est donc ailleurs. Et j’ai fini par
comprendre que le problème n’était pas la définition elle-même mais plutôt quelque
chose d’encore plus fondamental : c’est-à-dire la perspective dans laquelle on pratique le
développement local.
4 Le titre que j’ai donné à cette présentation, est : « Entre la complaisance et le radicalisme
économique : Quelle perspective pour le développement local ? ». Cette présentation n’est
pas, comme d’autres aujourd’hui, le résultat de mois et de mois de recherche. C’est tout
simplement un partage de certaines réflexions sur la (ou les) finalité(s) du développement
local. Rien de plus et rien de moins.

Quatre perspectives
5 Vous savez, les mots ont un sens. Et par « sens », il faut à la fois comprendre
« signification » et « direction ».
6 De même, vous savez que la perspective dans laquelle nous agissons est la chose la plus
déterminante dans l’action. La perspective que nous avons quant à la finalité de nos
actions détermine : nos attitudes, nos pratiques, la manière dont nous faisons les choses,
les moyens que nous utilisons. Ces éléments s’appliquent aussi, bien sûr, quand on parle
de développement local.
7 Aujourd’hui, je veux vous présenter quatre perspectives différentes dans lesquelles on
peut faire du développement local. Et je veux surtout aborder la chose d’un point de vue
économique, même si on sait que le développement local doit brosser beaucoup plus large
que les seules préoccupations économiques. En particulier, je veux examiner différentes
attitudes que les acteurs du développement local peuvent avoir face au modèle
économique dominant, c’est-à-dire le capitalisme néolibéral mondial. Je vais aussi dire
rapidement sur quelles stratégies ces perspectives reposent et quel capital elles visent à
mobiliser.
8 Les quatre perspectives, qui teintent notre vision, que je veux présenter sont :
• La complaisance
• L’influence
• La cohabitation
• Le radicalisme économique

Complaisance

9 La première perspective est celle que j’appellerais la complaisance.


10 C’est la perspective qui énonce que le développement local, c’est simplement le
développement de l’entrepreneuriat privé à l’échelle locale. Oui, il y a une mondialisation
du capitalisme, mais il faut quand même qu’il y ait des mesures pour promouvoir
l’entreprise locale. On veut qu’il n’y ait pas seulement des profits par la spéculation
financière, mais on veut un développement économique réel, où l’entreprise privée
investi, développe et crée de l’emploi. On veut créer ou maintenir une bourgeoisie locale
qui pourra aller jouer au golf ensemble.

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11 Je le sais bien. Je viens de Sept-Îles, sur la Côte-Nord. C’est une région fortement
dépendante de la grande industrie et des capitaux étrangers. On attend les méga-projets
qui pourront quand même, par des sous-traitants, développer des PME localement. Le
développement local est donc une stratégie inscrite dans une logique de compétition : si
les grandes usines viennent s’installer chez nous plutôt que dans la ville voisine, c’est du
développement… local.
12 Je sais que c’est une perspective qui est partagée par beaucoup de gens qui disent faire du
développement local. Elle est peut-être même dominante dans certains milieux. Quand les
chambres de commerce font des campagnes d’achat local, c’est ce qu’elles font.
13 Dans cette perspective, quel capital, quel argent, vise-t-on à mobiliser ? Il s’agit bien sûr
du capital privé et, dans une moindre mesure, du capital public, s’il sert le précédent.
14 Dans ce modèle, il n’y a, bien sûr, aucune critique du système capitaliste lui-même. Le
slogan serait : « Le DL, c’est le développement du capitalisme à l’échelle locale ». C’est, en
fait, une stratégie « d’ajustement » et non pas de remise en question du libre-marché
capitaliste mondial.
15 Voilà pour la première perspective, celle de la complaisance.

Influence

16 La seconde perspective est celle de l’influence.


17 Déjà, dans cette approche, on est conscient que le développement local est, dans une
certaine mesure, une piste différente du capitalisme sauvage. On voit le développement
local comme un ensemble de pratiques intéressantes et utiles… mais utiles surtout parce
qu’elles peuvent influencer le grand capital et les grandes stratégies étatiques. Dans le
sens suivant : l’espoir serait que l’expérience du DL amène des changements dans les
attitudes et les pratiques de l’économie dominante. On espère, en montrant le bon
exemple, que les entreprises et les gouvernements tiennent un peu plus compte des
réalités locales ; on souhaite qu’ils soient plus responsables face aux communautés, qu’ils
aient une vision un peu plus globale, territoriale ; on souhaite qu’il y ait une prise de
conscience qui se fasse de « l’autre côté » en faveur du respect des dynamiques locales.
18 Je veux ici amener une précision. Ce que je vous présente, ce ne sont pas des choses qui
sont toujours dites. Comme pour les autres perspectives que je présente, celle-ci n’est pas,
la plupart du temps, explicite. Mais si on écoute comme il faut, on va se rendre compte
que plusieurs pratiquent du DL dans ce sens. Ils pensent implicitement que le
développement local est important, mais qu’il sera toujours, à quelque part, marginal.
Que le mieux qu’on peut espérer faire, c’est influencer les pratiques des autres :
influencer les pratiques gouvernementales nationales et les orientations économiques
nationales et mondiales.
19 Dans ce modèle, quel type de capital vise-t-on à mobiliser ? Encore une fois une majeure
sur l’investissement privé, une mineure sur l’investissement public et une toute petite
place pour l’investissement communautaire / associatif / coopératif.
20 Dans ce modèle, il y a une légère remise en question du capitalisme. C’est une perspective
critique, oui, mais qui ne s’attaque pas aux fondements de l’ordre économique actuel pour
autant. On pourrait dire que les stratégies qui caractérisent cette perspective, sont

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l’interpellation et la diffusion. Son slogan serait : « Le développement local, c’est inciter à


un capitalisme plus humain, notamment à l’échelle locale ».
21 Voilà pour la seconde perspective, celle de l’influence.

Cohabitation

22 La troisième perspective est celle de la cohabitation.


23 Dans cette perspective, on croit, à la différence de la précédente, que le développement
local a tout à fait sa place dans la société… et pas seulement une place d’influence. On
croit que le développement local implique un ensemble de stratégies qui devraient avoir
leur place de manière formelle, de manière structurée, comme une stratégie de
développement parmi d’autres.
24 On imagine donc qu’il y a différents « niveaux » dans le développement, que tous ces
niveaux sont importants et que nous devons avoir des stratégies pour chacun d’eux. Il
devrait donc y avoir : des stratégies mondiales ; des stratégies continentales ; des
stratégies nationales ; des stratégies régionales ; et des stratégies locales, de
développement local.
25 Dans ce cas-ci, quel capital vise-t-on à mobiliser ? Vous savez quand on parle d’une
économie mixte, plurielle, on parle d’une économie où il y a une place importante et
claire à la fois pour : l’entreprise et le marché privé, l’entreprise publique et parapublique
et l’État, et le secteur associatif, communautaire, l’entreprise d’économie sociale et
l’entreprise coopérative. On définit une économie plurielle par ces trois grands secteurs.
Et doit chercher à mobiliser une diversité de types d’investissements, dans une mesure
relativement égale.
26 Mais il faudrait aussi ajouter à cela, à cette idée d’une économie plurielle, cette idée non
seulement d’une diversité de secteurs mais aussi d’une pluralité d’approches et de
stratégies économiques, en fonction des différents niveaux d’intervention. La perspective
de la cohabitation affirme simplement que le développement local est UNE de ces
stratégies, qui existe à côté de ces autres stratégies tout aussi importantes.
27 C’est donc une approche qualifiée par « l’équilibre ». Ici, il y a une remise en question du
capitalisme qui est modérée : on insiste que le marché capitaliste mondial existe, mais
qu’il doit être contrebalancé et complété par d’autres approches.
28 Voilà pour la perspective de la cohabitation.

Radicalisme économique

29 La quatrième perspective est celle que j’appellerais le radicalisme économique.


30 Pour le dire simplement, dans cette perspective, le développement local est et doit être
carrément et explicitement un outil de remise en question, une alternative à la
mondialisation libre-échangiste capitaliste néolibérale.
31 Dans cette perspective, le développement local doit porter un autre projet de société :
c’est un outil de coopération, de solidarité, pour un développement social et durable.
C’est l’idée que de mettre sur pied une société de partage, d’inclusion et de bien commun
doit se faire, avant tout, à l’échelle locale.

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32 Ici, la notion de développement local se marie avec celle du développement économique


communautaire, surtout dans la mesure où ce dernier vise à changer les rapports de
pouvoir dans la société mais par une prise en charge de la société civile par le biais de
l’économie.
33 Le capital qui vise à être mobilisé est donc, en premier, un capital communautaire /
associatif / coopératif, avec une place définie pour l’investissement public, ainsi qu’une
place pour l’investissement privé, en autant que celui-ci respecte certains critères
éthiques.
34 Ici, le développement local est porté explicitement par une perspective socialiste. Et bien
sûr, par socialiste je n’entend pas le « socialisme » soviétique, ni la social-démocratie
keynésienne, mais bien un socialisme « communautarien », local. Ce que l’on veut, c’est
une propriété et un contrôle collectif des moyens de production ; ce que l’on veut, c’est la
démocratie économique : par le développement de fonds d’investissements locaux, par le
développement coopératif et économique communautaire, par le partage du travail à
l’échelle locale, par un développement écologique. Le slogan de cette perspective serait
donc : « Le développement local, c’est un développement socialiste à l’échelle locale ».
35 La stratégie ici, en est une de changement structurel. Cette perspective ne vise pas à
confirmer le modèle dominant, ni simplement l’influencer, ni simplement le
contrebalancer. Elle veut le remplacer.
36 Voilà pour la perspective du radicalisme économique.

Conclusion
37 Vous le savez, le développement local est une idée à la mode. On parle de mobilisation des
ressources locales, de partenariat et de réseautage, de gouvernance. Mais, parmi ceux qui
le pratiquent, il n’y a pas le partage d’une même perspective. La finalité, le sens, qu’on y
donne peut donc varier et teinter tout le reste. Il faut se demander pourquoi une stratégie
de développement local est importante : est-ce pour s’adapter à la mondialisation
capitaliste, l’influencer, la contrebalancer ou la combattre ?
38 Je pense que je vais terminer cette présentation avec ce que j’aurais peut-être du
commencer avec, c’est-à-dire la définition du développement local. Le DL est une
stratégie visant le développement endogène et global (économique, communautaire,
culturel, social et environnemental) d’un territoire et qui repose sur la mobilisation des
ressources (humaines, financières, naturelles, organisationnelles) et des forces vives du
milieu, notamment par des pratiques de partenariat entre les acteurs du milieu.
39 Bien sûr, l’intérêt envers le développement local a pris son essor dans le contexte de la
mondialisation et du déclin de l’État keynésien. Il me semble donc que de faire du DL ce
n’est pas quelque chose qui est neutre politiquement.
40 Mais la question fondamentale demeure sans réponse : c’est-à-dire, pourquoi fait-on du
développement local et pourquoi c’est important ? C’est quoi son but ?
41 J’ai présenté quatre perspectives, ça pourrait être plus. Je vous rappelle quand même les 4
perspectives :
• la première, celle de la complaisance, aucune remise en question du capitalisme ;
• la deuxième, l’influence, où on veut développer un capitalisme un peu plus humain en
influençant les pratiques des « gros » et des « grands » ;

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• la troisième, la cohabitation, où il y a une remise en cause plus grande du capitalisme où il y


a une place définie, claire, pour des stratégies de développement local, accompagné d’une
économie mixte, plurielle ;
• la quatrième, celle du radicalisme économique, celle où on tente d’utiliser des leviers
économiques pour changer la société : combattre le pouvoir financier et le pouvoir des
grandes corporations par un investissement local qui soit communautaire et coopératif, où
on espère que des stratégies de développement local pourraient renverser les rapports de
force dans notre monde.
42 On va me demander : oui mais, qu’est-ce que vous proposez ? Personnellement, je pense
que ceux qui travaillent dans la première perspective, celle de la complaisance, sont
complètement à côté de la « track ». Si il y a une pertinence pour le développement local,
ça ne doit pas être de tout simplement mieux jouer la « game » du capital, de mieux jouer
la compétition. Quand je regarde les gens avec qui je travaille, dans le champ du
développement communautaire et de l’économie sociale, je pense que la majorité
s’inscrivent à quelque part entre la deuxième et la troisième perspectives : à la fois dans
une logique d’influence mais qui tentent surtout, et tout simplement, de se tailler une
place. Pour ma part, je dirais simplement que je pratique le développement local dans
cette zone intermédiaire, mais, à quelque part, en espérant que la quatrième perspective
devienne centrale.
43 Pour moi, ultimement, le DL doit porter et doit être un élément d’un projet de société
alternatif : ça doit être un tremplin vers autre chose.
44 Je terminerais simplement en vous disant ceci : la prochaine fois qu’une personne vous
dira qu’elle croit dans le développement local et qu’elle pratique le développement local,
n’oubliez surtout pas de lui demander : « Lequel ? ».

RÉSUMÉS
Ce texte présente une critique de la pratique du développement local vu sous l’angle d’un acteur
actif dans le domaine. La critique est construite à partir de quatre perspectives : la complaisance,
l’influence, la cohabitation et le radicalisme économique. Le texte situe le mouvement du
développement local au centre de ces quatre perspectives tout en invitant les acteurs à jouer la
carte du radicalisme économique.

INDEX
Mots-clés : action locale, critique, définition, développement local, radicalisme économique,
socialisme local

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AUTEUR
PIERRE DUCASSE
M.A. Coordonnateur de la Table nationale des Corporations de développement communautaire

Revue Interventions économiques, 30 | 2003


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Le développement du local, de la
contrainte économique au projet
politique
The Development of the Local Level, From Economic Constraint to Political
Project

Jean-Marc Fontan

1 À l’automne 2001, lors de discussions réalisées dans le cadre de travaux menés au sein de
l’Alliance de recherche universités-communautésenéconomie sociale (ARUC-ÉS), Yvon Leclerc,
président de l’Association des Centres locaux de développement du Québec (ACLD), présentait
un projet de mise à jour des trois rapports produits à la fin des années 1980 par le Conseil
des affaires sociales sous le titre « Deux Québec dans un ». La mise à jour a donné lieu à une
publication qui situe les avancées et les nouveaux défis du développement régional et du
développement local dans une perspective de renouvellement du modèle québécois
(Leclerc et Béland, 2003).
2 Le projet de resituer l’action des développeurs régionaux et locaux a soulevé, parmi les
chercheurs présents à la rencontre, la question suivante : devrait-on aussi se pencher sur
l’état de situation de l’analyse théorique face aux pratiques post 1990 de développement
régional et de développement local ? En d’autres termes, face à ces nouvelles pratiques, le
ou les paradigmes du développement local fournissent-ils les bons outils conceptuels et
les bons schèmes d’analyse pour comprendre le sens et la portée des initiatives
québécoises de développement local?
3 Nous répondrons à cette question par une analyse des transformations observables sur les
deux dernières décennies dans le discours du paradigme du développement local. Ces
transformations portent autant sur la façon d’aborder ou de traiter théoriquement du
développement local que sur les types d’actions qui sont pensées puis mises en place par
les acteurs public, privé et associatif.

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Évolution du discours théorique : du mouvement


social au système local de production
4 Les travaux sur le développement local ont été intenses entre 1980 et le début des années
1990. Dans un livre produit au début des années 1990, nous présentions un portrait
synthèse des modèles théoriques développés tant en Europe qu’en Amérique du Nord sur
le développement local (Tremblay et Fontan, 1994). La recension des écrits sur le
développement local que nous avons alors réalisée nous a permis d’identifier deux
grandes écoles de pensée :
• une première école dite libérale proposant des actions devant être portées par des acteurs
locaux issus des milieux publics et privés pour créer des emplois et produire une richesse
locale ;
• une deuxième école dite progressiste, dont l’originalité reposait sur des actions visant
l’atteinte d’objectifs sociaux et économiques par des acteurs locaux mobilisés par des
animateurs du secteur social pour créer des emplois et de la richesse pour contrer
l’exclusion et l’appauvrissement des personnes en situation de marginalisation sur le
territoire concerné.
5 Nous avons alors démontré que les discours sur le développement local reposaient sur
une mise en légitimité de l’intervention de l’acteur local comme agent de transformation
sociale pour contrer des phénomènes de dualisation socio-territoriale. Nombre d’auteurs
parlaient ou voyaient dans le développement local un exemple de nouveau mouvement
social.
6 L’analyse des discours situait le système d’action de ce mouvement social au sein même
de l’espace national. Les interventions des acteurs locaux se définissaient dans un
contexte de développement perçu en fonction des contraintes de régulation découlant de
l’autorité ou du patronage exercé par l’État-nation sur le territoire local. En d’autres
mots, la variable mondiale était absente des discours, sinon pour décrier le retrait de
multinationales du territoire affecté par de hauts taux de chômage.
7 Les réflexions interprétatives proposées par les chercheurs s’inspiraient donc du discours
et des pratiques d’acteurs du développement local encore mentalement insérés dans le
paradigme développementaliste fordiste. Elles prenaient peu en compte les contraintes
de la mondialisation comme nouvelle instance de régulation du devenir des espaces
continentaux, nationaux, régionaux et locaux. Elles cherchaient tout au plus à identifier
et à mettre au service du développement national les ressources du milieu local. Pour
nombre de théoriciens, le développement local était perçu essentiellement dans son
endogénéité, comme une réponse locale au mal-développement provoqué par des acteurs
nationaux.
8 Dans un tel contexte, la finalité des actions de développement local en était une de
rattrapage. Pour l’acteur local, il ne s’agissait pas de questionner le bien fondé de l’idée de
développement. Il lui fallait plutôt trouver « les moyens et les recettes » pour faire
émerger du local à la fois du développement et de la richesse. Cette position non critique
de l’acteur social vis-à-vis un projet fondamentalement développementaliste s’est reflétée
dans la littérature portant sur le développement local par une abondance d’études et de
recherches monographiques vouées à la promotion de l’action développementale par le

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bas. La finalité des recherches se limitait à des fresques descriptives faiblement


évaluatives (Fontan, 2001).
9 À la famille des travaux centrés sur les interventions de redynamisation du territoire par
des acteurs locaux partie prenante d’un mouvement social, succède un ensemble de
recherches portant sur l’analyse systémique des modalités de développement de l’espace
national prenant place à l’échelle d’une région. Pour les chercheurs de « l’approche
système », l’analyse de la dynamique de création de la richesse portait moins sur le rôle
de l’acteur local voulant créer un tissu socio-économique endogène que sur l’étude du
système d’action volontariste mis en scène par des entrepreneurs partie prenante d’un
système économique pour maintenir et développer la production locale ou régionale.
10 Ces travaux sur les systèmes empruntent la piste du développement régional et du
développement local pour expliquer des phénomènes de redynamisation du capitalisme
national. Le régional et le local sont vus comme des niveaux d’intervention appropriés
pour étudier les phénomènes de reconversion, pour se pencher sur les modalités de
renouvellement du capitalisme à partir de logiques diffuses d’intervention
développementalistes. Des travaux précurseurs italiens (Bagnasco, 1977 ; Becattini, 1979)
puis états-uniens (Piore et Sabel, 1984) ont été conduits par sur la troisième Italie. Ils
mettaient en lumière un type de développement découlant de la création de systèmes
locaux industriels à l’image de ceux étudiés à Manchester par Marshal à la fin du 19 e
siècle.
11 En France, Aydalot (1984a ; 1984b) initie tout un filon de recherche autour du concept de
mini-système économique de production. Selon ce dernier, un système local de
production est d’autant plus structurant pour un milieu qu’il est innovant. Le
repositionnement du local dans l’économie nationale et mondiale passe alors par la
capacité des entrepreneurs locaux de se doter de moyens collectifs d’innovation. Aydalot
réintroduit dans l’étude du développement le concept d’innovation mis de l’avant par
Schumpeter, et surtout il renoue avec le rôle central de l’entrepreneur comme point
central pour comprendre ce qui permet la dynamisation d’une économie locale ou
régionale. Dans une étude réalisée avec Lévesque et Klein, nous avons été en mesure
d’observer comment l’analyse du développement local se faisait essentiellement en
termes systémique. Pour parler du développement local, une variété de concepts sont
utilisés. Il est question de districts industriels, de districts technologiques, de système
local d’innovation, de système de production locale, de pôles technologiques, de
technopôle et de réseaux d’entreprises (Lévesque, Klein et Fontan, 1995).
12 Que signifie ce déplacement dans la façon d’étudier le développement local?
13 Pour les chercheurs, le repositionnement du regard permet de déplacer l’angle
d’observation et de prendre une certaine distance critique vis-à-vis de l’acteur
développementaliste local. L’approche centrée sur les mouvements sociaux (Chassagne et
Romefort, 1987) est délaissée au profit d’une approche misant sur l’identification des
mécanismes de coordination prenant place entre des acteurs d’un territoire donné pour
dynamiser les activités productives. L’idée de régulation du développement par
l’implantation de mécanismes nouveaux et diffus de gouvernance des actions
économiques locales est considérée comme centrale (Benko et Lipietz, 1992).
14 La transformation du regard des chercheurs est un premier élément à prendre en
considération pour comprendre les mutations dans le discours sur le développement

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local. Un deuxième élément est lié aux innovations prenant place dans le cadre
institutionnel public.

Décentralisation des services publics en matière de


développement local, l’exemple québécois
15 Depuis 1980, la portée développementaliste des interventions étatiques en sol québécois
s’est profondément transformée. Le Québec dispose depuis 1996 d’une politique de
décentralisation en matière de soutien à la création d’entreprises et à la mise en valeur de
la main-d’œuvre, laquelle a permis de rapprocher la prestation des services publics des
demandeurs de services.
16 Concrètement, le territoire québécois dispose maintenant d’un réseau d’organisations de
développement local financées par les gouvernements de Québec et d’Ottawa : les Sociétés
d’aide au développement des collectivités (SADC) et les Centres locaux de développement (CLD).
On retrouve aussi sur le territoire québécois un réseau de Centres locaux d’emplois (CLE)
voués à la mise en valeur des ressources humaines locales. Les bassins d’emploi et de non
emploi ont à leur disposition un ensemble de ressources offrant des services de proximité
pour faciliter l’émergence de projets socio-économiques et pour réduire les obstacles à
l’insertion de la population active sur le marché du travail.
17 La politique de décentralisation des services publics en matière de développement local
complète la politique nationale de développement. Le Québec est aujourd’hui doté d’une
infrastructure complexe d’intervention où le développement de l’espace national est
partagé entre une filière sectorielle de développement de l’économie (aide à la nouvelle
économie par exemple) et une filière territoriale d’intervention reposant sur des
créneaux spécialisés d’intervention en matière de développement social, de
développement économique et de développement culturel.
18 L’État se dit et se veut animateur du développement socio-économique. Il a renforcé sa
capacité de gestion et de régulation en associant un nombre très important de ressources
pour co-gérer des politiques et des programmes pensés et administrés dans la pure
tradition centralisatrice. La bonne gouvernance fait réaliser par autrui et à moindre coût
la gouvernance autoritaire qu’incarnait l’État keynésien. Le post-keynésianisme
renouvelle les habits de l’empereur.
19 Le champ formel du développement local est principalement sous la responsabilité de
structures associatives directement assujetties à une politique et à un financement
publics. L’institutionnalisation des pratiques se reflète fortement dans les objets de
recherche étudiés par les chercheurs spécialisés dans le domaine puisqu’ils auront
tendance à analyser les actions du développement local à celles découlant des
interventions des organisations publiques ou des organismes communautaires
contractualisés par des pouvoirs publics.

Initiatives de développement et « bonne


gouvernance » du local
20 Le passage d’un type de développement local porté par un acteur collectif « rebelle »
inscrit dans une dynamique de contestation à des fins de transformation sociale à un type

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de développement réalisé par des professionnels du développement au service de


programmes publics sectoriels ou territoriaux confronte les chercheurs à la question
suivante : le développement local critique ou en rupture est-il complètement disparu ou
s’est-il recomposé ?
21 Il est clair que l’institutionnalisation des pratiques novatrices de développement
économique communautaire nées dans la décennie 1980 pour trouver des réponses à la
faible capacité du local à créer des emplois et de la richesse, pour revitaliser de vieux
quartiers industriels, pour améliorer la capacité de travail de la main-d’œuvre
marginalisée a permis aux organisations concernées de sortir de la précarité financière
qui accompagnait leur émergence. Il est certain que les professionnels qui y travaillent
profitent de la reconnaissance associée à l’institutionnalisation de leur organisation. Ils y
gagnent en légitimité.
22 Il est tout aussi clair que l’institutionnalisation n’a pas sonné le glas de la capacité
innovante des acteurs locaux issus du mouvement social ou de systèmes d’action. La
capacité innovante s’est parfois maintenue au sein de structures d’intervention qui ont su
garder un équilibre sain entre la convention les institutionnalisant et la critique
artistique (Boltansky et Chiapello, 1999) à la base de la mission qu’elles se sont données.
La capacité innovante s’est aussi déplacée ou recomposée autour de besoins nouveaux et
par conséquent de nouvelles façons d’intervenir. Les travaux récents sur le thème du
développement local permettent de saisir cette nouveauté à partir d’un positionnement
théorique qui ne se reconnaît pas forcément dans le champ « main stream ».
23 Nous pouvons dire que l’étude du développement local est aujourd’hui partagée entre des
recherches portant sur un bassin d’initiatives intégrées contractuellement à l’appareil
d’État et faiblement insérées dans l’économie de marché et des recherches mettant en
valeur une myriade d’initiatives hétéroclites, peu ou pas institutionnalisées, dotées de
finalité non convergentes et proposant des modes d’intégration plus ou moins formalisés
à l’économie de marché.
24 Avant de présenter des exemples de ce renouvellement des capacités d’innovation et des
pratiques qui en découlent, il importe de comprendre le changement matriciel qui affecte
les États-nation depuis l’avènement de la mondialité.

Changement matriciel : de la modernité à la mondialité


25 Les grandes transformations du « système social » prennent du temps à se cristalliser. Si
l’école de la régulation utilisait la notion de crise profonde comme indicateur pour
déterminer le point de rupture et de passage d’une phase d’évolution sociétale à une
autre, il importe de rappeler qu’une crise majeure constitue l’aboutissement d’un
processus qui se construit sur la longue durée.
26 Pour nombre de chercheurs universitaires, cette lenteur dans la cristallisation des
composantes du changement au sein d’un système sociétal fait en sorte que « les
nouveaux indicateurs » à utiliser pour comprendre la réalité deviennent souvent évidents
après coup.
27 L’analyse du développement local et des nouveaux mouvements sociaux, telle qu’elle prit
naissance à partir de la fin des années 1970, reposait sur une compréhension étatique de
la dynamique sociétale. La société était perçue comme un produit de l’État, lequel était
considéré comme la forme institutionnelle centrale de structuration de l’espace national.

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Le développement local ne pouvait être interprété qu’à la lumière des éclairages


théoriques découlant, par exemple, de l’analyse fordiste du mode de développement
capitaliste.
28 À partir des années 1990, cette façon d’analyser l’évolution du système économique des
sociétés développées perd de sa capacité interprétative. Elle permettait d’expliquer une
partie des phénomènes tout en laissant dans l’ombre un ensemble de processus qu’elle ne
parvenait pas à aborder.

De quels nouveaux indicateurs s’agit-il ?


29 Pour les pays en développement et développés, il devient évident à partir du début des
années 1980 que la gouverne des États-nation est soumise à l’ingérence politique directe
de grandes organisations para-publiques et privées internationales. Le programme des
ajustements structurels, qui est généralisé au tournant des années 1980, dicte de façon
précise les changements que des États en développement doivent opérer pour avoir accès
à l’aide financière de la communauté internationale. Quant aux États-nation membres de
l’OCDÉ, ils doivent revoir leur façon de réguler leurs interventions pour répondre aux
exigences et aux mots d’ordre qui sont lancés par les grandes organisations
internationales (FMI, Banque mondiale), et ce, dès le milieu des années 1980.
30 Concrètement, le paysage politico-économique prenant place à partir de 1945 se définit
en fonction d’une régulation post État-nation. Ce paysage n’est plus celui de l’État
régalien maître d’œuvre de la planification et de l’aménagement du territoire national. La
nouvelle scène révèle, d’un côté, la présence d’un État partenaire relais des directives
énoncées par un réseau d’organisations internationales porteuses d’une idéologie
mondialisante. D’un autre côté, l’État devient un des partenaires d’un réseau dense
d’organisations et d’entreprises privées, collectives ou sociales porteuses d’une idéologie
localiste ou régionaliste. Ces réseaux, excroissance de l’État par le haut et par le bas,
constituent la forme très embryonnaire d’un État mondial en construction.
31 Concrètement, la « mondialité », comme « espace et processus » de réalisation d’un
nouveau lieu de régulation de la modernité avancée, prend le relais de la « nationalité »
comme « espace et processus » d’intégration et de connectivité. Nous assistons donc à
partir de 1945 à une transformation aussi fondamentale que celle qui a vu le passage de
l’Ancien au Nouveau Régime, mais sans le fatras des révolutions et surtout sans la crise
d’adaptation socio-économique induite par le libéralisme politique et le capitalisme
sauvage qui ont marqué le paysage social des pays européens au 19e siècle.
32 En quoi l’analogie est-elle possible ? Certainement pas en termes de renouvellement du
système économique. Nous ne vivons pas actuellement une transformation ayant une
ampleur équivalente à celle qui a marqué le passage du mercantilisme ou du pré-
capitalisme au capitalisme industriel. Nous observons toutefois depuis plus de cinq
décennies un saut qualitatif important dans la nature même du capitalisme ou la sphère
financière occupe une place et une importance déterminantes dans l’évolution même du
ce système.
33 L’analogie entre les deux périodes de transformation de la matrice civilisationnelle est
plus parlante lorsqu’on la regarde de façon spatiale. La construction de l’État-nation a
signifié l’intégration et la soumission de zones culturelles indépendantes à un nouvel
espace identitaire, celui de la nation. Actuellement, la construction de la mondialité

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signifie l’intégration et la soumission de territoires nationaux à un nouvel espace


identitaire, celui du système-monde.
34 Sociologiquement parlant, cette transition à la mondialité a une incidence sur la façon de
tisser des rapports sociaux. Les acteurs des rapports sociaux ont moins à se définir ou à
être préoccupés par les contraintes découlant de la citoyenneté nationale. Ils se sentent
moins concernés par le projet politique de l’État-nation et plus à l’écoute et concernés par
les exigences qui garantiraient une bonne intégration et une bonne connectivité à la
mondialité.
35 Concrètement, la mondialité et son ensemble de contraintes amènent l’acteur social à
innover dans la façon de mobiliser des ressources. De nouvelles allégeances et de
nouveaux répertoires d’action sont pensés et mis en œuvre. Par exemple, les termes de
référence des rapports sociaux institutionnalisés sont sujets à recomposition. Le
travailleur, comme entité du rapport salarial représentée par l’intermédiaire de son
syndicat, se montrera ouvert à des ententes de collaboration avec le dirigeant de
l’entreprise. Leur mise en interface autour de la redistribution de la richesse produite par
les activités économiques de l’entreprise est élargie à la question de la survie de cette
dernière face à la menace induite par l’hyper concurrence internationale. Au sein du
rapport salarial, tant les représentations de l’adversaire ou de l’opposant, d’un côté, que
celle des alliés naturels, de l’autre, prennent une nouvelle configuration.
36 Les comportements, les identités, les affiliations, les responsabilités… ont moins à être
définis et exercés pour l’espace national, ils sont désormais définis en fonction d’un
« soi » et d’une « altérité » élargis à l’espace mondial.
37 Cette redéfinition du cadre d’existence des rapports sociaux institutionnalisés fait en
sorte que les concepts sociologiques qui étaient utilisés par rendre compte de
l’institutionnalisation du rapport salarial par exemple, où l’idée d’intégration occupait
une place centrale, doivent être revus. De nouveaux concepts émergent pour représenter
et interpréter les nouvelles réalités. S’il en est ainsi pour les composantes du rapport
salarial, il en est aussi de même du rapport prenant place entre les hommes et les femmes
ou entre les groupes culturels. Les concepts d’intégration et de modernisation rendaient
compte du nécessaire passage de rapports traditionnels à des rapports sociaux modernes.
Les concepts de connectivité et de mondialité rendent compte du passage de rapports
sociaux modernes à des rapports sociaux mondialisés. L’idéologie de la mondialisation
supplante celle de la modernisation.
38 Avec le passage à la société de consommation, avec l’extension des droits politiques, avec
la démocratisation de l’accès à l’éducation et à la culture… la problématique de
l’intégration à la modernité a perdu de son importance au profit d’une nouvelle question
sociale : comment approfondir « individuellement » cette extension des droits politiques
et des gains économiques ? Réponse, par la connectivité des individus, des organisations
et des territoires au nouvel espace de la mondialité. Alors que le premier niveau
d’intégration à l’État a été parachevé autour de 1945, un niveau supérieur d’intégration
s’instaure après cette date, un niveau dit de connectivité. Il prend le relais et devient un
enjeu central pour assurer une pleine et entière participation « des inclus » aux avantages
découlant du niveau actuel de mondialisation de structuration des réseaux de pouvoir et
d’actualisation des échanges économiques.
39 Le nouvel enjeu ne consiste plus à permettre une intégration culturelle réussie, mais bien
d’éviter l’exclusion des processus qui permettent une sur-intégration et évitent une sous-

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intégration. En d’autres mots, si l’intégration à la modernité est un fait social banalisé, il


n’en est pas ainsi pour l’insertion de l’acteur social à la mondialité. L’intégration à la
modernité est un processus achevé au sens où l’acteur occupe une position figée sur
l’échiquier des relations sociales, où divers mécanismes ou filets de sécurité lui assurent
une reproduction minimale de ses conditions d’intégration. Le processus de mobilité
sociale qui lui a permis de cheminer vers un nouveau statut social s’est cristallisé et
verrouillé au sein d’un système qui ne permet que très difficilement la réalisation du
projet utopique que représentait la mobilité sociale pour tous.
40 Curieusement et contrairement à la modernité, la mondialité, contre toutes les attentes
qu’avaient les penseurs des Lumières, ne se fait plus au bénéfice de l’Humanité. Tant au
Nord qu’au Sud, et au Sud de façon éhontée, le passage à la mondialité, grandement
facilité par le paradigme productiviste reposant sur le mariage entre la science et la
technologie, signifie une montée en importance du paupérisme et de la dénaturalisation
des systèmes écologiques. La mondialité poursuit le projet de la « grande
transformation », non pas pour replacer le social au cœur du système mondial et forcer
une socialisation de l’économie, mais bien pour étendre la logique du marché capitaliste
dans les moindres recoins et frontières de la planète. Dans la nouvelle matrice, le social
est plus que jamais soumis à « l’impérativité » de la logique économique. Il l’est au point
où il est devenu le creuset ou le laboratoire à partir desquels des communautés ou des
collectivités se raccordent aux grands réseaux économiques qui transcendent l’espace
national.
41 L’intégration de deuxième classe est celle qui lie le sous-citoyen à l’espace de régulation
de l’État-nation. L’intégration de première place est celle qui fait vibrer le sur-citoyen au
diapason de la mondialité en assurant sa connectivité.

Mondialité et enjeux territoriaux


42 Le territoire n’échappe pas aux nouvelles contraintes de la mondialité. Pour les
collectivités locales et régionales du 19e siècle des pays nouvellement industrialisés et du
20e siècle pour les pays en quête d’industrialisation, le défi n’est plus de s’intégrer à la
modernité. Au contraire, le défi est de pouvoir se connecter à la mondialité et par la suite
de ne pas être déconnecté des avantages que procure cette dernière.
43 Pour y arriver, l’acteur social ne perçoit plus l’État-nation comme le référent
institutionnel central de régulation d’une société moderne (André et Delorme, 1983), mais
il devient une ressource, un moyen ou un outil à partir duquel il est possible de se
brancher ou d’opérer une meilleure connectivité aux grands flux mondiaux de circulation
de la richesse (Fontan, 2002).
44 À cette fin, point n’est besoin de jouer le jeu des avantages confinés par la polarisation de
type centre-périphérie où les métropoles nationales ou régionales exerçaient un échange
inégal mais soutenu sur leur zone d’influence (Klein, 2002).
45 Au contraire, pour les acteurs institutionnels il apparaît préférable de mettre en valeur
leur capital socio-territorial et de favoriser ainsi un meilleur positionnement de leur
région sur le marché continental ou sur le marché mondial. Dans une telle configuration,
le rôle et la place de la société civile sont reconsidérés. Cette dernière est perçue comme
une nouvelle modalité d’action sur la scène du théâtre socio-économique mondial.
Investir le champ de la société civile devient un impératif pour les communautés

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territoriales afin d’accroître leur capital socio-territorial et améliorer leur capacité


d’attractivité.
46 L’enjeu posé par la connectivité est celui d’éviter la « dé-connectivité », d’éviter
l’exclusion, la mise à l’écart. Cette dernière ne constitue pas ou ne signifie pas un retour
dans le passé : en reléguant les individus, les organisations ou les territoires à un mode de
production et de régulation pré-capitaliste. L’enjeu témoigne pour les individus, les
organisations ou les territoires exclus d’une obligation de vivre à la marge au sein même
du système capitaliste, dans une moindre capacité de participer aux grandes activités
productrices, aux flux de consommation et de distribution des pouvoirs économiques,
politiques et cognitifs.
47 Sur une telle scène, les options à la disposition des acteurs sociaux ayant des visées
réformistes ou progressistes, dont le mouvement du développement régional et local, se
présentent de façon différente de celles rencontrées à l’époque du fordisme. Nous
résumons ces options à deux scénarios.
• Une première option consiste à jouer le jeu de la connectivité. Les acteurs
sociaux font tout en leur possible pour transformer leurs institutions et doter
leur territoire du capital nécessaire pour assurer leur pleine participation à la
mondialité.
• Une deuxième option consiste à construire une autre connectivité, de
renouveler la social-démocratie, de travailler à l’autre mondialisation. Les
acteurs doivent alors investir les institutions et les organisations de façon
offensive afin d’en revoir les finalités. La raison d’être de ces dernières peut
alors aborder la finalité de trouver des solutions viables aux grandes
questions que constituent la pauvreté et l’appauvrissement, la dégradation
des écosystèmes planétaires, la destruction de la biodiversité naturelle et
culturelle, la boulimie de la consommation et la satisfaction des désirs
extrêmes. Dés lors, il s’agit pour les acteurs empruntant cette voie de dire
non au foisonnement de gadgets du consumérisme, des OGMisme et des
nanotechnologies au profit de formes de production, de consommation et de
répartition qui soient viables pour la planète dans son ensemble.
48 Le local constitue-t-il un lieu d’intervention approprié pour les acteurs ayant décidé
d’emprunter la deuxième option ? Nous explorerons la chose dans la prochaine section.

Richesse et pauvreté : puissance et impuissance du local

49 Un témoignage et un engagement récents de l’écrivain Alexandre Jardin (2002) nous


montrent toute la portée que peuvent avoir de petites actions locales sur le devenir d’une
communauté nationale.
50 Devant la montée de l’extrême droite en France, Jardin s’implique dans un mouvement
social : le Relais civique. L’objectif du Relais est de contrer l’emprise de la droite et
l’absence de leadership de la gauche politique auprès de la population française. La
proposition du Relais civique est simple : démarrer des projets concrets qui peuvent faire
la différence en matière d’implication citoyenne relativement à des problèmes courants.
Le premier projet du Relais porte sur la lutte à l’analphabétisme en proposant de lire et de
faire lire. Telle me paraît être la piste à suivre pour renouveler les fondements de la
théorie du développement local.

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51 À une approche qui se cantonnait dans la sphère de l’économie doit succéder une
approche qui renoue avec les principes de l’économie politique et de l’économie sociale,
qui s’inspire donc des contraintes posées par la construction du devenir des sociétés
humaines, à savoir leur nécessaire prise en compte dans la question économique des
dimensions de l’échange et du marché, de la politique et du pouvoir, du social et du savoir
culturel.
52 Le projet lire et faire lire se penche sur un problème à géométrie variable où l‘emploi
devient une des dimensions à travailler, au même titre que le sont le rapport au savoir, à
la famille et aux rapports de pouvoir de l’individu analphabète au sein d’une variété de
réseaux sociaux.

De toutes petites choses

53 Les petites choses qui sont réalisées à l’échelle locale sont multiples et variées. Elles sont
peu ou pas prises en considération, certainement pas valorisées par les médias, par les
politiciens ou la communauté d’affaires. Par exemple, la décision d’une personne
prestataire d’une mesure de sécurité du revenu de retourner aux études est considérée
comme un acte normal et même comme une obligation. La décision d’un adolescent de
joindre les rangs d’une Coopérative jeunesse de services passe inaperçue. Pourtant, l’une
ou l’autre action sont directement associées à une prise de décision qui a mené à la
création d’une organisation de développement communautaire ayant pour but d’aider des
personnes prestataires de l’aide sociale à s’insérer sur le marché du travail ou ayant pour
but d’initier des adolescents à l’univers des coopératives de travail. Ce sont là des
exemples à toute petite échelle de cette essence qui alimente au jour le jour le train du
développement local.
54 Toutes ces actions constituent à notre sens le quotidien et l’ABC du développement local.
Un quotidien passé sous silence lorsqu’il est comparé à celui des grands exploits réalisés
par les géants du développement : Bombardier, l’Alcan, Jean Coutu, Ayerst, la Caisse de
dépôt et de placement, Emploi-Québec, le ministère de l’Éducation, le Mouvement
Desjardins… Et pourtant, que feraient les multinationales, les grandes firmes nationales et
l’État si leurs employés n’étaient pas formés ? Que feraient ces institutions si la
municipalité qui les accueille n’aménageait pas convenablement son territoire et ne le
dotait pas de structures de transport et de sécurité publique appropriées ? Que feraient
ces multinationales si l’habitat urbain était complètement démuni de toute vie culturelle
et de tous ses dispositifs municipaux de loisirs ? Que feraient ces « grands acteurs » si des
formes élémentaires ou organisationnelles de solidarité n’étaient pas présentes pour
conforter le sans-abri ou les familles démunies ? Elles partiraient tout simplement
ailleurs. Elles chercheraient un cadre plus accueillant pour loger leurs installations.
55 Il est important de garder en tête cette réalité. Le local est l’espace de vie de base, celui
qui permet à la fois de rêver l’avenir et d’observer la beauté ou les souffrances produites
par des rêves qui ont bien ou mal tourné. Pour le chercheur, l’espace local est le lieu
d’observation par excellence des forces et des faiblesses du système socio-économique et
socio-politique en place.
56 Face aux projets de la globalisation et de la mondialisation, il importe de reposer la
question lancée à plusieurs reprises par des acteurs ou des chercheurs : quel projet pour
le local, quelle place au local… ?

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Le projet local
57 Comment repenser le paradigme du développement local sans tenir compte des critiques
importantes qui ont été adressées au concept par différents chercheurs tels Latouche
(1985 et 2002), Comeliau (1991), Ndione (1994), Rist (1996), McMichael (1996), Rahnema et
Bawtree (1997) ou par des collectifs d’intervention du type de l’International Network for
Cultural Alternatives to Development ou du Réseau européen pour l’après-développement (2002).
En d’autres termes, le renouvellement du paradigme du développement local sera
d’autant plus riche qu’il permettra d’apporter des réponses aux questions qui sont posées
par les théoriciens de l’après-développement, du post-développement ou de l’anti-
développement.
58 Une des pistes pour réaliser ce renouvellement consisterait dans la définition d’un projet
pour le local. Le Projet local à notre sens porte sur la socialisation et la mobilisation des
individus, des groupes, des organisations et des institutions autour d’une grande
médiation portant sur la rencontre d’intérêts très différents sur la scène du territoire
local. Cette médiation, comme nous l’indiquions à partir de l’exemple de l’initiative lire et
faire lire n’a pas à faire de l’économie, donc de l’emploi et de la richesse « monétaire » la
pierre angulaire du développement local. Au contraire, le projet local aborde dans sa
totalité le social qui occupe le local.
59 Si l’État s’est octroyé historiquement le sens profond de la citoyenneté, cette dernière a
tout avantage a être redéfinie par rapport aux implications du projet de la mondialité. Le
projet local permettrait une réappropriation de la capacité de l’acteur local d’intervenir
sur le devenir global de sa collectivité. Pour ce faire, il s’agit avant tout de penser la
collectivité à partir d’une convention constituante, de la voir se doter d’une vision de son
devenir. Trop souvent les collectivités sont amenées à définir des plans de développement
sur des bases qui sont définies de l’extérieur, en réponse à des indicateurs de
performance qui lui sont imposées.
60 La mondialisation a créé une brèche dans la toute puissance de l’État-nation. Elle a rendu
possible la définition d’une citoyenneté para-nationale tout en permettant aux instances
territoriales infra-nationales qui le désirent de se doter d’un processus de citoyenneté
spécifique.
61 Présentement, et la citoyenneté mondiale et les citoyennetés infra-nationales sont en
émergence. Les contours de ces espaces citoyens sont laborieusement en train de se
définir, tant en légitimité qu’en production de modalités concrètes d’existence : en
termes de valeurs, de principes, de mécanismes d’expression, de droits et de
responsabilités.
62 La théorie du développement local a permis, à ses touts débuts, d’attirer l’attention sur le
local comme un lieu d’exercice de luttes sociales. Cette théorisation s'est fortement
définie en fonction d’une logique modérée de transformation sociale où l’étapisme et le
réformisme étaient considérés comme le meilleur moyen pour réaliser les objectifs portés
par les nouveaux acteurs du local. Cette théorisation est aussi caractérisée par une faible
capacité de distanciation par rapport aux discours et aux pratiques du projet
développementaliste, d’où la relative facilité d’institutionnalisation des pratiques sociales
qui se sont inspirées de ce discours pour répondre à des urgences urbaines ou rurales.

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63 Les « initiatives locales » (Arocena, 2001) qui succèdent au « développement local » ont-
elles la puissance de s’affranchir du projet développementaliste pour poser une après
l’autre les pierres du Projet local ? Cette construction se fait-elle en concordance au projet
plus vaste encore qu’est celui de l’autre mondialisation ? Comment penser l’articulation
entre ces grands agendas de travail ?

Proposition de renouvellement du paradigme du


développement local
64 Face au changement matriciel, le cadre même de conception théorique du développement
local est à réinterpréter. Il importe de le penser en fonction des problèmes actuels, en
l’occurrence le renouvellement des mécanismes porteurs d’inégalités sociales et
l’approfondissement des processus de dénaturalisation de l’environnement écologique.
65 Comment orienter cette réinterprétation, si ce n’est à partir des pistes proposées en
termes de déprogrammation des fondements de la civilisation capitaliste en visant un
atterrissage en douceur vers de nouvelles modalités de réalisation de la croissance
civilisationnelle. Le travail de réinterprétation implique un effort collectif en termes
d’innovation culturelle en vue de constituer un nouvel espace civilisationnel mondial.
66 Pour aller dans cette direction, des mots d’ordre ont été lancés entre autres par Méda
(1999), Morin (2002), Baud (1999). Les voies proposées relèvent plus du constat d’urgence
et surtout de l’impossibilité de s’en tenir au statut quo défensif que représente l’option
réformiste d’une troisième voie (Giddens, 2002 ; Touraine, 1999). Au contraire, les
propositions vont dans le sens d’une « grande transformation reposant sur une rupture »
car la nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés fait en sorte que toutes les
ressources de l’imaginaire doivent être mobilisées pour penser des solutions réalistes et
durables.
67 Les penseurs des paradigmes du développement, tant local, rural, régional, national,
continental ou mondial, peuvent difficilement faire comme si de rien n’était. Ils se
doivent de poser le problème « de la croissance pour la croissance », d’en saisir les
implications, évidemment en fonction de leur échelle d’intervention, pour apporter des
réponses à la question du renouvellement du cadre de construction du système-monde
actuel (Wallerstein, 1995).
68 Le renouvellement du paradigme du développement local constitue une opportunité pour
les chercheurs de renouer avec l’innovation sociale et culturelle en travaillant de concert
avec les praticiens du développement local à la conceptualisation d’un cadre de réflexion
approprié aux défis que pose la réalité actuelle.
69 Il est vrai que ce renouvellement exige de la part de tous et chacun un effort critique très
important. Le renouvellement nous invite à nous délester de notre vieil appareil
conceptuel et à innover pour travailler à la réalisation d’un « développement durable ». Il
signifie donc un certain engagement « normatif » de la recherche. Cet engagement, pour
être valide, demande un ancrage solide avec les milieux de l’intervention.
70 N’oublions pas que les universitaires sont soumis à une tension subjective qui s’exprime
régulièrement dans la société entre des acteurs désirent sécuriser les acquis du système,
dans le cas présent le productivisme et le consumérisme, et les acteurs qui ont des
aspirations qui remettent en question le productivisme et le consumérisme, formulées de

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telles sortes qu’elles redonnent au système social les outils pour assurer une vitesse de
croisière viable et équitable au devenir sociétal pour les générations futures.

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RÉSUMÉS
Le développement local pourrait bientôt être déclaré en crise si les retombées tant anticipées par
ses propagateurs tardent encore à venir. Nous préférons parler de renouvellement que d’une
crise paradigmatique. De renouvellement car des pratiques locales novatrices sont en émergence,
lesquelles donnent à la nouvelle cuvée du développement local un potentiel reformateur
indéniable. Ce renouvellement, nous en explorons les fondements tout en indiquant clairement
ses limites si l’invitation lancée par ses nouveaux leaders ne devient pas une innovation
incontournable. Le projet local est un des éléments de construction et de réponse aux défis lancés
par le mondialité.

INDEX
Mots-clés : connectivité, discours, développement local, développement régional,
développementalisme, gouvernance, mondialité, politique, pratique, redéfinition

AUTEUR
JEAN-MARC FONTAN
UQAM – Observatoire montréalais du développement

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Développement local : sur fond de


proximité relationnelle, l’apport
indispensable de l’extra-local
Local Development: Against a Backdrop of Relational Closeness, the
Indispensable Contribution of the Extra-Local

Serge Côté

Le développement local, une locution polysémique


1 Dans presque tous ses usages repérables, le développement local combine des éléments
économiques et sociaux. L’accent peut être mis tantôt sur l’aspect économique, tantôt sur
l’aspect social, mais l’amalgame des deux éléments est invariablement présenté comme
allant de soi. Cela ne confère pas pour autant à la notion de développement local une
signification homogène et unifiée, car elle est utilisée dans de multiples sens et dans des
contextes forts différents. Il ne reste d’autre choix, pour cette notion comme pour tant
d’autres concepts en sciences humaines, que de la définir précisément lorsque l’on veut
l’utiliser autrement que de façon approximative ou allusive. Pour les fins du présent
article, l’accent sera mis sur la dimension économique du développement local.
2 Les points de vue de deux auteurs seront mis en parallèle afin d’illustrer la diversité des
usages de l’expression « développement local ». On trouve chez Bernard Pecqueur une
conception du développement local qui l’inscrit d’emblée dans le courant principal de
l’économie. Il voit le développement local comme marqué par le territoire, cet « espace […
] de coopération entre différents acteurs avec un ancrage géographique pour engendrer
des ressources particulières et des solutions inédites »1. Cette forme de développement
connaît un regain attribuable au « fléchissement d’un fordisme triomphant » reposant sur
des « logiques aspatiales »2. Pour saisir convenablement le développement local, il faut
accorder, selon l’auteur, une attention particulière au temps long ainsi qu’aux « échanges
hors marché [qui] ont une grande importance pour expliquer l’efficacité économique
observée en certains lieux plus qu’en d’autres »3. Bernard Pecqueur apporte comme

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illustration du développement local les systèmes productifs locaux dont il distingue deux
variétés principales, soit les systèmes à industrialisation diffuse (les districts industriels
représentent bien ce type de systèmes) et les systèmes incubateurs fondés sur des sauts
technologiques (l’exemple de la Silicon Valley est donné).
3 Tous les systèmes productifs locaux comportent les éléments suivants : une spécialité
productive, la présence de plusieurs unités de production généralement de taille petite ou
moyenne, l’absence d’entreprise leader (« la dynamique productive n’est donc pas induite
par un phénomène de polarisation autour d’une grande entreprise » 4), une
interdépendance très étroite entre petites et moyennes entreprises locales, une densité
relative d’activités, une production « suffisamment importante pour couvrir une part
appréciable de la production et des exportations nationale »5. L’ancrage territorial des
entreprises se traduit concrètement par le fait qu’elles « dépend[ent] des stratégies
locales d’acteurs » permettant de « capter des externalités produites par le processus de
construction territoriale », processus où elles « particip[e]nt elles-mêmes à l’élaboration
des externalités dont elles vont bénéficier »6.
4 D’autres auteurs circonscrivent le développement local autrement. André Joyal, par
exemple, accole une signification particulière au développement local qui devient une
expression commode pour désigner les efforts entrepris par les acteurs des localités et
des régions qui connaissent des problèmes (déclin, déprise, ralentissement de l’activité)
en vue d’améliorer le sort des populations qui y vivent7. L’auteur concentre son attention
sur des micro-régions (une MRC, par exemple) qui deviennent des espaces d’intervention
où l’on vise à provoquer un relèvement économique et une création d’emplois. Certaines
agences locales comme les Centres locaux de développement (CLD), les Sociétés d’aide au
développement des collectivités (SADC) et les Corporations de développement
économique communautaire (CDEC) ont un rôle stratégique pour coordonner les efforts
et pour assurer une certaine continuité dans les démarches entreprises. Cette action
économique a une dimension sociale qui passe tantôt par une visée de réinsertion sociale,
tantôt par l’accent mis sur le recouvrement de la dignité des individus au terme d’une
démarche de reconquête de leur autonomie. Les actions menées sur le terrain relèvent
même parfois de l’économie sociale, selon l’auteur.
5 Toujours selon André Joyal, une action de développement local réunit habituellement les
éléments suivants : une mise en commun d’efforts (et non une addition échevelée
d’actions disparates), un processus concerté, le partage d’un diagnostic de départ, une
volonté de coopérer, une action en réseau, l’accès à des capacités technologiques, l’accès à
des capacités de financement, une composante démocratique au sens où les porteurs de
l’action ont des comptes à rendre à la collectivité. Enfin, André Joyal voit le
développement local comme favorisant l’émergence d’une certaine créativité partout où
il est nécessaire de reconstruire les relations économiques des collectivités aux prises
avec des difficultés de sources diverses. Il peut en effet s’agir de collectivités frappées par
la désindustrialisation, de collectivités engagées dans un processus de dépassement de
formes économiques en perte de vitesse (ex. : dépassement des rigidités de l’organisation
fordiste de la production) ou encore de collectivités qui cherchent à tirer leur épingle du
jeu dans le nouveau contexte de mondialisation.
6 Les perspectives mises de l’avant par Bernard Pecqueur et André Joyal, sans être
antinomiques, mettent l’accent sur des éléments fort différents. Pour le premier, le
développement local désigne l’un des modèles performants de la production qui coexiste
avec le modèle taylorien dans l’économie contemporaine. Pour le second, le

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développement local est une forme d’organisation secrétée par les milieux locaux en
réponse à des difficultés économiques vécues dans ces milieux. Il serait évidemment
possible d’examiner des contributions d’autres auteurs. Une telle démarche ne ferait que
mettre en évidence la variabilité de signification qui s’attache à la notion et ne ferait
qu’inciter à la prudence dans l’emploi de l’expression « développement local ».

Pertinence de la notion de développement local


7 Le développement local serait-il celui qui, tout bonnement, prend place au niveau local ?
Cette première approximation est certes insuffisante, mais elle permet de se demander ce
qui caractériserait le développement économique qui s’inscrit au niveau local par rapport
à celui qui se pratique à une autre échelle territoriale, ce qui distinguerait le
développement local du développement régional, par exemple ? À première vue, le
développement local et le développement régional ne présentent pas de différences quant
aux processus en cause. Dans les deux cas, le développement exige de mobiliser des
ressources humaines, matérielles, technologiques et financières. Dans les deux cas, on
s’attend à ce que le développement conduise à une augmentation de l’activité, de
l’emploi, des revenus et du bien-être. Le développement local et le développement
régional ont donc les mêmes ressorts et les mêmes visées.
8 Le cadre dans lequel ils prennent place toutefois est suffisamment particulier pour
maintenir la distinction entre les deux. Le local serait davantage que le régional marqué
par la proximité et par les liens intenses qui se nouent entre acteurs situés sur un
territoire restreint (une localité ou quelques localités immédiatement voisines).
9 Cette question de la proximité peut faire écran. En fait, mis à part certains aspects
matériels intrinsèques comme la faiblesse des coûts de transport, la proximité physique
n’a pas en elle-même de vertu particulière. C’est plutôt la proximité relationnelle qui
nourrit le développement local. Le local n’est pas tant un lieu qu’une certaine densité, sur
un territoire donné, d’activités interreliées mettant en rapport des acteurs multiples
situés tant dans l’économique que dans le social. La pertinence du développement local
comme notion tient au tissu relationnel qui le supporte plus qu’au lieu qui l’abrite.

Lien du local avec le non-local


10 Toutes les configurations locales d’interactions s’insèrent dans des dynamiques qui
débordent l’horizon local proprement dit. Le local ne jouit en effet jamais d’une complète
autonomie. Cette affirmation s’appuie sur trois ordres de raisons au moins.
Premièrement, plusieurs actions locales empruntent des voies qui sont tracées par des
matrices institutionnelles d’origine extérieure. Certes, l’action répond à des impulsions
locales, mais le cadre de l’action ou les normes qui la gouvernent sont fixés pour bonne
part par des dispositifs nationaux ou centraux. Les CLD ont tous une implantation locale
qui les démarque les uns des autres, mais il n’en reste pas moins que leur intervention est
régie par des critères qui sont édictés par une autorité supralocale.
11 Deuxièmement, plusieurs actions de développement local entreprises à l’initiative
d’acteurs locaux visent des cibles qui sont situées à l’extérieur du périmètre local. La
production de maintes firmes locales est, par exemple, destinée à des clients extra-
régionaux.

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12 Troisièmement, certains des acteurs qui ont un input direct et une contribution active
dans le développement local sont situés « hors local », et parfois à des distances
considérables du lieu de l’activité. Des données collectées sur le terrain ont mis en
lumière que, dans plusieurs entreprises, si les porteurs d’initiative sont locaux et si les
appuis qui leur sont indispensables proviennent majoritairement de sources locales,
certains partenaires stratégiques, en matière de technologie ou de commercialisation par
exemple, sont situés dans un environnement lointain8. Dans les cas observés, ce maillage
avec des acteurs lointains a été considéré comme un gage de succès du développement
économique local. Un partenariat stratégique avec des acteurs lointains apporte de l’eau
au moulin du développement local : si une expertise pointue arrive souvent de l’extérieur,
l’intégration technologique se fait néanmoins sur place. Les responsables d’entreprises les
plus habiles à aller glaner à l’extérieur de leur milieu les connaissances avancées et les
renseignements technologiques de pointe sont ceux qui réussissent le mieux. Un contact
organique avec l’extérieur est donc une bouffée d’oxygène irremplaçable et parfois
inéluctable.
13 Dans un domaine au moins, celui de la propriété des entreprises, l’articulation avec
l’extérieur peut constituer un facteur d’affaiblissement plutôt que de consolidation du
développement local. Lorsque la propriété d’une entreprise d’origine régionale passe
dans des mains extra-régionales, on assiste habituellement à une atténuation de la
dynamique locale dans le fonctionnement de l’entreprise. Beaucoup d’éléments restent
locaux, la main-d’œuvre d’exécution par exemple. Cependant, les décisions stratégiques
ne relèvent plus du local : elles sont pilotées de l’extérieur et répondent à des impératifs
exogènes. La dynamique locale peut même être réduite à néant si l’entreprise mère
décide de mettre fin à l’existence de l’établissement régional en le déménageant ou en le
fermant.
14 Il faut donc retenir de cette discussion que le développement local n’est jamais enfermé
dans un réseau de relations qui s’arrête aux portes du local. Il est toujours irrigué par des
apports externes qui, la plupart du temps, l’enrichissent et le vivifient. Dans certains cas-
limites, comme celui du glissement de la propriété d’une entreprise à l’extérieur de la
région, le rapport avec le non-local peut signifier le tarissement ou la suppression de la
dynamique locale.

Conclusion
15 Au terme de cette réflexion, il convient de rappeler que l’expression développement local
n’a pas un sens univoque et que les usages auxquels on l’applique ne forment pas un
ensemble conceptuel unifié, encore moins un paradigme cohérent de développement.
Néanmoins, on peut considérer que la notion, lorsque adéquatement définie, comporte
une certaine pertinence. Le local apparaît alors non pas tant comme un lieu que comme
une certaine densité de relations prenant place sur un territoire donné. Dans ce nœud de
relations, il s’en trouve toujours certaines pour faire le pont avec l’extérieur du territoire
considéré. On ne peut donc cerner le local qu’en le pensant simultanément avec le non-
local. Ces éléments extra-locaux, lorsque convenablement arrimés à la dynamique locale,
la stimulent et la supportent. Dans certains cas, toutefois, comme dans le transfert de
propriété à des intérêts extérieurs, la dynamique extra-locale peut prendre le dessus et
court-circuiter le développement local.

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BIBLIOGRAPHIE
CÔTÉ, S. (2002). » L’enjeu de l’innovation pour les régions québécoises », dans Mouvement
Territoire et Développement (dirs), Le développement des territoires : nouveaux enjeux, Collection
« Actes et instruments de la recherche en développement régional », no 14, Rimouski, UQAR-
GRIDEQ, pp. 95‑105.

JOYAL, A. (2002). Le développement local : comment stimuler l’économie des régions en difficulté, Sainte-
Foy, Presses de l’Université Laval-Éditions de l’IQRC, Collection « Diagnostic », no 30.

PECQUEUR, B. (2000). Le développement local : pour une économie des territoires, Collection
« Alternatives économiques », Paris, Syros.

NOTES
1. Bernard Pecqueur, Le développement local : pour une économie des territoires, Paris, Syros (Coll. :
Alternatives économiques), 2000 [2e éd.], p. 15.
2. Ibid., p. 15.
3. Ibid., p. 14.
4. Ibid., p. 81.
5. Ibid., p. 82.
6. Ibid., p. 98.
7. André Joyal, Le développement local : comment stimuler l’économie des régions en difficulté, Sainte-
Foy, Presses de l’Université Laval-Éditions de l’IQRC (Coll. : Diagnostic, no 30), 2002.
8. Serge Côté, chapitre intitulé “ L’enjeu de l’innovation pour les régions québécoises ”, dans
l’ouvrage collectif publié sous l’égide du Mouvement Territoire et Développement, Le
développement des territoires : nouveaux enjeux, Rimouski, UQAR-GRIDEQ (Coll. : Actes et
instruments de la recherche en développement régional, no 14), 2002, pp. 95‑105.

RÉSUMÉS
Le développement local est entré dans le vocabulaire des analystes, des décideurs et des
intervenants de toutes sortes qui s’intéressent au sort des régions. Diverses questions se posent à
propos de la notion même de développement local. Les réflexions qui suivent s’attarderont à
trois points, soit la polysémie de l’expression, la pertinence de la notion et le lien du local avec le
non-local.

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INDEX
Mots-clés : développement local, local, proximité, région, relationnel

AUTEUR
SERGE CÔTÉ
Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec
(GRIDEQ), Université du Québec à Rimouski (UQAR)

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