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CARACTÉRISTIQUES DU DÉVELOPPEMENT LOCAL1

INTRODUCTION

Le problème du développement local se situe moins dans sa conception théorique, dans


l’anticipation des possibilités qu’il offre, que dans des pratiques aptes `transformer, de manière
visible et généralisée, les réalités locales en Amérique latine. L’écart entre théorie et pratique
est plutôt dû au scepticisme général quant aux possibilités d’inverser les tendances négatives
qui marquent aujourd’hui nos sociétés et se répercutent sur leur avenir. La diffusion, dans
l’univers du discours, du développement local et de sa relation avec le développement humain,
pourrait être considérée comme faisant partie du processus d’uniformisation. Mais il existe,
dans la réalité, une autre uniformisation, simultanée et douloureuse, l’extension de la pauvreté.
Cette pauvreté s’aggrave sans cesse et n’est plus un phénomène typiquement rural, qui
pourrait être attribué à certaines localités par rapport à d’autres. Même au centre des villes les
plus grandes et les plus développées de notre continent, il existe des poches de pauvreté à la
dimension de villes et de régions entières, pour ne pas dire des pays.

Cet appauvrissement est entraîné par un processus d’accumulation du capital appuyé par la
révolution technologique et dont la visée est l’organisation du marché capitaliste mondial.
Dans ce contexte, un pragmatisme extrême peut transformer le développement local en un
simple instrument de concurrence entre divers lieux pour attirer les investissements du capital
mondial.

La concurrence en vue d’obtenir certains investissements est en effet fondée sur la


dérégulation de l’environnement, sur le faible coût d’une main-d'œuvre peu qualifiée, flexible,
peu protégée, et sur les subventions qu’accordent, directement ou indirectement, les
gouvernements, au détriment des classes populaires. Tous ces éléments sont généralement
associés aux pays peu développés, lieux d’une polarisation sociale et territoriale, où la

1
Artículo publicado en Économie et Solidarités, Mouvements sociaux et économie sociale,
Revista de CIRIEC-Canada, Volumen 33, Número 2, Presses de l’Université du Québec,
Québec, 2002.
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démocratie formelle s’appuie sur un clientélisme orienté vers les secteurs les plus pauvres
plutôt que de se baser sur la participation des citoyens.

Les investissements peuvent néanmoins prospérer et exigent aussi, dans certains cas, que les
conditions locales soient liées à un haut degré de développement humain : sociétés intégrées,
plus équitables, socialement et politiquement stables, où la population jouit d’un haut niveau
d’instruction et de formation, d’un bon niveau de vie et d’un environnement équilibré, qui
peuvent fournir une main-d'œuvre flexible de par sa formation de base et son capital culturel.

Promouvoir un « développement local » par le biais de programmes produisant une dualité des
zones urbaines, en créant des îlots exportateurs de modernité dans des océans de pauvreté,
peut permettre d’accroître les indicateurs d’investissement ou d’activité économique.
Cependant, ceux-ci entraînent des taux élevés de chômage, la paupérisation ou la
désintégration sociale, en somme, une croissance locale sans développement humain, sans
caractère durable. Par contre, exiger de la part d’investissements que les divers facteurs de
développement humain leur soient associés à un degré élevé correspond au type de
développement local que nous défendons. Pour être plus explicite à cet égard, je vais tout
d’abord préciser ce que j’entends par développement. Ensuite, je m’interrogerai sur la
disponibilité des ressources pour y arriver. Il importe, dans une troisième étape, d’examiner le
rôle de l’économie populaire dans ce processus de développement avant de m’arrêter sur
quelques questions complémentaires et de conclure.

LE LOCAL ET LE DÉVELOPPEMENT

Devons-nous continuer à nous interroger sur ce qu’est le local ? Le clarifier ne résoudra pas le
problème du développement local, car la question centrale ne réside pas dans la signification
du local, mais dans le sens du développement. Nous pouvons confronter diverses conceptions
des qualités du local, comme idéal d’une vie meilleure, comme espace plus valable pour
l’organisation de certaines relations de représentation politique, de la communauté, de
convivialité, comme échelon plus efficace pour agir et opérer certains effets. De façon moins
valorisante, le local peut être considéré comme un espace territorial, délimité par la portée de
certains processus. Nous pouvons notamment envisager le local comme un espace permettant
des interactions quotidiennes, face-à-face, entre divers acteurs.
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Ce concept présente lui-même des difficultés. En effet, si nous voulons délimiter le local selon
ce critère, à Buenos Aires, le local englobe à la fois le centre et toute la périphérie d’une ville
de 12 millions d’habitants, car, bien que relativement déconnectés les uns des autres, les
habitants des quartiers périphériques sont chaque jour en interaction à travers le centre de la
ville. Et quand « le local » s’étend à une région de 12 millions d’habitants, nous ne parlons pas
de petites communautés mais d’une société où existe une grande différenciation et
fragmentation interne.

Prétendre associer « local » et « identité positive » présente aussi des problèmes. À


l’Université General Sarmiento, située à la périphérie de Buenos Aires et entourée de trois
municipalités comprenant 800 000 habitants dont la moitié vivent en dessous du seuil de la
pauvreté, il existe une caractéristique commune à la jeunesse : elle veut fuir son quartier, elle
voit l’université comme un tremplin lui permettant de se réfugier au centre.

Ce problème ne peut être résolu par des réflexions conceptuelles, car la réalité qu’elle reflète
permet difficilement de comprendre dans quel sens on peut continuer à présenter le « local »
comme une alternative. Alternative à quoi ? Le local n’est pas l’alternative au mondial et
l’option à laquelle nous sommes confrontés n’est pas l’opposition du local. Nous devons nous
interroger sur quelque chose de plus transcendant, sur le développement, et situer le local
comme un espace spécifique au sein de cette question plus vaste.

En effet, l’objectif transcendant concerne le développement, en particulier le développement


humain. Il ne faut pas limiter ce développement à la satisfaction spécieuse des besoins
essentiels ou à l’augmentation de certains indicateurs sociaux. Par développement humain
nous entendons une vaste reproduction de la vie, une reproduction illimitée de la qualité de vie
qui est l’unique force capable de s’opposer à la force du capital, dont l’accumulation n’a pas
de limites, ou à la force du pouvoir qui s’accumule aussi sans limites. Une force équivalente
est donc nécessaire pour s’opposer à la logique du capital politique et à celle du capital
financier, ce que nous appelons le « capital » humain.

De très nombreuses interventions coexistent aujourd’hui dans les domaines de l’économique,


du social, du politique, de la participation, de la culture, qui pourraient converger avec ce
principe de développement humain. Le problème, c’est qu’elles sont isolées. Le
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développement humain ne naîtra pas d’une tentative collective de multiples agents. Pour
progresser, ils doivent être guidés par un même objectif stratégique, de manière articulée, à
visée systémique et pas simplement locale, pour renforcer la quantité et la qualité des
ressources utilisées en vue de créer de nouvelles structures durables.

POSSIBILITÉ D’ADOPTION D’UNE STRATÉGIE ET SES RESSOURCES


CACHÉES

Prendre conscience des possibilités d’un changement orienté de manière stratégique sera
possible grâce à une nouvelle synthèse de toute riche et extraordinaire expérience accumulée,
synthèse qui, semble-t-il, n’est pas issue des rencontres auxquelles nous nous sommes
efforcés, année après année, à retrouver nos points communs, à reconnaître nos difficultés
dans les difficultés des autres et nos possibilités dans leurs réussites. Cette synthèse permettra
d’établir, avec une base empirique, un nouveau point de départ pour la réflexion, un cadre
précis du sens de l’action pour la promotion du développement à partir des instances locales et
capables de fournir de nouvelles clés lorsque viendra le moment d’examiner nos expériences
et d’élaborer de futures actions.

Je voudrais simplement proposer quelques pistes sur la manière d’envisager ce cadre pour
réorienter les interventions. En premier lieu, la stratégie ne peut être considérée comme la
résultante de l’ensemble des oppositions aux tendances négatives de changement observé :
centralisation/décentralisation, local/global, solidarité/concurrence, étatisation/privatisation,
participation/démocratie représentative formelle, etc. La stratégie doit tirer profit des
ressources mobilisées par les processus qui engendrent ces tendances et modifier leurs
résultats.

Il s’agit, en particulier, de tirer profit des ressources financières, des compétences, de capacités
et de la force des organisations qui sont utilisées pour mettre en œuvre les politiques sociales.
Pour cela, il est nécessaire d’intervenir de manière active au sein des processus contradictoires
qui se déroulent, tel que celui de la décentralisation ou de la centralisation des forces
politiques sociales, pour leur donner un sens différent. Cela suppose l’existence de marges de
manœuvre politico-institutionnelles. Cela implique de dépasser tant la vision administrative et
de pure recherche d’efficacité qui guide le processus de décentralisation que la vision politique
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qui lui est strictement opposée. En tout cas, nous devons chercher comment canaliser les
forces qui s’exercent et les ressources qui sont mobilisées autour de la décentralisation pour
élaborer un projet de développement différent.

Il existe également un grand potentiel dans les « nouvelles politiques sociales », c’est-à-dire
les politiques sociales compensatrices, orientées vers les secteurs les plus pauvres. Les agents
et programmes font partie de l’administration locale ou elles font partie d’un processus de
désengagement de la politique sociale qui, dans une large mesure, redéfinit le rôle des
organisations non gouvernementales (ONG).

Nous estimons que les ressources ne constituent pas le principal obstacle. Les ressources
existent. Le problème est qu’elles sont mal investies, qu’elles sont utilisées pour pallier, pour
compenser, non pour surmonter la grave crise de reproduction vécue par les secteurs
populaires.

À côté de la mise en place de ces nouvelles politiques, on assiste à une réforme des systèmes
d’éducation, de santé et de planification, à une volonté de privatisation des services publics, à
un processus de désengagement de l’État. Dans la mesure où ces changements sont
accompagnés d’un vaste processus de régression sociale, il semble logique de s’y opposer, de
les stopper. Pour ma part, je préfère penser qu’une alternative viable consisterait à faire
« chevaucher » ces forces afin de les réorienter, de modifier leurs résultats, qualitativement et
quantitativement, et d’obtenir ainsi un impact à une échelle sociale significative, chose quasi
impossible par la simple addition d’initiatives ou de programmes isolés.

Il s’agit donc de réorienter les ressources vers un autre type de développement. Il est ainsi
possible de canaliser le pouvoir d’achat de l’État en favorisant la compétitivité des petites
entreprises ou de réseaux de production et des services non capitalistes lors des appels
d’offres. On peut aussi avoir une influence sur les formes que prennent le désengagement et la
privatisation en favorisant les réseaux d’entreprises de services autogestionnaires ou en créant
des instances de régulation des services publics au lieu de favoriser le monopole des grandes
entreprises, parfois nationales, mais aussi étrangères. Enfin, il s’agit d’éviter la dispersion des
ressources pour des raisons de clientélisme en favorisant leur coordination et leur adéquation
avec des projets de développement issus des communautés.
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Il existe donc un espace pour l’action et pour donner une signification nouvelle a ces
processus et à ces ressources, qui, si on veut en tirer profit, exigent non seulement une volonté
politique pour intervenir et déterminer ensemble les résultats de a restructuration en cours,
mais aussi un cadre stratégique et un échange des méthodologies afin de générer des
propositions spécifiques efficaces.

Un point, considéré comme une difficulté et un obstacle, pourrait, je crois, être aussi vu
comme une ressource, c’est le « pragmatisme des masses », cette primauté des besoins
immédiats, cette immédiateté que facilite la présence et l’extension des mécanismes
« clientélistes ».

Ces dispositions peuvent être considérées comme des obstacles et on peut essayer de les
remplacer par une lutte culturelle de type idéologique. Elles peuvent aussi être vues comme
des points de départ, comme des points d’appui, comme des sources d’énergie sociale. La
résolution des problèmes quotidiens de la population ne doit en effet pas être étrangère à la
politique. Nous pouvons intégrer la recherche de meilleures conditions de vie à l’élaboration
de meilleures formes de société, qu’elles soient politiques, techniques, organisationnelles, de
communication, dans la mesure où elles se révèlent efficaces pour répondre à ces problèmes.
Ainsi, la capacité de mobilisation en vue de solutionner des problèmes concrets convertit-elle
en une dynamique de changement des structures qui génèrent ces problèmes.

De même, la tendance à créer dualité et exclusion que l’on constate peut, elle aussi, être
retournée en ressource. Elle implique en effet un desserrement de l’étau de la domination, de
par la double légitimité d’un système qui intégrait, différenciait, en même temps qu’il
marginalisait des secteurs plus ou moins importants de la population. Aujourd’hui, le système
rencontre des difficultés structurelles d’intégration par le travail, de solidarité organique et de
réponse aux aspirations d’ascension sociale provenant d’une participation commune à un
système dynamique de division sociale du travail. C’est pourquoi on fait de plus en plus appel
à des stratégies de légitimation symbolique et à des politiques « cibles » de compensation
sociale, ce qui est un signe de la faiblesse politique structurelle du nouveau système de
production et de reproduction. Cela crée un espace au sein duquel d’autres relations peuvent
être établies ou d’autres structures peuvent naître qui, sans prétendre remplacer les structures
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dominantes du capital, intègrent ce qui, par ailleurs, est facteur d’exclusion et de


désintégration.

Enfin, si les nouvelles technologies entraînent la précarisation du travail, le sous-emploi et le


chômage, et ont contribué à la désindustrialisation de no pays, elles constituent par ailleurs une
ressource, car elles offrent de nombreuses possibilités sur le plan local et social, de
développement de réseaux.

Si les connaissances demeurent une ressource essentielle pour s’intégrer dans les nouvelles
structures technologiques, économiques et sociales, nous devons en même temps admettre que
les systèmes de recherche, d’éducation et de formation sont en crise. Cette situation est
renforcée par les tendances à la privatisation ou à la fermeture des établissements publics de
recherche, à la réduction de leur budget dans le cadre de l’ajustement structurel, amis aussi par
la bureaucratie et le corporatisme de ces systèmes qui empêchent la réorganisation des
ressources pour entreprendre la transition. Pour y répondre, de profondes réformes du système
ont été entreprises et , dans ce processus, il est possible de repenser de manière pro-active et
non défensive le rôle de l’université, des centres de recherche, de l’école, des centres
technologiques, des réseaux de formation professionnelle, des systèmes de formation continue,
des réseaux d’éducation populaire, à partir d’une perspective de développement humain et,
dans ce cadre, du développement local.

Il existe des ressources qui une fois réorientées, peuvent jouer comme forces de résistance aux
tendances non désirables de la restructuration, bien que de manière paradoxale. Tirer parti de
toutes ces ressources implique de les réorienter collectivement. Cela suppose d’intégrer des
acteurs nombreux et très divers, qui interviennent de façon autonome, qui ont des objectifs
institutionnels et sectoriels différents mais qui pourraient réussir à obtenir un résultat commun
s’ils agissaient sérieusement en vue du développement humain durable. Parvenir à cette unité
dans la diversité représente, en vérité, une tâche politique, car elle suppose des initiatives et
des propositions d’orientation mobilisatrices, la recherche d’un consensus ou d'accord dans la
sphère publique, ou bien l’apparition d’une hégémonie à l’intérieur des pratiques d’ensemble.

Dans ce contexte, la politique des partis peut être une limite. La concurrence entre les partis
fait que, une fois installés au gouvernement, ils commencent, y compris les plus progressistes,
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à se réorienter en vue de gagner les prochaines élections et à répondre à des engagements


corporatistes qui permettront de financer leurs campagnes électorales. Cette logique est encore
plus grave dans la société de communication ou de supersymbolique et elle doit être stoppée
au sein même du système démocratique.

Le diagnostic permet donc de voir qu’il existe un autre obstacle, une absence de conditions,
cette fois du côté de l’action politique : la rupture ente la citoyenneté et la politique. Ainsi,
plusieurs promoteurs du développement local affirment qu’il convient, en principe, de rester
« à l’abri » des politiciens professionnels, du clientélisme, de l’électoralisme, éléments qu’ils
associent à « la » politique. Ce désir de ne pas être contaminés renforce la séparation entre le
système politique et la société, rend difficile tout lien entre pratiques de développement et
pratiques en vue d’un changement structurel cohérent.

En réalité, ce double rejet interroge les façons de faire de la politique qui prédomine dans nos
pays. Mais ce serait une erreur d’en déduire qu’il est possible de rejeter la politique en général,
ou le politique, pour se réfugier dans un monde idéal de pure gestion et de résolution privée ou
quasi privée des problèmes. Il faut redonner un sens à la politique, il faut réintégrer et redéfinir
l’espace public, il faut adopter d’autres manières de faire de la politique. À cet égard, le rejet
populaire des pratiques politiques traditionnelles doit être considéré comme une condition
favorable à une refondation du politique et de l’action collective en faveur du développement.

En résumé, il existe des possibilités, mais elles doivent être concrétisées. Il existe des
ressources, mais il faut leur donner une direction d’ensemble en articulant les modes d’action
quotidiens qui les mobilisent. Dans cette recherche d’une orientation d’ensemble, il pourrait
être utile d’intégrer les diverses actions de développement local dans une stratégie commune
de développement humain durable, pour orienter, en synergie, les programmes au sein d’un
ensemble de relations de coopération concurrentielle.

DÉVELOPPEMENT LOCAL ET ÉCONOMIE POPULAIRE

À ce sujet, une première question se pose : que faire en matière d’économie ? Les tendances
indiquent que, même si certains secteurs de l’activité économique arrivent à être compétitifs
sur le marché mondial, leur restructuration ou leur implantation seront insuffisantes pour
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réintégrer la majorité des travailleurs. Cela nous a amenés à diriger les aspirations sur des
activités économiques qui se situent en dehors du secteur d’entreprises capitalistes ou secteur
moderne en voie d’intégration au marché international. Ces activités ont tempéré le sous-
emploi et le chômage qui accompagnent la restructuration du secteur capitaliste et de
l’économie publique. C’est à elles que s’adressent les politiques largement répandues de
« développent du secteur informel ».

Or, l’économie populaire n’a rien à voir avec la formalisation de « l’informel », elle renvoie à
la création d’un sous-système au sein de l’économie, une économie du travail, par opposition à
l’économie du capital. Cette économie du travail n’est pas constituée d’entreprises basées sur
l’accumulation, mais sur des unités domestiques, orientées sur une reproduction très large de
la vie de leurs membres.

Les économies domestiques, essentiellement basées sur les familles, constituent l’unité de
base de ce système, mais leurs réseaux d’interaction, de circulation de biens, de services et
d’informations, renforcés par les organismes qui les soutiennent, leur donnent un caractère
organique. Dans ce sens, le mot synergie est déjà présent dans le discours des promoteurs du
développement. Mais il est difficile de parvenir à cette synergie et dépasser du niveau du
discours à celui d’une signification commune des pratiques quotidiennes. Nous connaissons le
concept. Il renvoie à la création de mouvements d’ensemble qui ont une signification
commune sans avoir à recourir à des organisations ou des programmes rigides, ou au rôle de
militants omniprésents pour maintenir l’initiative, soutenir et coordonner les processus
complexes du développement. Il renvoie à la création d’une coordination des actions d’agents
autonomes, à une capacité de coopération, de façon à ce que les activités se stimulent et se
soutiennent de façon efficace.

Nous traînons une hérédité qui se manifeste tant dans l’organisation de l’État que dans les
spécialisations qu’adoptent les organisations de la société civile, c’est la séparation entre le
social et l’économique, entre les politiques sociales et les politiques économiques. Néanmoins,
les « programmes sociaux » disposent de quelques ressources, répondent aux besoins, influent
directement sur les marchés ou les quasi-marchés. De même, l’éducation et la formation, la
santé, la sécurité sociale, l’habitat, les transports, la diffusion de l’information participent à la
création d’une matrice de ressources matérielles et culturelles sur laquelle s’adaptent les
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capacités et dispositions productives. Bien entendu, cela joue sur les possibilités de
l’économie. On affirme aujourd’hui que la concurrence fait partie du système et que, sur le
marché mondial, la concurrence concerne non seulement les entreprises mais aussi les
systèmes institutionnels.

La différenciation entre le « social » et l’« économique » prend un autre sens si l’on part de la
perspective d’une promotion et d’une conception du développement humain centrée sur la
reproduction élargie de la vie. Cette différentiation prend racine dans la spécialisation des
disciplines qui a accompagné le développement des sciences sociales, mais aussi dans la
conception implicite que le monde de l’économie est régie par des lois objectives, telles que
les lois naturelles alors que la société dépendrait de contrats sociaux et de libres conventions
entre les personnes. Cela se traduit dans l’organisation générale des gouvernements, de leurs
ministères et secrétariats, ceux du « front économique » et ceux du « front social ».

Le système moderne a reflété cette dichotomie à tous les niveaux, par exemple dans les
systèmes d’enregistrement de l’activité « économique ». La satisfaction d’un besoin par des
biens et services prévus pour le marché est qualifiée d’activité économique, qu’il s’agisse d’un
service culturel comme le théâtre, d’un service de santé ou d’éducation, d’un hôpital ou d’une
école privée, ou de la commercialisation d’activités généralement considérées comme
« domestiques », comme une laverie ou des repas prête à emporter. Par contre, si ces besoins
sont satisfaits au sein du foyer ou d’une communauté, l’activité des bénéficiaires est exclue du
monde économique. Ce n’est pas leur caractère économique ou non économique qui
différencie ces activités mais la logique sous-jacente : d’un côté la motivation pécuniaire, de
l’autre celle de la satisfaction directe des besoins.

Cette dichotomie se retrouve aussi dans les versions aujourd’hui dominantes du


développement humain. Des organisations internationales telles que le Programme des
Nations Unies pour le développement humain (PNUD) tombent aussi dans cette dichotomie en
construisant un indicateur de développement humain basé sur des variables qui indiquent,
directement ou indirectement, le degré de satisfaction de certains besoins considérés essentiels
à la vie. Ces organisations prétendent que ces indicateurs peuvent progresser indépendamment
de l’évolution de l’économie.
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Comment lier promotion d’une économie populaire et développement local ? Il ne s’agit pas
de baser exclusivement le développement local sur la création d’un nouveau secteur socio-
économique, mais de le voir comme un axe du développement de la société et de l’économie
locale dans son ensemble en interaction avec d’autres sous-systèmes économiques que sont
l’économie capitaliste et l’économie publique. De plus, il faut refuser la tendance à centrer les
programmes de promotion du développement locale sur les secteurs les plus pauvres. Pour
initier un processus de développement durable, il faut considérer le développement socio-
économique comme nécessairement contradictoire et inégal – dans certaines limites d’équité –
et incluant des secteurs très divers. Ainsi, investir des ressources dans le développement de
l’économie populaire donne l’assurance que, simultanément, on contribue à garantir une
répartition plus égalitaire des fruits du développement et à démarrer un processus durable.

À ce sujet, il est nécessaire de différencier la dynamique d’un secteur directement lilé et


subordonné à la logique de l’accumulation mondiale, dont le caractère local est circonstanciel,
de celle d’un secteur enraciné ou étroitement lié au développement général de la société locale
ou régionale. Le développement du premier secteur peut entraîner la détérioration des
conditions de vie de la majorité de la population locale, la neutralisation de sa participation
aux processus de prise de décision locale et l’installation au pouvoir de groupes qui exercent,
sans aucune restriction, leur impact sur la société et sur l’environnement. Par contre, le
deuxième secteur peut contribuer à l’amélioration de la qualité de vie de la société locale et à
la stabilité d’une démocratie qui ne peut advenir qu’avec la pleine participation de la majorité
de la population comme protagoniste dans le cadre du développement local. Dans ce sens, la
création d’un système d’économie populaire local peut contribuer à former de nouveaux sujets
politiques, représentants autonomes des intérêts de la majorité, une condition favorable à
l’approfondissement des institutions démocratiques.

Considérer l’économie locale comme constituée de trois sous-systèmes, l’économie populaire,


l’économie publique et l’économie d’entreprises capitalistes, permet de réfléchir à la nécessité
d’influer sur les termes de l’échange entre économie populaire et économie publique, ou entre
économie populaire et économe privée, et pas uniquement sur le salaire réel, qui n’est qu’un
des prix qui affecte l’économie populaire. Entre ces sous-systèmes, il existe des échanges de
biens matériels, de services, d’information, de transferts (comme les subventions ou les
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impôts) dont le bilan d’ensemble peut faire l’objet d’une négociation sociale et politique, ou
d’une modification par le biais de l’exercice du pouvoir économique ou politique des secteurs
populaires. Car les « prix dits de marché » ne sont pas la simple expression du rapport
coût/efficacité mais le résultat de relations de pouvoir économique et politique inégales.

Cette conception tout comme celle de la dynamique congruente ou opposée au développement


local, permet également de penser à d’autres alliances stratégiques. Car non seulement le
développement humain, mais aussi la compétitivité de l’économie locale au sein du système
mondial, la démocratisation, la gouvernabilité et la durabilité de l’environnement doivent être
des objectifs partagés par l’ensemble de la ville, de la localité ou de la région dont on parle. La
combinaison des deux conceptions montre, par exemple, à quel point est importante la relation
entre les économies domestiques avec leurs réseaux et l’ensemble des petites et moyennes
entreprises. L’échec des tentatives d’exporter les institutions les plus formelles des réseaux de
petites entreprises de type Tercera Italia révèle, entre autres, que la région d’accueil ne
possédait pas la matrice cultuelle et sociale invisible, et naturellement non exportable, leur
permettant d’être efficaces. D’où la nécessité de travailler aux deux niveaux en même temps :
promouvoir le développement de ces réseaux compétitifs de coopération et renforcer en même
temps leur substrat d’économies domestiques, très souvent enfermées dans des relations
familiales, de voisinage, ethnique, ou de classe.

AUTRES ASPECTS À ÉTUDIER

Dans la même lignée, je propose de réviser cette idée que, pour être durable, toute entreprise
humaine collective doit s’incarner dans une organisation, avec des objectifs, des ressources et
des mécanismes formels de représentation et de direction.

Dans le langage des organisations sociales, on appelle « institution » les organisations


publiques ; par contre, on ne donne pas de nom au vaste ensemble de comportements
récurrents, systématiques, régulés par les usages et les coutumes capables de produire des
effets de masse (ce que Thompson a appelé, à une autre époque, « économie morale de la
foule) tout en ne recourant pas à une organisation.
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Je crois que nous devons tenir compte de cette difficulté pour soutenir les activités des
organisations qui ont pour mission de revendiquer ou d’entreprendre collectivement les tâches
qui se présentent. Nous devons mettre en valeur les réseaux relativement libres, facilitant cette
interaction, ce type de créativité collective au lieu de toujours prétendre les cristalliser dans
des organisations, des corporations avec des ressources plus ou moins centralisées. Il faut
passer d’une analogie de mécanismes physiques à une analogie de réseaux nerveux, où se font
des connexions que nous ne pouvons ni prévoir ni organiser.

Ici, la dimension culturelle est fondamentale. La relation entre le culturel et l’économique est
difficile. Non seulement il n s’agit pas de choisir entre l’action dans le domaine culturel et
l’action dans le domaine économique, mais aussi dans les sociétés modernes, l’économique a-
t-il été fondateur d’une bonne partie de nos valeurs. Les institutions économiques, celles de
l’économie réelle et non celles des modèles, doivent être envisagées à partir des sciences
économiques, non d’un point de vue économiciste, car l’économie est un fait culturel et son
développement (ou son absence de développement) est constitué de composantes culturelles.

À cela est liée la question des tendances récentes à redéfinir le domaine public, indissociable
de la construction de nouvelles formes d’institutions dans le cadre du développement local.
Cette redéfinition s’opère quand la place publique devient un centre d’achat, un espace quasi
public où, par exemple, la police est une police privée, ou quand, à travers la télévision, nous
participons, à partir de notre domicile, aux débats politiques ou que nous « allons au football »
pour nous soustraire à l’agressivité croissante qui règne dans les stades. En Argentine, nous
avons assisté à un jugement, le cas de Maria Soledad, diffusé en direct par la télévision comme
un spectacle auquel, à certaines heures de la journée, la population du pays tout entier a
participé, à titre de public silencieux, pour descendre ensuite dans les rues des principales
villes, comme « un sue homme », pour manifester en faveur d’une justice impartiale. Toutes
ces nouvelles expressions de la sphère publique montrent qu’il existe un processus sur lequel il
est nécessaire d’agir pour renforcer la démocratie et éviter une nouvelle fois que ce qui
appartient au domaine public soit commercialisé.

Pourquoi la redéfinition du domaine public est-elle centrale dans toute proposition de


développement ? Cela est lié, entre autres, à la question du « que faire » face au rôle
dévastateur et destructeur des monopoles commerciaux qui pénètrent en Amérique Latine.
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Quand, dans une société locale, s’installe un monopole commercial qui va employer 300
personnes mais qui va, en même temps, faire disparaître trois mille petits commerces, qui va
redessiner l’espace public, qui va redéfinir les règles de consommation en déplaçant une
énorme quantité de biens produits par les activités artisanales et les petites et moyennes
industries, en introduisant les normes de l’économie mondiale, en important des biens produits
dans des pays qui ont d’autres systèmes en matière des droits de l’homme et d’autres coûts du
travail, ce monopole commercial joue le rôle du « Cheval de Troie » au service d’un système
mondial qui polarise et exclut socialement.

Tout en étant nécessaire pour les exclus, le développement local doit impliquer les couches
moyennes. Si, dans l’immédiat, cette stratégie socio-économique paraît plus efficace, orienter
les programmes sociaux vers l’extrême pauvreté finit par reproduire la pauvreté, ne génère pas
le développement et ne permet pas la création de structures qui favorisent l’équité structurelle.
C’est pourquoi il est fondamental d’intégrer les ressources matérielles et les ressources
culturelles des couches moyennes dont une bonne partie vit la détérioration des conditions de
vie. Il nous semble également important de confier un rôle spécifique à la jeunesse, non
seulement parce que c’est la catégorie plus touchée par la crise mais en raison de son potentiel
en tant que force sociale. Quand les jeunes ont eu la possibilité de se mobiliser pour résoudre
les problèmes de la société, ils ont su faire preuve d’extraordinaire potentiel.

CONCLUSION

Agir en faveur du développement local au sein d’un monde global nous amènera
nécessairement à questionner la politique macro-économique en tant que médiatrice entre les
processus économiques mondiaux et locaux. Comment allons-nous favoriser le développement
local avec des politiques macro-économiques qui tendent à désarticuler tout mécanisme
économique de développement durable ? Il sera également nécessaire de réfléchir au système
normatif de l’activité économique. Nombre de pratiques d’économie populaire, qui pourraient
réussir et favoriser un autre développement, sont bloquées par les structures légales de
pouvoir. Un pouvoir qui se présente comme régulation, ou comme définition de ce qu’est la
propriété, de ce qui est susceptible de recevoir des crédits, de ce qu’est un contrat, ou qui
définit l’utilisation du pouvoir policier ou de la justice.
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En tout cas, il ne suffit pas de proposer une administration plus transparente et légitime de la
chose publique, il est aussi nécessaire de stopper les effets nocifs de la mondialisation. Il ne
s’agit pas seulement d’administrer mais il faut aussi gouverner, c’est-à-dire donner une
direction à un ensemble social. En d’autres termes, à partir d’un certain moment, si le contexte
ne connaît pas de changements, l’économie populaire ne pourra se développer et le
développement local ne pourra devenir durable.

Il nous semble également essentiel de favoriser la pluralité des initiatives. Pour le


développement, il n’y a pas une seule institution, ni une forme unique d’organisation, ni un
lieu privilégié pour l’action. Ceux qui font du théâtre populaire, qui travaillent dans les
domaines de l’aide sociale, de la médecine, de l’éducation, les pasteurs, les chercheurs, les
ONG, les universités, les gouvernements locaux, les partis, les responsables sociaux, tous
participent au développement. Il faut encourager la multiplication des initiatives, la possibilité
d’une création collective sans camisoles de force idéologiques ni sujets prédéterminés.

Partant de cette perspective, qu’est-ce qu’un espace local d’action ? Une ville ou une région
située dans une zone urbaine semble être l’unité minimale pour mener et intégrer, en synergie,
ce type d’actions, en dépassant la sectorisation, en cherchant l’intégration des interventions, le
sens de l’ensemble dans chaque pratique particulière qui a besoin des autres pour exister ; une
unité suffisamment complexe et articulée au tout social pour être le point de départ d’un autre
développement à partir de la société locale. Par exemple, il n’est pas suffisant de demander la
création d’une autre école sur le plan local si on ne s’interroge pas, en même temps, sur ce qui
se passe dans les écoles du pays : ce qui est enseigné, ce que devient l’apprentissage, quelle
formation on dispense, quels sont les liens entre la formation et les possibilités d’être des
citoyens et de s’intégrer à la vie économique. De même pour la santé, ou pour la participation
au budget, car établir un processus de développement exige non seulement d’attirer des
ressources dans différents endroits mais aussi de réviser leur cohérence avec le développement
attendu.

Or, au niveau local, il est difficile d’y parvenir. Pour qu’une action soit durable, il faut qu’elle
se situe au moins à l’échelon régional. C’est pourquoi travailler en faveur du développement
local nécessite la création de structures intermédiaires, une articulation de communautés et
instances multiples, c’est-à-dire la mise ne place progressive des structures permettant de
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s’opposer aux processus de l’ordre international ou national. Pour cela, il faut non seulement
comprendre et suivre le mouvement de mondialisation et connaître à fond chaque réalité
locale, il est également nécessaire de faire une synthèse des meilleurs aspects des pratiques de
promotion du développement, en élaborant une plate-forme dynamique, nourrie d’un sens
commun permettant de réorienter les futures interventions.

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