Vous êtes sur la page 1sur 10

L'exigence d'un repérage – ou comment comprendre la

double posture intriquée du praticien et du chercheur


Nadia Péoc’h
Dans Recherche en soins infirmiers 2008/4 (N° 95), pages 14 à 22
Éditions Association de Recherche en Soins Infirmiers
ISSN 0297-2964
DOI 10.3917/rsi.095.0014
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2008-4-page-14.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Association de Recherche en Soins Infirmiers.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 14

RENCONTRE
L’EXIGENCE D’UN REPÉRAGE – OU COMMENT COMPRENDRE LA
DOUBLE POSTURE INTRIQUÉE DU PRATICIEN ET DU CHERCHEUR

Nadia PÉOC’H,
Cadre supérieur de santé – Direction des Soins, CHU de Toulouse. Chargée de promouvoir la recherche
en soins. Doctorante des Sciences de l’Éducation (École doctorale CLESCO : Comportement, Langage,
Education, Socialisation, Cognition).

Mots clés : Praticien – chercheur, double posture, implication, complexité, implexité.


© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
Dans cet article, il s’agit de présenter comment un conscience vive des ressources personnelles et de la
sujet professionnel de santé et/ou chercheur entre- subjectivité de celui-ci. Nous pensons fondamentale-
tient des rapports émotionnels et impliqués avec l’ob- ment qu’un praticien 2, qui tente de construire un
jet de recherche dans sa construction épistémolo- savoir à partir de sa pratique professionnelle quoti-
gique. dienne, travaille sur un objet de recherche dans lequel
« Nous ne pouvons vivre que dans l’entr’ouvert sur la ligne il est impliqué. Il ne peut en être autrement…
hermétique de partage de l’ombre et de la lumière. Mais
nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre Où le deuxième volet serait: … vertige à cette pous-
personne prête aide et vertige à cette poussée ». sée.
Cette assertion abrupte de René CHAR 1, nous invi- Le vertige induit le mouvement, l’oscillation, l’hésita-
tera (en même temps que les mots qui l’ouvrent et la tion, le balancement… Par vertige, nous entendons
ferment « Nous ne pouvons vivre (…) vertige à cette cette sensation de perte d’équilibre et d’égarement de
poussée »), à appuyer sur eux tout le poids de notre l’esprit. Peut-on, entre ces deux tentations fortes
réflexion et de notre attention, comme pour entre- « être ou faire de la recherche » espérer trouver le juste
bâiller les deux volets de lourdes portes… et accé- équilibre? Dans l’expression « je fais de la recherche »,
der sur le chemin d’une plus fine compréhension. s’entend la notion de distance avec l’objet de
recherche puisque cet énoncé introduit une distinc-
Où le premier volet serait: Nous ne pouvons vivre… tion entre le sujet – chercheur et l’objet d’investiga-
Ainsi tout soignant, ne pourrait vivre… Sans le soin. tion. Par contre, l’expression « je suis en recherche »
Sans la clinique. Sans des habiletés et des savoirs-faire met l’accent sur l’implication du sujet – chercheur.
centrés sur des techniques de soins. Sans des connais- L’obligation qui lui est faite, est alors d’examiner sa
sances procédurales axées sur des raisonnements, subjectivité et sa position face à la vérité. Nous
des processus, des méthodes. Sans la recherche. croyons que ce que l’on est influence la manière dont
Le socle même de tout travail de recherche en soin, un praticien – chercheur traite toutes les étapes de
relève d’un engagement du chercheur et d’une son processus de recherche. Ce processus désigne à

1CHAR, R., extrait du poème « Dans la marche », dans les Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p. 411.
2
Tout au long de cette démonstration, le praticien sera considéré comme un acteur, autonome. Il sera même un auteur, qui réfléchit
et produit une connaissance raffinée de sa pratique en vue de son optimisation.

14 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 15

RENCONTRE
L’EXIGENCE D’UN REPÉRAGE – OU COMMENT COMPRENDRE
LA DOUBLE POSTURE INTRIQUÉE DU PRATICIEN ET DU CHERCHEUR

la fois la « relation du vécu de la recherche, son déroulement, Soigner se rapporte aux autres et à soi même. Rencontrer
son pendant, la re-composition du trajet produite par le cher- l’Autre, c’est accepter à la fois notre puissance et notre
cheur » (VIAL, 1999). Le trajet du chercheur n’est pas une vulnérabilité en tant qu’être humain soignant. Rencontrer
« trajectoire » (ARDOINO, 1995) linéaire, toute tracée. l’Autre, c’est accepter notre part d’humanité de soignant,
Nous ne sommes pas extérieur. Il s’agit plus, alors de s’ou- pour soigner l’humanité en l’Autre, en sachant que l’hu-
vrir sur une passion 3 du savoir qui relie implication, exi- manité de l’Autre, même souffrant, soigne notre propre
gence intellectuelle, et parfois intuition. humanité. A la compréhension de cette humanitude 5 et
de cette sollicitude, s’ajoute une voie restant à explorer.
La réflexion proposée s’articulera autour de trois axes, Celle de la recherche en soins pour approcher la com-
composés de brefs paragraphes. Chacun d’entre eux trou- préhension des Hommes et des Institutions.
vant légitimement sa place. Nous tenterons de répondre
à cette question: Construire du savoir sur du si proche, La recherche en soins, dans
est-ce sage? l’accompagnement d’une lecture
plurielle d’un monde complexe,
où le réel n’est que diversité…
ÊTRE AU MONDE DANS Être acteur dans un parcours de recherche, c’est accep-
LA CLINIQUE SOIGNANTE ter l’existence du marcheur en soi. Cet arpenteur qui
ET DANS LA RECHERCHE: doute, tâtonne, hésite, glisse parfois sur les écueils d’un
LA CONFRONTATION chemin escarpé, mais qui ne cesse d’explorer et de s’in-
terroger. C’est accepter sa condition humaine, pour
ENTRE DEUX HABITUS prendre un temps de recul et de réflexion sur l’acteur
que nous sommes, et l’auteur de la recherche en soins
que nous devenons.
Le soin, essence du travail d’humanitude La recherche en soins serait alors cette pierre pointue
de toute clinique soignante (du latin, scrupus), ce petit caillou que les romains nom-
maient si joliment un scrupule (du latin, scrupulus), et qui
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
Depuis que le monde est monde, dans toutes les socié- gêne le marcheur dans ses pérégrinations. Un embarras
tés, selon les milieux et les époques, dans un mouvement qui nous oblige à changer de chaussure, pour continuer
parfois inégal, le cours de la vie fut jalonné d’une succes- à avancer. Ainsi, le praticien – chercheur n’est plus seu-
sion de passages. Soigner, c’est accompagner ces grands lement un être « jeté là », au milieu des autres, dans le
passages de la vie. « Prendre soin de la vie… Tel est ce tout monde. Il s’engage et s’implique dans un parcours de
premier art, véritable création qui, de l’enfantement à la mort, recherche en acceptant la remise en cause de ses a priori,
participe au mystère de la vie qui se cherche, de la vie qui de ses schèmes de perception et de comportement
éclôt, de la vie qui lutte, de la vie qui s’estompe, de la vie qui acquis tôt dans sa pratique professionnelle, en choisissant
resurgit, de la vie qui sombre… ».4 Chaque être humain est librement de prendre un risque, qui peut balayer son « ins-
unique. En son nom, en sa naissance, en sa filiation, en titué » en tant que système de valeurs et ordre établi.
son appartenance à un peuple. Comment l’écrire? Dans
ces perspectives soignantes, le soin infirmier affirme son Car l’objet de recherche n’est pas toujours présent dès le
unicité et sa particularité. Est-il légitime de s’interroger départ. Il se dérobe. Il reste flou. Sa construction est lente.
sur la nécessité de soigner? Oui, car soigner ne désigne C’est le dialogue intérieur, permanent avec l’objet de
pas seulement des activités d’accompagnement, d’aide, recherche, qui instaure la connaissance. Il existe un « entre-
de soutien, d’assistance. Même si, parfois, une certaine deux », entre des savoirs préalables, entre des connais-
confusion règne (depuis l’Antiquité) autour du mot soin, sances, entre des interrogations. Dans cet « entre-deux », le
nous retiendrons ces deux acceptions, à la fois celle d’être formateur, le cadre de santé, le directeur de recherche peu-
attentif, de prendre soin et celle de donner des soins. vent adopter la posture du médiateur entre le praticien –
Alors que la vie est définie par sa finitude, la relation par chercheur désirant et son désir pour l’objet. L’effort consa-
l’inachèvement, le soin est déterminé par la rencontre. cré à expliciter les choix théoriques, la problématique, le

3
Le mot passion est utilisé à dessein comme une énergie puissante qui émeut (du latin « passio », état subi). Une telle étymologie, assimile tous les
états affectifs. La recevoir comme une grâce ou la subir comme une infortune…, la passion ne laisse pas indifférent. Elle est l’âme et le vibrant de toute
chose. Elle donne de la vie et de la sensibilité à nos interrogations. Si un chercheur n’est pas passionné par sa recherche, que peut-il communiquer
d’autre que des techniques, des protocoles, des procédés, des procédures?
4 COLLIÈRE, M-F., Soigner… Le premier art de la vie, Paris, Interéditions, 1996, p. 11.

5
Nous devons ce terme à Albert JACQUARD, qui définit l’humanitude comme n’étant pas le synonyme d’humain ni d’humanité, mais « le souci de l’hu-
main pour l’humanité ». Cette humanitude procède de l’implication des individus dans le monde, celui qui étoffé d’histoire se vit dans le présent en se
préparant pour demain. A ce titre, la lecture de son ouvrage, L’héritage de la liberté. De l’animalité à l’humanitude, Paris, Le Seuil, 1991, apporte des éclai-
rages plus complets sur la notion.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008 15


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 16

protocole de recherche, s’inscrit dans cet exercice per- dévaliser; ce qui fait référence à ce que l’on a devant
sistant.6 Comment créer sans reproduire? Comment soi, et spécialement un obstacle, une tâche, un sujet
écrire sans imiter? Comment aborder la théorie sans de controverse.
verser dans le sens commun ou la revue exhaustive? Si Tout problème naît d’une interrogation, d’une inter-
ce n’est dans le partage, la parité et la durée d’un accom- pellation, d’un questionnement. Un de ces problèmes
pagnement méthodologique et pédagogique des équipes serait de se poser la question de savoir si une infir-
de soins, centré sur leur questionnement. mier(ère) peut être à la fois praticien(ne) et cher-
La réalité de notre monde est marquée du sceau de la cheur(se) ?
complexité. Nous faisons l’humble hypothèse que le Comme le souligne C. MIAS (2003 : p. 296) : « Marier
regard du praticien – chercheur gagnera une certaine deux positions, internes et externes, conjuguer deux pos-
épaisseur, une intelligibilité dans le repérage et l’ac- tures, praticiens et chercheur, relève d’une position difficile
ceptation de son implication. Porter un regard com- à tenir, mais non impossible et plutôt enrichissante pour une
plexe sur le réel, permet de tourner autour de l’objet compréhension des problèmes soulevés ». Or, certains
de recherche (au même titre qu’un photographe utilise puristes « rejetant la moindre interférence de l’observateur
plusieurs focales et plusieurs prises de vue) en évitant avec son objet, pourraient voir une imposture à défaut d’une
de se figer dans un état théorique, une science carté- posture claire ». Mettre à jour des éléments d’implica-
sienne, source de vérités intemporelles, mais aussi tion reviendrait à la « mettre à nu ». Le message impli-
d’incomplétude, d’ignorances, d’angles perdus. Nous cite véhiculé serait de dire qu’analyser des implications
pensons qu’un praticien – chercheur est à la fois pré- enlèverait quelque chose à l’analyse produite. Pour citer
sent au monde de tout son être sensitif, émotionnel, et à nouveau ARDOINO 8 « Ce qui est estimé plus pur est
présent dans tout son être critique, méthodique, per- réputé, dans l’ordre de la connaissance également, supé-
plexe. L’implication devient pour reprendre l’expression rieur à l’hybride, aux formes métissées ». Ces implications,
d’Ardoino mode de production des connaissances. tour à tour, institutionnelles, financières, cognitives et
affectives font cependant partie intégrante de la
recherche. Dès lors, nul ne doit nier la place et l’im-
portance de l’acteur. Au regard d’une posture critique
RÉFLEXION ÉPISTÉMOLOGIQUE et d’une objectivité recherchées comme un réquisit, il
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
SUR L’IMPLICATION s’agit d’opposer et d’identifier à l’inverse, les relations
DU CHERCHEUR qu’entretient le chercheur avec son environnement
d’une part et son objet d’autre part, dans le but:
- de repérer leurs impacts dans le processus de pro-
Implication et rupture duction des connaissances,
- d’opérer des choix méthodologiques pertinents en
C. MIAS évoque dans son ouvrage « le problème de la cohérence avec cette position de départ.
double posture praticien – chercheur; quand la recherche se
déroule sur un terrain totalement investi par le chercheur ». o
do
éncem
pihnardm
av
xeéptq’rhcunre
sed
o a.Le leugiantpcrdusleao
ié,ctsd
o crutc praticien n’a pas le monopole du savoir concret, pas
ntiesd
M. SAINT-JEAN (2002 : p. 49) souligne également « l’ef- plus que le chercheur n’a le monopole de la création
fet avantage – désavantage » d’une double posture du savoir. Les postures de l’un ou de l’autre ne sont
« dans le sens où effectivement nous avançons en terrain pas si tranchées, ni si tranchantes. Au contraire, n’a-t-
connu, sans nécessité de nous approprier une culture, un il pas là une extrême richesse dans cette double pos-
langage, des codes, des outils et des pratiques mais avec en ture? A la différence de la pose que la muse du peintre
contrepartie l’obstacle que représente cette proximité qui par exemple, peut garder indéfiniment et reprendre
peut véhiculer des a priori à évacuer lors de notre travail pratiquement à l’identique, la posture ne renvoie pas à
d’interprétation ». une figure précise qu’on pourrait dessiner hors le
Essayons de récapituler. Où se situe le problème ? temps. La posture n’est pas une position choisie et que
Si l’on se réfère à l’étymologie, le mot problème vient nous souhaiterions conserver, c’est bien davantage une
du grec problêma 7 qui désigne la pierre jetée par les façon d’être, une attitude, une conduite, c’est à dire
brigands sur la route pour arrêter ceux qu’ils voulaient une façon d’aborder le problème dans tel ou tel état

6 Le terme persistance est entendu ici, comme ce qui dure, perdure, ne faiblit pas malgré les obstacles… Le verbe persister serait alors
compris comme une aptitude qui nous enjoint à poursuivre un questionnement ou un problème, jusqu’à ce que le doute cesse. Notre esprit
se trouverait ainsi dans un état d’équilibre provisoire… et ce jusqu’à la prochaine incertitude.
7 Du grec, problèmatikos: problématique, dérivé de problêma: promontoire, saillie, obstacle. Le problème serait une question critique mettant

en exergue une contradiction. Praticien ou chercheur, là réside l’interrogation fondamentale, véritable sous-bassement de l’approche de la
connaissance, par un sujet connaissant.
8 Cité par C. MIAS lors de son intervention du 19 novembre 2003, dans le cadre de l’option 40 EDU1c (Maîtrise des Sciences de l’Éducation),

sur l’implication du chercheur.

16 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 17

L’EXIGENCE D’UN REPÉRAGE – OU COMMENT COMPRENDRE


LA DOUBLE POSTURE INTRIQUÉE DU PRATICIEN ET DU CHERCHEUR

d’esprit et qui va donner lieu à une série de variantes, sont celles de l’ouverture au monde par le soin et de
de figures possibles, de variations, voire de mutations l’ouverture au monde par la recherche en soins ?
dans les aléas de l’espace et de la temporalité. Ne serait-il pas intéressant, comme le précise
G. BACHELARD, de démontrer combien ces deux
Si nous suivons les travaux de G. BACHELARD (1884- aventures sont liées, combien « Il nous faut montrer la
1962) dont les conceptions en matière d’épistémolo- lumière réciproque qui va sans cesse des connaissances
gie ont eu une influence considérable, le premier obs- objectives et sociales aux connaissances subjectives et per-
tacle à surmonter est l’expérience première. Selon lui, sonnelles et vice versa. ».12
« l’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre
ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et l’ins- Tendue vers le mythe de l’objectivité, la norme épis-
truction de la nature, contre l’entraînement naturel, contre témologique d’une grande partie de chercheurs, était
le fait coloré et divers ». 9 Cette rupture participe d’une il y a peu de gommer la complexité des implications.
philosophie de la découverte. Dans son ouvrage, « La Pour reprendre une métaphore culinaire, il était de
formation de l’esprit scientifique », nous retiendrons de bon ton de présenter un plat réussi sans avoir à expli-
ces textes, un ensemble de thèses regroupées autour citer les conditions de réalisation de la recette.
de l’idée de « rupture épistémologique ». Il n’y aurait de Comme si de mettre à jour des éléments d’implica-
science contemporaine que le dos tourné à l’opinion, tion, revenait implicitement à jeter un discrédit sur
aux intérêts, aux croyances, aux habitudes… En écho, une production intellectuelle. Or, une démarche est
voici les quelques lignes célèbres, sur lesquelles se dite scientifique lorsque celle ci peut être critiquée,
découvre le livre: revisitée, reconstruite. Parfois ambiguë, cette notion
d’implication viendrait contrer le positivisme qui
« Quand on cherche les conditions psychologiques du pro- entend séparer le sujet, le chercheur, l’acteur social,
grès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que de son objet de recherche. Cette conception clas-
c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de sique de l’occultation de l’implication, semble moins
la connaissance scientifique ».10 Ces obstacles de la prégnante aujourd’hui. Dans un souci épistémolo-
science font partie de la science. La vérité ne serait gique, il apparaît impossible de séparer radicalement
qu’une erreur corrigée. « Il n’y a pas de vérité première, le produit d’une connaissance des conditions de cette
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
il n’y a que des erreurs premières. ». Quant à l’esprit du production de connaissance. Les travaux de
chercheur face à la science, il ne serait pas jeune. « Il J. ARDOINO, M. BATAILLE, C. MIAS, sont là pour
est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. ».11 nous le rappeler.
Comment opérer la rupture et rompre avec les pré-
notions ou les fausses évidences, si ce n’est en accep- S. MOSCOVICI 13 observe:
tant l’idée que celles-ci sont en nous comme des pas- « Ainsi une recherche, si modeste soit elle, commence par
sagers clandestins, et que nous ne pouvons les un geste d’indignation. On a l’impression que quelque chose,
débusquer qu’en posant comme préalable à la dans l’existence humaine, n’est pas tel que cela devrait être.
construction de tout objet de recherche: la vigilance Ou bien on part d’un désir dont on peut distinguer l’objet
épistémologique contre l’illusion de la transparence. et qu’on souhaite satisfaire. L’un ou l’autre nous poussent à
Pour se prévenir des pièges de l’illusion, voire des un travail systématique et logique pour découvrir ce qui leur
interprétations hâtives, G. BACHELARD nous invite correspond dans la réalité des choses. Que la transforma-
à cette vigilance épistémologique. Le fait scientifique tion de l’indignation ou du désir s’opère, et notre science
est « conquis, construit et constaté ». Conquis sur les sera plus sûre d’elle même et plus ancrée dans les faits ».
préjugés, construit par la raison et constaté dans les
faits. Au chercheur qui tente d’élucider un problème Le chercheur et le praticien, serait-il « cet être hybride »
posé par son environnement physique ou social, la vigi- capable de poser un regard critique, analytique, sur sa
lance épistémologique suggère qu’il s’investisse sur pratique, ses affects, ses pensées, son implication, sans
trois plans en même temps: la rupture, la construc- les évacuer et les dénigrer pour autant. Ce couple
tion et la constatation. improbable, cette alliance d’implication et de distan-
ciation revêt le principal défi à relever, en conférant à
Est-il réellement possible de vivre pleinement deux tout travail de recherche en soins son intérêt épisté-
postures aussi distinctes, mais complémentaires, qui mologique.

9 BACHELARD, G., La formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1997, p. 23. Cet auteur reste la figure embléma-

tique du XXe siècle, de la tradition épistémologique française.


10
BACHELARD, G., la formation de l’esprit scientifique: contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938, p. 13.
11 Ibid.

12
BACHELARD, G., La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1938, p.139.
13 MOSCOVICI, S., La Machine à faire des dieux: sociologie et psychologie, Paris, Fayard, 1988, 485 p.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008 17


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 18

Implication et complexité plectere qui peut signifier « plier » mais signifie égale-
ment « tourner », « entrelacer », « tresser », « tisser »,
Reconnaître et prendre en compte l’implication revien- « entortillé », « noué ».
drait à appréhender l’être, le monde, la société par la
complexité. Nous pouvons être impliqués par l’action Continuons sur la piste de l’usage des mots anciens.
d’autrui, son regard, ses actes, son comportement A partir du latin plecto et plectere, on trouve les termes
(être impliqué dans le sens d’appartenance à l’unité de complector, de plexus qui signifie « entrelacement »,
humaine). Nous pouvons nous impliquer, dans un choix « enlacement » et complexus, l’action d’envelopper,
libre, consenti (dans une connotation existentialiste). d’embrasser, d’étreindre et l’idée de complexité. Bien
Nous pouvons également impliquer autrui, par nos souvent l’adjectif complexe, hérite d’une pensée
paroles, notre action, notre comportement (dans le simplificatrice, proche de compliqué 14 voire proche
sens de la facette dialectique complémentaire du mode « d’impure » pour reprendre un mot d’ARDOINO.
être impliqué). Être impliqué, s’impliquer, impliquer La complexité porte en elle l’idée de moindre perfec-
autrui, trois modalités d’implication qui s’imposent au tion, d’impureté, de métissage. Or, cette complexité
soignant dans ses domaines de prédilection (la clinique observée, nous conduit à réfléchir à des approches
soignante et la recherche). plurielles (multiréférentialité et hétérogénéité) des
questions humaines et sociétales actuelles. Cela sup-
L’implication : pose une vision à la fois systémique, compréhensive, et
Si nous devions donner une définition de l’implication herméneutique afin de rendre compte du caractère
nous dirions que d’un point de vue courant l’implica- holistique du réel observé, en prévenant le découpage
tion est utilisée comme signifiant que la personne est réducteur, la pensée linéaire, la vision simplificatrice.
engagée dans une affaire, elle est dite impliquée et ce S’engager dans une lecture complexe, c’est accepter
avec des connotations fâcheuses lorsqu’il s’agit d’une d’être pris, enlacé, saisi par la pensée dans un monde
opération de justice (sous-entendu « impliqué dans un où la subjectivité du sujet est à la fois une source et
complot »). un moyen de connaissance. Pour M. BATAILLE 15
D’un point de vue logique, l’implication signifie « une « L’implication connote ainsi l’engagement dans la com-
relation formelle, consistant à ce qu’une idée ou une pro- plexité avec le risque de s’engluer dans l’entrelacement,
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
position en implique une autre ». La signification retenue d’étouffer dans un enchevêtrement que l’on ne peut démê-
implique cette idée « d’être pris dedans ». ler précisément parce qu’on y est pris ».

Si nous prêtons une attention à l’étymologie latine pli- Cependant, il rajoute toujours dans ce même article
care du mot implication, il nous renvoie à la notion de quelques lignes plus loin : « L’implication du chercheur
« plier ». À travers plicare, nous trouvons les termes n’est pas seulement un parasite possible de la connaissance,
explicare et implicare. Le premier suggère le fait de […] elle dynamise la connaissance… Ce dynamisme rai-
déplier, débrouiller (explicare, « plier dehors »), le sonné de la connaissance conduit le chercheur à se poser
second suggère le fait d’embrouiller, de compliquer, (et à poser) la question de sa place ». C. MIAS confirme
d’enchevêtrer, d’enlacer, d’envelopper ou encore l’idée dans son ouvrage ces propos, en invitant le praticien –
d’implicite (implicare, « plier dedans »). Dans la mise à chercheur à passer par un questionnement constant
plat, dans le déplié, s’entend l’étendue, l’ouverture. en analysant au plus près son implication.
Dans le replié (sur soi), s’entend l’histoire, le vécu, la
mémoire. Ici, nous reprenons la dialectique de l’impli- Pour saisir le concept de complexité…
cation et de l’explication développée à partir de cette La pensée d’E. Morin semble la plus féconde, dans la
polarité (« in » et « ex ») par M. BATAILLE (1983). mesure où cet auteur s’est attaché depuis le début des
années 70 à développer ce concept. Les théories, les
La complexité : concepts utilisés dans le paradigme de la complexité
Si nous prêtons une attention plus fine à l’étymologie sont issus de la systémique et du constructivisme. Par
du mot complexité, nous nous apercevons que celui ci ailleurs, l’attitude épistémologique de ce paradigme
a une racine latine proche, voire identique dans sa signi- repose sur la volonté de produire des connaissances à
fication au mot implication. Il est une série de mots travers une attention particulière portée aux acteurs
qui, renvoient au terme de plicare mais également à et aux significations.

14 Si la nuance entre complexité (état de ce qui est complexe) et compliqué (état de ce qui est compliqué) ne saute pas aux yeux, il est à noter
que la définition par le Larousse du premier terme: « un objet composé de plusieurs éléments différents et combinés d’une manière qui n’est pas immé-
diatement claire pour l’esprit », et du deuxième terme: « un objet composé d’un grand nombre de pièces, donc difficile à comprendre », ne nous aide
pas, d’évidence à y voir plus clair. Cette définition n’est pas de nature à simplifier les choses. Or, nous donnons volontiers comme antonymes:
« simple » et « clair », aux mots « complexe » et « compliqué ». Privilégiant de ce fait une connaissance transparente et limpide, dite pure.
15
BATAILLE, M., « L’analyse de l’implication dans les pratiques sociales », dans Pour, n° 88, Toulouse, Éd. Privat, 1983.

18 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 19

L’EXIGENCE D’UN REPÉRAGE – OU COMMENT COMPRENDRE


LA DOUBLE POSTURE INTRIQUÉE DU PRATICIEN ET DU CHERCHEUR

- Opacité et incomplétude. Penser « complexe » Partie 4: La littérature scientifique (et autre).


nécessite une prise en compte de la part inélucta- Partie 5: Le terrain de recherche.
blement opaque de toute réalité. L’enchevêtré, le Partie 6: La confrontation (le développement de son
flou, le magma, participent de l’inachèvement. discours, la formulation incessante de ques-
- Une logique systémique. La complexité intègre la tions, les hésitations, les reprises et retours
logique systémique, notamment dans l’interdépendance donnant à voir la dynamique d’une pensée,
des éléments du système qui constituent un tout qui la construction lente, pas à pas de l’ensemble
dépasse la somme des parties mais également dans les de la recherche) dans l’échange et la discus-
processus de régulation par feed-back ou rétroaction. sion avec ses pairs.
E. Morin pose ainsi comme premier principe: le prin- Ces parties identifiées, l’inscription et l’implication dans
cipe systémique que Pascal avait énoncé de façon ful- un tout (la recherche en soins) n’en seront que plus
gurante : « Je tiens impossible de connaître les parties claires et explicites.
sans connaître le tout; non plus que de connaître le tout Le principe dialogique, sert à penser l’interpénétration
sans connaître les parties ». 16 de logiques tout à fait différentes qui à la fois se com-
binent, s’articulent et se confrontent sans pour autant
Qui mieux qu’un praticien – chercheur ayant la se confondre.
connaissance du terrain, peut identifier les parties en
présence au sein d’une organisation (en ce qui nous C. MIAS 18 affirme « qu’une relation dialogique doit s’éta-
concerne, le monde hospitalier). blir entre l’intérieur et l’extérieur, pour réduire l’incompré-
hension, l’opposition et les dissensions devinées ou décla-
Aller à l’essentiel, rencontrer des personnes proches socio rées entre pratique et théorie, dans l’échange d’éléments
professionnellement, réduire « la violence symbolique » pour prélevés de ces logiques et approche antinomique ».
reprendre une expression de P. Bourdieu nous permet Précisément, nous pensons que le positionnement épis-
d’avancer l’hypothèse que « questionner, interroger, dans cet témologique du praticien – chercheur est le fruit de
espace social délimité, c’est tenter de comprendre et d’expli- tâtonnements, d’ajustements successifs pour s’adapter
quer à partir d’une connaissance intérieure ».17 au contexte du terrain. L’interaction entre le terrain et
la recherche peut implicitement modifier de façon
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
Le principe hologrammatique. Un hologramme est une émergente ou délibérée, la posture du praticien-cher-
représentation photographique obtenue par un balayage cheur. A simplement vouloir recueillir des données, le
laser. L’image obtenue est telle que si nous la cassons en chercheur peut agir sur la réalité qu’il voudrait saisir.
deux, nous obtenons non pas deux moitiés d’images mais A contrario cette réalité du terrain peut agir sur la dyna-
deux fois l’image complète. Ce qui s’exprime en disant mique de recherche. Nous sommes bien là « dans une
que chaque point de l’hologramme contient « toute » unité symbiotique de deux logiques, qui à la fois se nourris-
l’information sur l’image. Ce principe postule que nous sent l’une de l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuel-
ne pouvons pas penser les parties sans penser le tout, lement, s’opposent et se condamnent à mort ». 19
mais également penser le tout sans les parties. Le praticien-chercheur devient une unité au cœur de
la complexité. Non un sujet dissocié, mais bien un
Ainsi, tout praticien – chercheur doit demeurer vigi- sujet-acteur « ré-associé », à la fois se construisant
lant quant à l’identification des éléments s’inscrivant une autonomie au cœur d’un environnement connu,
dans sa recherche en soins. La recherche en soins mais également auteur de soi et de sa connaissance.
pourrait s’inscrire dans ces différentes parties alimen-
tant la dynamique de tout travail: La complexité des implications :
Partie 1: Modèles auxquels le praticien – chercheur a Comment qualifier la complexité des implications du
été exposé durant son enfance (métiers praticien et du chercheur, si ce n’est en empruntant à
observés, environnements socioculturels, J-L. LEGRAND le néologisme d’« implexité ». Par
socio-affectifs,…). implexité l’auteur entend:
Partie 2 : Les valeurs et croyances acquises des expé- «… cette dimension complexe des implications, complexité
riences de vie professionnelle. largement opaque à une explication. L’implexité est relative
Partie 3: Les modèles présents au sein de son insti- à l’entrelacement de différents niveaux de réalité des impli-
tution, de son unité de soins, de son groupe cations qui sont pour la plupart implicites (pliées à l’inté-
professionnel d’appartenance. rieur). […] L’implexité renvoie à la notion de chaos, de

16
PASCAL, Pensées, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1976, p. 34.
17 MIAS, C., (2003), op. cité, p. 301.
18 MIAS, C., (2003), op. cité, p. 302.

19
MORIN, E., La méthode, La nature de la nature, Paris, Seuil, 1977.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008 19


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 20

désordre fondamental, d’hétérogénéité inépuisable. […] Enlacé dans le questionnement de ce qui le tisse et
C’est le chaos des implications des chercheurs qui tisse l’étreint, le praticien – chercheur pourrait éprouver
l’ordre d’une science en tant que réalité organisée. Les régu- soudain un sentiment de vertige, en se regardant pris
larités et les constances d’une production scientifique fonc- dans la spirale de sa fusion au monde. Le type même
tionnent « dans » et « par » le désordre de l’implexité et non d’un travail recherche – action pourrait modestement
« contre ». 20 tracer des points de repère, pour donner du sens
et lever la perplexité d’une double posture.
Si nous nous penchons sur l’historique du mot fran- M. BATAILLE 23 l’exprime ainsi lors d’une table ronde:
çais ancien, ce terme « implexe », tombé en désuétude, « La recherche-action est un travail sur l’implication. Elle
désigne un ensemble complexe que l’on ne peut démê- fait passer l’acteur-chercheur- ou le chercheur-acteur –
ler. Un implexe, c’est par exemple une intrigue dont d’une implication pliée, complètement pliée, complètement
les éléments sont enchevêtrés. Pour parler dans un emmêlée à une autre forme d’implication. […] « plié dans »
sens courant celui ci veut dire « dont l’intrigue est com- devient « s’engager dans ». C’est une ouverture des moda-
pliquée » et dans un sens philosophique se dit d’un lités qui concernent l’individu dans ses liens avec ses objets
concept « que l’on ne peut réduire à un seul schème mais socio-professionnels. C’est un accroissement des possibles
qui est formé de rapports impliqués dans des images par- sur, effectivement, la réalisation de soi, sur une reprise de
ticulières très diverses ». Par extension ce terme signifie signification de soi-même pour soi-même ».
« ensemble complexe résultant de la combinaison d’élé-
ments divers et contradictoires ». L’implication, la conscience de cette implication et la
valeur attribuée par le praticien – chercheur à cette
Lorsque Jean-Louis LE MOIGNE 21 parle d’implexe, il implication permettraient un entremêlement reconnu,
l’introduit par la célèbre phrase de Blaise Pascal dont accepté de l’objet de recherche. Reconnaître cette
nous avons rapporté la seconde partie dans le para- implication, revient à appréhender le développement
graphe précédent: « Toutes choses étant causées et cau- de cette recherche par la complexité en échappant à
santes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et la pensée déterminisme qui tente de maîtriser à la fois
toutes s’entretenant par le lien insensible qui lie les plus le monde, et également les autres.
éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
connaître les parties sans connaître le tout, non plus de Ainsi, construire du savoir sur du si proche, est-ce
connaître le tout sans connaître les parties ». Sa définition sage?
est la suivante : « Élément implexe : un élément est dit - À la condition de travailler et de conscientiser l’im-
implexe quand on ne peut le décomposer sans pertes ». plication.
- En reconnaissant les deux postures adoptées, « l’une
Penser à tous les liens qui tressent l’implication du se mettant au service de l’autre, et vice-versa », 24 par
chercheur, c’est nécessairement essayer de les com- un acteur singulier, agissant autour de ce qui fait
prendre (cum prehendere, prendre ensemble), les saisir « sens », pour des finalités choisies.
pleinement, mais les distinguer aussi, au sens où, « le - Si le soignant accepte la remise en cause de son atti-
complexe – ce qui est tressé ensemble – constitue un tissu tude intellectuelle et impliquée à l’égard de son objet
étroitement uni bien que les fils qui le constituent soient de recherche.
extrêmement divers. La complexité vivante, c’est bien de
la vie organisée ».22 Penser à tous les liens qui tressent La légitimité de l’écrire…
l’implication du chercheur, c’est aussi nécessairement
se décentrer de l’objet de recherche, et trouver la rela- C’est en déclinant le mot écrire, que nous nous pro-
tive distanciation. Porter un regard sur ses croyances, posons d’évoquer la position du praticien – chercheur,
ses expériences en matière de prendre soin d’une per- dans une démarche de recherche, dans son rapport au
sonne soignée et sur son implication, c’est probable- temps. Rendre intelligible une démarche de recherche,
ment offrir une mosaïque de regards, une sorte de c’est sans doute choisir, ordonner, lier… Donner à voir
métacognition sur l’objet d’investigation. Le regard un fragment de la réalité, mais jamais la totalité. Il nous
variable d’un « être dedans » dit impliqué et d’un « être faut nous abstraire de cette croyance que l’écrit rend
dehors » dit expliqué. et traduit au plus juste. Il nous faut nous abstraire de

20
LE GRAND, J-L., « l’implexité: implication et complexité », in Cahiers de la section des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, Penser
la formation, n°72, 1993, pp. 251-268, p. 252.
21
Cette notion d’implexe est évoquée par l’auteur dans un ouvrage datant de 1990, La modélisation des systèmes complexes, Paris, Dunod.
22
MORIN, E., La méthode, t.2. La vie de la vie, Paris, Seuil, coll. Points, 1980, édition de 1985, p. 361.
23 BATAILLE, M., « Les recherches-actions: entre mythe et réalité » in MESNIER, P. M. & MISSOTE, P., La recherche-action, une autre manière

de chercher, se former, transformer, Paris, L’Harmattan, 2003, coll. Recherche-action en pratiques sociales, p. 165.
24 MIAS, C., (2003), op. cité, p. 291.

20 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 21

L’EXIGENCE D’UN REPÉRAGE – OU COMMENT COMPRENDRE


LA DOUBLE POSTURE INTRIQUÉE DU PRATICIEN ET DU CHERCHEUR

cette croyance que l’écrit académique renvoie au savoir mesure, les tenants et aboutissants d’une action. Écrire
scientifique, dans une illusion surannée? Alors, com- une implication personnelle, c’est sans doute l’inscrire
ment écrire? in fine dans la perspective d’une production de connais-
sances. Nous aurons la modestie de dire qu’il est épis-
témologiquement impossible de faire le tour d’une impli-
cation, voire de l’analyser. L’écrire, c’est l’explorer en se
confrontant à soi, à la présentation d’éléments person-
Réécrire Décrire nels, à la solitude du travail de réflexion. S’inscrire dans
un écrire, pour montrer la figure d’un praticien – cher-
cheur, au cœur d’un monde tissé de situations, de rela-
Transcrire Inscrire tions, d’institutions.
ÉCRIRE
Que ce soit à travers la démarche de recherche en
Proscrire Souscrire soins, ou à travers ce qui est écrit, à tous les moments,
l’écrit d’une implication rencontre les figures de
Prescrire
l’Autre. Cette écriture là, pourrait se nommer prati-
cienne, en ce sens où la mise en mots dévoile une pra-
tique de l’humain qui pense sa posture à la fois d’infir-
mier(ère) clinicien et d’infirmier(ère) chercheur. L’écrit
Il n’est pas question simplement de décrire ou de d’une implication renvoie à l’écriture sensible, (une
réécrire, au risque de polir un texte, pour montrer forme de sensibilité qui n’est pas de la sensiblerie) d’un
comment le praticien – chercheur a réussi, alors que sujet, qui existe en vie, qui vit en questionnant le sens
sous-jacent se lit la perte d’une vérité, dans des effets de son existence. Un être vivant et existant. C’est en
de style (Cf. la fonction esthétique 25 du discours selon tant que tel qu’il cherche, qu’il se forme en cherchant,
Jakobson). Même si parfois, l’écriture dans la quête qu’il tente de comprendre.
d’une sémantique juste, donne à voir l’esthétique
rédactionnelle, une élégance et une justesse ortho- Ins-crire dans un temps. Trans-crire à travers le
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
graphique, elle est avant tout la narration argumentée temps. Inscrire et transcrire le discours qui accom-
et discutée du cheminement du chercheur, de sa pen- pagne le cheminement consiste en la narration
sée. Dans la description et le travail d’écriture, voire étayée, référencée de ce qui se découvre, de-ci, de-
de réécriture, cette quête du mot juste, de la préci- là ; de ce qui émerge, se constate et fait sens, au
sion grammaticale, de l’exigence sémantique est contri- détour de l’écriture d’une ligne ; de ce qui s’efface, se
butive à la construction distanciée de la pensée et de gomme à l’issue d’une relecture. L’inscription, la
sa formalisation. transcription sont affaire de temps. Parfois, le cher-
cheur passe plus de temps à décider des passages à
Être impliqué dans son objet de recherche, en éliminer et des mots à retenir. Le doute qui s’installe,
connaissant de l’intérieur le terrain, ne permet pas les convictions qui se confirment, la rédaction et le
de souscrire aux propos des différents acteurs. propos écrit qui ne soutiennent pas vraiment l’émer-
La proximité facilitante, autorise plus souvent la sym- gence de la pensée, font que lorsque le travail d’écri-
pathie qu’une empathie. Cette attitude complaisante ture est amorcé, une des difficultés majeures est de
peut révéler des failles et des faiblesses dans l’inter- l’interrompre. L’inscription temporelle dans l’acte de
prétation des données. L’effort de distanciation la transcription peut être alors le garde-fou d’une
est nécessaire pour ne pas basculer dans l’adhésion pensée errante.
symbiotique.
Dans le texte intitulé « Comprendre » qui clôt « La
Quant à la proscription, le proscrire et la prescription, misère du Monde », P. BOURDIEU insiste sur l’idée qu’il
le prescrire, il ne s’agit pas d’établir des protocoles faut déjà posséder un « immense savoir acquis, parfois
curatifs, réparateurs, de traiter au sens d’exclure, d’ex- tout au long d’une vie de recherche » pour « être vérita-
traire, de faire l’exérèse, en prenant les résultats de la blement à la hauteur de son objet » (1998 : p. 1401).
recherche, comme alibi des décisions prises en aval. Il existerait ainsi un chemin fait de doutes, de flotte-
ments, qui mènerait de l’ignorance et des présupposés
S’inscrire dans un écrire. L’écrit rend compte, il à un certain degré de savoir et de connaissance. Cela
nomme, il formalise… les pièges qu’il a fallu éviter, les nous rassure, et nous enjoint à continuer… afin de
paramètres décisifs dont il a fallu prendre la juste comprendre, à des fins de construire.

25 En référence à l’enseignement de V. BEDIN, sur « L’état de la question », dans le cadre de l’unité d’enseignement 40 EDU 12, Maîtrise Sciences

de l’Éducation

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008 21


8027_14_RSI 95_014-022_BAT.qxd 26/11/08 15:48 Page 22

BIBLIOGRAPHIE : ment de l’implication dans le projet, Paris,


L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2002.

Ouvrages:
BACHELARD, G., La formation de l’esprit scien- Contributions et articles:
tifique, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, ARDOINO, J., « Editorial », in L’année de la
1997. recherche, n° 2, Paris, PUF, 1995, pp. 5-8.

BACHELARD, G., la formation de l’esprit scien- BATAILLE, M., « Les recherches-actions : entre
tifique: contribution à une psychanalyse de la mythe et réalité » in MESNIER, P. M. & MISSOTE,
connaissance objective, Paris, Vrin, 1938. P., La recherche-action, une autre manière de
chercher, se former, transformer, Paris,
BOURDIEU, P., La misère du monde, Paris, Seuil, L’Harmattan, 2003, coll. Recherche-action en
1993. pratiques sociales, 2003, pp. 167-170.

COLLIÈRE, M-F., Soigner… Le premier art de la BATAILLE, M., « L’analyse de l’implication dans
vie, Paris, Interéditions, 1996. les pratiques sociales », dans Pour, n° 88,
Toulouse, Éd. Privat, 1983.
JACQUARD, A., L’héritage de la liberté. De l’ani-
malité à l’humanitude, Paris, Le Seuil, 1991. LE GRAND, J-L., « l’implexité: implication et com-
plexité », in Cahiers de la section des sciences de
MORIN, E., La méthode, t.2. La vie de la vie, l’éducation de l’Université de Genève, Penser la
Paris, Seuil, coll. Points, 1980, édition de 1985. formation, n°72, 1993, pp. 251-268.

MORIN, E., La méthode, La nature de la nature, MIAS, C., « Praticien – chercheur. Le problème
Paris, Seuil, 1977. de la double posture » dans MESNIER, P.M. &
MISSOTE, P., La recherche-action, une autre
© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)

© Association de Recherche en Soins Infirmiers | Téléchargé le 13/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.230.70.69)
MOSCOVICI, S., La Machine à faire des dieux: manière de chercher, se former, transformer,
sociologie et psychologie, Paris, Fayard, 1988. Paris, L’Harmattan, coll. Recherche-action en
pratiques sociales, 2003.
PASCAL, Pensées, Paris, Gallimard, coll. La
Pléiade, 1976. VIAL, M., « 25 mots pour la recherche en Sciences
de l’Éducation », dans En question, cahier n° 25,
SAINT-JEAN, M., Le bilan de compétences. Des Département des Sciences de l’Éducation,
caractéristiques individuelles à l’accompagne- Provence, Aix-Marseille I, CIRADE, 1999, pp. 1-34.

22 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 95 - DECEMBRE 2008

Vous aimerez peut-être aussi