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Recherches en éducation 

37 | 2019
Les compétences transversales : un référent
pertinent pour la formation ?
Ioana Boancă et Sylvain Starck (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ree/785
DOI : 10.4000/ree.785
ISSN : 1954-3077

Éditeur
Université de Nantes
 

Référence électronique
Ioana Boancă et Sylvain Starck (dir.), Recherches en éducation, 37 | 2019, « Les compétences
transversales : un référent pertinent pour la formation ? » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2019,
consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ree/785 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/ree.785

Recherches en éducation est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Dossier

Recherches en Éducation
Les compétences transversales :
un référent pertinent pour la formation ? N°37 - Juin 2019

Coordonné par Ioana Boancă & Sylvain Starck

Varia

 SYLVAIN STARCK & IOANA BOANCĂ 3


LUCIE GOMES 100
Édito – Les compétences transversales :
une notion et des usages qui interrogent L’objectivité du document en classe d’histoire :
un obstacle à dépasser pour être compétent

 SYLVAIN STARCK 8 XAVIER MASSART & MARC ROMAINVILLE 112


Quelles relations entre conceptions « quotidienne » Attributions causales des étudiants en matière de
et scientifique des compétences transversales ? réussite à l’université

STÉPHANE TALÉRIEN, SÉBASTIEN CHALIÈS 126


 LOUIS DURRIVE 22 & STEFANO BERTONE
Les compétences transversales d’un Le développement professionnel des enseignants
point de vue ergologique expérimentés par la transmission explicite de pratiques
ordinaires entre pairs

 JEAN-CLAUDE COULET 34 VALÉRIE THÉRIC, HÉLÈNE CHENEVAL- 140


Compétences transversales : quelques suggestions ARMAND & ALICE DELSERIEYS
pour s’affranchir d’un mythe Enseignement professionnel et démarches d’investigation :
le cas du Génie industriel textile

 MARIE-NOËLLE HINDRYCKX & MAGGY SCHNEIDER 50


La « réflexivité » : une compétence transversale dans Recensions
la formation des enseignants ?

Modèles de formation et architecture dans l’enseignement 157


supérieur. Culture numérique et développement humain
 SABRINA LABBÉ, NAÏMA MARENGO, LOÏC GOJARD 64
& SYLVIE BOURLOT-RANTY BRIGITTE ALBÉRO, TERESA YURÉN & JÉRÔME
GUÉRIN
Le regard des formés sur les compétences transversales :
outils de connaissances et de re-connaissances Éditions Raison et Passions, 2018
Recension par Michel Fabre

 FRÉDÉRIQUE BROS, MARIE-CHRISTINE VERMELLE 88


& IOANA BOANCĂ Vidéo-formation et développement de l’activité 159
professionnelle enseignante
Les compétences transversales, une nouvelle « clé »
pour l’insertion ? Enjeux et effets pour les acteurs CYRILLE GAUDIN, SIMON FLANDIN,
SYLVIE MOUSSAY & SÉBASTIEN CHALIÈS
Éditions L’Harmattan, 2018
Recension par Alain Jean
Édito

Les compétences transversales :


une notion et des usages qui interrogent

L’engouement actuel pour les compétences dites transversales, qui sont à l’ordre du jour de
nombreux référentiels (Portefeuille d’expérience et compétences, École de la deuxième chance,
référentiel activités/compétences transverses du Centre national de la fonction publique
territoriale, etc.), témoigne, non seulement de l’essor continu de la notion de compétence dans le
champ de l’éducation et du travail depuis les années 1980, mais d’une structuration qui semble
bien installée aujourd’hui. Bien que la compétence reste encore aujourd’hui un objet de débat et
d’énigme dans le champ de l’éducation et de la formation, le travail de réflexion engagé, tant
dans le champ scientifique que professionnel depuis plus d’une quarantaine d’années, a permis
d’en tracer certains contours (modélisation en didactique professionnelle, liens entre compétence
et situation par exemple) et d’en stabiliser et diffuser les usages (processus de référentialisation,
validation des acquis de l’expérience, etc.). La situation apparaît comme bien différente en ce qui
concerne les compétences dites transversales. Si les travaux menés autour de cette notion afin
de mieux la cerner et la stabiliser croisent des problématiques liées à l’idée même de
compétence, ils sont toutefois confrontés à des interrogations particulièrement aiguës en ce qui
concerne le caractère de transversalité associé à la compétence.

Comme le signalent par exemple Sandra Enlart (2009) ou Samuel Johsua (2002), un tel
caractère semble remettre en question l’idée même de compétence. En effet, la notion de
compétence transversale indique des compétences qui peuvent être opérantes dans divers
contextes et situations à distance de ceux dans lesquels elles ont été initialement élaborées. Or,
la structure même d’une compétence est par nature liée à un contexte, à une situation ou à une
classe de situation. Dans ce cas, l’idée de compétence transversale ne vient-elle pas interroger
une certaine conception de la compétence ?

À l’inverse, interroger la transversalité de la compétence, n’est-ce pas justement suivre jusqu’au


bout la logique de la compétence ? L’analyse comparée de référentiels de compétences permet
ainsi de faire apparaître des proximités et des recoupements possibles relativement aux
compétences attendues dans des contextes différents. La logique de la compétence semble
ainsi permettre, en rendant comparables les attendus professionnels ou de formation, de penser
plus aisément la transversalité et transférabilité des compétences.

Au regard des attentes et des transformations qui affectent aujourd’hui les champs de l’éducation
(affaiblissement de la logique disciplinaire), de la formation (passage d’une logique de formation
complète et méthodique à des parcours de formation plus individualisés) et du travail (évolution
des métiers et des formes d’emploi, essor d’une logique de l’employabilité), les compétences
transversales sont présentées comme des points d’appui permettant aux différents acteurs d’y
faire face. Des publications récentes dédiées aux compétences transversales témoignent ainsi
des forts enjeux sociaux et scientifiques qui y sont aujourd’hui associés. Citons par exemple, les
numéros thématiques d’Éducation et socialisation, les cahiers du CERFEE de 2016 (« Les
compétences transversales en questions. Enjeux éducatifs et pratiques des acteurs »), et
d’Éducation permanente de 2019 (Hors-série n°13 « Partir des compétences transversales pour
lire autrement le travail », numéro thématique et n°218 « Quelle reconnaissance des
compétences transversales ? ») ainsi que le rapport de France Stratégie (2017) « Compétences
transférables et transversales. Quels outils de repérage, de reconnaissance et de valorisation
pour les individus et les entreprises ? ». Mises en regard des transformations en cours, les
compétences transversales sont censées permettre le dépassement des frontières disciplinaires

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

et scolaires, favoriser les mobilités et bifurcations professionnelles, autoriser une approche plus
individualisée des parcours de formation et valoriser les apprentissages réalisés dans tous les
espaces de vie et d’activité.

Une difficulté notable se pose toutefois : comment organiser une réponse stabilisée à ces
questions sociales à partir des compétences transversales en l’absence d’une définition
commune ? Il existe une diversité de formulations pour les caractériser (génériques, fortes, soft
skills, clefs, de base, etc.) qui nous indique au moins deux choses : elles font l’objet d’une
mobilisation notable dans les espaces professionnels (entreprises publiques ou privées, milieu
de l’enseignement, de la formation, de l’insertion ou de la recherche) ; il existe une grande
diversité dans les conceptions disponibles. N’est-on pas finalement confronté à un concept
« proche de l’expérience » (Geertz, 1986) qui traduirait avec une certaine imprécision une
« intuition » commune à différents acteurs sociaux ? De telles formulations actualisent finalement
l’intérêt social pour une notion tentant d’organiser le « passage du savoir à l’action », reflétant
« l’acquisition d’apprentissages intégrés davantage que des performances comportementales
fragmentées » (Monchâtre, 2010) tout en reconduisant les difficultés épistémiques associées à
l’idée de compétence.

Notons toutefois qu’au-delà de cette diversité, la recension de certaines conceptualisations des


compétences transversales permet de relever plusieurs caractéristiques : elles seraient non
techniques, autrement dit non reliées à une tâche précise ou à un contexte professionnel
particulier (Afriat, Gay & Loisil, 2006) ; elles seraient non disciplinaires (Demeuse, Strauven &
Roegiers, 2006) voire construites contre une logique disciplinaire (Johsua, 2002), en cohérence
avec l’idée d’une acquisition supposée informelle et/ou non formelle (Werquin, 2010) ; elles
seraient par nature liées aux dimensions personnelles des individus, renforçant potentiellement
une idéologie du don pointée par Sylvie Monchâtre (2010). Ces propositions posent toutefois de
nombreuses questions, notamment celles de leur compatibilité avec l’idée même de compétence,
comme cela a été évoqué plus haut. Comment est-il possible de considérer ces compétences
comme générales et transférables et, dans le même temps, liées à des dimensions
personnelles ?

Cette perplexité conceptuelle est toutefois travaillée par les enjeux, en termes de reconnaissance
sociale, qui traversent l’usage des compétences transversales. Aujourd’hui il existe tout un
ensemble de dispositifs visant à aider l’individu à identifier et valoriser de telles compétences,
que ce soit dans le cadre des formations initiales et continues, ou en prenant appui sur les
activités réalisées dans des espaces extrascolaires ou plus informels. Ces dispositifs rendent
possible « la reconnaissance du “bagage expérientiel” des personnes et des savoirs acquis dans
le cours de la vie, “à parité” des savoirs académiques » (Bréton, 2015, p.2). Au cœur de l’usage
des compétences transversales s’inscrit alors la question de la reconnaissance des différents
engagements associatifs, sportifs, militants et plus largement des parcours de vie dans les
espaces scolaires, universitaires, des parcours d’insertion et de formation professionnelle ou
encore des apprentissages en situations professionnelles.

À la lumière de ces premiers éléments, il convient de s’interroger sur les conceptions et les
usages à l’œuvre. Ce qui apparaît dans le champ social, et parfois même scientifique, comme un
explanans permettant de comprendre et organiser aujourd’hui les champs de l’éducation, de la
formation et du travail ne reste-t-il pas finalement un explanandum, en attente de son
éclaircissement. C’est l’hypothèse sur laquelle nous prenons appui ici.

Nous proposons, à travers ce numéro thématique de Recherches en éducation, d’interroger la


pertinence d’une telle notion dans ces différents champs. Nous considérons comme
indispensable un travail de clarification de ce que recouvre l’idée même de compétence
transversale. Nous faisons l’hypothèse qu’adopter une telle perspective permettra de poursuivre
de manière heuristique le travail d’analyse critique mené précédemment autour de la « notion
carrefour » de compétence (Ropé, 1994) par de nombreux auteurs (voir par exemple Ropé &
Tanguy, 1994 ; Dolz & Ollagnier, 2002 ; Stroobants, 2007 ; Monchâtre, 2010 ; Butlen & Dolz,
2015) et d’éprouver la consistance conceptuelle de la notion dérivée de compétence

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

transversale. Car, faire de celle-ci un instrument pour une lecture renouvelée de l’éducation, de
la formation ou du travail c’est la considérer de fait comme un concept. Or, en absence d’une
structuration scientifique de ce qui apparaît pour l’heure comme une notion, une telle prise de
position nous paraît actuellement insuffisamment étayée.

Ce numéro thématique se propose donc de poursuivre l’élaboration scientifique des


compétences transversales en les interrogeant de manière critique. Il s’agit ici, en suivant les
perspectives tracées par Gérard Fourez (2001), cité par Yves Reuter et al. (2013) d’apporter des
éléments de réponse, non pas à la question « que sont les compétences transversales ? » mais
bien plutôt à l’interrogation « que faut-il entendre par compétence transversale ? ». Les différents
contributeurs de ce numéro tentent ainsi d’apporter des éléments de réponse à cette question en
inscrivant l’objet compétence transversale dans des approches scientifiques plurielles
(approches conceptuelle, bibliographique ou prenant appui sur des données empiriques) et en
variant les contextes d’exploration (école, université, formation professionnelle continue et « tout
au long de la vie »).

L’article de Sylvain Starck ouvre ce numéro et s’attache à mettre en exergue le travail


d’élaboration de l’objet « compétence transversale » selon les perspectives quotidienne et
scientifique. En s’inscrivant dans l’approche de la philosophie pragmatique américaine de John
Dewey, l’auteur mène une double enquête en vue de faire dialoguer, de manière dialectique, ces
deux perspectives. Il révèle, d’une part, comment des pratiques sociales dans le contexte
scolaire et dans la relation formation-emploi légitiment l’usage de l’idée de compétence
transversale. D’autre part, il montre pourquoi le travail scientifique ne peut pas attester
l’existence d’un tel concept et le définir. Les démarches de conceptualisation de cet objet social
s’inscrivent donc dans deux logiques différentes et pourtant légitimes chacune dans son espace
(social et scientifique).

Dans sa contribution, Louis Durrive explore la manière dont les compétences transversales et le
cadre théorique de l’ergologie s’interpellent réciproquement. Il s’agit pour lui de mettre en
perspective la capacité ou l’incapacité des compétences transversales, telle qu’elles sont
aujourd’hui pensées en regard de l’activité professionnelle, de se situer relativement aux
concepts élaborés en ergologie. L’auteur part de l’hypothèse selon laquelle les mobilisations des
compétences transversales dans leur projet de comprendre et organiser l’activité professionnelle
« appropriée », opèrent une confusion entre le registre de la pensée conceptuelle qui anticipe
l’activité et celui de l’activité concrète qui recouvre notamment une logique de renormalisation.
Une telle confusion ne permet plus, dès lors, de distinguer le couple acte/acteur et de considérer
l’activité dans sa tension vivifiante entre adhérence et désadhérence à la situation. Si, pour
l’auteur, l’idée de compétence transversale constitue un référent pertinent pour une
compréhension de l’activité appropriée et la formation, c’est à condition de s’extraire d’une
« crispation managériale » qui tend à réifier les compétences (transversales) et de reconnaître un
sujet capable d’engager des « relations aux » choses et non pas simplement des « relations
entre » les choses.

Jean-Claude Coulet poursuit la réflexion sur les limites théoriques et opérationnelles de la notion
de « compétence transversale », dans le champ de l’éducation et de la formation professionnelle.
En vue de dépasser ce qu’il considère comme un mythe, il met en exergue les processus à
l’œuvre lors de la mobilisation et l’élaboration des compétences individuelles et collectives, en
s’appuyant sur les apports de l’analyse de l’activité. Il propose alors des modèles théoriques
permettant de résoudre les problèmes liés à l’opérationnalisation de cette notion dans les
dispositifs de formation ou les organisations du travail.

Prenant acte des transformations qui affectent depuis l’année 2001 la formation professionnelle
des enseignants et de la place grandissante qu’y occupe le modèle du praticien réflexif, Marie-
Noëlle Hindryckx et Maggy Schneider font le choix de questionner les propriétés
transverses/transversales attribuées à la réflexivité. Pour cela, elles analysent la réflexivité de
futurs enseignants à partir de leurs choix didactiques et la mise en œuvre d’une méthode
pédagogique dans deux contextes disciplinaires : sciences biologiques et mathématiques.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

L’article met en évidence que la réflexivité, mise en jeu dans une situation scolaire
d’apprentissage, dépend de la maitrise des savoirs épistémologiques de la discipline enseignée.
Considérer la réflexivité comme une compétence transversale conduit dès lors à occulter
l’importance des connaissances épistémologiques pourtant indispensables à la construction des
savoirs et compétences des élèves.

L’article de Sabrina Labbé, Naïma Marengo, Loïc Gojard et Sylvie Bourlot-Ranty élargit le
questionnement de la place des compétences transversales dans la formation universitaire et
prend comme objet d’étude les représentations sociales associées à ces dernières. Les auteurs
étudient les discours que les étudiants en formation continue tiennent notamment sur leurs
apprentissages dans le cadre d’une formation à et par la recherche. Il ressort du texte que, si la
transversalité des compétences entre différents secteurs professionnels semble envisageable,
cela s’avère problématique entre le monde de la formation et celui du travail. Les compétences
transversales, acquises en formation et découplées des compétences « métier », s’avèrent ainsi
peu valorisables sur le marché du travail.

Dans leur contribution, Frédérique Bros, Marie-Christine Vermelle et Ioana Boancă interrogent la
mobilisation des compétences transversales dans le champ de l’insertion professionnelle. L’enjeu
de cette mobilisation se présente comme particulièrement stratégique pour des jeunes disposant
de peu de compétences techniques ou spécialisées dans un champ d’exercice professionnel
spécifique. L’article repose sur une démarche d’enquête prenant pour objet un dispositif socio-
technique et vidéo-ludique de formation orienté vers le développement de compétences
transversales : le dispositif Skillpass. Les auteures mettent en évidence les appropriations de
« l’outil » par les formateurs ainsi que les expériences que les jeunes en formation réalisent dans
ce dispositif. Il s’agit ainsi de comprendre comment ces acteurs se rapportent aux compétences
transversales qui apparaissent aujourd’hui comme une condition d’accès à l’emploi. S’inscrivant
dans l’horizon d’une digitalisation des formations, le dispositif présente des configurations
d’expérience diverses tant du point de vue des professionnels que des personnes
accompagnées. Un facteur apparaît toutefois comme décisif dans cette diversité : l’intention du
dispositif d’amorcer une réflexivité chez des professionnels vis-à-vis de leurs pratiques
d’accompagnement et chez les personnes en formation vis-à-vis de leurs vécus et activités
antérieures. Cette capacité de réflexivité semble d’autant plus nécessaire qu’elle met en
évidence le caractère instable des significations associées aux compétences transversales et
demande aux acteurs de clarifier in situ leur position.

Sylvain Starck
Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (LISEC)
Université de Lorraine

Ioana Boancă
Centre interuniversitaire de recherche en éducation de Lille (CIREL)
Université de Lille

Références

AFRIAT Christine, GAY Catherine & LOISIL Florence (2006), Mobilités professionnelles et compétences
transversales : rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications, Paris, La documentation française.

BECQUET Valérie & ETIENNE Richard (2016) (coord.), Éducation et socialisation. Les cahiers du CERFEE, n°41
(Les compétences transversales en questions. Enjeux éducatifs et pratiques des acteurs).

BRETON Hervé (2015), « L’accueil de l’expérience dans les pratiques d’accompagnement à l’école de la
deuxième chance », Éducation permanente, Hors-série n°7, p.1-11.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

BUTLEN Max & DOLZ Joaquim (2015), « La logique des compétences : regards critiques », Le français
aujourd'hui, vol.4, n°191, p.3-14.

DEMEUSE Marc, STRAUVEN Christiane & ROEGIERS Xavier (2006), Développer un curriculum
d'enseignement ou de formation. Des options politiques au pilotage, Bruxelles, De Boeck, coll. « Perspectives en
éducation et formation ».

DOLZ Joaquim & OLLAGNIER Edmée (dir.), L’énigme de la compétence en éducation, Louvain-la-Neuve, De
Boeck Supérieur, coll. « Raisons éducatives ».

ÉDUCATION PERMANENTE (2019), Partir des compétences transversales pour lire autrement le travail, Hors-
série AFPA 2019.

ÉDUCATION PERMANENTE (2019), Quelle reconnaissance des compétences transversales ?, Numéro


thématique 218.

ENLART Sandra (2011), « La compétence », dans Philippe Carré & Pierre Caspar (dir.), Traité des sciences et
des techniques de la formation, Paris, Dunod, p.229-248.

FOUREZ Gerard (2001), La construction des sciences, Bruxelles, De Boeck.

FRANCE STRATEGIE (2017), Compétences transférables et transversales. Quels outils de repérage, de


reconnaissance et de valorisation pour les individus et les entreprises ?, Rapport du groupe de travail n°2 du
Réseau Emplois Compétences.

GEERTZ Clifford (1986), Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, Presses universitaires de France.

JOHSUA Samuel (2002), « La popularité pédagogique de la notion de compétence peut-elle se comprendre


comme une réponse inadaptée à une difficulté didactique majeure ? », dans Joaquim Dolz & Edmée Ollagnier
(dir.), L’énigme de la compétence en éducation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. « Raisons
éducatives », p.115-128.

MONCHATRE Sylvie (2010), « Déconstruire la compétence pour comprendre la production des qualifications »,
Interrogations, n°10, En ligne http://www.revue-interrogations.org

REUTER Yves, COHEN-AZRIA Cora, DAUNAY Bertrand, DELCAMBRE Isabelle & LAHANIER-REUTER
Dominique (2013), « Concepts - champs conceptuels », dans Yves Reuter, Cora Cohen-Azria, Bertrand Daunay,
Isabelle Delcambre & Dominique Lahanier-Reuter (dir.), Dictionnaire des concepts fondamentaux des
didactiques, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Hors collection », p.33-38.

ROPE Françoise & TANGUY Lucie (dir.) (1994), Savoirs et compétences : de l’usage de ces notions dans l’école
et l’entreprise, Paris, L’Harmattan.

ROPE Françoise (1994), « Des savoirs aux compétences ? Le cas du français », dans Françoise Ropé & Lucie
Tanguy (dir.) (1994), Savoirs et compétences : de l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris,
L’Harmattan, p.63-93.

STROOBANTS Marcelle (2007), « La fabrication des compétences, un processus piloté par l'aval ? », Formation
emploi, vol.3, n°99, p.89-94.

WERQUIN Patrick (2010), Reconnaître l'apprentissage non formel et informel : résultats, politiques et pratiques,
Paris, OCDE.

7
Quelles relations
Education
entre conceptions « quotidienne » et scientifique
des compétences transversales ?

Sylvain Starck1

Résumé
Le recours important aux compétences transversales dans les champs de l’éducation, la forma-
tion et du travail contraste avec les positions critiques adoptées dans le champ scientifique vis-
à-vis de cette notion. Dans l’idée de mettre en évidence les relations entre ces deux perspec-
tives, nous proposons de suivre le travail de conceptualisation « quotidien » et « scientifique »
en direction des compétences transversales. Pour ce faire, nous mobilisons les apports de la
philosophie pragmatique de John Dewey. Nous considérons ainsi le travail de conceptualisation
comme étant de l’ordre d’une enquête motivée par la rencontre d’une situation « troublée » et
visant à la solutionner. L’analyse des conceptualisations réalisées, selon les perspectives
« quotidienne » et « scientifique », dans le champ scolaire et dans le cadre de la relation forma-
tion-emploi met en évidence différentes logiques. Si dans le champ scolaire, des questionne-
ments semblent se rencontrer, la situation paraît plus clivée dans le cadre de la relation forma-
tion-emploi.

1. Une situation problématique

Engager aujourd’hui une réflexion critique sur les compétences et plus spécifiquement sur celles
dites transversales ressemble à une gageure à plus d’un titre. L’univers des discours produits sur
le sujet apparaît comme foisonnant dans les champs de l’éducation, la formation et du travail.
Production d’autant plus considérable que l’engouement pour cette notion n’est pas propre à
l’espace français ou francophone. Or, comme le soulignent nombre de chercheurs, la notion de
compétence semble résister à sa conceptualisation : certains pointent une notion qui fait figure
de « caverne d’Ali Baba conceptuelle » (Crahay, 2006), d’autres une « catégorie de la pratique »
qui ne peut prétendre au statut de concept (Montchâtre, 2010). Les approches en didactique pro-
fessionnelle semblent toutefois apporter des éclairages importants en ouvrant la « boîte noire »
de la compétence (Coulet, 2011). La situation semble nettement plus problématique pour les
compétences dites transversales qui posent des questions essentielles restées pour l’heure sans
réponse : qu’est-ce qui assure le caractère de transférabilité d’une compétence et sa disponibilité
dans d’autres contextes que celui dans lequel elle a été constituée (Rey, 1996 ; Enlart, 2011 ;
Chartrand & Blaser, 2006) ? Comment une compétence, référée par nature à une situation peut-
elle être opératoire en général (Berry & Garcia, 2016 ; Jonnaert, 2009 ; Joshua, 2002) ? N’est-ce
pas dès lors une manière de dénaturer la compétence et de mobiliser un concept « faible » (De
Ketele et al., 2001) ? Ces nombreuses perspectives critiques envers la nature des compétences
transversales, allant jusqu’à interroger leur existence, contrastent avec un usage massif et socia-
lement partagé de la notion dans différentes sphères de pratiques professionnelles (éducation,
formation, politique, entreprise, services publics, etc.). Les auteurs d’une récente étude sur les
compétences transférables et transversales (France Stratégie, 2017) relèvent ainsi, dès
l’introduction, le caractère imprécis des catégories sur lesquelles et à partir desquelles ils travail-
lent. Le caractère pragmatique de leur production, qui tente de répondre « aux besoins opéra-
tionnels des acteurs de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelle et permettant
des débouchés concrets » (France Stratégie, 2017, p.3) justifie implicitement, selon eux, le fait
de passer outre ces imprécisions.

1
Maître de conférences, Laboratoire interuniversitaire des sciences de l'éducation et de la communication (LISEC), Équipe
ATIP, Université de Lorraine.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Une telle situation demande de poursuivre l’investigation scientifique de la notion pour à la fois,
contribuer socialement aux débats actuels, clarifier le champ d’action des acteurs, mais aussi
affiner la perspective critique sur cet objet et les pratiques associées. Les compétences transver-
sales sont aujourd’hui massivement mobilisées en lien avec des questions sociales vives : com-
ment organiser l’employabilité des individus et notamment les moins diplômés ? Comment assu-
rer les mobilités professionnelles dans un horizon où les parcours linéaires font de plus en plus
figure d’exception ? Comment mieux intégrer et valoriser l’ensemble des compétences cons-
truites par un individu ? Tenter de comprendre d’un point de vue scientifique ce qui assure la
transversalité de certaines compétences permettrait dès lors de mieux structurer leurs usages
dans les champs de l’éducation, la formation ou les milieux professionnels. Toutefois, l’approche
scientifique de la notion a aussi pour ambition de mieux comprendre un champ de pratiques so-
ciales qui fait de la compétence (transversale) un vecteur idéologique dont il est impératif de re-
lever tout ce qu’il masque « d’amnésie ou d’aveuglement théorique et épistémologique »
(Bronckart, 2015, p.114).

Dès lors, quelle stratégie adopter pour conduire une telle investigation ? Un dialogue entre
champ scientifique et champ des pratiques sociales est-il possible, articulant potentiellement
concepts scientifiques et quotidiens selon un processus d’enrichissement mutuel analysé par Lev
Vygotsky (Vergnaud, 2000) ? Selon ce dernier, bien que les concepts quotidiens et scientifiques
s’élaborent selon des modalités pratiques différentes, leur relation est dialectique et opère dans
un jeu d’unité et de discordance (Rochex, 1997). Faut-il au contraire concevoir des points de vue
et des logiques inconciliables ? Auquel cas, les compétences transversales seraient à considérer
comme un objet imposé à l’agenda scientifique, sans consistance réelle. De par les confusions
qu’elle opèrerait, cette notion constituerait alors un faux problème scientifique.

En l’état, il paraît difficile de prendre clairement position.

Il convient en effet de remarquer que les pratiques sociales mobilisant les compétences trans-
versales tout comme les approches scientifiques de l’agir professionnel ou des apprentissages
sont confrontées à une même interrogation : comment penser les liens qui se tissent entre sa-
voirs, capacités, compétences et leurs contextes de construction, de mobilisation, de modification
ou de validité. Si toute action est de manière indépassable singulière (Barbier & Galatanu, 2000),
si toute compétence se trouve liée à un contexte (singulier par nature), il est toutefois indispen-
sable de comprendre les dimensions qui font que les individus dans la diversité de leur agir et
développement n’ont pas, à chaque fois, à tout reconstruire. Les compétences transversales se
présentent dans les usages sociaux actuels comme une réponse pratique à une telle interroga-
tion. Sous cet angle, nous considérons qu’elles constituent un champ d’investigation scientifique
– et donc critique – pertinent.

Dans les analyses que Bernard Rey (2015) et Sandra Enlart (2011) conduisent sur les compé-
tences (transversales), une première clé de lecture apparaît selon nous. Ils relèvent deux ma-
nières de voir, de conceptualiser, et nous dirons de problématiser : d’un côté se développe une
rationalité gestionnaire qui institue un concept quotidien par généralisation et à distance des acti-
vités réelles, de l’autre se développe une perspective scientifique qui met en évidence, à partir
d’une analyse des situations ou de l’activité, les faiblesses fondamentales d’un tel concept quoti-
dien. Ces deux approches indiquent ainsi des systèmes de connaissances et d’action spéci-
fiques desquels dépendent les opérations de conceptualisation (Jonnaert, 2009) ordinaire et
scientifique des compétences transversales. Il s’agit alors de savoir si ces deux perspectives,
procédant selon des choix très différents dans leur travail de conceptualisation, peuvent ou non
se rencontrer. Précisons que le dialogue que nous souhaitons interroger ici s’apparente ainsi
plus à la mise en évidence d’interpellations réciproques à partir de systèmes de connaissances
et d’action spécifiques que de co-construction selon une communauté de langage.

Dans la réflexion qui suit, nous présentons tout d’abord le cadre conceptuel – la philosophie
pragmatique développée par John Dewey – à partir duquel nous comprenons le travail de con-
ceptualisation mis en œuvre par les deux perspectives identifiées ci-dessus. Puis nous exposons
la démarche méthodologique retenue qui procède essentiellement d’une analyse bibliogra-

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

phique. Dans un troisième temps, en prenant appui sur le travail de conceptualisation engagé
selon chaque perspective pour tenter de résoudre les situations « troublées » auxquelles cha-
cune d’elle est confrontée, nous discutons la possibilité d’un dialogue ou plus précisément des
relations qui peuvent se tisser entre ces deux perspectives. Pour finir, nous synthétisons les prin-
cipaux résultats de cette étude.

2. La conceptualisation entendue comme une enquête

Notre réflexion prend appui sur la perspective tracée par Dewey dans le champ de la philosophie
pragmatique américaine et, plus spécifiquement sur l’analyse qu’en a réalisée Joëlle Zask
(2008). Nous concevons en effet le travail d’élaboration des concepts quotidiens et scientifiques
comme relevant de pratiques certes différentes, mais qui ont toutes deux comme perspective de
rendre les réalités et activités sociales intelligibles de leur point de vue et de les faire partager par
un ensemble élargi d’acteurs. La possibilité d’un dialogue entre conception quotidienne et scienti-
fique a selon nous pour pierre de touche le fait que les concepts proposés soient opérants et te-
nus pour vrais dans l’ensemble des champs potentiellement concernés. Comme l’indique Michel
Fabre (2006, p.26-27), la construction du vrai chez Dewey, prise entre enquête sociale et en-
quête scientifique, tient à une double perspective : « Le vrai n’est pas seulement ce qui marche
(même si Dewey utilise quelquefois cette expression en un sens polémique), mais ce qui marche
en étant fondé en raison. […] En ce sens, la valeur des idées se mesure bien à leur œuvre, au
fait qu’elles résolvent ou non des problèmes, qu’elles réussissent à réorganiser l’expérience ».
C’est selon cette perspective que nous analysons les manières de conceptualiser les compé-
tences transversales. Comment, entre conceptualisation quotidienne et scientifique, l’élaboration
des « compétences transversales » répond-elle à ces deux impératifs ? Suivre ce travail du con-
cept demande dès lors d’interroger les problèmes auxquels ces deux points de vue ont affaire.

Encore faut-il comprendre comment un problème s’impose à chacune de ces perspectives. Pour
Dewey, celui-ci prend naissance dans un jeu entre contexte et situation.

Précisons ce que nous entendons par ces deux termes. « Un contexte est un milieu dans lequel
prend place telle ou telle conduite » (Zask, 2008, p.314). Pour Dewey, celui-ci est en capacité de
déterminer des significations et des traits de cette conduite sans toutefois être affecté par elle. En
reformulant, et en nuançant quelque peu ce point de vue, nous dirions que le contexte constitue
tout ce dont un individu engagé dans une action hérite et qui ne peut être affecté dans le cours
de l’action engagée2. Toutefois, l’individu, dans son comportement ou son activité, ne fait pas
qu’hériter d’un contexte. Il est en capacité d’interagir avec celui-ci pour en faire une situation.
Celle-ci constitue une organisation d’éléments contextuels qui « se prêtent à l’action ». La situa-
tion est à entendre comme un construit porté par tout organisme vivant qui, dans son interaction
avec le contexte, vise à rendre possible, voire à augmenter les possibles de son action. Dewey
précise que c’est lorsqu’un élément du contexte vient perturber la situation organisée par
l’individu, que l’engagement d’une enquête est exigé.

L’activité de conceptualisation engagée par les différents acteurs (qu’il faut entendre comme une
enquête au sens de Dewey) s’explique par la présence d’une « situation “troublée”, c’est-à-dire
par une situation dont les traits cessent d’être suffisamment identifiables pour qu’ils puissent être
convertis en moyen d’action » (Zask, 2008, p.316). La situation apparaît dès lors aux individus
comme problématique. Elle est comme débordée par des éléments de contexte qui résistent à
leur intégration dans la situation. Enquêter, ici conceptualiser, c’est donc tenter de « réunifier »
une situation afin qu’elle soit à nouveau propice à la pleine réalisation des besoins concrets des
individus. Le fruit de l’enquête, ici une conceptualisation opérante et tenue pour vraie des compé-
tences transversales, permettrait finalement de restructurer l’expérience des acteurs.

2
À une échelle plus importante, regroupant un ensemble de conduites et d’activités partagées sur une temporalité plus longue,
le contexte est bien évidemment affecté par celles-ci.

10
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Suivre la manière dont les « compétences transversales » sont conceptualisées demande ainsi
de mettre en évidence les situations « troublées » auxquelles les deux perspectives sont confron-
tées et, en parallèle, la manière dont ce travail d’élaboration conceptuelle, selon une perspective
quotidienne ou scientifique, permet ou non d’unifier les situations « troublées ».

3. Approche méthodologique

Comprendre la manière dont les compétences transversales sont conceptualisées demande,


d’une part, de préciser ce que les acteurs associent à cette expression, à quelles réalités trou-
blées il est fait référence ; d’autre part, d’indiquer en quoi les compétences transversales ainsi
élaborées participent de la résolution ou non des situations selon les deux perspectives identi-
fiées.

Pour ce faire, la démarche méthodologique adoptée ici prend principalement appui sur des dis-
cours écrits. Pour accéder à une vision relativement exhaustive de la manière dont les acteurs
sociaux mobilisent et élaborent ce concept quotidien, mais aussi disposer des perspectives
scientifiques adoptées relativement à ces usages, nous avons fait le choix de constituer un cor-
pus d’analyse à partir des textes disponibles sur le portail Cairn contenant, dans l’ensemble du
texte, l’expression « compétence.s transversale.s » dans sa forme singulière ou plurielle3. Ces
textes peuvent être considérés comme significatifs, car :

- ils mettent en évidence, sous forme d’énoncés en nom propre ou de discours rapportés, les
points de vue professionnels, institutionnels et scientifiques ;
- ils émanent de publications faisant autorité dans le champ scientifique ou professionnel, qu’il
s’agisse d’ouvrages ou de revues scientifiques, interfaces ou professionnels ;
- au vu des accords éditoriaux, les publications recensées sur le portail sont représentatives du
champ de publication en sciences humaines et sociales.

L’analyse distingue deux niveaux de discours présents dans ces textes. Nous nous intéressons,
dans une première étape, aux « compétences transversales » exposées dans les textes en tant
qu’objet social sur lequel porte l’analyse des auteurs. Il est ainsi possible, à partir du corpus,
d’identifier des conceptualisations quotidiennes et des usages des compétences transversales
qui sont mis en évidence dans ces écrits. Pour limiter les effets d’un travail sur des objets de se-
conde main (tels qu’ils sont ici présentés par les auteurs des textes), et lorsque cela est possible,
nous prenons soin de référer ces dires sur les usages et conceptualisations à des pratiques con-
nues ou des discours de première main (élaboration de curricula, mise en place de portefeuilles
de compétences, pratiques de référentialisation, programmes d’enseignement, rapports institu-
tionnels, etc.). Dans une seconde étape, nous retenons les points de vue critiques qui sont por-
tés sur ces usages et conceptualisations, donnant ainsi accès au travail de conceptualisation
scientifique en regard des concepts quotidiens.

La plupart des 659 textes recensés dans la recherche, publiés entre 1992 et 2018, ont ainsi été
retenus (95 textes contiennent l’expression « compétence transversale », 518 contiennent
l’expression « compétences transversales », 48 contiennent les deux expressions). Ont été ex-
clus du corpus les textes où les expressions recherchées n’étaient présentes qu’en bibliographie
(dans ce cas, il s’agissait essentiellement d’une citation à l’ouvrage de Bernard Rey, « Les com-
pétences transversales en question » publié aux éditions ESF en 1996).

Dans un premier temps, afin d’identifier la multiplicité des « objets sociaux », les analyses ont
principalement porté sur les segments de texte dans lesquels figurent les expressions recher-
chées (découpage au niveau du paragraphe) en précisant le contexte qui leur est associé. Dans

3
D’autres formulations proches existent (soft skills, compétences transférables, génériques, non académiques, etc.). Toutefois,
l’objet de cette réflexion est d’interroger ce que les acteurs associent au caractère de transversalité des compétences. Limiter
notre exploration à cette seule appellation nous paraît dès lors pertinent.

11
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

un second temps, relativement à chaque contexte, nous avons privilégié la lecture de textes dont
la problématique interrogeait directement les compétences (transversales).

La méthodologie adoptée indique toutefois des limites. On peut relever les choix opérés dans le
second temps de l’analyse qui excluent un accès à l’exhaustivité des perspectives critiques dis-
ponibles. Indiquons que la plupart des textes du corpus sont liés à des contextes francophones
et laissent ainsi dans l’ombre l’inventivité d’autres espaces culturels.

4. Conceptualiser les compétences transversales :


les logiques à l’œuvre

Tracer les logiques qui organisent la conceptualisation des compétences transversales dans les
pratiques sociales s’apparente à un défi tant les usages relevés dans les différents champs (sco-
laire, universitaire, formation professionnelle, politiques en lien avec la relation formation-emploi)
semblent divers. Cette diversité est présente dans le cadre scolaire. Les compétences transver-
sales sont associées aux compétences fondamentales (ou socles) bien que le socle de compé-
tences, dans ses variations historiques, soit parfois constitué, dans sa rédaction, de compé-
tences transversales et non transversales. Elles entretiennent un rapport ambigu aux
compétences disciplinaires : les compétences disciplinaires pouvant devenir des compétences
transversales (Detheux & Schockert, 2000), l’inverse étant aussi envisageable (Nocus et al.,
2007). Ce sont des compétences qui « ne portent pas sur une discipline, mais sur l’enfant et sa
relation au monde de l’école » (Barbot & Camatarri, 1999, p.132) ou qui « transcendent les disci-
plines » (Martin, 2004). Ce sont des métacompétences qui soutiennent le développement des
compétences disciplinaires (Attali & Martin, 2006). Cette diversité se retrouve dans le cadre pro-
fessionnel. Dans le contexte de l’ingénierie, ce sont des compétences non spécifiques (excluant
des dimensions scientifiques ou techniques) associées notamment à des fonctions de gestion
(Jean & Charriaux, 1998). Ce sont des compétences identiques à plusieurs fonctions ou
branches professionnelles sans que cela exclue des compétences spécifiques (Quenson, 2009).
Ce sont des compétences associées au partage d’une même action par différents corps de pro-
fessionnels, par exemple dans le cas de la prise en charge d’un patient en milieu hospitalier
(Chuinard, 2007). Ce sont des compétences partagées au sens juridique du terme, comme résul-
tant du partage d’un domaine d’action légitime pour une diversité d’acteurs : voir par exemple
Caroline Gallez (2007) dans le cadre de l’intercommunalité ou Nathalie Mons (2007) lorsqu’elle
interroge la décentralisation en France. Il ne faut dès lors pas exclure le fait que, dans les usages
quotidiens, le terme recouvre des réalités fort différentes, nécessitant de discriminer les significa-
tions qui y sont associées.

Plutôt que d’interroger les différentes définitions proposées et d’imaginer leur synthèse – ce à
quoi les auteurs du rapport France Stratégie (2017) se refusent au vu des difficultés rencontrées
– nous préférons revenir dans un premier temps sur l’idée même de transversalité. Selon le sens
commun, elle définit le caractère d’un objet qui traverse de manière orthogonale un contexte gé-
néral dominant, déjà structuré et orienté. En cela, les compétences transversales sont à entendre
relativement à un contexte dominant dont elles ne suivent pas les orientations. Il convient d’ores
et déjà d’indiquer le caractère toujours relatif de la transversalité d’une compétence : il n’y a pas
de compétence transversale en soi puisqu’elle est dépendante par définition d’un contexte domi-
nant qui détermine sa transversalité. On peut dès lors comprendre le fait qu’enseignants du pre-
mier et du second degré construisent des perceptions très différentes des compétences trans-
versales (Rey, 1996). De même, certaines compétences dans la maîtrise des TICE, considérées
précédemment comme des compétences techniques spécialisées, relèvent aujourd’hui de com-
pétences dites transversales. La difficulté d’une définition claire des compétences transversales
tient sans doute à ce point. En cela, il apparaît opportun d’explorer les compétences transver-
sales à partir des contextes et des situations « troublées » qui les déterminent et orientent leur
conceptualisation.

12
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

C’est donc à partir des questions ou interpellations que suscite le contexte contemporain aux dif-
férents points de vue que nous examinons les significations ou critiques associées aux compé-
tences transversales, fruits de l’engagement de l’enquête. Celles-ci sont dès lors à considérer
comme des analyseurs de questions vives qui se posent dans les champs et les contextes où
ces compétences sont mobilisées.

5. Résoudre des situations troublées dans l’espace scolaire

Comprendre comment les compétences transversales s’inscrivent dans le champ scolaire à partir
d’une perspective macrosociale4 demande de revenir sur le développement de la « logique com-
pétence ».

Dans le contexte scolaire, celle-ci fait son apparition dans les programmes de l’école maternelle
et élémentaire dès 1991 pour être étendue et généralisée à partir de 2005 au niveau du collège.
Les compétences transversales sont mobilisées dans les textes officiels à partir de 1991 et figu-
rent dans les programmes de 2002. Elles semblent donc intimement liées aux problématiques
associées à l’importation de la « logique compétence » dans l’espace scolaire. En 2006,
l’expression disparaît des textes officiels définissant le socle commun de connaissances et de
compétences (Berry & Garcia, 2016). Ceci suscite un étonnement : pourquoi dans un contexte
contemporain où le recours aux compétences transversales est prégnant, cette catégorie semble
disparaître dans un espace de pratique qui y a eu recourt très tôt ? Il en est ainsi pour le socle
commun de connaissances, de compétences et de culture de 2015 qui constitue aujourd’hui le
référent des politiques éducatives. Il est précisé que ce socle « présente ce que tout élève doit
savoir et maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire. Il rassemble l'ensemble des connaissances,
compétences, valeurs et attitudes nécessaires pour réussir sa scolarité, sa vie d'individu et de
futur citoyen » (décret 2015-372 du 31 mars 2015). Toutefois, bien que l’expression « compé-
tence transversale » soit absente de ce texte, nous relevons l’usage de l’adjectif « transversal »
dans le premier article : « chacun [des cinq domaines de formation] requiert la contribution trans-
versale et conjointe de toutes les disciplines et démarches éducatives ». Les programmes de
2015 lorsqu’ils font référence à la transversalité, indiquent le fait que les objets d’apprentissage
sont partagés entre une pluralité de discipline. Au vu de ces éléments, nous pouvons com-
prendre que l’absence de référence explicite aux compétences transversales dans le socle de
compétences n’indique pas, selon nous, un abandon, mais une extension de l’idée de transver-
salité à l’enseignement obligatoire pour en faire la logique dominante. La logique disciplinaire de-
vient dès lors seconde. Cela apparaît clairement si l’on se réfère aux programmes de 2002. Ils
sont eux aussi définis par domaines qui, a contrario du socle commun actuel, se réfèrent à des
disciplines en regard desquelles sont identifiés deux domaines transversaux. Or, si la transversa-
lité indique une position toujours seconde, relativement à une orientation dominante, le renver-
sement actuel des hiérarchies entre logique disciplinaire et approche transversale des ensei-
gnements indique une impossibilité logique d’un recours à des « compétences transversales »,
puisque, dans le cadre de l’enseignement obligatoire, elles le sont toutes par nature.

Une logique mobilisée dès 1991 par les instances ministérielles en périphérie de la logique disci-
plinaire semble ainsi avoir subsumé cette dernière. Il s’agit dès lors moins de parler de compé-
tences transversales que de transversalité des compétences construites dans le cadre scolaire et
constituant le support commun à chacun pour s’engager dans sa scolarité, sa vie professionnelle
et citoyenne. Une telle position prolonge des implicites du socle de 2006 qui semblaient « poser
le caractère transversal comme fondement propre à la notion de compétence » (Tripier-
Mondancin & Vergnolles Mainar, 2014, p.123), l’expression compétence transversale présentant
dès lors une redondance. Cette disparition indiquerait-elle le succès de l’importation de la logique
compétence dans le champ de l’enseignement obligatoire ? Ne témoigne-t-elle pas d’une prise
en compte des critiques formulées scientifiquement ?

4
Point de vue adopté notamment par les acteurs des politiques éducatives et de l’administration scolaire.

13
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

La généralisation de cette logique de transversalité semble ainsi pouvoir tenir compte et ré-
pondre à une pluralité de situations perçues comme troublées du point de vue des acteurs des
politiques éducatives :

- elle échappe aux apories que constituent les oppositions compétences disciplinaires – trans-
versales que relèvent les nombreux travaux scientifiques portant sur le champ scolaire
(Schneider-Gilot, 2006 ; Schneider & Mercier, 2014 ; Pollet, 2001) ;
- elle remet en perspective la mission éducative de l’école, dans un contexte sociopolitique
troublé par la question du terrorisme, du modèle démocratique et de l’appartenance ci-
toyenne. Il s’agit ainsi de faire retour sur une mission historique de l’école mise en évidence
par les premiers sociologues de l’école : « La socialisation scolaire est avant tout une éduca-
tion morale et culturelle, même si, en sus de cette fonction intégratrice, l’école doit également,
fonction plus technique, préparer chacun à une place dans la division sociale du travail » (Du-
ru-Bella, 2015, p.15) ;
- elle prend mieux en compte une ouverture de l’école sur son environnement, ce dont té-
moigne l’essor des « éducations à » propices au développement de compétences dites trans-
versales (Audigier, 2015) ;
- elle apporte une réponse aux critiques déjà anciennes d’un académisme et d’un élitisme vec-
teurs d’inégalités et d’injustices scolaires. Elle se veut intégratrice d’une perspective plus glo-
bale sur l’élève (voir par exemple l’analyse de Martin (2004) relative aux programmes
d’enseignement au Québec) et des questions que posent l’existence de curriculum cachés ou
d’une prise en compte insuffisante des apprentissages informels (Duru-Bella, 2015) ;
- elle s’accorde avec la logique d’employabilité mise en évidence par exemple dans les travaux
en sciences de gestion et portant sur l’employabilité des jeunes (Morel & Maire, 2017 ; Bricler,
2009).

Remarquons dès lors la portée de cette conceptualisation quotidienne en direction des compé-
tences transversales qui semble parvenir à unifier, du point de vue de ces acteurs, des situations
troublées multiples.

Du point de vue scientifique, la situation est autrement problématique. Les travaux menés en di-
rection des compétences transversales dans l’espace scolaire, principalement à partir d’une
perspective didactique, relèvent la difficulté d’attester de leur consistance dans les activités
d’enseignement. Si, selon la perspective macrosociale, les activités de communication ou de
problématisation semblent « logiquement » transversales à une diversité de discipline, l’analyse
didactique de telles compétences, resituées dans leur contexte disciplinaire de construction et de
mobilisation, relativise fortement ce point de vue (Chartrand & Blaser, 2006 ; Schneider-Gilot,
2006 ; Pollet, 2001). Michel Fabre (2005) s’interroge sur ce qu’il y a de commun dans des activi-
tés de problématisations développées dans les différentes disciplines ? D’autres recherches
questionnent la construction d’une compétence à se situer dans l’espace5 à partir des « ponts »
qu’opèrent les textes officiels entre plusieurs disciplines (Tripier-Mondancin & Vergnolles Mainar,
2014). Or, les auteurs montrent que les textes sont dans l’incapacité de rendre compte de cette
transversalité et conduisent, in fine, à un retour du disciplinaire. Les auteures précisent alors
qu’une réflexion didactique sur la construction des ponts reste à engager, indiquant de manière
implicite le bien-fondé de l’interpellation prescriptive. Cette étude témoigne de la sensibilité des
approches didactiques à la question des compétences transversales, ou plus précisément de ce
qui assure la transversalité des compétences, relativement à l’essor des questions que posent
l’inter-pluri-trans-disciplinarité (Carnus, 2010 ; Gérard & Roegiers, 2009 ; Baluteau, 2005).

Les compétences transversales semblent trouver, du côté des pratiques scolaires, un terrain plus
favorable à leur usage lorsque les enseignements ne s’inscrivent plus dans une logique discipli-
naire. Pour certains (Carnus, 2010 ; Hasni & Lebrun, 2008), le décloisonnement disciplinaire
qu’autorisent par exemple les itinéraires de découverte au collège ou l’enseignement par projet
favorise un travail sur les compétences (transversales). Ainsi, dans le cadre de l’éducation à
l’entrepreneuriat, orientée vers le développement de l’autonomie et de l’initiative des apprenants,

5
Compétence à se situer dans l’espace et dans le temps sont les seules compétences transversales identifiées dans les pro-
grammes de 2015.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Sylvain Starck (2018) met en évidence des pratiques et logiques d’enseignement à distance de
la forme scolaire. Les travaux qui investiguent les relations entre enseignement par projet et sa-
voirs disciplinaires (Bousadra & Hasni, 2012) mettent en évidence les difficultés de concilier en-
seignement centré sur les approches pédagogiques associées au développement de compé-
tences transversales et acquisitions de savoirs disciplinaires. Ces derniers exigent un travail de
conceptualisation qui reste fragmentaire dans les approches par projet observées. Une centra-
tion sur des compétences considérées comme transversales, sans véritable étayage, risque ainsi
d’appauvrir les enseignements par l’émergence d’une « didactique psychologique » (Sarrazy,
2003) et de conduire à de nouvelles formes d’inégalité scolaire (Bautier & Rayou, 2009) ? C’est
notamment le cas lorsque l’intérêt porte sur les tâches et les attitudes au détriment de la mise en
jeu des savoirs.

Dans le contexte scolaire, les recherches soulignent ainsi l’incapacité actuelle de ce concept
quotidien et de ses usages à résoudre de manière satisfaisante les situations troublées aux-
quelles il est censé répondre.

6. Résoudre des situations troublées


qui se posent dans la relation formation-emploi

Dans le cadre de la relation formation-emploi, le travail de conceptualisation apparaît comme


sensiblement différent. Pour le suivre, il nous faut là aussi revenir à la « logique compétence »
qui structure aujourd’hui cette relation. Au début des années 1980, elle participe à la construction
des diplômes professionnels du ministère de l’Éducation nationale (Maillard, 2003). Depuis que
ceux-ci sont devenus, dans le contexte français, un facteur décisif pour une insertion profession-
nelle de qualité (Céreq, 2016 ; Maillard, 2012), les acteurs de l’Éducation nationale se trouvent
dans l’obligation d’attester constamment de la valeur de ces diplômes et des formations qui y
sont adossées. Un environnement sociétal en transformations constantes et accélérées rend par-
ticulièrement problématique une telle attestation. La « logique compétence » et l’usage de réfé-
rentiels en constituent la réponse pratique.

La logique compétence marque une rupture « avec le modèle scolaire des programmes, des dis-
ciplines étanches et avec la chronologie traditionnelle des apprentissages » (Maillard, 2003,
p.64). Elle permet aux acteurs d’opérer selon un langage commun entre monde de la formation,
de la certification et champ professionnel. Des référentiels de certification sont élaborés à partir
de référentiels d’activités professionnelles (RAP) qui définissent « une cible professionnelle ».
Dans une logique de mobilité professionnelle, mais aussi pour faire face à l’obsolescence rapide
des diplômes et s’inscrire dans une perspective prospective, les référentiels identifient « un en-
semble d’activités et non pas – ou plus exactement non plus6 – un emploi ou un métier, pour évi-
ter d’être trop réducteur » (Maillard, 2003, p.66). Une double logique anime dès lors la relation
formation-emploi : l’une toujours référée à une perspective de spécialisation par métiers, filières
et diplômes spécifiques, l’autre orientée vers la plasticité des exercices professionnels (liée no-
tamment aux évolutions sociotechniques dans les environnements de travail), la mobilité profes-
sionnelle, qu’elle soit désirée ou forcée, l’insertion professionnelle à distance de la formation ini-
tiale suivie. Les référentiels de compétences se révèlent alors comme des instruments
fournissant « un repère stable, commun et plutôt riche » (Maillard, 2003, p.74 citant les études
menées sur la valorisation des acquis professionnels (VAP) sous la direction d’Yves Clot).

La logique de transversalité est toutefois double dans l’usage de ces référentiels. Dans les réfé-
rentiels des métiers et des emplois, il s’agit d’identifier les compétences transversales qui ne sont
pas spécifiques à ceux-ci et les compétences techniques ou spécifiques. Ce sont ces dernières
qui déterminent la logique dominante dans la formation et l’exercice professionnel. La première
logique identifie des compétences supposées nécessaires à tout futur professionnel : les compé-
tences transversales sont dès lors dénommées compétences socles ou clés (France Stratégie,

6
C’est nous qui soulignons.

15
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

2017). Nous retrouvons ici une approche sensiblement identique à celle développée dans
l’espace scolaire. Les compétences transversales sont entendues ici comme celles exigibles
pour tous. Ainsi, tous les référentiels professionnels incluent trois catégories considérées comme
transversales : organiser, gérer, communiquer.

La transversalité désigne toutefois une seconde logique qui consiste à repérer, à partir des réfé-
rentiels professionnels comparés termes à termes, des compétences supposées similaires et
donc mobilisables d’un exercice professionnel à un autre (Neyrat, 2008). Le rapport France Stra-
tégie (2017) préfère identifier dans ce cas des compétences transférables, l’extension d’un do-
maine professionnel à un autre étant ici plus limitée. Ce point de vue est toutefois contradictoire
avec d’autres approches. Ainsi, les métiers de l’encadrement dans l’Éducation nationale sont au-
jourd’hui pensés au niveau ministériel comme relevant du partage de compétences transversales
qui rapprocherait les exercices professionnels et fragiliserait une spécificité par corps profession-
nels (Buisson-Fenet, 2015). Comme relevé plus haut, il n’existe pas de compétences transver-
sales en soi, elles sont toujours relatives à un cadre de lecture qui rend ardue une conceptualisa-
tion commune. La distinction transférable/transversale est par ailleurs fragile en soi, toute
compétence dite transversale supposant sa transférabilité (Rey, 1996).

En quoi, cette double logique, permet-elle de répondre aux situations troublées que rencontrent
les acteurs organisant la relation formation-emploi ?

La première logique participe aujourd’hui à la structuration des politiques de formation à destina-


tion des publics les plus faiblement dotés scolairement et qui sont, au cœur d’une problématique
sociale depuis les années 1970 (Charlot & Glasman, 1999). Dans une logique de certification
pour tous (Maillard, 2012), il s’agit de qualifier tout individu par le biais de multiples processus de
certification. Ainsi, la certification interprofessionnelle CléA initiée en 2016 vient attester de la
maîtrise de compétences transversales, nécessaires à l’ensemble des métiers, répertoriés dans
le socle commun de compétences et de connaissances défini par le Code du travail.

La seconde logique se présente comme une réponse à d’autres interpellations des exercices
professionnels contemporains. Ceux-ci se sont complexifiés – tant dans l’extension des activités
exigées que par les savoirs à mobiliser – et demandent dès lors, du point de vue des politiques
de formation, une réponse adaptée : « Il faut viser le développement d’habiletés sociales et co-
gnitives de haut niveau permettant l’adaptation à la complexité et au renouvellement continuel
des savoirs. D’où l’idée de compétences transversales, présentes dans de nombreux plans
d’études, qui s’inscrivent dans une perspective de développement global et n’appartiennent pas
en propre à un champ disciplinaire » (Legendre, 2008, p.49). Cette complexité est renforcée par
des formes d’exercices professionnels plus collaboratifs qui viennent interroger les formes divi-
sées du travail. C’est par exemple le cas dans l’enseignement (Marcel et al., 2007) ou dans le
domaine de l’ingénierie (Jean & Charriaux, 1998). Il en est de même avec le partage renforcé de
domaines de compétences (développement économique, aménagement de l’espace, environ-
nement (Gallez, 2007) ; lutte contre l’exclusion (Mons, 2007) ou le développement de
l’interprofessionnalité (Hatano-Chalvidan, 2016). Or, les travaux de Julie Gervais (2007) montrent
que le développement de compétences managériales, supposées transversales à l’exercice pro-
fessionnel dans le corps des Ponts et Chaussée, conduit en fait, à un risque d’éloignement des
compétences techniques, constitutives de l’expertise.

Les transformations dans le champ professionnel sont aujourd’hui en forte accélération et inter-
rogent notamment la capacité des décideurs politiques d’y faire face. Les restructurations du
marché de l’emploi avec la disparition de certains métiers et l’émergence de nouvelles activités
professionnelles accentuent la nécessité d’anticiper les mobilités professionnelles. Les compé-
tences transversales indiquent ainsi, du point de vue des gestionnaires, des supports clés pour y
répondre efficacement. Certains vont même jusqu’à envisager le remplacement du couple « di-
plôme spécialisé – spécialisation des fonctions » par le couple « diplômes transversaux – compé-
tences transversales » (Quenson, 2009). Au-delà des types d’emplois, ce sont de même les
formes d’emploi qui évoluent. Patricia Champy-Remoussenard (2015) relève la diffusion de plus
en plus importante d’un modèle entrepreneurial de l’activité. En cela, certaines compétences

16
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

dites transversales – liées à l’autonomie, l’esprit d’initiative et d’entreprendre – sont présentées


aujourd’hui comme des ressources essentielles pour conduire son activité professionnelle.

Plus largement, le développement d’une logique de capitalisation des expériences et compé-


tences interpelle les individus dans leur capacité de conduire leur employabilité. Comme le sou-
ligne Fabienne Maillard (2012, p.41), « [l]e principe constitutif des activités législatives et des ré-
formes en cours est qu’un individu bien informé et donc bien orienté, doté de certifications en
tous genres et de multiples droits, peut devenir une véritable petite forteresse mobile sur le mar-
ché du travail mondial. L’individu ainsi identifié est un acteur intentionnel, rationnel et calculateur,
celui même qui est au cœur de la doctrine néo-libérale (Bruno, Clément, Laval, 2010) ». Les
compétences transversales s’inscrivent ainsi dans cette perspective en faisant de chaque espace
d’expérience une opportunité pour accroitre son employabilité (Béduwé & Mora, 2017 ; Brassier-
Rodriguez, 2016). Relativement à un marché de l’emploi fortement concurrentiel, les compé-
tences transversales s’accordent avec une logique de capital humain. Une telle conceptualisation
dispose les individus à se rapporter à leurs parcours expérientiels et de formation selon une vi-
sion microéconomique, disposition jugée vertueuse pour les (futurs) professionnels et conjointe-
ment pour la santé et la compétitivité des organisations de travail.

Du point de vue scientifique, cette rationalité politique et gestionnaire qui tend à imposer les
cadres légitimes de réflexion et les formes de conceptualisation, pose toutefois des questions et
problématiques centrales. Pour certains, une telle conception de la mobilité professionnelle à
partir d’une comparaison des référentiels se réalise à partir de nombreux implicites : le passage
d’un emploi à un autre représente-t-il un transfert de compétences ? Qu’est-ce qui est transfé-
rable ? Faut-il en inférer des compétences transversales ? (Stroobants, 2002). Pour d’autres,
cette organisation de l’employabilité à partir de compétences individuelles – et notamment trans-
versales – souffre en pratique de l’absence d’une définition claire de celles-ci (Loufrani-Fedida &
Saint-Germes, 2013). Pour d’autres encore, les référentiels finissent par « transformer en choses
ce qui n’était qu’une aptitude vérifiable seulement en situation » (Étienne, 2011 cité par Berry &
Garcia, 2016, p.5). Cela rejoint de nombreuses critiques portant sur le formalisme parfois contre-
productif des référentiels (Durand, de Saint-Georges & Meuwly-Bonte, 2006) ou les confusions
opérées dans les pratiques entre compétence et performance (Cappelletti, 2010). Le degré de
généralisation auquel opèrent les compétences transversales dans les usages quotidiens ex-
plique selon nous l’impossibilité pour une approche référée aux situations professionnelles et à
l’activité de mobiliser une telle catégorie et donc de tenter de la rendre intelligible dans les exer-
cices professionnels. Les comparaisons terme à terme de référentiels professionnels et un cane-
vas commun dans leur élaboration (organiser, gérer, communiquer) s’exposent en effet aux
risques du nominalisme si les activités gestionnaires ne prennent pas appui sur une analyse fine
des activités réelles auxquelles elles sont censées se référer.

Conclusion

L’étude menée ici, en s’attachant aux démarches de conceptualisations ordinaire et scientifique


en direction des compétences transversales à partir des situations « troublées » auxquelles sont
aujourd’hui confrontés les acteurs sociaux, a permis de mettre en évidence des logiques sensi-
blement différentes selon les espaces investigués.

Dans l’espace scolaire, le point de vue institutionnel semble aujourd’hui privilégier une logique de
transversalité des apprentissages et remettre en question la prééminence d’une structuration
fondée sur le découpage et la spécialisation disciplinaires. On peut toutefois s’interroger sur le
rôle que les critiques scientifiques développées dans ce contexte ont pu jouer dans ce qui appa-
raît comme un revirement dans l’usage des compétences transversales. Le travail de conceptua-
lisation scientifique des compétences transversales dans le champ scolaire, réalisé principale-
ment à partir d’une perspective didactique, se montre quant à lui sensible à cette logique de
transversalité dans le contexte d’une montée en puissance de l’inter-pluri-trans-disciplinarité sans
pour autant reconduire les conceptualisations institutionnelles.

17
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Dans les champs professionnels et de la formation, c’est une double logique que l’étude met en
perspective. Du point de vue des politiques et gestionnaires de la relation formation-emploi, les
compétences transversales constituent soit un socle commun dont tout futur professionnel doit
disposer, soit une ressource plus singulière permettant aux individus de conduire leurs parcours
professionnels dans un monde du travail en forte transformation. Les approches scientifiques,
lorsqu’elles interrogent la consistance de ces conceptualisations quotidiennes, s’en démarquent
nettement, mettant notamment en avant les fragilités liées aux généralisations opérées et les di-
mensions idéologiques qui y sont associées. Si dans le contexte scolaire, un dialogue entre con-
ceptions scientifique et quotidienne reste hypothétique, un tel dialogue ne semble pouvoir opérer
dans le contexte de la relation formation-emploi.

Au terme de cette étude, un point mérite d’être finalement souligné : si les approches scienti-
fiques sur lesquelles nous avons pris appui ici ne permettent pas de préciser ce qu’il faut en-
tendre par compétences transversales, elles précisent toutefois que ces dernières ne concordent
pas avec leur conceptualisation quotidienne. Ne conviendrait-il pas dès lors, selon une perspec-
tive critique plus radicale, d’interroger ce qu’il faut en comprendre en faisant l’hypothèse qu’elles
sont un objet social bien différent de ce que les définitions proposées nous invitent à voir ?

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21
Les compétences transversales
d’un point de vue ergologique

Louis Durrive1

Résumé
Comment considérer les compétences transversales en formation, et notamment en formation
professionnelle ? Cette question cruciale renvoie selon nous à la prise en compte de la subjec-
tivité, donc de l’activité, dans le développement des compétences : comment l’acteur est-il pré-
sent dans son acte pour le transformer ? La subjectivité qui humanise l’acte et le transforme a
été reléguée par les diverses approches par compétences, logée à part pour être convoquée
artificiellement, en dehors des actes – que par ailleurs d’autres prétendent définir à l’avance.
Les compétences transversales seront légitimes dans le discours de la formation à condition de
rester arrimées aux actes et toujours saisies pour ce qu’elles disent de l’activité humaine.

Le problème envisagé dans cet article est issu d’une ambigüité conceptuelle et lexicale qui nous
paraît caractériser le terme de « compétence ». En effet, alors qu’il s’agit d’abord et avant tout
d’une catégorie de référentiel (une réalité de l’ordre du discours, un outil d’analyse pour évaluer
des personnes), il n’est pas rare (dans la littérature managériale, par exemple) de lire, derrière ce
qui est appelé « compétence requise » – la compétence visée abstraitement, la compétence
« sur le papier » –, une référence à quelque compétence « réelle », prétendument logée à
l’intérieur du sujet que l’on entend évaluer. Or une telle façon de s’exprimer nous paraît relever
de l’hypostase : on parle d’une entité abstraite (une catégorie créée par l’esprit, un outil intellec-
tuel forgé pour l’analyse) comme s’il s’agissait de la description d’une chose concrète existant en
soi parmi les qualités individuelles du sujet. Qu’une personne soit jugée plus compétente qu’une
autre est bien une opération légitime qui correspond à une réalité observable, mais ce jugement
ne sanctionne pas une « compétence réelle » en tant que qualité substantielle2 présente ou ab-
sente chez le sujet. Nous voudrions montrer qu’en resituant les jugements de compétence dans
les pratiques où ils trouvent au quotidien leur sens (les jugements de compétence tels qu’ils se
font, et non tels que la littérature managériale les modélise), on suit une saine méthodologie
pragmatiste qui permet d’éviter de tomber dans l’illusion substantialiste entravant (selon nous) la
réflexion sur les référentiels de compétence et leur utilisation. Le présent article cherchera à voir
comment prendre en compte la subjectivité de l’acteur dans le travail sans la substantialiser, au-
trement dit sans perdre le contact avec le concret des situations de travail.

1. Au cœur du débat à propos de la compétence

Dans une perspective anthropologique qui est celle de l’approche ergologique, la question de la
compétence nous conduit toujours à celle – beaucoup plus classique – de la relation entre l’être
humain et son milieu. Quelqu’un fait quelque chose : mais comment nommer l’entité qui agit ? On
hésite à l’appeler le sujet de l’action, ou bien l’auteur de l’acte, ou encore l’acteur, ou simplement
l’agent… Tout dépend du lien que l’on reconnaît entre l’être humain et la réalité sur laquelle il in-
tervient. Le doute est bien là et il mérite ici d’être approfondi, car l’opposition entre les compé-

1
Professeur en sciences de l’éducation, Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication
(LISEC), Université de Strasbourg.
2
Une telle confusion entre « la carte et le territoire » (pour reprendre la célèbre expression du linguiste Alfred Korzybski) est
encore bien représentée dans l’anecdote suivante : les îles Samoa ont changé de fuseau horaire en 2011, passant directement
du 29 au 31 décembre. Une certaine presse a titré sur la perte d’une journée de vie pour les habitants ! Assimiler le référentiel
horaire comme convention et la journée comme expérience revient à confondre l’ordre du discours et l’ordre du réel, en préten-
dant que le second n’est que le décalque du premier.

22
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

tences techniques et les compétences transversales n’est pas étrangère à cette disjonction : d’un
côté le monde à travers l’acte technique et de l’autre côté la personne qui agit sur le monde.

Pourquoi parler d’un doute ? Parce qu’il est difficile de situer l’humain en action dans un monde
qui est tout entier soumis aux lois naturelles, celles des causes et des effets – tandis que
l’humain lui-même prétend chaque fois intervenir au cœur des liens de causalité avec ses
propres raisons d’agir. Est-il autonome, libre par rapport à ce monde de déterminismes, que ce
soit en tant qu’« essence » (être pensant) selon Descartes ou en tant qu’« existence » (rupture
de l’être) selon Sartre ? Est-il au contraire pleinement inséré dans ce monde réel et contraignant,
participe-t-il de toutes les causalités, ne faisant pas exception parmi elles ? Dans les deux cas,
on peut s’interroger sur le passage à l’acte – qui est une question centrale de la compétence.
Dans la première hypothèse, comment obtient-on un effet si l’on est soi-même « à part » du
monde des déterminismes ? Dans la seconde hypothèse, comment cause-t-on un effet si l’on est
soi-même l’effet d’une cause ? Ce débat qui traverse les âges de l’humanité est pour nous d’une
grande actualité, loin de toute préoccupation métaphysique. Car il est question du rapport entre
l’initiative et la contrainte, précisément ce dont la compétence veut nous parler, qu’elle soit spéci-
fique ou transversale.

Et il ne faudrait pas, croyons-nous, qu’un usage irréfléchi et inflationniste de l’expression « com-


pétence transversale » nous éloigne à ce point de la réalité de la vie professionnelle que l’on re-
vienne à une vision antique et mythique de l’agir, un potentiel qui serait mal compris et présenté
comme une sorte de pouvoir mystérieux de l’acteur ayant un ascendant sur les choses tel qu’il
les plierait à son désir et à son projet.

L’être humain échappe-t-il ou non aux déterminismes qu’il ambitionne par ailleurs de contrôler ?
Bien sûr, le raisonnement est ici simplifié à l’extrême mais c’est pour parvenir plus directement
au cœur du débat autour de la compétence. Il importe en effet de reconnaître la part de l’acteur
dans ses actes, en choisissant à présent le terme d’acteur essentiellement pour la clarté de la
démonstration. Pour le dire autrement, la question pour nous est de savoir quelle est la place de
la subjectivité dans la compétence, compte tenu du glissement actuel vers la catégorie « compé-
tence transversale » qui nous rapproche beaucoup de l’acteur et nous éloigne tendanciellement
de ses actes concrets.

Une précision terminologique


Dans le langage courant, on entend souvent par « subjectivité » tout ce qui relève des particulari-
tés individuelles (caractère, habitudes, goûts…). Ce n’est pas l’acception retenue ici. L’usage que
nous faisons de la subjectivité renvoie au débat philosophique autour de ce qui fait la singularité
de l’existence humaine. Dans la tradition cartésienne du cogito, la singularité humaine est con-
çue comme une propriété de la substance individuelle (l’âme-pensée). La tradition existentialiste
conteste le caractère substantiel de cette singularité ; si l’homme est un « pur sujet », c’est parce
qu’il incarne une forme universelle de l’existence humaine : la liberté, le « pro-jet ». La tradition
phénoménologique propose de remplacer le terme de « sujet » par celui de « subjectivité », afin
d’insister sur le fait que cette forme universelle de l’existence singulière consiste dans un « être-
au-monde », c’est-à-dire une présence située, une interaction au cœur d’un « ici et maintenant ».

Dans la perspective canguilhémienne où s’inscrit la démarche ergologique, la singularité de l’être


vivant (sa « subjectivité ») est conçue comme le résultat constamment renégocié d’une conquête
– à savoir une prise de position en valeur. Ainsi Georges Canguilhem écrit-il (1998, p.186) : « La
Umwelt de l'animal n'est rien d'autre qu'un milieu centré par rapport à ce sujet de valeurs vitales
en quoi consiste essentiellement un vivant. Nous devons donc concevoir à la racine de cette or-
ganisation de la Umwelt animale une subjectivité analogue à celle que nous sommes tenus de
considérer à la racine de la Umwelt humaine ». Comme elle s’intéresse exclusivement à l’activité
humaine, la démarche ergologique s’attache non seulement à la singularisation de l’existence
par les prises de position en valeur du corps (la « normativité vitale », selon Canguilhem), mais
aussi à la singularisation de l’existence proprement humaine à travers « les débats de normes »
(la « normativité sociale », toujours selon Canguilhem). On voit donc que, loin d’être donnée
d’emblée comme le sujet cartésien, la subjectivité se constitue progressivement à travers ces

23
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

débats de normes, qui correspondent à un retravail continuel des normes antécédentes. C’est
pourquoi Yves Schwartz écrit (2010, p.21) : « Je ne vois pas comment distinguer activité et sub-
jectivité. Il me semble que tout au long de notre vie, notre “corps-soi” est mis à l’épreuve,
s’historicise à travers ses enchâssements de débats de normes ».

Ainsi la subjectivité est-elle susceptible de « plus » et de « moins » qualitativement parlant – car


elle correspond à chaque fois à autant de manifestations d’une puissance normative que l’on
évaluera en termes de « compétence ». Le présent article se demande comment, dans le travail,
le concept de compétence est renouvelé par la prise en compte de la subjectivité dans le sens
que nous lui donnons ici.

L’enjeu mérite que nous allions au fond du discours sur la compétence, en interrogeant la repré-
sentation actuellement partagée de l’expérience humaine.

2. La compétence fait référence à l’expérience humaine

« Tantôt la compétence est conçue comme une potentialité invisible, intérieure, personnelle, sus-
ceptible d’engendrer une infinité de “performances”, tantôt elle se définit par des comportements
observables, extérieurs, impersonnels » observe Bernard Rey (1998, p.27).

Plus précisément, et toujours selon Rey (p.26) : « dans son sens le moins savant, le mot “compé-
tence” évoque à la fois le visible et le caché, l’extérieur et l’intérieur, ce qui dans une action est le
plus standardisé et, au contraire, ce qui paraît le plus attaché à une personne et, partant, le plus
singulier et le plus indicible ».

La difficulté est bien là, dans l’interprétation du constat suivant : quelqu’un fait quelque chose.
Qu’est-ce que cela révèle ? Lorsqu’on agit, la réalité phénoménale garde la trace de ce qui s’est
passé puisque l’après n’est pas identique à l’avant. Or ce que l’on cherche à qualifier – à nom-
mer d’abord et à évaluer ensuite –, ce n’est pas uniquement le résultat, sauf à confondre la com-
pétence avec la performance. Dans la mesure où ce qui est produit à l’issue d’une action peut
aussi être lié aux circonstances plus ou moins favorables, l’effet obtenu ne nous renseigne donc
que de façon limitée sur ce qu’une personne est réellement capable de faire.

Pour repérer la compétence, on regardera donc davantage les actes que les résultats. Les actes
sont d’abord des faits : des comportements observables, reconnaissables à partir de différents
points de vue, et donc objectivables. Certains comportements seront évalués comme étant adap-
tés à la situation, d’autres non. Doit-on s’arrêter là dans le jugement de compétence, en admet-
tant que nous n’avons pas accès aux délibérations du sujet, à sa vie intérieure ? La réponse est
aussi liée à la représentation que l’on se fait de l’expérience humaine. Lorsqu’un individu est con-
fronté à un choix entre plusieurs manières de faire, quelles sont ses marges de manœuvre ?
Jusqu’où va son discernement ? Il ne suffit pas de disposer de règles pour mener à bien son ac-
tion, il faut encore les suivre : or on n’obéit pas à une règle comme on suit des rails, pour re-
prendre la métaphore de Wittgenstein, mais plutôt comme on se laisse guider par un panneau
indicateur (Laugier, 2006, p.130), sans être dispensé de choisir. Autrement dit, il faut préparer la
personne à faire face à des choix tout au long de son expérience professionnelle. Cela passe par
la formation, entendue à la fois comme la transmission de savoirs et de savoir-faire, et comme
l’entraînement au raisonnement logique, dans la perspective de devoir trancher entre différentes
possibilités.

Rien ne s’oppose donc, a priori, à rapprocher le jugement de compétence d’un certain nombre
d’actes objectivés – à condition de préciser toutes les ressources à mobiliser en situation. Toute-
fois, il faut bien noter que c’est là l’expression d’un parti pris : on regarde en effet l’expérience
humaine sous un angle dualiste, l’être humain étant séparé du monde dans lequel il agit. On pré-
tend en effet pouvoir raisonner sur le monde transformé par l’acte indépendamment de l’acteur.
L’acte professionnel est ainsi circonscrit par les moyens de la science et des techniques, tandis

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

que l’acteur n’est plus nécessairement regardé comme « l’auteur » de l’acte, mais comme un
simple « acteur » au sens d’exécutant suivant la célèbre distinction introduite par Thomas
Hobbes (1999, p.163).

Nous voudrions ici souligner ce qui nous paraît être une vraie difficulté à raisonner sur la compé-
tence aujourd’hui. La séparation de l’acte et de l’acteur est une perspective résolument rationa-
liste : l’action est pensée comme un projet, entièrement maîtrisé depuis la conception jusqu’à la
réalisation. C’est par exemple le point de vue de l’organisateur du travail, celui qui va définir le
contenu des actes professionnels attendus. La planification de l’action est certes une étape in-
dispensable, puisque c’est à partir d’un cadre normatif que l’activité de travail sera rendue pos-
sible. Toutefois, par un raccourci de gestionnaire, on assimile généralement la satisfaction des
attentes exprimées par le cadre d’action avec le jugement de compétence concernant les presta-
taires du service demandé. Or cette assimilation est totalement injustifiée dans la mesure où elle
réduit la compétence aux actes, en ignorant l’acteur. L’acteur, c’est celui qui fait l’expérience du
monde réel, celui qui prend le risque d’agir en situation. De son point de vue, l’action n’est pas
seulement un projet, c’est également « une aventure », pour reprendre la formule de Gérard
Mendel (1998). Comme ce dernier le souligne, l’Occident survalorise le concept d’une action qui
se déroule « dans la tête », au détriment de l’idée d’un acte qui est avant tout une expérience du
monde en partie imprévisible. L’Orient au contraire (à travers la pensée chinoise du « non-agir »,
notamment) se méfie de notre prétention à vouloir faire des plans d’action exhaustifs, justement
parce que l’expérience du monde valorisée dans cette culture est celle de la complexité et de
l’inattendu. À ce propos, François Jullien (2002, p.109) nous met en garde en citant un penseur
taoïste : celui qui agit va « “retrancher” du réel tout ce qui dépasse par rapport à son projet ».

L’action impersonnelle étant plus simple à cerner et à indexer que l’acte singulier, on comprend
qu’elle serve alors de pierre de touche pour l’évaluation des compétences professionnelles. Un
référentiel par exemple va lister une série de faits observables qui correspondent à des actions
anonymes puisqu’il n’est jamais fait mention de l’acteur. Cependant s’ils sont utiles pour éviter un
jugement arbitraire au moment de l’évaluation, ces repères ne sauraient suffire à conclure qu’il y
a bien là manifestation d’une compétence – à moins de se résoudre, comme Taylor, à regarder
l’être humain au travail « comme un vivant simplifié » (Canguilhem, 1947, p.122). Si l’on cherche
à qualifier au mieux l’acte d’une personne bien identifiée au regard d’un prescrit, il nous semble
que le jugement de compétence ne peut reposer uniquement sur la mobilisation des savoirs déjà
disponibles et sur l’action entendue comme un projet.

Cette perspective rationaliste peut en effet être contrebalancée par l’approche pragmatiste de
John Dewey, qui écrit, à propos du lien entre le savoir et l’action (1983, p.186) : « l’expérience
implique une liaison de l’action ou de l’essai avec une conséquence qui est supportée. Séparer
la phase active de l’agir et la phase passive du subir détruit la signification réelle d’une expé-
rience. Penser, c’est créer d’une manière précise et délibérée des liens entre ce qui est fait et
ses conséquences ». Séparer l’agir comme prise d’initiative et l’agir comme lutte avec les con-
traintes, c’est ce que nous appelons ici un dualisme, car cela revient à regarder l’être humain à
part du monde des causes et des effets. L’approche dualiste prend en considération uniquement
l’action programmée (autrement dit l’initiative) et elle laisse en pénombre l’action comme confron-
tation au monde réel (celui qui résiste au projet). Rendre compte d’un agir sans trahir
l’expérience humaine, cela implique d’évaluer ce qui fait contrainte au moment présent, afin de
s’y soumettre en partie – car on ne maîtrise jamais tout en situation (c’est la « phase passive »
dont parle Dewey) – et de reprendre l’initiative par ailleurs en tirant profit de ce qui se présente
pour mieux réaliser son projet (ce qui correspond à la « phase active » mentionnée par l’auteur).

On voit donc qu’un jugement de compétence équilibré envisagera sous deux angles de vue
complémentaires l’action qui est évaluée : d’une part, l’action comme projet (et les savoirs dispo-
nibles, déjà constitués, qui sont mobilisés) ; d’autre part, l’action comme aventure (et les savoirs
d’expérience, non disponibles à l’avance, qui sont dégagés). Très concrètement, cela se traduit
par une préoccupation de l’évaluateur à l’égard de l’acteur qui soutient un point de vue (celui de
son expérience de la réalité rencontrée) en complément de l’évaluation de ses actes regardés
comme une série de faits confrontés à une autre série de faits décrits à l’avance (le référentiel).

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Nous pensons donc qu’il n’y a pas à choisir entre une entrée personnelle et une entrée imper-
sonnelle dans l’évaluation de la compétence. La compétence est un langage à propos de
l’activité humaine : une manière de parler de ce que fait une personne par rapport à ce qu’on lui
demande et de qualifier cette réponse dans la perspective des situations à venir, afin d’inspirer à
la fois la confiance et la reconnaissance. L’entrée par l’acte impersonnel est légitime et néces-
saire mais elle est limitée aux faits. L’évaluation doit pouvoir appréhender la réalité également à
partir de l’interprétation des faits – ce qui veut dire envisager la situation à partir du point de vue
de l’acteur. C’est la dimension subjective de l’agir qui nous amène à la question des compé-
tences transversales.

3. Les compétences transversales solidaires de l’acte

Durant les trente dernières années, le discours managérial a largement diffusé les multiples ap-
proches par compétences, avec des appréciations contrastées de la part de ceux qui en sont les
destinataires – y compris des réactions hostiles lorsqu’on y voit une logique déshumanisante :
« En référence aux sciences cognitives, l’intelligence est considérée comme un mécanisme de
traitement de l’information dont le fonctionnement et le perfectionnement sont affaire de spécia-
listes. Le “savoir-être” impliquant les compétences comportementales et relationnelles se trouve
intégré lui aussi dans ce modèle » (Le Goff, 2003, p.34).

Ce qui est dénoncé ici surgit d’un paradoxe. Jusqu’à un certain point, la compétence a succédé à
la qualification pour se rapprocher des réalités du travail. Là où la qualification se contentait de
décrire des actes professionnels anonymes et restait délibérément muette sur l’acteur, la compé-
tence permettait au contraire de réunir l’acte et l’acteur : il devenait possible de décrire le travail
non plus comme l’application docile d’une tâche mais comme son interprétation par quelqu’un,
en situation. Or aujourd’hui c’est justement la mention de données subjectives dans les grilles de
compétences qui provoque la désapprobation, au point que certains accusent les entreprises de
vouloir déshumaniser le travail. Que s’est-il passé ? Quel est le dérapage ou l’insuffisance dans
le raisonnement qui peut expliquer un tel échec de l’approche managériale ?

Nous allons brièvement exposer notre hypothèse afin d’avancer sur cette question importante et
décisive, selon nous, dans le débat sur les compétences transversales. La compétence désigne
un rapport, comme l’indique sa racine latine : « competens » signifiant qui convient à, qui est ap-
proprié à (Gaffiot, 1934, p.361). Quels sont alors les termes que l’on cherche à faire corres-
pondre ? Il nous semble que c’est d’un côté un discours et de l’autre, une réalité : ce que l’on af-
firme dans le langage s’accorde ou non avec ce qui est manifesté dans la vie réelle. La
compétence est ainsi clairement du côté des manières de parler (ce n’est pas une substance, un
ressort, une chose réelle) mais elle a pour ambition de s’ancrer dans la réalité, d’en rendre
compte de façon fiable. Car l’enjeu est bien là : la compétence s’inscrit dans les rapports sociaux
et vise à mettre en confiance un employeur potentiel. Nous nous fondons sur des constats, des
faits interprétés de telle façon qu’une inférence (c’est-à-dire une généralisation) soit possible : si
telle personne a donné la preuve de sa maîtrise d’un certain type de situation, alors nous pou-
vons en conclure raisonnablement qu’elle peut se voir confier tel type de tâches dans la même
famille de situations. La compétence repose par conséquent sur une sorte de pari raisonnable :
l’échec n’est pas exclu car la vie ne nous permet pas de tout maîtriser avant d’agir ; toutefois le
risque est relativement réduit car nous avons non seulement des actes réussis à l’appui de notre
jugement – donc un ancrage dans la réalité des faits –, mais aussi le point de vue de l’acteur qui
a donné des assurances sur son discernement, son évaluation responsable des situations ren-
contrées.

Nous pouvons en conclure qu’un usage pertinent de la notion de compétence suppose de tou-
jours reconnaître et de bien distinguer les deux registres qu’il s’agit de faire correspondre : le re-
gistre de la pensée conceptuelle et le registre de la vie réelle. Sur ce plan-là, le langage de la
qualification avait l’avantage de la clarté : son refus d’entrer dans la spécificité des situations de

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travail écartait toute ambigüité, elle ne prétendait pas s’immiscer dans la vie humaine pour la
normaliser. Il n’en va pas de même avec le langage de la compétence : le détail des situations
décrites à l’avance et des actes attendus peut être si poussé qu’on pourrait imaginer que le pres-
crit se substitue au travail réel. On admet pourtant, à la suite de l’ergonomie francophone, qu’il
existe un écart : chaque personne à qui l’on confie une tâche sait qu’elle doit actualiser les con-
signes, en fonction des particularités rencontrées dans cette situation-là. Et ce n’est pas tout, car
une fois que l’écart entre le prescrit et le réel est constaté, l’opérateur doit y répondre de son
propre point de vue et en mobilisant ses propres ressources. Après l’actualisation, c’est la per-
sonnalisation : la deuxième étape de ce que l’ergologie propose d’appeler une renormalisation.
Or en prescrivant des données personnelles, les référentiels de compétences empiètent sur ce
qui est du ressort de l’acteur. Nous faisons l’hypothèse que si les travailleurs peuvent alors
éprouver le sentiment d’être agressé, cela ne vient pas tant de la codification de données per-
sonnelles que de la confusion des registres du langage et de la vie réelle. Insérer dans un réfé-
rentiel ou dans une fiche de poste des compétences directement dirigées vers la personne et ses
comportements – ce que l’on appelle des « compétences transversales » – peut passer pour une
tentative d’ingérence dans la vie d’autrui, de normalisation de l’être humain. Or, au contraire, si
l’on rétablit explicitement la compétence dans son champ qui est celui du discours, on la distin-
guera de la vie réelle. Rappelons que distinguer n’est pas séparer. Car le réel n’est pas qu’un
ensemble de faits, il a aussi à voir avec leur interprétation dans l’ordre du discours. Parler – avec
l’ergonomie francophone – de « travail réel », ce n’est pas faire retour à la substance. Si l’on veut
que le jugement de compétence se rapproche effectivement de la situation de travail réel, il faut
avoir à l’esprit que le réel – au sens que les ergonomes de l’activité donnent à ce terme – n’est
pas une chose en soi, figée, substantielle, mais bien une situation concrètement vécue comme
problème et tranchée par quelqu’un, in situ. Dès lors, le discours de la compétence ne peut plus
prétendre calquer une réalité existant en soi (de l’ordre de la chose, d’un pouvoir détenu par la
personne), mais il doit se mettre au service de l’analyse des actes situés, il doit aider à inférer la
compétence (générale) de la performance (singulière) de la façon la plus juste possible, il doit
donner des outils pour utiliser les référentiels de façon adaptée au cas par cas.

Le discours managérial a cherché avec raison à sortir du paradigme taylorien, avec des auteurs
comme Guy Le Boterf (2002, 2008) et son approche intitulée : « agir avec compétence en situa-
tion ». La modélisation que propose cet auteur permet de dépasser la définition de la compé-
tence comme une simple mobilisation de savoirs. Le Boterf introduit l’acteur dans la relation au
monde matériel (« savoir-agir ») et au monde humain (« pouvoir-agir »), ainsi que dans la relation
de soi à soi (« vouloir-agir »). À partir de là, le triangle qui n’identifiait que des savoirs (« sa-
voirs », « savoir-faire », « savoir-être ») est remplacé par un triangle qui rend compte de la parti-
cularité des situations : le « savoir-agir » indique que l’on applique la procédure sous la forme
d’une stratégie adaptée ; le « pouvoir-agir » signifie que l’on tient compte des circonstances, des
conditions de la situation et des moyens disponibles ; le « vouloir-agir » veut dire que l’on a af-
faire à un sujet et à ce qui le motive.

Selon notre analyse, Le Boterf raisonne juste mais ne va pas assez loin. En effet la situation ré-
elle à laquelle il se réfère n’est pas seulement la situation objectivement connue, elle est égale-
ment la situation subjectivement vécue. L’acteur, en effet, ne peut être efficace sans se poser
comme pilote de la situation qu’il est en train de vivre, autrement dit sans avoir recréé à ses yeux
une cohérence. C’est ce que Canguilhem entend lorsqu’il décrit l’être humain qui se vit au centre
de la scène et qui (selon ses mots) « rayonne » à partir de là – positionnant en valeur les don-
nées de l’environnement en fonction de lui-même et de ses priorités : « Le milieu propre de
l'homme c'est le monde de sa perception, c'est-à-dire le champ de son expérience pragmatique
où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des
objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui. En sorte que
l'environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et par lui »
(Canguilhem, 1998, p.147). On parlera ainsi de « pilote de la situation » non pas bien sûr pour
suggérer que la personne aurait une maîtrise exhaustive des données du problème rencontré,
mais pour indiquer précisément l’inverse : à l’image du pilote d’un véhicule, celui qui agit doit
maîtriser certaines données parce qu’il lui est impossible de tout contrôler. Nul n’est à 100% actif
(contrairement à ce que peut suggérer le modèle de l’action comme projet), car, dès que l’on est

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immergé dans une situation concrète, l’actif se gagne sur le passif, l’initiative s’arrache aux con-
traintes. C’est pourquoi les ressources – les savoirs disponibles, entre autres – ne suffisent ja-
mais : l’action efficace repose avant tout sur un point de vue d’acteur, l’interprétation qui permet
d’évaluer le devenir de la situation, autrement dit l’évolution du champ des contraintes qui dé-
place à chaque fois les priorités et oblige à repenser la forme de son initiative (notamment les
ressources à mobiliser au moment opportun).

Alors que faire si l’on veut malgré tout rendre compte de l’activité humaine en termes de « com-
pétences » ? Yves Schwartz (2000, p.479), qui a très tôt alerté sur la faille du raisonnement ma-
nagérial à propos des compétences, a qualifié l’évaluation des compétences « d’exercice néces-
saire pour une question insoluble ». Le paradoxe est explicite : il est à la fois indispensable de
dire quelque chose à propos de la compétence de quelqu’un – et en même temps il est impos-
sible d’en faire le tour, car on n’enferme pas l’acteur (qui est un être normatif, un être d’initiatives)
dans une grille d’actes impersonnels.

Pour éviter l’impasse, il convient à nouveau de clarifier le rapport entre la vie réelle et le discours.
Nous dirions qu’il s’agit de formuler la distinction et l’interaction de deux registres : d’une part ce-
lui de la vie humaine – de « l’adhérence » à la situation, en termes ergologiques – et d’autre part
celui de l’abstraction par généralisation (de « la désadhérence » par rapport à la situation). Voici
comment Yves Schwartz (2009a) définit les deux termes.

L’adhérence, c’est le défi de vivre au plus près des contraintes réelles, afin de tenter de les utili-
ser comme des opportunités : « il n’y a aucune vie humaine qui ne soit comme appelée à vivre,
pour une part, dans ce que nous nommons “l’adhérence” : soit la mobilisation de nos énergies,
incorporées dans nos facultés intellectuelles comme dans nos équipements biologiques, pour
détecter ce qui fait point de résistance et point d’appui dans le présent du milieu à vivre » (p.16).

La désadhérence, c’est à l’inverse « la capacité d’inventer un mode de se mouvoir – ce sera la


pensée humaine – qui soit à distance, déconnectée plus ou moins profondément de la situation
immédiate, de ses sollicitations, de ses urgences. Cela permettra, dans le long terme, de pro-
duire d’abord le langage articulé, mais dans la continuité, le concept, jusqu’à son pôle extrême,
le concept scientifique. […] Le fait de penser à distance, donc de catégoriser, c’est d’une certaine
manière, une invention de norme […]. Mais catégoriser anticipativement des éléments du monde,
c’est aussi les “qualifier” […]. On subsume un cas sous un concept – voir la qualification comme
acte juridique – mais on ne peut pas ne pas en même temps créer une relation qualitative, pola-
risée, en valeur, avec ce qu’on vise » (p.62).

La vie humaine se comprend ainsi comme un va-et-vient entre adhérence et désadhérence.


C’est d’abord la manifestation d’un effort de vivre : comme tous les animaux, l’humain lutte dans
un environnement contraignant pour y reprendre l’initiative, composer son milieu. Mais cet effort
de vivre est doublé par un effort de connaître, caractéristique de l’humanité : l’effort d’abstraction
par généralisation (appelé ici « désadhérence ») consiste en une tension à la fois conceptuelle et
axiologique – et ces deux formes de désadhérence n’ont de sens que liées. Penser suppose en
effet que l’on prenne une distance, que l’on décolle du monde au présent. Mais ce décollement
est double : au plan intellectuel, c’est ce qui génère des savoirs ; au plan des valeurs, c’est ce
qui génère un point de vue. Pour repérer cette double désadhérence, nous pouvons évoquer
l’effort d’objectivité que l’on réalise lorsque l’on cherche à s’extraire des choix individuels au pré-
sent. Dans l’action, l’objectivité se gagne par consensus : on aligne les interprétations sans for-
cément renoncer à son point de vue. Dans la science, l’objectivité se gagne au contraire par dis-
sensus : on exerce l’esprit critique jusqu’à débusquer les partis pris, les préférences masquées
dans la distanciation. C’est ce que souligne Georges Canguilhem lorsque, à la suite de Gaston
Bachelard, il écrit (1998, p.153) : « la fonction essentielle de la science est de dévaloriser les
qualités des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale du mi-
lieu réel, c’est-à-dire inhumain ».

Ce détour théorique a l’intérêt de nous permettre d’identifier la part de la subjectivité dans l’agir. Il
n’y a pas d’un côté l’acte et de l’autre l’acteur, comme s’il y avait d’une part l’objectif et d’autre

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part le subjectif. Agir, ce n’est pas appliquer un plan d’action tel un automate : c’est évaluer le
monde réel à un moment donné – à partir d’un point de vue et donc subjectivement – afin de
mobiliser des ressources par la suite. Rien n’est possible sans ce parti pris de vivant, sans ce
premier positionnement en valeur – comme le rappelle Canguilhem dans un passage précé-
demment cité (1998, p.147) : « ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux
tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par
rapport à lui ».

En d’autres termes, on ne saurait imaginer que la part du subjectif dans l’action soit isolée, can-
tonnée dans une catégorie nommée « compétence transversale ». Cela ne veut pas dire pour
nous qu’une telle catégorisation soit dépourvue de sens, mais cela signifie qu’elle s’entend dans
un va-et-vient entre adhérence et désadhérence – ou si l’on veut, cela signifie qu’une compé-
tence transversale se comprend comme un discours à propos de l’activité humaine qui, elle,
ignore nos découpages et nos catégories. Une compétence transversale s’entend dès lors que
l’on cherche à dire quelque chose de l’acteur qui passe d’une situation à l’autre, d’un milieu à un
autre, mais en faisant toujours référence à des actes, en s’appuyant sur eux.

4. Les compétences transversales et la formation

Comment considérer les compétences transversales en formation, et notamment en formation


professionnelle ? Cette question cruciale renvoie selon nous à la prise en compte de la
subjectivité – donc de l’activité – dans le développement des compétences : comment l’acteur
est-il présent dans son acte pour le transformer ?

De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que l’unité de l’agir rendrait injustifiée la distinction
entre l’acte et l’acteur. En effet la séparation n’est pas synonyme de distinction. On l’a dit :
disjoindre, séparer, diviser l’acte et l’acteur, cela revient à faire violence à l’humanité de l’acte, à
le réifier, le réduire à un objet que l’on confierait à n’importe quel prestataire. Toutefois l’inverse
est aussi discutable. Fusionner l’acteur et l’acte, cela laisse entendre que – selon l’adage « on
reconnait l’arbre à ses fruits » – la personne est révélée par ce qu’elle accomplit. Une telle prise
de position rencontre vite ses limites car l’être humain est une existence, c’est-à-dire une réalité
en devenir. Il peut avoir posé des actes maladroits, voire répréhensibles, à un moment donné et
pourtant s’améliorer au fil de ses prises de conscience et d’un certain nombre d’actes différents
dont il serait également l’auteur. Il est donc fondé d’affirmer que ce n’est pas la personne que
l’on évalue, mais sa compétence.

Ni fusion, ni division : l’acte et l’acteur doivent être distingués sans être séparés. Car ils forment
une unité dialectique, l’acteur fait l’acte comme l’acte fait l’acteur. Faute d’avoir saisi cette
relation dialectique, on raisonnera séparément sur l’activité et sur la subjectivité aussi bien dans
la production qu’en formation. On imaginera qu’il existe des compétences techniques « en soi »
et des compétences transversales « en soi ». Et par une sorte d’emballement (à force de
constater l’hyper-compétition entre les entreprises et la complexité du marché de l’emploi), on
finira par se dire que les compétences sont désormais rapidement obsolètes, qu’il vaut mieux
décidément former des « talents », des potentiels prometteurs, susceptibles de gérer tous les
changements à venir…

Nous voudrions insister sur ce qui nous paraît être à l’origine d’un tel discours, en total décalage
avec ce que les différents courants d’analyse de l’activité ont apporté aux sciences humaines et
sociales ces dernières années. La crispation managériale autour de l’acte professionnel, dont les
dirigeants de l’entreprise entendaient garder la maîtrise, a selon nous cassé la dynamique de la
compétence qui aurait pu renouveler l’approche du travail dès la fin des années 1980. On a
voulu en effet entrer dans le contenu détaillé des tâches, dans une logique de passage au
langage de la compétence, mais sans jamais reconnaître la part de la subjectivité dans l’acte
professionnel. On voit bien pourquoi : il s’agissait de ne pas perdre le contrôle de l’effectivité des
actions entreprises, donc le pouvoir sur le travail réel. C’est d’ailleurs à la même époque que les

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entreprises ont généralisé la nouvelle dénomination du service de gestion du personnel, devenue


gestion des « ressources humaines » au nom d’une distinction spécieuse entre le moi
professionnel que l’on s’autorisait à qualifier de « ressource » et le moi personnel dont on disait
respecter l’intégrité.

Or nous pensons que c’est faute d’avoir regardé la personne au travail dans son unicité –
comme un être d’activité faisant « usage de soi », selon l’expression d’Yves Schwartz (1992) –
que l’on arrive aujourd’hui à dire qu’il est bientôt inutile de former à des compétences spécifiques
et qu’il vaut mieux se réfugier dans les compétences transversales, c’est-à-dire dans
l’encouragement des potentiels et des talents. Ce qui en réalité assèche l’idée de compétence,
c’est de la vider de la subjectivité, de confondre l’agir en compétence avec la seule maîtrise
d’actes définis à l’avance, donc d’actions impersonnelles. Devant l’accélération des
changements et l’incertitude des besoins futurs en personnel, la tentation est forte de passer
d’un excès à un autre : après avoir isolé l’acte pour mieux le contrôler, on le mettrait de côté pour
s’en remettre à la seule subjectivité (les potentiels, les talents).

Nous voudrions rappeler rapidement comment s’analyse l’efficacité au travail, selon une
approche ergologique. Une personne est sollicitée afin de satisfaire un besoin de recrutement :
on fait appel à ses services pour répondre à un problème. C’est la première étape : usage de soi
par les autres. Toutefois si l’on en restait là, l’intervention ne serait pas efficace car la personne
se contenterait de suivre à la lettre ce qui lui est demandé. Or au contraire le service est rendu
de manière satisfaisante parce que fondamentalement l’être humain convoqué au travail a
transformé la demande d’autrui en un problème pour lui-même. C’est la deuxième étape : usage
de soi par soi. Il ne s’est pas contenté d’apporter une solution comme s’il était lui-même une
ressource ; il a réévalué le problème et mobilisé les ressources correspondantes à sa
disposition. Dès que l’on reconnaît la dialectique interne à l’usage de soi, le rôle de la subjectivité
au travail devient plus clair. On voit mieux également la faille du raisonnement qui consiste à
regarder séparément l’activité comme une série d’actions impersonnelles d’une part et d’autre
part la subjectivité qui serait additionnelle – un supplément ou un bonus en quelque sorte.

Essayons à présent de répondre plus précisément à la question des compétences transversales


pour la formation. Cette catégorisation est à replacer dans une approche globale de l’activité
humaine. Nous avions commencé notre raisonnement par la relation entre l’être humain et le
monde réel où il agit : est-ce l’être d’initiative qui provoque l’effet qu’il désire, ou bien est-il lui-
même un effet des contraintes qui le précèdent ? La mise en dialectique des deux termes de
l’opposition nous offre une issue. Dans un monde social constitué de normes, celui qui agit va
retravailler les exigences qu’on lui adresse en les actualisant et en les personnalisant. Or ce
faisant, non seulement il produit un effet en posant des actes concrets, mais encore il se produit
lui-même, il se renforce en tant que sujet de ses actes. « Il n’y a de sujet que parce qu’il y a,
simultanément, assujettissement à des normes sédimentées et subjectivation de ces mêmes
normes. Le sujet est un effet des normes mais il est un effet original : il est un effet qui s’effectue
lui-même » (Le Blanc, 2008, p.91).

En d’autres termes, plutôt que de se dire que les compétences spécifiques ne suffisent plus à
préparer les futurs actifs aux situations à venir et de présenter les compétences transversales
comme une réalité à part et une soi-disant alternative pour la formation, nous préférons
promouvoir une approche dialectique « acte et acteur ». La subjectivité n’apparaîtra plus comme
une sphère isolée dans l’expérience concrète (une sorte d’« empire dans un empire ») mais
comme le pivot de tous les apprentissages : plus je multiplie les épreuves dans le monde réel –
autrement dit les actes (via la science et la technique) – plus je renforce mon positionnement de
sujet capable de piloter le changement, de transférer les acquis, de mobiliser au bon moment les
bonnes ressources – à condition de faire jouer la dialectique de l’acte et de l’acteur, c’est-à-dire
d’engager en continu un retour réflexif, critique, sur mes propres arbitrages, mes débats de
normes.

Dès le début des années 1990, Yves Schwartz (2000, p.479-504) a proposé un outil pour les
formateurs, susceptible d’approcher la question de la compétence de manière dialectique. Il

30
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

s’agit du modèle des « six ingrédients de la compétence ». L’auteur a préféré parler


d’« ingrédient » et non de « critère » afin d’encourager la problématisation plutôt que la
catégorisation.

La modélisation se comprend de la manière suivante : les trois premiers ingrédients sont relatifs
à l’acte tandis que les trois derniers ingrédients sont propres à l’acteur.

Cependant il ne s’agit pas de juxtaposer deux blocs, mais de comprendre leur interaction et leur
dynamique. L’acte tout d’abord, dans sa réduction maximale, peut être ramené à une simple
opération – c’est ce que l’on constate à chaque fois qu’il y a remplacement de l’humain par une
machine. Le schéma opératoire est basique : le type, le cas et l’articulation des deux. Cependant
l’acte devient humain grâce à l’acteur, dont les ingrédients font retour (récurrence) vers ces trois
éléments de base pour en faire une action nourrie des savoirs formels (type) et des savoirs
d’expérience (cas). Ce qui est par exemple présenté comme une simple tâche (type et cas à
faire correspondre) va devenir « ma tâche », pénétrée de toute une expérience : ainsi la
vendeuse de pain réinvestira les opérations qu’on lui confie jusqu’à les transformer en un travail
personnalisé (contrairement au distributeur automatique de pains).

Dans la liste des ingrédients, l’acte lui-même est présenté en troisième position, car il est
précédé de deux types de savoirs : ceux qui sont en désadhérence (par exemple les savoirs
formels, académiques) et ceux qui sont en adhérence (les savoirs issus d’une familiarité avec le
milieu). Le plus central des ingrédients du côté de l’acteur – le pivot de la compétence – c’est le
quatrième de la liste : celui du débat de normes propre au sujet. Il s’appuie sur deux autres
ingrédients-ressources : le cinquième correspond aux ressources personnelles (les qualités
propres, l’expérience, etc.) ; le sixième représente les ressources collectives (les synergies
d’équipe, la complémentarité des expertises).

Le jugement de compétence, selon Schwartz, devrait toujours mettre à l’épreuve chacun de ces
six ingrédients, plutôt que d’en privilégier seulement certains comme c’est généralement le cas.
En effet, la compétence étant globale et l’agir « un », les ingrédients peuvent se compenser. Par
exemple, untel aura bénéficié de peu d’apports en formation formelle (ing.1) et va rééquilibrer sa
compétence par sa profonde connaissance du milieu (ing.2). Un autre aura davantage de
facilités à travailler avec les autres (ing.6), un autre sera très réactif en situation (ing.3), etc. Ces
profils de compétence différents ne font pas violence à l’activité humaine parce que le modèle
des ingrédients ne distingue pas la subjectivité comme quelque chose qui serait à part dans
l’intervention sur le monde. L’acteur fait l’acte comme l’acte fait l’acteur.

Conclusion

Selon nous, les compétences transversales sont un référent pertinent pour la formation parce
qu’elles soulignent l’importance du sujet dans l’action, à l’heure où l’on s’interroge sur les métiers
auxquels il faut se préparer à l’avenir. Ce ne sont pas les actes que l’on transfère, c’est l’acteur
qui remobilise des ressources issues de ses expériences antérieures à l’occasion de nouvelles
épreuves. Et il y parvient grâce à ce qui le constitue comme sujet, à savoir un point de vue fort
sur le monde dans lequel il évolue. Ce monde est un monde social fait de contraintes et de
normes sans cesse retravaillées par des êtres d’initiative, car dans ce monde mouvant, un rap-
port aux autres s’instaure en permanence comme condition de la norme et comme condition d’un
écart à la norme. Une distance, une perplexité, une marge, un interstice, une labilité – bref, la
possibilité pour la personne de se poser un problème et d’exister comme sujet en développant
un point de vue – est en effet non seulement la condition de possibilité de l’infraction à la norme,
mais c’est aussi la condition de possibilité de l’existence de la norme elle-même. Pour qu’une
norme existe comme norme, en effet, il faut qu’un sujet existe face à elle pour la faire exister de
son point de vue. Un point de vue n’est donc pas un simple fait (avoir une opinion, une interpré-
tation) mais c’est avant tout une exigence : une exigence de sens pour soi-même en tant que
sujet qui se construit lui-même. Cette relation de co-constitution entre le sujet et la norme, Can-

31
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

guilhem l’appelle « une relation à… ». Ainsi écrit-il (1993, p.27) « Penser, c’est vivre dans le
sens. Le sens n’est pas relation entre…, il est relation à… C’est pourquoi il échappe à toute ré-
duction qui tente de le loger dans une configuration organique ou mécanique. Les machines
dites intelligentes sont des machines à produire des relations entre les données qu’on leur fournit
mais elles ne sont pas en relation à ce que l’utilisateur se propose à partir des relations qu’elles
engendrent pour lui ».

Nous pensons que la compétence a été depuis longtemps détournée de ce qu’elle pouvait ap-
porter de nouveau dans le discours sur l’activité parce que l’acte a été réduit à la « relation
entre… » des éléments prédéfinis. La subjectivité (au sens phénoménologique ou « relation
à… ») qui humanise l’acte et le transforme, a été reléguée par les diverses logiques compé-
tences, logée à part pour être convoquée artificiellement, en dehors des actes – actes que par
ailleurs d’autres prétendent définir à l’avance. Les compétences transversales seront légitimes
dans le discours de la formation à condition de rester arrimées aux actes, et toujours saisies pour
ce qu’elles disent de l’activité humaine.

Références

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aussi important que les compétences techniques », En ligne https://cadres.apec.fr

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32
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Dictionnaire Gaffiot latin-français (1934), En ligne https://www.lexilogos.com

33
Compétences transversales :
quelques suggestions pour s’affranchir d’un mythe

Jean-Claude Coulet1

Résumé

À partir des raisons expliquant l'intérêt pour les compétences transversales, nous montrerons
que les difficultés rencontrées dans leur utilisation découlent, avant tout, de l’absence de réfé-
rence à une modélisation théorique des compétences individuelles et collectives. En nous fon-
dant sur les théories de l'activité, nous nous efforcerons donc de présenter les contributions de
cette modélisation. Cela sera illustré par quelques exemples d'opérationnalisation de ce cadre
théorique dans le domaine de l'éducation et de la formation aussi bien qu'au sein des organisa-
tions et des territoires.

La notion de « compétence transversale » est indiscutablement à la mode, tant du côté des or-
ganisations que dans le champ de l’éducation et de la formation. Il suffit pour s’en convaincre
d’observer (figure 1), par exemple sur Google, l’évolution, depuis 2001, des références la con-
cernant. Un tel engouement ne peut que nous interroger, aussi bien sur les raisons susceptibles
de l’expliquer, que sur ce que porte cette expression désormais si largement employée.

Notre premier objectif, dans cet article, sera précisément de tenter d’apporter quelques éléments
de réponse à ces deux questions et de cerner les limites de cette notion. Puis, dans un deuxième
temps, nous nous attacherons à montrer en quoi le passage par la modélisation théorique des
processus en jeu dans la mobilisation et la construction des compétences individuelles et collec-
tives permet de poser un tout autre regard sur les compétences transversales. Enfin, dans un
troisième temps, nous présenterons quelques perspectives d’opérationnalisation de ces modéli-
sations dans les situations rencontrées par les dispositifs d’éducation et de formation ou au sein
des organisations, voire des territoires.

Figure 1 - Évolution du nombre de références à la notion de « compétence transversale »


dans Google, entre 2001 et 2017 (Relevé personnel au 21 janvier 2018)

1
Chercheur associé au Laboratoire de psychologie : cognition, comportement, communication (LP3C), Université de Rennes 2.

34
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

1. L’engouement pour les compétences transversales

 Au sein des organisations

Depuis son apparition dans le dictionnaire de l’Académie française, en 1694, la notion de compé-
tence reste, d’une certaine façon, liée à la division du travail2 et à son organisation (Coulet,
2016). Toutefois, à partir des années 1980, cette notion s’est trouvée promue par le passage,
d’une organisation du travail de nature essentiellement taylorienne (dans laquelle primait la quali-
fication des personnels), à une responsabilisation des individus pour exécuter des tâches deve-
nues plus « discrétionnaires » (Valot, 2006, cité par Pastré, 2007), c’est-à-dire, reposant sur des
prescriptions moins précises et faisant plus largement appel à l’initiative individuelle. Avec cette
nouvelle organisation du travail, valorisant les compétences plutôt que les qualifications (Stroo-
bants, 1998 ; Pastré, 1999 ; d’Iribarne, 2001 ; Tallard, 2001), s’est progressivement imposée une
distinction entre des compétences spécifiques et des compétences dites « transversales ». Alors
que les premières renvoient essentiellement à l’organisation de l’activité pour traiter des tâches
précises et, éventuellement minutieusement prescrites (comme c’est, par exemple, le cas dans
une organisation taylorienne), les secondes désignent une organisation de l’activité beaucoup
plus largement mobilisable, soit pour faire face à des tâches diversifiées, soit pour produire, de
façon autonome et responsable (Lichtenberger, 1999), un « travail réel » sensiblement différent
du « travail prescrit », lorsque les circonstances l’exigent.

Ainsi, au sein des organisations, les compétences transversales sont souvent apparues comme
un levier à privilégier pour disposer d’un potentiel important d’adaptation afin de faire face à un
environnement devenu particulièrement changeant et exigeant en termes d’innovation.

 Dans le champ de l’éducation et de la formation

Dans le champ de l’éducation et de la formation, la référence aux compétences a, d’une certaine


manière, réactivé la vieille controverse sur les finalités de l’éducation mettant l’accent, tantôt sur
l’utilité sociale, tantôt sur le développement personnel des individus (cf., par exemple, l’opposition
entre l’éducation prônée à Sparte et Athènes, dans la Grèce antique3 ou la position éducative de
Rousseau, prônant l’écoute du développement naturel de l’enfant, en rupture totale avec une
éducation finalisée par des normes sociales). Alors que la définition de standards a, pendant
longtemps, été utilisée dans une stricte logique d’« accountability » (Normand, 2005), permettant
la gestion (avant tout économique) des établissements scolaires4, des notions telles que :
« compétences transversales », « compétences de base », « compétences clés », « socle com-
mun de connaissances et de compétences », sont apparues beaucoup plus tard, en référence
aux évaluations internationales qui, sans perdre de vue leur objectif gestionnaire, ont promu des
épreuves censées ne plus évaluer uniquement des connaissances, mais, également, des com-
pétences, identifiées comme indispensables pour une insertion satisfaisante dans la société. Par
exemple, l’Organisation de coopération et de développement économiques posait-elle, dès 2005,
les compétences clés comme : « les savoirs et savoir-faire indispensables pour participer à la vie
de la société » (OCDE, 2005, p.5), tout en les déclinant, de façon très générale (p.7), en trois
compétences identifiées comme des compétences transversales5 (« Se servir d’outils de manière
interactive ; Interagir dans des groupes hétérogènes ; Agir de façon autonome »).

2
« Le droit rend un juge competent » ; « On dit fig. A un homme qui n'est pas capable de juger d'un ouvrage, d'une matiere, &c.
que Cela n'est pas de sa competence » (Dictionnaire de l'Académie française, 1re édition de 1694, cité par Lexilogos
(http://artflx.uchicago.edu).
3
Tandis qu’à Sparte, sous l’influence de Lycurgue, on vise, avant tout, une éducation essentiellement physique au service
d’une société d’athlètes et de combattants, à la même époque, à Athènes, sous l’influence de Solon (partisan de la liberté
individuelle), on s’attachait beaucoup plus à une éducation « harmonique du corps et de l’esprit » pour un individu dont le corps
devait plutôt afficher « santé, force, adresse et beauté » (Guex, 1906, p.23).
4
Par exemple, en attribuant aux établissements un budget en lien avec les performances des élèves aux tests d’évaluation.
Ainsi, comme le note Romuald Normand (2005, p.69-70) : « les élèves étaient considérés comme des outils de production,
astreints à suivre les directives et les routines prescrites par les enseignants, en développant leurs “compétences de base”
dans les domaines du “lire, écrire, compter” » et « les administrateurs de l’éducation étaient très attentifs à la productivité et à
l’efficience des écoles, mesurées au regard de leurs résultats scolaires (Callahan, 1962) ».
5
« Certains domaines de compétences sont indispensables non seulement dans la vie professionnelle, mais également dans la
vie privée, dans l’engagement politique, etc. Ce sont ces compétences transversales qui sont élevées au rang de compétences
clés » (OCDE, 2005, p.9).

35
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Par ailleurs, les années 1980 et 1990 ont été marquées par un réel engouement pour les pro-
grammes d’éducation cognitive. Alors que la pédagogie, généralement mise en œuvre, se fonde
sur un enseignement disciplinaire de savoirs spécifiques, les programmes d’éducation cognitive
s’inscrivent, eux, dans une logique résolument plus générique visant, non pas l’acquisition de sa-
voirs spécifiques, mais le développement de processus généraux d’apprentissage. En effet,
comme l’énonce Even Loarer (1998, p.121) : « il ne s’agit donc plus pour le formateur
d’enseigner des contenus, des connaissances propres à certaines disciplines, mais d’enseigner
des règles générales de pensée, des procédures intellectuelles, des processus d’acquisition et
d’utilisation des connaissances. » Autrement dit, et même si l’expression n’est pas nécessaire-
ment utilisée dans ce cadre, il s’agit, tout simplement de viser la construction de « compétences
transversales », en s’appuyant sur des contenus, le plus souvent, inspirés par les items des tests
d’intelligence et, par conséquent, très éloignés des disciplines scolaires et des savoirs profes-
sionnels ; l’espoir étant, ici, de faire l’économie de l’apprentissage de conduites spécifiques en
s’adressant directement à celles qui sont censées les organiser.

 Le postulat sous-jacent

D’un point de vue très général, on peut donc voir que, derrière les compétences transversales
sollicitées dans les organisations, d’une part et visées par les pratiques éducatives, d’autre part,
émerge la même idée : certaines compétences (dites « transversales »), pouvant être mobilisées
dans des classes de situations très larges, sont particulièrement précieuses et méritent d’être
privilégiées. Au sein des organisations, elles sont perçues comme permettant une plus grande
adaptation, notamment grâce à la polyvalence dans la réalisation des tâches. En formation, elles
apparaissent comme une cible optimale pour accroître l’efficience des apprentissages, en cher-
chant à les émanciper des situations spécifiques. Autrement dit, ces compétences transversales
sont à mobiliser ou à construire pour, a priori, gagner en autonomie et en responsabilité au re-
gard des situations rencontrées.

La question qui se pose néanmoins consiste à savoir quelle est la pertinence de cette notion de
« compétence transversale » à la fois, telle qu’on la définit et au regard de la manière dont elle
est censée organiser les pratiques sociales.

 Compétences transversales : quelles réalités ?

À l’instar des nombreuses conceptions et définitions données à la notion de compétence (Bulea-


Bronckart & Bronckart, 2005 ; Coulet, 2011, 2016), les compétences transversales n’échappent
évidemment pas à la difficulté de préciser ce qu’elles désignent et quels sont les processus dont
relèvent leur mobilisation et leur construction.

Ainsi, pour les définir, les présente-t-on tout d’abord en opposition à d’autres formes de compé-
tences, telles que des « compétences disciplinaires », des « compétences linguistiques » ou, en-
core, des « compétences préprofessionnelles » (Arrêté du 1er août 2011 relatif à la licence)6. Les
compétences transversales sont également posées comme « génériques » et concrétisées à tra-
vers l’énumération de quelques formes archétypales. Dans cette logique, par exemple, le même
texte (Arrêté du 1er août 2011) met en avant : « des compétences transversales ou génériques,
telles que l'aptitude à l'analyse et à la synthèse, à l'expression écrite et orale, au travail individuel
et collectif, à la conduite de projets, au repérage et à l'exploitation des ressources documen-
taires, ainsi qu'au maniement des outils numériques ». Parfois, la logique de l’opposition est
poussée à l’extrême comme dans la distinction, introduite par le centre d’analyse stratégique au-
près du Premier ministre, entre « compétences transversales » et « compétences transfé-
rables », les premières étant « génériques (directement liées à des savoirs de base, ou des
compétences comportementales, cognitives ou organisationnelles) », tandis que « les secondes
sont attachées à des situations professionnelles, mais peuvent être mises en œuvre dans
d’autres secteurs d’activités ou métiers » (Lainé, 2011, p.1).

6
https://www.legifrance.gouv.fr

36
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Si de telles distinctions, au même titre que les arguments développés en faveur de l’éducation
cognitive, semblent, à première vue, recevables, il s’avère que les données théoriques suscep-
tibles de les étayer font cruellement défaut. En effet, d’une part, les compétences transversales
sont définies sans référence aux processus susceptibles d’expliquer leur mobilisation et leur
construction. D’autre part, de nombreux travaux montrent les limites auxquelles se heurtent les
tentatives visant à promouvoir des compétences censées être indépendantes du contenu des
tâches traitées (cf., notamment, les programmes d’éducation cognitive). Ainsi, peut-on rappeler
ici les propos tenus par Marcel Crahay (1987, p.42) au sujet d’une prétendue efficacité de la pro-
grammation en langage LOGO : « Croire que programmer en langage LOGO peut développer
une aptitude7 générale à résoudre des problèmes, c’est commettre la même erreur que
d’attribuer au latin la faculté de développer l’esprit logique et les capacités de raisonnement. Au-
jourd’hui l’erreur est d’autant plus injustifiée que les psychologues qui se sont penchés sur la ré-
solution de problèmes ne cessent de répéter qu’il n’est pas possible d’identifier un ensemble
d’opérations mentales ou de capacités spécifiques qui soient efficaces dans tous les cas » (cf.
également Loarer et al., 1995 ; Coulet, 1999, à propos de l’efficacité des programmes
d’éducation cognitive).

Autrement dit, l’enthousiasme avec lequel on met en avant les compétences transversales mé-
rite, a minima, d’être nuancé et invite à engager une réflexion théorique approfondie sur ce que
sont les compétences (individuelles comme collectives), ainsi que sur les processus en jeu dans
leur mobilisation et leur construction, afin de mieux situer la place à leur donner au sein des or-
ganisations et en formation.

2. Concevoir autrement les compétences individuelles et collectives

Engager une telle réflexion théorique implique, tout d’abord, d’expliciter quelles sont les princi-
pales conceptions et définitions de la compétence en général, dans la mesure où les compé-
tences transversales sont considérées, aussi et avant tout, comme des compétences stricto sen-
su. Nous le ferons très succinctement, sous forme de rappel, en renvoyant le lecteur à d’autres
textes qui en font une analyse plus détaillée (cf. par exemple Coulet, 2011, 2013, 2016). Puis,
dans un second temps, nous proposerons un cadre théorique susceptible d’éclairer les compé-
tences transversales sous un angle sensiblement différent des approches classiques.

 Au-delà des conceptions et définitions classiques

Malgré la diversité des conceptions et définitions de la notion de compétence et en dépit des af-
firmations, plutôt consensuelles, selon lesquelles l’expérience est déterminante dans la construc-
tion des compétences (Rogalski & Leplat, 2011) et « il n’y a de compétence que de compétence
en acte » (Le Boterf, 1994, p.16), force est de constater que la description des mécanismes de
construction et de mobilisation des compétences en situation est assez largement absente de la
littérature consacrée aux compétences8. Qu’il s’agisse de définir la compétence à partir de la ré-
currente trilogie des « savoirs, savoir-faire et savoir-être » (officiellement déclinée en « connais-
sances, capacités et attitudes », dans le champ de l’éducation et de la formation)9 ou de
l’appréhender comme une combinaison de ressources (Le Boterf, 1999 ; Beckers, 2002) ou, en-
core de considérer que la compétence n’est qu’une application de connaissances en situation
(Pesqueux & Durance, 2004), ses caractéristiques fonctionnelles restent l’angle mort de la com-
pétence. Les compétences transversales n’échappent évidemment pas à ce constat et, alors que
les psychologues soulignent d’importantes difficultés à transférer spontanément une compétence
7
Même si certains auteurs s’efforcent de marquer des différences, les termes de compétence, de capacité et d’aptitude sont
souvent utilisés comme des synonymes. En ce qui nous concerne, en définissant la compétence comme à la fois un potentiel
(donc fondé sur des aptitudes innées et des capacités acquises) et une activité située, nous évitons d’emblée ces difficultés
terminologiques.
8
Même si certains travaux de didactique professionnelle, notamment, inspirés par le cadre théorique de Gérard Vergnaud,
avancent quelques éléments qui vont dans ce sens (cf. par exemple Tourmen, 2015).
9
Cf. par exemple les définitions de la compétence dans le socle commun de connaissances et de compétences (Décret
n°2006-830 du 11-7-2006) ou dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture (Décret n°2015-372 du
31-3-2015).

37
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

d’une situation à une autre (Clément, 2009 ; Presseau & Frenay, 2004 ; Crahay, 1987), on conti-
nue de considérer l’existence de compétences transversales comme une évidence.

Pour s’affranchir d’un tel mythe, une approche des compétences fondée sur l’analyse de l’activité
peut se révéler utile. C’est la voie que nous nous proposons d’esquisser ici pour montrer l’intérêt
qu’elle présente, tant sur le plan de la conception et la mise en œuvre de dispositifs de formation,
en référence aux compétences individuelles, qu’au niveau du management des organisations, en
termes d’articulation entre compétences individuelles et collectives.

 Aborder les compétences sous l’angle de l’analyse de l’activité

Si l’on part de la position assez consensuelle consistant à poser la compétence comme se révé-
lant dans l’action pour produire une performance (obtenir un résultat dans le traitement d’une
tâche donnée, dans une situation déterminée), il peut paraître surprenant de constater que les
théories de l’activité n’aient pas été largement investies pour en rendre compte, à l’exception des
apports produits, notamment, par quelques chercheurs en didactique (Vergnaud, Pastré) ou en
ergonomie (Leplat, Sarmurçay et Rabardel). C’est donc en partant d’un tel constat que nous
avons proposé MADDEC10, en tant que modèle de la compétence s’inscrivant dans le cadre gé-
néral des théories de l’activité.

Sans entrer dans l’explicitation des justifications théoriques de ce modèle (cf. Coulet, 2011) et
pour nous en tenir ici à l’essentiel, nous nous limiterons à la présentation des éléments suivants.
En rupture avec les définitions et conceptions classiques11, MADDEC pose la compétence
comme : « une organisation dynamique de l’activité » (individuelle ou collective) « mobilisée et
régulée pour faire face à une tâche donnée, dans une situation déterminée » (Coulet, 2011,
p.17). Il s’attache alors à décrire, d’une part, les processus de mobilisation de l’activité à partir de
la définition analytique du schème donnée par Gérard Vergnaud (1990) et de la caractérisation
de l’activité instrumentée (via des artéfacts) proposée par Pierre Rabardel (1995). Il précise
d’autre part, comment s’opèrent les régulations de cette activité. Trois types de régulations sont
alors distingués :

 celles qui concernent les modalités de réalisation de l’activité ;


 celles qui concernent les conceptualisations qui lui sont attachées ;
 celles, enfin, qui conduisent à réorganiser le système d’activités dans lequel elle s’inscrit.

La figure 2 ci-après rend compte de tout cela, en montrant, de plus, que toute activité humaine
suppose la mise en œuvre d’un schème déjà construit (un potentiel) triplement orienté vers la
tâche, vers autrui et vers soi (partie gauche de la figure 2) et triplement adapté en situation (infé-
rences, médiation instrumentale et régulations), en tant qu’activité située (cf. les flèches numéro-
tées sur la partie droite de la figure 2). Celle-ci montre, surtout, quelles sont les différentes com-
posantes nécessaires à la mobilisation d’une activité. Il s’agit alors de considérer que toute
activité suppose, à la fois :

 des anticipations relatives aux résultats visés (dans une activité collective, elles relèvent d’un
consensus) ;
 des règles d’action permettant d’organiser les différentes actions concrètes à produire, dans
un certain ordre et avec tel ou tel type d’artéfacts, pour obtenir les résultats visés (dans une
activité collective, il s’agit des activités individuelles) ;
 des choix et ajustements (inférences) de ces règles d’action (dans une activité collective, ce
sont les choix de coordination des activités individuelles), en fonction des caractéristiques
spécifiques de la situation rencontrée (il ne faut pas oublier que le schème est associé à une
classe de situations et non pas à une situation unique) ;

10
MADDEC pour Modèle d’analyse dynamique pour la description et l’évaluation des compétences (Coulet, 2011).
11
Par exemple « Un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de res-
sources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations » (Tardif, 2006, p.22) ; « Capacité d’un sujet de mobiliser,
de manière intégrée, des ressources internes (savoirs, savoir-faire et attitudes) et externes pour faire face efficacement à une
famille de tâches complexes pour lui » (Beckers, 2002, p.57).

38
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 des conceptualisations (invariants opératoires), associées au schème et permettant, d’une


part, de justifier l’activité engagée (à partir de ce qui est tenu pour vrai : théorèmes-en-acte)
et, d’autre part, de focaliser l’attention sur certaines dimensions de la situation et de la tâche
(à partir de ce qui est tenu pour pertinent à prendre en compte pour réussir à atteindre les ré-
sultats visés : concepts-en-acte) ; dans une activité collective, ce sont des conceptualisations
partagées.

Figure 2 – MADDEC (d’après Loisy & Coulet, 2018)

La compétence comme un double processus


SITUATION
Jus fica on
Invariants opératoires de l’ac vité Théorèmes-en-acte
Focalisa ons pour
op miser l’ac vité Concepts-en-acte

Inférences 1
Boucle longue
Règles d’ac on Ac vité produc ve

Ac vité construc ve An cipa ons


3 2 ARTÉFACTS
Boucle courte

Changement de RÉSULTATS
schème (feed-back)

En outre et surtout (au regard de la notion de compétence transversale), dans la logique de


MADDEC, les compétences sont hiérarchisées, si bien que les règles d’actions d’une compé-
tence donnée ne sont rien d’autre que des compétences subordonnées à la compétence plus
générale qui les mobilise (en tant que moyens d’action). Ces règles d’action (ou compétences
subordonnées) font, elles-mêmes, appel à d’autres compétences qui leur servent de règles
d’action et ainsi de suite, jusqu’à des niveaux très élémentaires de compétence comme, par
exemple, celles qui sont mises en jeu au niveau physiologique pour produire un geste, lui-même
représentant un niveau relativement élémentaire d’une conduite physique plus complexe (par
exemple courir), etc.

On peut remarquer, par ailleurs, que l’intégration de compétences élémentaires dans des compé-
tences plus générales ne doit pas être envisagée uniquement sur le plan intra-individuel. En ef-
fet, toute compétence individuelle s’inscrit, d’une façon ou d’une autre, dans des compétences
collectives qui les mobilisent. Par exemple, la compétence « courir », précédemment évoquée,
peut constituer une des règles d’action d’une compétence collective de type « marquer ses ad-
versaires » dans un sport collectif (tel que le football, par exemple), cette compétence étant su-
bordonnée à une autre du type : « défendre », etc. Autrement dit, toute compétence, qu’elle soit
individuelle ou collective, mobilise nécessairement un ensemble d’autres compétences, dans une
organisation hiérarchique qui, d’une part, justifie sa mobilisation et, d’autre part, permet sa réali-
sation effective. Quant à MADDEC, il permet de décrire les processus en jeu à chaque niveau de
cette hiérarchie.

 Les limites de la notion de compétence transversale

Une telle prise en compte des processus en jeu dans la mobilisation et la construction des com-
pétences montre clairement que toute compétence, quelle que soit sa position dans la hiérarchie,
renvoie à une classe de situations. Toutefois, celle-ci est propre à l’individu, car construite sur la
base de sa propre expérience et n’a de pertinence qu’au regard des compétences plus géné-
rales dans lesquelles elle s’inscrit et de celles qu’elle mobilise elle-même, en fonction des cir-
constances, au titre de règles d’action. De plus, comme le montre bien Jean Piaget (1975) à tra-

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

vers les processus de « différenciation » et d’« intégration »12, l’empan des classes de situations
attachées à un schème donné varie avec le développement. Par exemple, alors que le schème
« sucer » est attaché à un nombre important de situations chez le bébé, il ne concerne qu’un
nombre très restreint chez l’adulte. Inversement, alors que le schème « lire » est associé à un
nombre de situations relativement restreint chez l’enfant de cours préparatoire, il est au contraire
attaché à un très grand nombre de situations chez un lecteur adulte cultivé. Autrement dit, identi-
fier des compétences transversales dans l’absolu, n’a que peu de légitimité, tant il est vrai que la
valeur (spécifique ou générale) de toute compétence ne peut s’apprécier qu’en référence à un
individu particulier et dans une situation donnée. Dès lors, il devient assez évident que considé-
rer, par exemple, « l'aptitude à l'analyse et à la synthèse » (cf. Arrêté du 1er août 2011 relatif à la
licence) n’exprime rien de semblable lorsqu’on l’envisage, en référence à des situations de lec-
ture, chez un enfant de cours préparatoire ou chez un universitaire. En effet, il y a de fortes
chances que, chez l’enfant apprenti lecteur, elle concerne essentiellement une analyse des mots
en syllabes (voire en lettres) et une synthèse pour identifier différents mots et donner un sens à
leur succession, selon des processus spécifiques au traitement de ce type de tâche, tandis
qu’elle renvoie plus vraisemblablement, chez un universitaire, à analyse des idées d’un texte à
partir d’une conception théorique (éventuellement implicite) et à une réorganisation schématique
de celles-ci (synthèse), par exemple pour en rendre compte, en mobilisant des processus qui, à
l’évidence, n’ont pas grand-chose à voir avec ceux mobilisés par l’enfant en situation de déchif-
frer un texte. On perçoit alors à quel point la notion de « compétence transversale » perd de son
intérêt, sauf à considérer qu’elle permet, éventuellement, de focaliser l’attention sur des dimen-
sions qui ne sont pas forcément prises en compte lorsqu’on utilise la notion de compétence. Ain-
si, peut-il être pertinent, en formation universitaire, de travailler (ce qui ne se fait pas toujours) la
compétence « lire de façon critique un texte de tel ou tel type » à partir d’exercices visant à adop-
ter différents cadres théoriques pour faire l’analyse du texte ou, encore, à en produire différents
types de schématisations pour en faire des synthèses adressées à différents publics. Dans cette
perspective, il s’agit d’entraîner les deux compétences « faire l’analyse » et « faire la synthèse
d’un texte de tel ou tel type » pour accroître l’efficacité des règles d’action mobilisables par la
compétence « lire, de façon critique, un texte de tel ou tel type, dans telle ou telle situation », ce
qui diffère sensiblement d’une formation à l’analyse et à la synthèse considérées de façon très
générale et sans aucune référence, ni à des types de tâches et de situations, ni aux compé-
tences sur-ordonnées qui leur attribuent une pertinence, en tant que moyen pour produire des
résultats visés.

 La construction des compétences

À la lumière de l’exemple précédent et en se référant à MADDEC, on entrevoit une possible stra-


tégie du formateur consistant à viser la diversification de règles d’action (à mettre au service
d’une compétence plus générale), grâce à une consigne censée activer des invariants opéra-
toires liés à une théorie donnée et conduisant les étudiants à mettre en œuvre des inférences
pour choisir, activer ou élaborer les règles d’action qu’ils jugent adaptées à chaque cadre théo-
rique utilisé pour réaliser l’exercice. Ainsi, grâce à la prise en compte de l’écart entre les résultats
qu’ils anticipent et ceux qu’ils obtiennent effectivement, ils seront amenés à réguler leur activité :

 en boucle courte (changement ou modification des règles d’action initialement mobilisées) ;


 en boucle longue (changement des invariants opératoires, tenus pour vrais ou pour perti-
nents) ;
 en changeant le schème global de réalisation de cette activité au bénéfice d’un autre mainte-
nant jugé plus pertinent, avec une réorganisation des classes de situations attachées à cha-
cun de ces deux schèmes (cf. la notion d’intégration chez Piaget).

12
Pour Piaget, la différenciation consiste à scinder un schème donné, associé à une classe de situations en deux schèmes
distincts dont chacun sera désormais associé à une sous-classe de la classe initiale. Inversement, deux schèmes initialement
distincts peuvent être intégrés dans un schème plus général (intégration).

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Ce faisant, ils vont réaliser des apprentissages qui seront différents selon les types de boucles
de régulation activées.

Cet exemple permet de mettre en évidence que l’articulation entre compétences spécifiques (ici
les diverses règles d’action) et compétences plus générales prend un sens très différent de celui
qu’on lui attribue habituellement à travers la notion de compétence transversale.

D’une façon plus générale, la figure 3 rend compte d’un deuxième modèle (MADIC, Coulet,
2011), dérivé de MADDEC, permettant d’exprimer l’ensemble des activités mobilisables par le
formateur pour accompagner les apprentissages de ses étudiants. Cet accompagnement y est
considéré comme s’organisant autour d’une double activité consistant à prendre de l’information
et agir sur tel ou tel élément impliqué dans la mise en œuvre, par les étudiants, de leur compé-
tence dans une situation donnée (cf. la triple flèche horizontale qui marque la triple orientation de
l’activité : vers la tâche, vers autrui et vers soi). Il va de soi qu’un tel cadre théorique offre alors,
au formateur, de très nombreuses pistes de travail pour, d’une façon raisonnée, déterminer des
objectifs pédagogiques et choisir des stratégies d’accompagnement des apprentissages (voir
point 3).

Néanmoins, si l’on veut être complet, il ne faut pas oublier que la construction des compétences
ne se fait pas indépendamment de dynamiques sociales, dépassant largement celle du tutorat et,
à travers l’analyse des fonctionnements organisationnels, Ikujiro Nonaka (1994) nous offre, de ce
point de vue, une contribution décisive avec son modèle SECI13.

Figure 3 - MADIC (d’après Loisy & Coulet, 2018)

Note de lecture : IO pour « Invariants Opératoires » ; I pour « Inférences » ; RA pour


« Règles d’Action » ; A pour « Anticipations »

En nous appuyant sur SECI, nous proposons de rendre compte de l’articulation entre compé-
tences individuelles et compétences collectives au sein d’une organisation (Coulet, 2014 ; voir
également Coulet & Lièvre, 2017) de la manière suivante (cf. figure 4 qui, en outre, fait état, en
noir, des processus de management susceptibles de favoriser cette dynamique spiralaire).

13
Ce modèle décrit les quatre phases de conversion de connaissances qui, dans une dynamique spiralaire portent des innova-
tions de tous types au sein des organisations. Le sigle SECI renvoie à chacune de ces quatre phases : S pour « socialisa-
tion » ; E pour « extériorisation » ; C pour « combinaison » et I pour « internalisation ».

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Figure 4 - Modèle spiralaire d’articulation des compétences individuelles et collectives (Coulet, 2014)

1. À un premier niveau, la simple possibilité pour un individu d’observer chez autrui la mise en
œuvre de compétences permet des apprentissages implicites (Reber, 1967 ; Perruchet &
Nicolas, 1998) et vicariants (Bandura, 1980 ; Winnykamen, 1982).
2. À un deuxième niveau, et au-delà de cette « percolation de compétences », des formalisa-
tions (notamment langagières) de compétences individuelles ouvrent d’autres voies de cons-
truction. En effet, grâce à la médiation des artéfacts symboliques utilisés (Vygotski,
1934/1997 ; Rabardel, 1995), deux types d’apprentissages deviennent possibles : d’une
part, à travers la prise de conscience (Piaget, 1974a, 1974b) d’éléments jusque-là unique-
ment présents dans l’action (fonction de représentation des systèmes symboliques) et,
d’autre part, via les échanges interindividuels (fonction de communication des systèmes
symboliques), suscitant de nouvelles constructions par confrontations sociocognitives (Doise
& Mugny, 1981).
3. À un troisième niveau, on peut considérer que, grâce à des régulations (cf. MADDEC) de
l’activité collective, des formalisations nouvelles, cette fois élaborées de façon consensuelle
au sein d’un collectif (l’atelier, l’organisation, communauté scientifique, etc.), permet de nou-
velles constructions comme, par exemple, des « concepts pragmatiques » (Pastré, 1997),
des normes, des théories, des prescriptions ; etc.
4. À un quatrième niveau, ces constructions constituent des éléments à intégrer dans les pra-
tiques, ce qui suppose de nouveaux apprentissages s’opérant alors, soit de façon stricte-
ment individuelle (selon les processus décrits par MADDEC), soit de façon tutorée (cf. MA-
DIC). Bien entendu, en transformant les compétences individuelles, ce quatrième niveau
ouvre la voie à un nouveau cycle de la dynamique spiralaire.

Un tel modèle permet alors de comprendre comment des compétences individuelles, marquant
des « styles » (au sens d’Yves Clot et Daniel Faïta, 2000), peuvent alimenter des compétences
collectives pour construire des « genres » (ibid.) qui, en retour, orientent ces compétences indivi-
duelles. Là, encore, on voit comment la modélisation peut rendre compte de la manière dont des
compétences spécifiques (ici, individuelles) s’articulent avec des compétences plus générales
(ici, collectives), sans qu’aucune référence à une vague notion de compétence transversale ne
s’impose pour caractériser ces dernières.

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3. Quelles opérationnalisations ?

Si, comme on a tenté de le montrer précédemment, concevoir les compétences individuelles et


collectives à partir de cadres théoriques permet d’éviter un certain nombre de pièges véhiculés
par des représentations communes (voire naïves) de ce que recouvrent les termes de « compé-
tence » et de « compétence transversale », il nous reste à voir comment penser
l’opérationnalisation d’une telle approche. Nous le ferons successivement du point de vue des
formateurs, puis des organisations et des territoires, en nous efforçant de mettre en évidence
comment les pratiques fondées sur la notion de compétence peuvent éviter les impasses liées à
l’utilisation de la notion de compétence transversale.

 Pour les formateurs

Aujourd’hui confrontés à des politiques éducatives qui les incitent à mettre en œuvre une ap-
proche-programme et une approche par compétences, les formateurs doivent à la fois, entrer
dans la logique de construction d’une compétence collective afin de mettre en cohérence des
enseignements souvent juxtaposés (approche cours) et organiser leur activité propre en réfé-
rence à des compétences plutôt qu’à des connaissances. Dès lors, on peut considérer que le
défi qu’ils ont à relever correspond à la mobilisation des compétences présentées par la figure 5.

Figure 5 - Approche-programme et approche par compétences

À défaut de pouvoir toutes les commenter ici (pour plus de détails, voir Loisy & Coulet, 2018), en
termes d’opérationnalisation des modèles théoriques qui précèdent, nous nous limiterons à mon-
trer comment on peut construire, à partir de MADDEC, un cadre général d’évaluation des compé-
tences. Puis, nous expliciterons comment MADIC permet de concevoir des objectifs pédago-
giques dans la description de séquences (et/ou séances) de formation.

 L’évaluation des compétences

Indiscutablement, la question de l’évaluation des compétences reste une des difficultés majeures
de l’approche par compétences (cf. Tournen, 2015). Tantôt confondue avec l’évaluation d’une
performance comme, par exemple, dans l’utilisation des seuls codes « 0 » (pas de réponse),

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« 1 » (bonne réponse) et « 9 » (autre réponse) dans les évaluations CE2 proposées par le minis-
tère14, tantôt comme un écart à une norme (cf. les rubriques : « Maîtrise insuffisante », « Maîtrise
fragile », « Maîtrise satisfaisante », « Très bonne maîtrise », pour le bilan de fin de cycle, dans le
livret scolaire unique15, il faut bien reconnaître que l’évaluation des compétences ainsi conçue
reste bien peu informative sur l’organisation de l’activité des élèves susceptible d’expliquer leur
performance. Le tableau 1 ci-dessous propose une approche alternative : un ensemble de ques-
tions pour évaluer les compétences en référence à MADDEC.

Tableau 1 - Trame d’évaluation des compétences en référence à MADDEC

Types de composantes
Types de questions pour évaluer des compétences
de la compétence

• Quelles sont les différentes actions que vous mettriez en œuvre pour
traiter cette tâche dans cette situation ?
Modalités de mise en œuvre
• Y a-t-il des choses qu’il faut faire d’abord et d’autres ensuite ?
(Règles d’action)
• Quelles sont les actions ou opérations à mener de front ?
• ...

• Quels résultats attendriez-vous de cette activité ?


Résultats attendus de l’activité
• À quoi pourrait-on juger la qualité de cette activité ?
engagée (Anticipations)
•…
• Est-ce que vous procéderiez toujours de la même manière si la situation
Possibles ajustements en changeait ?
fonction des circonstances • Quelles sont les circonstances qui vous amèneraient à vous y prendre
(Inférences) différemment ?
•…
• Quelles raisons avanceriez-vous pour justifier votre manière de traiter
Justification de
cette tâche dans cette situation ?
l’activité
• Y a-t-il des connaissances, des valeurs, des principes, des croyances,
Fondements (Théorèmes-en-
des normes, etc. qui justifient une telle réalisation de cette activité ?
conceptuels acte)
•…
de l’activité
(Invariants Focalisations • Quels sont les éléments à prendre en compte pour réussir au mieux
opératoires) pour optimiser cette activité ?
l’activité • À quoi faut-il faire particulièrement attention pour réussir au mieux cette
(Concepts-en- activité ?
acte) •…
• Quels sont les outils que vous utiliseriez pour réaliser cette activité ?
Artéfacts utilisables
•…

• Quels sont les critères sur lesquels vous évalueriez votre activité ?
Indicateurs de résultats • Sur quels éléments pourrait se fonder un observateur extérieur pour
(Feed-back) savoir si vous avez ou non réussi votre activité ?
•…

• Que ferriez-vous si vous obteniez un résultat non conforme à vos


Régulations
attentes ?

Comme on peut le voir, le tableau 1 présente une trame d’entretien visant à caractériser la com-
pétence d’un individu à traiter une tâche donnée dans une situation déterminée. Plus générale-
ment, une telle trame peut être utilisée dans la construction d’un référentiel de compétences des-
tiné, par exemple, à définir les compétences visées par une formation. Toutefois, le
questionnement peut être aisément orienté vers l’observation de conduites en situation à travers
des questions du type : « quelles sont les différentes actions mises en œuvre par tel ou tel étu-
diant pour traiter cette tâche, dans cette situation ? », « dans quel ordre sont-elles produites ? »,
« certaines sont-elles menées de front ? », etc. Il est également possible d’orienter ce question-
14
http://eduscol.education.fr
15
http://cache.media.eduscol.education.fr

44
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nement pour construire des épreuves d’évaluation permettant de tester des hypothèses. Par
exemple, le profil des réussites et échecs à une série de problèmes additifs (cf. tableau 2) peut-il
permettre d’identifier des compétences fondées sur des invariants opératoires erronés, mais te-
nus pour vrais (invariants opératoires de type théorèmes-en-acte), tels que « il faut faire une ad-
dition quand il y a “plus” dans l’énoncé et une soustraction quand il y a “moins” » et « il faut tou-
jours faire le premier nombre plus le second ou le premier nombre moins le second ».

Tableau 2 - Évaluation d’une compétence à partir de quatre profils de performances


(d’autres profils étant possibles)

Série de tâches visant à identifier


Profil 1 Profil 2 Profil 3 Profil 4
des conceptions erronées

Paul a 5 billes.
Pb 1 J’ai 3 billes de plus que lui. R R R E
Combien ai-je de billes ?
J’ai 3 billes de plus que Paul.
Pb 2 Paul a 8 billes. R R R E
Combien ai-je de billes ?
Paul a 5 billes.
Pb 3 J’ai 3 billes de moins que lui. R R R E
Combien ai-je de billes ?
J’ai 3 billes de moins que Paul.
Pb 4 Paul a 8 billes. R R E E
Combien ai-je de billes ?
J’ai 3 billes de moins que Paul.
Pb 5 Paul a 8 billes. R E E E
Combien ai-je de billes ?
Paul a 3 billes de plus que moi.
Pb 6 Paul a 5 billes. R E E E
Combien ai-je de billes ?

Note de lecture : R pour réussite et E pour échec

Cet exemple montre particulièrement bien l’impasse que peut représenter une pédagogie qui vi-
serait la construction d’une compétence transversale de type « résoudre des problèmes addi-
tifs », tant la formulation de leur énoncé s’avère déterminante quant à la manière dont certains
invariants opératoires se construisent chez les élèves (par exemple, à l’occasion d’une succes-
sion de problèmes présentant la cooccurrence du mot « plus » et d’une réponse correcte de type
« addition »). Autrement dit, il y a bien une illusion à croire que l’on peut construire une supposée
compétence transversale, en ignorant le lien étroit qui existe, pour le sujet, entre les caractéris-
tiques des situations et des tâches et la compétence construite ou mobilisée.

 L’élaboration d’objectifs pédagogiques

Concernant, cette fois, la construction de séquences, de séances, voire de « moments pédago-


giques », MADIC s’avère particulièrement utile au formateur pour se fixer des d’objectifs. La fi-
gure 6 ci-après fournit quelques exemples possibles parmi tous ceux qu’on peut imaginer sur la
base des différentes compétences de tutorat que décrit le modèle. On peut alors remarquer que
certains d’entre eux qui, dans les pratiques ordinaires sont très peu mobilisés, prennent ici un
relief particulier. Par exemple, alors que les pratiques ordinaires sont généralement peu enclines
à confronter les élèves à l’utilisation d’artéfacts différents pour réaliser la même tâche, MADIC
permet d’en espérer des effets non négligeables à partir du statut donné à l’artéfact par MAD-
DEC. En effet, l’artéfact (outil) y est considéré comme un médiateur de l’activité, dont les proprié-
tés sont loin d’être neutres quant à l’organisation de l’activité. Comme le montre très bien Rabar-
del (1995), en référence à la notion d’« instrument » avancée par Vygotski, les notions

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

d’« instrumentalisation » et d’« instrumentation »16 conduisent à penser que selon les propriétés
de l’artéfact, les instrumentalisations produites seront révélatrices des conceptions attachées à
l’activité et, qu’en retour, ces propriétés différentielles des artéfacts utilisés seront à l’origine
d’instrumentations diverses susceptibles de provoquer des régulations et donc différents types
de constructions.

De la même façon, il n’est pas très habituel en pédagogie de poser des objectifs tels que « identi-
fier les conceptualisations utiles à l’activité » pour, par exemple, focaliser son attention sur les
aspects pertinents à prendre en compte (concepts-en-acte) ou « identifier les circonstances à
prendre en compte » pour ajuster sa façon de faire (ses règles d’action) selon que l’on se trouve
dans tel ou tel cas de figure. Autrement dit, MADIC permet de s’interroger à différents niveaux,
de façon systématique et cohérente pour élaborer des objectifs pédagogiques pouvant s’avérer
originaux et, surtout, théoriquement justifiés.

Autrement dit, la modélisation des processus en jeu dans la mobilisation et la construction des
compétences (cf. MADDEC) s’avère beaucoup plus utile au formateur pour déterminer ses objec-
tifs pédagogiques (cf. MADIC) qu’une focalisation sur une hypothétique compétence transver-
sale, censée se construire à travers la simple confrontation à des situations et des tâches va-
riées, dont les critères de choix restent le plus souvent implicites et, en tous cas, bien difficiles à
justifier théoriquement.

Figure 6 - L’identification d’objectifs pédagogiques à partir de MADIC (d’après Loisy & Coulet, 2018)

 Pour les organisations et les territoires

Concernant les organisations et les territoires, qu’il s’agisse de se référer aux compétences indi-
viduelles pour les évaluer (par exemple, dans le recrutement ou lors des entretiens annuels
d’évaluation) ou de construire des référentiels de compétences, il va de soi que la trame, issue
de MADDEC et présentée dans le tableau 1, peut s’avérer d’une grande utilité pratique. Par ail-
leurs, on comprend aisément à travers la présentation du modèle spiralaire (cf. figure 4) quels
sont les leviers qui s’offrent aux managers pour favoriser l’innovation au sein de leur organisa-

16
Pour Rabardel, « l’instrumentalisation » correspond aux adaptations des propriétés des artéfacts en fonction des caractéris-
tiques du schème qui les utilise pour médiatiser l’activité qu’il organise ; quant à « l’instrumentation », elle rend compte des
changements des caractéristiques du schème en fonction des propriétés des artéfacts. De plus, Rabardel désigne par instru-
ment le couple schème-artéfact.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

tion. Par exemple, peut-on considérer qu’un chef d’établissement scolaire trouve avantage à or-
ganiser, pour ses équipes pédagogiques, des temps de co-intervention dans le but explicite de
favoriser la « percolation des compétences individuelles » comme cela peut être le cas lorsque,
par exemple, les étudiants ont à présenter l’état d’avancement d’un projet qu’ils conduisent en
bénéficiant des commentaires formulés par les différents membres de l’équipe pédagogique, en
présence des autres. D’une façon plus générale et, cette fois à l’échelle d’un territoire, on peut
penser qu’une mise en visibilité (par exemple, via la publicité faite à des initiatives originales, peu
connues ou autres) de pratiques professionnelles ou citoyennes peut permettre, là encore, de
favoriser la « percolation de compétences » auprès d’autres professionnels ou citoyens.

Pour prendre un dernier exemple, on peut également considérer que la lutte contre la non prise
en compte dans les conduites individuelles de prescriptions organisationnelles ou réglementaires
(comme, par exemple, les règles de sécurité quelquefois ignorées du fait que les compétences
mises en œuvre n’intègrent pas certains invariants opératoires : certains éléments que les règles
de sécurité imposent de tenir pour vrais ou pour pertinents, ne sont pas mobilisés dans la com-
pétence effectivement mise en œuvre) pourraient donner lieu à des pratiques tutorales, inspirées
par MADIC, pour accompagner des individus dans la réorganisation de leurs compétences.

En d’autres termes, les modélisations de l’articulation entre compétences individuelles et compé-


tences collectives offrent de nombreuses pistes de travail aux managers pour gérer les unes et
les autres, sans qu’on voit en quoi une référence à la notion de compétence transversale, qui
élude la prise en compte des processus en jeu, serait pour eux une plus-value.

Conclusion

À l’heure où les compétences transversales font florès, nous avons tenté de montrer que bien
des déceptions risquent d’advenir si l’on ne s’efforce pas de dépasser le mythe qu’elles repré-
sentent et si l’on persiste à les mettre en avant sans la moindre justification théorique. Comme on
l’a vu, ni les travaux portant sur le transfert, ni la description des processus en jeu dans la mobili-
sation et la construction des compétences ne plaident en faveur des compétences transversales.
Toutefois, il faut reconnaître que grâce à cette notion, comme c’est aussi le cas des « éducations
à »17, elles-mêmes très en vogue, on est souvent amené à porter attention à des dimensions peu
présentes dans les formations classiques. Nous avons, par exemple, tenté de souligner comment
des compétences dites transversales comme « l’aptitude à l’analyse et la synthèse » peuvent
conduire à travailler, de façon spécifique, différentes « règles d’action » susceptibles d’être mobi-
lisées par la compétence : « lire, de façon critique, un texte de tel ou tel type ». Néanmoins, il
nous semble que l’enjeu essentiel, dans le contexte de la formation et des organisations ou des
territoires, n’est pas d’ancrer les pratiques sur le mythe des « compétences transversales », mais
bien de concevoir et de développer des pratiques en conformité avec les processus effective-
ment impliqués dans la mobilisation et l’élaboration de compétences individuelles et collectives,
tant dans une approche-programme et par compétences en formation que dans un management
de l’innovation au sein des organisations ou des territoires. C’est à ce prix que l’on peut espérer
optimiser d’une part, la construction de compétences et, d’autre part, leur adaptabilité à
l’évolution, toujours plus rapide, des situations et des tâches que nous avons à traiter individuel-
lement et collectivement.

Références

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BECKERS Jacqueline (2002), Développer et évaluer des compétences à l’école : vers plus d’efficacité et
d’équité, Bruxelles, Labor.

17
En focalisant sur l’éducation, par exemple, à la citoyenneté, au développement durable, etc., la littérature met l’accent sur
certains aspects de l’éducation qui ne sont pas nécessairement suffisamment abordés dans les pratiques ordinaires.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

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49
La « réflexivité » :
une compétence transversale dans la formation des enseignants ?

Marie-Noëlle Hindryckx & Maggy Schneider1

Résumé
En Belgique francophone, un décret sur la formation des enseignants précise un ensemble
d’objectifs et d’attitudes que doit viser tout dispositif didactique conçu pour les préparer à leur
futur métier. Cet ensemble est largement dicté par le modèle du « praticien réflexif » capable de
« porter un regard réflexif sur sa pratique » pour adapter son enseignement aux circonstances
par un « va-et-vient » permanent entre théorie et pratique. Deux analyses didactiques au ni-
veau de l’enseignement secondaire, concernant les sciences biologiques et les mathématiques,
nous permettent de pointer des connaissances liées à l’épistémologie des savoirs concernés et
dont l’absence de maitrise, chez les élèves-professeurs en formation initiale, les empêche de
faire preuve de réflexivité pour choisir une méthode d’enseignement et surtout l’alimenter de
manière appropriée. À travers la réflexivité, nous questionnons ici le concept de compétence
transversale et sa « sensibilité » aux connaissances plus proprement disciplinaires, en espérant
apporter des éléments dans le débat déjà engagé à ce propos, que ce soit au sujet
d’apprentissages disciplinaires ou dans la formation professionnelle.

Depuis des décennies, le thème du praticien réflexif est devenu central en matière de formation
professionnelle des enseignants de tout niveau. Dans une première section, nous décrivons ce
que l’on entend par là, en expliquant les raisons qu’il y a de considérer la « réflexivité » comme
une compétence transversale. Nous situons ensuite, à la deuxième section, cette compétence
dans le débat que suscite actuellement le concept même de compétence transversale, tout en
décrivant ce que le regard propre aux didactiques disciplinaires peut apporter à ce débat, en
termes de cadres théoriques et méthodologiques. Enfin, dans une troisième et une quatrième
section, nous illustrons, à travers l’enseignement de la biologie et celui des mathématiques, les
connaissances épistémologiques liées à ces disciplines que suppose la réflexivité dans le choix
et la mise en œuvre d’une méthode d’enseignement inspirée du socioconstructivisme. Nos ob-
servations montrent que l’absence de telles connaissances hypothèque la mise en œuvre de
cette méthode en donnant lieu, par défaut, à des pratiques d’ostension qui s’opposent au para-
digme d’enseignement souhaité. C’est ce qu’explique la conclusion en faisant apparaître que,
dans la mise en œuvre d’une méthode pédagogique, la réflexivité est tributaire de savoirs épis-
témologiques propres à la discipline enseignée et donc non transversale.

1. La réflexivité candidate « compétence transversale » ?

C’est en 1983 que Donald Schön introduit le paradigme du praticien réflexif dans lequel Léopold
Paquay et al. (2006) voient une réponse globale à la question : « De quelle nature sont les com-
pétences de l’enseignant-expert ? » Conformément à l’avis de Philippe Perrenoud (1994), ces
chercheurs estiment que cette question « n’est pas d’ordre taxonomique (Comment se structu-
rent les types de savoirs ?), mais d’ordre fonctionnel : comment les “savoirs” divers [savoirs pra-
tiques et théoriques tant disciplinaires que pédagogiques] sont-ils mobilisés par l’enseignant ex-
pert lorsqu’il conçoit, structure, gère, ajuste et évalue son intervention ? » (Paquay & al., 2006,
p.17). Nous pensons que notre propos est susceptible d’étayer cette position.

Ce paradigme est largement relayé en Europe, entre autres par les sociologues de l’éducation
(dont Perrenoud) et constitue une véritable révolution sur le terrain de la formation, ainsi qu’en

1
Marie-Noëlle Hindryckx, chargée de cours, Service de didactique des sciences biologiques, Université de Liège (Belgique).
Maggy Schneider, professeure émérite, Service de didactique des mathématiques (LADIMATH), Université de Liège.

50
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

témoigne Richard Étienne dans la recension qu’il fait de Perrenoud (2001) publiée en 2002 dans
le n°403 des Cahiers pédagogiques : « [L’auteur] propose ici un nouveau but : développer la pra-
tique réflexive dans le métier d’enseignant. De fait, les enseignants réfléchissent déjà tout au
long de leur action et leurs formateurs connaissent ou évoquent souvent la figure emblématique
du praticien réflexif issue des écrits de Schön. Or, c’est là que le bât blesse : comment passer de
l’évocation, de la prescription, de l’injonction à la pratique ? Comment développer une posture
réflexive chez l’enseignant et chez le formateur ? Bien des éléments du système universitaire
incitent à un flou d’autant plus grand qu’il faudrait le revoir de fond en comble et fonder à nou-
veaux frais la formation, initiale comme continue » (Étienne, 2002).

En Belgique, le décret « Missions » (CFB, 2001)2 stipule, en matière de formation des ensei-
gnants, un ensemble d’objectifs que doit viser tout dispositif didactique conçu pour les préparer à
leur futur métier. Parmi ces objectifs, on peut lire : « Porter un regard réflexif sur sa pratique ». Il
s’agit là d’un thème dont on observe une certaine récurrence dans l’ensemble du décret où, tan-
tôt on souligne l’intérêt de « mobiliser des connaissances en sciences humaines pour une juste
interprétation des situations », tantôt on situe par-là l’intérêt de l’analyse de pratiques : « Les sé-
minaires d’analyse des pratiques offrent aux étudiants un ensemble d’activités susceptibles de
faire émerger des compétences et attitudes professionnelles et un regard réflexif sur celles-ci ».
Et, comme analysé dans un bilan de la mise en application de ce décret (Frenay & Maroy, 2004),
le champ d’opérationnalisation de la réflexivité est très large, s’exerçant, toutes disciplines con-
fondues, aussi bien dans le choix d’une méthode d’enseignement et sa mise en œuvre que dans
la rédaction d’outils d’évaluation. Sans doute serait-ce là une condition suffisante pour qualifier la
réflexivité de « compétence transversale » ?

Au-delà, bien d’autres raisons permettent d’étayer cette position, parmi lesquelles les vertus prê-
tées à la réflexivité de façon indifférenciée dans une pratique (d’enseignement entre autres). Une
telle position, globalisante, met en avant aussi bien les dimensions affectives qu’intellectuelles de
la réflexivité dont la nécessaire articulation fait l’objet d’un consensus des chercheurs, même si
les recherches des uns et des autres se focalisent davantage sur l’une ou l’autre de ces dimen-
sions. Ainsi, Jacqueline Beckers (2009) résume les travaux portant sur la réflexivité autour de
deux pôles. D’une part, la « construction identitaire » du futur professeur, qui supposerait le dé-
veloppement de compétences liées à une certaine introspection personnelle assez chargée émo-
tionnellement, telles que « la capacité du formé à distinguer sa personne de sa fonction, à gérer
sa subjectivité dans la perception du “réel”, à accepter de modifier ses propres images de soi ou
ses pratiques, à créer de nouvelles pratiques… » (p.7). D’autre part, la réflexivité relèverait aussi
d’une forme de conceptualisation : principalement, savoir repérer dans plusieurs situations des
invariants et des spécificités, comme le font les professionnels, et ainsi résoudre une nouvelle
situation en s’inspirant de ce qui a été fait dans des situations analogues déjà vécues.

Pour étayer la nécessité d’une telle conceptualisation, Beckers (ibid.) s’appuie sur les travaux de
Guy Le Boterf : « Coupler une démarche de conceptualisation explicite à l’agir en situation est
une condition essentielle pour généraliser l’action : les travaux de Le Boterf (2000, p.8) ont mon-
tré que le transfert ne se fait pas de pratique à pratique, mais qu’il nécessite le passage par une
théorisation, une réflexion systématisée sur les actions entreprises ». Une telle démarche sup-
pose plus que la répétition de l’action : c’est une abstraction réfléchissante au sens de Jean Pia-
get, laquelle porte sur l’action menée par le sujet et non plus seulement sur les caractéristiques
de l’objet. On comprend le rôle prêté au travail de débriefing en aval de l’action : « Car c’est à ce
moment-là que s’opère la conceptualisation de la situation sous sa forme pragmatique et que les
acteurs découvrent, après-coup, avec le sens de leurs erreurs, l’articulation entre équilibres de
base, indicateurs et régimes de fonctionnement (Pastré, 2002, cité par Beckers, 2009, p.5). Mais
il ne faut pas pour autant négliger un travail en amont de l’action qui permet, selon l’expression
de Perrenoud (1994), d’armer l’observation de l’acteur : « Pour éviter une imprégnation sociali-
sante trop exclusive par la culture locale, un travail en amont sur l’espace de référence est dé-
terminant. Son objectif serait d’alerter “l’environnement cognitif” du sujet pour que la confronta-

2
Décret définissant la formation initiale des agrégés de l'enseignement secondaire supérieur, M.B. 22-02-2001, articles 3 & 8
§ 2.

51
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

tion au champ réel de l’activité se passe sur un mode réflexif plutôt “qu’imprégnatif” » (Beckers,
2009, p.7).

Sans récuser aucun de ces avis sur la réflexivité, nous estimons que ce regard croisé manque
globalement de références aux spécificités épistémologiques de la discipline concernée, d’où
sans doute le risque de la cataloguer de compétence transversale. Mais cette possible qualifica-
tion interroge le concept même de compétence transversale qui fait débat. Dans la section sui-
vante, nous expliquons en quoi les didactiques sont porteuses d’outils propres à éclairer ce dé-
bat. En même temps, cette section précise le cadre théorique et méthodologique qui nous a servi
de référence pour sélectionner et analyser nos données empiriques.

2. Une compétence transversale


dans un débat éclairé par la didactique

Ne pouvant rendre compte, en l’espace de ces quelques pages, de l’ensemble des conceptions
et des points de vue relatifs au concept de compétence transversale, nous sommes reparties de
critiques publiées à son encontre.

Les recherches de Bernard Rey (1996) mettent en évidence le caractère illusoire du concept
même de compétence transversale supposé charrier toutes les promesses de « transfert » des
apports d’une formation à des situations rencontrées par les formés en dehors de celle-ci.
D’abord, dans les formations professionnelles dans le contexte du marché du travail qui requiert
de plus en plus de formés susceptibles de s’adapter à l’évolution des technologies, aux tâches
complexes, au changement d’emploi, à la mobilité… Mais aussi, dans la formation scolaire dont
on espère des retombées, chez les élèves, en termes de savoir-faire ou d’attitudes, non seule-
ment au cours de leur scolarité mais « tout au long de leur vie ». Pour Rey (1996), la « transver-
salité » doit être pensée en termes « d’intentions », le transfert d’une compétence par un individu
à une situation donnée relevant avant tout du sens que cet individu attribue à cette situation.
Comme le montrent Daniel Bart et Bertrand Daunay (2016), cet aspect suffit à expliquer le carac-
tère illusoire d’évaluations internationales comme le PISA, qui arrive miraculeusement à évaluer
hors contexte des compétences contextualisées….

Selon le modèle de Beckers (2002), le concept de « famille de tâches » a été avancé pour pallier
les écueils liés aux compétences transversales en milieu scolaire. Il a du reste sans doute inspiré
la rédaction d’outils d’évaluation des compétences terminales (fin de Lycée) dans le cadre du
Décret « Missions ». Le concept de tâche est pris au sens des ergonomes et des théories de
l’activité (par exemple, Leplat & Hoc, 1983), d’un but à atteindre dans des conditions précisées ;
l’idée de famille suggère que plusieurs tâches peuvent avoir une parenté telle que le travail fait
sur l’une d’elles favorise l’exécution d’une autre tâche de la même famille. Cependant, comme
l’analyse Maggy Schneider (2006a), dans certains de ces outils d’évaluation comme ceux relatifs
à la formation historique, les familles de tâches sont formulées, pour beaucoup, en termes de…
compétences transversales ou peu s’en faut : Se poser des questions, Établir une synthèse et
Formuler une hypothèse explicative… Communiquer un savoir historique. En sciences, la part
belle a été faite à la méthode généraliste OHERIC (Observation, Hypothèse, Expérimentation,
Résultats, Interprétation, Conclusion), pourtant décriée par les épistémologues des sciences, en
ce qu’elle suppose une possible observation neutre et objective (Fourez, 1988). Et, dans cette
perspective, les familles de tâches étaient, elles, interchangeables d’une science à l’autre. Quant
aux mathématiques, l’insistance a été mise sur la résolution de problèmes à travers ses aspects
méthodologiques généraux (lecture de l’énoncé…) et a occulté, ainsi que l’analyse Maggy
Schneider (2006a, 2006b), une approche plus crédible de cette compétence à travers une « ca-
tégorisation » des problèmes autour de savoirs mathématiques et des méthodes de résolution
spécifiques que ceux-ci autorisent. Par ailleurs, cette chercheuse (Schneider, 2004) illustre les
formes très spécifiques que prennent, en mathématiques, des compétences qualifiées de trans-
versales telles que Faire preuve d’esprit critique, Formuler et valider des hypothèses, Communi-
quer.

52
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Mais le concept de compétence transversale est aussi critiqué en matière de pratiques et de for-
mation professionnelle des enseignants. Ainsi, dans le domaine des mathématiques, Maggy
Schneider et Pierre Job (2016) montrent la difficulté des formés à s’affranchir des idéologies dif-
fuses, en particulier celles qui relèvent d’une façon ou d’une autre du paradigme socioconstructi-
viste, ce qui les empêche de penser des enseignements épistémologiquement pertinents. Ils
montrent en effet, à l’instar de Gisèle Cirade (2006), que la qualité de l’enseignement est, en ce
sens, largement tributaire des « mathématiques comme problème professionnel ».

Pour comprendre cela, il convient de se rapporter à ce qui constitue la spécificité des didactiques
disciplinaires dans les sciences de l’éducation, à savoir qu’elles sont intrinsèquement liées à une
inscription disciplinaire des savoirs et des conditions de leur enseignement. S’y ajoute que, con-
formément à une certaine prudence scientifique propre aux sciences dites exactes, les didac-
tiques associées ont davantage mis en évidence les conditions sans lesquelles un paradigme
d’enseignement donné, ici relevant du sociocontructivisme, constitue un leurre plutôt que prouvé
son efficience sur les apprentissages au-delà d’une grande variabilité des paramètres en jeu.
C’est ainsi que, en didactique des mathématiques, Guy Brousseau (1998) pointe notamment la
nécessité du « caractère fondamental », par rapport au savoir visé, du problème dévolu aux
élèves ainsi que celle d’un « milieu » ou ensemble de référents préalables permettant à ceux-ci
de s’emparer du problème et d’évaluer eux-mêmes leurs stratégies sans devoir compter sur cer-
tains « effets » du contrat didactique. Du côté des sciences et des sciences de la vie et de la
Terre en particulier, Christian Orange (2012) met en évidence la nécessaire « problématisation »
du savoir : l’activité scientifique est organisée par le travail de problèmes explicatifs, car les sa-
voirs scientifiques ne viennent pas uniquement d’observations ou d’expériences, même si ce
sont des éléments essentiels de l’activité scientifique. Pour faire accéder les élèves à de tels sa-
voirs, le travail de la classe doit s’articuler autour de la construction de raisons et, en particulier,
de l’identification de nécessités qui sont des conditions de possibilité des modèles explicatifs
scientifiques (apodicticité).

De ces quelques éléments de débat, nous retenons la nécessité de penser les questions
d’enseignement/apprentissage en les situant au sein des disciplines, ainsi que de leur épistémo-
logie et didactique propres. Ce parti pris n’exclut ni l’interdisciplinarité, ni la possible révision des
disciplines scolaires dont Isabelle Harlé (2010) montre qu’elle est tributaire tant de facteurs so-
ciaux que de critères scientifiques. C’est avec ce regard que nous analyserons la réflexivité à
l’œuvre chez les enseignants lorsqu’ils choisissent et mettent en œuvre une méthode pédago-
gique. Touchant là à une activité professionnelle et nonobstant certains usages discutables (on
l’a vu) des notions de tâche et de famille de tâches, nous garderons le regard des théories de
l’activité, ainsi que la définition de la compétence qu’elles inspirent à Jean-Claude Coulet (2011),
soit « une organisation de l’activité » (un schème) « mobilisée et régulée, pour faire face à une
tâche donnée dans une situation déterminée ».

Ce cadrage didactique nous inspire une méthodologie qui s’inscrit, à plusieurs égards, dans la
méthodologie de recherche qu’est l’ingénierie didactique avant de devenir, éventuellement, une
proposition d’enseignement.

Il s’agit de l’analyse a priori créée, comme l’explique en substance Michèle Artigue (1990), pour
pallier les insuffisances des méthodologies telles que questionnaires, entretiens, tests sur les-
quelles se fondait la majeure partie des recherches publiées jusque dans les années 1970. Bien
que plus aisées à utiliser et à faire reconnaître comme productrices de résultats scientifiques, ces
méthodologies étaient en effet insuffisantes à attraper la complexité du système étudié et, en
particulier, à analyser les échanges et les comportements qui, dans les classes, portent sur tel ou
tel savoir. Aux yeux des didacticiens, seule une analyse a priori permet de distinguer les obser-
vations signifiantes de celles qui relèvent du contingent et permet ainsi une intelligibilité de
l’observation, à partir d’hypothèses qu’elle a permis de rendre falsifiables. Cette analyse n’exclut
pas, par ailleurs, d’autres méthodes d’investigation basées sur des tests d’hypothèses statis-
tiques confrontant un groupe témoin et un groupe expérimental mais, dans ce cas, elle reste
alors essentielle à l’identification des paramètres en jeu effectivement étudiés lors de ces tests.

53
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

L’analyse a priori a une forte composante épistémologique, ainsi que l’exige tout cadre théorique
de type didactique comme développé plus haut. Elle demeure également essentielle en dehors
de la création d’une ingénierie didactique, en particulier lorsqu’il s’agit d’évaluer si un enseigne-
ment prodigué par un professeur, qu’il soit expérimenté ou novice, réalise bien le paradigme
d’enseignement dont il se réclame, le socioconstructivisme en l’occurrence. Ainsi que l’ont mon-
tré Pierre Job et Maggy Schneider (2016), on ne peut en effet, pour analyser le bien-fondé de
pratiques liées, faire l’économie d’un double niveau d’analyses a priori : celles portant sur les si-
tuations didactiques travaillées par les formés sont à regarder à la lumière de critères épistémo-
logiques et didactiques permettant de comprendre en quoi ces situations sont réellement por-
teuses d’apprentissage pour les élèves.

Notre méthodologie relève donc d’une analyse a priori semblable à celle inhérente aux ingénie-
ries didactiques qui doit nous permettre d’identifier, dans cet enseignement, les éléments épis-
témologiques essentiels à la construction du sens des savoirs visés. L’absence de tels éléments
conduit à de faux-semblants d’un enseignement de ce type. Principalement, des gestes
d’ostension y remplacent un questionnement mobilisant le caractère fondamental du savoir visé
ainsi que sa problématisation.

Au-delà de ce qui les différencie, nos deux études de cas illustrent cela : elles suffisent à prouver
que la connaissance par les élèves-professeurs de ces mêmes éléments épistémologiques est
une condition nécessaire d’un enseignement susceptible a priori de favoriser la construction d’un
savoir par les élèves. Et que, par conséquent, la mise en œuvre « réflexive » d’un tel enseigne-
ment dépend de savoirs épistémologiques sur la discipline concernée. Ajoutons que, s’il s’était
agi de prouver l’efficacité d’un dispositif de ce type, le verbatim eût été indispensable pour pou-
voir l’attester. Tel n’est pas le cas ici : une description dans les grandes lignes suffit à témoigner
de l’absence des incontournables que notre analyse a priori met en évidence.

C’est ce regard qui a dicté notre choix de données empiriques ainsi que leur analyse. Nous
l’avons fait ici sous forme de deux analyses didactiques, la première en sciences biologiques, la
seconde en mathématiques, qui permettent de mettre en cause, à certains égards, la validité des
principes qui fondent les compétences transversales. Ces deux analyses n’obéissent pas au
même format : la première est fondée sur l’analyse très concrète d’un exemple précis, qui inter-
roge les savoirs en jeu dans la situation didactique (mais sans interroger le savoir d’origine) ; la
deuxième se fonde sur une appréhension générale de pratiques récurrentes (sans exemple con-
cret) et interroge davantage la question des relations entre savoirs à enseigner et savoirs
d’enseignement.

3. Première analyse didactique


en sciences biologiques

En sciences, « mener une démarche d’investigation » est une compétence clairement exigée au
fondamental (élèves âgées de 2,5 à 14 ans) en Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 1997, par
l’intermédiaire du document « Socles de compétences » (Ministère de la Fédération Wallonie-
Bruxelles, 2013). Elle l’est de façon plus diffuse au secondaire supérieur (Lycée), en tous cas
dans les nouveaux référentiels à disposition des enseignants et dans les programmes (Moniteur
Belge 17.04.2014). Cette injonction à faire vivre une démarche de recherche ou d’investigation
aux élèves, associée au socioconstructivisme, est souvent mal comprise. On voit alors la dé-
marche d’investigation détournée vers le besoin de faire (faire) des expériences à tout prix.

En ce qui concerne les étudiants futurs enseignants au secondaire supérieur, il leur semble es-
sentiel, dans leur rôle d’enseignant, de montrer ce qu’est la science et les scientifiques et donc,
une certaine image de la démarche d’investigation par le biais de l’image qu’ils ont de la re-
cherche. Dans le même temps, les prescrits légaux leur demandent de favoriser l’apprentissage
des élèves par eux-mêmes (auto-socioconstructivisme). C’est ainsi qu’on voit certains étudiants

54
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

futurs enseignants mettre en place dans leurs stages des dispositifs expérimentaux à faire vivre
aux élèves qui nécessitent beaucoup de temps de préparation et un grand renfort de matériel. En
effet, si les (futurs) enseignants ont une conception empirique de la science, ce sont l’observation
et l’expérience qui piloteront les enseignements, comme dans le cas de la « leçon de choses »
encore très prégnante (Orange, 2012, p.17). Pourtant, ces futurs enseignants n’atteignent pas le
but voulu : l’apprentissage par les élèves de notions fondamentales en sciences, tant au niveau
des contenus que des savoir-faire ou des savoir-être.

Examinons un exemple rencontré en formation initiale d’enseignants en sciences biologiques.

Dans nos formations, avant de se lancer dans les stages en conditions réelles, les étudiants fu-
turs enseignants doivent construire une séquence d’enseignement et la faire vivre à leurs pairs.
Après cette prestation, un recul critique leur est demandé, d’abord au seul dispensateur de la
leçon, puis avec l’aide des participants à cette séquence, sorte d’exercice préparatoire à la prise
d’une posture réflexive lors de leurs stages.

Dans le cas présenté ici, le futur enseignant avait comme consigne de veiller à ce que l’objectif
pour l’apprentissage tel que rédigé dans les référentiels3, « comparer les cellules animales et vé-
gétales, à l’aide de matériel expérimental », soit atteint par les élèves (4e année secondaire,
5 périodes de sciences par semaine ; élèves âgées de 16 ans). Voici comment la leçon s’est dé-
roulée.

Après une brève introduction technique sur leur utilisation, des microscopes sont mis à la dispo-
sition des apprenants disposés en groupes de deux. Le but annoncé de l’activité est de regarder
les préparations sur lames de verre au microscope (des cellules végétales et des cellules ani-
males) et de remplir un tableau comparatif préparé à cet effet : il faut estimer les tailles respec-
tives des cellules observées, noter leurs caractéristiques (forme, paroi, membrane, cytoplasme,
noyau), repérer les organites visibles, dans le but de comparer les types cellulaires.

Ensuite, en groupe classe, le futur enseignant réalise une correction orale du document distribué
pour la microscopie en questionnant les apprenants sur ce qu’ils ont observé. Par la suite, il pro-
jette un diaporama qui présente ce qu’on aurait pu voir au microscope optique de qualité (voir
figure 1 ci-après) et ce qu’on aurait pu noter dans des conditions expérimentales optimales.

Enfin, à l’aide de deux représentations schématiques annotées (modèles en couleur et en relief,


voir figure 2 ci-après), il présente le savoir visé par ce cours, tel qu’il l’avait prévu : de nom-
breuses notions sont décrites concernant la comparaison des organites et des structures entre
les deux types cellulaires, mêlant non seulement des données issues de la microscopie optique
mais également de la microscopie électronique.

La leçon terminée, les participants, aidés par les encadrants, entament une phase dite de débrie-
fing du vécu commun.

Le futur enseignant responsable de la leçon exprime en premier lieu le temps passé à récolter le
matériel, à le préparer et à le transporter puis à l’installer. Il évoque aussi le fait que les appre-
nants doivent être familiarisés avec la manipulation d’un microscope pour l’utiliser correctement.
Il dit être satisfait de la participation des apprenants : tous regardaient au microscope et tous ten-
taient de remplir le tableau comparatif distribué. De même, il dit être content de sa synthèse
théorique qui venait bien à point après la partie plus active de la leçon. Il aurait voulu, dit-il, abor-
der davantage de concepts à partir de cette mise en activité, mais le temps lui a manqué. Pour
lui, les deux objectifs de la leçon sont atteints : il part de matériel concret ou réel (lames de mi-
croscopie réalisées par lui-même) pour amener le contenu visé et l’activité des élèves est effec-
tive et expérimentale, au sens de mener des expériences par groupe, comme des chercheurs.

3
Unité d’Acquis d’Apprentissage 3 : « Unité et diversité des êtres vivants : malgré leur extraordinaire diversité, mettre en évi-
dence les ressemblances (moléculaires et cellulaires) entre les êtres vivants. Comparer les tailles relatives (par exemple d’une
cellule animale, d’une cellule végétale, d’une bactérie et d’une molécule d’eau). Sur base d’observations d’images de micros-
copie optique et électronique, modéliser la structure et l’ultrastructure cellulaire. »

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Figure 1 - Document extrait de la préparation de l’étudiant futur enseignant,


utilisé en projection pour synthétiser oralement les observations des apprenants

Sources : http://eric.lacouture.free.fr et http://gredeco.com

Figure 2 - Document extrait de la préparation de l’étudiant futur enseignant utilisé en projection pour corriger les
observations des apprenants à propos des organites présents dans les deux types cellulaires

Sources : http://www.gnis-pedagogie.org et https://thumbs.dreamstime.com

Les étudiants qui jouaient les élèves soulignent les difficultés éprouvées à remplir le tableau
comparatif par rapport à la tâche demandée : comment estimer la taille de cellules les unes par
rapport aux autres, d’un microscope à l’autre ? Comment savoir si ce que l’on voit au microscope
correspond à telle ou telle structure cellulaire ? Ils signalent aussi leur frustration de ne rien voir
d’intéressant (au sens d’identifiable) au microscope optique et surtout, que rien ne soit exploité
par l’enseignant dans la suite de la leçon. Par ailleurs, ils disent être admiratifs de la tâche de
préparation nécessaire, de la part de l’enseignant, pour constituer un tel laboratoire.

Cet exemple illustre les difficultés que peuvent éprouver les futurs enseignants à porter un regard
réflexif sur leurs actions, en lien avec le sens des apprentissages visés. Si ceux qui ont joué le

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

rôle des élèves perçoivent un peu le décalage entre le but de la leçon, l’activité proposée et la
suite de la leçon, celui qui jouait le professeur s’arrête à deux constats : l’activisme des appre-
nants et la quantité de notions qu’il a réussi à placer sur le temps de la leçon.

Or, ce qu’on voit ici est une sorte de « plaquage » d’une activité dite d’investigation (selon une
vision assez linéaire des démarches), basée sur l’observation en microscopie, qui n’est finale-
ment pas remise ni dans un contexte de sens pour les apprenants, ni dans un contexte scienti-
fique de recherche, mais qui est uniquement prétexte à énoncer le savoir visé aux élèves, avec
l’excuse d’une mise en activité concrète. Cette survalorisation des investigations empiriques, se-
lon Christian Orange (2012, p.100), semble « correspondre à l’épistémologie spontanée des en-
seignants, attachés qu’ils sont à la vérité des savoirs scientifiques ».

Le futur enseignant a pourtant l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait pour mettre en place une
démarche d’investigation par l’observation, puisqu’il est parti du réel (les cellules à observer)
pour construire le savoir (différence entre cellules animales et végétales) et que ce sont les
élèves eux-mêmes qui ont observé au microscope les lames fournies. On voit poindre une repré-
sentation empirique très fréquente de ce qu’est une démarche d’investigation (type OHERIC, voir
plus haut ; Carette & Rey, 2010 ; Orange, 2012) où même les étapes de questionnement et
d’hypothèse de recherche sont évacuées.

De plus, ici, la collecte de résultats et leur interprétation sont sans lien direct avec l’enseignement
qui suit. Les images vues au microscope optique ne permettent pas de réaliser le travail
d’observation et de comparaison demandé. Les images reprises lors de la synthèse représentent
des modèles cellulaires, tels que décrits dans de nombreux manuels, et aucun lien entre les deux
types de représentation (travail d’observation et synthèse) n’est fait.

Plutôt qu’un apprentissage par problématisation (au sens de Christian Orange, 2012), nous as-
sistons ici à un « faux travail d’investigation où l’on commence à laisser les élèves donner leurs
idées sur un problème, pour ensuite les guider, par des expériences imposées ou des docu-
ments à peine étudiés, vers un savoir propositionnel » (p.118). Et, si ce type de démarche donne
une place prépondérante aux investigations empiriques, c’est au détriment des pratiques de mo-
délisation, pourtant au moins aussi importantes en sciences (p.10).

Dans ce cas précis, l’étudiant futur enseignant aurait pu, en partant des objets à analyser (végé-
taux et animaux), donner du sens au fait de réaliser puis d’observer des coupes de tissus des
objets au microscope. Ensuite, les apprenants auraient pu chercher à repérer des structures qui
pouvaient être communes ou non, à l’aide d’un schéma évoquant la cellule. Ensuite, s’imposait
alors aux apprenants, la nécessité de recourir à un autre type de grossissement ou à des docu-
ments photographiques, pour pouvoir y découvrir des ressemblances et des différences de struc-
tures et de composants cellulaires (la technique microscopique avec un grossissement suffisant
pour répondre à la demande n’étant pas possible en classe).

Ainsi, au lieu de laisser penser aux apprenants qu’ils avaient pu observer au microscope et com-
parer des structures telles que celles décrites plus loin et que donc, seul quelques-uns avaient
sans doute eu accès à ce savoir caché, l’étudiant futur enseignant aurait pu introduire les tech-
niques microscopiques nécessaires pour accéder à une information exploitable et ensuite faire
dessiner ou remplir un tableau comparatif avec des informations que les apprenants auraient
cherchées eux-mêmes.

Dans leur description du savoir professionnel souhaitable, Raphael Porlàn Ariza et Ana Garcia
Rivero (2001), au-delà des savoirs disciplinaires et des savoirs issus de l’expérience habituelle-
ment abordés en formation, considèrent nécessaires les savoirs métadisciplinaires (qui visent le
développement d’une conception épistémologique4 de la science) et les savoirs didactiques5
4
Composée ici de savoirs sur la connaissance scientifique et sur les processus de son élaboration au fil de l’histoire (voir aussi
à ce sujet Lhoste, 2017, p.25) : quelle est la nature des savoirs scientifiques et comment fonctionne la science ? (Orange, 2012,
p.15).
5
qui répondent aux questions : qu’est-ce qu’apprendre des sciences, quelles difficultés cela présente et comment aider les
élèves à réaliser ces apprentissages ? (Orange, 2012, p.15).

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

(ensemble de connaissances intégrées et proches de la pratique, spécifiques à l’enseignement


et à l’apprentissage de la discipline). Nous voudrions, bien entendu, ajouter à ces savoirs profes-
sionnels souhaitables, ceux qui peuvent mener le futur enseignant à une posture réflexive sur
son action, mais pas indépendamment des savoirs métadisciplinaires et didactiques. En effet,
cette compétence dite transversale de réflexivité ou de posture réflexive, si elle s’exerce souvent
dans les deux pôles identifiés par Jacqueline Beckers (2007) (construction identitaire et concep-
tualisation des apprentissages), ne peut l’être en dehors d’une vision épistémologique et didac-
tique actuelle de la science et de la démarche d’investigation. Or, les (futurs) enseignants privilé-
gient souvent des pratiques connues et rassurantes et même, reprennent celles qu’ils ont vécues
en tant qu’élèves (Schneeberger & Triquet, 2001 ; Broccholichi, 2016), ce qui ne les pousse pas
à reconsidérer leur vision de la science et de l’enseignement des sciences.

En formation initiale, il apparaît donc essentiel, lors de la mise en œuvre de cette compétence
transversale que serait la réflexivité, de proposer aux étudiants des travaux tant didactiques
qu’épistémologiques, qui leur permettraient de sortir de leur analyse brute des faits « j’ai ensei-
gné ; ils ont expérimenté… » vers une analyse plus fine des enjeux de l’apprentissage et de
l’enseignement des sciences. D’après Jean-Pierre Astolfi (1993, p.15), une « acceptation
d’apports extérieurs, de recentrages, d'orientations bibliographiques les [les enseignants] conduit
souvent, sans abandonner leur projet initial, à lire de façon nouvelle les situations de classe qu'ils
ont vécues et analysées ». Cette prise de posture réflexive permettrait alors aux futurs ensei-
gnants d’accéder à une mise en œuvre des sciences dans les classes de façon plus adéquate.
Ceci contribuerait grandement à assurer leur développement professionnel.

4. Seconde analyse didactique en mathématiques

La seconde étude de cas concerne l’enseignement des mathématiques et, plus particulièrement,
celui des vecteurs. L’observation, maintes fois répétée durant une vingtaine d’années, a été faite
à propos de stages des futurs professeurs du secondaire supérieur qui, la plupart du temps,
obéissent aux injonctions de l’enseignant qui les encadre. On peut donc supposer qu’elle reflète
la réalité de terrain et ce, d’autant qu’elle est corroborée par une analyse de manuels (Ngan
Giang Nguyen, 2017).

Le concept de « vecteur » est très souvent introduit par référence à son usage en physique à
propos des forces ou, plus rarement, des vitesses. Suivent presque immédiatement la figure
« flèche » et ses trois caractéristiques : direction, sens et longueur, laquelle est parfois rappro-
chée de l’intensité de la force. Rien n’est dit à propos de ce que devient, en mathématiques, le
point d’application de la force, mais l’enseignant passe très vite à l’égalité de deux vecteurs, via
les trois caractéristiques, en modélisant des vecteurs distincts par des flèches différant par au
moins une de ces caractéristiques. La référence aux translations prend alors là place dans le
discours du professeur telles qu’elles ont été enseignées lors de la deuxième année du secon-
daire, en termes de mouvement qui fait passer d’un point A à un point B.

Dans certaines préparations d’élèves-professeurs que l’on voit d’année en année, on remarque
aussi une absence de référence (ou presque) à la physique, le focus étant mis sur de tels
« mouvements ». On propose alors aux élèves des « activités » inspirées des jeux d’orientation
pour scouts où il s’agit d’aller d’un endroit à un autre sur base de renseignements liés à la dis-
tance à parcourir, à la direction et au sens du parcours, précisés comme en géographie.

Quant à la rubrique « transférer » du référentiel de compétences qui correspond, en gros, à ce


que l’on attend des élèves en matière de « résolution de problèmes », les problèmes de phy-
sique ont disparu, les jeux d’orientation aussi au profit d’exercices assez techniques dont plu-
sieurs portent sur le passage des vecteurs et de leurs composantes dans un repère aux coor-
données de points. Quelques propriétés géométriques sont prouvées à l’aide du formalisme
vectoriel mais pas toujours et assez peu.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

En apparence, plusieurs injonctions institutionnelles sont respectées dans ces préparations de


cours, dont la référence aux usages des mathématiques enseignées, soit dans les autres disci-
plines, soit dans la vie courante à travers la question de l’orientation à prendre pour arriver
quelque part. Celle-ci inspire des jeux qui permettent de rendre les élèves « actifs » avant
l’enseignement. Dans tous les cas, de nombreux dessins permettent à l’enseignant de se faire
comprendre par les élèves.

Et pourtant, cet enseignement, inspiré du socioconstructivisme, est plutôt un faux-semblant de ce


paradigme mais, pour le comprendre, il faut maitriser de nombreuses données relatives à
l’épistémologie et à la transposition didactique des savoirs concernés.

Commençons par l’influence encore bien réelle de la réforme des mathématiques modernes
pourtant suivie de plusieurs contre-réformes. Plusieurs raisons ont inspiré cette réforme en
France et en Belgique dont, comme le développe Isabelle Harlé (2010), un enjeu social de créa-
tion d’une élite scientifique supposée maitriser les mathématiques les plus actuelles au profit du
progrès technologique. Ces mathématiques, telles que construites par l’école bourbakiste, consti-
tuent un fondement et une synthèse de tous les domaines mathématiques dans lesquels on peut
repérer des « structures » communes qui mettent l’accent sur les relations entre objets mathéma-
tiques plus que sur leur nature propre.

Cette école structuraliste a inspiré cette réforme des mathématiques modernes dans laquelle, en
particulier, la géométrie était subordonnée à l’algèbre linéaire, les objets géométriques tels que la
droite et le plan étant définis comme des variétés linéaires ou affines. L’intention était, en
l’occurrence, de « dépoussiérer » l’enseignement de la géométrie dont les défauts étaient ceux
de la géométrie euclidienne en l’inscrivant d’emblée dans le cadre rigoureux de l’algèbre linéaire.
On critiquait effectivement dans la géométrie d’Euclide, autrefois enseignée, tout ce qui relève de
l’empirisme en dépit de l’intention de théorie déductive : à côté de définitions jouant un rôle effec-
tif dans la déduction, on y trouve des « définitions » descriptives et intuitives d’objets qui existent
préalablement en tant que réalités physiques ; certaines « preuves » n’en sont pas, car elles
évoquent des « mouvements » de figures comme si elles étaient faites en carton ; quant à
l’existence et aux positions respectives d’objets géométriques, il arrive qu’elles soient attestées
non par le raisonnement mais… par des dessins bien faits !

L’approche vectorielle de la géométrie pallie ces défauts en permettant un travail moins empi-
rique et donc plus rigoureux au sens nouvellement défini par les mathématiciens. Elle apporte
également un formalisme pour prouver des propriétés de figures géométriques de manière calcu-
latoire, formalisme plus efficace que le formalisme analytique et surtout, contrairement à ce der-
nier, « intrinsèque » soit indépendant du choix d’un repère. On parle en ce sens de « l’outil vecto-
riel ».

Mais cette approche top down des mathématiques vers leur enseignement s’est soldée par un
échec dû surtout à des définitions et formulations absconses pour les élèves et par la relégation
tardive, voire la suppression, d’aspects plus expérimentaux ou plus « concrets », comme l’étude
de figures géométriques. Des contre-réformes succèdent aux mathématiques modernes mais la
subordination de la géométrie à l’algèbre linéaire demeure : les objets géométriques y sont tou-
jours définis de manière vectorielle, le passage du vectoriel à l’analytique étant de l’ordre du tour
de passe-passe, faute de disposer des théorèmes d’algèbre linéaire ad hoc et cet état de fait est
source d’obstacles d’apprentissage (Lebeau & Schneider, 2010). Quant à donner au vectoriel la
finalité d’outil pour prouver des propriétés géométriques, c’est un objectif qui disparait peu à peu
dans la succession des programmes scolaires en Belgique francophone.

La définition du concept même de vecteur demeure difficile pour les élèves, du moins dans sa
version rigoureusement mathématique. Elle se doit d’être construite à la lumière d’une finalité qui
en donne une raison d’être, comme créer un outil de preuves calculatoires de propriétés géomé-
triques. Une telle construction génératrice de questions susceptibles d’être dévolues aux élèves
peut être envisagée si l’on restaure le questionnement historique dans le but de forger les mo-
dèles qui servent de point de départ à l’algèbre linéaire : par exemple (Nguyen Ngan Giang &

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Schneider, 2017), repartir de configurations géométriques-clés telles que les faisceaux de paral-
lèles coupés par deux sécantes pour les modéliser algébriquement au sein de la géométrie ana-
lytique et remonter de celle-ci à la géométrie vectorielle pour s’affranchir des repères.

Un tel parcours n’est pas très coûteux en temps mais sa conception suppose des savoirs épis-
témologiques sur l’évolution de la géométrie et des critères de rigueur associés. La méconnais-
sance de ces savoirs explique alors le repli des enseignants sur la présentation du vecteur
comme un « segment orienté » par le biais des trois caractéristiques de longueur, direction et
sens, avec de nombreux schémas pour se faire comprendre. Cette présentation faussement
abordable soulève de nombreuses difficultés d’apprentissage, comme celle à s’affranchir du mo-
dèle métrique pour considérer les objets en jeu non seulement sous l’aspect de la mesure mais
aussi sous celui de l’orientation dans l’espace (Le Thi Hoai Chau, 2001).

Au-delà de ces obstacles, ce que nous voulons souligner ici est que cette présentation va à
l’encontre des enjeux épistémologiques de la géométrie vectorielle supposée gommer les incon-
vénients de la géométrie analytique aussi bien que l’amarrage de la géométrie euclidienne à des
formes d’empirisme. En effet, les composantes « longueur », « direction » et « sens » du vecteur
ne sont pas « intrinsèques » c’est-à-dire qu’elles sont relatives au choix d’un repère. En outre,
cette présentation table sur ce que les élèves perçoivent des « flèches » au travers
d’expériences plus « physiques » comme celles liées au champ de la gravitation terrestre dans
lequel les objets tombent vers le sol suivant une direction verticale ou encore l’orientation en
géographie matérialisée par les points cardinaux et la boussole sans lesquels les mouvements
ou changements de position ne peuvent être précisés. En bref, les référents se situent dans un
autre univers que celui qu’on cherche à construire. On comprend dès lors le rôle des dessins de
flèches que le professeur est obligé de multiplier pour se faire comprendre des élèves tout en
ignorant les glissements mentaux que son propre discours est susceptible de provoquer : il ne
s’agit pas ici de voir ou de se situer par rapport à des réalités physiques mais de conceptualiser
en vue d’un objectif clairement identifié.

Conclusion
Des connaissances épistémologiques
comme condition sine qua non de la réflexivité

Bien que les deux études de cas reprises ici relèvent de disciplines et de modalités d’analyse
différentes, elles mettent en évidence un même phénomène, à savoir que les pratiques ensei-
gnantes décrites relèvent d’un regard non distancié à l’expérience sensible et donc d’une forme
d’empirisme. Elles y prennent effectivement la forme de l’ostension au sens de Marie-Hélène Sa-
lin (1999) : on montre un objet matériel (par exemple, la vue microscopique de cellules) ou sym-
bolisé (par exemple, une flèche qui représente un vecteur) dans lequel un élève doit identifier un
savoir. Cette ostension peut être assumée ou déguisée lorsqu’elle se veut compatible avec des
injonctions institutionnelles relatives au socioconstructivisme. L’objet montré dissimule alors le
savoir et l’élève est supposé le « découvrir » sur base de questions comme « Que constates-
tu ? », « Que conclus-tu ? », alors qu’aucune autre finalité identifiée ne lui permet d’orienter son
observation de l’objet sans tomber dans un jeu de devinette. C’est bien ce qui se passe dans
l’exemple des sciences biologiques où les élèves sont invités à faire des observations et même
des mesures sur des organites non « visibles » à partir de vues de cellules au microscope op-
tique alors que l’enseignement qui suit porte sur d’autres aspects (vues schématiques ou au mi-
croscope électronique). Dans l’exemple relatif aux mathématiques, les flèches montrées polari-
sent l’attention des élèves sur des réalités physiques étrangères aux mathématiques et, qui plus
est, d’une manière à occulter une finalité quelconque liée à la géométrie.

Or, ces pratiques ostensives aggravent les obstacles d’apprentissage avérés et liés à ce que
Gaston Bachelard (1980, p.103) appelle «l’expérience première dans les sciences expérimen-
tales, source de l’obstacle substantialiste qui engage, par exemple, à interpréter l’attraction de

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

poussières par une paroi aimantée par l’existence d’une glu, expérience qu’il résume ainsi : « On
pense comme on voit, on pense ce qu’on voit ».

De tels obstacles empêchent, par exemple, la décentration psychologique, au sens de Jean Pia-
get (1974), que suppose, chez les enfants, la lecture d’une expérience : il ne « tombe pas sous le
sens » que du sucre dissous dans l’eau subsiste alors qu’on ne le voit plus ! Quant aux mathé-
matiques, elles sont aussi concernées par l’expérience première même au niveau du secondaire
supérieur (Schneider, 1991, 2011) pour autant que l’on veuille bien considérer un niveau
d’apprentissage où les modèles mathématiques sont construits en amont de leur implication
dans une organisation déductive.

Le premier but de l’enseignement est donc de favoriser, chez les élèves, la mise à distance par
rapport aux « faux objets empiriques » nés de l’illusion que les faits et les observations sont des
donnés et non des construits. Il s’agirait, si l’on se réfère à la modélisation que fait Karl Popper
(1973) de la rationalité humaine, de faire passer les élèves du monde 1 des réalités physiques
au monde 2 des états de conscience, puis au monde 3 des concepts.

C’est au prix de ce constructivisme épistémologique que l’on peut concevoir un enseignement


efficace, quelle que soit la méthode choisie. Cela vaut déjà pour un discours ex cathedra de
l’enseignant, discours qui doit alors avoir une dimension heuristique. Et c’est a fortiori vrai pour
un enseignement inspiré du socioconstructivisme car c’est la condition sine qua non pour imagi-
ner des dispositifs où les questions dévolues aux élèves les renvoient aux raisons d’être des sa-
voirs visés.

Nos études de cas mettent donc en évidence des connaissances épistémologiques sans les-
quelles on ne peut parler de réflexivité dans la mise en œuvre d’une méthode pédagogique et,
partant, dans le choix d’une méthode. Ces connaissances portent tantôt sur les savoirs particu-
liers qui sont la cible de l’enseignement, tantôt sur la construction et l’évolution des disciplines
scientifiques et de leur transposition didactique. Mais elles concernent tout autant – et peut-être
surtout – l’épistémologie propre des (futurs) enseignants qu’ils véhiculent inconsciemment à tra-
vers la manière dont ils habitent les méthodes par leurs interventions ou discours : très souvent,
on observe des pratiques ostensives qui relèvent d’une épistémologie empiriste des sciences, à
l’opposé du regard constructiviste qui s’est imposé peu à peu dans les milieux scientifiques.

Ces connaissances constituent une condition sine qua non à l’exercice de la réflexivité dans le
choix d’une méthode d’enseignement et dans la manière dont on va la nourrir de contenus disci-
plinaires. Cette donnée nous parait particulièrement importante à une époque où pléthore de mé-
thodes sont relayées par les médias qui en vantent l’efficacité. Il nous semble avoir montré que
cette efficacité doit être examinée aussi avec un regard disciplinaire et épistémologique si l’on
veut débusquer les faux-semblants. En ce sens, il nous parait peu pertinent de qualifier la réflexi-
vité de compétence transversale.

Nous remercions vivement Bertrand Daunay pour les échanges très constructifs que nous avons
eus à propos de ce texte.

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Margolinas, Maha Abboud-Blanchard, Laetitia Bueno-Ravel, Nadia Douek, Annick Fluckiger & Patrick Gibel
(éds.), En amont et en aval des ingénieries didactiques, Grenoble, La Pensée Sauvage, p.175-206.

SCHÖN Donald (1983), The Reflective Practitioner: How Professionals Think In Action, New York, Basic Books.

63
Le regard des formés sur les compétences transversales :
outils de connaissance et de re-connaissance

Sabrina Labbé, Naïma Marengo, Loïc Gojard & Sylvie Bourlot-Ranty1

Résumé
La notion de compétences transversales est posée comme un enjeu majeur pour la sécurisa-
tion des parcours et un nouveau média entre formation et travail. Dès lors, nous pouvons ima-
giner que ces dernières soient particulièrement valorisées dans les certifications profession-
nelles. Notre étude s’attache à interroger cette notion auprès de stagiaires d’une formation
universitaire construite autour du développement de compétences transversales. Quelles re-
présentations les stagiaires en formation ont-ils des compétences qu’ils ont acquises dans ce
type de cursus ? Comment les expriment-ils et les partagent-ils ? Nous observerons la difficulté
du cheminement pour exprimer des apprentissages universitaires en compétences. Il s’agira
également d’appréhender la fonction identitaire des compétences, qui oscillent entre outil de
connaissance et outil de reconnaissance, et la nécessaire prise en compte des contextes
d’explicitation des compétences. Enfin émerge une nouvelle caractéristique de ces compé-
tences qui consisterait à ce qu’elles soient transversales à différents champs professionnels,
mais étanches entre champ formatif et champ professionnel.

Si le concept de compétence est dit polysémique (Gojard, 2012 ; Lefeuvre, 2014) celui de com-
pétence transversale l’est tout autant (Danvers, 2009 ; Enlart, 2011). En effet, ces dernières an-
nées, nombre de rapports usent de définitions divergentes, de concepts distincts pour nommer
ces compétences pouvant être mobilisées dans diverses situations professionnelles et n’étant
pas spécifiques à un métier ou un secteur d’activité. Selon différents travaux, il est question de
compétences transversales (Centre d’analyse stratégique, 2011 ; France stratégie, 2017), de
compétences génériques (MESR, 2012 ; Lainé, 2018), de compétences transférables (Centre
d’analyse stratégique, 2011 ; France stratégie, 2017), de compétences générales (Calmand et
al., 2015). Or ces compétences sont aujourd’hui jugées fondamentales pour permettre les transi-
tions entre le système de formation et le marché du travail et rendre ainsi l’accès et la mobilité
vers l’emploi plus fluides. Elles apparaissent souvent comme un Graal, une condition de
l’adaptabilité sur le marché du travail, un enjeu majeur dans la sécurisation des parcours, en un
mot, au développement de l’employabilité. Que sont-elles aux yeux de la population ?

L’étude exploratoire que nous présentons ici essaye d’entrevoir ce que représentent ces compé-
tences si particulières, si plébiscitées de nos jours, dans les imaginaires collectifs. Si certains au-
teurs posent leur caractère inopérant et le fait qu’elles donnent lieu à des apprentissages non
significatifs (Tardif, 2013) : qu’en pensent alors des stagiaires ayant suivi une formation à des
compétences transversales ? Nous convoquerons, pour cette étude, une approche psychoso-
ciale via le concept de représentation sociale pour atteindre l’imaginaire collectif et, potentielle-
ment, apporter aux différentes définitions de cette notion posée comme ambiguë.

Par l’intermédiaire d’un entretien de groupe, nous interrogerons d’anciens stagiaires et des sta-
giaires en cours de formation afin de connaître leur vision des compétences qu’ils ont pu acquérir
dans le cadre d’un diplôme universitaire (ici le Diplôme des hautes études des pratiques so-
ciales) diplôme justement construit autour du développement de compétences transversales2.
C’est enfin, par l’intermédiaire d’une analyse lexicale du discours recueilli que nous pourrons ac-

1
Sabrina Labbé, maître de conférences en sciences de l’éducation, Université Toulouse Jean Jaurès. Naïma Marengo, ingé-
nieure de recherche, cheffe du Service universitaire d'information d'orientation et d'Insertion professionnelle (SUIO-IP), Institut
national universitaire Champollion. Loïc Gojard, ingénieur de recherche, responsable administratif et financier du SUIO-IP et
chercheur associé à l’Unité mixte de recherche Éducation, Formation, Travail, Savoirs (EFTS), Université Toulouse Jean Jau-
rès. Sylvie Bourlot-Ranty, assistante sociale en reprise d’études, stagiaire du Diplôme universitaire des hautes études des pra-
tiques sociales (DHEPS).
2
Et qui a, paradoxalement, perdu récemment son inscription au Registre national des certifications professionnelles (RNCP).

64
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

céder aux univers sémantiques présents dans le collectif interrogé : ces univers nous donneront
à voir les éléments de représentation que nous souhaitons recueillir.

1. Compétences,
compétences transversales, représentations

■ Compétences et compétences transversales

Bien que polysémique, polémique, sujet à controverses, voire à conflits d’ordres disciplinaires et
scientifiques (Danvers, 2012 ; Grard Fourez, 2005), le propos n’est pas de discuter sur la perti-
nence d’une définition par rapport à une autre ou de dresser une nouvelle définition de la notion
de compétence. Cependant, afin de clarifier notre positionnement, nous nous inscrivons plutôt
dans la conception de Guy Le Boterf (2015) définissant la compétence comme un « savoir agir
responsable et validé », ou encore celle de Jacques Tardif (2006, p.22) la considérant comme un
« savoir agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété
de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations ». À la suite de Le Bo-
terf (1997, p.28), il s’agit ici de considérer l’individu comme « constructeur de ses compé-
tences […] en combinant et en mobilisant un double équipement de ressources : des ressources
incorporées (connaissances, savoir-faire, qualités personnelles, expérience…) et des réseaux de
ressources de son environnement (réseaux professionnels, réseaux documentaires, banques de
données…) ».

Parmi la multitude de notions mobilisées dans les rapports et travaux scientifiques, nous retien-
drons celle de compétences transversales, même si, comme le souligne France stratégie (2017),
« il n’existe pas de définition stabilisée des compétences transférables et des compétences
transversales ». De la même manière que pour la notion de compétences, notre propos n’est pas
ici de définir ce qu’est une compétence transversale ou non. Il s’agit pour nous d’interroger cette
notion auprès d’un public en formation universitaire et au sein du champ universitaire. Cepen-
dant, nous nous inscrivons, dans une acceptation très large de cette notion de compétences
transversales en les considérant comme des compétences pouvant être mobilisées dans di-
verses situations professionnelles et n’étant pas spécifiques à un métier ou un secteur d’activité.
Comme le précise Frédéric Lainé (2018), « le fait que les compétences transversales ne soient
pas spécifiques à un métier ne veut pas dire pour autant qu’elles occupent la même place dans
tous les métiers ».

 Compétences et représentations

À notre connaissance peu de travaux portent sur les représentations sociales des compétences.
Une étude québécoise réalisée sur les représentations des compétences transversales chez des
enseignants du secondaire et des parents confirme qu’« il règne également une certaine confu-
sion sur le sujet » (Deslandes, Joyal & Rivard, 2011, p.413). Ces deux groupes de personnes
n’étaient pas au clair par rapport à la notion et « avaient des représentations diversifiées à pro-
pos des compétences transversales » (p.418).

Pourtant, si l’on souhaite suivre les injonctions récentes à développer de plus en plus les forma-
tions aux compétences transversales (afin de résoudre les problèmes de chômage et de déve-
lopper l’employabilité des individus), il semble important que les différents acteurs aient une re-
présentation éclairée et commune de ce que sont ces compétences transversales. Nous posons
dès lors la question de la place de la représentation des compétences acquises en formation
dans les processus de professionnalisation et d’insertion professionnelle. Nathalie Beaupère et
al. (2016) montrent que les diplômés des écoles d’ingénieurs ou de commerce estiment plus fa-
vorablement le niveau des compétences transversales acquises en formation que ceux de mas-
ters universitaires. Les auteurs l’expliquent par « une représentation plus positive de leurs ac-
quis ». La représentation des compétences deviendrait ainsi un élément déterminant pour
optimiser le lien entre développement des compétences et insertion professionnelle.

65
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Dans l’étude que nous présentons ici les compétences sont donc appréhendées comme poten-
tiel objet de représentation, une image portée par un groupe d’individus (ici des personnes en
reprise d’études). Appréhendées comme des « formes de connaissances socialement élabo-
rées et partagées ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité com-
mune à un ensemble social » (Jodelet, 1989), on reconnaît aux représentations un rôle dans les
démarches d’insertion professionnelle (Guichard & Huteau, 2001 ; Aldéghi & Cohen-Scali, 2005 ;
Labbé et al., 2009). Les représentations de soi, les représentations des métiers et de l’avenir par
exemple sont impliquées dans le fait de s’autoriser des choix professionnels (Gottfredsson, 1981)
comme dans la valorisation des expériences auprès de potentiels recruteurs (Labbé et al., 2009).
Ainsi les représentations que des stagiaires ont des compétences acquises en formation sont
cruciales pour leur insertion professionnelle et deviennent dès lors de réels outils pour les pro-
fessionnels de l’orientation et de l’accompagnement à l’emploi (Labbé, 2013).

Quelles représentations des stagiaires en formation ont-ils des compétences qu’ils ont acquises
dans leur cursus quand la formation est centrée sur l’acquisition de compétences transversales ?
Comment les expriment-ils et les partagent-ils ?

2. Un recueil de données
dans une formation universitaire

 Le Diplôme des hautes études des pratiques sociales (DHEPS)

Le DHEPS est une formation dont la pédagogie reste à la marge dans le système universitaire
français (Bataille, 2003). Diplôme universitaire délivré par la formation continue, il s’adresse pour
la plupart, à des personnes en reprise d’études. Il permet, à partir d’expériences profession-
nelles, militantes ou associatives, de se former durant trois années consécutives à et par la re-
cherche. Bien souvent cette formation vise à combler un décalage entre un niveau de responsa-
bilité exercé et un titre ou un diplôme requis, entre un niveau de compétences acquises sur le
terrain et une reconnaissance professionnelle. Il permet parfois aussi une adaptation aux évolu-
tions du travail qui demande une appréhension des problèmes complexes rencontrés dans les
pratiques passées, présentes, ou bien encore, à imaginer par les professionnels en devenir. Ba-
sé sur la réalisation d’une recherche-action, le DHEPS permet l’acquisition de compétences par
une actualisation des savoirs, leur contextualisation à une problématique de terrain réelle et leur
transférabilité (à d’autres terrains, d’autres acteurs, d’autres pratiques et d’autres probléma-
tiques).

Pendant des années, la délivrance du diplôme était accompagnée de l’obtention d’une certifica-
tion professionnelle, le titre de Responsable d’études et de projet social (REPS) permettant pa-
radoxalement l’accès à différents métiers, voire à des champs professionnels variés (travail so-
cial, économie sociale et solidaire, éducation spécialisée, insertion professionnelle, formation des
adultes, développement territorial et culturel…). Basée sur le modèle pédagogique d’Henri De-
sroche3, la formation DHEPS est désormais ancienne, pourtant on la range encore parmi les pé-
dagogies4 universitaires les plus innovantes (Mias, Labbé & Bataille, 2010). Nous pouvons la
présenter par la déclinaison de ces quatre modèles.

Le modèle didactique, une pédagogie de l’objet ou « apprendre à apprendre »


Le « Dhepsien » doit acquérir des connaissances, mais elles ne lui seront pas offertes a priori. Il
aura à faire lui-même ses propres recherches documentaires, ses lectures et analyses ; il en
conserve l’initiative et le choix. Une large place est laissée aux connaissances déjà là des parti-
cipants, à leurs expériences vécues, qui seront le socle du projet de formation du stagiaire.
« L’éducation doit s’élargir aux dimensions de l’existence vécue. En fonction des besoins des
3
Desroche ne parle pas de stagiaires de la formation ni d’étudiants, il parle de « s’éduquants » pour signifier l’originalité d’une
méthode pédagogique alliant formation et autoformation. Complètement adaptée à des adultes, cette formation est pluridiscipli-
naire et invite les personnes en formation à construire elles-mêmes leurs propres connaissances par la réalisation d’une re-
cherche-action.
4
Notons que les formations universitaires s’adressant à des adultes, il serait préférable de parler d’andragogie, voire comme le
propose Guy Avanzini (1996) d’anthropogogie qui a le mérite d’aborder l’Homme avec un grand H.

66
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

participants, tirer parti de son expérience vécue est porteur d’une culture qui permet d’être simul-
tanément l’enseigné et l’enseignant dans le processus éducatif auquel il participe » (Desroche,
1990, p.29).

Le modèle maïeutique, une pédagogie des sujets ou « apprendre à surprendre »


Car il s’agit bien là d’accoucher (mais au sens de Socrate), d’accoucher les âmes, d’un accou-
chement mental. Le « s’éduquant » est donc invité à ancrer sa réflexion sur son vécu, à mettre
en exergue ce qui, de sa pratique, de son expérience, de ses compétences, le questionne. Il au-
ra à traduire ce questionnement en question de recherche afin de s’inscrire dans une démarche
scientifique. La formation sollicite donc le sujet et sa propre créativité. Pour ce faire, il faut donc
commencer par autoriser le sujet à exister en formation, à lui donner une place. Dans cet objectif,
l’exercice appelé « autobiographie raisonnée » consiste en une introspection, menée devant les
pairs – Michel Bataille (2003) préférait d’ailleurs parler d’autobiographie raisonnante –, dans un
climat propice au dialogue et au respect, visant la recherche des liens que la personne (le sujet
donc) entretient avec son projet de recherche, son parcours, le pourquoi de l’entrée en formation
et son devenir visé.

Le modèle dialectique, une pédagogie du trajet ou « apprendre à comprendre »


La dialectique est omniprésente dans le DHEPS tant la discussion, la réfutation, l’argumentation
pour remporter la conviction ont toute leur place. Le projet mené en DHEPS, nécessite un che-
minement réflexif et l’acceptation de ce cheminement dans une maturation plus ou moins longue,
plus ou moins douloureuse, faite de belles découvertes, mais aussi parfois de deuils. « Le trajet »
que l’on peut matérialiser par la réalisation d’un mémoire, est composé d’allers et retours parse-
més d’embûches. L’objectif de la recherche se modifie chemin faisant. La question de départ
évolue au gré des lectures, des confrontations avec les pairs et des approches empiriques. Mais
ce trajet ne se fait pas seul, car un second socle pédagogique important réside dans la coopéra-
tion entre les pairs ; coopération mise en exergue notamment dans des ateliers coopératifs, des
espaces de co-construction des recherches menées par les étudiants, qui jalonnent le parcours
de formation et incitent donc périodiquement les « s’éduquants » à prendre la parole pour expo-
ser (et expliciter) l’avancée de leurs travaux.

Le modèle logistique, une pédagogie du projet ou « apprendre à entreprendre »


La pédagogie de Desroche invite à produire des connaissances réinvestissables pour la société.
Les recherches intègrent la plupart du temps une dimension pratique, en lien étroit avec le ter-
rain, et qui nécessitent un retour aux acteurs concernés. L’idée de devoir de restitution, de retour
pour le terrain est omniprésente. La réflexion comprend donc toujours un retour pour l’action, une
professionnalisation la plupart du temps, non seulement pour le professionnel s’éduquant, mais
aussi, de fait, pour les acteurs du champ social questionné5.

Dès lors, qu’en est-il des représentations des étudiants d’une formation aux compétences trans-
versales ? Quelles compétences ont-ils le sentiment d’avoir acquises dans un tel dispositif forma-
tif ? De quelles manières les verbalisent-ils ?

 Un focus group sur les compétences acquises en formation

Afin de répondre à notre questionnement, nous avons fait le choix de réaliser un focus group
(Kalampalikis, 2004 ; Markova, 2004) rassemblant des personnes en cours de formation DHEPS
et d’anciens stagiaires déjà diplômés dans le but de les questionner sur les compétences qu’ils
pensaient avoir acquises en formation. En effet, les représentations sont des outils de communi-
cation dans les groupes (qui les constituent et les transforment à la fois). Les focus groups (ou
5
Difficile de traduire les objectifs formatifs de cette formation en compétences « métier ». Difficile de s’éloigner d’un tel dispositif
pour se limiter à traduire l’ingénierie pédagogique en quelques compétences qui pourraient être reconnues institutionnellement
et permettre une certification professionnelle conduisant vers un seul métier. Au sein du Réseau international des hautes
études des pratiques sociales (RIHEPS)5, à plusieurs reprises, il a été tenté de tordre le dispositif pour le faire rentrer dans les
cases préformatées de la Commission nationale de la certification professionnelle (CNCP) où il est demandé de présenter le
lien entre ingénierie de formation et les items « activités-tâches-compétences ». Après plusieurs tentatives sans succès, le titre
professionnel a été perdu. Nous l’avons vu, le DHEPS ne forme pas à un seul métier, au contraire il permet des évolutions pro-
fessionnelles, des bifurcations, des transitions : il permet la révélation et l’acquisition de compétences transversales non spéci-
fiques à un seul métier.

67
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

entretiens collectifs) sont donc très appropriés à leur recueil. « En tant que méthode de re-
cherche, les focus groups peuvent nous donner accès à la formation et aux transformations des
représentations sociales, des croyances, des connaissances et des idéologies circulant dans les
sociétés » (Markova, 2004, p.235-236). Sorte de recueil in situ, le focus group est donc un outil
privilégié de recueil de représentations sociales.

Profitant de la préparation d’un événement visant la création d’un réseau d’anciens Dhepsiens6
(réseau d’alumni) nous avons lancé un appel à volontariat (cinquante diplômés environ ont été
contactés) et au total treize personnes ont accepté de participer en plus de l’animatrice (elle aus-
si en formation DHEPS et co-auteure de cet article)7. Six sont en fin de formation, sept sont déjà
diplômés. Neuf sont en situation d’emploi et quatre en recherche d’emploi. Il s’agit de quatre
hommes et neuf femmes. Une seule phrase a amorcé les échanges : « quelles sont, selon vous,
les compétences professionnelles acquises à l’issue du DHEPS ? ». Les données discursives
sont le fruit d’une heure d’échanges, durée précisée en début de séance après une introduction
de la démarche et son inscription dans une recherche scientifique. Les propos ont été enregis-
trés avec l’accord du groupe et l’engagement du respect des règles de déontologie des re-
cherches en sciences humaines. Peu de relances ont été nécessaires pour que le groupe
s’engage dans la discussion8.

Suite à cette étape de recueil, l’ensemble des échanges a été scrupuleusement retranscrit afin
de permettre une analyse lexicale automatisée. Les données individuelles et les variables socio-
logiques ont été volontairement écartées pour n’entrevoir que la dimension sociale (et donc le
niveau groupal) de la représentation étudiée.

3. Résultats des analyses lexicales automatisées

Après transcription des échanges, le corpus de discours est formaté pour une analyse lexicale
automatisée avec le logiciel libre Iramuteq développé par Pierre Ratinaud (2009). Cet outil réalise
plusieurs types d’analyses statistiques sur les données lexicales. Nous utiliserons principalement
ici une méthode développée par Max Reinert dite ALCESTE (Analyse de lexèmes co-occurents
dans les énoncés simples d’un texte), méthode déposée puis reprise en accès libre avec
Iramuteq et qui permet particulièrement d’appréhender les représentations sociales.

Une première étape de lemmatisation consiste à réduire les mots à leur racine (verbes à l’infinitif,
noms au singulier, etc.). Une autre étape consiste à segmenter le corpus. Le logiciel opère en-
suite une série de tests statistiques qui donnent à voir des co-occurrences de mots. Il divise le
corpus en deux puis le divise à nouveau jusqu’à obtention de classes de discours les plus homo-
gènes possibles. Ce sont ces classes qui nous donnent à voir les univers représentationnels.

Le corpus final (962 occurrences, 1033 lemmes) a été fractionné en 277 segments de texte dont
191 vont être utilisés pour l’analyse soit 68,95% du corpus.

6
C’est ainsi que les stagiaires, anciens stagiaires et enseignants ont l’habitude de nommer les diplômés et stagiaires en forma-
tion.
7
L’implication de l’animatrice est une posture épistémologique revendiquée par les auteurs qui, à la manière de Pierre Bour-
dieu déjà (et de bien d’autres chercheurs à présent) valorisent la proximité sociale entre le chercheur et le groupe interrogé afin
de réduire les éventuels effets de violence symbolique opérés par la place de chercheur. La connaissance impliquée est consi-
dérée dans les travaux de nos équipes comme un atout et la gageure d’une réduction des biais potentiels d’interprétations.
Dans un souci de distanciation, les analyses et les interprétations ont été réalisées avec des chercheurs non impliqués dans le
dispositif formatif et ont été soumises à validation interne.
8
Notre recueil ne s’est pas arrêté à ce focus group car après avoir réalisé une première analyse lexicale automatisée, nous
avons sollicité une seconde fois les participants (toujours à l’occasion de rencontres destinées à la création du réseau
d’anciens) afin de leur présenter les analyses brutes et de les soumettre à leurs interprétations. Les échanges ont constitué un
socle pour les interprétations que nous avons posées ici. Ce parti pris épistémologique fera l’objet d’une communication ulté-
rieure.

68
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Une première analyse est effectuée, il s’agit d’une classification hiérarchique descendante (CHD)
dont le résultat peut être visualisé dans le dendrogramme ci-dessous. Elle permet de dégager
des champs lexicaux que nous pouvons identifier comme étant des thématiques contenues dans
la représentation sociale.

Figure 1 - Dendrogramme de la classification hiérarchique descendante (CHD)

Le dendrogramme permet aussi de visualiser les grandes tensions que l’on a recueillies parmi
ces univers sémantiques. Comme le schéma l’illustre, la classe 6 s’oppose dans un premier
temps aux classes 2, 5, 1, 4 et 3 réunies puis les classes 2, 5 et 1 sont ensuite distinguées des
classes 4 et 3 et ainsi de suite. Enfin, les termes affichés sont les mots constitutifs de la classe.
La taille des mots est représentative du Chi2, plus le Chi2 est fort plus il est constitutif de la
classe.

Nous allons présenter le contenu de chaque classe, qui, telles des thématiques vont nous per-
mettre d’approcher la représentation que les stagiaires et les anciens stagiaires interrogés lors
du focus group ont des compétences qu’ils ont développées en DHEPS.

69
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 Six thématiques
pour la représentation des compétences développées en DHEPS

Les six classes de discours proposées par la CHD constituent donc différents univers séman-
tiques que nous allons tenter de décrire en commençant par la classe 6 et donc de gauche à
droite jusqu’à la classe 3. Ces classes sont constituées de formes lexicales (les mots du corpus
réduits à leur racine) co-occurrentes et dont le poids dans la construction de la classe peut être
repéré par la valeur du chi2. En d’autres termes, les classes rassemblent des mots significative-
ment co-présents dont il s’agit d’entrevoir le sens, c’est ce que nous allons préciser dans les par-
ties suivantes (pour alléger la lecture, les valeurs statistiques de ces formes ont été placées en
annexes).

 Classe 6 - Réappropriation des outils pédagogiques dans l’exercice du métier

Le schéma ci-dessous est constitutif d’une analyse de similitude réalisée a posteriori de la


CHD. Il donne à voir, parmi les mots présents dans la classe, la force des co-occurrences
(plus le lien entre deux mots est épais sur le schéma plus les mots ont été cités simultané-
ment).

Figure 2 - Graphe de la classe 6

Au démarrage du focus group, les personnes se présentent et mentionnent leurs métiers, leurs
parcours et racontent ce qu’elles sont devenues. La présence de termes relatifs aux métiers (mé-
tier9, éducateur_spécialisé, éducateur, moniteur, formateur) inscrit le discours de cette classe
dans des sphères identitaires. Des savoir-faire (Labbé, 2013) sont exprimés et un certain nombre
9
Les mots que nous insérons en italique dans cette partie font partie des mots significatifs de la classe.

70
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

d’outils pédagogiques propres au DHEPS sont mentionnés (autobiographie raisonnée, méthodo-


logie de projet). Aux dires des participants donc, des outils ont été réinvestis professionnelle-
ment. Il est souvent question dans cette thématique de différentes compétences liées à l’exercice
du métier actuel ou futur : nous sommes donc en présence de compétences transférées plus que
transversales. Liées à l’exercice du métier elles pourraient également être considérées comme
transversales, mais moins à différents domaines professionnels que transversales à deux con-
textes distincts : de la formation vers l’exercice professionnel. Par exemple, l’idée de projet est
très présente dans cette classe et l’on y fait un large parallèle entre le projet de recherche que
l’on a eu à mener et les compétences en méthodologie de projet acquises en formation et deve-
nant un socle dans les activités professionnelles par la suite. « Compétences à monter son projet
oui compétences à monter son projet c’est évident, projet de recherche, la méthodologie de re-
cherche, la question aussi de à qui tu fais appel pour monter ton projet, comment tu fais ap-
pel »10.

Les professionnels se sont aussi réapproprié des outils pédagogiques d’animation de groupe,
tels que les ateliers coopératifs et l’autobiographie. « L’atelier coopératif donc, réimporté, et
l’autobiographie c’est aussi au démarrage de l’accompagnement parce que je trouve que c’est
un outil essentiel quand on entreprend ».

De la même manière, ils déclarent avoir acquis une relative autonomie : « Enfin voilà, plein de
petits outils que j’utilise aujourd’hui au niveau de la formation et de l’association, mais aussi cette
autonomie et comme on disait, le fait d’être assurée, confiante ».

Et pour terminer la liste, la coopération est citée comme une des compétences déterminantes
acquises pendant le DHEPS. « C’est un passage par le groupe et les ateliers coopératifs, c’est
aussi un passage par le groupe, le projet aussi, avec cette perspective-là et donc juste pour dire
que la coopération c’est une compétence ».

On le voit, de nombreuses compétences transversales sont citées ici, mais accolées aux métiers
il devient difficile de les distinguer de compétences qui seraient spécifiques.

 Classe 2 - Voir et dire les choses différemment

Cette classe est caractérisée par la présence du terme « vraiment » exprimant une insistance
pour signifier le caractère particulier de la formation qui constitue un moment réflexif, un moment
permettant la prise de conscience et la verbalisation de compétences. « Il y a vraiment une pé-
dagogie particulière, cette pédagogie je trouve que ce qu’elle apporte de vraiment pertinent, c’est
ce qui a été dit par rapport à l’autobiographie, […] ». « C’est quelque chose, ce DHEPS, c’est
vraiment quelque chose ».

Cette formation amène l’étudiant à apprendre, à entreprendre, à coopérer. « Tu parlais


d’entreprendre, pour moi c’était un peu un gros mot avant ». « Mais entreprendre au sens large
c’est-à-dire quand on est en phase de… je fais quelque chose, j’entame quelque chose de nou-
veau, je ne sais pas vers où je vais aller, pas ce que je vais y trouver ». « J’ai tiré beaucoup de
cette formation-là et le fait de pouvoir être étudiant acteur de sa formation, ce qui n’est pas sou-
vent le cas, ou pas toujours suivant le type de formation ».

En soi, selon les dires que cette classe de discours rassemble, cette expérience est un réel ap-
prentissage. Au-delà, il est dit aussi que la formation amène à voir, à percevoir différemment la
réalité. Parfois ce nouveau regard s’exprime en termes de crises, la formation devient un mo-
ment de rupture, moment permettant des prises de recul, des prises de conscience et

10
Les phrases en italique et entre guillemets que nous citons ici sont les extraits significatifs de la thématique et sont issus du
concordancier de la classe, c’est-à-dire des segments de discours permettant de remettre les mots présents dans la classe
dans leur contexte d’origine. Nous nous situons au niveau groupal nous n’avons donc pas d’intérêt à faire une présentation
individuelle des personnes portant ces propos : notre objectif est bien d’avoir accès à la représentation sociale, enfin, certaines
erreurs de langage ont pu être écartées afin de faciliter la lecture.

71
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

d’ouverture vers de nouvelles formes de connaissances. Cette classe de discours illustre proba-
blement ce que Christine Mias (2011) décrit dans son article « Training as ruptures ».

Figure 3 - Graphe de la classe 2

« Dans ces deux emplois qui sont différents, ça nourrit ma façon de voir les choses, je reviens
aussi sur la distance scientifique et même la manière d’écouter une information, aujourd’hui,
scientifique dans les médias ». « J’étais exigeante par rapport à ça et après il y avait quelque
chose, sûrement au niveau du sens, et pour moi il y a vraiment une compétence que j’ai déve-
loppée c’est de percevoir ».

Mais la formation amène aussi à parler, à expliquer et à présenter les choses différemment aux
autres. « À contextualiser, j’ai appris ce mot-là ici – et Word il le connaît toujours pas – à com-
plexifier aussi, contextualiser complexifier donc, cette compétence moi j’y crois vraiment, il y a
une élasticité et il y a un plaisir à cette élasticité ». « Une aisance en tout […] pour aller à la
source des informations et pour apporter, argumenter et apporter des informations précises ».

Ici les compétences sont bien transversales et très personnelles, voire intimes. Elles sont per-
mises par une formation qui va au-delà de l’acquisition de compétences techniques pour tendre
vers une possibilité d’émancipation à la fois personnelle et professionnelle. Il est discutable de
poser en amont de la formation que ce type de compétences, relevant de la personnalité, seront
développées et ce sont bien les conditions de proximité sociale entre l’enquêteur et l’enquêté qui
ont permis ce type d’expression.

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 Classe 5 - Entre compétences à révéler et compétences à valoriser

Figure 4 - Graphe de la classe 5

Il est particulièrement question des compétences dans cette classe de discours, mais de compé-
tences de deux ordres. Le DHEPS se basant sur les expériences passées, il s’agira potentielle-
ment de révéler des compétences acquises dans la pratique avant la formation.
« L’autobiographie […] qui permet à chacun de révéler ses compétences et justement d’être et
commencer à asseoir ». « D’entrée de jeu on nous demande quelles compétences on a déjà […]
il y a déjà les compétences que tu n’avais pas forcément imaginées avant ou identifiées ».

Il s’agira aussi de valoriser les compétences développées pendant la formation, de les faire re-
connaître dans un contexte professionnel. C’est dans cette classe que le lien avec l’emploi (ou le
poste) est le plus présent. Un extrait du discours exprime le fait qu’il existe deux types de sta-
giaires en formation face aux compétences à valoriser : ceux qui sont déjà en poste (n’ayant pas
de difficulté avec l’emploi) et les demandeurs d’emploi qui, eux, peinent à faire reconnaître leurs
compétences. « Quand tu es demandeur d’emploi c’est difficile parce qu’il (le DHEPS) n’est pas
connu, en fait c’est difficile à valoriser, oui il n’est pas connu ».

Alors qu’un diplôme reconnu pourrait pallier la difficulté d’exprimer des compétences, ici le
manque de visibilité semble double : difficile d’être reconnu à cause de la seule mention du di-
plôme DHEPS et difficile de donner à voir les compétences révélées ou développées en forma-
tion. « Parce que voilà, je m’aperçois dans ma recherche (d’emploi) qu’il ne rentre dans aucun
cadre ce diplôme, voilà pour moi c’est un avantage aussi, mais ça l’est pas forcément pour les
futurs employeurs ».

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 Classe 1 - Du laborieux passage en compétences

Figure 5 - Graphe de la classe 1

Cette classe de discours s’organise quasiment autour du terme compétence entouré d’un
nombre conséquent de verbes tels qu’aller, penser, chercher, passer, venir, acquérir intéresser,
essayer, sembler, construire, développer, importer, amener et travailler. Nous sommes dans la
classe de discours qui répond au plus près à la question d’amorçage posée en début de focus
group. Il est question des compétences et le terme est significativement lié au verbe aller (puis
passer, amener, venir) comme pour signifier l’idée d’un passage d’un état à un autre, quelque
chose qui amène progressivement vers la suite du parcours : pour aller chercher du boulot, pour
travailler. La difficulté à valoriser ces compétences est une nouvelle fois exprimée. « C’est d’en
être capable, et de les formaliser […] c’est très formel le DHEPS, un mémoire c’est formel voi-
là ».

Il est dit aussi que les compétences sont particularisées, chacun les développant dans la théma-
tique de sa recherche-action. Cela ne facilite donc pas une identification collective et encore
moins une visibilité extérieure et une reconnaissance immédiate par autrui. « C’est que chacun
finalement va faire son parcours au regard de qui il est, et de son parcours précédent, et finale-
ment acquérir des compétences qui vont être celles qui le servent, ou qui l’intéressent, ou qui
l’interpellent, ou qui servent à ce qu’il doit faire ».

Une seule personne exprime le caractère transversal des compétences acquises en DHEPS :
« je viens de finir mon DHEPS, mais moi ma problématique c’est comment valoriser mon DHEPS
en fait pour trouver mon boulot voilà, parce qu’on acquiert des compétences, ces compétences
elles sont transverses ». Cette transversalité semble apporter une difficulté supplémentaire à

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

l’expression/valorisation des compétences vis-à-vis du monde professionnel. Dites trop « for-


melles », il est difficile de les exprimer en termes de « spécificité métier », expressions qui se-
raient plus valorisées dans le monde professionnel contemporain à cette étude.

 Classe 4 - Un cheminement réflexif long et exigeant

Figure 6 - Graphe de la classe 411

Cette classe de discours est sans doute celle qui est la plus marquée par la temporalité avec la
présence de termes tels que temps, moment, début, fin, finir, attendre, long, qui peuvent expri-
mer l’importance du temps dans le cheminement entamé, pour l’appropriation des connaissances
et la maturation d’un tel projet.

La personne en formation a besoin de temps pour entrer dans son cheminement intellectuel et
réflexif, il s’agit ici d’apprendre à comprendre, d’entrer dans une approche exigeante de la con-
naissance qui demande précision et clarté (clair) dans les termes et leurs différentes définitions.
« C’est des cours pluridisciplinaires donc cela va être de la psycho, ça va être de la socio, ça va
être beaucoup de connaissances que je n’ai pas au départ ». « Des connaissances donc on va
dire théoriques et pour pouvoir après se l’imprégner et pouvoir en discuter après et pouvoir pren-
dre du recul sur son travail lui-même ».

11
Nous avons fait le choix de réaliser l’arbre maximum de la classe en enlevant les mots « truc » et « chose » qui pouvaient
nuire à la lecture de la classe.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Enfin, ici, les termes fini et finir n’expriment pas seulement une fin, car associés parfois à des
formes négatives, ils expriment quelque chose qui met du temps à s’installer, quelque chose qui
n’est pas fini, qui est entamé, voire qui n’en finit jamais. « C’est le début de l’apprentissage de,
qui n’en finit pas, la coopération, c’est la coopération ».

Il est peut-être dit ici que contrairement aux compétences spécifiques, les compétences trans-
versales développées en DHEPS sont longues à acquérir, qu’elles demandent maturation et
s’inscrivent dans un cheminement qui n’en finit jamais.

 Classe 3 - L’autobiographie raisonnée et le sujet devenant

Figure 7 - Graphe de la classe 3

Un autre outil pédagogique particulier au DHEPS est cité ici, l’autobiographie raisonnée qui
marque le moment de l’entrée en formation (arriver), moment fort et réflexif permettant
l’explicitation de connaissances et de compétences, première étape du travail de reconnais-
sance. « C’est ce qu’ils nous disent dès le départ avec l’autobiographie raisonnée, avec nos sa-
voirs et avec nos personnalités, avec notre vécu, avec nos expériences et on se construit en-
semble voilà ». « Je trouve que l’autobiographie nous permet de repenser notre histoire, de la
réfléchir ». « Pour moi, l’autobiographie elle est aussi un moment où tu identifies des failles dans
ton parcours, d’où tu arrives, des failles, des tensions, des manques, c’est aussi ce moment-là
l’autobiographie raisonnée ».

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Un cheminement qui commence (départ) nous semble caractériser cette classe. L’autobiographie
peut être appréhendée comme un bilan de compétences qui permet au stagiaire de prendre
connaissance de ses acquis (savoir, vécu, expérience) et des compétences à développer
(manques, failles, tensions). Cette étape permet donc de se connaître avant d’évoluer et de
s’inscrire dans un projet dont on sera le sujet. À défaut de compétence, c’est la notion d’expertise
qui est exprimée, mais aussi décriée comme une qualité que l’on refuse tant la posture est ris-
quée, mais le sujet devenant devra devenir maître de son sujet de mémoire.

 Les principales tensions organisatrices de la représentation

Nous avons effectué un second type d’analyse (toujours avec le logiciel Iramuteq), il s’agit cette
fois, d’une analyse factorielle des correspondances (AFC) permettant de mettre en évidence les
principaux organisateurs du corpus. De la même manière que précédemment, il s’agit de propo-
ser des interprétations à ces analyses statistiques (il s’agit en fait de droites de régression afin
d’entrevoir les principales tensions organisatrices de la présentation. Notons que trois autres fac-
teurs auraient pu être présentés, mais nous avons fait le choix de ne présenter que les deux
principaux, nous semblant, d’ores et déjà, très pertinents pour notre questionnement.

Nous illustrons la synthèse de nos propositions dans le schéma ci-dessous qui nous permet de
repositionner les classes de discours sur les premiers facteurs de l’analyse (les AFC réalisées
par le logiciel Iramuteq sont placées en annexe).

Figure 8 - Représentation des compétences acquises en DHEPS


(Synthèse de l’analyse lexicale)

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 Les compétences : entre contextes d’apprentissages et contextes d’applications

Le facteur le plus discriminant (25,97% de l’inertie) est celui qui est représenté horizontalement.
Nous faisons l’hypothèse qu’il sépare un discours relatif aux apprentissages dans les espaces de
formation (à gauche sur le schéma) et un discours relatif aux applications possibles dans le
monde professionnel (à droite sur le schéma). Ce premier facteur oppose la classe 6 à toutes les
autres classes. Dès lors, la représentation serait d’abord dissociée entre deux univers séman-
tiques et parler de compétences demanderait une première distinction : il s’agirait d’une part de
parler des apprentissages réalisés lors de la formation (les 5 classes à gauche) versus les appli-
cations possibles dans l’exercice du métier (la classe 6). Il s’agit peut-être ici du caractère trans-
férable plutôt que transversal des compétences, ou, pour aller plus loin, du caractère transférable
des compétences transversales. Cette première distinction sémantique nous interroge car il
semblerait donc que, dans l’imaginaire collectif des personnes interrogées, il soit nécessaire de
distinguer les contextes pour expliciter (de manière distincte) les compétences développées. En
effet, « la compétence n’est pas assimilable à un acquis de formation. Posséder des connais-
sances ou des capacités ne signifie pas être compétent. L’actualisation de ce que l’on sait dans
un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas,
des contraintes temporelles, des ressources…) serait alors révélatrice du passage à la compé-
tence. Celle-ci se réalise dans l’action » (BAIP, 2018). Dès lors, comment qualifier les compé-
tences acquises en formation ? Qu’en est-il des référentiels de formation ? Nous devrions peut-
être parler de compétences prédictives ? Ou bien encore, ne devrait-on pas oublier un moment le
terme de compétences (puisque toute compétence n’existera que dans son contexte
d’exécution) pour parler par exemple de mobilisation de « l’intelligence au travail » (Jobert,
2011), de « savoir agir » (Tardif, & Dubois, 2013, p.32) ou bien encore du « savoir mobiliser » (Le
Boterf, 1994).

 Les compétences : entre connaissances et re-connaissances

Le deuxième facteur (22,32% de l’inertie) est représenté verticalement. Il semble distinguer ce


qui relève des connaissances et ce qui relève de la reconnaissance. Nous pouvons résumer ce
facteur par la proposition de Jacques Aubret (1991, p.89) : « Se connaître pour se faire recon-
naître ». Du côté des connaissances, nous avons recueilli des propos sur l’acquisition de con-
naissances de soi (classe 3), mais aussi de connaissances itératives (classe 4) : on y parle de
cheminement, on apprend chemin faisant. Enfin, il est question aussi d’un autre type de connais-
sances, celles qui permettent d’appréhender les choses autrement : on s’approprie l’approche de
la complexité et l’on va de mieux en mieux percevoir et ainsi parler autrement le monde (classe
2). Toutes ces choses relèvent de compétences transversales finalement. Et c’est bel et bien
dans une quête de reconnaissance que l’on s’autorise l’usage du terme compétences (classe 5),
mais elles restent, semble-t-il, difficiles à révéler et à valoriser, et nécessitent un passage (classe
2), une traduction pourrions-nous dire, pour les reconnaître (d’abord pour soi) et les faire recon-
naître (savoir les donner à voir). Ces résultats nous renvoient à la distinction des trois stratégies
identitaires en Valorisation des acquis de l’expérience (VAE) d’André Demailly (2006). La pre-
mière stratégie, dite stratégie d’alignement, vise à reprendre un parcours de formation inachevé.
C’est parfois le cas du public interrogé ici. La deuxième stratégie est celle de l’affrontement. Elle
vise à obtenir la réparation d’une non-reconnaissance de compétences acquises qui attestent
pourtant, du point de vue des individus, d’un niveau de professionnalisme aussi élevé voire plus,
que des diplômés. La troisième est la stratégie d’investissement. Elle caractérise les personnes
souhaitant tirer des avantages personnels à la VAE tout en y trouvant un levier pour réaliser des
projets professionnels qui valoriseront aussi leur organisation de travail. Il s’agit donc de re-
connaissances pour le sujet lui-même et vis-à-vis de son entourage familial, mais aussi profes-
sionnel afin de permettre de nouvelles évolutions. Les compétences transversales s’expriment
ici, non plus dans des contextes d’applications différents, mais bel et bien dans des espaces de
reconnaissances et d’explicitations différents : de soi vers les autres.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 De la notion de compétence à la notion de méta-compétence

« Dans tout processus de développement des compétences, des dimensions individuelles et so-
cio-organisationnelles cohabitent, et c’est dans leurs interactions que les individus peuvent réali-
ser une partie de leurs apprentissages, être ou non empêchés d’apprendre, mais aussi et surtout
être mis en capacité d’apprendre » (Fernagu-Oudet & Batal, 2016, p.371). Dans cette formation,
il serait plus approprié de parler de la notion de méta-compétence, c’est-à-dire cette « capacité à
prendre du recul par rapport à ses propres compétences pour les identifier, se les approprier
dans un projet de vie et les faire reconnaître en permanence dans un processus d'interaction et
de reconnaissance sociale... » (Danvers, 2009, p.113), « ce qui permet à son détenteur de cons-
truire sa liberté, véritable but de toute éducation, qui ne peut pas ne pas être émancipation »
(Étienne, 2007, cité dans Danvers, 2009, p.113).

Nous pouvons rapprocher ce type d’expérience formative au travail d’explicitation effectué par les
candidats à une VAE qui doivent apporter la preuve de leurs compétences en articulation avec
les attendus du diplôme visé. Nous pouvons alors parler, dans cette situation, d’accompagner la
déconstruction-reconstruction de l’expérience, « cette dialectique entre l’explicitation d’un maté-
riau préexistant et sa ré-élaboration en fonction du diplôme qui […] conduit à situer ce type
d’entretien entre description et analyse » (Lainé, 2006, p.137). C’est justement ce que nous sou-
haitons mettre en lumière dans ce travail. Faire émerger l’originalité de ce qui se vit dans cette
formation qui allie formation et prise de conscience des compétences déjà acquises. Elle permet
le passage de la notion « d’avoir des compétences » à la notion « d’être compétent », distinction
faite par Le Boterf (2015). Il ne s’agit pas simplement de s’arrêter au stade d’un bilan de compé-
tences possible dès l’entrée en formation notamment via l’autobiographie raisonnée. Il s’agit de
s’engager dans des années charnières qui permettent une réelle transition telle qu’elle est définie
en psychologie sociale du travail et qui désigne « chez les individus au travail, l’ensemble des
processus psychosociaux d’élaboration des changements dont ils font l’expérience, de re-
signification et de réorganisation de leurs conduites et de leurs identités, tout au long de leur par-
cours professionnel » (Dupuy, Mègemont & Cazals-Férré, 2016, p.414) et nous ajoutons et/ou
formatif.

Conclusion

Nos travaux confirment le caractère polysémique, voire polémique, de la notion de compétence


et nous souscrivons aux propositions de Tardif (2013) qui la considère comme un « savoir agir
complexe ». Les compétences transversales, plus particulièrement appréhendées ici,
n’échappent pas à ce constat. En effet, notre étude s’est attachée à interroger cette notion au-
près de stagiaires d’une formation universitaire (le DHEPS) justement construite autour du déve-
loppement de compétences transversales. Il était en effet intéressant de questionner les repré-
sentations sociales des compétences acquises dans un cursus centré sur le développement de
telles compétences et d’observer in situ (c’est-à-dire dans le groupe dans lequel elles sont cen-
sées se développer) la manière dont les stagiaires allaient les exprimer entre eux et les partager.

Les résultats de l’analyse lexicale automatisée des échanges tenus lors d’un focus group (spé-
cialement provoqué à cet effet) nous montrent que les compétences s’expriment difficilement, et
qu’elles sont d’abord explicitées dans deux contextes distincts : la formation ou l’exercice du mé-
tier. Parle-t-on des compétences acquises en formation ou des compétences métiers ? Dans les
propos recueillis, c’est davantage dans le contexte formatif qu’elles seront discutées (4 classes
de discours côté formation versus une seule côté professionnel)12. Pour autant, on ne saurait dire
les compétences de la même manière dans ces deux contextes. En d’autres termes, et très pa-
radoxalement, un grand organisateur de la représentation des compétences transversales serait
le contexte d’explication. Les compétences pourraient être transversales à différents champs pro-
fessionnels, mais pas transversales entre champ formatif et champ professionnel. D’autre part, et
c’est le second grand organisateur de la représentation, les compétences développées en forma-

12
Ce qui nous semble logique puisque la formation est ce qui rassemble les personnes interrogées issus d’univers profession-
nels variés.

79
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

tion semblent remplir une fonction identitaire allant de la détention de connaissances (connaître,
mais aussi se connaître) vers une re-connaissance (se reconnaître, mais aussi être reconnu
comme dans une quête de légitimité). C’est sans doute une autre dimension des compétences
qu’il s’agira d’explorer plus avant dans nos futurs travaux.

Dès lors, alors que les compétences transversales sont posées comme un enjeu majeur pour la
sécurisation des parcours et nécessaires pour une adaptabilité de l’homme sur le marché du tra-
vail, nous nous interrogeons sur le fait qu’elles ne soient pas plus valorisées dans les certifica-
tions professionnelles. Et, si nous observons la difficulté du cheminement pour exprimer des ap-
prentissages universitaires en compétences chez les stagiaires, il en est peut-être de même chez
ceux qui sont en charge de concevoir ces dernières et de les valoriser. Si le « passage en com-
pétence » nécessite temps et maturation chez les personnes, c’est sans doute que l’élaboration
d’une représentation sociale des compétences transversales est complexe.

C’est pourquoi enfin, il s’agirait aussi de vérifier si la dimension sociale des représentations
n’induit pas des attentes différentes selon les groupes (par exemple chez des acteurs en charge
de co-définir les contenus diplômants) car ceci pourrait expliquer les difficultés de mise en œuvre
de plus en plus relatées entre le monde de l’éducation et le monde du travail (Tardif, 2013 ; Hé-
brard, 2013). Nous pouvons cependant nous accorder à dire que les compétences apparaissent
aujourd’hui comme étant un outil majeur de communication entre formation et travail.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Annexe 1 -Tableau des classes avec les formes les plus significatives (Chi2 et seuil de significa-
tivité)

Classe 1

Classe 2

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Classe 3

Classe 4

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Classe 5

Classe 6

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Annexe 2 - AFC avec les formes

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Annexe 3 - AFC avec les classes de discours

87
Les compétences transversales, une nouvelle « clé »
pour l’insertion ? Enjeux et effets pour les acteurs

Frédérique Bros, Marie-Christine Vermelle & Ioana Boancă1

Résumé
Rendre compte de la manière dont les acteurs, professionnels et jeunes adultes en parcours
d’insertion, se saisissent et donnent sens à la notion de compétence transversale constitue
l’objet de cette contribution. Après avoir situé le propos, en présentant la recherche (Ludo Ergo
Sum) et son objet d’étude : le dispositif sociotechnique et vidéo-ludique (Skillpass), expérimen-
té en région Hauts-de-France au sein de différents dispositifs d’insertion socioprofessionnelle,
les auteures développent les principales incidences repérées des usages de ce dispositif sur :
les pratiques d’accompagnement mises en œuvre, les représentations des intervenants et les
usages pédagogiques et professionnels qu’ils font de cette notion. Elles se centrent ensuite sur
le regard porté sur la compétence transversale par les jeunes adultes faiblement qualifiés / sco-
larisés auxquels s’adresse le dispositif considéré : quel sens attribuent-ils au travail réalisé ?
Quels apports en dégagent-ils en termes de réflexivité et dans l’optique de leur insertion ?
S’appuyant sur les données d’enquête, cet article vise à caractériser la manière dont les ac-
teurs se saisissent, résistent ou s’accommodent du « passage obligé » par la compétence
transversale comme condition d’accès à l’emploi.

Dans un contexte de réforme des politiques d’éducation, de la formation et de l’insertion, le re-


cours et l’usage des compétences transversales sont exponentiels. Ces compétences sont pla-
cées au cœur des programmes d’enseignement, constitutives des référentiels et des certificats
professionnels, et considérées comme déterminantes pour l’insertion en assurant l’articulation
formation-employabilité (Éducation permanente, 2019). Comment les acteurs, professionnels de
l’accompagnement et jeunes adultes en parcours d’insertion se saisissent-ils, résistent-ils ou
s’accommodent-ils du « passage obligé » par les compétences transversales comme condition
d’accès à l’emploi ? Ce questionnement s’inscrit dans une recherche2 qui s’est donné pour objec-
tif d’élucider ce que recouvre la digitalisation à travers l’étude de ses effets dans le secteur de la
formation continue et de l’insertion, aux niveaux interactifs des intervenants du domaine, des pu-
blics cibles et des référentiels de formation mobilisés.

Notre contribution s’organise en trois points : dans un premier temps, nous apportons les élé-
ments de contexte permettant au lecteur de situer la portée et les limites de nos propos en pré-
sentant les cadres de la recherche, intitulée Ludo Ergo Sum ; le dispositif sociotechnique et vi-
déo-ludique, nommé Skillpass, expérimenté en région Hauts-de-France au cœur de cette étude ;
ainsi que le référentiel de compétences transversales sur lequel il se fonde, puis la méthodologie
d’enquête.

Dans un second temps, nous rendons compte des résultats de l’enquête du point de vue des
professionnels ayant expérimenté ce dispositif digitalisé d’accompagnement à l’identification des
compétences transversales des jeunes adultes en parcours d’insertion. Nous verrons quelles
sont leurs conceptions et usages des compétences transversales ainsi que la manière dont ils
pensent son intégration à leurs pratiques et dispositifs pédagogiques.

Dans un troisième temps, nous abordons le retour d’expérience des jeunes ciblés par le dispositif
Skillpass et mettons en lumière le regard qu’ils portent sur le travail qu’on leur a proposé de réa-

1
Frédérique Bros, maître de conférences en sciences de l’éducation ; Marie-Christine Vermelle, maître de conférences en so-
ciologie ; Ioana Boancă, maître de conférences en sciences de l’éducation : Centre interuniversitaire de recherche en éducation
de Lille (CIREL-Trigone), Université Lille.
2
BROS Frédérique, AIT-ABESSELAM Nacira, VERMELLE Marie-Christine, BOANCĂ-DEICU Ioana & CARON Pierre-André,
Rapport de recherche du projet Ludo Ergo Sum, Université de Lille, octobre 2018, En ligne https://hal.archives-ouvertes.fr

88
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

liser sur leurs compétences transversales, les apports qu’ils dégagent de cette expérience en
termes de réflexivité et dans l’optique de leur insertion socioprofessionnelle.

1. Étudier l’insertion en mode « digital » au prisme de Skillpass

La recherche Ludo Ergo Sum étudie le phénomène de digitalisation au travers de


l’expérimentation régionale d’un dispositif video-ludique dont la visée est de réaliser un travail
d’identification des compétences transversales, développées par des jeunes dans des cadres
informels et/ou extrascolaires, afin de mieux les valoriser et faciliter leur insertion professionnelle.
La présentation de la recherche, mais aussi des caractéristiques et de la logique de conception
du dispositif de formation digitalisé, constitue un préalable à l’exposé de nos résultats concernant
ses usages, par les professionnels et ses effets, pour les jeunes.

 La recherche Ludo Ergo Sum

Cette recherche financée par le Conseil régional des Hauts-de-France dans le cadre d’un pro-
gramme d’Actions de recherche concertées d’initiative régionale, sur une durée de trois ans (sep-
tembre 2015-août 2018), a porté sur l’expérimentation régionale du dispositif Skillpass. Ce dispo-
sitif sociotechnique représente une solution emblématique de la digitalisation car il articule un
outillage vidéo-ludique (un serious game) à une démarche d’accompagnement à l’identification
des compétences transversales par les professionnels au sein de différents organismes de for-
mation et structures d’insertion s’adressant à des jeunes NEET3 (ni en emploi, ni en étude, ni en
formation). Selon ses concepteurs, il s’agit de (re)mobiliser ces publics éloignés de l’emploi et de
contribuer à leur insertion, en développant leur employabilité.

Skillpass constitue l’analyseur du phénomène de digitalisation retenu dans le cadre de cette re-
cherche qui a produit, via une approche pluridisciplinaire, des connaissances relatives à
l’influence de cette médiation vidéo-ludique sur :

- les rapports au savoir et à l’apprendre des jeunes en insertion ;


- les pratiques d’accompagnement des professionnels ;
- les compétences transversales en jeu dans Skillpass (les référentiels liés à l’employabilité).

La thématique de la digitalisation est située : elle s’inscrit dans un contexte socio-économique,


sociétal, culturel et idéologique particulier. La notion émerge sur fond de mondialisation
économique et de sacralisation de la technique (Moatti, 2016). En première instance, ce
phénomène correspond à la généralisation des usages des technologies de l’information et de la
communication (TIC) dans les mondes sociaux, professionnels et éducatifs (haut débit, Internet
mobile, géolocalisation, etc.). Nous l’entendons également et surtout, comme l’ensemble des
transformations culturelles, sociales et éducatives en cours, ce qui renvoie à la manière dont
sont affectés les pratiques, les discours, les dispositifs par ces usages et qui forme, ce que l’on
peut appeler un paradigme (modèle, cadre de pensée, ou complexe culturel), une « techno-
logique » que nous souhaitons caractériser.

Dans le champ de l’insertion et de la formation, cette généralisation des TIC ne se limite pas seu-
lement à l’usage des supports et des outils numériques pour apprendre. Elle s’accompagne
d’une organisation industrielle des dispositifs de formation à l’insertion (standardisation des pres-
tations et outils, contraintes de coûts, objectifs de productivité, division du travail, etc.) (Frétel,

3 Cette catégorisation est issue de l’Union européenne (UE), qui lance en 2013 un vaste programme Garantie Jeunesse et
Initiative pour l’emploi des jeunes ciblant des publics faiblement ou pas qualifiés, éloignés de l’emploi, présentant des problé-
matiques sociales et/ou comportementales. Selon les données de l’UE (2014), près d’un jeune sur quatre est au chômage
(23,6% contre 9,5% des adultes) et, dans la tranche d’âge des 15-24 ans, 13,1% des jeunes ne sont ni en emploi, ni scolari-
sées, ni en formation (NEET) en 2012, en augmentation de plus de 20% en quatre ans. L’objectif de ce programme est « y
compris à ceux qui ne sont pas inscrits auprès des services de l’emploi, de se voir proposer un emploi, un complément de for-
mation, un apprentissage ou un stage de bonne qualité dans les quatre mois suivant la perte de leur emploi ou leur sortie de
l’enseignement formel » (p.15).

89
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

2013) et modifie en partie la conception des formés et les manières de travailler des profession-
nels. Ainsi, l’individu doit devenir auteur de ses apprentissages, et acteur de son parcours
d’insertion et de formation. L’accent est mis alors sur un apprentissage individualisé, centré sur la
personne en vue de développer une posture réflexive.

Certains dispositifs s’attachent à développer des capacités réflexives de l’expérience, par


l’appropriation d’une démarche de conscientisation de son propre vécu, de ses actes et des con-
naissances possédées et mobilisées dans l’action (Vermersch, 2000) et d’identifier ses compé-
tences. Il s’agit d’un réfléchissement de ses expériences significatives et singulières pour une
description détaillée des actions et un travail de distanciation. « La réflexivité fait référence à une
aptitude humaine à se percevoir (ses actions et le contexte) et à reconstruire mentalement ses
expériences. Cet acte réflexif mobilise la conscience de soi et engage le sujet à une réorganisa-
tion critique de sa connaissance, voire à une remise en question de ses points de vue fondamen-
taux » (Guillaumin, 2009, p.93). Cependant, tous les dispositifs de formation ne permettent pas
réellement de réfléchir les acquis expérientiels et se résument à des pratiques d’inventaire con-
sistant à un repérage et mise en ordre, souvent chronologique, des expériences. Ou alors tous
les acquis expérientiels ne se valent pas puisque, contrairement aux savoirs théoriques et pro-
fessionnels, les savoirs d’expérience ne se situent dans aucun référentiel de certification (Breton,
2016). Sur le marché du travail, ces acquis expérientiels souvent traduits en compétences trans-
versales ne disposent pas d’une reconnaissance officielle s’ils ne sont pas assortis des compé-
tences spécifiques et techniques. Paradoxalement, ce sont ces compétences transversales qui
sont travaillées dans les dispositifs de formation à l’insertion à défaut de compétences profes-
sionnelles.

 Le dispositif Skillpass

Le dispositif Skillpass a été conçu par l’association ID6 en vue de valoriser les compétences
transversales des jeunes dans l’optique de faciliter leur insertion professionnelle. Il est présenté,
par ses concepteurs et ses financeurs4, comme innovant sur le plan de l’accompagnement à
l’insertion. Cela tient à ce qu’il repose sur :

 le recours et l’usage du numérique en formation ;


 une approche vidéo-ludique dans un cadre éducatif/formatif qui s’inscrit dans une tendance
actuelle de ludicisation, prônant la convivialité et tendant à évacuer tous les aspects rébarba-
tifs de l’apprentissage ;
 une démarche « hybride » d’accompagnement à l’identification des compétences par appren-
tissage de l’analyse de l’expérience ;
 un référentiel de compétences transversales au service de l’employabilité d’individus faible-
ment dotés en capital scolaire : le référentiel helvétique des compétences-clés (Evéquoz,
2004).

Ce dispositif sociotechnique et vidéo-ludique associe donc un jeu sérieux, une démarche


portfolio et une formation d’acteurs (prise en main technique et scénarii pédagogiques d’usages).
Le jeu sérieux repose sur une intrigue générale : la mission du héros, le jeune Kaméha, est de
sauver l’archipel où il vit (Euryno), il y parviendra en identifiant ses compétences transversales.

Pendant le jeu, le joueur conduit les activités du héros (organiser une répétition musicale, un
entraînement sportif, etc.) en repérant ses compétences tout au long de l’aventure qui se déroule
en cinq épisodes, ponctuée de mini-jeux. La réalisation de chaque activité place le joueur en
situation de dégager les compétences transversales du héros et de les organiser selon une
logique de portfolio. Les compétences identifiées du héros sont capitalisées et transformées en
cristaux qui serviront dans le combat final à livrer contre le monstre menaçant l’univers. Par

4
Des financements publics aux niveaux européen et régional ont favorisé l’incubation du dispositif dans sa première version et
ont créé les conditions de l’expérimentation de Skillpass sans frais (pédagogiques ou de licence du jeu) pour les organismes.
Aujourd’hui une version révisée fait l’objet d’une commercialisation (vente de licences en nombre aux réseaux régionaux des
missions locales par exemple).

90
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

exemple, dans un des épisodes le héros organise l’entraînement d’équipes sportives5 et le joueur
conduit son héros à choisir une stratégie d’attaque/défense selon les forces de la partie adverse.
À partir de cette activité, le joueur identifie la compétence « travailler en équipe ». Pour en
faciliter le repérage, le jeu alimente automatiquement le portfolio du héros en rendant percep-
tibles au joueur les indicateurs de la compétence en situation : par exemple, « ne pas juger
l’autre, faire preuve d’enthousiasme et de dynamisme ».

Le dispositif prévoit un travail d’appropriation du référentiel par la mise en lien des indicateurs
avec les compétences et les capacités à partir du portfolio du héros dans un premier temps, puis
de l’explicitation en groupe d’une ou plusieurs expériences vécues par les jeunes.

Un travail d’appropriation de la méthodologie d’analyse de l’expérience des jeunes est donc or-
ganisé, en vue d’identifier leurs propres compétences transversales (et non plus celles du héros).
Ce travail d’analyse s’appuie sur une situation réelle vécue : il est mené en dehors du jeu, en col-
lectif. L’accompagnement par les professionnels vise à faciliter le repérage, par les jeunes, des
indicateurs de leurs actions pour en déduire les capacités, les compétences mobilisées qui pour-
raient être transférables à d’autres situations. Il s’agit d’identifier leurs compétences
transversales, valorisables dans un CV et au cours d’un entretien avec un employeur (exemple
« collaborer avec le leader, favoriser l’esprit d’équipe »), mais aussi d’acquérir la mécanique ré-
flexive de traduction des actions et expériences vécues en compétences (réflexivité).

Pour compléter la présentation de ce dispositif, il convient donc de se centrer à présent sur un


point-clé de sa conception, à savoir le référentiel de compétences transversales sur lequel il se
fonde.

 Le référentiel mobilisé

Les concepteurs du dispositif Skillpass ont fait le choix d’utiliser un référentiel de compétences
élaboré par Grégoire Evéquoz (2004). Il s’appuie sur les caractéristiques génériques des
situations de travail inférées des analyses de Philippe Zarifian (1996 ; Zarifian & Gadrey, 2002),
pour qui la gestion des événements, la relation de service et la coopération fondée sur la com-
munication déterminent les évolutions du travail dans tous les secteurs d’activité.

Evéquoz (2004, p.16) distingue deux types de compétences professionnelles :

 des compétences techniques, spécifiques aux métiers et aux fonctions occupées qui sont
considérées nécessaires, voire indispensables pour l’exercice du métier et d’un emploi ;
 des compétences dites génériques, transversales, dont il postule, a contrario de certains
auteurs, qu’elles ne relèvent ni de la personnalité ni des qualités innées/naturelles des
individus. Il les définit « comme un ensemble de capacités que la personne va mettre en
œuvre pour faire face aux exigences et aux contraintes actuelles du travail [et qui englobent à
la fois] des “savoir-faire relationnels” […] et des “savoir-faire cognitifs”».

La démarche adoptée dans l’élaboration du référentiel a été d’identifier d’abord les compétences
transversales pour ensuite circonscrire les situations-clés, où ces compétences seront mobili-
sées. Evequoz et son équipe ont construit ensuite les situations problèmes où ils demandaient
aux individus de mobiliser ces compétences afin de les renseigner, d’en dégager les compo-
santes et de les évaluer. Ils ont créé donc des situations fictives, de simulation. C’est une ap-
proche méthodologique opposée aux démarches de construction de référentiels de compétence,
qui s’appuient sur l’analyse de l’activité et où on va observer les professionnels en situation de
travail réel.

Considérées comme caractéristiques des situations de travail aujourd’hui, ces compétences


peuvent être mobilisées aussi en situations non professionnelles (la vie associative, l’éducation
familiale, la pratique d’un sport ou d’une activité culturelle, etc.). « Les compétences

5
Plusieurs compétences sont bien sûr associées à chaque épisode du jeu : nous n’en retenons qu’une seule ici pour la clarté
du propos.

91
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

transversales sont liées à l’expérience et ne peuvent s’acquérir formellement » (Evéquoz, 2004,


p.18) C’est aussi un présupposé de la démarche Skillpass, qui vise à exploiter les situations
informelles où il n’y pas d’intention pédagogique et d’apprentissage.

Les six compétences-clés du référentiel ajustées par les concepteurs du dispositif Skillpass
sont : travailler en équipe, encadrer, communiquer, traiter l’information, organiser, résoudre des
problèmes.

Pour les concepteurs, il s’agissait, en choisissant ce référentiel pour créer les activités ludiques –
mais aussi celles qui visent à l’apprentissage de l’explicitation de l’expérience et de la démarche
portfolio en dehors du jeu – d’offrir un cadre objectivant les capacités mobilisées et mobilisables,
les compétences acquises :

 pour s’affranchir du savoir-être et des traits de personnalité, qui ne sont pas « naturellement »
des points forts pour les jeunes ciblés ;
 pour valoriser des expériences et activités menées en dehors du cadre professionnel.

 La méthodologie de recherche

Skillpass a fait l’objet d’une expérimentation régionale au sein de différents dispositifs, mis en
place par des organismes des secteurs de l’orientation, de la formation et de l’insertion (école de
la deuxième chance, missions locales, organismes de formation de l’Association régionale des
organismes de formation de l’économie sociale et de l’éducation permanente) et l’enquête a été
déployée sur ces terrains.

L’enquête auprès des professionnels a été réalisée au moyen d’entretiens semi-directifs (12, in-
dividuels et collectifs) et d’observations in situ d’usage de Skillpass (4) avec les jeunes. Les en-
tretiens ont été menés auprès de 10 conseillers et formateurs et de 3 responsables, œuvrant
dans 7 structures différentes : organisme de formation (OF), mission locale (ML), école de la
deuxième chance (E2C). Enregistrés et retranscrits intégralement, ils ont été soumis à une ana-
lyse de contenu thématique (Paillé & Mucchielli, 2003) concernant : les politiques et pratiques de
professionnalisation dans la structure, le rapport aux compétences transversales, les usages du
numérique, l’intégration et la mise en place du dispositif Skillpass, le scénario d’usage, les effets
sur les pratiques pédagogiques, le rapport au métier, le rapport au public, les effets sur les béné-
ficiaires. S’en est suivie une enquête par questionnaire adressé à tous les professionnels formés
à Skillpass par ID6 (63 retours pour une population totale de 148 personnes). Le présent article
ne s’appuie que sur les données recueillies par entretiens.

L’enquête auprès des jeunes a été menée en deux phases : la première a concerné 43 d’entre
eux et consistait en la réalisation de bilans de savoirs inspirés du concept de rapport au savoir de
Bernard Charlot (1997), selon une forme semi-guidée pour accompagner les jeunes dans la ré-
daction de leurs réponses (Beaucher, Beaucher & Moreau, 2012). Un traitement a été réalisé sur
les 296 situations d’apprentissage recueillies. Le présent article s’appuie sur les données de la
seconde phase d’enquête, réalisée par entretiens semi-directifs auprès d’une partie de ces
jeunes (18/43). Pour aborder le travail d’analyse de contenu, nous avons repéré des indicateurs
significatifs de leur expérience de jeu que nous avons regroupés en unités thématiques :

- le caractère ludique de l’expérience apprécié, entre autres, du point de vue de la fantaisie, du


challenge, de la curiosité propres au jeu (Fenouillet et al., 2009) ;
- son caractère sérieux : les apports et apprentissages identifiés, mais aussi leur mise en
relation avec leurs projets et processus d’insertion (Lavigne, 2013) ;
- la réflexivité suscitée ou non par l’expérience de Skillpass : expression de processus réflexifs
à travers leurs conceptions de la compétence et de leurs compétences, mais aussi des liens
qu’ils établissent entre ce travail et leurs projets/parcours d’insertion ;
- leurs rapports aux TIC (du point de vue des outils employés, des usages, des pratiques de jeu
et des représentations) ;
- leur(s) projet(s).

92
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

La restitution des données de cette recherche concerne tout particulièrement les pratiques
d’analyse des expériences informelles par les professionnels et les jeunes afin de déterminer en
quoi l’usage de Skillpass développe les capacités réflexives ou il s’agit simplement pour les ac-
teurs d’attribuer des compétences transversales à un CV pauvre en expériences profession-
nelles et à l’absence de diplômes.

2. Les professionnels et la compétence transversale

L’analyse des données fait émerger les représentations des compétences transversales chez les
professionnels de l’insertion et leurs usages réels de Skillpass. Nous avons identifié quatre types
d’usage du dispositif, selon les scénarii pédagogiques mis en œuvre, leurs rapports aux compé-
tences et leur familiarité avec l’usage de référentiels et des démarches d’analyse de l’expérience.

 Représentations des compétences transversales


et appropriation du dispositif chez les professionnels, des conceptions mitigées…

Chez la grande majorité des professionnels, nous avons remarqué un amalgame entre les com-
pétences techniques (liées aux métiers – fiches ROME), compétences clés (la norme de l’Union
européenne qui structure leurs interventions en formation de remise à niveau), compétences
fortes (appellation propre aux missions locales) et les compétences transversales. Cette confu-
sion semble être en lien avec le type de dispositif (Garantie jeunes, Fond Insertion jeunes, Com-
pétences clés, E2C), dans lesquels ils interviennent et avec la découverte, pour un certain
nombre d’entre eux, d’un usage du référentiel où il ne s’agit pas tant de chercher des attributs
aux jeunes, au regard de leurs projets ou qualités, que de s’en servir pour inférer de leurs expé-
riences vécues, des capacités transférables dans d’autres situations (compétences transver-
sales).

Si nous avons remarqué chez certains une plus grande faculté à mobiliser le référentiel de com-
pétences transversales propres à Skillpass et à les dissocier des compétences techniques, ces
dernières restent bien souvent considérées comme des dispositions naturelles, qui relèvent de la
personnalité des sujets. Les compétences transversales renvoient toujours à la notion de savoir-
être et aux qualités personnelles.

« J’attends [de] ce support ludique pour pouvoir développer avec eux le vocabulaire et pouvoir
voir les compétences. Moi ça me permettra de décliner le vocabulaire du personnage. Dire
qu’est-ce qu’il a fait. C’est quoi la compétence. Mais aussi, du coup, ça me permettra de décliner
leurs compétences techniques en lien avec leur métier qu’ils vont développer. Mais, aussi ça
peut être des compétences personnelles. […] Par exemple, c’est savoir s’organiser. Savoir gérer
un planning » (Conseillère OF).

Or, le référentiel de compétences mobilisé par le dispositif Skillpass repose sur l’identification
des compétences clés ou transversales à partir des situations clés et non pas en étudiant les
particularités des situations de travail réelles, vécues et contextualisées, comme c’est le cas des
démarches de construction de référentiels de certification professionnelle. Comme le souligne
Fabienne Maillard (2014) si le registre lexical utilisé dans ces référentiels donne l’illusion d’une
certaine uniformité, en revanche le sens accordé au terme de compétences transversales diffère
selon le référentiel. Finalement ces questions liées au registre sémantique et aux logiques sous-
jacentes du processus de conception de référentiels de compétences s’avèrent absentes chez
les professionnels, préoccupés principalement par leur opérationnalisation. Nous remarquons
alors des tentatives de mobiliser un référentiel unique pour évaluer les acquis des publics.

93
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 Les usages réels du dispositif Skillpass par les professionnels

Un premier type de pratiques consiste dans l’importation du référentiel de compétences trans-


versales proposé par le dispositif Skillpass en complément aux référentiels et outils préconisés
par leur structure ou trouvés par eux-mêmes sur Internet. L’objectif d’acquisition de la démarche
d’analyse de l’expérience par les jeunes n’est pas travaillé. Nous sommes là face à une logique
d’enrichissement et de diversification des standards de présentation de soi, de réalisation de CV
où le recours aux traits de personnalité, donc du « savoir être » à défaut de compétences et
d’expérience professionnelles chez ces publics, reste dominant. « On a testé que l’aspect jeu,
jouabilité et l’immersion dans le jeu. On ne s’est pas penché sur l’aspect pédagogique avec les
compétences mises sur le papier » (Formateur, OF).

Un second type d’usage « bricolé » manifeste une intégration partielle du référentiel de compé-
tences transversales. Ces professionnels ont découvert et apprécié la démarche d’explicitation
des expériences promue par le dispositif Skillpass. À l’occasion d’une première mise en œuvre
du dispositif, ils ont engagé cette démarche avec les jeunes et témoignent alors de
l’investissement nécessaire à la réingénierie de leurs stratégies pédagogiques actuelles. Ils
s’interrogent alors sur la charge de travail engendrée s’ils décidaient de poursuivre
l’expérimentation à d’autres publics ou à l’ensemble de leur structure. Ayant éprouvé le dispositif
en accompagnant les jeunes dans l’analyse de l’expérience et l’identification des compétences
transversales à l’aide du référentiel, ils ont constaté ses potentiels d’individualisation et
d’ajustement aux besoins de leurs publics, à l’opposé du « traitement de masse » de la demande
d’insertion à laquelle ils sont confrontés. Ils ont également découvert le caractère illusoire d’une
production « automatisée » du portfolio.

« On a fait des grosses préparations ensemble. On est re-rentré dans le détail du jeu donc là on
a vraiment démonté étape par étape, le jeu et le kit qui va avec. [On] a vraiment déblayé. Et on
en a retiré ce dont nous, on a besoin en tant que pédago » (Formateur, OF).

Un troisième type de pratiques reflète des intentions d’usage. Comme dans le cas précédent,
l’expérimentation de Skillpass a permis, chez certains professionnels, une prise de conscience
de ses apports pour les différentes activités d’accueil, d’orientation et de formation qu’ils mènent
avec les publics. Un formateur par exemple compte se servir de la démarche pour accompagner
la réalisation du dossier professionnel des publics en chantier d’insertion préparant le titre pro-
fessionnel d’ouvrier polyvalent. Mais le processus d’adoption d’une technologie pédagogique im-
plique à la fois la modification des pratiques pédagogiques des professionnels et celle de
l’environnement dans lequel ces pratiques s’expriment (Poyet & Genevois, 2012). Alors, un pro-
cessus de réflexion devrait pouvoir s’engager chez tous les personnels d’une structure. Ce pro-
cessus n’a pas débuté au moment de l’enquête : les projets d’usage sont très hypothétiques.

« Je pense que ce genre de jeu, ça peut tout à fait être un moyen de les raccrocher, de créer du
lien avec eux, mieux les connaitre aussi. Ils jouent après, ils vont formaliser. C’est dans leur for-
malisation qu’on va apprendre à les connaitre. C’est dans ce sens que je me disais, pourquoi
pas, après qu’ils fassent des cours, un exposé enfin… » (Conseillère, ML).

Enfin le dernier type d’usage observé marque une intégration « réussie » du dispositif Skillpass.
Le référentiel de compétences transversales est adopté par l’équipe pédagogique, en remplaçant
ou en complétant des outils mobilisés dans leur pratique quotidienne. Ces professionnels travail-
lent dans des structures où il existait déjà un accompagnement des jeunes à l’analyse de leur
expérience vécue en stage, mais aussi en formation, dans les modules de remise à niveau.

« C'est ce qui est intéressant c'est que dans notre démarche, le référentiel de compétences, c'est
quelque chose qui était très clairement très parlant et très important pour l'équipe, c'est-à-dire
qu’à l'E2C, les formateurs, on est penché là-dessus, on réfléchit, y a des actions recherche »
(Formateur, E2C).

94
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Il semble que cela n’est perceptible qu’à l’école de la deuxième chance, mais cet « effet » n’est
pas manifeste dans tous les sites : sans doute nous trouvons-nous ici face au pouvoir et au poids
de l’initiative de l’acteur dans le processus d’innovation.

3. Les jeunes en insertion et les compétences transversales

L’analyse des entretiens menés auprès des jeunes a permis de dégager quatre figures de
l’expérience de Skillpass, définies à partir de deux dimensions d’analyse de leurs discours. La
première (axe ludique, vertical) concerne leur expérience du jeu et les distingue selon qu’ils ex-
priment ou non avoir éprouvé du plaisir dans la conduite des activités du héros. La seconde di-
mension (axe réflexivité, horizontal) s’intéresse aux apprentissages visés par le dispositif Skill-
pass et différencie les jeunes selon qu’ils affirment ou non avoir appris à mener l’analyse de leurs
expériences ainsi qu’à les traduire et valoriser en utilisant le référentiel de compétences trans-
versales.

Désignées sous l’appellation de rétifs (4 sujets), enjoués (5), réceptifs (4) ou impliqués (5) (Bros,
Aït-Abdesselam & Bellegarde, 2019), nous décrivons ici les caractéristiques propres à ces quatre
figures typiques en vue de préciser si et comment leur expérience respective du dispositif Skill-
pass a contribué au développement de leurs compétences transversales et à l’acquisition d’une
démarche de réflexion.

 D’un non-sens attribué aux compétences transversales…

Les rétifs et les enjoués, figures respectivement marquées par un rejet et une adhésion passive
au dispositif, se distinguent sur le plan de l’appréciation de son caractère ludique. Les rétifs
estiment ne pas s’être amusés, ils ne sont pas « entrés » dans le jeu, tandis que les enjoués eux,
sont plus enthousiastes et déclarent avoir éprouvé du plaisir à jouer. En revanche, ils se
retrouvent sur le plan sérieux car ils ont en commun d’attribuer peu, voire pas de sens à leur
utilisation de Skillpass.

Pour ces jeunes, le dispositif Skillpass s’avère non producteur d’apprentissage, non porteur de
connaissances nouvelles. La majeure partie n’identifie pas ou peu d’apports et, lorsqu’ils citent
des apprentissages, ceux-ci sont hors cibles : certains mentionnent des compétences liées à la
pratique du jeu ou évoquent d’autres compétences (maîtrise de l’ordinateur, acquisition de
vocabulaire…) : « [Ça m’a apporté] pas grand-chose […] Un peu, comment jouer. C’est tout »
(Laurie).

Leurs conceptions de la compétence sont assez approximatives, peu claires, difficiles à


formuler : « […] pour savoir les compétences qu’on sait faire, enfin je ne sais pas comment
l’expliquer, lui donner un nom » (Joseph). La compétence est appréhendée comme un objet,
extérieure et ne relevant pas de la personne elle-même, ce qui laisse l’impression que les
compétences dont ils nous parlent ne sont pas les leurs : « On donne un pouvoir de
compétences » (Corentin). Les confusions dans les termes employés (capacités, qualités,
compétences, savoirs, etc.) ou entre les compétences du héros et les leurs laissent à penser que
le travail réalisé s’est limité à une simple appropriation d’un vocabulaire sur la compétence,
assez mal assimilé : « on se déplace, on reçoit de la compétence » (Farida).

On observe également chez eux une difficulté à penser la compétence dans sa dimension
transversale. Ils ne l’associent pas toujours à la réalisation d’une activité : c’est une qualité de la
personne ou alors c’est un savoir-faire comme l’explique ce jeune : « Moi en tant que préparateur
de commande, je sais préparer une commande, je sais réceptionner une commande, je sais
ranger des colis » (Jordan).

Ces jeunes rencontrent des difficultés à nommer leurs propres compétences et n’attribuent pas
réellement de sens à la démarche d’analyse proposée, qu’ils mettent peu en lien avec leurs ex-

95
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

périences ou leurs projets. Notons que ceux-ci sont exclusivement portés vers l’emploi direct ou
la formation en situation professionnelle, par la pratique. S’ils pensent parfois que les compé-
tences transversales facilitent l’insertion, ils n’ont pas perçu ce travail comme un levier pour une
meilleure connaissance de soi et d’une stratégie plus globale de développement personnel et/ou
de montée en qualification : « ça va nous servir pour les entretiens et mettre ça sur nos CV »
(Wallis).

Au final, si les compétences transversales sont parfois associées à l’accès au monde du travail,
leur usage de Skillpass semble n’avoir pas réellement révélé chez eux de compétences dont ils
n’avaient pas conscience et qui pourraient être mobilisées au service d’une stratégie d’insertion
professionnelle.

 … À des attitudes plus réflexives

Les jeunes relevant des figures réceptifs et impliqués soulignent avoir apprécié la dimension sé-
rieuse du dispositif et semblent avoir su se saisir du travail sur les compétences. Leur expérience
de Skillpass est pour eux porteuse de sens. Ils se distinguent sur le plan de l’appréciation de son
caractère ludique : les premiers ayant moins valorisé le côté jeu que les seconds, qui ont tout
autant investi les dimensions ludiques et sérieuses du dispositif. Les jeunes « impliqués » valori-
sent particulièrement le fait d’apprendre en jouant.

On repère que l’expérience de Skillpass a produit chez ces jeunes des conceptions plus précises
de la notion de compétence en lien avec l’accès à l’emploi. Ils essayent d’introduire des
distinctions entre les termes afin de caractériser et situer cette notion :

« le savoir, c’est quelque chose qu’on apprend. Savoir-faire, c’est ce qu’on sait faire dans la vie
de tous les jours. Après, le savoir-être, c’est lié au comportement. Et les compétences, c’est ce
qu’on apprenait dans la vie de tous les jours, et dans la vie professionnelle. Mais les
compétences transversales, c’est les compétences qu’on a acquises, mais qui peuvent servir à
autre chose » (Astrid).

L’usage du Skillpass leur a permis de comprendre que leur expérience recélait un potentiel de
compétences : « pour nous montrer qu’en fait, avec les actions qu’on fait dans la journée, on
développe des capacités et des compétences » (Shaima).

Ils perçoivent l’utilité de ce dispositif dans la construction et la concrétisation de leur projet


d’insertion, pour argumenter et se valoriser dans leurs relations au monde professionnel :

« Ça pourrait m’aider, admettons, à employer les bons termes dans une lettre de motivation,
même en CV. Quand on met nos compétences par exemple de mettre que, on sait travailler en
équipe, mais qu’en plus de ça, dans travailler en équipe on peut faire ça en détaillant du coup les
choses qu’il y a dans le Skillpass justement » (Valérian).

Notons que si leurs projets sont également tournés vers l’emploi et la formation, ces jeunes
aspirent aussi à apprendre et à évoluer.

L’imbrication du travail sur les compétences avec le projet est porteuse de sens chez eux. Ils ont
identifié leurs compétences et ont su transposer l’analyse des compétences à des situations
réelles, notamment rencontrées en milieu professionnel. Cette mise en relation rend compte
d’une certaine prise de conscience des compétences supposées nécessaires à l’insertion au
monde professionnel :

« Ce passage-là, où il fallait organiser les équipes. Il fallait ensuite jouer le match. Il fallait
remonter le moral des joueurs, ce genre de choses, et faire en sorte que tout passe bien. Là,
c’est sous forme de jeux mais en vrai, c’est pareil, si un jour, j’ai à gérer une équipe il faut que je
la motive, que je fasse bien attention à ce que tout soit en ordre » (Valérian).

96
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

En définitive, ces jeunes expriment qu’ils ont retiré de leur utilisation de Skillpass deux types
d’apports : d’une part, l’apprentissage de la formalisation de leurs propres compétences en lien
avec le référentiel.

« L’agenda. Savoir noter ses rendez-vous, c’est important aussi. Donc il y a certaines petites
choses de l’histoire qui font que oui, tu peux en tirer des choses bénéfiques de Skillpass quand
même. Des compétences. Voilà. Savoir gérer son temps. […] Parce qu’on ne s’en rend pas
compte mais au final tu l’apprends quand même le truc donc voilà » (Ryan).

Ils manifestent, d’autre part, les signes d’acquisition d’une compétence réflexive (Guillaumin,
2009), lorsqu’ils mobilisent en autonomie la démarche d’analyse des situations vécues et mettent
en relation leurs compétences avec l’emploi. Ils mentionnent aussi d’autres compétences
transversales de type apprentissages relationnels et développement personnel, au profit d’une
meilleure connaissance et estime de soi. Ils semblent ainsi s’être approprié le travail proposé et
avoir développé une posture réflexive, tant vis-à-vis de la notion de compétence que d’eux-
mêmes.

Conclusion

S’intéressant à la digitalisation du champ de la formation à l’insertion, nous avons étudié les pra-
tiques de travail sur les compétences transversales mises en œuvre par les professionnels dans
leurs usages d’un dispositif vidéo-ludique et leurs apports pour les jeunes.

Les professionnels adaptent le dispositif pour le rendre compatible avec leurs représentations de
la notion de compétence. La plupart en avaient jusqu’à alors un usage essentiellement instru-
mental, cherchant les outils et les référentiels adaptés à leurs publics sans se préoccuper de leur
mode de construction. Avec Skillpass, ils découvrent une logique de conception des compé-
tences transversales s’appuyant sur l’analyse de situations fictives et virtuelles, mais transpo-
sables au réel. Ils sont séduits par l’idée que les compétences transversales pallient l’absence
des compétences techniques et disciplinaires acquises par l’expérience professionnelle et de
formation dont sont privés les jeunes en insertion.

Mais dans l’ensemble, ces professionnels peinent à s’emparer de l’outil référentiel et de la dé-
marche d’analyse réflexive de l’expérience. Ainsi, l’hypothèse des concepteurs selon laquelle
Skillpass agirait comme un « révélateur » de compétence apparaît invalidée.

En outre, les résultats concernant la dimension d’apprentissage de la compétence réflexive mon-


trent que l’adhésion à la dimension sérieuse de Skillpass ne va pas de soi pour tous les jeunes.
Skillpass ne représente pas forcément « la solution » adaptée aux jeunes en difficulté vis-à-vis
de l’apprendre.

Il faudrait alors pouvoir apprécier les déterminants de l’appropriation par certains d’entre eux de
la démarche réflexive. Relèvent-ils des caractéristiques sociodémographiques, de parcours et de
projets des jeunes ? Ou dépendent-ils d’un éventuel « effet formateur », c’est-à-dire de
l’élaboration par les professionnels des scénarii d’usages adaptés à leurs spécificités et difficul-
tés ?

Nous nous interrogeons alors sur les formes que pourrait prendre la diffusion du dispositif Skill-
pass ou de dispositifs équivalents. Les professionnels sont-ils amenés à devenir des consomma-
teurs d’outils de formation « prêts à l’emploi »/« tout-en-un », limitant leur activité
d’accompagnement dans une visée de standardisation des pratiques et d’industrialisation de la
gestion de l’emploi ? Ou au contraire l’investissement des professionnels dans ces activités
d’explicitation de l’expérience activera-t-il des projets de réingénierie de leurs dispositifs et ap-
proches pédagogiques ? Comment ces évolutions affecteront-elles les modes de coopération au
sein des collectifs et les processus de professionnalisation des acteurs de la formation et de
l’insertion ?

97
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Références

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ZARIFIAN Philippe (1996), Travail et communication : essai sociologique sur le travail dans la grande entreprise
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98
Varia

LUCIE GOMES ..................................................................................................................... 100


L’objectivité du document en classe d’histoire : un obstacle à dépasser pour être
compétent

XAVIER MASSART & MARC ROMAINVILLE ....................................................................... 112


Attributions causales des étudiants en matière de réussite à l’université

STÉPHANE TALÉRIEN, SÉBASTIEN CHALIÈS & STEFANO BERTONE .......................... 126


Le développement professionnel des enseignantsexpérimentés par la transmission
explicite de pratiques ordinaires entre pairs

VALÉRIE THÉRIC, HÉLÈNE CHENEVAL-ARMAND & ALICE DELSERIEYS ..................... 140


Enseignement professionnel et démarches d’investigation : le cas du Génie industriel
textile

99
L’objectivité du document en classe d’histoire :
un obstacle à dépasser pour être compétent
Lucie Gomes1

Résumé
Étudier des documents en classe d’histoire est une pratique courante. Pourtant, dans les ins-
tructions officielles, les compétences à mobiliser pour pouvoir les étudier de façon historienne
restent très générales. Nous avons cherché à identifier une compétence permettant de cons-
truire un problème à partir des documents en classe, considérant que le savoir en classe est un
savoir construit problématisé. Nos expérimentations ont permis d’observer un obstacle majeur
pour l’acquisition de cette compétence : les élèves se demandent si le document est objectif.
Nous verrons ce qu’implique cette interrogation éloignée de l’épistémologie des historiens.

Au collège comme au lycée, les compétences sont de plus en plus utilisées dans l’éducation. Les
professeurs doivent faire acquérir un socle de compétences aux élèves et évaluer leur maîtrise
en fin de scolarité. Les instructions officielles évoquent des compétences transversales définis-
sant ce qu’il y a de commun entre les disciplines comme le langage ou encore la méthode. Notre
recherche prend ce postulat à contrepied : une compétence en histoire est spécifique en raison
de la nature de cette science, même s’il peut exister des points communs avec d’autres disci-
plines dans la démarche d’enquête pour construire des problèmes. Le passé n’est accessible
que par l’interprétation des traces et il ne peut pas être compris dans son intégralité. Or en
classe, le cours d’histoire est souvent vu par les élèves comme une leçon de vérité leur permet-
tant d’accéder aux évènements. Ainsi, argumenter pour rendre compte du passé à la façon des
historiens pour produire du savoir, n’est pas habituel, si bien que demander à des élèves de le
faire, implique de dépasser les obstacles de leurs pratiques. Nous nous intéressons donc à
l’étude de document, qu’il soit textuel ou iconographique, dans le cadre d’une enquête probléma-
tisée (Le Marec, Doussot, Vézier, 2009) : utiliser le cadre théorique de la problématisation signifie
que les élèves ont à construire un problème historique à partir des sources. Cela nous permet de
nous intéresser à la fois aux pratiques et aux savoirs en histoire. L’étude sur laquelle nous allons
nous centrer dans cet article se déroule au lycée, sur l’évènement de l’abolition de l’esclavage en
1848. Cette décision, prise au début de la Seconde République, marque la fin de l’esclavage
pour la France. Quelle compétence essentielle permettrait aux élèves de construire un problème
en utilisant des documents pour rendre raison du passé ? Comment pourraient-ils devenir com-
pétents alors qu’en histoire chaque chapitre porte sur un thème différent, et donc sur des pro-
blèmes très variés ? Et qu’est-ce qui peut les freiner dans la construction d’une compétence ?
Cette séquence est la dernière d’un corpus de cinq séquences sur une année scolaire avec la
même classe. Nous présenterons le dispositif que nous avons conçu ainsi que les résultats de
notre recherche concernant les élèves étudiés. Une fois l’obstacle permettant de devenir compé-
tent identifié, nous développerons pourquoi celui-ci existe et comment il est possible de le dé-
passer.

1. Devenir compétent en histoire :


un dispositif expérimental
 Identification d’une compétence en histoire pour l’étude de document

Construire des problèmes en classe d’histoire n’est pas habituel pour les élèves. Des chercheurs
en didactique de l’histoire ont décrit ce que les professeurs font faire habituellement aux élèves
(Lautier & Allieu-Mary, 2008 ; Tutiaux-Guillon, 2008). Le professeur, dans une boucle didactique

1
Professeure d’histoire-géographie en lycée, formatrice en École supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) et docto-
rante au Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN), Université de Nantes.

100
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

répétitive, introduit le thème étudié avec les élèves, il dicte la leçon puis arrive l’étude de docu-
ment avec des questions habituelles : quels sont l’auteur, la date et la nature de celui-ci ? Les
élèves prélèvent ensuite des informations dans le document en fonction des questions posées.
Le professeur assure la correction pour une trace écrite commune à la classe. Le problème cons-
truit à partir des sources du passé est donc souvent absent de la classe d’histoire, y compris
dans l’activité prévue pour les élèves : font-ils alors de l’histoire quand ils étudient des sources ou
vérifie-t-on simplement qu’ils savent les lire ?

Nous utilisons pour nos recherches le cadre de la problématisation développé par Michel Fabre
(2017) et Christian Orange (2005) car celui-ci nous paraît pertinent pour explorer la construction
des savoirs à partir de l’enquête historienne. Yannick Le Marec, Sylvain Doussot et Anne Vézier
(2009) ont développé plusieurs études de problématisation en classe d’histoire, surtout à l’école
primaire et au collège. Sur des thématiques variées, comme la Première Guerre mondiale, le
château fort ou encore la Révolution, ils ont montré que dès 8-9 ans, les élèves peuvent cons-
truire des problèmes sur le passé et se questionner de façon historienne, en faisant autre chose
qu’apprendre des dates et des personnages. Le lycée est un niveau peu étudié pour la construc-
tion de problèmes en histoire, d’où notre intérêt pour ce niveau de classe.

Ce que nous cherchons, ce n’est pas seulement de produire des séquences où les élèves utilise-
raient des procédures permettant de s’interroger sur le document. Cela, ils savent le faire très tôt
dans leur scolarité : identifier la nature, l’auteur ou encore la date du document, prélever des in-
formations dans celui-ci. Ces procédures font l’objet de rituels dès l’école primaire. Mais appli-
quer ces procédures ne permet pas de construire un problème en histoire, et donc de les rendre
compétents dans cette discipline. C’est pourquoi nous avons souhaité expérimenter comment les
élèves peuvent devenir compétents sur une année scolaire, avec un dispositif conçu dans cet
objectif. Qu’est-ce qu’être compétent ? Nous nous servons des thèses développées par Bernard
Rey (2012, 2017) concernant les compétences à l’école. Il fait lui-même le lien dans ses ou-
vrages entre compétences et situations-problèmes. C’est ainsi parce que l’élève est capable de
travailler dans des situations inédites en se servant de ce qu’il a pu apprendre précédemment,
qu’il peut être considéré comme compétent. Chaque problème à construire est nouveau et ne
peut se résumer à l’automatisation de procédures. Il fait la distinction entre compétence et pro-
cédure. Être compétent, c’est reconnaître dans une situation des éléments d’une famille de situa-
tions nécessitant la mobilisation d’une compétence. Ce n’est donc pas se contenter de dire le
nom de l’auteur parce que cette procédure est ritualisée, mais c’est chercher qui est cet auteur et
quelle est son intention dans la production de tel ou tel document. La compétence présente donc
des aspects développementaux plus complexes que l’application de procédures.

La compétence nécessaire au savoir problématisé que nous identifions en classe d’histoire lors
d’une étude de document est celle de l’articulation des échelles de lecture du document (Gomes,
à paraître). L’échelle de lecture macro est constituée des données contextuelles : auteur, date,
nature du document. L’échelle de lecture micro cible elle les informations présentes dans ce do-
cument que les élèves vont prélever : ce qu’a dit ou représenté l’auteur. On peut apparenter cela
à la critique interne et la critique externe faites par les historiens. En les traitant habituellement de
façon séparée, les élèves sont dépendants des façons dont l’auteur du document explique les
évènements. En problématisation, nous appelons cela les modèles explicatifs. Au lieu de pro-
duire leurs propres modèles explicatifs, ce qui est du savoir historien, les élèves reprennent ceux
de l’auteur, évitant ainsi toute activité problématisée. Par exemple, dans une de nos séquences,
ils sont capables de dire qu’une source sur les Cathares est subjective parce qu’elle est écrite
par un moine, laissant penser qu’ils adoptent une démarche historienne. Mais pour décrire cette
hérésie, ils s’appuient ensuite sans critique sur ce que dit le moine. Articuler les échelles de lec-
ture du document, c’est soumettre à la critique historienne un témoignage du passé et permettre
la construction de nouveaux modèles explicatifs, indépendants de ceux portés par l’auteur. En
problématisation, nous considérons que ce sont ces nouveaux modèles explicatifs qui corres-
pondent au savoir (Le Marec, Doussot & Vézier, 2009 ; Doussot, 2015, 2017, 2018 ; Doussot &
Vézier, 2014). Les élèves seront compétents à l’issue de cette année scolaire d’expérimentation
s’ils sont capables d’articuler les échelles face à un document nouveau pour produire du savoir
problématisé, sans l’aide du professeur.

101
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 Le dispositif pour l’acquisition d’une compétence : une année forcée

Pour créer nos séquences, nous utilisons ce que Christian Orange (2005, 2010) appelle des sé-
quences forcées. Ce sont des dispositifs de travail proposés aux élèves qui sont analysés en
amont, en aval et pendant la séquence. Cela signifie qu’entre chaque séance d’une même sé-
quence, une analyse de l’avancée des savoirs permet un réajustement des activités à proposer
pour permettre aux élèves de dépasser les obstacles qu’ils rencontrent. Il ne s’agit donc pas
d’ingénierie didactique même si cela peut s’en rapprocher par certaines caractéristiques.

Nos cinq séquences forcées, de trois heures en moyenne chacune, ont été réalisées sur des
thèmes différents au programme de la classe de seconde. Il s’agit d’études de cas au sens de
Carlo Ginzburg (2008), c’est-à-dire qu’elles remettent en cause le savoir habituel sur ces théma-
tiques pour travailler l’exceptionnalité du passé. La première séquence porte sur les migrations
des habitants d’un petit village des Alpes au Mexique au XIXe siècle, la deuxième sur l’hérésie
Cathare au Moyen-Âge, la troisième sur l’expédition de Vasco de Gama en Inde, la quatrième
sur les Guerres de Vendée et la cinquième sur l’abolition de l’esclavage en 1848. Les problèmes
liés à ces cas sont donc différents à chaque fois, et portent sur des périodes variées. C’est le
propre de l’histoire d’être sur des situations singulières. D’où l’intérêt de définir qu’une compé-
tence en classe d’histoire porte nécessairement sur des pratiques utilisables pour des chapitres
différents. C’est le cas de la compétence que nous avons mise au travail : mettre en tension les
données et les modèles explicatifs par l’articulation des échelles de lecture du document est pos-
sible dès lors que l’activité d’étude de document est mobilisée. Cette compétence est donc po-
tentiellement utilisable pour tout chapitre d’histoire, à tout niveau de classe.

L’originalité de notre recherche se trouve dans cette succession de séquences, plutôt que de
faire des séquences ponctuelles. Les séquences ne sont donc pas conçues indépendamment les
unes des autres mais dans le cadre de ce que nous appelons une année forcée. À l’échelle de
l’année, nous produisons une première analyse de chaque séquence une fois que celle-ci est
terminée pour modifier la suivante dans l’objectif de l’acquisition de la compétence que nous
nous sommes fixé.

Ce qui change par rapport à une séquence ponctuelle, c’est donc le dispositif d’acquisition de la
compétence travaillée. Nous repartons pour cela des conclusions de l’habilitation à diriger des
recherches de Sylvain Doussot (2018) : ce n’est pas en forgeant qu’on devient forgeron, ce n’est
donc pas en problématisant que les élèves vont apprendre à problématiser. Il émet l’hypothèse
de se servir de l’exemplar développé par Thomas Kuhn (1990) en philosophie des sciences sur
sa théorie du paradigme et de la matrice disciplinaire. Un novice qui cherche à intégrer une
communauté scientifique apprend d’abord à résoudre des exemplaires qui sont ensuite des mo-
dèles de résolution de problèmes de sa communauté scientifique de rattachement. Comme nous
cherchons à faire entrer les élèves dans le cadre de l’enquête historienne problématisée, c’est en
travaillant les ressemblances avec les pratiques qu’ils expérimentent dans les premières sé-
quences, qu’ils peuvent devenir compétents. C’est donc cette hypothèse que nous avons mise
au travail en insérant dans les séquences forcées ce travail des ressemblances. L’objectif final
est donc de les faire changer de registre explicatif : en problématisation cela correspond à une
façon générale de traiter des problèmes. Les élèves non compétents traitent les problèmes sur le
passé avec leur sens commun : le document montre le passé, il suffirait donc de reprendre les
modèles explicatifs de l’auteur. Les élèves compétents sont dans un registre explicatif historien :
le document est une trace qu’il faut soumettre à la critique pour construire le problème sur le
passé. Notre dispositif expérimental se donne donc pour finalité l’acquisition de la compétence
d’articulation des échelles de lecture du document dans le cadre d’un registre explicatif historien
en se référant à des exemplars travaillés en amont.

102
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

2. La dernière séquence du dispositif :


des élèves devenus compétents ?

 Méthodologie de recueil des données

Dans cette recherche, nous sommes à la fois le professeur et le chercheur. Cela présente
l’avantage de pouvoir filmer souvent les élèves, et de bien les connaître pour analyser ce qu’ils
disent durant les échanges. Cependant, il est indispensable de mener une réflexivité pour sépa-
rer la posture d’enseignante de celle de chercheuse. Cela, nous avons pu le faire grâce à l’outil
choisi. En effet, la vidéo nous permet de décentrer notre regard et de revenir dans le détail sur
les échanges qui ont eu lieu dans cette expérimentation, avec le cadre théorique de la probléma-
tisation que nous utilisons. Le dispositif choisi diminue donc les effets de cette double posture.

Durant les cinq séquences filmées, nous nous sommes concentrée sur deux groupes de quatre
élèves chacun, deux filles et deux garçons à chaque fois, afin que les groupes soient mixtes. Il
s‘agit d’une classe de seconde dont les élèves ont l’option « classe européenne », avec une par-
tie de leurs cours d’histoire en anglais, ils sont donc plutôt d’un bon niveau scolaire. Nous nous
appuyons essentiellement dans notre recherche sur les échanges entre les élèves puisqu’en
problématisation, il nous faut percevoir les traces de la construction du problème en cours.

 Le dispositif prévu pour la séquence « Abolition de l’esclavage de 1848 »

La séquence sur laquelle nous allons nous appuyer a duré près de quatre heures, répartie sur
trois séances distinctes. Elle débute par le travail dans les groupes de l’hypothèse sur ce qui a pu
permettre l’abolition en 1848 : l’objectif est de mettre ensuite en discussion leurs façons
d’expliquer le passé, leurs modèles explicatifs. Pour rappel, cet évènement a lieu dans le con-
texte de la naissance de la Seconde République et quinze années après que les Britanniques
aient eux aussi aboli l’esclavage. Depuis quelque temps, des sociétés abolitionnistes œuvraient
en France pour inciter à faire de même. La France avait déjà pris cette décision, durant la Révo-
lution française avant de faire marche arrière. Dans les échanges, les élèves sont surtout sur une
idée de progrès avec l’arrivée de la Seconde République. L’enjeu est donc de remettre en cause
cette explication simpliste, où la république serait un régime tellement généreux qu’il ne saurait
maintenir l’esclavage, car elle est loin d’être suffisante pour comprendre cet évènement. Les
élèves étudient ensuite en groupe deux documents à partir d’un tableau à remplir qu’ils conçoi-
vent eux-mêmes sur la base des exemples de tableaux construits dans l’année. C’est là que se
situe le travail des ressemblances à l’exemplar : ils peuvent se référer à la construction de pro-
blèmes précédents sur d’autres cas pour construire le problème du cas présent. Ainsi, à plu-
sieurs reprises lors des autres séquences, les tableaux comprenaient les colonnes suivantes :
présentation du document / résumé du document / intention de l’auteur ; l’objectif étant alors de
sortir des questions de prélèvements d’informations habituelles en classe d’histoire pour aller
vers des questions de réflexion sur l’intention de l’auteur de la trace du passé en utilisant
l’articulation des échelles de lecture du document. Nous allons nous intéresser à la première
étude qu’ils font des deux documents proposés dans cette dernière séquence de cette année
forcée. Sont-ils devenus compétents pour les étudier de façon critique ? Ou restent-ils sur leurs
habitudes scolaires privilégiant le prélèvement d’informations aux dépens de leur mise en rela-
tion ?

Les deux documents dont l’analyse est proposée sont de natures différentes : la peinture sur
l’abolition de l’esclavage de Biard en 1848 et la proclamation de l’abolition du commissaire de la
République à la Réunion la même année.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Proclamation de l’émancipation des Noirs aux colonies françaises en 1848,


François Biard, 261 cm x 391 cm, Château de Versailles

Proclamation du commissaire général de la République Sarda Garriga à la Réunion le 17


octobre 1848 :

« Chers concitoyens mes amis.


Organe de la République et dépositaire de ses pouvoirs, j’arrive au milieu de vous non
pour assister à la décomposition de votre société, mais pour l’organiser dans une pensée
d’union, de fraternité et dans des vues d’ordre, de prospérité et de développement agri-
cole. […] c’est aux pacifiques et douces inspirations de vos cœurs, que je fais appel au-
jourd’hui. […]
Je compte sur votre concours loyal, propriétaires du sol et industriels.
Je compte sur vous aussi, hommes de labeur jusqu’ici asservis.
Si ceux qu’une triste classification avait constitués les maîtres doivent apporter un esprit
de fraternité et de bienveillance dans leurs rapports avec leurs anciens serviteurs, ils doi-
vent être animés de sentiments de charité chrétienne pour les malheureux que l’âge et
les infirmités accablent … n’oubliez pas, vous frères qui allez être les nouveaux élus de la
cité, que vous avez une grande dette à payer à cette société dans laquelle vous êtes
près d’entrer. La liberté, c’est le premier besoin de l’humanité, oui ; mais ce suprême
bienfait impose d’importantes obligations […] Être libre … c’est l’obligation d’utiliser son
temps, de cultiver son intelligence, de pratiquer sa religion. […]
Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la
liberté…. Si, devenus libres, vous restez au travail, je vous aimerai ; la France vous pro-
tègera. Si vous le désertez, je vous retirerai mon affection ; la France vous abandonnera
comme de mauvais enfants.
[…] L’alliance de l’ordre et de la liberté secondée par le travail est enfin fondée dans votre
belle Colonie. […]
Vive la République ! Vive la Colonie !

Le Commissaire Général de la République


Sarda-Garriga
Saint-Denis, île de la Réunion, 17 octobre 1848 »

104
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Ce sont les documents les plus présents dans les manuels du secondaire sur ce sujet. Nous les
avons choisis puisque les élèves peuvent être dans une lecture réaliste (Audigier, 1993) où tout
ce que dit l’auteur ou le peintre est la vérité : les esclaves sont reconnaissants et le commissaire
est un humaniste. Cependant, si les élèves articulent les données contextuelles (auteur, date,
nature du document, et ses intentions) avec ce qui est dit dans le document, ils peuvent cons-
truire autrement le problème, en questionnant le sens de l’image ou encore la volonté de main-
tien de l’ordre colonial cachée derrière l’abolition de l’esclavage. C’est ce que disent Peter Seixas
et Carla Peck (2004, p.110) en expliquant que les traces ne peuvent être lues directement, elles
doivent être contextualisées et analysées. Ainsi pour l’exemple de la peinture, le fait que ce soit
une œuvre aux proportions importantes, peinte immédiatement après les évènements, est à
mettre en relation avec le point de vue porté par cette trace du passé. Nous sommes face à une
tentative de glorification républicaine par l’intermédiaire de l’abolition de l’esclavage. Dans le dis-
cours, il s’agit d’un officiel chargé de transmettre le message de l’abolition. Mais les précautions
qu’il prend dans ce qu’il dit pour préciser que ne plus être esclave ne signifie pas être complète-
ment libre montre le paradoxe de cette situation : il faut montrer la bienveillance de la France
mais ne pas déstabiliser les sociétés coloniales. Pour comprendre l’intention du commissaire gé-
néral de la République, il faut que les élèves s’autorisent à proposer des modèles explicatifs sur
le passé et à ne pas se contenter de redire ce que les auteurs des documents disent. Ils doivent
être dans un registre explicatif historien.

 Étudier la peinture : des élèves non compétents

La situation que nous présentons ici correspond à la première analyse par les élèves des docu-
ments. Ils ont d’abord eu à donner des hypothèses sur les raisons d’abolir l’esclavage en 1848
sans prendre connaissance des sources, afin de confronter leurs modèles explicatifs avec les
traces du passé. Dans les transcriptions suivantes, tous les tours de paroles (tdp) ne sont pas
indiqués. En effet, pour synthétiser ce que nous souhaitons pointer, nous n’avons conservé que
les échanges faisant avancer le groupe dans la construction du problème, sans pour autant dé-
naturer leurs propos :

17 A Peinture de François Biard en 1848 et représentant la proclamation de l'émancipation des Noirs


dans les colonies françaises.
25 A Il est grand et très précis.
29 J On voit que les esclaves sont heureux mais les blancs, ils ont l'air tristes et tout.
40 E Ben, on voit que les Noirs ils prennent le chef, euh, le gars qui a proclamé l'émancipation pour leur
chef, enfin pas pour leur chef mais en gros, ils sont reconnaissants envers lui…
42 E Madame !
43 Prof Oui.
44 E Mais on n'arrive pas.
45 Prof Vous n'arrivez pas à quoi ?
46 E A tout… enfin, notre question c'est qu'est-ce que ça nous apporte. Et du coup-là on voit qu'ils sont
reconnaissants envers lui, que lui il a enlevé ses chaines donc c'est pour eux la liberté, enfin, ils
sont très contents les noirs.
47 Prof Oui c'est ce que veut dire l'auteur, ça marche hein, au niveau de qu'est-ce que l'auteur veut dire.
Souvent dans les études on se posait la question de l'objectif de l'auteur. Donc dans qu'est-ce que
ça apporte pour vous, sur le regard de l’auteur ?
48 J C'est une image positive peut-être.
49 Prof Essayez de vous poser la question.
52 A J'ai pas compris, pourquoi il a créé ça, c'est ça en fait ?
53 E Et je sais pas peut être pour montrer à ceux qui sont contre la République que les gens sont heu-
reux avec ce régime, parce qu'il a été fait dans la foulée donc euh…
54 M Du coup ça veut plus rien dire ce qu'on a dit avant.
56 A Euh, c'est un peu une image de propagande.
67 E Pour montrer que la République c'était que du mieux enfin…

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

68 M Positif.
69 E Ouai voilà que du positif, je cherchai le mot !

Dans ces extraits des échanges, on observe que les élèves commencent par les données con-
textuelles du document : auteur, date, nature (tdp 17, 25). Ils passent ensuite aux informations
dans le document : les esclaves reconnaissants (tdp 29, 40). Le problème est clos. Ils font appel
au professeur en indiquant qu’ils n’y arrivent pas. Pourtant, ce travail d’articulation des données
contextuelles et des informations dans le document a été fait plusieurs fois, avec succès, dans
les séquences précédentes grâce au dispositif de séquences forcées que nous avions mis en
œuvre. Ce type de situation de recherche présente l’avantage de penser en amont ce que peu-
vent faire les élèves puis d’adapter le dispositif en fonction de ce qu’ils font effectivement afin
qu’ils aillent le plus loin possible dans la problématisation. Ce ne sont donc pas des modèles de
séquences mais des expérimentations didactiques. Devant la difficulté des élèves à comprendre
les attentes, nous leur pointons ce qu’ils ont fait dans les autres séquences : « souvent dans les
autres études, on se posait la question de l’objectif de l’auteur ». Nous débloquons donc la situa-
tion avec des questions visant à leur rappeler ce qui avait pu être fait d’autres fois : qu’est-ce que
cela apporte, le regard de l’auteur ? Cela leur permet de mettre en relation ce qui est peint et les
intentions du peintre en considérant l’image comme une propagande destinée à glorifier la Ré-
publique. Ils réalisent l’écart avec ce qu’ils avaient produit avant : « ça ne veut plus rien dire ».
Tout de suite après la remarque, ils commencent le travail attendu de production de modèles ex-
plicatifs mis en tension avec les données sélectionnées dans les documents. La difficulté n’était
pas de savoir le faire, mais de savoir qu’il fallait le faire dans cette situation. Il est donc compliqué
de transférer ce qu’ils avaient déjà fait. Pour reprendre ce que dit Rey (2017) sur les compé-
tences : les élèves n’ont pas identifié dans la situation les éléments leur permettant de la rappro-
cher de situations antérieures.

Les élèves sont-ils compétents ici ? Ils ont bien construit de nouveaux modèles explicatifs sur le
passé à partir de l’étude du document : l’intention de propagande ou de ne montrer que du positif
sur l’abolition de l’esclavage est du savoir nouveau qui est produit par la critique historienne. Le
professeur les a laissés construire le problème, en leur donnant seulement l’indice de compré-
hension de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Mais ce qu’ils maitrisent, ce sont des pro-
cédures, et non une compétence. Rendus à la cinquième séquence de l’année, ils savent articu-
ler des données contextuelles et des informations dans le document puisqu’ils ont eu à le faire
plusieurs fois, mais ils ne pensent pas d’eux-mêmes à le faire, n’ayant pas reconnu qu’ils étaient
dans une situation le nécessitant. Or, on ne peut pas être compétent si on n’est pas autonome
dans le recours à cette compétence. Pourquoi, alors que nous les avons soumis plusieurs fois à
ce même type d’exercice, les élèves ne comprennent-ils pas ce qu’il faut faire pour réaliser une
analyse critique du document ?

 La compétence mobilisée dans l’étude du texte

Après avoir étudié le tableau, les élèves analysent le discours du commissaire général de la ré-
publique. Vont-ils être bloqués comme avec le document précédent pour savoir dans quelle fa-
mille de situation ils se trouvent, et donc qu’il leur faut mobiliser la compétence travaillée durant
l’année ?

102 E […] Alors, il faut qu'on fasse la présentation. Mais là, qu'est-ce qu'on peut dire, c'est que c'est
euh la proclamation de l'émancipation, la proclamation du commissaire général de la république,
en gros on recopie la première phrase.
113 M « Pour l'organiser dans une pensée d'union, de fraternité. »
114 E Oui voilà. Donc en gros, si ils continuaient l'esclavage, ils se seraient tous, euh, la société se
serait complètement décomposée entre les Blancs et les Noirs alors que là beh il veut, beh les
unir en fait.
117 M On met quoi ? On met que dans ce texte le commissaire en gros dit qu'ils pourraient pas se pas-
ser de l'abolition de l'esclavage, c'est vraiment un évènement qui…

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138 A « Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la liber-
té…. »
139 M Oui il se la pète un peu quand même.
140 E Mais à la fin oui, à la fin quand il dit que, en gros c'est l'abolition de l'esclavage mais ils sont
quand même obligés de faire des choses, genre c'est ordonné. Parce que « Si, devenus libres,
vous restez au travail, je vous aimerai ; la France vous protègera. Si vous le désertez, je vous
retirerai mon affection ; la France vous abandonnera comme de mauvais enfants. »
147 A Il veut qu'ils continuent à travailler en fait.
148 E Oh j'ai une idée! Ça se trouve ils font ça pour pas que les esclaves se rebellent et donc qu'ils
veulent ne plus être une colonie, vous comprenez ou pas?
149 A Ah oui oui ! En gros il leur dit, vous êtes libres, je vais vous aimer, vous faites partie de la France
et tout mais en gros c'est pour pas qu'ils se rebellent.

Au début de l’extrait, les élèves sont sur l’échelle de lecture macro du document (tdp 102) mais
lorsqu’ils passent à l’échelle de lecture micro (tdp 113), ils articulent tout de suite les échelles
(tdp 114) : ils commencent par dire ce que l’auteur dit « en gros », puis ce que ça veut dire « en
fait », avant de développer des hypothèses « si ça se trouve ». Ce que l’auteur dit est mis en re-
lation avec sa position officielle et les élèves produisent des modèles explicatifs indépendants de
ce que lui dit : l’abolition de l’esclavage ne signifie pas la liberté, le commissaire se place en posi-
tion dominante « il se la pète » (tdp 139), l’abolition permet le maintien de l’ordre dans les colo-
nies.

À aucun moment les élèves ne font appel au professeur, ils sont autonomes dans leurs débats
pour identifier qu’ils ont besoin de mobiliser la compétence d’articulation des échelles du docu-
ment dans le cadre d’une enquête problématisée. Ils produisent d’eux-mêmes des modèles ex-
plicatifs mis en tension avec les données sélectionnées : « c’est pour pas qu’ils se rebellent ».
Pourquoi cela s’est-il passé différemment que pour l’étude du tableau ? Lors de ces échanges,
les élèves explicitent pourquoi ils ont mobilisé cette compétence :

133 M Alors que là c'est un discours donc je suis désolée mais déjà de base, c'est subjectif un dis-
cours. Enfin c'est toi qui parles avec tes propres mots…
134 E Oui avec tes convictions.
135 M Oui avec tes propres pensées.

Une fois les procédures maitrisées, pour que celles-ci deviennent une compétence, il faut que les
élèves identifient qu’ils se trouvent dans une situation nécessitant sa mobilisation. Pour le dis-
cours, cela leur semble évident puisqu’un discours exprime nécessairement une opinion, qu’il
convient d’analyser, ce qui n’était pas le cas pour la peinture vue comme réaliste : l’image donne-
rait à voir la réalité d’une scène du passé. Implicitement, en reconnaissant une situation particu-
lière, le document exprimant une opinion, ils ont compris la ressemblance avec les séquences
passées où cela avait été mis en œuvre. De plus, les images servent souvent en classe
d’illustrations et font peu l’objet de critiques. Des études en didactique de l’histoire montrent que
l’étude d’une image de façon critique (Audigier, 1995 ; Cariou, 2012) est encore plus difficile pour
les élèves car l’image dit la réalité. Ici, l’abolition de l’esclavage leur est montrée : ils ne perçoi-
vent pas de critique à faire face à ce passé dévoilé à leurs yeux. L’intervention du professeur, qui
ne leur dit pas spécifiquement quoi faire, est alors déterminante. Elle leur permet d’établir des
ressemblances avec les séquences précédentes : « Souvent dans les études on se posait la
question de l'objectif de l'auteur » (tdp 47). Les élèves n’ont pas besoin de plus d’indices. Le pro-
fesseur leur a pointé le type de situation dans lequel ils se trouvaient, ils maitrisent les procé-
dures, ils savent donc ce qu’ils ont à faire. Ils ne comprenaient donc sans doute pas les peintures
comme des documents soumis à interprétation. Cela explique probablement ces résistances
alors que pour l’étude du texte, les élèves se révèlent autonomes. Être compétent, cela ne peut
donc pas être seulement réussir à. Nous décidons d’explorer cet obstacle qu’ils n’ont pas pu
franchir d’eux-mêmes pour le premier document.

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3. Le document pouvant être objectif :


un obstacle pour devenir compétent

 Les pratiques en histoire :


la critique de sincérité plutôt que d’objectivité

À la lecture des historiens expliquant leurs pratiques (Prost, 1996 ; Offenstadt, 2014), nous
n’avons pas trouvé mention de la question de l’objectivité de la source du passé. Pourtant, des
écrits anciens montrent que le chercheur peut trouver compliqué de soumettre ses documents à
la critique : « La critique est contraire à la tournure normale de l’intelligence humaine ; la ten-
dance spontanée de l’homme est de croire ce qu’on lui dit. Il est naturel d’accepter toute affirma-
tion, surtout une affirmation écrite – plus facilement si elle est écrite en chiffres –, encore plus
facilement si elle provient d’une autorité officielle, si elle est, comme on dit, authentique. Appli-
quer la critique, c’est donc adopter un mode de pensée contraire à la pensée spontanée, une
attitude d’esprit contre nature. On n’y parvient pas sans effort. Le mouvement spontané d’un
homme qui tombe à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est
acquérir l’habitude de réfréner ses mouvements spontanés et de faire des mouvements contre
nature. » (Seignobos, 1901, p.32)

Ainsi, Charles Seignobos explique la tension entre une façon naturelle de lire une source et la
méthode historienne. L’homme est porté à croire ce qui est inscrit dans le document. La critique
de l’historien est donc pour lui contre nature puisqu’il n’envisage pas de penser ainsi, mais il sait
qu’il doit lutter contre cette tendance naturelle à accepter le récit qu’on lui fournit. C’est ce que dit
aussi Sam Wineburg (2001) dans ses travaux aux États-Unis lorsqu’il soumet des historiens et
des novices à des documents : le spécialiste de l’histoire, même s’il ne maîtrise pas la période de
la source auquel on le soumet, possède un raisonnement spécifique envers celle-ci. Si on rap-
proche cela de la question de l’objectivité du document qui se pose en classe, c’est cette pensée
spontanée qu’elle questionne : pour tel document, doit-on critiquer historiquement la source ou
n’est-ce pas nécessaire ? On oppose donc deux modes de pensée en posant ce questionnement
et les élèves doivent faire le choix : tel document mérite la critique alors que tel autre ne le né-
cessite pas. Si on se trouve dans cette dernière possibilité, on n’est donc pas en train de faire de
l’histoire. Antoine Prost explique les questions qui se posent quand on fait de l’histoire avec le
questionnement des sources, et lui aussi ne parle pas d’objectivité, mais plutôt de la critique de
sincérité : « Toutes les méthodes critiques visent à répondre à des questions simples. D’où vient
le document ? Qui en est l’auteur, comment a-t-il été transmis et conservé ? L’auteur est-il sin-
cère ? A-t-il des raisons, conscientes ou non, de déformer son témoignage ? Dit-il vrai ? Sa posi-
tion lui permet-elle de disposer de bonnes informations ? Impliquait-elle des biais ? Ces deux sé-
ries de questions sont distinctes : la critique de sincérité porte sur les intentions, avouées ou non,
du témoin, la critique d’exactitude sur sa situation objective. La première est attentive aux men-
songes, la seconde aux erreurs. Un auteur de mémoires sera suspect de se donner le beau rôle,
et la critique de sincérité sera particulièrement exigeante. S’il décrit une action ou une situation à
laquelle il a assisté sans être partie prenante, la critique d’exactitude lui accordera plus d’intérêt
que s’il se fait l’écho de tiers. » (Prost, 1996, p.62)

Ainsi, ce qui pourrait se rapprocher du questionnement d’objectivité en classe serait chez les his-
toriens la critique de sincérité. Il ne s’agit pas de considérer qu’un document puisse ne pas être
porteur d’intentions, mais que celles-ci peuvent délibérément masquer ou tronquer les faits. Il
prend l’exemple des auteurs de mémoires, comme nous l’avons fait dans la séquence sur les
Guerres de Vendée avec les mémoires d’une noble vendéenne (Gomes, à paraître), et il montre
les possibilités qui s’offrent à l’auteur pour se mettre en valeur. Avec ce type de document, les
élèves évacuent d’ailleurs assez rapidement le fait qu’il puisse être objectif et ils entrent dans
l’articulation des échelles de lecture du document, quand ils ont appris à la faire lors de sé-
quences précédentes. C’est beaucoup plus difficile dans notre corpus avec une image comme la
peinture étudiée plus tôt. La différence avec les historiens, c’est qu’ils savent que tout document
est porteur d’intentions, volontaires ou non. Wineburg (2001) parle de pensée historienne pour
caractériser ce mode de raisonnement. En problématisation, nous pouvons considérer que c’est

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

le fait de raisonner dans un registre explicatif historien plutôt que de sens commun qui permet de
savoir que tout document nécessite la mobilisation de la compétence d’articulation des échelles.

 Paul Ricoeur et l’objectivité en histoire

Revenons sur une remarque que font les élèves durant leurs échanges sur le discours du com-
missaire de la République sur ce qui peut être objectif selon eux :

131 M Moi je pencherai plus sur subjectif. Je pense qu'on peut vraiment parler de l'objectivité que euh
dans une étude historique avec des sources et tout…
132 E Oui des historiens…

Se questionnant sur ce qui peut être un document objectif, les élèves arrivent à la conclusion que
finalement, seuls des documents scientifiques, écrits par des historiens peuvent relever de cette
catégorie. C’est intéressant puisque cela veut dire qu’une très grande partie des documents sont
désormais considérés par eux comme porteurs d’intentions. Et pourtant, cela continue d’exclure
de la critique une partie des sources, celles écrites par les historiens alors que eux aussi, bien
qu’ils aient l’objectivité comme principe, sont tout de même porteurs d’intentions.

Concernant la supposée objectivité de l’historien, celle-ci a occupé de nombreux débats :


l’historien est-il objectif par la nature même de son travail ou est-il lui-même impliqué dans un
discours nécessairement subjectif mais qui tend à l’objectivité ? Nous nous arrêtons sur une cita-
tion de Paul Ricoeur qui expose cette impossibilité de l’objectivité historienne : « Nous attendons
de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de là que nous devons
partir et non de l'autre terme. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise
en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en
ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques,
des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de
l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. […]
Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjec-
tivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée
à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par
l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise
subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par
l'exercice même du métier d'historien. » (Ricoeur, 1955, p.23-24)

Ricoeur ne parle pas de l’objectivité potentielle du document mais de la posture de l’historien.


Mais ce qu’il en dit peut être rapproché du questionnement d’objectivité que posent les élèves
sur la source. Ses conclusions sont que :

- si on parle d’objectivité pour l’historien, c’est une forme d’objectivité différente de celle qu’on
observe pour d’autres disciplines ;
- qu’il faut davantage considérer l’historien comme subjectif ;
- que la subjectivité peut être bonne et de haut rang.

Ainsi, pour le philosophe, la subjectivité de l’historien est spécifique à la discipline de l’histoire qui
traite du passé des sociétés. Cette spécificité se lit dans l’intention des professeurs lorsqu’ils de-
mandent aux élèves de déterminer si un document est objectif ou subjectif : ils cherchent à éta-
blir quelle forme de subjectivité est portée par tel auteur. Est-ce une « mauvaise subjectivité » au
sens de l’intention volontaire de masquer, embellir, etc. ou une « bonne subjectivité » qui vise le
vrai tout en portant les intentions louables de la personne qui les expose. Cette question du vo-
lontaire ou non est traitée par Prost qui précise que, dans tous les cas, la critique doit s’exercer :
« Que le témoignage soit volontaire ou non, l’auteur sincère et bien informé ou pas, il faut de
toute façon ne pas se tromper sur le sens du texte (critique d’interprétation). L’attention veille ici
au sens des termes, aux emplois détournés ou ironiques, aux propos dictés par la situation. »
(Prost, 1996, p.63)

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Ainsi, la question de l’objectivité est évacuée dans la pratique de l’histoire par les historiens. Les
documents, comme ceux qui les étudient ne peuvent être que subjectifs, mais il existe des
formes différentes de subjectivité. Le procédé qui vise à poser la question de l’objectivité ou de la
subjectivité du document en classe d’histoire laisse croire aux élèves qu’une source peut être
objective. C’est ainsi que des élèves peuvent se retrouver non compétents devant l’analyse d’un
tableau d’une évidente objectivité pour eux. Dans ce cas-là, la famille de situation nécessitant
l’articulation des échelles de lecture du document n’est pas identifiée et l’enquête est empêchée.

Conclusion

La séquence forcée sur l’abolition de 1848, présentée dans cet article, clôt donc une année for-
cée dont l’objectif était d’établir comment les élèves pouvaient devenir compétents pour l’étude
de documents en histoire. Nous avons déterminé que l’articulation des échelles de lecture du do-
cument était une compétence essentielle pour pouvoir étudier les sources du passé en classe,
en référence à ce que font les historiens. Les élèves ont construit des problèmes avec nos dis-
positifs expérimentaux. Ce ne sont pas des modèles de séquences clés en main, mais les diffé-
rents essais ont montré ce dont ils sont capables : si on les initie à la critique du document dans
le cadre d’une enquête problématisée, en mettant au travail les ressemblances avec les pro-
blèmes où le professeur les guidait, cela fait évènement pour les élèves. Les cas étudiés plus tôt,
ne sont pas que des cas au sens des problèmes historiques rencontrés car ils remettent en
cause les pratiques habituelles, ils transforment les élèves au sens développemental du terme.
Les élèves s’autorisent désormais à produire leurs propres modèles explicatifs. Nos conclusions
montrent l’intérêt de l’hypothèse exemplar pour construire des compétences. Cependant, nous
pointons la nécessité d’identifier tous les obstacles que les élèves peuvent rencontrer afin que
cela soit plus pertinent. Ici, ne pas avoir vu le problème posé par la question de l’objectivité pour
les élèves a nui à la construction de leur autonomie. Cette question appartient aux pratiques ha-
bituelles en classe d’histoire. Le professeur la pose en sachant que la réponse est toujours néga-
tive. En revanche, pour l’élève, l’existence de cette question induit qu’un document peut être ob-
jectif et donc non soumis à la critique. Questionner la classe sur le degré de sincérité ou de
subjectivité du document leur permettrait davantage de devenir compétents pour l’étude de do-
cument en classe d’histoire.

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111
Attributions causales
des étudiants en matière de réussite à l’université

Xavier Massart & Marc Romainville1

Résumé
Depuis que l’enseignement supérieur a développé de nombreux dispositifs de promotion de la
réussite au bénéfice des étudiants de première année, on déplore souvent que ces dispositifs
soient sous-utilisés et que ce sont les étudiants « qui en auraient le moins besoin » qui y parti-
ciperaient le plus. C’est notamment le cas du dispositif, étudié dans cet article, d’évaluation
formative et précoce permettant aux étudiants d’identifier leurs lacunes en termes de prérequis
et d’y remédier. Bien qu’une corrélation non négligeable entre la maîtrise de ces prérequis et la
réussite en fin d’année ait été établie, trop peu d’étudiants, aux yeux des enseignants, décident
de participer aux activités de renforcement des prérequis qui suivent la passation des tests. Il
est dès lors essentiel de mieux comprendre les mécanismes qui incitent les étudiants à profiter
ou non de ces dispositifs. Le présent article analyse cette question au regard de la théorie des
attributions causales : quelle place les étudiants accordent-ils aux prérequis dans leur explica-
tion spontanée de la réussite ? Quels sont les facteurs (niveau de maîtrise réelle des prérequis,
genre…) qui sont liés à ces attributions ? L’article se termine par quelques pistes pédagogiques
que les résultats permettent d’envisager.

L’objectif de la recherche décrite dans le présent article est de mieux appréhender les attributions
causales faites par les étudiants à propos de la réussite en fin d’année académique et plus parti-
culièrement leurs représentations de la place des prérequis comme facteur de réussite. Les étu-
diants estiment-ils que leur niveau de maîtrise des prérequis, testée en début d’année, influence-
ra leur performance académique finale ? Pensent-ils par ailleurs qu’ils disposent d’une certaine
emprise sur l’amélioration de cette maîtrise ?

La présentation de la recherche se déroulera selon les étapes suivantes. Le projet « Passeports


pour le Bac », au sein duquel la recherche a pris place, sera d’abord décrit très brièvement (point
2). Les principes théoriques de base concernant les attributions causales seront ensuite rappelés
(point 3). Dans les parties suivantes, la recherche empirique sera présentée selon un schéma
classique : questions de recherche (point 4) ; méthodologies de recueil et d’analyse des données
(point 5) ; présentation, analyse (point 6) et discussion (point 7) des résultats. L’article se termi-
nera, d’une part, par le relevé de quelques limites de la recherche (point 8) et, d’autre part, par
des propositions d’implications pédagogiques des résultats obtenus (point 9).

1. Bref rappel du dispositif « Passeports pour le Bac »

En Belgique, l’enseignement supérieur est régi par un système dit de libre accès : tout étudiant
détenteur d’un diplôme de l’enseignement secondaire terminal de transition (et même de bon
nombre de filières de qualification) a le droit de s’inscrire dans la filière d’enseignement supérieur
de son choix, en dehors de quelques filières pour lesquelles existent des filtres. Par ailleurs, il
n’existe aucune évaluation externe standardisée au terme de l’enseignement secondaire (tel que
le Baccalauréat en France) : la certification en fin de secondaire est réalisée, au niveau local, par
chaque établissement, quoique des épreuves externes commencent aussi à se mettre en place à
ce niveau.

1
Xavier Massart, chercheur & Marc Romainville, professeur, Institut de recherche en didactiques et en éducation (IRDENA),
Université de Namur (Belgique).

112
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Dès lors, à l’entame de sa première année universitaire, l’étudiant ne dispose pas d’indication
fiable quant à son réel bagage initial de connaissances et de compétences. En effet, au sein d’un
pareil système décentralisé, des élèves détenteurs d’un même diplôme peuvent disposer de
connaissances et de compétences de niveaux très divers, sans que personne n’en soit informé,
ni ces élèves eux-mêmes, ni les établissements d’enseignement supérieur dans lesquels ils
s’inscrivent ultérieurement.

Or, le bagage initial de l’étudiant en termes de connaissances et de compétences s’avère bien


souvent décisif : la maîtrise des prérequis constitue en effet un facteur de réussite non négli-
geable (Vieillevoye, Wathelet & Romainville, 2012). Il ne s’agit bien sûr que de l’un des facteurs
qui influent sur le résultat en fin d’année académique, mais ce facteur est loin d’être insignifiant.

En outre, nos recherches antérieures ont montré que cette inégalité effective, mais opaque, dans
la maîtrise des acquis à la sortie du secondaire représente un facteur explicatif puissant de la
difficulté à démocratiser l’enseignement supérieur en Belgique. Autrement dit, si les résultats et
les parcours des étudiants restent à ce point liés à leur origine sociale, c’est aussi parce que les
étudiants issus de milieux sociaux différents n’abordent pas l’enseignement supérieur avec un
bagage de connaissances et de compétences identique : ils ont été scolarisés dans des établis-
sements secondaires différents en fonction de leur origine sociale, la composition socioculturelle
et sociale des établissements étant fortement contrastée (Vieillevoye, Wathelet & Romainville,
2012).

C’est dans ce contexte que le projet « Passeports pour le Bac » poursuit, depuis près de dix ans,
en l’objectif de promouvoir et de démocratiser la réussite des étudiants de première année uni-
versitaire via une quadruple action : 1) l’identification, en dialogue avec les enseignants, des
principaux prérequis des formations ; 2) la mesure précoce de leur maîtrise auprès des étudiants
entrants ; 3) l’adaptation des enseignements au regard des résultats globaux et 4) la mise en
place de séances de renforcement des prérequis en tout début d’année académique à destina-
tion des étudiants pour lesquels des lacunes auraient été détectées (Vieillevoye, Wathelet & Ro-
mainville, 2012).

L’engagement de l’étudiant dans ce projet d’évaluation formative précoce est crucial pour qu’il
soit efficace. En effet, l’étudiant réalise volontairement le test et doit ensuite faire la démarche de
prendre connaissance de ses résultats. Si des lacunes sont identifiées, il doit en outre prendre la
décision d’y remédier et participer effectivement aux activités de renforcement proposées. Pour
que l’étudiant adhère à cette démarche, il est sans doute nécessaire qu’il soit lui-même persuadé
du fait que sa maîtrise des prérequis à l’entrée des études jouera un rôle dans sa réussite ulté-
rieure. Toutefois, des facteurs psychologiques pourraient contribuer à ce qu’il ne partage pas
cette croyance, d’où notre intérêt de sonder les attributions causales des étudiants entrants en
matière de réussite universitaire.

2. Attributions causales d’une réussite ou d’un échec académique

Dans sa vie quotidienne, l’être humain tente régulièrement d’expliquer les évènements qui lui ar-
rivent ainsi que les comportements d’autrui et les siens. Face à un échec ou une réussite scolaire
en particulier, les élèves et les étudiants cherchent spontanément à expliquer leur résultat et éta-
blissent des hypothèses naïves sur ses causes probables. De nombreuses questions émergent
lorsque l’on cherche à comprendre ce phénomène spontané dit d’attributions causales. Quels
facteurs l’individu va-t-il privilégier pour expliquer son comportement ou son résultat ? Sommes-
nous objectifs dans l’élaboration des causes possibles ? Pourquoi voulons-nous expliquer ces
évènements (volonté de compréhension, de contrôle, de justification ou de rationalisation de
notre comportement) ?

De nombreux auteurs se sont intéressés à ce phénomène en développant les théories de


l’attribution causale. Fritz Heider (1958) est considéré comme le fondateur de ces théories : « Se-

113
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

lon Heider, nous employons trois types de causes pour expliquer nos conduites ou les conduites
d’autrui : la capacité, la motivation et l’environnement » (Gosling, 2009, p.71). Lorsque Heider
parle de motivation, il distingue au sein de celle-ci l’intention et l’effort. On retiendra notamment
du modèle de Heider qu’il établit une distinction entre les causes personnelles (ou internes),
telles que les capacités de la personne et sa motivation, et les causes impersonnelles (externes),
telles que l’environnement ou des caractéristiques de la situation.

Sur la base de ces premiers travaux, les modèles se sont affinés (voir en particulier Fontayne et
al., 2003 ; Weiner, 1985) et l’on distingue désormais trois dimensions interprétatives de la ma-
nière dont un individu tente d’identifier les causes d’un succès ou d’un échec : le « locus de cau-
salité », la « stabilité » et la « contrôlabilité ». Le « locus de causalité », parfois appelé dimension
d’internalité, suggère de distinguer, à la suite de Heider, les causes internes à l’individu des
causes qu’il perçoit comme externes. La dimension de « stabilité » permet, quant à elle, de diffé-
rencier les causes qui varient ou non à travers le temps. Enfin, la dimension « contrôlabilité »
cherche à identifier si la cause perçue est jugée, par le sujet ou les autres, comme contrôlable ou
incontrôlable.

Ces trois dimensions des attributions causales jouent un rôle déterminant dans le futur compor-
tement des personnes à travers le lien qu’elles établissent avec l’estime de soi (locus de causali-
té), les attentes futures de succès ou d’échec (stabilité), ainsi que les émotions ressenties (con-
trôlabilité). Selon Paul Fontayne et al. (2003, p.59), plusieurs études ont validé les propositions
formulées par Bernard Weiner en montrant que « le croisement des dimensions attributionnelles
relatives à la cause perçue d’un évènement va non seulement influencer la motivation du sujet
par l’intermédiaire des émotions et des attentes de succès, mais également va guider le compor-
tement du sujet car il est directement influencé par ces deux variables (i.e., attentes de succès et
émotions) ».

La distinction entre causes internes et externes a par ailleurs engendré la mise en évidence de
trois biais importants : le biais acteur-observateur, le biais de complaisance et le biais de disposi-
tion.

Les attributions faites par un acteur (dans notre cas, un étudiant) sur son propre comportement
ont tendance à différer de celles faites par l’observateur (dans notre cas, un enseignant) du
comportement de l’acteur (Gosling, 2009, p.74-75). L’acteur attachera de l’importance à la situa-
tion (causes externes), tandis que l’observateur va plutôt comparer le comportement de l’acteur
avec d’autres personnes et chercher à identifier des causes internes pour expliquer ses observa-
tions. En outre, un élément qui peut être important pour l’observateur pourra l’être moins pour
l’acteur. Il s’agit du biais d’acteur-observateur. Pour en revenir aux prérequis, ces différences
d’attitudes entre l’acteur et l’observateur peuvent engendrer des biais dans l’identification des
causes expliquant le résultat académique. Ainsi, des enseignants peuvent observer des diffé-
rences importantes de maîtrise des prérequis entre étudiants entrants et faire l’hypothèse que
ces différences vont jouer sur la réussite académique finale, alors que les étudiants, ne bénéfi-
ciant pas de point de comparaison, peuvent être amenés à sous-estimer ce facteur.

Par ailleurs, nous avons souvent tendance, pour expliquer une mauvaise performance, à proté-
ger notre estime de soi. Lorsqu’une équipe de football perd, les joueurs expliqueront que c’est à
cause du mauvais état du terrain (facteur externe) et lorsqu’elle gagne, ils diront qu’ils ont bien
joué. Dans ce cas, on parle de biais de complaisance. Selon la théorie des attributions, on aurait
plutôt tendance à expliquer une réussite par des causes internes et un échec par des causes ex-
ternes (norme d’internalité) pour ces raisons de préservation de l’estime de soi.

Patrick Gosling (2009, p.75) apporte toutefois une nuance à la formulation de ce biais. Pour lui, «
le plus souvent, les attributions sont plus internes qu’externes, aussi bien pour la réussite que
l’échec ». Dès lors, il soulève la question de l’importance de ce biais et suggère de parler du biais
auto-avantageux (attributions plus internes qu’externes pour la réussite) et du biais auto-défensif
(attributions plus externes qu’internes pour l’échec). En cas de réussite, un étudiant s’attribuera
surtout le mérite de celle-ci en parlant des efforts qu’il aura fournis et minimisera le facteur

114
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

chance ou la difficulté des questions posées. Il tirera avantage de sa réussite pour augmenter
son estime de soi. En cas d’échec, un étudiant aura tendance à évoquer la malchance dans les
questions piochées ou la présence de questions « vaches » et minimisera le fait qu’il a peu fourni
d’effort dans son étude. Il cherchera essentiellement à défendre son estime de soi en rejetant la
faute sur des facteurs externes, indépendants de lui. Les résultats de l’étude de Fontayne et al.
(2003, p.70) montrent également que « les sujets percevant leur résultat comme un succès font
des attributions significativement (p < .001) plus “internes”, “stables” et “contrôlables personne”
que les sujets percevant leur résultat comme un échec ». Les dimensions de « stabilité » et de
« contrôlabilité » introduites par Weiner interviennent donc aussi au niveau du biais de complai-
sance dans les attributions causales qui peuvent être faites par les étudiants à propos de leur
réussite ou de leur échec à l’université.

Le dernier biais est celui de disposition ou l’erreur fondamentale : « les gens surestiment dans
leurs explications le poids de la personnalité et sous-estiment le poids de la situation » (Leyens,
1997, p.80). Selon Jacques-Philippe Leyens, le qualificatif fondamental signifie extrêmement
commun. Dans certaines situations, l’observateur a tendance à expliquer le comportement d’un
acteur par des causes internes, alors qu’il est clair que des causes externes sont à l’origine de ce
comportement. Si on demande à un enseignant d’évaluer dans quelle mesure est motivé un étu-
diant qui sommeille régulièrement à son cours, l’enseignant aura tendance à le juger peu motivé.
Or, cet étudiant peut aussi avoir ses nuits quotidiennement perturbées, par exemple, par les
pleurs d’un nouveau-né qui vit dans l’appartement voisin. Dans cet exemple, l’enseignant attribue
une cause interne (absence de motivation) au comportement de cet étudiant, alors qu’il est pos-
sible qu’une cause externe (les pleurs nocturnes d’un nouveau-né) en soit l’explication principale.
L’enseignant, en surestimant le poids de la personnalité dans ses explications, est victime du
biais de l’erreur fondamentale.

Lorsqu’un individu identifie les causes d’un comportement ou d’une performance, le sentiment de
contrôlabilité qu’il peut ressentir à propos de ces causes lui permettra d’anticiper la manière dont
il pourra les gérer la prochaine fois qu’il sera confronté à la même situation. À l’intérieur des
causes internes, on distingue la capacité, souvent jugée comme incontrôlable et non intention-
nelle par les individus, et l’effort, jugé plutôt contrôlable et intentionnel.

S’agissant des relations entre attributions et estime de soi et dès lors que cette dernière constitue
un facteur crucial de réception fonctionnelle des feedbacks académiques (Dozot, 2018), il faut
noter que, lorsqu’un individu est confronté à un évènement négatif, soit il l’explique de façon ex-
terne et se protège de toute responsabilité et préserve son estime de soi, soit il l’explique par des
causes internes et s’expose à une punition sociale pour sa responsabilité, qui aura un effet néga-
tif sur son estime de soi. Le sentiment de contrôlabilité sur les causes jouera également un rôle
dans la protection de l’estime de soi. Suite à un échec lors d’un examen, l’étudiant sera tenté de
l’attribuer à son manque d’effort plus qu’à ses capacités. Bien qu’il identifie une cause interne
susceptible de diminuer son estime de soi, il la protège d’une certaine manière en donnant une
dimension contrôlable à cette cause (son manque d’effort). S’il l’avait attribué à ses capacités,
étant donné le caractère perçu comme moins contrôlable de cette cause, il se serait exposé à la
critique et à la dépréciation de soi qui influencent négativement son estime de soi.

3. Objectif et questions de recherche

Comme expliqué au point 2, la maîtrise des connaissances et compétences de base joue un rôle
décisif dans la réussite des étudiants à l’université (Vieillevoye, Wathelet & Romainville, 2012).
Cependant, une des difficultés rencontrées notamment dans le cadre du projet « Passeports
pour le Bac » est le faible taux de participation des étudiants aux activités de renforcement des
prérequis proposées en début d’année académique. Dès lors, l’objectif de cette recherche est
d’évaluer si les étudiants attribuent à cette maîtrise des prérequis une part de l’explication de leur
réussite ou de leur échec potentiel, l’hypothèse étant que peut-être les étudiants ne
s’investissent pas dans les activités de renforcement des prérequis essentiellement parce qu’ils

115
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

estiment que ces derniers n’ont et n’auront pas d’impact majeur sur l’issue de leur année acadé-
mique. Plus précisément, les questions de recherche sont au nombre de trois.

Premièrement, selon les représentations des étudiants, dans quelle mesure la réussite de leur
première année est liée à leurs connaissances de base (prérequis), à la quantité de travail fourni,
aux méthodes mises en œuvre et à leur motivation ? Ces représentations évoluent-elles au cours
de l’année ?

Deuxièmement, dans quelle mesure les étudiants sont-ils confiants dans leur réussite ? Cette
confiance est-elle liée à l’importance accordée aux connaissances de base ? Cette confiance,
ainsi que son lien avec l’importance accordée aux prérequis évolue-t-elle au cours de l’année ?

Troisièmement, les représentations des étudiants concernant le rôle des connaissances de base
sur leur résultat en fin d’année sont-elles liées à :

- leur note au Passeport, indépendamment du genre ?


- leur note au Passeport en fonction du genre ?
- leur intention de participer aux activités de renforcement ?
- leur participation effective ?

4. Méthodologie

Les données ont été récoltées à l’aide de questionnaires soumis à une population de 708 étu-
diants de l’université de Namur issus de trois facultés : sciences (N=318 : biologie, chimie, ma-
thématique, physique et vétérinaire), médecine (N=143 : sciences biomédicales et pharmacie) et
sciences économiques, sociales et de gestion (N=247). Ces trois facultés ont été sélectionnées
parce qu'elles représentent les trois principaux secteurs des programmes universitaires en Bel-
gique francophone : sciences, sciences de la santé, lettre & sciences humaines et sociales.

Une première collecte de données a eu lieu à la rentrée de septembre 2013, à la fin de la passa-
tion d’un Passeport de manière à déterminer leurs perceptions à l’entame de leur première an-
née universitaire, avant toute confrontation à la réalité de leurs premiers résultats. La deuxième
collecte de données a eu lieu à la fin du premier quadrimestre (décembre 2013), après la partici-
pation, ou non, à des activités de renforcement des prérequis et l’obtention des résultats aux
tests « blancs » de novembre portant sur la matière vue durant les premières semaines de cours.
Précisons que l’ensemble des données n’est pas toujours disponible pour tous ces étudiants ; en
effet, certains étudiants n’ont participé qu’à une seule des deux collectes de données. Étant don-
née cette perte de participants entre les deux temps de collecte de données, certaines statis-
tiques exprimées en pourcent au temps 1 seront légèrement différentes lorsque nous analyse-
rons leur évolution au temps 2. Pour chaque analyse, le nombre d’étudiants concernés sera
précisé.

Les données suivantes ont été récoltées :

- la performance de l’étudiant au Passeport de mathématique ou de physique. La correction par


lecture optique du Passeport (qui se présente sous la forme de QCM) a permis de disposer,
pour chaque étudiant, d’une note sur 20 ;
- le genre (masculin, féminin). Cette information a été obtenue auprès des services administra-
tifs des universités. De manière à assurer au projet une fonction uniquement formative, seuls
les étudiants ont accès à leurs résultats au Passeport via un code qu'ils se forment eux-
mêmes, à partir de leurs prénom, nom et date de naissance. Ces informations sont dès lors
déconnectées de la base de données de l'université, ce qui nous a obligé à interroger les ser-
vices administratifs pour connaître le sexe de l'étudiant ;
- la présence aux activités de renforcement (0, au moins 1). S’agissant du Passeport de ma-
thématique, ce renseignement a été récolté directement auprès des équipes pédagogiques

116
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

organisatrices des différentes activités de renforcement. En ce qui concerne le Passeport de


physique, la présence aux activités de renforcement a été récoltée sur la base d’une réponse
au questionnaire d’appréciation et de recueil de représentations. Il s’agit donc, dans ce cas,
d’une fréquentation rapportée ;
- un questionnaire de recueil de représentations. Comme indiqué ci-dessus, celui-ci a été pro-
posé aux étudiants une première fois lors de la passation d’un Passeport et une seconde fois
à la fin du premier quadrimestre lors d’activités d’enseignement ordinaires. Il comprenait trois
volets : types d’attributions causales de la réussite universitaire, degré de confiance en cette
réussite et participation aux séances de renforcement des prérequis (intention au temps 1 et
participation déclarée au temps 2, à l’exception des étudiants concernés par le Passeport de
mathématique, cf. ci-dessus).

5. Présentation et analyse des résultats


 Facteurs de réussite et confiance dans cette réussite

 Au début de l’année académique

Le tableau 1 présente les facteurs que les étudiants associent à leur réussite ou échec futur au
moment de la présentation des Passeports, en début d’année académique.

Tableau 1 - Attribution causale de la réussite par les étudiants, en début d’année

Prérequis Quantité de Méthode de Motivation


travail travail
N 630 635 631 631

Tout à fait d’accord (%) 3 53 41 52

D’accord (%) 19 41 48 41

Moyennement d’accord (%) 43 4 9 4

Pas d'accord (%) 27 2 2 2

Pas du tout d'accord (%) 10 1 1 1

Environ 1 étudiant sur 5 seulement est d’accord (3 % sont « tout à fait d’accord » et 19 % sont
« d’accord ») avec le fait que les prérequis sont déterminants pour leur réussite académique. Par
contre, ils sont une très large majorité (de 89 % à 94 %, selon le facteur) à juger que la quantité
de travail, la méthode de travail et la motivation sont des facteurs de réussite importants. Les
étudiants estiment donc que les connaissances de base ont une moindre influence sur leur réus-
site en fin d’année que les autres facteurs. Au regard du cadre théorique présenté au point 3,
une hypothèse explicative est sans doute liée au sentiment de contrôle que les étudiants ont sur
ces différentes causes. Les prérequis peuvent apparaître, à leurs yeux, comme étant figés et se-
raient dès lors considérés comme une cause stable, c’est-à-dire qui ne varie pas à travers le
temps et sur laquelle leur sentiment de contrôle est faible. Y accorder de l’importance dans leurs
représentations reviendrait à reconnaître que leur sort est en bonne part joué d’avance. À
l’inverse, les étudiants estimeraient avoir une meilleure emprise sur les autres facteurs présen-
tant un caractère plus contrôlable et variable dans le temps et ils hésiteraient moins à les envisa-
ger comme déterminants.

Le tableau 2 ci-après présente la confiance que les étudiants déclarent, en début d’année aca-
démique, avoir dans leur réussite.

117
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Tableau 2 - Répartition des étudiants en fonction de leur niveau de confiance déclaré,


en début d’année, dans leur réussite en fin d’année académique (en %) (N=641)

Tout à fait confiants 4

Confiants 65

Peu confiants 29

Pas du tout confiants 3

On observe que, à l’entame de leur première année universitaire, environ deux tiers des étu-
diants (65 %) se sentent confiants dans leur réussite de fin d’année, tandis qu’un peu moins d’un
tiers (29 %) s’estiment peu confiants par rapport à cette réussite. Notons que le pourcentage
d’étudiants optimistes quant à leur issue de l’année est largement supérieur au taux de réussite
moyen (qui tourne plutôt autour de 40 %).

Le tableau 3 croise les réponses des étudiants concernant leur confiance dans la réussite et
l’importance accordée à la maîtrise des prérequis comme facteur déterminant de cette réussite,
le tout mesuré au tout début de l’année. Comme nous allons étudier l’évolution de ces données
entre le début de l’année et la fin du premier quadrimestre et afin de ne pas biaiser notre ana-
lyse, nous allons nous concentrer sur le groupe d’étudiants ayant répondu à la fois au temps 1
(tableau 3) et au temps 2 (tableau 9). Cette approche explique également la raison du N plus
faible par rapport aux tableaux 1 et 2.

Tableau 3 - Répartition des étudiants en fonction de l’importance accordée aux prérequis comme facteur de ré-
ussite en fin d’année académique et leur confiance dans cette même réussite (temps 1, N=294)

Confiance
Total
Tout à fait Pas du tout (Prérequis)
Prérequis Confiant Peu confiant
confiant confiant
Tout à fait d'accord 2 6 1 0 9
D'accord 2 44 16 1 63
Moyennement d'accord 8 84 34 3 129
Pas d'accord 2 36 28 3 69
Pas du tout d'accord 4 15 4 1 24
Total (Confiance) 18 185 83 8 294

La dépendance de ces deux variables a été testée à l’aide d’un test de khi-carré. Le résultat de
ce test (χ² = 19,711 avec une p-value = 0,073) montre que la confiance dans la réussite acadé-
mique est statistiquement indépendante du degré d’importance accordé au facteur « prérequis ».
Quel que soit le niveau de confiance dans leur réussite, les étudiants accordent globalement la
même importance aux prérequis comme facteur de leur réussite académique et, dans l’autre
sens, le fait d’accorder de l’importance au facteur « prérequis » ne joue pas sur leur confiance en
la réussite. Ce résultat n’est guère surprenant étant donné que les étudiants sont de toute façon
peu nombreux à accorder de l’importance aux prérequis comme facteur explicatif.

 Après les tests « blancs » de novembre

Afin de mesurer l’impact sur les attributions causales d’une première confrontation avec des éva-
luations, les tableaux 4, 5, 6 et 7 ci-après présentent l’évolution de l’attribution des différents fac-

118
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

teurs de réussite par les étudiants entre le temps 1 et le temps 2. Pour la lecture de ces tableaux,
le choix a été fait de présenter d’abord les totaux (temps 1 et temps 2) qui sont ensuite décom-
posés par niveau d’importance accordée par les étudiants, afin de pouvoir mieux visualiser
l’évolution entre les deux moments de collecte des données.

Tableau 4 - Répartition des étudiants en fonction de l’attribution de leur réussite


en fin d’année académique au facteur « prérequis », mesurée en début d’année (temps 1)
et après leurs résultats aux tests « blancs » (temps 2) (en % ; N=302)

Temps 2
Total Pas du
Prérequis
(temps 1) Tout à fait D'accord
Moyennement Pas d'ac-
tout d'ac-
d'accord d'accord cord
cord
Total (temps 2) 100,0 12,3 33,4 39,7 11,6 3,0
Tout à fait d'accord 3,0 1,3 1,0 0,7 0,0 0,0
D'accord 21,2 2,3 11,9 6,0 1,0 0,0
Temps 1 Moyennement d'accord 44,0 5,0 13,2 19,5 4,6 1,7
Pas d'accord 23,8 3,3 6,0 10,3 3,6 0,7
Pas du tout d'accord 7,9 0,3 1,3 3,3 2,3 0,7

Tableau 5 - Répartition des étudiants en fonction de l’attribution de leur réussite


en fin d’année académique au facteur « quantité de travail », mesurée en début d’année (temps 1)
et après leurs résultats aux tests « blancs » (temps 2) (en % ; N=303)

Temps 2
Total Pas du
Quantité de travail
(temps 1) Tout à fait D'accord
Moyennement Pas d'ac-
tout d'ac-
d'accord d'accord cord
cord
Total (temps 2) 100,0 62,4 32,3 5,0 0,0 0,3
Tout à fait d'accord 53,5 36,3 14,9 2,3 0,0 0,0
D'accord 40,6 23,4 14,5 2,3 0,0 0,3
Temps 1 Moyennement d'accord 3,3 1,7 1,3 0,3 0,0 0,0
Pas d'accord 1,7 0,7 1,0 0,0 0,0 0,0
Pas du tout d'accord 1,0 0,3 0,7 0,0 0,0 0,0

Tableau 6 - Répartition des étudiants en fonction de l’attribution de leur réussite


en fin d’année académique au facteur « méthode de travail », mesurée en début d’année (temps 1)
et après leurs résultats aux tests « blancs » (temps 2) (en % ; N=300)

Temps 2
Total Pas du
Méthode de travail
(temps 1) Tout à fait D'accord
Moyennement Pas d'ac-
tout d'ac-
d'accord d'accord cord
cord
Total (temps 2) 100,0 47,3 46,0 6,0 0,7 0,0
Tout à fait d'accord 40,3 22,3 17,0 1,0 0,0 0,0
D'accord 47,3 21,3 22,0 3,7 0,3 0,0
Temps 1 Moyennement d'accord 9,3 2,7 5,3 1,3 0,0 0,0
Pas d'accord 2,0 1,0 1,0 0,0 0,0 0,0
Pas du tout d'accord 1,0 0,0 0,7 0,0 0,3 0,0

119
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Tableau 7 - Répartition des étudiants en fonction de l’attribution de leur réussite


en fin d’année académique au facteur « motivation », mesurée en début d’année (temps 1)
et après leurs résultats aux tests « blancs » (temps 2) (en % ; N=301)

Temps 2
Total Pas du
Motivation
(temps 1) Tout à fait D'accord
Moyennement Pas d'ac-
tout d'ac-
d'accord d'accord cord
cord
Total (temps 2) 100,0 64,5 31,2 3,7 0,7 0,0
Tout à fait d'accord 54,5 40,2 13,0 1,3 0,0 0,0
D'accord 39,5 20,3 16,9 2,0 0,3 0,0
Temps 1 Moyennement d'accord 3,0 2,0 1,0 0,0 0,0 0,0
Pas d'accord 2,7 2,0 0,0 0,3 0,3 0,0
Pas du tout d'accord 0,3 0,0 0,3 0,0 0,0 0,0

Les tableaux 4, 5, 6 et 7 montrent un renforcement du poids de chaque facteur concerné. Toute-


fois c’est la représentation des connaissances de base comme facteur important de réussite en
fin d’année académique qui présente la plus forte évolution. En effet, au début de l’année, un
quart des étudiants seulement (24 %) sont d’accord (21,2 % sont « d’accord » et 3 % sont « tout
à fait d’accord ») avec la proposition selon laquelle « la réussite de leur première année à
l’université sera liée à leurs connaissances de base ». Après les tests « blancs » de novembre, la
proportion de ceux-ci double quasiment et atteint 46 % (33,4 % sont « d’accord » et 12, 3 % sont
« tout à fait d’accord » avec cette proposition). De plus, si on regarde le groupe d’étudiants qui
étaient « moyennement d’accord » (44 sur 100) avec cette proposition en début d’année, 40 %
d’entre eux (soit 18,2 % [13,2 + 5] sur ces 44 %) modifient vers un accord leur représentation des
prérequis comme facteur de réussite. En regardant également le groupe d’étudiants « pas
d’accord » (23,8 % en début d’année), cette évolution positive concerne 82 % de ce groupe
d’étudiants (soit 19,6 % sur ces 23,8 %).

Pourquoi les étudiants accordent-ils nettement plus d’importance aux prérequis en décembre
qu’en septembre ? S’agissant du début d’année, nous avons déjà expliqué ci-dessus la logique
sous-jacente de la préférence à réaliser des attributions via des facteurs changeables et donc à
minorer le rôle des prérequis. Après les premiers tests dont les moyennes sont souvent basses2,
on peut faire l’hypothèse que les étudiants s’aperçoivent que, malgré leur travail, leurs méthodes
et leur motivation, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous notamment parce qu’ils ne
disposent pas de bases suffisantes. Cet aspect de la question, qu’ils s’étaient refusés à considé-
rer jusque-là, s’impose alors davantage à eux. Par ailleurs, reconnaître in fine que les prérequis
jouent plus que ce qu’ils croyaient au départ contribue à expliquer, sans se culpabiliser et avec
une certaine complaisance, pourquoi leurs efforts et leurs stratégies ont été finalement vains.

Le tableau 8 ci-après présente le croisement entre les niveaux de confiance des étudiants dans
leur réussite, l’un mesuré en début d’année et l’autre après la présentation des tests « blancs »
de novembre. Il montre un glissement de la confiance des étudiants de « confiants » à « peu
confiants ». Parmi les étudiants à s’estimer « confiants » en début d’année académique, environ
un tiers d’entre eux (21,6 % par rapport à 63 %) deviennent « peu confiants » après la présenta-
tion des tests blancs de novembre. Par ailleurs, dans le groupe d’étudiants se déclarant tout à
fait confiants en début d’année (5,9 %), plus de 80 % d’entre eux (4,6 % sur 5,9 %) deviennent
« confiants » ou « peu confiants » après les tests « blancs ». La confiance se détériore donc à la
fin du quadrimestre 1. Cette diminution peut s’expliquer notamment par la première confrontation
à la réalité d’une évaluation au travers des tests « blancs » de novembre. On a par ailleurs répli-
qué, pour le temps 2, le croisement des réponses des étudiants concernant leur confiance dans
la réussite et l’importance accordée à la maîtrise des prérequis comme facteur de réussite (ta-
bleau 9).

2
Plusieurs phénomènes y concourent : certains enseignants utilisent ces tests « blancs » pour alerter les étudiants et leur mon-
trer qu’ils doivent s’investir davantage dans leurs études ; les étudiants, quant à eux, éprouvent des difficultés à prendre au
sérieux des évaluations « qui ne comptent pas ».

120
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Tableau 8 - Répartition des étudiants en fonction de leur niveau de confiance


dans leur réussite en fin d’année académique, mesurée en début d’année (temps 1)
et après leurs résultats aux tests « blancs » (temps 2) (en % ; N=305)

Temps 2
Total
Confiance Tout à fait Pas du tout
(temps 1) Confiant Peu confiant
confiant confiant
Total (temps 2) 100,0 3,6 50,8 42,0 3,6
Tout à fait confiant 5,9 1,3 2,3 2,3 0,0
Confiant 63,0 2,0 38,0 21,6 1,3
Temps 1
Peu confiant 28,5 0,3 10,2 16,4 1,6
Pas du tout confiant 2,6 0,0 0,3 1,6 0,7

Tableau 9 - Répartition des étudiants en fonction de l’importance accordée aux prérequis comme facteur de ré-
ussite en fin d’année académique et leur confiance dans cette même réussite (temps 2, N=294)3

Confiance
Total
Tout à fait Pas du tout (Prérequis)
Prérequis Confiant Peu confiant
confiant confiant
Tout à fait d'accord 4 19 12 1 36
D'accord 1 50 44 4 99
Moyennement d'accord 4 57 49 6 116
Pas d'accord 1 19 14 0 34
Pas du tout d'accord 0 5 4 0 9
Total (Confiance) 10 150 123 11 294

Les résultats d’un test de khi-carré sur les données du tableau 9 donnent une valeur χ² = 11,747
avec une p-value = 0,466. L’hypothèse nulle d’indépendance des variables ne peut pas être reje-
tée. Après les tests « blancs » de novembre, on enregistre donc la même indépendance entre
ces variables, légèrement amplifiée. Il est probable que la confrontation aux premières évalua-
tions établies par leurs enseignants responsables de notes en fin d’année ait encore plus
d’impact sur la confiance des étudiants exprimée au temps 2 qu’une épreuve formative (les Pas-
seports de septembre), organisée par des équipes pédagogiques sans pouvoir certificatif. Lors-
qu’ils sont interrogés sur leur confiance au temps 2, les étudiants ont sans doute essentiellement
à l’esprit leur évaluation la plus proche et la plus « institutionnelle ». Caroline Dozot (2017) a
d’ailleurs montré qu’un feed-back sous forme de note conduit davantage les étudiants au chan-
gement de représentations et de pratiques par rapport à un feed-back formatif, pourtant a priori
plus complet et plus qualitatif.

 Facteurs associés à l’importance accordée aux prérequis

Quels sont les facteurs qui sont reliés aux représentations des étudiants concernant l’impact des
connaissances de base sur leur réussite ? Des comparaisons du niveau d’importance accordée
aux prérequis ont été réalisées en fonction de la note moyenne au Passeport, du genre et de la
participation aux séances de renforcement.

Le tableau 10 compare la moyenne obtenue au test de prérequis selon que les étudiants accor-
dent beaucoup (Tout à fait d’accord ou D’accord) ou peu (Pas d’accord ou Pas du tout d’accord)
d’importance au facteur « prérequis » dans leur réussite en fin d’année. À la rentrée, les étu-
diants qui accordent une plus grande importance aux prérequis dans l’explication de leur réussite
académique ont une note moyenne au Passeport significativement meilleure que les étudiants

3
Exactement la même population que celle analysée au tableau 3.

121
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

qui y attribuent une moindre importance. Ces constatations sont en phase avec notre cadre théo-
rique qui précise que l’individu a tendance à tirer avantage d’une réussite pour augmenter son
estime de soi en s’attribuant le mérite de celle-ci, alors qu’un échec sera plutôt attribué à des
causes externes pour préserver son estime de soi et maintenir son sentiment de contrôlabilité.
Ici, l’étudiant pressentant une meilleure note au Passeport identifie une cause interne à sa réus-
site, en accordant davantage d’importance à la maîtrise des prérequis. Au contraire, l’étudiant qui
redoute une note assez basse de maîtrise des prérequis a tendance à minorer leur importance
pour l’avenir.

Tableau 10 - Comparaison de la note moyenne au Passeport selon l’importance que les étudiants attribuent au
facteur « prérequis » dans leur réussite en fin d’année (mesurée au temps 1)

Tout à fait d’accord Pas d’accord + Pas


Prérequis Significativité
+ D’accord du tout d’accord

Nombre d’étudiants 134 227


t = 4,87
Note au Passeport 11,17 9,39
(p-value < 0,01)
Variance 12,74 10,34

Tableau 11 - Comparaison de la note moyenne au Passeport en fonction du genre et selon l’importance que les
étudiants attribuent au facteur « prérequis » dans leur réussite en fin d’année (mesurée au temps 1)

Pas d'accord +
Tout à fait d'ac-
Prérequis Pas du tout Significativité
cord + D'accord
d'accord
N 58 109
t = 2,92
Garçons Note au Passeport 11,85 10,26
(p-value < 0,01)
Variance 9,50 12,04
N 76 114 Variance hétérogène
Filles Note au Passeport 10,65 8,51 t' = 4,20
Variance 14,74 7,41 (p-value < 0,01)

S’agissant du genre, le tableau 11 montre qu’aussi bien les filles que les garçons qui attribuent
une plus grande importance aux prérequis ont une note moyenne au Passeport significativement
supérieure aux autres. Cependant, cet effet est plus marqué chez les filles que chez les garçons.
En effet, l’écart entre les notes moyennes au Passeport est plus grand chez les filles. Pour expli-
quer cette différence entre les genres, une hypothèse explicative serait que les filles disposent
généralement d’une plus faible estime de soi que les garçons et qu’elles veilleraient dès lors
peut-être encore plus à la protéger en niant davantage l’impact des prérequis en cas de notes
faibles aux Passeports.

Le tableau 12 ci-après présente le lien entre l’importance accordée au prérequis en début


d’année et l’intention de participer aux activités de renforcement. Afin de regarder les avis con-
trastés des étudiants sur la question des prérequis et son évolution, nous avons exclu dans les
tableaux 12 et 13 les étudiants « moyennement d’accord » avec le fait que le facteur « prére-
quis » soit déterminant dans la réussite.

Le tableau 12 montre qu’une majorité (90 %) des étudiants déclare avoir l’intention a priori de
participer (oui ou probablement) aux activités de renforcement organisées par leur faculté. Un
test de khi-carré donne une valeur χ² de 9,632 avec une p-value de 0,141. Nous devons donc
accepter l’hypothèse nulle d’indépendance des variables : l’intention de participer aux activités
de renforcement n’est pas influencée par le degré d’importance accordé aux prérequis. Le très
haut taux d’intention déclarée de participation s’explique sans doute par un biais de désirabilité
sociale. Interrogés dans le cadre du projet « Passeports » et uniquement sur leur intention a prio-

122
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

ri, ils auraient tendance à répondre positivement à cette question, pressentant que cette réponse
(qui ne les engage par ailleurs à rien) sera la plus appréciée par les enquêteurs et la plus con-
forme à leur souhait. L’absence de relation entre l’importance accordée aux prérequis et
l’intention de participer, outre le petit nombre d’étudiants déclarant ne pas souhaiter participer,
s’expliquer peut-être aussi par le fait que ce sont les étudiants qui réussissent le mieux les tests
de prérequis qui accordent le plus d’importance à ce facteur (tableau 10). Ils estiment que les
prérequis sont importants, mais comme ils pressentent par ailleurs qu’ils les maîtrisent, ils trou-
vent inutile d’envisager de participer aux activités de remédiation.

Le tableau 12 analyse une intention de participation. Le tableau 13 présente la participation ef-


fective aux activités de renforcement.

Tableau 12 - Nombre d’étudiants qui déclarent avoir l’intention de participer aux activités de renforcement
selon l’importance qu’ils attribuent au facteur « prérequis » dans leur réussite
en fin d’année (mesurée au temps 1, N=361)

Tout à fait Pas du tout


Prérequis D'accord Pas d'accord Total
d'accord d'accord
Intention de Oui 10 46 69 34 159
participer aux
Probablement 6 57 82 20 165
activités de ren-
forcement Non 0 15 16 6 37
Total 16 118 167 60 361

Tableau 13 - Nombre d’étudiants qui déclarent avoir participé aux activités de renforcement selon l’importance
qu’ils attribuent au facteur « prérequis » dans leur réussite en fin d’année (mesurée au temps 1, N=168)

Tout à fait Pas d'ac- Pas du tout


Prérequis D'accord Total
d'accord cord d'accord

Participation Oui 5 34 35 10 84
effective Non 5 30 36 13 84

La moitié des étudiants interrogés ont participé effectivement aux activités de renforcement. Un
test de khi-carré donne une valeur χ² de 0,655 avec p-value de 0,884. Les variables sont donc
indépendantes, de manière plus marquée qu’au début de l’année. La participation aux activités
de renforcement n’est pas influencée par le degré d’importance accordé aux prérequis au début
de l’année académique. On peut tenter d’expliquer ce résultat à la lumière de ce que l’on sait du
profil des étudiants qui participent aux remédiations. Valérie Wathelet et al. (2016, p.16, § 57) ont
en effet montré que « ce sont les étudiants ayant obtenu des résultats moyens qui y participent le
plus alors que les étudiants qui présentent de nombreuses lacunes n’y prennent pas part massi-
vement. Ces étudiants, même s’ils sont conscients de leurs lacunes, ne choisissent-ils pas
d’ignorer délibérément le signal d’alerte pour ne pas être confrontés plus directement à leurs fai-
blesses et en être encore davantage déstabilisés ? Il apparaît en tout cas que ces étudiants
faibles préfèrent éviter des comportements – consultation et participation – qui pourraient pour-
tant améliorer leurs chances de réussite ».

6. Les prérequis : une cause interne, perçue


comme peu modifiable et incontrôlable par les étudiants

Les Passeports proposés aux étudiants en tout début d’année académique ont notamment pour
objectif de favoriser leur réussite en fin de première année universitaire. Ces tests portant sur
des prérequis visent notamment à enclencher des actions d’auto-régulation des étudiants en les

123
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

conscientisant quant à l’importance d’une bonne maîtrise de ces attendus et en leur offrant la
possibilité de remédier à des lacunes éventuelles. Les résultats de la recherche montrent une
évolution nette de la perception des prérequis entre le début de l’année académique et la fin du
premier semestre. La participation aux activités de renforcement n’est par ailleurs pas influencée
par le degré d’importance accordée aux prérequis au début de l’année académique.

Parmi les principaux résultats de la recherche, on observe que les étudiants ne semblent pas
initialement accorder de l’importance aux prérequis dans l’explication de leur réussite acadé-
mique. En début d’année, ils sont seulement 24 % à considérer ce facteur comme déterminant
pour la réussite de leur première année à l’université. Les autres facteurs liés à la quantité de
travail, la méthode de travail et la motivation trouvent, quant à eux, l’adhésion de près de 90 %
des étudiants. Or, différentes études (notamment Vieillevoye, Wathelet & Romainville, 2012) ont
montré l’existence d’une corrélation forte entre les résultats à des tests de prérequis et les résul-
tats en fin de première année académique. Les étudiants accordent en réalité plus d’importance
à des facteurs de réussite qui leur paraissent contrôlables tels que la quantité de travail, la mé-
thode de travail ou la motivation. Une des explications serait qu’une cause interne et liée, à leurs
yeux au passé, telle que la maîtrise des prérequis leur parait moins modifiable et moins contrô-
lable. Dès lors, ils préfèrent nier l’importance de ce facteur pour ménager leur estime de soi et
maintenir leur motivation intacte pour la suite de l’année (biais auto-défensif). Pour les étudiants
chez lesquels ces tests mettraient en évidence des lacunes en termes de prérequis, il s’agit d’un
mécanisme que l’on peut juger même adaptatif, car s’ils accordaient trop d’importance à ce fac-
teur, ils baisseraient immédiatement les bras.

Toutefois les tests « blancs » de novembre contribuent à changer les modes d’attribution des
étudiants et le facteur prérequis est celui qui connaît la plus nette hausse. Ces premiers tests les
ont confrontés à la réalité et l’importance des connaissances et compétences préalables leur ap-
paraît plus nettement puisqu’elles semblent avoir annihilé les effets bénéfiques qu’ils escomp-
taient de leurs efforts, motivation et stratégies.

Quel que soit le genre, la note au Passeport a une influence positive sur l’importance accordée
aux prérequis par les étudiants. Les étudiants qui pressentent disposer des prérequis adéquats
entretiennent sans doute une bonne estime d’eux-mêmes en s’attribuant les mérites d’une réus-
site au test de prérequis. Au contraire, les étudiants doutant de leurs connaissances et compé-
tences de base veillent à ménager leur estime d’eux-mêmes et leur confiance en une réussite
possible en minorant l’importance de ce facteur réputé stable.

Un autre constat est que la participation aux activités de renforcement des prérequis est indé-
pendante de l’importance que les étudiants leur accordent. Il a été rappelé4 que ce sont les étu-
diants les plus faibles qui participent le moins aux activités de renforcement. À nouveau, il est
vraisemblable que ces derniers préfèrent identifier des causes externes à leur mauvais résultat,
de manière à ménager leur estime d’eux-mêmes au lieu de se confronter encore plus à leurs fai-
blesses lors des séances de renforcement.

7. Limites de la recherche

En tant qu’enseignants, nous pensons savoir que les prérequis sont importants dans la réussite
des étudiants, alors que ceux-ci les estiment moins cruciaux (en début d’année en tout cas), pour
une série de raisons psychologiques finalement assez rationnelles, notamment de continuer à
disposer d’une confiance en leur réussite qui les incite à se mettre au travail. Dès lors, on pour-
rait prétendre qu’au regard de notre cadre théorique, cette recherche constitue une bonne illus-
tration du biais d’« acteur-observateur ». Les étudiants interrogés sur les facteurs explicatifs de
leur réussite académique identifient surtout des causes contrôlables et estiment que les prére-
quis ne le sont guère, là où, en tant qu’enseignants-chercheurs porteurs du projet « Passe-
ports », nous sommes tentés d’envisager les prérequis comme étant un facteur contrôlable, pré-
4
Au point 6, sous le titre « Facteurs associés à l’importance accordée aux prérequis ».

124
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

cisément parce que le projet se fonde sur le postulat qu’il est possible de combler d’éventuelles
lacunes des étudiants en la matière.

8. Perspectives

La faible participation aux séances de renforcement reste un problème majeur du projet « Pas-
seports pour le Bac » et les résultats présentés ici semblent pouvoir expliquer en partie pourquoi
certains étudiants sont peu mobilisés. La maîtrise des prérequis est, aux yeux des étudiants, une
cause interne, non modifiable et incontrôlable de leur réussite. C’est donc bien sur la transforma-
tion de cette représentation que les efforts pédagogiques devraient se focaliser. En effet,
l’hypothèse du projet est qu’il est possible d’agir sur ce facteur. Faire comprendre aux étudiants,
mais aussi aux enseignants, qu’il est envisageable, sous certaines conditions, de combler des
lacunes en termes de prérequis et d’avoir dès lors une emprise au moins partielle sur ce facteur
est un enjeu primordial pour l’avenir du projet. Une des perspectives serait de mettre en place un
feed-back collectif plus rapide, qui interviendrait à la fin de la séance même de passation des
Passeports. L’objectif serait de montrer aux étudiants comment un prérequis non maîtrisé peut
être rapidement comblé par une activité d’apprentissage ciblée (pour les prérequis disciplinaires)
ou par le déploiement d’une stratégie nouvelle (pour les prérequis transversaux).

Références

DOZOT Caroline (2017), Rôle de l’estime de soi et des émotions dans le traitement des feed-back académiques
par les étudiants universitaires, Thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve.

FONTAYNE Paul, MARTIN-KRUMM Charles, BUTON Fabrice & HEUZÉ Jean-Philippe (2003), « Validation fran-
çaise de la version révisée de l’échelle de mesure des attributions causales (CDSII) », Les Cahiers internationaux
de psychologie sociale, n°58, p.59-72.

GOSLING Patrick (2009), « Les théories de l’attribution : cause et responsabilité », dans Philippe Carré & Fabien
Fenouillet (dir.), Traité de psychologie de la motivation, Paris, Dunod, p.67-88.

HEIDER Fritz (1958), The psychology of interpersonal relations, New York, John Wiley & sons.

LEYENS Jacques-Philippe & YZERBYT Vincent (1997), Psychologie sociale, Liège, Mardaga.

VIEILLEVOYE Sandrine, WATHELET Valérie & ROMAINVILLE Marc (2012), « Maîtrise des prérequis et réussite
à l’université » dans Marc Romainville & Christophe Michaut (dir.), Réussite, échec et abandon dans
l’enseignement supérieur, Bruxelles, De Boeck Université, p.221-250.

WATHELET Valérie, DONTAINE Matthieu, MASSART Xavier, PARMENTIER Philippe, VIEILLEVOYE Sandrine
& ROMAINVILLE Marc (2016), « Exactitude, déterminants, effets et représentations de l’auto-évaluation chez des
étudiants de première année universitaire », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur,
n°32-2, En ligne https://journals.openedition.org/ripes

WEINER Bernard (1985), « An attributional theory of achievement motivation and emotion », Psychological
Review, vol.92, n°4, p.548-573.

125
Le développement professionnel
des enseignants expérimentés par la transmission
explicite de pratiques ordinaires entre pairs

Stéphane Talérien, Sébastien Chaliès & Stefano Bertone1

Résumé
Cette étude de cas s’inscrit dans un programme de recherche anthropoculturel dont les princi-
paux postulats théoriques sont empruntés à la philosophie du langage ordinaire. La recherche
vise à étudier les effets en matière de développement professionnel d’un dispositif de formation
qui s’inscrit dans un format de formation continue dit « adaptatif ». Ce dispositif tente de créer
les conditions formelles propices à la transmission efficace de pratiques ordinaires entre deux
enseignants expérimentés (l’un tenant le rôle de « pair formateur » et l’autre de « pair formé »)
et ainsi produire le développement professionnel. Pour ce faire, il propose trois aménagements
du format traditionnel de formation : 1) l’accès préalable du pair formateur à une vision synop-
tique des règles régissant sa pratique devant être transmise ; 2) l’enseignement ostensif de ces
règles par le pair formateur en direction du pair formé et 3) deux mises en œuvre par le pair
formé suivies à chaque fois d’une activité d’accompagnement sous forme de contrôle du pair
formateur. Les résultats obtenus montrent : a) un apprentissage effectif des règles par le pair
formé suite à l’accès du pair formateur à une vision plus claire des règles sous-jacentes à sa
pratique et suite à son activité d’accompagnement, ainsi que b) le développement de l’activité
professionnelle du pair formé par le suivi interprété des règles apprises dans de nouvelles cir-
constances.

1. La prise en compte des pratiques ordinaires


des enseignants au sein des dispositifs
de formation continue

Malgré le fait que le développement professionnel des enseignants soit considéré comme un pi-
lier essentiel de la performance des systèmes éducatifs (Blank, de las Alas & Smith, 2008 ;
OCDE, 2013 ; Timperley, 2011), en France, la conception institutionnelle du développement pro-
fessionnel des enseignants intègre surtout des stages, des ateliers ou des conférences (MEN,
2014, p.2 ; OCDE, 2014) et appartient de ce fait à un « paradigme traditionnel » de formation
(Stein, Smith & Silver, 1999). Ce paradigme est remis en cause tant par a) des rapports interna-
tionaux ou nationaux que par b) la littérature scientifique internationale.

a) En effet, à l’échelon international, en ce qui concerne la Commission européenne (2015, p.6)


« la formation continue en France est problématique ». Ce constat s’appuie sur les données is-
sues de l’Enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage (TALIS) menée entre
2012 et 2013 par l’OCDE (OCDE, 2014). Cette étude a montré notamment une faible participa-
tion des enseignants aux formations proposées, mais aussi l’inadéquation de ces formations aux
besoins exprimés par les enseignants. Cette enquête internationale fait écho aux conclusions de
différents rapports nationaux publiés entre 2008 et 2015, comme ceux de l’Académie des
sciences (2010) et de Marcel Pochard (2008) jugeant que la formation continue des enseignants
est insuffisante à la fois quantitativement et qualitativement ; ou encore celui de l’IGEN-IGAENR
(2010) qui rapporte l’inadéquation croissante entre les attentes des enseignants et celles des dé-
cideurs.

1
Stéphane Talérien, docteur en sciences de l’éducation, Laboratoire « Ingénierie, Recherche, Intervention, Sport, Santé et
Environnement » (IRISSE), Université de La Réunion. Sébastien Chaliès, professeur des universités, Unité mixte de recherche
« Éducation, Formation, Travail, Savoirs » (UMR EFTS), ESPE de l’Université de Toulouse Jean Jaurès. Stefano Bertone, pro-
fesseur des universités, IRISSE, ESPE de l’Université de La Réunion.

126
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

b) La littérature scientifique internationale condamne également ce paradigme traditionnel de


formation. Selon Judith Little (1993), les modalités de formation des enseignants fondées sur
l’apport magistral de connaissances par conférence ou par la participation à des ateliers à thème
placent les enseignants dans un rôle de consommateurs de connaissances « exogènes » ; alors
que la pratique d’enseignement est davantage indexée à des connaissances « indigènes » qui
ne peuvent être apprises que dans les circonstances du travail ordinaire (Ball & Cohen, 1999).
Ainsi « au lieu de créer les conditions pour que les enseignants […], soutiennent leurs pairs, et
approfondissent leurs connaissances au sujet de leurs élèves », on les fait participer à « une sé-
rie d’ateliers de développement professionnel “one size fits all”2 qui nient la variabilité de la façon
dont les enseignants enseignent » (Lieberman & Pointer-Mace, 2008, p.227). En somme, ce pa-
radigme traditionnel de formation continue est perçu comme trop fragmenté, éloigné de la pra-
tique réelle des enseignants en classe et non aligné avec les théories actuelles de
l’apprentissage (Borko et al., 2011). Au final, ce que les enseignants apprennent dans les forma-
tions relevant du paradigme traditionnel n’est pas suffisamment transféré dans la pratique quoti-
dienne (Fraser, 2010 ; Poulson & Avramidis, 2003).

Devant ces difficultés, en France, différents courants de recherche se sont investis dans des
études centrées sur l’analyse de l’activité réelle des enseignants, par exemple de façon non ex-
haustive Bertone et Chaliès (2015), Félix (2014), Ria & Lussi Borer (2015). Ces programmes ont
en commun notamment de s’opposer aux approches qui visent à prescrire de bonnes pratiques
présumées en matière de formation des enseignants (Flandin, 2015). Par ailleurs, des formats de
développement professionnel considérés comme plus « adaptatifs » et prenant en compte cette
activité réelle des enseignants au sein de dispositifs institutionnels de formation continue ont
émergé (Grosemans et al., 2015 ; Jurasaite-Harbison & Rex, 2010 ; Rytivaara & Kershner, 2012 ;
Tynjälä, 2008 ; van den Bergh et al., 2015). Les dispositifs de formation au sein de ces formats
adaptatifs présentent des lignes directrices évolutives et s’enracinent dans la pratique ordinaire
des enseignants (Grant & Kline, 2010 ; Murata et al., 2012 ; van Es & Sherin, 2010). Ils
s’appuient alors sur des traces d’activité de classe (copies des travaux d’élèves, bandes vidéo
des leçons en classe, matériel pédagogique, notes des enseignants), sans qu’il ne soit néces-
saire d’inscrire la formation dans l’espace-temps des salles de classe (Ball & Cohen, 1999). Ils
permettent d’améliorer la pratique enseignante (Grant & Kline, 2010 ; Lieberman & Wood, 2003 ;
Murata et al., 2012) ainsi que les résultats des élèves (Borko, Jacobs & Koellner, 2010 ; Koellner
& Jacobs, 2015 ; Pritchard & Honeycutt, 2005). Néanmoins, ces dispositifs ne cherchent pas à
promouvoir ou à mutualiser les pratiques ordinaires jugées pertinentes par les enseignants eux-
mêmes. Ils tendent le plus souvent à incorporer de nouvelles pratiques exogènes aux pratiques
réelles des enseignants.

L’objet de cet article porte précisément sur les effets en matière de développement professionnel
d’un dispositif de formation qui s’inscrit dans un format de formation continue dit « adaptatif » et
qui a permis aux enseignants d’un réseau d’éducation prioritaire de se transmettre mutuellement,
entre pairs, leurs pratiques professionnelles ordinaires jugées par eux comme efficaces. Sera
ainsi étudié le cas de la transmission explicite d’une pratique ordinaire d’enseignement
d’orthographe entre deux enseignants expérimentés exerçant au sein de la même école élémen-
taire placée en Réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+) par le truchement d’un dispositif
intitulé « Formation de pair à pair ».

2. Ancrage théorique et conséquences méthodologiques

Cette étude de cas s’inscrit au sein du Programme de recherche technologique (PRT) anthropo-
culturel (Bertone, 2016 ; Chaliès, 2012) dont les principaux postulats théoriques sont empruntés
à la philosophie du langage ordinaire de Ludwig Wittgenstein (2004). Ce PRT mobilise une épis-
témologie lakatossienne (Lakatos, 1994) et permet à ce titre de produire un noyau dur théorique

2
« Taille unique », ici utilisée dans le sens d’une formation identique pour des enseignants avec des besoins différents.

127
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

et une série d’hypothèses auxiliaires permettant de réaliser des observations scientifiques et


consubstantiellement de tester la fécondité d’un dispositif de formation.

Les hypothèses auxiliaires incarnées au sein de différents travaux de recherche du PRT anthro-
poculturel tels que Bertone, Chaliès & Clot (2009), Bertone & Chaliès (2015), Chaliès & Bertone
(2017), Michel & Bertone (2017), Talérien & Bertone (2018) ont permis de structurer progressi-
vement une théorie singulière de la formation professionnelle. Dans le cadre de la formation con-
tinue des enseignants, une nouvelle hypothèse auxiliaire a été émise puis testée empiriquement
par la mise en place d’un dispositif de formation : « la transmission explicite des règles régissant
leurs pratiques ordinaires entre enseignants expérimentés, dans le cadre d'un dispositif de for-
mation continue, est susceptible de favoriser l'apprentissage de nouveaux systèmes de règles et
le développement professionnel à partir du suivi interprété de celles-ci ». Cette hypothèse a été
incorporée au dispositif de formation continue « Formation de pair à pair ». Au sein de ce disposi-
tif, un enseignant expérimenté maîtrisant une pratique spécifique ordinaire (un pair formateur –
PFR) doit enseigner les règles régissant cette pratique à un autre enseignant expérimenté ne les
maîtrisant pas encore (un pair formé – PFE). La théorie articule alors trois activités de formation
singulières ainsi qu’une étape préalable dite de « vision synoptique » qui ont présidé à la concep-
tion du dispositif de formation.

 Étape 1 :
permettre au PFR d’accéder à la vision synoptique de sa pratique spécifique

Dans le cadre du PRT anthropoculturel, Il est postulé un accès malaisé de l’acteur aux règles
régissant sa pratique spécifique du fait de l’existence d’un double régime de réflexivité.

1) Une réflexivité de l’ordre de l’inhérence qui concerne le lien logique entre l’intention et l’action
(Ogien, 2007). Dans ce cas de figure, l’action est gouvernée par des règles et l’acteur agit selon
ces règles. Ces règles sont alors soit préconscientes, mais potentiellement dicibles, car apprises
lors d'une formation réflexive, soit non conscientes, car apprises de façon implicite par participa-
tion au sein de la communauté de pratique (Lave & Wenger, 1991). Dans ce dernier cas, elles ne
sont dicibles que moyennant un apprentissage ultérieur au sein d’une situation dialogique à pro-
pos des actions réalisées.

2) Une réflexivité de l’ordre de l’appréhension de l’inhérence qui concerne précisément ces dia-
logues qui rendent possible l’appréhension du lien logique entre l’intention et l’action. Au cours
de ces dialogues « l’intention est une attribution ex post actu » (Ogien, 2007, p.51) où
l’enseignant apprend à énoncer une règle éventuellement implicite et à l’invoquer pour justifier le
sens de son action.

Ainsi au niveau du dispositif de formation, afin de rendre possible l’enseignement ostensif des
règles constitutives de sa pratique spécifique ainsi que l’accompagnement du PFE, le PFR a
d’abord filmé sa pratique de classe puis a vécu un dialogue avec le chercheur à propos de ses
actions réalisées sous la forme d’un entretien d’autoconfrontation (EAC). Cet EAC avait pour but
de permettre au PFR d’expliciter les règles qui régissaient sa pratique. En ce sens, le chercheur
s’est fait instruire par l'acteur sur la signification des actions observées. Lors de cette instruction,
le PFR a énoncé les règles ordinaires qu’il suivait dans sa pratique. Cette expérience langagière
(de Lara, 2005) a permis ainsi au PFR d’accéder à une vision d’ensemble des règles régissant
sa pratique spécifique. C’est à partir de cette vision plus claire (synoptique) des règles de sa pra-
tique et de son enregistrement audio-vidéo que le PFR a donc pu s’engager dans les étapes sui-
vantes du dispositif.

 Étape 2 :
enseigner ostensivement les règles régissant la pratique spécifique au PFE

Le PFR se livre ensuite à une activité d’enseignement ostensif (Wittgenstein, 2004) des règles à
destination du PFE. Pour chaque règle, le PFR fonde un lien de signification entre a) l’expérience
langagière d’énonciation de la règle, b) les circonstances expérientielles identifiées et montrées

128
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

ostensivement y étant associées et c) les résultats pouvant être obtenus dans le cas d’un suivi
adéquat de la règle préalablement enseignée.

Ainsi au niveau du dispositif de formation, pour chacune des actions visionnées et significatives
pour le PFR ou le PFE, la vidéo était arrêtée, la signification était attribuée et l’attente de résul-
tats associés à l’action était énoncée.

 Étape 3 :
mettre en œuvre une première fois et contrôler ce premier emploi

Le PFE réalise une première fois la pratique montrée dans sa propre classe en suivant les règles
enseignées par le PFR. Ce dernier accompagne le PFE dans ces premières tentatives de suivi
des règles. Il se livre alors à une activité de contrôle (Nelson, 2008) lors de laquelle il valide le
suivi adéquat des règles, et/ou se livre à des explications ostensives (Wittgenstein, 2004) en mul-
tipliant les exemples si le suivi est inadéquat de sorte à lever les malentendus. Il est ici important
de souligner que l’apprentissage des règles est théoriquement considéré comme achevé lorsque
les actions du PFE, ainsi que les raisons qu’il évoque pour justifier ses actions, sont conformes et
semblables à celles du PFR. C’est en effet à partir du constat des résultats attendus que le PFE
finalise son apprentissage des règles considérées (Berducci, 2004) en associant consubstantiel-
lement une intention aux actions réalisées (Ogien, 2007).

Au niveau du dispositif de formation, suite à l’enseignement ostensif des règles régissant la pra-
tique spécifique, le PFE a pu se livrer à un premier usage de cette pratique avec ses propres
élèves dans sa classe et filmer cette mise en œuvre. Ce premier usage a ensuite fait l’objet d’un
accompagnement/contrôle par le PFR lors d’un entretien post-leçon.

 Étape 4 :
mettre en œuvre une seconde fois et contrôler ce second emploi

Le PFE emploie une seconde fois la pratique enseignée en l’adaptant de plus en plus à sa
propre pratique. Ce second emploi permet théoriquement l’interprétation des règles apprises par
le PFE dans des circonstances différentes de celles dans lesquelles s’est réalisé l’apprentissage
et en autorise ainsi leur développement. À l’origine de ce développement de l’activité du PFE, se
situe donc l’interprétation des règles préalablement apprises en tant que « substitution d’une ex-
pression de la règle à une autre » (Wittgenstein, 2004, §201). Cette substitution correspond à un
usage « extensif » (Chaliès & Bertone, 2008) des règles enseignées et apprises. Cette seconde
mise en œuvre est également contrôlée par le PFR.

Au niveau du dispositif de formation, suite aux explications livrées par le PFR lors de l’entretien
post-leçon préalablement mené, le PFE a pu effectuer un nouvel usage de la pratique spécifique
auprès de ses élèves. Le PFE avait alors pour consigne d’essayer de « s’éloigner », s’il le sou-
haitait, de la pratique spécifique enseignée par le PFR en mettant cette pratique « à sa main ».
Cette seconde tentative d’usage était aussi filmée. Un nouvel entretien post-leçon a ensuite été
mené avec le PFR et a également fait l’objet d’un contrôle par le PFR.

3. Méthode
 Dispositif, participants et recueil des données

Le dispositif « Formation de pair à pair » qui a été mis en place afin d’éprouver la fécondité de
l’hypothèse auxiliaire correspondait à la transformation du format « traditionnel » de formation
continue. Il n’a pas consisté à transmettre aux enseignants des savoirs exogènes, mais a été
conçu en postulant que l’expertise et les savoirs nécessaires à l’enseignement sont détenus par
la communauté d’enseignants exerçant au sein des établissements scolaires.

129
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

La « Formation de pair à pair » s’est déroulée dans l’Académie de La Réunion au sein d’un
REP+. Elle s’est étalée sur trois demi-journées de formation et a concerné vingt enseignants ex-
périmentés de cinq écoles élémentaires du réseau.

Un couple « PFR » - « PFE » avait accepté de participer à la recherche. Le PFR et le PFE


étaient des enseignants de CM1 et de CM2 exerçant au sein du même établissement scolaire.
Le PFR était un enseignant expérimenté de 37 ans avec 6 ans d’expérience professionnelle. Il
avait été formé au sein de l’éducation prioritaire et avait surtout enseigné en REP et en REP+. Le
pair formé était un enseignant expérimenté de 41 ans et avait 16 ans d’expérience profession-
nelle. Il exerçait depuis 4 ans en REP+.

Le PFR enseignait l’orthographe depuis de nombreuses années de façon spécifique et considé-


rait son enseignement comme très efficace afin de permettre aux élèves d’écrire sans se tromper
dans les homophones grammaticaux. Sa démarche consistait à proposer à ses élèves un pre-
mier petit test de dix phrases contenant chacune l’homophone étudié (ON ou ONT par exemple).
Suite à une correction rapide de ce premier test, les élèves avaient un score sur dix points.
L’enseignant proposait ensuite aux élèves un travail à partir d’un document pédagogique qui leur
permettait de découvrir deux stratégies de remplacement de l’homophone étudié par un autre
mot (par exemple, remplacer ON par Il, et remplacer ONT par AVAIENT). Après la correction des
questions de cette fiche et le choix des élèves de l’une de ces deux stratégies de remplacement,
ils effectuaient un second test qui était presque identique au premier. Ce second test permettait
aux élèves de constater l’amélioration de leur maîtrise de l’orthographe de l’homophone étudié.

Deux catégories de données ont été recueillies. Les données d’enregistrement du travail : afin de
documenter les actions de métier, les enseignants avaient capturé leur activité au moyen de
deux petites caméras d’action. Les données d’entretien d’autoconfrontation (EAC) : afin de re-
cueillir les significations attribuées par les acteurs à leurs différentes actions lors de chaque
étape du dispositif, chacune avait fait l’objet d’EAC après la leçon sur le temps de classe (un
EAC du PFR et deux EAC du PFE d’une durée approximative de 1h à 2h).

Par ailleurs lors des EAC, le questionnement semi-structuré du chercheur devait permettre aux
enseignants d’énoncer les règles identifiées et/ou de les aider à formuler ces règles (pour cha-
cune des actions de l’acteur, les questions principales étaient « que fais-tu ? », « c’est-à-dire ? »,
« qu’est-ce que tu en penses ? » et « pour quelle(s) raison(s) fais-tu cela ? »). Le chercheur inci-
tait également les acteurs à opérer des reformulations lorsque cela était nécessaire afin de lever
les éventuelles incompréhensions de sa part et clarifier les « raisons de leur action ».

 L’analyse des données

Les données de l’enregistrement audio-vidéo des EAC ont été retranscrites verbatim afin de
pouvoir identifier les règles suivies par les enseignants. Dans le but de formaliser ces règles,
l’ensemble de la retranscription verbatim a été traité en trois étapes successives (Bertone, 2016).

Étape 1. Le corpus a été découpé en unités d’interaction. Ces unités correspondaient aux objets
de significations attribuées par l’acteur (à titre d’exemple, ces objets de signification étaient :
« Faire un rappel des séances précédentes », « Dire des phrases contextualisées »).

Étape 2. Pour chaque objet de signification, l’étayage apporté par l’acteur a été identifié et asso-
cié à l’ensemble des circonstances qu’il avait énoncées pour expliquer au chercheur comment
signifier correctement les actions visionnées dans ces circonstances.

Étape 3. Pour chaque unité d’interaction, une expression de la règle mobilisée a été formalisée.
Par convention, chaque règle a été étiquetée à partir de l’objet de la signification attribuée par
l’acteur, de l’ensemble des éléments évoqués par l’acteur pour étayer cette signification et des
résultats constatés et/ou attendus. Dans sa forme, chaque règle a été formalisée ainsi : [« Objet
de la signification » vaut pour les éléments où « ensemble des éléments évoqués pour étayer la
signification » ce qui obtient comme résultat « ensemble des résultats constatés et/ou atten-

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

dus »]. À titre d’exemple [« là, je fais un rappel des séances précédentes » vaut pour « (deman-
der aux élèves) Qu’est-ce qu’on a vu ? Par quoi on les avait remplacés ? » ce qui obtient pour
résultats de « remettre les élèves dans l’activité... de se dire « ah ben tiens je me reconditionne,
je sais ce que je vais voir » »]. Les règles issues du traitement des EAC ont fait l’objet d’une ana-
lyse synchronique et diachronique du langage.

4. Résultats

Obtenus dans le cadre d’une étude de cas, les deux résultats détaillés ci-après nécessitent d’être
confirmés et consolidés par une casuistique plus importante. Ils permettent néanmoins, dans le
cadre de cet article, de mettre en exergue le caractère heuristique de l’hypothèse auxiliaire préa-
lablement délimitée.Les deux résultats détaillés concernent : a) les conséquences de l’accès du
PFR à la vision synoptique de sa pratique spécifique et de son activité d’accompagnement sur
l’apprentissage de règles par le PFE ; b) le développement de l’activité professionnelle du PFE
par le suivi interprété des règles apprises dans de nouvelles circonstances.

 Les conséquences de l’accès du PFR à la vision synoptique


de sa pratique spécifique et de son accompagnement sur l’apprentissage de règles

 L’accès du PFR à la vision synoptique de sa pratique

La pratique spécifique du PFR visait, entre autres, à permettre aux élèves de découvrir deux so-
lutions de remplacement de l’homophone étudié par un autre mot (remplacer ON par Il, et rem-
placer ONT par AVAIENT). Chacune de ces solutions avait la particularité d’être univoque (par
exemple ON peut être remplacé par IL, mais ne peut pas l’être par AVAIENT). L’accès du PFR à
une vision plus claire des règles régissant sa pratique spécifique peut être illustré justement par
son énonciation de la règle relative à l’explication aux élèves du caractère univoque de ces solu-
tions de remplacement.

Extrait 1 (PFR – EAC – Étape 1)


Notes d’observation du chercheur sur la pratique spécifique du PFR
En sollicitant les élèves, l’enseignant complète sur son tableau la réponse à la question nu-
méro trois de la fiche de recherche « ON, peut être remplacé par IL ou ELLE. ONT, peut
être remplacé par AVAIENT. » Ensuite il interroge ses élèves « Pour ne pas se tromper,
d’accord ? Pour pas qu’on se trompe, il faut que ce soit différent avec l’un et l’autre.
D’accord ? Donc pour ON, le IL on veut que ça marche avec celui-là (l’enseignant pointe sur
son tableau ON), mais pas avec celui-là (l’enseignant pointe sur son tableau ONT). » Il de-
mande ensuite aux élèves « Vous êtes d’accord ? », la réponse est « Oui ». L’enseignant
ajoute « Et inversement. »

Extrait de l’EAC entre le PFR et le chercheur


PFR (20’10’’) : voilà, donc là je leur explique bien que la solution pour qu’elle fonctionne il
faut qu’elle fonctionne avec le premier « on » et qu’elle ne fonctionne pas avec l’autre.
Chercheur : ça c’est important pour toi…
PFR : oui. Sinon il n’y a pas de… sinon l’objectif n’est pas atteint puisque si on peut rempla-
cer par les deux, ça ne marche pas…
Chercheur : donc il y a la dimension… il faut que je voie que ça ne marche pas dans l’autre
cas, c’est ça ?
PFR : voilà

Au cours de cet extrait le PFR rend compte de son activité en énonçant la règle [« je leur ex-
plique bien (aux élèves) que la solution pour qu’elle fonctionne il faut qu’elle fonctionne avec le
premier “on” et qu’elle ne fonctionne pas avec l’autre (ont) » vaut pour « (permettre aux élèves de
voir) que ça ne marche pas dans l’autre cas » ce qui obtient pour résultat que « sinon l’objectif

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

n’est pas atteint puisque si on peut remplacer par les deux, ça ne marche pas… »]. Le PFR ex-
plique ainsi à ses élèves que chaque solution doit être univoque « Donc pour ON, le IL on veut
que ça marche avec celui-là (l’enseignant pointe sur son tableau ON), mais pas avec celui-là
(l’enseignant pointe sur son tableau ONT) ». Par l’énonciation de cette règle lors des conditions
favorables de l’EAC, le PFR accède à une telle intelligibilité de son activité professionnelle qu’elle
lui permet notamment d’accompagner le PFE dans ses premières tentatives de suivi.

 Un accompagnement du PFE facilité par l’accès préalable du PFR à la vision synop-


tique des règles de sa pratique

Le PFE a mis en œuvre dans sa classe une première fois la pratique spécifique du PFR en
s’évertuant à suivre les règles enseignées par ce dernier. Lors du contrôle de cette mise en
œuvre en entretien post-leçon, le PFR a fait remarquer au PFE qu’il n’avait pas expliqué à ses
élèves que la solution de remplacement de l’homophone (AVAIENT ou IL) devait fonctionner
avec l’une des graphies, mais pas avec l’autre. C’est ce que montre l’extrait 2 suivant.

Extrait 2 (Contrôle de la mise en œuvre 1 – Étape 3)


Notes d’observation du chercheur sur la mise en œuvre 1 du PFE
L’enseignant demande aux élèves si l’on peut remplacer ONT par « avaient ». Les élèves
disent oui. L’enseignant lit ensuite la phrase en remplaçant ONT par « avaient ». Puis il leur
demande « est-ce que ça sonne bien ? » Les élèves répondent que oui. Il leur dit que c’est
peut-être une bonne solution.

Extrait de l’échange entre le PFR et le PFE


PFE (21’20’’) : du coup, là je me suis posé la question quand j’ai fait ça.
PFR : alors, ouais vas-y…
PFE : ouais, si c’était… si je ne les aidais pas trop du coup ?
PFR : non, non. Là, tu as raison.
PFE : il faut avancer en même temps.
PFR : il faut que tu avances. Par contre… le truc c’est de dire pour que ça marche faut que
ça ne marche pas dans l’autre cas. Pour que la règle soit bonne il faut que ça marche avec
un ON, mais que ça ne marche pas avec l’autre (ONT). Si ça marche avec les deux… en
fait, ça je ne te l’ai peut-être pas assez expliqué, il faut vraiment […] Mais là, effectivement
c’est le truc. Là tu ne montres que dans un sens. Mais c’est ma faute, je pense que je n’ai
pas assez insisté là-dessus.
PFE : oui, on essaie que dans un sens.
PFR : voilà, il faut que tu leur dises bien que ça marche dans un cas et que ça ne marche
pas dans l’autre.

Lors de cet extrait, le PFR constate que le PFE n’a pas expliqué le caractère univoque de la solu-
tion « Là tu ne montres que dans un sens ». Le PFE a en effet expliqué aux élèves que si la so-
lution de remplacement (AVAIENT) « sonne bien » alors c’est peut-être une bonne solution. En
agissant ainsi il a omis d’expliquer que la solution (AVAIENT) ne fonctionne pas en remplace-
ment de la graphie ON. Lors de cette explication ostensive, le PFR a expliqué au PFE la règle
[« il faut que tu leur dises bien que ça marche dans un cas et que ça ne marche pas dans l’autre
» vaut pour « il faut qu’on montre… que le mot remplacé soit bon, il faut que ça marche dans un
cas, mais pas dans l’autre. » ce qui obtient pour résultat « Pour que la règle soit bonne »]. Il in-
voque donc la règle qu’il a pu énoncer lors de l’étape 1 du dispositif visant à lui permettre d’avoir
une vision plus claire des règles régissant sa propre pratique spécifique. L’accès du PFR à cette
vision synoptique a donc favorisé son activité d’accompagnement auprès du PFE.

 L’apprentissage de règles par le PFE consécutif à un accompagnement favorisé par


l’accès du PFR à la vision synoptique des règles de sa pratique

Lors sa mise en œuvre 2 (étape 4 du dispositif) le PFE a réalisé une action conforme à celle du
PFR. En effet, il a montré aux élèves que la solution trouvée peut remplacer l’une des graphies

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

de l’homophone, mais qu’elle ne peut pas remplacer l’autre. C’est ce que montre l’extrait 3 sui-
vant.

Extrait 3 (PFE – EAC – Étape 4)


Notes d’observation du chercheur sur la mise en œuvre 2 du PFE
L’enseignant annonce « Maintenant on va tester vos propositions. Vous avez testé avec le
texte ? alors c’est parti. Par exemple. On est allé en bus. EST. Si on remplace par ÉTAIT ça
fait : On y était allé en bus. Est-ce que ça sonne bien ? » Les élèves répondent « Oui ! »
L’enseignant continue « Parfait. Maintenant il faut tester au cas où ça ne marche pas avec
l’autre. Imaginez que ça marche dans les deux cas ! On ne pourrait pas choisir. On va tester
avec l’autre solution que vous proposez. Pour être sûr que ça ne marche pas. »

Extrait de l’EAC
PFE (50’58’’) : donc du coup, je rentre pleinement… je rentre dans ce que voulait faire PFR.
Chercheur : c’est-à-dire…
PFE : à la fin du débriefing avec PFR. Il me dit en gros « parmi les trucs que tu as changés,
mais que je voudrais que tu gardes, c’est quand les élèves proposent des solutions, propo-
sent des méthodes, tu n’as pas… tu n’as pas testé que ça marche dans un sens et pas dans
l’autre. Tu as testé que ça marche, mais tu n’as pas testé ça ne marche pas ». Et du coup
dans cette séance je me suis dit OK, 2e séance je vais tester que ça marche et tester aussi
que ça ne marche pas. Et tu vois, j’insiste vraiment dessus. Et je le referais je pense.
Comme PFR le proposait.
Chercheur : OK. Suite au débriefing avec PFR ça t’a permis de… et tu trouves pertinent de
le faire ?
PFE : ouais, oui, oui, oui… c’est vrai que tu valides un : tu dis oui, ça marche. En plus ça ne
marche pas dans l’autre cas. Tu doubles le truc quoi.

Au cours de cet extrait, le PFE rend compte de son activité en suivant la règle [« je vais tester
que ça marche et tester aussi que ça ne marche pas » obtient pour résultats « (doubler la vérifi-
cation) tu valides un : tu dis oui, ça marche. En plus ça ne marche pas dans l’autre cas. Tu
doubles le truc quoi. »] Cet extrait montre que suite à l’accompagnement du PFR, l’action du PFE
(expliquer aux élèves le caractère univoque de la solution) ainsi que les résultats obtenus suite
au suivi correct de la règle (montrer que la solution fonctionne en doublant la vérification) sont
conformes et semblables à ceux du PFR. En ce sens, il est possible d’avancer que le PFE a ap-
pris la règle relative à l’explication du caractère univoque de la solution de remplacement de
l’homophone. Cet apprentissage a pu s’opérer suite à une activité d’accompagnement du PFR
favorisée par son accès à une vision plus claire des règles régissant sa pratique.

 Le développement de l’activité professionnelle du PFE


par le suivi interprété des règles apprises dans de nouvelles circonstances

 L’apprentissage de la règle relative à la réalisation d’un test à l’oral de la solution de


remplacement avec les élèves

Lors de sa pratique spécifique, le PFR a réalisé un test oral avec ses élèves afin de les entraîner
à utiliser la solution de remplacement choisie. Le PFR a expliqué cette règle au PFE lors de
l’étape 2 du dispositif. C’est que montre l’extrait 4 suivant.

Extrait 4 (Enseignement ostensif – Étape 2)


PFR (16’9’’) : On teste, pour voir si ça marche.
PFE : c’est à ce moment-là que tu renvoies les dix phrases ?
PFR : alors là pas du tout. Là, on teste juste pour voir si ça marche bien.
PFE : donc tu testes avec des phrases…
PFR : oui, avec des phrases au hasard. « Elles ont rangé leurs chaussettes. » « On est parti
à la plage. » Tu vois ? J’essaye.
PFE : à l’oral ?

133
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

PFR : oui à l’oral. On teste. On ne refait pas les 10 phrases. On teste. On teste pour voir si
ça a l’air de bien fonctionner.

Lors de cet extrait, le PFR explique au PFE la règle [« On teste » vaut pour « (faire un exercice
avec) des phrases au hasard », « à l’oral » ce qui obtient pour résultats « pour voir si ça
marche », « pour voir si ça a l’air de bien fonctionner »].

Lors de l’étape 3, le PFE a lui aussi réalisé à l’oral avec ses élèves un test de la solution qu’ils
avaient choisie. C’est ce que montre l’extrait 5 suivant.

Extrait 5 (PFE – EAC – Étape 3)


Notes d’observation du chercheur sur la séance du PFE
L’enseignant demande aux élèves de choisir l’une des deux solutions afin de compléter la
fiche de recherche. Les élèves choisissent de retenir de remplacer ONT par AVAIENT.
L’enseignant le note au tableau, puis il dit « Juste avant de refaire le test, on se le remet en
bouche, à l’oreille aussi. On essaye… Si je dis… Dans la cour on a peint une fresque. C’est
ON ou ONT ? » Les élèves hésitent puis répondent ON. Puis il poursuit « Si je dis. Les
élèves ont peint une fresque. » Les élèves répondent « ONT car on peut dire AVAIENT ».

Extrait de l’EAC
PFE (1h48’28’’) : c’est vrai, ça, ça fait partie effectivement de la séance de PFR. À la fin
avant d’embrayer sur le test il envoie quelques petites phrases similaires aux phrases du
test un peu. Du test de 1 à 10 je parle. Des petites phrases d’échauffement on va dire. Avant
de passer au 1 à 10.
Chercheur : et toi aussi tu fais ça ?
PFE : oui. Je fais ça.
Chercheur : et dans quel but tu fais ça ? Pour faire quoi tu le fais ?
PFE : je le fais pour un échauffement. Je trouve que l’échauffement c’est pas mal. On
s’échauffe, on va essayer de ne pas se tromper sur le ON et le ONT. On reprend les outils
que l’on a globalement décidés ensemble. Et on voit.

Lors de cet extrait, le PFE rend compte de son activité en suivant la règle [« (Envoyer comme le
PFR) il envoie quelques petites phrases similaires aux phrases du test » vaut pour « (Proposer
aux élèves) des petites phrases d’échauffement » ce qui obtient pour résultats « je le fais pour un
échauffement », « on s’échauffe, on va essayer de ne pas se tromper sur le ON et le ONT »]. Il
fait alors explicitement référence à la pratique du PFR afin de signifier sa propre pratique « c’est
vrai, ça, ça fait partie effectivement de la séance de PFR ». Il s’est agi pour lui de proposer à ses
élèves, tout comme le PFR, « quelques petites phrases similaires aux phrases du test ». En ef-
fectuant cet exercice à l’oral, le PFE a souhaité proposer « un échauffement » à ses élèves lors
duquel ils pouvaient mobiliser les solutions trouvées afin de ne plus se tromper dans
l’orthographe de l’homophone étudié « On s’échauffe, […]. On reprend les outils que l’on a glo-
balement décidés ensemble. Et on voit. »

L’analyse de cet extrait montre que le test oral effectué par le PFE est conforme à celui du PFR
et que, de plus, le PFE lui a associé une attente de résultats semblables à ceux attendus par le
PFR (faire un entraînement / faire un échauffement). Dans cette mesure, il apparaît que le PFE a
suivi correctement la règle enseignée.

 L’interprétation de la règle relative à la réalisation d’un test à l’oral de la solution de


remplacement avec les élèves

Lors de l’étape 4 du dispositif, le PFE a interprété la règle relative à la réalisation d’un test à l’oral
de la solution de remplacement avec les élèves. Les phrases ont été énoncées à l’oral et affi-
chées sur le tableau numérique interactif (TNI) de la classe. C’est par le déplacement d’un cache
que les élèves ont découvert les bonnes réponses. C’est ce que montre l’extrait suivant.

134
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Extrait 6 (PFE – EAC – Étape 4)


Notes d’observation du chercheur sur la séance du PFE
L’enseignant annonce à ses élèves « Là, on va tester vos propositions sur ça. » Il affiche sur
son TNI quatre phrases contenant chacune la graphie de l’homophone étudié. Pour chacune
de ces phrases, la graphie de l’homophone est dissimulée par un rectangle jaune.
L’enseignant lit ensuite à haute voix les quatre phrases. « Il est 6 heures. Le soleil est déjà
levé. Claire et Morane sont en CP. Est-il content de son nouveau travail ? »

Extrait de l’EAC
PFE (54’50’’) : ah oui, alors là il y a une phase que PFR ne m’avait pas proposée.
Chercheur : c’est-à-dire ? Qu’est-ce que tu fais là ?
PFE : alors, j’ai proposé un nouveau document qui est uniquement projeté au tableau. Avec
quatre phrases. Dans ces phrases l’homophone est caché par un petit carré qu’on va pou-
voir enlever avec le stylet, tu vois ?
Chercheur : D’accord.
PFE : c’est formidable. Et donc, il y a quatre phrases, on teste les quatre phrases. Avec les
méthodes que les élèves ont proposées et que l’on a validées ensemble juste avant. On a
fini la validation… enfin… on a fini la mise en commun. Et là, avant de repasser à la dernière
phase, avant de repasser à la série de 10, on fait une petite transition sur quatre phrases,
histoire de voir un peu si ça tient la route ce que l’on a raconté. Avec ce TNI, avec les
phrases où les homophones sont cachés. Et on va pouvoir vérifier.

Au cours de cet extrait d’EAC, le PFE rend compte de son activité en suivant la règle [« (faire)
une phase que PFR ne m’avait pas proposée » vaut pour « j’ai proposé un nouveau document
qui est uniquement projeté au tableau. Avec quatre phrases. Dans ces phrases l’homophone est
caché par un petit carré qu’on va pouvoir enlever avec le stylet », « on teste les quatre phrases »
ce qui obtient pour résultats « de voir un peu si ça tient la route ce que l’on a raconté », « on va
pouvoir vérifier »]. Le PFE a proposé à ses élèves un test composé de quatre phrases contenant
chacune l’homophone étudié (ET / EST). Les élèves disposaient d’une aide visuelle dans la me-
sure où ils pouvaient voir sur le TNI l’ensemble des mots (hormis l’homophone). Lors de l’EAC, le
PFE précise au chercheur que cette pratique ne lui avait pas été proposée par le PFR. Pour le
PFE, cet exercice permettait aux élèves de tester les méthodes de remplacement trouvées avant
d’effectuer le test final. Son intention était donc de proposer à ses élèves une vérification sup-
plémentaire à l’aide du TNI leur permettant ainsi d’être assurés de l’efficacité de leurs proposi-
tions « histoire de voir un peu si ça tient la route ce que l’on a raconté ». L’analyse de cet extrait
montre que le PFE a suivi la règle enseignée par le PFR. Néanmoins, le PFE a proposé cet
exercice au moyen de son TNI et utilisant de ce fait des phrases écrites pour lesquelles la gra-
phie de l’homophone était cachée. Ce faisant, le PFE s’est éloigné des circonstances dans les-
quelles il avait appris à suivre ces règles et les a ainsi interprétées en se développant profes-
sionnellement.

Discussion et conclusion

Cette étude visait à comprendre les effets en matière de développement professionnel d’un dis-
positif de formation s’inscrivant dans un format de formation continue dit « adaptatif » et favori-
sant la transmission entre pairs de pratiques professionnelles ordinaires jugées par eux comme
efficaces. L’activité professionnelle de deux enseignants a été analysée à partir des règles qui
régissaient leurs pratiques respectives tout au long du dispositif de formation. Les résultats ont
révélé que les aménagements technologiques proposés par le dispositif de formation ont favorisé
l’apprentissage de règles par le PFE ainsi que le développement de son activité professionnelle.
Ces résultats nous amènent à discuter de l’utilité a) de l’accès préalable du PFR à la vision sy-
noptique de sa pratique spécifique et son exploitation à visée b) d’accompagnement du PFE.

135
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

a) L’accès du PFR à une vision plus claire des règles régissant sa pratique spécifique a été ren-
du possible par l’EAC que ce dernier a vécu avec le chercheur suite à son activité de classe.
Lors de cet entretien, le PFR a pu probablement construire une meilleure intelligibilité de sa pra-
tique professionnelle. Les résultats exhaustifs de l’étude ont en effet montré que l’EAC a permis
à l’acteur d’énoncer à la fois les règles conscientes, qu’il a suivies ordinairement et qu’il avait ap-
prises explicitement lors de formations réflexives antérieures, et les règles implicites qui gouver-
naient malgré tout son activité professionnelle. Ces dernières, apprises de façon implicite par
participation au sein de la communauté de pratique (Lave & Wenger, 1991), n’ont pu être énon-
cées que par le truchement des conditions propices offertes par l’EAC (le chercheur incitant
l’acteur à partir du visionnage de la vidéo à les verbaliser par ses demandes d’étayage). La den-
sité de ces règles implicites dans la pratique professionnelle des enseignants expérimentés n’est
pas négligeable. Dans le cadre de cet aménagement préalable facilitant la transmission de pra-
tiques ordinaires entre pairs, l’accès du PFR à la vision synoptique a, semble-t-il, contribué à un
développement « réflexif » de son activité professionnelle en lui permettant de formuler les règles
tacites qu’il suivait et de construire une rationalité d’ensemble de son activité ainsi que la téléolo-
gie des actions identifiées et décrites. Au final, le dispositif de formation a favorisé aussi bien le
développement professionnel du PFE que celui du PFR. Ces résultats confirment les avancées
de l’étude de Sherin et van Es (2009) qui insiste sur la nécessité de prendre en compte la pra-
tique ordinaire des enseignants dans les dispositifs de formation afin de susciter le développe-
ment professionnel ; mais permettent de nuancer et de discuter les conclusions de Lee, Cawthon
et Dawson (2013) qui proposent de prendre appui sur les pratiques ordinaires de sorte à pouvoir
les modifier au moyen de techniques exogènes à la communauté professionnelle.

b) Les résultats de l’étude ont également montré les effets de l’activité d’accompagnement réali-
sée par le PFR sur l’apprentissage de règles par le PFE, ainsi que sur le développement de son
activité professionnelle. Cet accompagnement, qui s’est caractérisé par un contrôle du suivi cor-
rect des règles par le PFR en direction de la première mise en œuvre du PFE, a également pro-
duit le développement professionnel « réflexif » du PFR lors du contrôle de la seconde mise en
œuvre. En effet, alors que le premier emploi a été surtout l’occasion pour le PFE de réaliser la
pratique spécifique enseignée en restant pour ainsi dire très proche des règles enseignées par le
PFR, le second emploi lui a permis de les interpréter c’est-à-dire de les « mettre à sa main » en
les « faisant craquer » pour les adapter aux circonstances de sa propre classe. C’est précisé-
ment ce second emploi qui a suscité une interprétation des règles apprises par le PFE dans des
circonstances différentes de celles dans lesquelles s’était réalisé l’apprentissage et en a ainsi
engendré leur usage extensif. Ce résultat documente donc un développement de l’activité
d’enseignement du PFE indexé au dispositif de formation. Les résultats exhaustifs de l’étude ont
montré enfin que les échanges entre le PFE et le PFR sont devenus symétriques (du point de
vue de la maîtrise des pratiques enseignées / apprises). La deuxième mise en œuvre a en effet
suscité une sorte de « mouvement de retour » par lequel le PFE a construit un point de vue origi-
nal (différent de celui du PFR) et efficace quant au suivi des règles apprises. Ce faisant, il a pu
lui-même adresser des pratiques inédites à son collègue et renverser les rôles au sein de la
dyade, en devenant à son tour PFR. Ce résultat conforte une conception collective du dévelop-
pement de l’activité professionnelle et de la formation, fondée sur l’apprentissage de règles gé-
nériques de métier et le développement stylistique de ces règles donnant lieu à une controverse
(Clot, 2004, 2008). Ce rapprochement conceptuel de l’approche clinique de l’activité doit cepen-
dant être discuté. En effet, la place de la controverse s’est révélée postérieure à l’apprentissage
des règles et non la condition préalable à celui-ci. Cette avancée théorique et technologique
propre au cadre théorique de l’anthropologie culturaliste, permet de concevoir la formation conti-
nue à partir de dispositifs fondés sur un enseignement et des explications ostensifs préalables à
l’expression de points de vue discordants sur les pratiques et les règles de métier. Elle rend cru-
ciale l’identification préalable des dissymétries dans le suivi de règles de métier, en établissant a
minima une réciprocité de dissymétrie dans la relation de formation, selon les règles et les pra-
tiques considérées comme efficaces par l’un ou l’autre des acteurs.

Pour conclure, il apparaît que le modèle de formation proposé contribue favorablement pour ac-
compagner le développement professionnel des enseignants expérimentés et/ou valoriser leurs
pratiques ordinaires. Il donne au formateur un statut de catalyseur des dialogues de formation et

136
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

des raisonnements pratiques permettant de formaliser les règles suivies et la téléologie des ac-
tions réalisées. En évitant une position de surplomb et attribuant une place « modeste » au for-
mateur, le modèle de formation proposé ne tombe pas dans le travers de la prescription de
« bonnes pratiques » aux acteurs, qui auraient été conçues sur la base de principes théoriques
ésotériques ou de référentiels normatifs extrinsèques.

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139
Enseignement professionnel et démarches d’investigation :
le cas du Génie industriel textile

Valérie Théric, Hélène Cheneval-Armand & Alice Delserieys1

Résumé
Dans un contexte d’évolution progressive des finalités de l’enseignement professionnel, des
démarches d’enseignement fondées sur l’investigation sont de plus en plus largement pres-
crites. Cet article s’intéresse aux liens entre des prescriptions de démarches d’investigation qui
restent floues pour les disciplines professionnelles et ce que décrivent des enseignants de ly-
cées professionnels de Génie industriel textile de leurs pratiques. En particulier, nous cher-
chons à identifier si les pratiques déclarées évoquent des démarches de type investigation,
pragmatique ou explicative. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de six ensei-
gnants de disciplines professionnelles aux profils variés, sur la base d’un guide d’entretien
construit à partir des caractéristiques de l’activité enseignante et de l’enseignement fondé sur
l’investigation. L’analyse de ces entretiens a montré que malgré un flou dans les prescriptions,
les enseignants interrogés décrivent des pratiques qui relèvent avant tout d’une investigation
pragmatique, en donnant une place prépondérante à des tâches impliquant une réalisation pra-
tique par les élèves.

1. Contexte
 L’enseignement professionnel français et son évolution

Le travail de recherche proposé s’inscrit dans un contexte d’évolution progressive des finalités de
l’enseignement professionnel. Créé en 1985 (MEN, 1985), le baccalauréat professionnel (Bac
pro) a pour objectif d’élever le niveau scolaire de la population française, et de conduire 80%
d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Il existe une centaine de spécialités différentes de
Bac pro (métiers de la mode - vêtement, commerce ou logistique, par exemple) et les contenus
d’enseignement y sont répartis en deux volets : le volet général (avec des disciplines comme les
mathématiques, le français, l’histoire-géographie…) et le volet professionnel (avec les disciplines
professionnelles, en lien direct avec la spécialité du baccalauréat). Mais aujourd’hui, ce diplôme
n’est plus, comme lors de sa création, une fin en soi, et il doit permettre une poursuite d’étude
(Jellab, 2015). À cette fin, différents dispositifs ont été mis en place pour faciliter l’accès des ba-
cheliers professionnels à certaines formations, comme l’instauration de quotas minimaux
d’entrée dans les sections de techniciens supérieurs (STS), ou les Instituts universitaires techno-
logiques (IUT) (loi Fioraso, MEN, 2013). Parallèlement à cela, les attentes des professionnels
ont, elles aussi, évolué ; la technicité dans les pratiques n’est plus leur première attente chez les
jeunes diplômés qu’ils recrutent. Comme le relevait déjà Jacques Tardif et al. (1992), les profes-
sionnels préfèrent « une plus grande transférabilité de ce que les étudiants apprennent dans les
classes, et ce, dans une proportion probablement beaucoup plus élevée que les enseignants
eux-mêmes » ou encore « des habilités générales comme la compréhension de l’écrit, la com-
munication orale, le raisonnement critique, les habiletés relationnelles et sociales » (Tardif et al.,
1992, p.14). Cette question, encore d’actualité dans les débats autour de l’acquisition de compé-
tences transversales (Becquet & Étienne, 2016) renvoie à la fois aux finalités sociales et poli-
tiques de l’école, à l’articulation entre différentes sphères éducatives (dans et hors l’école), et aux
processus qui sous-tendent l’activité des enseignants et de leurs élèves.

1
Valérie Théric, enseignante et professeur formateur académique à l’ESPE d’Aix-Marseille Université. Hélène Cheneval-
Armand et Alice Delserieys, maîtres de conférences, Laboratoire « Apprentissage, Didactique, Evaluation, Formation » (ADEF),
Aix-Marseille Université.

140
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Ainsi, les objectifs de formation en lycée professionnel se sont transformés pour, d’une part, ré-
pondre davantage aux attentes des employeurs et de la société contemporaine. Le Conseil na-
tional d’évaluation du système scolaire (CNESCO) en 2016, parle notamment de développer des
compétences transversales et un esprit d’entreprendre en lien avec des situations de travail.
D’autre part, cette formation doit permettre aux élèves qui le souhaitent de poursuivre des études
supérieures (CNESCO, 2016).

Ce contexte particulier de l’enseignement professionnel en France fait émerger une tension entre
poursuite d’étude d’une part, amenant une scolarisation des contenus d’enseignement, et inser-
tion dans la vie professionnelle d’autre part. Cette tension questionne le lien entre le volet pro-
fessionnel de la formation et son volet général : comment la cohérence des enseignements peut-
elle alors se penser au sein de la formation en lycée professionnel ? La multiplicité des contextes
d’apprentissage dans l’enseignement professionnel est à la fois ce qui en fait sa spécificité, mais
aussi rend difficile son appréhension par les chercheurs, et les acteurs de cette formation (Mé-
tral, 2017). Laurent Veillard (2012) rappelle que le passage d’une forme d’organisation de con-
naissances à une autre (par exemple, mobiliser des concepts vus en cours de mathématiques
pour résoudre des problèmes en situation de travail) n’est absolument pas spontané pour les
élèves. En cela, le CNESCO (2016) souligne la nécessité d’un enseignement interdisciplinaire
entre ces deux volets, général et professionnel. Différents dispositifs ont été proposés pour
adresser la question du lien entre les différents volets de la formation professionnelle, tels que la
pratique réflexive, le tutorat, les approches par projet ou la résolution de problèmes ouverts (Veil-
lard, 2012). Au sujet de cette dernière situation, Veillard et Coppé (2009) soulignent la nécessité
d’une prise en charge collective par une communauté d’enseignants. Nous proposons donc ici
d’interroger la cohérence entre les volets professionnel et général de la formation professionnelle
par la cohérence qui pourrait se construire au sein des démarches pédagogiques utilisées par
les enseignants. Dans le contexte décrit plus haut, les compétences transversales attendues par
les professionnels et par conséquent à acquérir dans la formation en Bac pro ne sont pas sans
rappeler les objectifs d’autonomie, de développement d’attitudes scientifiques ou d’acquisition de
méthodes de travail, qui sont visés par l’introduction de plus en plus large des démarches péda-
gogiques de type investigation dans l’enseignement général. L’objectif de ce travail est ainsi
d’explorer les passerelles identifiables entre les volets professionnel et général de la formation
pour faire travailler collectivement des enseignants en utilisant comme cadre de référence
l’enseignement des sciences par investigation. Nous abordons ainsi cette cohérence en utilisant
un objet ancré dans le volet général de l’enseignement professionnel pour analyser le discours
d’enseignants du volet professionnel de cette même formation.

 Enseignement professionnel
et enseignement fondé sur l’investigation

L’enseignement fondé sur l’investigation fait partie de démarches pédagogiques inspirées de


pratiques anglo-saxonnes, et en particulier aux États-Unis (connu sous le nom de Inquiry-based
Science Education) développées dans les années 1990 (Boilevin et al., 2016). Il participe à une
évolution des approches pédagogiques jugées trop cloisonnées et trop déductives, en proposant
aux élèves des tâches considérées d’un plus haut niveau cognitif (Mathé, Méheut & de Hosson,
2008), comme la formulation d’hypothèses, la construction de modèles ou encore la proposition
de protocoles expérimentaux. De telles tâches visent l’acquisition de connaissances scienti-
fiques, mais aussi des apprentissages non circonscrits aux concepts portés par les disciplines
scientifiques traditionnelles de l’école. C’est dans cette perspective que nous considérons le lien
avec les enseignements professionnels. En effet, comme le soulignent Jean-Marie Boilevin et al.
(2016), en France, comme dans de nombreux pays, l’introduction de démarches d’investigation
(DI) se fait en même temps qu’une évolution des finalités des enseignements scientifiques, qui
cherchent à motiver les élèves, à développer des connaissances comme des habiletés manipula-
toires, des méthodes et des attitudes scientifiques ainsi qu’une plus grande autonomie des
élèves. Nous considérons ces finalités comme partagées avec les différents volets de
l’enseignement professionnel aujourd’hui.

141
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

En France, une approche par DI est recommandée et pratiquée au collège en mathématiques,


en sciences physiques et chimiques, en sciences et vie de la Terre et en technologie depuis
2008 (MEN, 2008). Son arrivée en lycée professionnel en 2009 (MEN, 2009a) assure une conti-
nuité entre les mathématiques et les sciences au collège, et les maths-sciences au lycée profes-
sionnel (LP). En 2011, la réforme du baccalauréat Sciences et technologies industrielles et du
développement durable (STI2D) place elle aussi la DI parmi les démarches pédagogiques à
mettre en œuvre (MEN, 2011), aussi bien dans les cours de mathématiques, de sciences phy-
siques et chimiques que dans ceux de technologie.

Les textes officiels français préconisent ainsi la DI au collège et au lycée technologique en ma-
thématiques, sciences physiques et chimiques, en technologie, et en maths-sciences au LP.
Alors, même si à ce jour il n’y a pas de recommandation officielle qui vise à étendre la pratique
de cette démarche à l’enseignement des disciplines professionnelles, nous considérons que sa
présence dans les documents d’accompagnement des programmes de STI (Eduscol, 2016) peut
être considérée comme un outil de référence pour les enseignants. Les professeurs de lycée pro-
fessionnels (PLP) d’enseignement professionnel doivent ainsi faire face à un flou dans les dé-
marches prescrites qui, en conséquence, laisse une part importante de subjectivité dans la ma-
nière dont ils vont organiser leur enseignement. Toujours dans une perspective d’interroger la
cohérence entre les volets professionnel et général de l’enseignement professionnel, nous nous
interrogerons ainsi sur les possibilités d’intégration de caractéristiques propres à la mise en
œuvre d’un enseignement par investigation dans les pratiques pédagogiques des enseignants
des disciplines professionnelles en lycée professionnel en France. Cela s’inscrit dans un projet
plus large qui vise à étudier le travail de co-enseignement d’enseignants de lycée professionnel
des volets général et professionnel.

Dans le cadre de cet article, nous focalisons notre attention sur les enseignants du volet profes-
sionnel. Ainsi, nous analysons les caractéristiques du travail de l’enseignant en lycée profession-
nel, ainsi que les fondements de l’enseignement des sciences par investigation. Cette analyse
nous permet de dégager des critères et observables, qui constituent la base de notre grille
d’analyse du discours d’enseignants du volet professionnel sur leur activité.

2. Cadre théorique

 Caractériser l’activité de l’enseignant en lycée professionnel

Selon Philippe Dessus (2008, p.22), le travail enseignant peut être défini comme « une activité
collaborative d’acquisition de comportements généralisables dans le cadre d’une situation super-
visée, cette situation étant aménagée par l’enseignant ». Un certain nombre de caractéristiques
peuvent être attachées à l’activité qui en découle, caractéristiques qui se traduisent
en « conditions nécessaires : communication, coopération, tâche en lien avec l’apprentissage »
ou « nécessaires et suffisantes : stratégies et tactiques d’enseignement » (p.21). Frédéric Saujat
(2011, p.248) insiste quant à lui sur les différentes tâches que ce travail implique pour
l’enseignant et le décrit comme « la gestion d’une mise en activité collective des élèves, depuis la
conception de cette activité collective, qui doit permettre un apprentissage et un développement
personnels de chacun, jusqu’à sa réalisation en situation ».

Nous pouvons ainsi faire émerger deux axes dans l’activité de l’enseignant. Le premier est le
choix de la tâche proposée aux élèves. Cette tâche orientera l’activité de l’élève, et de fait le
mode d’apprentissage. Le deuxième axe, certainement le plus visible, est l’organisation du travail
de l’élève, c’est-à-dire « la distribution des tâches aux élèves dans le temps, l’organisation d’un
dialogue didactique, la construction du sens du faire et du dire, sa reprise dans une inscription
temporelle et dans l’histoire du groupe classe » (Amigues, 2003). Il s’agira là non seulement de
planifier une organisation, mais surtout de l’adapter, au fur et à mesure du déroulement de la
séance, en fonction des évolutions perçues, pour accompagner de la manière la plus efficiente
possible les élèves dans leurs apprentissages. René Amigues (2003) souligne le fait qu’en ma-
tière d’enseignement, les prescriptions ne sont pas aussi précises que peuvent l’être les procé-

142
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

dures de réalisation d’autres domaines d’activité professionnelle. Ainsi, « la mise en œuvre d’une
prescription est à l’opposé de la stricte application d’une consigne et plus la prescription est
floue, plus est importante cette activité de redéfinition pour soi et pour les autres de “ce qu’il y a à
faire”, mais aussi de “comment le faire” » (Amigues, 2003, p.9). L’objectif majeur de leur mission,
évoqué plus spécifiquement par les PLP, semble être de : « lutter contre l’échec scolaire et “mo-
tiver” des élèves perçus de manière ambivalente, comme “capables de réussir” et comme “dé-
structurés” » (Jellab, 2005, p.299). Ainsi, pour tenter de raccrocher ces élèves perçus comme
« difficiles », les enseignants vont chercher des recettes qui leur permettront de faire au mieux la
classe dans ces conditions, faisant du lycée professionnel, « à bien des égards, et par nécessité,
un laboratoire pédagogique » (Coste, 2013, p.27, citant Jellab).

Ainsi, les PLP, et tout particulièrement ceux des disciplines professionnelles, doivent organiser
leur activité dans un système de contraintes marqué par deux problématiques majeures qui inter-
rogent la cohérence des différents volets de l’enseignement professionnel. D’une part, d’un point
de vue sociologique, les élèves entretiennent un rapport au savoir marqué par l’hétérogénéité,
entre forme scolaire et diversité des orientations professionnelles (Jellab, 2003). D’autre part, les
enseignants doivent gérer une transposition didactique des savoirs professionnels (Cheneval-
Armand, 2010) afin de développer des compétences professionnelles tout en les formant pour
une poursuite d’étude.

Contrairement à la didactique des disciplines, plus centrée sur le savoir savant que sur les di-
verses pratiques d’utilisation de ce savoir, la didactique professionnelle est « pilotée par le sous-
ensemble de pratiques qui donnent sa fonctionnalité à un métier » (Vergnaud, 1996, p.44). On
rejoint ici le point de vue de Pierre Pastré (2007), qui insiste sur l’importance du passage du re-
gistre pragmatique au registre épistémique. En effet, comme il le souligne, « tout apprentissage
va […] fonctionner selon deux registres : le registre de la réussite à la tâche, qu’on peut appeler
pragmatique ; et le registre de la compréhension et de la conceptualisation, qu’on peut qualifier
d’épistémique. Une des caractéristiques de l’activité des enseignants va être d’inciter les élèves
à passer du registre pragmatique au registre épistémique » (p.85). Pour cet auteur, ces deux re-
gistres sont forcément liés, articulés l’un à l’autre. « Le registre épistémique a pour but de com-
prendre, en identifiant dans une situation donnée, ses objets, leurs propriétés et leurs relations.
[…] Le registre pragmatique a pour but la réussite de l’action » (Pastré, Mayen & Vergnaud,
2006, p.159). Ces deux registres nous semblent pertinents pour caractériser des démarches de
type investigation dans le contexte spécifique de l’enseignement professionnel.

 Caractériser les démarches d’investigation

De nombreux auteurs en France (Cariou, 2015 ; Boilevin et al. 2016) comme à l’étranger (Min-
ner, Levy & Century, 2010) soulignent la multiplicité des formes que peuvent prendre les dé-
marches d’investigation. Stuart Bevins et Gareth Price (2016) soulignent d’ailleurs que le terme
anglo-saxon de « Inquiry-based Science Education » tend à être utilisé dès qu’il s’agit d’une ap-
proche impliquant une quelconque investigation, sans pour autant désigner une seule et même
approche. Ils dénoncent le fait que l’investigation en sciences se caractérise trop souvent par
une approche algorithmique d’étapes successives qui dessert la compréhension des pratiques
d’investigation en classe de sciences.

Sans chercher à être exhaustifs, nous retenons que les ancrages d’une telle démarche sont à la
fois épistémologiques et psychologiques. D’un point de vue épistémologique, d’une part,
l’enseignement des sciences fondé sur l’investigation est souvent rapproché des travaux de John
Dewey. Celui-ci décrit un « acte complet de pensée » (Cariou citant Dewey, 2015, p.18) qui est
avant tout initié par un problème à résoudre impliquant la mise en œuvre d’activités communes.
Maryline Coquidé et al. (2009, p.63) dénoncent d’ailleurs que les démarches d’investigation ont
tendance, en France, à s’inscrire « dans un cadre empirico-inductiviste où de l’expérience naît la
connaissance » car elles renvoient à la reproduction en classe d’une certaine vision d’une dé-
marche utilisée par des scientifiques. D’un point de vue psychologique, d’autre part, Didier Ca-
riou (2015) souligne des ancrages que l’on peut rapprocher des travaux initiés par Jean Piaget
sur les conceptions, le changement conceptuel ou le conflit cognitif ; un apprentissage basé sur

143
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

des interrogations permettant de faire émerger ces conceptions. Ces ancrages font aussi réfé-
rence à un modèle socioconstructiviste, dans lequel le rôle de l’activité du sujet et de la confron-
tation avec les pairs par le débat argumenté est essentiel à la construction des apprentissages.
Dans sa revue de littérature, Cariou (2015) repère des caractéristiques récurrentes de
l’enseignement par investigation et, en particulier, un certain consensus sur une démarche qui
laisse une part importante de responsabilité conceptuelle aux élèves.

Nous identifions ainsi des caractéristiques attachées aux démarches d’investigation, par exemple
le recours au questionnement des élèves, des débats entre pairs et une pratique de
l’argumentation, ou encore une relation didactique particulière entre l’enseignant et ses élèves.
L’ensemble des caractéristiques que nous avons retenues (déclinées sous forme de critères),
ainsi que des observables que nous leur avons associés est regroupé dans un tableau en an-
nexe.

 Deux types d’investigation pour l’enseignement professionnel

Pour que l’enseignant inscrive les tâches proposées aux élèves dans des démarches
d’investigation, il est nécessaire que celles-ci relèvent de « problèmes à résoudre requérant des
activités cognitives et/ou expérimentales. Il doit permettre des discussions argumentatives et des
communications entre élèves. Il doit enfin prévoir une structuration des connaissances. » (Boi-
levin & al, 2016). Cependant, toujours selon Boilevin et al. (2016), on peut rencontrer un large
panel d’investigations plus ou moins complètes, selon le degré d’ouverture des tâches propo-
sées, ou le niveau de guidage de l’enseignant (idée qui renvoie à la notion d’autonomie de
l’élève).

Malgré tout, il est possible d’identifier des « ensembles » de pratiques, et c’est là le travail entre-
pris par Cariou (2015) à partir d’une étude de l’investigation en France et aux États-Unis.
S’appuyant sur deux aspects complémentaires de l’esprit scientifique, l’esprit créatif et l’esprit de
contrôle, il identifie trois types d’investigation (l’investigation explicative, l’investigation pragma-
tique et l’investigation informative). Or pour Pastré et al. (2006), dans le cadre d’un apprentissage
professionnel, la prise d’information et l’action ont des « dimensions synchroniques », et ne peu-
vent donc pas être dissociées. Il semble ainsi pertinent, pour le contexte dans lequel nous travail-
lons, de regrouper les deux types d’investigation informative et explicative définis par Cariou
(2015), en incluant la première dans la seconde. Nous distinguerons ainsi pour notre étude deux
types d’investigation : l’investigation explicative et l’investigation pragmatique.

Pour Cariou (2015), ces démarches se distinguent à la fois par leur but (comprendre, parvenir à
ou s’informer), par le type d’interrogation qui les suscite (problèmes explicatifs, problèmes prag-
matiques, questions), et par les types de propositions des élèves qui en découlent (des hypo-
thèses explicatives, des moyens possibles, ou des hypothèses factuelles). Nous retrouvons cette
distinction dans les ressources pédagogiques proposées par le portail national des ressources
STI (EDUSCOL). D’un côté, une démarche d’investigation encourage l’élève à « analyser et for-
maliser » avec l’objectif de « comprendre » (Eduscol, 2016). Décrite ainsi, cette démarche
d’investigation est à rapprocher de ce que nous qualifions d’investigation explicative. De l’autre,
une démarche de résolution de problème technique dans laquelle l’activité de l’élève consiste à
« analyser des causes, choisir une solution, remédier et évaluer » avec comme objectif cette fois
de comprendre dans le but d’agir (Eduscol, 2016). Nous rapprochons de même cette démarche
de résolution de problème décrite ainsi à l’investigation pragmatique qui constitue notre deu-
xième type de démarche. Nous retiendrons pour finir une dernière caractéristique pour décrire
les deux types d’investigation proposés : celle du registre épistémique ou pragmatique auquel la
proposition de l’élève est associée, renvoyant selon Pastré (2007) aux deux aspects de
l’apprentissage professionnel.

Nous définirons donc pour notre analyse deux types de démarche pour l’enseignement profes-
sionnel : une investigation explicative, qui a pour objectif de comprendre, et renvoie ainsi au re-
gistre épistémique, et une investigation pragmatique, qui a pour objectif de comprendre et d’agir,
renvoyant ainsi au registre pragmatique. Le tableau 1 reprend les caractéristiques retenues pour

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

distinguer les deux types de démarche, à savoir l’objectif, le type d’activité induite par la tâche
proposée à l’élève, le type de proposition attendue et le registre. Précisons toutefois que ce ta-
bleau ne reprend pas les caractéristiques communes aux deux démarches définies précédem-
ment, telles que le débat argumenté entre pairs, l’autonomie des élèves ou encore la structura-
tion des connaissances issues de l’investigation.

Tableau 1 - Deux types d’investigation pour l’enseignement professionnel

Investigation explicative Investigation pragmatique

Objectif Comprendre Comprendre et agir


Analyser des causes, choisir une solution,
Activité de l’élève Analyser et formaliser
remédier et évaluer
Type de proposition Des hypothèses explicatives Des moyens possibles, « hypothétiques »
Registre Épistémique Pragmatique

Pour illustrer ces notions d’investigation pragmatique et d’investigation explicative dans une dis-
cipline professionnelle, nous nous appuyons sur un exemple issu de ressources pédagogiques
proposées aux enseignants de la filière textile et cuir (Eduscol, 2017), filière qui constitue notre
contexte de recherche dans cet article. Dans le cadre d’un enseignement en maroquinerie, qui
vise à évaluer les besoins prévisionnels en matières en fonction du cahier des charges relatif à
un modèle spécifique de chaussure, les élèves sont invités à « Déterminer pour les différentes
versions du modèle CHELSEA, les surfaces pratiques nécessaires au calcul des besoins, à partir
du cadre de collection et des caractéristiques matières » (Eduscol, 2017). Pour résoudre cette
tâche, il est nécessaire de mobiliser la notion de surface pratique. Dans l’exemple cité, cette no-
tion de surface pratique, ainsi que la méthodologie de calcul de cette dernière, ont déjà été vues
en classe. Ainsi, la tâche des élèves consiste à s’appuyer sur les différentes informations d’un
dossier ressource, d’en extraire les informations utiles, et de faire appel à un catalogue de tech-
niques préexistant pour répondre à la problématique. Nous nous situons ici dans le cadre d’une
investigation pragmatique. En revanche, dans le cas où la notion de surface pratique n’a pas en-
core été abordée en classe, la tâche de l’élève sera alors de tenter de définir ce nouveau con-
cept, et de chercher des techniques de calcul pour le déterminer. Dans cette approche, le but de
l’enseignant est de faire comprendre aux élèves ce que représente la notion de surface pratique,
il se situe ici dans le cadre d’une investigation explicative.

 Problématique

Ainsi, les enseignants de LP, qu’ils enseignent dans le volet général ou dans le volet profession-
nel de la formation, doivent organiser les apprentissages de leurs élèves en tenant compte à la
fois de la spécificité du rapport au savoir des élèves de lycée professionnel, et de la dualité de
leur objectif : préparer à l’entrée dans le monde du travail et à une poursuite d’étude. Comme le
souligne Pastré (2007), ces deux objectifs ne sont pas antagonistes, et ce sont au contraire les
allers-retours entre les registres pragmatique et épistémique qui développent les compétences
professionnelles. Pour autant, penser les allers-retours entre ces deux registres ne va pas de soi
dans la formation professionnelle initiale. Trop souvent, il est laissé à la charge de l’élève
d’effectuer ce travail de cohérence entre les différents volets de la formation, et de transfert de
connaissance d’un contexte à l’autre (Veillard, 2012). Cette recherche s’inscrit ainsi dans un pro-
jet plus large qui s’intéresse aux situations didactiques qui peuvent être conçues et mises en
œuvre collectivement par un groupe d’enseignants de LP pour accompagner les élèves dans la
construction de liens entre différents volets de leur formation. Afin d’explorer des pistes pos-
sibles, dans le cadre de cet article, nous proposons d’emprunter un objet prescrit dans le volet
général, et utilisé en didactique des sciences et d’interroger les pratiques déclarées des ensei-
gnants du volet professionnel à travers le prisme de l’enseignement par investigation. Nous si-
tuons notre approche dans le prolongement de Lucile Vadcard (2017) pour qui « les modèles
(des didactiques disciplinaires) peuvent déborder du cadre dans lequel ils ont été́ élaborés, car

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

c’est la manière dont on les utilise qui fonde leur pertinence, et fonde le caractère didactique du
projet ».

Cet article s’intéresse donc à l’activité déclarée des enseignants des disciplines professionnelles,
et aux démarches pédagogiques qu’ils déclarent mettre en place. En particulier, nous nous inté-
ressons à la prescription « démarche d’investigation », en questionnant dans quelle mesure la DI
pourrait servir de cadre partagé pour un collectif d’enseignants de LP des volets professionnel et
général pour faire un lien entre un registre épistémique et un registre pragmatique dans
l’enseignement professionnel. Cette proposition se base sur une caractérisation de deux dé-
marches d’investigation : une investigation explicative et une investigation pragmatique. Plus par-
ticulièrement, nous cherchons à identifier si, lorsque les enseignants des disciplines profession-
nelles décrivent la mise en œuvre de leur activité en classe, nous retrouvons des caractéristiques
propres à la mise en œuvre d’un enseignement par investigation, et en quoi celles-ci sont spéci-
fiques à l’enseignement dans les disciplines professionnelles. Autrement dit est-ce que les pra-
tiques déclarées des enseignants des disciplines professionnelles évoquent des démarches de
type investigation, et si oui, s’agit-il de DI de type explicative ou de type pragmatique ?

3. Méthodologie de recueil et d’analyse des données

 Le choix du domaine d’investigation :


les enseignants de GITC

L’enseignement par investigation semble s’imposer, dans les prescriptions en France, comme
méthode pédagogique à privilégier dans les enseignements scientifiques, et cela dans toutes les
filières. Or, comme nous l’avons vu, dans l’enseignement professionnel aujourd’hui, les élèves
doivent acquérir des compétences, des connaissances générales et professionnelles dans une
double finalité, l’insertion professionnelle et la poursuite d’étude. Dans cette double injonction,
une étude conduite par Josiane Paddeu et Patrick Veneau (2015), montre que l’enseignement
dispensé pour l’obtention du baccalauréat Électrotechnique, s’apparente davantage à un ensei-
gnement technologique, c’est-à-dire un enseignement centré sur l’étude de systèmes tech-
niques. Pour bénéficier dans notre champ d’investigation de cette continuité entre les volets gé-
néral et professionnel que peut assurer l’enseignement de technologie, nous avons fait le choix
de le situer dans le champ des formations professionnelles rattachées au secteur du génie indus-
triel.

De plus, dans un contexte de rationalisation des productions, les industries ont évolué d’une in-
dustrie locale, traditionnelle, artisanale fondée sur un savoir-faire particulier, à une industrie à
plus forte valeur ajoutée, par l’automatisation par exemple. Les technologies telles que la créa-
tion et la conception assistées par ordinateur (CAO) font désormais partie intégrante des compé-
tences que doivent maîtriser les futurs professionnels. C’est le cas de la filière textile et cuir dont
les contenus de formation ont évolué et font une large part à la CAO (MEN, 2009b).

Enfin, le recrutement des enseignants de cette filière se fait de telle manière que nous pouvions
espérer y trouver une grande diversité des profils, avec des parcours professionnels et des ni-
veaux d’étude variés. En effet, la proportion de contractuels y est très faible : 10,5% en 2003
contre 21% en génie thermique ou 26% en génie mécanique (Troger, 2003) ; et le niveau de di-
plôme moyen conjoncturellement plus élevé que dans d’autres filières (entretien avec l’inspecteur
Éducation nationale de la filière)2. Cette dernière caractéristique nous semblait permettre une
diversité dans les profils des enseignants interrogés.

L’ensemble de ces considérations nous a conduits à cibler l’analyse des pratiques déclarées
d’enseignants de Génie industriel textiles et cuir (GITC). Six enseignants d’un même LP ont ac-
cepté de participer à cette étude. Leurs caractéristiques sont présentées dans le tableau 2.

2
Entretien réalisé dans la cadre de la recherche, mais non présenté ici.

146
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Même si le diplôme le plus représenté est le Brevet de technicien supérieur (BTS), de niveau III
(ce qui n’est pas étonnant puisqu’il s’agit du diplôme requis pour la présentation du Certificat
d’aptitude au professorat de lycée professionnel, CAPLP), l’amplitude des niveaux de diplôme
est tout de même très importante (d’un niveau IV avec un Brevet de technicien (BT) à un niveau I
avec un Master). Notre échantillon présente aussi une diversité de profils avec des équilibres
nombre d’années d’enseignement / nombre d’années en tant que professionnel très différents.
Enfin, l’ancienneté très faible dans l’établissement des enseignants interrogés permet de limiter
une éventuelle uniformisation des pratiques que l’on pourrait observer dans une équipe consti-
tuée depuis longtemps.

Notre échantillon est ainsi constitué de profils « classique » pour E2, E4 et E5 (diplôme de niveau
IV ou III, une expérience professionnelle plutôt ancienne au regard du grand nombre d’années
d’enseignement qui ont suivi), « classique en devenir » pour E3 (plus jeune que ses collègues),
« plutôt orienté vers la profession » pour E1 (un haut niveau d’étude, un grand nombre d’années
en tant que professionnel et une entrée récente dans le métier d’enseignant), ou encore « aty-
pique » pour E6 (haut niveau de diplôme non lié avec la filière, obtenu après son entrée dans
l’enseignement).

Tableau 2 - Caractéristiques de l’échantillon

Nombre d’années
Ancienneté dans Nombre d’années Durée de
Enseignant en tant que Diplôme le plus élevé
l’établissement d’enseignement l’entretien
professionnel

Niveau II
E1 22 ans
2 ans 3 ans (Licence professionnelle 44 min
(Grande entreprise)
Métiers de la mode)

Niveau IV
E2 2 ans
7 ans 30 ans (BT vêtement création et 30 min
(Atelier familial, PME)
mesure)

Niveau III
E3 7 ans
2 ans 4 ans (BTS Métiers de la mode 32 min
(PME)
- vêtement)

Niveau III
E4 Moins d’1 an
3 ans 31 ans (BTS Métiers de la mode 38 min
(Non Communiqué)
- vêtement)

Niveau III
E5 3 ans
4 ans 24 ans (BTS Métiers de la mode 26 min
(Non Communiqué)
- vêtement)

Niveau I
E6 2 ans
1 an 10 ans (Master en sciences de 48 min
(Non Communiqué)
l’éducation)

 Méthodologie de recueil des données

Pour caractériser l’activité déclarée d’enseignement des enseignants de GITC nous avons pro-
cédé à des entretiens semi-directifs. L’entretien est structuré en parties indépendantes qui sont
en lien avec les axes identifiés du travail enseignant, et en particulier les deux axes dont il est
question dans ce texte : « le type de tâches proposées aux élèves » et « l’organisation du travail
en classe ».

 Élaboration du guide d’entretien

Des catégories
À partir de l’activité enseignante, telle que nous l’avons décrite dans le cadre théorique, nous
avons déterminé plusieurs catégories de caractéristique dont : « le type de tâches proposées aux
élèves » et « l’organisation du travail en classe ».

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Des critères
Les critères proposés sont génériques et non contextualisés. Ceux de la catégorie « type de
tâches proposées aux élèves » sont définis à partir des caractéristiques de la démarche
d’investigation. Ceux de la catégorie « organisation du travail de l’élève » renvoient au modèle
socioconstructiviste auquel la démarche d’investigation se rattache.

Des observables et des questions


Afin de positionner l’interviewé par rapport au critère étudié, nous y avons associé des obser-
vables, contextualisés, à partir desquels nous avons formulé des questions. Le guide d’entretien
est ensuite construit autour d’une question principale associée à chaque critère, et de questions
de relance. Chaque observable, ou ensemble d’observables, est positionné comme relevant plu-
tôt d’une DI pragmatique (comme « Les élèves conçoivent des solutions techniques ») ou plutôt
d’une DI explicative (comme « Des tâches d’ordre conceptuel sont à la charge des élèves »).
Remarquons cependant qu’un même observable peut relever des deux types de DI. Par exemple
« Les élèves procèdent à des réalisations pratiques ». Si une référence au métier est faite par
l’enseignant, il est classé « pragmatique », alors que si cette référence va dans le sens d’une
compréhension du concept, il est classé « épistémique ».

Les catégories, critères et observables discutés dans cet article sont regroupés en annexe.

 Méthodologie de traitement des données

Le corpus de données sur lequel nous avons travaillé est constitué par la retranscription intégrale
des entretiens réalisés. Dans une approche d’analyse de contenu (Bardin, 2013), les entretiens
ont été segmentés par unité de sens, ces unités étant construites à partir des observables de
notre grille d’analyse (voir annexe). Puis nous avons catégorisé ces éléments. Nous avons rete-
nu deux types de catégorisation avec d’une part des unités de sens qui décrivent « des pratiques
de l’ordre de la DI » ou « des pratiques en contradiction avec l’esprit de la DI », et d’autre part
des unités de sens avec une catégorisation pragmatique/épistémique. Par exemple, la partie du
discours de E1 : « Alors si c’est un travail en binôme, elles peuvent très bien se poser des ques-
tions entre elles, ça c’est bien, mais je veux pas qu’elles posent les questions à l’autre binôme,
parce que l’intérêt, c’est que moi je réponde », qui correspond à l’observable « Les propositions
sont débattues, critiquées, validées ou invalidées entre pairs » a été catégorisée comme décri-
vant une pratique en contradiction avec des démarches pédagogiques de type investigation. In-
versement, pour ce même observable, la partie du discours de E4 « puis à ce moment-là, on dé-
bat : pourquoi c’est bien, pourquoi c’est pas bien, quel est le pour, le contre, quel est le plus
adapté » a été catégorisée comme une pratique de l’ordre de la DI.

Concernant la catégorisation pragmatique/épistémique, nous avons attribué un codage « prag-


matique » à toutes les parties du discours en lien avec le métier et la réussite de l’action, c’est-à-
dire qui répond à la question « Comment ? ». Les parties en lien avec des concepts théoriques,
la connaissance de l’objet, de ses propriétés, de leurs relations, autrement dit tout ce qui répond
à la question « Pourquoi ? », a été codé « épistémique ».

4. Résultats

Pour chaque enseignant interrogé nous avons repéré, dans leur discours, l’occurrence ou non de
chacun des observables présentés en annexe. Par ailleurs, chacune de ces occurrences a été
catégorisée selon qu’elle décrivait une pratique en accord ou en contradiction avec un ensei-
gnement par investigation, et le cas échéant, relevant d’une investigation pragmatique ou épis-
témique. Ce travail nous a permis d’obtenir une cartographie complexe des profils de pratiques
déclarées par chaque enseignant selon le type de travail qu’il propose aux élèves et
l’organisation du travail en classe. Il ne s’agit pas ici de chercher à repérer des typologies de pra-
tiques, dans la mesure où la taille de l’échantillon (six enseignants) est réduite, et les ensei-

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gnants ont des parcours divers (tableau 2). Par ailleurs, les résultats ne peuvent pas prétendre
être généralisés. Dans une perspective heuristique, il s’agit de chercher à repérer dans quelle
mesure le discours d’enseignants de LP peut comporter des caractéristiques propres à
l’enseignement par investigation. Nous portons ainsi un regard qualitatif sur ces résultats en re-
pérant des grandes tendances dans l’occurrence des observables, sans pour autant en faire un
dénombrement qui n’indiquerait pas grand-chose.

Ainsi, nous avons repéré des observables en rapport avec une DI pour tous les enseignants. En
particulier, quatre enseignants (E2, E3, E4 et E6) décrivent des pratiques qui couvrent un grand
nombre d’observables que nous avons catégorisés comme caractéristiques d’une démarche de
type investigation. E4, par exemple, explique dans quelle mesure elle laisse les élèves aller au
bout de leur proposition même quand elle sait que cela ne va pas aboutir.
« Ben parce que quand l’élève l’a expérimenté, comme nous, quand on l’a expérimenté, il nous
reste quelque chose, on se dit : « Ah oui, là je l’avais fait, mais si j’avais fait comme ça peut-être
que ça aurait mieux marché. Parce que tu l’as expérimenté toi. Donc tu as eu … tu as eu une
analyse ! Donc c’est … c’est plus efficace » (E4).
Ce positionnement relève, selon nous, d’une approche des apprentissages piagetienne, recon-
naissant la valeur de l’expérimentation et de l’erreur dans le processus d’apprentissage des
élèves. En revanche, pour deux enseignants (E1 et E5), seuls quelques observables peuvent
être considérés en accord avec la mise en œuvre d’une DI et une majorité des pratiques décrites
ont été catégorisées comme assez éloignées des caractéristiques d’une DI. Par exemple, E1 af-
firme, dans les échanges concernant le débat entre élèves, « Alors si c’est un travail binôme,
elles peuvent très bien se poser des questions entre elles, ça c’est bien, mais je veux pas
qu’elles posent les questions à l’autre binôme, parce que l’intérêt, c’est que moi je réponde ». De
manière similaire, plus tard dans l’entretien lorsque les communications dans la classe sont
abordées, E1 reprend « Des fois, elles [les élèves] ont le réflexe de poser la question à la copine.
Ce sur quoi moi j’interviens en disant que la copine est peut-être moins informée que moi ». Les
échanges entre élèves ne peuvent pas dépasser le binôme et la justification de cette gestion des
échanges se rapporte à son rôle d’enseignant dans la classe. Il nous semble ici, qu’elle envisage
son rôle comme étant seul garant d’une transmission de savoir, excluant l’idée que les élèves
seraient en mesure de trouver une réponse à une question par une autre source que celle de la
parole de l’enseignant.

Ainsi, bien que les DI ne soient pas mentionnées explicitement dans les prescriptions nationales,
et bien que certains positionnements d’enseignants soient en opposition avec les caractéris-
tiques que nous avons retenues de l’enseignement par investigation, on retrouve, dans ce que
déclarent les enseignants de Génie industriel textile et cuir interrogés, de nombreux éléments qui
se rapprochent de ce que décrivent les travaux concernant la mise en œuvre d’une DI. Nous
analysons dans la partie qui suit, les éléments qui nous ont semblé saillants, soit parce que parti-
culièrement présents dans les entretiens avec les enseignants, ou soit, au contraire parce qu’ils
ont été omis ou mis de côté lors de ces entretiens.

 Des observables à forte occurrence

 Un apprentissage culturellement basé sur des réalisations pratiques

En enseignement professionnel (et encore plus dans les filières industrielles), les apprentissages
sont culturellement très liés aux réalisations pratiques. Comme l’explique Lucie Tanguy (2000,
p.10), dans les années 1970, les pratiques pédagogiques des enseignants des disciplines pro-
fessionnelles évoluent dans le sens : « d'un enseignement centré sur des savoirs techniques
formalisés à un enseignement de savoirs de métiers. […] Ainsi, alors que pour les anciens ou-
vriers professionnels, l'apprentissage de la technique trouve toujours sa justification ultime dans
l'usage pratique qui en est fait, les diplômés de l'enseignement technique supérieur tendent, eux,
à orienter leur enseignement vers la compréhension des objets techniques eux-mêmes à partir
de leurs structures et de leurs fonctions, notamment. »

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Cela semble se vérifier dans notre enquête, qui montre que dans le cas des enseignants de la
filière GITC interrogés, l’observable « Les élèves procèdent à des réalisations pratiques » est le
seul que l’on retrouve dans tous les discours, quel que soit leur niveau de pratique vis-à-vis de la
démarche d’investigation. E2, par exemple, insiste sur sollicitation du chercheur « Non, elles [les
élèves] sont toujours acteurs. C’est elles qui vont les réaliser ». Pour les enseignants dont les
pratiques déclarées se rapprochent davantage des DI, les réalisations pratiques semblent avoir
un objectif qui va au-delà de la maitrise du geste, et qui engage une réflexion personnelle de
l’élève, comme le décrit E6 « ça les amène [les élèves] encore à réfléchir, à tester, et à se posi-
tionner par rapport à ce qui est faisable ou pas ».

Très souvent, ces réalisations pratiques s’ancrent dans une volonté forte de faire un lien avec la
profession et avec ce qui y serait effectivement pratiqué, en faisant référence aux demandes des
professionnels. « Ah non ! Ça correspond à ce qu’on leur demande. Pour le prototypiste, ça cor-
respond à ce qu’on leur demanderait en entreprise. » (E2). Cette volonté se rapporte à l’idée de
mettre les élèves dans des situations concrètes « On essaye de le raccrocher à une demande, à
une commande, à un évènement, à quelque chose quoi qui soit concret. » (E4).

 La recherche de solutions techniques au centre de l’apprentissage en enseignement


professionnel

Pour les enseignants ayant des pratiques qui s’apparentent à la DI, nous identifions que
l’observable « Les élèves recherchent des hypothèses, des plans d’actions, des solutions tech-
niques » est catégorisé comme « témoignant de pratiques de type investigation » dans tous les
discours. Il s’agit donc d’aspects importants pour les enseignants de disciplines professionnelles.
En regardant de plus près, il ressort cependant que les tâches proposées sont essentiellement
relatives à la recherche de solutions techniques, avec une place importante attribuée à la qualité
du produit fini : « Et bien le tout c’est d’arriver au produit fini. Je leur montre plusieurs … des fois
plusieurs façons de faire, elles choisissent la méthode qui leur convient le mieux. Et tant que le
résultat correspond au critère qu’on leur demande, c’est possible » (E3). Cette recherche de so-
lutions est parfois associée à l’intention de déclencher un questionnement chez les élèves : E3
décrit par exemple le travail de positionnement d’un patron sur le tissu avant la coupe, « com-
ment elles vont placer la matière, comment elles vont placer les éléments, sur la matière. Si on
leur donne un tissu uni, elles vont peut-être pas se rendre compte, si on leur donne un tissu im-
primé par exemple, ben il va falloir qu’elles réfléchissent ». On peut remarquer par ailleurs qu’un
seul enseignant interrogé, E4, insiste sur l’importance de la justification des propositions de ses
élèves « quand elles font des solutions technologiques, elles choisissent et elles justifient pour-
quoi ».

 Le travail en équipe médiateur d’apprentissage et de professionnalisation

Si l’on regarde les codages des observables « Les élèves sont répartis en groupes de travail » et
« Le fonctionnement en groupes a un objectif didactique (et pas seulement de gestion de
classe) », on se rend compte que le travail en groupe est une organisation très répandue chez
les enseignants interrogés. On retrouve à nouveau la référence forte aux pratiques en entreprise
« Alors déjà je trouve que le travail en binôme, est très intéressant par rapport à l’entreprise. En
entreprise on est jamais tout seul devant sa feuille. » (E1). Mais au-delà de cet aspect, plusieurs
enseignants y trouvent un intérêt didactique, même pour ceux dont les pratiques déclarées sont
assez éloignées de la DI. Les enseignants décrivent un bénéfice en terme d’apprentissage : pour
E3, « je voulais leur faire faire à deux un travail sur le dessin technique […] comme ça elles
s’échangent et elles se corrigent […] parce que des fois on voit mieux sur le travail de l’autre» ou
pour E4 « Ils avaient une idée, et justement en groupe, ça peut les faire émerger des solutions
possibles, et des solutions impossibles» ; mais aussi en terme de professionnalisation : « en en-
treprise, y’a des petits groupes autonomes […] , tu as la modéliste, tu as le patron, tu as le pro…
Enfin celui qui fait son prototype, enfin … y ‘a au moins trois ou quatre personnes qui travaillent
ensemble sur le même produit » nous décrit E3 pour justifier l’intérêt qu’elle trouve à la pratique
du travail de groupe en classe.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

 Des observables à faible occurrence

 Une sous-exploitation des débats argumentés entre pairs

Cette composante, ou cette phase, est au cœur d’un enseignement fondé sur l’investigation, à tel
point que certains auteurs la décrivent comme l’un des « trois critères permettant de distinguer
une séquence d’investigation d’une séquence d’enseignement » (Boilevin & Morge, 2007, p.6).
Dans nos observations, si l’on analyse les différents observables correspondants au critère
« Débats/Argumentation », et notamment l’observable « Les propositions sont débattues, criti-
quées, validées ou invalidées entre pairs » on se rend compte que les enseignants qui ont des
pratiques qui s’apparentent à la DI utilisent parfois cette technique, mais ne la justifient jamais
dans leurs déclarations en termes didactiques. Lorsque sollicités directement à ce sujet lors de
l’entretien, les enseignants manifestent souvent de la surprise en considérant que cela fait réfé-
rence à des pratiques plus adaptées à d’autres enseignements relevant du volet général. Une
certaine ouverture peut cependant être exprimée, comme c’est le cas pour l’enseignant E6 :

« Chercheur : - Et les faire débattre, essayer de se convaincre de leurs propositions. Je sais pas
par exemple si tu …

E6 : - À partir d’une problématique quelconque ? Alors ça j’avais… je… ben sur les savoirs tech-
nologiques, je pense que c’est facile, ou remarque, même sur les savoirs techniques, à vrai dire
on peut très bien amener par exemple un vêtement avec une solution technique, avec un …
ouais une solution technique A, et leur demander de réfléchir sur d’autres solutions techniques
pour les amener à celle qui est la plus appropriée, heu… à la qualité du vêtement quoi. Donc
ouais, moi je pense que c’est adaptable sur … c’est adaptable ouais forcément. »

Nous pouvons donc pressentir en conséquence une sous-exploitation de l’intérêt cognitif des dé-
bats ou des moments d’argumentation entre élèves en classe, tout en repérant des points
d’ancrage possibles dans une cohérence à construire entre les volets général et professionnel de
la formation en LP.

 Une relation didactique calquée sur le modèle « maître-apprenti »

Les entretiens font ressortir une relation didactique que nous qualifions de modèle « maître-
apprenti ». Cela se retrouve en particulier dans la manière de décrire la conception et la planifica-
tion des recherches avec les élèves. À plusieurs reprises, l’enseignant se considère comme mo-
dèle à suivre : « en fin de compte je me suis installée avec elles, autour de la table, et j’ai carré-
ment fait la démonstration, avec elles. Et elles faisaient, au fur et à mesure que je donnais les
étapes, elles traçaient elles, en même temps. Donc je montrais, elles faisaient » (E5). Cette posi-
tion s’accompagne de l’idée qu’une telle approche répondrait davantage aux attentes des élèves
« Faut que tu sois là. Elles veulent pas être toutes seules dans un coin à faire le… non, non, il
faut que le prof soit là, et dise le travail » (E5).

Si l’on regarde l’observable « La synthèse de la séance prend appui sur les productions des
élèves », on constate que même pour les enseignants déclarant des pratiques relevant de la
démarche d’investigation, la phase d’acquisition-structuration des savoirs acquis durant la
séance est très peu investie. En effet, à l’exception de E6 qui explique comment elle utilise le tra-
vail de ses élèves : « moi j’amène pas la synthèse. C’est en fonction des activités qu’elles ont
fait, tu retranscris à la fin », les synthèses sont préparées à l’avance par les enseignants, et re-
groupent même parfois plusieurs séances : « à la fin d’une séquence, je donne une synthèse »
déclare E1.

On peut aussi noter que si les enseignants ayant des pratiques de l’ordre de la DI témoignent du
souci de construire leurs séances dans le but de faciliter les apprentissages des élèves, cela ne
se traduit pas systématiquement par une implication active de ces derniers dans les apprentis-
sages. Ce constat est sans doute à rapprocher du type de relation didactique dans lequel se po-
sitionnent les enseignants interrogés, et la manière dont ils se positionnent en tant que guide et

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accompagnateur. En effet, comme le soulignent Boilevin et al. (2016, p.17) « ces nouvelles mé-
thodes d’enseignement modifient profondément la relation didactique et il n’est pas étonnant que
les enseignants rencontrent des difficultés dans la construction et dans la mise en place de nou-
veaux contrats didactiques ». La synthèse d’une séance d’enseignement reste fortement atta-
chée à l’enseignant, et partager sa construction avec les apprenants peut être symboliquement
vécu comme une perte de contrôle.

5. Discussion-conclusion

 Une investigation plus pragmatique qu’explicative

Dans cet article, nous avons étudié le lien entre des prescriptions implicites de démarches
d’investigation et ce que décrivent des enseignants de lycées professionnels de leur activité.
Nous avons montré, que malgré un flou dans les prescriptions quant aux démarches pédago-
giques à adopter dans l’enseignement du GITC et une absence de référence explicite aux dé-
marches d’investigation, les enseignants interrogés décrivent des pratiques dont certaines carac-
téristiques se rapprochent des caractéristiques de la DI. En particulier, nous relevons dans les
résultats précédents que, pour les enseignants interrogés, la proposition d’une problématique,
avec comme support un produit à modifier ou à construire, et avec comme objectif la recherche
de solutions techniques est centrale dans leurs pratiques d’enseignement. Nous nous situons
donc dans un registre pragmatique, et ces pratiques peuvent ainsi être associées à ce que nous
avons qualifié d’investigation pragmatique (tableau 1). Par ailleurs, la description de certaines
approches s’inscrit en opposition avec les caractéristiques des DI, en entretenant notamment
une relation didactique qui, à notre sens est héritée d’un modèle « maître-apprenti » dans lequel
l’apprenant reçoit et imite des savoirs et des gestes experts. C’est le cas de E1, dont le profil
présente un fort déséquilibre du ratio nombre d’années d’enseignement/nombre d’années en tant
que professionnel dans une entreprise. Dans cet héritage de l’enseignement technique, le re-
cours à des approches relevant de l’investigation pragmatique permet, pour les enseignants in-
terrogés, d’aller au-delà de la maitrise de gestes pratiques. Nous retrouvons, dans le recours à
des investigations pragmatiques, une manifestation de « l’inventivité » que les PLP
d’enseignement professionnel développent de par la diversité de leurs parcours et origines
(Coste, 2013). En effet, ces enseignants se caractérisent par une expertise qui prend ancrage à
la fois dans une sphère universitaire et dans une sphère professionnelle. Un PLP « doit maîtriser
le maximum de savoirs théoriques […] mais il doit aussi connaître aussi intimement que possible
les conditions les plus courantes d’exercice de ce métier » (Troger, 2003, p.3). D’une certaine
façon, on peut relever chez les enseignants interrogés une forme de « déjà-là expérientiel » tel
que le définissent Denis Loizon & Marie-France Carnus (2014, p. 200) dans le sens où ils
s’appuient sur une histoire personnelle et professionnelle pour mettre en œuvre leur enseigne-
ment. Ce « déjà-là » leur permet de mettre en place des pratiques que nous pouvons rapprocher
de l’investigation pragmatique, en s’inscrivant dans une culture des enseignements techniques
(Tanguy, 2000) qui donne une place prépondérante aux réalisations pratiques. Nous retrouvons
ici un résultat déjà observé concernant la pratique de démarches de type investigation. En effet,
il ressort des différents travaux de recherche sur le sujet, que d’une part les enseignants peinent
encore aujourd’hui à s’approprier cette démarche (Calmettes, 2009), et d’autre part, que l’on ob-
serve une grande diversité de mises en œuvre. Si certains aspects se rejoignent le plus souvent,
comme la prise d’appui sur une situation-problème par exemple, le traitement de cette situation-
problème s’avère différent selon les disciplines, et fortement lié à leur épistémologie (Prieur, Mo-
nod-Ansaldi & Fontanieu, 2013).

 Et pourtant…

Les résultats de notre étude mettent ainsi en évidence, du point de vue des PLP GITC, un re-
cours privilégié à des démarches pragmatiques, et un intérêt limité pour faire débattre et argu-
menter les élèves. Ce résultat ne semble pas pour autant exclure entièrement le recours à des
démarches explicatives (tableau 1). Ainsi, lors des entretiens menés, E6 décrit une séance
qu’elle qualifie elle-même d’investigation, au cours de laquelle elle demande aux élèves de re-

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

produire en toute autonomie un vêtement qu’elle leur présente, construit sur mannequin. Son ob-
jectif est de leur faire comprendre la technique du moulage, et de la formaliser en proposant une
définition. Nous sommes bien cette fois-ci dans le registre épistémique et cette démarche
d’investigation correspond à ce que nous avons défini comme une investigation explicative. On
identifie ici une enseignante qui définit clairement des objectifs d’apprentissage (la compréhen-
sion d’une technique) et la tâche en lien avec cet apprentissage (la réalisation du moulage puis
l’élaboration de la définition de la technique). Nous retrouvons là le travail enseignant tel que le
décrit Dessus (2008), avec la mise en place de « stratégies et tactiques d’enseignement » afin
d’accompagner la « tâche en lien avec l’apprentissage » proposée aux élèves.

 Un autre ancrage que les seules situations

Comme l’a décrit Amigues (2003), nous identifions ici des redéfinitions individuelles de « ce qu’il
y a à faire » concernant la démarche pédagogique à adopter pour transmettre le savoir profes-
sionnel. Et nous pouvons identifier un grand nombre de ces redéfinitions individuelles comme
tendant vers des démarches de type investigation pragmatique. Au vu de la nature des appren-
tissages professionnels dans la filière GITC, et des compétences évaluées à l’examen (« dans le
U33, c’est ce qu’on va leur demander, d’un modèle existant, elles le transforment et elles le réali-
sent en toute autonomie » nous dit E2), ce résultat n’est finalement pas surprenant. En effet,
comme nous l’avons déjà vu, certaines spécialités, de par leur nature, résistent à l'évolution vers
un enseignement plus centré sur les savoirs de métiers que sur les savoirs techniques formalisés
(Tanguy, 2000). Les enseignants de la filière GITC s’appuient sur une certaine culture encore
forte dans leur discipline qui privilégie une entrée pratique, concrète et en référence à leur vision
du travail en entreprise. Par ailleurs, comme le montrent Loizon et Carnus (2014) dans le cas des
enseignants d’éducation physique et sportive pour lesquels les pratiques pédagogiques sont in-
fluencées par les expériences sportives antérieures, on peut faire l’hypothèse que l’histoire pro-
fessionnelle des enseignants des disciplines professionnelles, marquée par un vécu dans des
métiers manuels hors enseignement, oriente fortement leurs décisions dans la manière
d’organiser leur activité enseignante.

Enfin, ce qui est très intéressant et moins attendu, c’est de constater que dans notre corpus, il y
a une enseignante qui déclare pratiquer une démarche d’investigation que nous rapprochons
d’une démarche explicative. Certes cette enseignante a un profil très particulier puisqu’elle est
titulaire d’un Master de sciences de l’éducation, qu’elle a suivi après sa titularisation comme PLP
GITC, et au cours duquel elle a été sensibilisée à la pratique de la démarche d’investigation.
Mais elle ne s’est pas contentée de pratiquer cette démarche sous son angle pragmatique,
comme peuvent le faire ses collègues de manière intuitive. En se positionnant ainsi dans le re-
gistre épistémique, elle illustre tout à fait la proposition de Gérard Vergnaud (1996), qui recom-
mande d’associer les invariants opératoires à des formes langagières et symboliques, pour leur
donner un autre ancrage que les seules situations. En effet, comme le soulignent Lucie Petit &
Anne-Catherine Oudart (2017, p.25), « la performance motrice ne peut être apprise par elle-
même mais est la conséquence de la maîtrise de l’environnement dans un but donné. Faire ap-
prendre le geste ne peut ni minimiser l’individu dans l’action, qui adapte et contrôle son mouve-
ment pour le réaliser, ni nier les effets des savoirs et des variations de l’environnement sur cet
ajustement ».

Ce travail met ainsi en évidence que, dans le contexte des filières industrielles de l’enseignement
professionnel, un lien est possible entre les démarches d’enseignement portées par les PLP de
l’enseignement général et les PLP de l’enseignement professionnel, et qu’une réflexion prenant
appui sur les prescriptions de DI peut émerger pour développer une plus grande cohérence entre
les volets général et professionnel de la formation. Si les caractéristiques de démarches
d’investigation de type pragmatique émergent assez facilement dans le discours des PLP Génie
industriel textile et cuir, le recours à des investigations explicatives est moins évident. Si le con-
texte particulier de l’enseignement professionnel permet d’interpréter ce résultat, cela n’en de-
meure pas moins un point critique dans d’autres disciplines d’enseignement. Ainsi, Michel Gran-
geat (2013, p.28) relève dans le cadre d’une étude portant sur des enseignants de sciences
physiques et chimiques, que « la dimension “explicitation des savoirs découlant de

153
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

l’investigation” […] semble être un point faible des pratiques observées ». L’investigation explica-
tive n’est d’ailleurs pas rejetée par les enseignants interrogés dans notre étude et mériterait à
notre sens d’être développée, dans une articulation avec l’investigation pragmatique, mais aussi
dans une articulation avec les volets technologiques et généraux de l’enseignement profession-
nel. Au-delà de ces travaux, il serait intéressant de confronter ces résultats à des observations
de pratiques ordinaires de PLP, mais aussi de se pencher plus avant sur la nature des savoirs en
jeu dans l’enseignement professionnel pour pouvoir les confronter aux savoirs tels qu’ils sont
abordés dans des disciplines d’enseignement général ayant recours explicitement à un ensei-
gnement des sciences fondé sur l’investigation.

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Annexe
Tableau regroupant les catégories, critères et observables

Critères Observables
L’élève effectue un diagnostic des problèmes
Apprentissage L’apprentissage est basé sur des problèmes
basé sur des
L’élève élabore des questions
interrogations
L’élève s’interroge sur le pourquoi d’un phénomène
Les élèves recherchent des hypothèses, des plans d’action, des solutions techniques
Conception et Des tâches d’ordres conceptuels sont à la charge des élèves
planification de Les élèves formulent des arguments cohérents
Types de tâches proposées aux élèves

recherches Les élèves conçoivent des solutions techniques


L’élève fait la distinction entre les différentes alternatives possibles
Les élèves présentent leurs propositions à leurs pairs
Les propositions sont justifiées et argumentées
Débats / Argu- Les propositions sont débattues, critiquées, validées ou invalidées entre pairs
mentation Les productions des élèves sont contrôlées par les pairs, qui recherchent leur validité et leur cohé-
rence
Les élèves analysent les productions et tirent des conclusions
Les élèves procèdent à des réalisations pratiques
Réalisations / Les élèves recherchent les informations dont ils ont besoin
productions Les solutions techniques proposées par les élèves sont réalisées
Les élèves réalisent en autonomie un enchaînement de tâches
Acquisition / L’apprentissage est fait à travers la réalisation des tâches
Structuration L’enseignant explicite les savoirs découlant de l’investigation
La salle de classe a une disposition permettant le travail en groupe
Les élèves sont répartis en groupe de travail
Travail en
équipe Le fonctionnement en groupes a un objectif didactique (et pas seulement de gestion de classe)
Organisation du travail de l’élève

Les élèves (ou les groupes) ont des rôles différents proposés par l’enseignant ou par les élèves
eux-mêmes
L’enseignant utilise les productions des élèves pendant la séance
Relation didac- La synthèse de la séance prend appui sur les productions des élèves.
tique L’enseignant se positionne comme un guide, un accompagnateur.
Les élèves répondent parfois aux questions de leurs pairs, et pas toujours l’enseignant.
Un (ou plusieurs) temps de présentation du travail de chaque élève/groupe à la classe est prévu
Communication durant la séance.
entre élèves Les élèves doivent argumenter pour convaincre leurs pairs de la pertinence de leur proposition
Les élèves sont placés en autonomie dans le cadre de l’exécution d’un enchaînement de tâches
Autonomie des techniques
élèves L’enseignant attend des élèves qu’ils prennent des initiatives
Les élèves sont placés en autonomie face à la réalisation de tâches d’ordre conceptuel
Implication des
Les élèves sont impliqués activement dans leur apprentissage
élèves

156
Recensions

Modèles de formation et architecture


dans l’enseignement supérieur.
Culture numérique et développement humain

sous la direction de
Brigitte Albéro, Teresa Yurén & Jérôme Guérin

Il y a un esprit des lieux. L’architecture est por-


teuse de valeurs, de conceptions éducatives.
L’agencement des bâtiments permet plus ou
moins facilement leur appropriation, leur aména- Éditions Raison et Passions, 2018
gement, voire leur détournement. Les grands pé- 360 pages, ISBN : 9782917645611
dagogues (Jean Baptiste de la Salle, Pestalozzi,
Freinet, Montessori, Dewey) l’avaient bien com- Il s’agit alors d’étudier « les relations entre le type
pris : de l’école couvent ou caserne aux pavillons d’architecture et les fonctions des espaces créés
alvéolaires de l’école ouverte. Michel Foucault, pour éduquer et former » (p.18). L’espace scolaire
avec ses dispositifs panoptiques et ses hétéroto- ou universitaire peut être envisagé comme un
pies, nous l’a rappelé : l’espace n’est pas un con- élément « du curriculum caché » selon
tenant pour de simples usagers, il est coproduit l’expression de Miguel Angel Santos (p.94).
par l’architecte qui l’a conçu et les habitants qui Pour mener à bien ce projet, les chercheurs
l’investissent. La problématique de l’habiter est proposent d’articuler deux points de vue, distincts,
bien connue des philosophes. Dans son sens mais complémentaires : 1) l’étude du campus uni-
fonctionnel avec les travaux d’Henri Lefebvre versitaire et ce qu’il révèle de ses logiques scienti-
(1974) sur la production de l’espace, comme ex- fiques, éducatives, politiques, sociales sous-
pression des modes de production économiques jacentes, soit l’espace tel qu’il est conçu, perçu et
et des rapports sociaux ; symbolique avec Gaston vécu (chapitres 4 à 8) ; 2) l’étude des modes de
Bachelard (1958) et sa poétique de l’espace ; sensibilisation des apprentis architectes à
métaphysique avec Martin Heidegger (1951) et la l’habitabilité de leurs conceptions de l’espace
pensée de l’habitation comme séjour de l’homme. (chapitres 9 à 13). On comprend que ces ap-
Elle est également travaillée par les historiens de proches croisées nécessitent un cadre théorique
l’éducation comme Marie-Claude Derouet- complexe articulant l’enquête ethnographique,
Bresson (1998) ou Pierre Philippe Bugnard pour saisir la manière dont humains et artéfacts
(2004). organisent un dispositif d’action, à l’analyse de
Le parti-pris de cet ouvrage, fruit d’un travail l’activité, pour prendre en compte les pratiques
collectif international France / Mexique1, est celui des enseignants et des étudiants dans les envi-
des sciences sociales. Son cadre théorique et ronnements concernés. Ce qui suppose tout un
méthodologique est fourni par les deux premiers éventail de méthodes (observations directes, en-
chapitres. L’étude concerne l’architecture de tretiens non directifs, etc.), et des reconstructions
l’enseignement supérieur, domaine jusqu’ici peu synthétiques à partir de faisceaux d’indices con-
investi par la recherche, comme le souligne la re- vergents (p.66).
vue de littérature du chapitre 3 (p.97, 107). Cet La première partie du volet enquête s’ouvre
espace est pourtant l’objet de tensions multiples, par le témoignage (au chapitre 5) d’un enseignant
entre élitisme et massification, formation profes- chercheur, Philippe Veyrunes, ancien professeur
sionnelle et culture, culture livresque et numérique d’école et fraîchement nommé à l’université qui
et donc entre médiatisation et médiation, comme découvre les formes pédagogiques que permet ou
l’a bien montré Monique Linard (p.31). interdit la configuration des salles et des amphi-
théâtres, ainsi que les modes d’appropriation des
différents lieux de vie. Ce récit illustre, par le vécu,
la problématique théorique de l’ouvrage. Mais,
1
Il s’agit de la traduction augmentée et mise à jour d’un ou- outre leur aspect fonctionnel, les espaces ont
vrage paru au Mexique : Teresa Yurén & Brigitte Albéro (dir.) aussi leur sens symbolique, leur décorum, comme
(2016), Modelos de formación y arquitectura en la Educación
Superior: cultura digital y desarrollo humano, Mexico, Juan
le souligne Denis Lemaître, sur le cas particulier
Pablos. des grandes écoles. Ce décorum renvoie à une

157
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

problématique identitaire, de distinction scienti- habitants dans la conception architecturale posent


fique et sociale, et rend visible en le matérialisant, des problèmes de compatibilité avec les logiques
tout un éthos professionnel. Toutefois, si fonctionnelles, esthétiques et poétiques.
l’architecture impose ses contraintes matérielles Comment la formation pourrait-elle y préparer les
et symboliques, les acteurs doivent jouer avec futurs architectes ? Rémi Laporte et Juliette
elles pour rendre l’espace habitable. Partant du Pommier montrent comment, par la technique des
triptyque d’Henri Lefebvre (espace conçu, perçu, jeux de rôles et le dialogue entre pairs, le point de
vécu), Mayné Elizabeth et Garcia Ruiz décrivent vue de l’habitant peut être pris en compte. Le
l’appropriation de leur campus par les ensei- dernier texte (chapitre 14) revient sur l’ensemble
gnants et les étudiants d’universités mexicaines et de la problématique de l’ouvrage et dégage
françaises. Ils montrent une lutte constante des quelques grandes tendances de la transformation
acteurs pour rendre ces espaces habitables, des espaces universitaires en lien avec le
quitte à les subvertir au besoin, par la création développement de la culture numérique et
d’hétérotopies personnelles ou collectives. La lo- synthétise les préconisations des experts en la
gique symbolique du décorum local rencontre matière. L’auteur constate « une dynamique de
celle des flux dématérialisés et mondialisés, réflexion et de transformation, effectivement
comme l’analyse Julieta Espinoza à partir de engagée dans le domaine », malgré des
l’œuvre de Manuel Castells. Le campus virtuel de résistances d’ordre divers (financier administratif,
la circulation de l’information, de la planification et conservatisme des utilisateurs).
de l’évaluation, double ainsi le campus matériel et Cet ouvrage réussit un pari ambitieux. Faire
il est nécessaire de penser les tensions que sus- travailler des chercheurs de nationalités, de disci-
cite leur coexistence. Un exemple de ces tensions plines et même de professions différentes, en ar-
est donné par Aima Delia Sanchez Miné Elizabeth ticulant des études sur l’espace universitaire et
et Garcia Ruiz qui analysent les procédures ad- sur la formation des architectes, aurait pu con-
ministratives inhérentes à la construction des ins- duire à une hétérogénéité difficilement maîtri-
tallations universitaires et à leur financement. Les sable. Il n’en est rien. Grâce sans doute à la ri-
auteurs montrent comment leurs normes et impé- gueur théorique et méthodologique exposée dans
ratifs contraignent le travail des architectes et les quatre premiers chapitres, ainsi qu’à la disci-
rendent souvent difficile l’habitation de ces es- pline que chaque contributeur s’est imposée,
paces. l’ouvrage est parfaitement cohérent. Malgré
La deuxième partie du volet enquête concerne l’importance de son investissement théorique et
la formation des architectes. Le travail d’Elisa Lu- méthodologique, il reste d’un abord relativement
go Villasenor, Mayné Elizabeth et Garcia Ruiz aisé, même pour un lecteur non spécialiste. Le
montre que les programmes de formation des glossaire et l’index permettent une navigation fa-
écoles d’architecture mexicaines restent centrés cile à travers les articles. Les cadres théoriques,
sur les dimensions technologiques et artistiques la documentation sur la littérature existante, les
des projets architecturaux et ne prennent en analyses de cas permettent à tous les acteurs de
compte qu’à la marge la perspective de l’éducation de mieux appréhender leur environ-
l’habitabilité. Qu’en est-il du côté français ? San- nement spatial et ses dynamiques de transforma-
dra Safourcade étudie les curricula qui suivent la tion et de questionner leur habitabilité.
réforme de 2005 intégrant les écoles
d’architecture dans l’université. Elle constate cer-
tains écarts entre une perspective centrée sur les Michel Fabre
savoirs dans les écoles et une perspective cen- Professeur émérite, Centre de recherche
trée sur les compétences dans les référentiels en éducation de Nantes, Université de Nantes
officiels.
Les trois chapitres suivants analysent la
Références
formation des architectes. Olivier Delépine se
centre sur la pédagogie de l’atelier en étudiant le BACHELARD Gaston (1958), La poétique de l’espace, Paris,
cas de l’École nationale d’architecture de PUF.
Bretagne (ENSAB de Rennes). Il met l’accent sur BUGNARD Pierre-Philippe (2007), Le temps des espaces
les évolutions liées au numérique. Benjamin pédagogiques. De la cathédrale orientée à la capitale occiden-
tée, Nancy, PUN.
Watteau s’intéresse, lui, à la sensibilisation des
apprentis architectes aux besoins et exigences DEROUET-BESSON Marie-Claude (1998), Les murs de
des usagers, dans les ateliers de conception de l’école. Éléments de réflexion sur l’espace scolaire, Paris, Mé-
tailié.
projets. Pour l’auteur, la formation permet la prise
en compte de l’usager en promouvant un HEIDEGGER Martin (1951), Bâtir Habiter Penser. Essais et
Conférences, Paris, Gallimard.
« postulat empathique », selon lequel l’architecte
doit être capable de se mettre à la place de LEFEBVRE Henri (1974), La production de l’espace, Paris,
l’habitant. Aller au-delà et inclure les futurs Anthropos.

158
Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Vidéo-formation et développement de
l’activité professionnelle enseignante
sous la direction de
Cyrille Gaudin, Simon Flandin,
Sylvie Moussay & Sébastien Chaliès

Que cela soit clair d’emblée, les auteurs de cet


ouvrage collectif s’inscrivent tous dans des ap-
proches de formation par l’analyse de vidéos de
situations de classe. Ils ne présentent pas
l’utilisation de la vidéo comme une panacée, mais
un ensemble de modalités sujettes à
d’éventuelles dérives. S’il fallait ne retenir qu’une
condition pour éviter des dérives de son utilisation L’Harmattan, Collection « Savoirs & Formation », 2018,
vers le formatage, ce serait la nécessité de main- 289 pages, ISBN : 9782343144610
tenir la dialectique entre recherche et formation
afin de ne pas céder à la tentation d’éluder la
complexité du réel associée à tout extrait vidéo, La vidéo-formation peut induire des processus
ce à quoi se tiennent tous les chapitres de cet ou- ou des postures de réflexivité augmentée sous
vrage. certaines conditions présentées dans les diffé-
Cet ouvrage présente divers dispositifs de vi- rentes études.
déo-formation sans pour autant les proposer Contrairement à ce que laisserait entendre
comme généralisables ni « duplicables » dans l’organisation éditoriale de l’ouvrage en deux par-
n’importe quel contexte, car ils sont fondés sur ties séparées (la première dans un cadre déve-
des protocoles de recherche spécifiques. Il a loppemental ou sémiologique, la seconde dans un
l’avantage de présenter la vidéo-formation sous cadre normatif ou culturaliste), les auteurs défen-
divers aspects, sans en faire pour autant une so- dent plutôt une articulation entre ces deux ap-
lution obligatoirement avantageuse. Au contraire, proches. En d’autres termes, la vidéo-formation
l’accent est mis sur les questions à se poser avant doit être pensée, non comme une solution exclu-
de l’utiliser en formation. sive, mais comme une modalité dans laquelle les
Contrairement aux pratiques habituelles des règles et les normes enseignées doivent contri-
réseaux sociaux, auxquelles nous avons ten- buer en même temps au développement de
dance à penser que nos futurs enseignants se chaque enseignant pour pouvoir les modifier, les
réfèrent, ce n’est pas à la personne, à ses per- adapter, les transgresser en étant capable
formances, à ses contreperformances que cet d’argumenter.
ouvrage s’intéresse. Les diverses contributions au Les deux parties de l’ouvrage sont précédées
contraire incitent à s’en détacher pour se focaliser par une préface de Patrick Rayou puis d’une in-
sur les pratiques, l’activité et le contexte avec et troduction de Cyrille Gaudin et Simon Flandin.
dans lesquels l’individu filmé évolue. Il s’agit La partie 1 est intitulée « Vidéo-formation et
d’observer via la vidéo une activité pour construire développement de l’activité enseignante à partir
le professionnel. En ce sens, la comparaison que d’une approche sémiologique ». Elle se compose
fait Marc Durand dans la postface avec la vidéo- des cinq premiers chapitres. Le chapitre 1 précise
formation est judicieuse : la vidéo-formation « est les principaux présupposés épistémologiques et
un antiselfie » principes méthodologiques qui sont communs aux
L’utilisation de la vidéo peut suralimenter quatre études présentées.
l’analyse de l’activité dans le sens d’une acuité et La partie 2 est intitulée « Vidéo-formation et
d’une finesse d’analyse accrues dans des visées développement de l’activité enseignante à partir
de formation. d’approches culturalistes ». Elle se compose des
Mais, et c’est également l’objet de cet ouvrage, chapitres 6, 7, 8 et 9. Cette partie présente trois
elle peut également contribuer à promouvoir des études fondées sur des théories historico-
dispositifs inenvisageables il y a quelques an- culturelles et psychologiques de l’activité prenant
nées. Tout ceci à la condition que son utilisation également appui sur un assujettissement relatif à
soit réellement pensée en des termes des expériences normatives situées. Dans la
d’opportunité (n’existe-t-il pas une autre modalité même structuration que la partie 1, le chapitre 6
moins couteuse ?), de nécessité (est-ce bien né- présente les postulats et théories des trois pro-
cessaire ?) et de singularité (se voir au travail est- grammes de recherche communs aux trois études
elle la seule modalité ?). exposées.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Ces deux parties sont suivies d’une conclusion portant que l’analyse qui en est proposée en for-
de Cyrille Gaudin et Simon Flandin. L’ouvrage se mation. Pour reprendre les termes de l’étude pré-
termine par une postface de Marc Durand. cédente, on pense au « faire écho » et à une cer-
taine viabilité de la situation en tant que vecteur
Partie 1 d’engagement. Ceci est d’autant plus étonnant
Les quatre études présentées sont appréhen- que l’analyse est souvent perçue par les forma-
dées selon une approche sémiologique avec un teurs comme un moment bien plus formateur que
concept d’activité dans le sens de Jacques Theu- le visionnage qui reste dans leurs esprits l’artefact
reau, que les auteurs développent. support pour une analyse plus productive en
En tant que technologie « rétentionnelle », la termes d’apprentissage. Les auteurs en déduisent
structure d’écoulement de la vidéo est appréhen- avec juste raison la présence d’une double activi-
dée par les auteurs comme semblable à celle de té : celle générée par le visionnage de la vidéo et
la conscience humaine. Dans ce sens elle facilite celle engendrée par le dispositif de formation et
l’engagement, le réengagement d’un acteur dans les formateurs eux-mêmes. Ces résultats amè-
l’activité visionnée. Les auteurs peuvent ainsi se- nent les auteurs de ce chapitre à envisager des
lon leurs approches décrire et comprendre moments prolongés, suite au visionnage et avant
l’activité et l’expérience humaines. l’analyse. Ils repèrent également une contrainte
Deux dispositifs ont donc été utilisés dans ces chronologique dans la formation initiale pour la-
quatre études, mais également dans les études quelle l’allo-confrontation conviendrait davantage
de la seconde partie : des entretiens en début de formation et permettrait de passer
d’autoconfrontation pour obtenir des données progressivement à l’auto-confrontation. Des pistes
destinées à la recherche et des allo- intéressantes donc pour les formateurs en école
confrontations dans des visées de vidéo- supérieure du professorat et de l'éducation
formation. (ESPE)…

La première étude dont les auteurs sont Si- La troisième étude présentée par Alain Muller
mon Flandin et Luc Ria, présentée dans le cha- et Valérie Lussi-Borer porte sur des analyses me-
pitre 2, interroge les objets et les processus nées auprès d’enseignants dans leur première
d’apprentissage en jeu chez les enseignants no- année de formation à l’Institut universitaire de
vices lorsqu’ils observent leurs pairs notamment formation des enseignants de Genève. Elle inter-
par vidéo interposée. Qu’est-ce qui oriente leur roge « les potentialités de renormalisations » con-
activité d’observation vidéo et qu’est-ce qui, dans tenues dans l’opération de comparaison
l’activité visionnée, la rend signifiante au point de d’activités entre plusieurs visionnages de situa-
générer des apprentissages ? tions d’enseignement de même type. Ces modali-
La recherche menée présente deux types de tés permettent des articulations de « différences
résultats. Tout d’abord l’apprentissage dépend de inter-activités » et de « différences intra-activité »
la perception, dans la vidéo, d’un enjeu faisant qui contribueraient à un développement profes-
écho à l’enseignant novice qui produit ce que les sionnel.
auteurs nomment « amorçage observationnel ». Concernant l’élaboration de différences inter-
Cet amorçage observationnel ainsi que la trans- activités, les auteurs montrent que trois niveaux
formation potentielle du travail sont conditionnés de comparaison sont en jeu : un niveau globale-
également par une viabilité de la situation estimée ment qualitatif (différences entre ce qui marche
par l’observateur. Cette viabilité, et c’est le deu- bien, moins bien, pas du tout), un niveau analy-
xième résultat de cette étude, peut prendre quatre tique (le repérage des actions qui font la diffé-
formes : une technique connue ou reconnue, un rence) et un niveau permettant des essais de gé-
savoir sur le métier, une règle à suivre et à faire néralisation.
suivre et une forme syncrétique d’activité résultant Concernant l’élaboration de différences intra-
de plusieurs éléments observés. activités, la recherche montre que les enseignants
ne se contentent pas des consignes. Ils thémati-
La deuxième étude, dont les auteurs sont sent également ce qui aurait pu être différent au
Serge Leblanc et Céline Blanes-Maestre, porte sein du déploiement d’une même activité en
sur les effets de visionnements multiples de situa- termes de possibles non réalisés.
tions filmées sur des enseignants novices de Pour les auteurs, seule la mise en œuvre
master 2 MEEF (Métiers de l'enseignement de conjointe de ces deux types d’élaboration pro-
l'éducation et de la formation), dans une unité voque des renormalisations. Il s’agit de systèmes
d’enseignement transversale, afin de stimuler et triadiques comparant deux situations, à l’aide d’un
outiller des réflexions professionnelles. troisième élément de ce qui va devenir une
Certains résultats sont étonnants. Par exemple triade : l’activité possible. Ainsi, lors du visionne-
l’immersion mimétique générée par le visionnage ment de plusieurs vidéos, « l’activité possible joue
de la vidéo permet un engagement bien plus im- le rôle de médiateur de ces activités réelles com-

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

parées ». Poussant leur logique plus loin, Muller ressources utilisées en formation, ressources vi-
et Lussi-Borer n’hésitent pas à raisonner en déo, ressources documentaires, ressources do-
termes de processus de « renormalisations fic- cumentant le vécu de l’enseignant visionné…
tives » : les articulations faites par les stagiaires
en formation, entre différences réelles et diffé-
rences possibles, ouvrent sur des différences vir- Partie 2
tuelles, qui potentiellement peuvent provoquer Les trois études présentées s’inscrivent dans
des processus de renormalisations fictives... les trois approches culturalistes que les auteurs
Muller et Lussi-Borer suggèrent alors trois présentent en préalable dans le chapitre 6.
pistes en formation : a) proposer des outils pour
l’analyse de l’activité aux enseignants novices ; b) La première étude présentée par Cyrille Gau-
choisir des supports vidéo montrant des activités din et Sébastien Chaliès, et c’est là son originalité,
diversifiées, mais proches de celles des ensei- propose d’interroger les potentielles difficultés
gnants à former ; c) proposer des activités susci- spécifiques de l’utilisation de la vidéo en formation
tant de la satisfaction et de l’insatisfaction pour les enseignants novices, et pour les forma-
teurs.
La quatrième étude est présentée par Lionel L’étude porte sur la formation initiale
Roche et Nathalie Gal-Petitfaux. Elle traite d’une d’étudiants de master 2 à l’ESPE de Toulouse en
conception dite participative d’un dispositif de éducation physique et sportive. Un dispositif parti-
formation. Une conception participative consiste à culier utilisant des vidéos a été filmé et suivi
prendre en compte les besoins des étudiants au d’entretiens d’autoconfrontation avec les différents
retour des stages dans lesquels ils assurent des acteurs (professeurs stagiaires, formateurs). Les
situations de classe. L’adhésion des étudiants, les données ont été analysées selon une méthodolo-
articulations des aspects théoriques et pratiques, gie particulière explicitée et fondée en partie sur la
sont également visés dans la formation construction de règles par le chercheur à partir du
d’étudiants en licence 3 « Éducation et motricité » discours des enseignants novices lors des entre-
en STAPS (Sciences et techniques des activités tiens d’autoconfrontation. Pour les auteurs, une
physiques et sportives) qui est ici prise comme règle est constituée d’un objet, d’éléments
support de la conception du dispositif. En termes d’étayage et de résultats attendus ou constatés.
d’organisation, les étudiants devaient réaliser des Par exemple « Donner une explication à un
vidéos de séquences de leçons, accompagnées élève » (signification interprétée par l’enseignant
d’un journal de bord et d’analyses. Des séances novice regardant la vidéo) vaut pour « Insister en
de formation utilisaient ces supports sous di- répétant et en montrant un élément qui a été en-
verses modalités. seigné » (Ce que l’enseignant novice voit sur la
La recherche menée par les auteurs consistait vidéo) ce qui obtient comme résultat que « les
à analyser la manière dont les étudiants élèves se transforment » (les effets que pense
s’appropriaient le dispositif de formation. Les ré- repérer l’enseignant novice sur la vidéo).
sultats montrent deux aspects saillants. Les résultats obtenus montrent que 1) les en-
1) Une évolution des focalisations et des formes seignants novices n’analysent pas toujours la vi-
de réflexivité entre un déplacement des moments déo conformément aux attentes du formateur ; 2)
de la leçon filmée correspondant à leurs préoccu- et que la vidéo créée de la complexité dans
pations, et des interprétations de leurs propres l’activité du formateur. L’étude montre que
vidéos. Selon les périodes de stage, les moments l’utilisation de vidéo n’est pas obligatoirement le
focalisés changeaient, ce qui a permis au forma- support privilégié pour les formateurs notamment
teur d’orienter les choix des vidéos supports. pour « exemplariser ».
2) Des identifications de gestes professionnels Les auteurs interprètent ces résultats, en dis-
d’intervention en classe et des constructions de cutant trois formes d’activité accompagnant la
significations. Quatre dimensions de ces identifi- complexité apportée par la vidéo : a) activité
cations/constructions de signification ont été rele- autonome des enseignants novices échappant au
vées par les auteurs : une dimension comporte- formateur ; b) activité contrainte pour les forma-
mentale et une dimension professionnelle, une teurs par l’utilisation de la vidéo et c) activité in-
dimension corporelle et une dimension contex- duite du formateur, qui a tendance à déclencher
tuelle. des formes d’autoconfrontation avec les novices.
En conclusion, ce chapitre montre que la con-
ception participative de dispositif de formation fa- La deuxième étude, exposée par Solange
vorise les évolutions des focalisations attention- Ciavaldini-Cartaud, développe un exemple de vi-
nelles, des formes de réflexivité des étudiants et site de classe enrichie par le filmage de la situa-
l’identification de gestes professionnels en classe tion de classe dans le cadre du tutorat mixte, dont
et de leurs significations. Les auteurs proposent la modalité semble spécifique à l’ESPE dans la-
ainsi de diversifier et de bien doser les types de quelle l’étude a été faite.

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Recherches en Éducation – N°37 – Juin 2019

Dans le cadre d’un parcours d’histoire- escient et au bon moment. Il peut également inté-
géographie d’un master MEEF, des « obser- resser les enseignants en formation, soit initiale
vables » (photographies, courts extraits vidéo) soit continue, pour appréhender pleinement leur
sont complétés de diverses fiches élaborées par formation sans se focaliser sur la personne filmée.
l’enseignant. Ces éléments sont analysés collecti- Il peut également séduire les enseignants-
vement en trois phases. chercheurs qui s’intéressent de près ou de loin à
Sans grande surprise, les résultats montrent la la dialectique recherche-formation dans des mo-
difficulté des enseignants novices, d’une part à se dalités nouvelles ou plus simplement à l’analyse
détacher de leur fiche de conception de leçon et, de l’activité.
d’autre part à transformer leurs pratiques de
classe.
L’auteur en conclut que l’utilisation de la vidéo, Alain Jean
avec des modalités propres à cette étude, permet
Maître de conférences habilité à diriger des
d’aborder certaines difficultés professionnelles
recherches en sciences de l’éducation,
typiques de l’entrée dans le métier.
Laboratoire interdisciplinaire de recherche en
didactique, éducation et formation (LIRDEF),
La troisième étude est présentée par Sylvie
Faculté d’éducation, Université de Montpellier
Moussay dans une approche de clinique de
l’activité. Il y est question de coordonnateurs en
zone d’éducation prioritaire. Ces enseignants doi-
vent concevoir et superviser des nouveaux dispo-
sitifs de suivi des élèves en collaboration avec les
équipes d’enseignants. Le but in fine est, en tant
qu’« enseignant-accompagnant », d’aider les en-
seignants à transformer leurs pratiques. L’étude
porte sur un dispositif particulier en œuvre dans la
banlieue lyonnaise, dans lequel un chercheur ac-
compagne quatre coordonnateurs, en visant deux
objectifs : construire un collectif de coordonna-
teurs dans le sens de partager, confronter et mu-
tualiser ; et élargir leur rayon d’action et dévelop-
per leur pouvoir d’agir. Ainsi, filmages de
situations de travail, entretiens d’auto-
confrontation, restitution et discussion des ana-
lyses ont été mis en œuvre selon un protocole en
trois étapes : choix des objets d’investigation,
analyse des vidéos sur le travail et identification
des actions à transformer.
Un peu comme lors de la première étude de
cette partie, deux effets ont été constatés ; un ef-
fet prévu et un effet non prévu. Le déclenchement
d’un dialogue professionnel par le visionnage
d’une vidéo a bien été constaté en tant qu’effet
non seulement prévu, mais visé. L’effet non prévu
est venu des coordonnateurs. L’effet formateur
qu’ils avaient eux-mêmes vécu leur a donné l’idée
de proposer d’utiliser avec les collègues de
l’établissement les mêmes outils et démarches
d’analyse de l’activité à l’aide de la vidéo.
L’auteur conclut alors sur un processus inté-
grant une méthodologie d’analyse, de recherche,
dans un premier temps dans des problématiques
de travail (ici les coordonnateurs), et dans un se-
cond temps, dans ce que l’auteur nomme « un îlot
potentiel de formation » (ici les équipes
d’enseignants de l’établissement scolaire). Un bel
exemple de formation à et par la recherche.
Nul doute que cet ouvrage peut permettre à
des formateurs d’enseignants de penser leurs
dispositifs de formation en utilisant la vidéo à bon

162
Direction de la revue

Céline Chauvigné, directrice de publication et rédactrice en chef


Michel Fabre, rédacteur adjoint
Denise Orange Ravachol, rédactrice adjointe
Sylvie Guionnet, secrétaire de rédaction

Membres du comité éditorial


Fabienne Brière-Guenoun (Université Paris-Est)
Hanaà Chalak (Université de Nantes)
Sylvain Doussot (Université de Nantes)
Marc-André Éthier (Université de Montréal - Canada)
Christiane Gohier (Université du Québec à Montréal - Canada)
Pascal Guibert (Université de Nantes)
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Thérèse Perez-Roux (Université de Montpellier)
Pierre Périer (Université de Rennes 2)
Tanguy Philippe (Université de Nantes)
Loïc Pulido (Université du Québec à Chicoutimi - Canada)
Marie Salaün (Université de Paris Descartes)
Annette Schmehl Université de Nantes)
Marie Toullec Théry (Université de Nantes)
Sébastien Urbanski (Université de Nantes)
Isabelle Vinatier (Université de Nantes)
José Wolfs (Université Libre de Bruxelles - Belgique)

ISSN 1954 3077


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ISSN : 1954 - 3077

© CREN – Université de Nantes, 2006

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