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Patrick Chardenet
Chargé de cours
Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3
UPRES SYLED/CEDISCOR
On peut être ainsi rappelé au service d’un agir fonctionnaliste et rapidement perdre
le fil d’une préoccupation que l’on pose comme essentielle : quels fondements
humains permettent une activité évaluative qui sera mobilisée lors d’un acte
d’évaluation ? On ne peut congédier la notion fonctionnelle [évaluation] sachant que
dans le même temps celle-ci fait écran à la souche évaluative. L’approche en
direction de la formation quel qu’en soit le terrain doit tenir ce double engagement
d’affronter cette position inconfortable pour éclairer sur quoi repose l’activité
évaluative et proposer des scénarios d’évaluation. Que l’on pardonne donc les
détours qui engendrent les insatisfactions et les propositions qui ne s’appliquent pas
sans l’application d’acteurs convaincus. Améliorer la qualité, la sécurité, l’efficacité
en milieu professionnel suppose la mise en place d’un processus qualifiant avec des
procédures d’interaction qui se fondent sur une analyse de l’activité évaluative.
1
Il n’est guère de numéros de cette revue qui, au passage d’un article ou d’un autre ne mentionne
l’évaluation de programmes d’action, de pratiques, de comportements.
2
On peut décrire les situations d’évaluation par l’interaction entre l’évaluateur (qui guide le processus) et
l’évaluataire (sujet de l’évaluation).
2
Mais l’emprise évaluative nous guette, notre vie quotidienne est aujourd’hui
parsemée de situations où notre état, nos actes, nos productions sont ou seront,
d’une façon ou d’une autre évalués : le poids à la naissance, le parcours scolaire,
les habitudes de consommation, les aptitudes à un emploi, les formations dans le
cadre professionnel les capacités d’endettement, le bilan de santé, nos activités de
communication (téléphone, navigation en ligne) tout est mesuré et aboutit à un
jugement ou à une justification. Martyrs de la mesure sociale, chacun d’entre-nous
contribue également à l’entretien de cette domination du paradigme "évaluation"
par notre quête des meilleurs rapports qualité/prix, du meilleur roman de la
rentrée, du film à ne pas manquer, du meilleur établissement scolaire. A l’offre
marchande proposant le meilleur, nous répondons en consommateurs éclairés que
nous voulons en avoir pour notre argent. Alors la recherche des instruments de
validation de la qualité qui déterminerait la valeur, devient essentielle. Nous
transmettons ainsi une obsession de la compétitivité sous le règne de la
compétition.
Il faut savoir qu'il n'en a pas toujours été ainsi. L' Antiquité, par exemple n'a
jamais connue, ni en Grèce, ni à Rome de système organisé d'évaluation. On se
contentait à l'époque de faire confiance à la relation entre le Maître 3 et le
disciple4. A partir du Moyen Age, les choses commencent à évoluer. En Europe,
les écoles royales s'organisent et les corps sociaux se forment autour des
professions. On peut alors hériter de la profession de son père ou bien on peut
l'acquérir sous certaines conditions : être parrainé, satisfaire à des règles. La
société féodale est très hiérarchisée et certaines situations sont enviables
(charges). Il faut bien dès lors organiser la sélection car on passe progressivement
de la culture éducative de «l' homme par l'homme» 5 à celle des élites par les
maîtres. L’innovation viendra d’Orient. De 960 à 1279, la Chine vit sous la
dynastie Song qui unifie et organise l'administration. Les fonctionnaires
(mandarins) sont chargés de collecter les impôts. Pour les sélectionner,
l'administration chinoise invente l'examen. Cette procédure sera rapportée par des
voyageurs jusqu'en Europe. Mais il faut attendre le XIXe siècle, la Révolution
industrielle et ses besoins en ouvriers, contremaîtres et ingénieurs, pour assister à
la formation des grands systèmes éducatifs et à la mise en place d'examens
nationaux comme le Certificat d'Etudes primaires en France (créé en 1882). Du
côté de la formation, c’est le processus de rationalisation du facteur travail qui
amène aux Etats-Unis dans les années 1930 à analyser la formation comme on
analyse la production en actes décomposés mesurant les écarts entre l’input et
l’output pour les optimiser. Après la seconde guerre mondiale, à partir des années
1950, les systèmes scolaires européens se massifient et l' âge d'obligation scolaire
augmente de 14 à 16 ans. L'examen de fin d'études primaires devient obsolète car
98% d'une classe d'âge entre dans le cycle secondaire 6 et le seuil clé dans le
3
Magister, dérivé de magis : plus davantage.
4
Discipulus, dérivé de discere : qui apprend.
5
Gusdorf, G. Pourquoi les prof. pp-45-46
6
Le CEP est supprimé en 1989
3
épreuves, les mêmes critères et les mêmes correcteurs (ce qui serait impossible).
Le procédé se complexifie encore lorsque se pose le problème de la construction
de savoirs spécifiques et l’acquisition de compétences sur des terrains au carrefour
de multiples disciplines dont la congruence recherchée est le travail dans
l’humain. Les domaines de l’éducation, de la santé, de l’action sociale se
caractérisent par une intervention de l’homme sur l’homme et mobilisent des
approches spéculatives, praxéologiques et axiologiques 7 qui ne permettent pas de
disposer a priori d’un simple Référentiel à double entrée. Les capacités
combinatoires sont telles que les critères de la compétence dépendent autant
du savoir tel qu’il a été construit en formation et tel qu’il évolue, des sujets
destinateur et destinataires des actes professionnels, de la situation qui fonde
un point de vue.
L’analyse du facteur travail est donc nécessaire, mais pas seulement du point de
vue de sa rationalité stratégique. « Toute connaissance qui se dit scientifique mais
qui ne traite l’homme que comme objet à travers des "grilles", "modèles",
"comportements", "logiques sociales", pratiques, "corpus linguistiques",
régularités et autres signes socialement dénotés et connotés, n’est-elle pas
usurpatrice … ? »8 . C’est sa rationalité communicationnelle en tant que « force
d’appel/rappel »9 qui motive la notion de [travail]. Il s’agit là d’une approche
ergologique qui associe les acteurs, destinateurs et destinataires des actes
professionnels. L’enseignement/apprentissage, la formation, le soin, mais aussi le
soutien social, la justice, l’ordre social sont des interactions qui impliquent des
modèles de rigueur qui ne doivent pas être empruntées de façon univoque à
ceux des disciplines convoquées : matières d’enseignement, techniques
professionnelles, sciences de la nature, psychologie comportementale, droit.
Face à cela, comment se définissent les objectifs et les buts de formation dans
les établissements, dans les équipes de formation ? D’abord, les cursus et les
programmes varient moins rapidement que les contraintes imposées par le
contexte. Ce n’est peut-être pas un facteur négatif in fine, mais cela accroît les
écarts. Ensuite, les processus de formation des formateurs sont tellement variés,
éclatés qu’il est impossible de définir aujourd’hui en France le profil académique
en termes de savoir didactique et pédagogique, et le profil professionnel du
formateur. Par conséquent les objectifs d'évaluation, les procédures et les
procédés qui dépendent étroitement des uns et des autres dans leur mise en
pratique sont également variés et éclatés. Ce n’est pas non plus forcément négatif
sur le fond, mais cela ne contribue pas à une appréhension globale. Nous nous
trouvons dans un rapport d'inclusion d'un côté et d'exclusion de l'autre. Le facteur
évaluation est partagé en tant qu’acte commun transmis par la nécessité de la
fonction de formateur et reproduit comme démarche d’évaluateur selon les
représentations d’un plan de formation dont nous venons de montrer qu’il tendait
à se construire en écarts par rapport aux contextes.
Ce qui est en cause dans les systèmes d’évaluation actuels, ce sont les
caractères irréversible, externe et excluants de la sanction qui est appréciée
comme une sentence. Comment développer dans le travail les valeurs de la
citoyenneté sans adapter des systèmes qui régulent les flux des ayants droits et des
exclus à celle-ci. On ne peut décider extérieurement de l’acquisition de
connaissances et de compétences chez un sujet comme on ne peut évaluer
extérieurement cette acquisition.
compte de l’être sujet évaluataire, il serait nécessaire d’entrer dans une procédure
analytique complexe et des procédés d’entretiens non directifs que les moyens
institutionnels généralement accordés aux pratiques d’évaluation ne permettent
pas. L’autoévaluation actuellement généralement pratiquée reste bien en
deçà de ce qu’elle pourrait prétendre atteindre. C’est peut-être davantage en
milieu professionnel que son rôle et les moyens qu’elle implique seraient
susceptibles d’être introduit de façon acceptable.
Il ne peut s’agir d’une doctrine ou d’une idéologie mais plus certainement d’une
posture à l’égard d’une pratique sociale globale et des tours qu’elle se donne entre
la sélection et l’orientation, le contrôle et le formatif.
Michel Vial11 propose de distinguer entre les processus humains, ceux qui
permettent à l’être de convoquer le sens pour se situer et situer ses actes, et les
moyens mis en œuvre pour actualiser ces processus : les procédures. C’est au
niveau des processus que se créent les modèles qui permettent d’appréhender le
réel des situations par des schématisations actives. Or, entre le modèle issu de la
description et les schémas de l’action se glisse toujours d’autres rationalités : celle
du vivant, celles des acteurs et celle du langage même du modèle et des schémas.
"Mesurer" , "gérer ", "construire du sens" peuvent être considérés comme les trois
paradigmes de référenciation de l’évaluation12.Ces trois sources de modèles à
partir desquels sont imaginées les procédures et les procédés sont des actes où le
langage, de l’axiologie à l’argumentation joue un rôle de support cognitif et
discursif. Le rapport langagier y est constant mais le troisième instruit une
qualité distinctive dans l’ordre de l’interaction. On ne peut se passer de l’autre
pour interagir et l’évaluateur ne peut se passer de l’évaluataire pour construire le
sens attendu d’un acte professionnel, d’une production dans une situation donnée.
14
Ibid. p. 155.
8
Construire du sens, c’est aussi s’exposer en tant que sujet et exposer un discours.
En situation d’évaluation, celui-ci soit va au plus court, soit affronte la
complexité. Soit il donne face à un Référentiel fermé une réponse monologale
attendue à une non-question dans le cadre d’un rite social, soit il élabore des
séries de questions dialogales, face à un Référentiel dynamique dans le cadre
d’une pratique de connaissance.
Repères bibliographiques
ABRECHT, R., 1991, L'évaluation formative, une analyse critique, De Boeck,
Bruxelles.
BONNIOL, J.-J., VIAL, M., 1997, Les modèles en évaluation, De Boeck,
Bruxelles.
BRONCKART, J.-P., 1985 (en collaboration), Le fonctionnement du discours,
Delachaux & Niestlé, Neuchâtel/Paris.
CHABROL, C., 1994, Discours du travail du travail social pragmatique, PUF.
CHARDENET, P., 1999, De l’activité évaluative à l’acte d’évaluation,
L’Harmattan.
CHARDENET, P., 1997 (a), ""Evaluer" : le processus qualifiant, formation
sociale et formation discursive", dans Changer, revue du Groupe de
15
Pevzner, I., 1997, "Le rôle organisateur de l’intonation dans le traitement de l’énoncé par l’auditeur", Actes du
16e Congrès International des linguistes, Pergamon, Oxford, Paper n°0122.
9
Résumé
L’approche de l’évaluation quel qu’en soit le terrain doit tenir ce double engagement
d’éclairer sur quoi repose l’activité évaluative et proposer des scénarios
d’évaluation. Dans le cadre de cet article seul le premier engagement dont dépendra
étroitement le second, sera abordé. Améliorer la qualité, la sécurité, l’efficacité en
milieu professionnel suppose la mise en place d’un processus qualifiant avec des
procédures d’interaction qui se fondent sur une analyse de l’activité évaluative.