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Introduction

Dans leur texte de cadrage, Peraya et Peltier (2020)


rappellent combien les fondements de l’ingénierie
pédagogique au travers des évolutions technologiques,
sociétales, et des pratiques individuelles et collectives des
étudiants et enseignants, ont été de nombreuses fois remis
en cause et interrogés. Dans le contexte de la pandémie
mondiale que nous traversons, ils sont cette fois fortement
secoués, voire déstabilisés.
Invitée en pleine pandémie à répondre aux questions posées
par les auteurs de cette rubrique qui a été pensée et
questionnée à une époque où nous étions dans la continuité
du regard de nos pratiques et dans un contexte d’évolution
connu, j’ai pris le parti de décaler ma contribution et de la
centrer sur l’ingénierie pédagogique de la formation à
distance en temps de confinement et de pandémie plus
largement. L’ambition de cette contribution au débat
demeure de partager des réflexions, constats et pistes
d’intelligibilité sur ce qui se joue actuellement, au temps de la
Covid-19, au travers de trois questions majeures posées par
le texte de cadrage de la rubrique.
En quoi sommes-nous aujourd’hui dans une dynamique qui
appelle à un renouvellement incontournable des pratiques ?
L’ingénierie pédagogique, en première ligne de nos systèmes
éducatifs, est actuellement confrontée à une dynamique
avant tout sociétale et anthropologique sans précédent,
doublée d’une accélération technologique, déjà
précédemment bien engagée. Cette dynamique nouvelle va
très certainement selon certains auteurs (Devinney et
Dowling, 2020) entraîner un changement de paradigme
d’enseignement et d’apprentissage annoncé et attendu
depuis longtemps. Sur la période que nous traversons, après
la sidération, les points de vue éclairant ces dynamiques
nouvelles qui semblent s’ouvrir ne manquent pas. La
philosophe Claire Marin (2020) spécialiste des basculements
et des ruptures individuelles et collectives rappelait dans un
article récent du Monde que « face à une catastrophe, on se
rassure en la considérant comme une parenthèse plutôt
qu’un avertissement », l’avertissement d’un déséquilibre,
d’une rupture, d’une transition, ou d’une transformation.
Pour cette philosophe, l’expérience de la pandémie et de ses
implications soudaines (retour cataclysmique d’une grande
peur oubliée de l’épidémie) et massives (plus de la moitié de
l’humanité confinée durant de longs mois) est une expérience
avec un potentiel destructeur aux plans psychique, moral,
politique, social, économique très fort, car cette expérience
déconstruit les constructions imaginaires, les habitus, les
règles de fonctionnement et de relations qui fondent nos
sociétés, et ce à tous les niveaux. L’historienne Françoise
Hildesheimer (2020) souligne, quant à elle, que dans l’histoire
les épidémies ont un rôle fondamental dans les évolutions
sociales, politiques, économiques, sociologiques. Leurs
impacts se mesurent seulement en revanche au moment de
leur cessation dans la mesure où c’est cette dernière qui
permet « un renversement de conjoncture en tous les
domaines » (Hildesheimer, 2020) et ouvre des voies. En effet,
la pandémie et la contagion, tant qu’elles sont une réalité
quotidienne, brouillent le discernement et la possibilité d’une
intelligibilité de ce qui se passe réellement. Quand elles
cessent s’ouvrent la possibilité de recul, de raisonnement et
de choix.
4À l’heure où j’écris, nous sommes encore dans la phase où la
pandémie est une réalité quotidienne et où le discernement
n’est pas complet. À cette cessation, mille chemins sont
possibles rappelle Claire Marin (2020), mais ces voies
n’auront pas toutes la même consistance. Ces considérations
génériques s’appliquent également au champ de réflexion qui
est le nôtre dans cet article : le champ de l’ingénierie
pédagogique, et plus particulièrement de l’ingénierie de la
formation à distance.
5Face à ces possibles, nous faisons l’hypothèse que nous
aurons les moyens d'appréhender la question de l’ingénierie
pédagogique selon les deux plans proposés par Deleuze
(2008). Après, charge à nous, communauté éducative,
institution, équipe pédagogique, individu d’en choisir un ou
de combiner les deux peut-être.
6Tout d’abord, selon le plan de l’organisation qui s’occupe
des formes et des sujets. Si l’on reformule plus
opérationnellement dans le champ de l'ingénierie de la
formation à distance, notre attention sera amenée à se porter
plus pragmatiquement sur l’évolution des modalités de
formation, des planifications des programmes et des
modules, des cadencements des séquences d'enseignement,
de la formation et accompagnement des parties prenantes,
du comptage du temps de conception et de suivi, de la
distribution des rôles des enseignants et des personnes
supports (ingénieurs pédagogiques, etc.) dans les différentes
étapes de l’ingénierie pédagogique, du rôle et de l'implication
de l’institution à s’emparer des problématiques de
conception, de médiatisation des ressources, de diffusion
avec des infrastructures pédagogiques et organisationnelles à
la hauteur des enjeux.
7Ensuite, selon le plan de la consistance qui s’inscrit dans des
vitesses et des mouvements de relations. Dans le champ de
l’ingénierie pédagogique, notre attention se portera sur des
dispositifs d’apprentissage « nouvelle génération », ouverts
qui favoriseront les rencontres sur une ligne de temps et
d’actions non prédéfinie ni planifiée, chaque rencontre
(étudiant/savoir, étudiant/étudiant, étudiant/professionnel,
etc.) étant des évènements d’apprentissage à valeur
formative. Nous y reviendrons dans la dernière partie.

À quoi ressemble la cuisine de l’enseignant au quotidien au


temps de la pandémie Covid-19 ?
8Tout d’abord, nous partageons le constat que l’ingénierie
pédagogique au temps de la Covid est une ingénierie dédiée
au format essentiellement distanciel de l’enseignement, et ce
sur des aspects très pragmatiques et opérationnels. Elle se
déploie au travers de nombreux questionnements du côté
des enseignants, de la maternelle à l’enseignement supérieur.
Quels sont les éléments clés d’un cours à distance ? Comment
dois-je organiser mon cours à distance ? Quelles sont les
stratégies pédagogiques à mettre en place ? Comment dois-je
élaborer les évaluations à distance ? Comment mettre en
place des travaux de groupe à distance ? Comment bien
articuler les outils de classe virtuelle synchrone et les plates-
formes asynchrones ? Comment créer une vidéo de qualité
avec mon smartphone ? etc. Au travers de ces questions
posées partout en même temps, l’ingénierie pédagogique a
elle aussi connu son état d’urgence…

Une ingénierie pédagogique de la formation à distance


« d’urgence »

En quelques jours seulement les évolutions et les


changements qui semblaient prendre des années ont connu
une accélération fulgurante. Dans leur texte de cadrage,
Peraya et Peltier (2020) présentent des analyses de cas de
terrain de déploiement de l’ingénierie pédagogique en
formation à distance, s’inscrivant dans une temporalité
longue. Le deuxième cas présenté, l’exemple de l’université
Cergy Pontoise, est assez frappant. Les auteurs mentionnent
des changements sur 5 ans et dans une « approche par
expérimentation ». Au printemps 2020, l’ensemble des écoles
maternelles, secondaires, et institutions d’enseignement
supérieur en France et de par le monde ont dû basculer en
quelques jours, au mieux parfois en quelques semaines, vers
l’enseignement à distance. Du jour au lendemain, les locaux
ont été fermés, les cours en présentiel ont été annulés. De
façon foudroyante, la majorité des institutions françaises,
européennes et mondiales sont passées de la présence
massive à une mise à distance massive, dans tous les sens du
terme, distance géographique, distance physique, distance
relationnelle, et distance cognitive par rapport à la réalité.
Trois éléments majeurs ont eu un impact sur l'ingénierie
pédagogique d’urgence que nous avons vécue : la vitesse de
la bascule, l’obligation institutionnelle de la bascule et sa
portée historique et sociétale. Dessus (2006) rappelle que
l’Instructional Design, une des branches de l’ingénierie
pédagogique, est née dans les années 40, dans une situation
similaire d’urgence (pour exemple, le lexique martial dans
lequel a puisé le président français renvoie au caractère
urgent et exceptionnel de la situation), lorsque pendant la
Seconde Guerre il a fallu répondre à des besoins de formation
rapides et efficaces à des fins militaires et technologiques.
Aujourd’hui, de la même façon, en situation de pandémie,
l’ingénierie pédagogique a en effet été sommée de se
mobiliser pour répondre à une demande sociétale massive.
En effet, les dispositifs de formation à distance ont dû
répondre, non pas à des intentions classiques et internes des
établissements (accroître les effectifs, trouver de nouveaux
publics et segments de marché, opérer des économies de
fonctionnement, etc.), mais à une demande sociétale et à son
enjeu majeur : comment continuer à éduquer, à partager le
savoir, à aider les apprenants à rester dans la dynamique de
la construction du savoir ?

Les enseignants et les étudiants en 1ère ligne : un


accompagnement accru et d’urgence
11Tous les enseignants sans distinction ont été concernés,
des plus récalcitrants en passant par les démunis jusqu’aux
expérimentateurs aguerris. Les services de soutien à la
pédagogie également, souvent sous-dimensionnés, ont été
submergés de demandes pour aider à scénariser, médiatiser
des ressources, déployer des systèmes de classe virtuelle,
renforcer les plates-formes, monter grandeur nature des
dispositifs d’évaluation en ligne ad hoc. Un exemple dans un
service de soutien à la pédagogie d’une institution
d'enseignement français comptant 200 enseignants
permanents et 600 intervenants, et quelques chiffres
vertigineux : en 2 mois, plus de 2700 demandes d’aide
traitées, plus de 100 accompagnements, 4 semaines en
continu de formation des enseignants.
12Dans cette ingénierie pédagogique de formation en ligne
d’urgence, la rupture des pratiques est presque de l’ordre
paradigmatique tant elle est vaste et massive et tant elle
surprend par sa portée anthropologique. Dans l’urgence à
gérer la distance dans le système d’enseignement, nous
avons en quelque sorte également fait l’expérience nouvelle
et étrange de notre interdépendance au vivant, mais
également aux autres, à ce qui nous relie les uns aux autres,
étudiants/enseignant, enseignants d’une même équipe,
d’une même institution, enseignants/administratifs,
enseignants/étudiants, enseignants/ingénieurs
pédagogiques, etc.
13Des études au sein de différentes institutions vont devoir
être mises en place rapidement pour étudier l’ampleur des
impacts et des changements dans les institutions
d’enseignement supérieur. À ce jour, on observe de façon
empirique trois tendances fortes impactant l’ingénierie
pédagogique pendant cette période.

Un basculement dans le distanciel au détriment des


processus et des potentialités de l’ingénierie pédagogique
14Au vu des différents éléments dont nous disposons, et de
façon très subjective, nous pouvons formuler trois
hypothèses sur la nature de ce qu’a produit cet enseignement
à distance massif sur nos pratiques habituelles d’ingénierie :
 la majorité des enseignements à distance ont été
produits en sollicitant de façon assez minimale les
modèles et approches de l’ingénierie pédagogique
connus ;
 les pratiques d’enseignement à distance se sont
déployées à partir de pratiques individuelles de type
artisanal, le but étant de faire au mieux dans les temps
impartis ;
 l’attention s’est concentrée sur la transposition rapide,
une forme de bascule minimale de la scénarisation et
également des évaluations, et peu d’évolution sur la
médiatisation des ressources. On a fait avec ce qu’on
avait sous la main, éventuellement quelques
évolutions, slides sonorisés, quelques capsules vidéo.
15Nous aurions pour l’instant donc assisté plus à une
transposition du présentiel au distanciel plus qu’à une
véritable transition comme d’autres auteurs le constatent
(Caron, 2020). La tendance a donc été à un renforcement de
la « cuisine de l’enseignant », sous la forme de bricolage
créatif, artisanal, intuitif, plus qu’à une exploitation massive
des connaissances et processus d’ingénierie pédagogique
disponibles et largement étudiés et utilisés depuis des
décennies (Basque, 2017).

L’effacement de la contrainte du distanciel d’enseigner


majoritairement en différé et le triomphe du synchrone
L'une des caractéristiques majeures de la formation à
distance, le fait d'enseigner en différé, tel que souligné dans
le texte de cadrage, s'est vue affaiblie par l'évolution
technologique des systèmes d’enseignement en temps réel.
De nombreux établissements se sont dotés en urgence, ou
étaient en cours de déploiement, d’environnements de
visioconférence a minima ou de classe virtuelle dans le
meilleur des cas. D’autre part, des systèmes gratuits ou
partiellement gratuits en temps limités ou avec des
fonctionnalités dégradées étaient disponibles. Ils ont permis
aux enseignants d’opérer une bascule rapide sans trop
d'aménagements du présentiel en des temps synchrones
distanciels proches de ce que l’on faisait en cours avec le
recours au discours immédiat, au chat à l’accès à des
bibliothèques de fichiers partagés et modifiables en temps
réel.

Une accélération du travail collaboratif en distanciel

Ces pratiques ne semblent pas avoir pour autant renforcé


obligatoirement le transmissif, car ces outils synchrones
proposent à présent des fonctionnalités permettant de gérer
des canaux, des ateliers propices au travail de groupe tel ou
proche de ce qui était fait en classe.
18Nous avons assisté au triomphe en quelques semaines d’un
enseignement distanciel synchronique, et si les conditions et
les compétences des enseignants le permettaient, avec une
dimension collaborative, au risque de voir se développer une
surcharge cognitive des étudiants vivant un étrange
présentiel distanciel en journée continue, et une disparition
des temporalités de travail en différé propices à la prise en
responsabilité et en autonomie du travail par les étudiants.
Une ingénierie pédagogique de l’ajustement pour une
cuisine pimentée de remise en question à l’heure des bilans

Ces considérations montrent bien qu’à l’issue de la phase


d’ingénierie pédagogique d’urgence les lignes de l’ingénierie
pédagogique du distanciel des vingt dernières années sont
mises à mal et chahutées par les contraintes d’un
enseignement en confinement, mais également par un
horizon pandémique incertain et latent.
20Ce qui il y a trois mois était pour tous, et notamment pour
les enseignants, les étudiants, mais également les institutions
d’enseignement supérieur, une situation exceptionnelle et
transitoire s’installe dans une temporalité de plus en plus
extensive. L’ingénierie pédagogique de la formation à
distance d’urgence s’installe dans la durée et aborde
aujourd’hui à l’orée de la fin d’année scolaire une phase
d’ingénierie de l’ajustement à court terme. En quoi consiste-
t-elle ? Cette ingénierie de l'ajustement interroge tous les
niveaux de l'ingénierie tels que définis par Leclercq (2003).
21Au niveau macro, de l’ingénierie institutionnelle, on en est
à la fois dans l’état des lieux et l’anticipation, ou du moins
devrions-nous l’être : bien identifier les changements
d'infrastructures nécessaires, technologiques, et bien
évidemment aligner les moyens humains et les compétences.
Les institutions, sauf celles qui étaient déjà massivement des
institutions à distance, ne sont pas armées ni organisées pour
faire face à la digitalisation massive des programmes.
Pourtant, pour des raisons de risques sanitaires
probablement persistants, dans cet horizon qui se dessine, il
va falloir compter et vivre avec la distance dans nos systèmes
d’enseignement.
22Au niveau méso, de l'ingénierie de formation, on tente de
repenser le cadencement des curricula avec des angles morts
malgré les années d’expérimentation : calcul de la charge de
travail d’un étudiant dans un dispositif distantiel, calcul des
heures d’enseignement à distance, calcul et statut de tutorat
à distance, profil des tuteurs, la gestion de la validité des
examens à distance, formation des personnels
d’encadrement à la littératie numérique et aux compétences
informationnelles... Toutes les questions débattues, testées,
parfois mises sous le tapis dans des institutions, car non
urgentes remontent et sont finalement peu documentées
notamment au niveau du monde francophone.
23Au niveau micro, celle de l’ingénierie pédagogique, on est
dans une phase de bilan des pratiques pédagogiques : quelles
sont les pratiques qui ont été affectées ou augmentées par la
période d’urgence traversée ? Les débats sont vifs entre
enseignants, experts, non experts, réticents, éclaireurs, etc.
Un des points de discussion, trop longtemps resté en marge
des pratiques des enseignants porte sur la scénarisation. En
effet dans cette phase d’ajustement que l’on connaît en
ingénierie pédagogique sous le nom de réingénierie, c’est la
phase de design, qui emporte toutes les attentions, car c’est
elle qui est au cœur de ce que va vivre l’étudiant. C’est la
scénarisation qui va faire la qualité « l’expérience de
l’apprenant » (Deschryver et Lebrun, 2006 ; Villiot-Leclercq,
2007 ; Villiot-Leclercq et David, 2010) rejoignant tout un
courant de l’ingénierie pédagogique cité dans le texte de
cadrage. D’autres chercheurs explorent des pistes nouvelles
permettant à l’enseignant de déployer son scénario au
travers d’artefacts simples et malléables selon une ingénierie
dispositive (Caron, 2020) dans un contexte instrumenté ou
favorisant des approches hybrides visant à penser le
présentiel et le distanciel selon une ingénierie de type design
spatial sociotechnique (Laurent, Dessus et Vaufreydaz, 2020)
Dans cette période de rupture, les modèles de design
pédagogique portés et étudiés, connus sont-ils toujours
opérants et pertinents ? Quelles sont les voies possibles à
emprunter ?
Penser cette phase d’ajustement dans la perspective de la
scénarisation ouvre les possibles dont nous parlions au début
de cet article pour aborder la troisième phase de l’ingénierie
pédagogique au temps d’une pandémie : la phase potentielle
d’une ingénierie pédagogique en transition.
Après l’urgence et l’ajustement, en quoi une phase de
transition est-elle possible et en quoi peut-elle consister et
renouveler les modèles de design pédagogique ? Face
l’affaiblissement des modèles classiques de l’ingénierie
pédagogique de la formation à distance et en contexte
pandémique durable, il est nécessaire de penser ce que
pourraient être les nouveaux visages de l’ingénierie
pédagogique. Nous avons très peu d'éléments à ce jour et il
ne s’agit pas de faire de cette réflexion un récit d’anticipation
ou de fiction. Mais il est cependant nécessaire de commencer
à penser son devenir. En effet, après l’urgence et
l’ajustement, l’ingénierie pédagogique peut être pensée
comme une ingénierie en transition ou dit autrement en
devenir ; un devenir qui, selon nous se construit et s’élabore
au travers de principes, de discours et d’actions concrètes.
Trois principes
26Ces principes, selon notre point de vue pourraient être
déclinés sous un triptyque inspiré des modèles de réflexion
actuels de transition et de durabilité.
D’abord, un principe de prévisibilité : une ingénierie
pédagogique qui s’inscrit dans un territoire et une culture;
une ingénierie qui n’est pas découpée en trois niveaux silotés
(macro, méso, micro), mais qui rassemble ces trois niveaux et
leurs acteurs (enseignants, étudiants, administratifs,
direction) autour de règles et de valeurs clés qui sont
nommées, avec un soutien explicite de l’institution. Une
ingénierie qui vise les étudiants avant toute chose et par-
delà, l’impact sociétal lors de l’entrée dans la vie
professionnelle de ces derniers.
27Ensuite, un principe de progressivité : l’évolution de
l’ingénierie pédagogique relève d’une vision encore à
construire, ou en construction, mais ne peut se passer d’une
réflexion à court terme et opérationnelle en lien avec les
acteurs qui la portent ou la vivent. Sortie de l’urgence, cette
ingénierie devrait s’inscrire dans le respect des temporalités
et des rythmes d’appropriation des outils, des méthodes, du
développement des compétences. Faire croître certains
paramètres essentiels (formation, accompagnement des
enseignants et des étudiants notamment en culture
numérique…) et se doter les moyens humains et
technologiques adaptés (cellules de soutien pédagogique et
digitale dimensionnées, etc.).
28Enfin, un principe de réversibilité : l'ingénierie pédagogique
ne peut s’enfermer dans un seul modèle; elle ne peut plus se
contenter des anciens modèles de design; elle ne peut
s’inscrire dans un modèle « à distance » définitif…Dans le
contexte d’incertitude qui semble désormais le nôtre, elle
doit ainsi permettre d’outiller les enseignants et les
personnels d’encadrement en vue de déployer des dispositifs
d’enseignement ouverts qui agencent de façon subtile
« distance et présence », permettant de les combiner ou de
passer de l’un à l’autre. Il faudra peut-être passer de la
présence au distanciel à nouveau en très peu de temps,
revenir au présentiel ou à une situation hybride dans des
conditions sanitaires intenables suivant un rythme de
confinement/déconfinement. Nous sommes à l’orée
d’approches pédagogiques dont on ne connaît pas le nom et
de modèles pédagogiques dont on ne connait pas les
contours à ce jour, et qui vont nécessiter les métamodèles ou
les modèles de conception de la conception que France Henri
(2019) appelait de ses vœux.

Des discours et trois postures


29Cette ingénierie pédagogique de transition va également
s’élaborer dans des discours, des paroles, des mots, toute
une sémantique des acteurs du système éducatif. Comme
dans toute époque de crise et de transition, différentes
figures d’orateurs s’affronteront. L’ingénierie pédagogique
dans les institutions, pourra entrer dans le temps des
prédicateurs et des prescripteurs (enseignant, personnel des
services de soutien, direction…), « voici ce que j’ai fait, voici
ce qu’ils font, voici ce qu’il faut faire », et le temps des
expérimentateurs et de chercheurs sera révolu.
30Elle pourra aussi entrer dans le temps des procureurs
comme le dirait Deleuze (2008) à l’issue des phases d’urgence
et d’ajustement : « nous aurions dû faire comme ceci, voici où
sont les responsabilités », sans discernement sur cette phase
d’urgence et l’acuité des enjeux qui arrivent. Elle pourra
entrer dans le temps des éclaireurs qui verront loin, mais
auront besoin d’accompagnement, de soutien et de
confiance, notamment au niveau des institutions, pour
penser la prévisibilité, la progressivité et la réversibilité.
31Et dans tout cela, comment préserver le temps des
explorateurs, des expérimentateurs et des innovateurs ? Leur
temps est-il révolu ?

Trois voies possibles et des actions


32En fait, tout dépend des voies qu’ensemble, par institution,
par équipe pédagogique, nous allons prendre dans cette
ingénierie en transition. Dans la phase de transition qui
s’offre à nous, nous pensons que trois voies sont possibles.
Elles ne sont pas les seules évidemment. Elles seront
amenées à impacter les modèles de design dans tous les cas.
Ces voies se dessineront au travers des discours évoqués et
de la façon dont seront mis en œuvre les trois principes
précédents (prévisibilité, progressivité, réversibilité) :
33Voie 1 : le renforcement des modèles de design
pédagogique prescriptifs, linéaires (facteurs : choix
institutionnels, déploiement de masse, recherche de clarté
dans les process, rassembler les acteurs autour de pratiques
classiques et éprouvées, etc.).
34Voie 2 : l’éclatement des modèles de design actuels et
collectifs et triomphe des modèles individuels de design
artisanaux, pouvant faire émerger des micro dynamiques
communautaires entre enseignants experts et non-experts au
sein des institutions.
35Voie 3 : l’émergence de modèles de design ouverts et
vivants qui soutiennent des dispositifs d’apprentissage basés
sur la co-construction et l’auto-organisation déployables à
distance ou en présence.
36Nous développons un peu cette troisième voie qui nous
semble prometteuse et nouvelle et qui fait écho aux
métamodèles de design que France Henri envisageait (2019).
Georges Canguilhem (1952) et d’autres penseurs actuels du
vivant comme Baptiste Morizot (2020) rappellent notre
interdépendance au monde et aux autres. Dans cette lignée
de pensée, un dispositif d’apprentissage peut se penser
comme un organisme vivant (il est constitué d’enseignants,
d’étudiants, de professionnels, etc.) en relation permanente
avec le monde qu’il l’entoure et avec qui les liens se nouent
et se renouent pour s’alimenter.
37Les recherches appliquées en ce domaine sont déjà en
cours avec des expérimentations (Villiot-Leclercq et Strub,
2019), au travers de propositions de framework permettant
de dessiner un premier contour de nouveaux métamodèles
de design. Favoriser la co-construction en laissant l’étudiant à
la manœuvre, favoriser les rythmes et les vitesses des
apprenants et des autres parties prenantes, c’est emprunter
la voie de la consistance proposée par Deleuze et non celle de
l’organisation, de la planification, des modèles connus. C’est
aussi se reposer la question vive abordée dans le cas 3 du
texte de cadrage et largement exploré par Henri (2014) qui
étudie comment les étudiants, malgré l’existence
d'Environnements Institutionnels d’Apprentissage (EIA),
recréent sans cesse des Environnements Personnels
d’Apprentissage (EPA) : quel format pour les environnements
d’apprentissage technologiques à déployer à l’avenir ?
Instaurer un contrôle des pratiques étudiantes ? Prescrire,
formaliser et imposer les EIA pour maintenir, quoiqu’il en
coûte, la cohérence, de réaffirmer l’ADN d’une école ? Ou
bien accepter d’emprunter la troisième voie et dépasser ce
paradoxe en changeant également nos modèles de design
dont nous n’avons pas les clés actuellement, mais qui
pourraient reposer sur les quatre piliers suivants pour
produire des dispositifs d’apprentissage hybride de type Lab
Vivant ?
 Intégrer la confiance et la co-construction dans les
dispositifs d’apprentissage ;
 favoriser les dynamiques d’auto-organisation des
acteurs au sein des dispositifs et en faire des lieux de
« rencontres » (savoir/enseignant;
enseignants/étudiants; professionnels/étudiants,
étudiants/professionnels,
étudiants/enseignants/territoires, etc.) et
d’événements formatifs co-construit et ouverts;
 penser autrement l’engagement et le positionnement
de chaque partie prenante dans le dispositif
d’apprentissage;
 accepter la co-existence de multi-environnements
technologiques qu’il faudra mettre en constellations et
en résonance malgré tout.
38Les trois voies que nous avons suggérées nous présentent
cependant trois risques majeurs. Le premier risque concerne
l’oubli une nouvelle fois de l’expérience étudiante et de la
prise en compte de ce que le champ de recherche sur les
stratégies d’auto-régulation (Cosnefroy, 2012) peut apporter
à l'ingénierie de la formation à distance, tout comme celui en
développement sur les Learning analytics (Peraya, 2019 ;
Peraya et Luengo, 2019). Un deuxième risque serait de
négliger d’anticiper l’appropriation des dimensions de
l'ingénierie pédagogique par les enseignants et de ne pas
sous-estimer les besoins en termes de soutien humain sur
toutes les dimensions (design, médiatisation, évaluation…).
Actuellement beaucoup d’initiatives pédagogiques ont été
mises en place par les enseignants dans l’urgence, mais avec
de l’accompagnement et de la réingénierie, ces dernières
peuvent donner lieu à des approches pérennes et nouvelles.
Cette pérennisation passerait alors par un travail de
réingénierie « accompagné » et co-construit (soit avec des
pairs, soit avec des ingénieurs pédagogiques, soit avec le
regard des étudiants même), qui permettrait de favoriser le
déploiement des modèles de design existants ou en devenir
et à terme, une meilleure appropriation de ces derniers par
les parties prenantes. Un dernier risque pourrait être la
difficulté institutionnelle d’aligner les moyens nécessaires, de
rassembler et de faire monter en compétences les acteurs et
notamment les étudiants, d’avoir le courage de bouger les
infrastructures supports à la mise en place, de repenser le
temps de travail de l’enseignant, etc.).
Conclusion
39Dans l’urgence, une prise de conscience a eu lieu à tous les
niveaux (individuel, collectif, institutionnel) du rôle de
l’ingénierie de la formation à distance pour ouvrir des
nouvelles voies sur des dimensions fondamentales comme la
scénarisation et la place des parties prenantes dont les
étudiants dans le design, mais aussi sur l’accompagnement
des acteurs et de leur formation à une culture numérique et
de l’apprentissage distanciel. On sent qu’une nouvelle
trajectoire se dessine dans les institutions changeant le
périmètre et la nature d’un dispositif d’enseignement. Penser
ce dernier comme un tout interdépendant et co-construit
n’est pas anodin et chose aisée, et il semble bien que
l’ingénierie pédagogique sorte de cette pandémie avec de
nouveaux enjeux majeurs, pédagogiques, mais également
sociétaux : « La plus grande illusion est de croire connaitre le
présent, car nous y sommes. […]. Mais il ne suffirait pas de
penser correctement le présent pour prévoir le futur. Certes,
l’état du monde présent contient en puissance les états du
monde futur. Mais il contient des germes microscopiques, qui
se développeront, et qui sont encore invisible à nos yeux. »
(Morin, p. 66). En attendant, il va falloir à nouveau pour la
énième fois sur le métier remettre l’ouvrage…

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