Le processus de construction de
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
Introduction
Il est évident que l’obstacle épistémologique
particulier à la sociologie, en raison de la
familiarité de sociologue avec l’univers
social, tient à ce que la séparation entre
la connaissance savante, scientifique des
sociologues et les «pré-constructions» de la
sociologie spontanée à savoir la connaissance
commune, ordinaire et immédiate des
acteurs sociaux, soit moins tranchante
qu’ailleurs. Dans ce sens, sans évidemment
nier l’aspect problématique du rapport savoir
savant/savoir au quotidien, la définition
des concepts semble, à bien des égards,
l’une des principales démarches qui visent
à accomplir cette rupture, à déconstruire
les évidences, à écarter les prénotions,
les impressions obscures et subjectives
et à clarifier le langage commun. Car si
les désaccords sémantiques dissimulent
souvent des désaccords sociaux, les combat
du vocabulaire et les luttes de définitions
sont en réalité des luttent sociales.
En outre, si la science, comme l’affirme
Bachelard, réalise ses objets sans jamais les
trouver tout faits, les concepts ne sont pas
nécessairement des formes, des trouvailles
ou des produits, «ils ne nous attendent pas
tout faits, comme des corps célestes. Il n’y
a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent
être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et
ne seraient rien sans la signature de ceux
qui les créent»(1). Il s’ensuit que chaque
entreprise sociologie exige une démarche
de conceptualisation entendu comme un
processus de conversion, de transformation,
38
Khalid Chahbar
Université Ibn Tofaïl - Kenitra
de passage de la notion en tant qu’expression
verbale, une idée générale et abstraite, une
représentation mentale vague d’un objet,
un ensemble d’images non systématisées
au concept qui comporte nécessairement
une définition rigoureuse(2) susceptible de
le traduire en indices empiriques et de le
circonscrire dans un champ de référence
précis et spécifique.
De ce fait, comme le souligne fort
justement Paul Lazarsfeld(3), le sociologue
est amené, indépendamment de la posture
théorique choisie, à suivre un processus
qui comprend quatre phases majeures :
la représentation imagée du concept, la
spécification des dimensions, le choix des
indicateurs observables et la synthèse des
indicateurs constituant les indices. S’il
en va ainsi, nous souhaitons ici illustrer
concrètement comment la sociologie
d’immigration met en application ces quatre
étapes de ce processus méthodologique et
épistémologique sur la notion d’intégration
qui semble à bien des égards, avoir des
contours imprécis, suffisamment floue,
subjective et polysémique.
Certes, l’objectif n’est pas de reconstituer
la genèse sociale et la généalogie de
cette notion ou de se livrer à une analyse
linguistique mais plutôt de montrer comment
la sociologie parvient-elle, par le biais d’un
processus complexe de déconstruction/
construction, à délimiter son contenu et ses
contours en le transformant en un concept
opératoire et donc en variables concrètes,

Khalid Chahbar
observables et mesurables. Un processus
qui est susceptible de rendre intelligible
les différentes réalités qu’ils décrivent et,
partant, d’articuler la réflexion théorique et
le travail empirique.
Le souci de la réflexivité théorique en
sociologie
Mal nommer les choses, c’est ajouter aux
malheurs du monde. Cette célèbre phrase,
souvent attribuée à Albert Camus, est l’une
des innombrables mises en garde invitant à
une clarification rigoureuse de ce que recouvre
les termes qu’on ait fait usage afin d’éviter
le désarroi conceptuel, l’incompréhension
et, conséquemment, le dialogue de sourds.
Néanmoins, cet exercice exigeant, ce
besoin de clarification et cette nécessité
communicationnelle sont particulièrement
exigés dans la recherche sociologique, et
plus largement en sciences humaines. Car la
maitrise théoriques des concepts mobilisés
à savoir l’effort définitionnel rigoureux,
l’exercice notionnel et la mise en évidence
de la perspective dans laquelle les concepts
sous-jacents à l’étude sont utilisés, est un
des premiers stades de la catégorisation, de
la délimitation, de la construction d’objet
de recherche et l’une des règles d’or de la
démarche sociologique.
De là, l’importance de s’interroger sur le
processus de construction des concepts
en sociologie, particulièrement, ceux
qui semblent subjectifs, ambigus et
polysémiques, souvent appelés ‘’ concepts-
valise’’, ‘’concepts passe-partout’’‘’concepts
fourre-tout’’, ‘’concept-anguille’’, etc., tel
le concept d’intégration. Car, la fréquence
de son usage n’implique pas l’évidence de
son acception et son emploi inconsidéré
ne saurait, par conséquence, favoriser
le développement d’un regard réflexif
et objectif sur les questions du vivre-
ensemble.
Ceci dit, il est remarquable que le flou
conceptuel qui l’entoure et l’ambiguïté dont
il souffre, disait Dominique Schnapper4,
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
sont dû, entre autres, au fait que son sens
sociologique cohabite avec sa conception
politique car elle appartient à la fois au
langage politique et à celui de la sociologie.
À titre d’exemple, le gouvernement italien
a comporté, du 16 novembre 2011 au 28
avril 2013, un ministre de la coopération
international et de l’intégration (Andrea
Riccardi) et, du 28 avril 2013 au 22
février 2014, une ministre de l’intégration
(Cécile Kyenge). En même temps, c’est
un «concept-horizon» en sociologie,
structurant l’ensemble de la discipline
depuis ses débuts. C’est un concept central
du ‘’Suicide’’ d’Emile Durkheim(5) (1897)
et, depuis cette date, ajoute Schnapper, son
utilisation fait partie du fonds commun de
tous les sociologues. Mais parfois avec
une précaution dans l’usage, sous forme
d’une mise entre guillemets, qui indique
qu’on tient bel et bien compte du caractère
polysémique de ce concept et de son aspect
ambigu.
Quelques faiblesses inhérentes au
concept d’intégration
Si le terme intégration ne manquerait
pas de soulever, bien souvent, une série
d’objections quant à sa pertinence et sa
valeur heuristique, en dépit de l’hypertrophie
de ses usages, c’est parce qu’il comporte
plusieurs limites et faiblesses, raison pour
laquelle un certain nombre de chercheurs
le rejettent ouvertement ou hésitent à se
l’approprier. Des reproches qu’on peut
résumer sommairement dans les quatre
points saillants suivants :
1- Il s’agit, tout d’abord, d’un concept qui
n’est pas axiologiquement neutre, qui est bel
et bien connoté moralement. Il est normatif,
prescriptif, évaluatif et déontique. Ici, la
ligne de démarcation entre la description
et la prescription semblent, en l’occurrence,
bien mince. En outre, son usage, dans le
cas des immigrés, laisse toujours entendre
que l’intégration est un processus qui serait
intrinsèquement bon, a priori bénéfique
pour tout le monde et par conséquent il
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AL AZMINA
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N° 14
est vivement souhaitable sans s’interroger
d’emblée sur le contexte socio-historique
dans lequel il s’inscrit et les contraintes
structurelles au sein desquelles il s’opère
et advient. C’est pourquoi, les immigrés
se trouvent toujours face à l’injonction
suivante : intégrez-vous.
2- S’agissant des migrants et de leurs
descendants, l’usage de ce concept laisse
plusieurs questions pendantes qui renvoient
à la dynamique de domination et du
pouvoir entre sujets (les immigrés) et objets
sociopolitiques (société autochtone), telles
que : dans quoi il est question de s’intégrer?
Qui décide que l’on est intégré ? À ce sujet,
Didier Lapeyronnie, fervent opposant à
l’usage du mot intégration, a écrit : «le
mot intégration fait l’unanimité contre lui
car il a pris un sens politique. Pour le dire
de manière lapidaire : l’intégration est le
point de vue du dominant sur le dominé. Le
dominé considère aussi généralement que
celui qui est dominé n’est pas intégré […].
Lorsqu’il est dit qu’ils ne sont pas intégrés,
cela signifie notamment qu’ils ne participent
pas suffisamment à la société et qu’ils sont
mal élevés. Ils sont définis essentiellement
par ce qu’ils ne sont pas, par le manque et la
distance par rapport à une norme centrale.
J’estime donc qu’il convient d’éviter ce mot
d’intégration lorsqu’on parle du monde
populaire français et de la population
immigrante ou d’origine immigrée. Le
poids politique du terme est, en effet, trop
important, et le type de relations sociales
qu’il implique et qu’il indique est trop pesant
[…] Ceux qui définissent les situations ne
sont pas ceux qui les vivent »(6).
Cela explique pourquoi la connotation
du terme intégration devient péjorative
chez les descendants des migrants qui sont
nombreux, souligne Schnapper(7), à dénoncer
radicalement la notion elle-même, dans la
mesure où, la politique dite d’intégration
leur étant plus particulièrement destinée,
elle aboutirait à les stigmatiser. Pour
preuve, les sociologues sont nombreux à
avoir entendu, lors de leurs enquêtes : «À
quoi voulez-vous que je m’intègre? La
40
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
France, c’est mon pays!». Une exclamation
indignée qui traduit, ajoute Schnapper(8), la
confusion entre la politique d’intégration
et le processus d’intégration. Perçu
ainsi, ce concept laisse entendre que la
société d’accueil serait une entité statique,
homogène et fortement intégrée sans clivage
et fracture entre ses groupes sociaux, sans
rapports de domination, sans conflit entre
ses générations, sans antagonisme entre
ses sexes, sans différence entre ses sous-
cultures etc.
3- Faute d’une définition théorique bien
circonscrite et d’une délimitation rigoureuse
ex-ante du champ sémantique de l’intégration,
remarquent Paolo Baccagni et Gabriele
Pollini(9), on risque toujours de céder au
raisonnement circulaire et tautologique qui
n’explique rien. Et particulièrement lorsque
la définition proposée s’élabore à partir
d’une série d’indicateurs qui sont également
utilisés pour mesurer son aboutissement
à savoir son succès et son échec. De ce
fait, ajoutent-ils(10), les analyses empiriques
de l’intégration des immigrés se font
souvent sans recourir, dans une perspective
comparatiste, à un ‘’groupe de contrôle’’.
Et, s’il y a lieu, ces analyses s’efforcent
de toujours proposer, d’une manière
arbitraire, une définition substantielle du
‘’citoyen idéal’’ sur lequel la comparaison
doit porter. Or, en procédant ainsi, soit en
s’engageant dans cette voie définitionnelle
essentialiste et a priori, on risque de dé-
historiciser et de décontextualiser un
processus extraordinairement complexe qui
ne se produit jamais à sens unique. Car, il est
essentiel de noter ici que par définition, fait
observer Dominique Schnapper(11), personne
n’est totalement «intégré». Il n’existe donc
pas d’intégration dans l’absolu -intégration
à quoi, de quoi?-, il existe des dialectiques
et des processus complexes d’intégration,
de marginalisation et d’exclusion in situ.
4- La dernière série de critiques formulée à
l’encontre de ce concept est qu’il échappe
à toute définition abstraite qui ne tient pas
compte des situations socio-historiques
concrètes dans lesquelles se produit ce

Khalid Chahbar
processus. Autrement dit, toute définition
globalisante et décontextualisée limite
sa portée parce qu’elle est condamnée
en amont à passer à côté des spécificités
structurelles des pays d’accueil à savoir
leurs divergences significatives en termes
de logiques de citoyenneté, de régime
politique, de rapport Etat-société, de la
relation entre citoyenneté et différences
ethnoculturelles et religieuses, de leurs
modalités de séparation entre le religieux
et le politique, de leurs traditions propres
en matière d’immigration et d’intégration,
de leurs politiques d’intégration etc. C’est
seulement ainsi qu’on pourra aboutir à une
définition rigoureuse de ce concept.
En effet, s’agissant des questions liées
à l’intégration des immigrés, soulignent
Baccagni et Pollini, «il est difficile, en
tout état de cause, de faire l’économie
d’une analyse qui exploite la valeur
heuristique d’une perspective relationnelle
et comparative couplée d’un élargissement
du champ d’observation vers des questions
relatives à la cohésion sociale de la société
d’accueil dans sa globalité»(12).
L’intégration : un concept
incontournable
Il est indéniable de reconnaitre que les critiques
susmentionnées, largement justifiées, qui
mettent en évidence les faiblesses et les
limites de ce concept, n’épuisent pas pour
autant sa portée heuristique, sa fécondité
et sa pertinence. En réalité, bien qu’il soit
problématique, il s’impose irrésistiblement
et gagne à être considéré comme un concept
incontournable dans la recherche sur
les questions migratoires et les relations
interethniques. En témoignent le fréquent
recours et le nombre considérable d’ouvrages
qui l’ont utilisé, ces dernières années, dans
leurs titres(13). Car il ne fait aucun doute
que même ceux qui émettent des réserves
sur l’indétermination et l’ambiguïté de
ses contours ne font que lui substituer
un autre concept qui, peu après, pâtit des
mêmes travers, c’est-à-dire une multitude
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
inévitable de connotations. C’est le cas
d’un ensemble de concepts assez proches
comme : assimilation, adaptation, insertion,
inclusion, cohabitation, socialisation,
reproduction…etc.
En effet, sans pour autant méconnaitre
les paradoxes inhérentes à l’usage de
ce concept, bien souvent, ce dernier est
considéré plus pertinent que les autres
concepts concomitants et limitrophes pour
saisir le processus d’incorporation d’un
individu, d’un groupe ethno-national ou
d’une sous-population spécifique, qu’il
soit issue de l’immigration on non, dans la
société toute entière. En cela, Beate Collet
a raison de rappeler que «la question de
l’intégration est tellement au fondement
même de la réflexion des sociétés sur elles-
mêmes que ce concept semble encore avoir
de beaux jours devant lui. Même si certains
chercheurs l’abandonnent pour lui préférer
une terminologie différente, ils restent
néanmoins préoccupés par le même type de
questionnement. Il faut simplement rendre
ce concept suffisamment complexe pour
qu’il ne donne pas une image réductrice
de la réalité sociale, qu’il n’implique ni
l’idée d’une harmonie nécessaire, ni d’une
définition politique construite a priori»(14).
Il n’en demeure pas moins que cette
conclusion n’est, somme toute, que
l’aboutissement d’une démarche rigoureuse
de conceptualisation et d’une réflexion
critique qui s’assignait comme objectif
la maitrise théorique de ce concept et la
définition de sa portée conceptuelle afin
de donner une unité et une cohérence à ses
formulations. Dès lors, l’affinement de sa
théorisation est une condition sin qua non
de sa transformation en outil d’analyse
sociologique opérant, en clé d’analyse
pertinente du monde social et autorisant
ainsi l’élaboration d’une définition
susceptible de faire l’objet d’un minimum
de consensus. Il s’agit en effet d’une
réflexion conceptuelle qui met en cause son
sens commun (le langage courant, social),
transforme et retravaille son sens médiatico-
politique qui lui confère un sens réducteur
41
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
et simpliste, pour mettre en évidence son
sens sociologique.
Le processus de ‘’nettoyage’’ et de
‘’purification’’  du concept
Indubitablement, cette réflexion conceptuelle
se doit d’être considérée comme une
démarche de construction, déconstruction
et reconstruction et comme une alchimie
complexe de continuités et discontinuités
qui débouchent sur la théorisation de ce
concept, la conversion de ses significations,
le déplacement et le réajustement de son sens
et de ses effets heuristiques. Un processus
d’opérationnalisation qui comporte sept
registres différents, et de là sept moments
clés ou phases majeures de ‘’nettoyage’’ et
de ‘’purification’’ :
Primo, la sociologie s’attache à se
détacher du contenu attribué par le sens
commun à ce concept à savoir l’invisibilité
sociale et culturelle des immigrés et
de leurs descendants par rapport aux
normes sociales et culturelles en vigueur
dans le pays d’accueil, synonyme alors
d’assimilation, d’une part, et de leur réussite
socioprofessionnelle d’autre part(15).
Secundo, si son sens commun s’avère
inapproprié, la sociologie dépasse également
l’usage qu’en font les acteurs politiques et
médiatiques(16) qui en ont fait un concept
réservé exclusivement aux populations
issues de l’immigration et à la question de
leur devenir comme si la participation à la
société et la conformité aux normes, qu’elles
soient générales ou partielles, souligne
Beate Collet(17), ne se posaient pas à tout un
chacun. Les politiques dites «d’intégration»
mises en place en direction des populations
immigrées, ajoute-elle, soutiennent cette
représentation.
Tertio, dans le cadre d’une démarche qui
coupe court à toute velléité conceptuelle, la
sociologie s’efforce d’éviter toute confusion
entre intégration et d’autres concepts qui
souvent lui sont associés et employés
comme synonymes, qui se trouvent bien
42
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
souvent entremêlés et superposés bien
que leurs significations ne se recouvrent
pas complètement comme : assimilation,
socialisation, acculturation, adaptation,
insertion, inclusion etc. Autrement dit,
la sociologie prend soin de distinguer
soigneusement ces divers concepts qui se
chevauchent, s’entrecroisent, fréquemment
confondus, parce que toute tentative de
les interchanger débouche inévitablement
sur une confusion de divers niveaux de la
réalité, conduit à un contresens et apporte
inéluctablement plus de brouillard que
d’éclaircissement au débat sur les immigrés,
les groupes minoritaires autochtone ou issus
de l’immigration.
Si le concept d’adaptation est peu
utilisé dans le discours médiatique
comme dans les travaux entrepris sur
l’immigration, c’est parce qu’il a une
teneur proprement écologique. Il désigne,
en fait, l’accoutumance progressive aux
conditions climatiques du nouvel habitat
et à «l’aménagement de l’espace auquel
procèdent les immigrés dans le but de
réduire la différence qualitative angoissante
entre l’habitat nouveau et l’ancien»(18). Si
cette connotation écologique rend la notion
moins susceptible d’être confondue avec
l’intégration, qui englobe cette dimension
et la dépasse, il convient toutefois de
faire remarquer que ce n’est pas le cas du
concept d’assimilation qui est en vogue au
sein de tous les débats sur l’immigration.
Ce dernier souffre constamment d’un excès
de confusion avec l’intégration parce que
la nuance entre les deux concepts n’est pas
toujours de mise. Sur ce point, saisir cette
nuance semble indispensable pour dissiper
cet amalgame qui n’est pas sans effet sur
les conceptions de la manière de « faire
société » et du vivre-ensemble.
À cet égard, contrairement aux sociologues
de l’école de Chicago qui ont utilisé le
terme assimilation dans le sens positif19
d’une réorganisation culturelle accomplie,
comme la dernière étape de l’acculturation
atteinte lorsque l’héritage ethnoculturel du
groupe s’est dissout dans les variantes de

Khalid Chahbar
la culture dominante, les sociologues de
l’immigration et des relations interethniques
estiment aujourd’hui que l’assimilation
est une des formes de son échec. C’est un
procès de déculturation, souligne Sélim
Abou20, puisqu’on demande aux membres
du groupe récepteur d’éliminer radicalement
leur identité ethnoculturelle pour endosser
une autre identité, et donc de cesser d’être
eux-mêmes pour devenir autres.
À titre d’exemple, bien qu’étroitement liées
présentant ainsi pas mal d’interférence,
de recoupement, de recouvrement,
l’intégration et l’assimilation, revêtent des
significations fort différentes. S’agissant
des immigrés, l’assimilation renvoie à un
processus au cours duquel les immigrés
abandonnent radicalement leur propre
identité ethnoculturelle, perdent toutes leurs
spécificités d’origine, renient leur propre
histoire, refoulent leur propre mémoire21
pour se conformer totalement aux normes
du pays d’accueil, et, partant, endosser ses
manière de penser et de vivre.
En cherchant l’homologie, qui équivaut à
la disparition et à la négation de l’intégrité
de la personne, à une résorption des
spécificités culturelles et religieuses,
à une auto-amputation identitaire, le
terme assimilation illustre à merveille un
ethnocentrisme excessif. Car, nous fait
remarquer Sayad, il met en lumière « le
point de vue dominant (ou le point de vue
des dominants) à partir duquel on définit ce
qui se produit et qui doit se produire, et dont
on estime convenable qu’il se produise chez
les autres, les adaptables et les ‘’adaptés‘’,
les assimilables et les assimilés »22. C’est
le point de vue d’un observateur extérieur
assuré de lui-même, orgueilleux de son mode
d’être, ajoute Sayad, puisqu’il demande
à l’autre le renoncement à la différence et
l’adaptation complète à ses propres normes,
et attribue, en effet, un rôle totalement passif
à ceux dont il constate l’assimilation ou la
non-assimilation.
Or, si l’assimilation équivaut à la négation et
à la disparition de l’intégrité de la personne,
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
l’intégration suppose « l’intégrité fondue de
la personne mais non pas dissoute dans le
groupe »23 et consiste idéalement, à passer
de l’altérité la plus radicale à l’identité la
plus total (ou voulue comme telle). C’est
un processus qui ne se décrète pas mais qui
se forge dans un long processus d’accord,
de concorde et de consensus qui réduit
tant l’identité que l’altérité mais ne les nie
pas. Un processus continu de lutte contre
l’exclusion, auquel on ne peut assigner ni
commencement ni aboutissement.
S’il en va ainsi, l’intégration des individus,
qui ne signifierait pas le fait de subir
le contexte, ou vouloir faire que seul
le contexte s’adapte à ce que l’on veut,
implique une redéfinition de notre rapport
à soi et à l’autre. Parler d’intégration peut
sembler impliquer que les comportements
doivent se conformer à des normes déjà
établies. Toutefois, comme le note finement
Dominique Schnapper, l’intégration des
immigrés « n’est pas seulement le produit
de la conformité de leurs conduites aux
normes, mais celui de leur participation
active à la vie collective, en particulier à
l’invention des normes sociales »24.
En procédant ainsi, la sociologie s’efforce
à éviter tout désarroi conceptuel éventuel
auquel tout chercheur dans le domaine des
relations interethniques et de la rencontre
des cultures doit faire face.
Quarto, dans le cadre d’une approche
sociétale de l’intégration telle qu’elle a
été élaborée par Durkheim et adoptée par
Dominique Schnapper25, Serge Paugam et
autres, la sociologie incline à considérer
que ce concept doit porter à la fois sur
l’intégration des individus à la société
et sur l’intégration de la société dans
son ensemble. L’intégration, souligne
Dominique Schnapper, désigne « les divers
processus par lesquels les immigrés comme
l’ensemble de la population réunie dans une
entité nationale participent à la vie sociale.
L’intégration des immigrés est un cas
particulier de l’intégration nationale, même
si, bien entendu, elle a des caractéristiques
43
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
spécifiques et ne se confond pas avec celle
des populations régionales ou celle des
marginaux »26.
On ne peut alors séparer l’intégration des
individus -migrants ou non migrants- à la
société de l’intégration de la société dans
son ensemble. Dans cet esprit, s’interroger
sur l’intégration des immigrés et de leurs
descendants, c’est inévitablement s’interroger
d’emblée sur leurs comportements et leurs
attitudes au même titre que sur les conditions
sociales objectives qui conditionnement
leurs existence telles : les potentialités
d’intégration du pays d’accueil, sa capacité à
assurer le lien social, sa conception de l’Etat
et de la citoyenneté, son idéal de la nation, les
fondements moraux de son ordre politique,
les politiques d’intégration qu’il mis en
œuvres en direction des immigrés, etc.
Dans ce sens l’immigration devient un
révélateur politique de la situation de la
société nationale ou d’accueil dans son
ensemble, ses soubassements profonds,
ses évolutions et ses contradictions. Ainsi,
il parait raisonnable de supposer que la
sociologie de l’immigration est toujours
une sociologie de la nation d’installation
vu que la condition migratoire, souligne
Sayad, y exerce une fonction de miroir. Car,
précise-t-il, « réfléchir sur l’immigration
revient au fond à interroger l’État, à
interroger ses fondements, à interroger ses
mécanismes internes de structuration et de
fonctionnement et interroger l’État de cette
manière, par le biais de l’immigration,
cela revient, en dernière analyse, à
« dénaturaliser « pour ainsi dire ce que l’on
tient pour « naturel «, à « re-historiciser «
l’État ou ce qui dans l’État semble avoir
été frappé d’amnésie historique, c’est-à-
dire à rappeler les conditions sociales et
historiques de sa genèse. (…) L’immigration
- et c’est sans doute en cela qu’elle dérange -
contraint au dévoilement de l’État, au
dévoilement de la manière dont on pense
l’État et dont il se pense lui-même, ce que
trahit chez lui sa manière propre de penser
l’immigration »27.  processus qui couvre plusieurs sphères
44
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
Plus encore, si l’intégration ne concerne
pas uniquement les populations issues de
l’immigration, mais interroge le processus
de participation à la société de tous les
groupes, de tous les individus, de toutes les
populations c’est parce qu’il est évident,
disait Beate Collet28, que tout le monde est
intégré, dans la mesure où la participation
à la société prend toujours une forme ou
une autre, l’exclusion étant elle aussi une
forme d’intégration. Dans cette perspective,
souligne Schnapper, l’intégration des
immigrés n’est pas un processus unique ou
rectiligne, mais comporte des dimensions
et des modalités différentes, voire
discordantes. C’est pourquoi, ajoute Beate
Collet, il faudrait résolument l’envisager
dans sa dynamique sociale et sociétale (pas
linéaire, pas nécessairement ascendante) et
poser la question du ‘’comment se passe
l’intégration’’ sans porter de jugement
de valeur. Cela implique que le processus
d’intégration est nécessairement différentiel.
Il s’agira d’étudier les différents modes de
participation à la vie sociale.
Par conséquent, la sociologie prend soin de
distinguer clairement entre les politiques
d’intégration c’est-à-dire l’ensemble
des dispositions prises pour définir et
appliquer une volonté politique, et le fait
sociologique du processus d’intégration.
En effet, la sociologie, note Schnapper,
pose une distinction entre l’intégration
comme résultat recherché ou proclamé des
politiques publiques et l’intégration en tant
que processus social susceptible, comme tout
processus, d’avancées différentes selon les
domaines, de décalages, de retournements,
d’invention de modalités nouvelles ou de
contre-tendances29.
Quinto, se situant dans une perspective
sociale et historique, la sociologie a
construit, pour des raisons opérationnelles
et typologiques, une batterie d’indicateurs,
non sans revenir toujours sur l’utilité et la
pertinence de cet exercice difficile, pour
cerner les manifestations sociales d’un
d’une part et pour évaluer le degré de son

Khalid Chahbar
aboutissement d’autre part à savoir ses
déboires et ses succès.
Ce travail d’opérationnalisation a abouti
à une mise au point d’une batterie
d’indicateurs qui sont en interconnexion et,
en effet, à un découpage en sept dimensions
entremêlées correspondant aux différents
sphères de l’intégration. Autrement dit,
suite à de nombreuses recherches du terrain,
la sociologie a pu dresser un catalogue
sommaire des indicateurs susceptibles
de caractériser chaque dimension de
l’intégration de la manière suivante30 :
- La dimension institutionnelle  dont les
principaux indicateurs sont le travail (le
pourcentage de la population active, les
taux d’emploi et d’accès à la formation
professionnelle, le taux et la durée de
chômage etc.) l’école (les taux de retard
et de décrochage scolaires, l’éventuelle
inscription à un cours facultatif pour
l’acquisition ou la bonne maitrise de la
langue maternelle etc.) la participation
politique (les taux d’acquisition de la
nationalité- la proportion des ayants droit-la
participation aux associations de la société
civile et aux organisations syndicales, la
participation aux manifestations publiques
etc.) la déviance et la criminalité (les taux
des immigrés dénoncés et des immigrés
condamnés par la justice, la proportion
des immigrés dans la population carcérale
etc.) la protection sociale et sanitaire (le
taux de mortalité et l’espérance de vie à la
naissance chez les immigrés, l’affiliation aux
systèmes d’assurance maladie et de sécurité
sociale etc.) l’accès et l’utilisation des
mass média (les espaces de communication
et les programmes diffusées par les mass
médias autochtones ciblant les immigrés,
produits et animées par eux, ou réalisées en
langues d’immigration les plus parlées, la
proportion des immigrés ou des descendants
d’immigrés parmi les professionnels des
medias etc.).
- La dimension relationnelle  dont les
principaux indicateurs sont : le profil
familial et démographique (le type de
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
ménage et forme de vie familiale, le nombre
d’enfants et taux de natalité, la fréquence des
divorces, la répartition du travail domestique
et de reproduction social au sein de la famille
etc.,) les réseaux sociaux informels dans
le contexte d’immigration ( les contacts de
voisinage et d’amitié intra et inter-ethnique,
les mariages mixtes etc.,) les contacts
avec les institutions du pays d’accueil (
les contacts interethniques au travail et à
l’école, l’importance et la prévalence des
institutions de l’économie ‘’ethnique’’,
la participation aux organisations et aux
initiatives ethniques, ou interethniques, dans
le domaine culturel, religieux, politique, de
loisirs etc.).
- La dimension culturelle  dont
les principaux indicateurs sont : les
compétences ‘’culturelles’’ (le niveau
d’instruction, la connaissance de la langue
du pays d’accueil, la connaissance de la
langue maternelle etc.,) les orientations
et les comportements relatifs à la sphère
civique (le respect des lois, le degré
d’acceptation de la culture politique du
pays d’accueil- les principes de démocratie,
de laïcité, d’égalité des sexes, etc.-,
l’utilisation de la langue maternelle et celle
des autochtones dans les divers contextes de
la vie sociale, l’attachement à la religion et
le respect de ses préceptes etc.).
- La dimension identificatoire dont
les principaux indicateurs sont :   la
perception de soi et des autres (les
perceptions et les préjugés à l’égard des
autochtones, le sentiment d’appartenance à
son propre groupe ethnique ou culturel, au
groupe majoritaire ou aux deux groupes,
le sentiment d’appartenance à la ville et
au quartier de résidence etc.,) quelques
comportements symboliques (l’utilisation
des symboles nationaux- drapeau national,
hymne national, etc.-, la langue parlée dans
les contextes informels, l’usage des médias
du pays d’origine ou du pays d’accueil, le
supportérisme des équipes nationales dans
le domaine du sport) etc.
- La dimension socio-temporelle dont
45
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
les principaux indicateurs sont : l’âge au
moment de l’arrivée au pays d’accueil,
l’ancienneté migratoire (la durée du séjour
au pays d’accueil) etc.
- La dimension socio-spatiale dont les
principaux indicateurs sont : les conditions
de logement (les caractéristiques
‘’physiques’’ du logement à savoir sa
dimensions, sa qualité, son agencement
etc.,) l’accessibilité au marché immobilier
(la proportion des propriétaires de leur
logement et des locataires, l’accès au crédit
bancaire, la proportion des personnes sans-
abri) etc.
- Les réactions des autochtones envers
les immigrés dont les principaux
indicateurs sont : les préjugés et le
refus (la stéréotypisation et les perceptions
négatives à l’égard des immigrés, l’hostilité
à la reconnaissance des droits sociaux et
politiques des immigrés, la connaissance
des autochtones de la culture des immigrés
et sa visibilité dans les médias du pays
d’accueil etc.,) les discriminations ( les
discours et les actes de violence raciste,
les discriminations dans les principaux
domaines de la vie publique comme le
marché du travail et du logement, les
institutions et les services publics, vie
politique, l’importance et l’efficacité de
la législation antidiscriminatoire etc.,)
la distance sociale  (l’acceptation des
relations interethniques, l’ampleur et
l’intensité des relations entre autochtones et
immigrés etc.,) les droits reconnus (droits
civils et sociaux, droits culturels, droits
politiques, droits inhérents aux actions
positives etc.) l’ouverture interculturelle (
reconnaissance publique des symboles
des minorités, l’investissement dans des
programmes d’intégration et leur monitorage
évaluatif, la présence des opérateurs issus
de l’immigration dans les administrations et
les services etc.).
Sexto, dans une démarche idéal-
typique wébérienne qui vise à fournir
un cadre d’analyse auquel doivent être
nécessairement confrontées les réalités
46
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
sociales, la sociologie s’attache à analyser
les politiques publiques des pays d’accueil
en matière d’immigration et de la gestion de
la problématique de l’intégration nationale
et de la gestion de la diversité culturelle
pour construire une typologie des modèles
d’intégration des migrants et des minorités
issues de l’immigration au-delà de leurs
limites et de leur portée.
Dans cette perspective, plusieurs études
comparatives ont conduit à la formalisation
de modèles européens d’intégration. Une
analyse comparée, soulignent Andrea Rea
et Maryse Tripier31, peut être élaborée à
partir de trois critères : la conception du
travailleur migrant, le code de la nationalité
et le rapport aux minorités ethniques.
Le premier critère tient à la représentation
que l’Etat se fait du travailleur immigré et
à la place qu’il est prêt à lui attribuer. Le
modèle idéal-typique en Europe est celui
du Gastarbeiter dont l’intégration dans la
société nationale n’est pas la préoccupation
prioritaire. La définition de l’idéaltype du
Gastarbeiter, remarquent-ils32, correspond
bien à l’expression américaine : wanted
but not welcome (« recherché, mais pas
bienvenu »). Les immigrés sont avant tout
des travailleurs mais souvent saisonniers ou
immergés dans le secteur informel.
Le deuxième critère correspond aux modes
de transformation des étrangers en nationaux.
Deux modèles d’accès à la nationalité
peuvent être retenus et ont souvent servi à
opposer un modèle d’intégration, ouvert,
reposant sur le droit du sol (jus soli) à un
autre modèle, fermé, reposant sur le droit
du sang (jus sanguinis). Toutefois, comme
l’ont bien remarqué Andrea Rea et Maryse
Tripier, ces deux modèles ne se trouvent pas
à l’état pur33.
Le troisième critère concerne le statut
institutionnel et les politiques publiques
envers les minorités ethniques issues de
l’immigration.
À cet égard, l’agencement de ces trois
critères a permis la construction d’une

Khalid Chahbar
typologie des modèles d’intégration. Il
s’agit en effet d’un travail comparatif qui a
conduit souvent les sociologues à distinguer
deux grands modèles :
- le modèle républicain « à la française »
qui repose sur les principes de séparation
de la sphère publique et de la sphère privée,
l’invisibilisation des minorités ethniques,
le refoulement des différences culturelles
dans la seule sphère privée, la neutralité
culturelle et religieuse de l’Etat, le refus
des corps intermédiaires entre l’Etat et le
citoyen, le primat de l’individu-citoyen
et conséquemment la primauté des droits
individuels sur les droits collectifs.
- le modèle multiculturel anglo-saxonne
qui soutient la légitimité des expressions
ethnico-religieuses dans l’espace public et
reconnait des droits particulières aux groupes
minoritaires dont on reconnait publiquement
la dignité (le port du turban sikh pour les
garçons ou du shalwar pour les filles, les
tribunaux islamiques informels chargés
du traitement des affaires matrimoniales
musulmanes etc.,). De fait, la conception
britannique de l’intégration « donne
la priorité à l’individu et ne s’emploie
pas à l’organisation institutionnelle des
communautés, de même, plus qu’à l’Etat-
providence, c’est à la société civile et au
marché du travail que revient ici la mission
d’intégration »34. Paraphrasant une célèbre
formule prononcée en 1968 par le leader
travailliste Roy Jenkins, Milena Doytcheva
souligne que cette vision n’envisage pas
l’intégration en termes de « creuset » dans
lequel les migrants viendraient se fondre
pour devenir des Englishmen, mais comme
«  une situation d’égalité des chances,
accompagnée d’une diversité culturelles,
dans une atmosphère de tolérance
mutuelle »35.
Néanmoins, pour la construction de ces
modèles d’intégration les sociologues
plaident pour une réflexion approfondie qui
« ne se limite pas aux discours politiques
dominants ni aux dispositifs légaux et
constitutionnels en vigueur, mais doit
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
s’efforcer de rendre compte des logiques à
l’œuvre dans l’ensemble d’un système social
et politique donné : discours et pratiques,
mais aussi les relations contradictoires
entre les deux, dans la mesure où celles-
ci font également partie des dynamiques
structurantes du système »36. Faute de
quoi, on est condamné à passer à côté
des complexités et des contradictions du
terrain. Car il suffit, remarque Cohen Jim37,
d’examiner le fonctionnement concret de
quelques-uns de ces « modèles »-là- modèles
au sens discursif et normatif du terme - pour
s’apercevoir qu’ils sont souvent en décalage,
voire en tension, avec les pratiques sociales
et politiques ordinaires.
Un décalage qui pourrait s’expliquer, entre
autre, par le fait que les pays d’accueil
se trouvent souvent dans l’obligation
de composer en permanence avec les
nouvelles réalités sociales, d’adopter un
langage du politiquement correct et de
recourir, au niveau du quotidien immédiat,
à un certain pragmatisme politique et à
un accommodement raisonnable dans la
gestion des différences ethnico-religieuses.
Bien évidemment, ce décalage met souvent
en doute l’existence réelle d’un modèle
d’intégration à l’état pur.
Ceci dit, il serait judicieux de souligner que
ces modèles d’intégration, en tant que de
simples idéaltypes, sont toujours appropriés
d’une façon différente et prennent en effet
une coloration et une résonnance particulière.
Autrement dit, ces modèles se déclinent de
leur côté, dans différentes configurations
contextuelles, en manifestations variées
et sous de multiples facettes et formes,
et conséquemment pourrait toujours
donner lieu à d’autres subdivisions.
Pour ne prendre qu’un exemple, si
Vincenzo Cesare a énuméré38, par le
biais d’une démarche d>idéaltypisation,
cinq versions de multiculturalisme (le
multiculturalisme néo-libéral tempéré, le
multiculturalisme radical essentialiste/
différentialiste, le multiculturalisme
communautaire radical, le multiculturalisme
critique, le multiculturalisme néo-
47
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
mercantiliste), Dimitris Parsanoglou39,
soucieux de mettre en évidence la
polymorphie et l’hétérogénéité du discours
multiculturaliste, a en énuméré sept types
( le multiculturalisme conservateur ou le
monoculturalisme, le managed ou corporate
multiculturalism, le multiculturalisme
libéral, le multiculturalisme égalitaire
ou démocratique, le multiculturalisme
pluraliste ou différentialiste, le
multiculturalisme essentialiste de la gauche,
le multiculturalisme critique).
En plus, s’il est convenu que les différents
modèles nationaux ne sont que des
idéaltypes, on pourrait relever parfois
l’existence de plusieurs modèles concurrents
à l’intérieur même de chaque pays d’accueil.
À titre d’exemple, Manuel Boucher40 relève
l’existence de cinq modèles d’intégration en
discussion dans la société française au cours
des années dix-neuf cent quatre-vingt-dix :
le modèle assimilationniste, intégrationniste,
communautariste, multiculturaliste
raisonnable et interculturaliste.
Septimo, alors que toute tentative de
définition de l’intégration est condamnée
à être partielle, insatisfaisante et, partant, ne
peut faire l’objet d’unanimité, la sociologie
ne peut, cependant, faire l’économie d’une
définition opératoire qui en dresse le contenu
et les contours avec le moins d’erreur
possible afin de le rendre observable et
mesurable. Une définition qui ne portera pas
nécessairement l’adhésion de l’ensemble
de la communauté scientifique mais, elle
aura, au moins, le mérite d’en cerner
avec le moins d’erreur possible le contenu
et les frontières pour savoir de quoi l’on
parle quand on utilise ce concept à usages
multiples.
Vers une définition opératoire  et ses normes sociales n’est pas suffisant
À la lumière de ces développements
qui ont mis en évidence comment la
sociologie s’efforçait à donner une
consistance théorique à la problématique
de l’intégration, afin d’éviter ses écueils
48
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
et lever ses ambiguïtés, en exposant les
moments clés de sa conceptualisation,
il serait judicieux de mentionner ici une
définition opératoire de l’intégration qui
peut nous servir de référence dans les
études sur l’immigration et les relations
interethniques : « l’intégration renvoie à un
processus multidimensionnel qui a comme
but la coexistence pacifique, au sein d’une
réalité socio-historique donnée, entre des
individus et des groupes ethniquement
et/ ou culturellement différents, fondée
sur le respect mutuel des différences
ethnoculturelles, pourvues qu’elles ne
portent pas atteinte aux droits humains
fondamentaux et ne compromettent pas les
institutions démocratiques. L’intégration
désigne un processus qui demande toujours
du temps, un objectif qui n’est pas acquis une
fois pour toutes mais qui est constamment
poursuivi. Il couvre plusieurs dimensions:
économique, culturel, social et politique.
Toute démarche qui s’astreint à n’aborder
qu’une seule sphère de ce processus
multidimensionnel sera nécessairement
partielle. Chacune de ces dimensions donne
lieu à des degrés différents d’intégration
(…) l’intégration est bidirectionnelle
parce qu’elle ne concerne pas seulement
les immigrés mais aussi et conjointement
les citoyens des pays d’accueil »41. C’est
un processus de reconnaissance sociale
car pour s’intégrer, dit Azouz Begag, « il
faut être deux, s’accepter mutuellement,
s’accorder de la considération, admettre la
nécessité des compromis »42.
Les considérations précédentes permettent
ainsi de souligner que le système de
dispositions des immigrés, c’est-à-dire
leur mode de pensée, leur sensibilité, leur
psychologie individuelle et leurs attitudes
positives vis-à-vis de la société d’accueil
pour aboutir à une cohabitation pacifique
avec l’autre. Car le rôle de l’ensemble des
mécanismes auxquels ils sont soumis, c’est-
à-dire les contraintes sociales qui pèsent sur
eux est crucial. Ainsi conçue, l’intégration
dépend autant des opportunités présentées

Khalid Chahbar
par la société d’accueil et des efforts fournis
par les « intégrateurs » pour intégrer les
autres que de la nature des prédispositions
culturelles des « intégrables » et de leur
propre volonté en cette matière.
Pour étayer davantage la définition
élaborée par Vincenzo Cesareo, on peut
dire que l’intégration se définit par « la
qualité et la fréquence des relations qui se
nouent au sein d’un groupe, ainsi que par
le degré d’engagement de ses membres
dans les activités communes. Un groupe
est intégré quand ceux qui le composent
se connaissent, se parlent, s’apprécient,
s’aident mutuellement et sont engagés dans
des activités partagées »43. Somme toute,
s’intégrer, c’est instaurer des relations
harmonieuses avec la société d’accueil sans
laminer ses particularités.
Conclusion  après la mise en évidence du processus
Si l’on admet aisément que la sociologie
moderne s’oriente vers une conception moins
domaniale, moins territoriale de son objet
lorsqu’elle prétend s’intéresser à n’importe
quel processus humain mais d’un point de
vue particulier44 cette nouvelle orientation
ne peut être féconde que si la sociologie
prend soin de se soumettre minutieusement
à l’exigence de la rigueur méthodologique
censée être, ici et maintenant, le noyau dur
de son identité. Cette rigueur commence
d’emblée par un effort considérable de
clarification conceptuelle censée prémunir
le sociologue contre ses inclinations
axiologiques et ses orientations normatives.
Bien entendu, il s’agit d’une opération
NOTES
1- Deleuze Gilles., Guattari Félix (1991). Qu’est-ce-que
la philosophie? Minuit, Paris, P.11.
2- Lazarsfeld Paul (1965). «Des concepts aux indices
empiriques», in Boudon Raymond., Lazarsfeld Paul
(Dir), Le vocabulaire des sciences sociales, Concepts
et indices, La Haye, Mouton & CO MCMLXXI, Paris
PP. 27-31.
3- Lazarsfeld Paul (1965), Ibid, P. 27-31.
4- Schnapper Dominique (2008). «Intégration nationale
et intégration des migrants : un enjeu européen»,
Question d’Europe N°90, 25 Février, Fondation
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
préliminaire de toute démarche souhaitant
parvenir à une meilleure intelligibilité
possible d’un monde social qui, comme le
souligne Bourdieu, fait l’objet d’un discours
qui est toujours performatif puisqu’il
enferme des exhortations, des reproches,
des ordres, etc. De telle sorte que le discours
du sociologue, bien qu’il s’efforce d’être
constatif, a toutes les chances d’être reçu
comme performatif45. C’est pourquoi, la
sociologie, ajoute Bourdieu, doit s’efforcer
davantage, de conquérir tout ce qu’elle
dit contre les idées reçues que véhicule le
langage ordinaire, contre les projections
naïves du sens commun (les préjugés
traditionnels, le savoir vulgaire, les opinions
reçues), contre l’illusion de la transparence 
et les pièges de l’empathie.
Toutefois, il est indéniable de reconnaitre,
de conceptualisation sociologique de la
notion d’intégration, que cet idéal de la
sociologie savante, cet arme de la vigilance
épistémologique est bel et bien singulière et
complexe. Il s’agit d’un exemple qui se veut
suffisamment illustratif de la complexité du
cheminement d’opérationnalisation des
notions polysémiques en les transformant
en variables concrètes observables et
mesurables et de ce que peut être l’apport
de la sociologie au débat public sur des
questions dominées par les passions comme
il est le cas de l’immigration et des relations
interethniques. Des questions où pèsent
fortement le soupçon du parti-pris politique,
l’engagement partisan, le militantisme et les
dérives idéologiques.
Robert Schuman, PP .1-6. Disponible sur :
http://www.robertschuman.eu/question_europe.
php?num=qe-90
5- D’après Dominique Schnapper, qui a réactualisé
l’approche durkheimienne, toute la richesse
comme l’ambiguïté particulière de l’intégration se
tiennent, dans le fait que le concept porte à la fois
sur l’intégration des individus à la société et sur
l’intégration de la société dans son ensemble. Voir :
Schanpper D (2007). Qu’est-ce que l’intégration ?
Éditions Gallimard, Paris.
49
AL AZMINA
ALHADITA
N° 14
6- Lapeyronnie Didier (2003). «Quelle intégration?», in
Bernard L et Christophe M (Dir), L’insécurité dans
la ville. Changer de regard / Les Entretiens de Saint-
Denis, L’œil d’or, Paris, P. 95.
7- Schnapper Dominique (2008), Ibid, PP.1-6.
8- Schnapper Dominique (2008), Ibid, PP.1-6.
9- Baccagni Paolo., Pollini Gabriele. L’integrazione
nello studio delle migrazioni : teorie, indicatori,
ricerche, Franco Angeli, Milano, PP. 74-76.
10- Baccagni Paolo., Pollini Gabriele (2012). Ibid, PP.
74-76.
11- Schnapper Dominique (2008), Ibid, PP. 1-6.
12- Baccagni Paolo., Pollini Gabriele (2012). Ibid, P.75.
13- Parmi les plus récents ouvrages, on peut citer:
Paugam Serge (Dir) (2014). L’intégration inégale.
Force, fragilité et rupture des liens sociaux, Presses
universitaires de France, Coll. «Le lien social», Paris.
Et aussi: Donadio Paolo, Gabrielli Giuseppe, Massari
Monica (a cura di) (2014). Uno come te. Europei e
nuovi europei nei percorsi di integrazione, Franco
Angeli, Milano.
14- Collet Beat (2006). «Pour l’étude des modes
d’intégration entre participation citoyenne et
références culturelles», Revue européenne des
sciences sociales, Tome XLIV- N° 135, P.104.
15- Collet Beat (2006), Ibid., P.95.
16- Dépasser dans ce sens renvoie au fait de ne pas
reprendre l’usage qu’en faisait les acteurs médiatico-
politique ni intégralement ni sous sa forme
originelle.
17- Collet Beat (2006). Ibid. P.95.
18- Abou Sélim (2002). L’identité culturelle, suivi de,
Cultures et droits de l’homme, Perrin/Presses de
l’université Saint-Joseph, Beyrouth, P.67.
19- C’est dans ce sens que la théorie du ‘’cycle des
relations raciales’’ élaborée par Robert Park et Ernest
Burgess dans leur ouvrage ‘’Introduction à la science
de la sociologie’’ envisage le processus d’assimilation.
Il apparait comme la dernière étape d’un cycle,
progressif et irréversible, articulé autour des quatre
étapes : la compétition, le conflit, l’accommodation
et l’assimilation.
20- Abou Sélim, Ibid., P.72.
21- Une formule prononcée par l’ex-président français
Nicolas Sarkozy lors d’un discours tenu depuis
Franconville le 19 septembre 2016 semble capable
de résumer parfaitement ce que recouvre le terme
assimilation : «Dès que vous devenez français, vos
ancêtres sont gaulois».
22- Sayad Abdelmalek (1999). La double absence: Des
illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
Seuil, Coll. «Liber», Paris, P. 311
23- Sayad Abdelmalek (1999). Ibid., P. 313.
24- Schnapper Dominique (2007). Qu’est-ce que
l’intégration? Gallimard, Coll «Folio actuel», Paris,
50
Le processus de construction de concepts en sociologie :
Le cas du concept d’intégration
P.15
25- Pour un développement plus détaillé sur cette
approche, nous renvoyons tout particulièrement à
son ouvrage : Schnapper Dominique (2007), Ibid.
26- Schnapper Dominique (1991). La France de
l’intégration, Gallimard, Paris, P.99.
27- Sayad Abdelmalek (1999). La double absence. Des
illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
Seuil, Paris, P. 398.
28- Collet Beate (2006), Ibid., P.96.
29- Schnapper Dominique (2008), Op.cit., PP.1-6
30- Baccagni Paolo., Pollini Gabriele (2012). Op. cit., PP.
93-118
31- Rea Andrea., Tripier Maryse (2003). Sociologie de
l’immigration, La Découverte Coll. «Repères»,
Paris, P.96
32- Rea Andrea., Tripier Maryse (2003). Ibid., P.97
33- À titre d’exemple, au droit du sang et celui du sol
s’ajoute, en outre, le double droit du sang qui consiste
à attribuer la nationalité du pays de naissance à celui
ou celle qui est né (e) dans ce pays et dont au moins
un parent y est également né.
34- Doytcheva Milena (2005). Le multiculturalisme,
Editions La Découverte, Paris, P.59.
35- Doytcheva Milena (2005). Ibid., P.59.
36- Jim Cohen (2005). «Les modèles d’intégration» «
face aux particularismes : malentendus et dialogues
France/États-Unis», Mouvements, Février  (No
38), PP. 41-49.
37- Jim Cohen (2005). Ibid, PP.41-49.
38- Cesareo V (2004). Società multietniche e
multiculturalismi, Seconda ristampa, Vita e Pensiero,
Milano, PP. 60-61.
39- Parsanoglou Dimitris (2004). «Multiculturalisme(S)»,
Socio-anthropologie [En ligne], № 15, mis en ligne le
15 juillet 2006, consulté le 22 janvier 2017. URL :
http://socio-anthropologie.revues.org/416
40- Boucher Manuel (2007). «Les théories de l’intégration
à l’épreuve de la régulation sociale», Vie sociale, N°
2, PP. 23-43.
41- Cesareo Vincenzo (2009). «Quale integrazione?», in
Cesareo Vincenzo., Blangiardo Gian Carlo., Indici
di integrazione. Un’indagine empirica sulla realtà
migratoria italiana, Milano, FrancoAngeli, P. 23.
42- Begag Azzouz (2003). L’intégration, Le Cavalier
Bleu, Coll. «Idées Reçues», Paris, P. 11.
43- Khellil Mohand (1997). Sociologie de l’intégration,
PUF, Coll. «Que-sais-je?», Paris, P.95.
44- De Coster Michel, Bawin-Legros Bernadette, Poncelet
Marc (2005). Introduction à la sociologie, Editions
De Boeck Université, Bruxelles, P.31.
45- Bourdieu Pierre (2002). Questions de sociologie,
Editions de Minuit, Paris, P.40.