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1 Luc Boltanski est sociologue, directeur d’études à l’EHESS. Il a débuté sa carrière
dans les années soixante/soixante-dix en collaborant avec Pierre Bourdieu au courant
dit de la « sociologie critique ». Mais au début des années quatre-vingt, il s’est détaché
de Bourdieu pour fonder le cadre théorique d’une sociologie du sens moral ordinaire.
Plutôt que de refuser aux « agents » du monde social une capacité à se justifier, à
expliquer leurs actions, le sociologue doit faire confiance aux « illusions » des acteurs,
car ce sont elles qui fournissent les clés de compréhension de l’action.
2 Ce texte, tout à fait remarquable dans l’itinéraire intellectuel de Boltanski, refonde la
« sociologie de la critique » à partir d'une réflexion sur la nature des institutions, sur la
manière dont les individus y sont confrontés et sur les possibilités critiques que les
« êtres sans corps » (les institutions) laissent aux êtres en chair et en os. Alors même
que la question des institutions est classique en sociologie, les définitions qui en sont
données restent souvent imprécises. Boltanski offre ici un cadre théorique qui corrèle la
production de règles, de normes, ou de « qualifications », et l’action individuelle. Il
revisite en outre deux concepts majeurs issus de la pensée marxiste, retravaillés par
Bourdieu – ceux de « domination » et de « classe » –, pour mieux promouvoir une
sociologie « pragmatique »1.
3 La question des institutions a un caractère paradoxal. D’un côté, le concept
d’institution occupe, en sociologie, une position centrale et même, pourrait-on dire,
fondatrice, particulièrement chez Durkheim où elle indexe l’objet même de cette
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17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
discipline : ce qui en fait la spécificité et l’unité. Mais, d’un autre côté, on ne peut qu’être
frappé par le flou qui entoure cette notion, couramment utilisée par la plupart des
sociologues, mais assez rarement confrontée à un effort de définition, comme si elle
allait de soi (excepté, bien sûr, chez Durkheim, mais elle se trouve dans ce cas définie de
façon si vaste qu’elle tend à se confondre avec l’ordre des faits sociaux en général, dans
ce qu’ils ont de spécifique, particulièrement pour les opposer à des faits relevant d’un
autre domaine, celui de la biologie ou de la nature, comme lorsque l’on dit, par exemple,
que « le langage est une institution »). Tout se passe comme si, dans l’idiome courant de
la sociologie, le terme d’institution renvoyait le plus souvent à ce qui semble dur et
durable, par opposition notamment à ce qui peut être traité comme relevant du contexte
ou de la situation, ce qui entraîne un usage quasi synonymique de termes qui devraient
pourtant être considérés dans leurs différences, tels que ceux d’institutions,
d’organisations, d’administrations, etc.
4 Dans la sociologie française des trente dernières années, les institutions ont donné
lieu à un double rejet, qui a été sans doute lui-même favorisé par le flou entourant ces
objets conceptuels. La sociologie critique des années soixante/soixante-dix a reconnu
l’importance des institutions, mais, le plus souvent, pour les assimiler à des instruments
de domination sociale. Quand à la sociologie pragmatique des années quatre-
vingt/quatre-vingt-dix, elle s’est développée en partie avec l’intention de creuser sous
les descriptions fournies par la sociologie critique. Celle-ci a alors été accusée de sous-
estimer le domaine de l’action et de ne voir dans les acteurs (plongés dans des
situations auxquelles ils doivent fournir des réponses adéquates) que des agents
(actualisant inconsciemment un pouvoir qui leur serait extérieur). La sociologie
pragmatique, particulièrement dans les courants qui ont cherché à reprendreà
nouveaux frais la question de la critique (la sociologie pragmatique de la critique) a, par
conséquent, cherché à se rapprocher des situations concrètes dans lesquelles les
personnes agissent. Mais, ce faisant, la sociologie pragmatique a soit dédaigné ou oublié
la question des institutions, soit même – dans ses versions que l’on dira à juste titre
idéologiques puisqu’elles engagent, au moins implicitement, des jugements de valeur –,
tendu à valoriser la créativité de l’agir (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Hans
Joas, 1999), les capacités d’interprétation des personnes en situation, la mise en œuvre
d’un sens commun et, par contrecoup, à dévaloriser ce qui pouvait apparaître comme
stable, contraignant, imposé par des forces extérieures à l’action développée ici et
maintenant.
5 Je voudrais présenter ici les grandes lignes d’un cadre d’analyse, en cours
d’élaboration, dont l’une des intentions est de prendre au sérieux la question des
institutions sans pour autant, d’une part, rejeter les apports de la sociologie
pragmatique et de ses analyses de l’action en situation (et, parti-culièrement, des
actions orientées vers la critique) ni, d’autre part, abandonner la question de la
domination, qui est au cœur de la sociologie critique, comme s’il s’agissait (comme cela
est parfois suggéré de nos jours) d’une question indécidable, métaphysique, voire
idéologique ou obsolète.
La question de l’incertitude
6 Je partirai d’une position originelle (évidemment aussi loin de la réalité que l’est, par
exemple, l’état de nature des philosophies contractualistes) dans laquelle règne une
incertitude radicale concernant ce qu’il en est de ce qui est et, indissociablement, sur ce
qui importe, sur ce qui a valeur2.
7 En amont de cette position originelle, je placerai – sans chercher à les explorer et
donc en les traitant comme des postulats – deux contraintes ou plutôt, si l’on veut, deux
facteurs d’anarchie.
8 Le premier met l’accent sur le changement incessant du monde et des êtres qui le
composent – y compris les êtres humains –, changement qu’il n’y a aucune raison, à ce
niveau de construction, de concevoir comme prévisible, maîtrisable, ou comme
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obéissant à des « lois », en sorte qu’il est préférable de l’imaginer sur le mode de la
métamorphose et de l’aléa. Pour désigner cette extériorité affectée d’un changement
incessant, je parlerai du monde, considéré comme étant – pour reprendre la formule
de Wittgenstein – « tout ce qui arrive », de façon à le distinguer de la réalité, c’est-à-
dire de ce qui dans le monde a été pris en charge, de façon réflexive, par les épreuves
(de réalité) et par les qualifications plus ou moins instituées qui, par le truchement
d’effets de boucle, tendent à la produire et à la reproduire. À la différence du monde, la
réalité est bien, en effet, toujours construite, comme le répète à foison le lieu commun
de « la construction sociale de la réalité ».
9 Le second postulat, d’inspiration phénoménologique, concerne la difficulté de
concevoir et de réaliser un accord entre des êtres humains tous plongés, bien que
chacun de façon différente, dans le flux de la vie (c’est-à-dire ce par l’intermédiaire de
quoi ils demeurent enchâssés dans le monde, quelle que soit la réalité à laquelle ils sont
confrontés). J’associerai cette difficulté au simple fait que les êtres humains possèdent
un corps. Ayant un corps, chaque individu est nécessairement situé. D’abord,
extérieurement, en tant qu’il est placé à un moment du temps et disposé en un point de
l’espace, depuis lesquels ce qui advient lui apparaît. Mais aussi, si l’on peut dire,
intérieurement, en tant qu’il a des désirs, des pulsions, des goûts, des dégoûts, une
expérience de sa chair propre, etc. Il s’ensuit que, depuis la position originelle, chaque
individu ne peut avoir sur le monde qu’un point de vue. Rien, a priori, n’autorise à
concevoir ces points de vue comme partagés. Aucun individu ne possède, à soi seul,
l’autorité ni sans doute le pouvoir nécessaires pour dire aux autres, à tous les autres, ce
qu’il en est de ce qui est, en sorte que, dans une situation vécue en commun – au cours
d’une interaction –, personne n’a en soi les ressources qu’il faudrait mettre en œuvre
pour résorber l’incertitude de la situation et pour dissiper l’inquiétude qu’elle suscite.
Registres pratiques et
métapragmatiques
10 Pour préciser la façon dont se présente la question de l’incertitude dans un
environnement social, je prendrai appui sur deux oppositions.
11 La première distingue des moments pratiques – auxquels les approches
pragmatiques, qui mettent l’accent sur les usages dans un certain contexte, se sont
particulièrement intéressées –, et des moments de réflexivité, exigeant, de la part des
acteurs, la mise en œuvre de procédures que je qualifierai de métapragmatiques.
Disons tout de suite que, dans les moments pratiques, les personnes concourent
activement à éloigner l’inquiétude qui guette, en minorant les différences
d’interprétation sur ce qui se passe et surtout en fermant les yeux sur les écarts de
conduite qui pourraient introduire des facteurs d’incertitude.
12 La seconde opposition concerne uniquement le registre d’action que je viens
d’appeler métapragmatique. Cette opposition distingue, à l’intérieur de ce second
registre, deux modalités différentes d’interventions métapragmatiques qui se coulent
dans des formes différentes.
13 Les premières sont des formes permettant d’établir, en opérant une sélection dans le
flux infini de ce qui arrive, ce qui est, et de le maintenir comme étant malgré le passage
du temps. Je parlerai, dans leur cas, de dispositifs de confirmation car, comme
j’essaierai de le montrer, elles ont pour enjeu d’écarter l’incertitude en confirmant que
ce qui est est vraiment. Comme je le développerai tout à l’heure, c’est, me semble-t-il,
d’abord à cette tâche que concourent les institutions.
14 Les secondes sont des formes associées à des dispositifs qui, à l’inverse, prennent
appui sur les facteurs d’incertitude pour faire surgir une inquiétude en contestant la
réalité de ce qui se donne pour étant, soit dans des expressions officielles, soit dans des
manifestations du sens commun. Je parlerai, dans leur cas, de formes critiques.
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15 Ces deux genres de formes et les dispositifs auxquels elles sont associées sont
généralement traités comme engageant des positions antagonistes. Depuis chacune de
ces positions, des points de vue incompatibles sont pris sur le monde. Je chercherai
pourtant à les symétriser, à étudier leurs relations et à les intégrer dans un même cadre.
Dans ce cadre, confirmation et critique ne prennent sens qu’envisagés dans leur relation
dialogique. Ainsi, la confirmation a pour orientation principale de prévenir la critique
ou de lui répondre (elle joue, en ce sens, un rôle conservateur et, si on l’envisage par
référence à la critique, un rôle réactif, susceptible par là d’être dénoncé comme
réactionnaire, puisqu’il lui revient de confirmer ce que la critique met en doute). Quant
à la critique, elle perdrait tout point d’application et tomberait dans une sorte de
nihilisme si elle ne prenait le contre-pied d’assertions confirmées.
16 Pour caractériser rapidement les modalités de l’action pratique et les moments où ces
formes d’action sont prépondérantes, je prendrai appui sur l’un des premiers livres de
Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), mais aussi sur certaines
approches et certains résultats de la sociologie pragmatique.
17 Les actions en commun relevant de ce premier registre – celui que l’on peut appeler
pratique – réunissent des personnes dans l’accomplissement d’une tâche. Une de leurs
caractéristiques importantes est que les personnes engagées dans le cours d’actions
agissent comme si elles savaient plus ou moins de quoi il retourne – ce que l’on est en
train d’accomplir –, et/ou comme si les autres ou certains autres, à qui l’on peut faire
confiance, le savaient (cela même si la définition des tâches accomplies en commun est
assez floue). Et aussi, comme si tous pouvaient plus ou moins, avec plus ou moins de
succès, converger, coopérer, se coordonner dans l’accomplissement de la tâche en cours.
C’est ce que l’on peut interpréter (évidemment de l’extérieur, puisque, de l’intérieur, la
question ne se pose même pas), comme un accord tacite pour ne pas faire se lever une
inquiétude sur ce qui se passe et ne pas trop s’embarrasser de la question de l’accord –
accord tacite qui a été souvent décrit dans la littérature sociologique et,
particulièrement, dans les courants inspirés de la phénoménologie, comme un cela-va-
de-soi (the world taken as granted ). Dans ce premier registre, l’action en commun est
donc tournée en priorité vers quelque chose « à faire », une tâche à accomplir, avec
pour visée d’y arriver, d’atteindre une fin, ce qui ne signifie pas nécessairement remplir
un « objectif » prédéfini de façon univoque mais au moins aller au bout, le plus souvent
pour qu’il soit simplement possible de passer à autre chose. L’action est donc orientée
vers le futur avec d’ailleurs souvent un sentiment plus ou moins grand d’urgence.
18 Dans ces moments pratiques règne en général une tolérance – plus ou moins grande
selon les situations – aux écarts de conduite des uns ou des autres à l’intérieur d’un
cadre général plus ou moins flou. Parler de tolérance veut dire que, en gros, tant que
cela est possible, on ferme les yeux sur la diversité des façons de faire, sur la diversité
des usages et des interprétations comme si elle ne portait pas à conséquence. Ces écarts
peuvent être vus, connus, sans être pour autant relevés (« seen but not noticed »,
comme dit Goffman). On fait comme s’ils n’étaient pas vraiment pertinents. La
tolérance, quand elle est reconnue, est considérée comme sagesse (agir de façon telle
que les choses s’accomplissent ; éviter la dispute). Mais, quand elle est envisagée de
façon critique et dénoncée, elle se trouve redécrite comme hypocrisie. L’un des effets de
cette tolérance est de retarder le moment de la dispute en sous-estimant les écarts
d’usage ou d’interprétation et, notamment, en évitant de problématiser la relation entre
les qualifications et les objets, comme si le langage collait au monde (en sorte qu’il
serait, par exemple, équivalent de nommer ou de montrer en désignant du doigt). La
sociologie dite pragmatique a constitué un outil particulièrement adapté à l’exploration
de ces situations déployées dans un registre pratique3.
19 L’environnement de l’action est maintenu au moyen de repères extérieurs et
intérieurs, inégalement saillants selon les situations, offrant des prises pour coordonner
plus ou moins les actions et les orienter vers quelque chose à faire ensemble, dont la
visée peut d’ailleurs être assez variable chez les différentes personnes engagées sans que
cela ne trouble leurs relations, au moins tant que personne n’en fait la remarque. Les
repères extérieurs sont des dispositifs, des objets, matériels ou symboliques. Les repères
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intérieurs sont des habitudes ou des dispositions, c’est-à-dire des dispositifs inscrits
dans le corps (chez Bourdieu, des habitus). Mais il peut s’agir également d’états d’esprit
plus ou moins stables, pouvant donner lieu à qualification et même, en relation
publique, se prolonger dans des justifications. Il peut s’agir enfin de configurations
intemporelles relevant de la vie psychique (telles celles auxquelles fait référence le
terme d’inconscient). En se fiant à ces repères, les acteurs apprennent au fur et à
mesure à faire ou à refaire les gestes nécessaires. Il s’ensuit que l’on peut décrire les
mouvements des acteurs en registre pratique en se passant du concept de règle, même
si l’observation, depuis un point de vue extérieur, permet de déceler des régularités.
L’action, dans ce registre, est toujours située.
20 La tolérance, qui est un des traits marquants de ce registre, est liée à un faible niveau
de réflexivité. Des ajustements et des réparations interviennent, mais ils ont un
caractère local (Conein et al., 1993). L’absence de position de surplomb et de dispositifs
de mémorisation, de rapprochement et, finalement, de calcul (dont le tableau
synoptique, dans les analyses de Jack Goody [1979] est un exemple classique) permet de
ne pas confronter trop directement les antagonismes et, très généralement, de ne pas
trop s’attarder sur les contradictions. L’un des avantages pour les acteurs du registre
pratique est de favoriser une autolimitation des disputes, au moins quand les
antagonismes demeurent au-dessous d’un certain seuil de tolérance (dont
l’identification en chaque situation concrète devrait être une tâche primordiale de la
sociologie pragmatique).
21 Certaines des propriétés du registre pratique les plus intéressantes pour notre cadre
concernent le langage. Plongées dans un registre pratique, les personnes utilisent certes le
langage. Mais, d’une part, l’utilisation qu’elles font du langage a un caractère fortement
indexical et la production ou la réception des énoncés prend appui sur le contexte et peut
s’accompagner de monstration. D’autre part, et cela a particulièrement d’importance pour
la suite de l’argument, le langage est mis en œuvre comme s’il faisait corps avec le monde.
Plus généralement, la relation entre les formes symboliques et les états de choses – pour
reprendre une distinction empruntée à Wittgenstein – n’est pas envisagée pour elle-même,
soit pour les rapprocher, soit pour les opposer.
22 La vie dans un registre pratique possède bien des avantages dont nous avons tous une
expérience pratique. Mais l’argument défendu ici est pourtant qu’il est impossible de
concevoir une vie sociale complète en se donnant le registre pratique comme seul cadre
de l’action en commun. Plusieurs problèmes se posent. Un premier problème est celui
des repères nécessaires au maintien d’un cadre minimal de l’action. On peut bien sûr
considérer qu’ils se forment par un effet d’auto-émergence ou d’auto-organisation à
partir de l’interaction et de sa répétition. Mais cette explication est, selon moi,
insuffisante pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici.
23 Un second problème est celui de la dispute. Parce qu’il est peu réflexif et peu
cumulatif, le registre pratique permet le maintien de désaccords tacites n’allant pas
jusqu’à la dispute, mais cela jusqu’à un certain seuil de tolérance. Quand ce seuil est
dépassé, l’action en commun, même à un niveau de coordination assez peu exigeant, ne
peut être maintenue par les seuls moyens disponibles dans ce registre.
24 À côté du registre pratique, il faut donc concevoir la possibilité d’un autre registre :
celui que j’appellerai métapragmatique, en empruntant, librement, ce terme à
l’anthropologie linguistique (Lucy, 1993).
25 Le registre métapragmatique peut être caractérisé, en première approximation, par
un haut niveau de réflexivité. Ainsi, dans les moments métapragmatiques, les personnes
n’agissent pas seulement en commun au sein d’une tâche à faire (dont elles peuvent
avoir d’ailleurs des images plus ou moins différentes) et en se coordonnant par rapport
à des repères. Leur intérêt s’oriente vers l’action en commun elle-même, ses modalités,
ses conditions de possibilité, les formes dans lesquelles elle s’inscrit. Ce que l’on est en
train de faire ensemble semble alors ne plus aller de soi et même si l’accord peut ne pas
être mis en question, les énergies se tournent vers la question de savoir ce que l’on fait
et vers la façon dont il faut le faire pour que ce que l’on fait soit fait, en vérité.
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26 Soit, par exemple, une situation qui nous est familière : une réunion de professeurs
pour l’examen de dossiers d’étudiants. Chacun participe mais avec un souci tacite
d’économie. Ne pas trop se fatiguer ; ne pas trop entrer en conflit avec ses collègues ;
terminer avant six heures parce qu’il faut aller chercher le gosse à l’école, etc. On a déjà
examiné dix dossiers et il en reste vingt. Pas de pause-café, on avance, il faut finir le
travail, etc. Mais, à un certain moment, un collègue prend la parole, d’un air grave, et
pose la question de savoir si nous suivons bien les mêmes règles et les mêmes
procédures pour chaque dossier. On s’arrête alors d’examiner les dossiers et tous se
coordonnent dans ce nouveau régime. On s’interroge : mais, au fait, quelles sont les
procédures ? Est-ce qu’il y a, même, des procédures ? Et, que faisons-nous ? Quel est le
collectif que nous formons ? Mérite-t-il le nom de jury ou ne s’agit-il que d’un ramassis
de profs fatigués, laxistes et disposés à accueillir favorablement tout ce qui pourrait les
distraire de la tâche qu’ils sont en train d’accomplir, ou plutôt en train de « bâcler »
(comme le dirait un critique les considérant de l’extérieur), en menant, dans le plus
grand arbitraire, une épreuve pourtant des plus importantes pour ceux qui en subiront
les conséquences.
27 Dans des moments de ce genre, les personnes peuvent invoquer une règle, si un objet
de ce genre a été préalablement constitué et stocké et si l’un des participants sait où
aller le chercher. Les participants peuvent aussi exploiter des gisements de formes
sémantiques (et, particulièrement, de formes d’allure juridique) relevant du sens
commun et, par analogie, en dériver des formules permettant de dire en quoi consiste –
et en quoi doit consister – l’action en cours.
28 Que veut dire « sommes-nous un vrai jury » ? Cette question, qui n’aurait aucune
pertinence dans un registre pratique mais qui signale par contre, de façon typique,
l’engagement dans un registre métapragmatique, concerne la relation entre une
situation type (le vrai jury) et une situation occurrence (ce que nous sommes en train
de faire) (Nef, 1988). Mais on peut dire aussi, de façon plus formelle, qu’elle concerne la
relation entre un état de choses et une forme symbolique dont les traits sont,
indissociablement, disposés logiquement et nimbés de valeurs.
29 Pour désigner ce processus, j’utiliserai le terme d’origine juridique de qualification.
La qualification, prise en ce sens, possède au moins trois propriétés pertinentes : a) elle
fixe le rapport entre d’un côté, un état de choses dans une situation type et, de l’autre,
un état de choses dans une situation occurrence ; b) elle associe à la situation ou à
l’objet dont il est question non seulement des prédicats mais aussi des relations à
d’autres objets, ce qui permet de les investir d’une valeur ; c) enfin, elle pointe vers des
conséquences dans la réalité, notamment au niveau de l’usage, de façon à ouvrir la
possibilité d’une distinction entre un bon usage et un usage transgressif. La
qualification a elle-même deux faces selon qu’elle concerne l’opération consistant à
établir ou à fixer des types ou l’opération consistant à rapprocher au cas par cas des
types et des occurrences. Enfin, l’exigence de qualification est loin de concerner
également tous les êtres, objets, faits ou situations. Elle concerne principalement les
objets qui importent, tels, en priorité, ceux dont s’occupe le droit, mais pas seulement
(Cayla, 1993b). Tous les dispositifs de qualification ne sont pas d’ordre juridique
(Thévenot, 1992).
La contradiction herméneutique
37 Le problème, avec les institutions, concerne la question de leur incarnation. On a
suggéré plus haut que seul un être sans corps pouvait échapper à la contrainte du point
de vue et dire ce qu’il en est de ce qui est en considérant le monde « sub specie
aeternitatis ». Mais aussi que, cet être sans corps ne pouvant s’exprimer, il était
contraint de s’exprimer par le truchement de porte-parole – tels que juges, magistrats,
prêtres, professeurs, etc. Ces derniers, même lorsqu’ils sont officiellement mandatés et
autorisés, ne sont néanmoins que des êtres corporels ordinaires – situés, intéressés,
libidineux, etc. –, et par là condamnés, comme nous tous, à la fatalité du point de vue,
au moins quand ils ne sont pas supposés s’exprimer en tant que délégués d’une
institution. C’est la raison pour laquelle on les dote souvent de marques symboliques
spécifiques (tels qu’uniformes, formes rhétoriques imposées, etc.) pour rendre
manifestes les occasions dans lesquelles ils s’expriment, non en leur nom propre et
depuis leur corps propre, mais au nom, précisément, d’une institution qui est censée
investir leur corporéité des propriétés d’un être sans corps.
38 Il reste que, l’apparence extérieure de ces porte-parole ne pouvant se modifier que
faiblement selon qu’ils se présentent dans leur être ordinaire ou dans leur modalité
institutionnelle, aucun signe ne permet d’avoir un accès suffisamment sûr à leur
intériorité pour être certain qu’ils ne trompent pas et que celui que l’on voit et écoute est
bien l’institution incarnée et non un individu comme vous et moi.
39 De là, une profonde ambivalence à l’égard des institutions, qui est inhérente à toute
vie sociale. D’un côté, on fait confiance aux institutions, on « croit » en elles. Comment
faire autrement puisque sans leur intervention, l’inquiétude sur ce qui est ne pourrait
que croître avec les risques de discorde, de violence ou au moins d’éparpillement dans
des langages privés que cela suppose. Mais, d’un autre côté, on soupçonne que ces
institutions ne sont que des fictions et que seuls sont réels les êtres humains qui les
composent, qui parlent en leur nom et qui, étant dotés d’un corps, de désirs, de
pulsions, etc. ne possèdent aucune qualité particulière qui permettrait de leur faire
confiance.
40 Je propose de voir dans cette tension une contradiction indépassable, qui est en
quelque sorte au fondement de la vie sociale commune, que j’appellerai la contradiction
herméneutique. Elle pose le dilemme suivant. Il consiste soit à renoncer à la tâche
consistant à dire ce qu’il en est de ce qui est (en soi, pour tous, etc.) au profit d’un
échange de points de vue, avec le risque,non seulement de ne pas parvenir à une
clôture, même provisoire, de la discussion et de l’interprétation, mais surtout d’aboutir
à une véritable fragmentation sémantique empêchant toute formation d’un sens
commun, et, à terme, à la violence. Soit à déléguer la tâche de dire ce qu’il en est de ce
qui est à ces êtres sans corps que sont les institutions, mais au prix d’une inquiétude
permanente quant à la question de savoir si les porte-parole qui permettent à
l’institution de s’exprimer traduisent bien la volonté de cet être sans corps ou ne font,
sous apparence de lui donner la parole, que d’imposer leur propre volonté de façon à
satisfaire leurs désirs égoïstes, ceux d’êtres corporels comme vous et moi.
41 Cette contradiction peut prendre des formes différentes en fonction du régime
politico-sémantique prépondérant. Ainsi, par exemple, dans un régime politico-
sémantique où les institutions qui disent ce qu’il en est de ce qui est sont comprises
dans des architectures fondées sur des formes de représentation du corps politique (ou
du « peuple »), la contradiction se manifestera souvent sous la forme d’une suspicion à
l’égard des représentants (c’est ce que l’on peut appeler la forme rousseauiste de la
contradiction herméneutique). Par contre, dans un régime politico-sémantique fondé,
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17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
comme c’est de plus en plus fortement le cas dans les démocraties occidentales, sur
l’expertise, que cette dernière se réclame des sciences dites exactes, des sciences
économiques ou des autres sciences sociales, la contradiction se manifestera sous la
forme d’un antagonisme entre réalisme vs consructionnisme, ce qui explique que cette
opposition, surtout d’ordre épistémologique à l’origine, soit devenue aujourd’hui l’une
des principales ressources engagées dans les conflits politiques (comme on l’a vu, par
exemple, dans les conflits politiques récents portant sur la question de l’homosexualité,
de l’avortement et du statut du fœtus – voir Boltanski, 2003 –, mais aussi dans nombre
de conflits portant sur des thématiques d’ordre écologique, etc.).
La possibilité de la critique
42 C’est l’inquiétude suscitée par la contradiction herméneutique qui ouvre une brèche
dans laquelle la critique peut s’engouffrer. Sans elle, les personnes seraient en effet
continuellement sous l’empire des formes de confirmation dépendant des institutions et,
par conséquent, entièrement plongées dans un monde traité comme allant de soi, sans
être en mesure de prendre à l’égard de ces formes une position d’extériorité relative de
façon à les mettre en question. Mais on peut aussi imaginer, peut-être, une autre
alternative dans laquelle elles seraient constamment et à propos de tout dans le
scepticisme le plus radical. À la différence de ces positions absolues et jamais (ou
pratiquement jamais) attestées, l’existence de la critique prend précisément appui sur la
possibilité de donner son adhésion et de douter et aussi, souvent à propos des mêmes
objets, de basculer entre ces deux positions – autant de mouvements qui trouvent leur
principe dans l’incertitude qui vient de l’impossibilité d’en finir une fois pour toutes avec
la contradiction herméneutique.
43 Il s’ensuit que constater que la vie sociale fait très généralement appel, face au litige
ou à sa menace, à des instances susceptibles de dire ce qu’il en est de ce qui est, ne
conduit pas nécessairement à considérer que la socialité serait, en quelque sorte par
essence, totalitaire ou « fasciste ». Car, faisant face aux institutions qui disent ce qui est,
se tient la possibilité de la critique, sans doute présente également, mais à des degrés
divers et sous des formes différentes dans toutes les sociétés. D’ailleurs, si elles étaient
aussi sûres de leur fait qu’on l’affirme souvent, les institutions pourraient s’épargner
bien du travail en le disant une seule fois, c’est-à-dire une fois pour toutes. Or, comme le
montre notamment l’étude des formes rituelles ou cérémonielles, mais aussi celle du
droit et de toutes les autres modalités de mises à la norme, les institutions sont acculées
à la tâche de redire sans cesse ce qu’elles veulent dire, comme si les affirmations les plus
péremptoires et, en apparence, les plus imparables étaient toujours confrontées à la
menace du déni, ou encore comme si la possibilité de la critique ne pouvait jamais être
complètement écartée. C’est la raison pour laquelle on peut dire des institutions,
considérées dans leurs dimensions sémantiques, qu’elles sont des instances de
confirmation. Les institutions doivent ainsi non seulement dire ce qu’il en est de ce qui
est et ce qui vaut, mais aussi sans cesse le reconfirmer, pour tenter de protéger un
certain état de la relation entre formes symboliques et états de choses des attaques de la
critique.
44 Confirmation et critique doivent donc être considérées comme deux fonctions qui
s’entredéfinissent mutuellement et n’existent que l’une par l’autre.
La fabrication de la fragmentation
53 Bien que les épreuves existentielles, dont une critique radicale peut tirer parti, se
manifestent d’abord dans le cours des expériences que vivent les personnes, il faudrait
se garder de rabattre la relation entre instances de confirmation et capacités critiques
sur le plan de l’opposition entre le collectif et l’individuel ou entre « holisme » et
« individualisme ». Contrairement aux représentations idéologiques sur lesquelles
prend appui, depuis le xviiie siècle, la « parole pamphlétaire » – pour parler comme
Marc Angenot –, le porteur de la critique n’est jamais un sujet isolé, une « conscience
solitaire » clamant, à ses risques et périls, depuis le désert, avec l’espoir de réveiller un
troupeau passif et grégaire et, pour les mêmes raisons, l’analogie entre critique et
prophétie, telle que la développe Michael Walzer, trouve ici ses limites.
54 Ce que j’ai désigné jusqu’ici par le terme général de critique n’est pas une instance
métaphysique, dans la tradition de l’idéalisme. Son déploiement repose sur un travail
qui a pour objet le lien – le lien social – et qui consiste à dénouer des relations pour en
établir d’autres. Il ne s’agit donc pas non plus de la substitution de l’autonomie à
l’hétéronomie au sens des Lumières. Le travail du lien consiste, au contraire, à déployer,
souvent sur un mode catégoriel, des propriétés, traitées jusque-là comme contingentes
ou comme secondaires, de façon à en faire le support de classes, qu’il s’agisse de classes
au sens des « classes sociales » ou encore des genres et/ou des orientations sexuelles, ou
encore de la relation à la nationalité ou à l’ethnicité, etc.
55 En poussant l’argument à la limite, on pourrait dire, au contraire, que les
institutions ne manifestent jamais aussi bien leur puissance que quand elles exercent
le pouvoir de séparer, d’isoler, d’individualiser. En effet, les institutions, en tant
qu’instances sémantiques, sont aussi des instruments dont les activités classificatoires
ne trouvent pas leur finalité en elles-mêmes, mais sont orientées vers la formation de
règles et, notamment, de règles qui assurent une coordination entre les acteurs. C’est
par l’intermédiaire de ces règles que l’activité institutionnelle contribue à performer la
réalité. Or, la constitution des sujets dans la perspective du suivi d’une règle (aussi
utopique que soit ce projet, puisque personne ne peut vraiment agir en suivant une
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17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
règle) consiste à envisager chacun en tant qu’il peut se conformer à la règle ou la
transgresser, obéir ou désobéir, être coordonné avec d’autres ou se soustraire à cette
volonté de coordination, c’est-à-dire à envisager chacun séparément, c’est-à-dire,
précisément, en tant qu’individu. Contrairement donc au lieu commun de l’institution
qui rassemble, en tant qu’entité « supra-individuelle », on peut dire que le travail
qu’exerce l’institution sur le corps social est d’abord un travail de fragmentation.
Chacun est séparé des autres pour être tourné, dans la solitude, vers le lieu vide du
pouvoir. Et cette opération est nécessaire pour absolutiser la réalité, c’est-à-dire pour
forclore la référence, même imaginaire, à toute autre réalité possible.
56 Dans cette optique, ce qu’on appelle le travail de libération se met en branle lorsque
des acteurs, quittant l’optique de la règle, en viennent à comparer leurs situations
respectives et à se demander par exemple pourquoi, lorsque chacun ne fait que suivre
les règles (ou tente de le faire, puisque c’est impossible), ce sont toujours les mêmes qui
satisfont à toutes ou à la plupart des épreuves, quel que soit le monde ou quelle que soit
la cité dont elles relèvent et, inversement, pourquoi ce sont toujours les mêmes qui, face
à toutes les épreuves, ou presque, se révèlent médiocres (des petits dans le langage de
De la justification). Et c’est dans le cours de ce travail de rapprochement, associé à la
mise en place de nouveaux principes d’équivalence, que se constituent des collectifs
d’individus à partir desquels la critique peut se redéployer comme, par exemple,
lorsqu’une femme, qui avait toujours, jusque-là, été telle mais en quelque sorte sans le
savoir, s’adresse tout à coup à un autre et, particulièrement à un homme, en insistant
dans son énoncé sur le fait qu’elle le prononce « en tant que femme ».
57 En quoi consiste le travail de domination ?
58 Le paradoxe de l’institution (qui est au principe de l’ambivalence manifestée par la
sociologie à son égard) peut être résumé de la façon suivante. Oui, les institutions sont
bien, comme l’a répété à foison le discours théorique des années soixante/soixante-dix,
des instruments susceptibles d’être mis au service d’une domination et, en ce sens, elles
contraignent l’action et l’enferment dans des limites plus ou moins étroites. Et pourtant,
comme n’a cessé de le répéter la tradition durkheimienne, elles sont, sous un autre
rapport, nécessaires en tant qu’elles réduisent l’incertitude sur ce qui est – et c’est une
condition de possibilité de l’action.
59 Il s’ensuit qu’on ne peut pas se contenter de superposer institutions et domination
sans s’interroger sur la « pente » (pour reprendre un terme que Rousseau emploie
quand il parle de la « pente à dégénérer » du pouvoir des représentants) qui entraîne les
institutions vers la domination, ce qui est aussi une condition pour chercher à
l’entraver.
60 Si l’on admet, d’une part, que la critique ne se réalise qu’en s’enracinant dans des
collectifs d’individus et, d’autre part, que la constitution de ces collectifs suppose le
détachement par rapport aux qualifications et aux formats d’épreuve institués, et aussi
par rapport aux règles qui s’ensuivent, au profit d’une attention portée à des propriétés
traitées jusque-là comme contingente, il faut se demander comment le travail de
qualification et d’institutionnalisation des formats d’épreuve et des règles entrave la
critique en favorisant la fragmentation.
61 Sans entrer dans le détail, on peut envisager, pour finir, deux façons de maintenir les
personnes dans la fragmentation, c’est-à-dire de les dominer. Dans le premier cas je
parlerai, faute de mieux, d’effets de domination simple et, dans le second, d’effets de
domination complexes.
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17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
profondes asymétries sont maintenues ou créées en mettant en œuvre une violence
explicite et, notamment, mais non exclusivement, physique. Il me semble cependant
préférable dans les cas de ce genre, dont l’esclavage absolu constitue le paradigme, de
parler d’oppression. Mais on peut également invoquer l’oppression dans nombre de cas
de figure moins extrêmes, où le maintien d’une orthodoxie est obtenu par les moyens
d’une violence, notamment d’une violence policière, visant à étouffer la critique. Dans
des situations d’oppression, la possibilité que des personnes se reconnaissent quelque
chose en commun en le constituant sous d’autres rapports que ceux pris en compte par
les classifications officielles est simplement exclue. Comme le montre la littérature sur
l’esclavage (sans même parler du cas extrême des camps de concentration), le collectif
est impossible ou très difficile à établir. La fragmentation est totale et, par là,
l’éventualité de la critique est simplement exclue, comme peut même l’être aussi la
simple possibilité de poser des questions sur ce qui se passe (« ici, on ne pose pas de
questions »). Critique et questionnement étant évacuées, la justification n’a pas non
plus lieu d’être. Ces situations peuvent également se passer pratiquement d’idéologies
(au moins en direction des dominés, sinon des dominants), puisque la coordination des
actions est obtenue directement par la violence ou par sa menace. De même, et pour les
mêmes raisons, les dispositifs de confirmation sont réduits au minimum. Étant donné
l’impossibilité de poser des questions sur ce qui est, la présence d’instances visant à
confirmer que ce qui est est vraiment, est inutile.
64 Mais on peut aussi, d’autre part, parler d’effets de domination simple dans des
situations moins extrêmes où la critique paraît, dans une certaine mesure, possible
(bien que les acteurs ne sachent jamais dans quelle mesure ni jusqu’où ils peuvent aller
sans que les coûts de la critique deviennent exorbitants) et où des justifications sont
données par les acteurs ou les instances qui mettent en œuvre les effets de domination.
Dans ces contextes, la différence principale passe entre l’officiel et l’officieux. En effet,
les justifications officielles ne sont pas confrontées à la réalité. Il existe bien quelque
chose comme des épreuves de réalité rapportées à des formats. Mais personne n’est en
mesure de contrôler la conformité du déroulement et du résultat des épreuves mises en
œuvre de façon locale, ici et maintenant, au format auquel elles sont censées
correspondre. De même, des exigences de justice (méritocratique ou sociale) peuvent
être officiellement reconnues comme, par exemple, des exigences de réversibilité des
états de grandeur (« égalité des chances ») ou encore de séparation des formes
d’évaluation des capacités visant à entraver le « cumul des handicaps », mais elles sont
cantonnées dans des déclarations sans s’accompagner des dispositifs qui permettraient
de les mettre en pratique.
65 Dans ce genre de contexte, la critique, quand elle est possible, demeure sans effets
réels. Quant aux justifications, elles se dégradent en simples prétextes et prennent la
forme de paroles verbales – comme le disent ceux à qui elles sont destinées et qui, loin
d’être toujours abusés, développent le plus souvent des interprétations réalistes, c’est-à-
dire sans illusions, de la condition qui leur est faite. Dans ces contextes, un savoir
officieux se constitue à partir des expériences quotidiennes, savoir auquel il est interdit
de se rendre public. Les acteurs, pour diminuer les contraintes qui pèsent sur eux,
développent en effet une compétence interprétative spécifique visant à identifier des
espaces de liberté en mettant à profit les failles dans les dispositifs de contrôle. C’est
dire aussi que les personnes « ordinaires » qui subissent ces effets de domination ne
perdent ni leur sens de la justice, ni leur désir de liberté, ni la justesse de leurs
interprétations quant à ce qui se passe en réalité, ou, si l’on veut, leur lucidité.
66 Face à cette lucidité et pour éviter qu’elle ne conduise à la formation de collectifs
critiques, c’est-à-dire pour maintenir la fragmentation, les instances qui ont la charge
de soutenir un certain état de ce qui est et de ce qui vaut et de faire appliquer la règle
doivent reconfirmer régulièrement cet ordre établi par un déploiement spectaculaire
des épreuves de vérité (rituels, cérémonies, défilés, octroi de décorations, etc.) et,
d’autre part, quand cela ne suffit pas, en faisant appel aux administrations détentrices
des moyens de violence (habituellement dépendantes de l’État) de façon à maintenir
leur domination par le truchement d’une répression. L’objectif recherché peut donc être
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17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
caractérisé par le refus du changement et les moyens mis en œuvre ont quelque chose à
voir avec l’état de guerre contre un perpétuel ennemi de l’intérieur. C’est, dans ce cas, le
refus du changement qui permet de maintenir durablement des asymétries profondes
(entre genres, entre classes sociales, entre groupes identitaires, etc.), préservant ainsi
les avantages pour les dominants d’une exploitation des dominés.
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71 Ce rapprochement, étrange quand on y pense, de la volonté et de la nécessité, que l’on
a souvent associé aux régimes totalitaires se réclamant d’une philosophie déterministe
de l’histoire, constitue pourtant un lieu commun des modes de gouvernance du
capitalisme avancé. Le changement en question n’est pas tant un changement domicilié
dans le présent immédiat qu’un changement qui s’annonce. Son caractère nécessaire
n’est pas actuel mais futur. On ne le connaît pas encore, ou pas encore complètement. Il
faut donc faire appel à des experts équipés d’une science sociale (économie, sociologie,
statistique, science politique, etc.) et de centres de calculs et de prévision pour concevoir
maintenant ce changement qui s’imposera à tous, mais plus tard et de toute façon. Et il
faut bien le vouloir puisque, les forces qui le meuvent ayant un caractère inexorable, on
ne peut pas faire autrement et que, en tant que « responsables », on doit chercher à en
tirer parti.
72 On peut alors modifier le droit, qui, dans nos sociétés, constitue toujours le point
d’appui légitime auquel sont adossées les procédures réglant les épreuves les plus
importantes (notamment les épreuves de sélection), par exemple le droit du travail, ou
le droit fiscal, ou le droit de la propriété, ou celui de la finance, etc., pour l’adapter aux
nouvelles réalités qui s’annoncent. Mais le même genre d’opérations peut s’étendre de
proche en proche dans des domaines beaucoup plus éloignés de ce que l’on appelle
« l’économie », comme les dispositifs d’aide sociale, le système d’éducation, les
modalités d’encadrement de la vie artistique et intellectuelle, etc. (voir notamment
Ogien, 1995). Dans tous ces domaines, le fait de prendre appui sur des données d’ordre
macrosocial, en sorte qu’elles ne peuvent être produites que par des experts opérant sur
la base de centres ce calcul de grande envergure et, par exemple, sur des données
comptables et/ou statistiques (Genieys, 2008), leste le changement des épreuves d’un
poids de nécessité sans lequel il pourrait apparaître comme arbitraire ou, ce qui revient
au même, comme lié à des intérêts spécifiques.
73 Il faut souligner un trait particulièrement important de ce mode de gouvernance
autour duquel se nouent aujourd’hui des liens nouveaux entre le capitalisme et l’État,
consolidés par l’échange entre techniques de management et procédures de
légitimation. Il s’agit, pour dire vite, du caractère instrumental, strictement
gestionnaire des interventions et de leurs justifications, qu’elles soient orientées plutôt
vers le changement de la réalité ou vers celui des épreuves. Les mesures adoptées,
toujours nécessairement nécessaires, trouvent leur principe de nécessité dans le respect
d’un cadre, le plus souvent comptable (voir par exemple Chiapello, 2007) ou
juridictionnel, sans exiger un large déploiement de discours idéologiques ni, surtout, la
mise en place d’épreuves de vérité (au sens défini plus haut) mettant en valeur la
cohérence d’un ordre sur le plan symbolique ; épreuves de vérité dont le rôle est si
important dans le cas des formes de domination orientées vers le maintien d’une
orthodoxie, y compris, si nécessaire, par la répression. Dans le cas de la domination par
le changement, tout se fait sans apparat et sans affectation de grandeur. Le caractère
technique des mesures rend difficile, voire d’ailleurs inutile, leur transmission à un
large public. Rien, ou presque, ne vient assurer la cohérence d’ensemble si ce n’est
précisément le cadre comptable et/ou juridictionnel général auquel les mesures
particulières doivent s’ajuster4. Ces cadres comptables et juridictionnels – ce
« gouvernement par les normes », comme dit Laurent Thévenot – reposent sur une
extension de la logique du management, qui est un art de la fragmentation ou plutôt,
l’art de coordonner des individus détachés de leur appartenance et donc substituables
les uns aux autres, en les plaçant, chacun pris séparément, sous l’emprise de la règle (ce
qui fut la grande idée de Taylor). Cela sans nécessairement qu’ils en aient eux-mêmes
conscience, et dans la visée purement instrumentale du profit.
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Notes
https://journals.openedition.org/traces/2333 17/20
17/03/2024, 08:12 Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination
1 Conférence prononcée le 23 mai 2007 à l’École normale supérieure Lettres et sciences
humaines, à l’invitation de la revue. Ce texte est une version retravaillée par l’auteur de cette
conférence.Présentation par Édouard Gardella et Arnaud Fossier.
2 On remarquera que le lien entre incertitude radicale et état de nature et celui entre
« flottement » des significations et violence (au moins potentielle), est établi par Hobbes
notamment dans le chapitre de Léviathan qui concerne la parole. Les mêmes thèmes sont
développés lorsqu’est abordée la question des contrats (Hobbes, 1971, particulièrement p. 27-36
et 128-143).
3 On peut dire, en ce sens, qu’elle a permis de réaliser, au moins en partie, le programme dessiné
par Pierre Bourdieu dans le premier des ouvrages qu’il a consacré à l’analyse du sens pratique.
4 Dans le cas des politiques publiques, l’un des meilleurs exemples actuels en France de ce mode
de gouvernance est sans doute la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances).
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The text only may be used under licence CC BY-NC-ND 4.0. All other elements (illustrations,
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