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Irrera, O. (2016). Autour de l’ « infra-idéologie » : être sujet, entre normes et idéologie.

Methodos, savoirs et textes, 16. https://doi.org/10.4000/methodos.4670

L’une des questions majeures qui traverse le livre de Pierre Macherey, Le sujet des
normes, est sans aucun doute celle de l’idéologie, dont il propose une refonte visant à
rematérialiser ce concept ainsi que l’ensemble des pratiques auxquelles il renvoie. Cette
refonte débouche sur ce que P. Macherey désigne finalement par le terme d’« infra-
idéologie ». Loin de céder au refrain longtemps répété qu’à l’époque des démocraties
néo-libérales avec leur pragmatisme et leurs technicismes, on assisterait au bout du
compte à la « fin des idéologies » – ce qui signifie que l’idéologie en tant que telle
cesserait d’orienter la conduite des individus –, P. Macherey remarque que, dans la
société des normes qui est la nôtre, l’idéologie demeure un concept indispensable pour
expliquer comment les normes fabriquent le social par l’intermédiaire de certains
processus de subjectivation/assujettissement. C’est en ce sens qu’au sein de la société des
normes, l’on ne peut s’empêcher de repérer des stratégies de manipulation de l’ordre
symbolique finalement consubstantielles au fonctionnement de ces normes elles-mêmes.
Il ne s’agit donc plus d’une idéologie qui se situerait sur le plan des représentations
conscientes et qui fonctionnerait comme un écran visant à occulter la réalité des rapports
de production ou le véritable intérêt de classe d’un sujet. L’infra-idéologie, telle que P.
Macherey la conçoit « est d’emblée incorporée au dispositif qui produit le réel dont il
offre une présentation, proprement une re-présentation, systématiquement déformée,
inadéquate »1. L’action structurante des normes prévoit de cette façon non seulement une
prise sur les corps (aussi bien individuels que collectifs) mais aussi la production d’un
effet d’illusion qui demeure néanmoins immanent au champ d’intervention de la norme
elle-même. Mais le rôle de cette forme d’idéologie n’est pas de produire, pour ainsi dire
positivement, des représentations de la réalité auxquelles il s’agirait d’adhérer en prenant
directement position pour ou contre des idées déterminées. L’idéologie dont parle P.
Macherey n’aboutit ni à la formulation d’une justification ni à l’élaboration d’une
rationalisation de l’ordre existant. L’infra-idéologie vise plutôt à occulter le
fonctionnement des normes ainsi que leur caractère historique (et non nécessaire), donc
à rejeter à l’arrière-plan leur rationalité gouvernementale intrinsèque pour transformer les
instances d’une société de normalisation en quelque chose de nécessaire et évident, voire
en une « seconde nature » s’appuyant sur des automatismes qui contournent le plan des
représentations conscientes :

1
« Tel est le tour de force opéré par l’infra-idéologie : elle tend à déguiser en
nécessité de fait, de part en part naturelle, une régulation des comportements qui
est en réalité associée à une conception historique du monde que le sujet des
normes est appelé à endosser avant même de savoir à quoi il s’engage en lui
servant de lieu d’accueil »2.
Ainsi, l’une des thèses les plus frappantes du Sujet des normes est que « dans la
société des normes, l’idéologie n’a nullement disparu »3 : la norme et l’idéologie peuvent
fonctionner et fonctionnent ensemble dans la mesure où elles participent, toutes les deux,
à une certaine modalité de production du sujet dans une société de normalisation.
Néanmoins, cela donne lieu à ce que P. Macherey n’hésite pas à désigner comme un
paradoxe, sans doute le même paradoxe que celui qu’Althusser a tenté de surmonter :
comment concilier l’existence matérielle de l’idéologie qui, par le biais de dispositifs ou
d’appareils, forme une prise sur les corps et sur leur disposition dans l’espace, et sa
dimension représentationnelle qui puise ses ressources sinon dans l’imaginaire du moins
dans l’ordre langagier des relations symboliques4 :
« Que les normes interviennent en se passant d’explications, ou en réduisant au
minimum techniquement requis ces explications, ne signifie donc pas que leur
trajectoire se tienne à l’écart d’un ordre langagier entièrement idéologisé,
mythologisé et symbolisé ; elles ont d’autant plus le besoin de faire oublier
qu’elles sont de part en part structurées par lui : elles sont si on peut dire du
langage en acte, dont les messages réduits à leur strict minimum vital mettent en
jeu des signes dont la signification est provisoirement suspendue, donc différée,
voire même refoulée, mais non effectivement abolie »5.
Il découle de ce paradoxe une forte tension théorique qui parcourt de part en part
le livre de P. Macherey et qui, pourtant, aboutit à l’idée qu’il n’y a pas au fond de véritable
contradiction entre la norme et l’idéologie, en dépit même de la méfiance que Foucault
réservait à cette dernière notion.
C’est pourquoi il convient de revenir justement aux critiques que ce dernier émet
au sujet de l’idéologie, ou mieux, à proprement parler, à son effort réitéré, systématique,
et parfois presque obsessionnel de se démarquer du problème de l’idéologie. On trouve
un témoignage explicite de cet effort dans le cours de 1980, Du gouvernement des vivants,
lors de la leçon du 30 janvier, lorsque Foucault précise que chaque année, dans chacun de
ses cours, il n’a jamais cessé d’insister sur son refus d’analyser la pensée, le
comportement et le savoir des hommes en termes d’idéologie6.

2
Pour établir que normes et idéologie sont conciliables, P. Macherey insiste donc
sur la correspondance des positions d’Althusser et de Foucault, et plus précisément, sur
le fait que « si on consent à regarder au-delà des mots, on s’aperçoit que ce que Althusser
vise à travers l’appellation “l’idéologie en général’’ présente un certain nombre de points
communs avec ce que Foucault, de son côté, cherche à penser sous le concept de norme,
qui, comme l’idéologie pour Althusser, lui sert à désigner un processus
d’assujettissement »7. Pour saisir plus précisément cette correspondance (qui n’est certes
jamais totale car, comme P. Macherey le souligne, l’idéologie chez Althusser et la norme
chez Foucault ne sont pas entièrement superposables), il faut préalablement souligner
qu’aussi bien Althusser que Foucault cherchent à se débarrasser, en la dépassant, d’une
conception négative (ou défective) de l’idéologie, qui
« se définit par ce qu’elle n’est pas […], par la distance qu’elle maintient par
rapport au réel et à sa matérialité, ce qui fait d’elle un tissu d’illusions […] : dans
cette perspective, l’idéologie qui se contente de “refléter’’, ne participe pas
effectivement au processus de la production sociale dont elle se limite à proposer,
après coup, une version inversée, mystifiée, imaginaire qui masque les problèmes
réels »8.
Néanmoins, si Foucault refuse non seulement cette acception négative de
l’idéologie mais aussi jusqu’à l’emploi de ce terme, P. Macherey souligne qu’Althusser
au contraire propose de continuer à utiliser la notion d’idéologie mais en vue de la
« rematérialiser », la concevant alors « en tant qu’agent effectif du processus de la
reproduction sociale ». Pour ce faire, il s’agit, d’une part, d’abandonner « une conception
purement représentationnelle de l’idéologie » en tant que « système d’idées »,
« conception du monde », ou encore « agencements de représentations » et, d’autre part,
de rejeter « le rôle purement réactif et répressif qui la maintient à la traîne du réel et
confirme son caractère improductif »9.
Comme on le sait, avant d’avancer sa thèse concernant l’existence matérielle de
l’idéologie, Althusser fait remarquer qu’au cœur et au principe de toute représentation
idéologique, il n’y a pas à proprement parler seulement des conceptions du monde, mais
aussi et surtout le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence10. Pierre Macherey s’interroge alors sur le statut de ce rapport qui, d’un côté,
reste imaginaire parce qu’il est « productif d’effets se situant sur le plan de l’imaginaire »
dès lors qu’il accompagne effectivement des représentations déformées, mais qui, d’un
autre côté, ne peut être réduit entièrement à une dimension représentationnelle. Ce rapport

3
est donc aussi tout à fait réel dans la mesure où il est, comme l’affirme P. Macherey, « la
forme nécessaire selon laquelle les conditions de vie des hommes […] se manifestent à la
conscience » : c’est à ce titre d’ailleurs que ce rapport est productif, et plus précisément
il est productif d’« une certaine manière d’être au monde » qui correspond à « l’être
sujet » dont l’idéologie est « en dernière instance la cause ou le principe moteur »11.
Ainsi, s’il y a des représentations qui sont idéologiques et imaginaires, ce n’est qu’à la fin
du processus d’idéologisation, lorsqu’elles assument une allure représentationnelle et se
configurent de manière déterminée à l’intérieur d’une situation historiquement spécifique.
Mais ce processus lui-même « se joue ailleurs que sur le terrain de l’histoire et des
représentations »12.
Cette manière de concevoir la productivité de l’idéologie implique alors un
déplacement supplémentaire : il ne s’agit plus de partir des idées, des représentations, des
conceptions du monde, mais de partir des modalités selon lesquelles les idées et les
représentations sont insérées et produites à l’intérieur de la dimension matérielle et réelle
des pratiques. Cela permet à P. Macherey d’avancer l’idée que
« ce qu’Althusser a cherché à faire pour le concept d’idéologie, Foucault l’aurait
fait de son côté pour le concept de norme : à savoir montrer que ce qui est impliqué
sous l’un ou l’autre de ces termes, ce sont des logiques pratiques de
comportement, des manières d’agir, et non des systèmes formels de représentation
constituant un ordre à part et entretenant vis-à-vis de la réalité sociale une relation
extérieure, sur fond de transcendance et d’interdit »13.
C’est pourquoi, pour Althusser, vivre dans l’idéologie signifie se conduire de telle
ou telle manière en adoptant tel ou tel comportement pratique. L’idéologie fait donc agir :
elle est à ce titre une action sur les actions des autres qui conduit à insérer ces actions dans
des pratiques collectives et socialement ordonnées. Et, selon P. Macherey, cela se passe
de la même manière chez Foucault, notamment avec l’idée du gouvernement, puisqu’il
s’agit là aussi de « structurer le champ d’action éventuel des autres »14. Ainsi, les idées
des hommes semblent diriger leurs pratiques, alors que celles-ci sont orientées
silencieusement et comme par avance par l’idéologie – laquelle, en se passant de ce qu’il
y a dans la tête des gens, organise un espace réglé des pratiques où ces individus
deviennent, sans le savoir, des sujets. L’idéologie organise donc tout un éventail de
pratiques possibles et admissibles selon une rationalité qui s’incarne dans le mode d’être
du sujet lui-même, en-deçà de sa conscience et de ses représentations. Il y va par
conséquent de la pré-structuration d’un sujet à travers la constitution d’un champ de

4
virtualités et de possibilités qui prédéterminent aussi bien ses comportements effectifs
que ses idées.
D’après P. Macherey, cette production du virtuel constitue le terrain
d’intervention privilégié de la norme aussi bien que de l’idéologie. L’une comme l’autre
visent en effet non pas ce qui existe effectivement (par exemple une action qui a été
accomplie et dont il s’agit rétrospectivement de punir l’agent) mais ce qui peut exister,
dont l’existence est pronostiquée et calculée à l’avance. Chacun est donc exposé en
permanence a être jugé non pour les actes qu’il a commis, mais pour ce qu’il peut faire et
est même censé être, et par l’intermédiaire d’un critère d’évaluation établi par des normes.
Cette évaluation à travers la norme – soit, ce qui dans une société des normes est, pour P.
Macherey, à peu près la même chose, à travers l’idéologie – transforme des
déterminations occasionnelles en faits de nature par l’intermédiaire de mécanismes
d’essentialisation et d’idéalisation. Ce sont en outre les sciences humaines qui aident à
ficher, cataloguer et marquer tous les phénomènes qui feront l’objet de la capture
préventive des normes et de leur pouvoir de contrôler, surveiller et prévenir.
Pour réaliser cette entreprise de normalisation, il faut que l’action de la norme ou
de l’idéologie « soit complètement immanente au champ à l’intérieur duquel elle produit
ses effets, le tout premier résultat de son action, qui conditionne en dernière instance
toutes les autres, étant précisément la constitution de ce champ. Si l’idéologie (ou la
norme) transforment, ce n’est pas en pénétrant progressivement un terrain préexistant à
son intervention […] mais en produisant du transformable, c’est-à-dire la structure à
l’intérieur de laquelle elle insinue ses effets »15. C’est ainsi que l’idéologie ou la norme
fabriquent des matrices d’assignation normative d’identité qui sont destinées aux sujets.
Ces matrices dessinent l’espace de virtualité où les sujets sont attendus et auquel ils sont
censés se conformer sans s’en apercevoir, à savoir sans passer par des représentations
conscientes et rationalisables en termes linguistiques.
Mais, pour étayer davantage encore cette compatibilité de fond entre norme et
idéologie, Pierre Macherey réalise deux opérations conceptuelles parallèles qui visent à
modifier en certains points la notion d’idéologie telle qu’elle se retrouve aussi bien chez
Althusser que chez Foucault (même si, chez ce dernier, elle est la cible des critiques).
L’objectif de cette manière de procéder est lui aussi double : du côté d’Althusser, il s’agit
de préciser comment le caractère productif de l’idéologie peut s’accorder avec le
fonctionnement de la norme, alors que, du coté de Foucault, il s’agit plutôt de montrer
que son effort pour se débarrasser de l’idéologie l’amène à des contradictions insolubles.

5
Pour que l’on puisse donc parler d’une convergence effective entre norme et
idéologie, du côté d’Althusser, il faudrait premièrement renoncer au caractère omni-
historique de l’idéologie en faveur du caractère historique propre des dispositifs dont se
compose une société de normalisation, ce qui permettrait de mieux envisager comment
une multiplicité d’appareils normatifs peuvent concrètement fonctionner en réseaux en
pénétrant de manière diffuse le social16. Deuxièmement, il faudrait aussi que le processus
d’assujettissement propre à l’idéologie, celui qui interpelle les individus en les constituant
comme sujets, ne s’appuie plus sur l’inscription de ces sujets dans le champ symbolique
du langage – alors que, dans le sillage de Lacan, ce champ était envisagé par Althusser
comme l’espace privilégié où l’individu était justement appelé à prendre place et par là à
se transformer en sujet. Dans une société de normes, le langage ne peut plus être un
vecteur de subjectivation s’il est porteur de significations. Ainsi, pour une conception de
l’idéologie qui opère comme une norme, ou même à l’intérieur d’un processus de
normalisation, la fabrication du champ où le sujet va apparaître (autrement dit le site de
son assujettissement)
« ne prend pas la forme communicationnelle d’un message ou d’une adresse,
comme dans la scène de l’interpellation, mais elle s’exerce directement sur des
corps qu’elle soumet à une procédure orthopédique de dressage »17.
C’est pourquoi la société des normes coupe l’idéologie de la relation au
symbolique pour l’insérer directement, à travers la mise en place de dispositifs appropriés
s’adressant d’abord aux corps, dans des pratiques qui mettent hors-jeu le sens et agissent
silencieusement pour ne se retranscrire que secondairement dans le langage de la
représentation, une fois que leur tâche de structuration du sujet a été accomplie18.
En revanche, du côté de Foucault, la condition d’une articulation entre norme et
idéologie est que la conception de cette dernière soit soumise à une révision, dès lors que
l’effort que Foucault fait pour s’en libérer donne lieu à ce qui, selon P. Macherey,
demeure une « fausse sortie de l’idéologie » parce que
« dans le cadre propre à la société de normalisation [subsistent] des attitudes
représentationnelles qu’il semble naturel de faire rentrer sous la rubrique
‘‘idéologie’’ »19.
Pour expliquer comment la notion d’idéologie résiste aux critiques émises par
Foucault, P. Macherey se concentre sur deux points. Premièrement, le rôle et la fonction
incontournable que, depuis le XVIIIe siècle, l’opinion publique a assumé au sein de la
société de normalisation, une opinion publique dont l’avis s’avère toujours fondamental,

6
puisque, même lorsqu’elle ne reste qu’elle se donne comme une simple fiction, on ne peut
pas se passer d’elle : cela réintroduit donc la question idéologique de l’organisation des
représentations formulées publiquement et en conscience. Le deuxième point concerne la
thématique du « libéralisme » avec son discours, c’est-à-dire son idéologie du « laisser
faire, laisser passer » qui s’appuie sur le principe que tout doit découler des choix libres
et spontanés des individus.
Il s’agit dans les deux cas d’une dimension idéologique indispensable au
fonctionnement de la société des normes dès lors que son pouvoir de naturalisation peut
s’exercer de manière d’autant plus efficace qu’il se cache derrière l’illusion, ou le
caractère fictionnel, d’une liberté dont les individus, pris aussi bien dans leur singularité
que comme collectif, disposeraient (l’opinion est à la fois particulière mais se compose
aussi dans un cadre collectif où elle prend justement la forme de l’opinion publique).
L’analyse que P. Macherey conduit à partir des textes foucaldiens (notamment de la
seconde moitié des années 1970), montre ainsi comment, en dépit des critiques explicites
que Foucault adresse à l’idéologie, il reste néanmoins conscient de l’opérativité de
l’opinion publique consistant à dissimuler le fonctionnement de disciplines et de normes
sous le masque (au fond, idéologique) que le régime parlementaire et représentatif donne
à la fiction du contrat en l’inscrivant dans un cadre juridique.
Mais en outre, P. Macherey en vient à affirmer que lorsque Foucault parle du droit,
sans s’en apercevoir, il réintroduit subrepticement l’idée qu’au cœur du pouvoir de
normalisation demeure l’exigence de masquer aux yeux des sujets sociaux ce qui se passe
au niveau du pouvoir. Cela se traduit dans la réhabilitation silencieuse du vieux schéma
d’explication marxiste infrastructure/superstructure dont Foucault a par ailleurs cherché
obstinément à se démarquer20. Et là où Foucault tente de se corriger, comme c’est le cas
dans son analyse du libéralisme où il s’agit de mettre en rapport ladite « idéologie de la
liberté » et le libéralisme entendu comme technique de gouvernement, il est quand même
contraint de penser sinon une relation de dépendance du moins une stricte corrélation,
donc un espace où, selon P. Macherey, l’idéologie garderait quand même une place
importante, voire irremplaçable. Même si l’on considère que
« les schémas comportementaux, avant d’être de l’idéologie, relèvent d’une
technologie de pouvoir qui a priorité sur leur forme idéologique, il semble
également qu’on revienne ainsi au modèle interprétatif de la superstructure, qui
présente l’idéologie comme un effet de surface en arrière duquel se joue une autre
chose »21.

7
En outre, comme le remarque encore P. Macherey, une fois que l’État a été pénétré
au cours de son histoire par la raison gouvernementale, l’idéologie, sous la forme juridico-
étatique du droit, se maintient également au titre d’une survivance, c’est-à-dire comme
cet élément essentiel qui permet de rendre compte de la coexistence et de la corrélation
entre ce qui se passe au niveau de la technologie de pouvoir et de son régime de
véridiction et ce qui se passe au niveau des représentations des sujets – donc ce qui se
passe dans la tête des gens. Le pouvoir fonctionne mieux s’il est toléré et le droit,
l’idéologie de la liberté, les manifestations de l’opinion publique, en tant que fonctions
idéologiques, permettent que dans les représentations conscientes des sujets soit
désactivée la perception de tout ce qui est potentiellement inacceptable et intolérable.
Après avoir montré comment les rapports entre l’idéologie (notamment sous la
forme de l’opinion publique) et les normes peuvent faire l’objet d’une investigation qui,
loin d’être close, doit au contraire être relancée, P. Macherey souligne que l’idéologie ne
se donne plus (ou du moins pas principalement) comme ensemble de représentions
réfléchies et explicitement formulables, mais plutôt en tant que « processus de
naturalisation et de quotidianisation » des normes et des comportements que ces normes
prédéterminent. C’est en vertu de ce processus infra-idéologique que les individus
peuvent décider de prendre librement la place qui leur est destinée par l’opérativité des
normes et les modèles de comportements qu’elles visent à imposer. En termes
althussériens, c’est leur être « toujours-déjà-sujet ». Par l’intermédiaire de l’infra-
idéologie, les individus peuvent alors être moralisés par l’acquisition disciplinaire de
certaines habitudes qui les fixent finalement à l’appareil de production et les font devenir
ainsi des sujets productifs.
Néanmoins, et justement en vertu de son caractère productif, dans la notion
d’infra-idéologie demeure sans doute encore une petite ambigüité que le livre de
Macherey n’arrive peut être pas à dissiper entièrement. En effet, il n’est pas facile de
savoir si la fonction de l’infra-idéologie est de reproduire les rapports de production
(comme on l’attendrait dans une perspective marxiste et althussérienne), ou bien si son
lien constitutif avec le fonctionnement des normes la situe dans une conception du
pouvoir plus proche de celle que développe Foucault, – une conception selon laquelle le
pouvoir ne reproduit pas à proprement parler des rapports de production comme un
supplément s’ajoutant de l’extérieur, mais au contraire il « est en fait un des éléments
constitutifs du mode de production et il fonctionne au cœur de ce dernier »22. Comme
l’affirme P. Macherey :

8
« La normativité, qui conditionne l’assujettissement, correspond donc à un
processus qui est “idéologique” dans la mesure où il est simultanément, et même
peut-être prioritairement, “économique” : il intervient à même le mécanisme des
rapports de production, dont il constitue un rouage. S’explique de cette manière
le double bind propre au fonctionnement de la société capitaliste, qui a mis
l’économie au poste de commandement en donnant à l’exploitation de la force de
travail la forme de sa libération, ce qui est le résultat d’un tour de passe-passe […].
Dans cette perspective, l’idéologie, de part en part matérialisée, n’est plus un
supplément ou une survivance, donc quelque chose qui vient s’ajouter en plus
voire en trop ; elle s’incorpore au réel qu’elle travaille et qu’elle contribue à
produire, en particulier en effectuant la position de sujet qui est indispensable au
fonctionnement de son “économie” »23.
Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut souligner à l’égard de l’infra-idéologie est que sa
prise générale sur la vie des hommes à même les normes, sa capacité de coller avec les
replis les plus infimes et quotidiens de l’existence en tant qu’« idéologie de l’ordinaire »,
produit un ordre qui nécessite sans cesse d’être réajusté et qui pourtant demeure un ordre
paradoxal, tirant la force de sa reproduction de sa fragilité même. Cela ouvre l’espace de
réversibilité qui, selon Macherey,
« laisse place à un travail du négatif, qui prend la forme de résistances […], des
nouvelles figures d’adaptations tout aussi provisoires que celles dont elles auront
pris la place »24.
Ainsi, ce processus d’assujettissement montre un revers difficile à penser, celui
de la résistance. Celle-ci semble impossible à prédéterminer depuis l’ordre qu’un tel
processus instaure, mais en même temps elle ne peut surgir que de l’infra-idéologie, c’est-
à-dire de cette dimension de l’ordinaire à laquelle chaque individu a affaire. Ainsi, d’après
Macherey, cette immanence par rapport à l’existence et à la vie constitue la cible
privilégiée du pouvoir naturalisant des normes : « une fois généralisée, sécrète une
transcendance qui lui est propre »25 et peut devenir un point de repère pour toute
possibilité de critique ou de contestation de l’existant. Elle forme le point de départ pour
une altération des rapports de forces sous un horizon qui est celui de la politique.

Notes
1 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, Éditions Amsterdam, p. 11.
2 Ibid., p. 17.

9
3 Ibid., p. 350.
4 Sur la présence de ce paradoxe dans la conception althussérienne de l’idéologie,
cf. Warren Montag (1995), « “The Soul Is the Prison of the Body”: Althusser and
Foucault, 1970–1975 », Yale French Studies, 88, p. 53-77 ; article repris sous le titre
« Althusser and Foucault: Apparatuses of Subjection », in Id. (2013), Althusser and His
Contemporaries : Philosophy’s Perpetual War, Durham, Duke University Press, p. 141-
170.
5 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 17.
6 Cf. Michel Foucault (2012), Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de
France. 1979-1980, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 74. Cf. aussi
Orazio Irrera (2015), « Michel Foucault e la critica dell’ideologia nei Corsi al Collège de
France », in P. B. Vernaglione (éd.), Michel Foucault. Genealogie del presente, Roma,
manifestolibri, p. 55-85.
7 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 57.
8 Ibid., p. 52.
9 Ibidem.
10 Louis Althusser (1976), « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970),
in Positions, Éd. Sociales, Paris, p. 101.
11 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 54-55.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 59.
14 Michel Foucault (1994), « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, vol. IV, Paris,
Gallimard, texte n°306, p. 237.
15 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 93.
16 Ibid., p. 57-58.
17 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 63.
18 Ibid., p. 299-301.
19 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 222.
20 Ibid., p. 226.
21 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 230.
22 Michel Foucault (2013), La société punitive. Cours au Collège de France.
1972-1973, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 234. Sur ce point, cf. aussi
Julien Pallotta (2015), « L’effet-Althusser sur Foucault : de la société punitive à la théorie

10
de la reproduction », in Ch. Laval, L. Paltrinieri, F. Taylan (éds.), Marx & Foucault.
Lectures, usages, confrontations, Paris, La Découverte, p. 132-133.
23 Pierre Macherey (2014), Le sujet des normes, p. 301-302.
24 Ibid., p. 351-352.
25 Ibid., p. 351.

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