Vous êtes sur la page 1sur 24

9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage 

: Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Les voyages : rêves et réalités  | Jackie Pigeaud

Vers une
philosophie du
voyage : Madame
de Staël
Baldine Saint Girons
p. 171-186

Texte intégral
1 Avant que ne se développe le mythe romantique et dix-
neuviémiste, selon lequel le voyage aurait le pouvoir de
https://books.openedition.org/pur/41044 1/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

métamorphoser le voyageur, de renouveler ses pensées et de


lui ouvrir un destin inédit, le voyage suscitait une défiance
qui exigeait d’en justifier l’entreprise. Pèlerinage, voyage
d’artiste, mission exploratoire, initiative commerciale, toute
expédition se jugeait d’abord à ses fruits. Le Grand Tour, lui-
même, n’y faisait pas exception puisque, accompli dans des
lieux bien déterminés, il consacrait l’appartenance au monde
des gentilshommes.
2 Nulle exposition encore à l’altérité pour l’altérité  : point
d’effort pour concevoir «  autre  » en se confrontant à une
«  incompréhensibilité éternelle  », comme le voudra
Segalen1  ; point de mise à l’épreuve, non plus, de nos
catégories de pensée face à un monde différent, dont on ne
saurait savoir à l’avance si l’effet sera libérateur ou
destructeur, comme l’entendra Ernesto Grassi dans Reisen
ohne Anzukommen – Eine Konfrontation mit Südamerika2.
À l’âge classique, le voyage se doit d’être édifiant, agréable
ou utile : « L’instruction en tout genre est, ou doit être, l’un
des principaux objets des voyageurs  », écrit Boucher de La
Richarderie, pour ne citer que lui3.
3 Aussi bien, la première raison qui intéresse à la conception
staëlienne du voyage est-elle son absence d’hédonisme  :
«  Voyager est, quoi qu’on puisse dire, un des plus tristes
plaisirs de la vie  », affirme Mme de Staël au début de
Corinne. « Le nouveau, l’inconnu m’effraie », écrit-elle à son
père4. «  Les voyages m’effrayaient  », insiste-t-elle dans Dix
années d’exil. Cet aveu peut étonner chez une femme aussi
intelligente et active. Il trahit une exigence de vérité
psychologique assez exceptionnelle pour l’époque  : quel
homme, au même moment, se serait ainsi «  exposé  » en
personnalisant son effroi ?
4 Une seconde raison qui intéresse aux considérations de Mme
de Staël tient à ce qu’elle est un des rares théoriciens du
sublime en France. Or, c’est sous les auspices de celui-ci que
s’engage, dès le milieu du xviiie siècle, une critique très fine
de ce que nous appelons trop grossièrement «  plaisir  ». S’il
existe, en effet, des plaisirs simples qui nous envahissent
dans l’instant, nos plaisirs sont le plus souvent relatifs et

https://books.openedition.org/pur/41044 2/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

même négatifs  : nous les acquérons au prix d’une


«  douleur  », dont Burke souligne, bien avant Freud, la
nature de principe et la «  réalité  » contraignante. Si nous
nous abandonnons souvent volontiers à nos plaisirs, nous ne
nous soumettons jamais de plein gré à la douleur. Lorsque
celle-ci persiste et s’accroît sans parvenir à se convertir en
plaisir, est-ce l’effort de sublimation qui avorte  ? Ou bien
est-ce que « le deuil éclatant du bonheur5 » constitue le prix
à payer du génie, en tout cas pour une femme ? « Quand une
personne de génie est douée d’une sensibilité véritable, ses
chagrins se multiplient par ses facultés mêmes6.  » Mme de
Staël estime que sa situation de femme de lettres est celle
d’une «  paria  », mais qu’«  il y a toujours des découvertes à
faire au pays de la douleur7  ». Son héroïne, Corinne, se
déclare une «  exception à l’ordre universel  » en se sentant
exclue de la félicité générale : « O mon Dieu ! », s’écrie-t-elle,
« pourquoi m’avez-vous choisie pour supporter cette peine ?
Ne pourrais-je pas demander comme votre divin fils que
cette coupe s’éloignât de moi8  ?  » Et Sapho, dans la pièce
éponyme de Mme de Staël, vient à comparer le génie qui la
dévore au « vautour de Prométhée9 ».
5 Ces références chrétienne et mythologique ne doivent,
cependant, pas faire illusion. Mme de Staël, à l’instar des
classiques, est avide de bonheur : nulle complaisance dans le
malheur qui lui échoit, mais un goût intense de la
communication et de la construction. Point d’identification,
non plus, au génie masculin : si elle souffre, c’est parce que
son talent «  a besoin d’une indépendance intérieure que
l’amour véritable ne permet jamais10  ». Mais, que
l’accomplissement par l’amour lui fût refusé, c’est une chose
à laquelle elle ne consentit pas dans sa propre existence. Elle
voulut d’ailleurs épouser secrètement, sept mois avant sa
mort, en 1817, John Rocca, auquel elle s’était unie dès 1810.
6 À l’originalité qui consiste à prendre le contre-pied de la
conception hédoniste du voyage, à la prise au sérieux d’une
douleur dans laquelle elle ne se complaît pas, mais qu’elle
subit comme infligée, se joint une troisième raison d’intérêt :
la réflexion que mène Mme de Staël sur le statut du sensible

https://books.openedition.org/pur/41044 3/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

et ce qu’on pourrait appeler «  le paradoxe de


l’immédiateté  ». Y a-t-il des «  données sensibles  » ou bien
celles-ci ne sont-elles que des « occasions » pour les idées ?
Les monuments et les œuvres d’art sont-ils d’abord à
percevoir ou d’abord à rêver et célébrer  ? Le problème se
posa à Winckelmann, dont Herder soulignait le «  ton
hymnique  » ou plus précisément pindarique11  : davantage
que l’observation, ne sont-ce pas l’imagination et la culture
antique de Winckelmann qui ont transformé l’Apollon du
Belvédère, somme toute assez bonasse et plutôt
« néronien », au dire de Heinse, en « merveille » inoubliable
et proprement indescriptible ?
7 Le problème se posa à l’âge classique, confronté à la
multiplication des œuvres visuelles et à leur reproduction, en
même temps qu’à une nature dont la révolution galiléo-
copernicienne faisait découvrir l’histoire et les formes
spécifiques. D’un côté, l’ascèse du génie observateur est ce à
quoi différentes formes de classicisme donnent ses droits ; et
on pourrait soutenir qu’étendre et approfondir le domaine
de la vision fut le grand projet du xviiie siècle. De l’autre,
l’observation rencontre de fortes réticences, formulées par
des philosophes qui prennent le relais des théologiens. On
sait comment Augustin dénigrait tout intérêt aux grands
spectacles naturels et prônait le retour à «  l’homme
intérieur » comme la seule et unique voie d’accès à Dieu :
Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les
vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les
côtes de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se
détournent d’eux-mêmes12 !

8 Pétrarque, parvenu au sommet du mont Ventoux, eut la


mauvaise fortune d’ouvrir sur ce passage un exemplaire des
Confessions. Et tout son plaisir disparut  : «  […] Rien n’est
admirable que l’âme et […] pour l’âme, lorsqu’elle est
grande, rien n’est grand13. »
9 De saint Augustin à Malebranche, dont la philosophie se
trouve souvent confondue avec le cartésianisme au xviiie
siècle, on constate peu de changement. Le corps ne permet
de voir les choses que «  selon le rapport qu’elles ont à la

https://books.openedition.org/pur/41044 4/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

conservation de la vie  ». Les idées ne peuvent être


réellement vues qu’en Dieu, si bien «  que nos sens, notre
imagination et nos passions nous sont entièrement inutiles
pour découvrir la vérité et notre bien14 ».
10 Reste qu’aux tenants de la philosophie rationnelle,
cartésiens et malebranchistes, comme aussi spinozistes et
leibniziens, s’opposent les empiristes, baconiens, lockiens,
humiens et sensualistes, déniant l’existence d’idées innées et
s’appuyant sur l’expérience. Si l’esprit n’est «  au
commencement  » qu’«  une table rase, vide de tous
caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit15  », les
«  matériaux  » de nos pensées proviennent, en effet, moins
des objets eux-mêmes que de l’expérience, c’est-à-dire des
«  observations que nous faisons sur les objets extérieurs et
sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que
nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-
mêmes  ». L’esprit ressemble à une «  chambre noire  » où
viennent se peindre les images des choses16, mais hors de
laquelle nous ne savons rien du monde.
11 Rappelons d’ailleurs qu’empirie dérive du grec peirao qui
signifie se mesurer avec, traverser. Or, comme le remarque
Ernesto Grassi,
Il est évident qu’on ne peut identifier l’empirie avec ce que
les sens réalisent dans la vie animale. S’il en était ainsi,
l’animal devrait posséder l’empirie au plus haut point. Mais
c’est en contradiction avec le fait que les animaux réalisent
leur monde non tant sur les bases de l’empirie que sur celles
de leurs comportements et de leurs schèmes originaires.
Aristote lui-même affirmait que les animaux ne possédaient
quasiment pas l’empirie17.

12 Le problème n’est pas alors de répéter que toutes nos


connaissances proviennent des sens, mais de comprendre
comment elles en proviennent, de manière à ne pas réduire
les idées des sensations à ce que les sensations peuvent
renfermer. Et le langage joue alors un rôle de médiateur
essentiel, comme le montre Condillac18.
13 Or, c’est dans l’horizon de cette philosophie et de ses
prolongements chez les Idéologues que Mme de Staël forme
sa pensée avant d’aborder la philosophie allemande. Peut-on
https://books.openedition.org/pur/41044 5/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

dire qu’elle réfléchit sur ses impressions et les transforme en


langage ? Pareille expression ne serait pas exacte, car tout ne
devient pas langage à ses yeux : tout est déjà langage.
Corinne, en dansant, faisait passer dans l’âme des
spectateurs ce qu’elle éprouvait, comme si elle avait
improvisé, comme si elle avait joué de la lyre ou dessiné
quelques figures ; tout était langage pour elle19.

14 Cela n’est pas seulement vrai de ses gestes et de ses dessins ;


cela est déjà vrai de l’apparence sensible, tissée de mots et
repétrie par le désir qui nous porte vers elle.
15 Essayons donc, dans cette triple perspective, d’aborder le
voyage chez Mme de Staël. On peut en distinguer trois types
dans son œuvre comme dans sa vie  : le voyage contraint et
forcé de la fuyarde ou de l’exilée, le voyage des amants
soucieux de maintenir un constant tête-à-tête et le voyage
documentaire, artistique et scientifique. Avant d’expliquer
pourquoi le premier me semble le plus original et
intéressant, examinons brièvement la nature des deux
autres.

Du voyage des amants


16 «  Il n’y a rien de si doux que de voyager avec ce qu’on
aime  !  », s’exclame Delphine dans le roman éponyme de
1803. Le bonheur s’accroît de la certitude de n’être pas
dérangé et trois mécanismes psychiques entrent en jeu  : la
concentration de l’intérêt sur la personne aimée, la
satisfaction de la curiosité par la rencontre du nouveau, la
comparaison entre l’étranger et l’intime.
Le sentiment d’isolement que fait éprouver cette situation,
ce sentiment pénible, quand on est seul, est précisément ce
qui rend les jouissances de l’affection plus délicieuses. Vous
ne connaissez personne, personne ne vous connaît  ; vous
traversez des pays nouveaux, votre curiosité est
agréablement satisfaite, mais rien ne vous distrait de l’idée
profonde qui remplit votre cœur  ; vous aimez à sentir à
chaque instant la différence de cet univers étranger qui passe
devant vos yeux, avec cet être cher, si intime, que vous avez
près de vous, et qu’aucune affaire, aucune relation de société
ne vous enlèvera, même pour un moment20.
https://books.openedition.org/pur/41044 6/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

17 L’isolement de la société est d’abord compensé par une


communication ininterrompue  ; aux plaisirs de la
conversation dans un cercle animé se substitue ensuite un
épanchement des âmes qui ne s’effectue que dans l’intimité
duelle ; enfin, l’ennui qu’on craint pour l’être aimé en même
temps que pour soi-même se trouve conjuré grâce aux
impressions nouvelles  : «  Plus on aime, moins on se fie au
sentiment qu’on inspire », note finement Mme de Staël21.
18 Un pas supplémentaire sera fait dans le roman d’éducation à
l’envers ou de destruction sentimentale qu’est Corinne. À
l’instar de Schéhérazade dont les mille et un récits sont
conçus pour charmer Shahzaman, Corinne élabore un
véritable «  système  » de séduction pour gagner le cœur de
Lord Nelvil  : la «  démonstration de l’Italie  » par l’amour.
Magie de la femme-artiste, magie des lieux, magie de
l’architecture, tout devra se confondre. Mais ni le nouveau,
ni le simple beau ne lui suffiront alors : Corinne convoquera
la grandeur, la noblesse et le sublime.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’on se
devient plus cher l’un à l’autre, en admirant ensemble des
monuments qui parlent à l’âme par une véritable grandeur.
Les édifices de Rome ne sont ni froids, ni muets ; le génie les
a conçus, des événements mémorables les consacrent ; peut-
être même faut-il aimer surtout un caractère tel que le vôtre,
pour se complaire à sentir avec lui tout ce qu’il y a de noble
et de beau dans l’univers22.

19 Que répond le destinataire de pareil programme  ? «  Oui,


reprit Lord Nelvil, mais en vous regardant, mais en vous
écoutant, je n’ai pas besoin d’autres merveilles. – Corinne le
remercia par un sourire plein de charmes.  » Entre les deux
amants, nulle communauté véritable de goût  : d’un côté le
besoin et l’exigence d’élévation au contact des œuvres les
plus hautes de l’art et de la nature ; de l’autre, une méfiance
radicale à l’égard d’un sublime surgissant dans une sphère
esthétique, d’avance appauvrie et discréditée par son
opposition à une prétendue sphère morale. Mme de Staël
évoque en termes quasi malebranchiens la «  fixité des
idées  » que Lord Nelvil, de retour en Angleterre, sera
heureux de substituer à ce qu’il se représente comme le
https://books.openedition.org/pur/41044 7/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

«  vague enivrant des beaux-arts23  ». À Rome, déjà,


«  l’éloquence de Corinne excitait l’imagination d’Oswald
sans le convaincre ; il cherchait partout un sentiment moral,
et toute la magie des arts ne pouvait lui suffire24 ». Tentant
alors d’expliquer l’amour de Corinne pour un homme qui
comprenait si mal la profondeur de l’art, Mme de Staël
reconnaît qu’elle «  avait tort, pour son bonheur, de
s’attacher à un homme qui devait contrarier son existence
naturelle, et réprimer plutôt qu’exciter ses talents  ». Mais,
ajoute-t-elle,
l’on est si souvent lassé de soi-même qu’on ne peut être
séduit par ce qui nous ressemble : il faut de l’harmonie dans
les sentiments et de l’opposition dans les caractères pour que
l’amour naisse à la fois de la sympathie et de la diversité25.

20 Aussi bien une conjonction détestable risque-t-elle de surgir


entre l’amour et le malheur. Et toute nature généreuse, en
prodiguant de nouveau son crédit, renouvelle presque
inévitablement l’expérience de la déception.

Du voyage de découverte et de
documentation
21 Au voyage d’amour heureux s’oppose le voyage d’amour
trahi ou le voyage solitaire qui expose à un dessaisissement
radical  : perte de l’identité physique, du nom, de la
réputation et de la mémoire, effondrement des habitudes et
des attaches muettes. Mais entre le voyage d’amour et
l’errance de l’exilée, reste le voyage de découverte et de
documentation. Interdite du « séjour » de la capitale, Mme de
Staël transforme son malheur objectif en source de
stimulation et de profit. Mieux : puisque Napoléon la force à
l’Europe, c’est cette Europe qu’elle peindra et fera connaître
aux Français. Napoléon lui interdit l’Angleterre, «  ce point
lumineux du monde26 » ; il déjoue ses ruses qui consistent à
prétendre s’embarquer pour l’Amérique sur un bateau qui
passe par l’Angleterre. Soit ! elle ira ailleurs. Ainsi raconte-t-
elle dans Dix années d’exil, comment, après son «  renvoi  »
de France en 1803, elle «  craignait le dégoût de revenir,

https://books.openedition.org/pur/41044 8/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

renvoyée  » à Coppet, dans un pays qu’on l’«  accusait de


trouver un peu monotone ».
J’avais aussi le désir de me relever, par la bonne réception
qu’on me promettait en Allemagne, de l’outrage que me
faisait le premier consul, et je voulais opposer l’accueil
bienveillant des anciennes dynasties à l’impertinence de
celle qui se préparait à subjuguer la France.

22 Paradoxalement, Napoléon provoqua de la sorte l’écriture


De l’Allemagne et de Corinne – deux livres qu’il condamna
et dont la police traqua si bien les traces que le premier lui
échappa seulement de justesse. Le désir vint, en effet, à Mme
de Staël de composer un ouvrage qui concernait
l’Allemagne ; et elle ressentit, de surcroît, l’impulsion de son
roman. « Hier, j’ai fait un nouveau plan de roman en voyant
une pièce d’imagination et de féerie tout à fait
remarquable  », écrit-elle à son père  : il s’agissait de La
Nymphe de la Saale, de Karl Friedrich Hensler, dont le
thème était déjà un homme placé entre deux femmes.
23 L’horreur des pays froids et obscurs saisit l’écrivain au cours
de son voyage de Francfort à Weimar :
Certainement votre destinée n’est pas plus malheureuse en
elle-même parce que le ciel est sombre, les auberges noires,
la terre couverte de neige, et parce que vous ne rencontrez
que des visages inconnus dans un pays où vous arrivez pour
la première fois, cependant, ces circonstances excitent au
fond du cœur toutes les pensées tristes, et comme la vie
humaine est sombre en elle-même, du moment que la
distraction a cessé, du moment surtout que la nature voile
toutes ses merveilles, obscurcit son langage, il semble que le
Créateur se retire de vous. Non, je ne vivrai jamais dans le
Nord ; mon âme n’a plus assez de jeunesse pour se passer du
soleil. Si l’on est mécontent des hommes, les regards ne
rencontrent dans la campagne que des brouillards
ténébreux. Où trouver dans un tel pays l’image de
l’espérance27 ?

24 À ce besoin de soleil s’ajoute l’influence du peintre Rehberg,


des collectionneurs d’art, des admirateurs de Winckelmann,
de Gœthe qui avait visité l’Italie de 1786 à 1788 ou de la
duchesse de Saxe-Weimar qui connaissait bien Rome. C’est à

https://books.openedition.org/pur/41044 9/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

Weimar, avoue-t-elle, que «  je m’occupais vivement alors


d’un voyage en Italie dont les Allemands me faisaient sentir
le prix en m’entretenant de leur amour pour les beaux-
arts28 ». Enfin, Mme de Staël était convaincue qu’« il y avait
deux nations hors de mode en Europe, les Italiens et les
Allemands29 » et qu’il fallait donc les faire toutes deux mieux
connaître.
25 Ce n’est donc pas l’amour concret de l’Italie qui a inspiré le
roman de Corinne. Bien au contraire, c’est l’idée du roman
qui a incité Mme de Staël à faire le voyage d’Italie pour s’y
documenter. La culture et l’imagination placent le cadre : les
impressions sensibles viendront dans un second temps. On
songe de nouveau à Winckelmann et à ce rêve de l’antique
qui, longtemps poursuivi, lui permet de « voir » Rome telle
que nul autre avant lui ne l’avait vue. Voir est une opération
qui demande du génie : on ne saurait assez s’y préparer.
26 Corinne ou l’Italie fut classé à la Bibliothèque nationale,
jusqu’à la fin du xixe siècle, comme guide de voyage. De fait,
l’ouvrage permet aux touristes de jouir plus amplement des
monuments et des paysages. Mme de Staël y décrit
admirablement la nuit romaine, quand «  tout ce qui sépare
de l’antique est assoupi » et que « les ruines se relèvent30 »,
les pavés brûlants de Naples, la prise de «  congé de la
végétation  » à Venise, etc.31. Mais je voudrais en venir à la
déréliction dont elle témoigne dans un exil qui l’éloignait de
tout ce qui comptait à ses yeux  : son nom, sa famille, ses
amis, son pays. Autrement dit sa mémoire et son avenir, tel
qu’elle avait pu l’imaginer.

Du voyage contraint et solitaire


27 « Voyager est, quoi qu’on puisse en dire, un des plus tristes
plaisirs de la vie. » Ainsi commence le chapitre ii du premier
livre de Corinne, en écho aux premières phrases du chapitre
i :
Oswald Lord Nelvil, pair d’Ecosse, partit d’Edimbourg pour
se rendre en Italie de 1794 à 1795. […] La plus intime de
toutes les douleurs, la perte d’un père, était la cause de sa
maladie. […] Quand on souffre, on se persuade aisément que

https://books.openedition.org/pur/41044 10/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

l’on est coupable, et les violents chagrins portent le trouble


jusque dans la conscience32.
28 Le véritable voyage, l’errance solitaire, ne commence
qu’après un naufrage  ; il suppose qu’on ait brûlé ses
vaisseaux, que nulle amarre ne subsiste, que le séjour dans la
patrie soit interdit ou devenu impossible, qu’une faute même
puisse en être la cause. Voyage, maladie, deuil, sentiment de
culpabilité : Mme de Staël était en Allemagne, au moment où
son père mourrait seul à Coppet. À qui en imputer la faute ?
29 L’idée de culpabilité est toujours plus ou moins associée chez
Mme de Staël au voyage, conçu comme forme d’abandon et
source d’indignité, du moins s’il n’est pas justifié par un
motif qui, lui enlevant tout aspect de vagabondage, le
transforme en « séjour » durable et utile. Lisons la suite du
chapitre ii de Corinne :
Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère,
c’est que vous commencez à vous y faire une patrie  ; mais
traverser des pays inconnus, entendre parler un langage que
vous comprenez à peine, voir des visages sans relation avec
votre passé et votre avenir, c’est de la solitude et de
l’isolement sans repos et sans dignité  ; car cet
empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne
vous attend, cette agitation dont la curiosité est la seule
cause, vous inspire peu d’estime pour vous-même, jusqu’au
moment où les objets nouveaux deviennent un peu anciens,
et créent autour de vous quelques doux liens de sentiment et
d’habitude.

30 Peut-on lire plus profonde condamnation de l’agitation et de


la curiosité, et, inversement, plus grand éloge du connu, du
familier, de ce qui est inscrit dans la durée, du lien et de son
patient établissement  ? C’est dans l’installation, non dans
l’errance, que l’estime de soi peut se conquérir, qu’on perd le
sentiment de n’être «  personne  » pour devenir une
personne.
31 Partire è un puo morir, dit l’adage. Le deuil d’un être cher
contraint à une forme d’exil, intérieur ou extérieur. « Il faut,
après un grand malheur, se familiariser de nouveau avec ce
qui vous entoure », écrit superbement Mme de Staël : la mort
déstabilise si bien l’environnement qu’on ne sait parfois s’il

https://books.openedition.org/pur/41044 11/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

vaut mieux fuir ou bien accomplir le travail sur place. Nelvil


réalise le premier choix à l’instar de Mme de Staël, voyageant
en Italie après la mort de son père.
32 L’exil consécutif au deuil le « réalise » par le refus de cultiver
des liens défaits. Mais il y a aussi un exil qui, tel le séjour
obligé de Corinne en Angleterre, engendre les mêmes
symptômes qu’un véritable deuil. La « maladie du pays », dit
Mme de Staël, constitue « la plus inquiète douleur qui puisse
s’emparer de l’âme ».
L’exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un
supplice beaucoup plus cruel que la mort  ; l’imagination
prend en déplaisance tous les objets qui vous entourent, le
climat, le pays, la langue, les usages, la vie en masse, la vie
en détail ; il y a une peine pour chaque moment comme pour
chaque situation33.

33 « Les années passées à l’étranger sont comme des branches


sans racines.  » L’exil dessèche, amoindrit, réduit l’être à
l’ombre de lui-même, ainsi que le montrait déjà Ovide dans
ses Tristes. C’est pourquoi le retour en Italie apparut à
Corinne comme l’instrument d’une véritable résurrection  :
les sons de la musique italienne lui firent l’effet des
trompettes du Jugement dernier. Car l’exil l’avait couvert
d’un froid suaire dont il lui fallait se défaire sans tarder.
Si la vie était offerte aux morts dans leurs tombeaux, ils ne
soulèveraient pas la pierre qui les couvre avec plus
d’impatience que je n’en éprouvais pour écarter de moi tous
mes linceuls, et reprendre possession de mon imagination,
de mon génie, de la nature34 !

34 Seulement, pour y parvenir, il fallut à Corinne accepter les


exigences de sa belle-mère : « changer de nom » et se « faire
passer pour morte35 ». Tout véritable voyage est initiatique :
il suppose l’abandon des positions acquises, le renoncement
au vieil homme, l’effroi d’une irrémédiable déréliction.
35 Pour comprendre la force des propos de Corinne, brimée par
une belle-mère qui a le secret de « désenchanter la vie36 » et
de détruire tout talent, il faut les mettre en relation avec
l’implacable «  système  » de persécution mis en place par
Napoléon à l’encontre de Mme de Staël et décrit dans Dix

https://books.openedition.org/pur/41044 12/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

années d’exil. C’était déjà beaucoup d’être éloigné de Paris,


puis de France, et de ne pouvoir aller en Angleterre  : il lui
fallut supporter qu’on rompît les formes et les planches de
son livre De l’Allemagne en 1810, qu’on l’enfermât dans
Coppet, sa tour d’Ugolin, et qu’on condamnât à l’exil tous
ceux qui auraient l’audace de venir la voir. Ce système
consistait à «  me faire une prison de mon âme  », écrit-elle,
«  en m’arrachant toutes les jouissances de l’esprit et de
l’amitié37 ».
Le préfet de Genève qui était chargé, par ordre de
l’empereur, disait-il, de m’annuler (c’était son expression),
ne manquait pas une occasion d’insinuer, ou même
d’annoncer que toute personne qui avait quelque chose à
craindre ou à désirer du gouvernement, ne devait pas venir
chez moi. […] À chaque courrier le bruit se répandait que
d’autres de mes amis [que M. de Montmorency ou Mme
Récamier] avaient été exilés de Paris pour avoir conservé des
relations avec moi.

36 Mme de Staël oscille alors sans cesse entre la tristesse de


l’abandon et l’inquiétude de la fidélité :
Il est difficile qu’une situation plus douloureuse à tous les
instants puisse se représenter dans la vie. Pendant près de
deux ans qu’elle a duré, je n’ai pas vu revenir une fois le jour
sans me désoler d’avoir à supporter l’existence que ce jour
m’annonçait.

37 Essayons d’analyser systématiquement les formes du


dessaisissement dont elle fait l’expérience dans un isolement
croissant, jusqu’en 1812, date à laquelle elle réussit à s’enfuir
de Coppet pour passer en Suède à travers l’Autriche et la
Russie qu’envahissent les armées napoléoniennes. On est
frappé du fait que l’exclusion d’un lieu aimé entre tous,
Paris, la France, engendre un tel vacillement dans une
personnalité pourtant fortement structurée.
38 1. La perte de la «  figure  », de l’aspect reconnaissable, du
prosopon constitue le fait majeur. Nous avons vu plus haut
comment l’exil était comparé à un linceul qui recouvrait ce
qui ne devait pas être vu : un cadavre. Le linceul, le voile et le
masque ne sont jamais transparents chez Mme de Staël  : ils
sont opaques ou à la rigueur translucides, mais ne
https://books.openedition.org/pur/41044 13/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

permettent alors que l’illusion de la reconnaissance, jamais


sa certitude. Aussi bien engendrent-ils malaise ou
évanouissement. Lors de la célébration de son mariage,
Léonce croit un instant reconnaître Delphine voilée de
blanc ; mais, comme elle disparaît en s’évanouissant derrière
une colonne opportune, il impute « cette chimère » à « l’effet
des lumières dans cette vaste église38  ». De façon analogue,
Lucile se figure un instant reconnaître les traits de sa sœur
qu’elle croit morte, lorsque Corinne, voilée elle aussi de
blanc, passe dans le jardin des Edgermond, un soir de bal,
« sans aucun ornement de fête » ; mais elle tombe évanouie
de frayeur et empêche ainsi Lord Nelvil de poursuivre et
d’identifier la silhouette qui s’éloigne39.
39 L’être en voyage n’est personne. Corinne ne perd pas
seulement son nom en Angleterre. Puisqu’on la tient pour
défunte, elle perd aussi sa figure. Il est exclu qu’on la
reconnaisse et Lord Nelvil, lui-même, a beau tourner à
Londres autour de sa voiture, il s’éloigne sans la
reconnaître40. L’être disparaît avec son personnage  : la
voyageuse ou la femme masquée n’est personne à qui on
pourrait imputer des actions.
40 Une des scènes les plus terribles est un bal où les femmes
vont déguisées et les hommes à visages découverts. Delphine
cherche Léonce, l’homme qu’elle aime, en vue d’éviter un
duel.
Errante ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble
le plus cruel que je puisse éprouver, des sensations
extraordinaires s’emparèrent tout à coup de moi  ; j’avais
peur de ma solitude, au milieu de la foule ; de mon existence,
invisible aux yeux des autres, puisque aucune de mes
actions ne m’était attribuée. Il me semblait que c’était mon
fantôme qui se promenait parmi les vivants, et je ne
concevais pas mieux les plaisirs qui les agitaient que, si du
sein des morts j’avais contemplé les intérêts de la terre41.

41 La voyageuse n’est plus seulement un masque qui n’est pas


reconnu : c’est proprement un « fantôme », une « chimère »,
rien ou, même pire, la figure de l’importun par excellence.
Delphine rencontre, en effet, au bal Léonce qui se retourne
vers elle, mais ne la reconnaît pas derrière son masque  :
https://books.openedition.org/pur/41044 14/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

«  Léonce se retourna deux ou trois fois, étonné de mon


insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui
l’importunait, avec une expression d’indifférence très
dédaigneuse : ce regard, quoi qu’il ne s’adressât pas à moi,
me serra le cœur.  » Entre l’être masqué et le moi, une
scission s’est créée : puis-je encore m’identifier à mon moi si
autrui ne le fait plus ? Delphine, prise de vertige, perd alors
la trace de l’homme qu’elle aime.
42 On saisit ici une première forme de dessaisissement qui tient
à l’identité problématique du corps et de l’espace qu’il
occupe  : si autrui ne me reconnaît pas, comment me
reconnaîtrais-je moi-même  ? Songeons à Ulysse qu’Athéna
savait si opportunément envelopper de brume ou bien dont
elle modifiait l’apparence pour le dérober aux regards
identificateurs. Mais, chose étonnante, Athéna soustrait
également au regard d’Ulysse le paysage d’Ithaque ou bien
lui recommande en Phéacie de ne «  regarder aucun être
humain en face ». Voir sans être vu a beau être un fantasme
universel, qu’explicite le mythe de Gygès  : c’est une source
de souffrance majeure, lorsqu’on se sent exclu de ce qu’on
voit. La vision exige une forme de réciprocité : je cautionne
l’apparence d’autrui et il cautionne la mienne. Ces deux
opérations se conditionnent l’une l’autre.
43 C’est pourquoi l’expérience de l’étranger, lorsqu’on est seul
et que personne ne vous reconnaît, peut devenir si rude.
Voyageant dans une ville inconnue (Orléans), Mme de Staël
note à quel point « c’est une sensation singulière que d’errer
dans une ville où l’on ne connaît qui que ce soit, et où on
n’est pas connu  », mais avoue y trouver «  une sorte de
jouissance amère » qui consiste, écrit-elle,
à me pénétrer de mon isolement, à regarder encore cette
France que j’allais quitter peut-être pour toujours, sans
parler à personne, sans être distraite de l’impression que le
pays même faisait sur moi42.

44 Ces deux dernières expressions me semblent remarquables :


Mme de Staël témoigne de l’intérêt qu’il y a à ne parler à nul
autre qu’à soi-même et à se concentrer sur l’impression dans
l’ascèse qu’impose la solitude. Lorsque le lien social se réduit

https://books.openedition.org/pur/41044 15/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

à soi-même, l’impression acquiert une pureté exemplaire  :


elle devient au mieux réfléchissable parce qu’elle apparaît
dans le seul miroir subjectif. Bref, Mme de Staël a beau
évoquer «  cette terreur secrète de l’isolement, qui poursuit
sans cesse les femmes dont la destinée est la plus
brillante43 » : elle avoue cependant le fruit qu’elle retire de la
solitude. Faute de voir comment le pays la voit, elle est
davantage sensible au pays comme pays et consent malgré
elle à une asymétrie forcée. Foin alors de l’égalité, même
simulée, qui faisait à ses yeux tout le plaisir de la
conversation prolongée.
45 2. La perte de la face, du visage reconnaissable s’accompagne
d’une perte du nom dont Delphine exprime de façon
prémonitoire la terreur.
Je suis seule, sans appui, sans consolateur, parcourant au
hasard des pays inconnus, ne voyant que des visages
étrangers, n’ayant pas même conservé mon nom, qui
pourrait servir de guide à mes amis pour me retrouver44 !

46 Corinne, elle aussi, aura perdu son nom en Angleterre. Mais


Mme de Staël, dans les Dix années d’exil, dira sa joie de
posséder au moins deux «  noms  » à faire reconnaître dans
toute l’Europe  : le sien et celui de son père. Car, au
dessaisissement de la figure, la crainte du voyageur est
d’ajouter le dessaisissement de l’autonomie du sujet parlant
et écrivant, capable de participer à la constitution d’un
univers de langage en constante évolution. La perte du nom
serait celle de tout appui, fondé sur une réputation et une
mémoire.
47 3. Quitter le « séjour » de la France, c’est d’abord perdre un
horizon qui est celui de la terre natale, de la patrie. Rien de
plus triste que le passage de la frontière qui éloigne de son
pays.
J’avais passé la borne qui sépare la Suisse de la France  : je
marchais pour la première fois de ma vie sur une terre
étrangère. O France  ! ma patrie, la sienne, séjour délicieux
que je ne devais jamais quitter  ! France  ! dont le seul nom
émeut si profondément tous ceux qui, dès leur enfance, ont
respiré ton air si doux, et contemplé ton ciel serein  ! je te
perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon horizon, et
https://books.openedition.org/pur/41044 16/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

comme l’infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu’à


invoquer les nuages que le vent chasse vers la France, pour
leur demander de porter à ce que j’aime et mes regrets et
mes adieux45.
48 Quel goût Mme de Staël ne manifeste-t-elle pas pour la
France et pour Paris ! L’amour du séjour de la capitale est lié
au «  besoin de jouissances animées  » et à l’«  ardeur d’être
heureuse » :
Je ne dissimule point que le séjour de Paris m’a toujours
semblé le plus agréable de tous : j’y suis née, j’y ai passé mon
enfance et ma première jeunesse ; la génération qui a connu
mon père, les amis qui ont traversé avec nous les périls de la
révolution, c’est là seulement que je puis les retrouver. Cet
amour de la patrie qui a saisi les âmes les plus fortes,
s’empare plus vivement encore de nous, quand les goûts de
l’esprit se trouvent réunis aux affections du cœur et aux
habitudes de l’imagination.
La conversation française n’existe qu’à Paris, et la
conversation a été, depuis mon enfance, mon plus grand
plaisir46.

49 De là cette confidence  : «  J’éprouvais une telle douleur à la


crainte d’être privée de ce séjour, que ma raison ne pouvait
rien contre elle.  » Comment admettre qu’on abandonne au
«  caprice d’un seul homme  » le pouvoir de condamner à
l’exil ?
On rencontre plus de braves contre l’échafaud que contre la
perte de la patrie. […] Nul député, nul écrivain n’exprimera
librement sa pensée, s’il peut être banni quand sa franchise
aura déplu  ; nul homme n’osera parler avec sincérité, s’il
peut lui en coûter le bonheur de sa famille entière. Les
femmes surtout, qui sont destinées à soutenir et à
récompenser l’enthousiasme, tâcheront d’étouffer en elles
les sentiments généreux, s’il doit en résulter, ou qu’elles
soient enlevées aux objets de leur tendresse, ou qu’ils leur
sacrifient leur existence en les suivant dans l’exil47.

Vers une philosophie du voyage


50 Une véritable philosophie du voyage tend à se constituer de
la sorte chez Mme de Staël. On pourrait en distinguer trois
étapes  : d’abord sa condamnation comme simple
https://books.openedition.org/pur/41044 17/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

vagabondage et forme subtile d’aveuglement, puis sa


première et dangereuse sublimation en séjour, au risque de
l’oubli du passé, et, enfin, sa véritable sublimation grâce au
travail d’appropriation et d’universalisation opéré par une
écriture mémorieuse.
51 1. Le voyage est l’expérience du dessaisissement radical,
puisqu’il va jusqu’à la transformation de soi-même en un
être anonyme, méconnaissable et méconnu  : le voyageur
n’est pas une personne, il n’est personne. Ulysse exprime la
vérité du voyageur, lorsqu’il déclare à Polyphème s’appeler
outis. Cette déclaration peut apparaître comme la suprême
métis de «  l’homme aux multiples ruses  »  ; mais elle
exprime, par ailleurs, la vérité. Ulysse se décrit tel qu’il
apparaît aux yeux de Polyphème, un outidamos, un moins
que rien, qui est tout sauf menaçant, et anticipe ce qu’il
deviendra après avoir aveuglé le fils de Poséidon : un errant,
auquel les dieux refuseront longuement le retour dans sa
patrie. Exilant Polyphème de la vision, il se prive lui-même
de la vision du sol natal. L’Odyssée est une histoire d’œil et
prend son point de départ dans cet œil aveuglé, comme l’a
montré Jean-Pierre Vernant :
Quittant l’île du Cyclope, le héros entre, pour y demeurer,
épreuve après épreuve, dans un monde de nulle part, un
espace de l’ailleurs. Le fils de Poséidon, Polyphème, a été, de
la main d’Ulysse, retranché de la lumière  ; Ulysse se voit, à
son tour, retranché de l’univers des hommes, de ce monde
civilisé des mangeurs de pain où chacun, avec sa figure, son
nom, sa réputation, son statut social, existe sous l’œil
d’autrui48.

52 Sans doute Mme de Staël ne quitte-t-elle pas le monde des


hommes  ; mais son univers se déshumanise en se
désocialisant. Plus d’amitiés, ni d’habitudes  : un désordre
permanent, des visions non préparées et non liées, une perte
radicale de mémoire, la transformation du voyageur en
« chimère », en « fantôme », en mort-vivant.
53 2. « C’est l’oubli qui dégrade l’âme », écrit Mme de Staël dans
Corinne49. À l’instar d’Ulysse, Mme de Staël est, en effet, une
héroïne de la mémoire, de la fidélité aux siens, à son passé, à
elle-même50. Jamais elle n’oublie ce qu’elle leur doit, ce
https://books.openedition.org/pur/41044 18/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

qu’elle doit à la France et ce qu’elle se doit. C’est aussi,


comme l’a remarqué Simone Balayé, qu’elle se montre
«  incapable de rompre  ; quitter, être quittée, c’est sa plus
grande souffrance. Jamais est un mot qui “fait mal dans la
moindre chose”51 ».
54 Dans une lettre magnifique à Benjamin Constant, lors des
Cent Jours, Mme de Staël exprime son désir de voir
Napoléon, son ennemi de toujours, remporter la victoire. Car
son refus va d’abord à l’occupation de la France par des
armées étrangères :
Voulez-vous donc qu’on foule la France aux pieds ? […] Vous
n’êtes pas français, Benjamin. Tous les souvenirs de votre
enfance ne sont pas attachés à cette terre, voilà d’où vient la
différence entre vous et moi  : mais pouvez-vous vraiment
désirer voir les Cosaques dans la rue Racine52 ?

55 3. Aussi bien le paradoxe de Mme de Staël est-il le suivant : en


la contraignant à l’exil, en la poussant vers l’Allemagne et
vers l’Italie, en lui faisant comprendre la nécessité
d’échapper à la prison intérieure qu’il voulait lui créer,
Napoléon l’a aussi obligée à contrecarrer ses instincts
casaniers et développer son génie. Elle-même l’avoue
d’ailleurs dans une lettre à Mme de Berg  : «  L’exil m’a fait
perdre les racines qui me liaient à Paris et je suis devenue
européenne53.  » Tout le problème de la sublimation est là.
Loin de résulter d’une volonté claire et distincte, elle est ce à
quoi le sujet se trouve acculé dans une quête panique d’issue.
L’écriture staëlienne emprunte ainsi ses vertus à une lutte
vitale pour la métamorphose. Plus qu’à un séjour, la vie
ressemble alors à un voyage solitaire, injustifiable et
labyrinthique.

Notes
1. Victor Segalen, Essai sur l’exotisme [1945], Fata Morgana, 1978, p.
25.
2. Ernesto Grassi, Reisen ohne anzukommen – Eine Konfrontation mit
Südamerika, Diessenhofen Rüegger, 1982. Voir Viaggiare ed errare –
Un confronto con il Sudamerica, traduction de Cristina De Santis, a
cura di Massimo Marassi, La Città del sole, 1999, p. 50.

https://books.openedition.org/pur/41044 19/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

3. Voir Marie-Noëlle Bourguet, article «  Voyages  » du Dictionnaire


européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, PUF, 1997.
4. 27 octobre 1803. Voir l’article de Simone Balayé, «  Absence, exil,
voyage », dans Madame de Staël et l’Europe, colloque de Coppet (juillet
1966), Klincksieck, 1970. Je prends ici occasion de témoigner ma
profonde gratitude à Simone Balayé pour l’aide et la stimulation qu’elle
m’a apportées lors de nos rencontres et pour le présent travail.
5. De l’Allemagne, III, 19, S. Balayé (éd.), GF Flammarion, 1968.
6. Corinne, XV, 6, texte établi, présenté et annoté par Simone Balayé,
Champion, 2000, p. 392.
7. Les carnets de voyage, S. Balayé (éd.), Genève, Droz, 1971, Weimar,
23 février 1804.
8. Corinne, texte XVIII, 3, p. 465.
9. Sapho, dans Œuvres complètes de Mme de Staël-Holstein, Firmin
Didot et Treuttel-Wurtz, 1838, tome II.
10. Corinne, XV, 9, op. cit., p. 402.
11. Voir Winckelmann et le retour à l’antique, Premiers Entretiens de La
Garenne-Lemot, 9-12 juin 1994, sous la direction de Jackie Pigeaud,
université de Nantes, 1995.
12. Augustin, Confessions, chap. x, 9.
13. Pétrarque, L’ascension du mont Ventoux, traduction de Denis
Montebello, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 1997.
14. Malebranche, De la Recherche de la vérité, 1674, édité par F.
Rodis-Lewis, Vrin, 1972 : « Préface », p. 19.
15. « L’entendement », écrit Locke, « ne ressemble pas mal à un cabinet
entièrement obscur, qui n’aurait que quelques petites ouvertures pour
laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles, ou, pour ainsi
dire, les idées des choses : de sorte que si ces images venant à se peindre
dans ce cabinet obscur, pouvaient y rester, et y être placées en ordre, en
sorte qu’on pût les trouver dans l’occasion, il y aurait une grande
ressemblance entre ce cabinet et l’entendement humain, par rapport à
tous les objets de la vue, et aux idées qu’ils excitent dans l’esprit. » Essai
philosophique sur l’entendement humain, 4e édition, trad. Coste, 1700,
Vrin, 1972, II, 1.
16. Ibid., II, 11, p. 117.
17. Ernesto Grassi, Reisen ohne anzukommen, trad. it., Viaggiare ed
errare, op. cit., p. 141.
18. « […] Si je ne sais pas comment [nos connaissances proviennent des
sens], je croirai qu’aussitôt que des objets font des impressions sur nous,
nous avons toutes les idées que nos sensations peuvent renfermer, et je
me tromperais. » Traité des sensations, Fayard, 1984, II, 7, p. 114.
https://books.openedition.org/pur/41044 20/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

19. VI, 1, p. 131.


20. Delphine, dans Œuvres complètes de Mme de Staël-Holstein, Firmin
Didot et Treuttel-Wurtz, 1838, tome I, VI, suite de la lettre XII (dernier
dénouement), p. 621.
21. Corinne, V, 3, p. 118.
22. Ibid., IV, 3, p. 69.
23. Ibid., XVI, 4, p. 416.
24. Ibid. IV, 4, p. 91.
25. Ibid., XVI, 1, p. 404.
26. Dix années d’exil, dans Œuvres complètes de Mme de Staël-Holstein,
Firmin Didot et Treuttel-Wurtz, 1838, tome II, p. 339. Voir aussi Dix
années d’exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello
Bonifacio, Fayard, 1996.
27. Les Carnets de voyage de Mme de Staël, publiés par Simone Balayé,
Droz, 1971, p. 53-54.
28. Ibid., p. 59.
29. Cité par Simone Balayé, ibid., p. 92.
30. Ibid., p. 186.
31. Voir Baldine Saint Girons, «  Sublime et beau chez Madame de
Staël », Cahiers staëliens, mai 1994, p. 3-30. Article repris avec quelques
modifications dans Un deuil éclatant du bonheur – Corinne ou L’Italie,
Pierre Perchellet (éd.), Paradigme, 1999, p. 107-130.
32. Corinne, p. 1-2.
33. Corinne, XIV, 3, p. 358.
34. Ibid., p. 364.
35. Ibid., p. 362.
36. Ibid., XIX, 4, p. 492.
37. Dix années d’exil, II, 2, p. 370.
38. Delphine, I, lettres XXXVII et XXXVIII, p. 393-394.
39. Corinne, XVII, 9, p. 457.
40. Ibid., XVII, 6.
41. Delphine, IV, XXXVII, p. 556-557.
42. Dix années d’exil, II, 1, p. 368.
43. Quelques réflexions sur le but moral de Delphine, p. 650.
44. Delphine, V, premier fragment, 7 décembre 1791.
45. Ibid., V, fragment V, 7 décembre 1791. Sur Marie Stuart, voir p. 620 :
la complainte de Marie Stuart, « air écossais de la plus touchante et de la
https://books.openedition.org/pur/41044 21/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

plus noble simplicité », joué par deux instruments à vents. Mme de Staël
aimait beaucoup la Marie Stuart de Schiller. Corinne chante des
romances écossaises à Oswald, VIII, 4, p. 226.
46. Ibid., I, 10, p. 349.
47. Ibid., I, 11, p. 352.
48. Jean-Pierre Vernant, Dans l’œil du miroir, Odile Jacob, 1997, p. 31.
49. Corinne, XI, 4, p. 291-292.
50. Je reprends ici la formule de Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 49.
51. « Absence, exil, voyage », article cité.
52. Lettres de Mme de Staël à Benjamin Constant, 60, citée par Simone
Balayé dans Madame de Staël, Lumières et liberté, Klincksieck, 1979, p.
216-217.
53. 5 mai 1814, citée par Simone Balayé dans sa préface à Dix années
d’exil, op. cit., p. 7.

Auteur

Baldine Saint Girons


Du même auteur

Le ha-ha ou la limite invisible in


La limite, Presses
universitaires de Rennes, 2012
Chapitre V. Les pouvoirs
esthétiques du maître in
Figures du maître, Presses
universitaires de Rennes, 2013
L’arbre ou le corail  : comment
imaginer la vie  ? in L'arbre ou
la Raison des arbres, Presses
universitaires de Rennes, 2013
Tous les textes
https://books.openedition.org/pur/41044 22/23
9/2/23, 18:52 Les voyages : rêves et réalités - Vers une philosophie du voyage : Madame de Staël - Presses universitaires de Rennes

© Presses universitaires de Rennes, 2008

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


GIRONS, Baldine Saint. Vers une philosophie du voyage  : Madame de
Staël In : Les voyages : rêves et réalités : VIIe Entretiens de la Garenne
Lemot [en ligne]. Rennes  : Presses universitaires de Rennes, 2008
(généré le 09 février 2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pur/41044>. ISBN  : 9782753547551.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.41044.

Référence électronique du livre


PIGEAUD, Jackie (dir.). Les voyages : rêves et réalités : VIIe Entretiens
de la Garenne Lemot. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes  : Presses
universitaires de Rennes, 2008 (généré le 09 février 2023). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/pur/41021>. ISBN  :
9782753547551. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.41021.
Compatible avec Zotero

https://books.openedition.org/pur/41044 23/23

Vous aimerez peut-être aussi