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Acedia : le souffle creux de l’esprit

Mathilde Branthomme

Centre for the Study of Theory and Cristicism


The University of Western Ontario

Je n’avais pas imaginé que le soleil me rappellerait si vivement mon frère. Il n’aimait
pas particulièrement le soleil. Il portait toujours en été un chapeau de feutre brun qu’il
avait acheté en Italie. Il était convaincu qu’il le protégeait mieux que les chapeaux de
paille. Il ne s’en séparait que pour se baigner. Il le déposait sur le sable ou sur les galets
avec sa chemise, sa serviette de bain, ses sandales et son livre. La lumière du soleil le
fatiguait, il affirmait qu’elle écrasait le paysage.
Aucun paysage n’est beau à midi, disait-il. 1

C’est sur ces quelques phrases que s’ouvre le deuil du frère qu’écrit Vassilis Alexakis
dans son nouveau roman, Le premier mot. Ce soleil écrasant, n’est-il pas celui de
l’acédie, celui décrit par Évagre Le Pontique (345-399) au IVème siècle : « Le démon de
l’acédie, qui est appelé aussi “démon de midi”, est le plus pesant de tous, il attaque le
moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord, il
fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir
cinquante heures. »2 Devant le soleil écrasant, l’esprit est peuplé par les démons et les
pensées jacassent jusqu’à étourdir le pauvre moine.
L’acédie, absence de soin spirituel et physique, est définie comme une tentation de la
vie anachorète par les pères de l’Église, elle participe du souffle, pneuma, mais l’air
véhiculé n’est pas source d’inspiration sinon de tourments et fantasmes inféconds 3. Elle
est un spiritus phantasticus4 qui tournoie sans créer. L’imagination qui s’éveille dans
l’acédie diffère de la « célébration de l’union ineffable du corporel et de l’incorporel, de
la lumière et de l’ombre », fruit du « pneuma de l’imagination »5 ainsi que l’écrit
Agamben à propos du spiritus phantasticus. Héritée des moines orientaux et introduite en
Occident par Cassien (360-433) et Grégoire Le Grand (540-604), l’acédie pourrait être
comprise comme la forme vide de l’esprit. Que devient-elle lorsqu’elle passe de l’ άk ήδια
des ermites grecs (systématisée par Évagre) à l’acedia des moines latins pour ensuite
devenir l’acédie notamment chère à Roland Barthes ? Chez Cassien, le lien entre la
tristesse et l’acédie se fait plus étroit6, et avec Grégoire Le Grand, la notion d’acédie
disparaît peu à peu de l’univers occidental7 pour faire place au terme plus général de
tristesse. C’est justement la spécificité de l’acedia que je désire ici interroger.
Peut-on parler d’une contemporanéité de ce concept en sachant que celui-ci a été forgé
à partir d’une pensée chrétienne des péchés ? À la différence du spiritus phantasticus,
décrit notamment par Agamben dans Stanze, l’acédie remet en question la fracture
présence/absence dans la littérature sans pour autant faire des fantasmes une œuvre
féconde. Roland Barthes, dans son Journal de deuil, évoque l’acédie comme forme du
deuil. Dans certains récits contemporains du deuil, l’écriture ne permet plus de ramener à
la présence l’être perdu. Si l’endeuillé éprouvant l’acédie ne désire qu’« habiter son
chagrin »8, comme le dit si bien Barthes, il faut penser cette habitation vide, cet esprit qui
souffle dans le creux de l’être sans qu’aucune résurrection ou rédemption ne puisse être
envisagée. L’acédie, pensée à partir de son rapport à l’esprit latin, pose, par sa force

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littéraire, des possibilités pour une pensée du deuil aujourd’hui. L’acédie constitue le
nœud d’interrogations brûlantes : comment vivre ensemble, comment affronter la
solitude, et enfin, et surtout, comment avoir une vie spirituelle ?
Commençons par une description du phénomène, faite par Saint Nil, moine du IVe
siècle et reprise par Agamben :

Le malade qu’obsède l’acedia garde les yeux fixés sur la fenêtre et son imagination
lui dépeint un visiteur fictif ; à un grincement de la porte, il saute sur ses pieds ; à un bruit
de voix, il court regarder par la fenêtre ; mais au lieu de descendre dans la rue, il retourne
s’asseoir à sa place, engourdi et comme saisi de stupeur. S’il lit, l’inquiétude l’interrompt
et il glisse presque aussitôt dans le sommeil ; il se frotte le visage des deux mains, allonge
les doigts et, délaissant son livre, fixe les yeux sur la paroi ; les reposant sur le livre, il
parcourt quelques lignes, en bredouillant la fin de chaque mot qu’il lit ; et en même temps
il s’emplit en tête de calculs oiseux, il compte les pages et les feuilles des cahiers ; et se
prenant de haine pour les lettres et les belles miniatures qu’il a devant les yeux, il finit par
refermer le livre pour s’en faire un appuie-tête ; il tombe alors dans un sommeil bref et
léger, d’où le tire une sensation de privation et de faim impérieuse. 9

L’acédie signifie l’absence de soin, mais aussi le deuil sans enterrement. Elle est,
selon Agamben, la « fuite de l’homme devant la richesse de ses possibilités
spirituelles »10. Le terme, pratiquement disparu au XIXe siècle, revient lentement
aujourd’hui.
L’akedia grecque aurait pu être traduite par le terme latin incuria, la négligence. Mais
la phénoménologie de l’acédie établie par Évagre et reprise par Cassien définit un vice
qui n’est pas seulement négligence. L’acédie est la négligence de la bonne voie, et non
pas la négligence du but ultime, Dieu. Elle provient, comme le souligne Agamben, non
pas de la « conscience d’un mal, mais au contraire l’idée du plus grand des biens11 ».
L’anachorète, le moine du désert reclus dans sa cellule, doit sans cesse lutter contre les
logismoi, les pensées. Dans l’acédie, il se laisse envahir par celles-ci. Les pensées sont les
armes des démons dont Socrate n’eut pourtant pas toujours à se plaindre. Ces pensées
dédoublent la conscience, lui faisant percevoir ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle devrait ou
voudrait être, mettant la pensée à l’écoute des désirs. Dans la tradition monastique, les
pensées ne sont pas toujours mauvaises et ne proviennent pas toutes de démons 12, mais
chez Évagre, les deux termes sont utilisés indifféremment 13. Ainsi écrit-il : « Avec les
séculiers les démons luttent en utilisant de préférence les objets ; mais avec les moines,
c’est, le plus souvent, en utilisant les pensées, car les objets leur font défaut à cause de la
solitude. »14
L’acédie est donc un mal qui atteint ceux dont l’esprit est la force, ceux qui se sont
détachés des objets pour faire de la vie spirituelle leur vie. Or, au lieu d’atteindre, par une
vie de prière, l’union amoureuse du sujet et de l’objet, le dépassement de la dichotomie
sujet/objet, donc le dépassement du dédoublement de la conscience, le moine ne peut se
détacher de ses pensées. L’union avec le divin décrite par les mystiques, le sentiment de
ne faire qu’un avec l’expérience vécue, n’advient pas et les pensées bruyantes
envahissent la pauvre tête de celui qui voudrait bien que les démons le délaissent.
Désinvestir les objets du monde ne signifie pas que le sujet va pouvoir obtenir une
certaine unité, une impassibilité qui lui permette de ne faire qu’un avec celui qui devrait
être l’unique objet désiré : Dieu.
Le problème de l’acédie touche à un problème essentiel de l’esprit humain. Comment

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l’esprit peut-il se détacher des pensées, peut-il permettre à la conscience de ne plus se
dédoubler, de dépasser la séparation du sujet et de l’objet? Comment l’esprit peut-il
croire en une telle union, qu’elle soit avec la réalité, avec l’univers ou avec la divinité?
Grégoire Le Grand, en reprenant les péchés énoncés par Cassien, assimile totalement
l’acédie, acedia, à la tristesse, tristitia. Il existe, dans la tradition scholastique, deux
formes de tristesse, une bonne tristesse et une mauvaise. Or, si l’on peut trouver les
causes de la mauvaise tristesse (colère, absence d’un plaisir, un passé idéalisé) 15, l’acédie
est sans cause, et atteint profondément le moine. Conserver, face au terme tristitia, le
terme acedia manifeste la nécessité de conserver le lien entre le travail de l’esprit qui
cherche à ne plus avoir d’objets (sinon Dieu) et l’impossibilité d’atteindre l’union avec le
transcendant. Il s’agit de conserver la force d’un terme qui puise sa source dans la vie
spirituelle la plus accomplie. L’acédie est ainsi proprement liée à la force de l’esprit, à sa
capacité d’imagination, de phantasme, de création. Pour les pères de l’Église, elle
obscurcit l’intellect16, l’empêchant de « connaître Dieu » et c’est justement par ce rapport
à la connaissance et au savoir que l’acédie est pertinente pour notre monde contemporain.
Différentes thèses ont été évoquées pour justifier la disparition du terme acedia au
profit de la tristitia17. Cela aurait, par exemple, permis à Grégoire le Grand de « préserver
à la tristitia son statut de vice spécifique »18, rejoignant ainsi l’enseignement stoïcien,
dans lequel la tristesse est « une des quatre passions principales »19. On avance aussi20 que
l’acédie aurait été délaissée, car elle concernait les anachorètes et non les cénobites. Une
autre explication, plus acceptée, serait la prise en compte des destinataires de Grégoire le
Grand ; celui-ci écrivait non pas seulement pour les moines, mais pour les chrétiens. Dès
lors, l’acédie, mal intrinsèquement lié au monachisme, n’avait pas lieu d’être prise en
compte dans les pensées mauvaises, qui devinrent les péchés capitaux.
On a de plus souvent rapproché l’acédie du taedium, l’ennui, le dégoût qui menace la
tranquillité de l’âme. Les pères de l’église utilisaient parfois eux-mêmes ces termes
indifféremment. Jean-Charles Nault dans son traité sur l’acédie, La saveur de Dieu,
explique que « [t]aedium est une traduction qui fut parfois utilisée [après Évagre] mais le
plus souvent les Latins, et Cassien en premier lieu, ont conservé le mot grec, transcrit
d’ailleurs sous des formes diverses : acedia, acidia, accidia. »21 La spécificité du terme
latin acedia est justement qu’elle se meut en tristesse, qu’elle se met à convoyer un mal
qui n’est plus seulement le mal des moines du désert, mais celui que peut ressentir tout
homme du monde, mal qui s’approche du taedium vitæ exploré par Sénèque dans son
traité De la tranquillité de l’âme, mal dont il parle en ces termes :

De là cet ennui, ce mécontentement de soi-même, cette agitation d’une âme qui ne se


repose sur rien, enfin la tristesse et cette inquiète impatience de l’inaction ; et comme on
n’ose avouer la cause de son mal, la honte fait refluer ces angoisses dans l’intérieur de
l’âme ; et les désirs, renfermés à l’étroit dans un lieu sans issue, se livrent d’affreux
combats. De là la mélancolie, les langueurs et les mille fluctuations d’une âme indécise,
toujours en doute de ce qu’elle va faire, et mécontente de ce qu’elle a fait ; de là cette
malheureuse disposition à maudire son repos, à se plaindre de n’avoir rien à faire ; de là
cette jalousie ennemie jurée des succès d’autrui. En effet, l’aliment le plus actif de l’envie
est l’oisiveté mécontente; l’on voudrait voir tout le monde tomber parce qu’on n’a pu
s’élever.22

Le rapprochement entre l’acédie et la tristesse, la présence de l’impassibilité


stoïcienne dans la doctrine d’Évagre 23 amène la question de l’acédie vers la question de la

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puissance de l’esprit. L’acédie oppose à la raison et au jugement (qui devrait amener à
l’impassibilité de l’âme, à l’apathie) la force des désirs. Aux biens religieux, elle fait
préférer des biens fantasmés. L’acédie est ainsi, et c’est bien pour cela que sa description
constitue le premier chapitre du livre d’Agamben sur la parole et le fantasme dans la
littérature occidentale, au cœur du problème de la vie spirituelle et donc de la littérature,
qui est à la fois esprit et matière. En interrogeant l’acédie, on interroge la réalité des
mouvements de pensées vécus dans l’acédie, leur bien-fondé, la possibilité de penser un
versant positif de l’acédie, de ce souffle creux et donc de ne pas faire de l’impassibilité le
plus haut point de la vie spirituelle.
Dans De la tranquillité de l’âme, Sénèque écrit :
Il faut donc que l’âme, entièrement à soi-même, se détache de tous les objets
extérieurs ; qu’elle prenne confiance en soi ; qu’autant que possible elle cherche en soi-
même sa joie ; qu’elle n’estime que ses propres biens ; se retire de tous ceux qui lui sont
étrangers ; se replie sur elle-même, devienne insensible aux pertes, et prenne en bonne
part jusqu’à l’adversité.24

Dans la quête de l’impassibilité recherchée par les stoïciens et pensée par Évagre,
l’âme peut rencontrer l’acédie, pensée qui s’attache à l’âme qui est déjà en quête, à
l’esprit qui a une vie spirituelle, à l’être qui se tourne vers la transcendance. Le
phénomène de l’acédie touche au cœur du drame de l’homme qui, dans le mouvement de
repli de l’âme sur elle-même, expérimente l’impossibilité de la solitude. Lorsque Dieu se
tait, et que le moine est seul, le pouvoir de l’esprit solitaire ne suffit pas à la tranquillité
de l’âme. L’autre est absolument nécessaire. C’est là la leçon que nous donne Des
Esseintes, héros dominé par l’acédie, dans À Rebours : « Une fois de plus, cette solitude
si ardemment enviée et enfin acquise, avait abouti à une détresse affreuse »25, « [i]l était
maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu’il consultait ; ses yeux
mêmes ne lisaient plus ; il lui sembla que son esprit saturé de littérature et d’art se
refusait à en absorber davantage. »26
La solitude et les objets monastiques ne peuvent seuls mener à l’épanouissement de
l’esprit et de l’âme. L’esprit a besoin de l’autre, un autre charnel que la littérature, que le
texte parvient parfois à transporter, un autre qui peut être transcendant ou immanent, mais
dont la présence doit être sentie. Écoutons Sénèque : « L’âme ne peut atteindre à rien de
sublime, à rien qui soit d’un difficile accès, si elle n’est comme transportée hors de
soi »27. Ce transport hors de soi, au-delà de soi peut-il simplement reposer sur le pouvoir
et la puissance de l’âme? Lorsque Des Esseintes lit, et s’endort sur ses livres, ne parvient
plus à se concentrer, à goûter sa lecture, s’expose le drame du rapport entre le texte,
l’esprit et la matière qui s’écrit. La lecture parfois donne aux figures un corps réel,
permettant aux fantasmes de devenir des réalités chargées d’affects et d’émotions. Mais
bien souvent, la lecture n’est que creuse, elle est acédique, car des mots alignés plus rien
ne jaillit. La puissance de la rencontre littéraire repose dans l’interférence de la matière et
de l’esprit au cœur du texte.
La survivance de l’akedia grecque dans les écrits latins des pères de l’église interroge
la possibilité de la retraite laïque. En hésitant entre l’acedia et la tristitia, Cassien et
Grégoire Le Grand traduisent la difficulté qu’il peut y avoir à importer une expérience
proprement liée au régime anachorète dans le monde cénobite puis laïc. Et pourtant, bien
plus que la tristesse, l’acédie et sa phénoménologie établie par les pères de l’église
questionnent la capacité de l’esprit à avoir une vie proprement spirituelle, détachée des

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objets du monde. Le mode de vie cénobitique va à l’encontre de l’équilibre décrit par
Sénèque la tranquillité de l’âme dans un continuel aller-retour entre le monde et la
solitude :
Il est bon de se retirer souvent en soi-même ; la fréquentation des gens qui ne nous
ressemblent pas trouble le calme de l’esprit, réveille les passions, et rouvre les plaies de
notre âme, s’il y est encore quelques parties faibles et à peine cicatrisées. Il faut donc
entremêler les deux choses, et chercher tour à tour la solitude et le monde. La solitude
nous fera désirer la société, et le monde de revenir à nous-mêmes : l’une et l’autre se
serviront de remède. La retraite adoucira notre misanthropie, et la société dissipera
l’ennui de la solitude.28

Que faire lorsque la solitude livre l’esprit aux douloureux fantasmes, à l’agitation sans
but ? Que faire lorsque la retraite n’offre plus la solitude paisible? Comment garantir une
vie de l’esprit féconde par la seule force de l’esprit ? L’acédie est centrale pour la
question du vivre-ensemble, car elle désigne le repli particulier de celui qui veut non
seulement avoir une vie de l’esprit accomplie, mais plus encore se dépasser pour parvenir
à faire de cette vie de l’esprit le lieu de la vérité absolue, le lieu du Verbe.
L’acédie constitue l’impossibilité, pour le moine, de se livrer aux exercices spirituels
qui doivent procurer le souverain bien. C’est l’inaptitude « à assumer la moindre activité
spirituelle »29 qui fait de l’acédie un objet passionnant pour la pensée littéraire et
philosophique du XXIe siècle. Le travail de l’esprit est, dans les textes antiques, la grande
affaire de la philosophie, non pas conçue comme production de concepts, personnages
conceptuels et plans d’immanence (Deleuze et Guattari) ou comme, pour reprendre les
mots kantiens, « la science du rapport de toutes connaissances aux fins essentielles de la
raison humaine »30, mais comme exercice spirituel. Or l’acédie est justement
l’impossibilité de mettre en œuvre ces exercices spirituels. Penser l’impossibilité
nécessite de penser la possibilité, et la grandeur de l’épreuve : « Ce qui afflige l’acidiosus
n’est donc pas la conscience d’un mal, mais au contraire l’idée du plus grand des biens :
l’acedia consiste précisément en un vertigineux et craintif retrait (recessus) devant
l’obligation faite à l’homme de se tenir en face de Dieu. »31
Dans les textes contemporains évoquant le deuil, on retrouve cette acédie, clairement
nommée par Barthes dans son Journal : « J’éprouve – et c’est dur – la « sécheresse de
cœur » – l’acédie. »32 Cette sécheresse, cette perte d’investissement se lie au deuil
moderne en faisant de celui-ci un deuil sans enterrement, un deuil qui n’en finit plus et au
cœur duquel l’expression « faire son deuil » perd son sens. Les textes des pères de
l’église et la version latine de l’acédie, acedia, nous permettent de situer ce mal non pas
dans la solitude anachorétique, mais au cœur de la question du vivre ensemble. La
littérature contemporaine du deuil expose des corps qui ne s’oublient plus, des êtres qui
hantent à jamais les vivants. Elle n’a de cesse de creuser un espace acédiaque où l’esprit
se confronte au vide, à l’absence de l’Autre, et à la violence de tout exercice spirituel qui
confronte cette absence.

Mathilde Branthomme

5
1
Vassilis Alexakis, Le premier mot, Paris, Stock, Paris, 2010, p. 9.

2
Évagre Le Pontique, Traité pratique ou Le moine, trad. A. et C. Guillaumont n°12 (Sources Chrétiennes 171),
Cerf, Paris, 1971, 522.

3
Il ne s’agira pas, dans cet article, de traiter de la relation entre l’acédie et la mélancolie. Les différences et
ressemblances de ces phénomènes ont été pensés par de nombreux auteurs (je pense notamment à Giorgio
Agamben, Jean-Charles Nault et Bernard Forthomme. Bernard Forthomme souligne l’origine avant tout
érémitique de l’acédie : « […] jamais Évagre n’avait connecté l’acédie érémitique avec la catégorie médicale de
mélancolie ; de même chez son continuateur Cassien, bien qu’il ait accentué la proximité de la tristitia et de
l’acedia, jusqu’à faire découler l’acédie de la tristesse (“de tristitia acediam“ Conl., V, 10), et bien que la
tradition grégorienne – triomphante seulement à partir du XIIe s., explicitement dans de De Acedia thomiste –
eût intégré des traits de l’acedia dans la tristitia romaine, plus grave et dramatique qu’une simple tristesse,
élargie de connotations nouvelles. » (Bernard Forthomme, De l’acédie monastique à l’anxio-dépression.
Histoire philosophique de la transformation d’un vice en pathologie, Paris, Institut d’édition sanofi-synthélabo,
collection « Les empêcheurs de penser en rond », 2000, p. 196.) Jean-Charles Nault écrit quant à lui : « Peut-on
vraiment identifier acédie et mélancolie? En réalité, il existe certains signes qui les différencient. L’un d’entre
eux est certainement l’aspiration à la solitude et au silence qui habite le cœur du mélancolique, alors que
l’acédiaque, au contraire, ne peut les supporter. Le mélancolique cherche à fuir le superficiel et à retrouver sa
vraie demeure, alors que l’acédiaque fuit le spirituel pour se perdre dans la dispersion. Mais la différence la plus
importante concerne l’amour. Nous l’avons déjà dit bien des fois : le critère ultime permettant de porter un
jugement sur les différents états spirituels ou moraux est l’amour. Or, si l’acédie est la chute et l’ atrophie de
l’amour, la mélancolie, elle, est plutôt la nostalgie de l’amour, l’aspiration à l’absolu. Nous disions que la
référence à Dieu avait disparu, dans la mélancolie; en réalité, ce n’était qu’en apparence, car elle demeure bien
présente, mais sous une forme cachée, comme une tendance permanente au dépassement. Alors que l’acédie
provoque le dégoût de Dieu et la recherche du monde, la mélancolie est un dégoût du monde qui est bien
souvent le signe de la nostalgie du Bien Suprême de l’union à Dieu, quand bien même d’ailleurs le sujet
l’ignorerait. » (Jean-Charles Nault, La saveur de Dieu, l’acédie dans le dynamisme de l’agir, Paris, Les Éditions
du Cerf, p. 436-437.) Si l’analyse de Nault est intéressante, ne détache-t-elle pas trop rapidement l’acédie de
l’amour ? Rappelons que pour Agamben, s’inspirant de Dante, l’acédie est « une forme d’amour et plus
précisément l’amour “qui court au bien de façon corrompue” » (32) (« L’amor del bene, scemo del suo dover,
quiritta si ristora; qui si ribatte il mal tardato remo »). Si l’amour est présent tant dans l’acédie que dans la
mélancolie, la différence ne réside-t-elle pas dans la transcendance absolue souhaitée par celui qui plonge un
jour dans l’acédie ? Le désir du moine est de s’unir au tout autre, de le contempler, et l’acédie, peut être pensée
comme la dispersion de ce désir d’absolu en une multitude de désirs. Il ne s’agit donc pas d’évacuer l’amour,
mais de penser sa déviation particulière que mettent en scène les écrits des pères de l’église.

4
« C’est justement parce qu’il est à la fois le sens le plus accompli et le premier véhicule de l’âme que cet esprit
apparaît comme “l’intermédiaire entre rationnel et irrationnel, entre corporel et incorporel”, et comme “l le
terme commun par lequel le divin communique avec ce qu’il y a de plus éloigné de lui” » Giorgio Agamben,
Stanze : parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. Yves Hersant, Paris, Payot et Rivages, 1994, p.
156.

5
5. Ibid., p. 164.
6
6. Jean-Charles Nault, La saveur de Dieu. L’acédie dans le dynamisme de l’agir, Paris, Cerf, 2006, p. 84.

7
7. Gaëlle Jeanmart, « Acédie et conscience intime du temps », Bulletin d’analyse phénoménologique, volume 2,
numéro 1, janvier 2006, p. 7.

8
8. Roland Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil/IMEC, 2009, p. 186.

9
9. Saint Nil, De octo spiritibus malitiæ, chap XIV, cité par Giorgio Agamben, op. cit., p. 22.

10
10. Giorgio Agamben, op. cit., p. 26.

11
11. Ibid., p. 25.

12
12. Jean-Charles Nault, op. cit., p. 32, note 34.

13
13. Idem.

14
14. Évagre Le Pontique, op. cit., chap. 48, p. 609.
15
15. Jean-Charles Nault, op. cit., p. 45.

16
16. Ibid., p. 44.

17
17. Ibid., p. 111.

18
18. Idem.

19
19. Voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des Philosophes illustres, trad. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé
Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 858.

20
20. Siegfried Wenzel, The Sin of Sloth : Acedia in medieval Thought and Literature, The University of North
Carolina Press, Chapel Hill, 1967, p. 26.

21
21. Jean-Charles Nault, op. cit.., p. 42.

22
22. Sénèque, De la tranquillité de l’âme, II, 10 in Œuvres complètes de Sénèque le philosophe, trad. M.
Charpentier – F. Lemaistre, Paris, Collection Panckoucke, Paris, 1860, p. 327.

23
23. Jean-Charles Nault, op. cit., p. 36.

24
24. Sénèque, op. cit., XIV, 2, p. 379.

25
25. Joris-Karl Huysmans, À rebours, Paris, Flammarion, 2004, p. 160.

26
26. Ibid., p. 110.

27
27. Sénèque, op. cit., XVII, 11, p. 397.

28
28. Sénèque, op. cit., XVII, 3, p. 391.

29
29. Jean Cassien, Institutions cénobitiques, trad. J.-C. Guy, Paris, 1965, X, 2.

30
30. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, cité par Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris,
Presses Universitaires de France, 1963, p. 5.

31
31. Giorgio Agamben, op. cit., p. 26.

32
32. Roland Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil/Imec, 2009, p. 129.

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