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Une histoire de l’Éducation

et de la formation

Coordonné par
Vincent Troger

Collection « LES DOSSIERS DE L’ÉDUCATION »


Dirigée par Martine Fournier
Table des matières

Couverture

Titre

Table des matières

Copyright

Le regard de l’histoire dans le débat sur l’école

PARTIE I NAISSANCE ET CROISSANCE DE L’ÉCOLE MODERNE

Repères chronologiques

La renaissance scolaire au Moyen Âge

« La grammaire fleurit de tous côtés »

Abélard et les écoles urbaines

Les universitaires entre l’Église et le roi

Une élite internationale

Le monde des étudiants

L’école élémentaire du XVIe au XVIIIe siècle

L’effet des Réformes religieuses

Discipliner les corps et les esprits

Le fonctionnement des petites écoles

Des résultats…

… et des questions

L’école des élites entre le XVIe et le XIXe siècle

Les mathématiques à l’école élémentaire au XIXe siècle

Le calcul est un luxe

Diversifier les connaissances

Un enseignement pratique et concret

Privilégier le sensible

Moraliser en instruisant

Cultiver l’intelligence

Primauté d’une « arithmétique raisonnée »

Les conflits scolaires avant 1880


Un « avant » et un « après » 1850

L’Église, rempart de l’ordre social

Réaction et radicalisation

Contrôler l’enseignement

Des querelles de clocher

Une guerre de tranchées

La laïcité, valeur de rassemblement

Laïcisations « sauvages » après 1870

De l’apprentissage à l’enseignement technique

Au cœur du système corporatif

L’enfance exploitée

Le contrat d’apprentissage en danger

L’ouvrier qualifié est « sublime »

Des initiatives libérales

L’intervention de l’État

Scolarisation des savoirs techniques

POINTS DE REPÈRE

Le projet de Condorcet

Napoléon Ier et le corps enseignant

Évolution des effectifs de l’enseignement primaire de 1817 à 1937

L’expérience des écoles mutuelles

PARTIE II L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE, MYTHE ET RÉALITÉ

Repères chronologiques

Les laïcités de l’école républicaine

Une laïcité combattante

L’influence du positivisme

Quelle philosophie pour la laïcité ?

La laïcité, une morale de tous

De la concorde au compromis

Une laïcité de droit ?

La sélection sociale dans l’école républicaine

Une école pour les classes moyennes

Des initiatives diverses avant 1880

Un concurrent pour l’enseignement secondaire

Trois filières de scolarisation


Les savoirs du certificat d’études

Trois figures classiques des examens d’antan

Une certaine vision du monde

La bonne orthographe ? Une performance momentanée

Discipline et créativité

L’école républicaine et les filles

« Les qualités sérieuses de la femme de ménage »

« Les femmes savantes sont des exceptions »

Instruire les futures mères

La vie austère du professorat

L’institutrice ? une bonne sœur laïque

Freinet, entre révolution et tradition

Une vocation précoce

Expression libre avant tout

Les classes promenades

La critique pédagogique

La critique sociale

Un savoir chargé de mémoire

L’émancipation de l’enfant

POINTS DE REPÈRE

Les lois fondatrices de l’école républicaine

L’enseignement secondaire réformé

• La naissance du baccalauréat

• La querelle des anciens et des modernes

• La réforme de 1902

Les « hussards de la République »

Le Front populaire et l’éducation

Le gouvernement de Vichy et l’école

• Des lois contre les instituteurs

• Le travail manuel à l’honneur

• Les paradoxes de l’histoire

PARTIE III - L’EXPLOSION SCOLAIRE

Repères chronologiques

Jeunesse et familles, les mutations décisives

Une nouvelle figure sociale : le jeune consommateur


La dilution des normes

Couple, amour et sexualité

L’enfant au centre

Le divorce entre culture sociale et culture scolaire

De Gaulle, l’école et l’économie

La croissance scolaire avant de Gaulle

Naissance de l’« industrie de l’enseignement »

La réforme de 1959

La démocratisation de la sélection

La spécialisation des filières

Former les adultes, l’autre enjeu des « trente glorieuses »

L’héritage des mouvements de jeunesse

La dynamique de l’éducation populaire

La formation en quête de pédagogie

La formation des adultes plutôt que la lutte des classes

Une nouvelle science, la psychologie sociale, un nouveau métier, formateur

De la promotion sociale au marché de la formation continue

La formation professionnelle entre société et économie

La crise du collège unique

La lassitude des enseignants

L’impact des nouveaux modes de consommation

Des enseignants spécifiques pour le collège unique ?

Un bon savant fait-il un bon prof ?

Des orientations contraintes

La fin du grand récit laïque

L’émancipation par l’instruction

Entre forme syndicale et forme scolaire

Entre unité et rivalités

Redistribution de la donne scolaire…

… et recomposition du paysage syndical

Le pragmatisme passe avant la laïcité

POINTS DE REPÈRE

Le plan Langevin-Wallon

Les contrats de la loi Debré

La maternelle et le primaire

É
Évolution des structures du système scolaire de 1959 à 1975

L’explosion scolaire 1950-2000

Edgar Faure et l’effet 1968

• Plus d’autonomie

• Le « tiers temps pédagogique »

• Latin et démocratisation

• Évaluation et échec scolaire

ANNEXES

CONSEILS BIBLIOGRAPHIQUES

• Pour compléter son initiation à l’histoire de l’éducation

• Cinq ouvrages fondamentaux

• Pour comprendre l’histoire scolaire de l’Antiquité et du Moyen Âge

• Pour mieux saisir les enjeux de la constitution de l’école moderne à partir du XVIe siècle

• Pour mieux comprendre comment se construisent les savoirs scolaires

• Pour une approche de l’évolution générale de l’enfance et de la jeunesse dans la société

• Pour approfondir ses connaissances sur l’école républicaine

• Pour approfondir ses connaissances sur l’enseignement technique

• Pour comprendre les enjeux de l’histoire scolaire contemporaine

• Sur les enseignants

• Une encyclopédie iconographique remarquable et exhaustive

INDEX DES NOMS DE PERSONNES

LISTE DES AUTEURS

Ouvrages parus chez le même éditeur

Ouvrages de synthèse

Hors collection

Essais

Les Dossiers de l’Éducation


Une histoire de l’Éducation
et de la formation
Cet ouvrage est composé de textes inédits et d’articles actualisés
initialement parus dans le magazine Sciences Humaines.
Coordination éditoriale : Emmanuelle Garcia
Conception de la couverture : Arnaud Lhermitte
Conception de la maquette : PolyPAO
Secrétariat d’édition : Marie-Agnès Jassionnesse
Fabrication : Natacha Reverre
Droits d’auteur : Sandra Millet
Diffusion et promotion : Nadia Latreche

Livre publié avec le concours du Centre National du Livre


En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire
intégralement ou
partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans
autorisation de l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

Sciences Humaines Éditions, 2006.


38 rue Rantheaume, BP 256,
89004 Auxerre Cedex
Tel : 03 86 72 07 00 / Fax : 03 86 52 53 26
http://www.scienceshumaines.com
ISBN : 9782361061395
VINCENT TROGER

Le regard de l’histoire dans le débat


sur l’école

Charlemagne n’a jamais réussi à apprendre à écrire, les instituteurs


de la IIIe République ne passaient pas le baccalauréat, les lycées publics
sont restés payants jusqu’en 1930 : ce sont quelques-unes des réalités que le
lecteur découvrira dans ce livre et qui le surprendront probablement. Pour
les auteurs réunis ici, c’est le rôle de l’histoire et des historiens de tenter
d’éclairer le présent en restituant la réalité du passé. Or la restitution aussi
objective que possible du passé oblige souvent à renoncer à son
idéalisation. Nous avons besoin d’idéaliser l’histoire pour constituer notre
identité, mais nous devons aussi savoir revenir à sa réalité lorsque la
difficulté du présent exige une compréhension lucide des événements
antérieurs.
L’école contemporaine est depuis plus de trois décennies soumise à ce
que nous interprétons comme une crise. Dans le débat public que cette crise
provoque, certaines voix idéalisent le passé de notre système scolaire, en
particulier ce qu’il est convenu d’appeler « l’école républicaine », c’est-à-
dire celle qui a été constituée à la fin du XIXe siècle par les initiateurs de la
IIIe République et le plus célèbre d’entre eux, Jules Ferry. C’est pourquoi ce
livre est essentiellement articulé autour de cette période. L’une de ses
ambitions est de replacer l’école républicaine dans la continuité de
l’histoire, et notamment de montrer que l’œuvre d’instruction du peuple
était déjà très avancée au moment où les républicains laïques sont
intervenus. L’innovation républicaine est ailleurs, dans la laïcité bien sûr,
mais aussi dans des formes originales d’extension de la scolarité de niveau
secondaire. Une autre ambition de ce livre est d’insister sur la particularité
des politiques scolaires des débuts de la Ve République. Le général de
Gaulle et son entourage ont été porteurs d’une vision de la société et du rôle
que l’école doit y tenir qui a constitué avec la période précédente une
rupture sans doute plus fondamentale que ce qui en a été jusqu’ici perçu et
dont nous continuons à vivre aujourd’hui les conséquences.
La première partie est donc consacrée à la longue genèse des institutions
scolaires avant l’intervention des fondateurs de la IIIe République. C’est en
effet dans la seconde moitié du Moyen Âge que s’établit une tradition
universitaire qui demeure encore par certains aspects d’actualité. Surtout,
c’est avec le développement des collèges et des petites écoles catholiques et
protestantes au XVIe et au XVIIe siècle qu’apparaissent les premières formes
modernes de scolarisation, où l’on commence à voir des élèves regroupés
par niveaux devant des maîtres qui exigent d’eux une discipline et des
efforts nouveaux. Cette première histoire scolaire est dominée par la
question religieuse, les relations entre l’Église catholique, l’État et le
protestantisme expliquant l’évolution des institutions et des contenus
enseignés. Si la Révolution est évidemment un moment de transformation
brutale des relations entre l’État et l’Église, cette dernière retrouve
néanmoins avec le Concordat de 1802 et surtout la restauration de la
monarchie en 1815 un rôle majeur dans notre histoire scolaire. En outre, les
institutions scolaires de l’Ancien Régime perdurent bien au-delà de la
Révolution, qui de ce point de vue n’a apporté que peu de transformations.
Avec la IIIe République, à laquelle est consacrée la seconde partie,
commence en revanche une période assez radicalement nouvelle de
l’histoire de nos institutions scolaires ; non pas du point de vue quantitatif,
mais dans la nature des relations que l’école entretient avec la société. Par
la laïcité spécifique qui s’impose alors, mais aussi par de nouveaux
équilibres qui s’instaurent entre l’école, les familles et la vie économique :
la scolarisation particulière des filles, le développement d’un enseignement
primaire supérieur et d’un enseignement technique, le maintien de l’élitisme
des enseignements secondaire et supérieur, la fixation des pratiques
pédagogiques et des contenus enseignés à l’école primaire. Équilibres qui
ont été critiqués par certains des contemporains de cette période, mais qui
ont participé à la construction d’un véritable mythe, celui de l’école
républicaine, devenu référence obligée de tous les débats contemporains. Il
était donc indispensable de mieux cerner, au-delà de la mythologie, la
réalité sociale et politique de cette école de la IIIe République.
La troisième partie commence avec la fin de la Seconde Guerre
mondiale. C’est le début d’une longue période de croissance économique
sans précédent, désormais connue sous le nom de « trente glorieuses », au
cours de laquelle le système scolaire entre dans une nouvelle phase de
mutations. Mais contrairement à la période précédente, où les
transformations étaient uniquement le produit de la volonté politique des
dirigeants de la IIIe République, c’est d’abord à des changements
quantitatifs massifs et imprévus que le système scolaire doit faire face. La
croissance démographique et de nouvelles demandes de scolarisation se
conjuguent pour provoquer une augmentation spectaculaire des effectifs.
C’est donc sous la pression constante du nombre que la Ve République met
en œuvre des réformes qui transforment rapidement et en profondeur notre
système éducatif. L’État intervient notamment de manière beaucoup plus
directive qu’auparavant pour mettre l’école au service de la croissance
économique. Mais simultanément, l’augmentation du niveau de vie
transforme complètement le statut et la place de la jeunesse dans la société,
tandis que l’identité des enseignants, dont le nombre augmente avec la
démocratisation, devient plus incertaine. L’évolution de l’économie pose
aussi la question de la formation à tous les âges de la vie et la formation
professionnelle des adultes devient un enjeu de société prioritaire. Au relatif
équilibre de la IIIe République succède à l’inverse la complexité des enjeux
éducatifs et le sentiment de crise permanente qui en découle.
En apportant à ces questions l’éclairage et la distance de l’histoire, les
auteurs de ce livre proposent le point de vue différent que donne le recul du
temps, et peut-être aussi un peu de sérénité. Chacun d’entre eux s’est
efforcé d’offrir au lecteur les résultats de ses propres recherches tout en le
tenant informé de l’ensemble des travaux historiques disponibles sur chaque
sujet abordé. Leurs interprétations peuvent être sur certains points en partie
différentes : c’est aussi le parti pris de ce livre de montrer l’histoire en train
de s’écrire et les confrontations que cela suppose souvent. Nous espérons
que cette démarche suscitera le désir de mieux comprendre une histoire
scolaire qui demeure curieusement assez mal connue dans un pays dont
l’école consacre pourtant plus de temps que beaucoup d’autres à
l’enseignement de l’histoire…
Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à
l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.
PARTIE I

NAISSANCE ET CROISSANCE
DE L’ÉCOLE MODERNE

LA RENAISSANCE SCOLAIRE AU MOYEN ÂGE 13


Vincent Troger

L’ECOLE ÉLÉMENTAIRE DU XVIE AU XVIIIE SIÈCLE 23


Marc Venard

L’ÉCOLE DES ÉLITES ENTRE LE XVIE ET LE XIXE SIÈCLE 33


Rencontre avec Marie-Madeleine Compère

LES MATHÉMATIQUES À L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE AU XIXE SIÈCLE 41


Renaud d’Enfert

LES CONFLITS SCOLAIRES AVANT 1880 55


Jean-Paul Martin

DE L’APPRENTISSAGE À L’ENSEIGNEMENT TECHNIQUE 69


Vincent Troger

SCOLARISATION DES SAVOIRS TECHNIQUES 81


Rencontre avec Jean-Yves Dupont

POINTS DE REPÈRE 87
Repères chronologiques
1231 Statuts de l’université de Paris.
Ouverture d’un collège à l’université de Paris pour des
1257 étudiants pauvres par une donation de Robert de Sorbon, qui
donnera son nom à la Sorbonne.
1541 Calvin publie le premier catéchisme en français.
1556 Premier collège jésuite ouvert en France, à Billon.
Première congrégation pour l’enseignement féminin
1610
(Visitandines).
Fondation à Reims de l’institut des Frères des écoles
1678
chrétiennes par Jean-Baptiste de La Salle.
1792 Rapport de Condorcet sur l’instruction publique.
1794 Fondation de l’École polytechnique.
1795 Instauration d’une école centrale par département.
1800 Première École des arts et métiers.
1801 Concordat.
1802 Création des lycées.
1806 Création de l’université impériale.
Création de la Société pour l’enseignement élémentaire et
1815
premières écoles mutuelles.
1828 Création du ministère de l’Instruction publique.
Loi Guizot créant l’enseignement primaire public et
1833
l’enseignement primaire supérieur.
1850 Loi Falloux renforçant le contrôle clérical sur l’école.
Création d’une filière professionnelle dans l’enseignement
1865
secondaire.
VINCENT TROGER

Huit siècles après la chute de l’Empire romain d’Occident, la création


des universités médiévales au XIIIe siècle témoigne d’une première
renaissance intellectuelle. Le modèle pédagogique qui s’est alors
élaboré, notamment à la Sorbonne, a durablement marqué la
civilisation européenne.

La renaissance scolaire au Moyen


Âge

« Il avait l’habitude de placer sous les coussins de son lit des tablettes et
des feuillets de parchemin afin de profiter de ses instants de loisir pour
s’exercer à tracer des lettres ; mais il s’y prit trop tard et le résultat fut
médiocre. » Le laborieux adulte autodidacte dont il est question ici, c’est
l’empereur Charlemagne lui-même, celui que la mythologie scolaire de la
IIIe République et la chanteuse France Gall ont proclamé inventeur de
l’école. Encore faut-il préciser que l’auteur de ce témoignage, le moine
Eginhard (770-840), conseiller et biographe du monarque, a voulu léguer à
la postérité un portrait particulièrement avantageux de son maître. Le
souverain européen le plus puissant du IXe siècle ne savait donc pas écrire.
En fait, rares étaient les enfants de l’aristocratie des premiers siècles du
Moyen Âge qui recevaient une autre éducation que celle des armes et de la
chasse. Quant aux gens du peuple, ils étaient dans leur très grande majorité
analphabètes. C’est dire à quel point l’héritage culturel de l’Antiquité
gréco-latine avait été dégradé par les invasions barbares et les siècles
d’instabilité politique qui avaient suivi. L’effondrement de l’Empire romain
d’Occident avait entraîné la disparition progressive de son réseau scolaire.
Tout n’avait cependant pas été perdu. L’Église chrétienne avait réussi à
entretenir des vestiges de scolarisation et à préserver quelques textes
fondamentaux. Au lendemain de la chute de Rome, ceux des aristocrates ou
des évêques romains et gallo-romains qui avaient gagné la confiance des
nouveaux princes wisigoths sauvegardèrent et transmirent une partie de
l’héritage. Ainsi le consul Boèce (480-524) rédigea-t-il en latin une
synthèse du programme d’enseignement des grammaticus, les écoles
secondaires romaines. Composés du trivium (grammaire, rhétorique et
dialectique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique,
astronomie), ces enseignements furent qualifiés au Moyen Âge d’arts
libéraux et servirent de référence à de multiples initiatives scolaires.
Pendant les premiers siècles du Moyen Âge, les moines des nombreux
monastères établis à travers l’Europe ont conservé des œuvres latines dans
leurs bibliothèques, les ont recopiées, et en ont transmis une partie des
savoirs dans leurs écoles. Ainsi au monastère de Saint-Riquier, près
d’Abbeville, recense-t-on en 831 plus de cinq cents livres. Aux côtés des
bibles, des écrits des Pères de l’Église et des psautiers, on trouve aussi les
œuvres de Virgile, de Suétone et de nombreux autres poètes, historiens,
géographes, juristes ou fabulistes romains.

« La grammaire fleurit de tous côtés »

Mais lecture et écriture demeurent alors l’apanage des seuls clercs, qui
outre leurs fonctions sacerdotales, instruisent les jeunes moines et jouent
aussi le rôle de conseillers des nobles et des princes, dont ils constituent
souvent le personnel administratif. Ils sont la plupart du temps les seuls
lettrés dans une société très faiblement alphabétisée.
Ce n’est qu’au début du second millénaire que sur les territoires qui
constituent aujourd’hui la France un renouveau culturel et scolaire se
manifeste. « La grammaire fleurit de tous côtés et le grand nombre des
écoles la met à la portée des plus pauvres », témoigne à l’orée du XIIe siècle
l’abbé bénédictin Guibert de Nogent.
Cette première renaissance semble essentiellement le produit d’une
expansion démographique et économique qui caractérise le XIe et le XIIe
siècle. C’est l’époque des grands défrichages, la forêt recule laissant place
aux champs de blé et aux pâturages. Les villes augmentent, en taille et en
nombre, notamment les villes franches auxquelles les seigneurs ou les
abbayes accordent une plus grande autonomie. Accompagnant cette
croissance urbaine, les activités artisanales, commerciales, administratives
et juridiques se développent et se compliquent. Une nouvelle demande
d’instruction émerge, l’écrit prend une place plus importante qu’auparavant,
il faut auprès des autorités municipales ou des princes un plus grand
nombre d’auxiliaires lettrés pour assumer les tâches notariales, judiciaires
ou comptables. En Île-de-France, la nouvelle dynastie capétienne étend
progressivement son pouvoir sur les seigneurs féodaux et accroît le prestige
de sa capitale, qui devient une ville à la réputation européenne.
La reprise d’échanges commerciaux plus intenses, conjugués aux
croisades, rétablit aussi des contacts plus étroits avec l’Orient et la
civilisation musulmane, qui a hérité d’une partie du savoir de l’Antiquité
grecque. Par les points de contact que sont l’Italie et l’Espagne, les clercs
les plus audacieux redécouvrent les manuscrits orientaux. Aristote,
Ptolémée, Euclide, l’arithmétique et la médecine grecques, l’algèbre arabe
irriguent désormais la vie intellectuelle de l’Europe et s’ajoutent à ce qui
avait été conservé de l’héritage romain.

Abélard et les écoles urbaines

Les monastères ne sont plus alors les seuls à assumer la transmission du


savoir lettré. Ils vont même progressivement céder la place aux écoles
urbaines, d’abord ouvertes auprès des cathédrales, puis de plus en plus
souvent par des maîtres de formation cléricale mais qui enseignent pour leur
propre compte.
La vie de Pierre Abélard (1079-1142) est de ce point de vue exemplaire.
Fils aîné d’une famille de la petite noblesse de la région nantaise, il préfère
les études aux armes et fréquente plusieurs écoles avant d’arriver à Paris. Il
s’y rend très tôt célèbre par son habileté intellectuelle dans les controverses,
qui constituaient alors le cœur des activités scolaires de haut niveau. Il
s’agissait de débattre publiquement avec les maîtres de leur interprétation
des textes étudiés et de proposer d’autres analyses. Trop provocateur à
l’égard des maîtres établis, Abélard est provisoirement chassé de Paris,
mais des étudiants le suivent pour écouter ses cours à Melun puis à Corbeil.
Il y attire un public de plus en plus important, et finalement revient à Paris
où il ouvre une nouvelle école sur la montagne Sainte-Geneviève, ce qui lui
vaut d’être considéré comme un des principaux initiateurs du Quartier latin.
La littérature a surtout conservé de Pierre Abélard le souvenir de son
aventure sentimentale avec Héloïse, nièce d’un chanoine particulièrement
vindicatif qui fit émasculer l’amant trop audacieux. Mais pour l’historien,
sa vie est surtout représentative de la dynamique intellectuelle qui
caractérise les premiers siècles du second millénaire.
Le développement rapide des écoles, l’éclatement politique du territoire
en petites féodalités, la redécouverte de la philosophie et de la science
grecques favorisent en effet une liberté intellectuelle qui se manifeste à
travers la pratique de la controverse. Ces débats ont lieu à l’intérieur même
de l’Église, dont les clercs les plus savants tentent de redéfinir les dogmes à
partir des nouvelles connaissances auxquelles ils ont désormais accès. Ceux
que Jacques Le Goff n’hésite pas à appeler les premiers intellectuels
acquièrent ainsi une indépendance certaine malgré leur appartenance à la
hiérarchie cléricale. Pierre Abélard, après sa tragique mutilation, continuera
d’exercer son activité intellectuelle et publiera notamment deux œuvres de
théologie qui seront chacune condamnées par l’épiscopat, ce qui ne
l’empêchera pas de vivre et de travailler tout le reste de son existence dans
des monastères.
C’est de cette dynamique intellectuelle que vont naître les universités
médiévales. Celles de Paris, Toulouse et Montpellier se créent au XIIIe
siècle, puis Avignon, Orléans, Cahors, Grenoble, Perpignan, Angers et
Orange au XIVe siècle, enfin Aix-en-Provence, Dole, Poitiers, Nantes, Caen,
Bordeaux, Valence, Bourges au XVe siècle. Certaines ont eu une durée de
vie relativement courte, mais leur nombre et leur dispersion sur le territoire
suffisent à indiquer la vivacité de leur expansion.

Les universitaires entre l’Église et le roi

Le processus de création de l’université de Paris et son mode de


fonctionnement sont caractéristiques de ces nouvelles institutions scolaires.
À l’exemple et à la suite de Pierre Abélard, d’autres maîtres s’étaient
installés dans ce qui devient alors le Quartier latin, sur la rive gauche de la
Seine, pour y dispenser leurs cours. Cette localisation était symbolique
d’une volonté d’indépendance par rapport aux autorités épiscopales et
royales, toutes deux demeurées sur l’île de la Cité, de l’autre côté de la
Seine. Mais ni la monarchie ni l’Église ne pouvaient laisser se développer
des activités scolaires aussi dynamiques sans chercher à les contrôler. D’une
part parce que la multiplication du nombre d’étudiants, venus pour partie de
toute l’Europe, posait des problèmes de police et de bonnes mœurs.
Bagarres, beuveries et fréquentation des prostituées constituaient les loisirs
quotidiens d’une jeunesse particulièrement turbulente (sans doute dirait-on
aussi aujourd’hui « violente ») et provoquaient des incidents tournant
parfois à l’émeute avec les autres habitants du quartier. Mais d’autre part et
surtout parce que pour le pouvoir royal comme pour l’Église, l’université
constituait un vivier de futurs cadres essentiels à leur développement. Pour
l’Église il s’agissait d’améliorer le niveau intellectuel de ses clercs, de
forger les nouveaux dogmes compatibles avec la redécouverte de la
philosophie et de la science grecques, et de construire les argumentaires
contre les hérésies qui se manifestaient de manière récurrente, par exemple
en pays cathare. Quant à la monarchie capétienne, alors en pleine
expansion, elle voyait dans les écoles le lieu de formation de ses
fonctionnaires, de ses comptables et de ses juristes, mais également une
source de revenus pour les marchands et les artisans parisiens – il fallait en
effet nourrir professeurs et étudiants, les habiller, les loger et les fournir en
papier, tablettes, encre et livres – et enfin le moyen d’assurer le prestige
culturel de sa capitale.
Après de multiples négociations et conflits entre la communauté des
enseignants et les autorités ecclésiastiques et royales, l’université de Paris
obtient un statut définitif en 1231 par une bulle du pape Grégoire IX et une
lettre patente du roi Saint Louis. Ce statut, celui d’une corporation, accorde
à l’université une réelle indépendance et un grand prestige symbolique :
maîtres et étudiants sont considérés comme clercs même s’ils n’ont pas été
ordonnés prêtres, ils ne payent pas d’impôts, ne relèvent que de la justice
ecclésiastique, ont le monopole de la délivrance des diplômes (la « collation
des grades ») et obtiennent même le droit de grève. L’identité universitaire
se construit ainsi dans une relation ambiguë avec les pouvoirs en place : la
corporation des étudiants et des professeurs revendique fortement sa liberté
et son autonomie, mais elle l’obtient grâce à la protection conjointe de la
monarchie et de l’Église à qui elle fournit un personnel cultivé et
compétent. En forçant un peu le trait, on peut dire qu’il y a de ce point de
vue depuis le Moyen Âge une certaine continuité, et les débats
contemporains autour de l’évolution du statut des universitaires et des
chercheurs se posent en des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux du
XIIIe siècle.

Une élite internationale

À partir de cette fondation, des cursus scolaires de longue durée se


stabilisent et se généralisent à toutes les universités. Les étudiants entrent
vers quatorze ou quinze ans à la faculté des Arts où ils suivent pendant au
moins six ans un enseignement inspiré du trivium et du quadrivium
antiques, sanctionné par le « baccalauréat ». Le lauréat devient ensuite un
élève professeur, et obtient au bout de deux ans la licencia docendi, origine
lointaine de notre actuelle licence. Il peut ensuite, tout en enseignant à la
faculté des Arts, poursuivre de longues études jusqu’au doctorat dans l’une
des trois grandes facultés, théologie, droit ou médecine. En réalité, les
élèves quittent le plus souvent l’université dès qu’ils en savent assez pour
trouver un emploi dans l’administration ou la justice royale ou cléricale.
L’enseignement est presque exclusivement délivré en latin, d’où le nom du
quartier. Il est aussi essentiellement oral. Les livres sont trop rares et trop
coûteux pour être la propriété individuelle des étudiants, et le parchemin est
cher. C’est pourquoi, si l’usage de la lecture et de l’écriture est évidemment
central, ce sont d’abord l’écoute et la mémorisation des leçons des maîtres,
centrées sur les commentaires des grands auteurs de l’Antiquité gréco-
latine, qui constituent la principale activité des étudiants, même si parfois
les cours sont pris en notes et recopiés.
Ce modèle pédagogique est le même dans toutes les universités, qui sont
partout sous contrôle de l’Église et ont le latin comme langue commune.
Dès lors, malgré des conditions de voyage singulièrement précaires, l’élite
des étudiants et des professeurs prend l’habitude de circuler d’une
université à l’autre selon les savoirs et les doctrines qui y sont enseignés.
Ainsi, à Paris, au XIIIe siècle, un seul maître est français. Les autres sont
d’origine anglaise, germanique, danoise ou italienne. Parmi eux enseignent
deux des principaux philosophes et théologiens du siècle, l’Italien Thomas
d’Aquin (1228-1274) et l’Anglais Roger Bacon (1214-1294).
Dans chaque université se constituent alors des collèges, qui regroupent
souvent les étudiants par nationalité ou origine régionale. Financés par le
mécénat, les collèges logent les étudiants et les aident à travailler
collectivement, en leur proposant parfois l’accès à une bibliothèque. À
Paris, le plus célèbre est celui qu’ouvre en 1257, pour une quinzaine
d’étudiants pauvres, le chapelain du roi saint Louis, Robert de Sorbon, qui a
donné son nom à l’actuelle Sorbonne.

Le monde des étudiants

Les étudiants sont le plus souvent d’origine relativement aisée, mais


n’appartiennent que rarement à la grande noblesse, dont les enfants
demeurent essentiellement éduqués pour la carrière des armes. Ils sont
plutôt enfants de marchands, d’artisans, de petite noblesse ou de
fonctionnaires, pour qui les études représentent un moyen d’accéder au
statut privilégié de clerc ou d’occuper des fonctions administratives ou
juridiques qui permettent parfois à terme d’anoblir la famille. Mais une
minorité d’entre eux sont aussi des enfants d’agriculteurs modestes qui
accèdent à l’université grâce au soutien de mécènes ou d’institutions
religieuses. Car bien que théoriquement gratuites, les études universitaires
sont en réalités coûteuses. La plupart des maîtres doivent se faire payer par
leurs étudiants pour vivre, en sus des frais de nourriture, d’habillement et de
logement que les étudiants devaient forcément assumer.
À la fin du XIIIe siècle, les étudiants parisiens forment pourtant déjà une
population nombreuse, d’environ cinq à dix mille individus. L’université
parisienne jouit alors d’une réputation européenne qu’elle va conserver
pendant plusieurs siècles. En Europe, Toulouse, Oxford ou Bologne sont
aussi des universités très prestigieuses.
Lire, écrire et compter au Moyen Âge

Le parchemin et même le papier, qui apparaît vers le XIIe siècle, sont


des matériaux très coûteux. Ils sont donc essentiellement destinés aux
livres ou aux documents qui doivent être conservés. Pour prendre des
notes, qu’ils mémorisent ensuite, ou pour rédiger des brouillons, les
étudiants du Moyen Âge utilisent des tablettes en bois recouvertes d’une
cire colorée en noire, plus rarement des ardoises. Sur la cire, on écrit
avec la pointe d’un stylet d’os ou de métal dont l’autre extrémité a la
forme d’une spatule et permet d’effacer ce qui a été écrit ou dessiné. Au
XIIIe siècle, à Paris, la corporation des « faiseurs de tables à écrire » est
très réglementée. Les tablettes les moins chères sont en corne, en hêtre
ou en buis. Pour les étudiants plus fortunés, elles peuvent être en ivoire,
en cèdre ou en ébène. La fabrication de la cire est elle-même surveillée,
et il est interdit de mélanger trop de suif à la cire sous peine d’amende et
de destruction du stock de tablettes.
Lorsqu’ils doivent écrire à l’encre, les étudiants et leurs professeurs
utilisent les instruments disponibles de l’époque : plumes d’oie taillées
et encre solide, fabriquée à base de végétaux et de suie, diluée dans de
petits encriers portatifs, qu’ils portent souvent à la ceinture. Dans les
rares livres qui leur appartiennent, ils ont l’habitude d’utiliser les pages
vierges ou les marges pour y inscrire des commentaires personnels.
Les livres étant chers, il n’est pas rare qu’ils soient volés. Dans les
bibliothèques, ils sont parfois enfermés dans un étui métallique ou en
cuir et attachés à leur emplacement par une chaîne. Les libraires, dont le
métier consiste essentiellement à faire recopier des livres par leurs
ateliers de copistes, économisent le parchemin ou le papier en faisant
effacer des textes anciens avec une pierre ponce et réécrire un nouveau
texte sur le parchemin effacé, qui porte alors le nom de palimpseste. On
a estimé qu’il fallait la peau de 80 brebis pour fabriquer 200 pages.
Pour l’apprentissage de la lecture, abécédaires et psautiers (recueils
de psaumes accompagnés d’un alphabet) étaient disponibles en ville ou
pour les familles fortunées. Mais dans les campagnes, ceux des enfants
qui apprenaient à lire le faisaient avec un clerc ou un instituteur laïque
recruté par le village et qui ne disposait que de peu de moyens. Le plus
souvent, un seul livre, propriété du maître, était accessible. Pour
l’apprentissage des lettres, on utilisait parfois des carreaux de céramique
représentant chacun une lettre, mais très souvent les élèves apprenaient
à déchiffrer les lettres dans les inscriptions gravées au sol ou sur les
murs des églises. On a même retrouvé sur des murs en pierre tendre des
graffitis alphabétiques indiquant que certains élèves s’entraînaient ainsi
à tracer les lettres. L’usage de tablettes est aussi avéré à ce niveau
d’apprentissage, mais il pouvait s’agir de tablettes de bois blanchies à la
chaux sur lesquelles il était possible de tracer des lettres avec le carbone
de petits bâtons brûlés.
Quant au calcul, il pouvait s’apprendre avec de petits cailloux (d’où le
terme calculi qui signifie « cailloux » en latin), éventuellement des
colliers de perles en bois, mais la méthode la plus fréquente semble
avoir été celle du « comput digital ». Cette méthode a été précisément
décrite par une femme de la haute aristocratie du IXe siècle qui a rédigé
un des premiers manuels scolaires du Moyen Âge. Il s’agissait d’utiliser
toutes les possibilités de signes offertes par les doigts des deux mains
pour dénombrer : « Les calculateurs experts comptent jusqu’à 99 avec
les phalanges de la main gauche » et « ils agitent joyeusement la main
droite pour le nombre cent », écrit ainsi l’auteur de ce manuel.
Les petites écoles de campagne, lorsqu’elles existaient, n’étaient de
toute façon fréquentées que peu de temps. Les parents qui voulaient
instruire leurs enfants étaient le plus souvent des artisans, des
commerçants ou des agriculteurs un peu aisés dont la seule ambition
était l’acquisition des bases du déchiffrage et du calcul nécessaires à
l’exercice de leur métier. Dans les villes, à partir du XIIIe siècle, quand la
scolarisation se développe significativement, les instituteurs laïques, qui
pouvaient aussi être écrivains publics, accrochaient une affiche à la
porte de leur maison en indiquant leurs compétences et leurs tarifs. Dans
les campagnes circulaient aussi des instituteurs itinérants qui pouvaient
être laïques ou clercs. L’instruction était prioritairement réservée aux
garçons, mais plusieurs illustrations ou bas-reliefs montrent des publics
scolaires mixtes, même si l’Église a assez tôt préconisé que les filles ne
soient prises en charge que par des femmes. Les études universitaires
étaient en revanche exclusivement réservées aux hommes. V.T.

À partir du XVIe siècle, l’activité intellectuelle des universités tendra à se


scléroser, et petit à petit elles céderont du terrain à d’autres institutions,
notamment les collèges de nouvelles congrégations enseignantes, Jésuites,
Oratoriens ou Doctrinaires. Mais le nom même de collège indique que ces
nouvelles institutions revendiquaient leur filiation avec les collèges
universitaires et, au travers de multiples transformations, nombre des
universités médiévales ont en définitive subsisté jusqu’à nos jours en
conservant certaines de leurs caractéristiques d’origine.

Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à


l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.
MARC VENARD

Il existe des écoles élémentaires en France, au début du XVIe siècle,


héritées du Moyen Âge. Elles vont bénéficier de l’impulsion donnée
par des Réformes religieuses, protestante et catholique. Si on en
connaît le fonctionnement, il n’est pas aisé d’en mesurer avec
certitude les résultats.

L’école élémentaire du XVIe au XVIIIe


siècle

On peut, en schématisant quelque peu, distinguer trois types d’écoles


dans la France du début du XVIe siècle.
Dans les villes d’une certaine importance, il existe des « maîtres-
écrivains », groupés en corporation, qui prennent des élèves payants pour
leur apprendre à lire et à écrire. L’écriture, surtout, est considérée comme un
art difficile – il faut savoir préparer l’encre et la plume, tenir la main, suivre
une ligne, etc. – qui fait la fierté de ces maîtres, qui s’entendent d’ailleurs à
compliquer le tracé des lettres. Laïcs, les maîtres-écrivains n’en sont pas
moins sous le contrôle d’un dignitaire ecclésiastique, l’écolâtre, dont la
fonction était primitivement de veiller à la formation des futurs prêtres.
Dans les bourgs et les villages de la France du Nord, l’école est une
institution d’Église, sous la responsabilité des curés de paroisse. Il arrive
qu’elle soit financée par une part des dîmes dues à l’Église ; plus souvent,
elle l’est en prélevant sur les fonds de la fabrique, c’est-à-dire du budget de
la paroisse destiné à entretenir l’église et à subvenir aux frais du culte. Il est
fréquent que le maître soit un clerc, voire un prêtre.
Dans la France du Midi (la frontière serait difficile à tracer), l’école est
l’affaire de la communauté d’habitants (nous dirions aujourd’hui la
commune). C’est l’autorité communale qui choisit le maître, généralement
un laïc, et qui s’occupe de le loger et de lui donner, sinon un salaire, du
moins des avantages en nature ; car les familles devront aussi payer un
« écolage », modeste s’il s’agit d’apprendre à lire, plus élevé pour
apprendre à écrire.
Toutes ces écoles, plus ou moins nombreuses selon les provinces,
n’atteignent qu’une part très minoritaire des enfants, garçons ou filles. Mais
on ne saurait oublier que pour beaucoup de familles, l’école est un pis-aller.
À l’exemple de sainte Anne instruisant Marie enfant (dont la statue se
répand partout au XVe siècle), on considère que ce premier apprentissage
doit se faire à la maison, par les parents s’ils en sont capables, ou par un
précepteur dans les familles aisées. C’est dans sa famille que l’adolescent
de bonne maison aura appris les rudiments qui lui permettront de partir
poursuivre sa formation dans une université (voir p. 13) ou, quand ils se
seront multipliés (voir p. 33), dans les collèges.

L’effet des Réformes religieuses

Luther, le premier, s’adressant à la noblesse allemande, en 1520, et aux


magistrats des villes en 1524, avait réclamé l’ouverture d’écoles pour les
garçons et pour les filles. Calvin, à peine établi à Genève, en 1541, y fait
réorganiser l’institution scolaire. C’est que pour eux, le but de l’école est
avant tout d’enseigner l’Évangile aux enfants, de les « instruire en la
chrétienté » pour qu’ils sachent ce qu’ils doivent croire et ce qu’ils doivent
pratiquer. Apprendre à lire et à écrire est le complément normal de cette
instruction, d’autant que les Églises de la Réforme veulent que tous les
fidèles puissent par eux-mêmes lire la Sainte Écriture. Dans la diffusion de
la Réforme en France, les livres ont joué un grand rôle, notamment de petits
abécédaires imprimés à Genève, d’aspect innocent, sauf que les prières à la
Vierge et aux saints ont été supprimées, remplacées par des sentences tirées
de la Bible.
Bien entendu, l’Église catholique ne pouvait pas ne pas réagir. Elle le fait
d’abord en exerçant un contrôle de plus en plus sévère sur les maîtres
d’école, dont beaucoup se sont laissé gagner par les doctrines
« hérétiques ». Les curés sont invités à dénoncer les maîtres qui professent
des idées suspectes, ou qui utilisent des manuels condamnés. À la fin du
siècle, l’autorité ecclésiastique imposera aux maîtres de souscrire une
profession de foi catholique. Et naturellement, là où il existe une école
protestante, on interdit aux parents catholiques d’y envoyer leurs enfants.
Mais la réaction catholique n’est pas seulement négative. L’idée s’est
imposée qu’il faut contrer les fausses doctrines en enseignant la vraie. On
ne peut plus se contenter de demander aux fidèles une foi implicite, celle
qui consistait à adhérer, sans chercher à comprendre, aux enseignements de
son curé ; il faut que les catholiques comprennent ce qu’ils croient, et
puissent éventuellement le justifier. Ainsi, avec un léger retard sur les
Églises protestantes, l’Église catholique découvre à son tour la nécessité de
catéchiser les enfants. Ici encore, en simplifiant, on peut dire que dans la
France du Nord, cela doit se faire dans les écoles paroissiales, sous le seul
contrôle des curés ; tandis que dans la France du Midi, les maîtres laïcs
doivent seulement conduire régulièrement les enfants à l’église, pour qu’ils
y écoutent le catéchisme fait par le curé ou par quelque autre prêtre. Mais
comme l’Église sait bien que la plupart des enfants ne sont pas scolarisés,
elle organise aussi des séances de catéchisme, appelées parfois « écoles du
dimanche ».

Discipliner les corps et les esprits

Pour les catholiques comme pour les protestants, l’alphabétisation est


désormais considérée comme un bien, tout au moins la lecture, qui donnera
accès à des livres de piété et à des manuels de catéchisme. Et l’école a
également une autre fonction, celle de discipliner les corps et les esprits,
d’apprendre aux enfants à être propres, à garder le silence, à écouter le
maître pendant une heure ou davantage. C’est pourquoi, à partir du XVIIe
siècle, quand un évêque visite les paroisses, non seulement il demande s’il y
a une école et il s’informe de la foi et de la moralité du maître, mais, s’il n’y
en a pas, il ordonne d’en ouvrir une et il se préoccupe de son financement.
Dans ce souci de moralisation, on s’inquiète de la promiscuité entre les
garçons et les filles. Des ordonnances répétées interdisent aux familles
d’envoyer les filles à l’école avec les garçons, et aux maîtres masculins (ils
le sont presque tous) d’admettre des filles dans leur auditoire. On peut
penser que cela a fait augmenter l’illettrisme dans le sexe féminin.
Toutefois, l’élan est donné. Dans le réveil catholique qui soulève la
France du XVIIe siècle, l’instruction des enfants devient un objectif
prioritaire. Encouragés par leurs directeurs spirituels, nombre de seigneurs
laïcs ou d’ecclésiastiques donnent des sommes importantes pour fonder des
écoles gratuites pour les garçons, et aussi pour les filles. Dans la lutte contre
la pauvreté, les villes voient aussi se multiplier les « écoles charitables »
destinées à empêcher les enfants de traîner dans les rues et à leur inculquer
la vie sociale et le travail. Mieux encore, des congrégations religieuses sont
fondées un peu partout avec pour but spécifique l’éducation et
l’enseignement des enfants, et tout particulièrement des filles : Ursulines,
Filles de Notre-Dame, Sœurs de la Providence etc. se répandent ainsi,
d’abord dans les villes, puis dans les campagnes. Celle qui connaîtra le plus
grand développement, ce sont les Frères des écoles chrétiennes,
congrégation fondée à la fin du XVIIe siècle par Jean-Baptiste de La Salle
(voir p. 28), qui ouvre dans les villes des écoles gratuites dont les maîtres
ont reçu une excellente formation pédagogique et religieuse.
Au total, dans la France de l’édit de Nantes, les populations protestantes
ont-elles été mieux scolarisées que les catholiques ? On a pu le mesurer
avec assez de précision dans une partie de l’actuel département de la
Drôme, où les deux confessions cohabitaient à peu près à égalité. En 1644,
dans 93 paroisses du diocèse de Die sur 155, pour lesquelles la situation est
connue, 42 n’ont pas d’école, et 51 en ont une ; ce sont les plus peuplées,
comptant en moyenne 150 familles. Dans ces localités, 24 ont un maître
protestant et 27 un maître catholique ; une seule propose le choix. Mais
alors que les maîtres protestants sont pleinement reconnus et payés par leur
communauté, les écoles catholiques sont le plus souvent tenues par le curé,
qui assure une sorte de suppléance. Preuve que les huguenots sont plus
attachés à leur école que les papistes. Quant aux résultats, nous y
reviendrons plus loin.
La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, a bien entendu supprimé le
réseau scolaire protestant. Pour tenter de combler le vide, et d’obliger les
« nouveaux convertis » à faire instruire leurs enfants dans la foi catholique,
Louis XIV a pris un édit, en 1698, selon lequel toutes les paroisses du
royaume devaient engager et payer un maître et une maîtresse d’école. Cet
édit a eu peu d’effet, dans l’état de crise où se trouvait alors la France ; mais
on peut saluer cette anticipation des lois scolaires de Guizot et de Jules
Ferry.

Le fonctionnement des petites écoles

Gardons-nous de toute illusion. Il est rare que l’enseignement


élémentaire se fasse dans un local approprié. Les enfants sont réunis dans
une salle quelconque (mais pas l’église, sauf pour le catéchisme). Le seul
mobilier spécifique, ce sont les bancs, qui partout caractérisent l’école. Le
tableau est une invention tardive, d’autant que pendant longtemps
l’enseignement se donne individuellement, chaque élève passant devant le
maître à tour de rôle, pendant que ses camarades s’amusent ou se disputent.
Il est rare que les élèves aient des manuels personnels. Sur ce point, le
catéchisme va innover en multipliant, à partir du milieu du XVIIe siècle, les
petits livrets de questions et réponses imprimés sous le contrôle de l’évêque
du lieu.
Les maîtres d’école n’ont qu’un bagage fort léger. Il n’existe pour eux
aucune filière de formation, avant que Jean-Baptiste de La Salle n’ouvre à
Rouen, en 1705, ce qu’on peut considérer comme la première école
normale ; mais c’est un noviciat, pour des frères qui font vœu de célibat.
Donc nos gens n’ont qu’un savoir-faire acquis sur le tas, auprès d’un aîné,
qui leur permet de présenter leur candidature au curé de la paroisse ou à
l’assemblée communale. S’il y a plusieurs candidats, ce peut être un
véritable concours, où chacun doit faire la preuve de ses capacités. Celui
qui est choisi se voit alors proposer un contrat qui stipule ses obligations –
pas seulement instruire les élèves, mais aussi sonner les cloches, nettoyer
l’église, etc. – et sa rétribution, en nature et en argent, généralement assez
modeste, mais assortie de divers avantages tels qu’un logement et
l’exemption d’impôt. Nous l’avons dit, il devra encore être agréé quand
passera l’évêque ou son délégué pour visiter la paroisse. Souvent, ce maître
est célibataire, d’autant qu’il change fréquemment de lieu ; mais s’il est
marié, sa femme peut être appelée à faire l’école aux filles. D’autre part,
beaucoup de paroisses font une économie en confiant leur école à un prêtre
qui dispose de revenus complémentaires comme vicaire ou comme
chapelain.
Pas de formation des maîtres, donc une pédagogie très rudimentaire. Elle
est à base de répétitions et de punitions corporelles.
L’école élémentaire et la civilisation des mœurs

Fondateur en 1679 de la congrégation des Frères des écoles


chrétiennes, Jean-Baptiste de La Salle publie en 1703 un manuel
intitulé Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne. On y trouve
édictés un ensemble de préceptes à destination des enfants et de leurs
maîtres qui visent à imposer des normes de politesse et surtout de
pudeur. « Il est de la bienséance et de la pudeur de couvrir toutes les
parties du corps, hors de la tête et des mains », écrit La Salle. Les titres
de chapitre portent sur l’ensemble des règles de civilité : « Du nez et de
la manière de se moucher et d’éternuer », « Du parler et de la
prononciation », « Des parties du corps qu’on doit cacher et des
nécessités naturelles ». Ce manuel est présent dans toutes les écoles
tenues par les Frères et sera réédité 200 fois. D’autres manuels du même
type circulent au XVIIIe siècle dans toute la France, édités notamment
dans la célèbre « Bibliothèque bleue », qui publie des petits livrets
populaires à bon marché. Les inventaires retrouvés par les historiens
permettent de se faire une idée de la quantité de livres ainsi imprimés et
vendus : on recense en 1759 chez un libraire
rouennais 17 000 exemplaires de ces manuels de civilité, et 5 000 chez
un libraire de Troyes en 1781.
On peut donc en conclure que dans les zones les plus alphabétisées,
c’est-à-dire les grandes villes et la moitié nord et est de la France, ces
manuels ont été très largement répandus dans la population. C’est à une
véritable entreprise d’acculturation des milieux populaires que l’on
assiste. Le sociologue Norbert Elias parle de « civilisation des mœurs1 »,
et un autre sociologue, Guy Vincent, estime que cette ambition
d’inculquer au peuple des normes de comportement policé et pudique
s’inscrit dans une vaste entreprise d’extension du contrôle politique des
classes populaires par l’Église et par une partie des élites sociales. De ce
point de vue, la fonction première de ce que Guy Vincent appelle la
« forme scolaire2 » ne serait pas d’instruire mais d’inculquer dès le plus
jeune âge le respect des normes et des hiérarchies sociales dominantes.
Si cette interprétation sociologique peut paraître manquer de nuances,
elle permet néanmoins de mettre en évidence une dimension de la
scolarisation du peuple qui trouve probablement son origine dans la
crainte que procurait à de nombreuses élites l’instruction populaire. Le
cardinal de Richelieu l’exprimait sans ambiguïté : « Ainsi qu’un corps,
qui aurait des yeux en toutes ses parties, serait monstrueux, de même un
État le serait-il si tous ses sujets étaient savants. On y verrait aussi peu
d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seraient ordinaires ; le
commerce des lettres bannirait celui de la marchandise, qui comble les
États de richesses ; […] il remplirait enfin la France de chicaneurs plus
propres à ruiner les familles et troubler l’ordre public qu’à procurer
aucun bien aux États3. » On comprend que dans un tel esprit l’extension
de la scolarisation élémentaire se soit accompagnée d’un sévère contrôle
des mentalités. V.T.

Nous l’avons dit, l’enseignement est individuel, jusqu’à ce que les Frères
inventent des méthodes d’enseignement collectif, voire mutuel, les plus
avancés aidant les plus jeunes. L’apprentissage de la lecture se fait
longtemps sur des textes en latin, le psautier par exemple, qui présentent
l’avantage que toutes les lettres se prononcent. Les protestants ont
évidemment opté pour la lecture du français, qui va s’imposer partout à la
fin du XVIIe siècle. Seuls, le catéchisme et les prières courantes, récités en
français (ou en dialecte dans certaines provinces) entraînent les élèves à
s’exprimer. Beaucoup d’élèves n’iront pas plus loin, mais il est quasi
impossible de savoir dans quelle proportion. Ne serait-ce que parce que
passer à l’étape suivante, l’écriture, exige des familles le paiement d’un
« écolage » plus élevé, et que beaucoup n’en voient pas l’utilité. Nous
l’avons dit, l’écriture est un vrai apprentissage, qui nécessite un
investissement en papier, et pas mal d’habileté manuelle. Il ne s’agit jamais
que de copier un texte. Nul ne pense encore que, dans l’école élémentaire, il
y ait lieu de faire appel à l’imagination ou à la créativité des élèves.

Des résultats…

Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle, ou plus précisément l’époque de


Jules Ferry, pour qu’on s’avise de mesurer le degré d’alphabétisation de nos
ancêtres des siècles précédents.
Une enquête célèbre, initiée par un inspecteur nommé Maggiolo, a fait
compter, département par département, sur les registres paroissiaux, la
proportion des époux qui avaient su signer leur acte de mariage, en 1686-
1690 et en 1786-1790. Retrouvés au milieu du XXe siècle, les résultats de
cette enquête ont depuis fait couler beaucoup d’encre.
Il en ressort que sous Louis XIV, dans l’ensemble du royaume, 29 % des
conjoints et 14 % des conjointes avaient su écrire leur nom. Mais derrière
ces chiffres, on observe un fort contraste entre une France du Nord et du
Nord-Est, où les scores sont supérieurs, voire très supérieurs, et une France
de l’Ouest et du Midi où ils sont presque partout inférieurs. La séparation se
faisant selon une diagonale qu’on peut tracer du Mont-Saint-Michel à
Genève. On a évidemment cherché des explications. De type
géographique : plaines ouvertes à villages groupés, contre bocages à habitat
dispersé, ou zones montagneuses ; mais certaines parties de la Normandie
alphabétisée ne sont pas moins bocagères que le Maine illettré ; et le
département des Hautes-Alpes bat tous les records de signatures. De type
économique : les régions d’élevage auraient davantage besoin des enfants
pour garder les troupeaux que les régions de labour. De type linguistique :
les provinces à dialecte local, Basse-Bretagne, Pays basque, voire toute
l’Occitanie, seraient rétifs à l’alphabétisation en français. De type
religieux : il est vrai que si la Charente-Maritime fait exception au milieu de
l’Ouest analphabète, c’est sans doute en raison de sa forte population
protestante ; mais cela ne vaut guère ailleurs, dans les Cévennes par
exemple. Dans le cas des Hautes-Alpes, il s’avère que ce département
montagneux, pauvre en emploi, fut longtemps une pépinière de prêtres
comme d’instituteurs, qui s’étaient instruits, sans écoles, pendant les
longues veillées d’hiver.
Le second sondage nous transporte à la fin de l’Ancien Régime. Le
progrès d’ensemble est considérable : la moyenne nationale est passée
à 47 % pour les hommes et 27 % pour les femmes. On notera en particulier
l’avancée de celles-ci, due comme nous savons à l’essor des congrégations
féminines enseignantes. Mais la répartition territoriale est restée
globalement la même, avec les mêmes anomalies positives en faveur des
Alpes et de La Rochelle. Seul le département du Nord a rejoint le peloton
de tête, dont vraisemblablement les guerres du XVIIe siècle l’avaient écarté.
Latin ou français ?

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, c’est d’abord en latin que l’on apprend à
lire, même au niveau élémentaire. Les manuels proposent les deux
langues, mais commencent le déchiffrage par le latin. Il y avait à cela
deux raisons. La première était évidemment le lien étroit entre la
scolarisation et la religion. Langue de l’Église, le latin était
naturellement celle de l’école dont le contrôle était assuré par les
ecclésiastiques. Mais l’usage du latin répondait aussi à une exigence
pédagogique. Toutes les méthodes reposant en effet sur le déchiffrage
des lettres et des syllabes indépendamment du sens des mots et des
phrases, l’usage du latin pour cette première étape présentait deux
avantages : les élèves ne comprenaient pas le sens des mots, et ils les
prononçaient donc comme on l’exigeait, en prononçant toutes les lettres,
et non avec l’accent de chaque région. Le passage du français au latin se
fait ensuite progressivement.
Si les protestants, qui traduisent la Bible en français, enseignent très tôt
dans la langue maternelle, il faut attendre Jean-Baptiste de La Salle pour
que la même pratique se répande dans les écoles catholiques.
L’argumentation de La Salle est pragmatique : « L’expérience apprend
que ceux et celles qui viennent aux écoles chrétiennes ne persévèrent
pas longtemps à y venir […] Quand ils se retirent, ils ne savent
qu’imparfaitement lire le latin et oublient en peu de temps ce qu’ils
savaient, d’où il arrive qu’ils ne savent jamais lire, ni en latin, ni en
français. »
Au XVIIIe siècle, le latin devient donc ce qu’il allait rester pendant un
siècle et demi : il a déserté l’enseignement élémentaire et ne demeure
qu’un savoir d’excellence et de distinction réservé aux élites ayant
fréquenté l’enseignement secondaire. V.T.

… et des questions
Les statistiques sont là, mais elles posent encore bien des questions,
auxquelles les historiens se sont efforcés de répondre. Et d’abord, que vaut
le test des signatures ? On a justement fait observer qu’il y a toutes sortes de
manières de signatures : celles qu’on voit aujourd’hui sur les dessins dont
nos élèves de maternelle sont si fiers n’impliquent pas de savoir écrire, ni
même lire ; or beaucoup de celles qu’on relève sur les registres de mariage
leur ressemblent. Il peut y avoir un abîme entre griffonner son nom et écrire
avec aisance. En revanche, on peut fort bien savoir lire sans savoir écrire. Il
y a même, comme nous l’avons dit, bien des raisons de penser que les
lisants, en particulier parmi les femmes, étaient beaucoup plus nombreux
que les écrivants ; mais cela, nous ne pourrons jamais le prouver ni le
compter, avant le XIXe siècle qui, lui, saura faire la différence. Ce n’est pas
une révélation que de dire que le taux d’alphabétisation dépend aussi de la
position sociale et de la profession de chacun ; encore qu’on puisse trouver,
dans la France ancienne, des marchands qui ne savent pas écrire, et des
artisans qui s’en remettent à leur femme pour tenir les papiers du ménage.
Disons pour finir que si les parents se montrent plus ou moins empressés
à envoyer leurs enfants à l’école – dans la mesure où ils n’en ont pas besoin
pour les travaux des champs ou du ménage –, les autorités civiles, elles, ne
poussent guère à l’instruction. De Richelieu (voir p. 31) à Colbert et aux
économistes du XVIIIe siècle, la crainte est que l’instruction ne sorte les
enfants des classes laborieuses de leur condition. Même Voltaire ose dire
que l’ignorance du peuple est une garantie de la paix sociale. Rousseau, de
son côté, est réservé, car l’instruction éloigne de la nature. Ce n’est guère
que chez Condorcet (voir p. 88), à l’extrême fin du XVIIIe siècle, que
s’affirme la volonté d’élever par l’instruction publique le niveau de toute la
population française, des filles autant que des garçons.

Marc Venard est professeur émérite d’histoire moderne de l’université


Paris-X-Nanterre. Il est l’auteur avec Fr. Lebrun et J. Quéniart de Histoire
de l’enseignement et de l’éducation, t. II 1480-1789, Perrin, 2003 et avec A.
Bonzon de La Religion dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Hachette,
1998.

1 N. Elias, La Civilisation des mœurs, 1973, rééd. Calmann-Lévy, 2002.


2 G. Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Presses Universitaires de Lyon,
1994.
3 Fr. Lebrun, M. Venard, J. Quéniart, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. II 1480-1789,
Perrin, 2003.
Rencontre avec Marie-Madeleine Compère

Les collèges apparus au XVIe siècle ont constitué un modèle original


de scolarisation des élites sociales au service de l’Église et de l’État
qui a durablement influencé l’enseignement secondaire français.

L’école des élites entre le XVIe et le


XIXe siècle

Quelles sont les causes principales du développement des collèges


secondaires à partir du XVIe siècle ?
L’expression même de « secondaire » que vous employez mérite des
remarques, ne serait-ce que pour comprendre la réponse à la question posée.
Le mot « secondaire » naît sous la Révolution avec le sens de prolongation
apportée à la scolarisation primaire. Or au XVIe siècle, l’enseignement
primaire n’existe pas en tant qu’institution. Il faut bien sûr commencer par
apprendre à lire et écrire mais ces apprentissages élémentaires ne
constituent pas une scolarisation au sens où on l’entend aujourd’hui, même
s’ils se font dans des écoles : l’instruction qu’elles procurent n’a pas un
contenu spécifique de connaissances. Si on fait des études, c’est au collège
qu’on les fait. Contrairement à une idée répandue sur l’élitisme social des
collèges, beaucoup de garçons en franchissaient la porte : on les a estimés,
pour le XVIIIe siècle, à 20 % de ceux qui habitent dans les grandes villes
dotées de collège, et ce taux était certainement supérieur au XVIe siècle car
d’autres formes de scolarisation sont apparues à partir de la seconde moitié
du XVIIe siècle vers lesquelles se sont orientés une part grandissante des
garçons. C’est par le cursus que les différences se creusent : parmi les
collégiens, ceux qui sont issus des couches inférieures de la société ont du
mal à aller au-delà des basses classes (sixième, cinquième).
Pour en revenir à la question posée, l’expansion des collèges est indéniable
de la seconde moitié du XVIe siècle aux premières décennies du XVIIe siècle :
on constate l’augmentation de leur nombre, de celui de leurs professeurs, de
celui de leurs élèves. Un faisceau de causes peut être avancé pour expliquer
ce phénomène. La principale est socio-économique : on se trouve dans une
heureuse conjoncture d’harmonisation entre l’offre et la demande en
matière de personnel alphabétisé et qualifié. La bureaucratie dans toutes ses
composantes, étatique, civile, judiciaire, ecclésiastique, multiplie les places
qu’une classe moyenne issue du développement économique des XVe et XVIe
siècles est prête à occuper. S’y ajoutent des causes proprement culturelles :
la valeur sociale attachée à l’éducation classique, colorée d’enjeu religieux,
déborde des milieux lettrés avec lesquels ce lien est structurel pour atteindre
les groupes sociaux situés à leur périphérie (noblesse, marchandise,
artisanat, paysannerie aisée).

Pourquoi les collèges jésuites sont-ils restés dans notre mémoire collective
comme les plus représentatifs de ce type d’établissements ?
Je me méfie de l’usage, et encore plus de l’utilisation, de la mémoire. Je
préfère parler en l’occurrence de mythologie, c’est-à-dire d’une
construction idéologique qui reste fixée dans les consciences comme une
vérité intangible. D’abord rappelons la part objective des collèges jésuites
dans l’ensemble des collèges : une centaine d’établissements sur trois cents
à trois cent cinquante au moment de leur extension maximale, soit le tiers ;
mais comme ils sont présents dans les plus grandes villes, ils atteignent sans
doute les deux tiers en termes de population scolaire. Cette proportion
constitue cependant un apogée qu’on peut situer vers 1670. Il faut en effet
rappeler que, sur le long terme de l’existence des collèges avant la
Révolution (du milieu du XVIe siècle à 1792), les Jésuites ne s’imposent pas
massivement avant la première moitié du XVIIe siècle et sont éliminés
entre 1762 et 1764 du fait de l’expulsion de la Compagnie.
Il ne faut pas non plus exagérer la spécificité pédagogique des Jésuites
qu’eux-mêmes ne revendiquaient pas puisqu’ils se réclamaient, au moment
de leur fondation, des pratiques en vigueur dans l’université de Paris.
Toutes les affirmations relatives aux particularités de l’enseignement des
Jésuites (par exemple, leur refus de l’histoire, leur traditionalisme en
matière de langue française et de sciences exactes) se nuancent
considérablement quand elles ne s’effondrent pas complètement au fur et à
mesure que les recherches menées actuellement produisent des résultats. Si
spécificité des Jésuites il y a, elle relève plutôt de la culture au sens
anthropologique du terme : l’optimisme vis-à-vis de la condition humaine,
le recours aux ressorts de l’émotion et des sens qui répugne à d’autres
éducateurs et qui se traduit par leur goût du décor baroque et du spectacle.
Ces inclinations ont bien sûr des implications en matière de doctrine
religieuse qui leur aliène des adversaires (gallicans, jansénistes).
Le privilège accordé aux Jésuites tient au fait que, dans l’historiographie
érudite et positiviste du XIXe siècle, l’histoire de l’enseignement appartient à
l’histoire religieuse et qu’elle est, de ce fait, écrite majoritairement par des
clercs. Les Jésuites eux-mêmes ont apporté à leur propre histoire une
contribution ample et solide, bien que non dénuée de parti pris.

Dans votre livre intitulé Du collège au lycée, vous écriviez que ces
établissements visaient à « inculquer aux jeunes seigneurs les valeurs
cléricales de savoir et de discipline ». Adhérez-vous à la thèse de certains
sociologues qui voient dans les collèges et les petites écoles l’émergence
d’une « forme scolaire » plus contraignante et plus coercitive que les
écoles et les universités des périodes précédentes, en lien avec la montée
en puissance du pouvoir royal et de son administration ?
Je ne nie pas que cet objectif de christianisation de la jeune noblesse fût
assigné aux collèges, mais il n’est qu’un parmi d’autres, la noblesse ne
constituant qu’une partie faible de la population. Je parlerais plutôt
d’imprégnation, dans l’ensemble des élites, d’une culture commune dont les
traits principaux sont empruntés à la culture cléricale. Les textes soumis à
l’étude le sont pour leur caractère édifiant, au sens le plus général
d’exaltation du bien, du vrai et du beau, sans rapport avec le christianisme
car ces textes appartiennent à l’Antiquité païenne. Les exercices auxquels
les élèves sont soumis (thèmes, compositions) partagent ce caractère
édifiant. Textes latins pour la grande majorité, ils exigent un effort
intellectuel, dont on reconnaît la valeur (récompenses, prix, bourses). En ce
sens, la méritocratie qu’on qualifie aujourd’hui de républicaine me paraît
s’ancrer dans cette tradition cléricale.
J’identifie ces valeurs comme cléricales, parce qu’elles ne sont pas cultivées
également par tous les groupes sociaux dominants. La cour en particulier
valorise la langue française, raille l’édification, apprécie l’esprit, à
l’occasion caustique, dans la conversation ; elle privilégie le don naturel, la
grâce physique. On sait combien le savoir y est facilement taxé de
pédantesque.
La forme scolaire des collèges serait effectivement contraignante et
coercitive si elle était obligatoire, mais elle ne concerne que des
volontaires : les rebelles insupportables ou les élèves jugés inaptes étaient
exclus sans état d’âme. Si contrainte et coercition il y a, elles sont
intériorisées et, à cet égard, le collège s’est montré plutôt efficace. Ses
moyens étaient l’imposition d’un cadre strict, à commencer par celui du
temps : horaire fixé jour après jour et déroulement du temps en général
(semaine, trimestre, semestre, année) ; le cursus était parcouru au gré
d’exercices soigneusement gradués, donnant lieu à des évaluations et à des
classements réguliers et fréquents.
Quant au lien avec l’affirmation du pouvoir royal, la réponse doit, elle
aussi, être nuancée. Les collégiens étaient nourris de la révérence envers la
République, expression suprême de la justice, de la vertu publique et du
bien commun. Les écarts du pouvoir royal par rapport à cet idéal ont suscité
de grands résistants, formés aux humanités, à commencer par les hommes
des Lumières. Robespierre, qui avait été un élève modèle, n’avait à la
bouche que le salut du peuple. Tout au long du XIXe siècle, les conservateurs
ont craint les ferments de Révolution cachés dans l’éducation humaniste.
Votre question supposait plutôt le parallélisme entre la monarchie absolue et
les humanités scolaires qu’elle n’y voyait un lien de cause à effet. Je
souligne à ce propos que, depuis une quinzaine d’années, les historiens
doutent de l’efficacité du pouvoir politique sur l’institution scolaire. On
reconnaît à celle-ci une autonomie qui, des établissements aux diverses
corporations enseignantes, affirme la puissance de sa logique propre, lui
permettant en particulier de n’intégrer des programmes et des méthodes
d’enseignement que ce à quoi elle consent elle-même. Si tant est qu’on
puisse voir une correspondance entre les caractères de l’enseignement
public et la culture des citoyens qu’il a produits, on pourrait retenir
l’inculcation d’une idée spécifique d’État et de nation. L’unification des
établissements dans leur administration et leurs programmes est le fil
conducteur pluriséculaire de la réglementation. Les élèves sont nourris de la
pensée et de la littérature françaises et persuadés de leur supériorité (la
fameuse « clarté » française).

Comment situez-vous la naissance et le développement des lycées créés


par Napoléon Ier par rapport aux collèges, notamment jésuites, dont
l’empereur disait vouloir s’inspirer ?
Pour comprendre les tenants et aboutissants de l’érection des lycées, il faut
se placer dans la conjoncture post-révolutionnaire. Création de la
Révolution (loi du 3 brumaire an IV [25 octobre 1795], à la fin de la
Convention), les écoles centrales avaient pris le contre-pied des collèges.
Les neuf professeurs, titulaires chacun d’un cours différent, étaient recrutés
par un jury départemental et chacun d’eux était maître d’organiser son
enseignement comme il l’entendait. On écartait ainsi la puissance d’un
corps enseignant, fût-il laïc et national. Le fantasme des Jésuites hantait les
révolutionnaires, même si très peu d’entre eux étaient suffisamment âgés
pour avoir été formés dans un collège jésuite (c’est cependant le cas de
Condorcet). Mais bien qu’elles aient été mises en œuvre dans un paysage de
ruine de l’institution scolaire publique, ce qui constitue une conjoncture rare
dans l’histoire des réformes scolaires, les écoles centrales ont échoué. Dans
cet échec, les causes internes sont déterminantes. La liberté absolue de
l’élève (ou de ses parents) avait pour corollaire l’absence de cursus et de
filière. Chaque professeur se trouvait confronté à des élèves de niveaux
hétérogènes ; comme son service n’était pas défini dans un cadre de temps
déterminé, il était obligé de multiplier les groupes et donc d’allonger son
temps de présence, même si les élèves étaient peu nombreux. On ne pouvait
qu’aboutir à la dilution institutionnelle de chaque établissement qui, de
plus, n’avait pas de direction.
Napoléon Ier ne partageait pas la méfiance d’une partie des révolutionnaires
vis-à-vis des corps, au contraire. L’échec des écoles centrales réveillait de
plus la nostalgie du modèle de la congrégation religieuse, vivier national de
professionnels unis par une formation commune. L’université impériale,
corps organisé selon des principes analogues, mais laïc, ne risquait pas de se
constituer en puissance hostile à l’État, comme on en faisait grief à la
Compagnie de Jésus. Il faut rappeler que les lycées sont, à leur création,
conçus comme des modèles, sommets de la pyramide des établissements,
bénéficiant à ce titre des meilleurs professeurs (normaliens, agrégés).
L’intégration des collèges communaux dans le réseau des lycées est très
lente : de 38 lycées à la fin de l’Empire, on passe à 58 à la veille du Second
Empire et à 118 en 1902. La suprématie accordée aux lycées dans la
représentation de l’enseignement secondaire repose sur une erreur grossière
d’appréciation. Tout au long du XIXe siècle, ce sont les établissements
privés, confortés par la loi Falloux (1850) qui rassemblent la majorité des
élèves latinistes : en 1895 encore, la part de ceux qui fréquentent les
établissements publics est loin d’atteindre la moitié des effectifs totaux
(20 % dans les lycées, 18 % dans les collèges communaux), sans compter
ceux de niveau secondaire, mais hors du cursus classique, qu’on a toujours
sous-estimés. On peut mettre en parallèle cette importance accordée aux
lycées du XIXe siècle dans la conscience contemporaine avec celle dont sont
crédités les collèges jésuites avant la Révolution. Ce mythe-là aurait besoin
du même dépoussiérage que celui-ci.

Vous estimez que la période révolutionnaire n’a pas constitué une rupture
dans l’histoire des collèges secondaires et que c’est sous le Second
Empire que de véritables changements sont intervenus. Pourquoi ?
Il y a bien eu rupture révolutionnaire avec l’érection des écoles centrales,
mais comme leur vie a été courte et peu convaincante, et que leur
suppression a été suivie d’une longue réaction au sens étymologique du
terme, cette rupture s’inscrit plutôt comme un essai raté que comme le point
de départ d’une ère nouvelle. Leur échec a entraîné un retard dans
l’instauration du modèle alternatif qu’elles proposaient.
Les écoles centrales sont issues du projet des Lumières qui, rejetant la
rhétorique et la ratiocination philosophique comme les produits stériles des
humanités, exalte en revanche la raison, productrice de science, de
technique et de progrès : à la primauté du discours, il substitue la pluralité
des savoirs issus de la sphère savante et ajoute des matières à finalité
professionnelle (dessin, enseignement technique). Du point de vue de la
forme scolaire, le cours (une heure de parole magistrale) remplace la classe
(deux séances quotidiennes durant chacune de deux heures à deux heures et
demie, divisées en courtes séquences). Cette substitution est un processus
entamé dès la fin de l’Ancien Régime : des chaires (histoire,
mathématiques) ont été créées dans les plus gros collèges ; les écoles
militaires formaient les futurs ingénieurs. Elle s’est poursuivie au long du
XIXe siècle par l’introduction, dans les lycées, de cours faits par les agrégés,
s’ajoutant aux classes. Elle ne pouvait qu’être encouragée par le positivisme
de la IIIe République. La réforme de 1902 consacre l’avènement des
matières et des filières : le temps des élèves, comme des professeurs, est
désormais distribué en heures de cours et le corps professoral divisé en
disciplines, même si le trio français-latin-grec garde une prépondérance
jusque dans les années 1960.
L’historiographie de l’éducation est écrasée par l’injonction du progrès :
l’apparition des matières scientifiques dans l’univers des humanités a
toujours été saluée comme un signe de modernité. La domination des
mathématiques aujourd’hui peut légitimement apparaître comme le
couronnement de cette histoire. Pourtant les interrogations contemporaines
jettent un doute sur la validité de ce progrès. N’en est-on pas arrivé à
l’épuisement de la forme scolaire dessinée par les Lumières ? Le désarroi
viendrait de l’absence de projet alternatif susceptible de rallier l’opinion
publique. Si l’hypothèse de l’autonomie de l’école est juste, c’est aux
professeurs de se montrer créatifs en la matière.

Marie-Madeleine Compère est chercheuse au service d’histoire de


l’éducation de l’Institut national de recherches pédagogiques. Elle est
l’auteur de L’Histoire de l’éducation en Europe, INRP, 1995 et de Les
Collèges français (XVIe-XVIIIe siècles), INRP, 2002.
RENAUD D’ENFERT

Au XIXe siècle, les contenus enseignés en mathématiques à l’école


primaire ont été essentiellement déterminés par les finalités
socioprofessionnelles auxquelles étaient « destinés » les enfants du
peuple.

Les mathématiques à l’école


élémentaire au XIXe siècle

Le long demi-siècle qui va de la chute du Premier Empire à l’avènement


de la IIIe République forme une étape essentielle dans l’histoire de
l’enseignement des savoirs élémentaires. À la mise en place de l’institution
primaire et aux progrès de la scolarisation qui marquent la période
répondent en effet des transformations majeures des enseignements
dispensés. Si les maîtres d’école se mettent à enseigner de nouveaux
savoirs, comme l’orthographe1, les apprentissages fondamentaux – lire,
écrire, compter – sont également l’objet d’un fort renouvellement, dont
témoigne par exemple le développement des méthodes de « lecture-
écriture » à partir des années 18502. L’enseignement mathématique est
partie prenante de ce renouvellement. En quelques décennies, celui-ci subit
une transformation radicale, qui touche aussi bien aux contenus qu’aux
modalités d’apprentissage, aux catégories d’élèves concernés qu’aux
finalités qui lui sont assignées.
Qu’elles concernent l’enseignement mathématique ou les autres
connaissances élémentaires dispensées à l’école primaire, ces
transformations disciplinaires doivent beaucoup aux dispositifs de
formation des maîtres – initiale et continue – mis en place au tournant des
années 1830. C’est à cette époque, en effet, que se constitue le réseau des
écoles normales d’instituteurs (son homologue féminin apparaît plus
tardivement) et que des conférences pédagogiques sont organisées pour les
maîtres du primaire qui sont déjà en fonction. Les manuels scolaires, dont la
production devient plus abondante, mais aussi la presse pédagogique
contribuent efficacement à cette évolution. Il faut aussi compter avec
l’apparition de nouveaux instruments scolaires, comme l’ardoise ou le
boulier, dont l’usage modifie les pratiques d’enseignement et la gestion des
classes.

Le calcul est un luxe

Héritage des pratiques scolaires de l’Ancien Régime, l’apprentissage du


calcul constitue, dans les premières décennies du XIXe siècle, la dernière
étape, rarement atteinte par les élèves, de la scolarité primaire qui enseigne
à lire puis à écrire puis à compter. La rétribution scolaire acquittée par les
familles renforce bien souvent cette hiérarchisation des apprentissages :
apprendre à calculer revient plus cher qu’apprendre à lire ou à écrire. Si le
calcul fait officiellement partie de l’instruction primaire, son enseignement
souffre donc d’un double handicap : une situation en fin de cursus à une
époque où les scolarités sont courtes, ainsi qu’un coût élevé qui reste
dissuasif pour les familles, si bien que de nombreux élèves sortent de
l’école sans avoir appris à compter. La grande enquête commandée
en 1833 par le ministre de l’Instruction publique François Guizot
(33695 écoles visitées par 490 inspecteurs) révèle ainsi la persistance des
pratiques d’Ancien Régime. Dans le département de l’Orne, par exemple,
« un très petit nombre d’enfants, même parmi ceux qui apprennent à écrire,
sont exercés au calcul3 ». Certes, les écoles mutuelles qui se développent
dès les premières années de la Restauration se singularisent en enseignant
en parallèle la lecture, l’écriture et le calcul. Mais ces dernières sont
généralement implantées en milieu urbain et les écoles rurales, fortement
majoritaires à l’époque, demeurent à l’écart de ce mouvement. De même,
les dispositions prises par Guizot pour assurer la simultanéité des
apprentissages élémentaires dès le début de la scolarité primaire restent sans
effet immédiat. À une répartition des élèves en trois divisions selon leur
âge, le statut des écoles de 1834 associait pourtant une gradation des
apprentissages, depuis le « calcul verbal » pour les six-huit ans jusqu’aux
fractions et au système métrique pour les plus grands.
Il faut attendre le début des années 1850 pour observer un début de
transformation des pratiques d’enseignement, que suggèrent les règlements
scolaires élaborés au niveau départemental4. Ceux-ci prescrivent en effet un
enseignement conjoint du « lire-écrire-compter » dès le commencement de
la scolarité : ici, tous les élèves apprendront à compter « dès leur entrée à
l’école » ; là, « même les plus jeunes » seront exercés au calcul. L’école
primaire s’inscrit ainsi dans la continuité des salles d’asile – ancêtres des
écoles maternelles – dont l’enseignement comprend des notions
élémentaires de calcul depuis la fin des années 1830. Dans le même temps,
c’est l’âge des enfants, désormais répartis en plusieurs divisions ou
« cours » (généralement trois), plutôt que la nature des disciplines
enseignées, qui devient la base de calcul de la rétribution scolaire (celle-ci
sera définitivement supprimée par la loi du 16 juin 1881) : une fois levé
l’obstacle financier, plus rien ne s’oppose à une généralisation de
l’arithmétique à partir de la première année d’école. Toutefois, l’évolution
se fait lentement. Antoine Prost signale ainsi qu’en 1863, plus d’un tiers des
enfants quittent l’école sans avoir appris ne serait-ce que des rudiments de
calcul5, et il existe encore, vers 1880, des régions rurales, comme la
Bretagne, où les enfants ne commencent le calcul que lorsqu’ils savent déjà
écrire couramment.

Diversifier les connaissances

La diversification des connaissances mathématiques enseignées à l’école


primaire est une deuxième caractéristique de la période. Le système
métrique, la géométrie, ou encore des notions de comptabilité viennent
progressivement s’agréger au seul « calcul » prévu par le décret
du 17 mars 1808. Adopté sous la Révolution française, le nouveau système
décimal des poids et mesures fait une entrée relativement tardive à l’école.
Il faut attendre le début des années 1830 pour qu’une politique volontariste
en permette la scolarisation effective, qu’affermit ensuite l’abrogation
définitive des anciens poids et mesures. Gommant les disparités régionales,
son enseignement doit renforcer l’unité nationale au même titre que la
langue française. Inscrit, à côté des « éléments du calcul », au programme
des écoles primaires édicté par la loi Guizot du 28 juin 1833, le « système
légal des poids et mesures » fait également partie des connaissances exigées
des instituteurs pour l’acquisition du brevet de capacité. Mais vers 1850,
l’apprentissage du système métrique est généralement rejeté à la fin du
cours d’arithmétique car on juge indispensable de le subordonner à la
connaissance préalable des fractions : de nombreux élèves risquent donc de
quitter l’école sans connaître le système métrique. Un report vers l’amont
s’impose progressivement, dont on pressent par ailleurs les bénéfices
pédagogiques, tant pour l’enseignement de la numération décimale que
pour la résolution de problèmes : l’évolution va dans le sens d’un
enseignement conjoint du calcul et du système métrique commencé dès
l’entrée à l’école et poursuivi tout au long de la scolarité. Cette évolution
sera confirmée par l’adoption, d’abord dans le département de la Seine
(1868), ensuite au niveau national (1871 puis 1882), d’une organisation
« concentrique » de l’enseignement en trois cours – élémentaire, moyen,
supérieur – fondés sur le même programme, de telle sorte que « l’enfant
repasse incessamment sur les mêmes traces » (Octave Gréard).
L’orthographe, science des instituteurs

« Ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes
avant de nous faire des grammairiens ! […] Vous avez compris qu’aux
anciens procédés, qui consument dans le temps en vain, à la vieille
méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée – il faut
substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus substantiel […]
Épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les
vétilles et l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet
exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête
chinois6. »
Ces propos très critiques au regard d’une étude trop pointilleuse de
l’orthographe et d’une pratique trop systématique de la dictée paraissent
tout droit sortis de la bouche d’un pédagogue contestataire des
années 1960. Ils ont pourtant été prononcés en 1880, devant un public
d’inspecteurs et de directeurs d’écoles normales, par Jules Ferry lui-
même !
C’est dire à quel point l’enseignement minutieux de l’orthographe
auquel se livraient institutrices et instituteurs pouvait déjà paraître, dès
les débuts de l’école républicaine, comme excessivement fastidieux et
inutilement détaillé. On sait pourtant combien orthographe et dictée sont
restées longtemps les activités centrales et quasi sacrées de l’école
primaire, et le seul étalon auquel nombre de Français ont continué, et
continuent encore, d’évaluer le « niveau » des élèves.
Pour expliquer l’importance que la maîtrise sans faille d’une
orthographe complexe a prise dans l’école primaire française dès la
mise en œuvre de la loi Guizot en 1833, l’historien André Chervel
évoque la conjonction de plusieurs facteurs. Le premier est évidemment
l’injonction politique de constituer l’unité culturelle du territoire
national et d’imposer la pratique du français à la place des langues
régionales. Cette ambition suppose des instituteurs qui sachent eux-
mêmes bien l’orthographe. Or les enquêtes disponibles indiquent
qu’encore en 1830, les deux tiers d’entre eux ne maîtrisent pas
l’orthographe et écrivent plus ou moins phonétiquement, sans doute à la
manière de ce texte rédigé en 1779 par un colporteur qui envoie une
commande de livres à un libraire suisse :
« Monsieur
jeresus lhoneur de la votre an dat du courant je vous suit tres oblige de
voux ofe de credit que vous aves biens voulut me faire mais entansions
nesont pons dajete des marchandise acredit pour an peier des jroenteres
jeme baucoup mieux a jete aucontans pour le peu que jajete contant
onmefai la remis de 12 a 15 pour sant de fasons que jevoi monbien
(efris de dime ?) sit vous voulet trete avecmoi vous pouve manvoier
votre cathalo surtout les livre filo (biffé) philosophique duquelle je
poures vous faires un debis au condisions que vous meranderrer les
marchandise fran de porre jusqualion vocit monnadres est ches
monsieur piertairalions roulierfaubour de resse a lions […]
sitvous juje aprepau de mespedier mademan je vous cert aublije
demandonet avis evous oservere que cest au contant cit vous ne trouve
pas la comodite a tire avu sur le roulier vous pouve tire aus sur moi au
je vous anverret une lette de chanje sur paris vous obligeres monsieur
celui qui a lhoneur dostre tres parfetmans votre serviteur noel gilles
demontargis le 30 juillet 17797
Il fallait donc un enseignement rigoureux pour combler de telles
lacunes. Mais André Chervel insiste aussi sur le rôle qu’a joué
l’orthographe dans la constitution de l’identité professionnelle des
instituteurs. Une fois transmise de façon systématique par les écoles
normales après 1833, l’orthographe est devenue le savoir qui assurait
leur prestige dans les villages. L’orthographe maîtrisée, ils pouvaient se
voir confier la fonction de secrétaire de mairie, assister au conseil
municipal et détenir des informations importantes. Autrement dit, leur
maîtrise de l’écrit faisait d’eux dans la société villageoise des égaux du
prêtre, alors que pendant des siècles ils n’en avaient été que le modeste
et peu savant auxiliaire.
Plus surprenant, l’orthographe du français était encore au début du
XIXe siècle plus ou moins bien maîtrisée par les professeurs des collèges
secondaires, qui étaient souvent plus rigoureux dans l’écriture du latin
que dans celle du français. En acquérant une maîtrise rigoureuse de
l’orthographe, les instituteurs définissaient aussi un domaine de
compétences qui, avec l’enseignement des poids et mesures, leur était
propre et caractérisait leur spécificité professionnelle.
Un dernier facteur a joué en faveur de la pérennité du couple
orthographe/dictée, c’est la généralisation par la IIIe République du
certificat d’études primaires. La dictée est un exercice qui se prête
facilement à une correction objective, à l’inverse des travaux qui font
appel à l’initiative personnelle ou à l’imagination.
Volonté politique d’inculcation d’une culture commune, appropriation
identitaire par une catégorie d’enseignants et facilité de validation par
des examens écrits, ce sont souvent les ingrédients à l’origine du succès
que certaines formes de savoirs obtiennent dans le cadre de la logique
scolaire, parfois jusqu’à y occuper une situation de monopole. C’est en
tout cas ce qui explique que la dictée ait résisté si longtemps dans sa
forme la plus traditionnelle aux critiques des pédagogues, y compris de
ceux qui avaient fondé l ’école républicaine. V.T.
Plus complexe, en revanche, est la scolarisation de la géométrie dont
l’enseignement ne relève pas a priori de l’instruction primaire, du moins
telle qu’elle est définie au sortir de la Révolution française. C’est pour les
écoles primaires supérieures qu’elle institue que la loi Guizot de 1833
introduit un enseignement comprenant « les éléments de la géométrie et ses
applications usuelles, spécialement le dessin linéaire et l’arpentage ». Cet
enseignement puise dans une double tradition. La première est celle, déjà
ancienne, de la géométrie pratique qui traite de l’évaluation des surfaces et
des volumes. Certains projets révolutionnaires, tels ceux de Mirabeau ou
Condorcet, en tentèrent l’institutionnalisation, en vain. La seconde est plus
récente : elle remonte à l’introduction, dans les écoles mutuelles de la
Restauration, d’un enseignement de dessin appelé « dessin linéaire » parce
qu’il conduit à dessiner des combinaisons de lignes géométriques. Outre
qu’il représente « un excellent moyen d’occuper tous les élèves à la fois8 »,
celui-ci offre une large palette d’exercices graphiques susceptibles de
familiariser ces derniers avec le vocabulaire et les figures de la géométrie.
En revanche, la géométrie spéculative occupe une place marginale dans les
études primaires. Encouragée dans les écoles élémentaires dans les
années 1830 – la géométrie proprement dite est supprimée par la loi Falloux
du 15 mars 1850 avant d’être rétablie comme matière facultative par Victor
Duruy en 1865 –, cette éducation géométrique reste l’apanage d’une petite
minorité d’écoles urbaines. En outre, elle concerne préférentiellement les
garçons : non seulement les activités géométriques sont étroitement liées au
futur rôle social de ces derniers, mais les écoles de filles offrent
généralement un enseignement moins développé que celles de garçons.
Enfin, requérant un minimum de connaissances arithmétiques, elle
s’adresse principalement aux grands élèves. Dans ce contexte, l’inscription
en 1882 d’un enseignement de géométrie à tous les niveaux de
l’enseignement primaire élémentaire constitue une réelle nouveauté. Mais, à
l’exception des questions de mesurage (des surfaces et des volumes), cet
enseignement n’est guère valorisé par les épreuves du certificat d’études
primaires institué en 1880. Sous la IIIe République encore, calcul et système
métrique forment le centre de gravité de l’enseignement mathématique de
l’école élémentaire.

Un enseignement pratique et concret

Parce qu’elle accueille des enfants qui, dans leur très grande majorité,
entreront tôt dans la vie active, l’école primaire approprie son enseignement
à leur probable avenir social et professionnel. L’enseignement
mathématique n’échappe pas à cette logique. Pratique, concret, usuel, il doit
« servir, autant que possible, de préparation à la profession qu’on doit
embrasser » : « Par la solution d’une foule de questions plus ou moins
analogues à celles qui s’y présentent, il met en état de résoudre toutes
celles qu’on pourra rencontrer9. » La résolution de problèmes est au centre
du dispositif. Ceux-ci doivent rendre compte de situations « usuelles »,
c’est-à-dire susceptibles de survenir dans le cadre de l’atelier, de la boutique
ou de l’exploitation agricole, ainsi que dans l’univers domestique. Il s’agit
bien sûr d’exercer les élèves sur les opérations arithmétiques, mais aussi de
les familiariser avec la valeur des choses et de leur enseigner tout un
ensemble de notions utiles concernant l’agriculture, le commerce,
l’industrie et plus généralement la vie quotidienne. Autrement dit, un
problème doit être instructif. « Ne sera-t-il pas, par exemple, plus utile pour
un cultivateur de pouvoir rendre compte du prix de revient du produit d’un
champ ou des frais de culture dans différents systèmes, que de savoir
calculer le moment de rencontre des deux aiguilles d’une montre, ou de
découvrir ce que j’ai dans ma bourse, sachant que la moitié des 2/3 des 3/4
des 4/5 de ce qui y est contenu égale 6 francs ? » s’interroge ainsi
l’inspecteur primaire Jean-Jacques Rapet10. Un Recueil de problèmes
présentant l’application des opérations de l’arithmétique aux diverses
branches du commerce et de l’industrie, publié par les Frères des écoles
chrétiennes à partir des années 1860, est emblématique de cette conception
« instructive » de l’enseignement mathématique : un index analytique de
près de quatre cents entrées permet de choisir des problèmes relatifs à tel ou
tel objet ou produit agricole, commercial ou industriel, depuis « Abeille »
jusqu’à « Zinc » en passant par « Mines et carrières ». On y apprend qu’une
machine à coudre fait 800 points à la minute quand une couturière n’en fait
que 60, que le moellon d’Arcueil est plus onéreux que le moellon de Passy
et que les mines du Potosi ont été découvertes en 1545. Autre exemple : le
Bulletin de l’instruction primaire publie en 1854 un long article riche en
données numériques afin que les instituteurs puissent, au moyen de
quelques problèmes bien choisis, convaincre leurs élèves des avantages de
certains procédés d’ensemencement. La question des données numériques
est essentielle : lorsqu’elles sont imaginaires, inexactes ou périmées, elles
« substituent à l’ignorance non la vérité, mais l’erreur pire encore que
l’ignorance11 ». Certains manuels ou journaux pédagogiques mettent
d’ailleurs un point d’honneur à fournir aux maîtres des données bien réelles,
puisées à des sources sûres et récentes.

Privilégier le sensible

Dans le même temps, les méthodes pédagogiques évoluent dans le sens


d’une approche inductive des objets mathématiques en s’appuyant sur le
« besoin d’activité » des enfants et en mobilisant leur expérience sensible :
l’apprentissage mathématique passe par l’observation et par la
manipulation. Pour les acteurs de l’époque, par exemple, la popularisation
du système métrique est inséparable de la diffusion dans les écoles d’une
collection de poids et mesures – éventuellement accompagnée d’une
balance – ou, faute de mieux, de tableaux les représentant. Un matériel
spécifique voit également le jour, comme le « Nécessaire Carpentier » ou
l’« Escalier métrique » d’Auguste Demkès, qui donne à voir les différentes
mesures métriques mais aussi les correspondances entre elles. Mais les
écoles sont mal dotées, et l’enseignement du système métrique se limite le
plus souvent à un apprentissage machinal des différentes nomenclatures. Au
début des années 1880, un inspecteur général constate encore que, faute de
matériel didactique, les élèves ne connaissent que superficiellement le
système métrique : « Tous savent que le décastère vaut dix stères, mais
aucun ne donne une réponse satisfaisante si on lui demande les dimensions
d’un tas de bois d’un décastère […] ; en une heure d’enseignement sensible
et tangible, le maître en apprendrait plus aux élèves qu’avec dix heures de
redites abstraites qui ne font que troubler l’intelligence des enfants12. »
C’est davantage du côté de l’apprentissage de la numération et du calcul,
pour lequel un matériel rudimentaire s’avère suffisant, que se développe un
enseignement privilégiant le « sensible » et le « tangible ». Rendre plus
précoces les apprentissages mathématiques élémentaires implique en effet
de revoir les méthodes pédagogiques : on n’enseigne pas de la même façon
à de jeunes enfants qui savent à peine lire et écrire et à des préadolescents
qui possèdent déjà des éléments de lecture et d’écriture. Soulignons d’abord
la place croissante de l’oral dans les premiers apprentissages13, qui contraste
avec une tradition arithmétique essentiellement ancrée dans une culture de
l’écrit. Le statut des écoles de 1834 et surtout les règlements scolaires
départementaux publiés après 1850 sont particulièrement explicites à cet
égard, lorsqu’ils prescrivent d’exercer les plus jeunes au « calcul verbal »
ou au « calcul oral » et de leur enseigner les premières opérations de
l’arithmétique « de cette manière ». Tandis que les « nombres concrets »,
c’est-à-dire suivis d’un nom d’objet ou d’une unité (30 pommes,
30 mètres), sont préférés aux « nombres abstraits », les pratiques
enseignantes s’orientent vers l’utilisation d’objets matériels destinés à
faciliter la compréhension des opérations : cailloux, grains de blé, pois,
bâtonnets, ou mieux encore boulier-compteur sont les supports privilégiés
d’un enseignement « par les yeux » largement inspiré de la leçon de choses
promue par Marie Pape-Carpantier pour l’enseignement de la petite enfance
dans les salles d’asile14. Corrélativement, la place donnée à l’oral et à la
manipulation d’objets – le boulier est autant un appareil de démonstration
qu’un instrument de calcul – va dans le sens d’une pédagogie plus
collective, fondée sur les échanges entre le maître et l’ensemble des élèves.
L’enseignement de la géométrie, quand il est donné, s’inscrit dans la même
dynamique de mise en contact avec le réel : les exercices de dessin linéaire
comme les activités de mesurage permettent de rendre plus concrètes les
notions géométriques étudiées tout en consolidant les connaissances
acquises en calcul et en système métrique. L’introduction du travail manuel
en 1882 permettra ensuite de renforcer la dimension expérimentale de
l’enseignement de la géométrie. À cette date, les bases d’un enseignement
mathématique partie prenante de la rénovation pédagogique voulue par les
républicains sont déjà en bonne partie posées. Singulièrement, l’article
« Boulier » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé
par Ferdinand Buisson en explicite la philosophie générale : « Avant
l’abstrait le concret, avant la formule l’image, avant l’idée pure l’idée
sensible : c’est la loi générale de la saine pédagogie15. »

Moraliser en instruisant

Un autre objectif est de faire concourir l’enseignement mathématique à la


fonction éducative et socialisante de l’école primaire. C’est là, semble-t-il,
une évolution majeure par rapport à l’Ancien Régime et même au premier
tiers du XIXe siècle. En premier lieu, l’enseignement mathématique devient
largement partie prenante d’une éducation morale qui vise le respect des
normes et des valeurs censées garantir le bon ordre social, et que confortera
l’école de la IIIe République. De façon significative, le premier des conseils
prodigués en 1841 par le Manuel général de l’instruction primaire – organe
officieux du ministère de l’Instruction publique sous la monarchie de
Juillet – sur la manière d’enseigner l’arithmétique est d’y associer
quotidiennement « quelque bonne leçon de morale pratique16 ». Sous le
Second Empire, le Bulletin de l’instruction primaire publie à plusieurs
reprises des articles ou des propositions de problèmes s’attachant à relier
l’enseignement de l’arithmétique à l’instruction morale ou à des questions
d’économie domestique : il s’agit de faire comprendre aux élèves les vertus
du travail, de la prévoyance et de la tempérance, de conjurer une éventuelle
émigration vers les villes ou encore de faire évoluer les habitudes
alimentaires. Sous la IIIe République, les problèmes d’économie et
d’épargne deviendront, selon Patrick Cabanel, « de grands classiques du
certificat d’études, indéfiniment déclinables, avec leur moralisme
implicite17 ». En témoigne ce problème posé dans les années 1880 : « Un
ouvrier mécanicien gagne 9 francs par jour ; chaque semaine, il perd une
journée et demie qu’il passe à l’auberge où il dépense en
moyenne 5,50 francs par jour. Combien, avec ce qu’il perd pendant cinq
années pourrait-il acheter d’ares de terrain à raison de 2700 francs
l’hectare18 ? »

Cultiver l’intelligence

En second lieu, l’enseignement mathématique se veut une contribution à


la « culture de l’intelligence ». La sollicitation du jugement, l’exercice de la
raison, qu’il s’agit de développer, apparaissent en effet comme des
fonctions essentielles de cet enseignement. Non seulement le recours au
raisonnement offre une meilleure efficacité pédagogique que la
mémorisation pure – « Il faut toujours qu’un raisonnement juste et simple
vienne au secours de la mémoire qui, sans lui, n’aurait pas de fixité19 » –
mais il participe à la formation d’esprits rationnels capables de comprendre
et d’expliquer le « pourquoi » de leurs actes. La géométrie, qui concerne
principalement, il est vrai, le niveau post-élémentaire, semblerait bien
placée pour répondre à cette ambition. Mais, dans un contexte scolaire qui
distingue soigneusement le primaire et le secondaire, l’école du peuple et
l’école des notables, son enseignement suscite des préventions : développer
le raisonnement géométrique, c’est en effet courir le risque de détourner
l’instruction primaire de sa vocation utilitaire et pratique, et de voir celle-ci
se rapprocher du modèle pédagogique des lycées et des collèges, plus
théorique, plus spéculatif, plus abstrait. C’est d’ailleurs parce qu’elle
menace de « secondariser » l’enseignement primaire que la loi Falloux
de 1850 supprime la géométrie des programmes de l’école primaire pour ne
laisser subsister que ses applications pratiques – dessin linéaire, arpentage,
nivellement.

Primauté d’une « arithmétique raisonnée »

C’est donc l’arithmétique – noyau central de l’enseignement


mathématique primaire – qui constitue le vecteur essentiel du projet de
rationalisation des esprits. Les années 1830-1870 voient ainsi la promotion
de l’« arithmétique raisonnée » contre le « calcul purement mécanique » :
la démarche poursuivie et les justifications qui l’accompagnent comptent au
moins autant, dans la résolution d’un problème, que la maîtrise des
techniques opératoires et l’exactitude des résultats. Certes, les titres des
manuels scolaires publiés au cours de la période ne rendent guère compte
du phénomène : peu d’entre eux retiennent cette dénomination, à l’instar de
la Petite arithmétique raisonnée à l’usage des écoles primaires d’Hippolyte
Vernier dont plusieurs milliers d’exemplaires furent distribués dans les
écoles par le ministère de l’Instruction publique au début des années 1830.
L’évolution de la terminologie employée n’en est pas moins significative
d’un changement substantiel dans la façon d’envisager l’enseignement de
l’arithmétique. C’est dans cette période en effet, plus précisément dans les
années 1860, que s’impose la « solution raisonnée » des problèmes, laquelle
caractérisera pour longtemps les épreuves d’arithmétique des examens de
l’enseignement primaire. En particulier, on assiste à la montée en puissance
puis au règne presque sans partage de la méthode dite « de réduction à
l’unité » pour la résolution des règles de trois : ni « savoir savant », ni
« savoir d’usage », celle-ci est préférée au traditionnel calcul des
proportions parce qu’elle est censée faire raisonner les élèves.
Le XIXe siècle apparaît donc comme une période de transformation
substantielle de l’enseignement mathématique dispensé à l’école primaire,
que conforte et stabilise la IIIe République. Les maîtres se mettent à
apprendre aux enfants à lire et à écrire mais aussi à compter, dès leur entrée
à l’école. Les contenus enseignés se diversifient, intégrant des savoirs – la
géométrie et ses applications notamment – auparavant largement étrangers
au monde primaire, tandis que s’élabore une pédagogie privilégiant une
approche concrète, voire expérimentale, des objets mathématiques et de
leurs propriétés. Il faut enfin souligner l’implication croissante, de Guizot à
Ferry, de l’enseignement mathématique dans le projet éducatif global qui
motive le développement de la scolarisation primaire. Conjuguant
transmission de valeurs morales, formation du jugement et acquisition de
savoirs utiles, celui-ci contribue à la construction d’une culture scolaire bien
spécifique – pratique, concrète, usuelle –, largement déterminée par les
finalités sociales, mais aussi proprement scolaires, de l’école primaire.
Renaud d’Enfert est maître de conférences en histoire des sciences à
l’IUFM de Versailles et chercheur au Groupe d’histoire et de diffusion des
sciences d’Orsay (GHDSO, université Paris-Sud-XI). Il est l’auteur de
L’Enseignement mathématique à l’école primaire, de la Révolution à nos
jours. Textes officiels, t. I 1791-1914, INRP, 2003 et de L’Enseignement du
dessin en France (1750-1850), Belin, 2003.

1 A. Chervel, La Culture scolaire. Une approche historique, Belin, 1998.


2 A.-M. Chartier, « Réussite, échec et ambivalence de l’innovation pédagogique. Le cas de
l’enseignement de la lecture », Recherche et formation, innovations et réseaux sociaux, n° 34, 2000.
3 P. Lorain, Tableau de l’instruction primaire en France, Hachette, 1837.
4 R. d’Enfert (dir.), L’Enseignement mathématique à l’école primaire, de la Révolution à nos jours, t.
I 1791-1914, INRP, 2003.
5 A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Armand Colin, 1968.
6 Cité par A. Chervel, La Culture scolaire, Belin, 1998.
7 Cité par P. Goubert, L’Ancien Régime, t. II Les Pouvoirs, Armand Colin, 1973.
8 Manuel de l’instituteur primaire, ou principes généraux de pédagogie, Levrault, 1831.
9 Bulletin de l’instruction primaire, 24 février 1855. Voir R. d’Enfert, op. cit.
10 Ibid.
11 Bulletin de l’instruction primaire, 14 janvier 1854.
12 Rapports d’inspection générale sur la situation de l’enseignement primaire. Année scolaire 1880-
1881, Imprimerie nationale, 1882. Voir R. d’Enfert, op. cit.
13 J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires à l’époque moderne », Histoire de
l’éducation, n° 38, mai 1988.
14 P. Kahn, La Leçon de choses. Naissance de l’enseignement des sciences à l’école primaire,
Septentrion, 2002.
15 F. Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1re partie, t. I, Hachette,
1887.
16 Manuel général de l’instruction primaire, août 1841.
17 P. Cabanel, La République du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’un examen (XIXe-XXe
siècles), Belin, 2002.
18 Supplément au Journal des instituteurs, 9 août 1885. Le rédacteur de la solution propose de
calculer la « perte de l’ouvrier pour chaque jour de débauche ».
19 Manuel général de l’instruction primaire, novembre 1835. Voir R. d’Enfert, op. cit.
JEAN-PAUL MARTIN

Les conflits scolaires qui éclatent avec l’école laïque de Jules Ferry
remontent à la Révolution française et à l’opposition entre les forces
politiques héritières des Lumières et celles qui demeurent nostalgiques
de l’Ancien Régime.

Les conflits scolaires avant 1880

La querelle scolaire n’a pas commencé avec les lois Ferry qui ont séparé
l’Église de l’école et inscrit durablement la concurrence entre écoles
publiques laïques et écoles privées confessionnelles dans le paysage
politique français. Le processus qui conduit à ce résultat remonte au moins
à la Révolution française, et reflète tout au long du XIXe siècle un débat de
nature politique et idéologique, opposant la France héritière des Lumières,
libérale et bientôt républicaine, à l’Église catholique souvent marquée par
l’intransigeance et la nostalgie de l’Ancien Régime. L’enseignement,
considéré de part et d’autre comme un vecteur clé du contrôle de la société,
est alors le grand enjeu de ce débat, dont les phases, complexes, reflètent
l’alternance entre des régimes politiques, qui sont pour les uns favorables
aux prérogatives de l’État, pour les autres enclins à appuyer les revanches
« cléricales ».

Un « avant » et un « après » 1850

Une césure apparaît nettement autour de l’année 1850. Dans la première


moitié du siècle, les tentatives de compromis l’emportent de la part des
autorités, à l’exception de la courte période ultra de la Restauration (1824-
1828). Les gouvernants s’efforcent en général de construire un État-
enseignant et d’affirmer son autonomie par rapport à l’Église tout en
accordant une place de choix à celle-ci (ainsi qu’aux religions minoritaires,
à un moindre degré). L’instruction religieuse est alors considérée de façon
quasi unanime comme le socle irremplaçable de la moralité collective. Les
écoles publiques restent donc confessionnelles. On est dans la logique de ce
que Jean Baubérot a appelé le premier seuil de laïcisation, lequel implique
autonomie du politique par rapport au religieux, mais aussi existence de
« cultes reconnus », et légitimation par l’État de l’« utilité sociale » de la
religion1. Cette logique préside à la création, en 1802-1803, par Napoléon
Bonaparte des lycées publics de garçons, qui sont dotés d’un corps
professoral relevant intégralement de l’autorité publique, mais aussi
d’aumôniers catholiques installés à demeure. Elle est également à l’œuvre
dans les décrets fondateurs de l’Université (1806-1810). Ceux-ci organisent
administrativement l’État-enseignant et la carrière des corps enseignants,
sous une forme centralisée et hiérarchisée qui remonte jusqu’au grand-
maître (futur ministre de l’Instruction publique) en passant par les recteurs
et les conseils académiques. Mais en même temps qu’il affiche une
prétention monopolistique (« Aucun établissement d’instruction ne peut être
formé hors de l’Université impériale et sans l’autorisation de son chef »),
l’État assure que tout le système d’éducation prendra pour base les
préceptes de la religion catholique (art. 38 du décret de 1808). Ce qui fera
dire plus tard à Edgar Quinet que Napoléon déposait dans sa création un
principe de faiblesse : « Il créait un corps, il lui refusait un esprit. »
On rencontre une inspiration analogue dans les textes régissant de
manière spécifique l’école primaire : l’ordonnance de 1816 et surtout la loi
Guizot du 28 juin 1833 (voir p. 58). Avec cette dernière, l’école communale
entre dans le cadre « académique », et sera bientôt contrôlée par des
inspecteurs d’État. Des normes publiques sont instaurées pour codifier la
formation et la carrière des instituteurs : obligation à chaque département de
créer une école normale, obligation du brevet de capacité, minimum de
traitement (en sus de la rétribution scolaire versée par les parents),
établissement d’un programme national d’enseignement. Mais celui-ci
comporte en tête des matières enseignées l’instruction morale et religieuse,
et les curés, au titre de surveillants de cet enseignement, entrent en
compagnie d’autres notables dans les comités locaux de surveillance des
écoles.
Au total, les conflits ne sont pas absents de cette première période mais
ils restent relativement circonscrits. Bien qu’elle prétende conserver sa
prééminence en matière éducative, l’Église n’a pas toujours la possibilité de
s’opposer frontalement à l’État. La querelle essentielle, sous des formes
changeantes, porte de facto sur la place plus ou moins étendue des
congrégations enseignantes. Le statut de celles-ci est en effet ambigu, dans
la mesure où elles ne souhaitent pas réellement jouer le jeu du contrôle
étatique qu’implique leur insertion dans le système : la question de savoir si
les congréganistes doivent passer individuellement le brevet de capacité
constitue un litige récurrent. C’est leur montée en puissance qui finira par
déstabiliser le système au moment où la conjoncture politique devient plus
favorable à l’Église.

L’Église, rempart de l’ordre social

Tel est le sens de la loi Falloux du 15 mars 1850 (voir p. 59). Celle-ci,
sans doute, n’est pas entièrement conforme à la légende noire tissée par
l’idéologie républicaine : elle s’inscrit à certains égards dans la continuité
institutionnelle de tous les grands textes qui ont organisé l’enseignement au
XIXe siècle et elle a notamment permis un essor de la scolarisation féminine.
Mais, votée dans le cadre du tournant conservateur de la Seconde
République (1848-1852), elle reflète d’abord la montée d’un réflexe de peur
sociale au sein des élites libérales au pouvoir, effrayées après les journées
de juin 1848 d’une possible conversion au socialisme des enseignants de
tous ordres. Quoique de tradition anticléricale, ces élites – dont Adolphe
Thiers et Victor Cousin sont des figures éminentes – n’hésitent pas à
appeler l’Église comme rempart de l’ordre social et à passer un arrangement
très favorable aux intérêts catholiques. Ainsi, la loi introduit les
ecclésiastiques au Conseil supérieur de l’instruction publique, renforce la
surveillance du clergé local sur les instituteurs (« L’entrée de l’école lui est
toujours ouverte ») et – entorse suprême aux principes libéraux qui
dominent tout le siècle – autorise un financement public partiel des
établissements privés (appelés établissements libres). Et surtout peut-être, la
loi Falloux légalise une discrimination en faveur des maîtresses
congréganistes : les religieuses sont en effet dispensées du brevet de
capacité nécessaire aux laïques, la « lettre d’obédience » délivrée par les
supérieures des ordres religieux en tient lieu ; un système proche s’applique
aux ordres masculins, mais en principe il concerne seulement les adjoints.
LOI GUIZOT DU 18 JUIN 1833 SUR L’INSTRUCTION PRIMAIRE
DES GARÇONS
TITRE PREMIER. – DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE ET DE SON OBJET
er
Art. I . – De l’instruction primaire et de son objet.
L’instruction primaire et élémentaire comprend nécessairement
l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de la
langue française et du calcul, le système légal des poids et mesures.
L’instruction primaire supérieure comprend nécessairement, en outre, les
éléments de la géométrie et ses applications usuelles, spécialement le
dessin linéaire et l’arpentage, des notions des sciences physiques et de
l’histoire naturelle applicables aux usages de la vie, le chant, les
éléments de l’histoire et de la géographie, et surtout de l’histoire et de la
géographie de la France. Selon les besoins et les ressources des localités,
l’instruction primaire pourra recevoir les développements qui seront
jugés convenables.
Art. 2. – Le vœu des pères de famille sera toujours consulté et suivi en
ce qui concerne la participation de leurs enfants à l’instruction
religieuse.
Art. 3. – L’instruction primaire est privée ou publique.
TITRE III. – DES ÉCOLES PRIMAIRES PUBLIQUES
Art. 8. – Les écoles primaires publiques sont celles qu’entretiennent, en
tout ou en partie, les communes, les départements ou l’État.
Art. 9. – Toute commune est tenue, soit par elle-même, soit en se
réunissant à une ou plusieurs communes voisines, d’entretenir au moins
une école primaire élémentaire.
Art. 11. – Tout département sera tenu d’entretenir une école normale
primaire, soit par lui-même, soit en se réunissant à un ou plusieurs
départements voisins. Les conseils généraux délibéreront également sur
la réunion de plusieurs départements pour l’entretien d’une école
normale. Cette réunion devra être autorisée par ordonnance royale.
Art. 12. – Il sera fourni à tout instituteur communal :
1° Un local convenablement disposé, tant pour lui servir d’habitation
que pour recevoir les élèves ;
2° Un traitement fixe, qui ne pourra être moindre de deux cents francs
pour une école primaire élémentaire, et quatre cents francs pour une
école primaire supérieure.
TITRE IV. – DES AUTORITÉS PRÉPOSÉES À L’INSTRUCTION PRIMAIRE
Art. 17. – Il y aura près de chaque école communale un comité local de
surveillance composé du maire ou adjoint, président, du curé ou pasteur,
et d’un ou de plusieurs habitants notables désignés par le comité
d’arrondissement.
Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la
Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

La loi Guizot est la loi fondatrice de l’enseignement primaire public


en France, puisqu’elle oblige toutes les communes à ouvrir une école,
prévoit une rémunération minimale pour les instituteurs et l’ouverture
d’une école normale par département. Guizot créera ensuite un corps
d’inspecteurs de l’enseignement primaire ainsi qu’une commission
d’agrément des manuels scolaires, dont les premiers exemplaires choisis
seront distribués gratuitement dans toutes les écoles françaises.
LOI RELATIVE À L’ENSEIGNEMENT DITE LOI FALLOUX
DU 15 MARS 1850
TITRE I. – DES AUTORITÉS PRÉPOSÉES À L’ENSEIGNEMENT
CHAPITRE I. – Du conseil supérieur de l’instruction publique
Art. 1er. – Le conseil supérieur de l’instruction publique est composé
comme suit :
Le ministre, président ;
Quatre archevêques ou évêques, élus par leurs collègues ;
Un ministre de l’Église réformée, élu par les consistoires ;
Un ministre de l’Église de la Confession d’Augsbourg, élu par les
consistoires ;
Un membre du consistoire central israélite, élu par ses collègues ;
Trois conseillers d’État, élus par leurs collègues ;
Trois membres de la Cour de cassation, élus par leurs collègues ;
Trois membres de l’Institut, élus en assemblée générale de l’lnstitut ;
Huit membres nommés par le président de la République, en conseil des
ministres, et choisis parmi les anciens membres du conseil de
l’Université, les inspecteurs généraux ou supérieurs, les recteurs et les
professeurs des facultés. Ces huit membres forment une section
permanente ;
Trois membres de l’enseignement libre nommés par le président de la
République, sur la proposition du ministre de l’Instruction publique.
SECTION II. – De l’inspection
Art. 18. – L’inspection des établissements d’instruction publique ou libre
est exercée :

1. par les inspecteurs généraux et supérieurs ;


2. par les recteurs et les inspecteurs d’académie ;
3. par les inspecteurs de l’enseignement primaire ;
4. par les délégués cantonaux, le maire et le curé, le pasteur ou le
délégué du consistoire israélite, en ce qui concerne
l’enseignement primaire.

CHAPITRE V. – Des écoles de filles


Art. 49. – Les lettres d’obédience tiendront lieu de brevet de capacité
aux institutrices appartenant à des congrégations religieuses vouées à
l’enseignement et reconnues par l’État.
L’examen des institutrices n’aura pas lieu publiquement.
Art. 52. – Aucune école primaire, publique ou libre, ne peut, sans
l’autorisation du conseil académique, recevoir d’enfants des deux sexes,
s’il existe dans la commune une école publique ou libre de filles.
Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la
Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

Votée juste après l’arrivée de Louis Napoléon Bonaparte au


pouvoir, la loi Falloux porte la marque du retour du cléricalisme
conservateur dans la politique éducative. Les représentants du clergé
retrouvent une place significative dans les instances de contrôle des
institutions scolaires et la loi favorise la prépondérance des
congrégations religieuses dans l’enseignement élémentaire des filles.
V.T.
En outre, cette loi sera appliquée dans un sens « clérical » très dur
pendant les premières années du Second Empire, ce qui va provoquer des
haines inexpiables parmi les instituteurs laïques, dont plusieurs milliers sont
victimes de la répression des années 1850-1852. Son résultat le plus clair a
été un développement spectaculaire de l’enseignement catholique, surtout
chez les filles, scolarisées presque aux deux tiers dans les écoles de sœurs
selon l’enquête ministérielle de 1863. Les petites congrégations féminines,
reconnues par centaines dans les années 1850, ont su montrer ici leur
adaptation aux besoins des populations rurales en particulier, en raison de
leur souplesse et de leur polyvalence (elles prodiguent aussi des soins).
Chez les garçons la résistance des laïcs, appuyée par le réseau des écoles
normales, est plus nette au moins dans les petites communes rurales,
délaissées par les frères auxquels leurs statuts imposent d’aller par deux au
minimum. Dans le secondaire, l’essor des collèges religieux (notamment
jésuites) dépasse au bout de vingt ans celui des collèges et lycées publics
tandis que les pensionnats féminins demeurent presque entièrement
religieux.

Réaction et radicalisation
Cette situation pousse le Second Empire lui-même à réagir, surtout
après 1860, pour maintenir les prérogatives de la société laïque face à ce qui
est perçu comme une « reconquista » catholique.
Dans le primaire, une politique de rectification de la loi Falloux, menée
par les ministres Gustave Rouland (1856-1863) et surtout Victor Duruy
(1863-1869), parvient pour l’essentiel à stopper l’offensive des
congrégations, mais non à retourner la tendance. Ce dernier soumet à
inspection les écoles libres subventionnées par les communes et prend par
ailleurs des mesures favorables aux écoles de hameaux. En revanche,
lorsqu’il entreprend de soustraire l’enseignement féminin au patronage de
l’Église en créant dans les villes des cours secondaires pour les jeunes filles,
Duruy se heurte à une vive résistance cléricale. Ce faisant il désignait
l’éducation des filles comme l’enjeu principal de la future laïcisation.
La réaction du pouvoir traduit la radicalisation de la guerre des deux
France à la fin du Second Empire. Face à un catholicisme dominé par les
ultramontains et dont le Syllabus de Pie IX (1864) symbolise la fermeture à
la modernité, une opinion anticléricale émerge. Elle recrute dans les classes
moyennes et les nouvelles couches en ascension sociale, se structure autour
des loges maçonniques, des sociétés de libre-pensée et de la Ligue de
l’enseignement avec en toile de fond l’adhésion à un idéal
« éducationniste » identifié au progrès de l’humanité et qu’incarnent aussi
bien l’essor des bibliothèques populaires et des cours d’adultes que les
campagnes en faveur de l’obligation et de la gratuité de l’enseignement
primaire. Pour ce courant d’opinion, rejoint à ce sujet par un mouvement
ouvrier en plein essor, ce n’est plus l’utilité sociale mais la nocivité des
religions, et particulièrement du catholicisme, qui est à l’ordre du jour. La
crise du premier seuil de laïcisation est donc avérée. On entre dans une
problématique nouvelle que symbolise l’apparition du substantif « laïcité »
dans la langue politique en 1871.

Contrôler l’enseignement

Cette histoire complexe conduit à distinguer plusieurs types de conflits


qui s’emboîtent les uns dans les autres au fur et à mesure qu’on avance dans
le siècle, mais qui ne sont pas exactement de même nature.
Le premier est la lutte d’hégémonie à laquelle se livrent l’Église et l’État
au sujet du contrôle en dernière instance de l’enseignement. Les termes en
étaient posés dès le XVIIIe siècle, lors de la première fermeture des collèges
de Jésuites (1762-1764). Des parlementaires hostiles aux Jésuites, comme
La Chalotais dans son Essai d’éducation nationale (1763) ou le président
du parlement de Paris Lamoignon, réclament alors ouvertement que l’État
prenne le relais de l’Église pour assurer la formation des élites. Mais si la
Révolution approfondit cette problématique, en étendant sa visée à
l’éducation populaire, et en supprimant toutes les congrégations, elle
s’avère pourtant incapable de trancher clairement la question de l’État-
enseignant, en raison notamment de sa méfiance à l’égard des corps.
C’est Napoléon, on l’a vu, qui le fera en instaurant le monopole de
l’Université impériale. Le monopole public a d’abord le sens d’un
monopole de la collation des grades. Il ne signifie pas que les seuls
établissements qui aient droit à l’existence seront ceux de l’État. Les petits
séminaires sont d’emblée placés hors jeu – ce qui amènera l’État,
s’apercevant que l’Église détourne la fonction de ces établissements, à
imposer une limitation de leurs effectifs. L’enseignement primaire, négligé
par l’Empire, reste aussi en marge du système et les congrégations s’y
taillent la part du lion. En fait, tous les établissements particuliers ont leur
place au sein de l’Université, à condition d’être autorisés par l’État, et de se
soumettre à ses conditions parfois drastiques. C’est ce carcan qui fait hurler
l’Église et qu’elle n’aura de cesse de supprimer, car il portait atteinte à sa
liberté d’action et à son droit fondamental à demeurer la « puissance
enseignante » par excellence.
Ce conflit du premier type met donc aux prises les élites de chaque camp
(élites universitaires et étatiques d’un côté, cléricales de l’autre) et leur
capacité à mobiliser leurs troupes autour d’enjeux politiques centraux. Dans
sa lutte contre l’Université, l’Église utilisera deux stratégies successives.
La première consiste surtout à s’emparer du monopole pour le faire
fonctionner à son profit : c’est l’« entrisme » pratiqué sous la Restauration
et visant à nommer des ecclésiastiques dans les lycées et collèges publics ou
à contrôler par le haut l’administration, sans s’interdire d’ailleurs de
développer ses propres établissements (petits séminaires, collèges
jésuites…).
Après l’échec de cette stratégie, l’Église et le monde catholique se
rallient à une seconde stratégie, celle de la liberté d’enseignement pour
laquelle ils mènent campagne activement. La liberté de l’enseignement
primaire est obtenue par la loi Guizot en 1833, la liberté de l’enseignement
secondaire par la loi Falloux en 1850, enfin la liberté de l’enseignement
supérieur par la loi Laboulaye en 1875. Cette dernière, adoptée peu avant la
victoire de la IIIe République, servira de cadre à la naissance des facultés
catholiques. Elle va jusqu’à supprimer (pour peu de temps il est vrai) le
monopole de la collation des grades en instaurant des jurys mixtes
(universités d’État/facultés catholiques). Victoires tangibles de l’Église
certes, mais qui pour autant ne résolvent pas clairement la question de
l’hégémonie, car si l’Église obtient le démantèlement du monopole, elle
n’obtient pas la suppression de l’Université. Il est significatif par exemple
que la loi Falloux, honnie par les anticléricaux, soit également rejetée par
les catholiques les plus intransigeants parce qu’elle ne supprime pas les
académies et les écoles normales d’instituteurs ! Autrement dit,
l’instauration de la liberté d’enseignement – principe désormais intangible
dans notre histoire scolaire mais aux modalités variables – équivaut à
entériner durablement le dualisme scolaire et à le faire dépendre du rapport
des forces.

Des querelles de clocher

Ceci a conduit à un deuxième type de conflit, celui qui résulte


précisément de la concurrence entre deux sortes d’écoles, les écoles
congréganistes et les écoles laïques (entendues ici au sens où leurs
enseignants sont des laïcs). Cette concurrence n’est pas encore à
proprement parler une concurrence entre privé et public, puisque selon
toutes les lois en vigueur, la différence entre écoles privées et publiques
tient uniquement à l’origine du financement ; les communes ont le droit de
confier les écoles publiques tantôt à des maîtres laïques tantôt à des
congréganistes et les écoles privées existent aussi selon les deux modes.
La concurrence est donc institutionnalisée, et elle est particulièrement
repérable à certains moments : dans les années 1815-1820, lorsque démarre
le mouvement des écoles mutuelles (voir p. 92) ; au lendemain de la
révolution de 1830, lorsque des municipalités libérales, désormais élues,
s’efforcent de favoriser dans les villes importantes ou moyennes les
instituteurs laïques (bien souvent encore adeptes de la méthode mutuelle) au
détriment des congréganistes ; et bien entendu sous le règne de la loi
Falloux où se déroule un processus de sens inverse, renforcé ici par la
concurrence des écoles libres ; l’ambiance révolutionnaire des grandes
villes à la chute du Second Empire en 1870 provoque enfin une
recrudescence violente de ces luttes scolaires.
À la différence des conflits du premier type, ceux-ci se déroulent
principalement à l’échelle locale. Ils concernent surtout les villes moyennes
ou grandes mais épargnent davantage les petites communes rurales. Non
seulement une certaine taille est nécessaire pour qu’un conflit local puisse
prendre corps mais les congréganistes sont, selon leurs statuts, dans
l’obligation d’aller deux par deux (voire trois par trois), ce qui écarte en
principe un facteur de concurrence dans les communes à classe unique.
Ces conflits, d’autre part, impliquent, sous le regard de l’opinion
publique, une multitude d’acteurs : représentants des pouvoirs centraux
certes, mais aussi et surtout maires et conseils municipaux, autres notables,
clergé paroissial, enseignants de terrain, journaux d’opinion, parents
d’élèves dont l’attitude est déterminante pour faire pencher la balance. Les
enjeux s’enchevêtrent et mélangent questions de principe, choix religieux et
politiques, choix pédagogiques, intérêts financiers, questions de
« réputations »… souvent sur fond de querelles de clocher ou de mises en
cause personnelles.
La dimension pédagogique est présente surtout en début de période
lorsque s’opposent la méthode mutuelle et la méthode simultanée en faveur
chez les frères. La première a la faveur des milieux libéraux ; elle consiste
pour les maîtres à s’adjoindre des moniteurs à qui sont confiés des groupes
d’enfants de niveau homogène. Cette méthode est critiquée par l’Église qui
lui reproche son origine anglaise et protestante, et lui préfère la pédagogie
frontale dans laquelle le maître s’adresse à tous les élèves en même temps.
Cet objet de querelle s’évanouira avec le succès progressif de la méthode
simultanée adoptée par l’État et qui se généralisera2.
La possibilité d’offrir ou non des écoles gratuites est un argument
important dans la concurrence qui oppose les deux camps. La législation sur
l’enseignement primaire repose toujours sur le principe de la rétribution
scolaire, mais l’idée de gratuité (appliquée dès le départ aux indigents)
progresse dans les esprits et dans les faits tout au long du siècle. Les
paradoxes sont nombreux à cet égard puisque les congrégations, grâce à
leurs réseaux et à leurs soutiens, sont souvent mieux à même que les écoles
laïques (quand celles-ci sont insuffisamment soutenues financièrement par
les communes) d’offrir aux classes populaires une instruction totalement
gratuite. À Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais) par exemple, dans les
années 1830, la commune reproche aussi vivement que vainement aux
Frères des écoles chrétiennes de faire par la gratuité une concurrence
déloyale aux écoles mutuelles3. Par contre à Reims à la même époque, ce
différend ne semble pas jouer de manière identique, car la municipalité
libérale, lorsqu’elle réduit ses subventions aux Frères, fait le choix d’écoles
mutuelles gratuites4. Sous la loi Falloux, l’installation d’une école libre
gratuite, tenue par des frères ou des sœurs, est souvent un moyen de faire
céder les conseils municipaux réticents ou de provoquer le départ des
maîtres ou des maîtresses laïques des écoles communales : ceux-ci voient
fondre leurs élèves attirés par l’école gratuite, la chute de la rétribution
scolaire ne leur permet plus de survivre, ce qui les contraint à abandonner,
ou bien la municipalité demande elle-même leur remplacement par des
congréganistes, attirée par la perspective de la gratuité et de la modicité des
exigences financières des congrégations, ce qui soulagera les finances
communales.

Une guerre de tranchées

Lorsqu’elle se déchaîne, la compétition scolaire fait flèche de tout bois.


Le clergé met en cause la moralité des instituteurs et surtout peut-être des
institutrices laïques, exerce des pressions sur les parents, orchestre des
batailles rangées entre écoliers, pratique des vexations à l’égard des élèves
de la mauvaise école : refus de la première communion, bancs d’infamie
lors des offices religieux… Les tracasseries se multiplient sous le régime de
la loi Falloux, les prêtres ayant alors les moyens d’humilier les maîtres qui
leur déplaisent, et d’obtenir facilement leur déplacement. L’anticléricalisme
viscéral qui marquera la culture politique des instituteurs trouve ici l’un de
ses fondements. Réciproquement les accusations d’incompétence,
d’obscurantisme et aussi d’immoralité s’efforcent de discréditer l’image des
congréganistes dans le camp adverse, par le biais de la presse ou de la
rumeur. La question des brevets de capacité relance en permanence les
spéculations sur leurs qualités professionnelles. Les affaires de mœurs s’y
ajouteront bientôt : sous le Second Empire, les 4/5e des procès intentés à
des enseignants (qui se multiplient alors) pour des violences physiques ou
sexuelles exercées sur des élèves concernent les congréganistes. Selon Jean-
Claude Caron, la question de la violence pédagogique est au cœur de la
guerre scolaire et reste en tout cas l’une des expressions de cette « guerre de
tranchées » où chacun tente de déloger l’adversaire par tous les moyens5.

La laïcité, valeur de rassemblement

On en arrive au troisième type d’enjeu et de conflit portant


spécifiquement sur la laïcité de l’enseignement public. Il faut distinguer ici
l’idéal laïque et la conflictualité dont il est porteur. L’idéal est ancien.
Condorcet en a donné déjà une illustration en insistant sur deux notions : la
sécularisation complète du corps enseignant (« Les peuples qui ont leurs
prêtres pour instituteurs ne peuvent rester libres ») et la suppression de
toute référence religieuse dans l’enseignement de la morale, cette référence
étant posée comme contraire à la raison et comme un facteur de division
entre les enfants. Mais cette perspective, opposée à la logique du premier
seuil de laïcisation, est abandonnée par Napoléon et Guizot. Elle chemine
pourtant souterrainement dans la gauche libérale de la monarchie de Juillet
avant de resurgir en 1848 dans les rangs de la gauche républicaine. Elle
figure dans le projet d’école primaire obligatoire et gratuite du ministre
Hippolyte Carnot, qui n’est pas adopté (il souhaitait remplacer
l’enseignement religieux confessionnel par un enseignement de morale
civique à coloration déiste). Et surtout elle progresse rapidement parmi les
opposants à la loi Falloux. Edgar Quinet écrit par exemple dans
L’Enseignement du peuple (1850) : « Pour que la société française subsiste
[…] il faut bien qu’il y ait un lieu où […] doivent s’enseigner l’union, la
paix, la concorde civile au milieu des dissentiments inexorables des
croyances et des Églises, et ce lieu c’est l’école laïque. » Valeur de
rassemblement, la laïcité est simultanément symbole de combativité pour
les instituteurs militants et l’opinion anticléricale, à l’instar de Louis-Arsène
Meunier, auteur d’une très significative Lutte du principe laïque et du
principe clérical dans l’enseignement (1861), où il oppose terme à terme
deux déontologies professionnelles6.

Laïcisations « sauvages » après 1870

C’est la conjonction de ce courant avec un anticléricalisme populaire et


ouvrier qui se traduira par un certain nombre de laïcisations d’écoles
communales effectuées en toute violation de la loi Falloux, à partir de
septembre 1870. Dans l’effervescence créée par la chute du régime
impérial, on voit alors des pouvoirs de fait ou des municipalités élues
fortement marquées à gauche, à Paris, Lyon, Dijon, Lille, Alger… et dans
d’autres villes de moindre importance, chasser sans délai et sans
ménagement les congréganistes des écoles communales, les remplacer par
des instituteurs ou des institutrices laïques, et, quoique plus rarement,
interdire les prières et l’enseignement religieux. Ces laïcisations
« sauvages » s’accompagnent de vives tensions dans la population, dont une
partie manifeste par des pétitions et des souscriptions son soutien aux
congréganistes. À Paris elles sont à l’origine de l’expérience scolaire de la
Commune au printemps 1871. C’est à Lyon que le conflit durera le plus
longtemps puisque les autorités ne rétabliront complètement la légalité
qu’après la dissolution du conseil municipal en 18737. Ces épisodes très
conflictuels occupent toutefois une place ambiguë dans l’établissement de
la laïcité scolaire ; à certains égards ils annoncent les lois de Jules Ferry et
leur ouvrent la voie, mais ils incarnent surtout le visage combatif, sans
concession, de la laïcité républicaine, qui devra, pour s’établir durablement
dans un pays resté catholique, se faire gouvernementale, renoncer à cette
âpreté originelle et parvenir à concilier fermeté des principes et souplesse
dans leur application. La Ligue de l’enseignement avait en somme éclairé le
chemin, non seulement en organisant en 1871-1872 une vaste pétition en
faveur de l’école « obligatoire, gratuite et laïque », mais en popularisant une
conception de la laïcité reposant sur le principe suivant : « La science à
l’école, et l’instruction religieuse à l’Église, c’est-à-dire la neutralité de
l’école publique. »
Jean-Paul Martin est maître de conférences en sciences de l’éducation à
l’université Lille-III. Il est le coauteur avec V. Aubert, A. Bergounioux et R.
Mouriaux de La Forteresse enseignante, Fayard, 1985 et a soutenu une
thèse de doctorat sur « La Ligue de l’enseignement et la république des
origines à 1914 », IEP, 1992.

1 J. Baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, rééd. 2005.


2 C. Nique, Comment l’école devint une affaire d’État (1815-1840), Nathan, 1990.
3 A. Bernard, Les Luttes scolaires à Montreuil-sur-Mer au XIXe siècle, mémoire de maîtrise,
université de Lille-III, 1999-2000.
4 Fr. Jacquet-Francillon, Instituteurs avant la République, Septentrion, 1999.
5 J.-Cl. Caron, À l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXe
siècle, Aubier, 1999.
6 Fr. Jacquet-Francillon, « Louis-Arsène Meunier : une déontologie pour les instituteurs du XIXe
siècle » in Les enseignants ont-ils besoin d’une déontologie ?, Cahiers de la Maison de la Recherche,
n° 33, Université de Lille-III, 2005.
7 G. Sicard, « L’offensive de laïcisation de 1870-1871 », in L’Enseignement catholique en France
aux XIXe et XXe siècles, Revue d’histoire de l’Église de France, t. XXXI, n° 206, janvier-juin 1995.
VINCENT TROGER

Encadré par les corporations sous l’Ancien Régime, l’apprentissage


des métiers est livré à la loi de l’offre et de la demande par la
Révolution. Mais face à la dégradation de la formation des jeunes, la
IIIe République intervient et propose un nouveau modèle de formation
scolaire.

De l’apprentissage à l’enseignement
technique

« L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du


même état ou profession étant une des bases fondamentales de la
Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque
prétexte ou quelque forme que ce soit. » L’article premier de la loi
du 17 juin 1791 sur la suppression des corporations est rédigé avec une
fermeté qui montre toute l’importance que les députés révolutionnaires
accordaient à cet interdit. Son rédacteur, l’avocat rennais Isaac Le
Chapelier, est d’ailleurs le même député qui avait présidé l’Assemblée
nationale lors de la nuit historique du 4 août 1789, au cours de laquelle
avaient été abolis les privilèges de la noblesse. Les corporations sont donc
pour une majorité des députés de la Révolution aussi symboliques de
l’injustice de la société d’Ancien Régime que les inégalités de naissance.
Cette hostilité au système des corporations est à l’origine des difficultés
qu’a ensuite connues la France pendant plus d’un siècle pour réorganiser la
formation professionnelle des jeunes.

Au cœur du système corporatif


« Corps et communautés d’arts et mestiers », « mestiers », « jurandes »,
« compagnies », depuis le Moyen Âge les appellations étaient multiples
pour désigner ce que l’on appellera ensuite les corporations. Drapiers,
tonneliers, orfèvres, imprimeurs, cordonniers, peigneurs de laine, couteliers,
tisserands, apothicaires ou chirurgiens… Dans les villes, chacun des
innombrables métiers qui animent l’activité économique était intégré dans
une de ces corporations.
Appartenir à une corporation, c’était être reconnu membre d’une
communauté nantie de ces privilèges sans lesquels l’homme de la société
d’Ancien Régime, s’il n’est ni noble ni membre du clergé, n’est plus qu’un
« vilain », autrement dit pas grand-chose. Car la corporation dispose d’un
statut juridique autonome, ce qui signifie qu’elle a le pouvoir d’établir ses
propres règles commerciales et professionnelles et d’en sanctionner elle-
même les transgressions ; elle bénéficie aussi de la reconnaissance officielle
de l’Église, ce qui lui donne droit à un saint protecteur et une place
officielle pour ses représentants dans les nombreuses processions qui
ponctuent la vie urbaine ; elle dispose également d’une autonomie
financière, c’est-à-dire de certaines exemptions fiscales et du droit de
prélever des cotisations permettant d’exercer une solidarité pour les
malades, les orphelins, les frais d’enterrement.
Mais, surtout, les corporations « essaient furieusement de maintenir un
monopole de travail1 ». Se protéger de la concurrence, maintenir un niveau
de prix suffisant, garantir en échange la qualité des produits, tel est le but
ultime de la corporation. C’est pourquoi la réglementation de
l’apprentissage en est sans doute la fonction la plus essentielle. Contrôler le
nombre d’apprentis, la durée et la difficulté de la formation, c’est limiter le
nombre de compagnons susceptibles d’accéder à la réalisation du chef-
d’œuvre, et donc à la possibilité de s’installer à leur compte et de
concurrencer leurs anciens employeurs. C’est aussi un moyen de favoriser
les fils de maîtres.
Ainsi, dès que la situation économique devient difficile ou que
l’éventualité d’une nouvelle concurrence se manifeste, les corporations
obtiennent du pouvoir politique une restriction de l’accès à la profession par
des décrets limitant le nombre d’apprentis autorisés chez chaque employeur.
Parfois même on prononce un moratoire du recrutement, comme c’est le cas
pour dix ans chez les doreurs sur cuir parisiens en 1619 : « Attendu la
pauvreté dudit mestier […] que doresnavant lesdits maistres ne pourront
prendre aucun apprenti de 10 ans. » Les libraires-imprimeurs, les relieurs,
les limonadiers, les vitriers, les tapissiers suivront leur exemple au cours du
siècle2.
Le même souci de se préserver de la concurrence explique aussi la
longue durée des apprentissages : en moyenne de quatre à cinq ans à Paris
au XVIIIe siècle. C’est enfin la principale raison de la protection jalouse des
« secrets » du métier, qui a tant fait pour la mythologie des corporations.
On comprend dès lors pourquoi les députés jacobins sont si hostiles aux
corporations. Libéraux au sens de la philosophie des Lumières, ils héritent
de la pensée des physiocrates3 et sont aussi attachés à la propriété
individuelle et à la liberté d’entreprendre qu’à la liberté d’expression ou à
l’égalité des citoyens. Rappelons que dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen que ces députés votent le 26 août 1789, « la
propriété » figure parmi les quatre « droits naturels et imprescriptibles de
l’homme ». Dans son projet de décret sur l’organisation générale de
l’instruction publique, Condorcet, lui aussi inspiré par les physiocrates,
souhaite « diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts
augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux
qui la cultivent ».
La loi Le Chapelier fait ainsi logiquement suite au décret d’Allarde
(mars 1791) sur la liberté du travail et du commerce. Toute réglementation
de nature corporative est désormais perçue comme une entrave à une liberté
jugée aussi fondamentale que les autres.
Ainsi, même si la pratique du contrat d’apprentissage ne disparaît
évidemment pas complètement, il n’est plus au XIXe siècle encadré par la
réglementation corporative. Abandonnée au bon vouloir de l’employeur, la
formation professionnelle des jeunes s’opère dès lors dans le seul cadre de
la loi de l’offre et de la demande, et ce sont essentiellement les rapports de
force entre employeurs et employés qui vont en déterminer l’évolution.
Trois types de configurations sont alors apparus.

L’enfance exploitée
Dans les industries les plus précocement concernées par la division
industrielle du travail au XIXe siècle, c’est-à-dire principalement l’industrie
textile et les industries d’extraction minière, la mécanisation et la
spécialisation des tâches entraînent la déqualification du travail ouvrier et
par conséquent l’allongement de la durée de l’apprentissage.
En l’absence de toute réglementation, il devient alors possible, et
rentable, de faire travailler les enfants. En 1840, un ancien médecin
militaire, Louis René Villermé, publie un Tableau de l’état physique et
moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie. Il y
décrit la monstrueuse exploitation d’enfants qui dès six ou sept ans sont
employés douze ou treize heures par jour à nettoyer les bobines et à
rattacher les fils dans des ateliers de filature mal aérés et souvent humides.
Les enfants prolétaires se rencontrent surtout dans le textile et les mines,
mais parfois aussi dans d’autres secteurs. On a estimé leur nombre à plus
de 200 000, soit 20 % de la main-d’œuvre ouvrière des industries
concernées.
L’enquête de Villermé s’ajoute à d’autres témoignages qui provoquent
parmi la fraction la plus éclairée de la bourgeoisie une prise de conscience à
la fois économique et politique. Devant « une population abâtardie et
détériorée au physique comme au moral », comme l’écrit en 1837 le préfet
de la Meuse, le risque de manquer de force de travail pour les usines et de
soldats en bonne santé pour l’armée devient une éventualité qui inquiète à
la fois industriels et politiques.
C’est ce qui explique le vote de la loi de 1841 qui interdit le travail des
enfants avant huit ans, limite à huit heures par jour le travail des huit-douze
ans, et oblige à ce que ces derniers fréquentent une école publique ou privée
en plus de leurs heures de travail. La loi sera très mal appliquée, mais elle
indique qu’une partie de la bourgeoisie commence à accepter, voire à
demander, l’intervention de l’État pour pallier le manque de réglementation,
tandis que la scolarisation est envisagée comme un outil de protection de la
jeunesse populaire.

Le contrat d’apprentissage en danger


Un même processus de dégradation des conditions de formation des
jeunes se produit au XIXe siècle dans les entreprises artisanales.
Les petites entreprises familiales demeurent très largement majoritaires
tout au long du siècle et jusque dans la première moitié du XXe siècle. Mais
la disparition du cadre corporatif exacerbe la concurrence entre elles. On
voit apparaître des modes d’organisation du travail qui visent à accélérer la
production en spécialisant les ouvriers sur une activité peu qualifiée. Dans
la menuiserie ou dans l’horlogerie par exemple, on peut décomposer la
fabrication d’un produit de série en une suite de tâches répétitives : un
ouvrier fabrique uniquement des pieds de chaise ou des engrenages.
L’emploi des ouvriers qualifiés est alors réservé au seul montage final de
l’objet et au contrôle de sa qualité. La mécanisation peut accélérer ce
processus, dont les conséquences sont les mêmes : emploi d’ouvriers plus
jeunes ou de femmes sans qualification, diminution du nombre de contrats
d’apprentissage, dégradation de la condition ouvrière. La pratique du
contrat d’apprentissage écrit, fréquente au siècle précédent, devient de plus
en plus rare.
Agricol Perdiguier (1805-1875), compagnon menuisier et auteur des
Mémoires d’un compagnon (1850), a témoigné de ces conditions
d’apprentissage difficiles : « M.D. n’avait pas tenu avec moi la conduite
d’un ami mais celle d’un maître égoïste qui spécule et qui tient avec
intention un jeune homme dans l’ignorance du métier afin de l’exploiter
plus longtemps […] Il me fit faire ce que je savais déjà faire, rien de plus. Si
je fis quelques progrès dans son atelier, ce fut à son insu, sans
démonstration aucune. » Dans le bâtiment, il devint habituel de dire que les
apprentis devaient « voler le métier ».
Or cette évolution présente un risque de déqualification massive de la
main-d’œuvre qui crée une pénurie d’ouvriers qualifiés là où ils sont
toujours indispensables. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les horlogers
de Franche-Comté commencent par exemple à se plaindre d’être obligés de
recruter en Suisse les ouvriers qualifiés dont ils continuent à avoir besoin
pour certains produits ou certains secteurs de leur activité.
L’intervention régulatrice de l’État est donc à nouveau sollicitée.
En 1851, une loi établit l’obligation du contrat d’apprentissage oral ou écrit
et rappelle les obligations réciproques du maître et de l’apprenti. Mais là
aussi sans se donner les moyens d’en vérifier l’application, au nom de la
liberté de l’entrepreneur. Comme l’écrit le rapporteur de la loi lui-même,
« le législateur doit s’ingérer le moins possible dans les rapports entre le
maître et l’apprenti ». De ce fait, là encore, la scolarisation au moins
partielle va être envisagée comme une solution par certains des
responsables concernés.

L’ouvrier qualifié est « sublime »

Le processus de mécanisation massive qui s’engage au XIXe siècle


commence on le sait par la machine à vapeur. Celle-ci n’est pas seulement
utilisée, comme l’a retenu la vulgarisation historique, pour le chemin de fer,
mais surtout pour des machines fixes qui deviennent la force motrice de
nombreuses industries. D’abord utilisée dans les grandes filatures, la
machine à vapeur devient dès le second quart du siècle indispensable dans
toutes les industries qui se mécanisent. Elle fait notamment fonctionner les
nouvelles machines-outils qui percent et coupent le fer et l’acier, de plus en
plus utilisés dans la fabrication de nombreux objets, par exemple les
boulons, les écrous ou les engrenages.
De nouveaux ouvriers très qualifiés occupent une place centrale dans ce
processus, les mécaniciens. Ils fabriquent, entretiennent, réparent ces
machines qui exigent toujours plus de précision et de rapidité. Ils doivent à
la fois maîtriser le dessin technique qui leur permet de comprendre les
schémas de fabrication ou de tracer sur le métal, mais ils doivent aussi avoir
l’expérience manuelle du travail du métal et connaître le fonctionnement de
leur machine pour être capables de l’entretenir. Ils doivent aussi savoir
s’adapter à des améliorations fréquentes des processus techniques. À la fin
du siècle notamment, la force motrice change, le moteur à explosion et le
moteur électrique prenant progressivement la place de la machine à vapeur.
Autrement dit, les industries métallurgiques et mécaniques, qui sont alors
des industries de pointe, sont soumises en permanence au besoin de recruter
et de former des ouvriers qualifiés dans des domaines techniques nouveaux
et rapidement évolutifs.
Alphabétisés, maîtrisant une compétence rare, ces ouvriers, les
« métallos », constituent avec les typographes, les cheminots ou les ouvriers
très qualifiés du bâtiment ou des métiers d’arts une aristocratie ouvrière,
revendicative et souvent syndiquée. En 1870, Denis Poulot, un petit patron
de la construction mécanique parisienne, publie un pamphlet pour
stigmatiser le comportement des ouvriers métallurgistes parisiens, qui se
nomment eux-mêmes les « sublimes ». Se sachant indispensable, le
« sublime » profite de la situation. Par exemple, il n’annonce pas de salaire
à l’embauche puis exige un salaire exorbitant, et en cas de refus fait chanter
l’employeur en abandonnant un travail en cours ou en sabotant les
machines. « Plus les sublimes savent qu’il y a du travail dans l’atelier, plus
ils se croient le droit de faire la noce et de s’absenter. » En fonction de la
même logique, et à l’exemple des ouvriers du livre, les sublimes cherchent
aussi à limiter l’embauche d’apprentis afin de préserver leur propre rareté,
et donc leur pouvoir. C’est la logique corporative retournée au service des
ouvriers.
On comprend alors pourquoi dans ce secteur de la métallurgie les
employeurs sont parmi les plus actifs en faveur de la réorganisation de
l’apprentissage, voire de l’ouverture d’écoles techniques. Ils ont un besoin
vital de former un plus grand nombre de travailleurs qualifiés, non
seulement en raison d’impératifs techniques, mais aussi pour réduire la
capacité de résistance de cette partie de la classe ouvrière.
La conjonction de la suppression des corporations et des transformations
de l’organisation du travail consécutives à l’industrialisation a ainsi entraîné
une diversité de problèmes qui n’ont en commun que de concerner
l’instruction et la formation professionnelle des jeunes mais qui sont en fait
de nature très différente : surexploitation de la jeunesse ouvrière dans les
industries de main-d’œuvre, recul de l’apprentissage dans l’artisanat, déficit
de main-d’œuvre qualifiée dans les industries de pointe.

Des initiatives libérales

Au cours des trois premiers quarts du XIXe siècle, l’intervention de l’État


se limite à ce qu’autorisent les principes libéraux en vigueur. Les deux lois
de 1841 et 1851 citées plus haut, et quelques créations d’écoles techniques
ou scientifiques de haut niveau aux effectifs réduits : l’École polytechnique
en 1794, les Arts et Métiers en 1803, l’École centrale des arts et
manufactures en 1829… En 1865, le ministre de l’Instruction publique
Victor Duruy crée même une filière technique dans l’enseignement
secondaire, mais d’un niveau suffisamment élevé en sciences appliquées
pour qu’elle soit transformée dès 1902 en filière scientifique.
Les initiatives d’origine privée sont évidemment beaucoup plus
nombreuses. Elles sont caritatives, philanthropiques, associatives ou
patronales et les municipalités y sont souvent associées. Elles prennent des
formes diverses : cours du soir, écoles à temps partiel pour les apprentis,
écoles d’entreprises, écoles techniques.
Des institutions caritatives, souvent confessionnelles, tentent de protéger
et d’encadrer la jeunesse ouvrière en prenant en charge l’apprentissage. La
plus célèbre de ces institutions, l’école Saint-Nicolas ouverte en 1827,
existe toujours rue de Vaugirard, à Paris. Des associations ou des
municipalités ouvrent un peu partout des cours du soir, pour les jeunes
comme pour les adultes. Ceux du Conservatoire national des arts et métiers
sont évidemment célèbres, mais ceux qu’ouvre la Société polytechnique,
créée en 1831 par des ingénieurs polytechniciens, touchent beaucoup plus
d’élèves puisqu’on recense plus de 200 cours à Paris en 1867. Certains
entrepreneurs, l’orfèvre Christofle, l’imprimeur Chaix ou les métallurgistes
Schneider et De Wendel, ouvrent des écoles d’usines. Enfin, de nombreuses
municipalités (Lyon, Nantes, Besançon, Paris, Le Havre, Mulhouse…), en
association avec des sociétés industrielles ou des donateurs privés, ouvrent
des écoles professionnelles. Celles de Paris – Boulle, Estienne, Dorian,
Diderot –, de Lyon – La Martinière – ou de Nantes – Livet (voir p. 78) –
jouissent encore aujourd’hui de réputations locales ou nationales flatteuses.
Dans ces dernières écoles, la formation est ambitieuse. À l’école Diderot,
la première ouverte par la ville de Paris en 1873, les élèves travaillent six
jours par semaine, onze heures par jour. Les programmes, outre les heures
d’atelier, comprennent des mathématiques, de la mécanique, de la
technologie, du dessin, de la physique, de la chimie, du français, de
l’anglais, de l’histoire, de la géographie et du droit. Cet enseignement
préfigure ce que sera l’enseignement technique du XXe siècle et indique que
ce sont les besoins en ouvriers très qualifiés, ceux qu’on appellera de plus
en plus souvent les « techniciens », qui sont ici pris en compte.
Mais si ces initiatives permettent de faire face aux besoins, elles
apparaissent à nouveau insuffisantes dans le dernier quart du siècle, lorsque
la mécanisation s’accélère et que la compétition économique se joue
désormais dans le contexte de la revanche sur l’Allemagne. Dès qu’ils
arrivent au pouvoir en janvier 1879, les républicains font de la formation
professionnelle un enjeu économique et politique : « […] sur le champ de
bataille industriel comme sur l’autre, les nations peuvent tomber et périr
[…]. C’est à ce grand danger que doit parer l’enseignement professionnel
dans notre pays », proclame alors Jules Ferry en 1883.

L’intervention de l’État

En outre, les initiatives antérieures ont laissé deux questions en suspens.


En premier lieu celle du partage des coûts des formations : l’absence de
réglementation favorise les entrepreneurs qui ne financent aucune formation
et profitent de la rentabilité d’une main-d’œuvre formée par leurs
concurrents. La seconde est posée par certains défenseurs de la classe
ouvrière, qui contestent des contenus de formation trop étroitement
restreints aux besoins des employeurs : « La question est justement de
savoir si une démocratie libérale et généreuse est, oui ou non, en état
d’assurer à ses classes laborieuses [un] complément décisif d’instruction
intellectuelle et morale », écrit en 1897 Ferdinand Buisson. Il faut
néanmoins souligner que ce dernier argument ne fait pas l’unanimité dans le
syndicalisme ouvrier. Dans la suite de l’esprit des « sublimes » parisiens, de
nombreux syndicalistes voient dans les écoles professionnelles un
instrument de contrôle idéologique au service du patronat : « Ces
institutions sont des boîtes à jaunes et à garde-chiourme. Les jeunes
pistonnés qui rentrent là-dedans en sortent avec de réelles qualités de
porions qui sauront faire produire le bétail4 », écrit un mineur de la CGT
en 1908.
L’insuffisance de la réglementation, l’importance stratégique des
industries mécaniques et le besoin de former plus d’ouvriers qualifiés se
conjuguent donc à la fin du siècle pour favoriser l’émergence de groupes de
pression favorables à une intervention de l’État plus affirmée. Parmi eux,
les industriels de la métallurgie, regroupés au sein de l’Union des industries
métallurgiques et minières, jouent un rôle significatif. Dès 1881, une loi dite
« des écoles manuelles d’apprentissage » établit un cadre réglementaire
commun à toutes les écoles professionnelles. Les organismes fondateurs des
écoles, municipalités, départements ou associations, conservent le contrôle
de la gestion des établissements et le recrutement des enseignants, mais la
conception des programmes est confiée conjointement aux ministères de
l’Instruction publique et du Commerce. En 1892, le ministère du Commerce
récupère seul le contrôle de la totalité des établissements et crée en 1895
une direction de l’enseignement technique. Quatre écoles nationales
professionnelles (Armentières, Voiron et Vierzon en 1886 et 1887, rejointes
par l’école Livet de Nantes en 1898) et une douzaine d’écoles pratiques de
commerce et d’industrie constituent alors l’embryon d’un enseignement
technique public qui va connaître une croissance remarquable au XXe siècle
(voir p. 111 et 183).
Eugène Livet, un pionnier de l’enseignement technique

À Nantes, le lycée Livet est aujourd’hui un établissement de grande


notoriété spécialisé dans les filières technologiques. Son histoire est
représentative des conditions de développement de l’enseignement
technique au XIXe siècle.
Eugène Livet est né en 1820 dans le Maine-et-Loire. Il est le fils d’un
gendarme, ancien grenadier de la garde impériale, et a bénéficié dans
son enfance du soutien charitable de deux officiers qui avaient connu
son père pendant les campagnes napoléoniennes. C’est ce qui explique
que malgré ses origines modestes il ait pu suivre des études au collège
catholique de Bourgueil, en Indre-et-Loire. Bon élève, il doit néanmoins
subvenir le plus tôt possible à ses besoins. À quatorze ans, il quitte donc
le collège et est recruté comme moniteur pour aider un instituteur dans
une école primaire nouvellement ouverte en application de la loi Guizot.
Deux ans plus tard, en 1836, il est admis à l’école normale d’Angers,
récemment créée. À dix-huit ans, il obtient le brevet supérieur lui
permettant d’enseigner et est proposé par le recteur au maire d’une
petite commune du Maine-et-Loire comme « instituteur-greffier », c’est-
à-dire instituteur et secrétaire de mairie. Ses qualités professionnelles lui
permettent d’être recruté dès 1841 comme maître-adjoint à l’école
normale d’Angers, à vingt et un ans. Il y lit Pestalozzi et s’intéresse à
l’enseignement de l’École des arts et métiers de la ville. C’est à ce
moment qu’il dit avoir conçu le projet d’une école associant des
enseignements généraux et des enseignements professionnels, sur le
modèle des écoles primaires supérieures proposé par la loi Guizot.
En 1846, il saisit une opportunité qui lui est offerte et contracte un
emprunt pour racheter une pension, c’est-à-dire une école privée, tenue
dans un quartier populaire de Nantes par un instituteur et un abbé
associés. Il fait alors fonctionner un cours élémentaire, un cours moyen
et un cours supérieur, toujours sur le modèle des écoles primaires
supérieures. Très tôt, il associe au cours supérieur des enseignements
professionnels : deux artisans donnent des cours de travail du bois et du
fer, un employé d’une entreprise de produits chimiques des cours de
physique et de chimie, et un élève de l’école des beaux-arts des cours de
géométrie et de dessin. Sa démarche attire l’attention d’entrepreneurs
nantais, la ville étant alors un port actif avec des chantiers navals et une
industrie agroalimentaire en plein développement. De conviction
catholique, Livet, dont l’école porte le nom d’institution Notre-Dame,
semble également avoir bénéficié du soutien implicite des milieux
cléricaux qui voient probablement dans son école une concurrente
efficace de l’école primaire supérieure municipale, dont l’histoire est
parallèle à celle de l’école Livet. En 1854, l’institution Notre-Dame
accueille déjà 215 élèves et prépare les meilleurs d’entre eux au
concours d’entrée à l’École des Arts et Métiers d’Angers.
En 1864 Eugène Livet emprunte à nouveau pour emménager dans les
bâtiments d’un ancien pensionnat privé, beaucoup plus vastes, et dans
lesquels il fait construire de nouveaux ateliers. L’école prend alors une
autre dimension. Il développe les cours industriels qui préparent
toujours à l’entrée aux Arts et Métiers, mais dont le succès est conforté
en 1874 par l’agrément du ministère de la Marine. Dès lors, les élèves
ayant accompli un cursus complet à l’école sont admis élèves-
mécaniciens de la marine, ce qui élargit évidemment aussi les
débouchés dans la marine marchande. En 1882, l’école présente les
travaux de ses élèves lors d’une exposition industrielle nantaise, et
parmi ceux-ci, trois machines à vapeur, dont deux fabriquées pour les
Chantiers de la Loire. En 1887 l’école dépasse les 500 élèves et emploie
deux professeurs de dessin et quatre chefs d’atelier en mécanique,
horlogerie, modelage et menuiserie. L’école acquiert alors une
réputation internationale qui la place au niveau des écoles
professionnelles de la ville de Paris.
Mais les problèmes de financement demeurent, et en 1898, à soixante-
dix-huit ans, Eugène Livet revend son école à l’État et à la municipalité
de Nantes. L’ancienne institution Notre-Dame devient alors la quatrième
école nationale professionnelle, en application de la loi de 1881 sur les
écoles manuelles d’apprentissage.
Comme sa concurrente laïque, l’école primaire supérieure,
l’institution Livet est tout à fait représentative de l’histoire de
l’enseignement technique au XIXe siècle. Par l’itinéraire de son
fondateur d’abord, bon élève d’origine modeste qui profite de la loi
Guizot pour se construire une carrière précoce d’instituteur. Par le rôle
qu’y tient l’initiative privée ensuite, Livet faisant habilement évoluer
son institution au gré des opportunités d’agrandissements successifs que
lui offre le réseau de l’enseignement privé, qui est aussi un marché.
Enfin, par les interactions permanentes qui s’y jouent entre les différents
acteurs de la vie économique et politique locale, entrepreneurs, notables,
élus locaux, et au final par les insuffisances de ces interactions, qui sont
aussi des conflits ou des rivalités, et qui aboutissent à l’intervention de
l’État. V.T.
Certes, la loi Le Chapelier a été abrogée en 1884. Mais il s’agissait alors
de permettre la liberté syndicale, non de rétablir les corporations.
Contrairement à ce qui se passe à la même époque en Allemagne, où le
gouvernement de Bismarck confie aux corporations restaurées le contrôle
de la formation professionnelle, un modèle français spécifique de formation
professionnelle des jeunes est en train de naître à la fin du XIXe siècle. Sans
se substituer à l’initiative privée et à l’apprentissage, comme il tendra à le
faire après la Seconde Guerre mondiale, l’enseignement technique public,
même embryonnaire, va servir très tôt de modèle à la fois pédagogique et
institutionnel pour répondre aux besoins de l’industrie et du commerce et
résoudre les contradictions que le libéralisme issu de la Révolution
française n’avait jamais vraiment su gérer.

Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à


l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.

1 P. Goubert, L’Ancien Régime, Armand Colin, rééd.1976.


2 S.L. Kaplan, « L’apprentissage au XVIIIe siècle, le cas de Paris », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, juillet-septembre 1993.
3 Fondée par un médecin, François Quesnay (1694-1794), la doctrine physiocrate prône le
développement de l’agriculture par la liberté du commerce.
4 Cité par B. Charlot et M. Figeat, Histoire de la formation des ouvriers, 1789-1984, Minerve, 1985.
Rencontre avec Jean-Yves Dupont

Au XIXe siècle, la mécanique devient un savoir scolaire qui soutient le


développement de l’enseignement technique et donne naissance à une
élite ouvrière.

Scolarisation des savoirs techniques

Dans quelles filiations pédagogiques et institutionnelles s’inscrivent les


enseignements techniques qui apparaissent au XIXe siècle dans différents
types d’écoles ?
Les premières institutions de formation technique sont créées au XVIIIe
siècle, et la Révolution ne manifeste pas vraiment de rupture dans la
continuité des savoirs jusqu’au premiers tiers du XIXe siècle. La science des
machines se transforme progressivement, d’un état théorique encore assez
rudimentaire en regard de la pratique, en une véritable mécanique
industrielle. La situation de la chimie est comparable, de sa constitution
relativement tardive en discipline académique à sa reconnaissance comme
science industrielle. Par contre, l’économie et les enseignements
commerciaux relèvent d’une histoire quelque peu différente.
Sous l’Empire (et indépendamment de la fondation des lycées en 1802),
trois initiatives relatives aux formations industrielles sont révélatrices des
tendances qui traversent la construction mécanique, tant en ce qui concerne
l’étude et l’analyse des machines que leur utilisation, leur conception et leur
fabrication. Ce secteur étant à la base de la mécanisation de l’industrie, il
justifie le point de vue particulier adopté ici.
Au printemps 1806, la « petite école » du Conservatoire des arts et métiers
est officiellement organisée par C.P. Molard sous la dépendance du
ministère de l’Intérieur. Proposant des cours de dessin, qu’il soit
géométrique, d’ornement ou de machines, cet enseignement s’inscrit dans la
descendance de l’école gratuite de dessin ouverte par Bachelier en 1766.
Une distinction importante tient à la manière dont le dessin va être traité :
l’évolution est patente, de l’architecture et des beaux-arts vers les métiers
de l’industrie mécanique. C.N. Leblanc, nommé professeur à la
Restauration, sera à l’origine du dessin industriel dans sa formalisation
contemporaine. À l’automne 1806, J.N.P. Hachette, professeur de géométrie
descriptive à l’École polytechnique, débute un cours de machines. Héritière
de l’École du génie militaire édifiée à Mézières entre 1748 et 1751, cette
école prépare aux carrières d’ingénieurs d’État, qu’ils soient civils ou
militaires. Si les ingénieurs des travaux publics doivent connaître les
machines en usage, l’institution d’un cours indépendant – bien que
dépendant de la géométrie jusqu’en 1816 avant d’être rattaché à l’analyse
mathématique – ouvre de nouvelles perspectives à la théorie des machines.
À l’hiver 1806 enfin, les nombreux orphelins regroupés dans l’ex-Prytanée
militaire de Compiègne sont transférés à Châlons-sur-Marne, où s’installe
définitivement la première École d’arts et métiers. Issue du courant
philanthropique, sa particularité est de comprendre des apprentissages
professionnels, organisés sous la tutelle d’artisans dont les ateliers sont
inclus à l’établissement. Des enseignements généraux de niveau élémentaire
sont également offerts, en mathématiques tout d’abord, mais aussi en dessin
par la suite. Sous la monarchie de Juillet, une réforme majeure orientera
pour longtemps ces écoles vers la construction mécanique, en abandonnant
les métiers artisanaux traditionnels.
L’acculturation technique passe par ces différentes approches : la pratique
du dessin linéaire est fondamentale, mais il faut y joindre connaissances
théoriques (de mécanique) et technologiques (sur les machines), sans
oublier les indispensables travaux d’atelier qu’il s’agit pour l’heure de fixer
dans les écoles. Toute formation technique à venir se positionnera vis-à-vis
de ces diverses composantes, selon un dosage qui révèle une différenciation
de finalités professionnelles.

Où et quand voit-on apparaître la figure nouvelle du « technicien » ?


La question peut s’entendre doublement : s’agit-il de technicien de
formation ou bien de profession ? Si l’on s’en tient aux industries
mécaniques, les premiers constructeurs de machines étaient des
entrepreneurs n’ayant pas reçu d’instruction dans ce domaine particulier – il
n’existait pas encore d’écoles techniques préparant à ce nouveau type de
profession. La disparité des origines de ceux qui ont laissé leur nom dans
l’histoire est frappante : apprentissage aux métiers du bois chez un
charpentier ou du fer chez un forgeron, formation générale ou spécialisée
par la fréquentation d’un collège ou d’une école de dessin… Chacun de ces
« mécaniciens » relève d’un parcours particulier, où il accumule – comme il
le peut – les savoirs techniques qui lui permettront d’aboutir, grâce à son
propre talent d’entrepreneur. Dans le même temps, les ouvriers « habiles »,
voire « instruits », se distinguent dans la profession en occupant les postes
d’encadrement ou de maîtrise que nécessitent la croissance des ateliers et
leur diversification au sein d’entreprises qui n’ont bientôt plus rien
d’artisanales. C’est ainsi qu’une nouvelle figure va apparaître, celle du
« technicien » – ce qui est un anachronisme bien sûr. Cette catégorie n’est
pas plus reconnue que n’existe, en ce sens, le terme de technicien.
Longtemps encore, elle va recouvrir des emplois qui sont obtenus sur le tas,
par promotion interne, et non sur titre au sortir d’une école.
Dès avant la révolution de juillet 1830, le problème général des formations
pour l’industrie prend de plus en plus d’importance : la « crise de
l’apprentissage » est régulièrement dénoncée, la nécessité d’une instruction
de « niveau intermédiaire » est progressivement admise. Diverses solutions
sont avancées : municipalités, associations privées, sociétés savantes
ouvrent de nombreux « cours industriels », dont les ambitions sont parfois
mal définies (cours du soir pour adultes, cours spéciaux dans les
établissements secondaires, institutions privées) et l’existence plus ou
moins éphémère. Malgré un démarrage difficile en 1829, l’École centrale
des arts et manufactures – initiative privée – trouve assez vite sa place. Elle
se destine aux futurs « ingénieurs civils, directeurs d’usines et chefs de
manufactures ». Il lui faudra quelques années pour mettre au point un
enseignement de construction mécanique, qui servira de référence dans la
discipline. L’enseignement des Écoles d’arts et métiers – qui dépendent de
l’État – est complètement repensé en 1832 pour former « chefs d’ateliers et
bons ouvriers », ce qui s’avérera une réussite sous le Second Empire. Par
ailleurs, la loi Guizot de 1833 sera à l’origine du développement de
l’enseignement primaire supérieur, participant à l’instruction générale et
pratique des classes laborieuses. À la suite de la loi de 1841 sur la
protection et l’instruction des enfants ouvriers, se développeront aussi des
« écoles de fabriques », contribuant à la formation – dans l’environnement
de l’entreprise – d’ouvriers et techniciens.

Quel rôle ont joué les polytechniciens dans la constitution et le


développement de l’enseignement technique, et plus particulièrement de
la mécanique ?
L’École polytechnique joue naturellement un rôle de premier plan dans
l’enseignement des sciences et des techniques dès sa fondation en 1794.
C’est alors le principal lieu – avec ses écoles d’applications – où se
construisent les savoirs théoriques et où s’élaborent les sciences de
l’ingénieur. Mais il ne faut pas oublier non plus les Écoles de médecine et le
Muséum d’histoire naturelle pour la chimie notamment, voire aussi le
Collège de France ou le Conservatoire des arts et métiers… Néanmoins, la
formation donnée à Polytechnique diffuse un ensemble structuré et organisé
de connaissances, qui touche un nombre relativement important d’élèves.
Certains d’entre eux participent directement au système d’éducation, que ce
soit dans les classes de mathématiques spéciales des lycées (avant que les
anciens élèves de l’École normale supérieure ne prennent la relève dans la
deuxième moitié du siècle) ou dans divers établissements (Écoles d’arts et
métiers ou École centrale des arts et manufactures). Mais ils sont surtout
nombreux à participer aux cours d’adultes organisés par l’Association
polytechnique qui se crée en 1830. Les centraliens les y rejoindront, avant
de se séparer en 1848 pour fonder l’Association philotechnique.
L’enseignement, qui est similaire dans l’une et l’autre, se rapproche de celui
primaire supérieur. Par contre, lorsque se créera l’enseignement spécial en
1866, puis l’enseignement technique dans les années 1880, les ingénieurs
ne seront plus là pour y participer : ils sont dans l’industrie.
Au-delà de leurs chaires et laboratoires, l’influence des grandes écoles est
plutôt à chercher dans leurs propres enseignements : la constitution d’une
science des machines fournit un cadre dans lequel s’inscrit la discipline
d’enseignement, du moins en ce qui se rapporte à son aspect théorique.
Mais les enseignements intermédiaires comportent aussi des aspects
pratiques, caractéristiques de la dissociation des niveaux de formation
professionnelle, de l’ingénieur au technicien.

Qui sont les élèves qui reçoivent cet enseignement et que deviennent-ils ?
Il est ici difficile de généraliser, d’autant que les établissements ne sont pas
très nombreux, ni toujours comparables. Il faut distinguer chaque école,
surtout pour le milieu du siècle alors que se crée la profession. La réponse à
cette question devrait être plus aisée pour la période ultérieure, quand
l’enseignement technique existera en tant que tel – avec notamment une
direction ministérielle. Les quelques études de carrières d’anciens élèves
manquent encore de finesse et font apparaître des disparités importantes, ce
qui appelle à la prudence. De plus, la situation, sociale et industrielle,
évolue au cours du siècle : l’exemple des Écoles d’arts et métiers est
représentatif de cette transformation progressive du recrutement d’une part,
de l’avenir de ses élèves d’autre part.
Dans l’ensemble, les formations techniques s’adressent aux catégories
sociales intermédiaires, certainement pas aux couches de la société les plus
défavorisées : un minimum d’instruction est toujours requis. Il faut aussi
souligner que les positions professionnelles dépendent de nombreux
facteurs, l’industrie fonctionnant essentiellement par promotion interne – si
on excepte les catégories les plus hautes peut-être. Les gadz’Arts
commencent en général comme ouvriers qualifiés, contre-maîtres ou
dessinateurs, avant de passer chefs d’atelier ; ils finissent souvent comme
chefs de fabrication – parfois avec le titre d’ingénieur – , voire comme
entrepreneurs à leur propre compte. Une seule statistique, pourtant : d’après
une enquête de 1880, 20 % d’une promotion ne finit pas dans une position
de cadre, pour employer un terme d’aujourd’hui, pendant que 40 % est à la
tête d’entreprises industrielles (toutes tailles confondues) – signe d’une
certaine promotion sociale. Sans doute faut-il y voir la qualité réelle de cette
formation, autant qu’un rapport très favorable de la demande à l’offre
d’emplois industriels qualifiés.

Quelle a été la pérennité de ces enseignements dans la pédagogie de


l’enseignement technique au XXe siècle ?
Au milieu du XIXe siècle, l’essentiel de l’enseignement de la mécanique est
fixé quant au fond. Restent encore à préciser les programmes et les horaires
d’enseignement, en fonction des buts poursuivis – dont la définition fait
encore problème. Doit-il s’agir d’une décision prise par l’État ou bien les
acteurs locaux, municipalités et industriels, doivent-ils avoir toute liberté en
la matière ? Sous le Second Empire, la direction de l’Instruction publique
crée un enseignement secondaire spécial ; mais il sera transformé
progressivement en enseignement moderne pour le rapprocher de
l’enseignement classique. Par contre, l’esprit de ses programmes sera repris
dans l’enseignement technique industriel, lorsque celui-ci sera finalement
organisé par le ministère du Commerce et de l’Industrie de la IIIe
République. Les équilibres disciplinaires sont ainsi établis dans leurs
grandes lignes et les écoles unifiées selon différents modèles, qui
n’évolueront pas beaucoup jusqu’après la Seconde Guerre mondiale – bien
que les contenus soient réadaptés, de nouvelles matières introduites (comme
l’électricité), des spécialisations créées. Cette relative stabilité est remise en
question lorsque se modifient les rapports entre science, technique et
industrie. Cette longue période s’achève donc avec les « trente glorieuses »,
époque durant laquelle les mutations économiques et sociales provoquent la
transformation de l’Éducation nationale. Les grandes réformes – de l’école
unique à la massification scolaire – marquent alors le terme de cet
enseignement technique tel qu’il s’est mis en place au siècle précédent. Il
disparaît au profit des enseignements technologiques que nous connaissons
aujourd’hui, aux côtés d’un enseignement professionnel complètement
rénové.

Jean-Yves Dupont est agrégé de mécanique et chercheur associé au service


d’histoire de l’éducation de l’Institut national de recherches pédagogiques.
Il est l’auteur de « Deux siècles d’enseignement de la mécanique dans les
classes préparatoires au concours scientifiques » in P.-Caspard, J.-N. Luc, P.
Savoie (dir.), Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire, INRP,
2005.
POINTS DE REPÈRE

LE PROJET DE CONDORCET 88

NAPOLÉON IER ET LA NAISSANCE DU CORPS ENSEIGNANT 89

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE


DE 1817 À 1937 90

L’EXPÉRIENCE DES ÉCOLES MUTUELLES 92


Le projet de Condorcet

Le projet d’instruction publique et laïque présenté par le marquis de


Condorcet en avril 1792 devant la Convention nationale a marqué les
esprits et inspiré un siècle plus tard les réformateurs de la IIIe
République.
Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique (extraits)

Messieurs,
Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à
leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs
droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;
Assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se
rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé,
de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et
par là, établir, entre les citoyens, une égalité de fait, et rendre réelle
l’égalité politique reconnue par la loi ;
Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point
de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice […].
La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des
vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent
être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique ; et
comme, néanmoins, cette indépendance ne peut être absolue, il résulte
du même principe qu’il faut ne les rendre dépendants que de
l’Assemblée des Représentants du Peuple, parce que de tous les
pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d’être entraîné par
des intérêts particuliers, le plus soumis à l’influence de l’opinion
générale des hommes éclairés, et surtout parce qu’étant celui de qui
émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins
ennemi du progrès des lumières […].
Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner
les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu’elle devait
embrasser tous les âges ; qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et
possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus
nécessaire que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus
étroites […]. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur
raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en
vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de
commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas
moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle
des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.
Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la
Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

On retrouve dans ce projet le futur argumentaire des républicains :


l’instruction comme instrument d’égalité et de progrès social et
économique, la primauté de la science sur la foi, la nécessaire responsabilité
de la puissance publique. Il prône même la formation continue des adultes.
Napoléon Ier et le corps enseignant

Napoléon Ier veut organiser un système scolaire centralisé au service du


nouveau régime politique qu’il a instauré.

Décret-loi relatif à la formation d’une université impériale et aux


obligations particulières des membres du corps enseignant
du 10 mai 1806

Art. 1er – Il sera formé, sous le nom d’Université impériale un corps


chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans
tout l’Empire.
Art. 2 – Les membres du corps enseignant contracteront des obligations
civiles, spéciales et temporaires.
Art. 3 – L’organisation du corps enseignant sera présentée, en forme de
loi, au Corps législatif, à la session de 1810.

Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la


Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

• Devant le Conseil d’État en 1806, l’empereur expose sa vision de la


carrière enseignante :
Il s’agit aujourd’hui de réorganiser l’instrument, de faire de
l’enseignement une carrière qui puisse attirer ceux qui s’y sentent
appelés. Il faut que dans les premiers échelons de cette carrière, qui
demande tant de dévouement, et où ceux qui les occuperont auront
certainement très peu de fortune, il faut que le célibat soit exigé. Le
mariage sera permis dans les rangs les plus élevés. Le mariage est l’état
de perfection dans les idées laïques, comme le célibat dans les idées
religieuses. Il deviendra, en même temps que l’aisance, la récompense
d’une vie utile. Enfin, pour honorer comme elle le mérite la carrière de
l’instruction publique, elle se terminera par des places qui mettront ceux
qui les occuperont au rang des plus grands personnages de l’État […].
Je veux que les membres du corps enseignant contractent non pas un
engagement religieux comme autrefois, mais un engagement civil,
devant notaire ou devant le juge de paix, ou le préfet, ou tout autre ; ils
s’engageront pour trois ans, ou six ans, ou neuf ans, à ne pouvoir quitter,
sans prévenir un certain nombre d’années d’avance. Ils épouseront
l’instruction comme leurs devanciers épousaient l’Église, avec cette
différence que ce mariage ne sera pas aussi sacré, ni aussi indissoluble ;
je veux cependant qu’on mette quelque solennité dans cette prise
d’habit, tout en l’appelant d’un autre nom.

Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la


Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

Après avoir rétabli par le Concordat de 1802 les relations avec l’Église,
Napoléon Ier crée les lycées (1802), instaure un monopole d’État sur
l’éducation (1808), et se montre particulièrement attentif au recrutement et
à l’état d’esprit des enseignants, dont il veut faire, pour les lycées, un corps
de fonctionnaires dévoués à sa politique.
Évolution des effectifs de
l’enseignement primaire de 1817 à
1937
C’est entre 1815 et 1880 que la croissance de l’école primaire a été la
plus remarquable. Avec l’obligation d’instruction, la IIIe République a
surtout rendu la fréquentation de l'école plus régulière et elle a laïcisé
l'enseignement des filles.
Les dates sont choisies en fonction des statistiques disponibles et des
moments clés de l’histoire scolaire ou nationale. Les données, surtout
jusqu’à la Première Guerre mondiale, présentent un degré de fiabilité
incertain. Il faut aussi souligner certains biais dont on doit tenir compte
dans la lecture du tableau : à partir de 1922, les effectifs des écoles
primaires supérieures (voir p. 113) ne sont plus comptabilisés alors qu’ils le
sont auparavant, ce qui explique en partie la baisse brutale du nombre
d’élèves, qu’il ne faut donc pas attribuer uniquement au déficit de
naissances dû à la Première Guerre mondiale ; en revanche, à la même date,
la réalité de la baisse de la population globale due à la guerre et aux
épidémies est en partie masquée par l’annexion de l’Alsace-Lorraine et de
sa population.

Ce tableau appelle deux principales remarques :


• La croissance de la scolarisation primaire commence dès le début du
XIXe siècle, avant même la loi Guizot de 1833, et elle traduit à la fois la
réalité de la demande d’instruction qui vient des familles et l’effort continu
de l’État et des collectivités locales, comme en témoigne la croissance
régulière de la proportion de familles exemptées des frais
A. Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Armand
Colin, rééd. 1983.
Nombre total Proportion d’élèves
Dont filles
d’élèves non payants
1817 866000 Non disponible Non disponible
1837 2 690000 1 090000 31%
1877 4 716000 2 316000 57%
1912 5 628000 Obligation scolaire Gratuité
1922 4 210000
1937 5 437000

Dont enseignement Instituteurs et Population française


privé institutrices totale
Non disponible Non disponible 30 300000
59735 34 200000
110709 38 500000
1 013000 158000 41400000
817000 120000 39 420000
933000 150000 41 930000

de scolarité. Alors qu’entre 1817 et 1877 la population française totale a


augmenté de 27 %, les effectifs de l’école élémentaire ont sur la même
période plus que quintuplé. Cette croissance bénéficie particulièrement aux
filles qui ont déjà pratiquement rattrapé leur retard sur les garçons en 1877.
Mais elles sont alors principalement scolarisées dans des institutions
religieuses.
• On saisit mieux ainsi la réalité de la politique scolaire de la IIIe
République : d’un point de vue quantitatif, l’essentiel était déjà fait avant
la loi de 1882. L’augmentation du nombre d’élèves est ensuite surtout due
au développement de l’enseignement primaire supérieur, et la croissance du
nombre d’enseignants au recrutement des institutrices laïques. Les effectifs
élémentaires sont en fait stables jusqu’à la veille de la guerre, puis baissent
en raison du déficit de naissances. Les gouvernements de la IIIe République
n’ont pas eu à fournir un effort budgétaire exceptionnel. L’essentiel est donc
ailleurs, dans la laïcisation d’abord (voir p. 101) et dans l’obligation, qui a
fait passer d’une scolarisation irrégulière des enfants, discontinue et souvent
courte, à une scolarisation de longue durée permettant de mettre en œuvre
des programmes beaucoup plus ambitieux.
L’expérience des écoles mutuelles

À la fin du Premier Empire, des bourgeois philanthropes créent des


écoles où les meilleurs élèves sont les moniteurs des autres. L’Église
catholique combat ces écoles et obtient leur suppression.
Considérons la lecture des différentes classes, au moment où on est en
demi-cercle à épeler des syllabes de deux ou plusieurs lettres. Le
moniteur, qui se tient contre le mur, pointe le tableau du jour de sa
baguette magistrale devant les neuf élèves (sept ou huit dans la classe de
Charpentier) qui le regardent, mains derrière le dos s’ils n’ont pas à tenir
un cahier ou un livre. À un moment, il retourne le tableau et, s’adressant
au groupe, il dit : « de » ; alors le premier élève répond : « d » ; puis le
second : « e, de », et ainsi de suite. Dans la troisième classe, quand on
épelle des syllabes de trois lettres, le moniteur dit : « bla » ; et le premier
élève répond : « b » ; le second : « l » ; le troisième : « a, bla ». Dans la
cinquième classe encore, le moniteur dit : « sermon » ; et les autres
d’enchaîner : « ser, mon » ; « s, e, r, ser » ; « m, o, n, mon, sermon ».
[…] Si on abandonne l’épellation pour l'« idéologie », une méthode
idéo-visuelle dite « attrayante », on montrera aux enfants une image, par
exemple celle d’un Africain avec une pipe, puis, après observation le
moniteur dira : « nègre fumant » ; et les autres poursuivront : « nè-gre-
fu-mant » !

Prenons maintenant l’exemple de l’arithmétique lorsque, dans la


seconde classe, chaque enfant doit commander un instant ses camarades
au demi-cercle et les faire écrire sur leur ardoise. Le premier dicte le
titre – numéro Un du tableau – et les autres ordonnent à la suite :
« premier nombre, 3 202, composé de 3, 2, 0, 2 » ; « deuxième nombre,
2310, composé de 2, 3, 1, 0 » ; « troisième nombre, 1246, composé de 1,
2, 4, 6 ». Là l’élève ajoute : « Tirez deux barres », et le moniteur arrive
pour inspecter les ardoises. Après cela les élèves reprennent, chacun à
leur tour : « première colonne, 6 et 2 font 8, je pose 8 sous le 6 » ;
« deuxième colonne, 4 et 1 font 5, je pose 5 sous le 4 » ; « troisième
colonne, 2 et 3 font 5 » ; « et 2 font 7, je pose 7 sous le 2 » ;
« 1 et 2 font 3 ». Ici, chaque élève est passé, donc le premier
recommence : « et 3 font 6, je pose 6 ». Alors c’est la fin, un enfant
annonce le total, que tous vont marteler en chœur : « six mille sept cent
cinquante-huit ! »

Source : Fr. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple, Éd. de


l’Atelier, 1995.
Entre mars et juin 1815, alors que Napoléon ler, revenu de l’île d’Elbe,
essaye de restaurer son régime, une Société pour l’amélioration de
l’enseignement élémentaire est fondée par un groupe de philanthropes.
Parmi eux on note la présence de figures de l’intelligentsia de l’époque :
l’économiste Jean-Baptiste Say, le physicien André-Marie Ampère, ou
encore le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, fondateur de l’École des arts
et métiers. Ces intellectuels d’inspiration libérale sont convaincus de la
nécessité d’instruire le peuple, non seulement dans l’intérêt des individus,
mais aussi dans celui de la paix sociale et du progrès économique.

Ils s’inspirent d’une méthode d’enseignement élémentaire importée


d’Angleterre, la méthode « mutuelle », dont un contemporain dit qu’il s’agit
d’une « réciprocité de l’enseignement entre deux écoliers, le plus capable
servant de maître à celui qui l’est moins ». Le maître est entouré de
moniteurs choisis parmi les élèves les plus avancés qui prennent en charge
au sein de la même classe des groupes de condisciples pour leur faire
exécuter les exercices programmés par le maître.
Jusqu’à plus de cent élèves peuvent ainsi travailler en même temps, à
moindre coût, un seul maître suffisant à organiser et à superviser le travail
de nombreux moniteurs. Entre 1815 et 1821, la Société pour l’amélioration
de l’enseignement élémentaire bénéficie du soutien du gouvernement et du
roi, et la croissance des écoles mutuelles est impressionnante. Le nombre
d’écoles ouvertes, presque exclusivement dans les villes, est supérieur
à 600 et les effectifs concernés probablement aux alentours de 100000.

Mais à la fin du règne de Louis XVIII, puis avec celui de son frère
Charles X qui lui succède en 1824, les milieux conservateurs catholiques
deviennent plus influents et s’opposent à l’enseignement mutuel. Ils lui
reprochent son origine anglaise, son indépendance vis-à-vis de l’Église et la
dimension démocratique de sa pratique pédagogique. C’est ce que montrent
clairement les propos de l’abbé Affre, vicaire général de Mgr l’évêque
d’Amiens (futur archevêque de Paris) :
« Il est facile de sentir combien une telle méthode est vicieuse […]. Quoi de
plus propre à nourrir leurs dispositions à l’ambition, à l’orgueil, à
l’indépendance, puisqu’on leur montre la facilité de devenir chacun à leur
tour les chefs et les supérieurs de leurs condisciples. Toute la morale qui
résulte d’une semblable méthode se réduit à ceci : que le meilleur des
gouvernements est celui où l’on n’obéit qu’à ses égaux et où l’on peut
aspirer sans cesse à devenir leur supérieur. C’est là évidemment un
principe républicain1… »
L’enseignement mutuel ne se relèvera pas de cette offensive.

1 Cité par A. Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, rééd. 1983.
PARTIE II

L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE,
MYTHE ET RÉALITÉ

LES LAÏCITÉS DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE 99


Pierre Kahn

LA SÉLECTION SOCIALE DANS L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE 111


Jean-Michel Chapoulie

LES SAVOIRS DU CERTIFICAT D’ÉTUDES 121


Patrick Cabanel

L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE ET LES FILLES 131


Claude Lelièvre

FREINET, ENTRE RÉVOLUTION ET TRADITION 143


François Jacquet-Francillon

POINTS DE REPÈRE 157


Repères chronologiques
Loi Paul Bert créant les écoles normales d’institutrices et loi
1879
Camille Sée créant les lycées de filles.
Loi sur la gratuité de l’enseignement primaire public et loi sur
1881
les écoles manuelles d’apprentissage (enseignement technique).
Loi instaurant l’obligation scolaire jusqu’à treize ans et la
1882
laïcité de l’enseignement primaire public.
Création de la première école nationale professionnelle
1887
(enseignement technique).
1889 Fonctionnarisation des instituteurs et des institutrices.
Certaines écoles primaires supérieures deviennent des écoles
1892
pratiques (enseignement technique).
1896 Création d’une université par académie.
Réforme de l’enseignement secondaire (séries A, B, C et D
1902
sans latin).
Loi de séparation de l’Église et de l’État, fin du concordat, sauf
1905
en Alsace-Lorraine alors territoire allemand.
1911 Création du CAP (enseignement technique).
1930 Instauration progressive de la gratuité dans les lycées publics.
1933 Création d’un examen d’entrée en sixième.
Le ministère de l’Instruction publique devient le ministère de
1934
l’Éducation Nationale.
1936 L’obligation scolaire est portée à seize ans.
Uniformisation des programmes des EPS et de la filière D des
1937
lycées.
1939 Création des centres de formation professionnelle.
1940 Loi contre les francs-maçons appliquée aux enseignants.
Transformation des écoles primaires supérieures en collèges
1941
modernes et des écoles pratiques en collèges techniques.
PIERRE KAHN

Les républicains étaient partagés entre les anticléricaux


intransigeants et ceux qui souhaitaient seulement soustraire la vie
politique à l’influence religieuse et réserver la pratique
confessionnelle à la vie privée. C’est cette seconde tendance qui l’a en
définitive emporté.

Les laïcités de l’école républicaine

La laïcité mise en place par les « pères fondateurs » de la IIIe


République fut-elle une laïcité de combat ? A-t-elle fait place ensuite à une
laïcité sans ennemis déclarés, suffisamment apaisée et consensuelle pour
être inscrite dans la Constitution depuis la IVe République (1946) ? Laissant
à d’autres analyses le soin de répondre à la première question, nous
essaierons d’apporter quelques éléments propres à mieux élucider la
seconde.
Ce que l’on appelle, d’un pluriel légitime, les lois laïques, s’étend sur
sept ans, de 1879 à 1886, et prend l’allure d’une véritable offensive visant à
éliminer l’Église et la religion de l’enseignement. La loi du
28 mars 1882 excluant les cultes hors de l’école primaire et supprimant
l’éducation religieuse, et la loi du 30 juin 1886 (loi Goblet) laïcisant le
personnel enseignant en interdisant aux congréganistes l’accès à la fonction
d’instituteur public en sont les moments explicites. Mais bien d’autres lois
participent à l’œuvre de laïcisation. La loi Paul Bert du 9 août 1879, en
obligeant à créer dans chaque département une école normale d’institutrices
rend possible à terme le remplacement des (nombreuses) institutrices
publiques congréganistes. La loi du 18 mars 1880, en établissant le
monopole par l’État de la collation des grades, supprime les jurys mixtes où
les membres du clergé pouvaient siéger. La loi Camille Sée du
21 décembre 1880 instituant un enseignement secondaire public féminin
permet de concurrencer les instituts privés religieux qui étaient les seuls,
jusqu’alors, à scolariser les filles de la bourgeoisie. L’enseignement
congréganiste est d’ailleurs directement attaqué : un décret du 29 mars
1880, signé Jules Ferry, prévoit l’expulsion des Jésuites et un second décret
daté du même jour impose aux congrégations non autorisées de légaliser
leur situation. Il en résultera la fermeture de 261 couvents et l’expulsion
de 5 643 jésuites.

Une laïcité combattante

En bref, la laïcisation de l’école a été un moment aigu de ce que


l’historien Émile Poulat a appelé « la guerre des deux France1 ». Guerre
que la loi Falloux avait focalisée sur la question scolaire, en renforçant
l’enseignement religieux dans les écoles et en donnant au curé un pouvoir
de contrôle sur les instituteurs, ce qui avait déclenché une première réaction
laïque, illustrée notamment par Edgar Quinet. Son Enseignement du peuple
paraît la même année que la loi Falloux et lui oppose un programme de
séparation annonçant la philosophie des lois scolaires des années 1880 :
l’instituteur dans sa classe, le prêtre dans son église ; à l’un l’éducation de
la raison, à l’autre celle de la foi2.
La laïcité entre dans les années 1880, pour reprendre une autre et
heureuse expression d’Émile Poulat, en son « âge de fer ». Un fer porté au
flanc d’une Église à laquelle le pape Pie IX avait donné en
1864 l’encyclique Syllabus jetant l’anathème sur tous les idéaux de la
modernité démocratique et qui fait sienne, en France, la lutte des
monarchistes conservateurs contre la République et sa laïcité. La hiérarchie
catholique, d’ailleurs, ne ménagera pas en retour ses propres attaques, en
dénonçant, bien entendu, l’école sans Dieu : « Le silence sur Dieu équivaut
à sa négation », s’écriera Mgr Freppel, évêque et député, chef de file de
l’opposition cléricale à la Chambre. Sont ainsi mis à l’index quatre manuels
du nouveau programme d’éducation morale qui fait suite à la loi
du 28 mars 1882. Car c’est aussi sur le terrain des contenus de
l’enseignement, et non seulement sur celui de la législation et de la
réglementation scolaires, que se déroule la bataille. Yves Déloye a ainsi
montré, en comparant les manuels républicains de morale à ceux de
l’enseignement catholique, les différences qui les séparent3. Appel à la
raison, possibilité de trouver en elle seule un principe de conduite,
autonomie de la volonté, valeur de la liberté individuelle, fondement
contractualiste de la société, nouvelle représentation de la famille, « fondée
sur les idées de justice et d’égalité4 » : telles sont les thèses majeures d’une
morale républicaine. Les manuels catholiques leur opposent la vision
augustinienne de l’enfance marquée par le péché originel, l’hétéronomie
radicale de la conscience morale (pas de morale sans Dieu), une conception
organiciste de la société et un attachement aux formes traditionnelles de la
famille.
La IIIe République et la croissance des universités

Indépendamment de la question laïque, la IIIe République a aussi


initié une transformation significative de l’activité universitaire.
Au XIXe siècle en effet, seules les universités de médecine, de pharmacie
et de droit, héritières des universités médiévales, sont actives. Elles
accueillent la quasi-totalité des étudiants français en 1870. Les
universités de lettres et de sciences, créées par Napoléon Bonaparte, ne
servent en fait qu’à recruter des professeurs pour constituer les jurys de
baccalauréats. Les enseignements de licence y sont presque inexistants :
entre 1850 et 1870, seulement 80 licences de sciences sont délivrées
chaque année. Au XIXe siècle, recherche et enseignement scientifiques
sont l’apanage d’institutions spécialisées hors de l’université : Collège
de France, École Polytechnique, Muséum d’histoire naturelle et, à partir
de sa création en 1868, l’École pratique des hautes études.
Après la création de la IIIe République en 1875, les gouvernements
s’inquiètent de ce déficit universitaire, d’autant que, comme pour la
formation professionnelle, la comparaison avec l’Allemagne leur paraît
au désavantage de la France. En 1877, des bourses de licence et
d’agrégation sont créées, ainsi qu’un statut particulier pour enseigner et
conduire en même temps des recherches en université, celui de maître
de conférences. L’organisation des études est ensuite réaménagée.
En 1880, les cursus littéraires sont divisés en trois options, lettres,
philosophie et histoire. Six ans plus tard ce sont les cursus de sciences
qui sont répartis en trois options, mathématique, sciences naturelles et
science physique. Le nombre d’étudiants croît alors de manière
significative : il y a environ 12000 étudiants en lettres et en sciences
en 1913, pour 16 850 en droit et 11 500 en médecine. Vingt-cinq ans
plus tard, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les universités
scientifiques et littéraires auront presque rattrapé leur retard sur leurs
prestigieuses et multiséculaires concurrentes : 11900 étudiants en
sciences et 18700 en lettres, pour 22 200 en droit et 21 300 en
médecine.
Mais les républicains ont échoué à accomplir la réforme des facultés que
le ministre René Goblet et son directeur de l’enseignement supérieur
Louis Liard avaient espéré initier en 1885. Finalement, chaque faculté
conserve une forte autonomie qui empêche la constitution de pôles
universitaires. Il faudra attendre la réforme d’Edgar Faure en 1969 pour
que l’unité des universités commence à s’imposer à la tradition
d’autonomie de chaque faculté. V.T.

L’influence du positivisme

La laïcité fut ainsi, au XIXe siècle, marquée par le combat qu’elle eut à
mener contre une Église arc-boutée sur une tradition hostile à la modernité.
Elle eut donc tendance à se présenter ou à se vivre elle-même comme
relevant d’une nouvelle conception du monde, promouvant ses valeurs
propres : la science, la raison, le progrès…, qu’elle opposait volontiers aux
valeurs que ses adversaires présentaient comme « chrétiennes ». L’influence
d’un positivisme diffus, plus ou moins directement inspiré d’Auguste
Comte et qui voyait dans le monde moderne l’avènement d’une civilisation
scientifique appelée à reléguer dans un passé dépassé les sociétés
« théologiques », a contribué à donner à cette laïcité une dimension à la fois
« doctrinale » (on pourrait dire aussi philosophique) et polémique. Jules
Ferry lui-même, qui ne faisait pas mystère de son allégeance personnelle au
positivisme comtien, ne déclarait-il pas à la fin de son célèbre discours sur
l’égalité d’éducation (10 avril 1870) qu’il fallait arracher la femme à
l’influence de l’Église pour la placer sous la conduite de la science, comme
si la science constituait une alternative philosophique à la foi et se plaçait en
rivale de la religion ? Dans une lettre à Lavertujon, Ferry, qui n’est pas
encore ministre, s’exprime encore plus directement : « La religion, dans son
essence, est donc frappée d’une irrémédiable décadence, alors que la
science, reine du monde, est la maîtresse de l’avenir5. » Se manifeste ici
plus qu’un engagement personnel et singulier : toute une tradition
intellectuelle de la laïcité, imprégnée de « positivo-scientisme » militant et
d’interprétation négative de la croyance religieuse. Paul Bert, célèbre
physiologiste et ministre de l’Instruction publique entre deux ministères
Ferry, le chimiste Marcellin Berthelot qui fut lui aussi ministre de
l’Instruction publique, ou, plus tard, le président de la Ligue de
l’enseignement, Albert Bayet, furent d’éminents représentants d’une telle
tradition. La prudence de Gambetta ou de Ferry lui-même invitant à ne pas
confondre anticléricalisme et anti-religion (le « catholicisme politique »,
inacceptable, et le « catholicisme religieux », digne de respect) ne doit pas
masquer que ces promoteurs de la laïcité se fondaient sur une philosophie
de l’histoire et du progrès peu favorable aux religions traditionnelles et
surtout au catholicisme. L’égalité juridique que la laïcité républicaine
reconnaît entre les croyances n’empêche pas la présupposition de leur
inégalité philosophique chez certains des plus éminents fondateurs de cette
laïcité, pas plus que la neutralité exigée des maîtres de « la laïque » n’a
empêché les écoles normales de produire des instituteurs dont
l’anticléricalisme se distinguait malaisément de l’anti-catholicisme. Il en
allait par exemple ainsi du père de Marcel Pagnol, Joseph, dont La Gloire
de mon père évoque, avec attendrissement, combien il se plaisait à
brocarder la foi de son beau-frère.

Quelle philosophie pour la laïcité ?

Louis Legrand6 d’abord, Claude Nicolet7 ensuite ont eu le mérite de


remettre en lumière ce que, philosophiquement, la laïcité doit au
positivisme ou à ses interprétations plus ou moins scientistes, qui ont
conduit à opposer l’archaïsme de la religion à l’avènement d’une
civilisation scientifique. Il serait pourtant réducteur de n’apprécier la
signification de la laïcisation de l’école qu’en fonction de ce climat
intellectuel. Ce serait faire bon marché de la diversité des doctrines qui ont
accompagné le combat laïque et dont des travaux récents ont souligné
l’influence : le protestantisme libéral, incarné par le puissant directeur de
l’enseignement primaire de 1879 à 1896, Ferdinand Buisson, mais aussi par
les figures de Félix Pécaut, Jules Steeg, Albert Réville8 ; le spiritualisme
cousinien9 ou le kantisme10. Le monumental Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire que F. Buisson a dirigé lors même qu’il présidait aux
réformes de l’enseignement primaire depuis le premier ministère Ferry
constitue un observatoire privilégié de la diversité des obédiences
philosophiques et spirituelles des fondateurs de l’école laïque. S’y lit
notamment, bien davantage que des références positivistes ou scientistes,
une conception religieuse de la morale laïque, comprise comme une
« religion du bien » tout intérieure, sans dogmes, sans miracles et sans
clergé, une quête de l’idéal que tout homme de bonne volonté, fût-il
incroyant, poursuit à sa manière et qui convient comme telle à l’exigence de
neutralité confessionnelle imposée par la loi du 28 mars 1882. L’absence
d’unité doctrinale du camp laïque peut aller alors jusqu’au dissensus : ainsi
la Revue occidentale, organe des positivistes orthodoxes, ne manquait-elle
pas de fustiger la laïcité « déiste » qu’elle croyait voir mettre en place sous
l’influence de F. Buisson.
Cette diversité pose évidemment un problème relativement à l’idée même
de « combat laïque », plus facile à définir par l’unité de son adversaire que
par la communauté de ses références. Si l’on veut par cette expression
rendre compte du fait que la laïcisation a eu à s’imposer contre les
résistances d’une Église et de forces politiques et idéologiques qui
trouvaient haïssable le principe d’une école laïque, elle est indubitablement
juste. Elle l’est en revanche beaucoup moins si elle conduit à croire que ce
combat s’est mené au nom d’une conception homogène de l’homme, de la
société, de l’histoire et même de la religion, qu’on pourrait globalement
opposer à une représentation religieuse du monde.

La laïcité, une morale de tous

Le fait même de la collaboration entre Ferry le positiviste et Buisson le


protestant libéral tout habité encore de spiritualité religieuse atteste d’une
préoccupation dans laquelle tout le camp laïque se reconnaît : la laïcité doit
être consensuelle et unitaire, ou pour mieux dire englobante ; l’école laïque
doit être celle qui réalise l’unité de la nation, au-delà de la diversité légitime
des croyances et des convictions. Elle exauce de ce point de vue les vœux
d’Edgar Quinet qui dans L’Enseignement du peuple voyait dans l’école
laïque la seule institution à même d’enseigner au catholique l’amour du juif,
au juif l’amour du catholique, au protestant l’amour du papiste et au papiste
celui du protestant ; la seule permettant « que ces trois ou quatre mondes,
dont la foi est de s’exécrer mutuellement, soient réunis dans une même
amitié ». Le livre de Quinet était pour Ferry, il le dit lui-même, un livre de
chevet, et la lettre-circulaire que le ministre adresse aux instituteurs
le 17 novembre 1883 est clairement habitée par le même souci de concorde
et de consensus. À l’école laïque, écrit-il en substance, l’éducation morale
doit désormais être telle qu’aucun honnête père de famille ne puisse lui
refuser son assentiment. Il faut donc que ses leçons concernent les « règles
élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement
acceptées que celles du langage ou du calcul », la « morale commune »,
« cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et de nos
mères », c’est-à-dire, si l’on veut bien réfléchir au sens des mots, une
morale qui ne saurait être bien différente de la morale chrétienne qui a
historiquement dominé le monde « de nos pères et de nos mères ».
La conclusion s’impose alors : la morale laïque ne contredit pas la morale
chrétienne, elle l’englobe. Elle se veut la morale de tous, chrétiens ou non,
une morale « sans épithète », dira encore Jules Ferry lors de la discussion
au Sénat de la loi du 28 mars 1882. Peut-on même alors parler de morale
laïque puisque « laïque » est une épithète ? Il conviendrait mieux ici de
parler d’enseignement laïque de la morale que d’enseignement de la morale
laïque. Pour Jules Ferry ou Ferdinand Buisson, l’école laïque est celle qui
accueille tous les enfants et qui, faisant de l’instituteur l’« auxiliaire » et le
« suppléant » du père, interdit d’enseigner contre les familles, fussent-elles
catholiques. Le combat laïque n’est décidément pas celui d’une philosophie
contre une autre, ni celui d’une nouvelle religion civile. C’est certes un
combat politique et idéologique, mais qui voit les conditions de sa victoire
dans l’aptitude de la laïcité à abriter sans arbitrer toutes les conceptions
morales, philosophiques ou spirituelles des citoyens français. On n’a peut-
être pas suffisamment remarqué à cet égard que Littré, républicain et
positiviste convaincu, donne dans son dictionnaire une définition purement
privative de la laïcité, sans aucun contenu substantiel ni normatif : « Laïcité.
Caractère laïque. Qui n’est ni ecclésiastique ni religieux11. »
C’est en ce sens qu’il faut comprendre Jean Baubérot lorsqu’il parle de
« pacte laïque12 ». On a pu lui objecter qu’il n’y avait nul pacte dans la
laïcisation de l’école comme dans celle de l’État, en 1905, mais à chaque
fois une décision unilatérale du législateur. L’objection est formellement
juste mais peu sensible à ce que l’idée de pacte laïque veut ici signifier : un
pari (qui a d’ailleurs fini par être gagné) sur les vertus pacificatrices de la
laïcité républicaine, davantage conçue par ses fondateurs comme propre à
faire cesser la guerre des deux France qu’à la continuer. C’est ce souci
pacificateur qui anime la présentation euphémisée que Ferry ou Buisson
font parfois de la laïcisation de l’école, qu’ils appellent alors,
significativement, « sécularisation » et qui, disent-ils, résulte moins d’un
projet politique de rupture idéologique avec l’ancien régime scolaire et la
France chrétienne que du mouvement culturel et social qui depuis la
Renaissance a vu progressivement la pensée et le pouvoir s’affranchir de la
tutelle religieuse. La laïcité de l’école n’est rien d’autre, rassurent-ils, que le
dernier fruit naturel d’un processus de sécularisation propre au monde
moderne. Il gagne d’ailleurs tous les pays démocratiques : ainsi Buisson,
dans l’article « Laïcité » qu’il rédige pour son Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, écrit-il que la France est le pays le plus laïque
d’Europe, reconnaissant du même coup qu’il n’est pas le seul.

De la concorde au compromis

L’intention unitariste de la laïcisation de l’école entreprise par les


républicains les a conduits à composer avec ce que leurs adversaires
prétendaient qu’elle voulait détruire. Ferry sait que le catholicisme reste ce
que Portalis, ministre des Cultes de 1804 à 1807, en disait au moment du
Concordat napoléonien : la religion de la majorité des Français. Il faut donc
rassurer en même temps que laïciser et montrer que la laïcité républicaine
sait s’accommoder des sentiments religieux. Opportunisme ? Certes, à
condition de souligner, avec Claude Nicolet, la cohérence politique de cette
façon de concevoir les réformes et l’injuste anachronisme qu’il y a à
comprendre péjorativement ce mot quand on l’applique à Ferry ou à ses
collaborateurs. Leur opportunisme n’est somme toute que la conséquence
politique de leur philosophie du progrès, c’est-à-dire aussi de la
progressivité, de la confiance qu’ils accordent à la dimension temporelle de
leur action et, contrairement à la plupart des projets d’éducation débattus
pendant la Révolution française (à l’exception peut-être de celui de
Condorcet), de leur refus de la problématique révolutionnaire de la
construction de l’homme nouveau.
De cet opportunisme, de ce sens du compromis, bien des exemples
peuvent être donnés. Ainsi la circulaire du 2 novembre 1882, rédigée par
Buisson, pose-t-elle la question de l’enlèvement des emblèmes
confessionnels (crucifix dans les salles de classe, statues de la Vierge Marie
dans les préaux des écoles de filles…). Cet enlèvement est conforme à
l’esprit de la nouvelle loi, et c’est logiquement qu’aucune école primaire
nouvellement construite n’abritera d’emblèmes religieux. Mais pour celles
dans lesquelles ils sont déjà présents, la circulaire recommande aux préfets
de faire dépendre leur décision du « vœu des populations ». La loi de 1882,
précise la circulaire, « n’est pas une loi de combat » et ne doit pas « porter
le trouble dans les familles ou dans les écoles ». De sorte que si le but visé
reste bien une école dont la laïcité exclut la présence des crucifix, sa
réalisation complète est reportée à un moment « qu’il est impossible de
préciser ». Ferry n’a pas réagi autrement que son directeur de
l’enseignement primaire, lorsque, dès 1880, il avait sermonné le préfet de la
Seine Hérold pour avoir voulu anticiper la suppression des emblèmes
religieux dans les enceintes scolaires, en rappelant que l’école publique a
« un devoir particulier de modération, de retenue et de prudence13 ».
Le deuxième exemple de compromis auxquels les fondateurs de « la
laïque » furent conduits concerne l’enseignement de la morale. La loi de
mars 1882 remplace l’instruction religieuse prévue par la loi Falloux par
l’instruction civique. Or, cette disposition n’émeut pas que les adversaires
des républicains, mais aussi ceux des républicains qui, tel le philosophe
Jules Simon (qui fut ministre de l’Instruction publique de la IIIe République
en 1871), sont déistes et spiritualistes. L’accord se fait sans problème pour
déconfessionnaliser l’école ; mais peut-on aller jusqu’à ne jamais y faire
référence à l’idée de Dieu, à ignorer l’appel au sentiment religieux ? C’est
ce que refuse J. Simon qui propose un amendement à la loi, au terme duquel
elle inclurait en son article premier l’enseignement « des devoirs envers
Dieu et envers la patrie ». L’amendement fut finalement repoussé, mais
Ferry, qui, en bon positiviste, n’avait pas voulu que l’assemblée le votât,
proposa au Conseil supérieur de l’Instruction publique de l’intégrer au
programme de morale. De façon d’ailleurs profondément conforme au
« fond religieux » qui, selon Buisson, est celui d’une morale laïque conçue
comme recherche de l’idéal et de la perfection, les devoirs envers Dieu
constitueront le dernier chapitre de ce programme jusqu’en 1923.
Une étude de Véronique Dimier sur la question de l’enseignement
primaire indigène en Algérie14 offre un troisième exemple de ce sens du
compromis qui a présidé à la construction de l’école laïque. En mars 1892,
une délégation de sept sénateurs fut envoyée en Algérie. Jules Ferry lui-
même la conduisait. En faisait notamment partie Émile Combes, qui allait
ouvrir dix ans plus tard, sous des auspices violemment anticléricaux, la
crise de la séparation. Or les deux rapports de Combes et de Ferry sont très
conciliants à l’égard de la place que la religion musulmane peut occuper
dans les écoles. Ferry, oubliant son positivisme, affirme même que « le
Coran n’est en aucune façon l’ennemi de la science » ! V. Dimier en
conclut que la laïcité « abstraite » ou « déductive » qui s’affirmait dans les
discours laisse la place sur le terrain à une approche « inductive » et
pragmatique. Nous dirions plutôt que ce pragmatisme laïque trouve aussi sa
justification dans les discours, qu’on ne peut réduire aux libelles
anticléricaux et qui construisent la théorie d’une laïcité profondément
accueillante, intégrative et sensible à l’état des mœurs.

Une laïcité de droit ?

Nombre de ceux qui ont analysé la loi de 1905 soulignent qu’elle ne fut
pas une loi de combat mais d’apaisement et même de liberté15. Elle
témoigne du moment où, en matière de laïcité, le juridique a pris le pas sur
l’idéologique. Pourtant la dimension « libérale » (au sens de « favorable à la
liberté ») ne fut pas non plus absente des lois scolaires des années 1880.
Leurs initiateurs assurent aussi qu’elles reposent sur le principe de l’égalité
des droits et notamment de l’égale liberté de conscience, y compris, Ferry
aime à le répéter, celle de l’enfant. Lorsque le ministre recommande aux
instituteurs, dans la lettre-circulaire qu’il leur adresse en 1883, de ne pas
s’aventurer sur le terrain des convictions, variables, des familles, et
notamment de faire silence sur les questions religieuses, ce n’est pas
seulement pour rassembler toutes les composantes de la nation sous
l’enseignement consensuel de l’école laïque. C’est aussi l’effet d’un
scrupule juridique, qui fait de l’école de Jules Ferry, sur ce point, l’héritière
de Condorcet, lequel proposait déjà dans son plan d’instruction publique
(1792) la laïcisation de l’enseignement moral : « La Constitution, en
reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en
établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne
permet point d’admettre, dans l’instruction publique, un enseignement qui,
en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des
avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage
contraire à la liberté des opinions16. »
Il faut en ce sens souligner que la loi du 28 mars 1882 contient deux
articles concernant la laïcité de l’enseignement. Si le premier, en excluant le
catéchisme et l’histoire sainte des matières enseignées, relève du combat
contre les prétentions cléricales de l’Église en matière d’éducation
publique, le second, en faisant du jeudi un jour chômé afin que les familles
puissent faire donner à leur progéniture l’instruction religieuse de leur
choix, garantit une liberté et interdit du même coup de comprendre la
laïcisation de l’école comme une mesure anti-religieuse. En somme, la
séparation de l’Église et de l’école se fait déjà dans l’esprit « libéral » de ce
que sera quelque vingt ans plus tard la séparation de l’Église et de l’État.
En 1882 comme en 1905, il s’est agi non de déchristianiser la France, mais,
comme le dit Jean Baubérot, de désinstitutionnaliser la religion, c’est-à-dire
de donner à la croyance religieuse le statut d’une opinion privée, égale en
droits à toutes les autres.
Ainsi, la dimension juridique de la laïcité n’est pas un fruit tardif de son
histoire. C’est plutôt de la victoire d’un de ses éléments originaires sur
l’autre qu’il faudrait parler. L’idéal laïque a fini par voir son contenu
philosophique se diluer en raison directe de l’inscription dans le droit positif
d’une laïcité liberté qui, en privatisant la religion, lui a du même coup
assuré la pleine autonomie de son exercice dans la société civile et a cessé
de passer auprès des religionnaires pour une philosophie rivale ou une
Église de remplacement. On peut se réjouir de voir ainsi la laïcité pour ainsi
dire se « désubstantialiser » et entrer définitivement dans l’ordre procédural
des démocraties modernes… même si certains semblent regretter le temps
où la laïcité était encore un ressort spirituel pour la République et son école,
au moment difficile mais exaltant de sa fondation durable, en déplorant
qu’elle n’en soit plus que la jurisprudence.

Pierre Kahn est professeur de sciences de l’éducation à l’université de


Caen. Il est l’auteur de La Laïcité, Le Cavalier bleu, 2005 et a dirigé avec
D. Denis L’École de la IIIe République en question, Peter Lang, 2006.
1 É. Poulat, Liberté, laïcité. La Guerre des deux France et le principe de la modernité, Cerf/Cujas,
1988.
2 E. Quinet, L’Enseignement du peuple, Librairie Charmerot, 1850.
3 Y. Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy :
controverses, Presses de Sciences po, 1994.
4 G. Compayré, Éléments d’instruction morale et civique, P. Delaplane, 1883.
5 J. Ferry, Lettre à Lavertujon, 5 octobre 1875.
6 L. Legrand, L’Influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Librairie M. Rivière,
1961.
7 C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, Gallimard, rééd. 1995.
8 P. Cabanel, Juifs et protestants en France, les affinités électives. XVIe-XIXe siècle, Fayard, 2004 ; L.
Loeffel, La Question du fondement de la morale laïque sous la IIIe République (1870-1914), Puf,
2000.
9 J. Billard, De l’école à la République. Guizot et Victor Cousin, Puf, 1998.
10 P. Dubois, Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson. Aux fondations de l’école républicaine (1878-
1911), Peter Lang, 2002.
11 E. Littré, Supplément au Dictionnaire de la langue française, 1871.
12 J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, 1990.
13 Cité in J. Baubérot, La Morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997.
14 V. Dimier, « La laïcité : un produit d’exportation ? Le cas du rapport Combes (1892) sur
l’enseignement primaire indigène en Algérie », in J. Baudouin et P. Portier (dir.), La Laïcité, une
valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, PUR, 2001.
15 J. Boussinesq, La Laïcité française, Seuil, coll. « Points essais », 1994 ; J.-M. Mayeur, La
Séparation des Églises et de l’État, Éditions de l’Atelier, 1991.
16 Condorcet, Rapport et projet de décret sur l’instruction publique (1792). Présentation, notes et
commentaires de C. Coutel, Edilig, 1989.
JEAN-MICHEL CHAPOULIE

La méritocratie scolaire de la IIIe République reposait sur une


discrimination entre un enseignement secondaire réservé de fait aux
enfants de la bourgeoisie et un enseignement primaire supérieur
permettant aux enfants du peuple de poursuivre des études sans
accéder au baccalauréat.

La sélection sociale dans l’école


républicaine

Le personnel politique responsable de la réorganisation de l’école au


début de la IIIe République s’est référé avec insistance à Condorcet (1743-
1794) comme à son inspirateur pour l’organisation de l’école1. Cette
référence est trompeuse en ce qui concerne l’organisation d’ensemble
adoptée : l’objectif de Condorcet, de « développer toute l’étendue des
talents qu’il [l’enfant] a reçus de la nature » n’est pas celui de l’école
républicaine de 1880. Elle prend au contraire pour point de départ les
inégalités de condition existantes et leur persistance d’une génération à
l’autre. Comme l’affirme d’ailleurs en 1870 Jules Ferry dans un discours
souvent cité, l’objectif des républicains en ce qui concerne l’école est
modeste : « Je vous demande si, en réalité, dans la société actuelle, il n’y a
plus de distinction de classes ? Je dis qu’il en existe encore… Or […] je
vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une
nation animée de cet esprit d’ensemble et de cette confraternité d’idées qui
font la force des vraies démocraties, si entre ces deux classes, il n’y a pas
eu le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des
riches et des pauvres sur les bancs de quelques écoles2. » Rien de choquant
pour les contemporains dans ces propos : nul n’envisage la possibilité que
les enfants d’origine populaire suivent (sauf rares exceptions) des études
secondaires conduisant au baccalauréat, et il faudra encore trente ans pour
que l’éventualité en soit formulée – par Ferdinand Buisson, le directeur de
l’enseignement primaire de 1879 à 1896 – lors de son audition par la
commission d’enquête chargée de préparer en 1898 ce qui fut la réforme
de 1902 de l’enseignement secondaire.

Une école pour les classes moyennes

S’il faut associer un nom propre à la représentation de la structure


scolaire qui inspire la politique scolaire menée tout au long du XIXe siècle,
c’est celui de Destutt de Tracy (1754-1836), un aristocrate par l’origine
sociale et la culture, chargé sous le Directoire de l’organisation des écoles
centrales. Celui-ci écrit en 1800 :
« Je remarque d’abord que dans toute société civilisée il y a deux classes
d’hommes ; l’une qui tire sa subsistance du travail de ses bras, l’autre qui
vit des revenus de ses propriétés ou du produit de certaines fonctions dans
lesquelles le travail de l’esprit a plus de part que celui du corps. La
première est la classe ouvrière ; la seconde est celle que j’appellerai la
classe savante.
Les hommes de la classe ouvrière ont bientôt besoin du travail de leurs
enfants ; et les enfants eux-mêmes ont besoin de prendre […] l’habitude et
les mœurs du travail pénible auquel ils se destinent. Ils ne peuvent donc pas
languir longtemps dans les écoles. Il faut qu’une éducation sommaire, mais
complète en son genre, leur soit donnée en peu d’années, et que bientôt ils
puissent entrer dans les ateliers ou se livrer aux travaux domestiques ou
ruraux.
[…] Ceux de la classe savante, au contraire, peuvent donner plus de
temps à leurs études : et il faut nécessairement qu’ils en donnent
davantage ; car ils ont plus de choses à apprendre pour remplir leur
destination […].
[…] Voilà des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ; elles
dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés : il
n’est au pouvoir de personne de les changer. Ce sont donc des données
invariables dont il faut partir.
[…] Concluons donc que dans tout État bien administré et où l’on donne
une attention suffisante à l’éducation des citoyens, il doit y avoir deux
systèmes complets d’instruction, qui n’ont rien de commun l’un avec
l’autre. […] Les écoles dites primaires et les apprentissages des différents
métiers : voilà l’éducation de la classe ouvrière ; les écoles centrales et
spéciales : voilà celle de la classe savante […]3. »
Cette représentation de la structure scolaire se retrouve dans les années
suivantes chez Guizot, et elle inspire la loi de 1833 sur l’enseignement
primaire. Mais une partie des élites a alors « découvert » une nouvelle
classe sociale – les classes moyennes. Il s’agit d’un ensemble de catégories
apparues après la Révolution, qui comprend notamment petits entrepreneurs
du commerce et de l’industrie et employés qualifiés. Aux garçons issus de
cette nouvelle classe, certains proposent d’offrir une filière de scolarisation,
parfois désignée comme « enseignement intermédiaire ». Celle-ci se
distingue à la fois d’un enseignement secondaire d’excellence reposant
alors principalement sur le latin, et de l’enseignement primaire réduit au
rudiment du « lire, écrire, compter » destiné aux classes populaires. Il s’agit
alors d’offrir des connaissances plus développées que les rudiments mais à
finalités pratiques : des compléments de culture générale (français, histoire),
des éléments de sciences usuelles (chimie, physique, arpentage, géométrie,
dessin linéaire, parfois dessin d’ornement), une formation à la « tenue de
livres » (la comptabilité), des langues étrangères.

Des initiatives diverses avant 1880

Les initiatives de création de filières correspondant à l’enseignement


intermédiaire sont nombreuses après 18304. Sous le nom de cours (ou
d’école) de commerce, de cours de français, des établissements secondaires
proposent ce type d’études. Après 1833, les écoles primaires supérieures
correspondent à une tentative parallèle, mais cette fois dans un cadre
réglementaire primaire. La loi Guizot impose aux villes de plus
de 6 000 habitants de fonder et d’entretenir une « école primaire
supérieure ». C’est dans les grandes villes (Paris, Nantes, Bordeaux,
Orléans, etc.) que l’on trouve les principales réalisations. Bien que le terme
« primaire supérieur » soit momentanément interdit en 1850, à un moment
où cet enseignement est dénoncé par les élites les plus conservatrices qui ne
le connaissent pas et qui craignent, après la révolution de 1848, les
conséquences sociales d’une élévation du niveau d’instruction de la
population, une partie des villes soutiennent ces entreprises. Certains
établissements secondaires conservent aussi un certain temps une filière
scolaire analogue, issue parfois initialement d’une école primaire supérieure
annexée au collège, comme à Caen. La loi de 1864 qui crée l’enseignement
secondaire spécial est une autre tentative de création d’un enseignement
pour les classes moyennes, cette fois dans le cadre réglementaire de
l’enseignement secondaire. De son côté, l’enseignement catholique n’est
pas en reste : les frères des Écoles chrétiennes revendiquent parfois d’être
les premiers à avoir inventé cette formule d’enseignement, en particulier
dans leur pensionnat de Béziers vers 1830.
L’enseignement technique, l’autre filière pour les enfants du peuple

En 1881, une des lois scolaires de la IIIe République est consacrée à


l’enseignement technique. Elle crée un cadre législatif pour les écoles
techniques déjà existantes, pour la plupart municipales, et elle prévoit la
création d’une nouvelle catégorie d’écoles, les écoles nationales
professionnelles (ENP). Mais ces écoles sont confiées à la double tutelle
des ministères de l’Instruction publique et du Commerce et de
l’Industrie. Ce choix traduit une tension caractéristique de l’histoire
scolaire française entre les finalités économiques et les finalités
politiques de la scolarisation des adolescents : une partie des élites de la
société est préoccupée par la formation professionnelle des cadres
moyens de l’industrie et du commerce, une autre par le souci d’élever le
niveau de formation générale et de conscience citoyenne de la jeunesse
populaire. Les termes de ce débat sont parfaitement formulés par les
représentants des deux ministères qui s’affrontaient pour récupérer la
totalité du contrôle des écoles techniques. Pour l’Instruction publique,
Ferdinand Buisson développe l’argumentation citoyenne :
« La question est justement de savoir si une démocratie libérale et
généreuse est, oui ou non, en état d’assurer aux enfants de ses classes
laborieuses ce complément décisif d’instruction intellectuelle et
morale. »
Son interlocuteur du ministère du Commerce lui répond alors :
« Comptez-vous donc pour rien cette intelligence complète d’une
industrie que nous entendons donner aux enfants des écoles
techniques ? »
Tranché en faveur du ministère du Commerce en 1892, le débat rebondit
en 1920 où l’enseignement technique repasse sous le ministère de
l’Instruction publique. Mais la direction de l’Enseignement technique
constitue de fait un bastion autonome au sein du ministère et entretient
avec les milieux professionnels des relations étroites. Sans rattraper
ceux du primaire supérieur, dont il est concurrent direct, ses effectifs ont
connu une croissance remarquable dans l’entre-deux-guerres, comme le
montre le tableau ci-dessous, qui donne les effectifs comparés des trois
ordres d’enseignement post-obligatoire de la IIIe République. V.T.
Collèges EPS et cours Enseignement
et lycées complémentaires technique
1914 69200 90000 18000
1939 140300 230000 70000
J.-P. Briand et al., L’Enseignement primaire et ses extensions,
annuaire statistique, INRP-Economica, 1987.

Les tentatives qui prennent place entre 1830 et 1880 montrent à la fois
qu’il existe une conviction durable parmi certains membres de l’élite sur
l’utilité sociale d’une telle filière d’enseignement, ainsi qu’une clientèle
pour celle-ci. Mais son organisation se heurte aussi à des difficultés
récurrentes : d’une part la rareté du personnel enseignant capable d’inventer
un enseignement adapté à la clientèle (les cas de l’école Turgot à Paris et de
l’école de Leloup à Nantes sont des contre-exemples) ; d’autre part
l’irrégularité du financement pour les écoles dépendant des villes. À la fin
des années 1860, la croissance de l’enseignement élémentaire a permis de
surmonter une autre difficulté : l’existence d’un nombre suffisant d’élèves
ayant acquis les rudiments primaires qui sont un préalable à cet
enseignement.
En 1878, l’enseignement primaire supérieur renaît officiellement :
bourses et subventions d’État lui sont, pour la première fois, attribuées5. Le
terme « école primaire supérieure » (EPS) réapparaît pour désigner les
établissements qui offrent trois (et parfois, un peu plus tard, quatre) années
d’études après la dernière année d’école primaire et l’obtention du certificat
d’études primaires (instauré en 1882). Cet enseignement s’adresse donc à
des élèves âgés de 12 à 16 ans. L’une de ses singularités est alors sa
gratuité, tandis que l’enseignement secondaire public (lycées et collèges)
impose toujours le paiement d’une rétribution scolaire. En outre, à côté des
écoles primaires supérieures, sont créés des cours complémentaires, simples
classes rattachées à des écoles primaires et qui empruntent leur programme
aux EPS. Autre fait nouveau : la réglementation de l’enseignement primaire
supérieur est appliquée aux filles (1879), qui bénéficient ainsi, au moment
où est créé l’enseignement secondaire de jeunes filles, d’un second type de
filière de scolarisation prolongée. La IIIe République organise donc une
filière complète de poursuite d’études au-delà de l’enseignement
élémentaire obligatoire, qui est gratuite et dans laquelle enseignent des
instituteurs ou des institutrices formés à cet effet. Mais elle se distingue
explicitement des lycées et des collèges publics, qui demeureront payants
jusqu’en 1930, en n’enseignant pas le latin et en ne préparant pas au
baccalauréat.
Parallèlement, une suite de réorganisations transforme après 1880
l’enseignement secondaire spécial qui avait été créé en 1864. Celui-ci se
rapprocha par sa durée, puis par ses sanctions – avec la création d’un
baccalauréat moderne en 1891 – de la filière classique, elle-même
simultanément modifiée en 1880 et en 1890. L’enseignement secondaire
moderne n’est plus alors défini par les caractéristiques sociales du public
auquel il s’adresse, mais par l’orientation des études. L’enquête
parlementaire sur l’enseignement secondaire réalisée en 1898 conclut
qu’une grande partie de la clientèle antérieure de l’enseignement secondaire
spécial fréquente dorénavant les écoles primaires supérieures.

Un concurrent pour l’enseignement secondaire

Le réseau d’écoles primaires supérieures s’est rapidement développé


après 1880. Toutes les grandes villes, ou presque, fondent une EPS, et rares
sont les départements qui n’en possèdent pas une ou deux au moins dans
des villes de seconde importance. Quelques-unes succèdent à des collèges
moribonds, où la part de l’enseignement avec latin était déjà réduite. Des
débouchés pour ces études sont également trouvés : les concours d’entrée
dans les écoles normales d’instituteurs, divers concours de recrutement de
fonctionnaires (postes, impôts, etc.), les emplois moyens du commerce, de
l’industrie, ainsi que les concours d’entrée de différentes écoles comme les
Arts et Métiers. Le premier type de débouché – vers les emplois de
fonctionnaires – n’avait pas été envisagé en 1880 et il suscite des critiques
virulentes. L’une des raisons de l’orientation des EPS vers les emplois
administratifs est la faible présence des enseignements à caractère plus
technique (à orientation agricole, commerciale ou industrielle, avec ateliers
bois et fer) qui avaient été prévus : le personnel et le matériel pédagogique
doivent être financés par les villes, qui sont d’autant plus portées à
s’abstenir que les EPS ont souvent des internats qui recrutent largement en
dehors de la ville d’implantation. Les écoles où l’enseignement pratique
était le plus développé passent d’ailleurs presque toutes après 1893 sous la
tutelle du ministère du Commerce et changent de dénomination pour
s’appeler « écoles pratiques du commerce et de l’industrie » (voir p. 114).
Elles conserveront en général le même public, souvent avec un recrutement
ouvrier plus important, car la plupart se trouvent implantées dans des
centres industriels. Elles renvoient formellement à une autre définition :
celle des écoles définies non par leur recrutement mais par leurs débouchés.
Le recrutement social de l’enseignement primaire supérieur fut celui qui
était attendu et l’on peut reprendre la caractérisation de Buisson en 1887 :
« L’ouvrier rangé et aisé, l’instituteur, le greffier, le commis, le petit
fabricant, le petit boutiquier, le petit propriétaire rural ou le petit rentier6. »
On peut juger que le terme « classes moyennes » n’est pas tout à fait
approprié : il s’agit d’un mixte de recrutement dans certaines fractions des
classes populaires (celles dont les revenus présentent une certaine stabilité)
et dans les classes moyennes – mais les fractions supérieures des classes
moyennes donnent plutôt leurs enfants à l’enseignement secondaire, surtout
après 1918.
Cet enseignement connaît un notable succès si on le mesure aux flux qui
le traversent : ceux-ci ne cessent de croître au long de la IIIe République,
pour les filles comme pour les garçons. Le niveau scolaire des études
s’élève rapidement après 1880, à la fois parce que celui de l’enseignement
primaire s’élève, et parce qu’une partie de ses enseignants, les anciens
élèves des écoles normales supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay, est
dynamique. Orienté vers les études générales, littéraires et surtout
scientifiques, cet enseignement devient en vingt ans l’analogue de
l’enseignement secondaire moderne, qui subit, lui, l’infortune de recevoir
une partie des élèves qui suivent difficilement l’enseignement secondaire
classique. D’où l’hypothèse émise en 1898 par Buisson et d’autres : il
n’existe entre les élèves de l’enseignement moderne des collèges et des
lycées et ceux de l’enseignement primaire supérieur qu’une différence
d’origine sociale.
En réalité, la situation que révèle l’examen de l’origine sociale des
collèges et des établissements primaires supérieurs suggère une opposition
moins rigide entre les recrutements de ces deux enseignements. Certains
collèges de province à petits effectifs ont un recrutement que l’on ne saurait
qualifier de bourgeois : la plus grande partie des élèves n’y suit d’ailleurs
pas d’études prolongées au-delà de la classe de cinquième ou celle de
quatrième. À l’inverse, le recrutement d’EPS de filles situées dans des villes
où il n’existe pas d’établissement secondaire est parfois proche de celui
d’un collège de filles situé dans une ville à structure sociale similaire.
En d’autres termes, la réalité du recrutement social sur le terrain est
toujours plus complexe que les définitions sociales des clientèles des
filières scolaires qui figurent dans les attendus des projets de lois ou des
textes de présentation des établissements. Si la bourgeoisie constitue la
quasi-totalité du recrutement de certains établissements secondaires publics
ou privés, de nombreux établissements secondaires ont, après 1880, un
recrutement qui mélange, dans des pondérations variables, bourgeoisie et
classes moyennes. De même les établissements primaires supérieurs
mélangent recrutement dans les classes moyennes et recrutement dans les
classes populaires. Certains cours complémentaires des zones minières du
Gard donnent notamment un exemple de recrutement presque
exclusivement populaire. Ce qui détermine le recrutement d’un collège ou
d’une EPS sur le terrain, c’est moins la définition officielle de la clientèle
que la structure sociale de l’aire de recrutement que le chef d’établissement
parvient à constituer et la présence d’établissements rivaux, publics ou
privés, qui recrutent dans la même zone.

Trois filières de scolarisation

Pendant la IIIe République, on peut donc distinguer trois filières de


scolarisation. La première conduit des élèves au mieux au certificat
d’études primaires, mais une partie importante d’entre eux ne parvient pas
au terme de ces études et n’est pas présentée au certificat d’études. Ce type
de scolarisation concerne les enfants des classes populaires, mais aussi une
partie des enfants des petites classes moyennes. Une deuxième filière
d’études, greffée sur celle-ci, correspond aux études primaires supérieures
(ou aux études techniques dans les écoles pratiques du commerce et de
l’industrie) prolongées sur deux, trois, quatre années et parfois plus. Elle
débouche sur des emplois « moyens » dans les entreprises et les
administrations, parfois ultérieurement, par promotion interne, bien au-delà,
et recrute dans les classes moyennes et dans certaines fractions des classes
populaires. La troisième filière, l’enseignement secondaire, conduit au
baccalauréat des élèves d’origine principalement supérieure et moyenne.
Au cours de la IIIe République les frontières entre ces différentes filières
se sont légèrement déplacées et l’existence d’un système de bourses a
permis à quelques élèves d’origine populaire particulièrement brillants
scolairement de parvenir jusqu’aux études supérieures. L’un des
changements les plus significatifs se situe dans les conceptions de l’offre
publique de scolarisation : à partir de 1900, et de nouveau après 1918, ce
système de stratification de l’offre scolaire apparaît socialement injuste et
en contradiction avec les principes de la République. L’égalité devant
l’école ne peut plus seulement être réduite à la fréquentation par tous des
mêmes classes élémentaires (un idéal auquel la IIIe République ne s’était
d’ailleurs pas conformée en maintenant des classes élémentaires dans les
lycées), mais exige un accès à l’institution scolaire qui ne tient compte que
des capacités des enfants à en profiter, bref de la réussite scolaire. Les
débats autour de la question de l’égalité des chances vont alors se
développer à partir de la critique de la séparation entre l’enseignement
primaire supérieur et l’enseignement secondaire.

Jean-Michel Chapoulie est professeur de sociologie à Paris-I. Il a publié en


collaboration avec J.-P. Briand Les Collèges du peuple. L’enseignement
primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous
la IIIe République, INRP, 1992 et est l’auteur de La Tradition sociologique
de Chicago. 1892-1961, Seuil, 2001.

1 Voir dans les Points de repère p. 88 les extraits du projet de Condorcet en 1792.
2 J. Ferry, « De l’égalité d’éducation » Discours de la salle Molière, Conférence du 10 avril 1870 à la
Société pour l’instruction élémentaire.
3 Destutt de Tracy, Observations sur le système actuel d’instruction publique, Panckoucke, an IX.
4 J.-M. Chapoulie, « L’enseignement primaire supérieur de la loi Guizot aux écoles de la IIIe
République », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 36, juillet-septembre1989.
5 J-P. Briand, J.-M. Chapoulie, Les Collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le
développement de la scolarisation prolongée sous la IIIeRépublique, Éditions du CNRS/
INRP/Presses de l’ENS, 1992.
6 F. Buisson, L’Enseignement primaire supérieur et professionnel en France, Fischbasher, 1887.
PATRICK CABANEL

Les élèves des années 1920 maîtrisaient-ils mieux leur orthographe


que ceux d’aujourd’hui ? L’examen des copies récoltées au fil d’un
siècle de certificat d’études permet de comprendre la construction des
savoirs scolaires et de porter un regard nouveau sur leur diffusion et
leur mise en œuvre par les élèves.

Les savoirs du certificat d’études

L’étude des disciplines et des savoirs scolaires a beaucoup apporté,


depuis quelques années, à l’histoire de l’enseignement. Une première étape
nécessaire avait consisté à analyser les politiques scolaires et leurs
traductions statistiques (nombre d’élèves, examens distribués, bâtiments,
etc.). On s’est beaucoup intéressé, également, aux textes réglementaires
produits par l’institution et au contenu et à l’évolution des manuels. Mais
c’en était resté, comme souvent dans l’histoire du livre et des idées, au
niveau de l’émission : il est plus délicat et tout aussi important de
comprendre de quelle manière ces textes ont été reçus, appropriés, utilisés
par leurs destinataires, les enseignants et les élèves. Cette histoire de la
réception scolaire, et donc de la véritable diffusion des savoirs, est
maintenant largement entamée par les soins des spécialistes de sciences de
l’éducation ou des historiens. Elle est rendue possible par la conservation,
certes très inégale selon les époques et les lieux, de ces sources particulières
que sont les cahiers d’élèves et les copies d’examens : on peut y étudier les
leçons et sujets réellement proposés, leur traitement par les élèves, les
corrections et appréciations des enseignants. En clair, tout le dialogue, ici
couché par écrit, qui se noue autour du savoir scolaire.
À côté du traitement quantitatif, toujours nécessaire, il y a donc une
approche plus qualitative dont pédagogues et historiens peuvent beaucoup
attendre. Soit la question de l’orthographe : que peut-on savoir du niveau
réellement acquis par les Français ? André Chervel et Danièle Manesse ont
pu l’établir en étudiant quelque 3 000 copies d’une même dictée donnée
dans 45 départements au cours des années 18701. Soucieuse d’en savoir
plus sur l’enseignement de l’histoire sous la IIIe République, Brigitte
Dancel a eu l’idée de radiographier des centaines de copies du certificat
d’études des années 19202. Olivier Loubes, lui, a tenté de surprendre les
mutations de l’enseignement patriotique de part et d’autre de la Première
Guerre mondiale : les rééditions des manuels, les sujets de rédaction, les
essais des élèves, les corrections des instituteurs lui ont appris bien plus, au
plus près de la réalité enseignée, sur la montée d’un enseignement pacifiste
que les circulaires ministérielles ou les actes des congrès pédagogiques3.

Trois figures classiques des examens d’antan

Nous avons choisi de prendre ici l’exemple d’un examen de masse, le


certificat d’études. On sait quelle mémoire puissante la nation a gardée de
cet examen et de ses contenus, entre caricature et nostalgie, sourire et
grimace : l’apprentissage par cœur de nomenclatures historiques et
géographiques (traités, sommets, fleuves, sous-préfectures…) ; l’obsession
de l’orthographe et le couperet du zéro éliminatoire à la dictée ; les trains
qui se croisent et les bassins à remplir pour l’épreuve de calcul. Le par cœur
a-t-il vraiment tenu autant de place au détriment de l’intelligence des
phénomènes historiques ? Le rite cruel de la dictée a-t-il étouffé un
apprentissage plus ludique de la langue ? Ce que ni les textes officiels, ni
les souvenirs des anciens élèves ne peuvent vraiment nous apprendre,
l’analyse de collections de sujets et la lecture de lots de copies sont en
mesure de le faire. Nous avons retenu trois figures classiques des anciens
savoirs : l’histoire-géographie, le calcul, l’ensemble dictée-rédaction.
Pour ce qui est de l’histoire-géographie, rappelons qu’elle n’a conquis
qu’en 1938 son autonomie à l’examen du certificat : elle est jusque-là en
concurrence, dans une même épreuve, avec les sciences et l’instruction
morale et civique à partir de 1892, les sciences seules depuis 1918. Dans
chaque département, l’inspecteur d’académie choisit, année après année,
celle des questions qui va figurer à l’écrit. Or, avant 1918, l’histoire et la
géographie sont nettement dominées : elles n’ont par exemple fourni
que 15 % des sujets, contre 21 % aux sciences, 34 % à l’instruction morale
et civique, dans les examens proposés en Charente de 1892 à 1909, et un
quart environ des sujets et corrigés proposés par un recueil de sujets édité
en 1899. Le choix majoritaire de l’examen et donc, en amont, de sa
préparation, va aux sciences plus qu’à l’histoire. À partir de 1918, les
choses se rééquilibrent, sciences et histoire-géographie se partageant à peu
près par moitié les sujets ; en interne, l’histoire domine nettement la
géographie (dans 90 % des cas ; pour la Somme en 1924, elle s’arroge plus
de la moitié des points).
Qu’avaient à mettre en œuvre les candidats pour réussir cette épreuve ?
Moins de dates que la mémoire collective ne l’a retenu : en 1924 et 1925,
dans la Somme, un seul tiers des centres d’examen ont proposé au moins
une question sur des dates, et seules 43 de la soixantaine de dates
préconisées par le programme officiel étaient à retrouver. En outre, ces
dates ne sont pas éparpillées au hasard, mais font l’objet de regroupements
partiels qui leur donnent une cohérence : histoire religieuse (Saint-
Barthélemy, édit de Nantes, Révocation), histoire politique (les coups d’État
précédant les deux Empires, les révolutions du XIXe siècle). Près de quatre
sujets sur dix ont invité les candidats à exposer des causes et des
conséquences, à formuler des choix et des jugements, voire des
comparaisons. Le psittacisme chronologique ne l’emporte pas sur l’essai
d’intelligence des évolutions historiques. Ce que confirment les
performances observées dans les copies : 38 % de réponses correctes
lorsqu’il s’agit de chronologie, 58 % pour un enchaînement de causes et
d’effets. Et même, dans ce dernier cas, 75 % de réussite pour les candidats
issus d’écoles de garçons, contre 56 % pour ceux qui viennent d’écoles
mixtes. En clair, et la chose n’a pas été souvent soulignée, la grosse école
urbaine, avec sa classe de fin d’études, véritable « boîte à certif », formerait
mieux que l’école unique de village, façon Être et avoir4…

Une certaine vision du monde

Au niveau du calcul ou plutôt des problèmes, on ne possède pas d’étude


similaire, au moins pour les performances des élèves. Tout au plus a-t-on pu
remarquer, pour la ville de Castres dans la première moitié du XXe siècle,
que la note moyenne des garçons est plus élevée de 0,6 ou 0,7 point selon
les sondages, et qu’ils sont plus nombreux à obtenir la moyenne (71 %
d’entre eux contre moins de 62 % pour les filles). Ces dernières se
rattrapent en composition française (60 % contre 51 % obtiennent la
moyenne). Faisons donc porter l’analyse sur les sujets de problèmes. Certes,
les croisements de trains et surtout les remplissages de bassins (au robinet
ou à la pompe) sont bien là. Mais on trouve aussi de très nombreuses
questions, d’usage plus immédiat dans la vie des candidats, portant sur
l’épargne, les placements sur livret, l’emprunt, l’achat à crédit. Et les objets
proposés à leur acquisition vertueuse sont ceux de la modernité : un
réfrigérateur, une bicyclette, un vélomoteur, une automobile, un appareil
photographique, une maison, un poste de télévision, une machine à laver,
etc. Dans ce dernier cas (Marne, 1957), la ménagère (le candidat) est invitée
à choisir la solution financièrement la plus avantageuse : payer comptant
mais en recourant pour ce faire à un emprunt extérieur, ou accepter les
conditions de crédit proposées par le vendeur. Au passage, on note que
l’étude des sujets d’examen permet de mesurer les progrès de la société de
consommation et de l’appropriation des nouvelles technologies dans la
France profonde.
Au-delà de cette approche un peu impressionniste, mais que des travaux
systématiques pourront confirmer ou infirmer, une remarque peut être faite
à propos des problèmes du certificat. Derrière leur apparente complexité,
qui a dû donner bien des vertiges, leur univers est ordonné de la manière la
plus exacte : débits, fuites et retards éventuels sont réguliers (de même
qu’est close la liste des exceptions en orthographe : chou, genou, hibou,
etc.). Les chiffres les plus saugrenus sont toujours de justes multiples les
uns des autres, quel que soit leur prétexte, chambre à tapisser, argent à
placer, pièces de tissu à vendre, charbon à consommer… À tel point qu’à
l’arrivée, le candidat peut comprendre à rebours de quelle manière la
mécanique du problème a été agencée, à seule fin d’exercer ses capacités.
Cette manière est celle d’une énigme, d’une histoire à raconter : de
questions en résultats intermédiaires, on progresse jusqu’à la solution finale.
Le problème est de l’ordre du récit, il obéit aux mêmes règles essentielles
que le « racontez » de la rédaction qui le précède ou le suit ; la table de
multiplication est le bâton du candidat voyageur. Le tout procure à l’esprit
une jouissance exacte : progression cumulative, dénouement ultime,
bonheur d’un monde dans lequel les opérations « tombent juste » – on
méditera cette expression presque magique. Le problème peut être
considéré, autant que la dictée, comme la métonymie du système scolaire
qui propose à tous un même univers réglé, transparent, facile à mesurer et
donc à habiter. On comprend quel basculement a dû entraîner le passage
aux mathématiques modernes, précisément au moment où le certificat
disparaissait. Du « il était une fois » que proposait le problème, on passait à
l’abstraction d’un langage qui semblait n’avoir pour fin que son propre
exercice. Osons une comparaison : le traumatisme ne dut pas être moindre
que celui que l’on a pu observer dans l’art, lorsque les peintres ont
abandonné la figuration pour l’abstraction.

La bonne orthographe ? Une performance


momentanée

Reste la question des apprentissages de l’orthographe et du français. Y a-


t-il eu une ou des générations de Français capables de maîtriser une
orthographe minimale ? Ces générations sont-elles derrière nous, et le
niveau aurait-il baissé, si l’on excepte les champions surentraînés, peut-être
dopés, qui affrontent les dictées de Bernard Pivot ? Bien des enjeux de
mémoire et d’évaluation de notre propre système se nouent autour de ces
questions. Nous sommes aujourd’hui en mesure d’apporter un certain
nombre de réponses.
Et tout d’abord grâce à une enquête officielle : en 1995, 6000 élèves de
collège (de la sixième à la quatrième), dans toute la France, ont été invités à
repasser les épreuves du certificat proposées de 1923 à 1925 dans la
Somme, dont les copies ont été conservées. La comparaison a porté sur la
meilleure moitié des copies de 1995 et sur toutes celles des années 1920,
puisque l’on considère que seuls 50 % des élèves, les meilleurs, étaient
alors présentés à l’examen. Résultat pour la dictée : les élèves de 1995 font
en moyenne 2,5 fois plus de fautes que leurs prédécesseurs, ils sont
également neuf fois plus nombreux à commettre cinq fautes et plus, cinq
fois moins à n’en commettre aucune ou qu’une ; 40 % ont fait dix fautes ou
plus, contre 6 % dans les années 1920. La conclusion semble nette, mais
d’autres indices invitent à la prudence. Ainsi s’aperçoit-on que 64 %
seulement des candidats présentés au certificat ont recopié sans erreur les
sujets de rédaction, contre 71 % des élèves de 1995 ! (mais cela peut tenir
au fait que les sujets étaient écrits au tableau en 1995, et pour une part
dictés en 1925). Un trait est surtout remarquable : dans la rédaction, nos
collégiens font proportionnellement beaucoup moins de fautes que dans la
dictée. Est-ce l’orthographe ou son exercice qui leur manque le plus ?
La maternelle, un héritage des œuvres caritatives du XIXe siècle

Comme l’école primaire, l’école maternelle n’a pas été inventée par la
IIIe République, même si c’est bien en 1881 que cette dénomination
apparaît ; et comme l’école primaire, elle demeure jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale une école principalement destinée aux enfants du
peuple.
C’est en fait de l’action caritative de quelques philanthropes qu’est né
ce que l’on a appelé jusqu’en 1881 les « salles d’asile ». Émilie Mallet,
fille du banquier Oberkampf, et Jean Denys Cochin ont été, dès la fin
des années 1820, les pionniers les plus dynamiques du développement
de ces « établissements charitables », comme les qualifie une
ordonnance de 1837 qui les réglemente. Cette dénomination suffit à en
indiquer le but : au moment où le salariat féminin s’accroît dans les
milieux ouvriers, le problème de la garde des plus petits enfants devient
crucial pour des familles qui n’ont ni les moyens de payer une nourrice,
ni l’environnement familial large des zones rurales. Pour la bourgeoisie
libérale et philanthrope, le développement des salles d’asile répond alors
à une double finalité. Faire la charité bien sûr, mais aussi commencer tôt
l’éducation d’enfants du peuple dont la dangerosité future demeure une
crainte permanente. Une circulaire de 1845, qui fait suite à l’ordonnance
de 1837, précise qu’il faut que les générations futures soient « plus
pénétrées des principes d’ordre et de discipline ».
Une minorité d’animateurs de ces salles d’asile ont aussi très tôt
développé une réflexion pédagogique. Dans les quelques établissements
les plus performants, notamment celui dirigé par Marie Pape-Carpantier
qui poursuit l’œuvre de Cochin, les enfants se familiarisent avec la
lecture, l’écriture, le calcul, chantent et pratiquent une gymnastique
rythmique.
Lorsque la IIIe République entame son œuvre scolaire, elle hérite
donc d’un réseau de 5 000 établissements accueillant
environ 150 000 enfants, soit environ 20 % d’une classe d’âge. Mais les
effectifs qu’ils accueillent (parfois plus de 100 enfants par classe)
indiquent qu’il s’agit surtout de garderie, bien loin des ambitions des
pédagogues les plus novateurs. Aussi, en transformant ces salles d’asile
en écoles maternelles (1881) et en recrutant des institutrices issues des
écoles normales pour y enseigner (1878), les républicains affirment
vouloir en faire « des établissements de première éducation ».
L’inspectrice générale Pauline Kergomard, chargée de superviser ces
nouvelles écoles, travaille alors obstinément à la mise en œuvre d’une
pédagogie spécifique. Elle prône la centralité du jeu éducatif dans la
pédagogie enfantine et réclame du mobilier adapté à la taille des petits
enfants. Mais les écoles maternelles vont conserver jusqu’à la fin des
années 1930 leur caractère principalement urbain et populaire. La loi
de 1905 ayant entraîné la fermeture de nombreux établissements privés
congréganistes, le nombre d’élèves préscolarisés tend même à diminuer
avant la Seconde Guerre mondiale. L’école maternelle demeure l’école
des enfants pauvres dont la mère est obligée de travailler pour subvenir
aux besoins de la famille. À la fin des années 1930, ce sont
environ 850 000 enfants de 2 à 5 ans qui sont préscolarisés dans les
écoles maternelles, les jardins d’enfants ou les classes dites
« enfantines » de l’école primaire, soit pas plus de 30 % de chaque
classe d’âge.
Mais en 1921 un décret avait donné aux écoles maternelles leur statut
définitif, conseillé des pratiques pédagogiques inspirées des
préconisations de Pauline Kergomard et précisé les conditions de
recrutement d’institutrices spécialisées. Progressivement, une pédagogie
innovante va alors s’y développer plus nettement, préparant la
remarquable croissance des écoles maternelles après la Seconde Guerre
mondiale. V.T.
On peut penser qu’est moins en cause un niveau qu’une forme : celle de
la dictée. Aujourd’hui désacralisée, elle était alors un rendez-vous majeur
des apprentissages, un moment à part dans la journée et dans la vie, minuté,
solennel, entre rituel et panique, le vrai « 100 mètres » ou « contre-la-
montre » de l’école. Certains l’aimaient, d’autres la détestaient, avec la
même violence. Les témoignages insistent sur ce qui se passait alors : le
silence habité par la parole, le changement de ton (dictée/diction) et même
de maintien de l’instituteur, la tension extrême, les déchirements ou les
paris fiévreux sur les doubles consonnes (apercevoir/apparaître), voire la
tentation de la fraude… C’est ensuite le relâchement de fin d’épreuve, trahi
souvent par une moins bonne orthographe dans les réponses aux questions
ou dans la rédaction qui suivent ! Ce que les élèves des
années 1920 auraient surtout maîtrisé, intériorisé, c’est la forme de la
dictée, sa haute discipline, la partie littéralement rituelle de l’école. Le
niveau en orthographe n’aurait été que l’expression d’une performance
momentanée, impossible à tenir sur la durée : nul n’a pour vitesse de
croisière celle d’un sprint final.

Discipline et créativité

Il serait injuste, toutefois, de trop charger ce ritualisme de l’ancienne


instruction que seraient venues secouer à juste titre les pédagogies
nouvelles. La comparaison des deux groupes de rédaction montre en effet
que si les copies des années 1920 sont moins longues (56 % font plus de
vingt lignes, contre 80 % en 1995), moins bien présentées et organisées,
elles ont un vocabulaire aussi riche et une même variété dans les phrases
produites (et une meilleure maîtrise de l’emploi des temps). Il n’y a donc
pas seulement d’un côté la discipline, de l’autre la créativité. On ne doit pas
oublier que la dictée a été accompagnée, à partir de 1903, de questions
relatives à la grammaire et à l’intelligence du texte, et qui valent la moitié
de la note (même si le zéro à la dictée reste généralement éliminatoire). Ces
questions et leur préparation ont été l’occasion d’une découverte souvent
ludique et gourmande de la langue française. Elles mettent en lumière les
beaux mots un peu rares de la dictée, invitent à jouer avec les familles de
mots, les synonymes, les contraires, les homonymes. Quels sont les
homonymes de « gai » ? Les quatre sens des mots « retraite » ou
« repasser » ? Les mots de la même famille que « chemin », « lait »,
« larme », « servante » ? Que signifie l’expression « Il pleuvait du fer »
dans un texte d’Alphonse Daudet sur la guerre de 1870 ? Ces questions,
tirées de sujets ou de manuels, suffisent à dire de quelle sensuelle
introduction à la langue la dictée a pu être le prétexte. On apprenait par elle
à maîtriser la règle de l’accord du participe passé, mais aussi à feuilleter le
trésor des racines, des familles, des sens propres et figurés. Et à démonter
les délicates machineries des propositions relatives et circonstancielles.
Pour certains élèves, plus nombreux qu’il n’y paraît, à voir l’ampleur de
l’écriture autodidacte dans la société française du XXe siècle, la rédaction a
prolongé cette découverte émerveillée d’une langue : bien des copies
révèlent des pastiches sans doute inconscients des classiques de la
littérature scolaire, un désir d’écriture que l’institution semble encourager
lorsqu’elle couronne ces « essais » d’un titre de premier du canton au
certificat. Relisons Enfance de Nathalie Sarraute (1983) : on y trouve cette
petite Juive russe de Paris qui choisissait ses récits et pesait ses mots avec le
métier et le plaisir, déjà, de l’écrivain. Au même moment, de petits
Lozériens qui certes n’étaient pas destinés à la Bibliothèque de la Pléiade
savaient, au moment de portraiturer un mendiant, choisir les mots
« déguenillé » ou « haillons » ; chez d’autres, invités à décrire une
inondation, « le vent fait rage, courbe les peupliers, la pluie s’avance à
grands pas, les éclairs sillonnent le ciel ». En Ariège, un marché rural est
marqué par « la cohue, la foule grouillante, la fantasmagorie des
couleurs ». Littérature de chef-lieu de canton ? À l’évidence. Plongée dans
le plaisir pur des mots ? Tout autant, sans doute.
Sujets et copies apportent bien autre chose à l’histoire des savoirs
scolaires que la littérature normative produite par l’institution ou les
manuels. Ils sont du côté de l’application et de la pratique : forger un sujet,
c’est faire des choix, pour la présente année et pour les suivantes (un
examen, ce sont aussi des annales). Rédiger une copie, c’est aller au-devant
des attentes de l’institution, telles du moins qu’on les imagine, c’est aussi
puiser au fond de soi ce qu’on croit être le meilleur. À l’arrivée, l’historien
et le pédagogue perçoivent mieux ce qui est ou non passé d’une ambition,
resté ou non d’un apprentissage. Les consignes de l’administration et les
clichés de la mémoire sont revus au crible de l’école vécue, entre fête et
panique puisqu’il s’agit d’examens. On peut poursuivre l’enquête et
analyser le panthéon populaire des « grands hommes », la fréquentation
touristique de certains hauts lieux (tel le mont Gerbier-de-Jonc, qui ne serait
rien sans la géographie du certificat d’études), la manie de l’écriture (des
journaux de combattants en 1914-1918 à la vogue actuelle de
l’autobiographie et de la généalogie). On atteindrait là l’aire extrême de la
diffusion et de l’appropriation des savoirs scolaires. À mi-chemin, les
copies d’examen et leurs corrections apportent une somme irremplaçable
d’informations aux spécialistes de l’inculcation vécue des disciplines.

Patrick Cabanel est professeur d’histoire contemporaine à l’université de


Toulouse-Le Mirail. Ce texte est extrait du dossier « L’éducation, un objet
de recherches » paru dans le magazine Sciences Humaines n° 142,
octobre 2003.

1 A. Chervel et D. Manesse, Comparaison de deux ensembles de dictées, 1873-1987. Méthodologie


et résultats, INRP, 1989.
2 B. Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, Puf, 1996.
3 O. Loubes, L’École et la Patrie. Histoire d’un désenchantement, 1914-1940, Belin, 2001.
4 Film de Nicolas Philibert, 2002.
CLAUDE LELIÈVRE

La IIIe République a permis aux filles d’accéder à l’enseignement


public primaire et secondaire. Mais les programmes de
l’enseignement féminin ont été élaborés en fonction d’une conception
conservatrice du rôle de la femme dans la société.

L’école républicaine et les filles

On le sait, la IIIe République, comme la Ire République un siècle


auparavant, n’a pas accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes.
En toute femme, on a vu d’abord une mère virtuelle, confinée à l’espace
privé, alors qu’en tout homme, on percevait d’abord un citoyen de plein
exercice, voué à l’espace public. Le partage exclusif du privé et du public,
de l’intérieur et de l’extérieur, s’est refermé sur les femmes au moment
même où s’imposaient les notions de citoyenneté, de liberté et d’égalité.
Cette ligne de démarcation entre l’espace public pour les uns et l’espace
privé pour les autres aura une redoutable efficacité.
Jules Ferry lui-même y a apporté sa contribution personnelle. Auguste
Comte, le père du positivisme et le principal maître à penser de Jules Ferry,
reconnaît aux femmes des « instincts sympathiques » plus développés que
ceux des hommes. Les femmes seraient donc plus disposées que les
hommes à être sensibles aux autres (sym-pathos) et plus enclines à
surmonter les préoccupations individualistes. C’est précisément ce qui est
développé avec une très grande clarté par Jules Ferry dès son intervention à
la conférence Molé, en 1858 : « Tempérer l’égoïsme, voilà la fonction de la
femme au point de vue social le plus élevé. Mais pour l’exercer il faut
qu’elle reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle se tienne à l’écart de la vie
active qui gâte le cœur, qui exalte la personnalité […]. Il faut qu’elle n’ait
part ni aux fonctions de production, ni aux fonctions de direction1. »
« Les qualités sérieuses de la femme de ménage »

Très logiquement et très consciemment, Auguste Comte et Jules Ferry


refusent donc la « coéducation des sexes » (ce qu’on appelle maintenant la
mixité), bien qu’ils connaissent parfaitement la position inverse de
Condorcet, partisan de la mixité des élèves et des enseignants. Pour eux, les
filles ne doivent pas être éduquées en commun avec les garçons parce
qu’elles ne doivent pas avoir le même destin social : en principe, et par
principe, les garçons doivent être formés aux fonctions de production et de
direction, tandis que les filles, elles, doivent être préparées à « tempérer
l’égoïsme » (« la fonction de la femme au point de vue social le plus
élevé »), dans le cadre circonscrit de la famille.
On est donc très loin de Condorcet qui entendait fonder la tâche de
l’école publique sur l’« instruction » : c’est en tant qu’« être pensant », dans
la longue chaîne du développement continu de l’esprit humain, que chaque
être humain (homme ou femme) devait selon lui être traité. Condorcet a été
on ne peut plus clair sur l’égalité d’instruction que cela implique, et sur
l’enseignement commun et l’encadrement commun que cela induit : « Nous
avons prouvé que l’éducation publique devait se borner à l’instruction.
Ainsi rien ne peut empêcher que l’instruction soit la même pour les femmes
et pour les hommes ; en effet, toute instruction se borne à exposer des
vérités, à en développer des preuves : on ne voit pas comment la différence
des sexes en exigerait une dans le choix de ces vérités ou dans la manière
de les prouver […]. Puisque l’instruction doit être généralement la même,
l’enseignement doit être commun et confié à un même maître choisi
indifféremment dans l’un ou l’autre sexe2. »
En définitive, selon le mot d’Ernest Legouvé, le but poursuivi par les
fondateurs de l’école républicaine est « l’égalité dans la différence », afin
que tous et toutes soient préparés également à des rôles sociaux différents.
Ce qui est donc mis en place et fortement institué sous la IIIe République
triomphante, c’est une école républicaine délibérément divisée selon le
sexe.
Sous le ministère Ferry, qui institue l’école obligatoire, les programmes
arrêtés pour l’enseignement primaire sont très différents en éducation
physique et en travail manuel. Les Instructions détaillées du 27 juillet
1882 signées par Jules Ferry indiquent qu’il s’agit de « faire acquérir aux
jeunes filles les qualités sérieuses de la femme de ménage ». Celles de
1923 seront de la même veine : « La théorie dans l’enseignement ménager
doit inspirer aux jeunes filles l’amour du foyer, en leur montrant que les
opérations en apparence les plus humbles de la vie domestique se relient
aux principes les plus élevés des sciences de la nature et que, pour
reprendre le mot antique, il y a partout du divin. » Même l’examen
emblématique de l’enseignement de l’école obligatoire, le certificat
d’études, se trouve très officiellement soumis aux divisions sexuées. Ainsi,
lorsque l’arrêté du 19 juillet 1917 introduit au certificat d’études primaires
« une composition sur les connaissances scientifiques usuelles », il est
dûment précisé : « Pour les garçons, application élémentaire des sciences à
l’agriculture, à l’industrie, au commerce ; pour les filles, à la vie
ménagère. »
On ne sera donc pas étonné que, dans ces conditions, les conférences
pédagogiques entretiennent longtemps cet état d’esprit. Ainsi, l’analyse des
conférences pédagogiques de 1924 dans la Somme (qui portent sur « le rôle
de l’école dans l’orientation professionnelle des enfants ») permet de
prendre la mesure de la prégnance des différences d’orientation préconisées
pour les garçons et pour les filles par l’encadrement des écoles
communales. Un inspecteur parmi beaucoup d’autres : « Le principe qui
doit guider l’institutrice dans cette œuvre d’orientation est qu’il faut
préparer dans la fillette, dès l’école, la future ménagère et la future mère de
famille3. » Une directrice parmi beaucoup d’autres : « Chez les jeunes filles,
on cherchera surtout à faire des femmes complètes, c’est-à-dire des femmes
au foyer. L’institutrice doit préparer toutes ses élèves à leur futur rôle de
ménagère et de mère de famille. Ensuite, et ensuite seulement, elle essaiera
de diriger les élèves qui auront besoin de gagner leur vie vers la profession
qui convient le mieux à leurs aptitudes. Répétons-le, le rôle de la femme est
surtout à la maison4. »

« Les femmes savantes sont des exceptions »

Dans la même logique, l’enseignement secondaire féminin, créé à


l’initiative de Camille Sée dès 1880 avec l’appui décisif de Jules Ferry, se
différencie nettement du secondaire masculin. Comme c’est une création de
toutes pièces, sans antécédent, les différences sont d’autant plus
significatives et révélatrices.
Il est vrai qu’il a rencontré l’incompréhension d’un certain nombre de
contemporains, voire une hostilité plus ou moins goguenarde. On pourrait
dresser un florilège rétrospectivement accablant des préjugés, voire des
insanités énoncés alors sans retenue sur la place publique. On se contentera
de quelques exemples pour donner le ton.
Le Mémorial d’Amiens, un quotidien de la droite modérée, commence
benoîtement par mettre en valeur (déjà !) que « les instituteurs américains –
qui admettent les deux sexes dans leurs écoles – ont reconnu que les jeunes
filles sont meilleures écolières, plus dociles et plus attentives que les
garçons, plus intelligentes même ». Mais c’est pour mieux faire valoir que
« les Américains nous ont appris aussi qu’à partir de 16 ans la proportion
change brusquement. La jeune fille revêt alors des qualités très brillantes,
mais d’un ordre non scientifique, et l’inaptitude de la femme aux études
théoriques saute aux yeux. Ce qui montre d’ailleurs cette inaptitude des
femmes aux études théoriques, c’est qu’on ne les a jamais vues se diriger
vers celles qui leur ont toujours été permises : on ne voit pas de femmes
mathématiciennes, ni chimistes, ni même grammairiennes ou compositrices
de musique. Il y a juste assez d’exceptions pour confirmer la règle : les
femmes savantes sont des exceptions, comme les femmes à barbe, mais plus
rares5. »
Jules Simon, philosophe spiritualiste, ancien ministre de l’Instruction
publique, l’alter ego de Jules Ferry au Sénat, n’hésite pas à annoncer que si
on offre la possibilité aux jeunes filles de faire des études philosophiques,
« elles y gagneront ou que la folie les étreindra à bref délai ou qu’elles
deviendront athées. Les femmes supérieures qui se sont occupées de
philosophie n’ont été sauvées que par la religion. Il faut, en effet, pour se
livrer fructueusement aux études philosophiques, des cerveaux d’hommes
mûrs déjà préparés6. »
Même Jules Verne, que l’on aurait pu croire plus moderne et plus
anticipateur, est de la partie. Dans son discours à la distribution des prix du
lycée de jeunes filles d’Amiens du 29 juillet 1893, il n’hésite pas à remettre
« à leur place », qui n’est pas celle de la science, les lycéennes : « Prenez
garde de ne pas vous égarer en courant le domaine scientifique. Puissiez-
vous, en sortant du cours de chimie générale, savoir confectionner un pot-
au-feu7. »
Instruire les futures mères

Et pourtant, l’enseignement secondaire institué sous la IIIe République


triomphante se tenait résolument à distance respectueuse du secondaire
masculin. Le cursus, de cinq ans, est plus court. Les lycéennes n’ont pas
droit au baccalauréat (qui ouvre les portes de l’Université, et donc des
professions libérales et de l’administration supérieure), mais à un examen
spécifique, le « diplôme de fin d’études secondaires » (« désintéressé »
professionnellement). La philosophie et les humanités classiques (qui sont
alors les fleurons du secondaire masculin) ne sont pas au programme. Pour
l’essentiel, il s’agit d’un enseignement de lettres et de langues vivantes
modernes. En mathématiques, il est préconisé « un programme
essentiellement distinct » de celui des jeunes gens ; Maitrot, le rapporteur
dans cette discipline, s’en explique clairement : « Il serait inutile, et même
fâcheux de développer chez les jeunes filles l’esprit d’abstraction ; d’autre
part, elles n’ont que faire des mathématiques appliquées puisqu’elles ne
deviendront pas ingénieurs. » Quant aux programmes de sciences naturelles
et physiques, ils doivent être restreints : les sciences pourraient dessécher
les jeunes filles, amoindrir leur grâce et leur sensibilité.
Selon Camille Sée, le promoteur de la loi de décembre 1880 instituant
l’enseignement secondaire féminin, « ce n’est pas un préjugé, c’est la
nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de famille. Il est
de leur intérêt, du nôtre, de l’intérêt de la société tout entière, qu’elles
demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour
but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre
davantage capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de
maîtresse de maison. » Et comme les hommes ont droit, eux, à la culture
classique, Camille Sée énonce le maître mot de son action éducative en
latin : « Virgines futuras vivorum matres respublica educat ! » (la
République instruit les vierges, futures mères des hommes).
L’historienne Françoise Mayeur souligne à juste titre que l’instauration
du secondaire féminin est le fait d’hommes pour lesquels le « droit des
femmes » (comme personnes abstraites et identiques aux hommes) est
parfaitement étranger. « Ils en restent à la formule de “l’égalité dans la
différence” qui aboutit à la séparation des domaines d’influence. C’est
parce qu’ils reconnaissent et désirent la royauté de la femme dans la famille
qu’ils instituent un ordre d’enseignement propre à lui mieux faire remplir sa
mission dans les classes dirigeantes8. »
L’enseignement technique féminin entre conservatisme et modernité

En août 1900 se tient à Paris, en même temps que l’Exposition


universelle, un congrès international de l’enseignement technique. Mlle
Vigneron, directrice de l’École pratique de commerce et d’industrie du
Havre, y défend le développement de l’enseignement commercial
féminin. Son argumentation s’inscrit dans la vision traditionnelle de la
fonction économique de la femme au foyer, mais revendique aussi
clairement la possibilité pour les femmes d’une carrière
professionnelle :
« Rappelons […] les conditions dans lesquelles les jeunes filles seront
appelées à acquérir ces connaissances […]. Les unes, mariées et
favorisées par la fortune, peuvent se renfermer uniquement dans leurs
devoirs domestiques. Sans doute celles-là n’auront pas à utiliser
directement la science commerciale qu’elles auront acquise, mais [cette
science] influera heureusement sur leur manière d’administrer le revenu
du ménage […]. Malheureusement, […] dans la classe moyenne, […] la
plupart des femmes doivent chercher, en travaillant au-dehors, à ajouter
leurs gains à celui du mari. Si cette nécessité existe, […] de quel
secours alors seront pour la femme ses connaissances comptables qui
lui permettront d’apporter son appoint au budget sans dépense de
forces physiques, par un travail qui demande de l’attention, du soin, de
l’exactitude, toutes qualités en harmonie avec la nature féminine […].
La femme mariée à un commerçant sera pour son mari un précieux
auxiliaire si elle peut allier à la direction de son ménage la tenue ou la
surveillance des écritures commerciales […]. Devient-elle veuve, […] si
la possession d’un petit capital lui permet de se mettre elle-même à la
tête d’un petit commerce, n’est-ce pas dans son instruction commerciale
qu’elle puisera les moyens de le faire réussir ? Doit-elle […] quitter les
siens pour trouver une situation au-dehors, ne s’estimera-t-elle pas
heureuse de s’être mise en mesure de remplir un emploi bien rétribué ?
Mais dira-t-on, les postes confiés aux femmes sont généralement peu
importants et presque toujours mal payés. Si cependant certaines
femmes sont capables de remplir des fonctions plus lucratives, pourquoi
les leur refuser ? […] Ce n’est pas, je crois, faire du féminisme déplacé
que de réclamer pour elles le droit de vivre d’un travail rémunérateur.
Si l’enseignement commercial leur a fourni les moyens d’occuper dans
le commerce une situation relativement élevée, il faut espérer qu’elles
ne se heurteront pas à une résistance systématique. » V.T.
Source : M.-E. Paris (dir.), Congrès international de l’enseignement
technique, librairie Mony, 1900.
Il faut prendre en effet la mesure de la prégnance du modèle de la
différenciation sexuée des enseignements et des enseignants, même au plus
haut niveau. Un seul exemple, très significatif. En 1907, on n’hésite pas à
poser encore le problème suivant au concours de l’agrégation féminine de
lettres : « Y a-t-il des enseignements, parmi ceux qui conviennent aux deux
sexes, qu’il faille présenter aux jeunes filles autrement qu’aux jeunes
hommes et, pour ainsi dire, féminiser ? » Le commentaire de l’épreuve est
assuré par Gabriel Compayré, président du jury : « Il s’agissait de savoir
quelle orientation il convient de donner aux études féminines, et si la même
forme d’instruction convient aux deux sexes, comme le pensent les partisans
de la coéducation […]. Les meilleures copies étaient celles où, avec finesse
et perspicacité, on a montré que l’égalité n’excluait pas toute différence ;
que les matières de l’enseignement pouvaient être les mêmes et les formes
varier ; qu’il fallait tenir compte des aptitudes physiques ou intellectuelles
de la femme, et de sa destination dans la vie, de son rôle familial et social ;
et enfin qu’il était possible de “féminiser” les études sans les
“efféminer”9. »

La vie austère du professorat

En principe, l’enseignement secondaire féminin ne doit pas déboucher


sur une insertion professionnelle. Mais il existe une exception manifeste,
car le secondaire féminin doit être le vivier où se recrutent précisément son
encadrement, ses enseignantes, puisque la formation d’un corps enseignant
féminin spécifique est une condition fondamentale du succès du secondaire
féminin face aux congrégations enseignantes en même temps qu’une
assurance pour qu’il ait bien le caractère spécifique attendu.
Par ailleurs, pour s’établir, voire l’emporter, l’école républicaine et laïque
(séparée de toute référence confessionnelle) doit faire la preuve qu’elle peut
éduquer moralement sans le secours des religions révélées, ce que conteste
fondamentalement l’Église. La réussite de l’enseignement moral est donc
capitale, et l’école laïque et républicaine sait qu’elle va d’abord être jugée
là-dessus. Il va de soi qu’elle doit être, en particulier, insoupçonnable dans
le domaine de la moralité sexuelle. Et cela est sensible au premier chef en
ce qui concerne l’éducation et l’encadrement des filles, qui est un enjeu
d’autant plus prioritaire pour l’école laïque et républicaine que les deux
tiers des filles étaient jusque-là encadrées par des congrégations contre
seulement le quart des garçons.
Il s’agit d’abord de faire pièce aux congrégations féminines et de
répondre au défi d’une éducation morale garantie pour les jeunes filles de la
bonne bourgeoisie, le public visé prioritairement par les collèges et lycées
de jeunes filles. Or cette garantie repose en premier lieu sur la constitution
d’un corps enseignant féminin ad hoc, et d’abord sur sa formation.
Le modèle des maisons religieuses (avec leurs internats obligatoires) est
délibérément choisi contre celui des institutions privées laïques (reposant
sur l’externat), comme le précise le rapport de la commission sénatoriale
portant sur le projet de loi de création de l’ENS de jeunes filles : « Une
école normale ne vaut que par la discipline qui y règne et qui peut seule
préparer les maîtresses à la vie austère du professorat qui doit être la leur.
Il importe donc d’en écarter avec soin tout ce qui pourrait altérer le
caractère de recueillement indispensable à ce noviciat laïque. »
Et une ancienne sévrienne célèbre, Marguerite Aron, précise le trait au
début du XXe siècle : « Un couvent laïque. Oui, c’est bien la vieille tradition
ecclésiastique qui pèse encore sur nous. Elle voulait – dans son ascétisme
originel – que l’éducation des enfants soit confiée à des hommes et des
femmes vivant à part du siècle et ignorant ses infirmités ; et maintenant
encore, une jeune femme, institutrice ou professeur, qui sort seule, se
promène, voyage, va au théâtre, s’habille bien, converse ouvertement avec
des hommes, scandalise les convictions pédagogiques de la bourgeoisie
française. Par soumission, par dévouement à leur tâche, la plupart d’entre
nous ont pris le parti de la prudence – qui fut parfois celui de la pruderie –
et sont demeurées à quarante-cinq ans des ingénues surannées10. »
La plupart des enseignantes du secondaire féminin restent célibataires, à
l’imitation des sœurs des congrégations – toutes consacrées à leur
enseignement. Sous la IIIe République, on ne compte guère qu’un tiers de
professeurs femmes mariées. Et les célibataires resteront majoritaires
jusqu’en 1954. Le vocabulaire employé pour justifier le célibat est le plus
souvent emprunté au registre religieux : il est question de « vocation » ;
d’enseignantes qui se « consacrent » à leur tâche, qui se « sacrifient » en
renonçant à une vie de femme pour atteindre par procuration les joies de la
maternité scolaire (« pure » et sublimée).
En définitive, les renchérissements sur la moralité, lors de l’instauration
de l’enseignement secondaire féminin public face aux institutions
congréganistes, conduisent à « un idéal héroïque du professeur de jeunes
filles : celui-ci, tout en vivant dans le monde, pratique les vertus et le
détachement des religieuses […]. Que ces exigences très hautes ne se soient
appliquées qu’aux jeunes filles ne doit pas surprendre : le système du
temps, comme s’en plaignent alors les féministes, est celui des deux
morales, l’une pour l’homme, l’autre pour les femmes. La pureté des mœurs
semble être l’apanage des femmes11. »

L’institutrice ? une bonne sœur laïque

Dans ce contexte, on se doute que les institutrices de l’enseignement


primaire n’échappaient pas, elles non plus, à ces orientations, à ces
pressions.
Les écoles normales, qui formaient les enseignants du primaire en trois
ans, étaient elles aussi des internats (obligatoires). Dans ces établissements,
l’uniforme est de rigueur. Pour les normaliens, c’est la redingote de drap
noir à palme d’or qui les transforme en « hussards noirs de la République »,
selon le mot de Péguy. La tenue des normaliennes, elle, est calquée sur
l’habit religieux : « Une robe noire en cachemire ou croisé de laine unie ;
jupe unie ; corsage uni ; un manteau de drap noir fait exactement d’après
le modèle de l’école. »
Selon l’historienne Yvette Delsaut, on a enseigné aux normaliennes
comment se vêtir et se tenir jusqu’au milieu du XXe siècle : « On leur
apprenait la discrétion dans les assortiments vestimentaires ou dans le
maquillage, au travers de réflexions rudes au moment des sorties pour la
permission mensuelle […]. C’est à coup de désapprobations visibles ou de
condamnations exaspérées qu’on les forçait à l’acquisition d’attitudes plus
réservées, les filles prenant l’habitude, par exemple, de se parler avec
moins d’exubérance, ou de marcher sans précipitation, posément, à petits
pas nets, sans que les fesses ou les cuisses aient l’air d’être concernées par
le mouvement12. »
Pendant longtemps, l’administration de l’école publique préfère que les
institutrices ne se marient pas. « Pour l’institutrice, le célibat est une
condition meilleure. Tandis qu’elle trouve dans les soins qu’elle donne à ses
élèves une satisfaction aux instincts maternels qui occupent une si large
place dans l’âme des femmes, et une consolation à l’isolement du célibat,
elle reste indépendante de la volonté d’un mari13. » On renoue ici avec la
conception qui prévalait déjà pour l’enseignante congréganiste, celle du
célibat, de la vocation et du sacrifice.
C’est d’ailleurs la conception explicitement développée par Jules Ferry
lui-même lors du congrès pédagogique des instituteurs et institutrices de
France du 19 avril 1881 : « L’institutrice qui reste fille trouve dans
l’éducation des enfants d’autrui la satisfaction de ce sentiment maternel, de
ce grand instinct de sacrifice que toute femme porte en elle14. »
Au tournant du siècle, changement de cap. Si l’on en juge par l’étude de
Jacques Ozouf sur « les instituteurs de la Manche et leurs associations au
début du siècle15 », c’est dans les dernières années du XIXe siècle en effet
que commence une certaine évolution. L’administration suggère alors aux
normaliens d’épouser des institutrices. Et la proportion d’institutrices
mariées passe dans le département de la Manche de 18 % en 1897 à 27 %
en 1903 et 56 % en 1922.
Comme le remarque Edwy Plenel, « l’endogamie enseignante trouve là
son origine : longtemps déconseillé, tant l’institutrice semble une bonne
sœur laïque, le mariage entre collègues est encouragé vers la fin du siècle.
On met en commun deux maigres traitements. Mais la solitude ainsi évitée,
celle de corps n’en est qu’accrue : l’univers enseignant se referme un peu
plus sur lui-même16. »
Claude Lelièvre est professeur émérite de l’université Paris-V. Il est l’auteur
avec Fr. Lelièvre de L’Histoire des femmes publiques contée aux enfants,
Puf, 2001 et, avec Fr. Lec, de Les Profs, l’école et la sexualité, Odile Jacob,
2005.

1 Fonds Ferry de Saint-Dié.


2 Condorcet, Œuvres complètes, éd. A. Condorcet-O’Connor et M.-F. Arago, 1947, t. VII.
3 Inspecteur primaire d’Amiens-Sud. Archives départementales de la Somme, T. 397069.
4 Ibid., T. 397069.
5 Mémorial d’Amiens, 26 juillet 1883.
6 Interview de J. Simon, dans L’Abbevillois, 28 juillet 1882.
7 Journal d’Amiens, 15 décembre 1878.
8 F. Mayeur, L’Enseignement secondaire des jeunes filles sous la IIIe République, Presses de
Sciences po, 1977.
9 Concours de 1907 ; rapport du président du jury, « L’enseignement secondaire des jeunes filles »,
mars 1907.
10 M. Aron, Journal d’une sévrienne, Alcan, 1912.
11 F. Mayeur, op. cit.
12 Y. Delsaut, La Place du maître. Une chronique des écoles normales primaires, L’Harmattan, 1992.
13 Rapport d’un inspecteur primaire, cité par G. Fraysse dans Les Temps modernes, n° 358,
mai 1976.
14 Discours de J. Ferry, 9 avril 1881, éd. Robiquet, 1894, t. IV.
15 Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1966
16 E. Plenel, L’État et l’École en France, Payot, 1985.
FRANÇOIS JACQUET-FRANCILLON

Célestin Freinet (1896-1966) a mis en œuvre une pédagogie active qui


a marqué l’école primaire française. Sa volonté de transformer la
société à travers l’école s’inscrit dans une dynamique de contestation
propre aux années 1930 à 1960.

Freinet, entre révolution et tradition

Si notre regard sur l’enseignement primaire et la pédagogie n’hésitait


pas entre l’indifférence ou la condescendance, la vie et l’œuvre de Célestin
Freinet passeraient peut-être pour l’une des aventures humaines les plus
significatives du XXe siècle. Car cette vie et cette œuvre confrontent la
pensée éducative à tous les idéaux de ce siècle et en recueillent les grandes
espérances comme elles en acceptent tous les devoirs. Elles en assument
aussi tous les drames : la guerre de 1914-1918, l'Occupation et la Résistance
en 1939-1945, l'entrée et la sortie du communisme…
Certes, la pédagogie de Freinet affirme d’abord sa vocation pratique. En
décidant d’imprimer et de publier les textes libres de ses élèves, le premier
et le plus constant souci de cet instituteur a été d’inventer des procédures de
travail directement accessibles et aisément praticables par les enfants. Telles
sont les « techniques Freinet ». Mais les bienfaits du « matérialisme
scolaire » ainsi compris n’expliquent pas à eux seuls la place singulière de
cette pédagogie dans l’histoire nationale et internationale de l’Éducation
nouvelle. Son destin tient aussi à sa portée critique, qui n’épargne ni le
domaine de l’éducation et de l’enseignement bien sûr, ni le monde social,
politique et culturel en général. En ce sens, Freinet ne se range pas dans une
histoire des « grands pédagogues » ; il ne contribue pas d’abord à une
évolution des méthodes ou à une rationalisation de l’enseignement en
général ; il cherche à transformer l’éducation et, au-delà, à refonder la
société elle-même.
Une vocation précoce

Né en 1896 à Gars, dans les Alpes-Maritimes, et mort à Vence en 1966,


Freinet connaît dans son enfance une existence paysanne dont sa pensée
éducative ne sera jamais oublieuse. Il sort de l’école normale de Nice
en 1914, après les examens du brevet supérieur, pour remplacer un
instituteur mobilisé. Puis il est lui-même incorporé en avril 1915. Au front,
en octobre 1917, une balle lui transperce un poumon. Après une
convalescence de deux ans, il est déclaré invalide à 70 %.
Au lendemain de la guerre, le 1er janvier 1920, il est nommé à Bar-sur-
Loup, adjoint à l’école de garçons. C’est là qu’il va forger ses convictions et
faire ses premières expériences, en utilisant l’imprimerie dans sa classe. Au
même moment, il adhère aux idées de la gauche politique et syndicale où se
mêlent, en autres références révolutionnaires, les tendances marxistes et
libertaires. Entre 1920 et 1928 il va collaborer à L’École émancipée, revue
pédagogique hebdomadaire de la Fédération des membres de
l’enseignement ; et rédiger aussi des articles pour Clarté, le journal d’Henri
Barbusse. Il entre au Parti communiste vers 1926, après avoir adhéré à
l’Internationale des travailleurs de l’enseignement (ITE). Dans les mêmes
années, il effectue un voyage d’études en Allemagne, à Hambourg (1922) ;
et il se rend aussi en URSS, avec une délégation syndicale invitée par le
syndicat pan-russe des Travailleurs de l’enseignement (août 1925).
En 1926, il épouse Élise, qui va désormais participer à l’aventure (et qui
lui consacrera plus tard sa première biographie, Naissance d’une pédagogie
populaire, publiée en 1949). À la fin de l’année 1927, le réseau des
instituteurs séduits par les vertus de l’imprimerie compte une centaine
d’adhérents, qui se réunissent pour leur premier congrès à Tours. Est alors
créée la revue de cette association embryonnaire : L’Imprimerie à l’école,
bulletin mensuel de la Coopérative d’entraide pédagogique, qui deviendra
L’Éducateur prolétarien en 1932, puis L’Éducateur en 1939.
En 1928 Freinet est nommé à Saint-Paul-de-Vence, où il achèvera
d’édifier son système. Mais en 1932 il est dénigré par une cabale qui se fait
entendre depuis son village jusque dans la presse nationale. Il subit diverses
manifestations de parents ; il fait l’objet d’enquêtes policières ; l’extrême
droite et L’Action française, le journal de Maurras, s’emparent de son cas,
tandis que L’Humanité le défend. Sont en question son « communisme »
avéré et son soi-disant « freudisme ». L’affaire commence dans la nuit
du 2 décembre 1932, lorsque deux affiches sont placardées sur les murs du
village. L’une reproduit un texte du journal de la classe où un élève
racontait un rêve de pugilat avec le maire, au terme duquel celui-ci, qui
refusait de livrer les fournitures gratuites, recevait de la part du rêveur un
coup de couteau mortel. L’autre affiche, signée d'« un groupe d’habitants de
Saint-Paul », réclamait le départ de l’instituteur qui, prétendaient-ils,
voudrait faire de ses élèves « de futurs bolchevistes ». En fait, d’après les
archives retrouvées par Madeleine1, la fille de Freinet, cette campagne était
orchestrée depuis longtemps puisqu’en juillet une enquête de police avait
pris pour cible l’imprimerie de l’école, soupçonnée d’avoir d’autres fins que
scolaires – car Freinet, du moins ses élèves, correspondaient avec des élèves
russes. Pour clore cet épisode agité, il préfère quitter l’Instruction publique
en 1933, et, secondé par Élise, soutenu par ses compagnons, il construit, à
Vence, sa propre école, qui ouvrira en 1934, un moment retardée par toutes
sortes de tracasseries administratives.
En 1936, dans le cadre du Front populaire, il tente de constituer un Front
de l’enfance. Mais en vain. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est
interpellé et interné à partir de mars 1940 dans plusieurs camps, où, à cause
de sa faiblesse physique, il tombe malade et doit être hospitalisé. Libéré en
octobre 1941 il se rend à Vallouise, où Élise réside avec sa mère, et où il est
assigné à résidence. En 1944, il dirige le maquis briançonnais et participe
au Comité départemental de libération des Hautes-Alpes.
Deux siècles de pédagogues novateurs

Refuser la passivité des enfants, éveiller leur intérêt, éviter d’abuser des
sanctions : depuis deux siècles, de nombreux pédagogues ont cherché
les moyens d’atteindre un idéal d’éducation démocratique.
• Jean Jacques Rousseau (1712-1778)
C’est désormais une tradition de considérer L’Émile ou de l’éducation
publié par Rousseau en 1762 comme une référence commune à la
plupart des pédagogues novateurs des deux siècles suivants. Il y pose un
principe qui rompt avec les traditions éducatives antérieures, qui
considéraient plutôt l’enfant comme un adulte inaccompli, proche de
l’animalité. « Commencez par mieux étudier vos élèves » pour
« considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre », propose-t-il
aux pédagogues, les incitant à ne pas chercher « toujours l’homme dans
l’enfant » mais plutôt « ce qu’il est avant que d’être homme ».
•Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827)
Disciple de Rousseau, ce Suisse s’attache à l’éducation des enfants
pauvres et fonde une institution d’accueil d’enfants et d’adolescents
orphelins. Lui aussi estime qu’il ne faut pas considérer l’enfant « comme
une table rase sur laquelle il faut écrire », mais comme « une force
réelle, vivante, active ». Il éduque donc les enfants par le travail manuel
productif (fromagerie, agriculture, tissage) associé à l’instruction
générale. Cette dernière commence assez tardivement et tente de
respecter les rythmes de chacun.
• Friedrich Fröbel (1782-1852)
Ce fils de pasteur s’intéresse à l’éducation de la petite enfance.
Persuadé, comme Pestalozzi, de l’essence divine de la nature humaine,
il fonde sa pédagogie sur l’épanouissement de cette nature par le jeu.
« […] Il faut surtout que l’enfant ait la possibilité, fidèle aux exigences
les plus intérieures de sa vie, à l’instinct de sa nature et de sa vie, qui
s’exprime lui-même très tôt en tant qu’instinct de jeu, de pouvoir être
actif. » Fröbel fonde ainsi en 1837 le premier « jardin d’enfants »
(Kindergarten).
• John Dewey (1859-1952)
Philosophe de formation, Dewey est comme Pestalozzi persuadé que
c’est dans l’action collective que l’enfant apprend le mieux. « Je crois
finalement que l’éducation doit être conçue comme une reconstruction
continuelle de l’expérience ; que le processus et le but de l’éducation ne
font qu’un. » Dans son « école-laboratoire » du Massachusetts, il met
donc en œuvre ce que l’on appellera ensuite des « méthodes actives » ou
encore la « pédagogie de projet ».
• Maria Montessori (1870-1952)
Médecin, elle travaille avec des enfants autistes à la Casa dei bambini à
Rome. Elle met au point un ensemble de pratiques pédagogiques
fondées sur la manipulation d’objets spécifiques (cubes, cylindres,
lettres découpées) adaptés à l’éducation sensori-motrice. « L’activité de
l’enfant se développe dans un rapport direct avec le matériel, c’est-à-
dire avec des objets scientifiquement déterminés et mis à sa disposition
dans son milieu. » Elle est une des principales inspiratrices de l’école
maternelle.
• Ovide Decroly (1871-1932)
Ce médecin belge s’intéresse d’abord à l’éducation des enfants
handicapés puis fonde une école pour les enfants normaux. Il est le
fondateur de la « méthode globale » de lecture qui vise à apprendre par
visualisation des phrases plutôt que des mots par décomposition
syllabique. Il prône également une pédagogie fondée sur des « centres
d’intérêt » plutôt que sur un découpage disciplinaire.
• Adolphe Ferrière (1879-1960)
Fils d’un médecin suisse, il fait des études brillantes et se découvre une
vocation précoce pour la pédagogie. Mais atteint de surdité, il ne peut
enseigner lui-même avec des enfants. Il s’attache alors à faire connaître
la recherche pédagogique. Cofondateur de la Ligue Internationale pour
l’Éducation nouvelle en 1921, il rédige de multiples ouvrages en faveur
des pédagogies actives centrées sur l’intérêt de l’enfant.
• Alexander Sutherland Neill (1883-1973)
Écossais, fils d’un instituteur, Alexander Neill s’intéresse très tôt à
l’éducation nouvelle. En 1924 il fonde l’école expérimentale de
Summerhill. En révolte contre toutes formes de contrainte sociale, Neill
recherche une pédagogie fondée sur la libre parole des enfants et des
adolescents et le respect de leurs intérêts et de leurs initiatives. Il rend
son expérience célèbre par la publication en 1960 d’un livre à succès,
Libres enfants de Summerhill.
• Fernand Oury (1920-1998)
Fils d’ouvrier, résistant, Oury devient instituteur. Refusant ce qu’il
appelle « l’école-caserne », il rencontre Freinet en 1949 et commence à
adapter ses méthodes à l’environnement urbain dans lequel il travaille.
En 1961 il fonde son propre mouvement avec une psychologue, Aïda
Vasquez. Pionnier de la démocratie en classe, il est à l’origine de la
pédagogie institutionnelle, dont la pratique du dialogue matinal entre
l’instituteur et sa classe intitulé « Quoi de neuf ? » est une des
applications les plus connues. V.T.
Ses activités normales et le développement du mouvement constitué
autour de lui reprennent ensuite. Mais au début des années 1950, il doit
faire face à d’autres attaques, déclenchées cette fois par le Parti
communiste, alors dans sa phase dogmatique et stalinienne. Dans La
Nouvelle Critique, revue des intellectuels communistes, et dans L’École et
la Nation, revue plus spécialement destinée aux enseignants, Freinet est
identifié comme divergent et bientôt ennemi. L’offensive, qui n’est pas
exempte de rumeurs calomnieuses, se déroule jusqu’en 1954. Elle convoque
les plumes de Georges Snyders (alors jeune philosophe, qui donne le signal
préliminaire), puis de Georges Cogniot, de Roger Garaudy, et jusqu’à Henri
Wallon – qui se fait fort de réfuter les thèses psychologiques de Freinet.
Après avoir tenté de se justifier, Freinet se sépare du communisme (on ne
sait pas exactement quand il quitte le parti).

Expression libre avant tout

Pour décrire ces techniques pédagogiques mises au point par Freinet, on


peut les situer sur deux grands axes. D’une part l’axe didactique de
l’apprentissage des connaissances par l’enfant, et d’autre part l’axe
psychosocial de l’organisation de la collectivité laborieuse, donc de la
socialisation des élèves au travail.
• L’axe didactique est celui des méthodes. Inspirées des « méthodes
actives », ou de l’« école active » (traduction de l’Arbeitschule allemande,
soit « école du travail »), elles comprennent deux composantes, l’une de
travail libre et l’autre de travail dirigé.
Première composante, les techniques d’expression libre. Elles sont les
plus significatives et emblématiques de la pédagogie Freinet telle qu’elle est
restée dans la mémoire collective et dans certaines habitudes des
enseignants. Cette composante est entièrement basée sur le moyen de
l’imprimerie, et elle a pour but la réalisation du journal scolaire, qui
procède des textes libres en amont et se solde par la correspondance
interscolaire en aval – pour les échanges de ces textes et des journaux.
Seconde composante, les techniques de travail individualisé qui, de fait,
modifient le rôle du maître. Elles prennent en charge les acquisitions
intellectuelles élémentaires c’est-à-dire aussi leur progressivité, en
prescrivant les exercices adéquats effectués dans le cadre négocié du plan
de travail individuel. On y trouve, d’une part, divers types de fichiers : le
Fichier scolaire coopératif (FSC), les fichiers autocorrectifs de calcul,
d’orthographe et de conjugaison, les « bandes programmées » pour les
expériences et les notions de sciences ; et d’autre part, sur le plan
documentaire, les fascicules de la Bibliothèque de travail (les fameuses
B.T., dont il existe plusieurs milliers de numéros à l’heure actuelle), sorte
d’encyclopédie élaborée à partir des enquêtes et des questions des enfants.
• L’axe psychosocial est celui de la « gestion » de la classe – micro-
société – appliquée à un projet de travail complexe. Ces techniques assurent
la viabilité des activités – individuelles ou collectives, manuelles, artistiques
ou intellectuelles, en atelier ou en petit groupe, etc. –, à l’intérieur d’un
espace et d’un temps limités. Elles imposent à la vie scolaire une
réglementation coopérative, laquelle soutient les institutions du pouvoir
enfantin que sont le Conseil de coopérative, avec les fonctions et rôles qui y
sont inclus : présidence, trésorerie, secrétariat, etc.
Pour comprendre la rationalité du système pédagogique construit sur ces
techniques, on peut se reporter à la chronologie de son élaboration. En fait
la gestion de la collectivité a été formalisée assez tardivement. C’est
après 1928, à Saint-Paul, que Freinet a fait élire par les élèves un président,
un trésorier et un secrétaire. En mars 1932, dans un texte où il parle
d’« auto-organisation des écoliers », il affirme : « Toute notre technique est
basée sur la coopération, et suppose la coopération, non seulement
pédagogique et intellectuelle, mais aussi morale et matérielle2. » Par
ailleurs, il se montre assez critique envers des pratiques plus adaptées à des
fins financières, comme celles initiées par l’inspecteur Barthélemy Profit
(qui lui répondra).
Mais une dizaine d’années auparavant, la visée primitive du jeune
instituteur concernait l’acquisition des connaissances. À la rentrée de 1923,
Freinet assiste au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation
nouvelle, à Montreux, où sont présents Adolphe Ferrière, Pierre Bovet,
Édouard Claparède, Ovide Decroly (voir p. 147) et le fameux Émile Coué –
qui va l’inspirer à titre personnel. À son retour, il se désole de n’avoir pas
de véritable débouché pratique pour les idées qu’il a faites siennes. La
classe promenade est alors sa première tentative : une « planche de salut3 »,
dira-t-il plus tard.

Les classes promenades

Dans le récit bucolique qu’a donné Élise Freinet de ces sorties scolaires,
qu’on appellera aussi des « sorties-enquêtes », on voit les élèves, munis de
carnets et d’ardoises, rendre visite au menuisier, au forgeron, au potier ou
au boulanger du village, on les voit s’intéresser à la cueillette des olives ou
des fleurs d’oranger, surprendre la faune, cueillir des végétaux ou ramasser
des pierres. De retour dans l’école, Freinet écrit au tableau un compte rendu
que les enfants lisent, recopient et illustrent, et qu’ils conservent comme
autant de souvenirs et d’impressions personnelles symbolisés. La démarche,
au fond, est assez proche d’une préconisation officielle quasi légendaire à
cette époque, la leçon de choses, fleuron de la modernité souhaitée par les
pédagogues de la République depuis l’époque de Jules Ferry et de
Ferdinand Buisson.
Quels que soient les intentions et les résultats de la promenade, Freinet
est donc confronté aux textes rédigés à la suite, et c’est la raison pour
laquelle il pense à l’imprimerie. « Je me disais alors, relate-t-il, si je
pouvais, par un matériel d’imprimerie adapté à ma classe, traduire le texte
vivant, expression de la promenade, en page scolaire remplaçant les pages
du manuel, nous retrouverions, pour la lecture imprimée, le même intérêt
profond et fonctionnel que pour la préparation du texte lui-même. C’était
simple et logique, si simple que je m’étonnais que nul n’ait pu y penser
avant moi4. » Or, il suffisait de poser le problème pour lui trouver une
solution. Freinet commande à un artisan une presse conçue pour l’usage
scolaire qu’il entrevoit ; ce sera la presse à main, dite la « Lino ». Et à la
rentrée de 1924, il introduit le nouvel outil, dont il assure qu’il soulève
aussitôt l’enthousiasme (ce qui peut se comprendre dans le contexte de
l’époque). Un peu plus tard, il a aussi l’idée de réunir les textes écrits et
imprimés (chaque jour) dans un Livre de vie, reprenant une suggestion
originale de Ferrière (qui avait parlé d’un « Cahier de vie »).
L’année suivante, 1925, alors que Freinet amène également la TSF5 dans
sa classe, il décide d’échanger les textes imprimés et le Livre de vie avec
d’autres classes et d’autres élèves, éventuellement lointains. C’est le début
de la correspondance interscolaire, inaugurée avec un instituteur de
Villeurbanne et poursuivie avec un collègue breton. « Faire connaître notre
pensée à des enfants qui vivent loin de nous, précise alors Freinet, c’est
donner à l’activité scolaire le même but que l’activité intellectuelle et
sociale : communiquer par l’écriture, par l’imprimerie, avec d’autres
hommes, connus ou inconnus6. » Dès ce moment, on le voit, les piliers du
système sont en place. À la fin de 1926, lorsque les PTT7 rechigneront à
accorder un tarif spécial à ces envois qui ne peuvent acquérir le statut de
périodiques, le Livre de vie sera tout simplement converti en un Journal,
déclaré à la préfecture pour une parution bimensuelle. Enfin, en 1927, les
extraits de journaux publiés par les classes associées sont réunis dans une
revue (une « co-revue ») intitulée La Gerbe, sorte d’anthologie dont le
premier numéro date du début 1927.
Les techniques de travail individualisé apparaîtront peu après dans le
sillage de l’imprimerie et du Journal. Freinet se rapporte aux expériences
américaines de Carlton Washburne à Winnetka, près de Chicago, d’une part,
et d’autre part au plan du collège de Dalton, dans le Massachusetts, de
Helen Parkhurst.
Pour ce qui tient à la postérité de Freinet, il est à noter que, au-delà de la
Seconde Guerre mondiale, seront surtout développées non pas les
techniques du premier niveau, didactique, mais celles du second,
psychosocial : ce sera l’apport de l’autre grande figure de la pédagogie du
XXe siècle français, Fernand Oury (voir p. 147), de tirer toutes les
conséquences et d’exploiter toutes les potentialités des institutions de la
démocratie enfantine, notamment du Conseil de coopérative. Ceci prendra
la forme de l’autogestion et de la « pédagogie institutionnelle », assignant
des fonctions nouvelles, thérapeutiques, au groupe classe (et aussi, de ce
fait, à l’expression libre et au journal scolaire).
La critique pédagogique

La doctrine de Freinet, élaborée en contrepoint des techniques, admet


quelques énoncés majeurs, qui ont inspiré plusieurs générations
d’instituteurs et de pédagogues après les années 1920 et 1930, dans et hors
le mouvement Freinet. Il y a l’idéal du « travail » (terme qui désigne un
mouvement vital de satisfaction des besoins) ; il y a la théorie du
« tâtonnement expérimental », qui oppose l’expérience (de l’enfant) et
l’explication (du maître), donc aussi le milieu naturel et l’école ; il y a
encore la fameuse « méthode naturelle », dont l’application à
l’apprentissage de la lecture est bien connue.
Freinet n’a pas de mots assez durs pour reprocher à l’école traditionnelle
sa manière « recroquevillée » de transmettre le savoir : une habitude
« scolastique » d’après lui, autre terme cardinal dans son lexique, évoquant
sans doute le formalisme logique du Moyen Âge. Dégoût de l’alimentation
intellectuelle, désadaptation en face de la vie, hostilité envers la fausse
culture de l’école, tels sont donc les stigmates que Freinet perçoit chez
l’élève auquel n’est offert que le verbalisme du maître8.
La critique est assez radicale et Freinet propose en conséquence une
refonte de l’ordre scolaire, c’est-à-dire de toutes les formes du travail
scolaire. L’événement que provoque son système, c’est peut-être l’irruption
de l’imprimerie, où il situera toujours le point de bascule de la « méthode ».
Mais c’est surtout le décret de la fin des leçons. Dans un opuscule
de 1937 il écrit d’ailleurs, à propos de la leçon et des devoirs classiques :
« C’est toute la technique de l’école traditionnelle que nous essayons de
jeter bas9… »
La révolution se résume alors dans un principe agréé dès le début de
l’entreprise, au moment inaugural des classes promenades : la suppression
des manuels. En 1924, du propre aveu de Freinet, cette décision vaut pour
une rupture avec le cours des choses pédagogiques. Et une fois l’imprimerie
introduite, il confirme : « Plus de manuels, imprimons. » La question
reviendra de façon récurrente les années suivantes, comme un véritable
slogan. Désormais, la logique veut que la parole des enfants soit transcrite
et imprimée, dit souvent Freinet, sur un support égal en dignité aux livres
officiels ; ce qui, par contrecoup, pourra désamorcer « l’idolâtrie de
l’écriture imprimée10 ».
Les techniques Freinet ont en ce sens pour finalité de ne plus soumettre
l’apprentissage à un programme, et, de façon concomitante, de différer la
contrainte du maître. Comprenons toutefois que cette modification, bien
représentée par l’abolition de l’estrade11, ne signifie pas la destruction de la
posture magistrale. Celle-ci est en réalité réorientée vers la préparation du
milieu éducatif, vers le contrôle de l’environnement et des comportements
possibles dans cet environnement. On a désormais un maître organisateur.

La critique sociale

Précédant et englobant la critique pédagogique, la critique sociale de


Freinet recherche d’abord l’amélioration du sort de l’enfance scolarisée.
Ceci se juge à la reprise d’une des formules cruciales de l’Éducation
nouvelle, dont Édouard Claparède est l’auteur probable : « l’enfant au
centre de l’éducation ». Mais il ne faut pas oublier le penchant communiste
qui conduit Freinet à récuser l’école républicaine, c’est-à-dire cette
scolarisation et cet enseignement du peuple qu’il qualifie de capitalistes et
bourgeois. Il ne rejette évidemment pas des progrès comme la laïcité, mais
il reproche à cette école d’être aliénante dans ses fins et dans sa forme.
Dans un article publié en 1924 par exemple, « Vers l’école du prolétariat : la
dernière étape de l’école capitaliste12 », il dénonce une institution qui
cherche juste à former un « matériel humain » apte au service du
capitalisme, qui donne libre cours à un « capitalisme de culture » et ne peut
étendre le domaine de la connaissance qu’en négligeant « les forces
spirituelles » et « l’harmonie sociale ». Une simple « école d’instruction »,
regrette-t-il souvent.
Cependant, lorsqu’on considère les techniques d’expression libre et tout
ce qui s’ensuit, on ne voit guère a priori en quoi elles satisfont à l’idéal de
l’éducation dite prolétarienne. Qu’est-ce qui, dans la presse à main et le
journal scolaire, répond en substance à l’ambition révolutionnaire ? Ceci
reste assez mystérieux. En réponse, on a souvent évoqué, soit, dans la
forme, l’atelier coopératif, peut-être imaginé sur des souvenirs
proudhoniens, soit, dans le fond, la prédilection – folklorisante – pour les
cultures populaires. Si l’on se souvient des origines paysannes de Freinet,
très prégnantes dans ses réflexions, cette dernière hypothèse n’est pas
fausse ; mais elle est insuffisante. Car le radicalisme d’extrême gauche et le
rejet du capitalisme en éducation sont l’une des formes que prend pour
Freinet une vision critique et anti-moderniste des évolutions sociales et
culturelles. D’où ce lyrisme paysan, au parfum de rusticité épanouie, qui est
la matière sensible de sa philosophie pédagogique.

Un savoir chargé de mémoire

On comprend ainsi que L’Éducation du travail (rédigé en 1942 et 1943 à


Vallouise) déplore la « triste nuit des âmes », tombée sur la société humaine
depuis que « toutes les forces, politiques, économiques, sociales,
philosophiques se sont liguées […] pour dépersonnaliser nos villages13 ».
Et dans la même veine, de nombreux textes de Freinet révèlent toutes les
hantises d’une condamnation romantique de la modernité, à commencer par
cette dédicace insistante du village (et plus encore du village du père…). Le
rejet de la modernité et l’appel corrélatif à une « culture profonde »
obéissent au schéma, de provenance allemande, qui oppose la culture
(authentique) et la civilisation (artificielle et superficielle). Les techniques
d’expression libre se justifient ainsi d’être adaptées non pas seulement à une
modalité de transmission de culture mais à un type spécifique de culture,
inscrite dans des formes de vie collective, des sociabilités, des mœurs. Là se
joue la référence au village, au travail et, au-delà, à la chaîne des besoins et
des activités enregistrés par les traditions et les coutumes, et restitués dans
les pratiques ordinaires du peuple.
Dans l’idéal freinetiste, acquérir le savoir, c’est donc participer à une
mémoire ; c’est nouer un lien avec la communauté, son histoire et ses
œuvres. Non pas un savoir libéré de toute attache, échangeable et cumulable
comme une marchandise, et pour des gens déshérités (« déracinés,
désadaptés, arrachés à [leur] destin », peut-on lire dans L’Éducation du
travail), mais un savoir qui ramène à une filiation. L’un des personnages de
ce livre s’exclame à un autre moment : « Si nous, instituteurs, connaissions
mieux la vie passée de nos villages, s’il nous était possible de faire revivre,
pour nos élèves, ces générations de guerriers, de bergers, de cultivateurs,
de bâtisseurs, d’aventuriers, dont ils sont issus, bien des choses
s’éclaireraient et […] serait renforcée, dans son origine, cette adhérence au
milieu que vous recommandez14. » Nostalgie des origines et vision
pastorale, donc, parmi d’autres thèmes récurrents du romantisme et de sa
critique de la modernité.

L’émancipation de l’enfant

Toutefois, cet élément d’antimodernité coexiste dans la doctrine et le


système freinetistes avec un élément contraire, une volonté de modernité
affirmée, triomphante, qui caractérise non plus la critique politique mais la
critique pédagogique, et qui s’accomplit dans l’émancipation de
l’enfance… Paradoxe étonnant : car si l’expression libre, comme mode
d’acculturation, admet l’enfant dans des rapports inter-générationnels, elle
l’insère aussi dans des rapports de citoyenneté actuels dès qu’elle lui
concède un véritable droit à la publication de ses œuvres et à la publicité de
ses pensées. Cet enfant emprunte alors les qualités de la personne privée
conviée dans le jeu démocratique, strictement reproduit par les pratiques de
la coopération. Dans cet espace de liberté, il peut faire connaître ses
jugements et ses opinions sans se soumettre à une autorité préalable. C’est
bien ce que démontrent les textes ayant déclenché le scandale de Saint-Paul
en 1932, puisque l’élève-auteur y prenait à partie rien moins que le maire de
la commune !
Cette émancipation a de grandes conséquences, que nous connaissons.
Elle engage un mouvement de « subjectivisation » de l’éducation. L’enfant
citoyen est d’une part reconnu raisonnable, c’est-à-dire exonéré de
l’immaturité ; et il se trouve d’autre part valorisé dans ce qui constitue sa
personnalité comme singulière, originale, créatrice, etc. C’est pourquoi la
pédagogie cultive l’expressivité de ce sujet, ipso facto invité à une infinie
réflexion sur lui-même. Tout, par conséquent, appelle le texte libre – y
compris pour consigner et exposer des rêves (voici, à nouveau l’« affaire »
de Saint-Paul) ; et l’on conçoit que cette technique ait rayonné bien au-delà
des disciples et militants en titre…
Ainsi la pédagogie Freinet offre-t-elle, de façon inédite et sans doute
inégalée, une improbable synthèse de nostalgie antimoderne et
d’individualisme hypermoderne. La première est maintenant recouverte par
le second, qui a sans doute anticipé tous les développements ultérieurs de
l’éducation, dans la famille et depuis peu dans le système éducatif.

François Jacquet-Francillon est professeur de sciences de l’éducation à


l’université Lille-III et corédacteur en chef de la Revue française de
pédagogie. Il est l’auteur de Naissances de l’école du peuple, Éd. de
l’Atelier, 1995 et, a dirigé avec D. Kambouchner La Crise de la culture
scolaire. Origines, interprétations, perspectives, Puf, 2005.

1 M. Freinet, Élise et Célestin Freinet. Souvenirs de notre vie, t. I 1896-1940, Stock, 1997.
2 Cité par M. Freinet, op. cit.
3 C. Freinet, Les Techniques Freinet de l’école moderne, 1964, rééd. Armand Colin, 1973.
4 Ibid. (également cité par M. Freinet, op. cit.).
5 Télégraphie sans fil, soit la radio.
6 Cité par M. Freinet, op. cit.
7 Poste et Télécommunications.
8 C. Freinet, « Le scolastisme », in L’Éducateur, n° 15, 20 février 1956 ; cité par G. Piaton, La
Pensée pédagogique de C. Freinet, Privat, 1974.
9 Cité par É. Freinet, L’Itinéraire de Célestin Freinet, Payot, 1977.
10 É. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Maspéro, 1949.
11 Voir sur ce point C. Freinet, Pour l’école du peuple, Maspéro, 1946.
12 Article republié in Partisans, Pédagogie : éducation ou mise en condition, Maspéro, 1971.
13 C. Freinet, L’Éducation du travail, Delachaux et Niestlé, 1946.
14 Ibid.
POINTS DE REPÈRE

LES LOIS FONDATRICES DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE 158

LA RÉFORME DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE 160

LES « HUSSARDS DE LA RÉPUBLIQUE » 161

LE FRONT POPULAIRE ET L’ÉDUCATION 162

LE GOUVERNEMENT DE VICHY ET L’ÉCOLE 164


Les lois fondatrices de l’école
républicaine

La spécificité de l’école républicaine ne réside pas dans les savoirs


enseignés, qui demeurent très utilitaires, mais dans la gratuité, la laïcité
et l'obligation scolaire, qui visent à faire adhérer la majorité des futurs
citoyens à la constitution de la IIIe République.
Loi du 16 juin 1881 instituant la gratuité
Art. 1er.– Il ne sera plus perçu de rétribution scolaire dans les écoles
primaires publiques ni dans les salles d’asile publiques.
Le prix de pension dans les écoles normales est supprimé.

Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la


Révolution à nos jours, Mouton, 1971.
Loi du 28 mars 1882 relative à l’obligation scolaire et à la laïcité
Art. 1er. – L’enseignement primaire comprend :

l’instruction morale et civique ;


la lecture et l’écriture ;
la langue et les éléments de la littérature française ;
la géographie, particulièrement celle de la France ;
l’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos
jours ;
quelques notions usuelles de droit et d’économie politique ;
les éléments des sciences naturelles, physiques et
mathématiques, leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène,
aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des
principaux métiers ;
les éléments du dessin, du modelage et de la musique ;
la gymnastique ;
pour les garçons, les exercices militaires ;
pour les filles, les travaux à l’aiguille.

L’article 23 de la loi du 15 mars 1850 est abrogé.

Art. 2. – Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine,


en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner,
s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse en dehors des
édifices scolaires.
L’enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées.

Art. 4. – L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux
sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée
soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit
dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles par le père de
famille lui-même ou par toute personne qu’il aura choisie. Un règlement
déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants
sourds-muets et aux aveugles.
Art. 7. – Le père, le tuteur, la personne qui a la garde de l’enfant, le
patron chez qui l’enfant est placé, devra, quinze jours au moins avant
l’époque de la rentrée des classes, faire savoir au maire de la commune
s’il entend faire donner à l’enfant l’instruction dans la famille ou dans
une école publique ou privée ; dans ces deux derniers cas, il indiquera
l’école choisie.

Art. 12. – Lorsqu’un enfant se sera absenté de l’école quatre fois dans le
mois, pendant au moins une demi-journée, sans justification admise par
la commission municipale scolaire, le père, le tuteur ou la personne
responsable sera invité, trois jours au moins à l’avance, à comparaître
dans la salle des actes de la mairie, devant ladite commission, qui lui
rappellera le texte de la loi et lui expliquera son devoir.
En cas de non-comparution, sans justification admise, la commission
appliquera la peine énoncée dans l’article suivant.

Art. 13. – En cas de récidive dans les douze mois qui suivront la
première infraction, la commission municipale scolaire ordonnera
l’inscription pendant quinze jours ou un mois, à la porte de la mairie, des
nom, prénoms et qualités de la personne responsable, avec indication du
fait relevé contre elle.
La même peine sera appliquée aux personnes qui n’auront pas
obtempéré aux prescriptions de l’article 9.

Art. 14. – En cas d’une nouvelle récidive, la commission scolaire ou, à


son défaut, l’inspecteur primaire, pourra adresser une plainte au juge de
paix. L’infraction sera considérée comme une contravention et pourra
entraîner une condamnation aux peines de police, conformément aux
articles 479, 480 et suivants du code pénal. […]

Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la


Révolution à nos jours, Mouton, 1971.
Comme la loi Guizot en 1833, l’école républicaine vise une instruction
utilitariste : « morale », « lecture », « écriture », tout le lexique des
« éléments » et des savoirs « appliqués » est conservé. La culture générale
demeure réservée à une élite de privilégiés.
Les nouveautés sont ailleurs, mais elles sont décisives : la laïcité, qui
substitue « l’instruction morale et civique » à « l’instruction morale et
religieuse », et l’obligation scolaire, plusieurs articles définissant les
sanctions dont sont menacés les contrevenants.
L’enseignement secondaire réformé

• La naissance du baccalauréat

En 1865, Victor Duruy, ministre de l’Éducation nationale de Napoléon III,


avait créé un enseignement secondaire spécial, qui associait connaissances
générales, sciences appliquées et enseignement technique. En 1881 un
baccalauréat avait été créé pour sanctionner cet enseignement, ce qui
indiquait que son niveau théorique s’était élevé. En 1891 ce baccalauréat
avait pris le nom de baccalauréat de l’enseignement secondaire moderne.
Selon les contemporains, l’enseignement spécial était en fait devenu une
filière sans latin de l’enseignement secondaire, les langues vivantes
remplaçant l’apprentissage du latin.

• La querelle des anciens et des modernes

Une telle évolution était vivement critiquée par les défenseurs de


l’enseignement classique, qui voyait dans le latin une discipline de l’esprit
indispensable à la formation intellectuelle des élites en même temps que la
langue des fondements philosophiques et juridiques de la culture
occidentale. Mais avec l’avènement de la IIIe République, un courant de
pensée de plus en plus influent retournait l’argument de la formation de
l’élite et critiquait au contraire la domination du latin dans l’enseignement
secondaire au nom de la démocratisation du savoir : « Un homme qui ne
sourit pas d’un air d’intelligence à une citation d’Homère ou de Virgile est
un homme jugé […] Il ne sait ni le grec ni le latin, cela suffit pour le classer
parmi les pauvres diables », écrivait ainsi Émile Zola en 1869.
• La réforme de 1902

C’est pourquoi, en 1902, une réforme réorganise l’enseignement secondaire


en tenant compte de l’existence de l’enseignement moderne, dont elle fait
une filière des lycées. Dès le premier cycle, de la sixième à la troisième, la
réforme de 1902 organise deux filières : la A avec latin et grec, et la B, sans
latin ni grec. À partir de la seconde, la réforme organise quatre filières qui
demeureront valides pratiquement jusqu’aux réformes de la Ve République
en 1959 : A avec latin-grec, B avec latin-langues vivantes, C avec latin-
sciences et D avec sciences-langues vivantes.
Le baccalauréat se passe en deux parties, séparées par une année
d’intervalle, avec des options correspondant à chacune des quatre séries.
Cette réforme constitue donc une rupture significative par rapport à la
priorité absolue accordée à l’enseignement du latin depuis les collèges
jésuites du XVIIe siècle, puisqu’elle accorde à une filière sans latin le même
statut qu’aux autres.
Néanmoins le prestige de la filière moderne n’égalera jamais celui des
filières classique : « Les sections sans latin resteront des sections
inférieures, […] les sections modernes étaient tolérées à titre de soupape de
sécurité. » Il faudra attendre les réformes des années 1960 pour que soit
consacrée la supériorité des mathématiques comme discipline d’excellence,
et 1968 pour que le ministre Edgar Faure consacre la fin de la domination
du latin sur les études secondaires.
Les « hussards de la République »

L’écrivain Charles Péguy a été très impressionné par la rigueur des


jeunes élèves en uniforme de l’école normale d’Orléans qui venaient
s’entraîner à faire cours dans sa classe. Il les a surnommés, dans une
formule restée célèbre, les « hussards noirs ».
Sous la direction de notre directeur particulier, le directeur de l’école
annexe, de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine
nous faire l’école. […]
Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ;
sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur
soudaine omniprésence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un
liseré violet. Le violet n’est pas seulement la couleur des évêques, il est
aussi la couleur de l’enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue
redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de
palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un
recroisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil
était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus
militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le
fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est beau comme un bel uniforme
noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la
sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la
République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces
nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. […]
C’était en 1880. C’était donc dans toute la fureur et la gloire de
l’invention de la laïcisation. Nous ne nous en apercevions pas. Nous
étions pourtant bien placés pour nous en apercevoir. Non seulement les
écoles normales, nouvellement créées, je pense, non seulement les
jeunes écoles normales étaient le cœur et le foyer de la jeune laïcisation,
mais notre école normale d’Orléans était une pure entre les pures. […]
Nous allions au catéchisme, le jeudi je pense, pour ne pas déranger les
heures de classe. […]
Nos jeunes vicaires nous disaient exactement le contraire de ce que nous
disaient nos jeunes élèves-maîtres, (ou nos jeunes sous-maîtres, comme
on les nommait aussi, mais c’était une appellation peut-être un peu
moins exacte, et surtout un peu moins élégante). (Un peu moins noble.)
Nous ne nous en apercevions pas. La République et l’Église nous
distribuaient des enseignements diamétralement opposés. […]

Source : Charles Péguy, L’Argent, 1913.


Le Front populaire et l’éducation

En 1937, le gouvernement du Front populaire a tenté d’initier une


première démocratisation de l’enseignement secondaire mais il a dû
céder devant l’opposition des professeurs de lycée et collège.

Depuis le lendemain de la Première Guerre mondiale, l’organisation


scolaire de la IIIe République était critiquée en raison de la sélection sociale
implicite opérée à la sortie de l’école primaire entre la minorité d’élèves
acceptée au lycée et ceux qui étaient dirigés vers l’enseignement primaire
supérieur ou l’enseignement technique et qui se voyaient privés de
possibilités d’accès au baccalauréat.
C’est pourquoi le ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, Jean
Zay, proposa de supprimer les classes élémentaires de lycée, de faciliter
l’entrée dans les lycées en n’exigeant que le certificat d’études au lieu d’un
examen d’entrée spécifique, et de repousser d’un an les choix d’orientation
définitifs en créant une année commune d’orientation après la scolarité
primaire.
Projet de loi Jean Zay (1937). Exposé des motifs
L’heure paraît venue de donner aux enseignements secondaire, primaire
supérieur et technique le statut d’ensemble qu’ils attendent depuis de
longues années et dont de nombreuses mesures et expériences ont
préparé et facilité la mise en œuvre.
Le projet que nous soumettons à vos délibérations unifie tout d’abord
l’enseignement primaire élémentaire public en transformant les classes
élémentaires des lycées et collèges en écoles publiques et en instituant
pour les études primaires élémentaires une sanction unique : le certificat
d’études primaires élémentaires, qu’il conviendra d’aménager pour
qu’en demeurant l’examen du savoir enfantin, il devienne en même
temps celui des aptitudes.
L’admission dans l’enseignement du second degré a fait l’objet de vives
controverses. Mais le corps enseignant a exprimé unanimement le désir
de ne voir admettre dans l’enseignement du second degré que les élèves
aptes à suivre avec profit cet enseignement. C’est pourquoi nous vous
proposons de rendre obligatoire la possession du certificat d’études
primaires élémentaires et d’exiger ainsi de la part des futurs élèves de
nos lycées, collèges, écoles primaires supérieures et techniques, un
minimum de connaissances et d’aptitudes.
À cet âge cependant, les enfants ont des goûts et des aptitudes encore
peu marqués ; une orientation prématurée risquerait d’être préjudiciable
à beaucoup d’entre eux. Ainsi la première année du second degré sera-t-
elle une année d’orientation, commune à tous les élèves, à quelque
enseignement qu’ils se destinent. Après un an d’observation, les maîtres
de cette classe formuleront un avis qui, certes, n’engagera pas les
familles, mais qui, du moins, les renseignera, en même temps que sur les
carrières et les débouchés, sur les aptitudes des enfants et sur la nature
des études pour lesquelles ils paraissent le mieux doués.
Trois voies s’ouvrent aux élèves qui quittent l’année d’orientation : une
section d’enseignement classique, une section d’enseignement moderne,
une section d’enseignement technique.
Les programmes des trois sections seront aménagés de manière à
permettre des passages aisés de l’une à l’autre. Les erreurs d’orientation
pourront être de la sorte facilement réparées. Des cours temporaires
spéciaux sont d’ailleurs prévus pour faciliter ces passages. De la même
façon sera facilité l’accès à l’enseignement du second degré de ceux qui
n’y viennent que tardivement et, notamment, des bons élèves de
l’enseignement complémentaire et même de l’enseignement postscolaire
qui restent l’un et l’autre le nécessaire prolongement de l’enseignement
primaire élémentaire. La sanction des études du second degré des
sections classique et moderne est le baccalauréat qui donne accès à
l’enseignement du troisième degré ou enseignement supérieur. Mais un
certain nombre d’élèves ne continuent pas leurs études jusque-là. Pour
ceux-ci, il a été prévu l’octroi d’un diplôme d’État à l’issue de la
quatrième année d’enseignement du second degré.
Il était impossible d’organiser l’enseignement du second degré sans
aborder la question de la formation des maîtres. Les maîtres du premier
degré devront posséder le baccalauréat. Ainsi se trouvera réglée
l’irritante question des équivalences, mais les écoles normales subsistent
en tant qu’écoles professionnelles où les futurs maîtres se confirmeront
dans leur vocation et feront l’apprentissage de leur difficile métier.
Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la
Révolution à nos jours, Mouton, 1971.
Devant l’opposition des enseignants du secondaire, Jean Zay n’obtint que le
vote de la prolongation de la scolarité obligatoire à quatorze ans et
l’harmonisation des programmes des écoles primaires supérieures avec
ceux de la filière scientifique sans latin des lycées.
Le gouvernement de Vichy et
l’école

Le 6 juillet 1940, quinze jours après la victoire de l’armée allemande,


l’écrivain catholique Paul Claudel écrivait une note dans laquelle il
exprimait sa satisfaction : « La France est délivrée après soixante ans du
joug du parti radical et anticatholique (professeurs, avocats, juifs et francs-
maçons) […] Espérance d’être délivré du suffrage universel et du
parlementarisme ; ainsi que de la domination méchante et imbécile des
instituteurs1. » Cette opinion était celle d’une grande partie de la hiérarchie
cléricale et des catholiques pratiquants, qui voyaient dans la défaite et
l’arrivée de Philippe Pétain au pouvoir l’occasion d’une revanche sur la
politique laïque de la IIIe République et sur le Front populaire. L’école
républicaine et ses instituteurs étaient, avec les communistes et les juifs, les
adversaires explicitement désignés du nouveau régime et se voyaient même
attribuer la responsabilité de la défaite en raison du pacifisme affiché avant
la guerre par le Syndicat national des instituteurs.
La politique scolaire de Vichy a donc été essentiellement déterminée par cet
esprit de revanche.

• Des lois contre les instituteurs

Les lois du 17 juillet et du 13 août 1940, qui autorisaient le gouvernement à


éliminer les francs-maçons de la fonction publique, ont été particulièrement
appliquées aux instituteurs. Dans le même esprit, plusieurs décisions ont
visé à démanteler l’organisation de l’enseignement primaire et à transférer
une partie de ses structures dans l’enseignement secondaire, dont les
personnels étaient réputés plus conservateurs. Ainsi, les écoles normales
d’instituteurs sont supprimées en septembre 1941 et le baccalauréat est
exigé pour les nouvelles promotions. Le recrutement spécifique des
professeurs de classes élémentaires de lycée, que le Front populaire avait
supprimé, est rétabli, et la gratuité des études au lycée est supprimée pour le
second cycle. Enfin, les écoles primaires supérieures (EPS) sont
transformées en collèges modernes. Un nouveau concours de recrutement
des professeurs de ces établissements est instauré, le CAEC, afin d’en
supprimer l’accès aux instituteurs, pour qui les EPS constituaient une voie
de promotion interne.

• Le travail manuel à l’honneur

Préoccupé de restauration des corporations et du travail manuel, le


gouvernement de Vichy soutient également le développement de la
formation professionnelle des jeunes. Parallèlement aux chantiers de
jeunesse, il développe des centres de formation professionnelle et des
centres de jeunesse qui préparent au CAP. En 1942, il fait reconnaître le
CAP, créé depuis 1919, comme un critère de qualification ouvrière, et donc
de rémunération. En 1944, environ 50 000 jeunes bénéficient après
l’enseignement primaire de cette formation.

• Les paradoxes de l’histoire

Paradoxalement, une partie de ces décisions a œuvré à terme en faveur de


l’unification de l’enseignement secondaire et du développement de
l’enseignement professionnel public. Après la Libération, une fois rétablie
la gratuité des études dans le second cycle, les collèges modernes ont
permis à un public plus populaire d’accéder aux études secondaires et au
baccalauréat, désormais exigé pour devenir instituteur. Le CAEC est devenu
en 1950 l’actuel CAPES. Les centres de formation professionnelle et les
centres de jeunesse, rebaptisés centres d’apprentissage ont été conservés et
deviendront les actuels lycées professionnels.
Les décisions de Vichy, prises dans un esprit réactionnaire, avaient
finalement accéléré la modernisation du système éducatif et l’extension de
la scolarisation par l’État.
• Deux hommes de Vichy
Pour appliquer sa politique éducative ultra-conservatrice, Pétain s’est
appuyé sur des hommes dont l’entrée en politique dans de telles
conditions demeure surprenante, même si le profond enracinement de
certains d’entre eux dans la culture catholique peut expliquer en partie
leur engagement.

Le plus connu est sans doute Jérôme Carcopino (1881-1970). Auteur


d’une Vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire qui fait encore
autorité aujourd’hui, cet historien brillant à la carrière déjà accomplie
accepte après la défaite la direction de l’École normale supérieure et les
fonctions de recteur de l’académie de Paris, selon lui au nom du devoir
patriotique. En 1941, il occupe le poste de secrétaire d’État à
l’Éducation nationale dans le gouvernement Pétain-Darlan. C’est lui qui
décide de la transformation des écoles primaires supérieures en collèges
modernes. Mais c’est aussi lui qui défend le directeur de l’enseignement
technique, Hyppolite Luc, contre les attaques dont ce dernier fait l’objet
en raison de son engagement franc-maçon et de l’origine juive de son
épouse. Carcopino démissionne de son poste en avril 1942. À la
Libération, traduit devant la Haute Cour pour sa participation au
gouvernement de Vichy, il est emprisonné à Fresnes. Libéré en
février 1945, il bénéficie en 1947 d’un non-lieu pour services rendus à la
Résistance. En novembre 1955, il est élu à l’Académie française.

L’ingénieur centralien Georges Lamirand (1899-1994) a occupé,


de 1940 jusqu’à sa démission en 1943, le poste de secrétaire général à la
Jeunesse, revendiquant lui aussi son patriotisme pour justifier son choix.
C’était un ami du maréchal Lyautey et il avait activement milité avant
guerre dans des mouvements de jeunesse catholiques, notamment les
scouts de France. C’est lui qui préside au développement des centres de
jeunesse et des centres de formation professionnelle, futurs lycées
professionnels. Il tente d’en faire des instruments d’encadrement
idéologique de la jeunesse au service de Pétain. Traduit en Haute Cour à
la Libération, il obtient un non-lieu en 1947. Il préside ensuite une
association de défense de la mémoire du maréchal Pétain.
1 Cité par J.-P. Azéma, De Munich à la Libération. 1938-1944, Seuil, coll. « Points histoire », 1979.
PARTIE III

L’EXPLOSION SCOLAIRE

JEUNESSE ET FAMILLES, LES MUTATIONS DÉCISIVES 171


Vincent Troger

DE GAULLE, L’ÉCOLE ET L’ÉCONOMIE 183


André Robert

FORMER LES ADULTES, L’AUTRE ENJEU DES « TRENTE GLORIEUSES » 197


Vincent Troger

LA FORMATION PROFESSIONNELLE ENTRE SOCIÉTÉ ET ÉCONOMIE 209


Rencontre avec Françoise Laot

LA CRISE DU COLLÈGE UNIQUE 217


Vincent Troger

LA FIN DU GRAND RÉCIT LAÏQUE 231


André Robert

POINTS DE REPÈRE 245


Repères chronologiques
Les centres de formation professionnelle deviennent les centres
1944
d’apprentissage.
1947 Publication du plan Langevin-Wallon.
Statut des centres d’apprentissage qui deviennent des
1949
établissements d’enseignement technique.
Création du CAPES pour le recrutement des professeurs de
1950
collèges et de lycées.
Obligation scolaire à seize ans. Transformation des cours
complémentaires de l’enseignement primaire en collège
d’enseignement général de l’enseignement secondaire (CEG).
Les centres d’apprentissage deviennent les collèges
1959
d’enseignement technique (CET), tous les autres
établissements du technique deviennent des lycées techniques.
Loi Debré offrant à l’enseignement privé la possibilité d’un
contrat avec l’État.
1963 Création des collèges d’enseignement secondaire (CES).
Nouvelles séries dans l’enseignement secondaire : A, B, C, D,
1965
E ; création des bacs techniques F, G et H.
1968 Suppression du latin en sixième.
Disciplines « d’éveil » dans le primaire. Réforme de
1969
l’organisation des universités.
1975 Loi Haby sur le collège unique.
Les CET deviennent des lycées d’enseignement professionnel
1976
(LEP).
1982 Mise en œuvre des ZEP.
Les LEP deviennent des lycées professionnels (LP), création
1985
du bac professionnel.
Loi Jospin d’orientation (projet d’établissements, équipes
1989
pédagogiques, création des IUFM).
VINCENT TROGER

Après guerre, l’avènement de la société de consommation et la


libéralisation des mœurs transforment le statut de la jeunesse. Les
nouvelles pratiques éducatives des familles et la culture de masse
entrent en conflit avec les exigences de la culture scolaire.

Jeunesse et familles, les mutations


décisives

Deux formules ont été abondamment employées pour qualifier les trois
décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale : les « trente
glorieuses », en raison de l’exceptionnelle croissance économique qui a
caractérisé cette période, et la « société de consommation », pour souligner
l’une des principales conséquences de cette croissance. Or, si croissance et
consommation ont transformé la vie quotidienne de la plupart d’entre nous,
elles ont aussi entraîné une nouvelle mutation du statut de la jeunesse.
Les jeunes ont en effet été très tôt une cible commerciale pour certains
des produits de la nouvelle société d’abondance. Dès les années 1950,
cinéma, tourne-disques, radio, presse spécialisée, cycles et motocycles, ou
encore nouvelles pratiques touristiques et sportives telles que le camping,
ont commencé à définir les contours d’une consommation et d’une
sociabilité spécifiques de la jeunesse. Le lancement d’Europe n° 1
en 1955 symbolise l’association de la culture populaire, de la musique des
« jeunes » et de la publicité. Dans les décennies suivantes, la culture de
masse s’enrichit de nouveaux produits : télévisions, automobiles,
vêtements, sports divers, jeux vidéo.
Une nouvelle figure sociale : le jeune
consommateur

Aucun de ces produits n’est spécifiquement réservé aux jeunes, mais les
jeunes se caractérisent par une surconsommation de ces produits et une
organisation de leur vie sociale et de leur identité autour de cette
consommation. La consommation collective de la culture de masse confère
ainsi à la sociabilité des jeunes une intensité nouvelle. C’est le temps des
copains, qui a fait notamment la fortune de Daniel Filipacchi et de sa
célèbre revue Salut les copains. Dans certains cas, les jeunes constituent
même des groupes (des « bandes ») centrés autour d’une consommation ou
d’une activité spécifique : style musical, sports de glisse, moto, etc. Les
sociologues soulignent unanimement ce développement d’une sociabilité
juvénile intense.
Cette consommation culturelle nouvelle touche en outre tous les milieux
sociaux. Des enquêtes menées en 1948 et en 1949 auprès des élèves de
l’enseignement technique, très majoritairement d’origine populaire,
montraient déjà clairement leur attirance pour la culture de masse : 85 %
des moins de seize ans voyaient alors entre 25 et 30 films par an, et plus
d’un tiers d’entre eux allaient au cinéma deux fois par semaine1. La
présence de l’armée américaine sur le territoire français était une source
supplémentaire d’attirance pour l’« american way of life », comme en
témoignent souvent les désormais vieux « rockers » de cette génération.
Apparaissent d’ailleurs dès cette époque de nouvelles formes de
délinquance directement liées à ces nouveaux modes de consommation :
entre 1950 et le début des années 1960, le nombre de vols de voitures a été
multiplié par quarante, alors que sur la même période le nombre de voitures
en circulation était multiplié par quatre. On vole donc dix fois plus de
voitures dans les années 1960 que dix ans auparavant. Plus tard ce sont les
autoradios qui seront l’objet de la convoitise des jeunes délinquants, avant
le temps des vêtements de marque et des téléphones portables. Les jeunes
les plus pauvres se procurent par le vol ce qu’ils ne peuvent s’acheter et qui
est devenu symbolique d’un nouveau mode de vie auquel tous les jeunes
sont désormais censés avoir accès. De même que ces jeunes pauvres
appartiennent parfois au début des années 1960 aux bandes de « blousons
noirs » (voir encadré ci-dessous) qui écument certaines banlieues et
provoquent des commentaires dans la presse très comparables à ceux qui
concernent aujourd’hui les « jeunes des quartiers ».
Mais cette évocation de la violence des jeunes en bande permet
également de mettre en évidence la complexité des nouveaux rôles sociaux
que joue la jeunesse dès lors qu’elle dispose d’une plus large autonomie.
Bandes de jeunes et rock’n’ roll

En avril 1954, Bill Haley et les Comets enregistrent une chanson


intitulée Rock around the clock qui va devenir un succès mondial
l’année suivante grâce au film Asphalt jungle (en français Graine de
violence) dont elle constitue le titre phare de la bande musicale. Ce film
raconte la violence des jeunes élèves d’une école technique américaine
dont le chef de bande, incarné par l’acteur noir Sidney Poitier, affronte
un professeur joué par Glenn Ford. Le rock’n’roll est ainsi dès sa
naissance lié à une certaine violence de la jeunesse populaire, qui se
manifestera en France par les exactions des « blousons noirs », dont on
peut retenir quelques exploits célébrés par la presse de l’époque :

Novembre 1961 : le Palais des sports de la porte de Versailles


à Paris est dévasté par les jeunes spectateurs à l’occasion d’un
concert des Chaussettes Noires d’Eddy Mitchell et du rocker
anglo-américain Vince Taylor ;
Juillet-août 1962 : Johnny Halliday est en tournée en France,
et la presse dénonce « l’hystérie collective » à laquelle donne
lieu chacun de ses concerts, agrémentés d’émeutes et de
dégradations ;
Juin 1963 : Invités par Daniel Filipacchi, animateur de
l’émission Salut les copains, à un grand concert place de la
Bastille, les jeunes « fans » des « idoles » détruisent une
voiture, des vitrines, le store d’un café et des arbres. Citons
pour conclure le refrain d’un des tubes de Johnny Halliday
en 1962, intitulé La Bagarre :

« J’avoue que la bagarre/Je ne suis pas contre/Ça me fait pas peur/Je


dirais même/Que j’aime cogner/C’est un plaisir/D’accord, les
gars/J’vais vous soigner. » V.T.

La dilution des normes


D’une part, en effet, les modes de consommation et les pratiques
culturelles de la jeunesse ont à l’évidence une fonction de canalisation de
l’énergie et du dynamisme propres à cette tranche d’âge. En ce sens, le
sport, les surprises-parties ou les concerts de rock, comme les carnavals ou
les fêtes de village autrefois, sont des moyens de maintenir dans des limites
acceptables les effets perturbateurs de l’autonomie accordée aux jeunes.
Mais d’autre part, dans beaucoup de leurs pratiques de consommation
culturelle ou sportive, les jeunes jouent aussi avec les marges et les tabous
(la drogue, le sexe, la violence, le danger), ils expérimentent le dépassement
des normes sociales, et contribuent ainsi à en éprouver la validité et parfois
à les faire évoluer. Dans le domaine culturel, ce double jeu a été mis en
évidence par Edgar Morin et Paul Yonnet2, qui ont montré comment, depuis
quatre ou cinq décennies, chaque génération s’est reconnue dans un genre
musical contestataire, et comment ces genres musicaux ont ensuite participé
au renouvellement de la culture légitime jusqu’à perdre toute valeur
transgressive. L’analyse vaut pour le rock, la pop music, le folk, le hard
rock, le reggae, les punks, le rap ou la musique techno : toutes ces musiques
ont suivi le même itinéraire, des maisons de disques marginales et des
radios confidentielles aux médias à grande audience et aux publicités, des
concerts interdits ou clandestins aux grandes salles de spectacles, et parfois
jusqu’aux manifestations les plus culturellement légitimes de la musique, de
la chorégraphie ou du cinéma contemporains.
En outre, cette culture de masse, comme on vient de le voir, est moins
socialement clivée que ne l’avait été jusque-là la culture de l’élite et celle
des classes populaires. En effet, l’une des propriétés de la consommation
culturelle de masse chez les jeunes est d’estomper en partie les frontières
sociales. Des enquêtes sociologiques montrent certes que les différences
sociales sont toujours à l’œuvre dans les pratiques culturelles des jeunes,
mais ces enquêtes portent presque toujours sur des milieux situés aux deux
extrémités du spectre social. On étudie ainsi la pratique des « rallyes » dans
la grande bourgeoisie, ou les rituels initiatiques violents des bandes de
jeunes des banlieues les plus défavorisées. Mais entre ces deux extrêmes,
c’est-à-dire pour la très grande majorité, les limites sont beaucoup plus
floues : des jeunes de familles favorisées peuvent écouter une musique
habituellement typée « ouvrière » telle que le hard rock, en adoptant les
comportements qui y sont associés, tandis que des jeunes de milieux plus
modestes peuvent choisir un sport typé « classes moyennes » comme le
tennis, et aligner de la même manière leurs goûts musicaux. La pratique
généralisée de la mixité a en outre accéléré ce processus d’homogénéisation
sociale relative de la jeunesse en accompagnant le mouvement de libération
des mœurs et en autorisant moins exceptionnellement qu’avant des relations
amoureuses affranchies des barrières sociales.
Ce brassage social a d’ailleurs été aussi un brassage de générations. Les
pratiques culturelles initialement réservées aux jeunes sont avec le temps
devenues celles de beaucoup de parents, y compris dans les classes sociales
favorisées : l’apparition de pages régulièrement consacrées aux sports, à la
musique rock ou aux bandes dessinées dans le journal Le Monde sont là
pour rappeler que la culture de masse irrigue désormais la culture légitime
dans toutes les classes d’âge.

Couple, amour et sexualité

Dans son remarquable travail, L’École et la famille dans une société en


mutation3, Antoine Prost cite, non sans humour, un extrait du journal
féminin Confidences du 17 mars 1950. Dans une réponse au courrier d’une
lectrice que son mari a quittée parce qu’elle « accueillait ses avances sans
enthousiasme », une journaliste écrit : « Il ne suffit pas d’être une bonne
maîtresse de maison […] Il faut aussi être sa femme dans tous les sens du
mot et là, se voiler la face ou éluder la question n’arrange rien, le problème
de la vie des sens se pose. » À juste titre, Prost voit dans cette nouvelle
préoccupation sur « la vie des sens » dans le couple le signe d’une double
évolution. D’une part, bien sûr, la rupture avec la pudibonderie bourgeoise,
que le XIXe siècle avait imposée contre le libertinage aristocratique et la
trivialité populaire du siècle précédent, et donc la reconnaissance de
l’importance de la sexualité dans les relations humaines. À la fin des
années 1950, Brigitte Bardot devient un symbole de la France aussi
représentatif que le général de Gaulle. Mais d’autre part, et peut-être
surtout, apparaît une conception cette fois tout à fait nouvelle des relations
du couple au sein du mariage. Comme l’écrit dès 1953 l’historien Philippe
Ariès, « l’amour dans le mariage déborde désormais le domaine
domestique où il avait été relégué pendant des siècles. Il n’est plus
seulement vécu, mais senti, réfléchi, et analysé sous tous ses aspects :
sexuels, sentimentaux, sociaux, moraux, psychologiques4. » Dès lors la vie
du couple, et donc de la famille, cesse d’être déterminée exclusivement par
des impératifs de normes sociales et économiques, mais aussi par la qualité
et la sincérité des relations entre les époux. La femme y gagne au passage la
reconnaissance de sa propre sexualité, comme en témoigne cet extrait d’une
conférence tenue par un médecin pour l’association « L’école des parents »
dans les années 1950, toujours cité par A. Prost : « On doit savoir que de
nombreux désaccords conjugaux sont issus de ce que le conjoint, par
ignorance, n’accordait jamais à sa femme la satisfaction physique qu’elle
était naturellement en droit d’attendre et qui parfois lui manquait
inconsciemment, sans qu’elle-même en ait eu connaissance. »
Désormais fondée en priorité sur l’amour conjugal, la cellule familiale
devient donc le lieu d’un épanouissement affectif beaucoup plus accompli
qu’auparavant. La croissance des divorces sera d’ailleurs une conséquence
paradoxale de cette évolution : lorsque l’on ne s’aime plus, on se sépare, les
contraintes sociales et économiques n’étant plus suffisantes pour maintenir
la relation conjugale. La naissance et l’éducation des enfants changent alors
en partie de sens. À la priorité jusque-là donnée à la transmission autoritaire
du patrimoine économique et culturel de la famille succède une attention
nouvelle portée à l’épanouissement de l’individu. L’enfant devient l’objet
d’une forte projection affective, la concrétisation de l’amour que se portent
les parents. Les progrès de la contraception vont d’ailleurs renforcer cette
évolution en permettant de plus en plus souvent la programmation des
naissances. Les conséquences pour le statut des enfants et des adolescents
dans la société en sont doubles, et en partie contradictoires.

L’enfant au centre

Cette place centrale désormais accordée aux enfants dans la famille et à


l’épanouissement de leur personnalité conduit à reconnaître la légitimité de
leurs désirs et donc à leur accorder des formes nouvelles d’autonomie.
Cette évolution est particulièrement visible avec l’émergence de la figure
de l’adolescent, de « l’ado » pour reprendre une terminologie familière
désormais passée dans le registre courant. Sous l’influence des
psychologues, l’adolescence avait été reconnue, dès la fin du XIXe siècle,
comme une « seconde naissance ». Mais c’est surtout après la Seconde
Guerre mondiale que la figure de « l’ado » s’impose comme un stéréotype.
Elle devient dès lors un moment jugé particulièrement délicat de la
constitution de la personnalité, marqué par la maturation sexuelle, qui
s’intercale en quelque sorte entre enfance et jeunesse proprement dite.
L’ado est perçu comme un être fondamentalement ambigu, travaillé par
l’affirmation de son identité sexuelle, à la fois dangereux et en danger.
Ainsi défini, l’adolescent ne peut plus relever des méthodes éducatives
antérieures. Celles-ci, presque exclusivement constituées des interventions
discontinues et coercitives des adultes, sont considérées comme totalement
inadaptées à la complexité de ce nouvel âge de la vie et à l’épanouissement
espéré des personnalités. Avec le succès d’auteurs telles Laurence Pernoud
ou, dans un registre plus exigeant, Françoise Dolto, la psychologie vulgarise
une conception de l’éducation fondée sur ce qu’Olivier Galland appelle une
« pédagogie incitative5 ». Elle privilégie l’écoute, la négociation, le contrat,
l’autonomie, l’orientation discrète, et redoute le conflit frontal et ses
conséquences. En forçant un peu le trait, l’adolescence devient une sorte de
long rite de passage assisté, voire médicalisé.
Ces nouvelles pratiques éducatives des familles, que le mouvement de
mai 1968 contribue largement à généraliser, entrent évidemment en
résonance avec les nouvelles pratiques de sociabilité et de consommation
des jeunes. Les générations d’après-guerre devaient la plupart du temps
conquérir leur autonomie culturelle par des luttes plus ou moins intenses,
qui ont souvent fait les délices du cinéma de l’époque. À l’inverse, les
générations d’après 1968 se la voient accorder dans un jeu subtil de
négociation, de contrat, de justification de l’autorité, d’exhortations à la
prudence et d’encouragement à l’initiative. Dès 1975, 74 % des jeunes
Français de quinze ans pouvaient sortir le soir avec des amis et la moitié
d’entre eux pouvaient introduire ces amis en toute liberté dans le domicile
familial. L’évolution de la conception sur la sexualité dans les relations
conjugales favorise aussi la reconnaissance de la sexualité des jeunes. En
témoigne la comparaison de deux enquêtes sur la sexualité préconjugale
publiées en 1961 et en 1970. Alors que seulement 19 % des femmes, donc
des mères, jugeaient la pratique de la sexualité avant le mariage « sans
gravité », « normale » ou « utile », elles sont déjà 40 % à la juger
« souhaitable » neuf ans plus tard.
Mais cette nouvelle indépendance accordée à la jeunesse va se trouver
très rapidement tempérée par de nouvelles formes de dépendances
familiales. D’abord parce que, en devenant un objet d’affection plus
affirmé, l’enfant en vient aussi à être considéré comme un espoir
d’ascension sociale différée. Alors que très massivement jusque-là, la
norme était à la reproduction de l’activité des parents, on va passer assez
rapidement à l’espoir d’un statut meilleur pour des enfants que l’on aime et
que l’on veut voir s’épanouir. La demande de prolongation des études est
ainsi perceptible dès le lendemain de la guerre, et l’État, pour des raisons
économiques, y répond favorablement (voir p. 183). Près de 80 % des
jeunes ne poursuivaient pas d’études post-obligatoires en 1939, ils ne sont
plus qu’environ 50 % en 1960, bien que l’obligation scolaire ait été reculée
d’un an, de treize à quatorze ans, depuis 1937.
Alors même qu’on leur accorde une plus grande indépendance en matière
de sociabilité et de consommation de loisirs, les jeunes vont donc devenir
de plus en plus longtemps dépendants économiquement des familles. Et
lorsque les familles sont pauvres, ils vont être pris dans la contradiction
entre le désir éventuel de poursuivre des études et celui de satisfaire leurs
nouveaux besoins de consommation. Lorsque, après 1975, le chômage va
s’amplifier et toucher prioritairement les jeunes les moins qualifiés, cette
situation paradoxale prend une dimension particulière et les clivages
sociaux réapparaissent. D’un côté, les jeunes de la classe moyenne ou des
milieux les plus favorisés profitent des moyens financiers de leurs familles
pour mener de front poursuite d’études et sociabilité autonome. C’est ce qui
a donné naissance à la figure désormais symbolique de Tanguy, du cinéaste
Étienne Chatiliez. Du côté des jeunes des milieux les plus modestes, la
situation est évidemment plus douloureuse. Soumis comme les autres au
désir de consommation et bénéficiant comme les autres d’une éducation
libérale, ils ont perdu la référence à la « morale du travail » qui caractérisait
la classe ouvrière des trois premiers quarts du XXe siècle et que symbolisait
le militant communiste. Lorsqu’ils échouent à l’école, ce qui leur arrive
plus souvent qu’aux autres pour de multiples raisons que les sociologues
ont largement mises au jour6, ils ont à la fois du mal à accepter les
contraintes des emplois qui leur sont éventuellement proposés et à fournir
l’effort nécessaire pour se remettre au niveau dans leurs études.
Le divorce entre culture sociale et culture scolaire

Un hiatus majeur est donc progressivement apparu entre, d’une part, les
pratiques de consommation des jeunes, l’éducation qu’ils reçoivent dans
leurs familles, la liberté dont ils ont pris l’habitude, et d’autre part la culture
scolaire dominante. Ce hiatus s’avère d’autant plus important qu’à partir
de 1975, la totalité de la jeunesse française a été admise dans le même
établissement unique, le collège (voir p. 183 et 217).
En effet, les enseignants du collège ont continué à être majoritairement
formés selon les critères universitaires antérieurs. Ils sont restés
principalement orientés vers le savoir savant de leur discipline et son
découpage didactique. Le cours magistral, qui suppose l’adhésion du public
et supporte mal la discussion, est resté le mode de transmission dominant.
Certes, le modèle pédagogique traditionnel de l’enseignement secondaire a
été réformé dans ses contenus, les mathématiques prenant la place du latin
comme discipline d’excellence et de sélection. Mais les modes de définition
des savoirs et de leur transmission, initialement conçus à l’intention d’une
petite élite, sont restés les mêmes et ont été imposés à la totalité de la
population française entre 11 et 16 ans, voire 18. Dès lors, l’écart entre ce
que les sociologues appellent la culture sociale de la jeunesse et la culture
scolaire s’est inéluctablement manifesté avec vigueur. En effet, la lecture
des romans autobiographiques de Jules Vallès (1832-1885) ou des
mémoires de Jules Michelet (1798-1874) suffisent à nous rappeler que,
même pour la jeunesse sursélectionnée des lycées du XIXe siècle, les études
secondaires apparaissaient souvent comme une épreuve pénible,
contraignante et déconnectée de la réalité. L’émergence des pratiques de
consommation des loisirs de masse et la transformation des rapports
d’autorité dans la famille ont évidemment aggravé jusqu’à l’absurde ce
sentiment de décalage entre les vécus scolaires et extrascolaires.
Mai 1968 avec ses slogans hédonistes (« Sous les pavés, la plage… ») a de
ce point de vue été la première manifestation massive du refus de la culture
académique et des méthodes coercitives d’un enseignement secondaire
retranché derrière la certitude de l’« universalité » des savoirs qu’il
transmet. La culture scolaire traditionnelle suppose une forme d’ascétisme à
laquelle la culture sociale, de plus en plus centrée sur ce que Jean-Pierre
Rioux a appelé « l’éthique de loisirs7 », ne prépare plus.
En outre, l’entrée massive des publics populaires au collège puis au lycée
a exacerbé cette opposition. Le collège unique et le lycée ensuite ont en fait
subi deux chocs simultanés. D’une part, ils ont accueilli des publics peu
préparés, scolairement et socialement, aux études secondaires, tandis que la
transformation des pratiques éducatives familiales leur interdisait de
maintenir une imposition arbitraire de l’autorité des enseignants. D’autre
part, la massification a favorisé la circulation et l’extension de la
consommation d’une culture de masse commune à l’ensemble de la
jeunesse et porteuse d’une forte charge critique contre les pratiques
traditionnelles de l’enseignement secondaire. Paradoxes que le collège
contemporain a bien du mal à gérer. Les tentatives d’introduire dans la vie
scolaire des pratiques plus démocratiques (délégués d’élèves, délégués des
parents, projets collectifs…) n’ont pas pour l’instant réussi à construire la
« communauté éducative » que la loi Jospin appelait de ses vœux en 1989.
Comme l’a écrit François de Singly, la communauté familiale a de ce point
de vue évolué plus vite que l’école8. Alors que la culture scolaire demeurait
ancrée dans les logiques méritocratiques et sélectives de l’école
républicaine, les familles étaient déjà engagées dans des pratiques
éducatives libérales et permissives qui ne pouvaient qu’entrer en
contradiction avec les principes dominants à l’école.
Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à
l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.

1 Chiffres cités dans la revue L’Enfance, 1948.


2 E. Morin, L’Esprit du temps, 2 vol., Grasset, 1975, rééd. LGF 1983 ; P. Yonnet, Jeux, modes et
masses, Gallimard, 1986 rééd. 1998.
3 A. Prost, Histoire générale de l’’enseignement et de l’éducation, t. IV L’École et la famille dans
une société en mutation, Perrin, coll. « Tempus », 2004.
4 R. Prigent (dir.), Renouveau des idées sur la famille, Puf, 1953.
5 O. Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 1991, rééd. 2004.
6 Voir M. Fournier, V. Troger (coord.), Les Mutations de l’école. Le regard des sociologues, Éditions
Sciences Humaines, 2005.
7 J.-P. Rioux, La France de la IVe République, Seuil, coll. « Points Histoire », 2 vol., 1980, 1983.
8 Voir M. Fournier, V. Troger (coord.), Les Mutations de l’école, op. cit.
ANDRÉ ROBERT

Le général de Gaulle et son entourage veulent mettre l’éducation au


service de la croissance économique. Cette conception technocratique
de la réforme de l’enseignement entraîne une confusion sur les
objectifs réels de la « démocratisation de l’enseignement ».

De Gaulle, l’école et l’économie

Après la Seconde Guerre mondiale, de 1946 à 1969, la population de la


France augmente de 10 millions d’habitants, soit autant qu’entre
1800 et 1946. Le taux brut de natalité s’accroît, le taux brut de mortalité
baisse sensiblement et les mouvements migratoires d’entrée dans le pays
s’amplifient (150 000 personnes par an de 1955 à 1960). Le taux de
croissance annuel moyen de la production intérieure brute se situe à + 4,5 %
de 1949 à 1959, puis à + 5,8 % de 1959 à 19701. La France s’engage alors
sur une voie de renouveau et de réussite qui conduira l’économiste Jean
Fourastié à inventer la formule qui fera florès : « les trente glorieuses2 »
(1945-1975). Cette croissance s’opère aussi dans le cadre d’une tentative de
réforme du capitalisme à partir du programme du CNR (Conseil national de
la Résistance), même si les différents acteurs politiques impliqués dans ce
programme n’y mettent pas les mêmes objectifs. Pour de Gaulle et les
gaullistes notamment, le problème se présentait dans les termes suivants :
préserver, et développer, le système économique libéral tout en introduisant
des éléments de régulation étatique, ces éléments se concrétisant à la
Libération sous la forme des nationalisations et du système de protection
sociale. Dans ses Mémoires, le général de Gaulle traduit cette double
polarité de son projet économique en soulignant l’intérêt du Plan3 qui
« compense l’inconvénient de la liberté sans en perdre l’avantage4 ».
Mais ce n’est qu’à son retour au pouvoir, en mai-juin 1958, que de Gaulle
pourra imprimer sa marque sur l’économie, en critiquant sévèrement la
situation laissée par la IVe République. Contrairement à ce que donne à
entendre la phrase désinvolte qui lui a été prêtée (« L’intendance suivra »),
il affirme sa préoccupation, sinon sa priorité, en matière économique :
« […] les problèmes économiques et sociaux ne cesseront jamais d’être au
premier plan de mon activité comme de mes soucis. J’y consacrerai une
bonne moitié de mon travail, de mes audiences, de mes visites, de mes
discours5. »
On sait avec quelle détermination et quelle promptitude l’ancien chef de
la Résistance aborda les dossiers inscrits à son agenda politique,
initialement – paradoxe et ruse de l’histoire – en tant que dernier président
du Conseil de la IVe République (1er juin 1958-8 janvier 1959) :
confrontation immédiate et permanente à la question algérienne, qui l’a
ramené au pouvoir ; premières mesures d’ordre financier et monétaire
(juin) ; mémorandum sur le directoire à trois de l’OTAN6 (septembre) ;
réforme constitutionnelle et organisation du référendum et des élections
législatives (été, automne 1958) ; lancement du plan de redressement
économique Pinay-Rueff (décembre) ; et enfin, ordonnance et décret relatifs
à l’éducation (en date du 6 janvier 1959).

La croissance scolaire avant de Gaulle

La question que nous abordons ici est précisément celle du rôle dévolu à
l’éducation dans ce contexte global, et des liens qui ont pu être établis entre
celle-ci et l’économie, tant à un niveau théorique que pratique, au cours
d’une période qui va de 1959 à 1966.
Entre janvier 1946, moment où de Gaulle quitte le pouvoir, et juin 1958,
moment où il y revient, pas moins de treize projets de réforme de
l’enseignement – incluant le célèbre plan Langevin-Wallon rendu public en
mai 1947 (voir p. 246) – ont vu le jour, émanant du gouvernement sous la
responsabilité de tel ou tel ministre de l’Éducation nationale7, et pour
quelques-uns de syndicats et de partis. Mais aucun n’a fait l’objet de la
moindre entrée en vigueur. Des analystes ont ainsi appliqué la notion de
« non-décision » à la réforme de l’enseignement en France8. Deux causes
sont souvent invoquées pour l’expliquer : l’instabilité ministérielle
caractéristique du régime et la neutralisation réciproque à laquelle se livrent
les deux principaux syndicats d’enseignants, celui du primaire (SNI) et
celui du secondaire (SNES), à propos de l’organisation du premier cycle du
secondaire (prolongement approfondi du primaire ou orientation de type
lycée dès la sixième). Pour autant, de même qu’il serait faux d’affirmer que
la IVe République aurait été dépourvue d’une quelconque efficacité en
matière de croissance économique (le PIB annuel en témoigne), il serait
erroné, et malveillant, de croire qu’elle aurait été affectée d’un total
immobilisme éducatif.
Même s’il s’est montré impuissant à faire la ou les réformes éducatives
importantes, l’État a au moins accompagné la croissance de la demande
sociale d’éducation et d’ouverture de l’accès au second degré, demande
suffisamment forte pour avoir été qualifiée de véritable « soif
d’enseignement9 ».
La période a effectivement connu une forte augmentation de la
scolarisation dans le premier cycle du secondaire. Le taux de scolarisation
de la population de 12 à 15 ans est ainsi passé de 20,5 % à la Libération
à 44 % en 1957-1958, gagnant 5 points entre 1945 et 1950 et 15 points
entre 1950 et 1956. À partir de 1951-1952, le nombre des élèves inscrits en
sixième s’est considérablement accru alors même qu’il s’agissait,
jusqu’en 1956-1957, d'enfants nés pendant la guerre, à un moment où le
taux de natalité était bas. Ce phénomène met donc en jeu avant tout un effet
de scolarisation, l’effet démographique (résultat du « baby-boom ») ne
s’étant manifesté que plus tardivement, au moment où les générations plus
nombreuses sont arrivées en âge scolaire. Si la courbe de natalité en hausse
dès la Libération est sensible dans le cycle primaire à partir de 1950, elle ne
peut avoir d’incidences dans le secondaire que vers 1956-1957. Comme le
remarquera Louis Cros, auteur d’un ouvrage au titre significatif10, « la
hausse de la natalité s’est ajoutée à l’expansion » plutôt qu’elle ne
l’explique directement.
Il faut d’autre part relever que la préscolarisation en maternelle a
augmenté de manière très importante et que, dans l’enseignement supérieur,
les effectifs sont passés de 123 300 étudiants en 1945-1946
à 240 000 en 1960. On assiste également à l’accroissement général de la
scolarisation dans le technique, public et privé (de 360 000 élèves
en 1944 à 500 000 dès 195111). Ce bref recensement des augmentations
d’effectifs scolaires au cours des années 1950 donne la mesure du choc qui
a alors ébranlé l’univers scolaire (voir p. 249 et 252).
Les gouvernements, malgré l’échec de tous leurs projets réformateurs
d’envergure, ont bien dû absorber ce choc. La prolongation de la scolarité
au-delà de 14 ans, âge légal de l’obligation scolaire depuis le Front
populaire, ayant ainsi commencé à s’inscrire dans les faits, cela a supposé
des places pour accueillir les jeunes et des enseignants pour les encadrer,
donc une politique et un budget. Le Deuxième Plan (1954-1958) a intégré
un « Plan d’équipement scolaire, universitaire, scientifique, artistique et
sportif ». L’évolution comparée du budget de l’Éducation nationale en
pourcentage du budget général de l’État montre une progression de 7,4 %
en 1952 à 10,2 % en 1958. Effort budgétaire non négligeable on le voit, qui
place la France parmi les pays occidentaux dont le taux de progression des
dépenses d’éducation est le plus fort. Cela se traduit entre autres par
l’augmentation des crédits consacrés aux constructions et aux équipements
scolaires, une commission spécialisée dans ce domaine ayant été installée
auprès du Commissariat au Plan à partir de 195112. Bref, un bilan certes
mitigé, mais non nul, loin de là.

Naissance de l’« industrie de l’enseignement »

De même que la croissance économique de la France n’a pas attendu


1958 pour prendre son essor (tout en étant relancée à partir de cette date
sous l’effet d’une politique volontariste) et s’inscrit dans un contexte
général de croissance des pays industrialisés, de même l’orientation qui va
être donnée à la politique éducative ne part pas de zéro en termes d’actes –
comme on vient de le voir – ni ne naît de la génération spontanée en termes
d’idées. Elle prend en effet place dans un vaste courant d’idées à caractère
international.
À partir du milieu des années 195013, parallèlement à cette demande
exponentielle d’enseignement secondaire dont nous avons relevé les traces
en France mais qui est également sensible dans de nombreux autres pays,
l’enseignement devient mondialement, au moins dans la sphère des nations
développées, un objet d’investigation économique. Le comparatiste Le
Thanh Khoi s’autorise alors à parler d’une « industrie de
l’enseignement14 ». Une théorie économique s’empare de la question
scolaire, la théorie dite du « capital humain ». Cette expression doit être
comprise en opposition à celle de capital physique ou matériel, recouvrant
les matières premières et les équipements. Examinant le rythme de
développement de divers pays dans l’histoire économique longue, certains
chercheurs ont été amenés à constater que le capital physique n’a pas un
rôle aussi déterminant dans la croissance économique qu’on avait pu le
penser auparavant et que les trois facteurs de production fréquemment
mentionnés (terre, capital, travail) ne suffisent plus à expliquer
l’accroissement du produit national. Des économistes inventent alors la
notion de « facteur résiduel », quatrième facteur qui est censé englober le
progrès technique, l’accroissement des connaissances, la qualification de la
force de travail, le niveau général d’instruction de la population. Peu à peu,
la majeure partie sinon la totalité de ce facteur résiduel est dévolue à
l’enseignement, en raison du fait que l’institution scolaire a spécifiquement
pour mission d’accumuler et de transmettre les connaissances qui sont les
conditions du progrès technique, un des tout premiers éléments à l’origine
de la croissance.
Donnant en quelque sorte ses fondements à l’économie de
l’enseignement, le concept d’investissement humain s’installe dans la
pensée économique, qui va alors chercher des justifications dans la théorie
du capital élaborée au début du XXe siècle par l’économiste américain Irving
Fisher : « le capital [est] l’ensemble des éléments qui fournissent un
courant de revenus dans le temps, et le revenu […] un produit du capital15 »
(le capital étant richesse, le revenu le service rendu par cette richesse et la
notion de richesse au sens large incluant « les êtres humains, non seulement
les esclaves qui sont la propriété d’autres hommes, mais aussi les hommes
libres qui sont leurs propres maîtres16 »). Voici donc les contours du concept
de capital humain globalement définis : l’homme peut être considéré
comme un capital dans la mesure où son activité génère un courant de
revenus (le salaire) qui lui-même, dans le temps et grâce à l’épargne, peut
devenir à son tour capital, moyennant un taux d’intérêt satisfaisant. Le
terme de « stock » appliqué aux ressources constituées par les humains,
dotés d’aptitudes diverses, apparaît naturel dans ce contexte.
Sur la base de ce cadrage idéologico-théorique international,
l’enseignement est donc apparu dans les pays industriels avancés comme le
lieu d’accumulation et de transmission des connaissances nécessaires au
progrès technique et économique. Dès lors, les questions scolaires ont été
jugées trop importantes pour être laissées à des initiatives hasardeuses et ont
paru relever de l’intervention d’un État se mettant au service de la
croissance et du profit.

La réforme de 1959

Composant son premier gouvernement conformément à un subtil dosage,


de Gaulle a confié le ministère de l’Éducation nationale au radical Jean
Berthoin, qui a déjà occupé deux fois ce poste, sous le gouvernement
Mendès-France en 1954-1955, puis sous le gouvernement Edgar Faure
en 1955-1956. Deux textes du 6 janvier 1959, non soumis à l’Assemblée,
vont définir la réforme de l’Éducation nationale. Signée de Charles de
Gaulle et du ministre, l’ordonnance n° 59.45 prolonge la scolarité
obligatoire jusqu’à seize ans. Le décret n° 59.57 se présente comme un
texte portant « réforme de l’enseignement public ». Les principales
dispositions se résument ainsi :

institution d’un cycle d’observation d’une durée de deux ans,


pour tous, couvrant les classes de sixième et de cinquième ;
institution, auprès des classes ou groupes de classes, d’un conseil
d’orientation composé des enseignants dont la tâche sera de
« préparer, grâce à l’observation très suivie dont les élèves
auront été l’objet, les choix qui interviendront à la fin de la
deuxième année du cycle, entre les différents types
d’enseignement » ;
À l’issue du cycle d’observation, possibilité de répartition des
élèves entre cinq types d’enseignement en fonction de leurs
« aptitudes ».

Le cycle commun à tous les élèves sera installé dans des établissements
demeurant différents aussi bien par leur appellation que par leur pédagogie,
leur clientèle et leur finalité sociale : ex-cours complémentaires (nouveaux
collèges d’enseignement général, CEG), premiers cycles des lycées,
collèges d’enseignement technique, mais aussi écoles primaires. Du fait du
maintien du cloisonnement entre les types d’établissements, le réformateur
prévoit le principe de « classes passerelles » destinées à offrir la possibilité
d’une circulation d’élèves d’un secteur d’enseignement à un autre.
L’objectif déclaré de ces mesures réformatrices vise d’abord à « assurer
une prospection aussi complète que possible de nos ressources juvéniles »,
c’est-à-dire à élargir très considérablement le vivier social des jeunes
susceptibles de recevoir une formation secondaire. Cet accroissement du
nombre des bénéficiaires d’un enseignement du second degré relève
prioritairement des besoins nouveaux de l’économie. Les mots clés de
l’exposé des motifs sont sans ambiguïté : « investissement éducatif,
ressources humaines, aptitudes, réserves d’aptitudes » ; on trouve même
comme titre d’un paragraphe : « Investir à plein profit ». Ces termes
ressortissent tous au vocabulaire du capital humain.
En même temps s’affirment, d’une manière très insistante, la volonté de
ne plus laisser à l’arbitraire individuel le choix des filières à suivre, en
redéfinissant les critères de l’excellence du côté des mathématiques, des
sciences et des techniques, d’une part, et la nécessité de pratiquer une
sélection impitoyable, d’autre part : « Nous ne pouvons plus maintenir une
organisation scolaire qui ne nous permet de former qu’un chercheur, un
ingénieur, un professeur quand il en faudrait deux, un technicien quand
trois seraient nécessaires tandis qu’à l’inverse, se presse dans nos
enseignements supérieurs des lettres, de la philosophie et du droit une foule
d’étudiants à qui nous n’avions pas préparé d’autre issue, et qui doivent
maintenant recourir à de tardives et difficiles reconversions. » En cela, les
dispositions de la réforme s’accordent parfaitement avec les
recommandations du Troisième Plan (1958-1961) qui, outre l’augmentation
nécessaire du nombre des OS et des ouvriers qualifiés, met l’accent sur les
besoins en ingénieurs, techniciens et cadres, dans la ligne même de la
théorie économique analysée plus haut.
On ne recense pas moins de 31 mentions de termes qui renvoient à la
notion d’« aptitude » dans les 15 colonnes qu’occupe au Journal officiel
du 7.01.1959 l’exposé des motifs du décret. De même, au seul
titre 2 intitulé « Du cycle d’observation », sur 21 courts articles et 70 lignes
au total, « aptitude » revient cinq fois. La psychologie à prétention
différentielle marque ainsi son entrée dans le discours officiel de l’école, en
relation avec la volonté d’élargir les bases sociales du recrutement
secondaire et, tout à la fois, celle de sélectionner sévèrement les élèves en
fonction des capacités de chaque filière, elles-mêmes déterminées par les
besoins économiques et les perspectives d’emplois. Le souci de ne pas
laisser détourner la réforme de tels objectifs est omniprésent : « Comment
accepter la perspective de lycées bientôt submergés par un million d’élèves,
dont la moitié sans doute n’y seraient entrés qu’en méconnaissant leurs
véritables aptitudes ? Le drame est là : nous retenons dans l’enseignement
théorique nombre de jeunes esprits qui trouveraient mieux leur voie dans
l’enseignement technique […]. »

La démocratisation de la sélection

Dans la logique de ces décisions inaugurales, les multiples instructions,


circulaires, arrêtés qui paraîtront au Bulletin officiel immédiatement après
multiplieront les références à cette notion d’aptitude, qu’il s’agisse de
l’enseignement primaire, secondaire, professionnel ou supérieur. Très vite
par ailleurs, on s’apercevra que les espoirs placés en 1959 dans
l’implantation diversifiée du cycle d’observation ont été vains, les
passerelles ne fonctionnant pas, et les parcours scolaires restant
massivement tributaires des établissements et des pédagogies d’origine.
D’où la volonté d’infléchir ce déterminisme dans le sens de l’esprit de la
réforme, esprit qui relève de ce qu’Antoine Prost a judicieusement appelé
« démocratisation de la sélection », par différence avec une
« démocratisation de la réussite17 ». Cette volonté est incarnée d’abord par
le recteur Jean Capelle, nommé directeur de l’organisation et des
programmes au ministère de l’Éducation nationale en février 1961 (voir
p. 192).
Élaboré sous l’autorité de Capelle, avec l’appui du général de Gaulle, et
en opposition partielle au premier ministre Georges Pompidou et au
ministre de l’Éducation nationale, Christian Fouchet18, le décret
du 3 août 1963 stipule que la scolarité de premier cycle sera de quatre ans
pour tous, et sera effectuée dans une structure unifiée, portant le nom de
CES (collège d’enseignement secondaire). Un cycle d’orientation de deux
ans succède donc au cycle d’observation. À titre temporaire les CEG seront
maintenus jusqu’en 1965. Devant rassembler tous les élèves dans un lieu
unique, les CES « comprennent 3 groupes de sections […] caractérisées
par leur pédagogie propre :
sections classiques et modernes de l’enseignement général long
(voie I) ;
sections modernes de l’enseignement général court (voie II) ;
classes du cycle de transition et du cycle terminal pratique (voie
III). »

Aux établissements à profil distinct sont ainsi substituées des filières


distinctes caractérisées par une pédagogie spécifique. Si elle ne recourt plus
expressément à cette terminologie, la nouvelle réforme perpétue cependant
une forme de prédestination par les aptitudes, bien dans la ligne des
conceptions éducatives gaullistes. Confirmant qu’il s’agit là de la grande
affaire scolaire de la décennie et de l’élément fondateur du nouveau
système éducatif, la mise en place des CES s’accélère dans les années qui
suivent 1963. C’est l’époque où se concrétise le slogan « un CES par
jour19 » : le total des constructions atteindra 20 en 1963, 209 en 1964,
393 en 1965, 1 542 en 1968 et 1 689 en 1969. Ce programme de
constructions s’inscrit dans le dispositif dit de la « carte scolaire », mis en
place dès 1959 mais prenant – avec les décisions de 1963 – une consistance
juridique particulière, comme l’indique la circulaire du 3 mai (instituant la
carte scolaire du premier cycle). Il s’agit de :
La démocratisation de l’enseignement selon le recteur Capelle

Dans un livre intitulé L’école de demain reste à faire (Puf, 1966), le


recteur Jean Capelle, ancien directeur général de l’organisation et des
programmes scolaires au ministère de l’Éducation nationale, proche
conseiller du général de Gaulle, expose son point de vue sur la réforme
de l’enseignement. On y retrouve le projet d’une application quasi
mécanique de la théorie du capital humain au système éducatif.
Dans les pays où l’éducation primaire obligatoire est, depuis longtemps,
un fait acquis pour tous les citoyens, la mutation actuelle se traduit par
la réalisation d’une prolongation de la durée de l’enseignement
obligatoire et, en même temps, par une diversification, convenablement
coordonnée, des voies éducatives qui sont proposées aux adolescents.
Pour ces pays, il est possible de comparer la situation globale de
l’implantation du système éducatif dans la société, à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, et la situation à laquelle il faut s’attendre
vers 1975, au moyen d’une image très simple.
Comparons, pour cela, trois éléments :

la distribution naturelle des talents ;


la distribution des niveaux de qualification dans la société ;
la distribution des ambitions dans les familles.

En représentant en hauteur les niveaux et en largeur le nombre


d’individus correspondant à un même niveau, on peut schématiser
l’évolution entre 1940 et 1975 par les deux groupes de profils suivants,
en considérant comme une donnée permanente que la distribution
naturelle des talents a la forme d’un clocher à bulbe.
Pour 1940, on notera que la structure de la société sous-emploie de
nombreux talents, mais que, le nombre des familles ambitieuses étant
réduit, il n’y a pas de conflit au sujet de l’application de la pyramide des
ambitions sur la pyramide des qualifications.
Situation en 1940

Deux points caractériseront l’évolution vers 1975 :

d’une part, la diminution des postes de travail sans


qualification au profit des emplois qualifiés ; d’où le profil en
forme de clocher à bulbe donné à la distribution des
qualifications ;
d’autre part, la modification radicale de la distribution des
ambitions, comme résultat de l’accès de tous les milieux
populaires à l’information et d’une prise de conscience de
l’incidence de l’éducation sur le niveau de l’emploi et le
niveau de vie ; d’où le profil en champignon donné à la
distribution des ambitions que les familles nourrissent pour
leurs enfants.

Situation en 1975

Dans cette nouvelle situation, la répartition des qualifications s’ajuste


mieux avec celle des talents, mais nous voyons apparaître un désaccord
profond entre la répartition des qualifications et celle des ambitions.
Il faut donc s’attendre à voir s’aggraver les divergences et, en
particulier, les tensions d’ordre social, à propos du système d’éducation,
si un effort sérieux n’est pas entrepris pour éviter précisément, ou en
tout cas limiter, le phénomène explosif du champignon. Ce danger met
l’accent sur la nécessité d’associer étroitement au système d’éducation
un ensemble de moyens d’information et d’orientation qui, conjugué
avec une articulation convenable des cycles successifs de
l’enseignement, permettra le jeu de l’autorégulation, c’est-à-dire
l’acceptation par la grande majorité des familles des voies qui doivent
permettre à chaque individu d’être le plus heureux là où il sera le plus
qualifié ; grâce à quoi sera établie une application sans traumatisme de
la distribution globale des ambitions sur celle des qualifications
La démocratisation de l’enseignement n’a pas d’autre signification. Si
elle suppose que l’enfant très doué d’une famille pauvre reçoive les
mêmes facilités de promotion que l’enfant également doué d’une
famille riche, elle implique aussi que l’enfant moins doué d’une famille
ambitieuse trouve sa voie professionnelle et son bonheur dans une
activité que les réalités ou les préjugés de notre société situent au-
dessous du niveau réel de la famille ou du niveau qu’elle avait rêvé
d’atteindre pour son enfant. Ce second et inévitable aspect de la
démocratisation sera difficile à réaliser au lendemain précisément d’une
période au cours de laquelle l’augmentation importante du nombre des
qualifications supérieures, n’étant pas compensée par une production
correspondante de personnels hautement qualifiés, a pu laisser croire à
une facilité qui ne se prolongera pas.
Le système scolaire en cours d’évolution doit donc concilier ses
objectifs de masse avec les exigences croissantes de la qualité en
s’affranchissant des pressions qui tendent à freiner les mutations
pédagogiques et sociales, et parmi lesquelles deux tendances sont
particulièrement sensibles : l’une consiste à subordonner l’intérêt de
l’enfant aux commodités et aux idéologies des adultes ; l’autre tient à ce
que les familles traditionnellement ou nouvellement ambitieuses
n’acceptent pas l’idée d’orientation parce qu’elles ont décidé, une fois
pour toutes, que leurs enfants, même s’ils sont peu doués, doivent
accéder aux fonctions de « cadre supérieur » et passer par l’Université.
V.T.

traduire dans les faits l’extension de la scolarité obligatoire


jusqu’à seize ans ;
permettre l’exercice effectif de l’orientation ;
matérialiser l’extension de l’offre scolaire en rapprochant le plus
possible du domicile des élèves les lieux de scolarisation du
premier cycle ;
incarner spatialement et démographiquement la disposition
précédente en procédant au découpage des départements en
« secteurs » correspondant chacun à la zone de recrutement d’un
établissement public20 où sont (en principe) automatiquement
affectés les élèves résidant dans le secteur concerné (la carte
scolaire).

La spécialisation des filières

En juin 1965, sont adoptées des mesures qui se présentent comme des
conséquences de la réforme du premier cycle, en vertu du principe
systémique selon lequel toute modification d’un élément entraîne
nécessairement la modification de tous les autres. Ainsi, logique de la
diversité des aptitudes oblige, les filières conduisant au baccalauréat se
spécialisent dès la classe de seconde pour les élèves rescapés des sections
longues du collège et sont définis cinq baccalauréats dits généraux (A, B, C,
D, T21). Parallèlement sont créés les baccalauréats de technicien qui
viennent ponctuer des formations spécifiques (séries F, G, H) et qui
s’adressent plutôt à des élèves issus de « moderne » long.
Pour les élèves issus du cycle court (sections II des CES), à côté des CAP
maintenus, on institue en 1966 un nouveau diplôme professionnel, le BEP,
qui se prépare dans les CET en deux ans après la troisième. Comme l’a
fortement demandé le patronat, ce nouveau diplôme est moins spécialisé
que le CAP et d’un niveau réputé supérieur. En outre, notamment pour les
élèves de la section III des CES, jugés incapables de poursuivre leur
scolarité dans le second degré, un certain nombre d’aménagements voient le
jour au cours de la période. Deux mesures adoptées en 1966, relatives à
l’orientation, complètent le dispositif mis en place par la réforme de 1959.
L’une institue des conseils d’orientation dans les CES en vue de rationaliser
la distribution des élèves vers les différentes voies possibles en fonction de
leurs aptitudes. L’autre crée l’Office national de l’orientation scolaire et
professionnelle (1966). Autrement dit, en même temps que la mise en
système, s’organise une véritable machine de distribution des flux d’élèves
dans différentes filières en fonction des besoins recensés, conformément
aux options issues de la théorie du capital humain.
Dans l’enseignement supérieur, C. Fouchet est confronté à un
accroissement des effectifs beaucoup plus important en lettres qu’en
sciences alors même que le pays manque de techniciens supérieurs. Il
décide donc (7.01.1966) de créer les IUT, instituts offrant une formation
technologique en deux ans aux titulaires du baccalauréat, notamment de
technicien, et, sous certaines conditions, à des non-bacheliers. Une
restructuration totale des études supérieures est par ailleurs entreprise
(décrets du 22.06.1966), redéfinissant les cycles. Le premier cycle
comportera désormais deux années au lieu d’une, précédemment appelée
« propédeutique » et sera ponctué par un DUEL ou DUES. Le deuxième
cycle devait donner le choix entre licence en un an et maîtrise en deux ans.
En principe, la première devait destiner à l’enseignement, la seconde à la
recherche mais en réalité, faute de débouchés autres que l’enseignement
dans beaucoup de disciplines, la licence fut appréhendée et pérennisée
comme une étape sur la voie de la maîtrise.
Si l’on considère l’ensemble de ces décisions, marquées par les idées
d’unification, de prolongation et de rationalisation de la scolarité, on a le
sentiment qu’une volonté, puisée à la même source politique et idéologique,
s’est efforcée de faire coïncider une mise en système ordonné de l’appareil
éducatif avec l’extension du service scolaire au plus grand nombre de
jeunes, dans des limites définies par les besoins et les possibilités de
l’appareil économique (« démocratisation de la sélection »). Pour autant,
aucun des textes décisionnels parus après le décret de 1959 portant réforme
de l’enseignement public n’a repris aussi explicitement une thématique
directement issue du capital humain et, comme cela a été montré22, ce n’est
pas sans dissensions à l’intérieur du pouvoir que les décisions ont
finalement été prises. En réalité, le discours du capital humain a eu
tendance à refluer dans le seul texte des Plans, comme s’il avait désormais
été incongru de le retrouver dans les documents officiels de l’Éducation
nationale.
La raison doit-elle en être cherchée dans le fait de l’opposition plus ou
moins larvée de C. Fouchet et de G. Pompidou à des mesures sélectives
autoritaires ? Sans doute, si l’on suit les analyses du témoin engagé, et
forcément partial, que fut Jacques Narbonne, conseiller du président pour
l’éducation de 1959 à 1968. Du verbatim de différents conseils restreints
intégralement restitués dans ses Mémoires23, il ressort que J. Narbonne lui-
même, Jean Capelle (jusqu’à sa démission, acceptée en décembre 1964) et
bien sûr de Gaulle ont tenu obstinément, quoique avec un succès partiel, le
discours du capital humain, combinant élargissement du recrutement social
du secondaire et sélection draconienne aux différents paliers du cursus. Ces
deux extraits en attestent. Le premier exprime l’opinion de J. Narbonne
(1963) : « L’idée essentielle d’un ajustement des formations à l’emploi par
une orientation planifiée et contraignante sera constamment discutée et
édulcorée. C. Fouchet, soutenu par le premier ministre, ne cessera
d’ajourner les textes qui lui seront demandés24. » Le second est un propos
du général de Gaulle rapporté au style indirect (1964, à propos de la
réforme du supérieur) : « Il déclare qu’on ne traite pas la question
essentielle, celle de la planification des flux et de la fermeté de
l’orientation. Il le rappelle à plusieurs reprises. » D’une certaine manière,
les fondements économiques de la politique de démocratisation ont ainsi été
effacés des mémoires, ce qui a sans doute contribué à brouiller la
compréhension de l’évolution postérieure vers le collège unique.

André Robert est professeur de sciences de l’éducation à l’université Louis-


Lumière-Lyon-II. Il est l’auteur de Système éducatif et réformes, Nathan,
1998 et de Actions et décisions dans l’Éducation nationale, L’Harmattan,
1999.

1 Voir S. Berstein, La France de l’expansion, t. I La République gaullienne (1958-1969), Seuil, coll.


« Points Histoire », 1989.
2 J. Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, rééd. Hachette, coll.
« Pluriel », 2004.
3 Dont on sait l’importance qu’il prit dans la société française à partir de 1946, sous l’impulsion de
Jean Monnet.
4 Ch. de Gaulle, Mémoires d’espoir, t. I Le Renouveau 1958-1962, Plon, 1970, rééd. 1999. C’est dans
ce passage que de Gaulle parle du Plan comme d’une « ardente obligation ».
5 Ch. de Gaulle, op. cit.
6 Organisation du traité de l’Atlantique Nord.
7 Projets Depreux (1948), Delbos (1949), Marie (2 en 1953), premier projet Berthoin (1955), projet
Billères (1956).
8 J.-M. Donegani et M. Sadoun, « La réforme de l’enseignement secondaire en France depuis 1945.
Analyse d’une non-décision », Revue française de science politique, décembre 1976.
9 J.-P. Rioux, La France de la Quatrième République, t. II L’Expansion et l’Impuissance (1952-
1958), Seuil, coll. « Points Histoire », 1983.
10 L. Cros, L’Explosion scolaire, CUIP, 1961.
11 B. Charlot, M. Figeat, Histoire de la formation des ouvriers : 1789-1984, Minerve, 1985, rééd.
1996.
12 Il s’agit de la commission Le Gorgeu.
13 Tout le développement qui suit s’inspire de M. Segré, L. Tanguy « Une nouvelle idéologie de
l’enseignement », VIIeCongrès mondial de sociologie, Varna, 14-19 septembre 1970.
14 Le Thanh Khoi, L’Industrie de l’enseignement, Minuit, 1967.
15 I. Fisher, The Nature of Capital and Income, Macmillan Co, 1906. Les développements de cette
théorie se trouvent chez T.W. Schultz, « Capital formation by education », Journal of Political
Economy, n° 68, 1960, et chez G.S. Becker, Human Capital : a theoretical and empirical analysis…,
University Press of Chicago, 1975, rééd. 1983.
16 Cité par M. Segré, L. Tanguy, op. cit.
17 A. Prost, « La démocratisation de l’enseignement : histoire d’une notion » in Éducation, société et
politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997.
18 Voir aussi A. Prost, « Décision et non-décision gouvernementale. La politique gaullienne
d’éducation de 1962 à 1968 », op. cit.
19 Au total 2 354 CES seront construits entre 1966 et 1975, chiffres cités par J. Minot, Deux siècles
d’histoire de l’Éducation nationale, Ministère de l’Éducation nationale, 1986.
20 Les établissements privés sous contrat ne sont pas assujettis à la carte scolaire.
21 T, bac technique, rangé parmi les bacs généraux, futur bac E (1967).
22 A. Prost, art. cit.
23 J. Narbonne, De Gaulle et l’éducation. Une rencontre manquée, Denoël, 1994.
24 Op. cit.
VINCENT TROGER

Projet militant à la Libération, la formation des adultes est devenue


avec l’avènement de la Ve République un instrument de
modernisation des entreprises. C’est aujourd’hui un énorme marché,
et une institution susceptible de concurrencer l’Éducation nationale.

Former les adultes, l’autre enjeu des


« trente glorieuses »

« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à


l’instruction, la formation professionnelle et la culture. » Inscrite dans le
préambule de la Constitution de la IVe République en octobre 1946, cette
phrase témoigne de l’importance que prend à la Libération la formation des
adultes. L’idée n’est pas nouvelle – elle figurait déjà dans le projet de
Condorcet sur l’organisation générale de l’instruction publique présenté
devant la Convention nationale en 1792 – et de multiples initiatives de
formation d’adultes ou d’éducation populaire avaient jalonné le XIXe siècle
et la première moitié du XXe siècle. Mais, à la Libération, la conjonction de
l’héritage des initiatives de l’entre-deux-guerres, de l’espoir de fonder une
société plus juste et de la nécessité de former la main-d’œuvre pour la
reconstruction lui confère une force qu’elle n’avait jamais eue jusque-là.

L’héritage des mouvements de jeunesse

Le 8 juin 1936, le jour même où les accords de Matignon accordent aux


salariés la semaine de quarante heures et les congés payés, François Bloch-
Lainé, futur inspecteur des finances et initiateur des Villages-Vacances-
Familles (VVF), soutient une thèse de droit intitulée « L’emploi des loisirs
ouvriers et l’éducation ouvrière ». Le fait que ce brillant élève, ancien scout,
fils de banquier et petit-neveu de Léon Blum consacre une thèse au
problème de l’éducation des adultes en milieu populaire est significatif de
l’importance que cette question avait acquise dans certains milieux à cette
époque.
Les massacres de la Première Guerre mondiale et le succès des dictatures
fascistes en Italie, en Allemagne puis en Espagne avaient fait naître dans les
générations montantes un esprit critique à l’égard des élites en place. Cette
critique s’était logiquement portée sur le système scolaire qui avait formé
les dirigeants du moment, à la fois en raison des inégalités sociales qu’il
contribuait à maintenir, mais aussi du fait de ses pratiques pédagogiques
autoritaires. De jeunes adultes de tous horizons avaient ainsi, dès le
lendemain de la guerre, multiplié les créations de mouvements collectifs à
visées éducatives qui avaient en commun de se démarquer des pratiques
scolaires traditionnelles : Scouts de France (1919), ciné-clubs (1924),
Jeunesses catholiques (ouvrières, agricoles et étudiantes de 1926 à 1929),
auberges de jeunesse (catholiques en 1929, laïques en 1933), Centres
d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Cemea, 1936), pour citer
les plus connus. D’inspirations politiques ou religieuses différentes, voire
antagonistes, toutes ces initiatives avaient néanmoins en commun d’opposer
à l’individualisme de la compétition scolaire la solidarité et la fraternité du
groupe d’adolescents ou de jeunes adultes, et à l’autorité arbitraire du
maître, l’exemplarité et la proximité du moniteur ou de l’animateur.
Pendant l’Occupation, les financements du secrétariat à la Jeunesse du
gouvernement de Vichy ont permis à certains des animateurs de ces
mouvements de continuer à s’investir dans ces activités. Une école de
formation des « cadres de la jeunesse » ouverte à Uriage, en Isère, par un
officier chrétien, le capitaine Dunoyer de Segonzac, a ainsi accueilli
environ 3000 stagiaires, et parmi eux quelques-uns des futurs animateurs de
la vie intellectuelle à la Libération : Hubert Beuve-Méry (fondateur du
journal Le Monde), Jean-Marie Domenach (directeur de la revue Esprit), le
père Henri de Lubac (cofondateur de Témoignage chrétien) ou le cinéaste
Yves Robert. En 1942 ces militants ont choisi collectivement la Résistance.
La dynamique de l’éducation populaire

À la Libération, il existe donc un vivier de jeunes militants, souvent


d’inspiration chrétienne, prêts à s’investir dans l’éducation populaire et la
formation des adultes. Dans une société traumatisée par l’ampleur des
crimes nazis et par la découverte de la nouvelle puissance de destruction
nucléaire, leur volonté de changer la société par l’action éducative obtient
un écho plus large qu’avant guerre.
Dès 1944, le gouvernement provisoire crée au ministère de l’Éducation
nationale une direction des mouvements de jeunesse et de l’éducation
populaire. Elle est confiée à Jean Guéhenno, normalien supérieur, écrivain,
lui-même issu d’un milieu ouvrier et partiellement autodidacte.
« J’entrevois dans chaque village une maison transformée où il y aura
plusieurs grandes salles pour les jeux, pour le travail et pour la lecture
aussi […] Elle sera animée par un instituteur des hommes, l’instituteur des
adultes », écrit-il en 1945, dans un texte annonciateur de la création des
maisons des jeunes et de la culture instituées en 1946.
La création de cette direction initie un nouveau mode d’intervention de
l’État : l’aide aux associations à travers des subventions et surtout le
détachement de fonctionnaires qui continuent d’être rémunérés par l’État
mais travaillent dans ces associations. Les Cemea, la Ligue de
l’enseignement, les maisons des jeunes et de la culture bénéficient ainsi
d’un personnel gratuit, tandis que de multiples associations obtiennent des
subventions qui leur permettent d’exister. C’est notamment le cas du
mouvement Peuple et Culture, créé en novembre1944 par deux anciens
« stagiaires » d’Uriage, Joffre Dumazedier et Benigno Caceres, avec deux
autres militants de l’éducation populaire, Joseph Rovan et Paul Lengrand.
La devise de ce mouvement est de « rendre la culture au peuple et le peuple
à la culture », et ses quatre fondateurs proclament la nécessité d’élaborer
pour les adultes des méthodes de formation radicalement différentes de
celles de l’Éducation nationale : « Il ne s’agit pas de donner à l’esprit des
connaissances mais de développer ses facultés […] par un véritable
entraînement mental. »
Mais l’éducation culturelle n’est pas pour les pouvoirs publics l’enjeu
principal du développement de la formation des adultes. En effet, compte
tenu des nécessités de la reconstruction du pays et des contraintes du déficit
démographique de l’époque, la question de la formation de la main-d’œuvre
qualifiée est centrale à la Libération. En janvier 1946, les rédacteurs du
Premier plan écrivent : « L’apprentissage et l’enseignement technique sont
des moyens nouveaux de formation de la jeunesse mais leurs résultats ne se
feront sentir qu’à échéance lointaine. Or, des besoins exceptionnels sont à
satisfaire avant la fin de l’année 1947. La formation professionnelle
accélérée est le principal moyen de satisfaire ces besoins. »

La formation en quête de pédagogie

Des centres de formation professionnelle accélérée avaient été créés dans


l’improvisation à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Bénéficiant eux
aussi des subsides du gouvernement de Vichy, ils se sont développés
pendant l’Occupation. En sont issues à la Libération deux institutions.
D’une part les centres d’apprentissage, qui sont pris en charge dès
septembre 1944 par l’Éducation nationale. Ils sont devenus les actuels
lycées professionnels (voir p. 226).
La seconde institution, d’autre part, est confiée au ministère du Travail.
Ce sont les centres de formation professionnelle accélérée pour les adultes.
En 1949, la coordination de ces centres est confiée à une seule association,
l’Association nationale interprofessionnelle pour la formation rationnelle de
la main-d’œuvre (ANIFRMO) qui deviendra en 1966 l’actuelle AFPA
(Association pour la formation professionnelle des adultes).
De 1945 à 1960 les effectifs annuels de ces centres passent
de 11 000 à 25 000. Parallèlement, le Conservatoire national des arts et
métiers continue de proposer des cours du soir aux salariés et ouvre
en 1952 des centres associés en province, mais pour des effectifs plus
réduits. Ces initiatives demeurent insuffisantes pour répondre aux besoins.
La plupart des grandes entreprises, particulièrement celles qui sont
nationalisées, doivent à leur tour assumer elles-mêmes une partie de cette
formation.
C’est pourquoi la question des méthodes de formation se pose de manière
cruciale à la Libération. Celles de l’Éducation nationale ne sont à l’évidence
pas adaptées aux exigences d’une formation accélérée s’adressant à des
adultes. Elles sont trop académiques et ne savent pas prendre en compte
l’expérience déjà acquise par les stagiaires en formation. Deux méthodes
étaient alors disponibles pour servir de modèle aux formateurs d’adultes.
L’une avait été élaborée par l’ingénieur suisse Carrard et développée
pendant la guerre dans certains centres de formation professionnelle.
L’autre, plus en vogue, venait des États-Unis et s’intitulait TWI (Training
within industry). Les deux étaient souvent jugées par leurs utilisateurs trop
limitées à l’acquisition d’une habileté pour l’exécution de tâches répétitives.
Or comme ils l’avaient annoncé dès 1944, les animateurs du mouvement
Peuple et Culture commencent très tôt à élaborer une méthode de formation
d’adultes qu’ils appellent « l’entraînement mental ». Collaborateur du
psychologue Henri Wallon et du sociologue du travail Georges Friedman,
Dumazedier établit avec son équipe un protocole de formation qui part des
représentations empiriques des stagiaires sur un sujet en rapport avec la vie
économique et sociale et qui les fait évoluer vers des savoirs rationnels. Le
travail est collectif et le formateur se positionne dans le groupe comme un
animateur. Une pédagogie qui, contrairement à celle de l’Éducation
nationale, tient compte de ce que le stagiaire sait déjà et s’appuie sur cette
connaissance pour la faire évoluer et l’enrichir.
Cette pratique de formation, transmise à travers les nombreux stages
qu’organise Peuple et Culture, préfigure les pratiques de dynamique de
groupe qui se généraliseront dans les années 1960. C’est pourquoi elle attire
plusieurs cadres de grandes entreprises chargés de la formation des
personnels et insatisfaits de la méthode Carrard ou du TWI. Elle répond
mieux à leurs nouvelles ambitions de formation : dans le cadre de la
recherche de productivité qui caractérise la période, il ne s’agit plus
seulement de formation accélérée mais de « donner à l’organisation sa
pleine efficacité, adapter constamment les hommes à l’évolution dont ils
sont les acteurs1 ».

La formation des adultes plutôt que la lutte des


classes

De ce point de vue, pour que les entreprises se transforment au service de


la croissance, il faut la participation de tous les salariés, ce qui suppose de
passer « de la confrontation sociale à la régulation sociale des conflits2 »,
pour reprendre l’expression de la sociologue Lucie Tanguy. C’est l’un des
rôles que certains cadres pionniers de la gestion du personnel veulent
attribuer à la formation. Dans les années 1950, on voit ainsi des chefs du
personnel ou des responsables de la formation des Charbonnages de France,
de Renault, de la SNECMA, de Kodak-Pathé, de Rhodiaceta, de l’Arsenal
de Toulon ou d’Air France adhérer à Peuple et Culture ou participer aux
stages de formation à l’entraînement mental. Nombre de ces cadres avaient
pratiqué le TWI et ne s’en satisfaisaient pas. Leur relation avec Peuple et
Culture était souvent passée par le biais des comités d’entreprise, créés en
février 1945 et qui avaient notamment pour but de gérer les œuvres sociales
des entreprises, auxquelles la formation du personnel peut être partiellement
assimilée. Comme l’écrit Jean-Pierre Rioux, « [le comité d’entreprise]
institutionnalise […] l’action des syndicats et dessine un terrain neutre où
la lutte des classes pourrait perdre ses élans pervers3 ». Pour ces cadres
d’entreprise, souvent issus du syndicalisme chrétien (voir p. 204), la
formation s’inscrit pleinement dans cette logique de pacification sociale :
« Ce sont souvent d’anciens résistants, écrit R. Lick, influencés à la fois par
le christianisme social, les idées de l’école d’Uriage et la technologie
sociale à l’américaine […] Ils constituent un réseau moderniste dans les
états-majors d’entreprise, ouvert au capitalisme à la française, admettant le
rôle régulateur de l’État, collaborant avec les syndicats et croyant
fermement qu’il n’y a pas de contradiction inéluctable entre le
développement des hommes et celui des organisations4. »
Dumazedier avait compris très tôt l’opportunité qu’offrait cette
conception de la formation pour son mouvement et il l’a formulé
explicitement, y compris dans sa dimension financière. « Notre thème est à
l’ordre du jour dans les milieux industriels », écrit-il en 1955, et il précise
l’année suivante que les crédits alloués aux 3 000 comités d’entreprise
actifs « dépassent de loin les huit millions de francs dont dispose la
direction générale de la jeunesse et des sports pour développer les
groupements sportifs et culturels de toute la France ». Il ira même plus loin
en 1957 en écrivant : « Une adaptation active des travailleurs aux
problèmes de la mécanisation, de la rationalisation, de l’organisation de la
structure des entreprises est le premier but de la culture populaire5. » Cette
dernière prise de position lui vaudra d’ailleurs de vives critiques au sein du
mouvement Peuple et Culture qui prendra finalement ses distances avec la
formation professionnelle. Dumazedier avait cependant très bien anticipé ce
que va devenir la formation continue à partir des années 1960 : un champ
d’activité pour une nouvelle catégorie de professionnels, un outil de gestion
du personnel, et un marché.
Mais cette évolution va s’accomplir par l’émergence de nouvelles
méthodes de formation qui vont en définitive marginaliser l’entraînement
mental et ses adeptes et fonder l’identité collective d’une nouvelle catégorie
professionnelle, celle des formateurs d’adultes, sur une autre pratique de la
formation.

Une nouvelle science, la psychologie sociale, un


nouveau métier, formateur

Dès la Libération, le Commissariat général au plan avait organisé des


missions aux États-Unis dans le cadre du plan Marshall pour s’inspirer des
méthodes de gestion américaines. On a pu estimer qu’entre 1949 et 1953,
entre 2 700 et 4 000 cadres, chefs d’entreprises et syndicalistes ont participé
à plusieurs centaines de « missions de productivité6 ». L’intérêt ainsi
entretenu pour les méthodes américaines va rencontrer dans les
années 1950 celui de chercheurs de sciences humaines qui importent des
États-Unis les travaux sur la dynamique de groupe (Kurt Lewin), la
pédagogie non directive (Carl Rogers) et la technique des sociogrammes
(Jacob Moreno). Ces universitaires, tels Jean Maisonneuve, Guy Palmade,
Eugène Enriquez ou Max Pagès s’organisent à partir de 1959 dans une
association, l’Association de recherche et d’intervention
psychosociologique (ARIP). Ils établissent des relations avec l’Association
nationale des directeurs et chefs de personnel (ANDCP) ou avec le
Groupement des amicales de responsables de formation (GARF). Ces
chercheurs collaborent également avec un organisme de conseil aux
entreprises, la CEGOS (Commission générale de l’organisation
scientifique). De leur côté, certains pionniers de la sociologie du travail, tels
Alain Touraine ou Michel Crozier, entretiennent eux aussi des relations
avec ces associations ou leurs membres au sein des entreprises dans
lesquelles ils mènent leurs premières enquêtes. Ils nourrissent ainsi la
réflexion des cadres qui sont en train de se spécialiser dans la gestion du
personnel et sa formation.
La formation des adultes dans l’Éducation nationale : un univers
particulier

C’est une loi du 16 juillet 1971 qui a fait de la « formation


professionnelle permanente » une « obligation nationale ». Elle
distingue, d’une part, une « formation initiale » et, d’autre part, « des
formations ultérieures destinées aux adultes et aux jeunes déjà engagés
dans la vie active ou qui s’y engagent ». Ce sont ces dernières qui
« constituent la formation professionnelle continue ». La loi entérine
donc la séparation initiée depuis 1944 entre une formation initiale, dont
une partie majoritaire est délivrée par les établissements d’enseignement
technique et professionnel de l’Éducation nationale, et les formations
d’adultes, dont la tutelle est attribuée au ministère du Travail.
Néanmoins la loi de 1971 prévoit aussi que « tout employeur occupant
au minimum dix salariés […] doit concourir au développement de la
formation professionnelle continue en participant, chaque année, au
financement d’actions de formation […] ». Autrement dit, la loi prévoit
un financement privé, ce qui suppose l’ouverture d’un marché.
Dès lors, il est devenu possible pour l’Éducation nationale de se
positionner comme prestataire de service sur ce marché. Dès 1970, le
ministère fait donc appel à Raymond Vatier, spécialiste de la formation
professionnelle. Ce dernier est tout à fait représentatif des pionniers du
mouvement d’éducation des adultes. En effet, Vatier est ingénieur des
Arts et Métiers, militant syndicaliste chrétien, et il s’est investi très tôt
dans l’organisation de la formation du personnel, alors qu’il était cadre
chez Renault dans les années 1950. Il adhère également au mouvement
Peuple et Culture et a participé à nombre des grandes initiatives
pionnières de la formation des adultes. Lorsqu’il prend la direction de la
formation continue au ministère, il appelle avec lui des responsables qui
ne viennent pas de la filière Éducation nationale, tel Alain Élie, ancien
collaborateur de Bertrand Schwartz à Nancy, lui aussi proche de Peuple
et Culture.
Ces dirigeants mettent alors en place une organisation tout à fait
originale pour l’Éducation nationale, les Groupements d’établissements
(GRETA). Il s’agit de réseaux d’établissements secondaires, lycées et
lycées professionnels, qui organisent des formations à la demande de
leurs clients. Ils utilisent leurs infrastructures et une partie de leur
personnel. Un nouveau métier a été créé à cette occasion : le conseiller
en formation continue (CFC), dont le rôle est principalement celui d’un
organisateur de formation. Les GRETA sont pour nombre
d’établissements une source non négligeable de revenus, mais ils
demeurent la plupart du temps très à l’écart dans leur mode de
fonctionnement, même si beaucoup d’enseignants y trouvent une source
lucrative d’heures supplémentaires.
Le tableau ci-dessous indique l’évolution du nombre de stagiaires
accueillis par les GRETA et le volume financier que cela représente. Au
total, les GRETA accueillent environ 10 % de l’ensemble des adultes en
formation. La baisse des dernières années tient essentiellement à la
réduction des dépenses de l’État, premier client des GRETA avant les
régions et les entreprises. V.T.

1976 1992 2003


Nombre de stagiaires
accueillis dans les GRETA 224 611,7 481,3
(en milliers)
Volume financier
38,6 433,6 406,2
(en millions d’euros)
Repères, références et statistiques, MEN, 1994 et 2005.

Autrement dit, au cours des années 1950, une dynamique de réseaux unit
des chercheurs en sciences humaines et des cadres qui participent ensemble
à la définition dans les entreprises de ce que L. Tanguy appelle « une
nouvelle activité spécifique : la formation ». Ce nouveau milieu
professionnel en constitution s’approprie les pratiques de formation issues
de la psychosociologie américaine, parfois en l’associant aux acquis de
l’entraînement mental, pour légitimer sa compétence. Les bases de la
culture d’un nouveau professionnel, le formateur d’adultes, sont établies, et
elles le distinguent très nettement du monde traditionnel de
l’enseignement : là où l’enseignant transmet, le formateur anime, là où
l’enseignant s’adresse à des individus, il s’implique dans un groupe, là où
l’enseignant parle, il écoute.
Lorsqu’à partir de 1958 le général de Gaulle et son entourage se
saisissent de la question de l’éducation et de la formation, et l’envisagent
comme un outil de modernisation de la France (voir p. 183), il existe donc
un premier noyau dur de professionnels qui sont prêts à répondre aux
sollicitations politiques dans le champ de la formation des adultes. Formés
pour un temps par l’entraînement mental, puis de plus en plus par la
psychosociologie, ces professionnels se vivent et se présentent comme les
« agents du changement » dans l’entreprise et ils vont profiter des nouveaux
modes d’action que le pouvoir gaulliste met en œuvre.

De la promotion sociale au marché de la


formation continue

En effet, simultanément aux lois de réforme du système scolaire, le


Premier ministre Michel Debré fait promulguer en juillet 1959 une loi sur la
promotion sociale qui va donner un premier cadre juridique à l’ensemble
des initiatives de formation d’adultes, et particulièrement à celles qui
portent sur la formation professionnelle. Debré s’inscrit explicitement dans
une conception de la formation comme outil de pacification sociale : « Nul
ne saurait contester la nécessité d’un effort de promotion […] pour qu’à la
notion de lutte des classes, chaque jour plus anachronique, puisse succéder
demain l’unité sociale de la nation7 », écrit le premier ministre, ancien
résistant et dont les convictions chrétiennes sont bien connues. En 1966,
alors qu’il est revenu aux affaires comme ministre des Finances, il
encourage la promulgation d’une seconde loi qui approfondit certains
aspects de la loi de 1959 et prévoit la possibilité d’un congé d’éducation
pour tous les travailleurs.
Pour faire appliquer ces lois, le nouveau pouvoir gaulliste, qui se méfie
des élus, initie des dispositifs de relations directes entre les hauts
fonctionnaires et les acteurs de ce que l’on appelle aujourd’hui la société
civile. « Les directions des ministères sont ainsi en position de négociations
directes avec les représentants des intérêts particuliers sans passer par les
élus8 », écrit André Gauron. Dans le cas de la formation des adultes, P.
Casella a montré que cette « mobilisation par l’administration d’un monde
professionnel et de la formation » a pu dans certaines configurations locales
infléchir « durablement les perspectives de développement de la formation
des adultes » et permettre « à l’action éducative de participer pleinement
aux transformations sociales9 ».
D’une période pionnière où l’activisme des militants a été déterminant,
on passe donc après 1959 à une volonté politique de développement de la
formation des adultes fondée sur un triple objectif : la promotion
individuelle des salariés, la modernisation des entreprises et la
transformation des rapports sociaux. La formation des adultes a changé de
registre, passant du stade de l’expérimentation à celui de la mise en œuvre
plus systématique.
Lorsqu’en 1971 une loi établit le cadre de ce qui est aujourd’hui la
formation continue, elle s’inscrit donc dans la continuité de ce qui avait été
entrepris depuis 1945. Mais elle consacre en même temps une évolution qui
place au second plan les idéaux réformateurs des années pionnières. En
obligeant les entreprises à financer à proportion de leur masse salariale des
actions de formation, la loi professionnalise définitivement cette activité et
crée un marché qui représente aujourd’hui un chiffre d’affaires
considérable. Et si les employeurs acceptent l’autonomie de l’activité de
formation, ils veulent aussi garder le contrôle de ce qu’ils financent. « La
position du patronat sur ce point a toujours été ainsi précisée : autant il se
refuse à toute tentative de monopolisation de la formation continue, autant
il s’oppose à toute semblable tentative de la part des formateurs, quels
qu’ils soient et quels que soient leurs statuts10. » Mai 68 est passé par là et
la liberté d’initiative laissée aux expérimentations des psychosociologues
n’est plus d’actualité.
Il reste que la formation continue implique aujourd’hui plus de
7000 organismes de formation et concerne entre 4 et 5 millions d’adultes
pour un chiffre d’affaires qui s’approche des 3 milliards d’euros. Les lois
récentes qui favorisent le développement de la « validation des acquis de
l’expérience » (VAE) placent les formateurs d’adultes en concurrence
directe avec ceux de l’enseignement technique et professionnel de
l’Éducation nationale. En autorisant la délivrance de diplômes sans que les
diplômés aient nécessairement suivi le cursus scolaire ou universitaire
correspondant, la loi ouvre une brèche majeure dans le monopole des
établissements scolaires ou universitaires et élargit le champ d’action de la
formation continue. L’idéal de la Libération est sans doute loin, mais les
animateurs de l’école d’Uriage ne seraient peut-être pas mécontents de voir
l’Éducation nationale ainsi concurrencée, eux qui écrivaient dans leur
manifeste posthume rédigé en 1945 : « L’enseignement secondaire actuel
est pour beaucoup dans les défaillances françaises. »

Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à


l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.

1 J. Fombonne, « Où en est la formation en entreprise ? », Sociologie du travail, n° 4, 1963.


2 L. Tanguy, « Les promoteurs de la formation en entreprise (1945-1971) », Travail et Emploi, n° 86,
avril 2001.
3 J.-P. Rioux, La France de la Quatrième République, t. I, Seuil, coll. « Points Histoire », 1980.
4 R. Lick, « Les débuts du CESI », in Cl. Dubard et C. Gadéa (dir.), La promotion sociale en France,
Septentrion, 1999.
5 Toutes ces citations de Dumazedier sont citées par V. Troger, « De l’éducation populaire à la
formation professionnelle, l’action de Peuple et Culture », Société contemporaine, n° 35, 1999.
6 L. Tanguy, op. cit.
7 Cité par N. Terrot, Histoire de l’éducation des adultes en France, rééd. L’Harmattan, 1998.
8 A. Gauron, Histoire économique et sociale de la Ve République, t. I, Maspéro, 1983.
9 P. Casella, « L’État et les mondes de la formation », Sociétés contemporaines, n° 35, 1999 et « La
promotion sociale comme mode d’intervention publique », Travail et emploi, n° 86, avril 2001.
10 Position du CNPF en 1975, citée par B. Charlot et M. Figeat, Histoire de la formation des
ouvriers. 1789-1984, Minerve, rééd. 1996.
Rencontre avec Françoise Laot

Éduquer les adultes en refusant les méthodes scolaires et en associant


objectifs économiques et ambitions humanistes : l’expérience de
Bertrand Schwartz à Nancy symbolise à elle seule toutes les utopies
fondatrices de la formation continue.

La formation professionnelle entre


société et économie

Vous avez travaillé sur l’expérience de formation d’adultes menée par


Bertrand Schwartz à Nancy dans les années 1960. Quelles étaient les
principales caractéristiques de cette initiative ?
Il faudrait plutôt parler au pluriel. En effet ces initiatives sont multiples et
variées, même si quelques caractéristiques communes sont repérables à
travers chacune d’elles. Lorsque l’on parle de l’action de Bertrand Schwartz
et de ses équipes à Nancy, on se souvient surtout des actions collectives de
formation menées dans le bassin minier de Briey à partir de 1965. Mais
celles-ci n’ont été rendues possibles que grâce aux initiatives qui les ont
précédées. Lorsque Bertrand Schwartz arrive à la direction du Centre
universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) en 1960,
celui-ci existait depuis six ans et avait déjà développé plusieurs
programmes de formation. Il s’agissait principalement de sessions de
perfectionnement d’ingénieurs et cadres et, depuis 1956, de cours de
« promotion du travail » au sein d’un Institut de promotion supérieure du
travail (IPST). C’étaient en fait des cours du soir qui visaient à transformer,
en plusieurs années, des ouvriers en techniciens et des techniciens en
ingénieurs. Dès 1960, Bertrand Schwartz qui s’entoure de collaborateurs
aux profils et aux compétences variés va alors ouvrir un grand chantier pour
réformer en profondeur ces initiatives et en démarrer de nouvelles en
lançant notamment des actions de formation au sein même des entreprises.
Les caractéristiques communes à toutes ces actions sont les suivantes :

une attention très poussée aux conditions dans lesquelles des


adultes, engagés dans la vie professionnelle et sociale, et avec une
expérience scolaire parfois malheureuse, peuvent effectivement
apprendre ; au fil des ans, cette attention sera encore davantage
portée sur les problèmes spécifiques des adultes ayant un faible
bagage de formation initiale ; c’était alors une manière très
nouvelle d’aborder les choses, l’apprentissage adulte ayant été, du
moins en France, peu réfléchi en tant que tel auparavant ;
un déplacement du lieu de la formation qui va quitter les murs de
la salle de cours pour s’installer dans le milieu même de vie : le
milieu de travail, dans un premier temps avec les actions en
entreprises, puis le milieu socioprofessionnel ensuite avec les
actions collectives, c’est-à-dire impliquant l’ensemble des acteurs
(économiques, mais aussi sociaux et politiques) d’une région ou
d’un bassin d’emploi donné ;
la volonté de considérer chaque problème comme un tout (une
globalité) qui se traduit, par exemple, par le refus de séparer
formation professionnelle et formation générale et sociale ;
recherche et action ; formation initiale et éducation permanente ;
enfin, la formation de formateurs comme fondement de l’action
reste sans doute le trait le plus significatif de l’ensemble. En effet,
tout le système imaginé alors pour sortir la France de son « sous-
développement » en matière de formation repose sur une
éducation mutuelle démultipliée en tout lieu, et non par
l’ouverture à un nouveau public des institutions déjà existantes
(par exemple l’université) ou à créer.

Les sources d’inspiration de cette approche particulière sont elles-mêmes


multiples et restent peu théorisées. Le petit noyau de ses concepteurs va
emprunter à différents courants existants et en faire une synthèse originale.
C’est ainsi que le pragmatisme des programmes de TWI (Training within
industry) venus des États-Unis côtoie le militantisme culturel de l’éducation
populaire (notamment celui de Peuple et Culture) et éducatif (méthodes
actives), alimenté par les apports du courant des relations humaines et de la
dynamique des groupes lewinienne, puis rogerienne.

Pourquoi cette expérience du CUCES a-t-elle revêtu une dimension quasi


mythique dans l’histoire de la formation des adultes ?
C’est précisément la question qui m’a servi de fil rouge tout au long de mon
travail sur l’histoire du complexe CUCES-INFA (Institut national pour la
formation des adultes). Je vois à présent trois faisceaux de réponses à y
apporter.
Le premier tient aux conditions d’émergence de cette expérience, dans la
période des années 1960. Il n’y avait rien ou pas grand-chose, tout était à
inventer, et en même temps, la période était faste (pleine croissance), tout
était possible. Les moyens financiers, le soutien politique, la demande
économique et sociale : tout concourait à créer des conditions optimales de
réussite, avec des contraintes réduites. C’est cet espace de liberté que se
sont empressés d’occuper Bertrand Schwartz et ses équipes, auxquels on a
laissé carte blanche. Si, du point de vue des actions, c’est la voie de la
synthèse de l’existant qui est choisie, du point de vue institutionnel,
l’approche ressemble davantage au bricolage, au détournement de
l’existant. Ce qui m’a frappée au premier chef, c’est le formidable
acharnement à tenter de forger un statut, pour les institutions de formation,
qui puisse à la fois encourager et asseoir l’innovation ; un statut qui concilie
l’inconciliable : la souplesse, l’autonomie et l’initiative avec la
reconnaissance sociale, la pérennité et… la sécurité des personnels. Des
montages institutionnels très innovants ont été tentés. Ainsi l’INFA a-t-il été
créé dans le but de développer l’action du CUCES sur toute la France. Si le
résultat obtenu n’a pas correspondu aux attentes de ses concepteurs, l’INFA
a cependant été la première (et dernière) institution de recherche spécialisée
en formation des adultes. Les AUREFA, Associations universitaires
régionales d’éducation et de formation des adultes, constituent un autre
montage très innovant. Elles n’auront toutefois pas davantage de succès,
puisque, créées par arrêté, elles seront mort-nées en 1969. Elles proposaient
pourtant un système cohérent de développement de l’éducation permanente
basé sur une logique bien moins commerciale que celle qui sera choisie,
avec la formation continue, en 1971.
Le deuxième faisceau de réponses, qui est sans doute également à relier au
premier point, tient moins à la personnalité de chacun des acteurs de cette
histoire qu’à l’addition et à la complémentarité de leurs différences. Leurs
trajectoires se croisent à ce moment précis de l’histoire qui leur donne
l’occasion d’innover ensemble. Il est manifeste que la personnalité de
Bertrand Schwartz a néanmoins joué, de ce point de vue, un rôle
fondamental, car il a su organiser l’échange de points de vue, susciter la
créativité, déléguer une part importante des missions qui lui étaient confiées
et accorder toute sa confiance, parfois à des jeunes sans aucune expérience
en qui il a cru. Le projet d’éducation permanente du complexe de Nancy a
ainsi été porté collectivement, parfois dans le conflit, souvent dans la
confrontation, mais toujours avec une véritable énergie.
Enfin, la fin brutale du complexe INFA-CUCES/ACUCES, qui est
littéralement démantelé entre 1968 et 1972, et la « diaspora » qui s’ensuit,
concourent également à fabriquer le mythe. Déjà très affaibli, le complexe
recevra le coup de grâce avec l’avènement de la loi de 1971. En effet,
l’institutionnalisation de la formation professionnelle continue met un terme
à un état d’exception. Elle revient à borner autant qu’à banaliser une
expérience qui s’était vécue jusqu’alors sur le mode extraordinaire. Par
ailleurs, elle inaugure également des choix de société (ouverture d’un
marché de la formation) foncièrement différents de ceux imaginés à travers
les AUREFA. Elle tourne donc la page d’une histoire, et ouvre une nouvelle
ère dans laquelle la plupart des anciens « cadres » du complexe de Nancy
vont jouer des rôles de premier plan. En occupant des postes clés dans des
entreprises ou des institutions publiques, certains dans l’ombre des cabinets
ministériels, en publiant des articles ou des ouvrages spécialisés, ils vont
contribuer à baliser un nouveau territoire et à jeter les bases d’une nouvelle
culture qui puise à la source de cette histoire mythique. La revue Éducation
permanente, qui transcende le CUCES-INFA durant de longues années,
joue de ce point de vue un rôle très appréciable.

La plupart des historiens de la formation des adultes insistent sur la


tension entre les objectifs éducatifs ou sociaux de ces formations et leur
inscription dans une logique de réponse à des besoins économiques. Cette
tension a-t-elle été ressentie dans l’histoire du CUCES, notamment par
les formateurs ?
Le projet du complexe de Nancy répond en effet autant à une prescription
de l’État (loi de 1959 sur la promotion sociale) qu’à une demande sociale
forte. Cette dernière est certes hétéroclite mais ses différentes composantes
arrivent à se rejoindre de manière apparemment consensuelle. Les enjeux
économiques (modernisation de l’industrie) coïncident avec certains enjeux
sociaux et culturels. Il n’y a donc pas urgence à situer l’éducation des
adultes sur l’échiquier politique. La priorité est donnée à l’action sans que
la question des finalités s’impose d’emblée.
Les événements de Mai 1968 vont faire voler en éclats ce vernis consensuel
et mettre en question la générosité du projet d’éducation permanente. Leur
première conséquence sera économique avec, pour Bertrand Schwartz, la
perte de confiance des industriels et des représentants de l’administration.
Pour la première fois, les patrons et les politiques décèlent un danger
potentiel dans l’intention affichée de former des « agents de changement »
ayant « pris conscience de leur qualité d’acteur social ». En interne, les
critiques et les tensions qui existaient déjà vont être poussées à leur
paroxysme. Soulignons que d’une poignée de professionnels qui composait
l’ensemble de l’équipe au début des années 1960, les effectifs du CUCES-
INFA ont grossi jusqu’à compter plus de 150 personnes. Les tensions se
jouent alors essentiellement à partir du questionnement suivant : « agent de
changement ou agent de police ? », ainsi que le clame un slogan sur les
murs de la ville.
C’est une position ambivalente de double refus qui sera officiellement
adoptée au lendemain de Mai 1968, dans les multiples réunions où l’on
débat enfin sur le fond. Faute d’un accord, on s’en tiendra à un compromis.
Les formateurs ne sont pas des militants, mais ils ne sont pas non plus des
techniciens sans âme ni esprit critique. Ainsi se trouvent-ils sur une corde
raide, à tenter de concilier approches pédagogiques et nécessaire prise en
compte des déterminants sociaux, techniques et économiques de
l’environnement. Les équipes sont incitées, dès lors, à porter leur effort sur
le « non-public » de la formation dont on a brusquement pris conscience :
les ouvriers les moins qualifiés et les femmes… Ce nouveau
positionnement « intermédiaire de type neutre ou réformiste », comme
décrit dans un texte interne de juin 1968, aura pour conséquence d’affaiblir,
en même temps que leur « aveuglement » dénoncé, l’enthousiasme des
formateurs et la portée du projet. Il souligne en revanche la nécessité
d’approfondir la « théorie de l’éducation des adultes », censée guider
l’action de manière moins idéologique.
Quelles relations la formation des adultes entretient-elle avec l’institution
scolaire et ses méthodes de transmission du savoir ?
Dans les textes des années 1960 et 1970 sur l’éducation et la formation des
adultes, le thème du contre-modèle scolaire est omniprésent, que ce soit au
CUCES-INFA ou ailleurs ; dans le même temps, le projet d’éducation
permanente porte l’espoir explicite de transformer l’école en y transférant
des pratiques, des méthodes et des modes d’organisation expérimentés en
formation d’adultes.
La critique du système scolaire dans les années 1960 est assez généralisée
et dépasse de loin les frontières de l’Hexagone. Elle donne lieu à une
abondante littérature et à des réflexions internationales, comme par exemple
à l’Unesco. La « culture » de la formation d’adultes, outre la critique du
système scolaire sclérosé, asphyxié par son fonctionnement bureaucratique
centralisé, développe une remise en question de l’enseignement et de la
pédagogie traditionnels à travers la transposition de théories ou de modèles,
comme celui de l’andragogie de l’Américain Malcolm Knowles. La
transposition est parfois caricaturale, opposant point à point enseignement
des enfants et formation d’adultes, formateurs d’adultes et enseignants
d’enfants. Deux thèmes constituent de bonnes illustrations de la
construction de ce contre-modèle : une représentation négative d’un
« savoir scolaire » inadéquat, car tronçonné et coupé de la réalité sociale, et
le dépassement nécessaire d’une relation duelle maître-élèves, qui se traduit
par la définition de nouvelles logiques entre les trois pôles : savoir,
apprenant (élève, auditeur, formé…) et formateur.
La représentation de savoirs qui se transmettent est elle-même mise à mal.
L’approche constructiviste, voire socioconstructiviste (les savoirs se
déconstruisent, se reconstruisent et se co-construisent par la personne en
formation elle-même et par ses pairs) y est bien davantage valorisée.
Autoformation, éducation mutuelle, auto-évaluation sont des pratiques
privilégiées, du moins au CUCES-INFA et dans quelques organismes
significatifs.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les réflexions sur le rapport
au savoir trouvent à s’épanouir d’abord, au milieu des années 1960, dans le
champ de la formation d’adultes avant de gagner ensuite toute la sphère
éducative. En effet, une des sources de cette notion essentiellement
travaillée, au CUCES-INFA, à partir de la relation maître-élèves, est celle
du rapport à l’autorité octroyée par le savoir et du rapport entre savoir et
pouvoir. Dans le cas précis d’une relation adulte-adulte (dominant-dominé ;
sachant-ignorant), la question se posait avec une acuité inédite, qui
n’apparaissait pas d’emblée dans le cas d’une relation adulte-enfant.

Françoise Laot est maître de conférences en sciences de l’éducation à


l’université René-Descartes-Paris-V, CERLIS (Centre de recherche sur les
liens sociaux). Elle est l’auteur de La Formation des adultes. Histoire d’une
utopie en acte, le complexe de Nancy, L’Harmattan, 1999 et, avec P. Olry,
de Éducation et formation des adultes. Histoire et recherche, INRP, 2004.
VINCENT TROGER

Le collège unique aurait dû être l’aboutissement des politiques de


démocratisation de l’enseignement. Il a cependant été confronté à de
multiples contradictions qui l’ont jusqu’à aujourd’hui empêché
d’assumer l’hétérogénéité des publics qu’il accueille.

La crise du collège unique

« Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire
[…]. Les collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre
niveaux successifs. » C’est en ces termes que la loi initiée par René Haby,
ministre de l’Éducation nationale de Valéry Giscard d’Estaing, donnait
naissance au collège unique le 11 juillet 1975 (voir p. 223). Après quarante
années de débats et quinze années de réformes, l’orientation définitive de
tous les enfants était ainsi reportée de onze à seize ans. Jusqu’en 1975, en
effet, certains élèves entraient encore directement au lycée en sixième,
d’autres devaient passer par des collèges d’enseignement général de niveau
moins élevé, et d’autres enfin étaient orientés dans des filières courtes ou
des classes de fin d’études qui conduisaient directement sur le marché du
travail ou à des formations professionnelles. En rompant avec ce mode de
sélection et en accueillant tous les élèves dans les mêmes classes de
sixième, le collège unique devenait le symbole de la démocratisation de
l’enseignement et de l’égalité des chances d’accès à l’université.
Trente ans plus tard, le « collège pour tous » semble pourtant mal en
point. Après les critiques furent d’abord venues de certains milieux
intellectuels et enseignants, des responsables politiques, souvent de droite
mais aussi de gauche, ont depuis quelques années rompu à leur tour
publiquement le tabou du collège unique.
Pour que le déclin d’une institution aussi fortement symbolique soit si
rapide, il faut qu’il ait des causes multiples, structurelles et anciennes. Avant
de les analyser, on doit s’interroger sur les raisons qui ont pu, dans un passé
récent, rendre possible l’émergence d’un discours politique publiquement
critique qui semblait encore tabou il y a quelques années. La première est
sans doute la banalisation, dans l’opinion publique, d’une information
initialement réservée aux spécialistes : le collège unique n’a jamais
vraiment existé. La vulgarisation des très nombreux travaux de sociologie
sur l’inégalité des chances a accompli en ce domaine son œuvre de
désenchantement. La totalité des enseignants, une large majorité des
familles de la classe moyenne et une partie significative des familles
populaires savent désormais que l’apparente uniformité du cursus scolaire,
de la sixième à la troisième, camoufle une disparité précoce entre des
parcours de réussite et des parcours d’échec. Ces disparités peuvent tenir
aux inégalités entre établissements, mais aussi aux pratiques de
discriminations internes que beaucoup de collèges mettent en œuvre,
parfois dès la sixième, pour gérer l’hétérogénéité des publics. Chacun sait
que les classes dites « allégées », « technologiques » ou « d’aide et de
soutien » constituent autant de dispositifs d’éviction de l’enseignement
général, même si le langage officiel dit le contraire. De même, une grande
partie de l’opinion publique sait désormais que l’allemand en première ou
deuxième langue, l’option latin ou les classes européennes servent
essentiellement à regrouper les meilleurs élèves, ou ceux dont les parents
souhaitent qu’ils le soient.

La lassitude des enseignants

Un tel constat aurait cependant pu provoquer l’effet inverse. L’opinion


publique aurait pu réclamer, comme le font encore aujourd’hui des
universitaires ou des pédagogues, la mise en œuvre de nouveaux moyens
pour résorber les inégalités sociales devant l’apprentissage scolaire et
réussir à diminuer les écarts de réussite au collège.
Si la position inverse semble l’avoir pour l’instant emporté, c’est
probablement parce qu’un second facteur conjoncturel a joué en défaveur
du collège unique : la lassitude des enseignants a atteint ces dernières
années un point de non-retour. Il y aurait sans doute à s’interroger sur la
dimension subjective de ce sentiment d’épuisement. Tous les collèges sont
loin d’être des établissements difficiles. En outre, comme l’ont mis en
évidence les auteurs d’un livre intitulé Quand l’école se mobilise1, dans de
nombreux collèges en difficulté, les enseignants ont su agir collectivement
pour redonner du sens à la scolarité de leurs élèves. Mais la conjonction
d’une mise en scène dramatisée et répétitive des « violences scolaires » par
les médias et d’une succession de politiques maladroites à l’égard des
enseignants a forgé dans la corporation un sentiment de persécution. Lassés
d’être sommés par les gouvernements successifs d’assumer des
responsabilités de plus en plus complexes, aigris par les accusations de
conservatisme, les enseignants sont devenus collectivement sensibles au
discours des médias sur la violence à l’école, même quand ils ne sont pas
directement concernés. Ce sentiment de persécution explique des postures
collectives de repli, qui peuvent être contradictoires avec les pratiques de
terrain dynamiques, et qui se focalisent logiquement sur l’actuel maillon
faible du système, le collège.
Mais à l’évidence, la crise du collège unique ne tient pas uniquement à
une conjoncture défavorable. Elle s’explique aussi par un ensemble de
causes plus structurelles. On peut distinguer celles qui tiennent, d’une part,
à des évolutions sociales extérieures au système scolaire, et d’autre part,
celles qui sont le produit de la culture scolaire elle-même et de son
influence sur la manière dont le collège unique a été mis en œuvre.
L’une des évolutions sociales les plus significatives de la seconde moitié
du XXe siècle est sans doute la transformation des modes d’éducation de
l’enfance et de l’adolescence (voir p. 171). Pour reprendre la terminologie
des sociologues, le modèle éducatif familial dominant n’est plus de style
« statutaire » mais de style « contractualiste »2. Enfants et adolescents sont
désormais habitués à ce que les normes et les règles sociales leur soient
inculquées par la persuasion, l’explication et la négociation, et non plus par
la coercition. L’autorité des adultes n’est donc plus immanente, liée au
statut même de l’adulte. Enfants et adolescents ont pris l’habitude que
l’autorité des adultes ne s’exerce que si elle est justifiée. La revendication
de « respect » souvent émise par les collégiens et les lycéens est une des
manifestations de cette évolution. Les enseignants sont ainsi confrontés à un
public qui n’est pas préparé à la docilité. Lorsque ce public appartient à un
milieu social qui possède un capital culturel adapté aux exigences scolaires,
les manifestations d’indocilité demeurent en général dans les limites
acceptables du chahut ou du bavardage, ou se manifestent simplement par
un désintérêt ostensible. Mais pour les enfants qui connaissent un échec
précoce et dont les familles n’ont pas les moyens d’accompagner
efficacement la scolarité, le pas est vite franchi de l’indocilité à l’incivilité,
voire à la révolte.

L’impact des nouveaux modes de consommation

Or, la structure de l’enseignement secondaire demeure marquée par la


conception autoritaire de l’éducation qui a prévalu jusqu’à la fin des
années 1960. Comme le montrent, entre autres, les travaux de Patrick
Rayou3, les possibilités de participation des collégiens et des lycéens à la
vie scolaire restent très réduites et les instances où ils peuvent s’exprimer
rares. De ce point de vue, la situation est paradoxale : il y a dans les
collèges peu ou pas de moyens pour anticiper les conflits et les prévenir,
alors que l’on s’adresse à un public qui a au contraire, en dehors de l’école,
l’habitude d’être écouté ; mais simultanément, l’évolution générale de la
société empêche d’appliquer une politique réelle de coercition autoritaire
qui serait refusée non seulement par les élèves, mais par une majorité de
parents et une proportion importante d’enseignants.
Cette évolution a également été accentuée par la transformation des
modes de consommation et de sociabilité de la jeunesse. La vie de la
majorité des jeunes est aujourd’hui centrée sur la consommation de loisirs,
qu’ils soient musicaux, sportifs, télévisuels, cinématographiques ou qu’ils
s’agissent de jeux vidéo. Ces loisirs déterminent une sociabilité active. Ce
mode de vie et les codes comportementaux qui l’accompagnent sont
largement relayés et valorisés, non sans démagogie, par la publicité et la
télévision, pour des raisons évidemment commerciales. Dès lors, le travail
scolaire apparaît comparativement ennuyeux et les professeurs décalés.
François Dubet4 a montré que les adolescents construisent leur sociabilité
au lycée, mais qu’ils la développent ensuite hors de ses murs. Collégiens et
lycéens ressemblent souvent aux personnages du film Le Péril jeune de
Cédric Klapisch (1994) : la plupart d’entre eux se résignent à passer le bac,
mais beaucoup ont le sentiment que la vie est ailleurs.
Ce clivage culturel entre les professeurs et les élèves s’est aussi creusé en
raison des évolutions dans le recrutement des enseignants. Les sociologues
ont depuis longtemps souligné la féminisation de la profession. Si ce
processus n’est pas aussi net dans le secondaire que dans le primaire, où les
promotions actuelles de jeunes professeurs d’école sont féminisées à plus
de 90 %, le taux de féminisation des professeurs certifiés, les plus
nombreux à enseigner au collège, est néanmoins supérieur à 60 %. Il est
même de 70 % en lettres, la discipline à laquelle les élèves consacrent le
plus d’heures au collège. Or, en se féminisant, la profession s’est aussi
embourgeoisée. Bien que la proportion d’enfants de catégories sociales
supérieures a plutôt eu tendance à diminuer parmi les enseignantes, qui sont
majoritairement issues des classes moyennes, leurs pratiques conjugales
dominantes les inscrivent dans la bourgeoisie : les enseignantes sont
beaucoup plus nombreuses que leurs collègues masculins à épouser des
cadres ou des membres des professions intellectuelles supérieures. En
forçant un peu le trait, on pourrait dire que l’enseignement est devenu un
métier de femmes de cadres.
La conséquence de cette évolution a été, pour le collège unique, double.
D’une part, la féminisation a créé pour les garçons des milieux modestes, le
public où se comptent le plus d’échecs scolaires, ce que certains
sociologues appellent un « déficit d’autorité symbolique ». L’homme
continue de représenter, surtout dans les classes populaires, la figure
légitime de l’autorité, or il est minoritaire à l’école. D’autre part, les
enseignant(e) s, de par leurs trajectoires scolaires, s’identifient aux formes
de la culture légitime, les plus éloignées de celles des élèves,
particulièrement de ceux d’origine populaire. Codes de communication,
rapport à la lecture et au savoir, sens de la justice, hiérarchisation des
valeurs sociales, rapport à la culture de masse, beaucoup de choses les
séparent. Ces enseignant(e) s, qui ignorent à peu près tout de la réalité de la
vie quotidienne d’une partie de leurs élèves, voire de la totalité s’ils sont
nommés dans un quartier populaire, ont nécessairement du mal à établir une
relation pédagogique authentique avec eux. Les malentendus sont fréquents.
Si l’école est aujourd’hui éloignée des préoccupations des jeunes, estime
Antoine Prost, c’est « pour une part du fait de l’origine sociale des
professeurs5 » . « Une majorité de jeunes demeure réservée ou hostile à
l’égard des enseignants6 », écrit Olivier Galland. Pour certains élèves des
milieux populaires, les professeurs sont même assimilés aux « hommes
politiques », notamment en raison du registre de langage qu’ils utilisent7.
Évolution des modèles éducatifs dominants, modes de consommation et
de sociabilité des jeunes et transformation de la structure sexuelle et sociale
du corps enseignant ont ainsi constitué un environnement incontestablement
difficile pour réussir le pari du collège unique. Il aurait fallu être en mesure
d’adapter ses structures, ses modes d’exercice de l’autorité et ses pratiques
pédagogiques à l’accueil d’un public hétérogène et indocile. Or, et on
touche là aux causes internes de l’échec du collège unique, le modèle
scolaire qui a en définitive été choisi était sans doute le moins adapté à un
tel défi.

Des enseignants spécifiques pour le collège


unique ?

Avant le vote de la loi Haby en juillet 1975, plusieurs projets antérieurs


avaient donné lieu à de longs débats. Parmi les multiples enjeux de ces
débats, André Robert8 en retient trois qui ont suscité de la part du SNES et
de la Société des agrégés la plus ferme opposition. Le premier était le statut
des professeurs appelés à enseigner dans le collège unique : R. Haby
proposait la création d’un corps spécifique accessible aux instituteurs et aux
institutrices et dont les membres enseigneraient deux disciplines. Le second
concernait la structure pédagogique : il était envisagé que la durée des cours
soit réduite à quarante-cinq minutes et que le temps ainsi libéré soit
consacré à des actions de soutien, des entretiens individualisés entre les
professeurs et les élèves ou des moments de détente. Enfin, R. Haby
souhaitait que soit définie dans les programmes une « éducation de base »,
c’est-à-dire un niveau minimal que tout élève de collège devait être assuré
d’atteindre.
La loi Haby du 11 juillet 1975 (extraits)
Article 1er
Tout enfant a droit à une formation scolaire qui, complétant l’action de
sa famille, concourt à son éducation. Cette formation scolaire est
obligatoire entre six et seize ans. Elle favorise l’épanouissement de
l’enfant, lui permet d’acquérir une culture, le prépare à la vie
professionnelle et à l’exercice de ses responsabilités d’homme et de
citoyen. Elle constitue la base de l’éducation permanente. Les familles
sont associées à l’accomplissement de ces missions. Pour favoriser
l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible
l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes, aux différents types ou
niveaux de la formation scolaire. Ces dispositions assurent la gratuité de
l’enseignement durant la période scolaire obligatoire. L’État garantit le
respect de la personnalité de l’enfant et de l’action éducative des
familles.
Article 4
Tous les enfants reçoivent dans les collèges une formation secondaire.
Celle-ci succède sans discontinuité à la formation primaire en vue de
donner aux élèves une culture accordée à la société de leur temps. Elle
repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques,
manuelles, physiques et sportives et permet de révéler les aptitudes et les
goûts. Elle constitue le support de formations générales ou
professionnelles ultérieures, que celles-ci la suivent immédiatement ou
qu’elles soient données dans le cadre de l’éducation permanente. Les
collèges dispensent un enseignement commun, réparti sur quatre
niveaux successifs. Les deux derniers peuvent comporter aussi des
enseignements complémentaires dont certains préparent à une formation
professionnelle ; ces derniers peuvent comporter des stages contrôlés par
l’État et accomplis auprès de professionnels agréés. La scolarité
correspondant à ces deux niveaux et comportant obligatoirement
l’enseignement commun peut être accomplie dans des classes
préparatoires rattachées à un établissement de formation professionnelle.
Source : Journal officiel.
À la demande du président Giscard d’Estaing, le ministre de
l’Éducation Nationale René Haby organise ce que l’on a appelé le
collège « unique ». À partir de 1975, un seul type d’établissement, le
collège, se substitue à toutes les autres formes d’enseignement
correspondant au premier cycle du second degré et qui pouvaient
auparavant être délivrées soit dans les lycées, soit dans des
établissements équivalents aux collèges, soit dans les classes de fin
d’études de l’enseignement primaire. René Haby conserve toutefois,
comme l’indique l’article 4, la possibilité d’orienter des élèves en fin de
cinquième vers l’enseignement professionnel. Mais l’arrivée des
« nouveaux publics » au collège annonce le début d’une crise scolaire
qui dure encore. Premier signe du « choc » provoqué par l’ouverture du
collège à tous les publics, les taux de redoublement montent en flèche
entre 1975 et 1985 : en fin de cinquième ils passent de 6,5 % à 16,4 %,
et en fin de troisième de 7,3 % à 14,3 %. Lionel Jospin tentera d’inverser
cette tendance. V.T.
L’opposition du SNES et de la Société des agrégés à ce projet, à laquelle
s’associeront après bien des hésitations les autres organisations
enseignantes, était pour l’essentiel motivée par l’accusation de baisse du
niveau. Confier l’enseignement à d’anciens instituteurs et institutrices en
réduisant les heures de cours et en définissant ce que V. Giscard d’Estaing
commit l’erreur d’appeler un « minimum culturel garanti », par assimilation
au Smic, pouvait facilement être qualifié de tentative d’institution d’un
enseignement au rabais. Naturellement, le SNES défendait aussi l’extension
de son champ de syndicalisation : en ouvrant le collège aux professeurs
certifiés, il gagnait autant de syndiqués potentiels contre son principal
adversaire au sein de la Fédération de l’Éducation nationale, le Syndicat
national des instituteurs (SNI).
Quand, en 1986, A. Prost publie L’enseignement s’est-il démocratisé ?, il
est le premier à suggérer que le refus de créer un corps spécifique
d’enseignants pour le collège unique et d’adopter des structures
pédagogiques différentes de celles du lycée a sans doute été une erreur. Il
montre dans son livre que lorsque existaient, avant la réforme de 1959, des
cours complémentaires, c’est-à-dire des établissements où enseignaient
d’anciens instituteurs et qui conduisaient leurs élèves jusqu’en troisième, la
proportion d’élèves d’origine populaire qui accédaient ensuite au lycée
général y était supérieure à la proportion des mêmes élèves dans le collège
unique. Probablement parce que la proximité sociale des enseignants avec
leurs élèves y était plus grande, mais surtout parce qu’ils avaient gardé du
primaire l’habitude d’accompagner et d’encadrer étroitement le travail des
élèves, et de ne progresser qu’en s’assurant que la majorité d’entre eux avait
acquis les savoirs antérieurs.

Un bon savant fait-il un bon prof ?

Il serait évidemment naïf d’imaginer que les méthodes, souvent


coercitives, utilisées dans les cours complémentaires des années 1950
auraient été transposables devant les élèves contemporains tels qu’ils ont
été décrits. Il est en revanche certain que le recrutement des professeurs de
collège parmi les jeunes diplômés de l’université, sans changement de leur
formation pédagogique ni de l’organisation du travail dans les
établissements, et sans modifier la composition des corps d’inspection, avait
peu de chances de fournir au « collège pour tous » les enseignants dont il
avait besoin. La création des IUFM, intervenue quinze ans après le collège
unique, a été trop tardive pour avoir une chance de transformer des
pratiques pédagogiques héritées de l’époque où le lycée accueillait en
sixième moins de 20 % d’une classe d’âge. Même si des transformations
pédagogiques importantes ont eu lieu, le modèle scolaire dominant dans les
collèges reste celui d’un savoir académique auquel les élèves sont
confrontés sans être véritablement aidés à en comprendre les méthodes, le
sens et les finalités. La majorité des universitaires qui préparent les
étudiants aux concours et des corps d’inspection qui contrôlent les jeunes
professeurs continue peu ou prou à s’identifier à ce mode de transmission et
à penser qu’il suffit d’être savant pour être un bon professeur de collège.
Dans cette optique, la bonne pédagogie se limite au découpage des leçons et
au choix des exercices adéquats. Les multiples campagnes d’intellectuels
contre le « pédagogisme » sont là pour le rappeler.
Mais le modèle culturel dominant qui s’est imposé au collège unique est
aussi porteur d’une autre dimension qui a certainement participé à son
échec. La culture scolaire contemporaine a conservé de son héritage
napoléonien une hiérarchisation implicite des savoirs fondée sur la
valorisation de l’abstraction. L’ordre de présentation des disciplines sur les
carnets de notes le rappelle sans ambiguïté : aux lettres et aux
mathématiques succèdent en général l’histoire-géographie et les langues
vivantes, les sciences appliquées se situant ensuite avant la technologie, les
disciplines artistiques et l’éducation physique. Chacun sait que la réussite
dans les deux premières disciplines est déterminante pour la carrière
scolaire alors que les autres sont considérées soit comme auxiliaires, soit
comme franchement superflues. Une telle logique est évidemment
contradictoire avec l’ouverture du collège à la totalité d’une classe d’âge.
La diversité des compétences, des attentes et des intérêts d’un public aussi
large n’est pas prise en compte par l’institution. Elle ne valorise vraiment
que la réussite en lettres et en maths, et n’accorde aucune reconnaissance
réelle au succès dans les disciplines artistiques, technologiques ou sportives,
voire dans les sciences appliquées lorsqu’il ne s’accompagne pas d’une
réussite significative en mathématiques. « La formation secondaire […]
repose sur un équilibre des disciplines intellectuelles, artistiques,
manuelles, physiques et sportives », énonçait en 1975 le texte de la loi
Haby. Le modèle culturel dominant du lycée qui a été imposé au collège
unique a réduit à néant cette dimension du projet.
L’enseignement professionnel, ou la face cachée de la
démocratisation

Hérité des centres de formation professionnelle et des centres de


jeunesse du gouvernement de Vichy (voir p. 164), l’enseignement
professionnel est avant les réformes de 1959-1963 presque
complètement extérieur au système scolaire. Le statut des
établissements n’est fixé qu’en 1949, celui des personnels en 1954. Ses
objectifs prioritaires sont de fournir une main-d’œuvre d’ouvriers et
d’employées qualifiés au marché du travail en réponse au besoin de
reconstruction puis d’équipement de l’économie nationale. Leur
dénomination de « centres d’apprentissage » suffit à signifier cette
priorité qui les place bien plus dans la sphère du travail que dans celle
de l’école. Les élèves, recrutés vers quatorze ans à la sortie de l’école
primaire, y sont scolarisés pendant trois ans à plein temps et passent le
CAP.
Les réformes initiées par le général de Gaulle dès son retour au
pouvoir rompent avec cette logique initiale puisque, tout en conservant
l’objectif de formation d’une main-d’œuvre qualifiée, elles inscrivent
progressivement l’enseignement professionnel dans le dispositif scolaire
du second degré.
Les changements de nom successifs illustrent cette évolution :
rebaptisés « collèges d’enseignement technique » en 1959, puis « lycées
d’enseignement professionnel » en 1976 et enfin « lycées
professionnels » en 1985, ces établissements cessent en principe d’être
une filière alternative au premier cycle du second degré pour devenir
une des voies de poursuites d’études possibles au-delà de la scolarité
obligatoire. Ces réformes s’opèrent sur un fond de croissance
permanente des effectifs, qui passent
de 380 000 en 1960 à 650 000 en 1970 et 805 000 en 1985, pour
décroître ensuite et se stabiliser autour de 700 000, soit un tiers des
lycéens actuels.
Mais la réalité est plus complexe que ne le laisse croire cette évolution
de l’organigramme des filières. En effet, au sein du collège « unique »,
un palier d’orientation vers l’enseignement professionnel a été
longtemps maintenu en fin de cinquième pour la préparation du CAP en
trois ans. En 1985, dix ans après la loi Haby et la création du collège
unique, 139 000 élèves quittent encore la cinquième pour entrer en LP,
soit environ 16 % des effectifs de ce niveau. Certes, cette proportion
décroît très rapidement dans les années suivantes : 33 000 en 1990,
1 900 en 2000 et aucun aujourd’hui. Mais en fait d’autres dispositifs de
préorientation implicite ou explicite vers l’enseignement professionnel
et l’apprentissage ont ensuite subsisté.
Dans l’ordre de l’explicite, les quatrièmes et troisièmes technologiques
ont permis de maintenir tout au long des années 1990 une orientation en
sortie de cinquième fortement prédictive de l’accès à l’enseignement
professionnel (en 1993, 92 % des élèves de troisième techno étaient
l’année suivante en LP, en apprentissage ou sortis du système éducatif).
En 1993, ces classes, auxquelles il faut ajouter les CPPN (classes
préprofessionnelles de niveau) et classes préparatoires à l’apprentissage
encore en activité, accueillaient 181 000 élèves, soit 11,5 % de l’effectif
de l’ensemble des quatrièmes et des troisièmes. Mais il faut aussi
comptabiliser les 63 000 élèves qui étaient encore dans les classes de
CAP en trois ans des LP, et qui avaient donc quitté le collège en fin de
cinquième. On arrive pour le milieu des années 1990 à une
approximation de l’ordre de 14 % des élèves du premier cycle qui
étaient explicitement orientés ou préorientés vers le professionnel dès la
cinquième, proportion très comparable au 16 % orientés vers les classes
de CAP en fin de cinquième en 1985.
Aujourd’hui, dix ans plus tard, cette préorientation explicite a été
réduite mais n’a pas disparu. Les quatrièmes « aménagées » et
« technologiques » accueillaient, en 2004, 17000 élèves, et les
troisièmes « d’insertion » et « technologiques » 63 600 élèves. Ce
dernier chiffre représente à peu près 8 % de l’effectif total des
troisièmes.
Reste l’implicite, difficile à évaluer avec précision. On sait cependant
qu’aujourd’hui environ 40 % des élèves de troisième ne sont pas admis
en seconde générale et technologique et s’inscrivent en LP ou en
apprentissage. On sait aussi que la majorité d’entre eux ont connu une
scolarité au moins médiocre au collège, sauf dans quelques spécialités
qui continuent d’attirer une fraction d’élèves volontaires (arts appliqués,
hôtellerie restauration, coiffure…). Or cette proportion est sur la longue
durée remarquablement stable. Pour l’année 1985, si on ajoute aux
139 000 élèves orientés en fin de cinquième vers les classes de CAP,
déjà évoqués, les 201 000 orientés en fin de troisième vers les classes de
BEP, on arrive à une proportion d’environ 42 % de l’ensemble des
élèves de quatrième et de troisième de l’époque. Pour les
années 1975 on peut avancer une fourchette se situant alors
entre 40 et 45 %.
Trente ans de collège unique n’ont donc modifié qu’à la marge le taux
d’orientation global vers l’enseignement professionnel et
l’apprentissage à la sortie du collège, qui, malgré la disparition du palier
de cinquième, est demeuré aux alentours de 40 % des élèves. V.T.
La principale conséquence de cette hiérarchisation des savoirs est
connue. Les disciplines à forte dimension pratique sont non seulement
marginalisées, mais essentiellement réservées à la remédiation de l’échec
scolaire. Annie Verger9 avait montré il y a déjà longtemps que l’orientation
vers des filières artistiques ou d’arts appliqués était souvent choisie par les
élèves en échec issus de la bourgeoisie ou des classes moyennes. Tout le
monde sait aujourd’hui que les filières techniques sont très massivement
réservées aux élèves en échec des milieux populaires10.

Des orientations contraintes

Le collège unique a donc abouti de ce point de vue à une situation


paradoxale. En soumettant l’ensemble de la jeunesse à un enseignement
apparemment égalitaire mais fondé sur l’hégémonie d’un seul modèle
culturel, il a encore plus diabolisé les savoirs techniques ou artistiques que
ne le faisait le système scolaire antérieur fondé sur une séparation précoce
des filières du secondaire. Pour les enfants des ouvriers et des employés,
qui constituent plus de la moitié de la population active française, la culture
générale littéraire et scientifique telle qu’elle est le plus souvent présentée
au collège peut facilement être perçue comme la négation de leur propre
pratique culturelle. À l’inverse, les savoirs appliqués ou techniques avec
lesquels ils ont tendance à être plus familiers sont explicitement associés à
l’échec scolaire.
La réciproque est d’ailleurs vraie : les bons élèves qui seraient attirés par
des disciplines techniques ou artistiques en sont le plus souvent écartés par
la pression du modèle socioculturel dominant. L’interprétation des choix
d’orientation des filles au lycée confirme en quelque sorte en creux cette
analyse. Le fait qu’à résultat scolaire égal, les filles choisissent moins
souvent que les garçons les filières dites d’excellence ne s’interprète pas
uniquement en termes de reproduction d’un statut de dominées. Des
sociologues11 ont montré qu’il pouvait s’agir aussi de choix plus libres que
ceux des garçons, dans la mesure où l’éducation des filles les contraint
moins que ces derniers à privilégier la réussite sociale, et donc à s’orienter
vers les voies d’excellence. Dès lors, elles choisissent aussi en fonction de
leurs goûts. On peut supposer que si les enseignements artistiques ou
technologiques n’étaient pas aussi dévalorisés par la hiérarchie implicite des
savoirs scolaires, les élèves seraient plus nombreux à tenter d’y réussir.
Les réformes en cours, qui visent à développer un enseignement en
alternance et à rétablir des options technologiques au collège, voire à
orienter vers l’apprentissage les élèves le plus en difficulté sont donc plus
proches de la lettre de la loi de 1975 que ne l’était le collège unique tel qu’il
avait évolué depuis. Compte tenu de l’extrême sensibilité de la société
française aux questions scolaires et des incertitudes politiques actuelles, il
est toutefois impossible d’anticiper les prochaines évolutions en ce
domaine.
Vincent Troger est maître de conférences en sciences de l’éducation à
l’IUFM de Versailles. Il est l’auteur avec P. Pelpel de Histoire de
l’enseignement technique, L’Harmattan, rééd. 2003 et avec J.-C. Ruano-
Borbalan de Histoire du système éducatif, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2005.
Ce texte est extrait du magazine Sciences Humaines, n° 136, mars 2003.

1 M.-F. Grospiron, M. Kherroubi, A.-D. Robert et A. van Zanten, Quand l’école se mobilise. Les
dynamiques professionnelles dans les établissements de banlieue, La Dispute, 2002.
2 F. de Singly (dir.), La Famille. L’état des savoirs, La Découverte, 1991.
3 P. Rayou, La Cité des lycéens, L’Harmattan, 1998.
4 F. Dubet, Les Lycéens, Seuil, 1991.
5 Entretien avec A. Prost, in « Mille ans d’école », L’Histoire, octobre 1999.
6 O. Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 1997, rééd. 2004.
7 B. Charlot, Du rapport au savoir, Anthropos, 1997.
8 A. Robert, Système éducatif et réformes. De 1944 à nos jours, Nathan, 1995, rééd. 1998.
9 A. Verger, « L’artiste saisi par l’école », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 42,
avril 1982.
10 G. Moreau (dir.), Les Patrons, l’État et la formation des jeunes, La Dispute. Ò
11 M. Ferrand, F. Imbert et C. Marry, L’Excellence scolaire : une affaire de famille. Le cas des
normaliennes et normaliens scientifiques, L’Harmattan, 1999.
ANDRÉ ROBERT

Aux grand idéaux laïques qui structuraient l’identité enseignante


depuis la IIIe République se sont substitués une dispersion des valeurs
et un pragmatisme constituant désormais la culture dominante des
enseignants.

La fin du grand récit laïque

Le sociologue Jean-Louis Derouet situe aux alentours de 1968 les


prémices du délitement de la « boîte noire » que constituait l’institution
scolaire d’État. Boîte noire, c’est-à-dire « instrument que l’on utilise sans
s’interroger sur sa constitution », fonctionnant sur le mode de la naturalité1,
et mis en (bonne) forme autour de l’idéal républicain de l’égalité des
chances depuis le début du xxe siècle. Cette bonne forme « organisait aussi
bien une définition des savoirs que l’architecture scolaire, aussi bien les
relations quotidiennes entre les professeurs et les élèves que la gestion
nationale du système éducatif2 ». Le philosophe Marcel Gauchet, quant à
lui, localise dans l’après Seconde Guerre mondiale l’heureuse combinaison
de trois orientations essentielles au système scolaire français : « L’école de
l’État-providence opère la synthèse […] de la méritocratie républicaine, de
l’égalité sociale de masse et du souci individualiste. […] elle entend
assurer simultanément l’égalité des chances, […] l’ouverture à tous de la
meilleure éducation possible, tout en dispensant dans ce cadre une
éducation individuelle et libre. Et, ô miracle, dans une large mesure, elle y
parvient3. » Il est bien clair que, quel que soit le repère temporel utilisé, ces
équilibres idéologiques un peu miraculeux, reposant largement sur un
masquage de certains aspects de la réalité (dans un cas la coupure quasi
infranchissable entre primaire gratuit et secondaire payant, dans l’autre le
caractère immanquablement reproductif d’un système scolaire massifié),
relevaient de ce qu’on peut appeler rétrospectivement une mythologie ou un
« grand récit » afférent à l’école. Ces construits discursifs avaient la
capacité de mettre en ordre, auprès d’un nombre important de personnes, un
ensemble d’éléments relatifs à l’école, pas toujours cohérents entre eux. Si
cela « tenait », c’était à la fois par la puissance de séduction du récit mais
aussi parce que, malgré ses déficits, la réalité sociale l’autorisait, comme le
montre la longue absence de questionnement à propos du secondaire public
payant. Un consensus était ainsi établi, qui fédérait des acteurs très
nombreux et très divers, voire en opposition sur certains points, mais en
accord sur le noyau dur du grand récit. Ainsi, les enseignants et leur
ministre pouvaient s’affronter sur des questions de salaires ou de pédagogie,
mais se retrouver dans l’exaltation de l’école de la République.
Parmi ces acteurs mobilisés par la scène scolaire, c’est à l’acteur syndical
que nous nous attachons ici, en nous fondant sur le constat de la
représentativité indéniable du syndicalisme enseignant sur une longue durée
(dans le primaire du moins, ne pas être syndiqué constituait jusqu’à il y a
une trentaine d’années une exception : « Un bon instituteur se doit d’être
syndiqué », déclarait jadis un instituteur interrogé par Ida Berger4). Cette
représentativité est aujourd’hui en partie érodée par la désyndicalisation,
mais aussi en partie préservée par la permanence d’une certaine influence
idéologique. La question posée est celle du possible parallélisme entre
l’effondrement des grands récits et l’affaiblissement de l’idée syndicale
dans le milieu enseignant, question redoublée par l’évolution des formes de
militantisme et de conception de l’exercice professionnel.

L’émancipation par l’instruction

Saisi dans sa généralité et dans la longue durée, puisque ses premières


origines peuvent être situées au XVIIe siècle, ce qui a été appelé la « forme
scolaire » peut globalement se définir en référence à une certaine
conception de l’espace (un espace clos et spécialement dévolu à
l’éducation), du temps (organisation très réglée), des devoirs
(comportement des élèves ordonné par des normes strictes), de la pédagogie
(organisation en classes distinctes selon les âges5). Ainsi appréhendée,
l’institution scolaire apparaît comme promotrice d’un mode de socialisation
historiquement situé, un moment nouveau dans le « processus de
civilisation6 », contemporain de l’avènement de la modernité européenne.
En France, à partir des grandes lois scolaires de 1881-1882, cette forme se
spécifie dans une série de caractéristiques : la place conférée à l’éducation
morale et à l’idée nationale, la primauté donnée à la transmission de
connaissances à réputation objective et universelle, la volonté de mettre les
élèves au contact du réel (la « leçon de choses »), la prise en compte de la
nature de l’enfant et de ses manques structurels (comme en témoigne la
réflexion sur la capacité d’attention qu’il faut impérativement « fixer » ou
sur la conscience morale qu’il faut « orienter », voire « corriger »).
Au fondement de ce « grand récit » est la croyance, issue des Lumières et
reprise par la philosophie positiviste, en l’idée d’une émancipation du
peuple par l’instruction. La raison scientifique – considérée comme le
moteur de tout progrès, technique et moral – est placée au cœur du projet
scolaire et s’adresse à des sujets rationnels abstraits, définis comme
intrinsèquement égaux. Avec sa mission d’instaurer, par la référence à
l’universel supposé de la science et de la morale laïcisée, une
« communauté de destin » rassemblant tous les élèves qui lui sont confiés,
l’école à la française se trouve dans le même mouvement articulée à la
fondation républicaine de la nation. Régime politique bien réel mais comme
tel faillible, la République prend, à travers le « grand récit », la place d’un
mythe, d’un horizon quelque peu transcendant, d’un idéal régulateur.
Comme le dit le philosophe Alain : « La vraie République est un parti pris
et une règle posée, à laquelle on pliera l’expérience7. »
De ce montage idéologique, qui se veut – et réussit longtemps à être –
mobilisateur par une sorte de délégation à des institutions, dont la toute
première est précisément l’école, émerge un principe que personne ne se
refusera évidemment à appeler « principe civique ». Ce terme est emprunté
à l’analyse sociologique des « régimes de justice » ou des « principes de
justification » développée par Luc Boltanski puis adaptée à la question
scolaire par J.-L. Derouet, mais il a suffisamment de puissance d’évocation
de ce que nous venons de décrire pour être retenu au-delà des frontières de
ce seul type d’approche. Le principe civique qui organise l’école est adossé
au modèle de l’intérêt général, lequel convie à un gommage des singularités
individuelles au bénéfice de la célébration d’une unité transcendante (la
société, la nation, le savoir). Le même principe justifie la coupure de l’école
et du monde, dans la mesure où, porteur de pressions et d’influences
multiples voire contradictoires provenant de sphères privées ou locales,
celui-ci induit de la prolifération désordonnée quand celle-là requiert
ascèse, rigueur, unité, posées comme les conditions d’un apprentissage
réussi. Le principe civique exclut enfin de l’univers scolaire tous les objets
domestiques au profit d’« objets simplifiés, strictement conçus à l’usage de
la démonstration scolaire : la mappemonde, les formes géométriques, le
tableau des poids et mesures…8 » Dans ce dispositif idéologique, la priorité
donnée au collectif et à l’intérêt général se combine néanmoins déjà avec
une référence à l’individualisme via la notion de méritocratie, qui impute au
seul mérite individuel l’échec ou la réussite scolaire.
Après la Seconde Guerre mondiale, sous la IVe République, une première
explosion scolaire au niveau du premier cycle secondaire vise à inscrire
dans les faits l’« égalité sociale de masse », plus communément appelée
démocratisation. Celle-ci tend apparemment à mieux ajuster le réel au
déclaratif, et a priori à mieux faire « tenir » l’argumentaire démocratique de
l’institution. Le principe civique continue donc à structurer le grand récit
républicain de l’école. Cependant s’y superpose désormais une conception
renouvelée de l’individualisme où, parallèlement à l’idée méritocratique,
des approches psychologisantes attachées à favoriser l’épanouissement
personnel de l’élève montent sur le devant de la scène. L’élève est de moins
en moins perçu comme sujet rationnel abstrait et de plus en plus comme
sujet sensible singulier9. 1968 est effectivement un repère commode pour
dater l’entrée en crise du modèle civique hérité du XIXe siècle : les
événements de mai expriment largement la revendication individualiste de
la jeunesse étudiante. La sociologie critique10 a commencé d’exercer son
travail de sape quant à la prétention libératrice et démocratisante de l’école ;
d’autres modes de transmission des savoirs et d’organisation de la
communauté scolaire interpellent celle-ci, s’avérant très certainement
nécessaires, en même temps qu’inducteurs de nouveaux principes de
justification.

Entre forme syndicale et forme scolaire

Qu’en est-il du côté des acteurs qui font le système au jour le jour, les
enseignants, et spécialement de leurs instances représentatives ? Sur le plan
syndical, alors que s’est produite en 1947 à l’intérieur de la CGT une
scission donnant naissance à deux confédérations distinctes, CGT d’un côté,
CGT-FO11 de l’autre, la Fédération de l’enseignement décide de se
transformer en fédération autonome après consultation de ses adhérents
(printemps 1948). Bien qu’officiellement organisée en tendances qui se
combattent en raison de leurs options politiques, cette Fédération de
l’Éducation nationale (FEN), qui a choisi l’autonomie, vit bon an mal an
une sorte d’unité conflictuelle interne, mais unité tout de même.
Le conflit interne est alimenté par un double clivage. Une opposition
politique d’abord, essentiellement entre socialistes et communistes, les
trotskistes venant jouer les trouble-fête. Une opposition culturelle ensuite,
essentiellement entre enseignants du primaire et enseignants du secondaire :
même si la FEN va regrouper dans les années 1960-1970 jusqu’à une
cinquantaine de syndicats, ce sont les deux syndicats enseignants primaire
et secondaire qui constituent le gros de ses troupes. L’unité formelle de la
FEN est favorisée par des faits objectifs et des artifices. Le SNI représente
les instituteurs-institutrices, personnels alors très largement majoritaires
dans la corporation enseignante (environ 300 000 à la fin des années 1960),
alors que le SNES est le syndicat des professeurs (qui ne sont que 30 000 au
début des années 1950 pour devenir près de 150 000 au début des
années 1970). Si les tendances sont autorisées par les statuts, et ne se
privent pas de faire entendre leurs différences, le bureau national de la
fédération doit obligatoirement être homogène, et c’est le SNI qui fournit la
majorité des dirigeants.
En 1989, Lionel Jospin promulgue une loi d’orientation qui tente de
concrétiser un argumentaire développé depuis de nombreuses années
par des pédagogues, des psychologues et des sociologues, et qui visait à
rompre avec certains aspects de la tradition scolaire républicaine. En
affirmant que « le service public de l’éducation est conçu et organisé en
fonction des élèves et des étudiants », ce qui sera résumé par la célèbre
formule : « L’élève est au centre du système éducatif », en incitant les
professeurs au travail en équipe, au soutien personnalisé des élèves en
difficulté, à la participation aux « projets d’établissement », à l’accueil
des parents d’élèves, la loi tentait d’orienter les pratiques enseignantes
vers un encadrement plus vigilant et plus collectif du travail et de
l'éducation des élèves, notamment des plus démunis. En échange, le
ministre et son conseiller Claude Allègre accordaient aux enseignants
une revalorisation significative des salaires et une nouvelle prime
censée rémunérer les effeorts que l'on attendait d'eux. Mais les syndicats
ont accepté le cadeau sans vraiment relayer auprès de leur base les
attentes du ministre. Lorsque huit ans plus tard Claude Allègre
reviendra à l'Éducation nationale en tant que ministre, il se souviendra
de ce qu'il avait vécu comme une ingratitude syndicale... V.T.
La loi Jospin du 10 juillet 1989 (extraits)
Article 1er
L’éducation est la première priorité nationale. Le service public de
l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants.
Il contribue à l’égalité des chances.
Article 3
(Le premier alinéa de cet article est obsolète et le deuxième a été abrogé
par l’ordonnance n° 2000-549 du 15 juin 2000, qui lui substitue les
dispositions correspondantes du Code de l’éducation.)
La Nation se fixe comme objectif de conduire d’ici dix ans l’ensemble
d’une classe d’âge au minimum au niveau du certificat d’aptitude
professionnelle ou du brevet d’études professionnelles et 80 % au niveau
du baccalauréat.
Article 11
Les parents d’élèves sont membres de la communauté éducative.
Leur participation à la vie scolaire et le dialogue avec les enseignants et
les autres personnels sont assurés dans chaque école et dans chaque
établissement. Les parents d’élèves participent par leurs représentants
aux conseils d’école, aux conseils d’administration des établissements
scolaires et aux conseils de classe.
Article 14
Les enseignants sont responsables de l’ensemble des activités scolaires
des élèves. Ils travaillent au sein d’équipes pédagogiques ; celles-ci sont
constituées des enseignants
ayant en charge les mêmes classes ou groupes d’élèves ou exerçant dans
le même champ disciplinaire et des personnels spécialisés, notamment
les psychologues scolaires dans les écoles.
Les personnels d’éducation y sont associés.
Les enseignants apportent une aide au travail personnel des élèves et en
assurent le suivi. Ils procèdent à leur évaluation. Ils les conseillent dans
le choix de leur projet d’orientation en collaboration avec les personnels
d’éducation et d’orientation. Ils participent aux actions de formation
continue des adultes.
Leur formation les prépare à l’ensemble de ces missions.
Article 17
Sera créé, dans chaque académie, à partir du 1er septembre 1990, un
institut universitaire de formation des maîtres, rattaché à une ou
plusieurs universités de l’académie […]
(Modifié par la loi n° 98-657 du 29 juillet 1998.)
Les écoles, les collèges, les lycées d’enseignement général et
technologique et les lycées professionnels élaborent un projet
d’établissement.
Celui-ci définit les modalités particulières de mise en œuvre des
objectifs et des programmes nationaux. Il fait l’objet d’une évaluation. Il
précise les activités scolaires et périscolaires prévues à cette fin.
Il indique également les moyens particuliers mis en œuvre pour prendre
en charge les élèves issus des familles les plus défavorisées.
Source : Journal officiel.
Ainsi, l’idéologie portée par la FEN reflète majoritairement celle qui
s’est élaborée dans le milieu des instituteurs, au sein du SNI12. Le « grand
récit » de cette organisation partage la plupart des principes et des valeurs
que nous avons vus à l’œuvre au niveau de l’institution elle-même, ce qui
n’est pas très étonnant puisque l’appartenance syndicale constitue alors un
véritable réflexe des enseignants. Par-dessus tout, c’est le principe de la
laïcité, une laïcité militante et combattante refusant toute légitimité à
l’enseignement privé (fût-il contractualisé avec l’État), qui structure le récit
syndical. « À enseignement public, fonds publics, à enseignement privé,
fonds privés » exprime bien la posture de la FEN en la matière. Sur le plan
de la conception du rôle de l’école, on retrouve les mêmes héritages que
ceux définis ci-dessus : l’hebdomadaire du SNI, très prisé notamment pour
ses pages pédagogiques, mais qui intervient sur tous les grands sujets de la
vie scolaire, de la vie politique nationale et internationale, et de l’existence
en général, s’appelle significativement L’École libératrice13. Concernant la
pédagogie précisément, l’orientation est plutôt de type traditionnel, le refus
de suivre la dernière mode étant souvent affirmé, sans toutefois que soit
rejetée toute forme d’innovation, et surtout de réflexion pédagogique. La
manière de militer est à l’image de ce qui caractérise alors, selon Pierre
Rosanvallon, la « société militante », où l’engagement individuel est total et
complètement dévoué au collectif14.
Parallèlement à son appareillage idéologique, la FEN a constitué autour
d’elle tout un dispositif d’organisations satellites, la plupart de nature
mutualiste, destinées à prendre en charge l’ensemble des besoins de la
corporation enseignante : de la mutuelle d’assurance automobile (MAIF) à
la mutuelle maladie (MGEN) en passant par le tourisme (campings
autogérés, GCU) et même des services bancaires (CASDENBP), etc. Cela
lui vaut le surnom de « forteresse enseignante15 », ce qui renvoie d’abord à
l’idée de force, comme en témoigneront encore ses 550 000 adhérents
en 1978.

Entre unité et rivalités

Cependant cette force, déployée sur l’ensemble d’une période qui va


de 1948 à la fin des années 1970, et qui autorise l’hypothèse d’un équilibre
relatif de la forme syndicale (comme celui que connaît la forme scolaire sur
un temps plus long), dissimule déjà des signes de faiblesse. Ainsi, un
secrétaire général de la FEN, issu des rangs du syndicalisme de
l’enseignement technique, est amené à démissionner en invoquant la trop
grande hégémonie du SNI sur l’organisation fédérale (1966). De même,
bien que leurs directions appartiennent dans une première période (1948-
1967) à la même tendance socialiste, SNI et SNES (syndicat du second
degré) sont rivaux quant à leur vision des exigences de l’enseignement
moyen (collège). Les instituteurs, formés à la pédagogie dans les écoles
normales, se considèrent les mieux placés pour enseigner jusqu’à la
troisième les enfants du peuple dont ils se prétendent eux-mêmes issus ; les
professeurs, jusque-là seuls habilités à enseigner dans les études longues de
la sixième à la terminale, se sentent menacés dans leur spécificité
professionnelle, précisément au niveau du collège, qu’ils disent craindre de
voir réduit à un prolongement de l’école primaire. La question prend une
importance considérable, d’abord en 1963 avec l’institution des CES,
ensuite avec celle du collège unique en 197516. Cette rivalité interne s’est
amplifiée à partir de 1967 à l’occasion du changement de majorité intervenu
au SNES, celui-ci basculant du côté de la tendance proche des communistes
(Unité et Action).
Mais, grosso modo, on peut considérer que la FEN a réussi à préserver
son unité et à développer sa puissance pendant au moins une trentaine
d’années. Cela a été possible sans doute parce que les adhérents dans leur
masse, malgré les divergences de leurs dirigeants, le voulaient ainsi, et se
reconnaissaient peu ou prou dans les dispositifs discursifs aussi bien que
matériels que l’organisation syndicale avait mis en place.

Redistribution de la donne scolaire…

Ce qu’on constate aujourd’hui sans pouvoir le dater précisément


(1968 n’étant encore une fois qu’un repère), c’est l’épuisement de la
capacité des « grands récits » à convaincre le grand nombre, au point que
« la nostalgie du récit perdu est elle-même perdue pour la plupart des
gens17 ». Ce qui semble se manifester, c’est la place prise par la dispersion,
la fragmentation, le règne de l’ici et du maintenant, le relativisme
généralisé ; on se voit confronté à une difficulté, sinon une impossibilité, à
trouver du sens. Bref, nous serions entrés dans l’ère postmoderne et l’école
s’en ressentirait nécessairement : contestation des savoirs scolaires objectifs
par les savoirs « chauds » directement issus de la société, idée que toutes les
expériences se valent, dénonciation de l’impérialisme du vrai, contestation
de l’autorité professorale ou de l’adulte en général, individu caractérisé par
ses clivages ou ses dissociations internes (ceci se faisant sentir aussi bien
chez les élèves que chez leurs professeurs). Un hiatus se ferait jour entre
cette école, institution spécifique de la modernité, et les nouvelles valeurs,
voire les « non-valeurs » de la postmodernité.
De fait, les fins de l’éducation scolaire se sont démultipliées au point que
personne n’y voit plus très clair : on demande au système éducatif (et par
conséquent aux enseignants) en même temps d’instruire, d’éduquer, de
socialiser, de « placer l’élève au centre » (loi d’orientation de 1989), de
donner des chances égales à tous, de faire réussir tout le monde et de
sélectionner les élites, d’élever le niveau général et de répondre aux défis
économiques, de donner une culture générale et de préparer à l’emploi, de
professionnaliser, de promouvoir la citoyenneté, de lutter contre l’exclusion
sociale, de réduire la violence, de compenser certaines défaillances
parentales et globalement d’apporter des remèdes aux maux sociaux que
d’autres institutions n’arrivent pas à guérir… Le statut resté incertain du
collège unique, s’adressant à la totalité d’une classe d’âge, en principe sans
différenciation de filières18, exprime de façon emblématique le caractère
centrifuge des positions possibles sur le sujet de l’école. Il n’est pas
surprenant en conséquence que le principe civique ne suffise plus à soutenir
le discours que l’institution scolaire prétend tenir sur elle-même, via le
personnel politique, l’administration et surtout ces acteurs centraux que sont
les enseignants.
Du point de vue des principes de justification à l’aide desquels ils tentent
de rendre compte de leur pratique et de la fonder en perspective à long
terme, ceux-ci apparaissent désormais très clivés non seulement entre eux,
sur un mode autre que le mode politique habituel (existence de différents
clans ou camps outrepassant les rapports gauche-droite19), mais aussi à
l’intérieur d’eux-mêmes. Ainsi, la même personne peut être tiraillée entre
plusieurs modèles de référence qui coexistent dans sa conscience. En sus du
principe civique qui continue néanmoins à être utilisé, les principes
communautaire, marchand, de l’efficacité ou de la créativité se trouvent
désormais en concurrence pour penser les situations scolaires, tout en
pouvant parfois cohabiter chez le même acteur20. Ces quelques éléments
d’une situation qui s’est installée progressivement, pour se révéler
pleinement depuis une vingtaine d’années, déterminent l’existence de ce qui
est parfois appelé une crise, au moins latente, et de ce qui relève peut-être
plus d’un déclin généralisé des institutions21.

… et recomposition du paysage syndical

À ces facteurs de crise s’appliquant à l’ensemble de l’institution scolaire,


s’est superposé au début des années 1990 l’éclatement de la FEN, qui a
entraîné la démultiplication du nombre des organisations syndicales. Pour
aller vite, la tendance communisante s’est regroupée dans une nouvelle
fédération, la Fédération syndicale unitaire (FSU), accueillant le SNES et
un nouveau syndicat du primaire, le SNUipp. À l’image de ce dernier, la
FSU est devenue très rapidement majoritaire dans le milieu enseignant
(ainsi qu’en témoignent les résultats des élections professionnelles
depuis 1993) alors que le projet de la tendance socialiste se situait, en se
débarrassant de ses rivaux internes, tout à l’inverse. Outre les motifs
politiques, pédagogiques et culturels déjà évoqués, il s’agissait pour le SNI
d’enrayer au sein de la FEN la montée inexorable de l’influence des
professeurs (dont le nombre a crû à son tour jusqu’à plus de 300 000, à la
faveur de la seconde explosion scolaire22, entraînant quasi mécaniquement
un risque de perte de majorité des personnels du primaire). Une nouvelle
organisation, se voulant héritière directe de la majorité du SNI, le SE-FEN,
a tenté de rassembler tous les enseignants de la maternelle à la terminale,
avec peu de succès. Bientôt le sigle fédéral FEN disparaît, marquant la fin
d’une époque, et est remplacé par l’UNSA23. Bien que l’influence des
syndicats reste encore réelle et que le phénomène de désertion soit très
inférieur à celui observé dans d’autres secteurs d’activité, les chiffres de la
syndicalisation sont en baisse effective, puis très nette, à partir du milieu
des années 1980. Ils sont passés aux alentours de l’année 2000 bien au-
dessous de la barre des 50 % d’adhérents alors qu’ils l’excédaient très
largement auparavant.
L’idée laïque, fondatrice pour la FEN comme nous l’avons relevé, a subi
une très cuisante défaite en 1984 lors des puissantes manifestations contre
l’instauration d’un service nationalisé d’Éducation réduisant la distinction
enseignement public-enseignement privé sous contrat. Même si une
revanche est prise en 1994 lorsque le camp laïque fait échouer, grâce à la
mobilisation populaire, un projet donnant des avantages nouveaux à
l’enseignement privé, cette défaite a laissé des traces ; sur le plan des idées,
une laïcité étroite de strict combat antireligieux ne peut plus avoir cours
(c’est un pan du grand récit fondateur de la FEN qui est ainsi tombé).
L’élargissement de l’offre syndicale aurait pu avoir comme effet
l’accroissement du nombre des adhérents, ces derniers trouvant ainsi une
meilleure satisfaction de leurs aspirations. Mais c’est le contraire qui s’est
produit : toutes les enquêtes effectuées montrent l’incompréhension
notamment des plus jeunes face à la dispersion et à la disparité des
structures existantes. À plusieurs reprises, l’autorité syndicale a été
partiellement remise en cause par l’émergence de coordinations : au plan
national par exemple contre le décret sur les maîtres-directeurs en 1987,
contre l’attitude du ministre de l’Éducation nationale (Claude Allègre)
en 1999-2000, contre la politique éducative et la révision du régime des
retraites en 2003, comme au plan départemental contre des réductions de
postes et face à des situations de plus en plus difficiles (Seine-Saint-Denis
en 1998, Gard en 2000, Loire-Atlantique en 2002).

Le pragmatisme passe avant la laïcité


Ce phénomène des coordinations révèle une nouvelle manière de militer,
de nouvelles formes d’engagement, assez peu propices à la fidélisation
syndicale des jeunes, alors même que la décennie 2000 voit partir à la
retraite près de la moitié du corps enseignant entré en fonction dans les
années 1960-1970, porteur des « anciennes » valeurs militantes et
sociétales. À l’« homo societus24 » de l’ancienne configuration a succédé un
« individu » capable de solidarité et d’engagement, mais à condition de
contrôler très étroitement les limites de celui-ci aussi bien dans le temps que
dans le champ des idées (d’où une certaine préférence pour les mouvements
éphémères). Ce n’est donc pas une figure d’enseignant totalement
désintéressé par l’action collective qui se fait jour, mais un type de
« militant affranchi » qui tend à prendre la place du « militant affilié », et
que caractérise désormais son « idéalisme pragmatique25 ». L’enseignant
« postmoderne » ne croit plus en un quelconque grand soir de la société ou
de l’école, mais en la possibilité de faire bouger concrètement, quoique plus
modestement, les choses. Professionnellement, les enquêtes menées auprès
des « nouveaux » enseignants montrent la même orientation pragmatique,
qui les prédispose à s’adapter aux élèves et aux situations, ainsi qu’à
accepter une certaine régulation par les pairs (harmonisation des pratiques
avec celles des autres, collaborations intra- et interdisciplinaires), quoique
d’une manière limitée, encore marquée par une tradition d’une autre
nature26.
Dans cet environnement, est-on conduit à conclure que le syndicalisme
enseignant est « une affaire de vieux27 » et qu’il représente une idée
tendanciellement morte ? Beaucoup moins que pour ses homologues des
autres secteurs en tout état de cause. Bien qu’aucun phénomène
civilisationnel ne soit voué à l’éternité, de même que la forme scolaire est
loin d’avoir épuisé sa force, de même la forme syndicale enseignante porte
sans doute encore un avenir. C’est ce que montre le fait que les
coordinations éprouvent presque toujours le besoin de s’allier avec elle et
même de lui passer le relais au cours des mouvements28, en raison de ses
compétences éprouvées, de sa mémoire, de sa faculté organisatrice, et
malgré ses défauts. Il est vrai que, pour espérer attirer et retenir les
nouvelles générations, cette forme d’association devra se soumettre aux
conditions d’une plus grande proximité avec les enseignants, d’un
pluralisme interne sincère, de la tolérance, de la recherche d’unité, de la
modestie, d’un intérêt encore approfondi pour les questions touchant à
l’exercice même du métier29. Le temps du grand récit semble en quelque
sorte laisser place à celui d’une humilité pragmatique.

André Robert est professeur de sciences de l’éducation à l’université Louis-


Lumière-Lyon-II. Il est l’auteur de Le syndicalisme des enseignants (écoles,
collèges, lycées), La Documentation française, 1995 et a dirigé l’ouvrage
collectif Le Syndicalisme enseignant et la recherche, Presses universitaires
de Grenoble, 2004.

1 Voir aussi R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957.


2 J.-L. Derouet, École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux ?, Métailié, 1992.
3 M. Gauchet, « Démocratie, éducation, philosophie » in M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour
une philosophie politique de l’éducation, Six questions d’aujourd’hui, rééd. Hachette, 2003.
4 I. Berger, Les Instituteurs d’une génération à l’autre, Puf, 1979.
5 Voir G. Vincent, L’École primaire française, PUL, 1980.
6 N. Elias, La Civilisation de mœurs, Calmann-Lévy, 1973.
7 Alain, « La vraie république », Propos, 1er avril 1914, Gallimard, « La Pléiade », 1956.
8 J.-L. Derouet, op. cit.
9 A. Prost a remarquablement décrit ce phénomène dans Histoire générale de l’enseignement et de
l’éducation, t. IV L’École et la famille dans une société en mutation, Perrin, 2004.
10 Essentiellement P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964, La Reproduction,
Minuit, 1970.
11 Confédération générale du travail ; Force ouvrière.
12 Créé en 1920.
13 Moins célèbre, l’organe de la FEN s’intitule L’Enseignement public.
14 P. Rosanvallon, « La société militante », CFDT aujourd’hui, juill.-août 1976.
15 V. Aubert et al., La Forteresse enseignante, Fayard, 1985.
16 Voir dans cet ouvrage V. Troger, « La crise du collège unique », p. 217.
17 J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne rééd. Minuit, 1994.
18 V. Troger, ibid.
19 Par exemple l’opposition néorépublicains vs innovateurs.
20 Voir J.-L. Derouet, op. cit.
21 Voir F. Dubet, Le Déclin de l’institution, Seuil, 2002.
22 Mot d’ordre de « 80 % au niveau du bac » et création des bacs professionnels (1985).
23 Union nationale des syndicats autonomes.
24 P. Rosanvallon, art. cit.
25 Ces expressions sont empruntées à J. Ion, in Sciences Humaines, n° 166, déc. 2005. Voir aussi J.
Ion, S. Franguiadakis, P. Viot, Militer aujourd’hui, Autrement, 2005.
26 P. Rayou, A. van Zanten, Enquête sur les nouveaux enseignants, Bayard, 2004.
27 Voir D. Linhart, A. Malan, C. Auzias, Les Jeunes et le Syndicalisme, CNAM, 1988.
28 Voir B. Geay « Espace social et coordinations. Le mouvement des instituteurs de l’hiver 1987 »
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 86-87, mars 1991.
29 Voir A.D. Robert (dir.), Le Syndicalisme enseignant et la recherche, PUG, 2004.
POINTS DE REPÈRE

LE PLAN LANGEVIN-WALLON 246

LES CONTRATS DE LA LOI DEBRÉ 248

LA MATERNELLE ET LE PRIMAIRE 249

ÉVOLUTION DES STRUCTURES DU SYSTÈME SCOLAIRE DE 1959 À 1975 250

L’EXPLOSION SCOLAIRE EN CHIFFRES 252

EDGAR FAURE ET L’EFFET 1968 254


Le plan Langevin-Wallon

Issu des réflexions menées au sein de la Résistance, le plan de


réforme publié par la commission Langevin-Wallon en 1947 a influencé
profondément la pensée éducative française à la fin des années 1960. Il
a aussi jeté les fondements des structures du sytème éducatif actuel.
Depuis un demi-siècle la structure de l’enseignement n’a pas été
profondément modifiée. La structure sociale au contraire a subi une
évolution rapide et des transformations fondamentales. Le machinisme,
l’utilisation des sources nouvelles d’énergie, le développement des
moyens de transport et de transmission, la concentration industrielle,
l’accroissement de la production, l’entrée massive des femmes dans la
vie économique, la diffusion de l’instruction élémentaire ont
profondément modifié les conditions de vie et l’organisation sociale. La
rapidité et l’ampleur du progrès économique, qui avaient rendu
nécessaire en 1880 la diffusion de l’enseignement élémentaire dans les
masses ouvrières pose à présent le problème du recrutement d’un
personnel de plus en plus nombreux de cadres et de techniciens. La
bourgeoisie, héréditairement appelée à tenir les postes de direction et de
responsabilité, ne saurait plus désormais seule y suffire. Les besoins
nouveaux de l’économie moderne posent la nécessité d’une refonte de
notre enseignement qui, dans sa structure actuelle, n’est plus adapté aux
conditions économiques et sociales.
Cette inadaptation de l’enseignement à l’état présent de la société a pour
signe visible l’absence ou l’insuffisance des contacts entre l’école à tous
les degrés et la vie. […] Une réforme est urgente qui remédiera à cette
carence de l’enseignement dans l’éducation du producteur et du citoyen
et lui permettra de donner à tous une formation civique, sociale,
humaine.
Demeuré en marge de la vie, l’enseignement n’a pas tiré profit du
progrès scientifique. L’empirisme et la tradition commandent ses
méthodes alors qu’une pédagogie nouvelle, fondée sur les sciences de
l’éducation, devrait inspirer et renouveler ses pratiques. D’autre part, et
à tous les degrés, l’enseignement méconnaît dans l’élève le futur
citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication
objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture
méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la
liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse
est l’un des devoirs fondamentaux d’un État démocratique et c’est à
l’enseignement public qu’il appartient de remplir ce devoir.
Toutes ces raisons justifient la nécessité d’une réforme profonde de nos
institutions d’enseignement qui, si elles ont dans le passé rempli avec
succès leur mission, doivent, pour rester à la hauteur d’une réputation
méritée, se transformer et s’adapter à l’état économique et social actuel.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la résistance


(CNR) avait repris la thématique de la démocratisation de l’enseignement
qui avait déjà été développée par le Front populaire. Dès la rentrée 1944, le
gouvernement provisoire de la République demande à Paul Langevin
(1872-1946), physicien célèbre, de constituer une commission pour élaborer
un projet de réforme de l’enseignement. Après le décès de Langevin en
décembre 1946, la présidence de la commission est confiée au psychologue
Henri Wallon (1879-1962).

P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la Révolution


à nos jours, Mouton, 1971.

« J’ai remis le texte en 1947 au ministre de l’Éducation nationale, dira


Wallon, il l’a mis dans un tiroir, et nous n’en avons plus jamais entendu
parler. » On comprendra en lisant l’extrait ci-contre pourquoi le plan
Langevin-Wallon avait peu de chances de retenir l’attention des
gouvernements, en plein commencement de la guerre froide : le vocabulaire
utilisé emprunte en effet à plusieurs reprises à la terminologie marxiste.
Mais le texte vaut surtout pour ses principales idées directrices. Certaines
vont s’imposer bien au-delà de la gauche marxiste et se retrouver dans les
projets ultérieurs de réforme de l’éducation. La structure du système
éducatif proposé par les rédacteurs du plan (voir schéma ci-dessus)
ressemble d’ailleurs à ses structures actuelles.
Les contrats de la loi Debré

En 1959, le gouvernement du général de Gaulle veut impliquer


l’enseignement privé dans l’effort de rénovation du système éducatif.
C’est le sens de la loi que fait promulguer son premier ministre, Michel
Debré.
À la fois chrétien et grand serviteur de l’État, Michel Debré veut faire
participer l’enseignement privé à la politique de modernisation et de
démocratisation du système scolaire, mais refuse de reconnaître à
l’enseignement privé une existence institutionnelle. La loi
du 31 décembre 1959 propose donc à chaque établissement la possibilité de
passer un contrat avec l’État, comme l’indique cet extrait de l’article
premier :
« L’État proclame et respecte la liberté de l’enseignement et en garantit
l’exercice aux établissements privés régulièrement ouverts […]. Dans les
établissements privés qui ont passé un des contrats prévus, l’enseignement
placé sous le régime du contrat est soumis au contrôle de l’État.
L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet
enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les
enfants sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyances, y ont
accès. »

La loi propose trois statuts possibles aux établissements, dont deux sous
contrat. C’est le niveau de financement accordé par l’État qui distingue les
différents statuts : dans le contrat dit « d’association », les frais de
fonctionnement et le salaire des enseignants sont pris en charge par l’État ;
dans le contrat dit « simple », seuls les salaires des enseignants sont pris en
charge. Le contrôle de l’État varie en fonction de chaque statut :

établissement hors contrat : le contrôle de l’État est limité aux


titres exigés des directeurs et des maîtres, à l’obligation scolaire,
au respect de l’ordre public et des bonnes mœurs et à la
prévention sanitaire et sociale ;
établissement sous contrat dit « simple » : le contrôle est
pédagogique et financier ;
établissements sous contrat dit « d’association » : l’enseignement
est aligné sur celui des écoles publiques.

Bien que Michel Debré ait eu l’habileté de faire préparer la loi par une
commission présidée par un ancien ministre socialiste, Pierre-Olivier Lapie,
sa promulgation a déclenché une vive opposition des milieux laïques. Le
Comité national d’action laïque (CNAL) a recueilli
en 1960 presque 11 millions de signatures dans une pétition contre la loi.
Une partie de la hiérarchie catholique s’est aussi dans un premier temps
opposée à la loi par crainte d’une forme de nationalisation.
Aujourd’hui, après quelques épisodes sporadiques de « guerre scolaire »
en 1984 (défense de l’enseignement privé) et en 1994 (refus laïque de
nouvelles subventions au privé), la loi Debré est un succès : 98,4 % des
élèves du primaire privé sont dans des établissements sous contrat (60 %
sous contrat d’association, le reste sous contrat simple) et 97,4 % des élèves
du secondaire privé sont dans des établissements sous contrat d’association.
C’est pourquoi on peut parler de « service privé d’intérêt public ».
La maternelle et le primaire

À partir de 1960, la baisse des redoublements a permis d’absorber en


partie le choc démographique du baby-boom et la croissance des écoles
maternelles.

1950 1960 1970 1980 1990 2000


Préélémentaire
1 1,4 2,2 2,3 2,5 2,5
(en millions)
Élémentaire (du
CP au CM2) 4,1 4,9 4,8 4,6 4 3,9
(en millions)
Proportion
d’élèves en
retard n.c. 52,00% 45,40% 37,30% 27,70% 19,50%
d’un an ou plus
en CM2
Repères, références et statistiques, MEN, 1993 et 2003 ; A. Prost,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. IV Depuis 1930,
Perrin, coll. « Tempus », 2004.

Depuis 1945, tous les niveaux du système scolaire ont connu une
croissance exceptionnelle de leurs effectifs.

Dans l’enseignement primaire c’est d’abord le baby-boom qui, avec


environ 150 000 naissances en plus pour chaque classe d’âge, provoque une
augmentation mécanique d’environ 20% des effectifs. Mais, dès le début
des années 1960, le primaire commence à perdre des élèves, alors que le
nombre de naissances annuelles demeure le même jusqu’en 1973. La baisse
des effectifs du primaire est donc d’abord due à la très forte baisse des taux
de redoublement : alors que les élèves en retard représentaient plus de la
moitié des effectifs de CM2 en 1960, ils n’en représentent plus qu’un peu
plus du tiers dès 1980, et moins du quart aujourd’hui.

L’école maternelle, quant à elle, se situe hors de l’obligation scolaire. Elle


a pourtant connu une croissance sans précédent : l’exode rural,
l’urbanisation, la croissance du travail féminin, l’amélioration des pratiques
pédagogiques de la maternelle, toutes ces raisons ont favorisé une demande
massive de préscolarisation que les maires des communes ont relayée
auprès de l’Éducation nationale. Alors qu’elle ne scolarisait essentiellement
jusque-là que les enfants des familles les plus modestes (voir p. 126),
l’école maternelle est devenue en deux décennies une des spécificités les
plus marquantes du système scolaire français.
Évolution des structures du
système scolaire de 1959 à 1975

■ Avant 1959 (obligation scolaire à 14 ans)

Dans les deux graphiques présentés, l’enseignement primaire est en gris


foncé, les enseignements techniques et professionnels en gris clair, le
second degré général en blanc. Le graphique n’est pas proportionnel aux
effectifs.

Avant les réformes de la Ve République, l’orientation des élèves s’opère


dès la fin de l’école primaire. L’entrée en sixième dans les lycées et collèges
généraux et techniques se fait sur concours. L’enseignement primaire
propose par ailleurs des possibilités de poursuites d’études post-
élémentaires dans les cours complémentaires, sous réserve de l’obtention du
certificat d’études primaires. Les meilleurs élèves de ces cours
complémentaires peuvent intégrer ensuite les classes scientifiques des
lycées. L’enseignement primaire permet aussi aux élèves qui ont échoué au
certificat d’études de continuer à le préparer dans des classes de fin
d’études jusqu’à quatorze ans, âge limite de l’obligation scolaire. Certains
d’entre eux continuent ensuite une formation professionnelle scolarisée
dans les centres d’apprentissage, futurs CET puis LP. Il faut remarquer
également qu’à cette époque plus de la moitié des jeunes ne poursuivent
aucune formation après l’âge de l’obligation scolaire.

■ Après les réformes de 1959, 1963 et 1975

En 1959 et en 1963 les réformes Berthoin et Fouchet constituent une


étape intermédiaire vers le collège unique. Après que l’âge d’obligation
scolaire eut été repoussé à seize ans, les cours complémentaires du primaire
sont transformés en collèges d’enseignement général (CEG) du secondaire,
puis, en 1963, sont créés les collèges d’enseignement secondaire (CES). Au
fur et à mesure de leur création, les CES vont progressivement absorber les
CEG, les premiers cycles des lycées et les classes de fin d’études, préparant
le collège unique. Parallèlement, les établissements d’enseignement
technique sont regroupés en une seule institution, les lycées techniques,
tandis que les centres d’apprentissage sont rebaptisés collèges
d’enseignement technique (CET). Les élèves peuvent intégrer ces CET dès
la fin de la cinquième pour y préparer un CAP.
À partir de 1975 avec la réforme Haby, tous les premiers cycles du
secondaire sont regroupés dans le collège unique et les classes de fin
d’études ont disparu. Mais une orientation en fin de cinquième reste
possible pour des élèves qui intègrent des classes de CAP au lycée
d’enseignement professionnel (c’est le nom que prennent les CET en 1978)
ou des classes de quatrième et troisième technologique qui sont implantées
soit en collèges, soit en lycées d’enseignement professionnel.
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que toute orientation en
dehors du collège disparaisse en fin de cinquième.
L’explosion scolaire 1950-2000

Autant que le baby-boom, ce sont la demande des familles et l’offre de


l’État qui alimentent la croissance de l’enseignement secondaire.
L’enseignement technique a assumé une part significative de cette
croissance.

• Proportion du budget de l’Éducation nationale dans le budget de


l’État
1950 1960 1970 1980 1990 2000
Pourcentage
du budget de
l’État
7,00% 12,50% 16,50% 17,00% 18,50% 21,50%
consacré à
l’Éducation
nationale
Repères, références et statistiques, MEN, 1994 et 2003 ; A. Prost,
Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. IV Depuis 1930,
Perrin, coll. « Tempus », 2004.
• Proportion de bacheliers par génération
1950 1960 1970 1980 1990 2000
Proportion totale de bacheliers
4,8 11,3 20,1 25,9 43,5 62,8
(en %)
Proportion de titulaires du bac
4,8 11,3 16,7 18,6 27,9 32,9
général (en %)
Proportion de titulaires du bac
3,4 7,3 12,8 18,5
technologique (en %)
Proportion de titulaires du bac
2,8 11,4
professionnel (en %)
Repères, références et statistiques, MEN, 1994 et 2003 ; P. Chevalier
et B. Grosperrin, L’Enseignement français de la Révolution à nos
jours, Mouton, 1971.

La croissance du nombre de bacheliers témoigne du progrès également


spectaculaire de la scolarisation post-obligatoire.

L’enseignement secondaire, comme André Robert le rappelle (voir


p. 183), voit ses effectifs augmenter dès la fin des années 1940, avant que le
baby-boom n’ait pu l’affecter. La proportion de bacheliers dans une
génération a presque triplé entre 1950 et 1960, alors que les premières
générations du baby-boom ne peuvent pas avoir atteint le niveau du bac
avant 1958. La demande sociale d’éducation secondaire est dès cette
époque en croissance et les gouvernements de la IVe République y
répondent favorablement, comme le montre l’augmentation du budget du
ministère (voir tableau ci-contre), dont la part dans le budget de l’État a
presque doublé entre 1950 et 1960.

Ce qui caractérise ensuite la croissance du secondaire, portée à partir


de 1959 par les grandes réformes de structure initiées par le général de
Gaulle, c’est le rôle qu’y jouent les enseignements techniques et
professionnels. On constate en effet qu’à partir du début des années 1960,
une part de plus en plus significative des bacheliers est en fait titulaire d’un
bac technologique, puis, depuis sa création en 1985, d’un bac professionnel.
C’est particulièrement visible pour la décennie 1970, au cours de laquelle la
part des bacheliers généraux n’augmente pratiquement pas, la croissance du
nombre des bacheliers étant presque uniquement due à l’enseignement
technique. Cette décennie 1970 est d’ailleurs aussi celle d’une pause
relative dans l’effort de l’État, comme en témoigne la stabilité de la part du
budget du ministère.

Aujourd’hui, la moitié des bacheliers sont en fait titulaires de bacs


professionnels ou technologiques. Il faut évidemment en tenir compte dans
la comparaison avec le passé : ce que l’on appelait autrefois « le bac » ne
correspond en fait qu’aux baccalauréats généraux d’aujourd’hui (les bacs S,
L et ES), qui ne représentent que la moitié des bacheliers contemporains,
soit en moyenne un peu moins du tiers de chaque génération.
Edgar Faure et l’effet 1968

• Plus d’autonomie

Après la crise de 1968, le général de Gaulle appelle au ministère de


l’Éducation nationale Edgar Faure. Ancien président du Conseil et ministre
de la IVe République, c’est un homme réputé libéral et habile.
Dès le 12 novembre 1968, il promulgue une loi qui réforme l’organisation
universitaire en accordant plus d’autonomie aux universités, en permettant
la participation des représentants des étudiants à certaines instances de
gestion des facultés et en accordant aux professeurs assistants une plus
grande autonomie.

• Le « tiers temps pédagogique »

Dans l’enseignement primaire, il met en place pour la rentrée 1969 le « tiers


temps pédagogique » qui divise le temps scolaire en trois domaines : les
disciplines de base (français et mathématiques), le sport, et les disciplines
dites d’éveil dans lesquelles sont regroupées l’histoire-géographie,
l’instruction civique, les sciences naturelles et l’éducation artistique et
manuelle. Dans ces disciplines, les enseignants étaient incités à mettre en
pratique des méthodes actives : autodocumentation, enquêtes, débats,
documents audiovisuels… C’est un ministre de gauche, Jean-Pierre
Chevènement, qui mettra fin à cette expérience en 1985,

• Latin et démocratisation
E. Faure tente également de réformer les pratiques pédagogiques de
l’enseignement secondaire. Il impose en particulier la suppression du latin
en sixième, utilisant des arguments empruntés à une sociologie plutôt
marquée à gauche : « […] toutes les enquêtes démontrent que [le latin] n’est
aisément accessible qu’aux héritiers de la culture […]. Il n’est pas
contestable qu’il freine la démocratisation1. »

• Évaluation et échec scolaire

Dans la circulaire reproduite ci-contre, il s’inspire directement des travaux


de ce que les chercheurs appelaient alors la « docimologie », soit l’étude
des moyens d’évaluation des apprentissages (du grec dokimè qui signifie
épreuve). Il y incite les enseignants à mettre en œuvre des pratiques de
notation moins arbitraires et moins aléatoires que les notes, les moyennes et
les compositions, évoque explicitement les pédagogies « actives » et invite
les enseignants à « dédramatiser » l’échec scolaire.
Circulaire du 6 janvier 1969. Premiers éléments relatifs aux
compositions, notes et classements (extraits)
Les travaux scolaires les plus formateurs sont ceux où la préoccupation
de la note s’efface : maître et élèves avancent ensemble dans la
découverte d’un texte, d’un raisonnement, d’une expérience scientifique,
d’une activité sportive, d’une donnée de géographie humaine, etc., et ce
n’est qu’à regret que le fil est interrompu pour permettre les contrôles
cependant nécessaires. Une pédagogie véritablement active réussit
d’ailleurs, sans difficultés, à inclure le contrôle dans le champ même de
l’élaboration des connaissances. Le contrôle permet en effet au maître
d’orienter de manière plus efficace les directions de son action. Sans
doute l’élève a-t-il besoin de voir son travail apprécié, ses efforts
motivés et sa progression jalonnée. Sans doute les parents comme les
autorités scolaires ont-ils le besoin d’informations précises. Il faut
cependant éluder l’obsession de la note, presque aussi pernicieuse que
l’obsession de la « place », comme l’ont observé depuis longtemps bien
des maîtres expérimentés.
À cet effet, il est bon d’abord de prendre conscience de la relativité de la
note, et par suite d’écarter les procédés dont la précision apparente est
trompeuse. La notation chiffrée de 0 à 20 peut être abandonnée sans
regret. Une échelle convenue d’appréciation, libérée d’une minutie
excessive, sera moins prétentieuse. En indiquant la zone dans laquelle
l’élève se situe, on cerne déjà la réalité d’assez près, on évite de
multiplier systématiquement des différences qui ne seraient pas
confirmées par d’autres correcteurs, ni par le même correcteur à une
autre époque. Des appréciations globales telles que « très satisfaisant »,
« satisfaisant », « moyen », « insuffisant », « très insuffisant »,
auxquelles on peut faire correspondre, si on le juge bon, les symboles A,
B, C, D, E, ou 1, 2, 3, 4, 5, constituent donc un système non pas plus
rudimentaire que le système traditionnel, mais plus rationnel et mieux
adapté aux données. Il sera bien entendu utile à l’élève que cette
appréciation globale s’accompagne d’annotations plus détaillées,
concernant par exemple l’orthographe, l’ordre, le vocabulaire, la
syntaxe, la précision, l’habileté, les facultés de raisonnement,
l’invention, le sens artistique, etc. Ces modalités techniques de
notation – pour lesquelles il n’existe pas de formule unique qu’il
conviendrait d’imposer – ne doivent pas faire oublier la préoccupation
essentielle : ramener la note à son rôle utile sans avoir à le payer par trop
d’inconvénients. Il faut en particulier éviter de la « dramatiser ». Or,
lorsque les notes attribuées par chaque maître à des exercices isolés au
cours du trimestre ou du semestre – les compositions traditionnelles –
figurent distinctement sur le bulletin de fin de trimestre ou d’année, la
dramatisation est inévitable.
Aussi bien se préoccupe-t-on depuis longtemps des difficultés
nécessairement rencontrées par les conseils de classe si le sort de l’élève
doit être lié à un résultat aussi aléatoire que la « moyenne générale » des
notes de « composition ». Les maîtres savent bien qu’il n’est pas
raisonnable de prétendre apprécier le travail de toute une année en se
fondant sur les notes de trois exercices écrits seulement.

Source : P. Chevallier, B. Grosperrin, L’Enseignement français de la


Révolution à nos jours, Mouton, 1971.

1 Cité par Fr. Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe, Albin Michel, 1999.
ANNEXES

CONSEILS BIBLIOGRAPHIQUES 259


INDEX DES NOMS DE PERSONNES 263
LISTE DES AUTEURS 267
CONSEILS
BIBLIOGRAPHIQUES

Le lecteur qui souhaite approfondir ses connaissances en histoire de


l’éducation peut se reporter aux ouvrages dont la liste suit. Ils ont été
classés par thèmes. Il ne s’agit évidemment pas d’une liste exhaustive, mais
des ouvrages qui, chacun dans son domaine ou à son niveau, offrent un
apport de connaissances complet et une réflexion originale.

• Pour compléter son initiation à l’histoire de


l’éducation

L’École en France, XIXe-XXe siècle


Pierre Albertini, Hachette, 1992.

La France à l’école
Yves Gaulupeau, Gallimard, 1992, rééd. 2004.

Histoire des institutions scolaires


Claude Lelièvre, Nathan, 1991.

Histoire du système éducatif


Vincent Troger, Jean-Claude Ruano-Borbalan, Puf, coll. « Que sais-
Je ? », 2005.

• Cinq ouvrages fondamentaux


Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. II 1480-1789
François Lebrun, Jean Quéniart, Marc Venard, Perrin, 2003.

Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. III 1789-1930


Françoise Mayeur, Perrin, 2004.

Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967


Antoine Prost, Armand Colin, rééd. 1983.
Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation, t. IV
Depuis 1930
Antoine Prost, Perrin, 2004.

Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. I Ve av. J.-C.-XVe


siècle
Michel Rouche, Perrin, 2003.

• Pour comprendre l’histoire scolaire de


l’Antiquité et du Moyen Âge

Les Intellectuels au Moyen Âge


Jacques Le Goff, Seuil, coll. « Points Histoire », 1957, rééd. 2000.

Éducation et culture dans le monde grec, VIIIe-Ier siècle av. J.-C.


Bernard Legras, 1998, rééd. Armand Colin, 2002.

Histoire de l’éducation dans l’Antiquité


Henri-Irénée Marrou, 1948, rééd. Seuil, coll. « Points Histoire », 1984.

• Pour mieux saisir les enjeux de la constitution de


l’école moderne à partir du XVIe siècle
L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle
Roger Chartier, M.-Madeleine Compère, Dominique Julia, SEDES,
1976.

Du collège au lycée
Marie-Madeleine Compère, Gallimard, coll. « Archives », 1985.

Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules


Ferry
François Furet, Jacques Ozouf, Éd. de Minuit, 1977.

Naissances de l’école du peuple, 1815-1870


François Jacquet-Francillon, Éd. de l’Atelier, 1995.

• Pour mieux comprendre comment se


construisent les savoirs scolaires

La Culture scolaire. Une approche historique


André Chervel, Belin, 1998.
Manuels scolaires. Histoire et actualité
Alain Choppin, Hachette, 1992.

L’Enseignement du dessin en France (1750-1850)


Renaud d’Enfert, Belin, 2003.

La Leçon de choses
Pierre Kahn, Septentrion, 2002.

Le Latin ou l’empire d’un signe


Françoise Waquet, Albin Michel, 1999.
• Pour une approche de l’évolution générale de
l’enfance et de la jeunesse dans la société

L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime


Philippe Ariès, Seuil, coll. « Points Histoire », 1960, rééd. 1975.

L’Invention du jeune enfant au XIXe siècle


Jean-Noël Luc, Belin, 1997.

Histoire de l’adolescence, 1850-1914


Agnès Thiercé, Belin, 2000.

• Pour approfondir ses connaissances sur l’école


républicaine

Les Collèges du peuple


Jean-Pierre Briand, Jean-Michel Chapoulie, INRP, 1992.

La République du certificat d’études


Patrick Cabanel, Belin, 2002.

L’École républicaine et les petites patries


Jean-François Chanet, Aubier, 1996.

• Pour approfondir ses connaissances sur


l’enseignement technique

Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel


Guy Brucy, Belin, 1998.
Histoire de l’enseignement technique
Patrice Pelpel, Vincent Troger, L’Harmattan, 1993, rééd. 2001.

• Pour comprendre les enjeux de l’histoire scolaire


contemporaine

Les Politiques scolaires mises en examen


Claude Lelièvre, ESF, rééd. 2004.

Histoire de la scolarisation des filles


Claude Lelièvre, Françoise Lelièvre, Nathan, 1991

Éducation, société et politiques


Antoine Prost, Seuil, 1992, rééd. 1997.

Système éducatif et réformes. De 1944 à nos jours


André Robert, Nathan, 1998.

• Sur les enseignants

Les Enseignants et la Politique


Paul Gerbod, Puf, 1976.

La République des instituteurs


Mona Ozouf, Jacques Ozouf, Seuil, coll. « Points Histoire », 1992,
rééd. 2001.

• Une encyclopédie iconographique remarquable


et exhaustive
Le Patrimoine de l’Éducation nationale
Danièle Alexandre-Bidon et al., Éd. Flohic, 1999.
INDEX DES NOMS
DE PERSONNES

ABELARD Pierre : 15
AMPÈRE André-Marie : 92
ARIÈS Philippe : 176

BACON Roger : 19
BAUBÉROT Jean : 56, 106
BAYET Albert : 103
BERGER Ida : 232
BERT Paul : 100, 103
BERTHELOT Marcellin : 103
BERTHOIN Jean : 188, 251
BLOCH-LAINÉ François : 198
BOÈCE : 14
BUISSON Ferdinand : 50, 77, 103, 106, 107, 112, 114, 117

CABANEL Patrick : 51, 121, 130


CACERES Benigno : 199
CALVIN Jean : 24
CAPELLE Jean : 192
CARCOPINO Jérôme : 165
CARNOT Hippolyte : 66
CARON Jean-Claude : 66
CARPANTIER Marie-Pape : 50, 126
CHAPOULIE Jean-Michel : 111, 120
CHARTIER Anne-Marie : 41
CHERVEL André : 44, 122
CLAPARÈDE Édouard : 150, 153
COCHIN Jean Denys : 126
COMBES Émile : 108
COMPAYRÉ Gabriel : 137
COMPÈRE Marie-Madeleine : 33, 39
COMTE Auguste : 102, 131, 132
CONDORCET marquis de : 32, 37, 46, 66, 71, 88, 109, 111, 132, 197
COUSIN Victor : 57

DEBRÉ Michel : 206


DECROLY Ovide : 147, 150
DEMKÈS Auguste : 49
D’ENFERT Renaud : 41, 53
DESTUTT DE TRACY A. Louis : 112
DEWEY John : 146
DUMAZEDIER Joffre : 199, 201
DUPONT Jean-Yves : 81, 86
DURUY Victor : 47, 61, 76, 160

ELIAS Norbert : 28
ÉLIE Alain : 204
ENRIQUEZ Eugène : 203

FALLOUX Frédéric Albert : 59


FAURE Edgar : 101, 160, 254
FERRIÈRE Adolphe : 147, 149
FERRY Jules : 44, 67, 77, 100, 102, 103, 107, 108, 111, 132
FOUCHET Christian : 191, 195, 251
FREINETCélestin : 143
FREPPEL Mgr : 101
FRÖBEL Friedrich : 146

GALLAND Olivier : 177


GAMBETTA Léon : 103
GAUCHET Marcel : 231
GAULLE général de : 183
GOBLET René : 99, 101
GOUBERT Pierre : 45, 70
GRÉARD Octave : 46
GUÉHENNO Jean : 199
GUIZOT François : 42, 58, 66, 113

HABY René : 217, 223

JACQUET-FRANCILLON Fr. : 143, 156


JOSPIN Lionel : 236-237

KAHN Pierre : 99, 110


KERGOMARD Pauline : 127

LA CHALOTAIS Louis-René de : 61
LAMIRAND Georges : 165
LAMOIGNON Guillaume de : 62
LANGEVIN Paul : 246
LAOT Françoise : 209, 215
LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT duc de : 92
LA SALLE Jean-Baptiste de : 26, 28, 32
LE CHAPELIER Isaac : 69, 71
LE GOFF Jacques : 16
LEGRAND Louis : 103
LELIÈVRE Claude : 131, 141
LIARD Louis : 101
LIVET Eugène : 78
LUTHER Martin : 24

MAGGIOLO : 30
MAISONNEUVE Jean : 203
MALLET Émilie : 126
MARTIN Jean-Paul : 55, 68
MAYEUR Françoise : 136
MEUNIER Louis-Arsène : 67
MONTESSORI Maria : 147
NAPOLÉON IER : 56, 62, 89
NAPOLÉON III : 59
NARBONNE Jacques : 196
NEILL Alexander S. : 147

OURY Fernand : 147, 151


OZOUF Jacques : 141

PAGÈS Max : 203


PALMADE Guy : 203
PÉCAUT Félix : 103
PÉGUY Charles : 161
PERDIGUIER Agricol : 73
PESTALOZZI Johann H. : 146
PORTALIS Jean-Marie Étienne : 106
POULAT Émile : 100
POULOT Denis : 75
PROST Antoine : 43, 93, 175, 191, 222, 224

QUINET Edgar : 56, 66, 100, 105

RÉVILLE Albert : 103


RICHELIEU cardinal de : 29
RIOUX Jean-Pierre : 180, 202
ROBERT André : 183, 196, 222
ROBESPIERRE : 36
ROULAND Gustave : 60
ROUSSEAU Jean-Jacques : 32, 146

SAY Jean-Baptiste : 92
SCHWARTZ Bertrand : 209
SÉE Camille : 100, 134
SIMON Jules : 107, 135
SINGLY François de : 181
SORBON Robert de : 19
STEEG Jules : 103

TANGUY Lucie : 202


THIERS Adolphe : 57
THOMAS D’AQUIN : 19
TROGER Vincent : 5,13, 22, 69, 171, 197, 217

VATIER Raymond : 204


VENARD Marc : 23, 32
VERNE Jules : 135
VERNIER Hippolyte : 52
VILLERMÉ Louis René : 72
VINCENT Guy : 28

WALLON Henri : 148, 201, 246

ZAY Jean : 162


LISTE DES AUTEURS

Patrick Cabanel
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse-Le Mirail.

Jean-Michel Chapoulie
Professeur de sociologie à l’université Paris-I.

Marie-Madeleine Compère
Chercheuse au service d’histoire de l’éducation de l’Institut national de
recherches pédagogiques.

Renaud d’Enfert
Maître de conférences en histoire des sciences à l’IUFM de Versailles et
chercheur associé au service d’histoire de l’éducation de l’Institut national
de recherches pédagogiques.

Jean-Yves Dupont
Agrégé de mécanique, chercheur associé au service d’histoire de
l’éducation de l’Institut national de recherches pédagogiques.

François Jacquet-Francillon
Professeur de sciences de l’éducation à l’université Lille-III.

Pierre Kahn
Professeur de sciences de l’éducation à l’université de Caen.

Françoise Laot
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-V,
CERLIS (Centre de recherche sur les liens sociaux).
Claude Lelièvre
Professeur émérite de l’université Paris-V.

Jean-Paul Martin
Agrégé d’histoire et maître de conférences en sciences de l’éducation à
l’université Lille-III.

André Robert
Professeur de sciences de l’éducation à l’université Lyon-II.

Vincent Troger
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’IUFM de Versailles.

Marc Venard
Professeur émérite d’histoire moderne de l’université Paris-X-Nanterre.
Ouvrages parus chez le même
éditeur

Ouvrages de synthèse
Les Sciences humaines. Panorama des connaissances, J.-F. Dortier,
1998.
L’Histoire aujourd’hui, J.-C. Ruano-Borbalan (coord.), 1999.
Philosophies de notre temps, J.-F. Dortier (coord.), 2000.
L’Économie repensée, P. Cabin (coord.), 2000.
La Sociologie : histoire et idées, P. Cabin et J.-F. Dortier (coord.),
2000.
Éduquer et Former. Les connaissances et les débats en éducation et en
formation, J.-
C. Ruano-Borbalan (coord.), 2001 (2e éd. refondue et actualisée).
Le Langage : nature, histoire et usage, J.-F. Dortier (coord.), 2001.
Le Pouvoir : des rapports individuels aux relations internationales, B.
Choc et J.-C.
Ruano-Borbalan (coord.), 2002.
Familles : permanence et métamorphoses, J.-F. Dortier (coord.), 2002.
La Culture : de l’universel au particulier, N. Journet (coord.), 2002.
Le Cerveau et la Pensée. La révolution des sciences cognitives, J.-F.
Dortier (coord.),
2003 (2e éd. actualisée et augmentée).
Le Moi : du normal au pathologique, G. Chapelle (coord.), 2004.
Identité(s) : l’individu, le groupe, la société, C. Halpern et J.-C.
Ruano-Borbalan (coord.), 2004.
La Communication : état des savoirs, P. Cabin et J.-F. Dortier (coord.),
2005 (2e éd. actualisée).
Les Organisations : état des savoirs, P. Cabin et B. Choc (coord.),
2005 (2e éd. actualisée).
La Religion. Unité et diversité, L. Testot et J.-F. Dortier (coord.), 2005.
L’Individu contemporain. Regards sociologiques, X. Molénat (coord.),
2006.

Hors collection
Le Dictionnaire des sciences humaines, J.-F. Dortier (dir.), 2004.
Une histoire des sciences humaines, J.-F. Dortier (dir.), 2006.

Essais
J.-F. Dortier, L’Homme, cet étrange animal… Aux origines du langage,
de la culture et de la pensée, 2004.
S. Brunel, La Planète disneylandisée. Chroniques d’un tour du monde,
2006.

Les Dossiers de l’Éducation


Les Mutations de l’école : le regard des sociologues, M. Fournier et V.
Troger (coord.), 2005.
L’Intelligence de l’enfant : le regard des psychologues, M. Fournier et
R. Lécuyer (coord.), 2006.

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