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56 L’intellect agent hors de l’âme

3 L’intellect agent hors de l’âme

Si l’intellective de l’homme se réduit à un intellect possible conçu comme subs-


tance séparée subsistante dotée d’une puissance réceptrice de l’intelligible, l’in-
tellect agent, qui ne peut être lui-même qu’une substance séparée subsistante en
acte, sera par essence extrinsèque à l’individu. C’est la ligne suivie par Wylton,
dont il estime qu’elle le place aux côtés d’Averroès, mais aussi d’Avicenne et de
presque (quasi) tous les péripatéticiens de la tradition gréco-arabe. Dans cette
conception, qui fut condamnée en 12771, l’intellect agent, par nature, n’est pas
«de» l’homme, il n’est pas en lui. Lorsqu’il agit en abstrayant de l’image l’univer-
sel que l’intellect matériel reçoit, il vient à l’individu du dehors, comme une lu-
mière exogène et surplombante. Quoi que suggèrent des passages du Grand
Commentaire, on n’y verra donc qu’une substance immatérielle toujours en acte
qui n’entre pas dans la constitution naturelle de l’âme humaine, et non pas un
co-principe intrinsèque à l’homme qui se rapporterait proprement à l’intellect
matériel comme une forme à sa matière.
Ainsi formulée, la thèse de Wylton rencontre deux problèmes majeurs. Le pre-
mier, qui déborde le système d’Averroès et prend ici peu de place, concerne la
maîtrise de l’individu sur l’acte intellectif. Sous des formes diverses, il travaille
toute doctrine qui décentre le principe illuminateur de l’âme. De quoi l’individu
peut-il répondre si l’agent de «sa» pensée lui est extérieur? Qu’a-t-il en son pou-
voir dans l’intellection qui se fait? Si l’intellect efficient se tient hors de l’âme, es-
quive-t-on ce que depuis Thomas d’Aquin l’anti-averroïsme dénonce comme
faillite théorique et désastre moral: l’hétéronomie de l’agence? Le second pro-
blème, plus directement ancré dans le Grand Commentaire, engage l’un des so-
cles de la noétique rushdienne, et un fondement, aussi, de l’averroïsme: la possi-
bilité pour l’intellect agent de se lier à l’homme non seulement à titre d’agent,
mais également, in postremo, à titre de forme. Thomas Wylton connaît les textes
d’Averroès alors accessibles qui présentent cette ultime acquisition (adeptio)
béatifiante dans laquelle nous accédons à l’intelligible pur des substances sépa-
rées par le biais d’un intellect agent devenu pleinement forma in nobis. Mais
comment concevoir le basculement d’un rapport à l’autre? En quel sens la subs-

1 Voir la proposition 123: «Quod intellectus agens est quedam substantia separata superior ad
intellectum possibilem; et quod secundum substantiam, potentiam et operationem est separatus
a corpore, nec est forma corporis humani» (La condamnation parisienne de 1277, éd. Piché, Paris,
Vrin, 1999, p. 116–117; cf. R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnées à Paris, p. 193–194).
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tance extrinsèque qu’est l’intellect agent peut-elle n’être plus simple «moteur»
transcendant pour devenir, dans une sorte d’immanence, ce par quoi, comme par
une «forme propre», nous intelligerons tout l’intelligible de l’univers?

3.1 La maîtrise par l’image

Le premier problème naît d’une objection. Pour les mêmes raisons que l’intellect
matériel, et bien qu’il soit, comme lui, une substance subsistante, l’intellect agent
ne peut-il être un second principe formel de l’homme? Wylton le refuse. Il sou-
ligne l’indépendance foncière de l’intellect agent dans son opération première de
contemplation de Dieu et des Intelligences qui lui sont supérieures et conteste ce
qui, à ses yeux, compromettrait l’unité véritable de l’individu2. Mais de l’accent
mis sur l’externalité de cet intellect autonome procède une autre difficulté; c’est
l’écueil qu’on a pointé:

si l’intellect agent n’est pas un principe intrinsèque à l’homme (principium


intrinsecum homini), puisque l’intelliger de l’homme dépend essentielle-
ment de l’intellect agent comme d’un principe par soi requis pour l’intellec-
tion, il s’ensuit que notre intelliger n’est pas au pouvoir de notre volonté
(non est in potestate voluntatis nostrae)3.

La difficulté ne regarde pas en propre la noétique rushdienne. En défendant la


thèse d’un intellect agent substantiellement séparé et suprahumain, Wylton n’a
pas tort d’invoquer l’autorité des péripatéticiens de la tradition gréco-arabe. Et à
chacun d’entre eux: Alexandre d’Aphrodise, Thémistius, Alfarabi ou Avicenne,
la même question de l’articulation de l’individu au principe efficient de l’intel-
lectualité pourrait être adressée. Mais le problème valait aussi pour le christia-
nisme, où Dieu est «la lumière illuminant tout homme venant en ce monde»

2 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 128: «À la première objection, je réponds que tel
n’est pas le cas et que ce n’est pas la même chose, parce que l’intellect agent, dans son opération
première, qui est sa perfection finale, ne dépend pas du corps ni de son couplage avec l’intellect
matériel. Sa perfection finale, en effet, est la contemplation de Dieu et des substances séparées
supérieures à lui – car il n’intellige rien d’inférieur à lui. Or, dans cette opération, il ne dépend
pas de son couplage avec l’intellect matériel ni avec le corps; au contraire, son couplage avec le
corps et l’abstraction perpétuelle et continue des phantasmes est une certaine conséquence de
son opération principale, de même que le mouvement perpétuel du ciel résulte de l’opération
première des intelligences, par laquelle elles intelligent Dieu, ainsi qu’on va le dire immédiate-
ment.» On revient plus bas sur le cas de l’intellect matériel, qui est au centre de la quaestio:
quoique subsistant, il n’est pas indépendant du corps, ni dans son être ni dans son opération, ce
qui en fait la «forme» de l’homme.
3 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 129.
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(Jean, I, 9)4. Thomas d’Aquin l’avait noté en abordant contre Averroès la thèse de
la séparation de l’intellect agent secundum esse5. Plutôt qu’une problématique au
long cours, c’est d’ailleurs la querelle averroïste qui dégage au mieux ce que
Wylton peut dire. Il est pris entre deux feux. D’un côté, Thomas d’Aquin qui,
adossé à la jeune tradition artienne de l’intellect agent comme puissance indivi-
duelle de l’âme6, défend à sa façon l’idée d’un intellectus agens personnel7. De

4 Ce qui, du reste, chez certains Docteurs tenant d’Avicenne une doctrine du Dator formarum
qu’ils mêlaient à celle, classique, de l’illumination augustinienne, semble bien avoir pris la
forme de ce que Gilson appelait l’«augustinisme avicennisant» et qui, en quelque sorte, redou-
blait le problème. Thomas d’Aquin y fait référence; voir par exemple, Quaest. disp. de anima,
q. 5; éd. Léonine, p. 40, 129–41, 136; cf. aussi, Id., Les Créatures spirituelles, introduction, traduc-
tion et notes par J.-B. Brenet, Paris, Vrin, 2010, art. 10, p. 243: «ce qui produit les intelligibles à la
manière du soleil illuminateur est quelque chose d’un et de séparé, et c’est Dieu. […] Or ce prin-
cipe unique et séparé de notre connaissance ne peut être assimilé à l’intellect agent dont parle
le Philosophe, comme Thémistius le dit, parce que Dieu n’est pas dans la nature de l’âme, alors
qu’Aristote désigne par ‘intellect agent’ une luminosité dans notre âme, reçue de Dieu». Sur
cette notion célèbre d’augustinisme avicennisant, voir É. Gilson, «Pourquoi saint Thomas a cri-
tiqué saint Augustin», AHDLMA, 1 (1926–27); réimpr. Vrin reprise, 1986, p. 5–127, ici p. 46–127;
Id., «Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant», AHDLMA, 4 (1929), p. 5–149.
Pour une critique de l’analyse de Gilson au sujet de Guillaume d’Auvergne, voir J.-B. Brenet,
Introduction, in Guillaume d’Auvergne, De l’âme (VII, 1–9), Paris, Vrin, 1998, p. 64–71;
D. N. Hasse, Avicenna’ De anima in the Latin West. The Formation of a Peripatetic Philosophy of
the Soul 1160–1300, The Warburg Institute-Nino Aragno Editore, London-Turin, 2000, p. 211–214.
5 Voir par exemple Thomas d’Aquin, Les Créatures spirituelles, art. 10, rép., p. 237–239.
6 L’intellect agent compris comme puissance de l’âme, et non plus comme substance séparée,
est en effet une invention des maîtres ès arts (ce qui rend impropre l’étiquette de «premier
averroïsme» proposée jadis pour qualifier leur doctrine). Sur ce point, voir R.-A. Gauthier, «No-
tes sur les débuts (1225–1240) du premier ‘averroïsme’»; B.-C. Bazán, «On First Averroism and
its Doctrinal Background», in R. Link-Salinger (éd.), On Scholars, Savants and their Texts. Stu-
dies on Philosophy and Religious Thgought (Essays in Honor of A. Hyman), New York-Bern-
Frankfurt/M-Paris, Peter Lang, 1989, p. 9–22; Id., Introduction, in Anonymi, Magistri Artium,
Sententia super II et III De anima, édition, étude critique et doctrinale par B.-C. Bazán, texte du
De anima vetus établi par K. White, Louvain-la-Neuve-Louvain-Paris, Éditions de l’institut su-
périeur de Philosophie-Peeters, 1998, p. 66* sq. Voir aussi les passages relatifs à l’intellect agent
dans D. N. Hasse, Avicenna’s De anima in the Latin West. Il est évident, toutefois, que la doctrine
thomasienne de l’intellect agent n’est pas qu’un bénéfice de l’invention artienne; pour le pre-
mier Thomas, voir par exemple la mise en perspective doctrinale d’É.-H. Wéber, Dialogues et
dissensions entre saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin à Paris (1252–1273), Paris, Vrin,
1974, p. 143–165.
7 On connaît la proposition thomasienne qui sonne et s’est imposée comme slogan anti-aver-
roïste: hic homo intelligit. Mais on ne saurait oublier qu’une autre, de même valeur, la précède
implicitement, tout comme l’extraction de l’universel précède sa réception: hic homo abstrahit.
Celle-ci vaut en effet pour l’intellect agent, et, elle aussi confirmée par l’expérience – selon
l’Aquinate –, elle livre la même leçon: celle d’une inhérence formelle du principe d’action. Pour
une présentation plus complète de la position de Thomas, voir notre introduction dans Thomas
d’Aquin, Les Créatures spirituelles, p. 42–48. Que l’individu doive disposer d’un intellect agent
La maîtrise par l’image 59

l’autre, des maîtres qui se réclament aussi du Commentateur pour poser que l’in-
tellect agent constitue avec l’intellect matériel l’âme intellective séparée et que,
outre sa fonction agente, il en est toujours déjà le principe substantiel à titre de
forme – faute de quoi, dira Jean de Jandun, dans une réfutation directe du théo-
logien anglais, l’intellection ne serait plus un acte immanent à l’âme rationnelle8.
En l’occurrence, l’objection faite à l’extrinsécisme que Wylton s’oppose porte
plus précisément sur le pouvoir de la volonté individuelle. Si l’intellect agent
dont dépend essentiellement la pensée de l’homme est un principe cosmique
hors de lui, cette pensée ne paraît plus devoir relever de ce que, par sa volonté,
l’individu tient sous contrôle. La critique n’est pas exactement celle qu’on lit
dans le De unitate intellectus. La «volonté» (voluntas) étant «dans» la partie ra-
tionnelle (De an., III, 9, 432b5), Thomas d’Aquin reprochait aux averroïstes, en sé-
parant substantiellement l’intellect, de séparer du même coup, c’est-à-dire d’an-
nuler, la volonté: ruinant morale et politique, ils nous retirent, disait l’Aquinate,
quod est in nobis9. Mais ce n’est pas ici la perte de toute volonté, ou du volontaire

propre (ce lumen qu’il tient de Dieu par participation) renvoie à cette dimension de la méta-
physique thomasienne de la causalité qui demande de reconnaître une efficace réelle aux êtres
créés. Sur ce point, voir les études classiques d’É. Gilson, «Pourquoi saint Thomas a critiqué
saint Augustin», cité supra; Id., Le Thomisme, Paris, Vrin, 19976, partie II, chap. 3; Id., L’Esprit de
la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 19892, chap. 5; voir aussi C. Fabro, Participation et causalité
selon s. Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, Publications universitaires de Louvain-Éditions Béa-
trice-Nauwelaerts, 1961; J. Aertsen, Nature and Creature. Thomas Aquinas’s Way of Thought,
Leiden, Brill, 1988, chap. 3; R. A. Te Velde, Participation and Substantiality in Thomas Aquinas,
Leiden-New York-Köln, Brill, 1996; A. de Muralt, L’Enjeu de la philosophie médiévale: études
thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, Brill, 1991, chap. 7.
8 Cf. Jean de Jandun, Ioannis de Ianduno philosophi acutissimi super libros Aristotelis de anima
subtilissimae quaestiones, Venise, 1587 [ci-dessous: QDA]; réimpr. Minerva, Frankfurt a. M.,
1966, III, 23, col. 351: «potest intelligi quod aliqua actio sit immanens in agente pro tanto, quia
eius principium actiuum immediatum est unitum ipsi principio receptiuo secundum esse»; cf.
aussi ibid., III, 25, col. 367: «si intellectus agens non esset unitus et coniunctus intellectui pos-
sibili secundum esse, tunc intellectio non esset actio immanens in anima intellectiua […]. Ad
hoc enim quod intelligere sit actus immanens non sufficit quod intellectus agens sit per subsis-
tens et indistinctus loco a possibili et ageret in ipsum, quia mouere non est actus immanens in
intelligentia mouente, et tamen intelligentia est non diuersa subiecto aut loco a coelo, et mouet
ipsum immediate et per se»; cf. J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 116 sq.
9 Voir Thomas d’Aquin, L’Unité de l’intellect, p. 153; cf. Id., De unitate intellectus; éd. Léonine,
p. 306, 336 sq.: «secundum istorum postionem destruuntur moralis philosophie principia: sub-
trahitur enim quo est in nobis. Non enim est aliquid in nobis nisi per uoluntatem; unde et hoc
ipsum uoluntarium dicitur, quod in nobis est. Voluntas autem in intellectu est, uta patet per dic-
tum Aristotilis in III De anima …» (nous soulignons.) Notons (1) que Thomas truque à son avan-
tage la lettre d’Aristote, en parlant d’intellectus là où il est question de partie rationnelle (la tra-
duction gréco-latine de Guillaume de Moerbecke lit: «in rationatiua enim uoluntas fit»);
(2) qu’Averroès, du reste, pour De an. III, 9, 432b5, lit un autre textus que Thomas. L’arabo-latine
de Michel Scot donne en effet: «principale enim existit in parte cogitativa ». Cf. sur ce passage
de Thomas les commentaires d’A. de Libera, L’Unité de l’intellect. Commentaire du ‘De unitate
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comme tel, qu’on déplore, c’est sa réduction au seuil de l’intellection. La pensée,


qui doit me définir, paraît hors de mes prises. On ne dirait plus que je l’opère à
mon gré; elle se fait en m’échappant, lorsqu’intervient une substance propre-
ment extrinsèque.
L’homme d’un tel système, Thomas d’Aquin, pour appuyer sa critique, en fai-
sait l’analogue d’un mur. Passif comme simple porteur de pensable, l’humain, ex-
pliquait l’Aquinate, n’offre ses images à l’abstraction que comme la surface inac-
tive donne à voir ses couleurs; et s’il reçoit en bout de chaîne l’universel abstrait,
il reste débordé par l’intervention de la puissance illuminatrice extérieure. Wyl-
ton pourtant répond que ce n’est pas le cas: «bien que l’intellect agent ne soit pas
un principe intrinsèque à l’homme, cependant l’action de l’intellect agent est en
notre pouvoir (actio intellectus agentis est in potestate nostra)»10. Abstraire reste en
un sens au pouvoir de l’individu même si l’intellect agent, en tant que substance
séparée autonome hors de moi, n’est pas constitutif de l’âme humaine. L’intrin-
sécéité formelle d’une puissance d’action n’est donc pas la condition de son
contrôle. L’univers est ainsi fait que l’homme, aux confins des réalités matériel-
les et immatérielles, est en mesure de solliciter l’acte d’une substance séparée in-
dépendante de lui dans son être et son opération propre.

3.1.1 Volonté de penser et relativité du concept chez Averroès

Cela relance ce qu’Averroès défend lui-même. S’appropriant Thémistius11, le


Cordouan soutient dans le Grand Commentaire du traité De l’âme qu’«il est né-
cessaire d’attribuer (attribuere) ces deux actions à l’âme [qui est] en nous – rece-

intellectus contra averroistas’ de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2004; voir aussi E. Coccia, La tras-
parenza delle immagini. Averroè e l’averroismo, Milan, Mondadori, 2005, p. 192 sq.
10 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 130.
11 Non moins qu’Alexandre, en vérité (cf. notamment GCDA, III, c. 18, p. 440, 88 sq.; c. 20,
p. 451, 219 sq.; c. 36, p. 496, 479 sq.). C’est l’Aphrodisien, du reste, que cite Averroès à la fin de
c. 18 (pour aussi le critiquer), et non pas Thémistius (dont il fustige d’ailleurs la doctrine de l’in-
tellect in habitu; cf. Id., GCDA, III, c. 20, p. 453, 296 sq.). Mais il l’avait fait plus haut, écrivant de
Théophraste et Thémistius: «comme ils voyaient que cette action, créer les intelligibles (creare
intellecta) et les engendrer, se réduisait à notre volonté (esse reversam ad nostram voluntatem) …»
(nous soulignons; cf. Averroès, GCDA, III, c. 5, p. 390, 105–106). Sur Thémistius, voir, outre les
traductions et notes de R. B. Todd, O. Ballériaux, «Thémistius et l’exégèse de la noétique aris-
totélicienne», Revue de philosophie ancienne, 7 (1989), p. 199–233; H. J. Blumenthal, «Themistius,
the Last Peripatetic Commentator ? », in R. Sorabji (éd.), Aristotle Transformed. The Ancient
Commentators and Their Influence, Londres, Duckworth, 1990, p. 113–125; sur les rapports entre
Averroès et Thémistius, cf. R. C. Taylor, «Themistius and the Development of Averroes’ Noe-
tics», in R. F. Friedman et J.-M. Counet (éd.), Medieval Perspectives on Aristotle’s De anima, Lou-
vain-Paris-Walpole, MA, Louvain-La-Neuve (Éd. de l’Institut Supérieur de Philosophie), Pee-
ters, 2013, p. 1–38. Sur l’héritage d’Alexandre, cf. J.-B. Brenet, La matière et l’intellect.
La maîtrise par l’image 61

voir l’intelligible et le produire –, bien que l’agent et le récepteur soient des subs-
tances éternelles, du fait que (propter hoc quia) ces deux actions – abstraire les
intelligibles et les concevoir – dépendent de notre volonté (reducte sunt ad nostram
voluntatem)»12. Dans sa Paraphrase du traité De l’âme, l’exégète grec souligne en
effet que le rapport de l’intellect agent à l’intellect matériel est plus intime que
celui de la technique à sa matière. Si la technique reste extérieure à la matière (la
ferronerie, bien qu’elle le meuve, et quoi qu’elle lui imprime, n’est pas dans le fer;
le charpentier n’est pas dans le bois, etc.), l’intellect agent se fond dans l’intellect
matériel pour faire, comme dans un véritable composé hylémorphique, un avec
lui13. L’une des conséquences de cette immersion fusionnante, qui donne à l’in-
tellect matériel d’opérer enfin14, est notre capacité de penser quand on le veut.
Bien que séparé, transcendant, l’intellect agent s’immisce donc comme sa forme
au-dedans de notre intellect matériel et, ce faisant, nous rend maître des intellec-
tions. Thémistius l’écrit ici, dans l’arabe que lisait Averroès:

12 Averroès, L’Intelligence …, p. 108 (nous soulignons); cf. Id., GCDA, III, c. 18, p. 439, 72–76.
Voir ces autres textes: «Comme il est constant que nous agissons par ces deux facultés (virtutes)
de l’intellect quand nous le voulons, et puisque rien n’agit sinon par sa forme, il est apparu [éga-
lement] nécessaire de nous attribuer ces deux facultés de l’intellect» (Averroès, L’Intelligence …,
p. 108; cf. Id., GCDA, III, c. 18, p. 439, 83–440, 85). Et: «Disons donc: puisque l’intellect existant en
nous a deux activités en tant qu’il nous est attribué, dont l’une est du genre de la passion (et
c’est concevoir), tandis que l’autre est du genre de l’action (et c’est extraire les formes et les dé-
pouiller de toute matière, ce qui n’est rien d’autre que de les rendre [intelligibles] en acte après
l’avoir été en puissance), il est manifeste qu’il dépend de notre volonté, dès que nous possédons
[un] intellect en habitus, de concevoir chaque intelligible que nous voulons et d’extraire chaque
forme que nous voulons» (Averroès, L’Intelligence …, p. 163; cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 495,
462–471; voir aussi le Commentaire moyen du traité De l’âme; trad. Elamrani-Jamal, § 21, p. 297:
«il est évident que cet intellect est d’un côté agent et d’un autre côté forme pour nous, puisque
l’engendrement (tawlı̄d) des intelligibles dépend de notre volonté (ilā mas̆ı̄’atinā). En effet,
quand nous voulons penser une certaine choses, nous le faisons …»). Pour une lecture de ces di-
vers passages, voir J.-B. Brenet, «Acquisition de la pensée et acquisition de l’acte chez Averroès.
Une lecture croisée du Grand Commentaire au ‘De anima’ et du Kitāb al-Kašf ‘an manāhij al-
adilla», in L. X. López Fajeat et J. A. Tellkamp (éd.), Philosophical Psychology in Arabic Thought
and the Latin Aristotelianism of the 13th Century, Paris, Vrin, 2012, p. 111–139; R. C. Taylor, «The
Agent Intellect as ‘form for us’ and Averroes’s Critique of al-Fârâbî», Tópicos. Revista de filoso-
fía (Universidad Panamericana, México), 29 (2005), p. 29–51; réimpr. dans Proceedings of the So-
ciety for Medieval Logic and Metaphysics, 5 (2005), p. 18–32; Id., «Intellect as Intrinsic Formal
Cause in the Soul according to Aquinas and Averroes», in M. Elkaisy-Friemuth et J. M. Dillon
(éd.), The Afterlife of the Platonic Soul. Reflections on Platonic Psychology in the Monotheistic Re-
ligions, Leiden, Brill, 2009, p. 187–220.
13 On y revient plus bas en examinant la question du rapport formel entre l’intellect agent et
l’intellect matériel.
14 Voir, pour le grec, Themistii in libros Aristotelis De anima paraphrasis, éd. R. Heinze, p. 98,
35 sq. (ad 430a15–17); cf. Id., Commentaire sur le Traité De l’âme d’Aristote. Traduction de Guil-
laume de Moerbecke, éd. Verbeke, p. 225, 14 sq.
62 L’intellect agent hors de l’âme

Le rapport (qiyās) de l’art à la matière est le rapport de l’intellect actif (fā<il)


à l’intellect en puissance; de cette manière, l’intellect devient toute chose et
l’intellect agit15 toute chose; et pour cela, il nous revient d’intelliger (ilay-nā
an na<qila) quand nous le voulons (matā s̆i >nā), du fait que l’intellect agent
(fa<<āl) n’est pas extérieur (laysa huwa Kāri¿an) à l’intellect en puissance
comme l’art est extérieur à la matière.16

Puis plus bas, dans un texte qu’Averroès, plutôt librement, citera à la fin de
c. 3617:

Car il lui revient de penser les intelligibles qu’il veut (s̆ā’a), et de les créer
(yaKluqu-hā); car il est l’agent (fa <<ālu) des intelligibles et leur guide
(qā’idu-hā). Pour cette raison, il ressemble particulièrement à Dieu, car
Dieu, d’un certain côté, est les existants eux-mêmes, et d’un autre côté, Il est
leur dispensateur (al-mun<imu bi-hā).18

Mais le texte du Cordouan n’est pas immédiatement clair, qui ne précise pas ce
qu’est cette «volonté», ni ce qui la relie à l’acte de l’intellect séparé. Que peut en
somme celui dont Averroès dit qu’il pense à sa guise? Sur quoi sa potestas s’exer-
ce-t-elle? Les réponses reposent en partie sur sa doctrine de la faculté cogita-
tive19.

15 Il faut lire sans doute yaf <alu, que nous traduisons, pour ya <qilu, que retient Lyons. R. Tay-
lor le note aussi dans sa traduction du texte.
16 Thémistius, Commentaire sur le traité De l’âme d’Aristote, éd. Lyons, p. 179, 9 sq. (nous tra-
duisons); éd. G. Verbecke, p. 225, 16 sq. (nous soulignons): «quam igitur rationem habet ars ad
materiam, hanc et intellectus factivus ad eum qui potentia, et sic hic quidem omnia fit, hic au-
tem omnia facit; propter quod et in nobis est intelligere quando volumus»; p. 226, 30 sq.: «in ipso
enim est quando vult noema comprehendere et formare: factivus enim erat ipse et productor
noematum …». Nous revenons plus loin sur ce texte.
17 Cf. Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 501, 617 sq.; cf. Id., L’intelligence …, p. 167: «selon ce mode,
l’homme est donc, comme le dit Thémistius, semblable à Dieu, car il est d’une certaine manière
tous les êtres et il les connaît (sciens) !tous" en quelque manière.» Le manuscrit G donne lar-
giens pour sciens, que retient Crawford; c’était la bonne leçon, conforme à l’arabe mun<im: no-
tre intellect ne s’identifie pas seulement à des formes qu’il reçoit; actif, il en est le dispensateur.
18 Thémistius, Commentaire sur le traité De l’âme d’Aristote, éd. Lyons, p. 180, 4 sq.; éd.
G. Verbecke, p. 226, 30 sq. Averroès, nous semble-t-il, transforme le propos de Thémistius en
appliquant à l’adeptio dernière ce qui, chez l’exégète grec, vaut pour l’intellection courante:
pour Thémistius, ce n’est pas à la fin, seulement, que je ressemble à Dieu (comme le veut Aver-
roès), mais dans chacune de mes pensées, en tant que j’y suis actif. Nous développons cela dans
La matière et l’intellect.
19 Nous avons étudié cela plus en détail; voir J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 155 sq.
et p. 204–244; Id., «Habitus de science et subjectité. Thomas d’Aquin, Averroès – I*», in
Ch. Erismann et A. Schniewind (éd.), Compléments de substance. Études sur les propriétés acci-
dentelles offertes à Alain de Libera, Paris, Vrin, 2008, p. 325–344; Id., «Acquisition de la pensée et
La maîtrise par l’image 63

«Vouloir», c’est cogiter; et cogiter, c’est manier des images individuelles, ins-
crites dans le corps propre. De ces images, Averroès affirme, d’une part, pour ex-
pliquer l’indépendance cognitive qu’on gagne dans l’intellection20, qu’elles sont
des «moteurs intrinsèques» de l’intellect que l’homme tient à disposition21; d’au-
tre part, quand il détaille la phase infra-rationnelle de l’abstraction mentale, que
le travail sur elles de la cogitative prépare et commande l’intervention des intel-
lects séparés22. Celui qui pense, par conséquent, le «veut» en tant que, par le biais
de ses cogitations, il mobilise des images qui, à titre de pôle objectif condition-
nant leur spécification formelle, serviront de pendant aux concepts reçus dans
l’intellect matériel séparé. Car les intelligibles «matériels», abstraits des formes

acquisition de l’acte chez Averroès …». Sur la cogitative chez Averroès, voir R. C. Taylor, «Re-
marks on Cogitatio in Averroes’ Commentarium Magnum in Aristotelis De Anima Libros», in
J. A. Aertsen et G. Endress (éd.), Averroes and the Aristotelian Tradition: Sources, Constitution
and Reception of the Philosophy of Ibn Rushd (1126–1198), Leiden, Brill, 1999, p. 217–255; Id., «Co-
gitatio, Cogitativus and Cogitare: Remarks on the Cogitative Power in Averroes», in J. Hamesse
et C. Steel (éd.), L’élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, Turnhout, Brepols,
2000, p. 111–146. Il manque toutefois, fondée sur ses diverses œuvres, une lecture plus complète
de la «volonté» chez Averroès; nous y reviendrons.
20 Cf. Averroès, GCDA, II, c. 60 (5, 417b22–25). Le textus de l’arabo-latine lit: «sensus in actu
comprehendit particularia, scientia autem universalia, quasi essent in ipsa anima. Et ideo homo
potest intelligere cum voluerit, sed non sentire, quia indiget sensato»; voici les deux commen-
taires essentiels: «Intellectus autem movetur ad ultimam perfectionem a rebus universalibus, et
iste sunt in anima. Et dixit: et iste quasi sunt in anima, quia post declarabit quod ea que sunt de
prima perfectione in intellectu quasi sensibilia de prima perfectione sensus, scilicet in hoc quod
ambo movent, sunt intentiones ymaginabiles, et iste sunt universales potentia, licet non actu;
et ideo dixit: et iste quasi sunt in anima, et non dixit sunt, quia intentio universalis est alia ab in-
tentione ymaginata» (ibid., II, c. 60, p. 220, 15–24); «Et ideo potest homo intelligere, etc. Idest, et
quia moventia virtutem rationalem sunt intra animam et habita a nobis semper in actu, ideo
homo potest considerare in eis cum voluerit, et hoc dicitur formare; et non potest sentire cum
voluerit, quia indiget necessario sensibilibus, que sunt extra animam» (ibid., II, c. 60, p. 220,
24–29).
21 Voir Averroès, GCDA, II, c. 60, p. 220, 10 sq.: «Et causa huius diversitatis inter sensum et in-
tellectum in acquirendo ultimam perfectionem est in hoc quod motor est in sensu extrinsecus,
et in intellectu intrinsecus est.»
22 Voir Averroès, GCDA, III, c. 20, p. 450, 185–188: «hee enim virtutes sunt quasi res que pre-
parant materiam artificii ad recipiendum actionem artificii »; cf. Id., L’Intelligence …, p. 118:
«ces facultés en effet sont comme les choses qui préparent la matière de l’art à recevoir l’action
de l’art.» Voir Averroès, GCDA, III, c. 20, p. 450, 184–185: «… et sine virtute ymaginativa et co-
gitatiua nichil intelligit intellectus qui dicitur materialis »; voir aussi ibid., p. 449, 175–182: «Ista
enim virtus [i. e cogitativa] est aliqua ratio, et actio eius nichil est aliud quam ponere intentio-
nem forme ymaginationis cum suo individuo apud rememorationem, aut distinguere eam ab eo
apud formationem et ymaginationem. Et manifestum est quod intellectus qui dicitur materialis
recipit intentiones ymaginatas post hanc distinctionem. Iste igitur intellectus passibilis neces-
sarius est in formatione »; pour la fin, cf. Id., L’Intelligence …, p. 118: «il est manifeste que l’in-
tellect qu’on appelle matériel reçoit les entités imaginées après cette distinction. Par consé-
quent l’intellect passible à nécessaire à la conception [par l’intellect]. »
64 L’intellect agent hors de l’âme

sensibles du monde, ne vont pas sans les images – ces «sujets» par lesquels
ils sont «vrais»23 – dont ils sont tirés. Ils leur sont relatifs. Non pas seulement –
ce qui va de soi dans tout empirisme antiplatonicien – parce que leur advenir,
par abstraction, en dépend, mais parce que, pour l’individu pensant, ils ne subsis-
tent dans l’intellect qu’en étant corrélés aux équivalents cérébraux qui l’ont mû24.
On peut y voir une manifestation de la dépendance mutuelle au point de vue
psychique entre «forme» et «substrat» qu’Averroès, dans son épître La possibilité
de la jonction, nommait, d’un côté, «perfection» ou «jonction d’existence» (s̆ele-
mut ou dvequt metsi’ut; * istikmāl ou ittiƒāl wu¿ūd), et de l’autre, «perfection»
ou «jonction d’appréhension» (s̆elemut ou dvequt hasagah; * istikmāl ou ittiƒāl
idrāk)25. Au sein d’un même être, où différents degrés de perfection s’étagent,
chaque forme inférieure sert d’abord de substrat à la forme immédiatement su-
périeure en ce qu’elle en conditionne l’existence – c’est la jonction, ou perfec-
tion, du premier type, qui unit, par exemple, l’imagination au sens26. Mais la
forme supérieure, de son côté, conditionne l’actualité de son substrat en le his-
sant à un degré d’être plus noble: c’est la jonction, ou perfection, d’appréhen-
sion, comme lorsque le senti devient imaginé. Ce double lien se retrouve au ni-
veau supérieur, entre l’intelligible matériel et l’image dont il procède, et c’est ce

23 Cf. Averroès, GCDA, III, c. 5, p. 400, 386–388; cf. Id., L’Intelligence …, p. 69.
24 On y revient plus bas, en soulignant que l’image n’est pas seulement ce dont l’intelligible
est tiré mais cela même, en quelque façon, qui le constitue. Sur l’importance de l’image dans la
noétique rushdienne, voir notamment D. L. Black, «Consciousness and Self-Knowledge in
Aquinas’s Critique of Averroes’ Psychology», Journal of the History of Philosophy, 31 (1993),
p. 349–385. Les deux textes du commentaire 5 sur les «deux sujets» (Averroès, GCDA, III, c. 5,
p. 400, 379 sq.) et l’explication de la continuatio entre l’intelligé et l’homme par le biais de
l’image (ibid., p. 404, 501 sq.) livrent les premiers fondements de cette corrélation entre l’uni-
versel et l’image. Notons qu’en raison de l’altération du texte, Averroès ne pouvait en retrou-
ver l’idée précise en De an. 431b2 (trad. Barbotin du grec: «ainsi donc les formes sont pensées
par la faculté intellectuelle dans les images»), qui donne dans l’arabo-latine (Averroès, GCDA,
III, t. 32, p. 472): «intelligit enim formas per primas ymaginationes». Le commentaire est laco-
nique: «il concevra leurs formes par leurs images premières, c’est-à-dire vraies, à la façon dont le
sens perçoit les ‘intentions’ [de ces choses de genres différents] par la présence de leurs sensi-
bles individuels» (Id., L’Intelligence …, p. 143; cf. Id., GCDA, III, c. 32, p. 474, 57 sq.; voir la n. 671,
p. 343–344 de L’Intelligence …).
25 Sur ce point, voir H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, p. 324,
n. 39; M. A. Blaustein, Averroes on the imagination and the intellect, p. 59 sq.; M. Geoffroy,
«Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle, et la question de la ‘jonction’ –
I*», in J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin. Actes du colloque international
(Paris, 16–18 juin 2005), Turnhout, Brepols, 2007, p. 77–110, ici p. 107; M. Geoffroy y revient pré-
cisément dans sa thèse de Doctorat, passim.
26 Ces rapports ne valent que jusqu’à un certain point; ils sont encore à l’œuvre pour conce-
voir le rapport des intelligibles matériels aux images dont ils sont abstraits; pour l’Averroès du
Grand Commentaire, ils cessent de l’être lorsqu’il s’agit de penser le rapport, dans la jonction
dernière, entre l’intellect matériel et l’intellect agent. Sur cela, voir M. Geoffroy, «Averroès sur
l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 104 sq.
La maîtrise par l’image 65

qui donne à l’homme, par sa maîtrise de l’image-substrat27, un pouvoir d’initia-


tive sur l’intellect séparé.
Dans son Grand Commentaire, Averroès n’est certes pas prolixe lorsqu’il com-
mente De an. 431a16–17 («et ideo nichil intelligit anima sine ymaginatione»). On
lit que «l’intellect matériel ne conçoit pas de sensible indépendamment de l’ima-
gination»; que, dans cette mesure, «les intelligibles universels sont liés (colligata)
aux images, et qu’ils disparaissent si elles disparaissent»28. Il est suggestif en re-
vanche quand il élucide le très accidenté textus 39 (De an. III, 8, 432a3–14). Repre-
nant l’idée que dans la pensée, «c’est la même chose qui est déplacée dans son
être d’un degré à l’autre, à savoir les ‘intentions’ de l’imagination»29, il écrit:

Il dit ensuite: Et c’est pourquoi celui qui ne sent rien n’apprend rien. C’est-
à-dire: et puisque l’ ‘intention’ intelligible est identique à la chose que le
sens perçoit dans le senti, nécessairement celui qui ne sent rien n’apprend
rien par l’intellect selon la connaissance et la distinction. Il dit ensuite: Si
par conséquent il voit, etc. C’est-à-dire: et c’est aussi la raison pour laquelle
l’intellect qui est en nous ne voit quelque chose et ne le pense que s’il le pense
joint à une image30.

27 Substrat, non pas comme lieu d’inhérence, mais à la fois (1) comme ce dont l’existence de
l’intelligible abstrait dépend et (2) comme moteur: ces deux aspects le constituent comme réfé-
rence maniable de l’intelligible. Sur les différents sens de substrat, voir M. Geoffroy, «Averroès
sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 105 sq.; J.-B. Brenet, «Averroès a-t-il
inventé une théorie des deux sujets de la pensée?», Tópicos. Revista de filosofía (Universidad Pa-
namericana, México), 29 (2005), p. 53–86. Voir aussi, à nouveau, M. A. Blaustein, Averroes on the
imagination and the intellect, p. 63, qui inscrit la «doctrine» rushdienne des «deux sujets» dans
le prolongement de la distinction entre perfection d’existence et perfection d’appréhension
qu’on lit dans l’Epître sur la possibilité de la jonction: les duo subiecta de l’intelligible en acte re-
produisent au dernier niveau du psychisme humain le dédoublement du régime de perfection
qu’on trouve au degré inférieur entre l’imagination et le sens: l’image est ainsi la perfection
d’existence du concept de l’intellect matériel qui, de son côté, constitue la perfection d’appré-
hension de l’image. Dans les deux cas, comme on l’indiquait, «sujet» ne dit donc pas la même
chose: l’image est «sujet» comme condition d’existence de l’intelligible, tandis que l’intellect
matériel l’est comme lieu de saisie de cet intelligible.
28 Averroès, L’Intelligence …, p. 138; cf. Id., GCDA, III, c. 30, p. 469, 24–25 et 26–27. Nous sou-
lignons. Averroès le disait déjà dans son Epitomé du De anima; éd. Wirmer, p. 94–96 (nous
traduisons): «car il a déjà été expliqué qu’ils [les intelligibles] n’existent que reliés à elles
[les formes imaginées] (murtabit. a bi-hā), qu’ils existent en même temps qu’elles (tū¿adu bi-
wu¿ūdi-hā), et cessent d’exister avec elles (tu <damu bi-<adami-hā)». On y revient plus bas en
abordant la question de la pensée individuelle.
29 L’Intelligence …, p. 108; cf. Id., GCDA, III, c. 18, p. 439: «cum enim invenimus idem transferri
in suo esse de ordine in ordinem, scilicet intentiones ymaginatas …».
30 Averroès, L’Intelligence …, p. 172 (nous soulignons); cf. Id., GCDA, III, c. 39, p. 506, 28–36:
«Deinde dixit: et ideo qui nichil sentit nichil addiscit. Idest, et quia intentio intellecta eadem est
66 L’intellect agent hors de l’âme

Tant que l’on abstrait, dans un rapport «physique» au monde, chacun ne pense
l’intelligible dématérialisé que dans sa référence aux images particulières dont il
est dégagé31. Sur ce point précis, l’Averroès du Grand Commentaire tirait peut-
être encore bénéfice de ses anciennes lectures bajjiennes. Dans son Ittiƒāl al-‘aql
bi-l-insān, alors qu’il étudie le problème de l’unicité de l’intelligible en acte – au
centre de la dernière noétique du Commentateur32 –, Avempace insiste sur le
rapport singularisant que les intelligibles des choses, dans un premier temps, en-
tretiennent aux formes individuelles senties et imaginées leur servant de «subs-
trat». En effet,

il apparaît que les intelligibles des choses existantes […] sont composés
d’une chose permanente et d’une chose temporaire et éphémère, c’est-
à-dire qu’on les saisit en tant que perceptions (idrākātu) de leurs substrats et
intelligés à partir d’eux, qui sont relatifs (mu-āfatun) à ces substrats de ma-
nière qu’ils ont leur subsistance (qiwām) par cette relation. […] En tant que
ces [intelligibles] ont cette relation à leurs substrats, dont ils proviennent et

cum re quam sensus comprehendit in sensato, necesse est ut qui nichil sentit nichil addiscat se-
cundum cognitionem et distinctionem per intellectum. Deinde dixit: si igitur viderit, etc. Idest,
et ista eadem est causa quare intellectus qui est in nobis, cum viderit aliquid et intellexerit, ipse
non intelliget ipsum nisi coniunctum cum sua ymagine.» Cf. Averroès, Commentaire moyen du
traité De l’âme, III; trad. Elamrani-Jamal, p. 301 (cf., pour l’arabe, éd. Ivry, p. 123): «La différence
entre les deux modes d’existence !s. e. des formes intelligibles et des formes sensibles" est que
l’existence des formes dans l’intellect et dans le sens est sur le mode de l’existence des choses
promptes à disparaître que l’on appelle états, et que l’existence des formes hors de l’âme est sur
le mode de l’existence stable que l’on appelle disposition. Cependant l’intellect ne légifère que
sur l’image de la chose et l’imagination ne prend cette entité que du sens. C’est pourquoi celui qui
ne perçoit pas un genre de sensibles par le sens ne peut le connaître ni ne peut absolument en ac-
quérir un intelligible.» Nous soulignons.
31 Si l’on retient la leçon phantasma ti, en De an. III, 8, 432a8, le grec dit bien, presque litté-
ralement, que «la spéculation implique la vue simultanée de quelque représentation (anankè
hama phantasma ti theôrein)». La gréco-latine de Guillaume de Moerbecke rendra fidèlement
cette idée de simultanéité, en traduisant: «cum speculetur, necesse simul fantasma aliquod spe-
culari». L’arabo-latine d’Averroès, on l’a vu, la fait en revanche disparaître: «si igitur uiderit,
necessario uidet ymagines aliquas», mais le Cordouan retrouve l’intention correcte lorsqu’il
explique que l’intellect n’appréhende son objet que «coniunctum» à une image.
32 On y revient plus bas en examinant ce qu’en dit Wylton. Sur cela aussi, Avempace a
compté, même si Averroès ne le cite plus dans le Grand Commentaire que dans une partie cri-
tique consacrée à la condamnation de sa lecture de l’adeptio. Cf. Averroès, L’Intelligence …,
p. 158–163; Id., GCDA, III, c. 36, p. 490, 322 sq. Sur la doctrine d’Avempace, vue par Thomas
d’Aquin, voir D. Wirmer, «Avempace – ‘ratio de quiditate’. Thomas Aquinas’s critique of an ar-
gument for the natural knowability of separate substances», in A. Speer et L. Wegener (éd.),
Wissen über Grenzen. Arabisches Wissen und lateinisches Mittelalter (Miscellanea Mediaevalia
33), Berlin-New York, De Gruyter, 2006, p. 569–590.
La maîtrise par l’image 67

par lesquels ils parviennent à l’esprit, ils sont nécessairement en relation avec
des substrats (hiya -arūratan mu-āfatun ilā maw-ū <ātin mā)33.

C’est, en dépit de sa rupture, ce qu’Averroès reprendra à son compte. Les intel-


ligibles des choses mondaines, dit Avempace, se constituent comme saisies uni-
verselles de leurs formes imaginées, dont ils tirent une individualité et adventi-
cité relatives34. Et aussi longtemps qu’on les considère comme les intelligibles de
ces choses (c’est-à-dire, dirait Averroès, en tant qu’intellect spéculatif), ils ne se
tiennent que de leur relation aux images que possède singulièrement l’individu
qui les pense. Ainsi,

les individus auxquels l’intelligible est lié chez un certain homme peuvent
périr, mais leurs formes spirituelles subsistent et [l’intelligible] est relatif à
ces formes spirituelles et n’est intelligé qu’avec elles et en elles (fa-lā
yuf <alu illā ma <a-hā wa-fi-hā). Si nous posons que ces formes disparaissent
alors que l’homme existe, ce qui se produit par l’oubli, cet homme oublieux
n’aura plus aucun contact (ittiƒālun) avec cet intelligible, car le contact
(ittiƒālu) de l’homme avec l’intelligible n’existe que par la forme spirituelle
(innamā huwa bi-l-ƒūrati al-rūEāniyyati).35

Dans la connaissance intellectuelle du monde physique, les intelligibles en acte,


dans la mesure où ils sont «vrais», i. e. conformes à leur objet naturel36, ne sub-

33 Ibn Bā¾¾a (Avempace), Conjonction de l’intellect avec l’homme, in Id., La Conduite de l’isolé
et deux autres épîtres, introduction, édition critique du texte arabe, traduction et commentaire
par Ch. Genequand, Paris, Vrin, 2010, § 27, p. 191–192. Nous soulignons.
34 Cf. ibid., § 29, p. 192: «Ces substrats sont autres que ceux à partir desquels ils se sont pro-
duits dans l’esprit de Zayd. Par exemple, le concept universel que nous désignons par le terme
cheval est un concept intelligible, comme cela a été montré en bien des endroits, et est devenu
intelligible à partir d’individus distincts des individus à partir desquels le cheval est devenu in-
telligible à Zayd par exemple, et distincts des individus à partir desquels il t’est devenu intelli-
gible. […] Mais, pour ce qui est en moi une fois que je l’ai vu, c’est son intelligible qui est en
moi, mais lié à l’individu que j’ai vu.» Il ajoute, ibid., § 30, p. 192: «du moment que l’intelligible a
cette relation, il disparaît avec la disparition de son relatif, comme cela a été montré dans les
Catégories. Les deux relatifs existent ensemble soit en puissance soit en acte, cela est évident
lorsqu’on les examine.»
35 Ibid., § 30–31, p. 192–193.
36 C’est l’un des sens de la doctrine rushdienne des deux sujets de la pensée. Voir la glose per-
tinente de Thomas Wylton sur la «vérité» de l’image-sujet (il la tient d’Albert le Grand; cf. son
De anima, III, tr. 2, c. 7, éd. Stroick, p. 186, 11–26): «le Commentateur répond que l’intellect
théorétique est constitué par deux sujets: il doit au premier d’être vrai, et par ce sujet-ci il en-
tend la chose extérieure, qui est, sous la lumière de l’intellect agent, son objet moteur – la chose
extérieure, en effet, est, avec l’intellect agent, la cause agente des intelligés théorétiques. Et
parce que le discours est vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas – la vérité, en effet, est
l’adéquation de la chose et de l’intellect –, il dit que les intentions intelligées tiennent leur vérité de
68 L’intellect agent hors de l’âme

sistent et ne valent que dans un rapport bijectif à leurs substrats imaginés. De ce


point de vue, le physicien, qui n’atteint l’universel qu’en tant qu’universel d’une
forme spirituelle particulière, présente un mode de connaissance analogue à ce-
lui des masses:

Celui qui connaît la science physique est à l’égard des intelligibles dans
l’état des masses (fa-Eālu-hu fı̄-l-ma <qūlāti Eālu al-¿umhūri) puisque leur
contact avec les intelligibles (ittiƒālu-hā bi-l-ma<qūlāti) est du même mode et
du même type et qu’ils ne se distinguent qu’autant que leur représentation
se distingue, si bien que lorsque celui qui pratique la science physique
connaît l’âme, il est aussi en contact avec les intelligibles qu’il tire de la
science de l’âme grâce à des choses qui tiennent lieu de particuliers, comme
cela se produit dans la représentation de la faculté imaginative ou du sens
commun. Ils présentent alors la forme spirituelle d’un particulier, puis la
considèrent en tant qu’elle existe de cette manière, non en tant que perçue à
partir d’une chose matérielle. Lorsqu’ils perçoivent son intelligible, ils ne le
perçoivent que par ces formes qui sont périssables. S’il était possible qu’on les
oublie, leur intelligible disparaîtrait avec leur disparition de celui qui se les re-
présente, puisque le matériel n’est en contact avec l’intelligible que par l’inter-
médiaire des formes spirituelles37.

3.1.2 la conversio ad phantasmata selon Wylton

C’est à cela, sans qu’il pût mesurer la filiation, que Wylton, dans Averroès, se
trouvait associé. Il en ressort chez lui que l’extrinsécéité de l’intellect agent est
compensée par l’intrinsécéité maîtrisée des images auxquelles cet intellect doit
s’ajouter pour actualiser l’intellect matériel et qui, tant qu’elles existeront et
donneront à l’individu de penser, serviront d’ancrage à l’intellect théorétique.
On comprend mieux ce qu’était sa réponse: certes, disait-il, l’intellect agent n’est
pas un principe intrinsèque à l’homme, mais «son action», l’abstraction, est «en
notre pouvoir». Si l’homme, qui par l’intellect matériel naturellement en lui re-

ce sujet, c’est-à-dire, en étendant «sujet» à l’objet: de la chose. Les intelligés théorétiques ont un
autre sujet, auquel ils doivent d’être l’un des étants du monde, c’est-à-dire d’être des universels
en acte distincts des [êtres] particuliers, et en tant que tels, selon lui, ils ne se trouvent pas dans
les choses mais seulement dans l’intellect. Bien que le sujet pris au second sens soit incorrup-
tible, le sujet pris au premier sens, lui, est corruptible» (Thomas Wylton, L’Âme intellective,
§ 112; nous soulignons).
37 Ibn Bā¾¾a (Avempace), Conjonction de l’intellect avec l’homme, § 33, p. 193–194. L’ensem-
ble de ce passage est fondamental chez Avempace, qui montre comment il s’agit de dépasser la
science physique par une autre considération de l’intelligible qui débouche progressivement
sur une contemplation parfaite, conçue comme «vie dernière».
La maîtrise par l’image 69

çoit l’intelligible, n’est pas seulement sujet, mais sujet-agent de la pensée, ce n’est
pas en tant qu’il effectue proprement l’acte de l’intellect agent (comme on pourra
dire qu’il effectue formellement celui de «pâtir»), mais en tant qu’il tient par-
devers lui, librement, habituellement, la source et le répère phantasmatiques de
l’universel produit. Au pouvoir de l’homme est l’image, le mouvement vers
l’image, que le concept suit. Partant, que dans le circuit de cette intellection in-
tervienne une substance séparée suprahumaine n’interdit pas la mainmise de
l’individu. Wylton glosait ainsi le début de sa réponse: assurément,

l’intellect agent abstrait les phantasmes existant en acte dans le pouvoir


imaginatif et [les] dépose dans l’intellect matériel en vertu d’une nécessité
naturelle; mais, passé la connaissance des choses (post cognitionem rerum),
la conversion vers ces phantasmes-ci [ou vers ceux-là] (conversio ad haec
phantasmata) est en notre pouvoir, si bien qu’intelliger ces intelligibles-ci et
ceux-là est en notre pouvoir. Par exemple, bien que le soleil soit extérieur à
moi, cependant, en admettant que le soleil brille toujours nécessairement en
vertu d’une nécessité naturelle, il serait toujours en mon pouvoir de voir les
couleurs. Il en va de même ici38.

L’intellect agent ne peut faire autrement qu’abstraire, tant que sont là des images
humaines qui de corps en corps s’offrent, en deçà de toute initiative, à l’abstrac-
tion. De ce point de vue cosmique, chaque individu est toujours déjà précédé et
comme dépassé d’un processus de production d’universels qui se fait sans lui,
quoique sur la base de ses formes imaginées, et assure en permanence l’intelligi-
bilité globale du monde. Mais ces intelligibles déjà faits, l’individu peut se les
rendre présents39, c’est-à-dire les penser, en mobilisant, le cas échéant, les images
qui leur correspondent et serviront d’appoint singulier.
Cette mobilisation s’appelle chez Thomas Wylton la conversio ad phantas-
mata40. Ce n’est pas la formule d’Averroès. Dans le Grand Commentaire du

38 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 130.


39 Cela rappelle la compréhension que Nicolas d’Autrécourt pouvait avoir de ce pan de la
noétique averroïste; voir J.-B. Brenet, «Averroès et les ‘averroïstes’ dans le traité Sur l’éternité
des choses de Nicolas d’Autrécourt», in S. Caroti et Ch. Grellard (éd.), Nicolas d’Autrécourt et la
Faculté des arts de Paris (1317–1340). Actes du colloque de Paris, 19–21 mai 2005, Cesena, Stilgraf
editrice, 2006, p. 253–276.
40 Wylton en parle à deux autres reprises dans son texte; voir L’Âme intellective, § 26 (cité su-
pra; nous soulignons): «l’intellect agent ne suffit pas par soi à conduire l’intellect matériel de la
puissance à l’acte, puisque notre intellect pourrait alors intelliger sans se tourner vers les images
(absque conversione ad phantasmata), ce que nie le Philosophe»; et ibid., § 124: «Voilà ce que ne
dirait pas Averroès de l’intellect matériel par rapport à son perfectible premier, c’est-à-dire
qu’il pourrait être si la nature humaine n’était pas, puisque, selon lui, sa fin ultime étant la
connaissance des substances séparées, [l’intellect matériel] ne peut avoir cette connaissance,
70 L’intellect agent hors de l’âme

traité De l’âme, il écrit de l’âme rationnelle qu’elle «a besoin de contempler


(considerare) les ‘intentions’ existant dans la faculté imaginative, tout comme
les sens ont besoin d’inspecter (inspicere) les sensibles»41; et plus loin, que si l’in-
tellect agent infusait directement ses formes dans l’intellect matériel – ce qui
n’est pas le cas –, ce dernier n’aurait plus besoin «de tourner son regard (aspi-
cere) vers les formes sensibles»42. Si la «conversion vers les phantasmes» est au
début du XIVe siècle une expression traditionnelle, qu’on lisait déjà chez Al-
bert43, les maîtres ne cessent d’en varier le sens selon les exigences théoriques
de leurs systèmes44. C’est le cas de Duns Scot45, dont l’influence sur Wylton, re-
disons-le, est majeure.

selon lui, que lorsqu’est terminé et achevé le mouvement de l’intellect en habitus, et que cette
connaissance, selon lui, ne peut être obtenue sans une conversion vers les phantasmes (sine
conversione ad phantasmata).»
41 Cf. Averroès, L’Intelligence …, p. 54–55: «les formes des choses meuvent l’âme rationnelle
en tant qu’elles sont en acte à l’extérieur de l’âme, de même que les sensibles meuvent les sens
et que les sens sont mus par eux en tant que les sensibles sont des étants en acte. De là vient que
l’âme rationnelle a besoin de considérer les ‘intentions’ existant dans la faculté imaginative, tout
comme les sens ont besoin d’inspecter les sensibles»; cf. Id., GCDA, III, c. 4, p. 384, 40 sq. (nous sou-
lignons): «necesse est, inquantum forme rerum sunt in actu extra animam, ut moveant animam
rationalem secundum quod comprehendit eas, quemadmodum sensibilia, inquantum sunt entia
in actu, necesse est ut moveant sensus et ut sensus moveantur ab eis. Et ideo anima rationalis
indiget considerare intentiones que sunt in virtute ymaginativa, sicut sensus indiget inspicere sen-
sibilia.»
42 Cf. Averroès, L’Intelligence …, p. 107 (nous soulignons): «l’art impose une forme à toute la
matière [à laquelle il l’applique] sans que rien, dans cette matière, existe de l’«intention» de la
forme avant que l’artisan ne l’ait produite. Il n’en va pas ainsi dans l’intellect, car, s’il en était
ainsi dans l’intellect, l’homme n’aurait besoin ni des sens ni de l’imagination pour percevoir les
intelligibles; au contraire, les intelligibles parviendraient [directement] de l’intellect agent à
l’intellect matériel sans que l’intellect matériel ait besoin de tourner son regard vers les formes
sensibles»; cf. Id., GCDA, III, c. 18, p. 438, 38 sq.: «Ars enim imponit formam in tota materia abs-
que eo quod in materia sit aliquid existens de intentione forme antequam artificium fecerit
eam. Et non est ita in intellectu; quoniam, si ita esset in intellectu, tunc homo non indigeret,
in comprehendendo intelligibilia, sensu neque ymaginatione; immo intellecta pervenirent in
intellectum materialem ab intellectu agenti, absque eo quod intellectus materialis indigeret
aspicere formas sensibiles.»
43 Voir par exemple son De anima, lib. III, tract. 2, cap. 19; éd. Stroick, p. 206, 28 sq.
44 Les Quodlibeta de Guy Terrena II, q. 13; III, q. 3 et III, q. 6, édités par L. Nielsen et C. Tri-
fogli, fournissent un exemple de cadre de discussion; voir L. Nielsen et C. Trifogli., «Guido Ter-
reni and his debate with Thomas Wylton», p. 586–651.
45 Pour la conversio ad phantasmata chez Duns Scot, voir Id., Lect. 2, d. 3, pars 2, q. 1, n. 255;
Lect. I, d. 3, pars 3, q. 1, n. 300; Ord. I, d. 3, pars 3, q. 1, n. 392; Ord. I, d. 3, pars 1, q. 3, n. 287; In De
an., q. 17, n. 13; q. 18; Op. Ox. 4, d. 45, q. 1. Cf. notamment R. Dumont, «The Role of Phantasm in
the Psychology of Duns Scotus», Monist, 49 (1965), p. 617–633, spéc. p. 620–624; L. Honnefelder,
Ens inquantum ens: Der Begriff des Seienden als Solchen als Gegenstand der Metaphysik nach der
Lehre des Johannes Duns Scotus, Münster, Aschendorff, 1979, spéc. p. 178–81.
La maîtrise par l’image 71

A l’évidence, en effet, c’est du Docteur subtil que Wylton dérive la formule


«causa una totalis sufficiens»46 pour désigner le nécessaire concours de l’intellect
agent et des images dans l’intellection: on y reconnaît la théorie scotiste des
causes partielles essentiellement ordonnées, qui demande ici d’admettre pour le
phantasme individuel aussi bien que pour l’intellect agent un rôle réel, quoi-
qu’inégal, dans l’engendrement de l’espèce intelligible47. Mais Scot n’entend pas,
d’un vague rappel à l’idée aristotélicienne qu’on ne pense pas sans images, met-
tre dans l’objet une activité qui asservirait l’intellect48. Il parle pro statu isto d’une
double conversio ad phantasmata où l’image n’a jamais de causalité proprement
efficiente vis-à-vis de l’intelligible: la première «conversion», en effet, consiste
simplement dans la conformité d’opérations de l’intellect et de l’imagination
lorsqu’elles s’exercent sur le même objet, car on ne peut rien intelliger sans
l’imaginer49; l’autre, certes, est une conversion de l’intellect possible à l’espèce
sensible dont il subit l’action, c’est-à-dire une conversio passivi ad activum, mais
cela, seulement, au point de vue formel50. Ce faisant, Scot conteste ceux pour qui

46 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 26: «Il faut cependant savoir, comme le dit le
Commentateur dans le commentaire 18 de ce troisième [livre], que l’intellect agent ne suffit pas
par soi à conduire l’intellect matériel de la puissance à l’acte, puisque notre intellect pourrait
alors intelliger sans se tourner vers les images, ce que nie le Philosophe. De la même façon, les
images ne suffisent pas à conduire la puissance de l’intellect matériel jusqu’à l’acte, puisqu’el-
les ne sont intelligibles qu’en puissance. Or, l’intellect matériel ne reçoit que les intentions in-
telligées en acte, c’est-à-dire abstraites et universelles. De là vient que c’est l’intellect agent
associé aux images qui est la cause une, totale et suffisante par laquelle l’intellect matériel est
conduit de la puissance à l’acte.»
47 Voir notamment Duns Scot, Ordinatio I, dist. 3, part. 3, q. 2 et 3; trad. franç. in Id., L’image,
p. 149–233. On lit notamment, q. 2; éd. Balić, p. 292: «si ergo nec anima sola nec obiectum solum
sit causa totalis intellectionis actualis – et illa sola videntur requiri ad intellectionem – sequitur
quod ista duo sunt una causa integra respectu notitiae genitae». Il faut noter toutefois que l’ul-
time position que Wylton défend, sa position la plus personnelle, redistribue le rôle de chacune
de ces instances et ne prête à l’intellect agent aucune causalité dans la production de l’espèce
intelligible, reçue dans l’intellect possible, et d’abord singulière in esse comme in repraesen-
tando. On y revient plus bas.
48 Dans une bibliographie immense, voir E. Gilson, Jean Duns Scot. Introduction à ses posi-
tions fondamentales, Paris, Vrin, 1952, chap. 8.
49 Cf. Duns Scot, Opus oxoniense, I, dist. 3, q. 6; éd. Wadding, t. IX, p. 273: «Quod additur de
Philosopho, quod speculamur quod quid est in phantasmatibus, etc. pro omnibus talibus auc-
toritatibus, dico quod talis est connexio istarum potentiarum, scilicet phantasiae et intellectus
pro statu isto, quod nihil intelligimus in universali nisi cujus singulare phantasiamur; nec est
alia conversio ad phantasmata nisi quod intelligens universale imaginatur singulare ejus, nec
intellectus videt quod quid est in phantasmatibus sicut in ratione videndi; sed intelligens, quod
quid est relucens in specie intelligibili, videt illud in suo singulari viso per virtutem phantasti-
cam in phantasmate.»
50 Duns Scot, Reportatio Parisiensia, lib. I, dist. III, q. 5; éd. Wadding, t. XXII, p. 110: «Dico igi-
tur quod duplex est conversio intellectus ad phantasmata; nam uno modo conversio intellectus
ad phantasmata est conformis operatio istarum potentiarum, scilicet intellectus et phantasticae
72 L’intellect agent hors de l’âme

c’est dans le phantasme que l’intellect atteint son objet, qui serait la quiddité
de la chose matérielle comme telle51. En somme, il conteste Thomas d’Aquin; et
c’est l’Aquinate, aussi, que Wylton cite comme opinio communis52 avant de s’y
opposer.
Chez Thomas d’Aquin53, la conversio ad phantasmata apparaît comme une al-
ternative au Dator formarum d’Avicenne54 qui replace le corps au centre d’une

virtutis, circa idem objectum; alio modo conversio ista est passivi ad activum. Prima igitur
conversio est earum conformis operatio, quomodocumque enim universale intelligimus per in-
tellectum, simul phantasiamur singulare illius universalis; unde nihil intelligitur, nisi dum ejus
singulare a nobis phantasiatur. !…" Et non solum est ista conversio intellectus ad phantasmata,
sed aliter, quia non fit abstractio speciei intelligibilis a specie in phantasmate, nisi phantasia
phantasiante, quia intellectus agens non abstrahit speciem a phantasmate, nisi phantasia exis-
tente in actu suo. Ideo intellectus convertitur ad phantasma, non sicut ad objectum, nec sicut ad
aliquid repraesentativum sui obiecti, sed convertitur ad illud, sicut passivum ad activum, a quo
recipit suam perfectionem.» Cf. Duns Scot, Quaestiones super secundum et tertium De anima,
q. 11; éd. C. Bazán et alii, p. 94: «Ad aliud dicitur quod phantasia proprie non movet intellectum,
nec aliquid in ipso imprimit, sed tantum repraesentat sibi obiectum. Quo praesente, intellectus
ex virtute sua activa elicit actum suum, sicut praesente sensibili sensus elicit actum sentiendi,
et in hoc est convenientia, non quia phantasmata sunt obiectum intellectus, sicut sensibilia sen-
sus (quae imprimunt, secundum aliquos, speciem sensibilem in sensu); tamen requiritur phan-
tasma ad intelligendum obiectum, quia sicut quidditas absoluta vel universale, quod est direc-
tum obiectum intellectus, non habet esse extra nisi in singulari, ut homo in Socrate, ita non
potest repraesentari intellectui secundum specie intelligibilem pro statu viae nisi in repraesen-
tatione similitudinis ipsius singularis, quod fuit in phantasmate.»
51 Voir Duns Scot, Reportatio Parisiensia, lib. I, dist. III, q. 5; éd. Wadding, t. XXII, p. 109: «Hic
dicunt quidam quod ratio conversionis intellectus ad phantasmata est haec, quia objectum in-
tellectus nostri est quod quid est rei sensibilis; de ratione autem hujus quidditatis est existere in
aliquo individuo, ideo non potest complete talis quidditas cognosci, nisi cognoscatur in parti-
culari existere; hoc autem cognoscitur, ut speculatur in phantasmate.»
52 Voir Thomas Wylton, «an intellectus noster possit de duobus singularibus formare duo
verba», éd. W. Seńko, «Tomasza Wiltona ‘Quaestio disputata de anima intellectiva’», Studia Me-
diewistyczne, 5 (1964), p. 117. Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 86, a. 1, sol; cf. Henri
de Gand, Quodl. IV, q. 21; éd. G. A. Wilson, G. J. Etzkorn, Louvain, Presses Universitaires de
Louvain, 2011, p. 137M.
53 Sur ce point chez Thomas, voir J.-B. Brenet, «Thomas d’Aquin pense-t-il? Retours sur hic
homo intelligit», Revue des sciences philosophiques et théologiques, 93/2 (2009), p. 229–250, spéc.
p. 245–248. Voir également R. Pasnau, Thomas Aquinas on Human Nature. A Philosophical Study
of Summa theologiae Ia 75–89, Cambridge, CUP, 2002, p. 284–295; J. Moreau, De la connaissance
selon Thomas d’Aquin, Paris, Beauchesne, 1976, p. 51, n. 10; p. 89, n. 7; p. 106; N. Kretzmann,
«Philosophy of mind », in N. Kretzmann et E. Stump (éd.), The Cambridge Companion to Aqui-
nas, Cambridge, CUP, 1993, p. 141–142; A. Kenny, Aquinas on Mind, London-New York, Rout-
ledge, 1993, p. 89–99.
54 Ce n’est qu’une entrée dans la justification de cette thèse chez Thomas. Voir notamment In
IV Sent., d. 50, q. 1, art. 2. Dans la Summa theologiae, Ia, q. 86, a. 1, sol., l’Aquinate semble attri-
buer la doctrine à Aristote (De an. III, 7, 431b2): «!intellectus noster" etiam postquam species
intelligibiles abstraxit, non potest secundum eas actu intelligere nisi convertendo se ad phan-
La maîtrise par l’image 73

opération intellective dont pouvait sembler l’exclure l’idée de l’intelliger comme


acte propre de l’âme. L’intellect ici-bas ne peut en effet rien penser qu’il ne
trouve dans les images. Cette dépendance est la traduction dans l’ordre de l’agir
de ce qu’est l’âme humaine dans l’ordre de l’être. Si l’intellect est la virtus d’une
âme forme substantielle du corps, il ne peut avoir d’autre objet propre, bien qu’il
soit organiquement séparé du corps, qu’«une quiddité ou une nature existant
dans une matière corporelle (quidditas sive natura in materia corporali exis-
tens)»55. Le connaissable est proportionné au connaissant, et, en l’homme, la na-
ture de forme substantielle du principe premier de l’agir contraint en cette vie
l’intellect, sa meilleure puissance, à la connaissance d’essences matérielles. Mais
cela ne signifie pas seulement que les images intelligibles en puissance, faute
d’idées innées ou infusées, servent de «matière» et d’amorce ponctuelle à l’intel-
lection. Dans la conversio ad phantasmata, ces images s’imposent aussi, tant que
dure l’intellection, comme références simultanées du concept produit. Pour l’in-
tellect théorique (et non seulement pratique), connaître l’universel consiste à le
reconnaître dans le particulier dont il est extrait. C’est le sens fort que Thomas
donne à De an. 431b2: «le [principe] intellectif intellige les espèces […] dans les
images» (species […] in fantasmatibus intellectiuum intelligit). L’homme pense
bien des quiddités, de l’intelligible; mais en tant qu’être du monde, essentielle-
ment composé d’âme et de corps, il ne pense que l’intelligible des images, et c’est
comme intelligible des images qu’il doit le saisir puisque la vérité de son jugement
en dépend. La vérité de la pensée de la quiddité matérielle repose sur sa capacité,
associée aux sens dans un même acte de compréhension du réel, à la penser
comme quiddité de particuliers. De même que les conclusions se vérifient dans
leur reconduite aux principes, la quiddité pensée ne vaut que rapportée au sens,
sur quoi tout se fonde56.
À considérer ce cadre-ci, l’usage que Wylton fait de la conversio ad phantas-
mata pour défendre contre les risques extrinsécistes sa lecture de la maîtrise in-
tellectuelle chez Averroès est remarquable. Si l’on néglige l’habile malice, qui
parfois le tient, consistant à déplacer une notion thomasienne pour en exploiter

tasmata, in quibus species intelligibiles intelligit, ut dicitur in 3 De Anima.» C’est cette conver-
sio, ajoute-t-il, qui règle la question de la connaissance intellectuelle des singuliers indirecte.
55 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 84, art. 7, resp.; éd. Léonine, p. 325.
56 Voir notamment Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 84, art. 7, resp. et ad 1m; Id., Su-
per Boetium De Trinitate, q. 6, art. 2, ad 5m; éd. Léonine, p. 166, 171–180: «phantasma est prin-
cipium nostre cognitionis ut ex quod incipit intellectus operatio, non sicut transiens, set sicut
permanens ut quoddam fundamentum intellectualis operationis; sicut principia demonstratio-
nis oportet manere in omni processus scientie, cum phantasmata comparentur ad intellectum
ut obiecta in quibus inspicit omne quod inspicit, uel secundum perfectam representationem,
uel per negationem.» Voir aussi Id., Quaestiones disputatae de veritate, q. XII, art. 3, ad 2m; éd.
Léonine, p. 377, 366–378, 387; Summa theologiae, Ia, q. 84, art. 8, resp.
74 L’intellect agent hors de l’âme

l’efficacité chez l’adversaire57, cela révèle avec justesse une connexion de plus
entre la noétique d’Averroès et la psychologie de l’Aquinate. Car ce dernier
trouve bien dans la lecture rushdienne de l’acte propre à l’âme (De an. I, 1,
403a3–16) un fondement pour sa conception de la dépendance à l’image et la dis-
tinction entre corps-objet et corps-organe, instrument ou sujet58. Les deux Latins
n’y cherchent toutefois pas les mêmes choses. Chez Thomas d’Aquin, la conver-
sio est une conséquence de l’essence de l’âme humaine, forme substantielle du
corps, qui manifeste, bien que cette âme soit à sa manière subsistante et dotée
d’une puissance supérieure «séparée», l’unité fondamentale et dynamique du
composé humain comme être sentant, imaginant et vérace dans sa pensée. Wyl-
ton, lui, dégage ici de cette gestion des images le moyen de compenser l’autono-
mie ontologique et opératoire de l’intellect agent. Le champ de l’imaginaire est
celui du contrôle avant d’être celui de la vérification. C’est là que l’individu s’ap-
proprie ce à quoi, conceptuellement, il donne lieu; c’est là qu’il est agent de l’in-
tellect, et non agi par lui.
En dépit de certaines différences59, Wylton retrouvait comme d’autres aver-
roïstes l’une des thèses majeures du Grand Commentaire d’Averroès. Ce dernier
insiste doublement sur le rôle de l’intellect passible, c’est-à-dire l’imagination60,
dans l’intellection. En tant qu’elle constitue sa détermination formelle, l’image
dont le concept procède multiplie relativement l’universel; mais en tant qu’elle
est voulue, qu’elle fait l’objet d’un usage, d’un exercice, d’une ayance, elle fait
plus que l’individuer, elle l’«attribue». Averroès trouve dans l’habitus des images
le moyen de concevoir, malgré l’éternité, la séparation et l’unicité de ses opéra-
teurs, une forme d’«acquisition» personnelle de la pensée qui reconduit, à
l’échelle de l’intellection humaine, la doctrine du kasb qu’il essaie d’établir pour
lui-même dans le Kašf <an manāhi¿ al-adilla contre les mu<tazilites, les jabrites et
les aš<arites61. Même s’il n’est de créateur que Dieu, et même si l’usage de ma vo-

57 On le développe plus bas, examinant la question des rapports entre l’intellect matériel et le
corps.
58 Nous l’avons indiqué plusieurs fois; voir notamment J.-B. Brenet, «Sujet, objet, pensée per-
sonnelle: l’Anonyme de Giele contre Thomas d’Aquin», AHDLMA, 79 (2012), p. 49–69. On re-
vient en dernière partie sur quelques textes d’Averroès touchant l’intellection individuelle.
59 Sauf erreur, Wylton laisse entendre que l’abstraction n’est jamais volontaire dans son pre-
mier moment: l’intellect agent abstrait continûment et dépose le produit de son illumination
dans l’intellect matériel; c’est par après que l’individu, mobilisant ses images, peut, comme il le
veut, se joindre à la pensée (déjà faite). Il n’en va pas de même chez Averroès.
60 Sur cette lecture de De an. III, 4, 430a24, héritée d’une tradition grecque, voir H. Blumen-
thal, «Nous pathêtikos in later Greek philosophy», in H. J. Blumenthal et H. Robinson (éd.),
Aristotle and the Later Tradition, Oxford Studies in Ancient Philosophy, suppl. vol. 1991,
p. 191–205.
61 Sur cela, voir J.-B. Brenet, «Acquisition de la pensée et acquisition de l’acte chez Aver-
roès …».
La dimension formelle de l’intellect agent 75

lonté, créée par Dieu, s’insère dans un déterminisme universel où l’individu


n’advente rien, vouloir l’acte consiste à exercer une causalité vraiment efficace
par le biais d’une faculté inhérente, capable des contraires, qui permet d’imputer
à l’homme «son» acte et redonne sens à la notion de responsabilité.
Il est probable, en effet, que la noétique du Grand Commentaire avait fait res-
sortir l’urgence d’une réflexion sur l’appropriation intellectuelle («je pense»), qui
croisait la justication théorique, au cœur du Kašf, de l’énoncé: «j’agis». La double
question de l’acquisition et de l’attribution de la pensée pouvait ainsi apparaître
comme un cas, certes aggravé par l’éternité, l’unicité et la séparation substan-
tielle des intellects, de ce problème de l’agir humain dont le Kašf, accordant Ré-
vélation et raison, tentait de donner une solution générale. Les pensées abstraites
des images qui adviennent comme pensées de quelque chose sont toujours aussi
les pensées de quelqu’un. Nul homme ne les crée, à proprement parler; mais celui
qui pense l’a «voulu», en manifestant, au sein d’un univers providentiellement
ordonné par Dieu, l’efficience seconde de toutes ses facultés. Dans ce domaine
restreint de l’intellectualité, c’est à justifier l’«endossement» (R. Brunschvig)
d’un acte de penser dont l’homme n’est pas proprement l’adventeur que songe
aussi Wylton dans sa conversio.

3.2 La dimension formelle de l’intellect agent

L’oméga de la noétique rushdienne n’est pas, toutefois, une doctrine de l’«acqui-


sition» ponctuelle. Tout culmine au contraire, et en un sens paradoxalement,
dans une forme de désappropriation psychique qui donne à l’homme achevé, au
terme absolu du parcours scientifique, d’opérer l’acte propre, essentiel de l’intel-
lect agent. Car l’essence de l’homme est ramassée dans l’intellect, et celle de l’in-
tellect matériel s’achève dans l’intellect agent. Dans cette «acquisition» dernière,
l’intellect agent cesse d’être l’agent extrinsèque d’intelligibles distincts de lui,
que l’individu contrôle relativement par le maniement discursif des images qui
leur servent de substrats, pour se faire pleinement forma in nobis. Selon Aver-
roès, la noétique, sinon la philosophie, se joue dans cette transmutation où
l’homme, hissé comme il peut jusqu’à l’intelligible pur, s’accomplit en tant
qu’homme62. Thomas Wylton, qui insiste sur l’extrinsécéité motrice de l’intellect

62 Sur cette question classique, voir H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on
Intellect; M. Blaustein, Averroes on the imagination and the intellect, unpublished Thesis, Har-
vard University, Cambridge (Mass.), 1984; D. Black, «Conjunction and the Identity of Knower
and Known in Averroes», A. Ivry, «Averroes on Intellection and Conjunction», Journal of
the American Oriental Society, 86/2 (1966), p. 76–85; Id., «Conjunction in and of Maimonides
and Averroes», in J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 231–247; M. Geof-
76 L’intellect agent hors de l’âme

agent, a opposé au reproche de l’aliénation mentale une doctrine des pendants


phantasmatiques du concept, qui circonscrit un espace individuel de maîtrise in-
tellectuelle. Mais sur ces bases, comment peut-il concevoir un état d’actualité su-
périeure dans lequel l’intellect agent, exerçant un type de causalité nouveau, de-
viendrait forme et fin? C’est la seconde difficulté qu’on dégageait plus haut. Et de
sa solution dépend l’essentiel, qu’Averroès, soucieux de contrer le défaitisme
d’«Alfarabi»63, appelle dans le Grand Commentaire «l’espoir (fiducia) dans la pos-
sibilité de la jonction de l’intellect avec nous»64.

3.2.1 La forma assistens

Du Grand Commentaire du traité De l’âme, dont les thèses ne paraissent pas tou-
tes strictement superposables65, Wylton valorise d’abord les propositions qui
font de l’intellect agent une substance subsistante par nature extérieure à l’âme
intellective de l’homme66. C’est pourquoi il insiste sur le rapport d’abord moteur

froy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle, et la question de la ‘jonc-
tion’ – I*», in J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 77–110; R. C. Taylor,
«The Agent Intellect as ‘form for us’ and Averroes’s Critique of al-Fârâbî», C. D’ancona Costa,
«Man’s Conjunction with Intellect: a Neoplatonic Source of Western Philosophy », The Israel
Academy of Sciences and Humanities Proceedings, 8, 4 (2008), p. 57–90; Ch. Burnett, «Coniunc-
tio-continuatio», in I. Atucha, D. Calma, C. König-Pralong, I. Zavattero (éd.), Mots médiévaux
offerts à Ruedi Imbach, Turnhout, Brepols, 2011, p. 185–198; J.-B. Brenet, «S’unir à l’intellect,
voir Dieu. Averroès et la doctrine de la jonction au coeur du thomisme», Arabic Sciences and
Philosophy, 21 (2011), p. 215–247.
63 Alfarabi n’aurait pas envisagé d’autre jonction possible à l’intellect séparé qu’une jonction
à titre d’agent, la perfection «spéculative» et la félicité politique constituant le stade ultime de
perfection accessible à l’homme. Voir Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 485, 180 sq.: «Et ideo vide-
mus Alfarabium in postremo, cum credidit opinionem Alexandri esse veram in generatione in-
tellectus materialis, quod fuit necesse apud ipsum [sc. Alfarabium] secundum hanc opinionem
opinari quod intelligentia agens non est nisi causa agens nos tantum. Et hoc manifeste dixit in
Nichomachia»; c. 36, p. 502, 655 sq.; c. 14, p. 433, 153 sq. Voir aussi Id., Épître I, in Averroès, La
Béatitude de l’âme, p. 216; Id., Épître II, ibid., p. 224 et Id., The Epistle on the Possibility of Conjunc-
tion …, éd. Bland, p. 108. Sur la lecture de cette «thèse» d’Alfarabi par Averroès, voir M. Geof-
froy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 77–85; R. C. Taylor,
«The Agent Intellect as ‘form for us’ and Averroes’s Critique of al-Fârâbî».
64 Averroès, L’Intelligence …, p. 169 (modifiée); cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 502, 661 sq.: «fiducia
enim in possibilitate continuationis intellectus nobiscum …» Il en faisait un programme dans
son Épître I; cf. l’ouverture de l’Épître I, in Id., La béatitude de l’âme, p. 200; on y revient plus bas.
65 Cela tient probablement au fait que des couches de rédaction d’époques diverses s’y mê-
lent, si bien que le texte, tel qu’il nous est parvenu – mais a-t-il jamais connu sa version défi-
nitive? –, peut sembler manquer d’unité théorique.
66 En l’occurrence, il se réfère à Averroès, GCDA, III, c. 18, p. 439, 73–74; cf. Id., L’Intelli-
gence …, p. 108.
La dimension formelle de l’intellect agent 77

que ce dernier entretient avec l’intellect matériel, en rapprochant cette fonction


motrice de la causalité ut motor qu’exerce sur sa sphère l’intelligence céleste. Il
n’ignore pas, cependant, l’existence d’un rapport formel dont Averroès, jusqu’à
sa complète réalisation, double la simple causalité agente tandis que progresse
l’abstraction des intelligibles matériels. L’averroïsme sans quatrième genre
d’être de Wylton, autrement dit, n’est pas un averroïsme sans adeptio, cette «ac-
quisition» dernière de l’intellect, fin de la vie humaine, dans laquelle l’intellect
agent devient totalement «forme pour nous» en acte. Pour Wylton aussi, comme
chez Averroès, tout y mène. L’intellectus adeptus est bien l’ultime degré de l’in-
tellectualité humaine: c’est cet état que visent tous les hommes quand Aristote
dit que, par nature, ils veulent savoir, et c’est de lui que vient la connaissance des
substances séparées, jusqu’à Dieu, qui suffira en cette vie à notre felicitas. Mais
derrière l’idée, il faut ficeler le concept, et Wylton doit ici expliquer deux choses:
en quel sens l’intellect agent peut être «forme» de l’intellect matériel, de nous;
puis comment cette causalité-là s’accroît jusqu’à s’achever dans le perfectionne-
ment total de l’homme.
La première réponse est une production largement ignorée67 dont la portée,
excédant de loin l’intentio de son texte d’origine, est considérable dans l’histoire
de la philosophie. L’intellect agent n’est pas uni in principio à l’individu; il ne se
couple à l’intellect matériel que lorsque commence, sur la base d’une expérience
sensible du monde, le processus discursif de «création» ou d’abstraction des in-
telligibles spéculatifs68. Dans cette première jonction, où il cause dans l’intellect
matériel le produit de ces abstractions, l’intellect agent est lié à l’âme humaine
comme un principe efficient à son patient propre; mais ce couplage du moteur à
son mû, ajoute à présent le théologien, est aussi d’emblée un rapport en quelque

67 A. de Libera évoque la question de la forme assistante, «espérant par là aiguiser l’appétit


du lecteur» (p. 430), dans son Archéologie du sujet. II. La Quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008,
p. 429–432 (son examen est annoncé pour le volume III) et renvoie au travail de S. Salatowsky,
De Anima: Die Rezeption Der Aristotelischen Psychologie Im 16. Und 17. Jahrhundert, Amster-
dam, Grüner, 2006, spéc. 185–203.
68 Rappelons que les premiers intelligibles n’y échappent pas; voir notamment Averroès,
Commentaire moyen du traité De l’âme, III; trad. Elamrani-Jamal, p. 301 (cf., pour l’arabe, éd.
Ivry, p. 123): «l’intellect ne légifère que sur l’image de la chose et l’imagination ne prend cette
entité que du sens. C’est pourquoi celui qui ne perçoit pas un genre de sensibles par le sens ne
peut le connaître ni ne peut absolument en acquérir un intelligible. Les intelligibles sont autre
chose que les images. L’affirmation et la négation sont en effet autre chose que l’imagination.
L’assentiment et le refus n’ont lieu que par la composition des intelligibles des choses imagi-
nées les uns avec les autres. Les prémisses premières dont nous ne savons pas quand nous nous
sommes déterminés à les ressentir sont acquises nécessairement à partir du sens bien que nous ne
sachions pas à quel moment elles ont été acquises par nous de la sorte. C’est pourquoi bien que ces
prémisses ne soient pas des imaginations, elles ne sont acquises en nous qu’avec les images.» Nous
soulignons.
78 L’intellect agent hors de l’âme

façon (aliquo modo) formel69, et toute l’affaire est d’y mettre un nom. Étant
donné son statut de substance séparée, sa subsistance, son extrinsécéité, l’intel-
lect agent ne saurait être, au premier sens, une forme «informante» (informans),
proprement «parachevante» (perficiens) ou «inhérente» (inhaerens) comme le
sont les formes substantielles des composés hylémorphiques inscrites dans leurs
substrats. Pour l’intellect matériel, «sujet» plutôt que «matière»70, il est «forme»,
dit Wylton, mais autrement: c’est une forme assistante (forma assistens).
La notion de forme «assistante» surgit lorsque le théologien anglais doit inter-
préter les propositions du texte d’Averroès qui paraissent contrarier sa thèse de
l’intellect agent comme substance subsistante extrinsèque. On lit en effet que
l’intellect agent est «la perfection (perfectio) de l’intellect matériel, comme la lu-
mière celle du diaphane»; ou que l’intellect matériel est «parachevé» (perficitur)
par l’agent; ou encore, comme s’il s’agissait des deux principes d’une même
substance et non de deux substances distinctes, que «l’intellect qui est en nous
(intellectus qui est in nobis) est composé (componitur) de l’intellect agent et de
l’intellect matériel»71. Sa réponse passe d’abord par une relativisation du para-
digme central dans la dernière noétique du Commentateur qu’est l’analogie en-
tre pensée des images et vision des couleurs72. Comparer l’intellect agent, l’intel-

69 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 137: «De même, il faut savoir que dans la doctrine
du Commentateur l’intellect agent nous est couplé de trois manières. Il est d’abord couplé à
l’intellect matériel, en effet, comme le [principe] actif propre au [principe] passif (sicut pro-
prium activum passivo). Selon lui, en effet, il cause et crée dans l’intellect matériel les intelligés
théorétiques grâce auxquels l’intellect matériel devient en acte. Et en causant ces intelligés, il
devient en quelque façon la forme de l’intellect matériel (fit aliquo modo forma intellectus ma-
terialis).» Il le disait déjà plus haut (ibid., § 49): «Je réponds donc à ces autorités qu’il parle au
singulier, lorsqu’il dit qu’il y a dans notre âme ou dans notre intellect deux pouvoirs, dans la
mesure où l’intellect agent est en quelque façon une forme par rapport à l’intellect matériel
(aliquo modo est forma respectu intellectus materialis), bien qu’il ne soit pas une forme infor-
mante.»
70 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 41: «Du reste, au [livre] 12 de la Métaphysique,
commentaire 18, il répète ce qu’il disait de l’intellect agent dans [son commentaire du livre] 3
du [traité] De l’âme, et, se corrigeant lui-même, il dit que l’intellect en puissance est comme un
lieu pour cet intellect, à savoir l’intellect agent, et non pas comme une matière.» Cf., entre au-
tres, Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303B.
71 Cf. Averroès, GCDA, III, c. 5, p. 410, 688 sq. (cf. Id., L’Intelligence …, p. 79); GCDA, III, c. 20,
p. 450, 205 sq. (cf. Id., L’Intelligence …, p. 119); GCDA, III, c. 20, p. 453, 277 sq. (cf. Id., L’Intelli-
gence …, p. 121).
72 Averroès est le premier à relativiser ce paradigme à géométrie variable: voir GCDA, II, c.
67, p. 234, 100 sq.: «quod enim inducitur secundum exemplum et large non est simile ei quod in-
ducitur secundum demonstrationem; de exemplo autem non intenditur nisi manifestatio, non
verificatio.» Cf. ce qu’il dit, plus largement, ibid., III, c. 14, p. 429, 44 sq.: «Et cum notificavit mo-
dum passionis in intellectu, et quod equivoce dicitur in intellectu et in rebus materialibus,
incepit dare ex rebus sensibilibus exemplum per quod intelligitur ista intentio in intellectu ma-
terialia. Et licet non sit verum, tamen est via ad intelligendum; et iste modus doctrine necessa-
La dimension formelle de l’intellect agent 79

lect matériel et les images humaines à la lumière, au diaphane et aux couleurs des
choses ne vaut qu’en partie. Dans les deux cas, il faut certes une irradiation73;
c’est le point d’accord: il n’est de pensée comme de vision que si quelque «lu-
mière» est présente. Mais passé cette leçon, les limites du modèle physique sont
manifestes dans ses trois composantes. La couleur, d’abord: elle est visible par
soi, et ne requiert d’illumination que pour l’actualisation du diaphane74, au lieu
que l’image, intelligible en puissance, a pour elle-même besoin de l’intellect
agent. Le diaphane, ensuite: il n’est qu’un intermédiaire (medium), dit Wylton, et
non pas comme l’intellect matériel une puissance connaissante (potentia cognos-
citiva)75. La lumière, enfin: si la vision n’a lieu qu’en sa présence (praesentia), son
mode de présence au diaphane n’est aucunement celui de l’intellect agent à l’in-
tellect matériel. C’est là pour nous qu’est l’essentiel: dans le champ physique, la
présence est une «inhérence»; la lumière nécessaire conditionne la vision à titre

rius est in talibus rebus, licet sit rethoricus» (cf. Id., L’intelligence …, p. 98). Nous étudions ce
modèle polymorphe de la lumière dans «Averroès et l’intellect matériel diaphane. Remarques
sur une analogie variable»; voir aussi H. Gätje, «Zur Farbenlehre in der muslimischen Philoso-
phie», Islam, 43 (1967), p. 280–301; J. Janssens, «Ibn Rushd et sa critique d’Ibn Bâjja» (dans le
Grand commentaire sur le De anima)», in A. Hasnawi (éd.), La lumière de l’intellect. La pensée
scientifique et philosophique d’Averroès dans son temps, Leuven, Peeters, 2011, p. 405–418.
73 Quand il présente l’intellect en habitus, Thomas Wylton cite le passage du Grand Com-
mentaire du traité De l’âme (III, c. 36; p. 499, 559 sq.) dans lequel Averroès illustre le rapport de
forme à substrat unissant l’intellect agent abstracteur à l’intellect spéculatif, tous deux reçus
dans l’intellect matériel, par l’image de la lumière formellement unie aux couleurs, toutes deux
étant également reçues dans le diaphane. Il en tire donc d’autres ressemblances, mais l’essentiel
reste l’idée d’une nécessaire présence à l’effectuation de l’acte.
74 Wylton s’autorise justement d’une lecture de GCDA, II, c. 67 (où s’engage une séquence
exégétique complexe, par ailleurs tributaire, nous semble-t-il, d’un texte d’Avempace dont
nous manquons); on y lit ceci, notamment: «lux non est necessaria in essendo colorem moven-
tem in actu, nisi secundum quod dat subiecto sibi proprio receptionem motus a se» (p. 233, 92
sq.; cf. p. 234, 106 sq.; c. 73, p. 241, 24 sq.: «lux intrat in visionem secundum quod largitur diaf-
fono preparationem ut moveatur a coloribus, non quod largitur coloribus habitum»), ce qui
pouvait paraître contredire le c. 18 du livre III, par exemple, où on lit, dans une comparaison
avec l’intellect agent, que la lux est «extrahens eos !i. e. les couleurs" de potentia in actum»
(p. 439, 68); l’analyse, cependant, était déjà balisée: voir notamment, avec les notes de l’éditeur,
Thomas d’Aquin, Sentencia libri de anima, II, chap. 14 (418a27–418b19); éd. Léonine, p. 130,
342 sq.
75 On revient plus bas sur ce point essentiel, qui regarde à la fois la nature de l’intellect ma-
tériel et la question de l’être pensant. Il n’est pas faux a priori de soutenir ce que Wylton
avance: Averroès lui-même, comparant l’intellect matériel et la matière première, note que, à la
différence de la matière, «ista natura [celle de l’intellect matériel] est distinguens et cognoscens»
(GCDA, III, c. 5, p. 388, 33; nous soulignons; cf. Id., L’Intelligence …, p. 58). Mais il faut, pour ap-
précier sa lecture, reprendre ce qu’Averroès plaçait dans l’analogie de l’intellect matériel et du
diaphane. Voir D. L. Black, «Consciousness and Self-Knowledge in Aquinas’s Critique of Aver-
roes’ Psychology»; Id., «Models of the Mind: Metaphysical Presuppositions of the Averroist
and Thomistic Accounts of Intellection», Documenti e Studi sulla tradizione filosofica medievale,
15 (2004), p. 319–352.
80 L’intellect agent hors de l’âme

de forme inhérente (forma inhaerens) au diaphane; dans l’ordre noétique, en re-


vanche, la présence requise n’est qu’une «assistance»76.
Dans cette assistance, qui revêt le double sens de la présence et du secours, le
type de causalité qui s’exerce reste flou. Si ad-sistere, littéralement, veut dire: se
placer auprès de, l’intellect agent doit se tenir auprès de l’intellect matériel,
l’avoisiner, le baigner, pour que ce dernier soit mû par son objet et qu’une pensée
se fasse. Les Latins, courant les détails, se perdront dans leur volonté de clarifier
l’activité sui generis de l’intellect «agent»77. Wylton, lui, s’arrange sobrement du
texte d’Aristote. Il est écrit que la lumière n’est ni du feu, ni en général un corps
ou un effluve d’un corps quelconque, «mais la présence (parousia) dans le dia-
phane du feu ou d’un élément semblable»78. La lumière est l’«entéléchie»
(419a11) du diaphane comme présence79; son «acte» (418b9), «dans» le diaphane

76 Cf. notamment Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 45: «Aux autorités [alléguées] en
sens contraire, je réponds que le Commentateur dit que l’intellect agent est la perfection de
l’intellect matériel comme la lumière du diaphane dans la mesure où, de même que les couleurs
ne sont vues par le biais du diaphane qu’en présence de lumière, l’intellect matériel n’intellige
les choses matérielles qu’en présence de la lumière de l’intellect agent, laquelle lumière est l’in-
tellect agent lui-même. Sous un autre rapport, toutefois, il y a une différence, puisque la lu-
mière est une forme inhérente au diaphane, tandis que l’intellect agent n’est pour l’intellect
matériel qu’une lumière assistante, et de ce point de vue il n’est pas de similitude entre les
deux»; et ibid., § 46: «[On répond] à l’autre [autorité] par le même argument: l’intellect agent
est la perfection de l’intellect matériel dans la mesure où c’est seulement par sa présence ou par
son assistance que [ce dernier] est de nature à être modifié par son objet, de même que la vue,
par la présence de la lumière, est de nature à voir la couleur »; c’est cette notion de forme as-
sistante que Wylton réutilise chaque fois qu’on lui oppose l’idée d’un rapport «formel» entre
l’intellect agent et l’intellect matériel. Rappelons qu’il n’était pas qu’un modèle pour penser le
rapport entre la lumière et le diaphane (c’est-à-dire, par ricochet, celui entre les deux intel-
lects), et qu’Alexandre d’Aphrodise, avec sa doctrine de l’illumination du diaphane comme re-
lation – voire, en termes modernes, comme Cambridge change – est ici l’un des grands person-
nages de l’histoire. Nous l’étudierons ailleurs.
77 Voir par exemple J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 136–165.
78 Voir Aristote, De l’âme, II, 7, 418b16–17 (trad. Barbotin; cf. la Nova: «ignis aut huiusmodi
alicuius presencia in dyafano»; et l’arabo-latine: «sed est presentia ignis, aut simile, in diaf-
fono»); cf. Id., De sens., 3, 439a20. Sur la lumière et la vision, voir notamment J.-P. Dumont, In-
troduction à la méthode d’Aristote, Paris, Vrin, 19922, chap. 8; M. Burnyeat, «Aristote voit du
rouge et entend un ‘do’: combien se passe-t-il de choses? Remarques sur le De anima, II, 7–8»,
in G. Romeyer Dherbey (dir.), Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote. Etudes réunies par
C. Viano, Paris, Vrin, 1996, p. 149–168; A. Merker, La vision chez Platon et Aristote, Sankt Au-
gustin, Academia Verlag, 2003; pour la comparaison avec l’intellect agent, voir R. Brague, Aris-
tote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p. 352–357; M. Frede, «La théorie aristotélicienne
de l’intellect agent», in G. Romeyer Dherbey (dir.), Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote,
p. 377–390.
79 Apparaît aussi le terme de hexis, qui, comme on sait, reviendra pour caractériser l’intellect
agent de De an. III, 5 (430a15: ³« $1« «,  μ φ.«). Voir De an. II, 7, 418b18 sq.: «l’obscurité
consiste à priver de ce genre d’état ( «  2« $1)«) la transparence. Il est par conséquent
évident que sa présence (π 2  & ) constitue la lumière» (trad. Bodéüs).
La dimension formelle de l’intellect agent 81

(418b16–17), (n’)est (qu’)une présence80. De même, dans la quaestio, l’acte de l’in-


tellect agent «dans» le récepteur est, sans inhérence, une praesentia. Wylton
parle plus bas de forme «illuminante et irradiante» (forma illuminans et irra-
dians)81, puis précise la métaphore en termes de dispositio:

Je dis donc que, pour le Commentateur, l’intellect agent est une forme par
laquelle l’intellect matériel intellige, parce qu’il est la disposition qui lui est
appropriée (appropriata) dans laquelle (in qua) ou sous laquelle (sub qua) [cet
intellect matériel] intellige tout ce qu’il intellige. De même que la lumière est
la disposition sous laquelle le diaphane reçoit l’espèce de la couleur, l’intel-
lect matériel voit tout ce qu’il voit dans la lumière ou sous la lumière de l’in-
tellect agent, laquelle lumière n’est autre chose que l’intellect agent lui-
même82.

L’idée d’une dispositio sub qua rappelle un type de medium que Thomas d’Aquin,
prenant aussi comme modèle la vision corporelle, distinguait dans la connais-
sance. Qu’on pense à ce Quodlibet:

Il faut savoir qu’on trouve dans la vision intellective un triple intermédiaire.


Le premier, sous lequel (sub quo) l’intellect voit, et qui le dispose (disponit
eum) à voir: c’est en nous la lumière de l’intellect agent, laquelle se rapporte
à notre intellect possible comme la lumière du soleil à l’œil. Le deuxième in-
termédiaire est celui par quoi (quo) l’on voit: c’est l’espèce intelligible, qui
détermine l’intellect possible et se rapporte à lui comme l’espèce de la pierre

80 G. Rodier écrit sur ce passage que le terme de parousia «paraît donc s’appliquer à l’in-
fluence, sur un sujet, des conditions qui lui permettent de réaliser les puissances qu’il ren-
ferme» (Traité de l’âme. Commentaire par G. Rodier, Paris, Vrin, 1985, p. 275).
81 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 64: «l’intellect agent, avec l’engendrement et
l’accroissement des intelligés théorétiques, est couplé à notre intellect matériel non seulement
comme agent mais comme forme illuminante et irradiante de l’intellect, de sorte que cette lu-
mière est couplée jour après jour de plus en plus parfaitement à l’intellect matériel à titre de
forme éclairante.»
82 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 80 (nous soulignons). Cf., pour le latin: «Dico igitur
quod Commentator intelligit quod intellectus agens est forma per quam intellectus materialis
intelligit, quia est dispositio in qua vel sub qua appropriata sibi intelligit quicquid intelligit. Si-
cut lumen est dispositio sub qua diaphanum recipit speciem coloris, sic intellectus materialis,
quicquid videt, videt in lumine vel sub lumine intellectus agentis, quod lumen non est aliud
quam ipse intellectus agens.» Cf. le Quodlibet II, 4 de Gérard de Bologne (peut-être écrit à Paris
en 1310; édition en préparation de D. Piché): «unde nec credo quod lux det colori quod agat
sicut forma dat operanti set sicut disponens medium, ut expresse dicit Commentator predictus se-
cundo De anima, commento 67, quicquid postea dixerit tertio De anima» (nous soulignons; sur
ce Quodlibet, voir J.-B. Brenet, «Vision béatifique et séparation de l’intellect au début du xiv e
siècle. Pour Averroès ou contre Thomas d’Aquin?», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und
Theologie, 53 (2006) 1/2, p. 310–342).
82 L’intellect agent hors de l’âme

à l’œil. Le troisième intermédiaire est celui dans lequel (in quo) une chose
est vue: c’est une certaine réalité par laquelle nous parvenons à la connais-
sance d’une autre réalité, comme lorsque dans l’effet nous voyons la cause
!…": cet intermédiaire se rapporte à l’intellect comme le miroir à la vue cor-
porelle, !miroir" dans lequel l’œil voit quelque chose.83

Il est possible que l’intellect agent de Wylton ait quelque chose de ce medium sub
quo thomasien qui «parachève» la puissance et, comme en la «confortant», la
«prépare» à son opération84. Cela étant, le recours à l’idée d’«appropriation» (dis-
positio […] sub qua appropriata sibi …) pour qualifier le rapport d’assistance qui
lie l’intellect agent à l’intellect matériel révèle l’influence d’un autre paradigme
déterminant dans la doctrine de l’intellect d’Averroès: l’analogie cosmologique85.
Dans les lectures scolastiques du Commentateur, le moteur «propre» de chaque
sphère, qui rend raison, à titre de cause prochaine, de sa vitesse limitée et déter-
minée, est couramment désigné comme appropriatus86. Et Wylton le dit lui-

83 Thomas d’Aquin, Quodlibet VII, q. 1, sol.: «sciendum est, quod in visione intellectiva tri-
plex medium contingit esse. Unum, sub quo intellectus videt, quod disponit eum ad videndum;
et hoc est in nobis lumen intellectus agentis, quod se habet ad intellectum possibilem nostrum,
sicut lumen solis ad oculum. Aliud medium est quo videt; et hoc est species intelligibilis, quae
intellectum possibilem determinat, et habet se ad intellectum possibilem, sicut species lapidis
ad oculum. Tertium medium est in quo aliquid videtur; et hoc est res aliqua per quam in cog-
nitionem alterius devenimus, sicut in effectu videmus causam !…"; et hoc medium se habet ad
intellectum, sicut speculum ad visum corporalem, in quo oculus aliquam rem videt.» Cf. Id., In II
Sent., d. 9, q. 1, a. 2, sol. et ad 4m; In IV Sent., d. 49, q. 2, a. 1, ad 15m; De veritate, q. 2, a. 5, ad 10m;
De veritate, q. 18, a. 1, ad 1m.
84 Voir Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia, q. 12, a. 5, ad 2m: «Ad secundum dicendum
quod lumen istud non requiritur ad videndum Dei essentiam quasi similitudo in qua Deus vi-
deatur, sed quasi perfectio quaedam intellectus, confortans ipsum ad videndum Deum. Et ideo
potest dici quod non est medium in quo Deus videatur, sed sub quo videtur»; Id, In II Sent., d. 9,
q. 1, a. 2, ad 4m: «Sicut autem in cognitionem coloris sensibilem pervenit homo ex duobus, sci-
licet ex visibili objecto, et ex lumine sub quo videtur (unde et uterque dicitur demonstrare rem,
scilicet qui lumen praeparat, et qui objectum repraesentat) ita etiam ad cognitionem intellec-
tualem duo exiguntur; scilicet ipsum intelligibile, et lumen per quod videtur; et ideo dupliciter
dicitur aliquis docere; vel sicut proponens intelligibile, vel sicut praebens lumen ad intelligen-
dum.» Nous soulignons.
85 On y revient plus bas. Toutefois, sur l’importance de ce modèle cosmologique qui rappro-
che mouvement du ciel et intellection humaine, voir l’introduction de M. Geoffroy dans Aver-
roès, La Béatitude de l’âme, spéc. p. 71–81; Id., «Averroès sur l’intellect comme cause agente
et cause formelle …», spéc. p. 99–110; J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 59–131; R. C. Taylor,
«Averroes on Psychology and the Principles of Metaphysics», Journal of the History of Philoso-
phy, 36/4 (1998), p. 507–523.
86 C’est déjà le cas, notamment, chez Siger de Brabant; voir ses Quaestiones super librum de
Causis, q. 13; éd. Marlasca, p. 69, 53 sq.: «caelum ergo habet intellectivam animam sibi appro-
priatam in ratione perfectionis separatae sibi unitam, sic natam movere sicut corpus mobile
moveri, ita quod in eius mobili non est inclinatio ad motum oppositum motui secundum quem
La dimension formelle de l’intellect agent 83

même: l’intelligence n’est unie au ciel «que comme un moteur du ciel approprié»
(solum […] ut movens caelum appropriatum). Comme on le voit, cependant, le
modèle cosmologique ne sert pas chez lui à concevoir le rapport entre l’intellect
matériel séparé et le corps, comme c’est le cas chez Jean de Jandun87 et la plupart
des «averroïstes»88, mais celui, non hylémorphique, entre l’intellect agent et l’in-
tellect matériel. Les diverses relations célestes de «perfectionnement» confir-
ment l’existence d’une alternative à la forme «informante». À ceux qui assènent
que l’intellect agent, chez Averroès, est la perfectio de l’intellect matériel, il faut
répondre, invoquant les cieux, que le terme est équivoque:

selon la manière de parler du Commentateur une chose peut être dite la


«perfection» d’une autre même si elle ne l’informe pas. Car dans le com-
mentaire 14 du [livre] 3 du [traité] De l’âme, il dit que les formes séparées
sont parachevées les unes par les autres, à savoir l’inférieure par la supé-
rieure. De la même façon, dans le commentaire 44 du [livre] 12 de la Méta-
physique, il dit que la perfection de chaque moteur de chaque sphère est pa-
rachevée par le premier moteur. Il est pourtant certain que ni le premier
[moteur] ni aucune substance séparée n’est la perfection informante d’une
autre. Il ne s’ensuit donc pas que l’intellect agent soit la perfection infor-
mante de l’intellect matériel.89

Le concept de forma assistens ainsi étayé fournit donc la solution wyltonienne au


problème du parachèvement formel de l’intellect matériel, l’âme de l’homme, par
l’intellect agent – et Pierre Auriol, optant pour la composition essentielle des

movet.» Pour quelques précisions, voir J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 59–84; E. Coccia, «In-
tellectus siue intelligentia. Alberto Magno, Averroè e la noetica degli arabi», Freiburger Zeit-
schrift für Philosophie und Theologie, 53 (2006) 1/2, p. 133–187, spéc. p. 179–182. Pour l’idée de
moteur «propre» chez Averroès, voir, avec l’ensemble de ses références, D. Twetten, «Aver-
roes’ prime mover argument», in J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin,
p. 9–75.
87 Jean le lui reproche, d’ailleurs, sans donner son nom; voir ses QDA, III, q. 25, col. 365: «Ve-
rum est tamen, quod aliqui volunt omnes istas auctoritates exponere per hoc, quod Commen-
tator consueuit vocare perfectionem et formam non solum formam, quae informat et inhaeret,
sed alio modo. Unde in commento 14 huius tertii, dicit quod intelligentiae perficiuntur per se
invicem, scilicet inferior per superiorem. Similiter in 12 Metaphysicae commento 44 dicit quod
perfectio uniuscuiusque mouentium unumquemque orbium perficitur per primum motorem,
sed constat quod nec primum nec aliqua alia substantia separata est perfectio informans aliam:
et ideo non sequitur, quod intellectus agens sit perfectio informans intellectum possibilem.
Quomodo autem intellectus agens sit forma et perfectio intellectus possibilis, dicunt uno modo
quod pro tanto est, quia sicut colores non videntur in diaphano nisi praesente lumine, sic nec
intellectus intelligit res materiales nisi praesente lumine intellectus agentis, quod lumen est
ipse intellectus agens. Sed istud nullo modo sufficit …».
88 Presque à la même époque, par exemple, c’est le cas de Maino de Milan; cf. ses QDA, q. 7.
89 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 48.
84 L’intellect agent hors de l’âme

deux intellects dans l’âme rationnelle, i. e. pour l’inhérence de l’un dans l’autre,
le récusera aussitôt dans son Quodlibet90.
Sauf erreur, le terme n’est pas chez Averroès, non plus que chez les «averroïs-
tes» antérieurs ou contemporains de Wylton. Diversement déclinée, la notion
d’assistance, voire de «forme assistante», est en revanche attestée dans la scolas-
tique en un sens qui, plus ou moins, regarde celui qu’il défend. Exemples91: dans
ses Questiones in II librum Sententiarum (1278–1279), Olivi, quand il examine la
présence des universaux dans les individus (q. 13), distingue nettement l’ «assis-
tance» (assistere) et l’ «inhérence» (inhaerere) comme deux modes de l’ «adhé-
sion» (adhaerere)92. Le terme et le concept se retrouvent lorsqu’il étudie la com-
position des «esprits» (q. 16)93, la localisation de la substance angélique (q. 32)94,
ou encore, lorsqu’il demande «si l’âme informe immédiatement toutes les parties
de son corps» (q. 49), si l’intellective, chez l’homme, est forme du corps (q. 51)95,

90 À plusieurs reprises, en effet, tantôt pour présenter la thèse de Wylton (sans le citer), tan-
tôt pour la dénoncer, Auriol recourt à la distinction «forma inhaerens»/«forma assistens». Voir
Pierre Auriol, Quaestio 7 Quodlibeti, éd. Nielsen, p. 285, !2.1.7" (nous soulignons): «Commen-
tator XII Metaphysicae, commento 17, dicit, quod intellectus, qui est in potentia, est quasi locus
intellectus agentis, et non quasi materia. Hoc dicit se declarasse in III De anima, commento 21,
ubi etiam ait, quod intelligentiae abstractae mutuo se recipiunt et perficiunt, quod non potest
intelligit de receptione per modum formae inhaerentis, alioquin omnes intelligentiae constitue-
rent unum ens. Sed debet intelligi de receptione, quae fit per modum cuiusdam assistentiae.
Unde agens tangit virtualiter possibilem et sibi coassistit secundum mentem ipsius. Non est igi-
tur anima constituta tamquam unum ens ex possibili et agente»; ibid., p. 294, !2.2.2.1": «si di-
catur, quod huiusmodi perfectio intelligi non debet per inhaerentiam, sed magis per assisten-
tiam et contactum virtutis, sicut dicimus, quod lux perficit colorem, non valet, quia istud est
destruere textum.» Cf. ibid., p. 299–300, !2.2.3.3.2"; p. 311, !2.3.7.1".
91 Ils ne font pas office d’archéologie. Un tel travail nous porterait plus loin, et dans des
champs divers – qu’on pense par exemple à Alain de Lille, qui écrit dans son Anticlaudianus:
«Assistens, fronesis pluit omnia dona Sophye» (éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955, p. 163, v. 228).
92 Voir Petrus Iohannis Olivi Quaestiones in secundum librum Sententiarum, q. 1–48, éd. B.
Jansen, Quaracchi, Ex typographia Collegii S. Bonaventurae, 1922, q. 13, p. 242: «Item, omne
quod vere est in aliquo oportet quod aliquo modo adhaereat ei sive inhaerendo sive solum as-
sistendo …».
93 Voir par exemple: ibid., p. 298.
94 Voir par exemple: ibid., p. 572 sq. Sur cette question, voir notamment T. Suarez-Nani,
«Pierre de Jean Olivi et la subjectivité angélique», AHDLMA, 70 (2003), p. 233–316; Ead., «An-
gels, Space and Place: The Location of Separate Substances according to John Duns Scotus», in
I. Iribarren et M. Lenz (éd.), Angels in Medieval Philosophical Inquiry. Their Function and Signi-
ficance, Ashgate, Aldershot, 2008, p. 89–112.
95 Compte tenu de la condamnation d’Olivi par le Concile de Vienne, les deux questions sont
au cœur de la noétique des années 1310–1320 à Paris. Pour l’ «assistance», voir notamment
Petrus Iohannis Olivi Quaestiones in secundum librum Sententiarum, q. 49–71, éd. B. Jansen,
Quaracchi, Ex typographia Collegii S. Bonaventurae, 1924, q. 49, p. 4–5: «forte dices quod prae-
dictae potentiae sunt ibi assistendo, sed non informando nec operando. Contra …», etc.; q. 51,
p. 190.
La dimension formelle de l’intellect agent 85

ou enfin, si l’intellect peut aider les formes à engendrer leurs représentations


dans l’âme humaine96.
Mais ce n’est pas tout. Henri de Gand (m. 1293), citant Averroès, évoque la
possibilité que la «chose intelligible» (res intelligibilis) soit intelligée elle-même,
sans l’intermédiaire d’une espèce, «et cela qu’elle soit présente en étant inhé-
rente (inhaerens) !…" ou bien seulement assistante (assistens), comme l’est la
forme de la lumière incréée»97; Richard de Mediavilla (m. ca 1300), dans sa Ques-
tion disputée 42 sur la connaissance des substances, mobilise une distinction en-
tre «forme informante» (forma informans) et «forme assistante» (forma assis-
tens)98; Godefroid de Fontaines (m. ca 1306), dans son Quodlibet V, parle de
l’«assistance» que l’intellect agent procure par sa lumière à l’intellect possible99;
Jean de Paris (m. 1306), dans son Correctorium corruptorii, évoque l’essence di-
vine qui, bien mieux qu’une espèce «inhérente», illumine l’esprit «à titre de
forme assistante» (in ratione formae assistentis)100, etc.

96 Voir ibid., q. 58 («an voluntas libera sit activa»), éd. cit., p. 403 (nous soulignons): «Praete-
rea, nos videmus quod, etsi color non possit per se omnino generare speciem suam, hoc tamen
valde bene potest, postquam est luce solis irradiatus; ergo quamvis ipsae formae corporales
non possent per se omnino generare species suas in intellectum et voluntatem, saltem verisi-
mile est quod hoc possint per irradiationem intellectus agentis seu luminis intellectualis; hoc
enim genus activi seu agentis bene concedunt philosophi esse in anima aut per modum formae
consubstantialis aut per modum substantiae assistentis nobis.»
97 Voici la citation complète: Henri de Gand, Summa (quaestiones ordinariae), art. XXXI–
XXXIV, éd. R. Macken, Leuven, LUP, 1991, art. XXXIII («utrum Deus se ipso est intelligibilis»),
p. 151–152: «ita quod, si ipsa res intelligibilis se ipsam praesentat in intelligentem, tunc ipsa non
specie eius formaliter ea intelligit intelligens, et ipsa se ipsa intelligitur. Et hoc sive praesens sit
ut inhaerens, quemadmodum ‘si vera forma balnei esset in anima, non extra in materia’, ut dicit
Commentator super XIIum Metaphysicae, sive sit assistens tantum, ut forma lucis increatae.
Cum enim illabatur intellectui beato, intimior per hoc fit ei, quam sit quaecumque forma in-
haerens.»
98 On lit (nous soulignons): «si enim cognoscimus substantias per suas ideas quas habent in
mente divina aut hoc est per hoc quod illae ideae sunt nobis ratio cognoscendi per modum for-
mae intellectum informantis aut per modum formae intellectum assistentis aut per modum
obiecti cogniti quod est ratio cognoscendi» (Civitas Vaticana, Bibliotheca Apostolica Vaticana,
Ms. lat. 868, f. 121va). Sur cet auteur, sur cette question, voir A. Robert, Penser la substance.
Étude d’une question médiévale (xiii e -xiv e siècle), ainsi que les récentes traductions d’A. Bou-
reau (Richard de Mediavilla, Questions disputées) parues aux Belles Lettres.
99 Godefroid de Fontaines, Les Quodlibet cinq, six et sept de Godefroid de Fontaines, texte iné-
dit par M. de Wulf et J. Hoffmans, Louvain, Institut Supérieur de Philosophie de l’Université,
1914, quodl. 5, q. 8, p. 31 (nous soulignons): «ideo oportet intellectum agentem concludi cum
ipso intellectu possibili sic species continente in illa parte imaginis quae memoria dicitur; non
quia intellectus possibilis, sibi sic assistente lumine intellectus agentis, vel virtute eius reducat se
de potentia in actum et sic habeat rationem parentis; sed ratio agendi magis est ipsi intellectui
agenti cum phantasmate illustrato attribuenda.»
100 Jean de Paris, Le Correctorium corruptorii !circa" de Jean Quidort de Paris, éd. J.-P. Muller,
Rome, S. A. L. E. R. Herder, 1941, art. I (utrum essentia divina videatur mediante similitudine),
p. 9, 49–53 (nous soulignons): «Praeterea Augustinus, eodem XIIo dicit, quod Moyses vidit cla-
86 L’intellect agent hors de l’âme

Dans cette masse encore négligée, ce sont trois champs théologiques que nous
isolons ici pour y rapporter l’intervention de Wylton: l’angélologie, la théologie
des relations trinitaires et l’étiologie sacramentaire.

3.2.1.1 Eléments théologiques d’une archéologie

Thomas d’Aquin, à nouveau, peut servir de repère. Comme on sait, l’Aquinate


reprend dans son angélologie une distinction entre anges «ministres» (minis-
trantes) et anges «assistants» (assistentes)101. Les «ministres» sont de moindre di-
gnité, ce sont les anges inférieurs, «instruments» de Dieu. Mûs par lui et opérant
sous son «autorité», leur action d’émissaires y reconduit sicut in ultimum fi-
nem102. Les «assistants», eux, forment le cercle intime, l’entourage direct. Ce sont
les anges supérieurs de la première hiérarchie de Denys103, qui jouissent imme-
diate des illuminations de Dieu et voient mieux que les autres, dans la clarté
même de son essence, tous les secrets de ses mystères104. Leur «assistance» res-

ritatem Domini ‘in illa specie quae Deus est’. Quare multo magis beati Deum vident per spe-
ciem, quae est ipsamet divina essentia menti illapsa in ratione formae assistentis, intimioris ani-
mae per illapsam praesentiam, quam species impressa quaecumque per inhaerentiam.»
101 Thomas n’est aucunement l’inventeur de la distinction, dont la source est d’abord scrip-
turaire; cf. notamment Daniel VIII, 10: «Millia millium ministrabant ei, et decies millies centena
millia assistebant ei». Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 112; In II Sent., dist. X, q. 1,
art. 1–3; In Job, chap. I, lect. 2; In Hebr. I, 6 (nous utilisons pour le Commentaire des Sentences un
texte encore inédit jadis revu par le P. Gils; nous remercions A. Oliva de nous l’avoir commu-
niqué). Plusieurs références notables sont données par P. Porro dans «Intelligenze oziose e an-
geli attivi. Note in margine a un capitolo del Convivio dantesco (II, iv)», in S. Caroti, R. Imbach,
Z. Kaluza, G. Stabile, L. Sturlese (éd.), «Ad ingenii acuitionem». Studies in Honour of Alfonso
Maierù, Louvain-la-Neuve, Brepols, 2006, p. 303–351». Pour l’histoire dans son ensemble, voir
G. Agamben et E. Coccia (dir.), Angeli. Ebraismo. Cristianesimo. Islam, Vicenza, Neri Pozza,
2009.
102 Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 112, art. 1, sol.: «sed actio quam angelus
missus exercet procedit a Deo sicut a primo principio, cuius nutu et auctoritate angeli operan-
tur; et in Deum reducitur sicut in ultimum finem. Et hoc facit rationem ministri: nam minister
est sicut intrumentum intelligens; instrumentum autem ab alio movetur, et eius actio ad aliud
ordinatur. Unde actiones angelorum ministeria vocantur; et propter hoc dicuntur in ministe-
rium mitti.»
103 Voir Ps-Denys, De caelesti hierarchia, chap. 6 et 7, in Dionysiaca. Recueil donnant l’ensem-
ble des traductions latines des ouvrages attribués à Denys l’Aréopagite, éd. Ph. Chevalier, Paris-
Bruges, Desclée de Brouwer, 1937, 2 vol, t. II, p. 828–868; cf. Id., La Hiérarchie céleste dans les
Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduction, préface, notes et index par M. de
Gandillac, Paris, Aubier, 1943, p. 205–212.
104 Il existe plusieurs niveaux de hiérarchisations (cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia,
q. 112, a. 3, sol.; ad 4m; Id., In II Sent., dist. X, q. 1, art. 1, sol.; ad 2m): tous les anges, quel que soit
leur rang, voient immédiatement l’essence divine; et sous ce rapport, en donnant au terme un
sens large, tous sont «assistants». Mais seuls les anges du premier rang peuvent percevoir se-
La dimension formelle de l’intellect agent 87

semble à la manière qu’ont les familiers d’un roi de siéger105: tout «autour» de
leur maître (circa eum), ceux-ci, qui contemplent son visage praesentialiter106,
écoutent à la source les préceptes royaux qu’ils transmettront à leurs subordon-
nés. De la même façon, on doit dire des anges «assistants» qu’ils sont «autour» de
Dieu en tant qu’ils reçoivent de Dieu même, sans relais, les illuminations divi-
nes107 qu’ils livrent aux anges des hiérarchies inférieures. Et si ces derniers sont
chargés de «missions» qui font d’eux des «ministres», les premiers se tiennent
exclusivement dans la contemplation. L’assistance désigne donc pour les anges
un type d’adhésion à Dieu qui ne relève pas de l’action108. L’assistant n’«admi-
nistre» pas109: «jamais, écrit l’Aquinate, les anges supérieurs n’exercent immé-
diatement de ministère à notre endroit (circa nos)»110.
C’est dire que l’assistere de l’ange revêt deux faces et qu’à son abord privilégié
de Dieu correspond, quoique sans coupure, un certain éloignement vis-à-vis du
monde. De façon remarquable, le jeune théologien du Commentaire des Sentences
l’appuie d’une référence à la cosmologie avicennienne. Les anges de la première
hiérarchie ne sauraient agir eux-mêmes sur nous. Ce qui directement s’applique

creta divinorum mysteriorum in ipsa claritate divinae essentiae, et c’est d’eux, au sens strict,
qu’on dira qu’ils «assistent». Cela étant, parmi les anges supérieurs, il en est de plus perspicaces
que d’autre, «sicut etiam inter eos qui assistunt regi, plura scit de secretis regis unus quam
alius».
105 Cf. Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. X, q. 1, art. 1, sol.; Id., Summa theologiae, Ia, q. 112, art.
3, sol.
106 Cf. Id., In II Sent., dist. X, q. 1, art. 1, arg. 1: «Assistere enim dicitur regi qui eius uultum
praesentialiter intuentur». Voir les analyses et définitions similaires d’Albert le Grand dans son
Super Dionysium De caelesti hierarchia, notamment chap. 13 (éd. P. Simon et W. Kübel, p. 184 sq.).
107 Cf. Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. X, q. 1, art. 1, sol.: «assistere dicitur in angelis ad si-
militudinem eorum qui regibus assistunt. Assistere autem regi dicuntur qui circa eum sunt.
Unde cum proprium primae hierarchiae assignet Dionysius circa Deum esse, eis tantum conue-
nit assistere. Dicuntur autem circa Deum esse, inquantum immediate illuminationes percipere
possunt in ipsa simplitate diuini luminis». Cf. Id., In Hebr. I, 6: «assistentes igitur sunt qui im-
mediate accipiunt illuminationes diuinas ab ipso Deo».
108 Cf. Id., In III Sent., dist. 35, q. 1, art. 4, ac. 3, arg. 2: «sed in angelis est utraque uita: quia qui-
dam sunt assistentes, quod ad contemplationem pertinet; quidam ministrantes, quod pertinet
ad actionem».
109 Cf., par exemple, Id., Summa theologiae, Ia, q. 112, art. 3, sol.: «angeli introducuntur assis-
tentes et administrantes …»; Ibid., q. 63, art. 7, sol.: «Dicebant enim quod omnes dii erant boni,
sed Daemonum quidam boni, quidam mali; deos nominantes substantias intellectuales quae
sunt a globo lunari superius, Daemones vero substantias intellectuales quae sunt a globo lunari
inferius, superiores hominibus ordine naturae. Nec est abiicienda haec opinio tanquam a fide
aliena, quia tota creatura corporalis administratur a Deo per Angelos, ut Augustinus dicit, III de
Trin. unde nihil prohibet dicere inferiores Angelos divinitus distributos esse ad administran-
dum inferiora corpora, superiores vero ad administrandum corpora superiora, supremos vero
ad assistendum Deo».
110 Id., In II Sent., dist. X, q. 1, art. 2, sol.: «dicendum quod superiores angeli nunquam imme-
diate circa nos ministerium habent.»
88 L’intellect agent hors de l’âme

aux êtres particuliers que sont les hommes ne peut être qu’une action elle-même
particulière, fondée sur des formes «contractées à l’extrême» (maxime contrac-
tas) qui n’existent, par écartement progressif de la simplicité divine, que chez les
anges de niveau inférieur111. «Et c’est la raison pour laquelle, note Thomas,

les philosophes ont posé !qu’existaient" deux moteurs pour les sphères:
certains conjoints (coniunctos), qu’ils appelaient les «âmes» des sphères, et
dont les conceptions sont déterminées et particularisées – et ceux-là, Avi-
cenne aussi les nomme anges «ministres» (ministrantes); et d’autres, séparés
(separatos), qu’ils ont nommés «intelligences», et dans lesquels sont les for-
mes simples et universelles – et ces derniers, il dit que ce sont les anges «as-
sistants» (assistentes)».112

La référence à Avicenne, lequel, sans toutefois parler d’assistance, distingue bien


dans sa Métaphysique du Šifā’ les «intelligences» (intelligentiae; <uqūl) des anges
«administrateurs» (administratores; al-<amala ou al- <amaliyya)113, revient quel-

111 Id., In II Sent., dist. X, q. 1, art. 2, sol.: «cum enim actiones ministerii sint particulares et
circa particularia, oportet quod earum executio sit per formas maxime contractas et particula-
res in superioribus. Hee autem sunt forme que sunt in angelis inferiorum ordinum. Et ideo exe-
cutio diuinorum ministeriorum pertinet ad inferiores angelos.»
112 Id., In II Sent., dist. X, q. 1, art. 2, sol.: «et hec est causa quare philosophi posuerunt dupli-
ces motores orbium, scilicet quosdam coniunctos, quos uocabant orbium animas, quorum
conceptiones sunt determinatae et particulate, et hos etiam Auicenna dicit Angelos ministran-
tes, alios uero separatos, quos intelligentias dicunt, in quibus sunt forme simplices et uniuer-
sales, et hos dicit Angelos esse assistentes.» Cf. Albert le Grand, Super Dionysium De caelesti
hierarchia, chap. 13, quand, après avoir demandé «tertio, utrum omnes sint angeli de virtute as-
sistrice et ministrativa simul» (éd. P. Simon et W. Kübel, p. 184, 22–24), il écrit: «in intelligentiis,
quae movent orbes secundum philosophos: quae habent formas magis universales, assistunt
causae primae recipientes largissime et immediate ab ipsa, et quae habent formas magis parti-
culares, exsequuntur per determinatos motus effectus in inferioribus, cum universalis virtutis
non sit movere ad determinatos effectus nisi mediante virtute particulari et determinata; sed,
sicut supra dictum est, superiores angeli habent illuminationes universales et inferiores parti-
culares; ergo videtur, quod similiter inferiores tantum exsequantur divina ministeria primis
tantum assistentibus» (ibid., p. 185, 84 sq.).
113 Cf. Avicenna latinus, Liber de philosophia prima sive Scientia divina, V–X, éd. S. Van Riet,
Louvain-Leiden, Peeters-Brill, 1980, X, c. 1, p. 522, 7–13 (nous soulignons): «Postquam autem
esse coepit a primo, tunc quicquid consequitur aliud est inferius in ordine suo priore nec cessat
descendere per gradus. In hoc autem primus gradus est angelorum spiritalium spoliatorum qui
vocantur intelligentiae. Post haec est ordo angelorum spiritalium qui vocantur animae, et hi sunt
angeli administratores. Postea est ordo corporum caelestium, ex quibus aliud est nobilius alio
sic usque quo perveniatur ad ultimum eorum.» Cf. Avicenna, The Metaphysics of The Healing, a
Parallel English-Arabic Text, translated, introduced, and annotated by M. E. Marmura, Provo,
Utah, Brigham University Press, 2005, p. 358. Avicenne reformule ailleurs la distinction entre
anges «intellectuels» et anges «psychiques»; voir par exemple son Liber de philosophia prima
sive Scientia divina, I–IV, éd. S. Van Riet, Louvain-Leiden, Peeters-Brill, 1977, p. 31, 86–87; ou son
La dimension formelle de l’intellect agent 89

ques distinctions plus loin (dist. 14, q. 1, art. 3) lorsque Thomas demande «si le
mouvement du ciel procède d’une intelligence» (utrum motus caeli sit ab intelli-
gentia). L’Aquinate répond ceci, qu’il retravaillera114:

Il est probable qu’un certain intellect créé soit le moteur prochain du ciel. Il
faut toutefois savoir que les philosophes ont admis divers moteurs pour les
divers mouvements et les divers mobiles: aussi ont-ils établi le nombre des
intelligences motrices d’après le nombre de ces derniers. À chaque sphère,
cela dit, ils ont assigné deux moteurs: l’un conjoint, qu’ils ont appelé l’âme
de la sphère, et l’autre séparé, qu’ils ont appelé !son" intelligence. !…"
Cette thèse est en partie hérétique et en partie soutenable par les catholi-
ques !…". On peut la soutenir si l’on dit que les anges supérieurs, qui possè-
dent des formes plus universelles, sont des moteurs séparés et éloignés, tandis
que les anges inférieurs, qui possèdent des formes plus particulières, comme
on l’a dit, sont des moteurs prochains. De là vient qu’Avicenne dit aussi que les
intelligences chez les philosophes correspondent aux !êtres" qui, dans la Loi,
sont appelés anges supérieurs, à savoir les chérubins et les séraphins, tandis
que les âmes des sphères, qu’on dit inférieures, sont appelées anges minis-
tres.115

Ce rapprochement entre les anges supérieurs «assistants» de la théologie catho-


lique et les Intelligences de la cosmologie péripatéticienne éclaire le sens de la
forma assistens qu’on trouve chez Wylton appliquée à l’intellect agent. Comme

Liber de anima seu Sextus de naturalibus, IV–V, . éd. S. Van Riet, Louvain-Leiden, Éd. Orientalis-
tes-Brill, 1968, p. 28, 83–88. Notons qu’al-Gazālı̄ aussi le transmettait aux Latins: voir sa Meta-
physica, in J. T. Muckle, Algazel’s Metaphysics. A mediaeval translation, Toronto, St. Michael’s
College, 1933, pars I, tract. 4, p. 90, 14–17; p. 104, 30–105, 5; p. 114, 2–4; I, tract. 5, p. 121, 3–8; pars
II, tract. 4, p. 175, 18–22.
114 Voir les pages de notre introduction à Thomas d’Aquin, Les créatures spirituelles, p. 31–36.
115 Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. 14, q. 1, art. 3, sol. (nous soulignons): «probabile est quod
aliquis intellectus creatus sit motor proximus celi. Sciendum tamen quod philosophi posuerunt
diuersos motores diuersis motibus et mobilibus; unde secundum eorum numerum probauerunt
numerum intelligentiarum mouentium. Unicuique tamen orbi assignauerunt duos motores:
unum coniunctum, quem dixerunt animam orbis, et alterum separatum, quem dixerunt intelli-
gentiam. Cuius positionis ratio fuit, quod intelligentia secundum eos habet formas uniuersales,
que non conueniunt ut immediate dirigant in renouationibus diuersis motus celi et in his que
per motum celi educuntur, et ideo oportet habere motorem in quo sint forme particulares diri-
gentes in motu. Et hunc dicunt esse animam orbis. !…" Hec autem positio partim est heretica et
partim catholice sustineri potest. !…" – In hoc autem sustineri potest, ut dicamus superiores
angelos, qui habent formas magis universales esse motores separatos et remotos, angelos au-
tem inferiores, qui habent formas magis particulatas, ut prius dictum est, esse motores proxi-
mos. Unde etiam Auicenna dicit quod intelligentie apud philosophos sunt qui in Lege uocantur
superiores angeli, ut cherubin et seraphin; anime uero orbium dicuntur inferiores, qui dicuntur
angeli ministerii.»
90 L’intellect agent hors de l’âme

l’ange du premier rang, l’intellect agent est une substance séparée dont l’acte
principal, qui marque sa dignité, est d’intelliger Dieu. Mais comme lui, sa supé-
riorité n’est qu’une hauteur qui le soustrait au contact immédiat du monde, et
non pas un hiatus. L’assistance, autrement dit, n’est pas qu’une conversion vers
Dieu, elle engage, du fait même de cette conversion, un type de rapport à l’infé-
rieur conçu comme subordonné. Dans son Super Dionysium De caelesti hierar-
chia, Albert le Grand le formule clairement d’une phrase: «assister consiste !…"
à recevoir immédiatement !l’illumination" de Dieu (immediate accipere a deo) et
à coopérer avec Lui pour qu’!y" soient ramenés les autres !êtres" (et cooperari
sibi in reductione aliorum)»116. Voilà qui vaut aussi pour l’Intelligence: séparée,
contemplant Dieu, elle est pourtant motrice, fût-ce lointainement, et assure par
son intervention médiate la bonne marche d’un monde tout ordonné au Premier.
C’est au prolongement de cette ligne qu’on songe quand on considère l’assis-
tance formelle de l’intellect agent chez Wylton.
Mais il y a plus. La théologie fournit d’autres éléments quand elle croise et tra-
vaille la notion de «relation assistante» (relatio assistens) pour concevoir, autant
que le mystère l’autorise, la trinité des Personnes. On le voit là encore chez Tho-
mas d’Aquin lorsqu’il discute explicitement la position de Gilbert de la Porée (m.
1154)117, que saint Bernard avait accusé au Concile de Reims (1148) de soutenir

116 Albert le Grand, Super Dionysium De caelesti hierarchia, chap. 13; éd. P. Simon et W. Kü-
bel, p. 185, 79–80.
117 Pour les textes, voir N. M. Häring, The Commentaries on Boethius by Gilbert of Poitiers,
Toronto, Pontifical Institue of Mediaeval Studies, 1966, auquel il faut y ajouter l’anonyme Liber
de sex principiorum, longtemps attribué à Gilbert. Dans La philosophie au Moyen âge, p. 263, Gil-
son attribue à Gilbert, dont il fait à tort l’auteur du De sex principiis, une distinction – rêvée,
pour l’archéologue – qui, sauf erreur, ne s’y trouve pas telle quelle: «Gilbert donne à toutes les
catégories le titre de formes, mais il considère le premier groupe de quatre comme celui des
‘formes inhérentes’ et le deuxième groupe de six comme celui des ‘formes accessoires’ (formae
assistentes)»). Sans doute Gilson empruntait-il à Albert le Grand sa formulation (on y revient
plus bas). Cf. en effet Albert le Grand, Summa Theologiae, pars 1, tract. 9, qu. 37, éd. Kübel, in
Id., Opera omnia, t. 34, p. 287: «propter quod etiam Porretanus dixit, quod forma relationis po-
tius est forma assistens quam inhaerens, sicut in logicis in libro Sex principiorum determinatum
est»; cf. Id., Liber de Sex principiorum, éd. Paris, t. 1, p. 315–316; cf. Ps. G. de la Porrée, Liber Sex
principiorum, in Aristoteles Latinus, I, 6–7, p. 37, 11 sq. Sur Gilbert, voir notamment L. Valente,
Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, Vrin, 2008; J. Jolivet et A. de
Libera (éd.), Gilbert de poitiers et ses contemporains. Aux origines de la Logica modernorum. Ac-
tes du septième symposium européen d’histoire de la logique et de la sémantique médiévales. Cen-
tre d’Etudes Supérieures de Civilisation Mediévale de Poitiers, Poitiers 17–22 juin 1985, Naples, Bi-
bliopolis, 1987, à quoi l’on doit ajouter les travaux de B. Maioli, L.-M. de Rijk, K. Jacobi et
L. Nielsen. Plus largement, sur la notion de relation chez Thomas, voir A. Krempel, La doctrine
de la relation chez Saint Thomas. Exposé historique et systématique, Paris, Vrin, 1952; et sur la re-
lation dans la scolastique, voir M. Henninger, Relations. Medieval Theories 1250–1325, Oxford,
Clarendon Press, 1989; puis, sur Wylton, Id., «Thomas Wylton’s Theory of Relations», Docum-
La dimension formelle de l’intellect agent 91

des thèses hérétiques sur la Trinité. C’est le cas au premier livre de son Commen-
taire des Sentences, dist. 33, q. 1, art. 1 ou dans la Somme de Théologie, Ia, q. 28, art.
2118. L’Aquinate y demande si la relation en Dieu est identique à son essence
(utrum relatio in Deo sit idem quod sua essentia). La réponse sera positive, mais
pour y parvenir Thomas doit procéder en deux temps en établissant, d’une part,
qu’en Dieu la relation est réelle et non pas seulement de raison, et, d’autre part,
que cette relation réelle est subsistante et non pas inhérente à la manière d’un ac-
cident. C’est sur le premier point qu’est introduite la lecture porrétaine, comme
le montre cet extrait de la Somme:

On dit que sur ce point Gilbert de la Porée s’est trompé, mais que dans la
suite, au concile de Reims, il rétracta son erreur. Il disait en effet qu’en Dieu
les relations sont assistantes (assistentes), c’est-à-dire accolées du dehors
(extrinsecus affixae).
Pour éclaircir cette question, il faut d’abord noter qu’en chacun des neuf
genres d’accident il y a deux aspects à considérer. Le premier est l’être qui
revient à chacun d’eux en tant qu’accident; et pour tous, de manière géné-
rale, il consiste à «être dans» un sujet (inesse subiecto): l’être (esse) de l’acci-
dent, en effet, est d’«être dans» (inesse). L’autre aspect à considérer en cha-
cun d’eux est la raison formelle (ratio) propre de chacun de ces genres. Or
dans les autres genres que la relation, par exemple dans la quantité et la
qualité, la raison formelle propre du genre se prend aussi par rapport au su-
jet !dans lequel, en tant qu’accidents, ces accidents existent": on dit ainsi
que la quantité est une mesure de la substance, et que la qualité, elle, est une
disposition de la substance. En revanche, la raison formelle propre de la
relation ne se prend pas par rapport au sujet dans lequel elle est, mais par
rapport à quelque chose d’extérieur (secundum comparationem ad aliquid
extra).
Si donc nous considérons – et cela, même dans les choses créées – les rela-
tions en tant qu’elles sont des relations, sous cet aspect elles se trouvent
bien assistantes (assistentes), et non pas fixées du dedans (non intrinsecus af-
fixae): c’est-à-dire qu’elles signifient un rapport contigu en quelque sorte à
la chose référée même (contingentem ipsam rem relatam), puisqu’il se porte
à partir d’elle vers l’autre (prout ab ea tendit in alterum). Mais si, par contre,
on considère la relation en tant qu’accident, elle est, sous cet aspect, inhé-

enti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 1 (1990), p. 457–90. Enfin, A. de Libera croise
plusieurs fois Gilbert en un sens qui nous intéresse dans son Archéologie du sujet, II, notamment
p. 461–462; 347–348.
118 Cf. son Compendium Theologiae, I, chap. 53; 54; 66 et 67; Quodl. 6, q. 1; De pot., q. 8, art. 2;
4 Contra Gent., chap. 14; Summa theologiae, Ia, q. 40, art. 1.
92 L’intellect agent hors de l’âme

rente au sujet et possède en lui un être accidentel. Gilbert de la Porée, lui,


n’a considéré la relation que sous le premier aspect.119

Gilbert aurait été le partisan – hérétique, s’il ne s’était rétracté – d’une thèse fai-
sant des relations divines des relations seulement «assistantes», c’est-à-dire ne se
rapportant aux Personnes que du dehors, par simple accolement ou apposition,
mais sans fondement réel en elles. Thomas d’Aquin, toutefois, délimitant leur
champ d’application exclusif, propose une justification des formules de l’évêque
de Poitiers. Il serait bien scandaleux d’affirmer sans nuances que les relations di-
vines sont «assistantes», purement extrinsèques, comme si les noms de Père, de
Fils ou d’Esprit n’avaient d’autre fondement que dans l’esprit de l’homme qui,
par facilité, s’en servirait pour désigner les divers modes selon lesquels la divi-
nité lui apparaît. Mais si l’on prend soin de distinguer dans la relation réelle son
être (esse) ou son essence, qui l’inscrit dans la chose reliée120, de sa raison for-
melle (ratio), qui, elle, n’est que dans la connexion à autre chose (ad aliquid ex-
tra), on pourra dire que la relation divine, sous ce dernier rapport, est bien «assis-
tante», c’est-à-dire seulement exterius ou extrinsecus affixa. L’idée d’assistance
est donc acceptable, mais ne vaut que pour la relation en tant que relation: c’est
dans cette limite que la thèse de Gilbert de la Porée se vérifie121.

119 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 28, art. 2, sol.: «Respondeo dicendum quod
circa hoc dicitur Gilbertus Porretanus errasse, sed errorem suum postmodum in Remensi
Concilio revocasse. Dixit enim quod relationes in divinis sunt assistentes, sive extrinsecus af-
fixae. Ad cuius evidentiam, considerandum est quod in quolibet novem generum accidentis est
duo considerare. Quorum unum est esse quod competit unicuique ipsorum secundum quod est
accidens. Et hoc communiter in omnibus est inesse subiecto, accidentis enim esse est inesse.
Aliud quod potest considerari in unoquoque, est propria ratio uniuscuiusque illorum generum.
Et in aliis quidem generibus a relatione, utpote quantitate et qualitate, etiam propria ratio ge-
neris accipitur secundum comparationem ad subiectum, nam quantitas dicitur mensura subs-
tantiae, qualitas vero dispositio substantiae. Sed ratio propria relationis non accipitur secun-
dum comparationem ad illud in quo est, sed secundum comparationem ad aliquid extra. Si
igitur consideremus, etiam in rebus creatis, relationes secundum id quod relationes sunt, sic in-
veniuntur esse assistentes, non intrinsecus affixae; quasi significantes respectum quodammodo
contingentem ipsam rem relatam, prout ab ea tendit in alterum. Si vero consideretur relatio se-
cundum quod est accidens, sic est inhaerens subiecto, et habens esse accidentale in ipso. Sed
Gilbertus Porretanus consideravit relationem primo modo tantum.»
120 Dans le cas de Dieu, toutefois, la relation ne saurait évidemment être accidentelle mais
seulement subsistante: c’est le cœur de la doctrine, qu’on laisse ici de côté.
121 Thomas le disait déjà dans son Commentaire des Sentences. Cf. Thomas d’Aquin, In I Sent.,
dist. 33, q. 1, art. 1, sol.; éd. Mandonnet, p. 764–765: «Respondeo dicendum, quod simpliciter
confitendum est proprietates esse divinam essentiam. Error enim iste qui in Littera tangitur, di-
citur Porretani fuisse, quem postmodum in rhemensi concilio retractavit. Cum enim, ut supra
dictum est, in relatione sint duo: scilicet relationis respectus, quo ad alterum refertur, in quo
consistit relationis ratio; et iterum ipsum esse relationis, quod habet secundum quod in aliqua
re fundatur, vel quantitate, vel essentia, vel aliquo hujusmodi: consideraverat relationes divi-
La dimension formelle de l’intellect agent 93

L’accès à la «métaphysique» porrétaine «du concret»122 qu’occasionne cette


dispute thomasienne est féconde. Gilbert, en effet, n’applique pas seulement au
prédicat de la relation cette notion d’attache extérieure. Substance, qualité et
quantité mises à part, elle vaut pour les sept catégories aristotéliciennes restan-
tes123. Car celles-ci, dit-il, ne concernent pas l’«être» de la chose: ni son esse, qui
relève de la substance, ni son esse aliquid, que déterminent la quantitas et la qua-
litas124. Ce ne sont que des extrinsecus affixa, des propriétés extrinsèques qui, par
apposition, en vertu de quaedam extrinsecus collatio125, ne sont qu’extérieure-
ment rattachées à la chose dont elles laissent intacte la «nature» (natura) et n’af-
fectent que le «statut» (status).
D’un point de vue épistémique, l’«assistance» dont parle Wylton pour l’intel-
lect agent n’est pas étrangère à ces développements d’origine porrétaine dont
les XIIIe et XIVe siècles, sur la question des relations en Dieu, ont fait leur miel126.
Si l’intellect agent est assistant, s’il n’est qu’assistant, c’est en raison de son ex-
trinsécéité. Il se rapporte à l’âme humaine, certes, mais cela sans inhérence, et sa
relation, qui suppose une substance déjà constituée, ne confère pas l’être de son
«sujet». Le rapport, toutefois, n’est pas seulement de système, il est aussi direc-
tement lexical. Que dit Albert le Grand, en effet, lorsqu’il demande dans sa
Summa Theologiae (lib. I, pars 1, tract. 39) s’il y a, en Dieu, «relation» (an sit in di-
vinis relatio)? Se référant aux distinctions logiques du Liber sex principiorum,
qu’il attribue à Gilbert, il rappelle que, si c’est le cas, c’est en vertu de ce que dit

nas secundum respectum in quo relationis ratio consistit, ex quo non habet quod aliquam rem
inhaerentem imponat …».
122 La formule, «métaphysique du concret», est de B. Maioli. Voir son Gilberto Porretano.
Dalla grammatica speculativa alla metafisica del concreto, Rome, Bulzoni, 1979.
123 Sur cette question technique, qu’on ne fait que survoler, voir notamment B. Maioli, Gil-
berto Porretano. Dalla grammatica speculativa alla metafisica del concreto, p. 289–300; L. M. de
Rijk, «Gilbert de Poitiers. Ses vues sémantiques et métaphysiques», in J. Jolivet et A. de Libera
(éd)., Gilbert de Poitiers et ses contemporains …, p. 147–171, surtout p. 156–160.
124 Cf. Gilbert de Poitiers, In De Trin.; éd. Häring, p. 136, 12–16. Cf. Id., In Contra Eut.; éd. Hä-
ring, p. 292, 27–30; 319, 59–320, 74.
125 Cf. Gilbert de Poitiers, In De Trin.; éd. Häring, p. 126, 45; 123, 55–125, 27; 126, 41–127, 50;
135, 2–136, 22.
126 À titre d’exemples, parmi des dizaines possibles, cf. François de Meyronnes (Franciscus
Mayronis, m. 1328), In I Sent., d. 26, q. 4, qui distingue la relation «insistens» de celle seulement
«assistens» (cité par M. McCord Adams, «The Metaphysics of the Trinity in Some Fourteenth
Century Franciscans», Franciscan Studies, 66 (2008), p. 101–168, ici p. 149); Bernard de Trilia
(m. 1292), dont le Quodlibet III, 40 porte ce titre: «utrum relationes in divinis sint assistentes
vel insistentes» (voir R. L. Friedman, «Dominican Quodlibetal Literature, ca. 1260–1330», in
Ch. Schabel (éd.), Theological Quodlibeta in the Middle Ages, Leiden-Boston, Brill, 2007, p. 401–
491, ici p. 480); ou Jean de Naples (m. ca. 1350), qui dans un Quodlibet, lui aussi, demande «utrum
impassibilitas conveniat corporibus gloriosis per aliquam formam eis inhaerentem vel per so-
lam virtutem divinam eis assistentem …» (voir R. Cross, «Natural Philosophy: An Analytic In-
dex», in Ch. Schabel (éd.), Theological Quodlibeta in the Middle Ages, p. 701–758, ici p. 712).
94 L’intellect agent hors de l’âme

«le Porrétain», à savoir que «la forme de la relation est plus une forme assistante
(forma assistens) qu’une !forme" inhérente (inhaerens)»127, c’est-à-dire que tout
son être est dans le rapport à la réalité corrélée, et qu’elle n’ajoute rien à ce «en»
quoi elle se trouve128. De ce point de vue-ci, la partition wyltonienne entre forma
assistens et forma inhaerens trouve une source dans la théologisation scolastique
de l’ontologie catégoriale.
Reste l’ultime entrée que nous suggérions. Elle a comme avantage d’insister,
non plus sur l’extrinsécéité, mais sur la dimension causale de l’assistance. Prise
sous l’angle qui nous importe, la notion d’assistance apparaît en effet dans les dé-
bats sur le mode d’efficacité des sacrements129. L’une des théories, la «causalité-
pacte»130, conteste l’existence d’une causalité physique inhérente au sacrement
sensible. Contre l’idée d’une virtus propre, principe d’action efficace, elle «sou-
tient que le sacrement agit en raison du pacte d’assistance conclu avec Dieu au
moment de son institution, la virtus du sacrement étant simplement la relation
particulière posée entre le sacrement comme signe et son signifié, telle que la
présence de l’un conditionne celle de l’autre»131. Augustin disait déjà du pouvoir
divin (virtus divina) qu’il «assiste» le sacrement et que, s’il n’était présent
(adesse), la consécration du baptême ne pourrait avoir lieu132. Au xiii e siècle,

127 Albert le Grand, Summa Theologiae, pars 1, éd. Kübel, in Id., Opera omnia, t. 34, p. 287; cité
supra. La distinction entre forme assistante/forme inhérente pour présenter la position de Gil-
bert de la Porée est antérieure, toutefois, à Albert, comme l’attestent certains des textes relevés
par I. Yukio et S. Ebbesen, dans leur article «Logico-Theological Schools from the Second Half
of the 12th Century: A List of Sources», Vivarium, 30/1 (1992), p. 173–210; voir notamment
p. 188, ce texte de Humbertus, tiré de la Summa ‘Colligite fragmenta’ (1194/1200): «Quidam
vero, ut Porretani, dixerunt personarum proprietates non esse personas, multas et quasi sine
numero in trinitate fingentes proprietates, nam (] non MS) distinguunt tria formarum seu pro-
prietatum genera, dicentes quod formarum aliae sunt subsistentiae, aliae insistentiae, aliae assis-
tentiae; subsistentiae sunt proprietates praedicamenti substantiales quibus res subsistunt, ut
animalitas et lapiditas et huiusmodi; insistentiae sunt formae duorum praedicamentorum, scil
quantitates et qualitates, quae ita subiecto insunt quod secundum se afficiunt, disponunt et im-
mutant; assistentiae dicuntur aliorum omnium praedicamentorum formae, quae quidem assunt
subiectis et non insunt sed quodammodo extrinsecus, sed quodammodo secundum Boethium
affixae esse videntur, nec sunt veri nominis proprietas» (nous soulignons).
128 On trouve ce résumé, en effet, à la fin de l’argument: «cuius esse totum ad alterum est, ni-
hil addit ei in quo est» (ibid.) Il écrivait quelques lignes plus haut: «dicendum est quod relatio in
divinis verissimo modo est, sed modo relationis, hoc est, quod non praedicat aliquid quod insit
modo formae substantialis vel accidentalis, universalis vel particularis, ut dicit Boethius, sed
totum quod est, dicit et praedicat ad id quod extra est, hoc est ad oppositum correlativum, quod
ad ipsum se habet sicut terminus et finis …».
129 Sur ce point, voir I. Rosier-Catach, La Parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Seuil, 2004,
spéc. le chap. 2, p. 99–183. Nous devons à ce livre ce que nous citons dans les lignes qui suivent.
130 La formule est d’I. Rosier-Catach.
131 I. Rosier-Catach, La Parole efficace …, p. 99.
132 Cf. Augustin, Liber de baptismo contra Donatistas, VI, 25, 47 (éd. M. Petschenig, Leipzig,
1908; CSEL 51, p. 324; nous soulignons): «Deus adest evangelicis verbis suis, sine quibus baptis-
La dimension formelle de l’intellect agent 95

l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, repoussant la thèse de virtutes prodi-


gieuses inscrites dans les corps, le défend lui aussi. Les paroles prononcées
durant la cérémonie du baptême ne sont ainsi efficaces que parce que Dieu, leur
accordant son «assistance», décide qu’elles le soient:

Si l’on se demande si la sanctification se fait par l’eau [ex aqua], on répon-


dra par la négative, parce qu’elle l’est seulement par Dieu qui la donne: in-
voqué pour cela, il se rend présent (adest) et assiste (assistit) le sacrement, et
opère intérieurement ce que l’eau réalise extérieurement, selon une relation
de similitude et de proportion. Ces paroles: «Je te baptise au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit», constituent une invocation de la Trinité sainte et
glorieuse, et ce grâce à ce qui est impliqué par la formule, qui revient à dire:
«Je te baptise au nom, c’est-à-dire en invoquant nommément le Père et le
Fils et l’Esprit-Saint, pour te sanctifier»133.

La position, largement relayée, se retrouve chez Bonaventure. Les paroles de la


consécration n’ont aucune virtus qui serait en elles une qualité absolue. Dès lors,
écrit le théologien, on parle de virtus «en un sens plus large, non parce qu’une
qualité a été attribuée au verbe, qui en expliquerait l’opérativité, mais parce qu’il
est établi par l’institution divine, que, à chaque fois que le verbe est prononcé sur
le pain avec l’intention de consacrer, alors il y aura transsubstantiation du
pain»134. C’est donc le Verbe incréé qui agit lorsqu’est prononcé ce verbe du prê-
tre, et qui agira chaque fois qu’il le sera. En effet,

c’est le Christ qui, en une institution unique, disposa le verbe au-delà de sa


nature, non pas seulement celui qu’il prononça, mais tout verbe semblable
prononcé par un prêtre, afin que, dès sa prononciation, lui-même prêtre (ipse
sacerdos), assistant invisible (invisibilis assistens), ferait la conversion. Par

mus Christi consecrari non potest …»; ibid., III, 10, 15 (CSEL 51, p. 205; nous soulignons): «Sa-
cramento suo divina virtus assistit sive ad salutem bene utentium sive ad perniciem male uten-
tium.»
133 Guillaume d’Auvergne, De sacramentis, De sacramento baptismi, c. 1, in Guillelmi Alverni
Episcopi Opera omnia, éd. Paris, 1674, p. 418b (nous soulignons): «Si quis autem quaesierit
utrum sanctificatio ex aqua fit, sciendum est quod non, sed ex solo Deo datore, qui invocatus ad
hoc adest et assistit, et operatur intus ad similitudinem, et proportionem eius, quod aqua habet
operari exterius. Et verba ista: ‘Baptizo te in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti’, invocatio
sunt beatae et gloriosae Trinitatis, et hoc per insinuationem, ac si diceret: ‘Baptizo te, in no-
mine’, idest ‘nominatim invocatis Patre et Filio’, et ‘Spiritus sancto’, scilicet ‘ad sanctificandum
te’.»
134 Bonaventure, In IV Sententiarum, d. 10, p. 2, art. 1, q. 3; éd. Quaracchi, p. 231–232: «virtus
verbi extenso nomine dicitur, non quia aliqua qualitas sit data verbo, per quam operatur, sed ex
divina institutione hoc firmatum est, ut, isto verbo prolato a sacerdote super panem cum inten-
tione conficiendi, panis transubstantietur.»
96 L’intellect agent hors de l’âme

conséquent, rien de nouveau n’est donné aux paroles, quand le prêtre les
prononce135.

Avant d’être lui-même critiqué par Duns Scot136, Thomas d’Aquin, dans toute
son œuvre, rejette le principe de cette doctrine du «pacte» dans laquelle les sa-
crements, dépourvus de toute efficacité réelle, n’ont plus d’autre statut que celui
de causae sine qua non137. Pour ceux, en effet, «qui réduisent les sacrements à ne
causer la grâce que par une sorte de concomitance (per quandam concomitan-
tiam), il n’y a pas en eux de vertu qui joue un rôle efficace dans la production du
sacrement (aliqua virtus quae operetur ad sacramenti effectum). Il y a seulement
une vertu divine qui se rend présente au rendez-vous du sacrement (virtus divina
sacramento co-assistens) et opère l’effet sacramentel»138. L’Aquinate y oppose

135 Bonaventure, In IV Sententiarum, d. 10, p. 2, art. 1, q. 3; éd. Quaracchi, p. 231–232: «… sed


Christus unica institutione non tantum verbum, quod protulit, sed omne consimile prolatum a
sacerdote supra naturam ordinavit, ut statim, ipso prolato, ipse sacerdos invisibilis assistens
converteret. Unde nihil datur verbo de novo, quando sacerdos illud pronuntiat.»
136 Voir I. Rosier-Catach, La Parole efficace …, p. 140–156. On lit notamment, à propos de
l’Opus Oxoniense, p. 155: «l’efficience du sacrement lui vient seulement de ce qu’il est signe
choisi par Dieu comme ce par quoi il a décidé de conférer la grâce».
137 Cf. notamment Thomas d’Aquin, Scriptum super Sententiis, IV, d. 1, q. 1, art. 4, qa 1, resp.;
éd. Moos, § 119 sq., p. 31 sq.: «Quidam enim dicunt, quod non sunt causae quasi facientes aliquid
in anima, sed causae sine quibus non: quia increata virtus, quae sola effectus ad gratiam perti-
nentes in anima facit, sacramentis assistit per quamdam Dei ordinationem, et quasi pactionem.
Sic enim ordinavit et quasi pepigit Deus, ut qui sacramenta accipiunt, simul ab iis gratiam re-
cipiant, non quasi sacramenta aliquid faciant ad hoc.» Cela, poursuit Thomas, fait du sacrement
une simple cause per accidens; il n’est plus rien, en vérité, qu’un signe: «Sed hoc non videtur
sufficere ad salvandum dicta sanctorum. Causa enim sine qua non, si nihil omnino faciat ad in-
ducendum effectum vel disponendo vel meliorando, quantum ad rationem causandi, nihil ha-
bebit supra causas per accidens; sicut album est causa domus, si aedificator sit albus; et secun-
dum hoc sacramenta essent causae per accidens tantum sanctificationis. Illa enim ordinatio
quam dicunt, sive pactio, nihil dat eis de ratione causae, sed solum de ratione signi; sicut etiam
denarius plumbeus est solum signum indicans quis debet accipere.» Cf. Id., Summa theologiae
IIIa, q. 62, a. 1, sol.: «mais, à y regarder bien, une telle explication ne s’élève pas au-dessus de la
raison de signe. […] À s’en tenir à cette explication, les sacrements de la loi nouvelle ne seraient
rien de plus que des signes de la grâce, tandis que d’après l’enseignement des Pères, on doit te-
nir que les sacrements de la nouvelle loi non seulement signifient, mais causent la grâce» («Sed
si quis recte consideret, iste modus non transcendit rationem signi. […] Secundum hoc igitur
sacramenta novae legis nihil plus essent quam signa gratiae, cum tamen ex multis sanctorum
auctoritatibus habeatur quod sacramenta novae legis non solum significant, sed causant gra-
tiam»).
138 Thomas d’Aquin, Summa theologiae IIIa, q. 62, a. 4, sol. (nous soulignons): «Respondeo
dicendum quod illi qui ponunt quod sacramenta non causant gratiam nisi per quandam con-
comitantiam, ponunt quod in sacramento non sit aliqua virtus quae operetur ad sacramenti
effectum: est tamen virtus divina sacramento co-assistens, quae sacramentalem effectum
operatur.» Cf. Id., Quodlibet XII, q. 10, sol.: «Sit aliquis episcopus qui investiat aliquem de prae-
benda per annulum, annulus non est causa praebendae, sed signum. Sed hoc non est sane dic-
La dimension formelle de l’intellect agent 97

une théorie de la causalité physique qui, sous l’influence d’Avicenne, puis


d’Averroès, reconnaît au sacrement la dimension de cause dispositive (c’est ce
qu’avance, et dont l’effet sera durable, le Commentaire des Sentences139), puis ins-
trumentale (c’est la position – conforme à la doctrine de l’efficience seconde du
dernier Thomas – de la Somme de théologie)140. S’ils sont des causes, les sacre-
ments, tels des instruments, n’agissent pas dans la production de la grâce en
vertu de leurs formes propres, mais seulement par le mouvement que leur im-
prime la cause principale qu’est Dieu; «et c’est ainsi que les sacrements de la loi
nouvelle causent la grâce: sous l’influence d’une ordination divine, ils sont of-
ferts aux hommes pour causer en eux la grâce»141.
L’intervention de Thomas d’Aquin manifeste ce que, dans l’ordre noétique, la
notion de forma assistens promue par Wylton a de neuf. S’agissant des sacre-
ments, en effet, la théorie de la causalité assistante fait de l’assistant, c’est-à-dire
de Dieu, l’unique véritable cause de l’effet produit. L’assistens n’appuie pas une
efficacité inférieure; à l’occasion d’une chose, qu’il institue lui-même comme si-
gne, il en effectue, seul, le signifié, dont l’advenir reste de droit suspendu à son
bon vouloir (beneplacitum). Il n’en va pas de même avec l’intellect agent. Wylton
en fait une forme assistante pour l’intégrer, malgré son indépendance ontologi-
que, au processus de production de la pensée humaine dans lequel, d’une part, les
images individuelles, loin d’être des causes occasionnelles, s’agrègent à l’activité
noétique pour constituer causa una totalis en mesure d’actuer l’intellect maté-
riel142, et qui, d’autre part, reste bien in potestate nostra du fait de notre maîtrise
des phantasmes intelligés. L’image n’est pas un signe du concept, comme le jeton
de plomb l’est d’une somme d’argent; et l’assistance ne dit aucunement l’exclu-
sivité causale d’un intellect transcendant hors de contrôle. Ce serait prendre
l’averroïsme de Wylton à contresens. L’intellect agent n’est pas ce qui agit la

tum: quia sic non esset aliqua praerogativa sacramentorum novae legis ad vetera: quia etiam in
illis virtus coassistens fidei credentium in Christum venturum iustificabat. Et ideo dicendum,
quod sacramenta habent in se virtutem iustificandi, et alios effectus ad quos ordinantur, et non
solum quod sint signum; unde Augustinus: quae est tanta vis aquae, ut corpus tangat et cor.»
139 Cf. à nouveau Thomas d’Aquin, Scriptum super Sententiis, IV, d. 1, q. 1, art. 4, qa 1, resp.
Voir C. Spicq, «Les sacrements sont cause instrumentale perfective de la grâce», Divus Thomas,
32 (1929), p. 337–356; et I. Rosier-Catach, La Parole efficace …, p. 135–139.
140 Voir H.-F. Dondaine, «À propos d’Avicenne et de S. Thomas: de la causalité dispositive à
la causalité instrumentale», Revue thomiste, 51 (1951), p. 441–453; sur le rapport à Averroès, voir
les indications dans J.-B. Brenet, «Le feu agit-il en tant que feu? Causalité et synonymie dans les
Quaestiones sur le De sensu et sensato de Jean de Jandun», in C. Grellard et P.-M. Morel (dir.), Les
‘Parva naturalia’ d’Aristote. Fortune antique et médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne,
2010, p. 163–195. Nous reprenons le dossier de la causalité chez Thomas, incluant celui de ses
sources arabes, dans un travail en cours sur le De operationibus occultis.
141 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIIa, q. 62, a. 1, sol.: «Et hoc modo sacramenta novae
legis gratiam causant, adhibentur enim ex divina ordinatione ad gratiam in eis causandam.»
142 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 26.
98 L’intellect agent hors de l’âme

pensée; en tant que forme assistante de l’intellect matériel, il est ce dont la pré-
sence permet à l’homme de l’agir lui-même143.

3.2.1.2 Vers le mind-body problem?

Mais il en est des concepts comme des livres qui les enferment: habent sua fata144.
Et si la forme assistante de Wylton mérite d’être rapprochée de la virtus assistens
de la première scolastique pour la torsion qu’elle lui imprime, elle vaut davan-
tage encore a parte post, quand on lui accole l’une des grandes traditions médié-
vales tardives, constitutive de la modernité: celle, en termes contemporains, du
mind-body problem145. Il est difficile d’établir à quelle forme de sélection natu-
relle des espèces l’histoire des idées obéit elle aussi. Le fait est que tout ne s’y re-
trouve pas; elle coupe, démaigrit, et dans ses schématisations, elle a, mystérieu-
sement parfois, ses élus. En l’occurrence, la grille d’élucidation des rapports
entre l’âme rationnelle et le corps parvient au xvii e siècle, dans la dernière sco-
lastique qui nourrit un Descartes, sous la forme réduite et figée de cette alterna-
tive: forma informans ou forma assistens146. Elle se lit partout. Entre autres, sans
surprise, chez Francisco de Toledo (m. 1596):

«Forme» s’entend de deux façons. Cela désigne d’abord une partie de la


substance, qui informe la matière et produit avec elle un composé essentiel

143 C’est un point qu’on détaille plus bas, lorsqu’il s’agit de discuter le «couplage» de l’intel-
lect matériel au corps individuel (c’est-à-dire, pour Wylton, la dimension psychique de l’intel-
lectus materialis).
144 Voir l’ouverture du tome II de l’Archéologie du sujet d’A. de Libera.
145 Voir, pour quelques passerelles médiévales, H. Lagerlund (éd.), Forming the mind. Es-
says on the Internal Senses and the Mind/Body Problem from Avicenna to the Medical Enlighten-
ment, Dordrecht, Springer, 2007; R. Pasnau, «The Mind-Soul Problem», in P. J. J. M. Bakker et
J. M. M. H. Thijssen (éd.), Mind, Cognition and Representation. The Tradition of Commentaries on
Aristotle’s De anima, Aldershot, Ashgate, 2007, p. 3–19. Voir aussi P. King, «Scholasticism and
the Philosophy of Mind: The Failure of Aristotelian Psychology», in T. Horowitz et A. I. Janis
(éd.), Scientific Failure, Lanham, Rowman & Littlefield, 1994, p. 109–138; Id., «Why Isn’t the
Mind-Body Problem Mediaeval?», in H. Lagerlund (éd.), Forming the Mind, 2007, p. 187–205.
146 Sur ce point, voir notamment, en dépit de leur caractère succinct, D. Des Chene, Life’s
form. Late Aristotelian Conceptions of the Soul, Ithaca, Cornell University Press, 2000, spéc. p. 67
sq.; E. Cassirer, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps moder-
nes, I. De Nicolas de Cues à Bayle, Paris, Cerf, 2004 (chap. II, p. 99–102), et l’ouvrage, déjà cité, de
S. Salatowsky, De Anima: Die Rezeption Der Aristotelischen Psychologie Im 16. Und 17. Jahrhun-
dert, dont le chapitre 3. 3. 1. 1. s’intitule précisément «forma informans oder forma assistens?».
Voir aussi H. Wels, Die Disputatio De Anima Rationali Secundum Substantiam Des Nicolaus Bal-
delli S. J. Nach Dem Pariser Codex B. N. Lat. 16627: Eine Studie Zur Ablehnung Des Averroismus
Und Alexandrismus Am Collegium Romanum Zu Anfang Des 17. Jahrhunderts, Amsterdam,
Grüner, 2000; et à nouveau, H. Lagerlund (éd.), Forming the mind, spéc. l’introduction.
La dimension formelle de l’intellect agent 99

qui est un par soi: on l’appelle forme «informante». Mais cela peut valoir
aussi pour une forme ou une substance qui n’est pas unie essentiellement, ni
selon la substance, mais seulement selon une certaine opération, à la ma-
nière dont le marin est uni au navire qu’il meut, et l’intelligence à la sphère:
on l’appelle forme «assistante»147.

Dans son commentaire du traité De l’âme, F. Suárez (m. 1617) en use aussi cou-
ramment. Il oppose ici, dans un texte des Disputationes metaphysicae dont l’anti-
averroïsme ne fait aucun doute, la forme assistante, simple moteur extrinsèque, à
la forme substantielle, seule véritable forme du corps:

L’âme rationnelle est une substance et non un accident, ce qui est évident,
du fait qu’elle demeure par soi une fois séparée du corps, puisqu’elle est im-
mortelle; elle est donc subsistante par soi et indépendante d’un sujet; elle
n’est pas un accident, mais une substance. Du reste, cette âme est la véritable
forme du corps, ainsi que l’enseigne la foi et comme l’indique avec évidence
la lumière naturelle; ce ne peut être, en effet, une substance assistante (subs-
tantia assistens) ou mouvant le corps de manière extrinsèque (extrinsece mo-
vens corpus), sans quoi elle ne le vivifierait pas, de même que les actes de la
vie ne dépendraient pas essentiellement de sa présence et de sa conjonction;
enfin, ce qui intellige ne serait pas l’homme lui-même, mais une certaine autre
substance assistante (quaedam alia substantia assistens). L’homme consiste
donc en un corps, qui sert de matière, et une âme rationnelle, qui sert de
forme; cette âme est donc une forme substantielle …148

147 Franciscus Toletus, In de An., II; Opera omnia, III; Hildesheim, Olms, 1985, réimpr. de
l’édition de Cologne 1615–1616, f. 41ra: «forma dupliciter accipitur. Uno modo pro parte subs-
tantiae, quae informat materiam, & cum ipsa unum per se essentiale compositum facit, & talis
dicitur forma informans. Altera modo pro forma vel substantia quae non unitur essentialiter,
nec secundum substantiam, sed solum secundum operationem quandam, sicut nauta unitur
navi, quam movet, & intelligentia orbi, & talis dicitur forma assistens».
148 F. Suárez, Disputationes metaphysicae, XV, sectio I, § 6 (indiqué par A. de Libera, Archéo-
logie du sujet. II, p. 430, n. 2); voici le passage dans son entier (nous soulignons): «… anima ra-
tionalis substantia est et non accidens, ut patet, quia per se manet separata a corpore, cum sit
immortalis; est ergo per se subsistens et independens a subiecto; non est ergo accidens, sed
substantia. Rursus illa anima est vera forma corporis, ut docet fides et est etiam evidens lumine
naturali; non enim potest esse substantia assistens aut extrinsece movens corpus, alias non vivifi-
caret illud, neque ex praesentia et coniunctione eius essentialiter penderent opera vitae; nec
denique esset ipse homo qui intelligeret, sed quaedam alia substantia assistens. Constat ergo
homo corpore ut materia et anima rationali ut forma; est ergo haec anima substantialis forma;
nam, ut infra declarabimus, nomine substantialis formae nihil aliud significatur quam substan-
tia quaedam partialis quae ita potest uniri materiae ut cum illa componat substantiam integram
ac per se unam, qualis est homo.»
100 L’intellect agent hors de l’âme

Plaisamment, on la rencontre aussi dans les Institutiones philosophicae ad facilio-


rem ueterum ac recentiorum philosophorum lectionem comparatae d’E. Pourchot
(m. 1734)149, «sept fois recteur de l’université de Paris, et cartésien scolaire s’il en
est»150. Distinguant l’union de l’âme rationnelle au corps de la relation acciden-
telle qui joint le démon au possédé, il note:

Le corps humain est communément appelé «sujet d’information» (subiec-


tum informationis) par rapport à l’âme rationnelle, laquelle le parachève, de
sorte que de l’une et l’autre substances, comme de deux parties essentielles,
l’homme soit produit. C’est pourquoi on dit de l’âme rationnelle qu’elle est
la «forme informante» (forma informans) du corps humain, dans la mesure
où elle est lui est unie essentiellement et selon sa destination. En revanche,
le démon dans l’énergumène, auquel il se trouve accidentellement conjoint,
l’École a coutume de l’appeler «forme assistante» (forma assistens)151.

Enfin, qu’il nous suffise de rappeler Bayle (m. 1706), lequel note dans les révi-
sions de l’article «Averroès» de son Dictionnaire historique et critique:

Les Jésuites de Conimbre remontent plus haut [que Pomponazzi, associant


Averroès et Thémistius], car ils veulent que Théophraste ait entendu de
cette façon la doctrine d’Aristote son maître. […] Ils ajoutent que plusieurs
Modernes ont avoué que, selon les hypothèses d’Aristote, l’entendement
humain est une seule et même substance, mais qu’entre ces Modernes
[Bayle cite Pic de la Mirandole et Achillini152] les uns veulent qu’elle soit

149 C’est A. de Libera qui l’exhume et le cite; voir son Archéologie du sujet. II, spéc. p. 57–59 et
431.
150 Ibid., p. 57.
151 Cf. ibid., p. 59, n. 2: «corpus humanum vulgo subiectum informationis appellatur respectu
animae rationalis, a qua perficitur, ut ex utraque substantia, tanquam ex duplici parte essen-
tiali, fiat homo. Ideo autem anima rationalis dicitur humani corporis forma informans, quia ipsi
essentialiter, et ex conditoris destinatione est unita. Sed daemon in energumeno, cui acciden-
tario tantum coniungitur, forma assistens in Scholis vocari consuevit.»
152 Sur l’averroïsme tardif et la Renaissance, voir notamment B. Nardi, Sigieri di Brabante nel
pensiero del Rinascimento Italiano, Rome, Edizioni Italiane, 1945; Id., Saggi sull’Aristotelismo
padovano del secolo XIV al XVI, Florence, Sansoni, 1958; E. P. Mahoney, Two Aristotelians of
the Italian Renaissance: Nicoletto Vernia and Agostino Nifo, Ashgate, Aldershot (UK), 2000;
D. N. Hasse, «The Attraction of Averroism in the Renaissance: Vernia, Achillini, Prassicio», in
P. Adamson, H. Baltussen et M. W. F. Stone (éd.), Philosophy, Science and Exegesis in Greek, Ara-
bic and Latin Commentaries, p. 131–147; Id., «Aufstieg und Niedergang des Averroismus in
der Renaissance: Niccolò Tignosi, Agostino Nifo, Francesco Vimercato», in J. A. Aertsen et
M. Pickavé (éd.), «Herbst des Mittelalters?» Fragen zur Bewertung des 14. und 15. Jahrhunderts,
Berlin, de Gruyter, 2004 (Miscellanea Mediaevalia 31), p. 447–473; Id., «Arabic philosophy and
Averroism», in J. Hankins (éd.), Cambridge Companion to Renaissance Philosophy, Cambridge,
Cambridge University Press, 2007, p. 113–136; Id., «Averroica secta: notes on the formation of
La dimension formelle de l’intellect agent 101

dans tous les hommes comme une forme assistante, et que les autres soutien-
nent qu’elle y est en qualité de forme informante153.

Il n’est pas aisé – si cela a un sens – de tracer l’origine d’une coutume. Mais cette
partition des formes, avec leurs étiquettes, s’est assurément jouée tôt, puisqu’on
en trouve des éléments au xiv e siècle, à Paris, dans les Questions sur le traité De
l’âme (tertia lectura)154 et les Quaestiones super librum Metaphysice de Jean Buri-
dan (m. ca. 1361).
Dans sa q. 4 sur le livre III du De anima (utrum intellectus humanus sit forma
inhaerens corpori humano), Buridan relève trois thèses principales sur l’intellect:
celles d’Alexandre d’Aphrodise, d’Averroès et de la foi chrétienne. Alexandre,
dit-il, «tel que le Commentateur le cite», soutient que l’intellect humain est une
forme matérielle engendrable et corruptible, éduite de la puissance de la matière,
étendue par son extension, et qui, donc, pas plus que l’âme d’un bœuf ou d’un
chien, ne survit à la disparition du corps155. Selon la foi, en revanche, il nous faut
fermement croire que l’intellect humain est une forme substantielle du corps hu-
main, inhérente à lui, mais sans être tirée de la puissance de la matière, ni éten-
due par son extension: créée par Dieu, elle n’est pas corruptible – même si le
Créateur, de puissance absolue, pourrait l’annihiler156. Quant à Averroès, il sou-

averroist movements in fourteenth-century Bologna and Renaissance Italy», in J.-B. Brenet


(éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 307–331; C. Martin, «Rethinking Renaissance
Averroism», Intellectual History Review, 17 (1), 2007, p. 3–19; A. Akasoy et G. Giglioni (éd.), Re-
naissance Averroism and its Aftermath: Arabic Philosophy in Early Modern Europe, Springer,
2013.
153 P. Bayle, art. «Averroës», Diction[n]aire historique et critique, 2e édition, revuë, corrigée
et augmentée par l’Auteur, Rotterdam, chez Reinier Leers, 1702, ici p. 415 (nous soulignons). Cf.
A. de Libera, Archéologie du sujet. II, p. 429.
154 Nous nous servons de l’édition de J. Zupko citée plus haut (sur la question du texte et de
l’auteur, voir S. W. de Boer et P. J. J. M. Bakker, «Is John Buridan the Author of the Anonymous
Traité de l’âme Edited by Benoît Patar?», Bulletin de Philosophie médiévale, 53 (2011), p. 283–332.
Sur certaines des questions théoriques qui nous importent, voir H. Lagerlund, «John Buridan
and the Problems of Dualism in the Early Fourteenth Century», Journal of the History of Philo-
sophy, 42/4 (2004), p. 369–387.
155 Cf. Jean Buridan, Questions sur le traité De l’âme (tertia lectura), q. 4; éd. cit., p. 22: «prima
opinio fuit Alexandri, ut ibi citat Commentator. Dicebat Alexander quod intellectus humanus
est forma materialis generabilis et corruptibilis, educta de potentia materiae, et extensa exten-
sione materiae, sicut anima bovis aut anima canis, et non est manens post mortem.»
156 Cf. Jean Buridan, Questions sur le traité De l’âme (tertia lectura), q. 4; éd. cit., p. 22–23:
«Tertia opinio est veritas fidei nostrae, quae firmiter debemus credere: scilicet quod intellectus
humanus est forma substantialis corporis inhaerens corpori humano, sed non educta de poten-
tia materiae, nec extensa de eius extensione, et ideo non naturaliter genita nec corruptibilis.
Sed tamen non simpliciter perpetua, quia de novo creata. Et tamen sempiterna a parte post sic
quod nunquam corrumpetur vel annihilibitur, quamvis deus de potestate eius absoluta eam po-
test annihilare.»
102 L’intellect agent hors de l’âme

tient l’idée que l’intellect est ontologiquement séparé, unique et absolument


éternel. Ce n’est donc pas une «forme inhérente». Sa coupure d’avec les hommes,
qui pensent par lui, ne peut toutefois être radicale. Extrinsèque, l’intellect n’est
pas ailleurs; il est là, au contraire, comme Dieu, sans s’y mêler, est au monde. Il
est présent à chaque homme, il l’«assiste», dit Buridan:

L’autre opinion est celle d’Averroès, selon laquelle l’intellect humain est
une forme immatérielle, à la fois inengendrée et incorruptible, si bien
qu’elle n’est pas tirée de la puissance de la matière, ni étendue. Elle n’est pas
non plus multipliée par la multiplication des hommes, mais il y a un unique
intellect pour tous les hommes, c’est-à-dire [un seul intellect] par lequel je
pense, par lequel tu penses, etc. Partant, ce n’est pas une forme inhérente au
corps. Aussi imagine-t-il ceci: de même que Dieu est présent sans aucune
distance (praesens et indistans) au monde dans son entier comme à chacune
de ses parties, sans pourtant être inhérent au monde ou à quelque partie du
monde, de même cet intellect se rapporte aux hommes, c’est-à-dire qu’il
n’est inhérent à aucun, mais qu’il «assiste» chacun d’eux sans aucune dis-
tance (cuilibet indistanter assistit)157, bien qu’il soit indivisible158.

157 La formule se retrouve dans un passage des Quaestiones super librum Metaphysice qui
compare le rapport, chez Averroès, entre l’intellect unique et les hommes pensants, à celui,
chez Platon, entre l’universel séparé aux individus; voir J. Buridan, Quaestiones super librum
Metaphysice, VII, q. 15: «Quaeritur decimoquinto utrum uniuersalia sint separata a singulari-
bus», Paris, 1518; réimpr. sous le titre Kommentar zur Aristotelischen Metaphysik, Frankfurt a.
M., Minerva, 1964, f. 50vB (nous soulignons): «et certe credendum est quod Plato nunquam po-
suit quod essent res separatae ad inuicem nec distinctae, pro quibus supponunt isti termini ‘So-
crates’ et ‘homo’ et pro quibus uerificatur ista propositio: ‘Socrates est homo’. Sed credendum
est quod ipse opinabatur sicut Commentator opinatur de intellectu humano. Ipse enim credidit,
ut apparet III De anima, quod eodem intellectu in numero homines intelligerent et quod ille es-
set separatus ab omnibus hominibus ita quod non inhaerens illis sed tamen assistens eis praesen-
tialiter et indistanter, sicut diceremus deum assistere toti mundo. Quamuis ergo essent multi in-
telligentes, tamen unico intellectu essent intelligentes, et iste terminus ‘intelligens’ bene
supponat pro hominibus, tamen significat formaliter rem separatam ab eis, scilicet intellectio-
nem in isto intellectu exsistentem; unde nullum est inconueniens quod terminus aliquis sup-
ponat pro aliquo et tamen formali significatione significat rem separatam ab illo. Sicut iste ter-
minus ‘agens’ supponit pro re quae agit, et tamen formali significatione significat actionem qua
ipsum dicitur agens – quae tamen non est in agente sed in passo – ita cum dico ‘Lapis uidetur’
uel ‘Lapis est uisus’ iste terminus ‘uisus’ supponit pro lapide et tamen formali significatione si-
gnificat uisionem qua lapis uidetur, quae non est in lapide sed in oculo. Ita ergo dicebat Plato
quod humanitas uel animalitas est forma separata ab istis animalibus uel hominibus, quae licet
sit una et eadem tamen illa humanitate omnes homines et omnia animalia illa animalitate sunt
animalia» (sur ce texte, voir P. King, «Buridan’s Theory of Individuation», in J. E. Gracia (éd.),
Individuation in Scholasticism. Middle ages and counter-Reformation, Albany, State University
of New York Press, 1994, p. 397–430). Cf. John Buridan. Quaestiones super libros De generatione
et corruptione Aristotelis. A Critical Edition with an Introduction, éd. Michiel Streijger, Paul J. J.
La dimension formelle de l’intellect agent 103

Le modèle de la présence de Dieu au monde doit être souligné. Il suggère à raison


que l’«assistance» noétique telle que Wylton la comprenait s’alimentait d’une
autre doctrine de la causalité divine, plus générale et, en un sens, inverse, que
celle à l’œuvre dans la théorie des sacrements. On pense par exemple à la formu-
lation thomasienne de l’idée que Dieu se trouve in omnibus rebus159. En tant que
créateur de l’être de toutes choses, Dieu leur est sans cesse intimement «pré-
sent». Rien n’est «distant de lui» (distans ab eo)160, dit Thomas. Et puisqu’aucune
chose n’existe qu’en vertu de l’exister divin, elle ne peut ainsi rien faire qu’en
vertu de l’efficace divine. Cela, toutefois, ne revient pas à noyer les actions des
êtres dans la sienne. L’omniprésence divine ne dépouille pas les choses de leurs
opérations propres; du dedans, au contraire, elle les rend fondamentalement pos-
sibles. Si l’on y plaque l’idée d’assistance, on dira qu’assister ne dit pas ici l’ex-
clusivité totale de la causalité divine. Présent aux choses, Dieu n’est pas, en tout,
la seule cause de ce qui advient, mais la cause première, à l’intime des êtres, qui
fonde l’exercice de causalités secondes. Son «assistance», sous ce rapport, est la
condition qui leur confère l’efficace. Mutatis mutandis – l’intellect n’étant pas la
causa essendi de l’homme, ce qui n’est pas la moindre des différences –, c’est ce
qu’on pouvait en partie transposer dans l’ordre noétique, et qui fournit quelque
justification à l’analogie buridanienne161.

M. Bakker, Johannes M. M. H. Thijssen, Leiden-Boston, Brill, 2010, q. 12, p. 255, 23–24: «Et ideo
Deus potest agere in omnem partem mundi tamquam praesens ei et sine medio assistens».
158 Jean Buridan, Questions sur le traité De l’âme (tertia lectura), q. 4; éd. Zupko, p. 22: «Alia
fuit opinio Averrois quod intellectus humanus est forma immaterialis, et ingenita et incorrup-
tibilis, et sic non est educta de potentia materiae, nec extensa, immo nec multiplicata multipli-
catione hominum, sed quod est unicus intellectus omnibus hominibus, scilicet quo ego intel-
ligo, quo tu intelligis, et sic de aliis. Ideo non est forma inhaerens corpori. Unde ipse imaginatur
quod sicut deus est toto mundo et cuilibet parti eius praesens et indistans, et tamen nec mundo
nec alicui parti mundi inhaerens, sic ille intellectus se habet ad homines: scilicet quod nulli in-
haeret, sed cuilibet indistanter assistit, licet sit indivisibilis.» Sur la question de l’indistinction
locale, qui fait un objet d’étude à part, voir nos remarques dans J.-B. Brenet, Transferts du sujet,
p. 346 sq.
159 Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 8, art. 1, 2 et 3; I Sent. dist. 37, q. 1, art. 1
(cette distinction du Lombard porte sur ceci, en effet: «quibus modis dicatur Deus esse in re-
bus»); Somme contre les Gentils, III, 68. Il est évident que tous les scolastiques en discutent et que
Thomas d’Aquin, qui n’utilise pas le terme d’assistance pour dire la présence de Dieu au
monde, n’est pas la référence directe de Buridan; on n’y recourt, par conséquent, que comme
lecture d’appoint théoriquement féconde. Pour d’autres lectures de la «présence», déclinée en
noétique, cosmologie et théologie, voir O. Boulnois, «La présence chez Duns Scot», in L. Sileo
(éd.), Via Scoti, Methodologica ad mentem Joannis Duns Scoti, Atti del Congreso Scotistico In-
ternazionale, Roma, 9–11 marzo 1993, Rome, Antonianum, 1995, p. 95–119.
160 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 8, art. 1, ad 3m.
161 Il en est d’autres, on le répète, parfois plus fines. Hervé Nédellec, contemporain de Wyl-
ton, signale lui-même des maîtres qui, pour concevoir la vision béatifique, non seulement rap-
prochent l’action de Dieu de celle de l’intellect agent «averroïste» (dans les deux cas, l’opéra-
tion se fait par un principe «séparé» de l’opérateur), mais le font en présentant l’essence divine
104 L’intellect agent hors de l’âme

Reste que c’est Wylton qui cisèle les formules. Partant, d’un point de vue ar-
chéologique, la perspective qu’ouvre le texte de Buridan apparaît doublement
fascinante. Thomas Wylton n’est ni le Prince des averroïstes ni un doctor dont
l’histoire, fût-ce sous la plume moqueuse de la Renaissance, aurait sauvé le qua-
lificatif. Sans doute son nom était-il oublié que le maître Jean de Jandun, pour
deux siècles au moins, commençait de s’imposer comme référence dans l’aristo-
télisme averroïsant des écoles ou universités européennes. Ce n’est pas le maître
ès arts français, pourtant, qui livre à l’histoire, mûrie par sa lecture d’Averroès,
l’alternative conceptuelle qu’elle retiendra pour baliser la question chez
l’homme des rapports âme/corps; c’est, ne serait-ce qu’en partie, le théologien
anglais. La quaestio de Wylton apparaît comme un lieu d’émergence et d’in-
flexion de la distinction entre forma informans et forma assistens qui décide jus-
qu’au xvii e siècle du partage, souvent mobile et parfois réduit, entre les grands –
ismes de la tradition philosophique: alexandrinisme, aristotélisme, averroïsme et
platonisme. Mais cette fortune est paradoxale aussi pour le déplacement qu’elle a
supposé. Wylton ne parle pas de forme assistante pour désigner le rapport de
l’intellect humain et du corps; il n’en fait pas – ce qu’il deviendra – le concept
dualiste, revu par la scolastique, du pilote dans le navire162. Chez lui, contre les
partisans d’un hylémorphisme noétique, l’assistance désigne le simple rapport
de présence, qu’on dira quodam modo «formel», de l’intellect agent à l’intellect
matériel163. Mais c’est cela, qui valait pour les deux intellects, qui vaudra, dura-
blement, pour l’intellect et le corps.

comme «assistante». Hervé Nédellec: Subtilissima Hervei Natalis Britonis theologi acutissimi
quolibeta […], I, q. 11, Venise, 1513; republished in 1966 by The Gregg Press Incorporated, Rid-
gewood, New Jersey, U.S.A, f. 24vb (nous soulignons): «secundum magistros in visione beata
essentia diuina assistens se habet in ratione forme per quam intellectus creatus beatus intelligit,
et tamen essentia diuina non est forma inherens ipsi beato vel intellectui eius vel forma que sit
pars eius; ergo non oportet quod forma intellectualis per quam aliquis intelligit sit forma ve-
niens in compositionem eius, vel quod sit pars eius.» Sur ce quodlibet en particulier (sans doute
écrit à Paris en 1310), voir J.-B. Brenet, «Vision béatifique et séparation de l’intellect …».
162 La notion d’assistance devait en réalité s’imposer pour désigner un type de rapport de
l’âme intellective au corps sans que l’idée, présente chez Wylton, de l’assistance offerte par
l’intellect agent à l’intellect matériel ou à l’imagination, tantôt reprise, tantôt récusée, dispa-
raisse tout à fait. C’est ce qu’attestent, par exemple, les Commentarii in libros Aristotelis de
Anima d’Antonio Rubio (Antonius Ruvius, m. 1615): «secunda opinio ponit intellectum agen-
tem illustrare phantasmata, non quidem illustratione formali, aliquam formam eis imprimendo,
sed obiectiua tantum, et quasi extrinseca, et ideo absque aliqua actione reali circa ipsa, vel circa
aliud, sed per solam assistentiam» (Commentarii in libros Aristotelis de Anima, Lyon, 1620, p. 662,
§ 33; nous soulignons).
163 Le contenu de l’ «assistance» évoluera. Ainsi la retrouve-t-on chez Bayle inscrite dans le
cadre de «la doctrine du concours», où l’assistance devient un secours. C’est ce qu’on lit dans
son article «Averroës», lorsqu’il discute la critique que le jésuite Antoine Sirmond (1591–1643),
adversaire de Pomponazzi, faisait de la noétique des averroïstes. Le texte est riche et complexe,
on ne peut l’étudier ici (cf. A. de Libera, Archéologie du sujet. II, p. 428–431). Mais il mérite d’être
La dimension formelle de l’intellect agent 105

3.2.2 La jonction dernière

Il faut à présent revenir à la quaestio elle-même. Avec l’introduction de la forma


assistens, Wylton ne soldait pas aussitôt le problème du rapport formel de l’in-
tellect agent extrinsèque à l’intellect matériel. L’averroïste doit en effet expliquer
que l’intellect agent est non seulement forme du récepteur des intelligibles, mais
qu’il l’est de plus en plus, jusqu’à le devenir pleinement. Passé le premier cou-
plage, qui connecte l’intellect agent à l’intellect matériel lorsqu’un individu, tiré
de l’enfance, commence d’abstraire et de raisonner, deux autres «états» de l’in-
tellect sont donc à considérer: celui, d’abord, de l’intellect en habitus, puis, stade
ultime et salvifique, celui de l’intellect acquis, où l’homme accède à la félicité.

3.2.2.1 L’intellect matériel comme image représentative chez Wylton

Le premier point est assez rapide. Pour son exposé de l’intellect en habitus, Wyl-
ton se fonde nécessairement sur le Grand Commentaire du traité De l’âme, com.
36 (431b15–431b19), dont il retient les idées principales. Premièrement, les intel-
ligés en nous se produisent de deux façons: soit naturellement, et ce sont les pre-
miers principes; soit volontairement, et ce sont les intelligibles qu’on obtient par
déduction sur la base des premiers principes (ces formes volontaires sont donc
causées par l’intellect agent et l’intellect matériel déjà pourvu des primae propo-
sitiones). Deuxièmement, l’intellect matériel sert de sujet-substrat à la fois aux
premières propositions (et plus largement aux intelligibles produits) et à l’intel-

intégralement cité (éd. cit., p. 416): «Examinons ce qu’un adversaire de Pomponace proposa
contre cette extravagance. Premièrement, il la réfute en tant qu’elle pose que l’entendement
n’est pas dans l’homme, et puis en tant qu’elle pose que tous les hommes n’ont qu’un même en-
tendement. Sur le premier point, il demande, pourquoi un entendement qui doit unir son action
à celle de l’homme, et cela de la manière la plus intime qui se puisse concevoir en ce genre-là,
croirait se déshonorer, s’il s’unissait avec les organes, pour composer avec eux un individu?
Vous comprendrez aisément l’union intime dont on parle là, si vous prenez garde que, selon les
averroïstes, l’âme de l’homme n’est point capable d’entendre sans le secours de cet intellect as-
sistant. Il faut donc que cet intellect supplée par son action à ce qui manque à l’âme de l’homme;
et par conséquent nos actes intellectuels dépendent de deux principes, dont l’un est comme un
sujet passif et incomplet, l’autre est un principe actif et qui perfectionne. Il est donc vrai que le
concours de ces deux principes se termine à un même effet, et qu’ainsi l’action de l’entende-
ment des averroïstes s’unit d’une façon très intime avec l’âme qui entend. Cette difficulté n’est
point forte, car l’union que l’on objecte n’est pas plus intime que celle de l’action de Dieu avec
l’action de la créature, selon la doctrine du concours: et néanmoins il ne s’ensuit pas que ces
deux causes se doivent unir personnellement. L’auteur prétend prévenir cette réponse, en di-
sant que l’action de l’intellect des averroïstes est immanente et particulière, ce qui ne se peut
pas dire du concours de Dieu; mais on pourrait lui faire de bonnes répliques: ainsi sa dispute
n’est pas triomphante quant au premier point».
106 L’intellect agent hors de l’âme

lect agent, tout comme le diaphane reçoit lui-même les couleurs autant que la lu-
mière. Troisièmement, si l’on considère ce phénomène de la vision, on doit sou-
tenir que la lumière est pour la couleur, toutes deux reçues dans le diaphane,
«comme une forme», en vertu de ce principe ordonnateur: «chaque fois qu’il y a
deux choses dont le sujet est un, et que l’une est plus parfaite que l’autre, le rap-
port de la plus parfaite à la plus imparfaite est nécessairement comme le rapport
de la forme à la matière ou à l’instrument, même si la plus imparfaite n’est pas
vraiment matière ni vraiment instrument»164. Quatrièmement, étant donné l’ana-
logie, et même si, à la différence de la lumière pour le diaphane, l’intellect agent
extrinsèque n’est jamais inhérent à l’intellect matériel, on dira de l’intellect
agent qui cause les intelligibles abstraits dans l’intellect matériel qu’il est pour
eux comme une forme (habet quodam modo rationem formae).
L’intellect agent, forme assistante de l’intellect matériel quand l’abstraction
débute, devient, si l’on suit le Grand Commentaire, comme une forme des intel-
ligibles théorétiques lorsque la connaissance progresse. Wylton n’y voit qu’un
accroissement du même rapport. Être, devenir forme des intelligibles abstraits si-
gnifie pour l’intellect agent être toujours davantage la forme assistante de l’in-
tellect matériel. Le couplage qui correspond à l’habitus n’est qu’une amplifica-
tion du premier rapport d’irradiation permettant à l’intellect matériel de se
défaire un peu plus chaque fois de sa potentialité. C’est ce qu’il faut tirer de ces
lignes:

l’intellect agent, avec l’engendrement et l’accroissement des intelligés théo-


rétiques, est couplé à notre intellect matériel non seulement comme agent
mais comme forme illuminante (illuminans) et irradiante (irradians) de l’in-
tellect, de sorte que cette lumière est couplée jour après jour de plus en plus
parfaitement à l’intellect matériel à titre de forme éclairante (illustrantis).165

Wylton le précise plus bas:

L’intellect agent est en effet cause par soi, même s’il n’est pas cause totale,
des intelligés théorétiques, et en engendrant de manière active ces intelligés
dans l’intellect matériel, et cela de plus en plus, il actue l’intellect matériel

164 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 60; cf. Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 499, 571 sq.:
«Omnia enim duo quorum subiectum est unum, et quorum alterum est perfectius alio, necesse
est ut respectus perfectioris ad imperfectius sit sicut respectus forme ad materiam. Et secun-
dum hanc intentionem dicimus quod proportio prime perfectionis virtutis ymaginative ad pri-
mam perfectionem communis sensus est sicut proportio forme ad materiam»; cf. Id., L’Intelli-
gence …, p. 166: «en effet, pour toutes les choses dont le sujet est un, mais dont l’une est plus
parfaite que l’autre, le rapport du plus parfait au plus imparfait est nécessairement comme le
rapport de la forme à la matière.»
165 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 64.
La dimension formelle de l’intellect agent 107

en le dépouillant de sa puissance. Du fait que [ce dernier] est davantage ac-


tué, il est de nature à recevoir plus parfaitement cette lumière comme une
forme qui l’éclaire – une forme, dis-je, non pas inhérente (non-inhaeren-
tem), mais assistante (assistentem), comme si lumière dans le milieu pouvait
irradier l’intermédiaire par [son] assistance (per assistentiam), sans lui être
inhérente.166

Reste l’adeptio, l’acquisition ultime. Selon Wylton, elle vient seulement accom-
plir le processus précédent. Ce qui s’amplifiait devient total. Dès lors que tout
l’intelligible du monde est abstrait, l’intellect agent devient pour l’intellect ma-
tériel, donc pour nous, parfaitement forme en acte167. Mais l’intérêt du dévelop-
pement du maître anglais n’est pas dans la répétition de ces formules générales.
Il tient dans la confrontation détaillée qu’il offre de deux textes d’Averroès pré-
sentant diversement la connaissance des substances séparées que l’homme ga-
gne dans cette «acquisition» dernière de l’intellect agent: le commentaire 36 du
Grand Commentaire du traité De l’âme, livre III (431b15–431b19), et le commen-
taire 17 du Grand Commentaire de la ‘Métaphysique’, livre XII (1070a24–27). C’est
là qu’est la pointe de son exégèse: dans sa conception de la félicité, où le philo-
sophe voudrait, devant le prêtre, n’avoir rien à céder.
La divergence porte sur le mode d’accès aux substantiae separatae. Dans le
Grand commentaire du traité De l’âme, l’intellection nouvelle que cause l’adeptio,
directement ouverte à l’intelligible pur168, s’effectue par le biais de l’intellect
agent devenu forme parfaite. L’intellect agent pleinement «acquis» est désormais
notre forme et, répète Wylton avec Averroès, «nous pensons [alors] par lui tout

166 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 64.


167 Voir par exemple Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 61: «Et parce que l’intellect ma-
tériel de l’homme n’est pas initialement dans cette disposition par laquelle l’intellect agent lui
est parfaitement (perfecte) uni comme forme en acte, mais qu’il acquiert ensuite l’intellect
agent comme sa forme en acte, c’est à bon droit qu’on l’appelle [alors] ‘intellect acquis’»; et
§ 64: «l’intellect agent nous est alors parfaitement (perfecte) couplé comme forme en acte».
168 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 67: «il estime que notre intellect matériel conjoint
dans l’état d’acquisition n’intellige pas seulement les substances séparées en tant qu’elles bril-
lent dans le phantasme (relucent in phantasmate), mais en elles-mêmes et [donc] absolument.»
Le rapport aux phantasmes cesse dans l’accès sans médiation à la «région» de l’intelligible pur.
Voir ce qu’écrit Avempace des «trois étapes» dans l’ascension vers l’intellect; Ibn Bā¾¾a
(Avempace), Conjonction de l’intellect avec l’homme, § 41, p. 196 sq.; voir notamment la seconde
étape, celle du physicien, qui présente des similitudes (même si le physicien considère d’abord
l’intelligible) avec l’idée que les intelligibles relucent in phantasmatibus: «celui qui a atteint ce
rang théorétique regarde l’intelligible, mais par un intermédiaire, comme le soleil apparaissant
sur l’eau, et ce qu’on voit sur l’eau est son image et non lui-même. Les masses regardent
l’image de son image, comme le soleil projetant son image sur l’eau et cette image se réfléchis-
sant sur un miroir en étant vue dans le miroir [sans avoir d’individualité]» (ibid., § 44, p. 197).
108 L’intellect agent hors de l’âme

ce que nous pensons»169. À considérer cela, poursuit-il, «il semble bien que son
but soit de dire que notre intellect matériel dans l’état d’acquisition intellige par
l’intellect agent comme par une forme représentant (tamquam per formam reprae-
sentantem) les substances séparées elles-mêmes»170.
Dans le Grand commentaire de la Métaphysique, en revanche, où Wylton croit
pouvoir lire l’ultime position d’Averroès, c’est l’intellect matériel dépouillé de
toute potentialité qui paraît être lui-même la «forme représentant les substances
séparées»171. Au terme du développement de l’intellect en habitus, une fois l’abs-
traction achevée, l’intellect matériel cesse d’être en puissance de quoi que ce soit:
tout intelligible lui-même, il «se» pense, et, ce faisant, pense l’intellect agent ainsi
que les substances séparées qui lui sont supérieures:

Que telle soit son idée, je le prouve par [ce qu’il écrit] lui-même en [expli-
quant le livre] 12 de la Métaphysique, commentaire 17, à la fin, où il dit ceci:
«si cet intellect», à savoir l’intellect matériel, «est dépouillé de puissance
lorsqu’advient la perfection humaine, il est nécessaire qu’en lui soit détruit
cette action qui est autre que lui, et à ce moment-là, soit nous n’intelligerons
pas du tout par cet intellect, soit nous intelligerons [par lui] en tant que son
action est sa substance. Mais il est impossible que nous n’intelligions pas
par lui à un certain moment. Reste donc, lorsque cet intellect aura été dé-
pouillé de toute puissance, que nous intelligions par lui en tant que cette ac-
tion est sa substance, et c’est l’ultime prospérité.»172 À suivre l’idée du Com-

169 Voici le passage entier (nous soulignons): «Car dans le commentaire 36 du [livre] 3 du
[traité] De l’âme, il dit un peu avant la fin (Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 501, 638–639; cf. Id.,
L’Intelligence …, p. 168) que, lorsque l’intellect agent devient pour nous forme en acte, alors
nous intelligeons par lui tout ce que nous intelligeons. Il dit aussi à cet endroit, juste avant
(GCDA, III, c. 36, p. 499, 526 sq.; cf. Id., L’Intelligence …, p. 167), que nous accomplissons par l’in-
tellect agent notre action propre; d’où il conclut que l’intellect agent est une forme en nous [et
que] par lui l’intellect matériel intellige les substances séparées.» Cf. Thomas Wylton, L’Âme in-
tellective, § 64: «Quand l’intellect matériel est totalement dépouillé de sa puissance, ce qui ar-
rive au terme du perfectionnement de l’intellect en habitus, alors l’intellect matériel est d’abord
disposé à recevoir parfaitement comme forme en acte la lumière de l’intellect agent, qui est
l’intellect agent lui-même, et nous intelligeons alors par l’intellect agent, comme par [notre]
forme propre, tout ce que nous intelligeons»; et ibid, § 65: «lorsque l’intellect agent nous est
parfaitement joint comme forme en acte sous tous les modes de couplage possible, alors nous
intelligeons les substances séparées grâce à lui comme par une forme.»
170 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 77.
171 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 77. Jean de Jandun, comme on l’indique infra,
signale cette lecture d’Averroès et dénonce chez Wylton, sans le nommer, une confusion entre
intellect matériel et intellect agent.
172 Averroès, In Metaph., XII, c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303C: «si igitur iste intellectus
denudetur apud perfectionem humanam a potentia, necesse est ut destruatur ab eo haec actio,
quae est alia ab eo, et tunc aut non intelligemus omnino per hunc intellectum, aut intelligemus
La dimension formelle de l’intellect agent 109

mentateur, il ressort donc que l’ultime prospérité de notre intellect matériel


conjoint, qui consiste seulement dans la connaissance des substances sépa-
rées, consiste dans l’action de l’intellect matériel qui est sa substance. Mais
aucune intellection n’est la substance d’une chose sinon lorsque l’intellect
et l’intelligé sont identiques. Il veut donc dire que notre intellect matériel,
lorsqu’il est couplé à l’intellect agent et aux substances séparées, s’intellige
d’abord lui-même [et que, en s’intelligeant, il intellige tout le reste].173

Il le redit plus bas, convoquant une métaphysique de la représentation caracté-


ristique du premier XIVe siècle174, où l’intellect possible, assumant dans son être
même la structure intentionnelle de l’espèce intelligible175, devient, sous l’effet
d’une spécularité verticale (complète) et non plus, comme dans la connaissance
des objets du monde, horizontale (et partielle), «l’image représentative» de l’in-
tellect agent:

secundum quod actio eius est substantia eius, et impossibile est ut in aliqua hora non intelliga-
mus per ipsum. Relinquintur igitur, cum iste intellectus fuerit denudatus a potentia, ut intelli-
gamus per ipsum, secundum quod actio est substantia eius, et est ultima prosperitas».
173 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 70.
174 C’est un point majeur, qui l’éloigne d’Averroès et trahit son inscription dans la scolasti-
que du XIVe siècle et sa dépendance, notamment, à Duns Scot. Voir, pour ce qui concerne Jean
de Jandun, J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 173–184; plus largement, voir O. Boulnois, Être et
représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (XIIIe-XIVe
siècle), Paris, PUF, 1999, en particulier le chap. II («images et ressemblances»). Ici, nous n’étu-
dions pas en détail ses sources. Voir aussi, entre autres, H. Lagerlund (éd.), Representation and
Objects of Thought in Medieval Philosophy, Aldershot, Ashgate, 2007; D. Perler (éd.), Ancient and
Medieval Theories of Intentionality, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2001; Id., Théories de l’intention-
nalité au moyen âge, Paris, Vrin, 2003; Id., «Things in the Mind: Fourteenth-Century Contro-
versies over ‘Intelligible Species’», Vivarium, 34/2 (1996), p. 231–253; K. Tachau, Vision and Cer-
titude in the Age of Ockham: Optics, Epistemology and the Foundations of Semantics 1250–1344,
Leiden-New York, Kobenhavn, Brill, 1988; L. Spruit, Species intelligibilis: From Perception to
Knowledge, vol. 1, Leiden-New York-Köln, Brill, 1988.
175 La formule d’imago repraesentativa est fameuse dans la théologie thomiste où la célébra-
tion du sacrement s’envisage comme «image représentative» de la passion du Christ; cf. Tho-
mas d’Aquin, Summa Theologiae IIIa, q. 83, a. 1, ad 2m. Notons seulement ici qu’on la trouve en-
tre autres, appliquée à l’espèce, chez le ps-Buridan (?); voir B. Patar, Le traité de l’âme de Jean
Buridan [De prima lectura], III, q. 10, p. 457: «imaginandum est quod species intelligibilis est
quaedam qualitas naturaliter repraesentativa ipsius obiecti, recte sicut imago, quae vulgariter
dicitur esse in speculo, est repraesentativa rei obiectae speculo; sed sic directe in proposito;
species intelligibilis est quaedam imago repraesentativa rei quae obicitur intellectui.» Dans un
contexte similaire (car la formule se trouve ailleurs: chez Thomas de Sutton, par exemple), on
lit l’expression chez Buridan dans ses Quaestiones de anima, III, q. 11; éd. Zupko, p. 114, 20 sq.:
«Item deus sine addito est intelligens et sciens omnia, ex quo ipse est similitudo repraesentativa
omnium. Et ita possemus dicere quod lntellectus est similitudo repraesentativa entium, licet non
ita perfecte sicut intellectus divinus». Nous soulignons.
110 L’intellect agent hors de l’âme

Je dis donc que la doctrine du Commentateur sur ce sujet consiste en ceci


que, lorsque notre intellect matériel est absolument dépouillé de puissance,
l’intellect matériel, à ce moment-là, s’intellige dans la lumière de l’intellect
agent; mais en s’intelligeant, il intellige toutes les substances séparées. Ac-
tué de cette façon, en effet, il n’est plus seulement telle substance (talis subs-
tantia), mais il est une image représentative (imago repraesentativa) de l’in-
tellect agent, si bien que, en se connaissant lui-même, il connaît l’intellect
agent – cette connaissance lui est en effet naturellement attachée. Et, en
connaissant l’intellect agent, il connaît, pour la même raison, une autre
substance supérieure, et ainsi de suite jusqu’au premier [principe].176

C’est sur cette lecture du commentaire de la Métaphysique, bientôt contestée par


Pierre Auriol177, que Wylton ajuste les propositions du Grand Commentaire du
traité De l’âme. L’opérateur proprement dit de la vision des substances séparées
ne peut être que l’intellect matériel. C’est lui qui les saisit; c’est par lui, qui fait
notre âme, que nous les pensons. Quand Averroès écrit de l’intellect agent qu’il
est la forme par laquelle nous accédons aux réalités métaphysiques178, il faut donc
refuser deux sens à forma, outre celui de forme «substantielle» d’emblée mis
hors-jeu: celui, d’abord, de forme représentative (per formam repraesentativam) –
car en concevant les materialia, nous contraindrions l’intellect agent, qui s’intel-
lige, à intelliger autre chose que lui; puis celui de principe cognitif (per formam
quae sit principium cognoscendi), parce qu’il ne saurait y avoir en nous d’autre
pouvoir de connaissance que l’intellect matériel179. Même au sommet du savoir
humain, l’intellect agent, quoique parfaitement, reste l’assistant de l’âme. S’il est

176 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 76.


177 C’est la conséquence du rejet, par Pierre Auriol, du rapport d’«assistance» entre l’intel-
lect agent et l’intellect matériel; voir Pierre Auriol, Quaestio 7 Quodlibeti, éd. Nielsen, p. 286,
20–287, 6 (nous soulignons): «Ex his igitur visum est aliquibus, quod fuerit de mente Philosophi
et Commentatoris intellectum possibilem et agentem esse duas substantias seorsum subsisten-
tes, quarum quaelibet esset actualis, sed differabant in hoc, quod agens erat purus actus et in
nulla potentia ad aliquid recipiendum; possibilis autem, etsi esset substantia actualis in se, ta-
men erat in potentia ad recipiendum formas universales rerum materialium. Erat autem pro-
portio inter agentem et possibilem tamquam inter substantiam activam respectu intentionum
universalium et passivam seu receptivam. Et si quaereretur de intellectu agente aut possibili quo-
modo intelligebant substantias abstractas secundum mentem Philosophi, responderent isti, quod
per essentiam suam, quae erat similitudo quaedam omnium substantiarum abstractarum, non
autem per receptionem similitudinis aut actus ab huiusmodi substantiis separatis.»
178 Notons que pour Wylton l’accès aux réalités métaphysiques procuré par l’adeptio ne re-
lève pas de la métaphysique – conformément, du reste, à ce qu’Averroès écrit lui-même, à sa-
voir que l’intellection dernière n’est pas l’une d’entre les sciences théorétiques; voir L’Âme in-
tellective, § 68.
179 Cf. Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 79. Une fois de plus, cf. Pierre Auriol, Quaestio 7
Quodlibeti, éd. Nielsen, p. 284, !2.1.5".
La dimension formelle de l’intellect agent 111

comme la lumière qui, présente, ou en tant que présence, conditionne la vue, il


n’est «forme» dans l’état d’acquisition que comme la «disposition» maximisée
sous les auspices de laquelle l’intellect matériel peut exercer sa fonction180. Au
mieux, l’ensemble du rapport à l’intellect agent tient donc en trois jonctions, de
l’agent-forme à l’objet «représenté»:

[L’intellect agent] est d’abord couplé (copulatur) à l’intellect matériel […]


comme le [principe] actif propre au [principe] passif. Selon [Averroès], en
effet, il cause et crée dans l’intellect matériel les intelligés théorétiques
grâce auxquels l’intellect matériel devient en acte. Et en causant ces intelli-
gés, il devient en quelque façon (aliquo modo) la forme de l’intellect maté-
riel. Son deuxième couplage a lieu au terme de la perfection du mouvement
de l’intellect en habitus, et il est alors couplé à l’intellect matériel comme sa
forme de manière parfaite (perfecte) et en acte. Son troisième couplage se
fait avec l’intellect matériel en tant qu’objet connu (in ratione obiecti cog-
niti), lequel couplage se produit en même temps que son deuxième couplage
en tant que forme, bien qu’il soit postérieur par nature181.

La philosophie culmine dans une auto-intellection de l’intellect matériel qui, à


son niveau, représente le monde de l’intelligible pur.

3.2.2.2 L’identification essentielle selon Averroès

Lisons les textes d’Averroès que Wylton exploite. Celui du commentaire de la


Métaphysique182 porte sur la question de la pérennité psychique. Il en déborde ce-

180 C’est la conclusion de Wylton – citée plus haut –, après interprétation des formules du
Grand Commentaire du traité De l’âme: «Je dis donc que pour le Commentateur, l’intellect agent
est une forme par laquelle l’intellect matériel intellige, parce qu’il est la disposition qui lui est
appropriée dans laquelle ou sous laquelle [cet intellect matériel] intellige tout ce qu’il intellige.
De même que la lumière est la disposition sous laquelle le diaphane reçoit l’espèce de la cou-
leur, l’intellect matériel voit tout ce qu’il voit dans la lumière ou sous la lumière de l’intellect
agent, laquelle lumière n’est autre chose que l’intellect agent lui-même» (L’Âme intellective,
§ 80).
181 Thomas Wylton, L’Âme intellective, § 137. Cette lecture est contestée par Guy Terrena
dans son Quodlibet VI, quaestio 6; éd. Nielsen et Trifogli, p. 657, !2. 8" et !2. 8. 1", 171 sq. et
!2. 8. 2", notamment l. 185 sq.: «intellectus agens non coniungitur intellectui possibili in intel-
lectione aliorum nisi sicut illuminans et non sicut obiectum cognitum. Ergo per hoc quod alia
cognoscit intellectus possibilis non coniungitur sibi intellectus agens ut obiectum cognitum, in
quo alia cognoscat.»
182 Il s’agit du commentaire 17 du livre XII (1070a24–27). L’arabo-latine donne pour le textus:
«si autem aliquid posterius permanet, consyderandum est. In quibusdam enim nihil prohibet;
veluti si anima tale sit, non omnis, sed intellectus; omnem nanque fortassis impossibile est» (éd.
112 L’intellect agent hors de l’âme

pendant le cadre pour présenter, en dépit de sa brièveté, l’essentiel de la doctrine


rushdienne de la «jonction». Sur l’objet premier du textus, Averroès rappelle
d’abord la différence qu’il voit entre Alexandre et Thémistius. L’Aphrodisien ne
peut que suivre selon lui la logique de son matérialisme; il doit poser que ni l’in-
tellect en habitus ni l’intellect matériel, directement liés à une âme corruptible,
ne perdurent lorsque le corps meurt; seul subsiste l’intellect extrinsèque venu en
nous, que le Cordouan, héritier des altérations de la tradition textuelle arabe183,
appelle, au nom d’Alexandre: «acquis» (adeptus; mustafād)184. Thémistius, en re-

Venise, 1562, vol. 8, f. 303I); et la traduction du grec: «mais demeure-t-il aussi quelque chose
après? Il faut l’examiner, car pour certaines choses, rien ne s’y oppose. Par exemple, si l’âme est
dans ce cas, ce n’est pas l’âme tout entière, mais l’intellect, car l’âme tout entière, c’est proba-
blement impossible» (trad. A. Jaulin, p. 383).
183 La notion d’intellect «acquis» (mustafād), qui ne vaut dans le Pλ  « d’Alexandre que
pour l’intellect en disposition (c’est le noûs epiktetos, deuxième stade de l’intellect; voir Bruns,
p. 82, 1), devient solidaire dans la traduction arabe dont témoignent les divers textes d’Averroès
de l’intellect «du dehors», le noûs thurathen (min Kāri¿), «venu par la porte» (tiré, comme on
sait, d’Aristote, De generatione animalium, II, 3, 736b27–29; voir, pour le texte grec d’Alexandre,
éd. Bruns, p. 90, 19 sq.). P. Moraux le signalait dans son Alexandre d’Aphrodise, exégète de la noé-
tique d’Aristote, p. 100, n. 1, et l’histoire de ce déplacement est encore à faire; voir toutefois
M. Geoffroy, «La tradition arabe du Pλ / d’Alexandre d’Aphrodise et les origines de la
théorie farabienne des quatre degrés de l’intellect», in C. D’Ancona et G. Serra (dir.), Aristotele
e Alessandro di Afrodisia nella tradizione araba, Padova, Il Poligrafo, 2002, p. 191–231 (M. Geof-
froy, toutefois, se trompe p. 217 dans son identification faite chez Alexandre entre l’intellect
«venu par la porte» et l’intellect «acquis»). Sur la relance par Averroès du concept alexandri-
no-farabien d’intellect «acquis», voir M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause
agente et cause formelle», spéc. p. 85–96. Sur cette notion, plus largement, voir les développe-
ments de H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna and Averroes, on intellect …; sur Alfarabi en parti-
culier, voir J. Jolivet, «L’intellect selon Al-Fârâbî. Quelques remarques», in Mélanges offerts à
Henri Laoust, Institut Français de Damas, Bulletin d’études orientales, 29 (1997), p. 251–259 et
Ph. Vallat, «Onto-noétique. L’intellect et les intellects chez Farabi», qui suit sa traduction de
l’Epître sur l’intellect.
184 Voir Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 302L–M; pour le texte arabe
dans son entier, cf. Id., Tafsı̄r mā ba <d at. -t. abı̄ <at («Grand Commentaire de la ‘Métaphysique’»),
éd. M. Bouyges, Beyrouth, Dar El-Machreq, 21973, vol. III, p. 1488–1490; cf. Averroès. Grand
Commentaire de la ‘Métaphysique’ d’Aristote (Tafsı̄r mā ba <d at. -t. abı̄ <at), Livre Lam-Lambda tra-
duit de l’arabe et annoté par A. Martin, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 123 sq.: «ces propos
d’Alexandre représentent sa théorie sur l’intellect, à savoir qu’il n’y a pas d’intellect qui sub-
siste sauf, à la fin, l’intellect acquis (muktasab), qu’on appelle mustafād. Quant à l’intellect in
habitu et à l’intellect matériel, ils sont tous deux, selon Alexandre, corruptibles. Or, c’est ce der-
nier intellect qu’entend exprimer !Alexandre" quand il dit: ‘Mais cet intellect, qui est une fa-
culté de l’âme et, pense-t-on, une partie de l’âme, ne peut pas non plus subsister.’ C’est pour-
quoi !Alexandre" dit: ‘L’intellect dont !Aristote" dit dans le Livre de l’âme qu’il subsiste –
j’entends l’intellect acquis – n’est pas cet intellect !dont il est question ici". Il n’est pas non plus
une partie de l’âme.’ !Alexandre" veut dire que l’intellect acquis, dont Aristote dit dans le Livre
de l’âme qu’il subsiste, n’est pas l’intellect qui est un habitus de l’âme, et n’est pas non plus une
partie de l’âme.»
La dimension formelle de l’intellect agent 113

vanche, est partisan d’une séparation substantielle des deux intellects qui, re-
tranchés du monde physique, sont par nature éternels. Il peut affirmer ainsi «que
l’intellect matériel demeure, et que l’intelligence agente séparée est comme une
forme dans l’intellect matériel, comme s’il s’agissait d’un composé de matière et
de forme, et qu’elle crée (creat; yaKluqu) les intelligés d’une part, et les reçoit
d’autre part»185.
Sans que rien ici ne soit détaillé, la propre solution d’Averroès passe à nou-
veau par la recomposition de ce qui apparaît correct chez chacun des deux exé-
gètes186. À n’en pas douter, l’intellect matériel n’est en lui-même «ni engendrable
ni corruptible», et pour cette raison, l’intellect agent, éternel également, peut
bien s’y rapporter «comme une forme»187. C’est ce dont Alexandre ne peut ren-
dre théoriquement compte. Mais il faut ajouter un rapport à l’image, constitutif
de l’intelligible matériel, pour esquiver d’autre part le platonisme qui, entre au-
tres, perd Thémistius. Averroès le précise en dégageant la dualité qui travaille
l’intellect en habitus. La thèse n’est pas unique dans son corpus puisqu’il écrit
dans son Grand Commentaire du traité De l’âme, suivant un texte accidenté du
livre I (408b18 sq.), que l’intellect matériel n’est «ni engendrable ni corruptible,
sinon sous le rapport de l’élément corporel sur lequel il agit ou dont il pâtit» (nisi

185 Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 302M sq.: Thémistius dit que «in-
tellectus materialis remanet, et quod intelligentia agens abstracta est quasi forma in intellectu
materiali, ut compositum ex materia et forma, et quod ipsa creat intellecta uno modo et recipit
ea alio modo»; cf. Id., Tafsı̄r mā ba<d at. -t. abı̄ <at, éd. Bouyges, III, p. 1489, 2 sq.; trad. A. Martin,
p. 125.
186 Sur les rapports avec Alexandre et Thémistius, voir par exemple dans le Grand Commen-
taire du traité De l’âme: GCDA, III, c. 20, p. 447, 99–106 (qui s’achève par: «et in hoc convenit no-
biscum Themistius, et differt Alexander»); III, c. 20, p. 453, 294–299; c. 36, p. 489, 291 sq., etc.
187 Cf. Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303A sq. (pour aider la lecture,
nous ne suivons pas strictement la ponctuation): «Nos autem iam perscrutati sumus de istis
duabus opinionibus in lib. de Anima, et diximus quod intelligentia agens est quasi forma in in-
tellectu materiali, et quod ipsa agit intellecta, et recipit ea secundum intellectum materialem, et
quod intellectus materialis non est generabilis et corruptibilis»; c’est-à-dire: «Pour notre part,
nous avons déjà examiné ces deux opinions dans [notre commentaire] du livre De l’âme, et
nous avons dit que l’intelligence agente est comme une forme dans l’intellect matériel, qu’elle
est l’agente des intelligés et qu’elle les reçoit selon l’intellect matériel, et que l’intellect matériel
n’est [Le texte arabe n’a pas la négation, qu’il faut évidemment ajouter (ce que ne fait pas
A. Martin dans sa traduction, p. 124–125)] ni engendrable ni corruptible». Nous suivons et ci-
tons pour ce passage la traduction de l’arabe proposée par M. Geoffroy dans Averroès, L’Intel-
ligence …, p. 298, n. 514 (il en reprend et modifie légèrement certains éléments dans M. Geof-
froy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 89–90). Cela donne,
en l’occurrence: «Quant à nous, nous avons examiné les deux opinions dans le livre de l’âme, et
nous avons expliqué que l’intellect agent est semblable à la forme dans l’intellect matériel, qu’il
‘agit’ les intelligibles, et les reçoit, du point de vue de l’intellect matériel, et que l’intellect ma-
tériel est [non] engendrable et [non] corruptible.»
114 L’intellect agent hors de l’âme

secundum illud in quo agit ex corpore, aut secundum illud a quo patitur)188; ce qu’il
reformule immédiatement après (408b24 sq.) comme suit:

Après avoir posé que l’intellect qui intellige les intelligibles n’est ni engen-
drable ni corruptible, mais que l’intelliger, qui est l’action de cet intellect,
semble engendrable et corruptible, il entreprend de montrer comment cela
se fait; et cela tient au fait que ce que [l’intellect] intellige est à l’intérieur du
corps, et que c’est engendrable et corruptible. Et [Aristote] dit: Et intelliger
et considérer sont diversifiés, etc. C’est-à-dire: et l’intelliger se trouve être
tantôt en puissance, tantôt en acte, non pas parce que l’intellect est engendra-
ble et corruptible, mais parce que quelque chose d’autre se corrompt à l’inté-
rieur du corps, sur lequel porte [ou «par quoi se fait», si l’on imagine l’arabe
sous-jacent] l’intelliger189.

C’est la même chose ici. L’intellect en habitus désigne l’intelligible abstrait des
réalités matérielles appréhendées par les hommes qui actue progressivement
l’intellect matériel; c’est l’acte de l’intellect agent dans l’intellect matériel sur la
base des images individuelles. Dans la pensée humaine qui advient, est produite
et se sédimente, on doit donc distinguer l’intellect qui l’opère, lequel est éternel,
de l’action de création elle-même, qui est générée et corruptible. Averroès le pré-
sente ainsi:

Nous avons déclaré […] que l’intellect en habitus a une partie engendrable
et une partie [non engendrable et non] corruptible190 – ce qui est corrompu,
c’est son action, mais en lui-même [l’intellect] n’est pas corrompu – et qu’il
entre en nous de l’extérieur (ex extrinseco intrat nos; dāKil <alay-nā min
Kāri¿)191.

188 Averroès, GCDA, I, c. 65, p. 87, 13 sq. (nous soulignons): «incepit declarare quod intellec-
tus materialis inter partes anime videtur esse non mobilis, neque etiam accidentaliter. Est enim
non generabilis et non corruptibilis, nisi secundum illud in quo agit ex corpore, aut secundum il-
lud a quo patitur.»
189 Averroès, GCDA, I, c. 66, p. 89, 1 sq. (nous soulignons): «Cum posuit quod intellectus qui
intelligit intelligibilia neque est generabilis neque corruptibilis, et intelligere, quod est actio is-
tius intellectus, videtur generabile et corruptibile, incepit dare modum ex quo contingit hoc; et
est quod illud quod intelligit est intra corpus, et est generabile et corruptibile. Et dixit: Et intel-
ligere et considerare diversantur, etc. Idest, et accidit quod intelligere quandoque sit in potentia,
quandoque in actu, non quia intellectus est generabile et corruptibile, sed quia intra corpus cor-
rumpitur aliquid aliud, in quo est intelligere.» Si nous choisissons la référence au livre I, les tex-
tes du livre III sur le rapport à l’image défendent la même idée.
190 Cette correction du texte nous paraît s’imposer (c’est aussi la lecture de M. Geoffroy,
«Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 89, n. 42).
191 Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303A: «et declarauimus […] quod
intellectus in habitu habet partem generabilem et partem corruptibilem – illud autem, quod
La dimension formelle de l’intellect agent 115

La dernière formule, qui reprend l’intellect «du dehors» d’Aristote, n’est pas une
idée de plus. Elle correspond au processus d’habituation, dont elle décrit le ver-
sant noétique. L’intellect agent est d’abord extrinsèque. Il l’est parce qu’il n’est
pas notre perfection première: la rationalité de l’homme, à laquelle l’intellect
matériel le destine, n’est originairement qu’une pure puissance. Mais il «entre en
nous», chaque fois que nous pensons, chaque fois qu’il sert d’agent dans l’abs-
traction des images que nous portons. Il entre en nous, en informant l’intellect
matériel, lorsqu’il crée en lui, quand on le veut, le produit universel de nos cogi-
tations. Dans cette survenue, que l’individu sollicite à son gré et qui repose sur
ses images, c’est-à-dire sur des formes d’êtres matériels, son acte, dit Averroès,
n’est pas sa substance. L’acte engendré d’actualiser en nous les formes intelligi-
bles des êtres que nous sentons n’est pas la substance inengendrée et toute ac-
tuelle de l’intellect agent; dans la mesure où il abstrait incidemment, fût-ce sans
cesse, les images des choses mondaines, il n’est précisément que l’agent, au profit
de l’homme, d’une action qui n’est pas lui. Et c’est pour n’avoir pas su le conce-
voir que Thémistius, selon Averroès, n’est pas aristotélicien192. Car de l’existence
de cette non-coïncidence entre l’intellect agent et son acte, de cette ouverture dé-
pend celle du couplage de l’intellect agent avec l’intellect matériel, c’est-à-dire,
purement et simplement, l’explication de la pensée humaine dans sa dimension

corrumpitur est actio eius, in se autem non corrumpitur – et quod ex extrinseco intrat nos» (cf.
éd. Bouyges, p. 1489, 10 sq.). La suite immédiate dit: «En effet, s’il était engendrable, [sa surve-
nue] ferait suite à une transmutation, ainsi qu’on l’a expliqué plus haut dans les traités sur la
substance, c’est-à-dire lorsqu’on a expliqué que, si quelque chose advenait sans transmutation,
alors quelque chose adviendrait à partir de rien; et c’est pourquoi l’intellect qui est en puis-
sance est comme un lieu pour cet intellect, et non comme une matière» («Si enim esset gene-
rabilis, consequeretur transmutationem, ut declaratum est supra in tractatibus substantiae, sci-
licet cum declarauit quod, si aliquid fieret sine transmutatione, tunc aliquid fieret ex nihilo; et
ideo intellectus qui est in potentia est quasi locus istius intellectus, non quasi materia.»); trad.
M. Geoffroy pour l’ensemble, in Averroès, L’intelligence …, p. 298, n. 514: «Et l’intellect en ha-
bitus comporte une partie engendrable et une partie corruptible, et le corruptible est son ‘fac-
tum’ (fi <l), alors que lui-même, par soi, n’est pas corruptible; qu’il survient en nous (dāKil
<alay-nā) de l’extérieur; en effet, s’il était généré (mutakawwin), sa survenue (Eudūt-) serait le
fait d’un changement (taġayyur), comme cela a été explicité dans les livres de cette science [la
métaphysique] qui traitent de la substance, dans lesquels il a expliqué que si une chose surve-
nait sans un changement, [il en résulterait que] quelque chose pourrait survenir de rien. C’est
pourquoi l’intellect qui est en puissance est pour cet intellect tel un lieu, non pas tel une ma-
tière». Sur ce passage, voir M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause
formelle …», p. 89–90 et sur la «passivité» de l’intellect matériel, cf. Id., «‘Passio’, ‘transmutatio’,
‘receptio’ …».
192 Critique paradoxale, puisque ce rapport aux images (cette «conversio», chez Wylton)
n’est, dans une dynamique d’allure (pour ne pas dire de nature) néo-platonicienne, que le pre-
mier temps d’une «reditio in se ipsum», i. e. d’un retour à soi de l’intellect. Sur ce dernier point,
cf. Ibn Bā¾¾a (Avempace), Conjonction de l’intellect avec l’homme, § 39; éd. Genequand, p. 195
(nous citons le texte infra).
116 L’intellect agent hors de l’âme

courante. Si la pensée n’est pas exclusivement cosmique et satellitaire, en boucle


et hors d’atteinte au-dessus des têtes, il faut concevoir que l’éternel, en quel-
que façon, se rapporte à l’éphémère, dans des actes circonstanciés distincts de
son essence:

Et si l’action de cet intellect, en tant qu’il est couplé (copulatus; muttaƒil) avec
l’intellect matériel, n’était pas engendrable, alors son action serait sa subs-
tance (actio eius esset substantia eius; fi<lu-hu ¿awharu-hu) et cela n’aurait
rien de nécessaire, à savoir qu’il soit couplé avec l’intellect matériel. Mais
lorsqu’il est couplé avec l’intellect matériel, son action, en tant qu’il est cou-
plé avec lui, sera autre que sa substance; et cette autre chose qu’il agit (quod
agit; mā yaf <alu-hu)193 est une substance, et c’est [une substance] pour autre
chose, mais pas pour lui-même; et c’est pourquoi il est possible que quelque
chose d’éternel intellige quelque chose d’engendrable et de corruptible194.

Mais la fin du texte n’est pas cette thèse des jonctions accidentelles par à-coups.
D’une part, si l’acte qui informe l’intellect matériel durant le processus d’abs-
traction des intelligibiles du monde n’est pas l’essence de l’intellect agent, il reste
qu’il coïncide en partie avec lui. En agissant sur l’intellect matériel, l’intellect
agent, qui n’est autre que la totalité de l’intelligible en acte195, se réalise en lui.

193 Avec aliud, le texte latin nous paraît ne pas suivre exactement l’arabe. La traduction n’est
qu’une proposition.
194 Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303 A-C: «Et si actio istius intel-
lectus, secundum quod copulatur cum intellectu materiali, esset non generabilis, tunc actio eius
esset substantia eius, et non haberet necessitatem in hac actione, ut copularetur cum intellectu
materiali. Sed, cum fuerit copulatus cum intellectu materiali, erit actio eius, secundum quod co-
pulatur cum eo, actio alia a substantia eius; et fuit aliud quod agit substantia, et est alii non sibi;
et ideo possibile est ut aliquod aeternum intelligat aliquod generabile et corruptibile» (cf. éd.
Bouyges, p. 1489, 16 sq.; trad. M. Geoffroy, in Averroès, L’intelligence …, p. 298–299, n. 514:
«Mais si le ‘factum’ de cet intellect en tant qu’il est joint (muttaƒil) à l’intellect matériel n’était
pas généré, son ‘factum’ serait sa substance, et ce ‘factum’ […] ne serait pas obligé de se joindre
à l’intellect matériel. Au contraire, lorsqu’il se joint à l’intellect matériel, son ‘factum’ en tant
qu’il lui est joint est autre que sa substance, et ‘ce qu’il agit’ (mā yaf <alu-hu = fi<lu-hu, son <fac-
tum>) devient substance pour autre chose, et n’est pas la substance de lui-même. Et c’est pour
cela que quelque chose d’éternel peut intelliger ce qui est engendrable et corruptible.»)
195 Averroès le notait clairement dans son Compendium de la Métaphysique: l’intellect agent,
qui fait être en acte notre intellect, n’est rien que la conception de l’ordre et de l’agencement qui
existe dans le monde ; voir Averroes. On Aristotle’s «Metaphysics». An Annotated Translation of
the So-called «Epitome», éd. R. Arnzen, p. 159: «Since the human intellect in actuality is nothing
else than the conceptualization of the order and system present in this world and in each of its
parts and the knowledge of all that is in this [world] through its remote and proximate causes up
to a complete [knowledge of] the world, it follows necessarily that the quiddity of the intellect
which brings about this human intellect is not distinct from the conceptualization of these
La dimension formelle de l’intellect agent 117

D’autre part, alors que s’accroît l’habitus, cette réalisation elle-même progresse.
Plus l’intellect agent, venu du dehors, intervient comme agent de l’abstraction,
plus le contenu de son substrat, ou plutôt ce substrat lui-même, l’intellect maté-
riel, s’y conforme, jusqu’à s’y intégrer par assimilation totale.
La noétique, aux yeux d’Averroès, requérait une pièce en trois actes. D’abord
fallait-il avec l’intellect matériel concevoir la nature potentielle d’une perfection
première universelle ouvrant à l’homme son espace mental. Pour qu’advienne
une intellection humaine, rythmée d’une dynamique propre (l’apprentissage,
l’oubli, l’intermittence, l’accumulation, etc.), il convenait ensuite d’établir des
connexions entre l’intellect éternel séparé et l’agenda ponctuel de l’individu –
c’est sa doctrine des images et de l’habitus, en partie, qui l’explique196. Enfin, si la
jonction finale ne pouvait être une fiction ou un simple idéal normatif, mais bien
une réussite atteignable par évolution interne, il fallait, dédoublant le régime de
la forme en deux ordres: celui de l’acte, celui de son plein accomplissement, théo-
riser le passage de la perfection première à la perfection dernière de l’homme197:
c’est sur quoi, avec l’adeptio, Averroès termine, et dont Wylton extrait sa thèse
sur la félicité.
Si le rapport d’«agent» qu’entretient l’intellect abstracteur avec l’intellect-
substrat quand il actualise en lui les formes des êtres matériels constitue toujours
en même temps un rapport «formel» dans lequel l’intellect agent, bien que de ma-
nière partielle et encore imparfaite, se réalise dans l’intellect matériel; et si cette
réalisation, où le substrat se hisse jusqu’à l’actualité de son agent, s’amplifie par
la connaissance physique de l’individu, on peut et doit envisager pour lui le point
d’épanouissement où le contenu de l’intellect matériel aura fini par s’identifier à
l’ensemble de la réalité intelligible. Dans cette actualité parfaite, l’intellect agent
n’est plus l’agent entré de l’extérieur qui pourvoit le substrat, dans un acte encore
distinct de ce qu’il est, des habitus qui lui manquent. S’il est la totalité de l’intel-
ligible en acte, la création de cette totalité dans l’intellect matériel fait de lui, ipso
facto, la forme même de l’intellect matériel. Désormais, l’acte de l’intellect agent
n’y est plus autre que sa substance. Défait de toute potentialité, l’intellect maté-
riel en est venu à se confondre en essence avec cet «agent», et nous, qui pensons
par lui, nous intelligeons pleinement l’univers d’un acte plus qu’humain:

things.» Cf. Id., Risālat mā ba<d al-t. abı̄ <a (Rasā’il Ibn Rus̆d al-falsafiyya 6), éd. ½. ½ihāmı̄, Bey-
routh, Dār al-fikr al-lubnānı̄, 1994 (réimpr. De l’éd. Hyderabad 1947), p. 155, 19–156, 3.
196 On y revient plus bas; le rapport entre l’intellect possible et le corps de l’homme fait l’ob-
jet de la partie qui suit. La doctrine des images n’est qu’en partie la solution, puisque Averroès
pense bien l’intellect matériel, dont il fait – en dépit d’un décrochage – sa «forme», comme la
perfection première de l’homme. Contrairement à ce qu’un certain antiaverroïsme soutient, ce
rapport ne se réduit donc pas au couplage intermittent et strictement accidentel de l’intellect
avec les images individuelles intelligibles en puissance.
197 Entre autres exemples, le Commentaire moyen du traité De l’âme désigne bien l’intellect
agent comme cette perfection dernière; voir trad. A. Elamrani-Jamal, § 23, p. 297.
118 L’intellect agent hors de l’âme

Si donc cet intellect est dénué de puissance lorsque la perfection humaine a


lieu, il est nécessaire que lui soit retirée cette action qui est autre que lui (ut
destruatur ab eo haec actio, quae est alia ab eo), et à ce moment-là, soit nous
n’intelligerons pas du tout par cet intellect, soit nous intelligerons [par lui]
en tant que son action est sa substance; et il est impossible qu’à un moment
nous n’intelligions pas par lui; il reste donc que, une fois que cet intellect
aura été défait de sa puissance, nous intelligions par lui, en tant que son
action est sa substance (secundum quod actio est substantia eius), et c’est la
félicité suprême198.

Dans cet état de félicité, ce que l’intellect matériel reçoit ne se rapporte plus aux
formes imaginées des êtres matériels199. L’intellect agent n’est plus la lumière qui
éclaire, pour qu’ils soient vus, des objets autres que lui; comme une lumière qui
investirait seule tout le diaphane, il devient cela même que l’intellect accueille.
Avempace le dit dans son épître sur La Conjonction de l’intellect avec l’homme,
dans un passage dont le texte rushdien conserve une trace200. Passé le degré
«physique» du rapport à l’intelligible, dans lequel le naturaliste garde l’œil sur
l’image, il est en effet un troisième stade, parfait, où la saisie de l’universel se fait
absolue:

198 Averroès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 303A-C (cité supra): «Si igitur iste
intellectus denudetur apud perfectionem humanam a potentia, necesse est ut destruatur ab eo
haec actio, quae est alia ab eo, et tunc aut non intelligemus omnino per hunc intellectum, aut
intelligemus secundum quod actio eius est substantia eius; et impossibile est ut in aliqua hora
non intelligamus per ipsum: relinquintur igitur, cum iste intellectus fuerit denudatus a poten-
tia, ut intelligamus per ipsum, secundum quod actio est substantia eius, et est ultima prosperi-
tas» (cf. éd. Bouyges, p. 1490, 5 sq.; trad. M. Geoffroy, in Averroès, L’intelligence …, p. 299, n. 514:
«Mais lorsque cet intellect, lors de l’accession à la perfection humaine, se défait de toute poten-
tialité, alors ce ‘factum’ qui est autre que lui ne vaut plus pour lui. Et alors, dans ce cas, soit nous
n’intelligeons plus du tout, soit nous intelligeons, [mais] en tant que ‘ce que fait’ [cet intellect]
est alors sa substance même. Or il est impossible qu’à aucun moment nous ne soyons plus du
tout intelligents par lui. Reste donc que nous soyons, lorsque cet intellect est devenu dépourvu
de puissance, intelligents par lui en tant que ‘ce qu’il fait’ est sa substance, et c’est là la Félicité
suprême.»)
199 Paradoxalement, l’acte suprahumain de l’individu qui s’accomplit parfaitement n’est
donc plus de l’homme. C’est ce qu’on lit dans le GCDA, à la fin du c. 36 (où Averroès explique
que, semblables à Dieu, nous effectuons alors l’acte propre de l’intellect agent; cf. Averroès,
L’intelligence …, p. 167 sq.), et qu’on lisait déjà dans l’appendice sur la doctrine bajjienne de la
jonction présent dans l’Epitomé du De anima, où Averroès souligne que l’achèvement de l’in-
tellect «humain» n’est «pas une perfection naturelle» et que, dans la jonction, «l’existence est
distincte de celle qui est propre à l’homme en tant qu’homme» (Ibn Rus̆d, TalKı̄ƒ kitāb al-nafs,
éd. F. al-Ahwānı̄, p. 94, 24 et p. 95, 6–7).
200 Laquelle ne permet pas de confondre les deux doctrines de la «jonction». Comme on sait,
l’une des cibles d’Averroès dans son commentaire 36 de son Grand Commentaire du traité De
l’âme est précisément Avempace.
La dimension formelle de l’intellect agent 119

Quant à l’intellect dont l’intelligible est lui-même, il n’a pas de forme spiri-
tuelle comme substrat, ce que l’on entend par intellect est alors ce que l’on
entend par intelligible: il est un et non multiple, puisqu’il est dépourvu de la
relation par laquelle la forme est en rapport avec la matière. Une contem-
plation de cette sorte est la vie dernière, le bonheur suprême de l’homme
isolé, et l’on contemple alors ces spectacles sublimes.201

Dans cette contemplation sublime, l’homme saisit un intellect dont l’acte «est
son essence»:

puisque contempler quelque chose et l’intelliger ne peuvent se produire que


du fait que le contemplateur reçoive le concept de la chose et le dépouille de
matière, et puisque le concept que nous voulons intelliger est un concept
qui ne renvoie à rien d’autre, l’acte de cet intellect est son essence (fi<l hā/ā
l-<aql huwa ¿awharu-hu), il ne peut s’user ni se corrompre, le moteur est en
lui la même chose que le mû, il est, comme le dit Alexandre dans son livre
sur Les formes spirituelles, ce qui fait retour sur soi-même.202

La métaphore de la lumière est reprise plus loin. Les bienheureux voient la chose
elle-même203, si bien que leur état «n’a pas d’analogue dans leur vision puisqu’ils
deviennent eux-mêmes la chose. Si la vision se transformait et devenait lumière,
elle occuperait alors la place des bienheureux»204.
Wylton ne lisait pas Avempace, et il n’a pas lu Averroès comme on le fait. Non
seulement parce que selon lui l’intellect dont l’acte ne correspond pas à la subs-
tance est l’intellect matériel, ainsi que Jean de Jandun l’avait remarqué205, mais

201 Ibn Bā¾¾a (Avempace), Conjonction de l’intellect avec l’homme; éd. Genequand, § 38,
p. 195.
202 Ibid., § 39, p. 195 (nous soulignons; sur Les formes spirituelles, un texte pseudo-alexandri-
nien issu du Proclus arabe, et son importance dans la philosophie andalouse, voir C. D’Ancona
Costa, «Man’s Conjunction with Intellect: a Neoplatonic Source of Western Philosophy », The
Israel Academy of Sciences and Humanities Proceedings, 8, 4 (2008), p. 57–90). Cf. Ibn Bā¾¾a
(Avempace), Epître de l’adieu, éd. Genequand, § 74, p. 113 (nous soulignons): «l’agent n’est pas
noble par essence tant qu’il ne possède pas ce qui est pour lui fin ultime, de manière que son
acte soit son essence, comme on le dit de l’intellect».
203 Ibid., § 44, p. 197: «Le troisième rang est celui des bienheureux qui voient la chose elle-
même».
204 Ibid., § 48, p. 198 (nous soulignons). Le passage, difficile, s’insère dans une critique de l’al-
légorie platonicienne de la Caverne et débouche sur une récusation plus large de la théorie des
Idées (voir les remarques de Genequand, ibid., p. 64–65; 79–80).
205 Cf. Jean de Jandun, QDA III, 36, col. 418: «Verum est tamen quod aliqui intelligunt illud
dictum Commentatoris de intellectu possibili, scilicet quod cum ipse fuerit denudatus a poten-
tia, idest a priuatione, ita quod omnis potentia receptiua, quam habebat fuerit deducta ad ac-
tum, et omnis priuatio actus qui inuenitur in principio suae unionis ad indiuiduum, fuerit re-
120 L’intellect agent hors de l’âme

surtout parce que l’«information» de l’intellect matériel par l’intellect agent est
conçue comme la parfaite assistance que l’intellect agent porte à l’intellect maté-
riel (lequel se connaît alors comme la représentation de l’agent), et non comme
la complète réalisation essentielle de l’«agent» en lui. C’est pourtant ce que
confirme le commentaire 36 (431b15–431b19) du Grand Commentaire du traité De
l’âme, l’autre référence majeure de Wylton.
Au terme du parcours théorétique, si l’adeptio n’est pas «un conte de vieilles
femmes»206, l’intellect agent doit se joindre à l’homme accompli à titre de forme
et non seulement d’agent. Outre celle d’Avempace, Averroès dispose des deux
solutions alexandrinienne et thémistienne, que citait brièvement le commentaire
sur la Métaphysique. Les deux sont caduques207. En soutenant que l’intellect ma-
tériel est une virtus generata, Alexandre, du fait de la disproportion ontologique,
ne peut établir son «information» par l’intellect agent éternel. En affirmant, à
l’inverse, que l’intellect matériel est une substance séparée elle-même éternelle,
Thémistius, lui, ne peut rendre raison de l’adventicité de cette conjonction for-
melle de l’agent avec l’homme, de son progrès puis de sa réussite in postremo.
Pour autoriser ce rapport (respectus) et faire droit à son histoire (celle des habitus
individuels), Averroès avance deux thèses majeures de son exégèse: celle du
«quatrième genre d’être», qui donne à l’intellect agent un substrat idoine et per-
met d’expliquer dans l’ordre intellectuel le passage à l’acte, comme la matière
première, en physique, rend possible les variations formelles; puis celle des
«deux sujets» de la pensée, qui justifie l’existence de parcours intellectuels indi-
vidués, des images de l’enfance à l’omniscience du philosophe.
Dans la conception de ces parcours, Averroès se retrouve aussi près que pos-
sible aux côtés d’Alexandre, tel qu’il le comprend208. Comme position la plus sûre

mota per acquisitionem illius actus, tunc nos intelligemus per ipsum secundum quod actio eius
est substantia, idest intelligemus per substantiam eius». Sur cette critique, voir J.-B. Brenet,
«Jean de Jandun et la Quaestio de anima intellectiva de Thomas Wylton», Freiburger Zeitschrift
für Philosophie und Theologie, 56 (2009), 2, p. 334–336. Sur la manière qu’a Jean de comprendre
l’adeptio chez Averroès, voir J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 371 sq. La lecture de Wylton
n’est pas insensée, du reste, puisque la thèse d’Averroès marche, si l’on peut dire, dans les deux
sens: durant le processus d’acquisition du savoir, l’acte de l’intellect matériel n’est pas identi-
que à son essence, laquelle essence n’est autre, en vérité, que l’intellect agent.
206 C’est la célèbre formule railleuse qu’on prête à Alfarabi; sur ce point, évoqué supra, voir
notamment M. Geoffroy, qui livre l’essentiel du dossier: «Averroès sur l’intellect comme cause
agente et cause formelle …», p. 77–85; voir aussi Ch. M. Neria, «Al-Fârâbî’s lost Commentary
on the Ethics: New Textual Evidence», Arabic Sciences and Philosophy, 23 (2013), p. 69–99.
207 On n’en reprend pas l’exposé de détail; voir J.-B. Brenet, «Vision béatifique et séparation
de l’intellect …»; Id., «S’unir à l’intellect, voir Dieu …».
208 Cf. Averroès, GCGA, III, c. 20, p. 453, 297 sq.: «et nos etiam quoquo modo convenimus cum
Alexandro in natura intellectus qui est in habitu, et alio modo differimus»; cf. Id., L’Intelli-
gence …, p. 122: «nous nous accordons sous un angle avec Alexandre sur la nature de l’intellect
habituel, tout en nous séparant de lui sous un autre».
La dimension formelle de l’intellect agent 121

de l’Aphrodisien concernant l’intellect en habitus et la jonction finale, il retient


celle du De intellectu209, qui consiste selon lui à articuler deux types de causalité
de l’intellect agent: dans un premier temps, celui de l’abstraction des intelligibles
des choses matérielles, l’intellect agent, intervenant dans la production des intel-
ligibles abstraits qui s’accumulent, serait cause agente (causa agens) de l’intellect
matériel et de l’intellect en habitus; puis, une fois abstrait tout l’intelligible du
monde, il opérerait comme cause formelle (forma materialis) de l’intellect maté-
riel210: joint à nous (copulabitur nobiscum), sans que l’intellect en habitus corrup-
tible doive l’intelliger, il nous permettrait alors de penser (intelligemus per ip-
sum) les autres réalités séparées211.

Et tu peux savoir que telle est [bien] l’opinion de cet homme par ce qu’il dit
dans ce traité [Sur l’intellect]: Par conséquent dès lors que cet intelligible
par nature, qui est intellect en acte, est cause que l’intellect matériel, par
l’abstraction et la formation de toute forme matérielle, s’élève jusqu’à cette
forme, on dit qu’il est acquis agent (adeptus agens); et ce n’est ni une partie
de l’âme ni une faculté de l’âme, mais il vient en nous de l’extérieur (fit in
nobis ab extrinseco) quand nous pensons par lui212. Il est par conséquent ma-

209 Pour le De intellectu, voir De anima liber cum Mantissa, éd. I. Bruns, p. 106–113 et
De anima libri mantissa. A new edition of the Greek text with introduction and commentary by
R. W. Sharples, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2008, p. 42–52; texte arabe édité par J. Finne-
gan, dans «Texte arabe du Pλ / d’Alexandre d’Aphrodise», Mélanges de l’Université Saint-
Joseph, 33 (1956), p. 159–202; et par <A. Badawı̄, «Maqālat al-Iskandar al-Afrūdı̄sı̄ fı̄ al- <aql <alā
ra’y Arist. ūt. ālı̄s », p. 31–42, cité supra; traduction française dans P. Moraux, Alexandre d’Aph-
rodise, exégète de la noétique d’Aristote, p. 185–194; cf. De intellectu, introduzione, testo greco
rivisto, traduzione e commento di P. Accattino, Turin, Thélème, 2001; De intellectu: Two greek
aristotelian commentators on the intellect. The De intellectu attributed to Alexander of Aphrodi-
sias and Themistius’ Paraphrase of Aristotle De anima 3.4–8, introduction, translation, commen-
tary and notes by F. M. Schroeder, R. B. Todd, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Stu-
dies, 1990, p. 46–58; Supplement to «On the Soul», transl. by R. W. Sharples, Ithaca, New York,
Cornell University Press, 2004. Pour le texte médiéval latin, cité supra, voir G. Théry, Autour du
décret de 1210: II. Alexandre d’Aphrodise. Aperçu sur l’influence de sa noétique, p. 74–82.
210 Il est une difficulté qu’on ne règlera pas ici: s’il est vrai qu’Averroès lit aussi chez Alexan-
dre que l’intellect matériel pense l’intellect agent, non pas à la fin, mais, en quelque façon,
d’emblée (comme l’y invitait le De intellectu de l’Aphrodisien), le rapport est presque toujours
déjà partiellement formel. Voir nos remarques dans l’article, «Averroès et l’intellect matériel
diaphane. Remarques sur une analogie variable».
211 Voir notes suivantes.
212 Cf. éd. Finnegan, p. 186, 2–6; Bruns, p. 108, 19–24; Badawı̄, p. 34, 19–22; trad. M. Geoffroy,
«Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 87: «Cet intelligible par
sa propre nature, qui est l’intellect en acte, en tant qu’il devient cause que l’intellect matériel
abstrait, reçoit et se représente chacune des formes matérielles parce qu’il s’élève (bi-taraq-
122 L’intellect agent hors de l’âme

nifeste qu’il entend par ce discours que, quand l’intellect qui est en acte est
devenu cause formelle de l’intellect matériel pour l’action qui lui est propre
(ce qui suppose l’ascension de l’intellect matériel jusqu’à cette forme), il est
dit «intellect acquis» – cela parce que, dans cet état, nous pensons par lui
(erimus intelligentes per ipsum) du fait qu’il est pour nous forme (forma no-
bis), et parce que [cette forme] est pour nous une forme [qui vient en] der-
nier (ultima)213.

Averroès en reformule immédiatement après le principe:

le fondement de cette opinion c’est que l’intellect agent est, à titre premier,
cause agente (causa agens) de l’intellect matériel et de l’intellect en habitus:
c’est pourquoi il ne nous est pas uni au début, et que nous !ne" pensons
!pas" par lui les choses séparées. C’est pourquoi, quand l’intellect matériel
est parfait, que l’intellect agent devient la forme du matériel (fiet forma ma-
terialis), et qu’[ainsi] il s’unit à nous, nous pensons par lui (intelligemus per
ipsum) les autres choses séparées – mais l’intellect en habitus ne pense pas
cet intellect, car l’intellect en habitus est engendrable et corruptible, tandis
que celui-là n’est ni engendrable ni corruptible214.

qı̄-hi) vers cette forme, est appelé l’intellect acquis agent. Il n’est pas une partie de notre âme,
mais il survient en nous de l’extérieur (yaEdut-u fı̄-nā min Kāri¿) lorsque nous pensons par lui.»
213 Averroès, L’Intelligence …, p. 152–153; cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 484, 143–485, 159: «Et po-
tes scire quod ista est opinio istius hominis per hoc quod dixit in illo tractatu: Illud igitur intel-
lectum per suam naturam, quod est intellectus in actu, cum fuerit causa intellectus materialis in
abstrahendo et in formando unamquanque formarum materialium ascendendo apud illa formam,
tunc dicetur quod est adeptus agens; et non est pars anime neque uirtus anime, sed fit in nobis ab
extrinseco quando nos intellexerimus per ipsum. Manifestum est igitur quod intelligit per hunc
sermonem quod, quando intellectus qui est in actu fuerit causa secundum formam intellectus
materialis in actione eius propria (et hoc erit per ascensionem intellectus materialis apud illam
formam), tunc dicetur intellectus adeptus, quoniam in illa dispositione erimus intelligentes per
ipsum quoniam est forma nobis; quoniam tunc erit ultima forma nobis.» Sur cette notion d’as-
cension, voir les remarques de M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et
cause formelle …», p. 87–89.
214 Averroès, L’Intelligence …, p. 153 (trad. modifiée); cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 485, 159–169:
«Sustentatio igitur istius opinionis est quod intellectus agens est primo causa agens intellectum
materialem et intellectum qui est in habitu, et ideo non copulatur nobiscum primo et !non" [le
texte est à corriger] intelligimus per ipsum res abstractas. Cum igitur intellectus materialis fue-
rit perfectus, tunc agens fiet forma materialis, et copulabitur nobiscum, et intelligemus per ip-
sum alias res abstractas; non ita quod intellectus qui est in habitu intelligat hunc intellectum,
cum intellectus qui est in habitu est generabilis et corruptibilis, iste autem non est generabilis
neque corruptibilis».
La dimension formelle de l’intellect agent 123

Si l’on reconnaît à l’intellect matériel le statut de substance séparée, c’est stric-


tement la doctrine d’Averroès dans son Grand Commentaire215. Nous pensons
«par» l’intellect agent sous deux modalités différentes. Il est d’abord l’agent de
formes autres que lui, les formes imaginées, qu’il abstrait, et dont les intentions
dépouillées, i. e. universelles, se subjectent dans l’intellect matériel. Au cours de
ce processus, il conserve une part d’extériorité, mais il s’inscrit déjà au sommet
d’une échelle des formes dans l’homme216, qui s’ordonnent, comme dans tout vi-
vant, selon un rapport de forme à substrat: de même que la sensitive est le subs-
trat de l’imaginative, l’imaginative le substrat de l’intellect matériel, et celui-ci le
substrat de l’intellect en habitus, l’intellect en habitus sert en un sens de substrat
à l’intellect agent abstracteur: il est «quasi materia» ou «instrumentum», dit
Averroès, devant l’intellect «quasi forma aut agens»217. Averroès l’explicite en
faisant jouer un principe d’arrangement dont Thomas d’Aquin se servira pour
élaborer sa doctrine théologique de la vision bienheureuse de Dieu par es-
sence218. Comme le diaphane qui reçoit à la fois la couleur des objets et la lumière

215 Nous n’en reprenons pas non plus le détail, présenté ailleurs; voir J.-B. Brenet, «S’unir à
l’intellect, voir Dieu. Averroès et la doctrine de la jonction au coeur du thomisme», Arabic
Sciences and Philosophy, 21 (2011), p. 215–247; mais aussi – dont nous ne partageons pas toutes
les conclusions – D. Black, «Conjunction and the Identity of Knower and Known in Averroes»,
216 On y revient plus bas.
217 Voir par exemple Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 497 sq. (spéc. l. 511–12, 528–29, etc.).
Comme on l’a noté supra, Averroès parle de quasi forma quand il cite Thémistius (voir Aver-
roès, In XII Metaph., c. 17; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 302M sq.; cf. Id., Tafsı̄r mā ba<d at. -t. abı̄ <at, éd.
Bouyges, III, p. 1489, 2 sq. trad. A. Martin, p. 125). Sans confondre les positions (le rapport quasi
formel de l’intellect agent éternel à l’intellect en habitus adventice ne vaut chez Averroès que
durant le mouvement individuel vers la jonction), il faudrait examiner sur ce point le rapport
d’Averroès à Alfarabi, qui, dans son Epître sur l’intellect, écrit que «l’intellect acquis est une
semblance de substrat pour ces formes. Et l’intellect acquis est une semblance de forme pour
l’intellect qui est en acte. L’intellect qui est en acte est quasi substrat et matière pour l’intellect
acquis …» (trad. Ph. Vallat, p. 39; voir les analyses de Ph. Vallat, qui récuse l’idée d’une causalité
proprement formelle de l’intellect agent sur l’intellect humain chez Alfarabi, p. LXVII;
174–177).
218 Sur ce point, voir J.-B. Brenet, «Vision béatifique et séparation de l’intellect …»; Id.,
«S’unir à l’intellect, voir Dieu …». Par ailleurs, voir P.-M. de Contenson, «S. Thomas et l’avi-
cennisme latin», Revue des sciences philosophiques et théologiques, 43 (1958), p. 3–31, surtout
p. 26–28; E.-H. Wéber, «Les apports positifs de la noétique d’Ibn Rushd à celle de Thomas
d’Aquin», in J. Jolivet (éd.), Multiple Averroès. Actes du colloque international organisé à l’occa-
sion du 850e anniversaire de la naissance d’Averroès, Paris, 20–23 septembre 1976, Paris, Les Belles
Lettres, 1978, p. 209–248, surtout p. 215–219; Id., L’homme en discussion à l’université de Paris en
1270, Paris, Vrin, 1970, p. 24; 66–68; Id., Dialogues et dissensions entre saint Bonaventure et saint
Thomas d’Aquin à Paris (1252–1273), p. 211–218; Ch. Trottman, La Vision béatifique. Des disputes
scolastiques à sa définition par Benoît XII, Rome, École française de Rome, 1995, p. 302–320;
J.-P. Torrell, «La vision de Dieu par essence selon saint Thomas d’Aquin», Micrologus, 5 (1997),
p. 43–68.
124 L’intellect agent hors de l’âme

actualisante, l’intellect matériel est à la fois le sujet des intelligibles spéculatifs


(les premières propositions, d’abord, puis les habitus) et de l’intellect agent;

une fois la jonction de l’intellect agent et de l’intellect matériel ainsi vérifiée


pour nous, nous pouvons assigner le mode selon lequel nous disons que l’in-
tellect agent est semblable à une forme (similis est forme) et l’intellect en ha-
bitus, semblable à une matière (similis est materie). En effet, pour toutes les
choses dont le sujet est un, mais dont l’une est plus parfaite que l’autre, le rap-
port du plus parfait au plus imparfait est nécessairement comme le rapport de
la forme à la matière. C’est en ce sens que nous disons que le rapport de la
perfection première de la faculté imaginative à la perfection première du
sens commun est comme celui de la forme à la matière219.

Durant cette phase abstractive, où il intervient comme agent du dehors dont on


mobilise l’opération sur nous, l’intellect agent est presque toujours déjà (par les
premières propositions), et toujours plus (par les habitus) notre forme220. «Nous
nous mouvons vers la jonction», dit Averroès221. Peut-être faut-il l’entendre en un

219 Averroès, L’Intelligence …, p. 166 (nous soulignons); cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 499,
567–577: «Et cum fuerit verificata nobis hec continuatio que est inter intellectum agentem et in-
tellectum materialem, poterimus reperire modum secundum quem dicimus quod intellectus
agens similis est forme et quod intellectus qui est in habitu similis est materie. Omnia enim duo
quorum subiectum est unum, et quorum alterum est perfectius alio, necesse est ut respectus per-
fectioris ad imperfectius sit sicut respectus forme ad materiam. Et secundum hanc intentionem
dicimus quod proportio prime perfectionis virtutis ymaginative ad primam perfectionem com-
munis sensus est sicut proportio forme ad materiam.»
220 Dans cette mesure, nous accomplissons par lui «notre action propre». C’est ce qu’Aver-
roès écrit dans une phrase que Thomas d’Aquin – qui conteste l’idée que, chez Averroès, l’in-
tellect séparé soit «forme» – fait absolument sienne; voir Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 499, 586
sq.: «Et per hunc modum poterimus generare intellecta cum voluerimus. Quoniam, quia illud
per quod agit aliquid suam propriam actionem est forma, nos autem agimus per intellectum
agentem nostram actionem propriam, necesse est ut intellectus agens sit forma in nobis»; cf.
Id., L’Intelligence …, p. 167: «et c’est grâce à ce mode que nous pouvons engendrer des intelli-
gibles à volonté. Car, puisque ce par quoi quelque chose effectue son action propre est la forme,
et que nous effectuons par l’intellect notre action propre, il faut nécessairement que l’intellect
soit pour nous forme». Sur ce point, voir R. C. Taylor, «The Agent Intellect as ‘form for us’ and
Averroes’s Critique of al-Fârâbî».
221 Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 500, 605–606: «et tunc dicimur moveri ad continuationem»
(nous soulignons); cf. Id., L’intelligence …, p. 167. On cite à nouveau ce texte infra. Dans son ar-
ticle «Coniunctio-continuatio» (in I. Atucha, D. Calma, C. König-Pralong, I. Zavattero (éd.),
Mots médiévaux offerts à Ruedi Imbach, Turnhout, Brepols, 2011, p. 185–198, ici p. 192, n. 33), Ch.
Burnett signale ce passage pour suggérer une similitude conceptuelle entre l’approche d’une
planète inférieure vers une planète supérieure et, en noétique, l’élévation de l’âme humaine
jusqu’à son éventuelle union à l’intellect agent: ce qui, en première approche, pourrait expliquer
que continuatio rende l’arabe ittiƒāl à la fois dans le De magnis coniunctionibus d’Abū Ma<šār
(traduit par Jean de Séville?) et dans le Grand Commentaire au De anima traduit postérieure-
La dimension formelle de l’intellect agent 125

sens fort, qui rapproche cette progression mentale du mouvement physique


compris comme forma fluens222, c’est-à-dire, dans l’esprit du Commentateur,
comme l’engendrement graduel de la perfection même vers laquelle ce mouve-
ment tend et dont il ne diffère, par conséquent, que comme le moins du plus223.
Ire ad calorem, dit Averroès, est calor quoquo modo224. Si le parallèle tient, on le
dira de l’homme philosophe qui, cheminant vers l’intellect agent, l’admet déjà
quoquo modo comme sa forme. L’intervention extrinsèque de l’intellect agent est
donc chaque fois une réalisation partielle qui conduit un peu davantage l’intel-
lect matériel, qu’il sursume, vers l’achèvement de son essence.
Ce qui commande cette «acquisition» de l’intellect n’est donc pas une logique
platonicienne de la participation. L’intellect agent doit réellement s’envisager
comme la perfection de l’intellect matériel que ce dernier atteint, gagne, tandis
que son savoir s’accroît. Si l’intellect matériel est bien la forme de l’homme – on
y reviendra –, l’intellect agent est comme «la forme de la forme»225, soit «l’état

ment par l’astrologue qu’était Michel Scot. Sur Abū Ma<šār, cf. son On historical astrology. The
‘Book of religions and dynasties’: ‘On the great conjunctions’, ed. and transl. by K. Yamamoto, Ch.
Burnett, Leiden, Brill, 2000.
222 À condition toutefois – ce qui interdit la superposition stricte, voire … change tout – de
ne pas oublier que la félicité correspond à un basculement (sinon un saut) dans l’intelligible pur
qui vient couronner la progression philosophique; cf. Averroès, GCDA, III, 36, p. 501, 640 sq.:
«ex hoc apparet quod sua intellectio non est aliquid scientiarum speculativarum, sed est aliquid
currens cursu rei generate naturaliter a disciplina scientiarum speculativarum»; cf. Id., L’intel-
ligence …, p. 168: «de là apparaît aussi que son intellection n’est pas l’une d’entre les sciences
théorétiques, mais l’aboutissement naturel de l’apprentissage des sciences théorétiques.» Sur la
distinction classique chez les auteurs latins médiévaux, pour penser le mouvement, entre forma
fluens et fluxus formae, voir A. Maier, «Die Wesenbestimmung der Bewegung», in Ead., Die
Vorläufer Galileis im 14. Jharhundert, Rome, Storia et Letteratura, 1949, p. 9–25; Ead., «Forma
fluens oder fluxus formae?», in Ead., Zwischen Philosophie und Mechanik, Rome, Storia et Let-
teratura, 1958, p. 61–143; A. Hasnawi, «Le statut catégorial du mouvement chez Avicenne:
contexte grec et postérité médiévale latine», in R. Morelon et A. Hasnawi (éd.), De Zénon d’Elée
à Poincaré. Recueil d’études en hommage à Roshdi Rashed, Louvain-Paris, Peeters, 2004,
p. 607–621. Enfin, voir C. Trifogli, «Thomas Wylton on motion», Archiv für Geschichte der Phi-
losophie, 77 (1995), p. 135–154; Ead., «Due questioni sul movimento nel commento alla Fisica di
Thomas Wylton», Medioevo, 21 (1995), p. 31–73; Ead., Oxford Physics in the Thirteenth Century
(ca. 1250–1270): Motion, Infinity, Place and Time, Leiden, Brill, 2000. Le fait que Wylton rejette la
notion de forma fluens pourrait correspondre à la méprise qu’on repère dans sa lecture de la
continuatio rushdienne.
223 Cf. Averroès, In III Phys., c. 4; éd. Venise, 1562, vol. 4, f. 87C-D: «dicamus quoniam motus
secundum quod non differt a perfectione ad quam vadit, nisi secundum magis et minus, necesse
est ut sit de genere illius perfectionis; motum enim nihil aliud est quam generatio partis post
aliam illius perfectionis ad quam intendit motus, donec perficatur et sit in actu.»
224 Cf. Averroès, In V Phys., c. 9; éd. Venise, 1562, vol. 4, f. 215A.
225 On emprunte la formule et la définition qui suit à M. Rashed parlant d’Alexandre d’Aph-
rodise.
126 L’intellect agent hors de l’âme

ultime auquel une forme peut parvenir pour trouver son parachèvement»226. La
forme, principe dynamique227, n’est pas dans son état initial la détermination on-
tologique dernière. L’acte qu’elle est comporte une tension susceptible de faire
varier son degré de réalisation et de la mouvoir vers son propre déploiement228.
Quoique forme, par conséquent, l’intellect matériel est d’une formalité in-
choative dont l’intellectus agens constituera le plein accomplissement229. Pour
l’homme, de ce point de vue, la portée de l’acculturation scientifique est éminem-
ment ontologique et ne se réduit pas à l’accroissement d’un contenu cognitif: son
itinéraire mental, porté par ses habitus, est un parcours vers son être.
Averroès le décrit comme suit:

Et il est manifeste que, quand tous les intelligibles théoriques existent en


nous en puissance, il nous est uni en puissance, que quand tous les intelli-
gibles théoriques existent en nous en acte, il nous est uni en acte et que,
quand certains nous sont unis en puissance et d’autres en acte, il nous est
uni selon une partie, et selon une autre partie, non. On dit alors que nous
nous mouvons vers la jonction. Et il est manifeste que quand ce mouvement
est achevé, l’intellect [agent] s’unit aussitôt à nous sur tous les modes. Et il
est manifeste qu’alors, dans cet état [qu’est la jonction], le rapport de l’in-
tellect [agent] à l’homme est comme le rapport de l’intellect en habitus à
l’homme. Et lorsqu’il en est ainsi [que cette jonction avec l’intellect agent
est accomplie], il est nécessaire que [par cet intellect], l’homme pense tous

226 M. Rashed, «Commentateurs antiques d’Aristote», in J. Brunschwig, G. Lloyd, P. Pellegrin


(éd.), Le savoir grec. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 2011 (éd. revue et augmentée),
p. 1019–1020. La thèse est développée au chapitre V de son introduction dans M. Rashed,
Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV–VIII). Les scholies
byzantines. Edition, traduction et commentaire, Berlin-Boston, de Gruyter, 2011.
227 Sur la forme comme dunamis chez Alexandre d’Aphrodise, voir notamment I. Kupreeva,
Alexander of Aphrodisias on Soul as Form (de anima 1–26 Bruns), Ph. D. thesis, Graduate De-
partment of Philosophy, University of Toronto, 1999.
228 C. Cerami en a pointé l’un des principes en travaillant chez Alexandre la question d’épi-
dosis, qu’on traduit par accroissement, augmentation, parfois intensification (voir son article:
«Changer pour rester le même: forme, dunamis, hexis chez Alexandre d’Aphrodise», à paraî-
tre). Le concept, sans surprise, est au cœur des querelles scolastiques sur la latitude des formes;
sur ce sujet, voir les divers articles de J.-L. Solère.
229 Cet accomplissement rushdien de la forme se fait, nous semble-t-il, comme à l’inverse de
celui que Duns Scot conçoit avec la notion d’haecceitas, en quoi il voit le plus intime d’une
forme, son extrême réalité. Alors que chez Averroès l’intellect matériel individuel (en tant
qu’intellect de tel ou tel) s’accomplit dans l’universalité de l’intellect agent, chez Scot, la forme
même de l’espèce dans son actualité ultime est une réalité individuante, non-quidditative, une
détermination intime et positive qui lui confère sa singularité. C’est précisément en tant
qu’homme que Socrate n’est pas seulement humanité; dans sa plus grande actualité, la forme
de l’espèce, chez Scot, se fait singulière là où l’homme, chez Averroès, décrochant de sa base
imaginale, s’universalise.
La dimension formelle de l’intellect agent 127

les êtres par un intellect qui lui est propre et effectue sur tous les êtres l’ac-
tion qui lui est propre [qui est de les penser], de la même manière que, par
l’intellect en habitus, il pensait tous les êtres par une intellection qui lui était
propre, quand [son intellect] était joint aux formes imaginables230.

Une fois qu’est exhaustive la connaissance acquise des êtres matériels, l’intellect
agent nous est autrement présent, dans son acte éternel. C’est ainsi pour finir
qu’il est notre forme. L’intellect en habitus est effacé, aboli231, et ce que nous ef-
fectuons en pensant tous les êtres par l’«agent» est «l’action qui lui est propre»
(actionem sibi propriam)232, dans laquelle la dépendance aux images n’a plus
cours233. Le processus d’acquisition individuelle de la pensée débouche ainsi sur
un acte universel où l’intervention personnelle se dissout. «Nous» nous trouvons
joints à une pensée sans sujet: sans ce «sujet» qu’était, pour l’universel abstrait,
l’image, tandis que nous progressions dans le savoir234; mais en un sens aussi,
sans ce «sujet» qu’est l’intellect matériel, lequel, parfaitement actualisé, n’est
plus rien que l’intellect agent auto-subsistant.

230 Averroès, L’Intelligence …, p. 167; cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 500, 599 sq.: «Et manifestum
est quod, cum omnia intellecta speculativa fuerint existentia in nobis in potentia, quod ipse erit
copulatus nobiscum in potentia. Et cum omnia intellecta speculativa fuerint existentia in nobis
in actu, erit ipse tunc copulatus nobis in actu. Et cum quedam fuerint potentia et quedam actu,
tunc erit ipse copulatus secundum partem et secundum partem non; et tunc dicimur moveri ad
continuationem. Et manifestum est quod, cum iste motus complebitur, quod statim iste intel-
lectus copulabitur nobiscum omnibus modis. Et tunc manifestum est quod proportio eius ad
nos in illa dispositione est sicut proportio intellectus qui est in habitu ad nos. Et cum ita sit, ne-
cesse est ut homo intelligat per intellectum sibi proprium omnia entia, et ut agat actionem sibi
propriam in omnibus entibus, sicut intelligit per intellectum qui est in habitu, quando fuerit
continuatus cum formis ymaginabilibus, omnia entia intellectione propria.»
231 Le point fut mis en valeur par M. Blaustein, Averroes on the imagination and the intellect,
p. 286 sq., comme par M. Geoffroy dans «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause
formelle …», p. 87 sq. S. Munk, déjà, l’avait bien noté: Mélanges de philosophie juive et arabe, Pa-
ris, Vrin, 1988, p. 451; 453. Voir aussi A. Ivry, «Conjunction in and of Maimonides and Aver-
roes», in J.-B. Brenet (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, p. 240; J.-B. Brenet, «S’unir à
l’intellect, voir Dieu …», p. 233.
232 Voir Averroès, L’Intelligence …, p. 168: «mais dès qu’il est pour nous forme en acte (ce qui
a lieu dans sa jonction en acte avec nous), nous pensons par lui tout ce que nous pensons, et
nous effectuons par lui l’action qui lui est propre»; cf. Id., GCDA, III, c. 36, p. 501, 636 sq.: «Sed
cum efficietur forma nobis in actu (et hoc erit apud continuationem eius in actu), tunc intelli-
gemus per illum omnia que intelligimus, et agemus per illum actionem sibi propriam.»
233 C’est un point discuté; et tous les latins, qu’ils soient ou non «averroïstes», ne s’entendent
pas.
234 De ce point de vue, un adversaire de l’averroïsme comme Guy Terrena a raison d’affirmer
qu’il n’y a plus de «conversio ad phantasmata» dans l’ultime jonction averroïste; et si c’est dans
le rapport à l’image que l’individu pense, il a raison, aussi, d’en déduire qu’il n’est plus vrai de
dire alors que «homo intelligit». En revanche, il a tort d’estimer que cela n’est pas rushdien …;
cf. Guy Terrena, Quodlibet VI, q. 6; éd. Nielsen, p. 656, !2. 4. 2".
128 L’intellect agent hors de l’âme

De cet intellect, Thémistius écrit dans sa Paraphrase du traité De l’âme qu’il est
éminemment «la forme des formes» (ƒūrat al-ƒuwar; species specierum)235, une
forme qui n’est plus que forme, et non pas en même temps, comme le sont les au-
tres, substrat pour autre chose236. Bien comprise, cette formule, récurrente dans
le péripatétisme, doit être combinée à l’idée d’accomplissement ontologique
dans l’ordre noétique. Pour chapeauter une série ordonnée de formes psychi-
ques237, l’intellect, tout court, est «la forme des formes»; mais ce niveau mental
admet lui-même une gradation que conclut l’intellect agent, dernière forme
(pour l’homme) des formes intellectuelles et, à ce titre, sorte de forme de sa
forme, c’est-à-dire de couronnement de l’intellectualité238.
Comme il fut noté plus haut239, c’est Thémistius qu’Averroès cite et s’appro-
prie pour achever sa thèse sur la jonction formelle:

Selon ce mode, l’homme est donc, comme le dit Thémistius, semblable à


Dieu, car il est d’une certaine manière tous les êtres, et il les dispense [tous]
en quelque manière; en effet, les êtres ne sont rien d’autre que sa science, et

235 Voir Thémistius, An Arabic Translation of Themistius’ Commentary on Aristotle’s De


anima, éd. Lyons, p. 182, 13–183, 1 (pour la séquence entière); pour le latin, cf. éd. Verbecke,
p. 229, 85–86. La formule, comme on sait, est aristotélicienne à l’origine (De an., III, 8, 432a2) et
revêtait un autre sens: «ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. Aussi l’âme est-
elle analogue à la main: comme la main est un instrument d’instruments, l’intellect à son tour
est forme des formes …» (De an. III, 8, 431b29 sq.; trad. Barbotin).
236 Cet étagement selon un rapport de forme à substrat se retrouve chez tous les péripatéti-
-
ciens; chez les arabes, voir déjà al-Fārābı̄, Idées des habitants de la cité vertueuse (Kitāb Arā’ Ahl
al-Madı̄nat al-Fā-ilat), traduit de l’arabe avec introduction et notes par Y. Karam, J. Chlala,
A. Jaussen, Beyrouth-Le Caire, Commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre-
Institut français d’archéologie orientale, 1986, p. 65; 91; Id., Kitāb al-siyāsa al-madaniyya, al-
mulaqqab bi-mabādi’ al-maw¿ūdāt, Arabic Text, edited with an introduction and notes by
F. M. Najjar, Beyrouth, Dar el-mashreq, 19932, p. 79; trad. française: Abû Nasr al-Fârâbî, La
politique civile ou les principes des existants, texte, traduction et commentaire par A. Cherni,
Beyrouth, Albouraq, 2011, p. 160–162; Id., Le livre du régime politique, intro., trad. et com. de
Ph. Vallat, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 157.
237 C’est sur quoi l’on revient plus bas, en nous référant à Alexandre d’Aphrodise, pour pen-
ser le rapport formel de l’intellect au corps.
238 Dans sa Paraphrase du traité De l’âme (à partir de 100, 16; trad. Todd., 1996, p. 124 sq.), le
raisonnement de Thémistius qui conclut à l’identité du moi et de l’intellect agent, «forme des
formes», est remarquable. Mon être procède de ma forme, c’est-à-dire de mon âme; mais l’on
doit distinguer des niveaux de formalités (ce que Thémistius ne dit pas ainsi), mon être s’iden-
tifiant à ce qui, en moi, ou plutôt, dans ma forme, est le plus formel. Car mon être est l’absolu-
ment formel de ma forme. Certes, donc, la quiddité du moi vient de l’âme; mais non de l’âme
sensitive, qui est matière de l’imagination; ni de l’âme imaginante, matière de l’intellect en
puissance; ni de l’intellect en puissance, matière de l’intellect agent: c’est de ce dernier, par
conséquent, que vient la quiddité du moi.
239 Voir p. 62, n. 17, où nous signalons un amendement selon nous nécessaire, pour qui vou-
drait retrouver l’arabe, du texte de Crawford.
La dimension formelle de l’intellect agent 129

la cause des êtres n’est rien d’autre que sa science. Et que cet ordre est ad-
mirable! Que ce mode d’être est extraordinaire240!

Aux yeux du Cordouan, Alexandre, contraint par sa doctrine de l’intellect maté-


riel engendrable et corruptible, ne parvenait pas à justifier l’assimilation pro-
duite dans cette union241. Bien que sa noétique ait été tout autre, Wylton, qui ne
l’envisageait pas, ne l’aurait pas pu davantage. L’intellect agent reste chez lui né-
cessairement au dehors d’un intellect matériel substantiellement en acte par lui-
même, et le rapport «formel» de l’un à l’autre n’est à la fin qu’un rapport objectif
qu’explique d’abord une métaphysique scolastique de la représentation242. Mais
l’ouverture de l’Épître I d’Averroès suffit à montrer que l’exégèse déviante de
l’un et l’autre se décidait à la même source. S’interroger sur la jonction de l’in-
tellect séparé avec l’homme demande certes de savoir si cet intellect est la cause
de l’intellect matériel «seulement sur le mode de la cause agente et motrice» ou
«en tant que forme et fin», mais tout repose sur la connaissance de la nature de
l’intellect matériel: «c’est là, dit Averroès, le fondement de la question, et les phi-
losophes n’ont divergé entre eux sur [cette question] qu’à cause des différentes
opinions qu’ils soutenaient à propos de la nature de cet intellect»243. Or, qu’il fût

240 Averroès, L’Intelligence …, p. 168; cf. Id., GCDA, III, p. 501, 617 sq.: «Homo igitur secundum
hunc modum, ut dicit Themistius, assimilatur Deo in hoc quod est omnia entia quoquo modo, et
largiens [nous lisons largiens avec le ms G; Crawford a sciens] ea quoquo modo; entia enim ni-
chil aliud sunt nisi scientia eius, neque causa entium est aliud nisi scientia eius. Et quam mira-
bilis est iste ordo, et quam extraneus est iste modus essendi!»
241 Voir Averroès, L’Intelligence …, p. 168–169: «il est également manifeste que, si nous
avions posé que l’intellect matériel est engendrable et corruptible, nous n’aurions trouvé au-
cune voie pour expliquer omment l’intellect agent s’unit par une union propre à l’intellect en
habitus, à savoir par une union comparable à la jonction des formes et des matières»; cf. Id.,
GCDA, III, c. 36, p. 502, 650 sq.: «Et est etiam manifestum quod, cum posuerimus intellectum
materialem esse generabilem et corruptibilem, tunc nullam viam inveniemus secundum quam
intellectus agens copuletur cum intellectu qui est in habitu copulatione propria, scilicet copu-
latione simili continuationi formarum cum materiis.»
242 Voir sur ce point le livre déjà cité d’O. Boulnois, Être et représentation. Si nous écrivons:
«qu’explique d’abord», c’est que, comme on tâchera de le montrer, la lecture wyltonienne avait
à nouveau, commandée par des archéologies plus secrètes, sa justification gréco-arabe, sinon
purement et simplement rushdienne.
243 Voici la séquence entière d’Averroès, Épître I, in Id., La Béatitude de l’âme, p. 200 (nous
soulignons): «J’ai pris connaissance, ô noble frère, de ce que tu as réclamé, savoir que je t’ex-
plique l’opinion du Philosophe à propos de la jonction de l’intellect séparé avec l’homme, et te
fasse connaître la vérité sur ce sujet […]. La connaissance de cette question repose sur deux
principes. Premièrement la connaissance de la nature de l’intellect matériel. C’est là le fonde-
ment de la question, et les philosophes n’ont divergé entre eux sur [cette question] qu’à cause
des différentes opinions qu’ils soutenaient à propos de la nature de cet intellect. Le second
principe est la connaissance de la manière dont l’intellect séparé est cause que l’intellect ma-
tériel devient un intellect en acte, c’est-à-dire de savoir s’il en est la cause seulement sur le
130 L’intellect agent hors de l’âme

uirtus generata ou substantia per se in actu, l’intellect matériel ne pouvait coïnci-


der en essence avec l’intellect agent.
L’identification à l’intelligible pur constitue pourtant une pièce majeure du
dernier dispositif rushdien244. Au fil des œuvres, tandis qu’évoluait sa doctrine de
l’intellect matériel, il en donne plusieurs indices, raisons ou formulations. Ainsi,
dans un passage fondamental de l’Épître 2,

Je dis pour ma part: de même qu’il nous est apparu clairement que les for-
mes matérielles meuvent cet intellect qui est en puissance par le biais de
l’intellect séparé, parce qu’un moteur matériel ne peut mouvoir quelque
chose qui n’est dans aucune matière, de même nous disons de cet intellect qui
est en puissance, dans lequel [en lui-même] n’existe pas de réception, qu’il de-
vient un avec l’intelligible de telle sorte qu’il devient cela même et se meut par
soi-même, savoir qu’il en vient à faire un avec l’intelligible, et qu’il s’intel-
lige lui-même parce qu’arrive en lui une réception qui est du genre de récep-
tion [propre à] la nature des intellects séparés, non du genre de la réception
matérielle. [20.] Et ce genre de réception existe dans cet intellect non en tant
qu’il est «matériel», mais en tant qu’il est «intellect»; mais comme il est
«matériel», ce ne peut être qu’une cause autre [que lui-même] qui le fait ac-
céder à cette sorte de réception, et cela lui survient par le biais de l’union, et
cela en tant que l’agent et le patient deviennent une seule et même subs-
tance de sorte qu’il [i. e. l’intellect] s’appréhende lui-même, et cela, c’est né-
cessairement l’intellect séparé. Car de même que l’espèce de mouvement
qui survient lors de l’intellection en acte aux formes matérielles leur sur-

mode de la cause agente et motrice […] ou [s’]il est possible qu’il soit leur cause en tant que
forme et fin.»
244 Dans l’histoire de la philosophie arabe, où se partage le thème de la «jonction», cette
identification, comme on sait, n’allait pas de soi. On l’a rappelé plus haut à propos d’al-Fārābı̄,
où «la partie rationnelle de l’âme !humaine", lorsqu’elle s’est parfaitement actualisée et est de-
venue intellect en acte» semble n’être jamais «avec les entités séparées» que «dans un rapport
de proche ressemblance» et non d’union formelle (cf. Ph. Vallat, «Onto-noétique. L’intellect et
les intellects chez Farabi», qui traduit ici, p. 178, un passage du Régime Politique). Cette récusa-
tion de l’union, avec d’autres justifications, se retrouve chez Avicenne, qui défend pour sa part
l’instauration d’un rapport mimétique entre l’intellect agent et l’intellect matériel où ce dernier
advient comme «monde» intelligible: sur ce point, voir notamment M. Sebti, «Réceptivité et
spéculation dans la noétique d’Avicenne», in M. Sebti, D. de Smet et G. de Callataÿ (éd.), Miroir
et savoir. La transmission d’un thème platonicien, des Alexandrins à la philosophie arabo-musul-
mane. Actes du colloque international tenu à Leuven et Louvain-la-Neuve, les 17 et 18 novem-
bre 2005, Leuven, Leuven University Press, 2008, p. 145–172; Ead., «La distinction entre intellect
pratique et intellect théorique dans la doctrine de l’âme humaine d’Avicenne», Philosophie, 77
(2003), p. 23–44. Qu’on pense, outre les textes connus du Šifā’, au bel extrait de ses Gloses sur le
De anima, cité et traduit par Finnegan («Texte arabe du Pλ / d’Alexandre d’Aphrodise»,
p. 164–165), qui s’achève ainsi (p. 165): «On ne peut jamais admettre que l’intellect agent s’unit
à nous et devient une perfection en acte de quelque chose qui nous appartient».
La dimension formelle de l’intellect agent 131

vient par le biais d’un moteur qui est intellect, de même cette réception ne
surviendra nécessairement à l’intellect matériel que parce qu’il est par na-
ture intellect245.

Le texte est une réponse à la position d’«Alfarabi» dénonçant la possibilité d’une


jonction à l’intellect séparé246. Et s’il est ancien247, il présente une distinction en-
tre deux formes de réception qui vaut encore dans son principe pour les derniers
commentaires rushdiens du traité De l’âme. Ces deux réceptions correspondent
aux deux dimensions constitutives du sujet humain des pensées: le fait d’être in-
tellect, et – en un sens plutôt bajjien – intellect matériel. Il est matériel en tant
que perfection en puissance ayant l’imagination pour substrat, et dont l’actuali-
sation passe par la réception d’intelligibles «matériels», c’est-à-dire, abstraites
par l’intellect agent, des formes universelles d’êtres mondains. Mais ce n’est pas
sous ce biais qu’il en vient à s’identifier à l’intellect séparé. Quand il s’unit à lui, il
le saisit d’une réception «propre à la nature des intellects séparés», et «non du
genre de la réception matérielle». Quelle est cette réception propre? On ne dira
pas mieux que M. Geoffroy:

245 Averroès, La Béatitude de l’âme, p. 230. Dans l’Épître I, postérieure à l’Épître II, Averroès
rappelle que le fait pour l’intellect matériel de n’être pas un être autre que «être ce qui est reçu»
rend possible la causalité formelle et finale de l’intellect agent sur lui; cf. Averroès, La Béatitude
de l’âme, p. 216 (nous soulignons): «[29.] Et il veut dire par là que la cause pour laquelle l’intel-
lect matériel reçoit les choses séparées est que nulle passion ne l’affecte lors de cette appréhen-
sion, contrairement à ce qui arrive au sens qui est en puissance, car l’intellect et lui seul n’est pas
un être autre que ‘être ce qui est reçu’, ce qui n’est pas le cas du sens, puisque celui-ci est, en puis-
sance, autre que le reçu lui-même. [30.] Il a dit cela parce que, si l’intellect matériel était quel-
que chose d’autre que ‘ce qui est reçu’, il en résulterait nécessairement qu’en concevant l’intel-
lect séparé, d’adventice qu’il était, il deviendrait éternel. Et c’est là une chose prouvée, comme
tu le verras. [31.] Il est donc clair, en raison ce de rapport, que l’intellect agent n’est pas cause
pour l’intellect matériel en tant que cause agente seulement, mais d’une manière telle qu’il est
aussi sa perfection dernière sur le mode [de la cause] formelle et finale, comme c’est le cas du
sens vis-à-vis du senti.»
246 Cf. le passage qui précède, Averroès, La Béatitude de l’âme, p. 230: «Et si quelqu’un dit:
tout cela est sujet au doute soulevé par al-Fārābı̄ dans sa Nichomachie, qui est le livre de l’Éthi-
que, savoir que l’intellect en puissance est une chose dont on ne peut pas dire qu’elle a la nature
de la privation; c’est à dire que [l’intellect] n’est pas une privation; mais au contraire sa nature
est nécessairement générée; et dès lors, s’il reçoit la forme de l’intellect séparé, il s’unira à lui et
ne fera qu’un avec lui; mais si cela était possible, alors le générable deviendrait éternel; et
comme tout cela est bien entendu, al-Fārābı̄ dit que l’affirmation que nous nous joignons à l’in-
tellect séparé sont des ‘contes de bonnes femmes’.»
247 Sa date de composition n’est pas sûre, mais il paraît n’être pas de la dernière période. Sur
ce passage, voir M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause for-
melle …», p. 107 sq.
132 L’intellect agent hors de l’âme

Quant aux substances séparées, elles ne dépendent pas de l’existence d’un


substrat par lequel leur être serait parfait. Si une substance séparée est la
forme d’une autre qui lui sert de substrat, ce ne sera donc pas en tant que la
forme supérieure aurait besoin de celle qui est inférieure, puisqu’elle est
déjà, en substance, parfaite par elle-même. La forme séparée qui prend pour
substrat une autre forme séparée n’intellige pas celle-ci à la manière dont
l’imagination imagine une forme sensible, se constituant par là elle-même –
et constituant la forme sensible – comme forme imaginée en acte. Dans le
cas des formes séparées, seule joue la «perfection d’appréhension» par la-
quelle l’existence de l’être plus déficient est rehaussée au rang du plus par-
fait; ou plutôt, les deux perfections ne font qu’une: pour la substance sépa-
rée, «intelliger» ne signifie pas tirer une perfection de son substrat, mais
assimiler celui-ci en le ramenant à son propre degré d’être248.

Sur cette base, l’assimilation ne fait pas de doute. Dans son Épître sur la possibilité
de la jonction, Averroès, pour concevoir le rapport ultime entre les deux intel-
lects, était d’ailleurs explicite sur la nuance à donner au paradigme de l’artisan
travaillant du dehors son objet:

On pourrait comparer l’[intellect] agent et la jonction [de l’intellect hu-


main] avec lui [l’agent] plutôt à la jonction de la forme avec la matière qu’à
la jonction d’un agent avec un patient, et cela parce que la différence bien
connue entre un agent et un patient [i. e. entre ce rapport et celui d’un agent
et d’un patient] est que l’agent vient de l’extérieur. Et il n’y a pas ici un
agent de l’extérieur, mais il en va de l’intellect agent vis-à-vis de l’intellect
matériel comme si tu t’imaginais que l’artisan, agent (ou «qui produit») des
poteries, par rapport à ces poteries, se trouvait déjà immergé dans l’argile,
comme le dit Thémistius dans son livre; et comme il en va de la forme du feu
par rapport à la chose qui se trouve en train de brûler, comme dans l’exem-
ple d’Alexandre.249

248 M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …»,
p. 108–109.
249 Averroès, The Epistle on the Possibility of Conjunction with the active Intellect by Ibn Rushd
with the Commentary of Moses Narboni, éd. Bland, p. 43–44, 11–16; cité et traduit par M. Geof-
froy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 93–94. Pour la ré-
férence à Alexandre, signalée supra, voir son De intellectu, 111, 19 sq.; trad. Moraux, p. 191 (cf.
éd. Badawı̄, p. 38, 18 sq.): «nous disons bien que le feu possède au plus haut point une nature ac-
tive parce qu’il consume toute matière qu’il lui arrive d’atteindre et parce qu’il en fait sa nour-
riture (et pourtant, en tant qu’il est nourri, le feu pâtit): eh bien, c’est de la même façon que
nous devons considérer comme actif l’intellect qui est en nous»; cf. Averroès, GCDA, III, c. 20,
p. 451, 222–230: «Et quam bene assimilat illum [sc. intellectum] Alexander igni! Ignis enim in-
natus est alterare omne corpus per virtutem existentem in eo, sed tamen cum hoc patitur quo-
La dimension formelle de l’intellect agent 133

La référence à Thémistius est pour nous précieuse. Non seulement parce qu’elle
confirme l’idée d’une pénétration sans reste de l’intellect matériel par l’intellect
agent (pénétration qui n’est rien chez Averroès que le mouvement d’élévation de
l’un vers l’autre, puis de sursomption de l’un par l’autre)250; mais parce que, dans
le latin de G. de Moerbecke, le verbe qui dit le rapport d’extériorité dont Thémis-
tius, en noétique, ne veut pas est: assistere (ar.:’as̆rafa 251). Ainsi qu’on l’avait
noté, l’intellect agent est pour l’intellect agent comme l’art pour la matière, mais
à la condition d’y voir plus que la relation d’«assistance», de contrôle qui laisse
l’artisan au dehors de la chose qu’il travaille; la forme intelligible, puis l’intellect
même compénètrent le substrat intellectuel dénué de détermination propre252:

La relation que l’art a avec la matière, l’intellect producteur l’a avec celui
qui est en puissance, et c’est ainsi que l’un devient tout, tandis que l’autre
produit tout; et c’est pourquoi il y a aussi en nous d’intelliger quand nous le
voulons. En effet, [l’intellect producteur] n’est pas [extérieur à l’intellect en
puissance comme] l’art est extérieur à la matière – ainsi l’art de travailler
l’airain par rapport à l’airain et l’art de bâtir par rapport au bois: l’intellect

quo modo ab eo quod alterat, et assimilatur cum eo aliquo modo similitudinis […]. Hec enim
dispositio valde est similis dispositioni intellectus agentis cum passibili et cum intellectis que
generat; est enim agens ea uno modo et recipiens ea alio modo» (cf. Id., L’intelligence …, p. 119 –
signalons que la référence donnée dans la note 502 – éd. Bruns, p. 112, 5–11 – n’est pas la
bonne). Notons aussi que dans son commentaire du De intellectu, Averroès oppose longuement
les deux lectures d’Alexandre et de Thémistius (voir éd. Zonta, p. 30, 14 sq.).
250 Cf. par ailleurs ce passage bien connu, valable pour chaque réception d’intelligible, de
l’Épître sur l’intellect d’al-Fārābı̄: «cette essence [l’intellect en puissance] ressemble à une ma-
tière dans laquelle des formes adviennent. Toutefois, si tu imagines une certaine matière cor-
porelle, comme un certain morceau de cire dans lequel on aurait gravé [une gravure de telle
sorte] que cette gravure et cette forme adviennent en sa surface et en sa profondeur et de telle
façon que cette forme s’empare de la matière en son intégralité en sorte que la matière de-
vienne elle-même entièrement et totalement comme si cette forme l’avait tout à fait saturée,
alors ton imagination parviendrait presque à comprendre le sens de cette occurrence des for-
mes des choses dans cette essence qui ressemble à une matière et à un substrat de cette forme»
(trad. D. Hamzah, p. 70–71; cf. Id., Epître sur l’intellect, trad. Ph. Vallat, p. 21; cf., pour l’arabe, éd.
Bouyges, p. 13, 4–14, 10).
251 Quatrième forme de s̆arafa: surplomber, dominer.
252 Voir les remarques de J. Jolivet sur ce passage dans l’un des résumés de ses conférences de
l’EPHE: «il est loisible de penser au texte de la Physique (II, 8, 199b, 28–29) où Aristote compare
la nature à un art de construire les vaisseaux qui résiderait dans le bois (encore que Thémistius
ne dise rien de particulier à l’endroit correspondant de sa Paraphrase de la Physique); mais la
parenté de ce texte est bien plus grande avec Ennéades, V, 9, 3, 21–23: l’intellect est dans l’âme ‘à
la fois comme la forme dans l’airain et comme l’artiste qui produit la forme dans l’airain’». Et
Jolivet de conclure: «l’effort pour faire coïncider la noétique d’Aristote et celle du néo-plato-
nisme est donc très clair, et c’est la seconde qui est le principe explicatif, la première n’étant que
l’objet de l’explication» (Annuaire de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Section des sciences re-
ligieuses, t. 77, 1969–70, p. 319).
134 L’intellect agent hors de l’âme

producteur, lui, investit totalement l’[intellect] en puissance, comme si le me-


nuisier, ou le ferronnier, ne se tenait pas, du dehors, auprès (non ab extrinseco
assisteret) du bois, ou de l’airain, mais qu’il était capable de le pénétrer tota-
lement. C’est aussi ainsi, en effet, que l’intellect en acte, survenant à l’intellect
en puissance, fait un avec lui.253

Dans une certaine mesure, Thomas d’Aquin avait lui-même bien saisi chez Aver-
roès le rapport d’information de l’intellect matériel par l’intellect agent254. C’est
ce qu’atteste la mise en place de sa doctrine de la vision de Dieu par essence qui
repose étonnamment sur une transposition dans l’ordre chrétien de la noétique
averroïste. L’une des difficultés avait été d’expliquer en quel sens, dans la vision
bienheureuse, nous pensons «par» Dieu. Était-ce «au sens où nous pensons par
l’intellect, qui est le pouvoir dont est issue cette opération, de sorte que l’on dit
que c’est l’intellect lui-même qui pense, et la pensée de l’intellect devient notre
propre pensée», ou bien «au sens où !nous pensons" par l’espèce intelligible – on
dit que nous pensons par elle, non parce que c’est elle qui pense, mais parce que
la faculté intellective est rendue parfaite en acte par elle, comme la faculté vi-
suelle l’est par l’espèce de la couleur»255?

253 Cf. Thémistius, Commentaire sur le traité De l’âme d’Aristote, 430a12 sq., éd. Verbecke,
p. 225, 16 sq. (nous soulignons): «quam igitur rationem habet ars ad materiam, hanc et intellec-
tus factivus ad eum qui potentia, et sic hic quidem omnia fit, hic autem omnia facit; propter
quod et in nobis est intelligere quando volumus. Non enim est ars materiae exterioris, sicut ae-
raria [non] est aeris et aedificativa lignorum, sed investitur toti potentia intellectui qui factivus,
ac si utique aedificator lignos et aerarius aeri non ab extrinseco assisteret, per totum autem ip-
sum penetrare potens erat. Sic enim et qui secundum actum intellectus intellectui potentia
superveniens unus fit cum ipso.» Cf. pour l’arabe, éd. Lyons, p. 179, 10–16 (cité et traduit par
M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», p. 94, n. 53):
«Nous pouvons intelliger quand nous voulons parce que l’intellect agent n’est pas extérieur à
l’intellect en puissance à la façon dont un artisanat est extérieur à la matière. Il en va ainsi de la
ferronnerie qui est extérieur au cuivre, ou de la menuiserie, qui est extérieure au bois. Quant à
l’intellect agent, il compénètre (yudāKilu) totalement l’intellect en puissance, comme si l’on
imaginait un menuisier qui n’aurait pas simplement prise (laysa innamā huwa mušrif) de façon
extérieure sur le bois, ou un ferronnier sur le cuivre, mais qui pourrait s’y insinuer (yasrı̄) en
totalité».
254 Nous renvoyons pour ce qui suit à J.-B. Brenet, «S’unir à l’intellect, voir Dieu …».
255 Pour le passage entier, voir Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 42; trad. V. Au-
bin, p. 156: «Il y a trois sens où nous sommes dits penser par quelque chose. Premièrement, au
sens où nous pensons par l’intellect, qui le pouvoir dont est issue cette opération, de sorte que
l’on dit que c’est l’intellect lui-même qui pense, et la pensée de l’intellect devient notre propre
pensée. – Deuxièmement, au sens où !nous pensons" par l’espèce intelligible: on dit que nous
pensons par elle, non parce que c’est elle qui pense, mais parce que la faculté intellective est
rendue parfaite en acte par elle, comme la faculté visuelle l’est par l’espèce de la couleur. –
Troisièmement, au sens où !nous pensons" par un intermédiaire, dont la connaissance nous
fait parvenir à la connaissance d’un autre.» Cf. Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, 42;
éd. Léonine, p. 107: «intelligere aliquo tripliciter dicimur. Uno modo, sicut intelligimus intel-
La dimension formelle de l’intellect agent 135

La position ultime de Thomas est celle que l’on sait, qui consiste à soutenir
fermement que Dieu, dans la vision béatifique, est pour l’intellect qui Le voit
comme une espèce intelligible: en tant que forme pure, sans matérialité, sans po-
tentialité, Dieu peut lui-même informer l’intellect créé à la manière d’une spe-
cies256. Nous ne pensons pas «par» Dieu comme par une virtus séparée dont la
pensée serait dans un second temps, transitivement, revenue à l’intellect créé;
nous pensons par lui en tant qu’Il est aussi, reçu dans notre intellect, cela même
que nous pensons. Or le manuscrit autographe de la Somme contre les Gentils ré-
vèle que c’est d’Averroès, distingué d’Alexandre d’Aphrodise, que Thomas pen-
sait pouvoir tirer ou cautionner cette précision décisive. Après avoir posé que
dans la vision béatifique l’essence divine devait être à la fois le quod et le quo de
l’acte, il écrivait en effet ceci, qui sera biffé:

À ce sujet, Alexandre s’est efforcé de soutenir quelque chose de similaire. Il


a soutenu, en effet, qu’une fois atteinte l’ultime fin de l’homme, une cer-
taine substance séparée, qui selon lui est l’intellect agent, sera la forme de
notre intellect et que par elle nous intelligerons les substances séparées.
Cette thèse, cependant, diffère de ce qui en l’occurrence doit être dit. En ef-
fet, ce «par quoi» nous intelligeons s’entend de deux manières: on dit en
effet que nous intelligeons «par» l’intellect et «par» l’espèce intelligible
dont l’intellect est informé. «Par» l’intellect, nous intelligeons en ce sens
que l’intellect lui-même !intellige" et que son intelliger est notre intelli-
ger; «par» l’espèce intelligible, en revanche, nous n’intelligeons pas en tant
qu’elle-même intellige. Aussi, même si l’on pose qu’elle intellige, ce ne sera
pas sous le rapport où nous intelligeons par elle à titre d’espèce intelligible,
ce qui fait que son intelliger ne sera pas notre intelliger. Donc Alexandre a
soutenu qu’une fois atteinte cette fin ultime, nous intelligeons par une subs-
tance séparée, dont il dit que c’est l’intellect agent, non pas comme par une

lectu, qui est virtus a qua egreditur talis operatio: unde et ipse intellectus intelligere dicitur, et
ipsum intelligere intellectus fit intelligere nostrum. – Alio modo, sicut specie intelligibili: qua
quidem dicimur intelligere, non quasi ipsa intelligat, sed quia vis intellectiva per eam perficitur
in actu, sicut vis visiva per speciem coloris. – Tertio modo, sicut medio per cuius cognitionem
devenimus in cognitionem alterius.»
256 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, 51; trad. V. Aubin, p. 190–191: «ce qui sub-
siste en étant une forme seule peut être la forme d’autre chose, pourvu que son être soit tel qu’il
puisse être participé paar autre chose, ainsi qu’on l’a montré dans le livre II au sujet de l’âme
humaine. […] Il est donc manifeste que l’essence divine peut se rapporter à l’intellect créé
comme l’espèce intelligible par laquelle il pense». Cf. Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles,
III, 51; éd. Léonine, p. 140: «illud autem quod sic est subsistens ut tamen solum sit forma, potest
alterius esse forma, dummodo esse suum sit tale quod ab aliquo alio participari possit, sicut in
Secundo ostendimus de anima humana […]. Manifestum est igitur quod essentia divina potest
comparari ad intellectum creatum ut species intelligibilis qua intelligit».
136 L’intellect agent hors de l’âme

espèce intelligible, mais comme par un certain pouvoir intellectif257. Aussi


pense-t-il que l’intelliger par lequel l’intellect agent s’intellige et intellige
les autres substances séparées sera notre intelliger, bien que les intellects
qui sont en nous, à savoir l’intellect possible et l’intellect en habitus, ne
puissent jamais, selon lui, intelliger ni l’intellect agent, ni les les autres
substances séparées258.

Puis, contre Alexandre, Thomas apportait avec Averroès sa solution:

Quant à nous, nous soutenons que l’essence divine elle-même sera ce par
quoi nous intelligeons comme par une espèce intelligible. Aussi, même si elle-
même est intelligeante, son intelliger ne sera pas notre intelliger, mais notre
intelliger sera l’intelliger de notre intellect, qui intelligera l’essence divine,
!notre intellect" étant en quelque façon parfait et rendu en acte par elle
comme par une espèce intelligible. Or ce que nous soutenons, Averroès s’en
approche davantage. Il soutient en effet que l’intellect possible intellige l’intel-
lect agent et les substances séparées, ce qui fait que l’intellect agent, en tant
qu’il connaît, ainsi qu’!Averroès" l’admet, les substances séparées, pourra être
comme l’espèce par laquelle l’intellect possible intelligera les substances sépa-
rées, à la manière dont il intellige maintenant les choses matérielles par des
espèces intelligibles abstraites des phantasmes259.

257 C’est l’une des lectures d’Alexandre qu’Averroès propose (celle de son De anima, tel qu’il
le comprend sans l’articuler à son De intellectu), et que Thomas récupère; cf. Averroès, GCDA,
III, c. 36, p. 481, 58 sq.; 482, 82 sq.; Id., L’intelligence …, p. 150 et 151.
258 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, appendix; éd. Léonine, p. 17* (nous suppri-
mons dans notre traduction les italiques qui correspondent aux mots effacés lors de la première
rédaction; nous soulignons): «Huic autem aliquid simile conatus est ponere Alex. Posuit enim
quod in ultimo fine hominis substantia quaedam separata, quae est intellectus agens secundum
ipsum, erit forma intellectus nostri et per ipsum ipsam intelligemus substantias separatas. Dif-
fert tamen haec positio ab eo quod in proposito necesse est dici. Quo enim intelligimus est du-
pliciter dictum; dicimur enim intelligere intellectu, et intelligibili specie qua intellectus infor-
matur. Sic autem intellectu intelligimus quod ipse intellectus et eius intelligere est nostrum
intelligere, specie autem intelligibili intelligimus non ita quod ipsa int inquantum ipsa intelli-
gat. Unde etsi ponatur intelligens, hoc non erit secundum quod h est species ea intelligimus ut
intelligibili specie, propter quod nec nostrum eius intelligere esset nostrum intelligere. Posuit
igitur Alex. quod in illo ultimo fine intelligemus per substantiam separatam quam dicit intel-
lectum agentem, non quasi intelligibili specie, sed quasi intellectiva quadam virtute. Unde vult
quod ipsum intelligere quo intellectus agens intelligit se et alias substantias separatas erit nos-
trum intelligere, cum tamen intellectus qui est in nobis, secundum eum, scilicet intellectus pos-
sibilis et intellectus in habitu, nunquam possint intelligere nec intellectum possibilem agentem
nec alias substantias separatas.»
259 Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, appendix; éd. Léonine, p. 17* (nous ne tra-
duisons pas, là non plus, les italiques; nous soulignons): «Nos autem ponimus quod ipsa essen-
La dimension formelle de l’intellect agent 137

Dans l’adeptio (qui sert ici de modèle au chrétien), l’intellect agent, dit Thomas,
n’est pas pour l’intellect possible un principe de connaissance séparé dont le
savoir – comment le pourrait-il? – se transmettrait; il est comme une espèce
qui, informant l’intellect possible, lui donne de concevoir lui-même, en tant que
pouvoir cognitif, l’intelligible pur. Cette fine lecture d’Averroès est en partie
conforme à ce que le Commentateur soutient. Quand il critique Alexandre, Aver-
roès lui fait effectivement grief de ne pouvoir rendre compte de la réception de
l’éternel, c’est-à-dire de l’information, par l’intellect agent, de l’intellect maté-
riel-substrat. Pour autant, l’interprétation thomasienne n’est pas le double cor-
rect du texte rushdien. La simple notion de species, qu’ignore le Grand Commen-
taire et qui, chez Thomas, désigne communément non pas ce que l’on pense, mais
ce par quoi l’on pense260, suffirait à l’en éloigner. Mais plus largement l’Aquinate
ne conçoit pas l’information de l’intellect agent, même en modèle transférable,
comme sa réalisation dans l’intellect possible, c’est-à-dire comme l’identification
en essence de cet intellect avec lui. De fait, si Averroès dit de l’homme, à la fin,
que assimilatur Deo261, lui rejette absolument la déification qu’on pourrait ima-
giner dans la vision bienheureuse262. L’acquisition n’est pas in postremo l’identité
proprement formelle de l’ «agent» et de son sujet.
Un autre texte de l’Aquinate, portant sur la conception averroïste de la dyna-
mique céleste, fournit un parallèle utile: le De spiritualibus creaturis, art. 6, ad
10m. L’article 6 demande si une substance spirituelle est unie à un corps céleste
(utrum substantia spiritualis celesti corpori uniatur), et l’argument 10 défend
l’idée que les cieux sont animés en se référant à Averroès. Dans son Grand Com-
mentaire de la Métaphysique, ce dernier écrit que les substances séparées sont
dans la meilleure disposition qu’elles peuvent avoir; mais cela, dit l’étudiant qui
fait l’objection, consiste pour chacune d’elles à mouvoir un corps céleste à la fois
comme moteur et comme fin. Or, ce ne serait pas le cas si elles ne leur étaient
unies en quelque façon; donc, des substances corporelles sont unies aux corps cé-

tia divina erit quo intelligemus quasi specie intelligibili. Unde licet ipsa sit intelligens, suum in-
telligere non erit ipsum nostrum intelligere, sed nostrum intelligere erit intelligere intellectus
nostri, qui essentiam divinam intelliget, eadem quasi quadam specie intelligibili quodam modo
informatus perfectus et factus in actu. § Magis autem ad hoc quod ponimus accedit quod Averr.
ponit. Ponit enim ipse quod intellectus possibilis intelligit intellectum agentem et substantias
separatas, unde relinquitur quod intellectus agens in illa intellectus cognitione quam ponit
substantiarum separatarum, erit esse poterit quasi species qua intellectus intelligit possibilis in-
telliget substantias separatas, sicut nunc intelligit res materiales per species intelligibiles a
phantasmatibus abstractas.»
260 Même si dans le cas – unique – de l’essence divine, le quod et le quo, précisément, se
confondent.
261 Cf. Averroès, GCDA, III, c. 36, p. 501, 617–618.
262 Le lumen gloriae que doit recevoir l’intellect bienheureux pour accéder à la vision de Dieu
le rend seulement «déiforme».
138 L’intellect agent hors de l’âme

lestes; donc, ces derniers sont animés263. Peu importe ici la pertinence – à vrai
dire maigre – du raisonnement. Thomas va répondre (comme dans sa conclusion
principale) que l’animation des cieux ne dit rien d’autre que le rapport seulement
moteur d’un intellect à sa sphère; mais au préalable, il indique combien le patro-
nage d’Averroès, sur cette question, peut être flottant. Voici le texte:

Sur ce point, il se trouve qu’Averroès s’est diversement exprimé. Dans le li-


vre La Substance de la sphère264, en effet, il dit que c’est la même chose qui
meut les corps célestes comme agent et comme fin. Ce qui, assurément, est
tout à fait erroné, surtout au regard de son opinion, selon laquelle il pose
que la première cause n’est pas au-dessus des substances qui meuvent le
premier ciel; dans ces conditions, en effet, il s’ensuit que Dieu est l’âme du
premier ciel, dans la mesure où on dit de la substance qui meut le premier
ciel à titre d’agent qu’elle est son âme. Et l’argument qui le conduit à affir-
mer cela est tout à fait insuffisant. En effet, parce que dans le cas des subs-
tances séparées de la matière, ce qui intellige est identique à ce qui est in-
telligé, il a estimé que ce qui désire était identique à ce qui est désiré; ce qui
n’est pas pareil: car la connaissance d’une chose quelconque se produit dans
la mesure où ce qui est connu est dans ce qui connaît, alors que le désir se
produit dans la mesure où ce qui désire se tourne vers la chose désirée. Or si
le bien désiré était par lui-même dans ce qui désire, il ne reviendrait pas à ce
dernier de se mouvoir pour poursuivre le bien désiré; il faut donc dire que le
bien désiré, qui meut à titre de fin, est autre que ce qui désire, qui meut à titre
d’agent. Et c’est ce qu’il dit aussi dans un commentaire du livre XI de la Mé-
taphysique: il y admet en effet deux moteurs, l’un joint, qu’il appelle «âme»,
et l’autre séparé, qui meut à titre de fin; de tout cela, cependant, on ne peut
tirer plus que le fait qu’une substance spirituelle est unie au corps céleste
comme moteur265.

263 Cf. Thomas d’Aquin, Les Créatures spirituelles, art. 6, arg. 10, p. 162–163: «Comme le dit le
Commentateur dans [son commentaire du livre] XI de la Métaphysique [com. 48], les substan-
ces séparées sont dans la meilleure disposition qu’elles peuvent avoir; et cela consiste pour cha-
cune d’elles à mouvoir un corps céleste à la fois comme moteur et comme fin. Or ce ne serait
pas le cas si elles ne leur étaient unies en quelque façon; donc des substances incorporelles sont
unies aux corps célestes. En conséquence, les corps célestes semblent bien être animés» («Ut in
XI Methaphisice Commentator !dicit", substantie separate sunt in optima dispositione in qua
esse possunt: et hoc est ut unaqueque earum moueat corpus celeste et ut agens et ut finis. Non
autem hoc esset nisi aliquo modo eis unirentur; ergo corporibus celestibus sunt unite substan-
tie incorporee. Et sic corpora celestia uidentur esse animata.»)
264 Averroès, De substantia orbis, chap. 1; éd. Venise, 1562, vol. 9, f. 5vH.
265 Thomas d’Aquin, Les Créatures spirituelles, p. 173–175 («Ad decimum dicendum quod su-
per hoc inuenitur Auerroys uarie locutus. In libro enim De substantia orbis dixit quod idem est
quod mouet corpora celestia ut agens et finis; quod quidem est ualde erroneum, presertim se-
cundum eius opinionem qua ponit quod prima causa non est supra substantias mouentes pri-
La dimension formelle de l’intellect agent 139

Averroès varie, dit Thomas, qui pouvait songer à ces deux passages: l’un, au dé-
but du De substantia orbis, où le Cordouan défend l’idée d’une identité entre
cause agente et cause finale266; l’autre, dans le Grand Commentaire de la Méta-
physique, c. 41, où il défend au contraire la nécessité de distinguer entre deux
substances motrices267. Devant l’alternative, Thomas choisit en ne sauvant que
l’une des thèses: celle du double moteur. Pas de désir ni même de tentative d’har-
monisation. Les deux textes se contredisent, ce sera l’un ou l’autre, et, en l’occur-
rence, c’est le commentaire de la Métaphysique contre le De substantia orbis, la
distinction âme/intelligence contre la thèse de l’identité des causes agente et fi-
nale. L’Aquinate le justifie en récusant la thèse uniciste du De substantia orbis.
On ne peut dire que c’est la même chose qui meut le corps céleste à titre d’agent
et à titre de fin. Averroès lui-même, en toute rigueur, ne peut pas le dire, assure
Thomas, si, pour lui, Dieu est le moteur du premier ciel – ce qui est en effet,
contre Avicenne, la thèse du Commentateur268. Aux yeux de Thomas, du reste,
cela repose sur un raisonnement fallacieux postulant à tort l’identité du rapport
désirant/désiré avec le rapport intelligeant/intelligé. Quand on désire, on se
tourne vers, nécessairement, ce qui demande que le désiré ne soit pas dans le dé-
sirant, mais toujours, si l’on peut dire, en avant de lui, c’est-à-dire autre. Cette
thèse est donc absurde et rend nécessaire la seconde, où l’on dissocie bien l’âme
céleste de l’intelligence qu’elle a pour fin propre.

mum celum: sic enim sequitur quod Deus sit anima primi celi secundum quod substantia que
mouet primum celum ut agens dicitur anima eius. Et ratio qua hoc dixit est ualde insufficiens;
quia enim in substantiis separatis a materia est idem intelligens et intellectum, extimauit quod
sit idem desiderans et desideratum, quod non est simile: nam cognitio cuiuslibet rei fit secun-
dum quod cognitum est in cognoscente, desiderium autem fit secundum conuersionem deside-
rantis ad rem desideratam. Si autem bonum desideratum inesset desideranti ex se ipso, non
competeret eiquod moueret ad consequendum bonum desideratum: unde oportet dicere quod
bonum desideratum, quod mouet ut finis, est aliud a desiderante, quod mouet ut agens. Et hoc
etiam idem dicit in Commento XI Methaphisice: ponit enim ibi duos motores, unum coniunc-
tum, quem uocat animam, et aliud separatum, qui mouet ut finis; tamen ex toto hoc non habe-
tur amplius quam quod substantia spiritualis unitur corpori celesti ut motor.»)
266 Averroès, De substantia orbis, chap. 1; éd. Venise, 1562, vol. 9, f. 5rE-vH: «Nihil est in cor-
poribus coelestibus, quo forma, qua est motus, differat ab ea ad quam est motus; immo sunt
eaedem formae et non differunt nisi in dispositione» («il n’y a rien dans les corps célestes fai-
sant que la forme par laquelle le mouvement a lieu diffère de celle vers laquelle le mouvement a
lieu; au contraire, ce sont les mêmes formes, et elles ne diffèrent que quant à la disposition»).
267 Averroès, In Metaph., XII, c. 41; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 324rE: «iste motus componitur,
ut declaratum est, ex duobus motoribus, quorum unus est finitae motionis, et est anima exis-
tens in eo; et alter est infinitae motionis, et est potentia, quae non est in materia» («ce mouve-
ment est composé, ainsi qu’on l’a montré, de deux moteurs: l’un produit un mouvement fini, et
c’est l’âme existant en lui; l’autre produit un mouvement infini, et c’est une puissance qui n’est
pas dans la matière»).
268 Voir par exemple Averroès, In Metaph., XII, c. 44; éd. Venise, 1562, vol. 8, f. 327vH. On ne
discute pas ici la pertinence du jugement thomasien.
140 L’intellect agent hors de l’âme

Dans la noétique d’Averroès, Thomas n’a pas dégagé l’identification essen-


tielle de l’intellect matériel à l’intellect agent; dans sa cosmologie, il n’a pas
conçu l’identité de l’«âme» céleste à l’intelligence motrice, toujours déjà, en
même temps, forme et fin. Si c’est une erreur, elle est cohérente et montre une
fois encore combien chez Averroès noétique humaine et cosmologie ont partie
liée. Car pour comprendre en quel sens dans l’adeptio l’intellect agent peut
être la «forme» de l’intellect matériel et apprécier ainsi, quarante ans après
Thomas d’Aquin, l’exégèse de Wylton, c’est bien là qu’il faut se placer: dans
les cieux269.
Dans son Épître I, Averroès présente d’emblée la causalité céleste unissant l’in-
telligence motrice à l’«âme» de la sphère comme le modèle permettant de conce-
voir l’éventuel rapport formel et final entre l’intellect agent et l’intellect maté-
riel:

Donc, si l’intellect séparé est cause à la manière des moteurs naturels, il ne


sera cause que du point de vue de la [causalité] agente et motrice, comme
eux [i.e. les moteurs naturels]. Ou alors, il est possible qu’il soit leur cause
en tant que forme et fin, comme les [intellects] séparés pour les âmes des
sphères, savoir que les intellects séparés sont les formes de ces âmes et
qu’ils sont leurs fins, car c’est par eux que leur être et leur activité [i.e. ceux
des âmes célestes] sont achevés, parce que ceux-ci [les intellects séparés]
font l’objet d’une représentation de la part [des âmes célestes] et que cel-
les-ci aspirent à s’assimiler à eux, que cette représentation et cette aspira-
tion les meuvent et les parachèvent, eux et leur activité270.

Le parallèle se retrouvera dans un passage du Grand Commentaire de la Méta-


physique dans lequel le Commentateur, cette fois très affirmatif, dit:

Aristote estimait que la félicité (sa <āda) pour les hommes en tant qu’ils sont
hommes réside dans leur jonction avec l’intellect dont on a montré dans le
livre De l’âme qu’il est pour nous un principe moteur et agent. En effet, les
intelligences séparées en tant qu’elles sont séparées doivent être principes
de ce dont elles sont les principes des deux manières à la fois: en tant qu’el-
les sont motrices, et en tant qu’elles sont la cause finale. Donc l’intellect

269 Sur l’analogie cosmologique, dont on reparle infra, voir M. Geoffroy, Introduction, in
Averroès, La Béatitude de l’âme, p 71–81 et, Id., «Averroès sur l’intellect comme cause agente et
cause formelle …», p. 99–110; J.-B. Brenet, Transferts du sujet, p. 59–84; 95–101; R. C. Taylor,
«Averroes on Psychology and the Principles of Metaphysics», Journal of the History of Philoso-
phy, 36 (1998), p. 507–523. Sur la cosmologie elle-même, la référence majeure fut citée supra:
D. Twetten, «Averroes’ prime mover argument».
270 Averroès, La Béatitude de l’âme, p. 200.
La dimension formelle de l’intellect agent 141

agent, en tant qu’il est séparé et qu’il est un principe pour nous, doit nous
mouvoir à la manière dont l’être aimé meut l’amant. Et si tout mouvement
doit être joint à ce qui le cause (yuEarriku-ha) en tant que ceci est une fin
(ġāya), il faut que nous finissions (bi-āKizatin) par être joints à cet intellect
séparé de sorte que nous intelligions par ce même principe auquel est atta-
ché le ciel271.

Le fondement de l’analogie repose sur l’idée que dans les deux cas, celui du corps
céleste, celui de l’homme, la «perfection» première est séparée de son sujet,
qu’elle n’est pas «constituée par lui» à la différence de la forme d’une réalité en-
gendrable et corruptible qui n’a d’être, à proprement parler, qu’en étant reçue
dans sa matière. C’est un point sur lequel il faudra revenir lorsqu’on devra pré-
ciser en quel sens l’intellect est la forme du corps humain – ce qui fait l’essentiel
de la question de Wylton. Mais il est certain qu’Averroès associe le principe ré-
cepteur de l’intelligible à l’œuvre dans la cyclophorie cosmique et l’intellect ma-
tériel de l’homme272. Or, dans le De substantia orbis il dégage une thèse pour les
«âmes» célestes – celle que Thomas d’Aquin dénonce – qu’il faut rappeler et re-
tenir. Si le principe substrat de l’universel n’est pas inhérent au corps qui est mû,
s’il existe avec lui sans lui être mélangé, qu’il ne lui confère pas l’être, i. e. n’est
pas la condition de sa subsistance et que, étant séparé, il n’a pas – en un sens – de
forme propre273, cela implique qu’il consiste tout entier dans son désir d’assimi-
lation à l’intelligence motrice274, si bien qu’en ce cas, selon la formule même

271 Averroès, Tafsı̄r mā ba<d at. -t. abı̄ <at, éd. Bouyges, vol. III, Lambda, c. 38 (ad Arist. Metaph.,
1072b13–16), p. 1612, 8–1613, 4; trad. A. Martin (p. 233–234) modifiée. Cf. pour le latin (où l’on
doit noter l’altération qui donne au départ forma hominum) In Metaph., XII, c. 38; éd. Venise,
1562, vol. 8, f. 321F sq.: «Et ex hoc quidem apparet bene quod Aristoteles opinatur quod forma
hominum, in eo quod sunt homines, non est nisi per continuationem eorum cum intellectu, qui
declaratur in libro de Anima esse principium agens et mouens nos. Intelligentiae enim abstrac-
tae, in eo quod sunt abstractae debent esse principia eorum, quorum sunt principia duobus mo-
dis, secundum quod sunt mouentes, et secundum quod sunt finis. Intelligentia enim agens, in-
quantum est abstracta et est principium nobis, necesse est ut moueat nos secundum quod
amatum amans et si omnis motus necesse est ut continuetur cum eo, a quo fit secundum finem,
necesse est ut in postremo continuetur cum hoc intellectu abstracto, ita quod erimus depen-
dentes a tali principio a quo coelum dependet, quamuis hoc fit in nobis modico tempore, sicut
dixit Aristoteles.»
272 C’est dit explicitement, par exemple, dans le Grand Commentaire du traité De l’âme; voir
Averroès, GCDA, III, 5, p. 409, 661 sq.; cf. Id., L’Intelligence …, p. 78.
273 On ne saurait oublier, en effet, Averroès, GCDA, III, c. 4, p. 386, 90–96, qui trouve sa so-
lution en c. 5, p. 410, 684 sq.; cf. Id., L’intelligence …, p. 56 et 79.
274 Voir Averroès, On Aristotle’s «Metaphysics». An Annotated Translation of the So-called
«Epitome», éd. R. Arnzen (nous soulignons), p. 152: «From this discussion it has become plain
what kind of existence these movers have and how they set [something] in motion. From this it
is clear that they not only move the celestial bodies but also provide them with their forms
142 L’intellect agent hors de l’âme

d’Averroès, la «forme» par laquelle le corps céleste est mû n’est pas essentielle-
ment autre que la «forme» vers laquelle il se meut:

Après avoir expliqué au sujet des corps célestes que leurs formes existent
«dans» leurs sujets, c’est-à-dire d’une existence [telle] qu’ils ne sont pas di-
visés par la division du sujet […], il a expliqué que ces formes ne sont pas
constituées par le sujet; au contraire, elles sont séparées dans l’être; […] et
puisqu’il en est ainsi, il est nécessaire que la forme par laquelle [le corps cé-
leste] est mû soit celle vers laquelle il est mû. […] Il n’y a donc rien dans les
corps célestes qui fasse que la forme par laquelle le mouvement a lieu dif-
fère de celle en vue de laquelle il a lieu; au contraire, ces formes sont les mê-
mes, et elles ne diffèrent qu’en disposition275.

through which they are what they are. For when we deny their existence, there would be no
forms of the rotating bodies, just as there would be no utmost perfection for us, when we deny
the existence of the intellect in actuality. Consequently, these [movers] are, from this point of
view, in a certain way the efficient [causes] of the [celestial bodies], since it is the efficient
[cause] which provides the substance of a thing, no matter whether it acts eternally or discon-
tinuously (to act eternally is [of course] better). Meanwhile they are, from another point of
view, formal [causes] for them, for the forms of the celestial bodies are nothing else than that
which the [celestial bodies] think of these [movers]. And [finally] they are also final [causes] for
them because the [celestial bodies] are moved by them by way of desire, as explained [above].»
Cf. Id., Tahafot at-Tahafot, éd. M. Bouyges, Beyrouth, Dar el-Machreq, 31992, p. 231, 1–4 (nous
traduisons): «L’existence du reste des principes séparés !s. e. les moteurs des sphères" consiste
seulement dans la représentation (mā yataƒawwaru) qu’ils ont de lui !le premier moteur". Il
n’y a rien d’impossible que lui soit en lui-même une seule et même chose, dont de multiples
choses tirent des représentations différentes, de même qu’il n’est pas impossible qu’une mul-
tiplicité se représente une seule et même chose.»
275 Voici les deux séquences complètes, que nous avons condensées dans notre traduction;
Averroès, De substantia orbis, I; éd. Venise, 1562, vol. 9, f. 5rE-F (cf. Averroes’ De substantia orbis,
critical Edition of the Hebrew Text with English Translation and Commentary by A. Hyman,
Cambridge (Mass.) and Jerusalem, The Medieval Academy of America and The Israel Academy
of Sciences and Humanities, 1986, p. 68–69; Alvaro de Toledo, Comentario al «De substantia or-
bis» de Averroes (Aristotelismo y averroismo), éd. P. M. Alonso, Madrid, 1941, p. 108 et 110): «Et
cum fuerit declaratum ei de corporibus coelestibus eorum formas existere in suis subiectis, vi-
delicet existentia quod non diuiduntur per diuisionem sui subiecti, et quod causa in hoc est,
quia non existunt in subiectis, secundum quod sunt diuisibilia, fuit ei declaratum, quod istae
formae non constituuntur per subiectum, immo sunt abstractae in esse, quoniam, cum existunt
in toto subiecto, et non diuiduntur per eius diuisionem, contingit quod non constituuntur per
subiectum: non enim existunt in eo, neque in toto, neque in parte, et universaliter nec in diui-
sibili, nec in indiuisibili. Et, cum ita sit, necesse est ut forma, qua mouetur, sit illa ad quam
mouetur; in formis enim constitutis per sua subiecta differunt, scilicet quia forma, qua mouen-
tur, non est illa, ad quam mouentur, et ideo omnis forma huiusmodi, scilicet quae mouetur ad
seipsam perficiendam per formam aliam, necesse est ut suum mouere sit finitum, cum non
mouet, nisi quando mouetur.» Et, ibid., f. 5rF-vG (cf. éd. Hyman, p. 70; éd. Alvaro de Toledo,
p. 113): «Et non est dicendum quod formae, quibus mouentur corpora coelestia sint aliae ab eis
ad quas mouentur, et quod istae, quae dicuntur non esse in materia omnino, et quae carent situ,
La dimension formelle de l’intellect agent 143

Clairement, les différences avec l’homme ne manquent pas. Le corps céleste, sim-
ple, n’est pas le corps organique de l’individu dont la cogitative conditionne l’ac-
tivation de l’intellect matériel. Et tandis que chez l’homme, cette activation de la
perfection première est progressive et fatalement intermittente, l’âme céleste,
elle, meut depuis toujours et pour toujours en étant mue par un principe avec le-
quel elle se confond substantiellement. Reste que le rapport noétique est analo-
giquement le même276.
L’averroïste Jean de Goettingen, dont il fut question plus haut, l’avait bien
noté, complétant par deux points la thèse fondamentale de la nature potentielle
de l’intellect récepteur. D’une part, à la différence de la matière première qui
passe continûment de réalisation (partielle) en réalisation (partielle), perdant
telle forme pour gagner telle autre, l’intellect matériel, quoique potentiel en lui-
même, n’est jamais séparé de l’intellect agent unique qui l’informe substantiel-
lement277. Et si c’est le cas, relevait-il avec pertinence, cela tient au fait que
l’intellect, à la différence de la matière, ne reçoit pas sa forme par le biais de la
quantité, c’est-à-dire par la détermination de ces dimensions préalablement «in-
déterminées» dont traite le De substantia orbis278. D’autre part, et malgré cela, il

sunt formae, ad quas mouentur, cum tamen illae quibus mouentur sint formae in materiis et
sint diuisibiles per diuisionem earum. Quoniam, si ita esset, tunc illae formae existerent in su-
biectis et mouerentur per motum subiectorum, et sic diuiderentur ad diuisionem subiectorum
[…]. Ergo nihil est in corporibus coelestibus, quo forma qua est motus differat ab ea ad quam est
motus; immo sunt eaedem formae, et non differunt, nisi in dispositione.»
276 Cf. M. Geoffroy, «Averroès sur l’intellect comme cause agente et cause formelle …», qui,
rappelant le singulier statut ontologique de l’intellect matériel, écrit à raison, p. 103–104: «Si,
donc, il se peut que l’intellect lui aussi ait l’agent comme ‘forme et fin’ c’est que l’intellect ma-
tériel de l’homme, tout comme la forme du corps céleste, n’est pas une forme matérielle,
contrairement à toutes les autres facultés de l’âme (végétative, sensitive, imaginative) mais
qu’elle est ‘séparée de son sujet’. Elle n’est donc autre chose qu’une simple capacité à recevoir
[…]. C’est pourquoi l’intellect matériel n’atteint sa perfection [i. e. la perfection qui est la
sienne, de puissance pure] par aucune forme (autre que celle de l’agent, qui pourra donc en être
aussi la forme). C’est la raison pour laquelle il peut s’identifier en essence avec son agent et
avoir cet acte pour substance, comme les formes des sphères.»
277 Il répond ainsi à la troisième difficulté qu’il avait dégagée; voir Jean de Goettingen, So-
phisma …; éd. Kuksewicz, p. 88, 1283 sq.: «Et tertia quaestio contingens est: Quia videmus ma-
teriam primam separatam a qualibet forma, cum nulla forma in materia habeat esse aeternum
ex eo quod materia prima est substantia pura in potentia, quare eodem modo, si concesserimus
formam substantialem aliquam intellectum possibilem, quare illa forma nunquam separetur,
maxime cum videtur esse eadem tam in materia prima et in ista secunda, scilicet intellectus.»
278 Voir Jean de Goettingen, Sophisma …; éd. Kuksewicz, p. 96, 1589 sq.: «Et est hic adverten-
dum cum consideratione plana quod causa, quare materia prima separatur a qualibet forma, est
ista, quia materia prima est in potentia ad omnes formas, ut satis est dictum; materia ergo exis-
tens sub una forma est in potentia ad aliam. !…" Et hic est diligentissime advertendum, quod
causa huius totius non est alia, nisi quia materia recipit suas formas mediante quantitate, quam
appellat Avicenna 1 suae Sufficientiae corpus simplex, et Commentator in tractatu suo De subs-
tantia orbis appellat dimensiones interminatas»; ibid., p. 97, 1620: «Dico modo, quod impossi-
144 L’intellect agent hors de l’âme

reste vrai de dire que cet intellect éternellement actué est en puissance pure279 s’il
est rapporté, non pas à l’espèce humaine dans son ensemble, mais à l’individu
quelconque, pour lequel il apparaît comme table rase280.
Ce n’est pas ainsi que Wylton, «averroïste» lui aussi, l’a conçu. Sa lecture de
l’intellect matériel comme substance en acte per se ne l’engage pas à penser l’ar-
ticulation de deux actes véritablement distincts de l’intellect agent (celui d’agent
des intelligibles, celui, à proprement parler, de forme du sujet-substrat). Parvus
error in principio, maximus erit in fine? En dépit de ses références au Commen-
tateur, il est vrai que son écart sur la perfection «première», en un sens, se
confirme, et sans doute se creuse sur la perfection «dernière». D’une formule:
l’intellect agent ne vient pas du dehors, il y reste; et s’il est «forme», en toute fin,
ce n’est qu’à titre d’objet dont mon intellective s’est faite l’image parfaite et non
comme une perfection dernière que j’acquiers et que je deviens dans un parcours
proprement ontologique: au mieux, le rapport sera de ressemblance, jamais
d’identité281.

bile est intellectum possibilem separari ab agente qui est eius forma. Et causa huius est, quia
potentia intellectus possibilis non est potentia contradictionis, quod est, quia eius receptio non
est cum repugnantia ad alias formas.» Sur les dimensions indéterminées, voir S. Donati, «La
dottrina delle dimensioni indeterminate in Egidio Romano», Medioevo 14 (1988), p. 149–233;
Ead., «Il dibattito sulle dimensioni indeterminate tra XIII e XIV secolo: Thomas Wylton e Wal-
ter Burley», Medioevo, 29 (2004), p. 177–232.
279 Cela relève de la sixième question que pose Jean. Voir Jean de Goettingen, Sophisma …;
éd. Kuksewicz, p. 89, 1296 sq.: «Et est hic notandum, quod in solutione secundae quaestionis di-
cetur, quod intellectus agens est forma substantialis ipsius possibilis, et dicetur in solutione ter-
tiae quaestionis, quod agens a possibili nunquam separatur, et ex his duabus trahit ortum sexta
quaestio, et est: Quomodo intellectus possibilis dicitur esse substantia pure in potentia, cum ta-
men nunquam separatur ab agente».
280 Voir Jean de Goettingen, Sophisma …; éd. Kuksewicz, p. 104, 1861 sq.: «De sexta quaes-
tione, quomodo intellectus possibilis sit semper in pura potentia, cum tamen semper sit actua-
tus per agentem, Commentator dicit, quod cum consideratum fuerit de istis intellectibus secun-
dum quod sunt entia simpliciter, non in respectu alicuius indiuidui, uere dicunt dicentes ea esse
aeterna, et quod non intelliguntur quandoque et quandoque non, sed semper. Aestimatur enim
quod impossibile est ut tota habitatio fugiat a philosophia, sicut opinandum est quod impossibile
est ut fugiat ab artibus omnibus. Si enim aliqua pars caruerit artificiis, uerbi gratia quarta terrae
semptentrionalium !non" carebunt eis aliae quartae. Forte igitur philosophia inuenitur in maiori
parte subiecti in omni tempore, sicut homo !inuenitur" ab homine et equus ab equo. Et subdit.
Dicit: Et universaliter ita est de intelligentia agente causante intellecta sicut de recipiente. Que-
madmodum enim intellectus agens nunquam quiescit ab abstrahendo simpliciter, licet ab hac ge-
neratione aliquod subiectum euaditur, ita est de intellectu distinguente, idest possibili»; ibid.,
p. 104, 1876 sq.: «vult ergo Commentator tantum, quod intellectus possibilis in comparatione ad
totam speciem semper est actu intelligens, et ut sic non est in potentia; alio modo in respectu ad
aliquod individuum, et sic est quandoque ut tabula rasa etc.» On revient plus bas sur cette ques-
tion essentielle, chez Wylton et Averroès, du rapport à l’espèce.
281 Une tout autre lecture est possible si, pour le GCDA, on récuse l’idée d’une union essen-
tielle chez Averroès entre l’intellect matériel et l’intellect agent: poser que l’intellect agent de-
La dimension formelle de l’intellect agent 145

Du point de vue même d’Averroès, toutefois, l’exégèse wyltonienne de la


jonction282 n’est pas moins philosophiquement sensée que sa conception de l’in-
tellect matériel dont elle tire le fil. On peut être à nouveau saisi en effet de ce que,
par son questionnement et ses choix, Wylton retrouve des tensions théoriques
ayant effectivement travaillé le rus̆disme. Car c’est Ibn Rus̆d, lui-même, qui a va-
rié sur l’adeptio283.
Qu’on songe au texte (cité supra) transmis par l’un des manuscrits du Compen-
dium sur l’âme, qui se présente, à la suite du chapitre sur la faculté rationnelle,
comme un exposé de la doctrine d’Avempace sur la jonction de l’homme avec
l’intellect284. Après avoir rappelé «le chemin suivi par Abū Bakr pour !montrer"
la possibilité de l’existence de cette jonction avec l’intellect»285, et avant, pour
conclure, de revenir à la position bajjienne286, Averroès insère une analyse plus
personnelle sur la question de l’adventicité de la science métaphysique. Si les
réalités métaphysiques sont séparées par nature, en effet, et non pas ponctuelle-
ment abstraites, s’il s’agit d’intelligibles éternels et que, dans la connaissance, le
connaissant et le connu font un, comment expliquer que l’homme accède à l’ul-
time jonction, i. e. que la métaphysique soit, pour lui, engendrée?
La réponse du jeune Averroès est que (a) l’intellect humain parfait ne saisit
les Intelligences séparées que par «analogie» (munāsaba) et «comparaison»
(muqāyasa)287 avec les intelligibles des choses mondaines (comme en une méta-

meure une substance séparée extérieure à l’intellect matériel, en dépit d’une certaine assimila-
tion, permettrait de voir dans le rapport de perfection entre l’intellect agent et l’intellect
matériel chez Ibn Rus̆d un antécédent de la forma assistens wyltonienne – ce qui renverserait le
détail technique de notre analyse, mais pas, toutefois, son sens général, comme le confirment
les lignes qui suivent, où l’on suggère des connexions entre Wylton et les Compendia d’Aver-
roès.
282 Laquelle procède immédiatement – répétons-le – de la scolastique du XIVe siècle nais-
sant, même si ce n’est pas sous ce rapport que nous l’avons envisagée.
283 Pour une présentation des divers textes, voir H. A. Davidson (dont nous ne partageons
pas, cependant, toutes les conclusions), Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, p. 321 sq.
284 Voir plus haut, p. 118, n. 199. Le texte n’est édité que par al-Ahwānı̄, in TalKı̄ƒ kitāb al-
nafs li-Abı̄ al-Walı̄d Ibn Rus̆d …, p. 90, 17–95, 25. Sur ce texte, voir notamment D. Wirmer, in
Averroes, Über den Intellekt …, p. 333–337; M. Geoffroy en a proposé une traduction, que nous
reprenons ici, in M. Geoffroy, «L’exposition de la Jonction de l’intellect avec l’homme (Ittiƒāl al-
<aql bi-l-insān) d’Avempace dans le Compendium d’Averroès sur l’âme (¾awāmi < ou MuKtaƒar
al-nafs). Présentation et traduction annotée», in N. Koulayan et M. Sayah (éd.), Synoptikos. Mé-
langes offerts à Dominique Urvoy, Toulouse, CNRS-Université de Toulouse le Mirail, 2011,
p. 129–153.
285 Voir Averroès, TalKı̄ƒ kitāb al-nafs, éd. al-Ahwānı̄, p. 90, 17 sq.
286 Voir ibid., p. 94, 15 sq.
287 On y voit un écho – pour dire le moins – à certains développements d’Alfarabi, qui dé-
fend deux choses: d’une part, l’idée qu’existe dans l’accomplissement de l’intellect humain une
étape au cours de laquelle ce dernier saisit le Principe premier par «analogie» (munāsaba) seu-
lement, et par le biais d’une image (mit-āl); d’autre part, semble-t-il, que même en état de sépa-
146 L’intellect agent hors de l’âme

physique «négative», où l’intelligible séparé est saisi par privation des caracté-
ristiques des formes matérielles – que seules, à proprement parler, nous rece-
vons), et que (b), nos représentations des intelligibles matériels étant engendrées,
celles des intelligibles séparés, qu’elles conditionnent, le seront aussi. Comme
l’indique ce passage, tout repose donc sur l’accès seulement relatif à l’intelligible
pur:

Il est évident pour celui qui considère cette science, je veux dire la métaphy-
sique, qu’il ne se représente ces intelligibles séparés qu’en fonction de l’ana-
logie (munāsaba) que ceux-ci entretiennent avec les intelligibles matériels,
!en jugeant" de ceux-là par comparaison à (muqāyasa) ceux-ci, et en niant
(salb) de ces intelligibles séparés les concomitants (lawāEiq) et les états dont
nous voyons qu’ils n’affectent les intelligibles !matériels" qu’en tant qu’ils
sont matériels. Ainsi, lorsque nous disons que l’intellect et l’intelligible,
dans !l’intelligible séparé", sont un selon tous les modes, et que pour ces in-
telligibles qui sont nôtres, l’intellect et l’intelligible sont certes un pour
nous, mais sont cependant affectés par une certaine différence, alors que
celle-ci est niée de ceux-là.
S’il en est ainsi, c’est parce que les prémisses par lesquelles nous examinons
ces !intelligibles séparés" ne nous surviennent que du fait de ces intelligi-
bles matériels. C’est la raison pour laquelle la connaissance de la science de
l’âme doit nécessairement être posée avant cette science. C’est pourquoi on
a dit: connais-toi toi-même, tu connaîtras ton Créateur.
En somme, ce qui se produit en nous dans la science métaphysique de la re-
présentation de ces choses séparées est seulement qu’elles existent sur un mode
plus noble que l’existence de ces intelligibles en tant que, pour de nombreuses
choses, la cause est plus noble que le causé. De même, ce que nous conce-
vons au sujet de la noblesse plus ou moins grande de certains !intellects sé-
parés" par rapport aux autres est aussi par analogie, comme lorsque nous
disons que l’Intellect premier est plus simple que tous les Intellects, qu’Il

ration parfaite, l’intellect humain ne s’identifie pas à l’Intellect agent mais s’approche «au plus
près» de son rang. De fait, Averroès (qui y voit, lui, une conséquence de la connaissance par
analogie) déduit dans ce texte du Compendium que l’intellect humain ne saisit pas la substance
même des intelligibles séparés mais «quelque chose de très proche de leur substance» (Aver-
roès, TalKı̄ƒ kitāb al-nafs, éd. al-Ahwānı̄, p. 94, 5). Pour Alfarabi, voir les analyses de Ph. Vallat,
in Al-Fārābı̄, Epître sur l’intellect, p. 174 sq.; on y lit ces deux traductions: «son intellection de
l’essence du Principe premier est à ce moment-là au plus haut point parfaite, car l’intellect ne
fait plus dès lors que se projeter sur Son essence, sans plus avoir besoin de L’intelliger au
moyen d’une analogie (munāsaba) ou d’une image (mit-āl)» (ibid., p. 181, extrait des Fuƒūl mun-
taza <a, § 81); «l’entéléchie, !pour l’homme", va jusqu’au point où il accède à proximité de
l’échelon de l’intellect agent (fı̄ qurbin min rutbati l-<aql al-fa<<āl), si bien qu’il devient intellect
par essence après avoir été autrement» (ibid., p. 176, extrait du Régime politique, 36, 2–4).
La dimension formelle de l’intellect agent 147

n’est absolument pas causé qu’Il n’intellige rien d’extérieur à son essence,
ainsi que les autres choses que l’on connaît dans cette science.
S’il en est ainsi, et que nous ne nous représentons les formes séparées que selon
une proportion et par rapport aux intelligibles matériels, et qu’un rapport
n’est autre qu’une certaine relation (i-āfa), et que si l’un des deux termes re-
latifs existe, l’autre existe nécessairement, tandis que si l’un est non exis-
tant, l’autre l’est également, les représentations qui se produisent dans cette
science, n’existent pas toujours en acte, mais au contraire viennent à l’être
pour nous, car elles ne sont pas la substance de ces choses, mais !seulement"
très proches de leur substance.
Il en est pour ceci comme du cas de celui qui se représente une chose par les
concomitants subséquents à son essence, lorsqu’il n’arrive pas à se repré-
senter la chose en elle-même. Et cela, c’est le rang ultime !dans la saisie" des
intelligibles conformément à ce qu’ils sont. C’est là une chose à propos de la-
quelle il apparaît, par le discours, qu’il s’agit de la fin ultime (ġāya aKı̄ra).288

La référence à l’adage delphique importe289. Si c’est par comparaison avec ce


qu’il est lui-même et la manière qu’il a d’intelliger que notre intellect appré-
hende ce qui lui est supérieur, cela signifie que c’est en se connaissant, i. e. rela-
tivement à la saisie de sa propre essence, qu’il conçoit les intelligibles séparés.
L’autoconnaissance, là aussi, là déjà, était la condition, pour l’homme, de la mé-
taphysique.
Dans la question de Wylton, le développement sur la félicité ne relevait tou-
tefois que de prémisses, en vue d’une réponse à la question principale. Et c’est
dans la présentation du rapport formel de l’intellect au corps que son averroïsme
trouve l’ultime occasion de se déployer.

288 Averroès, TalKı̄ƒ kitāb al-nafs, éd. al-Ahwānı̄, p. 93, 10 sq. (trad. M. Geoffroy). Cf. Aver-
roès, On Aristotle’s «Metaphysics», éd. R. Arnzen, p. 161: «As the most specific subject of human
conceptualization consists of material things only, while it is only by analogy that we think
these principles (although our thinking of them takes place only according to a [certain] gra-
duation, for what is closest to our substance is the agent intellect, which is why some deemed it
possible to conceptualize its essence properly, such that man is himself this [agent intellect]
and what is caused becomes identical with the cause), so the subject of the agent intellect’s
conceptualization too consists of its essence only, while it is only by analogy that it thinks the
principle of this. The same applies to the third and the fourth [intellects] and so on, until the
first principle is reached» (nous soulignons); cf. la plus large séquence dans: Averroès, Risālat
mā ba<d al-t. abı̄ <a, éd. ½. ½ihāmı̄, p. 155–157. Pour trois lectures du passage du Compendium sur
l’âme, voir H. A. Davidson, Alfarabi, Avicenna and Averroes on intellect …, p. 324–327; D. Wir-
mer, in Averroès, Über den Intellekt …, p. 335; M. Geoffroy, «L’exposition de la Jonction de l’In-
tellect avec l’homme …».
289 Voir A. Altmann, «The Delphic Maxim in Medieval Islam and Judaism», in Id (éd.), Bibli-
cal and Other Studies, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1963, p. 196–232.

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