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Études théologiques et religieuses

Royaume de Dieu et justification par grâce


Jean Richard

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Richard Jean. Royaume de Dieu et justification par grâce. In: Études théologiques et religieuses, Tome 67, 1992/4. pp.
495-524;

doi : https://doi.org/10.3406/ether.1992.3225;

https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1992_num_67_4_3225;

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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES
67e année - 1992/4 - P. 495 à 524

ROYAUME DE DIEU
ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE*

Les débats d’hier sur le socialisme religieux, ceux d’au¬


jourd’hui sur les théologies de la libération manifestent
la tension, peut-être la contradiction qui existe entre les
deux pôles du message chrétien, à savoir le Royaume de
Dieu et la justification par la foi seule. Jean Richard
montre que Tillich, avec le thème de l’ Etre Nouveau,
propose une synthèse intéressante qui réinterpète et co¬
ordonne l’un par l’autre ces deux pôles.

I-LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION QUESTIONNÉE


PAR LES PROTESTANTS

Cette étude part d’une question actuelle : les réserves de la plupart des
théologiens protestants face à la théologie de la libération. On devine aisé¬
ment pourquoi. Un théologien qui a fait du principe de la justification sola
fide la norme de sa réflexion ne peut qu’être surpris sinon choqué face à une
théologie qui fait elle-même de la praxis son principe et son critère.
Cependant — c’est l’hypothèse que je propose — , le problème n’est pas que
certains théologiens feraient de la Bible leur point de départ, alors que
d’autres voudraient construire sur un autre fondement. Ce qui les distingue,
ce serait plutôt une norme différente à l’intérieur même de la Bible. Alors
que les théologiens protestants tiennent habituellement à la norme pauli
nienne de la justification par la foi, les théologiens de la libération reconnaî

* Une première ébauche de cet article a déjà fait l’objet d’une communication au
Colloque Tillich de Lausanne en mai 1991. L’étude fait partie d’un projet de recherche sur Paul
Tillich, projet subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et
par le Fonds FCAR du Québec.
Jean Richard est professeur de théologie fondamentale à l’Université Laval (Québec).

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traient plutôt l’expression centrale du salut dans l’annonce de la proximité du


Royaume de Dieu.
— Le théologien luthérien américain Cari Braaten peut être cité ici
1

comme exemple typique, et particulièrement lucide, de la position protes¬


tante. Dans un article paru il y a plus de dix ans, il s’attaquait déjà fortement
au paradigme libérationniste du salut. Retenons les trois griefs suivants : 1 ) la
conception du salut dans la théologie de la libération se réduit à l’idée
marxiste de la société sans classes ; 2) dans cette même ligne marxiste, la
théologie de la libération a remplacé la foi par la praxis comme principe du
salut ; 3) du point de vue plus précis de la méthode théologique, le principal
défaut de la théologie de la libération consiste à se détourner de Paul et de sa
doctrine de la justification, pour revenir au Jésus historique et à sa prédica¬
tion du Royaume de Dieu *.
Braaten est revenu à la charge récemment dans un ouvrage important sur
la justification. En introduction, il constate que la doctrine de la justification
subit actuellement une éclipse dans la plupart des principaux courants théolo¬
giques dans les différentes théologies de la libération d’abord, mais aussi
:

dans les théologies du process et dans les théologies du pluralisme religieux 2.


Les accords œcuméniques entre luthériens et catholiques-romains lui font
subir une autre réduction en la considérant, non pas comme la norme de la
vérité évangélique, mais comme Yune des normes bibliques possibles, ce
contre quoi Braaten proteste fortement3.
Le plus intéressant pour nous dans cet ouvrage est sans doute le chapitre
consacré à Tillich, où Braaten fait voir comment ce dernier a su retrouver un
sens à la doctrine de la justification dans le contexte de la culture contempo¬
raine. La situation historique de notre siècle se trouve en effet marquée par
les événements catastrophiques des deux guerres mondiales, par l’existentia¬
lisme en philosophie, en littérature et dans les arts, par la psychologie des
profondeurs et la théorie psychanalytique. C’est en s’ouvrant à ces intuitions
nouvelles de la psychanalyse et de l’existentialisme que Tillich a pu reformu¬
ler la doctrine de la justification par grâce. Il a vu que des expressions
comme « le pardon des péchés » et « la justification par la foi » peuvent être
éclairées par l’idée d’acceptation de l’autre et de soi-même, largement utili¬
sée dans la rencontre psychothérapeutique. Ainsi, la formule luthérienne vou¬
lant que l’injuste soit juste aux yeux de l’amour qui pardonne devient chez
Tillich l’affirmation que celui qui est inacceptable se trouve malgré tout ac¬
cepté. La foi consiste alors à accepter d’être accepté4.

Carl E. Braaten,
1. «The Christian Doctrine of Salvation», Interpretation , 35, 1981,
p. 127-129.
2. Id., Justification. The Article by Which the Church Stands or Falls, Minneapolis :

Fortress Press, 1990, p. 10.


3. Ibid., p. 7.
4. Ibid., p. 41-42.

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On aura reconnu là l’essentiel de la thèse élaborée par Tillich dans Le


courage d’être. De façon très perspicace, Braaten retrace les premiers déve¬
loppements de cette conception dans un article de 1924, publié par Tillich
sous le titre : « Justification et doute ». Et il en conclut que, à l’instar de son
maître Martin Kàhler, qui avait fait du principe de la justification l’élément
clé de toute sa dogmatique, Tillich a lui-même formulé dans cet article le
principe critique de toute sa théologie5. Braaten propose ainsi une lecture en
apparence parfaitement cohérente de l’évolution théologique de Tillich.
Celui-ci aurait d’abord repensé la doctrine de la justification à partir de l’ex¬
périence du doute et du non sens, pour en faire ensuite le principe de tout son
système théologique. Plus encore, il aurait appliqué l’article de la justifica¬
tion non seulement à la vie personnelle de chacun dans sa conscience du
péché et du doute, mais encore à la vie sociale et aux conflits des classes. Le
principe de la justification par la foi seule serait donc aussi le fil conducteur
de toute la théologie tillichienne de la culture. C’est par là qu’il faudrait com¬
prendre tout spécialement les concepts de théonomie et de kairos6. Voilà
bien une conception typiquement américaine de l’évolution de Tillich, i.e. à
partir du Tillich américain. C’est ce qu’il nous faudra vérifier, en partant
cette fois du Tillich allemand.

2 — Mais voyons d’abord une autre réaction protestante, d’un autre théo¬
logien américain de renom, Schubert Ogden7. Celui-ci manifeste dès l’abord
une attitude beaucoup plus positive face aux différentes théologies de la libé¬
ration, qu’il n’hésite pas à placer parmi les expressions les plus prometteuses
de la théologie actuelle8. Il se sent surtout interpellé par elles : c’est le sens de
son premier chapitre sur « Le défi des théologies de la libération ». Ainsi,
Ogden ne se contente pas d’opposer le principe protestant à ces nouvelles
théologies. Il tentera plutôt de construire, sur le principe paulinien de la justi¬
fication, un nouveau type, plus adéquat, de théologie de la libération.
On notera ici surtout deux modifications importantes qui affectent les
fondements mêmes de la théologie de la libération. C’est d’abord le glisse¬
ment qui s’opère du concept de libération à celui de liberté. Ainsi, la question
de la libération devient celle de « la nature réelle de la liberté humaine et de
son fondement nécessaire9». D’après Ogden, c’est précisément «dans les
termes de cette question de la liberté que les hommes et femmes
d’aujourd’hui posent la question existentielle du sens ultime de leur
existence 10 ». On passe par là-même de la question sociale à la question exis

5. Ibid., p. 44.
6. Ibid., p. 55-56.
7. Schubert M. Ogden, Faith and Freedom. Toward a Theology of Liberation, Revised
and Enlarged Edition, Nashville (Tennessee) Abingdon Press, 1989.
:

8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 17.
10. Ibid., p. 40.

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tentielle, et il ne fait pas de doute que ce soit là pour Ogden la vraie question
théologique, celle à laquelle répond directement le témoignage de la foi chré¬
tienne. En tout cas, on se retrouve ainsi au cœur même de la problématique
paulinienne de la foi qui justifie. Pour Paul en effet, tel que compris tout spé¬
cialement par Luther, la foi en Dieu signifie une existence dans la liberté.
Car la foi en Dieu comme source première et fin ultime de notre existence
nous délivre de toute attache aux choses de ce monde, qui dès lors ne sont
plus considérées comme absolument nécessaires. Ainsi, quoi qu’il arrive,
cela peut être considéré finalement comme indifférent et sans conséquence,
pour autant que nous demeurons par la foi dans l’amour et la sollicitude de
Dieu Or cette même vie de foi, qui est «existence dans la liberté » (exis¬
11 .

tence libérée) devient aussi de par son propre mouvement « existence pour la
liberté» (existence libératrice). Et c’est là sans doute qu’Ogden pense re¬
joindre les théologiens de la libération. Mais il l’entend lui-même de façon
bien spirituelle, à la façon de Luther précisément. En effet, la grande œuvre
de l’amour que doit accomplir tout chrétien, c’est de conduire les autres à la
foi. Et c’est par là justement qu’il fait œuvre de libération, car en les introdui¬
sant dans la foi, il les fait par-là même entrer dans la liberté 12.
Un deuxième glissement se produit alors, qui va de la notion de libération
(émancipation) à celle de salut (rédemption). Ogden reproche d’abord aux
théologiens de la libération de confondre ces deux aspects de la libération :
Y émancipation, qu’elle soit politique, économique, culturelle, raciale ou
sexuelle, et la rédemption, qui porte elle-même sur la mort, la contingence et
le péché. Pourtant, il semble bien que cette distinction se retrouve partout
chez eux sous les termes de libération et de salut. Mais tout l’effort de la
théologie de la libération consiste précisément à dépasser cette dichotomie.
Le sens de la critique d’ Ogden serait donc plutôt qu’il y a là réduction d’un
terme à l’autre, du salut à la libération. Et c’est ainsi, effectivement, qu’il ex¬
prime lui-même son désaccord, en soulevant la question : la libération est-elle
d’abord émancipation politique et sociale? Ou bien est-elle d’abord rédemp¬
tion de la mort, de la contingence et du péché, et seulement après, secondai¬
rement, par voie de conséquence, émancipation de toute autre forme d’op¬
pression ? 13

Il est peu probable que l’ouvrage de Schubert Ogden fasse beaucoup pro¬
gresser la réflexion des théologiens de la libération. Car c’est précisément
contre une telle approche de la question qu’ils réagissent dès le départ. Ainsi
a-t-on pu dire qu’Ogden constitue un modèle à ne pas imiter en théologie de
la libération14. Ce à quoi notre auteur répondrait sans doute qu’il entend éla
11.Ibid., p. 42-49.
12.Ibid., p. 49-56.
13.Ibid., p. 33-34 ; cf p. 57-79.
14.Anselm Kyongsuk Min, «How Not to Do a Theology of Liberation. A Critique of
Schubert Ogden», Journal of The American Academy of Religion, 57, 1989, p. 83-102.

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borer un nouveau type de théologie de la libération. Mais pour nous, la ques¬


tion n’est pas de savoir quel modèle est le bon. Nous nous demandons plutôt
si le principe paulinien et luthérien de la justification par la foi conduit néces¬
sairement au modèle proposé par Ogden ; si, par conséquent, la théologie de
la libération, au sens habituel de l’expression, doit nécessairement s’appuyer
sur un autre fondement, en l’occurrence le kérygme du Royaume de Dieu. La
question est d’autant plus urgente que l’interprétation existentialiste de la
doctrine de la justification nous est devenue si familière qu’on se demande si
l’on pourrait aujourd’hui l’entendre autrement. Or cette interprétation exis¬
tentialiste s’oppose directement à la théologie de la libération, qui suit elle
même une autre voie, celle de l’interprétation socialiste du témoignage chré¬
tien. Devrons-nous alors nous résigner à voir s’opposer l’évangile de la
justification et celui du Royaume, en les tenant captifs de l’opposition entre
l’existentialisme et le socialisme?

Il ne fait pas de doute pour moi qu’un recours à Tillich puisse apporter ici
quelque lumière, ne serait-ce que pour faire voir le problème à son point le
plus aigu. Car le Tillich qui nous est le plus familier, le Tillich américain, a
lui-même proposé une interprétation existentialiste de la doctrine de la justi¬
fication. Même s’il n’y a pas de référence explicite, on retrouve chez Ogden
les principaux éléments de cette interprétation tillichienne l’idée que, pour
:

être compris, le message chrétien doit être présenté comme la réponse aux
questions fondamentales des hommes et des femmes d’aujourd’hui ; le fait 15

que ces questions existentielles concernent le sens ultime de leur existence ; 16

la formulation même du principe de la justification « par la grâce » (by


:

grace), «à travers la foi» (through faith) ; l’interprétation


17 de la grâce
comme acceptation divine, et de la foi comme l’acceptation d’être accepté
par Dieu 18. On trouve cependant chez le Tillich socialiste des années 20 et 30
une interprétation assez différente du principe protestant, une interprétation
qui par ailleurs s’harmonise parfaitement avec le kérygme du Royaume de
Dieu. C’est ce que nous tenterons de relever dans la partie centrale de cette
étude. Mais il sera utile de faire voir d’abord comment le problème était déjà
présent au cœur du socialisme religieux, au moment même où s’y engageait
Tillich.

II - LE PROBLÈME AU TEMPS DU TILLICH SOCIALISTE : LEONHARD


RAGAZ ET KARL BARTH

1 - Il est tout naturel d’entrer dans le socialisme religieux par la voie de

15. S. Ogden, op. cit., p. 17 et 57.


16. Ibid., p. 40.
17. Ibid.,p. 72.
18. Ibid., p. 49,51,71-72.

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Leonhard Ragaz, le fondateur du mouvement et celui qui en a proposé la pre¬


mière formulation théorique. Mais le plus intéressant pour nous est de voir
comment tout se fonde ici sur la foi au Royaume de Dieu. Et ce n’est pas là
un simple principe théologique. Dans sa grande autobiographie posthume de
1952, il en parle lui-même comme de «la grande expérience» de sa vie, qu’il
raconte avec des accents quasi méthodistes. Cela se produit au moment de
son arrivée à Bâle, en 1902, comme pasteur à la cathédrale, quand il se
trouve pour la première fois confronté avec la population ouvrière et avec le
problème social. Pour Ragaz, l’expérience est d’autant plus remarquable
qu’elle succède à un temps de sécheresse, un temps de désert. Bien sûr, il n’a
pas perdu la foi en Dieu, mais l’enthousiasme n’y est plus ; et ses perspec¬
tives sur le monde sont tout aussi grises. C’est alors justement que se produit
le grand tournant « L’irruption de la foi au Royaume de Dieu, reconnu
:

comme le noyau, comme l’étoile de la Bible et de la cause du Christ19». Ce


que veut dire Ragaz par ce langage imagé, c’est bien que l’annonce du
Royaume est devenue pour lui la norme, le centre de l’évangile. Notons aussi
la corrélation entre la norme et la situation. L’expérience de Ragaz ne s’est
pas faite dans le vide, mais au cœur d’une situation sociale déterminée, mar¬
quée par la misère des travailleurs.
La transition se fait donc tout naturellement chez lui de la foi au Royaume
à l’engagement socio-politique. Ce qui avait mûri intérieurement devait faire
irruption dans le monde extérieur. Et cela se fit dans le monde politique, plus
précisément dans le mouvement ouvrier et le socialisme. Là encore cepen¬
dant, cet engagement socialiste n’est pas purement profane. Il comporte une
dimension religieuse, il provient d’une inspiration divine : « Ce penchant vers
les travailleurs fait partie des éléments fondamentaux de mon âme. Cet
amour, c’est Dieu qui me l’a donné; on ne peut l’expliquer autrement20».
Ragaz précise encore qu’un tel engagement ne comportait rien d’absolument
nouveau dans sa tradition religieuse. Car l’Église réformée de Bâle fut dès le
début en étroite relation avec les travailleurs. Tel était le cas plus particuliè¬
rement de Wirth, le principal collaborateur de Zwingli. Et telle fut également
l’attitude de plusieurs autres pasteurs de ce temps, comme Altherr, Brândli et
Bôhringer. Ragaz écrit à leur propos : « Leur cœur allait sincèrement pour la
cause des travailleurs21 ».

Après ces quelques éléments biographiques sur l’expérience religieuse de


Ragaz, voyons maintenant ses élaborations théoriques, ce qu’on pourrait ap¬
peler son herméneutique socialiste de l’évangile chrétien. On la retrouve à
son meilleur, il me semble, dans la célèbre conférence de 1906: «L’évangile
et le combat social de notre temps ». Dans son autobiographie, Ragaz en

19. Leonhard Ragaz, Mein Weg, Zurich: Diana Verlag, 1952, t. I, p. 230-231
20. Ibid., p. 236.
21. Ibid., p. 236-237.

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parle lui-même comme de son manifeste ( pronunciamento ) social


religieux 22.
Ce qui retient d’abord l’attention ici, c’est la lucidité avec laquelle, à la
suite de Troeltsch, Ragaz rend compte du conflit des herméneutiques, déter¬
miné précisément par le double principe théologique dont nous avons parlé :
l’évangile de la justification et celui du Royaume. Ragaz distingue, en effet,
deux types bien différents de christianisme, deux formes de piété authenti¬
quement chrétiennes: l’une plus «quiétiste», l’autre plus «progressiste»;
l’une plus axée sur l’Église et le culte, l’autre plus prophétique. Le premier
type de christianisme cherche dans la religion un lieu de repos au sens le plus
noble : repos par rapport à la culpabilité, par rapport à l’angoisse du monde,
par rapport à soi-même. Ce lieu se trouve effectivement dans une vérité éter¬
nelle, qui nous soustrait à tout changement, la vérité du salut en Jésus Christ,
grâce à sa mort expiatrice. Tel est l’évangile du salut de l’âme qu’on retrouve
tout spécialement chez Paul et Jean, et qui a avant tout inspiré Luther23.
L’autre courant, que Ragaz appelle ici le christianisme radical, insiste sur
la suite du Christ plus que sur la foi au Christ. Plutôt que sur le Fils de Dieu
élevé en gloire, il met l’accent sur le Fils de l’Homme marchant sur la terre
pour secourir ses frères. Pour ce type de christianisme, l’ordre du monde
n’est pas fixé de toute éternité. Dieu est encore à l’œuvre maintenant et nous
devons collaborer avec lui pour que le monde devienne vraiment son règne.
Ce que l’on cherche ici, c’est donc le Royaume de Dieu, plutôt que l’Église
comme lieu du salut et du repos. Il s’agit d’une piété plus active que contem¬
plative; c’est une religion sociale. Son évangile est celui de la délivrance des
détenus, de la guérison des blessés et de la fraternité des enfants de Dieu. Ce
courant spirituel est tout particulièrement fort dans les Églises réformées 24.
Autant que sa lucidité, on ne peut qu’admirer ici la largeur de vue de
Ragaz (et de son maître Troeltsch). Il ne se fait pas le prophète d’une vérité
chrétienne particulière, au nom de laquelle il condamnerait tout le reste. La
méthode typologique qu’il adopte lui permet de rendre justice aux deux
formes de christianisme qu’il distingue, et qui correspondent assez bien à ce
que nous avons appelé le type existentialiste et le type socialiste. L’évangile
paulinien est, pour Ragaz, tout aussi chrétien que celui des Synoptiques ; de
même, l’intuition fondamentale de Luther n’est pas moins authentique que
celle de Zwingli ou de Calvin. Il dira seulement que nous vivons encore une
fois aujourd’hui un temps — Tillich dirait un kairos — de christianisme so¬
cial. Ainsi, la synthèse qu’il propose de l’évangile veut faire droit aux deux
pôles de la foi chrétienne, mais l’accent porte manifestement sur le pôle so

22. Ibid., p. 239-240.


23. L. Ragaz, Das Evangelium und der soziale Kampfder Gegenwart, Bâle : Verlag von
C. F. Lendorff, 1906, p. 20-22.
24. Ibid., p. 22-23.

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cial, tel qu’il apparaît dans la prédication de Jésus. L’annonce du Royaume


de Dieu constitue dès lors le point central de tout l’évangile. De là découlent
immédiatement deux principes fondamentaux la filiation divine, qui im¬
:

plique la valeur infinie de l’âme humaine; et la fraternité de tous les hu¬


mains, grâce à leur relation commune à Dieu. Ragaz en conclut « Dieu le
:

Père et son règne voilà tout le contenu de la prédication de Jésus25».


:

Reprenons brièvement chacun de ces trois thèmes fondamentaux. Et tout


d’abord, le thème central du Royaume de Dieu. Dieu le Père et son règne,
voilà bien tout le contenu de la prédication de Jésus, affirme encore une fois
Ragaz. Or là où Dieu règne, tout mal est supprimé et toute créature libérée.
Le règne de Dieu est donc encore à venir ; voilà pourquoi nous prions avec
Jésus pour que son règne vienne. Ainsi, le salut n’est pas derrière nous dans
le passé, mais devant nous dans l’avenir. Par conséquent aussi le Royaume
de Dieu n’est pas quelque chose de statique, comme l’ordre établi ; tout au
contraire, il est en devenir, il advient, il vient. Dieu est encore en train de
créer le monde, et Jésus avec lui. Il n’y a donc pas de place pour la résigna¬
tion qui laisse le monde tel qu’il est. L’évangile est essentiellement espé¬
rance, ce dont témoigne l’attente eschatologique. Peu importe si Jésus s’est
imaginé la venue du Royaume de Dieu comme imminente ou pas ; l’impor¬
tant est la conviction que ce monde vieilli doit passer et faire place au règne
de Dieu 26.

De ce point central de la prédication de Jésus, découle ce qu’on pourrait


appeler «l’éthique de l’évangile», qui comporte elle-même deux pôles : un
pôle personnaliste (Ragaz parle lui-même d’individualisme) et un pôle socia¬
liste. Le premier consiste dans la valeur incomparable de l’âme, pour autant
que la personne humaine est reconnue comme enfant de Dieu. Le salut
qu’annonce l’évangile prend alors la forme d’une libération intérieure. Car le
lien qui nous attache au Père nous élève au-dessus du monde, au niveau
d’une liberté royale. Paul et Luther ont compris au mieux cette seigneurie et
cette liberté royale des enfants de Dieu. Ragaz entend bien garder cette di¬
mension de l’évangile, mais il en souligne immédiatement les implications
sociales. Car la chaîne la plus forte qui peut attacher la personne au monde
est celle du Mammon. Voilà pourquoi Mammon est aussi pour Jésus le plus
grand ennemi de Dieu. En effet, aucune autre puissance du monde n’exerce
sur l’âme humaine un pouvoir aussi démonique pour la réduire en esclavage,
pour la rendre insensible à toute vie spirituelle supérieure, et pour l’aliéner de
Dieu, de ses frères et d’elle-même. On comprend dès lors le combat de Jésus
contre ce grand adversaire de Dieu et des hommes. Et l’on comprend aussi le
rapport étroit entre ce combat de Jésus et l’opposition que manifestent contre
le capitalisme ceux qui ont été saisis par la puissance de Jésus. Car c’est l’es

25. Ibid., p. 23-24.


26. Ibid., p. 24.

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sence même du capitalisme, de soumettre l’âme, la personne, l’humain à la


domination de l’argent comme à une puissance étrangère27.
Mais à cet aspect personnaliste de l’évangile s’en trouve indissolublement
lié un autre, que Ragaz aime appeler «socialiste». C’est l’autre pôle de
l’éthique évangélique, qui consiste dans la communauté et la fraternité de
tous les humains devant Dieu. On peut résumer en une phrase cet aspect de
l’enseignement de Jésus : «Tout ce que le Père veut nous donner, il ne nous
le communique que dans la communauté avec nos frères ». Ragaz rappelle ici
quelques passages de l’évangile. D’abord, le grand commandement de
l’amour de Dieu et du prochain (Mt 22/34-40), d’où il conclut qu’ aimer
Dieu et aimer son prochain, c’est tout à fait la même chose, considérée d’un
point de vue différent». Cette vérité fondamentale s’applique tout spéciale¬
ment aux plus petits et aux plus faibles des frères, avec lesquels Jésus s’iden¬
tifie lui-même (Mt 9/37, 25/31-46). Ragaz aborde ensuite le passage du
Sermon sur la montagne où Jésus recommande de se réconcilier avec son
frère avant de présenter son offrande à l’autel (Mt 5/ 23-26) «Cela, écrit-il,
:

signifie clairement que le service de Dieu est le service de l’homme. » Ainsi,


les trois vérités fondamentales de l’évangile, sur Dieu, sur l’âme et sur le
prochain, trouvent finalement leur expression paradoxale dans la parole du
« service », selon laquelle le plus grand sera le serviteur de tous, à l’exemple
du Fils de l’Homme (Mt 20/25-28). Ragaz explique qu’il ne s’agit pas là évi¬
demment d’un service d’esclave. Mais on ne doit pas l’entendre non plus en
un sens patriarcal, comme si une profession ou une classe devait se mettre au
service d’une autre. Ce doit être plutôt un service mutuel, qui implique le de¬
voir des forts vis-à-vis des faibles, en d’autres termes «un service de la soli¬
darité n ».

À propos de cette synthèse de la foi chrétienne autour de l’évangile du


Royaume, il faut encore noter deux choses. D’abord, l’analogie est frappante
avec la première des fameuses conférences de Harnack sur U essence du
christianisme, parues tout juste quelques années auparavant, en 1900. Dans
ce premier chapitre, Harnack se propose en effet de définir la prédication de
Jésus, qu’il résume lui-même autour de trois points essentiels: « 1) Le
Royaume de Dieu et sa venue ; 2) Dieu le Père et la valeur infinie de l’âme
humaine; 3) la justice supérieure et le commandement de l’amour29». Dans
la même ligne, on remarque que toutes les références bibliques de Ragaz se
rapportent ici aux Évangiles synoptiques. Il le reconnaît lui-même d’ailleurs,
mais en ajoutant que c’est là quelque chose d’accessoire, de bien secon¬
daire 30. On peut supposer cependant que la théologie dialectique des an
27. Ibid., p. 24-26.
28. Ibid., p. 26-28 (souligné dans le texte).
29. Adolphe Harnack, L’essence du christianisme, Paris Fischbacher, 1907, p. 69.
:

30. L. Ragaz, Das Evangelium, p. 23 « Dass ich das ausschliesslich an hand der
:

Synoptiker tue, ist in diesem Zusammenhang wohl nebensachlich. »

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nées 20 en jugera autrement. Effectivement, ces deux points que nous venons
de mentionner mériteront à Ragaz la réputation de théologien libéral. Soit,
mais il faut bien voir alors que, dans le cas de Ragaz du moins, le théologien
libéral n’est pas un théologien de peu de foi, ni un théologien sans racine bi¬
blique, mais un théologien qui prend racine dans le kérygme synoptique du
Royaume plutôt que dans l’évangile paulinien de la justification par la foi.

2 - Une aussi forte concentration théologique sur l’évangile synoptique


du Royaume de Dieu ne pouvait qu’entraîner une réaction dans le sens de la
théologie paulinienne. C’est là sans doute un aspect important de la révolu¬
tion théologique qu’annonce, en 1919, le commentaire de Karl Barth sur
l’Épître aux Romains, où Ragaz percevait déjà un retour à la doctrine de la
justification par la foi seule contre la passion du Règne de Dieu31. Nous nous
contenterons de considérer ici les conséquences sociales de cette nouvelle
théologie, telles qu’elles apparaissent dans la conférence de Barth au rassem¬
blement des socialistes-religieux, à Tambach en 1919. À la suite de Mottu,
on peut voir dans cet événement « le point de mpture de Barth avec Ragaz et
la naissance d’un autre mouvement, le barthisme32».

On remarque immédiatement que la plupart des références bibliques por¬


tent sur les épîtres pauliniennes. C’est Paul aussi qui assure les fondements
théologiques. Barth doit parler sur « Le chrétien dans la société ». Or le chré¬
tien se trouve défini dès l’abord comme «le Christ en nous», au sens pauli¬
nien de l’expression, selon lequel «en nous» signifie: «au-dessus de nous»,
« derrière nous », « au delà de nous ». Cela veut dire que le salut du monde est
déjà acquis et qu’il nous est déjà donné dans le Christ. Par conséquent, les
grandes synthèses que nous cherchons désespérément entre Dieu et le
monde, entre la religion et la société, entre le « non » critique et le « oui »
créateur, sont elles-mêmes déjà acquises et données. Voilà ce que signifient
«les grandes synthèses de l’Épître aux Colossiens33». Même s’il n’est jamais
nommé, des allusions critiques à Ragaz apparaissent dès le début, quand, par
exemple, Barth dénonce le christianisme de traits d’union, les fausses syn¬
thèses « chrétiennes-sociales », « évangéliques-sociales », « religieuses-so
ciales». Si l’on peut admettre dans la foi «que le service de Dieu est ou doit
devenir service de l’humanité», on ne peut prétendre «que notre zélé service
de l’humanité, fût-il entrepris au nom de l’amour le plus pur, devienne par là
même service de Dieu ». Ce serait trahir le Christ que de le séculariser une

31. Cf Henri Mottu, «Un débat inachevé: Ragaz et Barth », in: Itinéraires socialistes
chrétiens. Jalons sur le christianisme social hier et aujourd’ hui: 1882-1982 ( Itineris Cahiers
.

socialistes chrétiens), Genève Labor et Fides, 1983, p. 63.


:

32. Ibid., p. 64.


33. Karl Barth, «Le chrétien dans la société» (1919), in Parole de Dieu et Parole
Humaine, traduit par P. Maury et A. Lavanchy, Paris : Librairie Protestante, 1966, p. 44-45.

504
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

fois de plus, aujourd’hui par amour de la social-démocratie et du pacifisme,


comme autrefois par amour du nationalisme et du libéralisme 34.
Le socialisme religieux se trouve dès lors totalement relativisé par l’abso¬
lue transcendance du divin. Aussi faudra-t-il éviter tout amalgame du divin et
de l’humain : « Combien il est dangereux de solliciter la présence de Dieu
parmi toutes les questions, les préoccupations et les agitations de la
société35 ! » Ce n’est donc pas le mouvement socialiste — ni même le mouve¬
ment chrétien-social — qui comporte comme tel la présence et la promesse
du divin, mais bien «ce mouvement vertical, venu d’en haut, qui coupe tous
ces mouvements horizontaux, qui est leur sens transcendant et leur vrai mo¬
teur36». Dans la même ligne, on opposera maintenant la justice des hommes
— celle précisément que poursuit le socialisme — et la Justice de Dieu : « Le
jugement de Dieu sur le monde, c’est l’affirmation que Dieu fait de Sa
Justice à Lui37. » Ainsi, les temps nouveaux de l’après-guerre ne sont pas tant
marqués par la révolution socialiste que par l’avènement de la Justice nou¬
velle de Dieu : « Nous sommes au tournant des âges, dans ce renversement de
la justice des hommes à la Justice de Dieu, de la mort à la Vie, de l’ancienne
à la nouvelle Création 38. » Notons bien ici l’expression « Justice de Dieu »
(Justifia Deï), qui constitue un terme clé de la doctrine de la justification 39.
Cela nous permet de conclure que la protestation de Barth contre le socia¬
lisme religieux de Ragaz s’appuie finalement sur le principe paulinien de la
justification.
Mais on retrouve aussi, dans cette même conférence, comme en contre¬
point, le symbole du Royaume de Dieu, et selon toute évidence Barth entend
encore ici régler des comptes avec Ragaz. Comme on peut s’y attendre, c’est
la transcendance du Royaume qui se trouve d’abord soulignée. Le Royaume,
c’est l’action de Dieu, l’histoire victorieuse de Dieu en notre monde. On doit
par conséquent lui donner la même extension qu’à l’action divine. Il com¬
prend donc la création ( regnum naturae ), la rédemption ( regnum gratiae ) et
l’accomplissement du monde ( regnum gloriae )40. Barth en conclut immédia¬
tement qu’on ne doit pas réduire la réalité du Royaume aux événements révo¬
lutionnaires. À cause de la transcendance divine d’abord: «Le Royaume de
Dieu ne commence pas avec nos mouvements de protestation, il est une
Révolution avant toutes les révolutions, avant tout le donné 41. » Mais il faut

34. Ibid., p. 46-47.


35. Ibid., p. 48.
36. Ibid.,p. 52; cf p. 54-55.
37. Ibid., p. 61.
38. Ibid., p. 64.
39. Cf Alister E. McGrath, Iusiitia Dei. A History of the Christian Doctrine of
Justification, 2 vol., Cambridge: University Press, 1986.
40. K. Barth, «Le chrétien dans la société», op. cit., p. 63-64.
41. Ibid., p. 65.

505
J. RICHARD ETR

aussi garder au symbole du Royaume toute son extension, et le reconnaître


dans toutes les réalités de la création. On a l’impression ici que Barth se fait
délibérément provocant pour les socialistes religieux, quand il les invite à
reconnaître le Royaume de Dieu dans « le monde tel qu’il est » : « Il y a dans
toutes les relations sociales où nous pouvons nous trouver engagés, et par le
simple fait qu’elles sont, et quoiqu’elles soient, une réalité dernière qu’il
nous faut reconnaître, une grâce originelle à laquelle nous devons donner
notre assentiment, un ordre de la création que nous devons admettre 42. »
Poussant plus loin encore la provocation et l’impertinence, Barth va jusqu’à
justifier cette apologie de l’ordre établi par une référence aux paraboles du
Royaume dans les Evangiles synoptiques. Ne nous offrent-elles pas l’image
d’un monde qui n’a rien de particulièrement moral, un monde rempli de vau¬
riens, de spéculateurs, de filous, etc? Et pourtant, c’est à travers tout cela que
Jésus nous invite à percevoir la réalité du Royaume43.

Pourtant, cette conférence sur «Le chrétien dans la société» n’est pas un
pur désaveu du socialisme religieux. Ce thème aussi revient vers la fin ; il est
intégré, et par là même encore une fois relativisé. En effet, le « oui » à la vie
et à la société ne peut être le dernier mot de la position chrétienne dans le
monde. Car ce « oui » ne peut être maintenu que s’il est accompagné d’un
« non » encore plus radical : « Nous sommes plus profondément engagés dans
le “non” que dans le “oui”, dans la critique et la protestation que dans l’ac¬
ceptation; dans le désir de l’avenir que dans la participation au présent44. »
Dès lors, la thématique du Royaume retrouve son sens révolutionnaire :
«Ainsi le Royaume de Dieu devient une attaque contre la société45. » Et c’est
par là précisément que le socialisme religieux retrouve lui-même son sens, en
même temps qu’il est remis à sa place.
Barth s’exprime ici avec grande circonspection. D’abord, la conversion
fondamentale à laquelle nous sommes appelés n’est pas la conversion au so¬
cialisme, ni même la conversion aux pauvres, mais la conversion à Dieu lui
même, au delà de tous les engagements sociaux : « Avons-nous compris que
l’exigence d’aujourd’hui, c’est une nouvelle orientation vers Dieu de toute
notre vie et non pas quelque attitude d’opposition dans tel ou tel domaine
particulier? » Mais cette foi radicale en Dieu et en sa Justice commande elle
même « une franche et profonde sincérité critique dans le détail ». Et cela
s’exprime aujourd’hui tout particulièrement «par une attitude largement ai¬
mante, avisée et virile, vis-à-vis de la social-démocratie que nous ne considé¬
rons pas en spectateurs, comme des critiques irresponsables, mais en cama¬
rades qui partagent son espoir et ses fautes — car c’est elle qui, à notre

42. Ibid., p. 66.


43. Ibid., p.69-70.
44. Ibid., p. 75-76.
45. Ibid., p. 77.

506
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

époque, pose le problème de l’opposition à l’état de choses existant, qui four¬


nit la parabole du Royaume de Dieu, et c’est par elle que nous saurons si
nous avons compris ce problème dans sa signification absolue et relative46».
Encore une fois donc, le dernier mot est prononcé ici non pas pour valori¬
ser l’engagement social, mais pour le relativiser par rapport à l’absolu du
Royaume. Car le socialisme religieux n’est, somme toute, que « la parabole
du Royaume de Dieu ». Barth s’en explique dans la section finale de sa
conférence. Toutes nos critiques, nos protestations et même nos révolutions
ne suffisent pas à signifier vraiment le Royaume de Dieu. Car la réalité que
nous signifions en paraboles est bien différente de toutes ces images que
nous utilisons : « Ce n’est pas seulement quelque chose d’autre, mais c’est le
Tout Autre du Royaume, de ce Royaume qui est le Royaume de Dieu41. » Il
n’y a donc aucune continuité, aucune conséquence entre les deux ordres. On
ne peut dire, par exemple, que l’engagement social concourt à l’avènement
du Royaume, ni même qu’il le prépare : « Car jamais ce qui est dernier, Ves
chaton, la synthèse, n’est la continuation, la suite, la conséquence de l’avant
demier, mais au contraire la rupture radicale avec toutes les choses avant
dernières, et, par là-même, leur signification originelle, la vraie force qui les
meut»48. Il en est ainsi précisément parce que Veschaton est aussi l’origine
donnée avant toutes choses : «La force de la thèse et la force de l’antithèse
s’enracinent dans la force originelle, absolument créatrice, de la synthèse49. »

III - L’IMMANENCE DU ROYAUME CHEZ LE TILLICH SOCIALISTE

L’année 1919 marque à la fois le départ de Karl Barth et l’entrée de Paul


Tillich dans le socialisme religieux. Les deux s’engagent dès lors sur des
voies opposées. Et pourtant, cette opposition manifeste ne doit pas cacher la
continuité tout aussi réelle qui relie ces deux théologiens exactement contem¬
porains (ils sont nés tous deux en 1886) qui viennent de vivre les mêmes
bouleversements historiques : la guerre de 1914 et la révolution allemande de
novembre 1918.

On peut reconnaître différents indices de cette continuité, certains thèmes


barthiens de la conférence de Tambach se retrouvant chez Tillich à cette

même époque : par exemple, le refus de toute séparation ou juxtaposition


entre la religion et la société, et l’affirmation que la rencontre entre le divin
et l’humain se réalise par le miracle de la révélation; la thèse de l’autonomie
du monde (de la culture), et par ailleurs la reconnaissance du fait que cette

46. Ibid., p. 81-82.


47. Ibid., p. 82-83.
48. Ibid., p. 86.
49. Ibid., p. 83.

507
J. RICHARD ETR

autonomie a été ébranlée et bouleversée par la guerre et la révolution, qu’on


doit comprendre comme jugement de Dieu ; les signes d’un tel ébranlement
dans la situation de l’époque, comme les mouvements de jeunesse, la révolu¬
tion dans les arts, dans la conception du travail, etc. Tillich lui-même a voulu
sans doute marquer cette continuité de façon non équivoque, en reprenant
dans l’un de ses textes la conclusion de Barth. Celui-ci, en effet, terminait sa
conférence de 1919 en faisant écho à la question présente sur toutes les
lèvres : « Que devons-nous donc faire ? » Et il répondait : « En vérité, nous ne
pouvons faire qu’une chose. Et cette chose, ce n’est pas nous qui la faisons.
Car que peut faire le chrétien dans la société, sinon de regarder avec toute
son attention ce que Dieu y fait et de Le suivre 50 ? » Or, dans une conférence
donnée cinq ans plus tard aux étudiants de Tübingen, Tillich reprend en fi¬
nale la même question: «Demandons-nous maintenant ce qu’il faudrait
faire. » Et la réponse est substantiellement la même que celle de Barth :
«Nous ne pouvons pas faire ce qui est décisif. » Non pas qu’il n’y ait plus
d’espoir, mais parce que l’essentiel doit être l’œuvre de Dieu lui-même : «La
nouvelle Eglise et la nouvelle culture, de même que l’unité des deux, surgis¬
sent de la nouvelle révélation, ou mieux — puisqu’il n’y a toujours et partout
qu’une seule révélation — , de l’irruption nouvelle de la Parole
Révélation51. »

Cependant, cette continuité manifeste ne doit pas faire gommer la diffé¬


rence. Il suffira ici de noter trois points plus manifestes. 1) L’année 1919
marque pour Tillich comme pour Barth une conversion, un revirement radi¬
cal suite aux événements qui ont ébranlé l’Europe. Cette conversion com¬
porte dans les deux cas une dimension religieuse; mais l’expérience reli¬
gieuse présente ici et là des caractères bien différents. Il s’agit pour Barth
d’une conversion au Dieu transcendant, au Dieu Tout Autre, au delà de tout
mouvement social. Pour Tillich au contraire, la conversion à Dieu et la
conversion au socialisme ne font qu’un. Il fait l’expérience de Dieu en tant
qu’immanent dans la révolution socialiste, qui devient par là-même l’instru¬
ment de la révélation divine. 2) Les thèmes du Royaume et de la justification
interviennent aussi chez les deux auteurs, mais de façon différente. Chez
Barth, on l’a vu, c’est le principe paulinien de la justification qui passe au
premier plan. Pour le Tillich socialiste, c’est l’inverse: comme chez Ragaz,
le centre du message chrétien est bien l’évangile du Royaume, et c’est dans
cette perspective qu’est revue la doctrine paulinienne de la justification.
3) Une autre différence importante concerne la méthodologie.
Conformément à son principe de la transcendance, Barth préconise une théo¬
logie d’en haut: «Toujours, de haut en bas, et jamais inversement52.» Cela se
50. Ibid., p. 88.
51. Paul Tillich, «Église et culture» (1924), in La dimension religieuse de la culture
(Œuvres de Paul Tillich, 1), Paris/Genève/Québec Cerf/Labor et Fides/PUL, 1990, p. 1 13-1 14.
:

52. K. Barth, op. cit., p. 86.

508
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

traduit chez lui par la priorité donnée à la théologie biblique. Tillich, quant à
lui, adopte résolument la méthode inverse, de bas en haut. Il commence par
des analyses philosophiques et théologiques de la religion et de la culture,
pour aboutir finalement aux grands symboles bibliques du Royaume et de la
grâce 53. Il faudra donc le suivre dans la démarche qui lui est propre, sans
chercher d’abord chez lui une théologie biblique du Royaume et de la justifi¬
cation.

1 — Mais il importe d’abord de bien voir son point de départ, plus préci¬
sément l’occasion qui déclenche sa réflexion sur le socialisme chrétien. A
l’origine de la production socialiste de Tillich, il y a une altercation avec le
Consistoire de son Église, qui lui reproche sa participation à un rassemble¬
ment du Parti social-démocrate indépendant : les paroissiens, dit-on, n’aiment
pas de telles prises de position qui risquent de confondre la religion avec la
politique54. Les premiers textes s’attaquent donc directement à cette objec¬
tion en montrant les rapports étroits qui relient le socialisme au christianisme.
Mais le point litigieux qu’il faut régler d’abord demeure encore là celui des
rapports entre la religion et la politique. Avec sa doctrine des deux règnes, le
luthéranisme a plutôt tendance à séparer les deux en les superposant comme
le naturel et le surnaturel, et la nouvelle orientation théologique de Karl
Barth va bien dans ce sens. Or c’est là pour Tillich l’hérésie fondamentale (le
supranaturalisme), qu’il combat de toutes ses forces avec les principes de sa
théologie de la culture, elle-même destinée à surmonter le fossé qui sépare
encore le christianisme de la modernité. On sait que la solution qu’il propose
alors consiste à relier religion et culture comme contenu substantiel ( Gehalt )
et forme rationnelle. C’est dans ce contexte qu’il faut lire son plaidoyer pour
une interprétation politique du message évangélique.
On pourrait dire que le thème du Royaume remplit ici une fonction
«propositionnelle» (c’est par là que Tillich exprime sa thèse), tandis que la
doctrine de la justification a plutôt valeur de principe critique. Ainsi, au nom
du principe de la justification, Tillich écarte dès l’abord une fausse démarche
théologique (Ragaz se trouve peut-être visé ici), qui consisterait à argumenter
pour ou contre le socialisme directement à partir des paroles ou des gestes de
Jésus. Car ce serait là retomber dans l’hétéronomie religieuse, en faisant à

53. Nous en trouvons une confirmation dans une lettre de Tillich à son beau-frère Alfred
Fritz, suite à une première rencontre de Tillich et de Barth à Gottingen au printemps de 1922 :

« Nous avons fait finalement le pacte suivant il va tenter de rationaliser ses formules suprana
:

turelles, et je vais essayer moi-même de compenser mes formules rationnelles par d’autres su
pranaturelles. L’essence de l’inconditionné, il va le proclamer lui-même comme théologien bi¬
blique, et moi comme théologien de la culture. » (P. Tillich, Erganzungs und Nachlassbande
zu den Gesammelten Werken, VI, p. 81-82). Cf Werner Schüssler, «Paul Tillich et Karl
Barth leurs premiers échanges dans les années 20 », Laval théologique et philosophique, 44,
:

1988, p. 147.
54. Cf Ronald H. Stone, Paul Tillich’s Radical Social Thought, Atlanta (Georgia) John :

Knox Press, 1980, p. 41-43.

509
J. RICHARD ETR

nouveau de l’Écriture une simple loi s’appliquant de l’extérieur pour


contraindre et violenter les réalités de notre monde. Or c’est précisément
contre un tel légalisme que proteste depuis toujours le principe de la justifica¬
tion « par la grâce seule », « par la foi seule » 55 .

Il yplus encore ce qui rend impossible une application directe des


a :

textes néotestamentaires, c’est d’abord la différence des contextes écono¬


miques. Par exemple, la communauté primitive des Actes des Apôtres n’a
rien de socialiste : elle présuppose la propriété privée, voire la richessse, et
c’est à partir du principe de l’amour qu’elle conclut à la nécessité du partage.
Mais la différence est plus grande encore quant à la conception du salut,
qu’on attend alors «de la délivrance à l’égard de ce monde, non de sa trans¬
formation, et de la proche irruption du Royaume céleste de Dieu, non de
l’aménagement du royaume de ce monde56». Une conception supranatura
liste du Royaume (comme celle de Barth) peut bien se réclamer de l’Écriture,
mais elle s’enferme par là dans le cadre culturel de l’antiquité et elle s’inter¬
dit dès lors toute communication avec le monde moderne.
Car la modernité se fonde elle-même sur le principe de l’immanence : il
n’y a plus qu’un monde, et si l’on peut encore penser le divin, ce ne peut être
qu’à l’intérieur de ce monde. C’est donc seulement sur le terrain de l’imma¬
nence que le christianisme pourra rencontrer un mouvement moderne comme
le socialisme, uniquement s’il peut lui proposer une conception immanente
du Royaume de Dieu : « Pour conduire le christianisme au socialisme, il fal¬
lait une idée nouvelle : ce fut l’idée de l’immanence, de l’unique réalité. Elle
renonce à l’irruption d’un Royaume des cieux transcendant et, en retour,
cherche à ériger la cité terrestre en Royaume de Dieu57. »
Cependant, la question se pose immédiatement de savoir si cette idée de
l’immanence est compatible avec le christianisme, si une telle interprétation
est encore authentiquement chrétienne, si elle n’est pas plutôt une réduction
moderniste de l’évangile. Et c’est ici précisément que Tillich fait intervenir la
doctrine de la justification comme principe d’interprétation de l’évangile du
Royaume : « On peut discuter sur le point de savoir si cette idée est chré¬
tienne ou non. Ma conviction est qu’elle découle du principe fondamental de
la Réforme, de la justification par la foi seule. » Ce principe comporte en
effet le paradoxe du pécheur justifié ( simul peccator, simul justus) : « Il re¬
vient à dire que le jugement divin profondément paradoxal déclare absolu,
parfait et saint l’homme relatif, imparfait et pécheur. » Ce qu’on doit en¬
tendre de façon très large, en y incluant le paradoxe de la finitude-infinie tout
aussi bien que celui de l’aliénation-réconciliée «Et cela vaut de quiconque
:

55. P. Tillich, «Christianisme et socialisme I» (1919), in Christianisme et socialisme


(Œuvres de Paul Tillich, 2), Paris/Genève/Québec : Cerf/Labor et Fides/PUL, 1992, p. 27.
56. « Christianisme et socialisme II » (1920), in Christianisme et socialisme, p. 42.
57. Ibid.

510
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

est en mesure de s’appliquer à lui-même ce paradoxe, de se savoir divin en


dépit de toute son humanité douloureusement ressentie. » Tillich peut donc
conclure: «L’opposition des deux mondes est supprimée: l’absolu est une
qualité du relatif, et le relatif est une qualité de l’absolu. » Et c’est par là pré¬
cisément qu’il entend résoudre le problème soulevé par Troeltsch, celui de la
continuité entre le luthéranisme et la Renaissance, entre la Réforme et l’esprit
moderne 58.

Tillich ajoute ici un trait polémique qu’il importe de relever: « Si l’on re¬
fuse de qualifier cette attitude de chrétienne, si Ton veut enfermer notre civi¬
lisation et notre religion dans une opposition insurmontable, si Ton veut fer¬
mer les yeux sur la profonde affinité intérieure de la Renaissance et de la
Réforme, que Ton soit alors conséquent, et que Ton ne qualifie de chrétien
que ce qui est catholique, c’est-à-dire ce qui se fonde sur la distinction de la
nature et de la surnature 59. » Cette dernière remarque me semble juste, pour
autant qu’on peut identifier l’orthodoxie catholique au thomisme, ce qui était
bien le cas au temps de Tillich.
On trouve en effet chez Thomas d’Aquin, dans le commentaire du De
Trinitate de Boèce, la parfaite formulation de la théorie catholique du surna¬
turel. L’énoncé de principe affirme que « les dons de la grâce sont ajoutés à
la nature de telle sorte qu’ils ne la détruisent pas mais qu’ils la perfectionnent
plutôt». Ce principe se trouve ensuite appliqué aux rapports entre la foi et la
raison, et Ton conclut: 1) que la lumière gratuite de la foi ne détruit pas la lu¬
mière naturelle de la raison ; 2) que celle-ci ne suffit pas cependant pour ma¬
nifester les mystères de la foi; 3) qu’il est possible tout de même de trouver
dans le domaine de la raison des similitudes, des analogies pour les vérités de
foi60.

Saint Thomas appliquait lui-même ce principe du surnaturel à Tordre


théorique de la connaissance de foi et de la connaissance rationnelle.
Transposons-le maintenant dans Tordre pratique de l’action divine (du salut)
et de la praxis humaine (de la libération). On devra dire alors : 1) qu’il n’y a
aucune opposition entre les deux ; 2) que la praxis libératrice est imparfaite et
qu’elle ne procure pas le salut; 3) que cette praxis présente cependant cer¬
taines analogies, imitations ou illustrations de Tordre surnaturel du salut et
du Royaume de Dieu. On aura remarqué qu’on rejoint ici la thèse soutenue
par Barth à Tambach le socialisme comme métaphore, comme analogie du
:

Royaume. L’intuition de Tillich s’avère donc fort juste: cette thèse de Barth
reprend la théorie catholique du surnaturel. Mais en poussant un peu plus
loin l’enquête, on pourrait voir aussi que la théologie latino-américaine de la

58. Ibid., p. 42-43.


59. Ibid., p. 43.
60. S. Thomas, Expositio super librum Boethii De Trinitate, q. II, a. 3; éd. Bruno Decker,
Leyde: Brill, 1959, p. 92.

511
J. RICHARD ETR

libération accomplit aujourd’hui, au cœur du catholicisme, la même révolu¬


tion que proposait déjà le Tillich socialiste au protestantisme de son temps.
Car elle aussi dénonce actuellement le dualisme des deux ordres, naturel et
surnaturel, en soutenant la coïncidence réelle de la libération et du salut, de la
praxis historique et du Royaume de Dieu61.
On a insisté sur la thèse de l’immanence, contre le dualisme des deux
ordres qui oppose l’action divine et la praxis humaine. On doit en conclure
qu’il y a coïncidence entre la praxis transformatrice du monde et l’avènement
du Royaume : «Il est ainsi possible d’affirmer, à partir du christianisme, une
volonté de façonner le monde de manière immanente : le Royaume de Dieu
vient en ce monde62. » En cette même année 1919, Tillich s’oppose ainsi di¬
rectement à Barth, qui affirme plutôt la discontinuité entre les deux termes,
praxis humaine et Royaume de Dieu. Sans doute est-ce à ce nouveau courant
théologique, issu de Tambach, que pense Tillich quand il écrit: «A l’idée
d’un façonnement rationnel du monde va s’opposer la conception du christia¬
nisme qui tient le monde pour essentiellement antidivin et la raison pour cor¬
rompue, et qui attend la rédemption non pas du façonnement mais de la mé¬
tamorphose du monde, et la connaissance, non pas de la raison mais de la
révélation63.»

Tillich cependant retient quelque chose de la réaction barthienne. Il re¬


connaît les limites du façonnement rationnel du monde : « Mais en même
temps il devient possible d’en indiquer les limites : ce qui peut être façonné
se situe dans la sphère de la technique, non pas de l’éthique, dans la sphère
des catégories de moyen et de fin, et non pas de sens et de valeur. » Une nou¬
velle distinction se trouve introduite ici, entre le rationnel et l’irrationnel (ou
transrationnel). Or tout cet ordre transrationnel est dit relever de la grâce :
«Quand bien même toute l’économie serait façonnée rationnellement, quand
l’organisation juridique et étatique engloberait tous les peuples, quand la vie
extérieure serait affranchie de la plupart des hasards, il n’en resterait pas
moins que la valeur de la personnalité, la révélation de l’esprit, la force du
leadership et l’idée créatrice relèvent de la grâce, qu’elles sont irrationnelles
et jaillissent de profondeurs soustraites à tout façonnement64. »
Ce texte appelle quelques commentaires. 1) La distinction que propose
Tillich doit se comprendre dans le contexte de sa théologie de la culture à
cette époque. C’est la distinction entre la forme et le contenu substantiel
0 Gehalt ). Or la forme est rationnelle : elle peut être planifiée et façonnée.

61. Cf Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération, Bruxelles: Lumen Vitae, 1974,


p. 176-187.
62. P. Tillich, «Christianisme et socialisme I» (1919), in Christianisme et socialisme,
p.28.
63. Ibid., p. 27-28.
64. Ibid., p. 28.

512
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

Tandis que le Gehalt est lui-même transrationnel : c’est l’inspiration qui


anime tout effort de façonnement; c’est le sens qui vient à l’expression dans
la forme. 2) Cette distinction ne doit évidemment pas être comprise au sens
supranaturaliste de la distinction des deux ordres, naturel et surnaturel. Car,
pour Tillich, le façonnement rationnel est tout aussi divin que l’inspiration
transrationnelle, et celle-ci, tout aussi humaine que l’autre. On l’a vu, le fa¬
çonnement immanent du monde se trouve identifié à l’avènement du
Royaume. 3) On pourrait dire alors que le façonnement est grâce tout autant
que l’inspiration. Mais Tillich entend la grâce dans un sens bien précis, bien
paulinien, dans le contexte de la justification « par la grâce seule ». Or le fa¬
çonnement, en tant que rationnel, se situe lui-même du côté de la loi, pour
autant qu’il procède selon la loi propre à chaque sphère de la culture. Ainsi,
même si la loi rationnelle est aussi divine que l’inspiration transrationnelle,
Tillich réservera pour cette dernière la qualification de grâce, en référence à
la doctrine de la justification, tandis qu’il utilisera le symbole du Royaume
pour désigner la première dans sa dimension divine. Royaume de Dieu et jus¬
tification par grâce se trouvent dès lors coordonnés selon les termes de la po¬
larité fondamentale : forme rationnelle et contenu substantiel.

2 — Les analyses qui précèdent sont encore générales et abstraites. Elles


traitent, en général, des rapports entre la religion et la culture, en faisant abs¬
traction de la situation présente. La grande étude sur « Masse et esprit »
contient les premières analyses socialistes publiées par Tillich sur la situation
prolétarienne, sa première critique de la société bourgeoise. L’interprétation
des deux thèmes bibliques du Royaume et de la justification se retrouve dans
ce nouveau contexte de façon plus précise et radicale.
Tillich exprime en quelques mots l’aliénation de la masse, en disant que
celle-ci reste «soumise à la malédiction de T impersonnalité65». On voit déjà
le lien avec les théologiens de la libération, qui parlent eux-mêmes des
pauvres du Tiers Monde comme des non-personnes. Mais Tillich pousse plus
avant l’analyse philosophique de cette condition d’impersonnalité. L’accès à
la personnalité signifie effectivement l’accès à l’esprit, à la forme spirituelle,
hors de l’existence immédiate purement naturelle. On en arrive ainsi à la dé¬
finition suivante, aussi précise qu’englobante: «Au sens historique du terme,
la masse, ce sont les classes et les ordres, les races et les cercles, qui parta¬
gent le destin d’être exclus de toute formation spirituelle individuelle66.»
Or il ne faut pas comprendre cet état d’aliénation comme s’il s’agissait
seulement du destin des masses, comme si tout allait bien pour les élites cul¬
tivées. Ce dont il s’agit vraiment, c’est bien d’une dissolution de toute la so¬
ciété, de la société bourgeoise précisément. Car la misère matérielle et spiri¬
tuelle de la masse n’est que le symptôme d’une société malade dans son
65. «Masse et esprit» (1922), in Christianisme et socialisme, p. 66.
66. Ibid., p. 77.

513
J. RICHARD ETR

corps tout entier, attaquée dans son centre vital même : « La masse apparaît là
où dans une société s’étiole le principe spirituel créateur... » Et Tillich
précise : « La masse mécanique est le résultat immédiat du processus de dis¬
solution de l’unité sociale et spirituelle67.» Cette dissolution se manifeste
d’abord dans la division du tissu social, qu’on pourrait aussi appeler la divi¬
sion « spirituelle » des classes, consécutive à la subjectivité croissante de
l’élite, à laquelle correspond une objectivation toujours plus grande de la
masse : « Pour les porteurs de la subjectivité sociale et spirituelle, la masse
mécanique est objet et moyen : elle est objet d’une domination politique [...] ;
elle est objet d’une domination économique, qui ne voit dans la masse que
des quantités de force de travail salarié [...] ; elle est objet de législation so¬
ciale et d’aide humanitaire68. »

Mais la source profonde du mal consiste dans la culture de l’élite elle


même, en tant que culture bourgeoise. Tillich reprend alors sa critique de la
culture autonome autosuffisante. C’est une culture purement formelle, qui
porte toute son attention sur les formes et les lois propres à chaque domaine.
Mais ce faisant, en comptant uniquement sur sa rationalité propre, elle se dé¬
tache et se vide toujours plus du Gehalt, de la substance spirituelle qui ins¬
pire, anime et remplit toutes ses formes. Et c’est précisément cette érosion
graduelle qui produit finalement la dissolution sociale et spirituelle :

« Lorsque des personnalités individuelles parvenues à une grande élaboration


formelle de leur subjectivité en viennent à critiquer le fondement où elles ont
grandi, lorsque le concept de nature devient une arme tournée contre les
forces de la tradition, lorsque la substance spirituelle ne peut plus résister à
ces coups, alors est arrivé le moment de leur dissolution69. »
Et c’est ici qu’intervient le principe de la justification, par simple allusion
d’abord, par la critique qui est faite d’une culture purement formelle, et par¬
tant légaliste, qui se vide de plus en plus de son contenu et qui par là-même
manifeste de plus en plus les signes d’une culture décadente. Ce destin tra¬
gique de la culture bourgeoise apparaît tout spécialement dans le type de per¬
sonnalité morale qu’elle a développé: «Le type éthique [de personnalité] axé
sur la forme est lui aussi limité, en ce que, sans lui-même vivre fortement du
contenu, il habille d’inconditionnalité certaines formes — des lois morales,
des coutumes, des conventions — , qui deviennent ainsi des “lois” hétéro¬
nomes, asservissantes, suscitant l’hostilité, en même temps qu’elles font de
celui qui les garde un représentant du pharisaïsme bourgeois et de sa pro¬
fonde immoralité70.» C’est la pointe critique du principe de la justification
qui se trouve appliquée ici la protestation contre le légalisme pharisaïque,
:

67. Ibid., p. 78-80.


68. Ibid., p. 80.
69. Ibid., p. 78.
70. Ibid., p. 67.

514
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

contre le salut par les œuvres de la loi, c’est-à-dire par l’effort de la raison
autosuffisante.

Cela appelle l’autre aspect de cette même doctrine de la justification : le


salut par la grâce seule. Or, dans le contexte de cette théologie de la culture,
la grâce consiste elle-même dans la communication d’une substance spiri¬
tuelle nouvelle qui puisse remplir à la fois la masse et la personnalité :

«L’humanité doit être engendrée des profondeurs d’un nouveau contenu


(Gehalt), où est surmontée l’opposition entre la masse et la personnalité. Or
un nouveau contenu est affaire de grâce et de destin71. » Ainsi, le nouveau
contenu sprirituel qui doit restaurer le monde ne peut advenir que par révéla¬
tion, dans une attitude de foi, présupposée par toute praxis comme son fonde¬
ment et sa source. En d’autres termes, la grâce est premier principe de tout
salut et de toute libération. Et c’est dans ce contexte que Tillich mentionne
explicitement le principe de la justification : « La solution se trouve dans le
principe religieux lui-même : il s’agit du paradoxe fondamental en faveur du¬
quel, sous l’appellation de justification, la Réforme en son temps a combattu ;
la mystique et le romantisme ont compris ce même paradoxe comme l’unité
de l’absolu et du relatif ; et nous pouvons aujourd’hui à nouveau le com¬
prendre comme irruption du contenu inconditionné par et dans le caractère
conditionné de chaque forme 72 . »
Notons la référence à l’interprétation mystique et romantique. C’est l’in¬
terprétation qu’adoptait Tillich pour combattre la thèse du supranaturalisme,
pour soutenir l’unité de l’infini et du fini. Mais le problème ici n’est plus
celui du supranaturalisme avec sa dichotomie des deux ordres, naturel et sur¬
naturel. Il s’agit plutôt maintenant du naturalisme, c’est-à-dire de la finitude
autosuffisante qui refuse toute communication divine, toute grâce. C’est
contre un tel naturalisme que Tillich invoque le principe du salut, de la justi¬
fication par la grâce seule. Mais la doctrine de la justification se trouve alors
elle-même interprétée en corrélation avec les éléments fondamentaux de la
théologie de la culture, « comme irruption du contenu inconditionné par et
dans le caractère conditionné de chaque forme ».
Dans le contexte de la théologie socialiste, cette thèse fondamentale de la
théologie de la culture prend cependant une tournure imprévue, tout à fait pa¬
radoxale. Car le lieu privilégié de cette révélation du nouveau contenu divin,
ce sera la masse inculte plutôt que l’élite cultivée: «Mettre en rapport Dieu
et la masse, c’est affirmer la révélation du sacré, de T inconditionnellement
réel par et dans la masse. » Tillich explique cela en rappelant que l’élément
fondamental du divin est « un contenu irrationnel faisant éclater toute

71. Ibid., p. 72. — Tillich avait déjà énoncé ce principe quelques pages plus haut: «L’avè¬
nement d’un nouveau contenu est affaire de destin; on ne peut pas le produire, on peut tout au
plus le désirer avec ardeur et s’y rendre intérieurement disponible. » {Ibid., p. 66).
72. Ibid., p. 94.

515
J. RICHARD ETR

forme », et que cet élément « ne peut être révélé que par et dans la masse elle
même dépourvue de toute forme spirituelle ». Il en conclut au caractère sacré
de la masse «La masse est sacrée, car elle est révélation de l’infinité créa¬
:

trice, de l’inconditionnellement-réel73. » On retrouve par là un autre aspect du


principe de la justification du pécheur : simul peccator, simul justus. Car la
masse apparaît ainsi en même temps comme massa perditionis (selon l’ex¬
pression augustinienne) et comme massa sancta. Mais on retrouve là aussi
un thème privilégié de la théologie de la libération : la prédilection de Dieu
pour les pauvres et l’ autocommunication de Dieu lui-même aux pauvres.
Le thème du Royaume de Dieu s’intégre parfaitement à cette théologie
socialiste du salut de la masse, du salut par la masse. Il en fait ressortir plus
spécialement deux aspects : l’aspect universaliste et l’aspect historique ou es
chatologique. Tout comme Ragaz, Tillich rappelle d’abord la différence entre
deux conceptions religieuses opposées. Selon la première, plus individua¬
liste, «la religion a pour thème Dieu et l’âme». Le message de la religion
vise alors le salut des âmes, plus précisément le salut de certaines âmes tirées
de la masse de perdition. « Elle a abouti, écrit Tillich, au paradoxe grandiose
mais effrayant de la prédestination, de la croyance en l’élection par laquelle
quelques-uns peuvent accéder au but étemel », tandis que tous les autres en
restent éloignés. Selon la conception universaliste au contraire, « la religion a
pour thème l’établissement du Royaume de Dieu sur toutes choses, peuples
et races». Apparaît ainsi «une philosophie religieuse de l’histoire, où la
question du destin religieux de la masse a trouvé des réponses aux dimen¬
sions universelles74».

Cette conception universaliste du Royaume se distingue aussi d’une pen¬


sée plus typiquement catholique, où l’Église est conçue comme médiatrice
du salut pour la masse comprise dans ses murs («hors de l’Église point de
salut»). Il en va tout autrement de l’idée biblique du Royaume de Dieu, qui
ne dépend lui-même d’aucune loi institutionnelle, d’aucune forme ecclésiale
ou confessionnelle : « Il surgit à tout moment et en tout lieu dans le monde du
relatif, là où l’on fait l’expérience de l’inconditionné par le moyen d’une
forme relative quelconque. Et comme il ne dépend d’aucune forme, c’est la
masse qui, en tant que véhicule du destin, communique le Royaume de Dieu,
la masse qui n’est jamais et nulle part massa perditionis , la masse qui, en
vertu du paradoxe de l’inconditionné, est toujours et partout massa
sancta 75 . »

Il faut bien voir cependant que le Royaume de Dieu qui s’identifie ainsi à
la grâce de la justification, c’est le Royaume présent, déjà là dans le monde,

73. Ibid., p. 92-93.


74. Ibid., p. 91.
75. Ibid., p. 98-99.

516
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

et non pas le Royaume à venir, qui nous porte vers l’avant pour la transfor¬
mation du monde, en d’autres termes, le Royaume dans sa perspective escha
tologique. Tillich distingue d’abord ces deux aspects à propos du sacré: «Car
le sacré est toujours à la fois ce qui est et ce qui doit être : ce qui est, c’est-à
dire le contenu inconditionné, saisi par et dans toute forme ; ce qui doit être,
c’est-à-dire la validité inconditionnée de la forme qui doit façonner le
monde. » Cette distinction, il l’applique ensuite à la notion du Royaume, pour
montrer sa réalité présente tout autant que son caractère eschatologique : « Là
où le sacré est vécu et intuitionné dans sa présence vivante, le Royaume des
cieux n’est jamais purement dans l’avenir, il est toujours déjà parmi nous et
en nous, et toute structuration du monde est l’effet d’une réalité déjà dispo¬
nible, que l’on perçoit et que l’on vénère, et non pas la fabrication de quelque
chose de pensé et de calculé, que l’on cherche et que l’on trouve76. »
Le Royaume doit donc être donné comme grâce avant d’être constmit par
le façonnement rationnel du monde. Il est ainsi vraiment principe des
œuvres, de toutes ces œuvres par lesquelles le monde doit être transformé et
libéré. Mais alors, les œuvres ne s’opposent plus à la foi, puisqu’elles en pro¬
cèdent. Ce ne sont plus des œuvres purement humaines, seulement ration¬
nelles, puisqu’elles sont inspirées en profondeur par le Royaume déjà présent
en germe. En somme, il s’agit de donner forme et figure en notre monde à ce
Royaume déjà donné comme grâce, comme Gehalt, et qui demande mainte¬
nant à s’exprimer par notre action. L’action humaine libératrice et transfor¬
matrice du monde n’est donc pas parallèle à l’action divine instauratrice du
Royaume, puisque c’est par et à travers l’action humaine que Dieu instaure
son règne. Tout cela s’explique encore une fois par le principe fondamental
de la théologie de la culture : ce n’est que dans et à travers la forme ration¬
nelle que le Gehalt inconditionné s’exprime, qu’il vient à l’être.
Tout autant que Barth, Tillich affirme donc l’antériorité absolue de la
grâce : le Royaume de Dieu est d’abord reçu comme grâce (c’est le principe
de la justification) avant d’être recherché par la praxis comme Royaume à
venir (c’est le principe eschatologique). Ainsi, le principe de la grâce ne
comporte aucune conséquence quiétiste. Il n’enlève rien de sa force à la
praxis révolutionnaire ; il lui confère au contraire une inspiration et une moti¬
vation nouvelles, qui lui permettront de surmonter tous les obstacles. Le pas¬
sage suivant de Tillich exprime beaucoup plus que le simple courage d’être;
c’est une expression grandiose du courage de la praxis, de l’action révolu¬
tionnaire : «Pour la religiosité eschatologique, tout est mouvement, rien n’est
quiétisme. L’irruption des grandes catastrophes de l’histoire mondiale pro¬
voque une tension extrême de toutes les forces vers l’avant, vers le Royaume
de Dieu à venir. Toutes les nostalgies cachées, toutes les misères intérieures

76. Ibid., p. 111.

517
J. RICHARD ETR

et extérieures, le fardeau de la culpabilité et l’absurdité des destins, la corrup¬


tion du monde et l’injustice sociale, tout cela conflue dans l’espérance pas¬
sionnée de l’absolu à venir. Dieu n’est pas celui qui est, il est celui qui vient ;
il n’est pas la substance en repos, il est la volonté qui transforme le monde ;
et il incombe à l’homme de se préparer à prendre part au règne de Dieu77. »
Ce texte exprime parfaitement, il me semble, l’état d’âme de Tillich au début
des années 20, au sortir de la grande tribulation et de la grande révolution.
Un monde vient de s’écrouler, mais l’aurore d’un monde nouveau se fait déjà
sentir, qui réclame toutes les énergies du cœur et de l’esprit.

IV - DU TILLICH SOCIALISTE AU TILLICH EXISTENTIALISTE

1— On pourrait poursuivre l’étude de la thématique du Royaume chez le


Tillich socialiste à travers sa théorie du kairos et du socialisme religieux,
dans sa polémique contre le nazisme, pour aboutir finalement à la corrélation
de l’histoire et du Royaume de Dieu. Ce que nous en avons vu suffit cepen¬
dant pour nous faire une idée assez précise du problème auquel il se trouvait
confronté et de la solution de principe qu’il a proposée.
Cette même problématique nous est redevenue familière, puisqu’elle a été
réactualisée de nos jours par les débats autour de la théologie de la libération.
On pourrait y distinguer trois dimensions. 1) En terre protestante tout particu¬
lièrement, l’enjeu biblique passe au premier plan. C’est la tension entre deux
pôles du message chrétien: l’évangile (synoptique) du Royaume de Dieu et
l’évangile (paulinien) de la justification par la grâce. Ainsi, Ragaz reprochait
à Barth son retour à la justification par la foi contre la passion du Royaume,
tandis que Braaten accuse aujourd’hui les théologiens de la libération de se
détourner de Paul et de sa doctrine de la justification pour revenir au Jésus
historique et à sa prédication du Royaume de Dieu. 2) Sous cette question
d’herméneutique biblique se trouve cependant un problème théologique fon¬
damental, celui de la transcendance et de l’immanence du salut chrétien. Les
réactions contre les interprétations socialistes ou libérationnistes du message
chrétien sont des réactions au nom de la transcendance, dans le sens de la
transcendance. Cela est évident dans la protestation de Barth contre toute sé¬
cularisation du Christ, contre toute réduction de l’évangile chrétien à une
idéologie politique, fût-ce celle de la social-démocratie. Et c’est bien là aussi
le sens des objections actuelles, qui reprochent aux théologies de la libération
de confondre la foi au salut (rédemption) et la praxis de libération (émancipa¬
tion). 3) Mais il y a aussi dans ce débat une troisième dimension cachée, une
dimension proprement anthropologique : le salut de Dieu est transcendant,
bien sûr ; mais ce salut doit-il être conçu comme salut des âmes individuelles

77. Ibid., p. 101.

518
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

ou, de façon sociale-universaliste, comme salut du monde? C’est par là que


Ragaz et Tillich commencent leur réponse aux objections du supranatura
lisme, et c’est par là aussi qu’il nous faut reprendre la question dans ce bref
résumé.

Le premier tournant théologique du Tillich socialiste, c’est, pourrait-on


dire, une option pour «l’évangile social», pour une interprétation sociale du
message chrétien. C’est là ce que signifie pour lui le thème du Royaume de
Dieu, par opposition à toute conception religieuse individualiste qui se limite
à la relation interpersonnelle: «Dieu et l’âme». Notons que ce tournant cor¬
respond exactement à celui que proposera plus tard la théologie politique de
Metz, avec son programme de « déprivatisation » de la théologie 78. Notons
aussi que la position de Tillich est là-dessus plus radicale encore que celle de
Ragaz. Car celui-ci reconnaît encore deux pôles dans le message chrétien : le
pôle « individualiste » marqué tout spécialement par la doctrine paulinienne
de la justification, et le pôle « socialiste » bien exprimé dans la thématique du
Royaume de Dieu. Tillich opte lui-même résolument pour l’interprétation so¬
ciale de tout le message chrétien, y compris l’évangile paulinien de la justifi¬
cation, qui recevra ainsi une réinterprétation radicale. Et c’est par là qu’il se
distingue de tous les autres, qui comprennent toujours la doctrine de la justi¬
fication dans le contexte de la relation personnelle-individuelle avec Dieu.
Cela est tout spécialement manifeste chez Ogden, dans son passage de la no¬
tion de libération à celle de liberté. Mais sur ce terrain de la religion person¬
nelle-individuelle ne peut naître aucune théologie politique, aucune théologie
de la libération.

L’option pour le Royaume, pour l’évangile social, est, pour Tillich


comme pour Ragaz, le premier pas dans la théologie du socialisme religieux.
Mais la question se pose immédiatement : Comment concevoir le Royaume
de Dieu dans son rapport avec le monde ? Le Royaume se réalise-t-il en de¬
hors du monde, ou doit-on l’identifier avec la construction et le progrès du
monde? C’est la question de la transcendance et de l’immanence du
Royaume. On pourrait déjà exprimer là-dessus la position de Tillich avec la
formulation qu’il en donnera dans l’introduction au deuxième volume de la
Théologie systématique : « Au-delà du naturalisme et du supranaturalisme ».
Le rejet du supranaturalisme coïncide pratiquement chez Tillich avec le refus
de la doctrine luthérienne des deux règnes, et cela même est acquis avec son
option pour l’évangile social : il n’y a pas de royaume spirituel de Dieu dans
l’âme humaine, distinct du royaume du monde. Mais Tillich rejette tout aussi
fortement le naturalisme de la société bourgeoise autosuffisante. Celui-ci
consiste dans un rationalisme, que Tillich assimile à un formalisme légaliste
qui refuse le Gehalt transrationnel, le principe vital, l’inspiration créatrice. Et

78. J. B. Metz, Pour une théologie du monde, Paris: Cerf, 1971, p. 125-145.

519
J. RICHARD ETR

c’est là qu’intervient le principe de la justification, comme principe critique,


contre ces deux fausses conceptions du Royaume. Le supranaturalisme est
défait par le principe de la «justification du pécheur», qui suppose la simul¬
tanéité, la coïncidence de l’infini et du fini, du spirituel et du corporel, du
divin et de l’humain. Et le naturalisme est lui-même renversé par le principe
de la «justification par grâce», qui révèle le vide intérieur de toute forme pu¬
rement légale et rationnelle, qui montre l’inanité d’un monde qui se fonde
uniquement sur les œuvres de la raison.
Reste à montrer plus concrètement le point d’insertion du Royaume de
Dieu dans le monde, le lieu privilégié de sa présence dans la société. C’est ici
que Tillich établit le lien le plus audacieux et génial entre l’affirmation socia¬
liste du prolétariat comme avenir du monde et l’affirmation chrétienne du
Royaume de Dieu donné aux pauvres. Or cette synthèse s’appuie encore une
fois sur le principe de la justification du pécheur par la foi seule (et non pas
par les œuvres de la loi). En effet, si l’on transpose cette doctrine dans l’ordre
des collectivités et des classes sociales, la place du pécheur dépourvu de mé¬
rites se trouve occupée par la masse prolétarienne dépourvue de toute culture,
et la grâce de la justification est reconnue dans les potentialités vitales infi¬
nies (le Gehalt) de cette masse, qui constituent le germe d’un monde nou¬
veau.

2 — Mais cette conclusion apparaît elle-même assez paradoxale par rap¬


port à nos idées reçues sur Tillich. Nous disons qu’il a transposé le sens de la
doctrine de la justification dans l’ordre social des collectivités. Mais Tillich
semble lui-même comprendre de façon assez différente le sens de sa révolu¬
tion dans l’interprétation de cette même doctrine : il l’a appliquée au domaine
de la pensée humaine. De même que personne ne peut se glorifier devant
Dieu de ses bonnes œuvres, de ses mérites, ainsi personne n’est-il sauvé en
raison de ses bonnes œuvres intellectuelles, en raison de ses justes croyances.
Là encore Dieu sauve gratuitement, sans les œuvres de la croyance : il justifie
l’incroyant tout aussi bien que le pécheur79. On voit qu’il s’agit là d’une tout
autre ligne de pensée, qui devrait faire l’objet d’une autre recherche. Je tente¬
rai tout de même d’indiquer immédiatement quelques balises, de formuler
certaines hypothèses, pour faire voir comment ces deux interprétations assez
différentes de la doctrine de la justification pourraient se coordonner dans
l’œuvre et dans la vie de Paul Tillich.

C’est en 1924 qu’il fait paraître un premier article sur cette théorie de la
justification, sous le titre: «Justification et doute80». On pourrait croire qu’il
passe alors d’une compréhension socialiste à une interprétation plus existen¬
tialiste du principe de la justification, qu’il maintiendrait alors jusqu’à la fin.
79. P. Tillich, Aux confins. Esquisse autobiographique (1936), Paris: Planète, 1971,
p. 62-63.
80. « Rechtfertigung und Zweifel» (1924), in Gesammelte Werke, VIII, p. 85-100.

520
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

Mais en réalité les choses sont plus complexes. Wemer Schüssler a trouvé,
dans les archives Tillich de Harvard, deux premières ébauches de cet article.
Et Robert Scharlemann a lui-même découvert, dans ces mêmes archives, un
texte datant de 1919, assez différent de celui de 1924, mais exprimant déjà
substantiellement la même interprétation et portant le même titre. C’est dire
que Tillich poursuivait alors en même temps deux lignes de réflexion : une
interprétation plus existentialiste sur la justification du douteur, et une autre
plus socialiste sur la justification de la masse. Mais l’interprétation que j’ap¬
pelle ici existentialiste remonte plus haut encore. Elle s’exprime déjà dans
une lettre de Tillich, datée du 5 décembre 1917, et adressée à Maria Klein :
« En poursuivant de façon conséquente mes réflexions sur l’idée de la justifi¬
cation, j’en suis venu depuis longtemps déjà au paradoxe de la “foi sans
Dieu”. Ma réflexion en philosophie de la religion consiste actuellement à
préciser et à développer cette idée81. »
On voit que l’idée de la justification du douteur remonte jusqu’au temps
de la guerre, qu’elle s’enracine ainsi dans une période tout particulièrement
névrotique et dépressive de la vie de Tillich. La foi semble alors réduite à son
degré zéro, dépourvue de toute œuvre, détachée de toute espérance : c’est la
foi pure et nue, encore toute cachée dans son fondement divin. Et le courage
qu’elle inspire témoigne à sa façon du salut, de la justification par la grâce
seule, par la foi seule. Il en va tout autrement de la foi remplie d’espérance
qui s’éveille en lui après la révolution socialiste allemande de novembre
1918, avec son engagement dans le socialisme religieux. On l’a vu, cette foi
eschatologique surmonte alors « toutes les nostalgies cachées, toutes les mi¬
sères intérieures et extérieures, le fardeau de la culpabilité et l’absurdité des
destins, la corruption du monde et l’injustice sociale» ; tout cela se trouve dé¬
passé dans l’espérance passionnée du Royaume de Dieu à venir. Mais l’autre
type de foi n’est pas exclu pour autant, même s’il passe momentanément à
l’arrière-plan.
On pourrait exprimer autrement ce même dilemme, dans les propres
termes de Tillich à cette époque : « Ou bien l’on croit en un changement favo¬
rable du destin, ou bien l’on prévoit la fin de notre culture suite à la déper¬
sonnalisation croissante de la masse et à l’anémie croissante des formes spiri¬
tuelles 82. » Ainsi, le déclin de la civilisation bourgeoise se trouve marqué par
un double phénomène. Du côté de l’élite cultivée, les formes culturelles se
vident toujours plus de leur contenu religieux, et l’on en arrive finalement à
la perte totale de sens et à l’expérience de l’absurde, qui trouvent dans la lit¬
térature et dans la philosophie existentialistes leur expression privilégiée. Du
côté des masses prolétariennes maintenant, le joug de la rationalité bour¬
geoise produit l’objectivation et la dépersonnalisation toujours croissante,

81. Ergànzungs und Nachlassbànde zu den Gesammelten Werken, V, p. 121.


82. «Masse et esprit» (1922), in Christianisme et socialisme, p. 66.

521
J. RICHARD ETR

une expérience qu’exprime à son tour, pour la dénoncer, le socialisme écono¬


mique et politique. Si une reprise est donnée suite à un changement favorable
du destin, c’est-à-dire suite à un nouveau kairos, c’est dans les masses popu¬
laires qu’on pourra l’observer, puisqu’elles sont les médiatrices du Royaume
et du salut pour notre monde.
On peut supposer que Tillich a lui-même toujours plus ou moins oscillé
entre ces deux partis. Au temps où se fait sentir le kairos du socialisme, c’est
l’espérance d’un changement favorable du destin qui domine chez lui. Il
puise alors son dynamisme dans son engagement en faveur des classes infé¬
rieures, qui lui communiquent l’espérance et la réalité du Royaume. Mais
avec la défaite du socialisme allemand en 1933 et la rupture de l’Europe à la
fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est le destin de la bourgeoisie déca¬
dente qu’il a plutôt l’impression de partager, avec son aboutissement qu’est
le vide, le non-sens et l’absurde. Cela se trouve exprimé au mieux dans une
conférence de 1946, où il parle de l’expérience présente comme celle d’un
«vide sacré». C’est le vide de toutes les formes culturelles qu’on ressent
d’abord. Mais parfois certaines créations culturelles expriment cette expé¬
rience avec une puissance qui laisse entrevoir quelque chose de plus profond
que la culture83. On peut faire alors l’expérience bien spéciale du sacré au
fond du vide. Voilà précisément l’expérience de la foi pure et nue, la foi ab¬
solue dont il sera question dans Le courage d’ être en 1952. Il n’y est plus fait
mention du Royaume de Dieu ; l’expérience de la justification par la foi
seule, par la foi pure, prend toute la place.
3 — J’aimerais rappeler pour terminer les quelques pages consacrées à la
«norme» de la doctrine chrétienne dans la Théologie systématique. Car c’est
bien de cela qu’il s’agit au fond dans toute cette discussion, dont nous ve¬
nons de rendre compte, sur l’évangile du Royaume et celui de la justification.
Or ce qui ressort ici, c’est d’abord le caractère non dogmatique de l’approche
de Tillich. Bien sûr, Luther lui-même s’est opposé au système romain en
s’appuyant sur le principe de la justification par la foi (norme matérielle) et
en centrant sa lecture de la Bible sur les épîtres pauliniennes (norme for¬
melle). Mais le protestantisme a dû par la suite affronter d’autres défis et par
là-même modifier sa norme tant matérielle que formelle. Car, à chaque
époque, la norme surgit de la rencontre de l’Église avec le message biblique
dans une situation historique déterminée. Ainsi, le protestantisme moderne
(le protestantisme libéral) s’est-il concentré sur la figure idéale de Jésus
(norme matérielle) tel que représenté dans les Évangiles synoptiques (norme
formelle). De même, le protestantisme plus récent (le socialisme religieux de
Ragaz? le Social Gospel de Rauschenbusch ?) se concentre sur l’Ancien
Testament en mettant en avant le message prophétique du Royaume de Dieu.

83. «Religion and Secular Culture» (1946), in The Protestant Era, The University of
Chicago Press, 1957, p. 59-60.

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1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE

Dieu. Mais, tout comme les réformateurs avaient protesté contre le système
légaliste romain, ainsi, dans le même esprit et au nom de la même doctrine
paulinienne de la justification par la foi, Barth s’est-il opposé à la théologie
libérale, qui risquait de faire du modèle de la personnalité de Jésus une autre
loi pour les chrétiens. Au terme de tout ce débat sur la norme, Tillich tente
maintenant de faire la synthèse entre les deux courants qui obtiennent mani¬
festement sa faveur : le paulinisme luthérien et le message prophétique du
Royaume. C’est le sens de la nouvelle formulation qu’il propose: «l’Être
Nouveau en Jésus le Christ ». Lui-même explique en note que cette formule
est bien paulinienne, qu’elle renvoie directement à la doctrine «construc¬
tive» de la création nouvelle dans le Christ plutôt qu’à la doctrine «protec¬
trice » (critique) de la justification par la foi, et que cette idée de la création
nouvelle chez Paul contient tout le message prophétique-eschatologique du
«nouvel éon84».
Ce passage de la Théologie systématique présente une excellente récapitu¬
lation des discussions antérieures sur la norme de la foi et de la théologie
chrétienne. Par ailleurs, le compte rendu que nous venons de faire de ces dé¬
bats permet aussi de retrouver la pleine signification de ce texte sur la norme
de la théologie. On ne peut plus l’entendre dans un sens purement existentia¬
liste, comme si l’être nouveau était l’expression de la foi au temps du vide et
de l’absurde. Ce n’est pas la foi du déprimé, mais la foi du prophète qui s’ex¬
prime ici. On peut y retrouver tout le dynamisme du Tillich socialiste. L’être
nouveau, c’est précisément ce «nouveau contenu» ( Gehalt ) qui permet
l’avènement d’une humanité nouvelle où sera surmontée l’opposition des
classes, symbole de toutes les ruptures sociales et politiques, qui permet aussi
de maintenir l’espérance eschatologique (non seulement la foi comme cou¬
rage d’être) sous le fardeau de la culpabilité et de l’absurdité du destin, au
milieu de la corruption et de l’injustice sociale.
Il faut voir enfin ce que deviennent, dans cette nouvelle synthèse de
Tillich, les deux normes dont nous avons parlé. Tout le contenu eschatolo¬
gique du symbole du Royaume de Dieu se retrouve dans l’être nouveau, mais
il se retrouve dans un contexte paulinien, qui le préserve de toute dérive léga¬
liste (un royaume construit seulement par l’homme), utopique (un paradis
terrestre) ou apocalyptique (un royaume céleste). Ainsi, la partie finale de la
Théologie systématique sur «L’histoire et le Royaume de Dieu» n’est pas,
comme on est souvent porté à penser, un simple ajout pour intégrer une di¬
mension jusque-là absente du système, la dimension eschatologique. C’est,
tout au contraire, l’explicitation, l’éclosion, de ce qui dès le début se trouve
déjà en germe dans la formule : « l’Être Nouveau».
Quant au principe de la justification, on voit maintenant qu’il peut com¬
porter deux significations différentes. On connaît surtout son aspect critique,
84. Systematic Theology, I, The University of Chicago Press, 1951, p. 47-52.

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J. RICHARD ETR

illustré par la protestation de Luther contre le légalisme romain et par celle


de Barth contre le légalisme plus subtil mais non moins réel de la théologie
libérale. On sait cependant qu’il contient aussi une signification positive,
pour autant qu’il réconforte le pécheur en lui redonnant l’assurance qu’il est
justifié, accepté. Tillich, on l’a vu, a longuement élaboré ce second aspect :

dans une direction existentialiste en l’appliquant à la justification du douteur


(de l’incroyant); et dans une direction socialiste en parlant de la justification,
de la gratification de la masse prolétarienne. Mais sa stratégie se modifie ici,
dans la Théologie systématique. Il ne retient alors du principe de la justifica¬
tion que sa fonction critique, et il exprime l’aspect constructif par une autre
formule paulinienne: la création nouvelle, l’homme nouveau, l’être nouveau.
Cependant, puisqu’on demeure en contexte paulinien, il est bien évident que
cette nouvelle norme comporte toujours, comme présupposé nécessaire, le
principe critique de la justification par la foi.
Tout cela n’est pas sans éclairer le débat contemporain autour de la théo¬
logie de la libération. On comprend mieux d’abord le caractère tellement pro¬
blématique de la tentative de Schubert Ogden. Bien sûr, il serait en principe
possible de construire une nouvelle théologie de la libération sur le fonde¬
ment de la doctrine de la justification, mais à condition de tabler sur son as¬
pect constructif ; et à condition surtout d’en transposer la signification dans
l’ordre social, comme l’a fait Tillich. Or il est bien évident que l’idée socia¬
liste d’une justification de la masse des pauvres n’a jamais effleuré l’esprit
d’Ogden.
Cari Braaten me semble avoir vu plus juste en insistant sur l’aspect cri¬
tique du principe protestant il contient toute la force avec laquelle les pro¬
:

phètes ont combattu les idolâtries de tous genres, où l’on peut inclure les
idéologies et les utopies d’aujourd’hui85. Mais Braaten ne montre pas suffi¬
samment l’autre aspect du message prophétique : le réconfort apporté aux
faibles, l’espérance communiquée aux opprimés (les prophètes ne se conten¬
tent pas d’abaisser les puissants, ils relèvent et élèvent les humbles). Et sur¬
tout, il ne fait pas voir comment cet aspect positif et constmctif se retrouve
aussi dans le principe de la justification, bien qu’il apparaisse plus clairement
dans le symbole du Royaume de Dieu et dans celui de la création nouvelle.
La phrase célèbre que rappelle Braaten dans le sous-titre de son ouvrage —
«l’article par lequel l’Église tient ou tombe» — pourrait alors prendre un
sens inattendu. Car le principe de la justification pourrait bien devenir d’une
autre façon occasion de chute pour l’Église : non plus parce qu’elle l’aurait
oublié, mais parce qu’elle en aurait abusé, en l’utilisant pour détruire l’esprit
prophétique, l’esprit révolutionnaire à l’œuvre en elle-même et dans la so¬
ciété.

_ Jean Richard
85. C. Braaten, Justification , p. 51-56. Université Laval - Québec
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