Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Richard Jean. Royaume de Dieu et justification par grâce. In: Études théologiques et religieuses, Tome 67, 1992/4. pp.
495-524;
doi : https://doi.org/10.3406/ether.1992.3225;
https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1992_num_67_4_3225;
ROYAUME DE DIEU
ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE*
Cette étude part d’une question actuelle : les réserves de la plupart des
théologiens protestants face à la théologie de la libération. On devine aisé¬
ment pourquoi. Un théologien qui a fait du principe de la justification sola
fide la norme de sa réflexion ne peut qu’être surpris sinon choqué face à une
théologie qui fait elle-même de la praxis son principe et son critère.
Cependant — c’est l’hypothèse que je propose — , le problème n’est pas que
certains théologiens feraient de la Bible leur point de départ, alors que
d’autres voudraient construire sur un autre fondement. Ce qui les distingue,
ce serait plutôt une norme différente à l’intérieur même de la Bible. Alors
que les théologiens protestants tiennent habituellement à la norme pauli
nienne de la justification par la foi, les théologiens de la libération reconnaî
* Une première ébauche de cet article a déjà fait l’objet d’une communication au
Colloque Tillich de Lausanne en mai 1991. L’étude fait partie d’un projet de recherche sur Paul
Tillich, projet subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et
par le Fonds FCAR du Québec.
Jean Richard est professeur de théologie fondamentale à l’Université Laval (Québec).
495
J. RICHARD ETR
Carl E. Braaten,
1. «The Christian Doctrine of Salvation», Interpretation , 35, 1981,
p. 127-129.
2. Id., Justification. The Article by Which the Church Stands or Falls, Minneapolis :
496
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
2 — Mais voyons d’abord une autre réaction protestante, d’un autre théo¬
logien américain de renom, Schubert Ogden7. Celui-ci manifeste dès l’abord
une attitude beaucoup plus positive face aux différentes théologies de la libé¬
ration, qu’il n’hésite pas à placer parmi les expressions les plus prometteuses
de la théologie actuelle8. Il se sent surtout interpellé par elles : c’est le sens de
son premier chapitre sur « Le défi des théologies de la libération ». Ainsi,
Ogden ne se contente pas d’opposer le principe protestant à ces nouvelles
théologies. Il tentera plutôt de construire, sur le principe paulinien de la justi¬
fication, un nouveau type, plus adéquat, de théologie de la libération.
On notera ici surtout deux modifications importantes qui affectent les
fondements mêmes de la théologie de la libération. C’est d’abord le glisse¬
ment qui s’opère du concept de libération à celui de liberté. Ainsi, la question
de la libération devient celle de « la nature réelle de la liberté humaine et de
son fondement nécessaire9». D’après Ogden, c’est précisément «dans les
termes de cette question de la liberté que les hommes et femmes
d’aujourd’hui posent la question existentielle du sens ultime de leur
existence 10 ». On passe par là-même de la question sociale à la question exis
5. Ibid., p. 44.
6. Ibid., p. 55-56.
7. Schubert M. Ogden, Faith and Freedom. Toward a Theology of Liberation, Revised
and Enlarged Edition, Nashville (Tennessee) Abingdon Press, 1989.
:
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 17.
10. Ibid., p. 40.
497
J. RICHARD ETR
tentielle, et il ne fait pas de doute que ce soit là pour Ogden la vraie question
théologique, celle à laquelle répond directement le témoignage de la foi chré¬
tienne. En tout cas, on se retrouve ainsi au cœur même de la problématique
paulinienne de la foi qui justifie. Pour Paul en effet, tel que compris tout spé¬
cialement par Luther, la foi en Dieu signifie une existence dans la liberté.
Car la foi en Dieu comme source première et fin ultime de notre existence
nous délivre de toute attache aux choses de ce monde, qui dès lors ne sont
plus considérées comme absolument nécessaires. Ainsi, quoi qu’il arrive,
cela peut être considéré finalement comme indifférent et sans conséquence,
pour autant que nous demeurons par la foi dans l’amour et la sollicitude de
Dieu Or cette même vie de foi, qui est «existence dans la liberté » (exis¬
11 .
tence libérée) devient aussi de par son propre mouvement « existence pour la
liberté» (existence libératrice). Et c’est là sans doute qu’Ogden pense re¬
joindre les théologiens de la libération. Mais il l’entend lui-même de façon
bien spirituelle, à la façon de Luther précisément. En effet, la grande œuvre
de l’amour que doit accomplir tout chrétien, c’est de conduire les autres à la
foi. Et c’est par là justement qu’il fait œuvre de libération, car en les introdui¬
sant dans la foi, il les fait par-là même entrer dans la liberté 12.
Un deuxième glissement se produit alors, qui va de la notion de libération
(émancipation) à celle de salut (rédemption). Ogden reproche d’abord aux
théologiens de la libération de confondre ces deux aspects de la libération :
Y émancipation, qu’elle soit politique, économique, culturelle, raciale ou
sexuelle, et la rédemption, qui porte elle-même sur la mort, la contingence et
le péché. Pourtant, il semble bien que cette distinction se retrouve partout
chez eux sous les termes de libération et de salut. Mais tout l’effort de la
théologie de la libération consiste précisément à dépasser cette dichotomie.
Le sens de la critique d’ Ogden serait donc plutôt qu’il y a là réduction d’un
terme à l’autre, du salut à la libération. Et c’est ainsi, effectivement, qu’il ex¬
prime lui-même son désaccord, en soulevant la question : la libération est-elle
d’abord émancipation politique et sociale? Ou bien est-elle d’abord rédemp¬
tion de la mort, de la contingence et du péché, et seulement après, secondai¬
rement, par voie de conséquence, émancipation de toute autre forme d’op¬
pression ? 13
Il est peu probable que l’ouvrage de Schubert Ogden fasse beaucoup pro¬
gresser la réflexion des théologiens de la libération. Car c’est précisément
contre une telle approche de la question qu’ils réagissent dès le départ. Ainsi
a-t-on pu dire qu’Ogden constitue un modèle à ne pas imiter en théologie de
la libération14. Ce à quoi notre auteur répondrait sans doute qu’il entend éla
11.Ibid., p. 42-49.
12.Ibid., p. 49-56.
13.Ibid., p. 33-34 ; cf p. 57-79.
14.Anselm Kyongsuk Min, «How Not to Do a Theology of Liberation. A Critique of
Schubert Ogden», Journal of The American Academy of Religion, 57, 1989, p. 83-102.
498
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
Il ne fait pas de doute pour moi qu’un recours à Tillich puisse apporter ici
quelque lumière, ne serait-ce que pour faire voir le problème à son point le
plus aigu. Car le Tillich qui nous est le plus familier, le Tillich américain, a
lui-même proposé une interprétation existentialiste de la doctrine de la justi¬
fication. Même s’il n’y a pas de référence explicite, on retrouve chez Ogden
les principaux éléments de cette interprétation tillichienne l’idée que, pour
:
être compris, le message chrétien doit être présenté comme la réponse aux
questions fondamentales des hommes et des femmes d’aujourd’hui ; le fait 15
499
J. RICHARD ETR
19. Leonhard Ragaz, Mein Weg, Zurich: Diana Verlag, 1952, t. I, p. 230-231
20. Ibid., p. 236.
21. Ibid., p. 236-237.
500
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
501
J. RICHARD ETR
502
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
30. L. Ragaz, Das Evangelium, p. 23 « Dass ich das ausschliesslich an hand der
:
503
J. RICHARD ETR
nées 20 en jugera autrement. Effectivement, ces deux points que nous venons
de mentionner mériteront à Ragaz la réputation de théologien libéral. Soit,
mais il faut bien voir alors que, dans le cas de Ragaz du moins, le théologien
libéral n’est pas un théologien de peu de foi, ni un théologien sans racine bi¬
blique, mais un théologien qui prend racine dans le kérygme synoptique du
Royaume plutôt que dans l’évangile paulinien de la justification par la foi.
31. Cf Henri Mottu, «Un débat inachevé: Ragaz et Barth », in: Itinéraires socialistes
chrétiens. Jalons sur le christianisme social hier et aujourd’ hui: 1882-1982 ( Itineris Cahiers
.
504
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
505
J. RICHARD ETR
Pourtant, cette conférence sur «Le chrétien dans la société» n’est pas un
pur désaveu du socialisme religieux. Ce thème aussi revient vers la fin ; il est
intégré, et par là même encore une fois relativisé. En effet, le « oui » à la vie
et à la société ne peut être le dernier mot de la position chrétienne dans le
monde. Car ce « oui » ne peut être maintenu que s’il est accompagné d’un
« non » encore plus radical : « Nous sommes plus profondément engagés dans
le “non” que dans le “oui”, dans la critique et la protestation que dans l’ac¬
ceptation; dans le désir de l’avenir que dans la participation au présent44. »
Dès lors, la thématique du Royaume retrouve son sens révolutionnaire :
«Ainsi le Royaume de Dieu devient une attaque contre la société45. » Et c’est
par là précisément que le socialisme religieux retrouve lui-même son sens, en
même temps qu’il est remis à sa place.
Barth s’exprime ici avec grande circonspection. D’abord, la conversion
fondamentale à laquelle nous sommes appelés n’est pas la conversion au so¬
cialisme, ni même la conversion aux pauvres, mais la conversion à Dieu lui
même, au delà de tous les engagements sociaux : « Avons-nous compris que
l’exigence d’aujourd’hui, c’est une nouvelle orientation vers Dieu de toute
notre vie et non pas quelque attitude d’opposition dans tel ou tel domaine
particulier? » Mais cette foi radicale en Dieu et en sa Justice commande elle
même « une franche et profonde sincérité critique dans le détail ». Et cela
s’exprime aujourd’hui tout particulièrement «par une attitude largement ai¬
mante, avisée et virile, vis-à-vis de la social-démocratie que nous ne considé¬
rons pas en spectateurs, comme des critiques irresponsables, mais en cama¬
rades qui partagent son espoir et ses fautes — car c’est elle qui, à notre
506
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
507
J. RICHARD ETR
508
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
traduit chez lui par la priorité donnée à la théologie biblique. Tillich, quant à
lui, adopte résolument la méthode inverse, de bas en haut. Il commence par
des analyses philosophiques et théologiques de la religion et de la culture,
pour aboutir finalement aux grands symboles bibliques du Royaume et de la
grâce 53. Il faudra donc le suivre dans la démarche qui lui est propre, sans
chercher d’abord chez lui une théologie biblique du Royaume et de la justifi¬
cation.
1 — Mais il importe d’abord de bien voir son point de départ, plus préci¬
sément l’occasion qui déclenche sa réflexion sur le socialisme chrétien. A
l’origine de la production socialiste de Tillich, il y a une altercation avec le
Consistoire de son Église, qui lui reproche sa participation à un rassemble¬
ment du Parti social-démocrate indépendant : les paroissiens, dit-on, n’aiment
pas de telles prises de position qui risquent de confondre la religion avec la
politique54. Les premiers textes s’attaquent donc directement à cette objec¬
tion en montrant les rapports étroits qui relient le socialisme au christianisme.
Mais le point litigieux qu’il faut régler d’abord demeure encore là celui des
rapports entre la religion et la politique. Avec sa doctrine des deux règnes, le
luthéranisme a plutôt tendance à séparer les deux en les superposant comme
le naturel et le surnaturel, et la nouvelle orientation théologique de Karl
Barth va bien dans ce sens. Or c’est là pour Tillich l’hérésie fondamentale (le
supranaturalisme), qu’il combat de toutes ses forces avec les principes de sa
théologie de la culture, elle-même destinée à surmonter le fossé qui sépare
encore le christianisme de la modernité. On sait que la solution qu’il propose
alors consiste à relier religion et culture comme contenu substantiel ( Gehalt )
et forme rationnelle. C’est dans ce contexte qu’il faut lire son plaidoyer pour
une interprétation politique du message évangélique.
On pourrait dire que le thème du Royaume remplit ici une fonction
«propositionnelle» (c’est par là que Tillich exprime sa thèse), tandis que la
doctrine de la justification a plutôt valeur de principe critique. Ainsi, au nom
du principe de la justification, Tillich écarte dès l’abord une fausse démarche
théologique (Ragaz se trouve peut-être visé ici), qui consisterait à argumenter
pour ou contre le socialisme directement à partir des paroles ou des gestes de
Jésus. Car ce serait là retomber dans l’hétéronomie religieuse, en faisant à
53. Nous en trouvons une confirmation dans une lettre de Tillich à son beau-frère Alfred
Fritz, suite à une première rencontre de Tillich et de Barth à Gottingen au printemps de 1922 :
« Nous avons fait finalement le pacte suivant il va tenter de rationaliser ses formules suprana
:
turelles, et je vais essayer moi-même de compenser mes formules rationnelles par d’autres su
pranaturelles. L’essence de l’inconditionné, il va le proclamer lui-même comme théologien bi¬
blique, et moi comme théologien de la culture. » (P. Tillich, Erganzungs und Nachlassbande
zu den Gesammelten Werken, VI, p. 81-82). Cf Werner Schüssler, «Paul Tillich et Karl
Barth leurs premiers échanges dans les années 20 », Laval théologique et philosophique, 44,
:
1988, p. 147.
54. Cf Ronald H. Stone, Paul Tillich’s Radical Social Thought, Atlanta (Georgia) John :
509
J. RICHARD ETR
510
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
Tillich ajoute ici un trait polémique qu’il importe de relever: « Si l’on re¬
fuse de qualifier cette attitude de chrétienne, si Ton veut enfermer notre civi¬
lisation et notre religion dans une opposition insurmontable, si Ton veut fer¬
mer les yeux sur la profonde affinité intérieure de la Renaissance et de la
Réforme, que Ton soit alors conséquent, et que Ton ne qualifie de chrétien
que ce qui est catholique, c’est-à-dire ce qui se fonde sur la distinction de la
nature et de la surnature 59. » Cette dernière remarque me semble juste, pour
autant qu’on peut identifier l’orthodoxie catholique au thomisme, ce qui était
bien le cas au temps de Tillich.
On trouve en effet chez Thomas d’Aquin, dans le commentaire du De
Trinitate de Boèce, la parfaite formulation de la théorie catholique du surna¬
turel. L’énoncé de principe affirme que « les dons de la grâce sont ajoutés à
la nature de telle sorte qu’ils ne la détruisent pas mais qu’ils la perfectionnent
plutôt». Ce principe se trouve ensuite appliqué aux rapports entre la foi et la
raison, et Ton conclut: 1) que la lumière gratuite de la foi ne détruit pas la lu¬
mière naturelle de la raison ; 2) que celle-ci ne suffit pas cependant pour ma¬
nifester les mystères de la foi; 3) qu’il est possible tout de même de trouver
dans le domaine de la raison des similitudes, des analogies pour les vérités de
foi60.
Royaume. L’intuition de Tillich s’avère donc fort juste: cette thèse de Barth
reprend la théorie catholique du surnaturel. Mais en poussant un peu plus
loin l’enquête, on pourrait voir aussi que la théologie latino-américaine de la
511
J. RICHARD ETR
512
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
513
J. RICHARD ETR
corps tout entier, attaquée dans son centre vital même : « La masse apparaît là
où dans une société s’étiole le principe spirituel créateur... » Et Tillich
précise : « La masse mécanique est le résultat immédiat du processus de dis¬
solution de l’unité sociale et spirituelle67.» Cette dissolution se manifeste
d’abord dans la division du tissu social, qu’on pourrait aussi appeler la divi¬
sion « spirituelle » des classes, consécutive à la subjectivité croissante de
l’élite, à laquelle correspond une objectivation toujours plus grande de la
masse : « Pour les porteurs de la subjectivité sociale et spirituelle, la masse
mécanique est objet et moyen : elle est objet d’une domination politique [...] ;
elle est objet d’une domination économique, qui ne voit dans la masse que
des quantités de force de travail salarié [...] ; elle est objet de législation so¬
ciale et d’aide humanitaire68. »
514
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
contre le salut par les œuvres de la loi, c’est-à-dire par l’effort de la raison
autosuffisante.
71. Ibid., p. 72. — Tillich avait déjà énoncé ce principe quelques pages plus haut: «L’avè¬
nement d’un nouveau contenu est affaire de destin; on ne peut pas le produire, on peut tout au
plus le désirer avec ardeur et s’y rendre intérieurement disponible. » {Ibid., p. 66).
72. Ibid., p. 94.
515
J. RICHARD ETR
forme », et que cet élément « ne peut être révélé que par et dans la masse elle
même dépourvue de toute forme spirituelle ». Il en conclut au caractère sacré
de la masse «La masse est sacrée, car elle est révélation de l’infinité créa¬
:
Il faut bien voir cependant que le Royaume de Dieu qui s’identifie ainsi à
la grâce de la justification, c’est le Royaume présent, déjà là dans le monde,
516
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
et non pas le Royaume à venir, qui nous porte vers l’avant pour la transfor¬
mation du monde, en d’autres termes, le Royaume dans sa perspective escha
tologique. Tillich distingue d’abord ces deux aspects à propos du sacré: «Car
le sacré est toujours à la fois ce qui est et ce qui doit être : ce qui est, c’est-à
dire le contenu inconditionné, saisi par et dans toute forme ; ce qui doit être,
c’est-à-dire la validité inconditionnée de la forme qui doit façonner le
monde. » Cette distinction, il l’applique ensuite à la notion du Royaume, pour
montrer sa réalité présente tout autant que son caractère eschatologique : « Là
où le sacré est vécu et intuitionné dans sa présence vivante, le Royaume des
cieux n’est jamais purement dans l’avenir, il est toujours déjà parmi nous et
en nous, et toute structuration du monde est l’effet d’une réalité déjà dispo¬
nible, que l’on perçoit et que l’on vénère, et non pas la fabrication de quelque
chose de pensé et de calculé, que l’on cherche et que l’on trouve76. »
Le Royaume doit donc être donné comme grâce avant d’être constmit par
le façonnement rationnel du monde. Il est ainsi vraiment principe des
œuvres, de toutes ces œuvres par lesquelles le monde doit être transformé et
libéré. Mais alors, les œuvres ne s’opposent plus à la foi, puisqu’elles en pro¬
cèdent. Ce ne sont plus des œuvres purement humaines, seulement ration¬
nelles, puisqu’elles sont inspirées en profondeur par le Royaume déjà présent
en germe. En somme, il s’agit de donner forme et figure en notre monde à ce
Royaume déjà donné comme grâce, comme Gehalt, et qui demande mainte¬
nant à s’exprimer par notre action. L’action humaine libératrice et transfor¬
matrice du monde n’est donc pas parallèle à l’action divine instauratrice du
Royaume, puisque c’est par et à travers l’action humaine que Dieu instaure
son règne. Tout cela s’explique encore une fois par le principe fondamental
de la théologie de la culture : ce n’est que dans et à travers la forme ration¬
nelle que le Gehalt inconditionné s’exprime, qu’il vient à l’être.
Tout autant que Barth, Tillich affirme donc l’antériorité absolue de la
grâce : le Royaume de Dieu est d’abord reçu comme grâce (c’est le principe
de la justification) avant d’être recherché par la praxis comme Royaume à
venir (c’est le principe eschatologique). Ainsi, le principe de la grâce ne
comporte aucune conséquence quiétiste. Il n’enlève rien de sa force à la
praxis révolutionnaire ; il lui confère au contraire une inspiration et une moti¬
vation nouvelles, qui lui permettront de surmonter tous les obstacles. Le pas¬
sage suivant de Tillich exprime beaucoup plus que le simple courage d’être;
c’est une expression grandiose du courage de la praxis, de l’action révolu¬
tionnaire : «Pour la religiosité eschatologique, tout est mouvement, rien n’est
quiétisme. L’irruption des grandes catastrophes de l’histoire mondiale pro¬
voque une tension extrême de toutes les forces vers l’avant, vers le Royaume
de Dieu à venir. Toutes les nostalgies cachées, toutes les misères intérieures
517
J. RICHARD ETR
518
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
78. J. B. Metz, Pour une théologie du monde, Paris: Cerf, 1971, p. 125-145.
519
J. RICHARD ETR
C’est en 1924 qu’il fait paraître un premier article sur cette théorie de la
justification, sous le titre: «Justification et doute80». On pourrait croire qu’il
passe alors d’une compréhension socialiste à une interprétation plus existen¬
tialiste du principe de la justification, qu’il maintiendrait alors jusqu’à la fin.
79. P. Tillich, Aux confins. Esquisse autobiographique (1936), Paris: Planète, 1971,
p. 62-63.
80. « Rechtfertigung und Zweifel» (1924), in Gesammelte Werke, VIII, p. 85-100.
520
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
Mais en réalité les choses sont plus complexes. Wemer Schüssler a trouvé,
dans les archives Tillich de Harvard, deux premières ébauches de cet article.
Et Robert Scharlemann a lui-même découvert, dans ces mêmes archives, un
texte datant de 1919, assez différent de celui de 1924, mais exprimant déjà
substantiellement la même interprétation et portant le même titre. C’est dire
que Tillich poursuivait alors en même temps deux lignes de réflexion : une
interprétation plus existentialiste sur la justification du douteur, et une autre
plus socialiste sur la justification de la masse. Mais l’interprétation que j’ap¬
pelle ici existentialiste remonte plus haut encore. Elle s’exprime déjà dans
une lettre de Tillich, datée du 5 décembre 1917, et adressée à Maria Klein :
« En poursuivant de façon conséquente mes réflexions sur l’idée de la justifi¬
cation, j’en suis venu depuis longtemps déjà au paradoxe de la “foi sans
Dieu”. Ma réflexion en philosophie de la religion consiste actuellement à
préciser et à développer cette idée81. »
On voit que l’idée de la justification du douteur remonte jusqu’au temps
de la guerre, qu’elle s’enracine ainsi dans une période tout particulièrement
névrotique et dépressive de la vie de Tillich. La foi semble alors réduite à son
degré zéro, dépourvue de toute œuvre, détachée de toute espérance : c’est la
foi pure et nue, encore toute cachée dans son fondement divin. Et le courage
qu’elle inspire témoigne à sa façon du salut, de la justification par la grâce
seule, par la foi seule. Il en va tout autrement de la foi remplie d’espérance
qui s’éveille en lui après la révolution socialiste allemande de novembre
1918, avec son engagement dans le socialisme religieux. On l’a vu, cette foi
eschatologique surmonte alors « toutes les nostalgies cachées, toutes les mi¬
sères intérieures et extérieures, le fardeau de la culpabilité et l’absurdité des
destins, la corruption du monde et l’injustice sociale» ; tout cela se trouve dé¬
passé dans l’espérance passionnée du Royaume de Dieu à venir. Mais l’autre
type de foi n’est pas exclu pour autant, même s’il passe momentanément à
l’arrière-plan.
On pourrait exprimer autrement ce même dilemme, dans les propres
termes de Tillich à cette époque : « Ou bien l’on croit en un changement favo¬
rable du destin, ou bien l’on prévoit la fin de notre culture suite à la déper¬
sonnalisation croissante de la masse et à l’anémie croissante des formes spiri¬
tuelles 82. » Ainsi, le déclin de la civilisation bourgeoise se trouve marqué par
un double phénomène. Du côté de l’élite cultivée, les formes culturelles se
vident toujours plus de leur contenu religieux, et l’on en arrive finalement à
la perte totale de sens et à l’expérience de l’absurde, qui trouvent dans la lit¬
térature et dans la philosophie existentialistes leur expression privilégiée. Du
côté des masses prolétariennes maintenant, le joug de la rationalité bour¬
geoise produit l’objectivation et la dépersonnalisation toujours croissante,
521
J. RICHARD ETR
83. «Religion and Secular Culture» (1946), in The Protestant Era, The University of
Chicago Press, 1957, p. 59-60.
522
1992/4 ROYAUME DE DIEU ET JUSTIFICATION PAR GRÂCE
Dieu. Mais, tout comme les réformateurs avaient protesté contre le système
légaliste romain, ainsi, dans le même esprit et au nom de la même doctrine
paulinienne de la justification par la foi, Barth s’est-il opposé à la théologie
libérale, qui risquait de faire du modèle de la personnalité de Jésus une autre
loi pour les chrétiens. Au terme de tout ce débat sur la norme, Tillich tente
maintenant de faire la synthèse entre les deux courants qui obtiennent mani¬
festement sa faveur : le paulinisme luthérien et le message prophétique du
Royaume. C’est le sens de la nouvelle formulation qu’il propose: «l’Être
Nouveau en Jésus le Christ ». Lui-même explique en note que cette formule
est bien paulinienne, qu’elle renvoie directement à la doctrine «construc¬
tive» de la création nouvelle dans le Christ plutôt qu’à la doctrine «protec¬
trice » (critique) de la justification par la foi, et que cette idée de la création
nouvelle chez Paul contient tout le message prophétique-eschatologique du
«nouvel éon84».
Ce passage de la Théologie systématique présente une excellente récapitu¬
lation des discussions antérieures sur la norme de la foi et de la théologie
chrétienne. Par ailleurs, le compte rendu que nous venons de faire de ces dé¬
bats permet aussi de retrouver la pleine signification de ce texte sur la norme
de la théologie. On ne peut plus l’entendre dans un sens purement existentia¬
liste, comme si l’être nouveau était l’expression de la foi au temps du vide et
de l’absurde. Ce n’est pas la foi du déprimé, mais la foi du prophète qui s’ex¬
prime ici. On peut y retrouver tout le dynamisme du Tillich socialiste. L’être
nouveau, c’est précisément ce «nouveau contenu» ( Gehalt ) qui permet
l’avènement d’une humanité nouvelle où sera surmontée l’opposition des
classes, symbole de toutes les ruptures sociales et politiques, qui permet aussi
de maintenir l’espérance eschatologique (non seulement la foi comme cou¬
rage d’être) sous le fardeau de la culpabilité et de l’absurdité du destin, au
milieu de la corruption et de l’injustice sociale.
Il faut voir enfin ce que deviennent, dans cette nouvelle synthèse de
Tillich, les deux normes dont nous avons parlé. Tout le contenu eschatolo¬
gique du symbole du Royaume de Dieu se retrouve dans l’être nouveau, mais
il se retrouve dans un contexte paulinien, qui le préserve de toute dérive léga¬
liste (un royaume construit seulement par l’homme), utopique (un paradis
terrestre) ou apocalyptique (un royaume céleste). Ainsi, la partie finale de la
Théologie systématique sur «L’histoire et le Royaume de Dieu» n’est pas,
comme on est souvent porté à penser, un simple ajout pour intégrer une di¬
mension jusque-là absente du système, la dimension eschatologique. C’est,
tout au contraire, l’explicitation, l’éclosion, de ce qui dès le début se trouve
déjà en germe dans la formule : « l’Être Nouveau».
Quant au principe de la justification, on voit maintenant qu’il peut com¬
porter deux significations différentes. On connaît surtout son aspect critique,
84. Systematic Theology, I, The University of Chicago Press, 1951, p. 47-52.
523
J. RICHARD ETR
phètes ont combattu les idolâtries de tous genres, où l’on peut inclure les
idéologies et les utopies d’aujourd’hui85. Mais Braaten ne montre pas suffi¬
samment l’autre aspect du message prophétique : le réconfort apporté aux
faibles, l’espérance communiquée aux opprimés (les prophètes ne se conten¬
tent pas d’abaisser les puissants, ils relèvent et élèvent les humbles). Et sur¬
tout, il ne fait pas voir comment cet aspect positif et constmctif se retrouve
aussi dans le principe de la justification, bien qu’il apparaisse plus clairement
dans le symbole du Royaume de Dieu et dans celui de la création nouvelle.
La phrase célèbre que rappelle Braaten dans le sous-titre de son ouvrage —
«l’article par lequel l’Église tient ou tombe» — pourrait alors prendre un
sens inattendu. Car le principe de la justification pourrait bien devenir d’une
autre façon occasion de chute pour l’Église : non plus parce qu’elle l’aurait
oublié, mais parce qu’elle en aurait abusé, en l’utilisant pour détruire l’esprit
prophétique, l’esprit révolutionnaire à l’œuvre en elle-même et dans la so¬
ciété.
_ Jean Richard
85. C. Braaten, Justification , p. 51-56. Université Laval - Québec
524