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Revue Philosophique de Louvain

La critique de la religion par Marx


Trân-vàn-Toàn

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Trân-vàn-Toàn . La critique de la religion par Marx. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 68, n°97, 1970.
pp. 55-78;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1970.5533

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1970_num_68_97_5533

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La critique de la religion par Marx

L'œuvre de Marx peut être considérée comme une vaste critique.


En effet, ses écrits, présentés pour la plupart comme des critiques,
en contiennent effectivement qui s'étendent à des domaines fort
variés. Toutefois toutes ses critiques n'ont pas la même portée, car
on ne peut pas s'occuper de tout avec la même attention et la même
compétence. Mais il y a plus. Marx faisait partie du mouvement
jeune-hégélien et n'était pas sans garder dans ses écrits certains
traits communs aux penseurs de ce mouvement. Or, comme Karl Lô-
with l'a fait remarquer, les écrits de ces penseurs étaient, en général,
des manifestes, des programmes, des thèses, des proclamations plutôt
que des démonstrations rigoureuses (1).
Si l'importance de la critique marxienne de la vie sociale et de
l'économie politique n'est guère mise en doute, il n'en est pas de même
en ce qui concerne la critique de la religion. On connaît la déclaration
de Marx dans l'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de
Hegel, selon laquelle « la critique de la religion est la condition
préliminaire de toute critique »(2). Cependant, contrairement à Hegel, à
Feuerbach et à plusieurs autres hégéliens, Marx n'a réservé à la critique
de la religion aucun livre. Dans ses nombreux écrits, il n'en parle qu'en
passant. La plupart de ces passages sont assez courts et ne contiennent
que de simples affirmations. Parmi les rares passages dépassant une
page, certains ne font qu'orner ces affirmations d'une brillante
rhétorique, comme, par exemple, le début de l'Introduction à la Critique
de la philosophie du droit de Hegel, où l'on trouve la fameuse phrase
que la religion est l'opium du peuple. La plupart des passages relatifs
à la religion ne nous livrent que de maigres renseignements sur les
fondements de l'attitude de Marx devant la religion. S'il est vrai que,

(x) Cf. Karl Lôwrra, Von Hegel zu Nietzsche, Stuttgart, Kohlhammer, 1953, p. 79.
(2) Marx-Engels, Sur la religion. Textes choisis, traduits et annotés par G. Badia,
P. Bangk et E. Bottiobuj, Paris, Éd. Sociales, 1960, p. 41. MEGA (Marx-Engels
Historisch-kritische Gesamtausgabe) 1/1/1, p. 607.
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pour Marx, la critique de la religion est le fondement de toute critique,


on doit constater que ce fondement n'a pas été édifié par Marx lui-
même. Dès lors on peut se demander si la critique de la religion,
faite par les autres et reprise par Marx, n'est pas un corps étranger
dans son système de pensée prétendument matérialiste.
Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d'examiner
deux textes relativement longs — les seuls, à notre connaissance —
dans lesquels Marx expose d'une façon détaillée sa critique de la
religion. Nous tâcherons de comprendre ces textes dans leur contexte
historico-culturel, ce qui permettra d'en délimiter la portée effective.

***

Pour mieux situer les textes à étudier, il est bon de se rappeler le


cadre général de la pensée de Marx, ainsi que le contexte spécial dans
lequel est insérée sa critique de la religion.
Si l'on admet que la phénoménologie de la religion et la sociologie
de la religion, comme disciplines scientifiques, sont de date récente,
on comprend qu'il ne faut pas s'attendre à trouver chez Marx l'étude
de l'expérience religieuse et des formes concrètes dans lesquelles
apparaissent les religions. Fils de son temps, Marx a abordé la religion
d'une façon philosophique et, pour être plus précis, avec la philosophie
idéaliste. D'un autre côté, la praxis révolutionnaire préconisée par Marx
n'est pas sans influencer sa façon de voir la religion.

a) Le contexte idéaliste de la critique de la religion.

Le jeune Marx a été fort influencé au point de vue intellectuel


par son père, juif converti au protestantisme. Il en a hérité l'esprit
libéral tant en matière politique qu'en matière religieuse. Comme
Auguste Cornu l'a fait remarquer, « K. Marx apparaît détaché, comme
son père, de toute croyance dogmatique et la philosophie rationaliste
l'emporte chez lui sur la religion »(3), et cela dès l'époque de ses études
secondaires à Trêves.
Le protestantisme, religion de son entourage, en insistant sur
l'engagement personnel du sujet oriente déjà l'esprit vers l'intériorité
et la subjectivité. En réaction contre le catholicisme romain, le pro-

(3) Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, P.U.F., 1955, tome I, p. 64.
La critique de la religion far Marx 57

testantisme a évolué dans les directions que son fondateur n'avait


ni prévues, ni voulues. En effet, face au catholicisme fort de son
appareil administratif calqué sur les meilleures traditions juridiques
romaines, le protestantisme préconise le retour à la vraie source :
la Bible. Cependant il n'est pas seul à revendiquer pour lui la Bible :
les catholiques prétendent eux aussi s'appuyer sur la Bible et, conscients
de la tradition qu'ils représentent, veulent monopoliser l'interprétation
des livres sacrés. Mettant en cause cette monopolisation, le
protestantisme soutient que tout chrétien qui lit la Bible est éclairé par
l'Esprit Saint. Et, comme chacun peut prétendre être inspiré dans ses
lectures bibliques, cela aboutit à l'anarchie individualiste : chacun
peut trouver dans la Bible ce qu'il veut y chercher. Ainsi chacun peut
interpréter la Bible comme il l'entend et donner à la religion le contenu
qu'il veut. De là à affirmer que c'est l'homme qui crée la religion, il
n'y a qu'un pas à franchir et qui fut effectivement franchi. Si les
catholiques posent l'objet de leur foi comme indépendant du sujet
humain, certains protestants peuvent dire que ce qui paraît
indépendant de l'homme, n'est en somme que l'œuvre de l'homme lui-même,
ce qui conduit au postulat idéaliste : tout est réductible au sujet.
La révolution copernicienne de Kant est déjà un pas vers l'idéalisme.
Ce n'est pas par hasard que les théologiens catholiques, dans leur
majorité, ont évité de réfléchir leur foi dans une philosophie idéaliste,
car celle-ci leur semble moins respecter le donné de la révélation que
ne le fait la philosophie réaliste.
C'est dans cette atmosphère qu'il faut comprendre la
problématique de la religion au sein du protestantisme tel que Marx l'a
connu. Déjà avec Kant on a pu déceler la tendance qui consiste à
évacuer du message chrétien tout ce qui est surnaturel, pour n'en
retenir que l'aspect éthique. Si c'est l'homme qui donne à la religion
son contenu, il faut considérer la religion comme l'expression de la
conscience de soi de l'homme. Cependant dans la religion, la conscience
se représente comme autre qu'elle-même. Il faut donc dépasser la
religion dans la philosophie, transcrire les représentations religieuses
en des concepts philosophiques. La théologie est une sorte
d'anthropologie inconsciente : l'homme y parle de lui-même et de son œuvre,
tout en croyant parler d'un être autre que lui-même. Ces idées, exposées
par Hegel, sont reprises chez ses élèves.
David F. Strauss reprend à Hegel la thèse que ce que la religion
possède sur le plan de la représentation, la philosophie l'élève au plan
58 Trân vàn Toàn

du concept. Etant donné que c'est l'homme qui donne à la religion


son contenu, Strauss réduit la représentation religieuse à un mythe
créé librement : l'homme-Dieu dont il est question dans le christianisme
ne serait rien d'autre que l'humanité.
Ludwig Feuerbach, à son tour, ne veut pas faire une critique
destructive de la religion. Dans L'essence du Christianisme, il essaie
de montrer comment l'homme se dépouille de ses propres qualités
pour les mettre hors de lui-même en un être appelé Dieu, après avoir
purifié ces qualités des limitations liées à l'individu. Dieu est donc
l'essence de l'homme mais posée hors de l'homme, comme lui étant
étrangère et hostile. L'anthropologie de Feuerbach consiste dans la
récupération par l'homme de ses qualités aliénées en Dieu.
Enfin, pour achever le tableau, il faut aussi citer Bruno Bauer
que Marx a bien connu. Bauer s'est occupé des questions exégétiques
les plus compliquées concernant la vie de Jésus. Il considère que Hegel
était déjà un athée, puisque la religion n'était, pour ce grand
philosophe, qu'un produit de l'Esprit, au même titre que l'art et la science.
Fidèle à une certaine tendance idéaliste du protestantisme qui soutient
qu'il n'y a rien dans la religion qui ne soit produit par l'homme, Bauer
voit dans les Évangiles un mélange de pragmatisme théologique et
de réflexion orientée d'avance dans une direction déterminée. Il ne
reconnaît aux miracles aucune réalité. Aussi, en opposition à
Feuerbach, Bauer s'efforce de prouver le caractère inhumain du
christianisme : Dieu est la perte totale de l'homme (4).
On constate aisément que ces auteurs ont parlé de la religion à
l'intérieur du postulat idéaliste, à savoir que rien n'existe en dehors du
sujet. Ils se dispensent donc de poser la question de l'existence de
Dieu. Le refus d'examiner cette question est considéré comme allant
de soi.
Quand Marx était en âge d'aborder le problème religieux, il y
avait déjà toute cette tradition idéaliste avec ses évidences propres.
Et malgré les déclarations sur le retournement de l'idéalisme, Marx a
refusé de revenir au matérialisme abstrait. Le dépassement hégélien
du dogmatisme de l'être est considéré comme du travail bien fait.
Marx a admis comme point de départ la thèse idéaliste appliquée à
la religion à savoir que l'être représenté dans la religion n'est rien
d'autre que l'homme lui-même.

(*) Cf. K. Lôwith, op. cit., pp. 350-370.


La critique de la religion par Marx 59

b) La praxis révolutionnaire et le problème religieux.

D'une façon générale, on peut dire que l'originalité de la pensée


de Marx réside dans le concept de praxis (5).
En effet, l'intelligibilité de la réalité étant le but visé par l'activité
théorique, comprendre la réalité c'est la saisir comme intelligible, c'est
la maîtriser théoriquement. Le postulat de l'intelligibilité et de la
rationalité de l'être est en même temps la foi en la puissance de
l'intelligence et de la raison. Ce que Marx reproche à la philosophie antérieure,
c'est l'attitude purement théorique, spéculative, contemplative. Or
l'objet de la contemplation est ce qui est déjà achevé. Ce qui est fait,
achevé, se prête à notre saisie théorique, mais échappe à notre saisie
pratique : on peut le comprendre et l'interpréter de diverses manières,
mais on ne peut rien y changer. Aussi longtemps que le passé est seul
pris en considération, la compréhension de la réalité se trouve réduite
à n'en être que la saisie théorique. La philosophie de type contemplatif
doit ignorer la dimension historique de l'avenir (6).
L'utilisation du concept de praxis par Marx fait découvrir à
l'homme qu'il est capable d'avoir devant le monde une attitude autre
que théorique : la praxis rend possible notre saisie pratique de la
réalité.
Il ne s'agit ici ni d'un ensemble d'actes quelconques pour lesquels
on trouve toujours des théories justificatives, ni non plus de la phase
de l'expérimentation dans les sciences expérimentales (car
l'expérimentation n'est qu'un moyen au service de la saisie théorique de la
réalité). Il s'agit ici d'étendre au delà du passé la maîtrise de l'homme
sur la réalité. En effet, l'avenir n'est pas objet de connaissance, il
échappe à la maîtrise théorique de l'intelligence; mais il peut être
l'objet d'une activité pratique. Il n'est donc pas question de maîtriser
l'avenir, d'une façon illusoire, par une connaissance quelconque de

(5) Cf. Tbân vàn ToIn, Notes sur la place de la praxis dans la pensée de Marx,
dans Actes du XIVe Congres International de Philosophie, Vienne, Herder, 1968, tome II,
pp. 134-138.
(6) Cf. Hegel, Principe de la philosophie du droit. Trad. A. Kaan, Paris, Gallimard,
1940, p. 32 : « Pour dire encore un mot but la prétention d'enseigner comment doit
être le monde, nous remarquons qu'en tout cas, la philosophie vient toujours trop
tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli
et terminé son processus de formation ».
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l'au-delà. C'est par la praxis que l'homme tâche de maîtriser la portion


de la réalité qui n'est pas encore actualisée. Il n'est pas très exact de
dire que la praxis donne de l'intelligibilité à la réalité, puisque
l'intelligibilité est une catégorie de la pensée spéculative. La praxis est la
compréhension de ce qu'on est en train de faire, comme la théorie est
la compréhension de ce qui est déjà fait.
Le mot « comprendre » acquiert dès lors un contenu plus riche.
Si l'homme tend vers la compréhension de toute la réalité, il ne peut
plus se contenter de la philosophie, compréhension théorique de ce
qui est achevé. La compréhension et la maîtrise de la réalité totale
s'effectuent dans la dualité de la théorie et de la praxis.
L'élargissement de la notion de compréhension pose un problème.
En effet, si la philosophie est définie comme une activité purement
théorique, alors le marxisme n'est pas une philosophie, puisqu'il
prétend supprimer et dépasser toute philosophie. Si le marxisme est
reconnu comme une philosophie, alors il n'est pas une philosophie
dans le sens traditionnel, ce qui exige l'élargissement de la notion même
de philosophie.
Ce changement d'attitude devant le monde n'est pas sans
conséquence pour l'activité théorique. Il est bien connu que les projets
conçus et l'action entreprise — éléments de ce qu'Alfred Schutz appelle
la « situation biographique » de l'homme — ont des répercussions sur
notre façon de voir et d'interpréter le monde.
La mise au point de l'idée centrale de praxis chez Marx aurait dû
entraîner, comme conséquence logique, la révision de la critique de
la religion. En réalité, cette révision n'a pas eu lieu, et cela pour deux
raisons.
D'une part, le caractère urgent de la praxis révolutionnaire
détourne l'attention de Marx de l'étude théorique de la religion. En cette
matière, ce qui est fait est fait, même si cela a été fait à partir des
présupposés de la philosophie idéaliste. « En ce qui concerne
l'Allemagne, écrit Marx en 1843, la critique de la religion est, pour l'essentiel,
terminée» (7). Inutile d'y revenir. Il n'y a pas de temps à perdre.
Il s'agit de transformer le monde et non de se livrer à des élucubrations
théoriques.

(7) Mabx-Engels, Sur la religion. Textes choisis, Paris, Éd. Sociales, 1960, p. 41.
MEGA 1/1/1, p. 607.
La critique de la religion par Marx 61

D'autre part, du fait que la praxis révolutionnaire préconisée


par Marx vise la maîtrise et le contrôle de l'homme sur la nature qu'il
transforme et sur la vie sociale qu'il organise, il s'ensuit que tout ce
qui ne va pas vers le but ainsi fixé est considéré globalement comme
de l'aliénation de l'homme. Si la pensée spéculative séparée de la praxis
est déjà considérée comme de la pensée aliénée, a fortiori la religion
qui est reconnue par Feuerbach et d'autres penseurs comme la
conscience de soi erronée de l'homme.
En un mot, on peut dire que Marx critique la religion en
humaniste. En effet, l'humanisme consiste dans la prise de conscience de
la maîtrise de l'homme sur le monde. La maîtrise théorique culmine
dans l'idéalisme, pour lequel rien n'est indépendant du sujet
connaissant. La maîtrise pratique s'exerce dans l'action révolutionnaire
qui façonne la réalité sociale. Or c'est en idéaliste et en révolutionnaire
que Marx fait la critique de la religion.

***

Le premier texte que nous nous proposons d'examiner est une


note de l'Annexe de la Dissertation doctorale de Marx(8). En voici
la traduction :
« Ou bien les preuves de l'existence de Dieu ne sont que des tautologies creuses.
La preuve ontologique, par exemple, n'énonce rien d'autre que ceci : 'ce que je me
représente réellement (realiter) est pour moi une représentation réelle', cela agit
sur moi, et en ce sens, tous les dieux, ceux des païens comme ceux des chrétiens,
ont possédé une existence réelle. L'ancien Moloch n'a-t-il pas exercé sa
domination? L'Apollon de Delphes n'était-il pas une présence réelle dans la vie des
Grecs? A ce propos, même la critique de Kant ne veut rien dire. Si quelqu'un
s'imagine avoir cent écus, si cette représentation n'est pas pour lui une chose
arbitraire et subjective, s'il y croit vraiment, alors les cent écus imaginaires ont
pour lui la même valeur que les cent écus réels. H va, par exemple, contracter des
dettes en raison de(auf)de son imagination — et celle-ci va devenir efficace — , comme
toute l'humanité a contracté des dettes en raison de (auf ) ses dieux. Au contraire,
l'exemple avancé par Kant aurait pu confirmer l'argument ontologique. Les écus
réels ont la même existence que les dieux imaginaires. Un écu réel existe-t-il
ailleurs que dans la représentation, bien qu'il s'agisse d'une représentation générale
ou plutôt commune de l'humanité? Apporte de la monnaie en papier dans un

(8) MEGA, I/1/1, pp. 80-81. On peut trouver ce texte dans un recueil de textes
choisis par Gûnther Hillmann : Karl Marx, Texte zu Méthode und Praxis, Beinbek
bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1966, 1er fascicule, pp. 187-188.
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pays où cet usage du papier est inconnu et tout le monde va rire de ton imagination
subjective. Viens avec tes dieux dans un pays où d'autres dieux sont à l'honneur,
et on te prouvera que tu es malade dans tes imaginations et dans tes abstractions.
Et on a raison. Celui qui aurait apporté aux anciens Grecs le dieu des solstices
( Wendengott), aurait trouvé la preuve de la non-existence de ce Dieu. Car il n'existait
pas pour les Grecs. Ce qu'est un pays donné pour certains dieux de Vétranger, c'est
ce qu'est le pays de la raison pour Dieu en général, c'est-à-dire une région où il cesse
d'exister.
Ou bien les preuves de l'existence de Dieu ne sont rien d'autre que des
preuves, des explications logiques de l'existence de la conscience de soi réelle
(wesentlichen) de l'homme. Par exemple, la preuve ontologique. Quel est l'être qui
est immédiatement présent quand on le pense (Welches Sein ist unmittelbar, indem
es gedacht wird) ? C'est la conscience de soi.
En ce sens, toutes les preuves de l'existence de Dieu sont des preuves de son
inexistence, des réfutations de toutes les représentations d'un Dieu. Les preuves
positives auraient dû s'énoncer de façon inverse : 'Puisque la nature est mal
organisée, Dieu existe'. 'Puisqu'il existe un monde irrationnel, Dieu existe'. 'Puisque
la pensée n'existe pas, Dieu existe'. Que veut dire cela sinon que : Pour celui qui
considère le monde comme irrationnel (unvernûnftig) et qui est lui-même, par conséquent,
déraisonnable (unvernûnftig), pour celui-là Dieu existe? Ou bien la déraison est
l'existence de Dieu».
Le moins qu'on puisse dire de cette note, écrite au plus tard en
1841, c'est qu'elle est fort révélatrice de l'attitude religieuse de Marx.
Elle est même assez longue pour ne pas risquer de passer inaperçue.
Et pourtant elle se trouve curieusement parmi les textes les moins
connus de Marx.
Ainsi dans le recueil K. Marx-F. Engels. Sur la religion publié
récemment aux Éditions Sociales, on cherche en vain ce texte. On ne
comprend pas pourquoi les traducteurs ont limité leur choix aux
textes composés entre 1841 et 1894. Mais ce n'est pas tout. Ce « recueil
des textes les plus importants que Marx et Engels ont consacrés —
entre 1841 et 1894 — à la religion » ne contient pas non plus les quelques
pages des Manuscrits économico-philosophiques où Marx traite
explicitement de l'idée de la création et de celle de Dieu(9). — Nous
nous occuperons de ces pages plus loin. — Par contre, il contient
bon nombre de textes qui, malgré quelques rares mentions des mots
« religion », « Dieu », « athéisme », etc., traitent explicitement de sujets
fort disparates. Même s'il est possible de prouver que ces textes
concernent de près ou de loin la religion, il est encore permis de douter
de leur importance en cette matière.
(») MEGA, 1/3, pp. 124-125. Karl Mabx, Manuscrits de 1844. Trad. E.
Botticelli, Paris, Éd. Sociales, 1962, pp. 97-99.
La critique de la religion far Marx 63

Les éditeurs des oeuvres complètes de Marx et Engels à Berlin-Est


ont décidé de ne pas publier dans le premier tome un certain nombre
d'écrits de jeunesse de Marx, écrits qui, de leur avis et de l'avis de
l'Institut du Marxisme-Léninisme de l'Union Soviétique, ne
devraient intéresser qu'un cercle restreint de spécialistes. Ceux-ci peuvent
trouver maintenant, dans un volume spécial en deux fascicules paru
récemment à Berlin, plusieurs écrits de jeunesse de Marx et Engels.
En tout cas, le texte qui nous intéresse ici se trouve parmi ceux qui
ne sont pas destinés à une large diffusion dans les démocraties
populaires. Ce qui est remarquable dans cette façon de faire, c'est la raison
qu'on avance pour la justifier : il s'agit, dit-on, des écrits composés
dans une optique idéaliste et hégélienne de gauche (10).
Nous revenons au texte en question, avec la conviction que ses
traits idéalistes n'échappent à personne.
Le schéma général de l'argument est clair : l'auteur enferme les
preuves de l'existence de Dieu dans deux alternatives sans issue pour
conclure à leur non- valeur.
Notons d'abord, avant tout examen de détail, que Marx s'occupe
exclusivement, dans les deux parties de l'argumentation, de la preuve
ontologique, tout en prétendant parler de toutes les preuves de
l'existence de Dieu. Il ne faut cependant pas lui reprocher cette faute logique
qui consiste à passer d'une proposition particulière à une proposition
universelle. Car de toute évidence Marx adopte, en ce point précis, la
problématique kantienne. En effet, dans la Critique de la raison pure,
Kant soutient que, du point de vue de la raison spéculative, il ne peut
y avoir que trois preuves de l'existence de Dieu, et que, comme la
preuve physico-théologique s'appuie sur la preuve cosmologique et
celle-ci, à son tour, sur la preuve ontologique, la seule preuve possible
est la preuve ontologique (u). Notons cependant que Marx n'examine

(10) Cf. G. Hillmann, dans Karl Mabx, Texte zu Méthode und Praxis, I, pp. 201-202.
(11) Kant's Werke (Editées par l'Académie Royale Prussienne des Sciences, Berlin,
G. Reimer, 1911), tome III, p. 396 : « Es sind nur drei Beweisarten von Dasein Gottes
aus speculativer Vernunft môglich... Mehr giebt es ihrer nicht, und mehr kann es auch
nicht geben >. Ibidem, p. 419 : « So liegt demnach dem physikotheologischen Beweise
der kosmologische, diesem aber der ontologische Beweis von Dasein eines Urwesens als
hôchtes Wesens zum Grund, und da ausser diesen drei Wegen keiner mehr der specu-
lativen Vernunft offen ist, so ist der ontologische Beweis aus lauter rein Vernunft-
begriffen der einzige môglich, wenn ûberall nur ein Beweis von einem so weit ûber alien
empirische Verstandesgebrauch erhabenen Satze môglich ist».
64 Trân vàn Toàn

pas la preuve de la raison pratique, dont la possibilité est laissée ouverte


par Kant.
A première vue, la première alternative de l'argumentation
pourrait faire croire que Marx était proche de Kant : on retrouve chez
lui non seulement la thèse kantienne que la preuve ontologique est
tautologique, mais encore l'exemple des cent ecus (Thaler) (12). En
réalité Marx laisse tomber toute l'argumentation kantienne basée sur
la distinction nette entre la sensibilité et l'entendement, pour n'en
retenir que la conclusion.
Le fondement implicite de toute l'argumentation de Marx semble
être le fait que le comportement humain n'est pas la réponse à l'action
physique, objective de l'objet, mais que l'homme réagit selon les
représentations qu'il se fait de l'objet. J'ai beau avoir effectivement
une grosse fortune, mais si je n'en ai aucune idée, aucune
représentation, je continuerai à avoir un comportement de pauvre. Par contre,
le millionnaire qui est ruiné sans le savoir, continuera à se comporter
en millionnaire. Une fortune réelle n'est réelle pour moi que si je me la
représente comme réelle. Une fortune inexistante est, elle aussi, pour
moi une fortune réelle si je me la représente comme réelle. De sorte que
la question de l'existence réelle de Dieu perd toute sa raison d'être,
car ce qui agit sur moi, ce n'est pas le Dieu qui existe réellement mais
dont j'ignore l'existence. Au fond, Dieu peut exister ou ne pas
exister, cela n'a aucune importance, c'est ma représentation de Dieu
qui agit sur moi.
Ainsi, en discutant sur la réalité de l'objet, nous sommes amenés
à revenir au sujet. Car c'est dans la représentation du sujet que tout
réside.
Le caractère tautologique de la preuve ontologique ne reçoit pas
chez Kant et chez Marx le même traitement. En effet, selon Kant,
les jugements analytiques sont tautologiques, ils sont valables, mais
restent incurablement enfermés dans le domaine des concepts. Si donc
la preuve ontologique est analytique, elle ne conduit pas à un jugement
d'existence. Si elle est synthétique, elle sort du domaine des concepts
pour entrer dans celui de l'expérience. Quant à Marx, il admet que
cette preuve est tautologique. Elle est formellement juste : ce que je
me représente comme réel, est pour moi une représentation réelle;
elle agit sur moi. Ainsi, au lieu de faire aboutir à la position d'un objet,

(12) Cf. Kant, op. cit., pp. 400-401.


La critique de la religion far Marx 65

cette formule tautologique nous renvoie vers le sujet. C'est d'ailleurs


le contenu de la seconde alternative de l'argumentation.
La seconde alternative n'est pas opposée à la première ; elle n'est
au fond que la conclusion de l'exposé fait dans la première. Elle le
résume très brièvement et en formules explicites. Les preuves de
l'existence de Dieu ne révèlent rien d'autre que le sujet pensant. On
retrouve ici l'influence d'une tradition philosophique, instaurée à
l'aube des temps modernes par Descartes, et selon laquelle le sujet a,
avant toute chose, la certitude de sa propre existence.
En somme, il est inutile de discuter de l'objet visé par la preuve
ontologique ou par toute autre preuve, puisque de toute façon, ce qui
est immédiatement révélé dans ces preuves, c'est la conscience de soi.
Il serait intéressant de faire un parallèle entre ce raisonnement idéaliste
de Marx et ce qu'Alexandre Kojève écrit à propos de Hegel : « II
(Hegel) construit dans cette Histoire les diverses Théologies successives.
Il montre donc que ces Théologies sont des œuvres humaines et que,
par conséquent, l'Être révélé par elles ne peut être que l'être
humain » (13).
Comme on le voit, les preuves de l'existence de Dieu sont discutées
dans le cadre fixé par Kant pour la raison spéculative ; mais la teneur
de l'argumentation est plus proche de la pensée de Hegel.
Notons enfin une nouveauté : Marx énonce déjà ici (dans la
dernière partie du texte) la thèse que la religion n'existe que parce
qu'il manque quelque chose au monde, que la religion est un monde à
l'envers et donc qu'il est déraisonnable d'admettre l'existence de
Dieu (14).

(13) A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie


de l'Esprit, Paris, Gallimard, 1947, p. 335.
(u) Marx n'est pas le seul à soutenir cette thèse. Elle est encore soutenue par Feuer-
bach. Celui-ci, connu surtout pour sa théorie de l'origine psychologique de la religion,
a tâché de montrer par un raisonnement qui rappelle celui de Kant, que la religion est
née des rapports sociaux injustes. Témoin ce texte de L'Essence de la religion : * Vom
politischen und socialen Standpunkt aus betrachtet, grûndet sich die Religion, grûndet
sich Gott nur auf die Schlechtigkeit der Menschen oder menschlichen Zustânde und
Verhàltnisse. Weil die Tugend nicht immer belohnt wird und glûcklich ist, weil es ûber-
haupt so viel Widerspruch, Uebel und Elend im menschlichen Leben giebt, darum muss
ein Himmel, darum ein Gott sein. Aber das meiste und grôsste Elend der Menschen
kommt von den Menschen selbst. Nur auf dem Mangel der menschlichen Gerechtigkeit,
Liebe und Weisheit beruht also die Notwendigkeit und Existenz Gottes. Gott ist, was
sich die Menschen nicht sind — wenigstens nicht aile, wenigstens nicht immer — aber
sein soUen — und an sich sein konnen ». Sàmtliche Werke (Ed. par W. Bolin et F. Jodl),
Stuttgart-Bad Cannstadt, Frommann Verlag, 1960, tome VII, p. 410.
66 Trân vàn Toàn

De ce qui précède, on peut retenir deux thèses : a) la religion est


produite par l'homme ; b) la religion est la conscience de l'homme qui
vit dans un monde défectueux.
Ces idées seront développées avec beaucoup de rhétorique dans
le fameux texte du début de V Introduction à la Critique de la
philosophie du d/roit de Hegel. Ce texte assez long, publié en 1842 dans les
Annales franco-allemandes, n'apporte à notre enquête aucun élément
nouveau. Les autres textes, courts, éparpillés dans divers écrits entre
1841 et 1844, ne font que mentionner l'une ou l'autre de ces deux thèses.

♦ *♦

Le second texte à examiner est extrait des Manuscrits économico-


philosophiques de 1844 (15) :
«Un être ne se considère comme indépendant que lorsqu'il se tient sur ses
propres pieds, et il ne se tient sur ses propres pieds que lorsqu'il doit son existence
à lui-même. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être
dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce d'un autre, si non seulement je
lui dois l'entretien de ma vie, mais encore si c'est lui qui, en outre, a créé ma vie,
et qui est la source de ma vie, et ma vie a nécessairement un fondement pareil en
dehors d'elle, si elle n'est pas ma propre création. C'est pourquoi la création est
une représentation très difficile à repousser de la conscience du peuple. Le fait que
la nature et l'homme sont par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il
contredit toutes les évidences de la vie pratique.
La création de la terre a été fortement ébranlée par la géognosie, c'est-à-dire
par la science qui représente la formation et le devenir de la terre, comme un
processus, une auto-génération. La génération spontanée (generatio aequivoca)
est la seule réfutation pratique de la théorie de la création.
Or, il est certes facile de dire à l'individu isolé ce qu'Aristote dit déjà : Tu es
engendré par ton père et ta mère. Donc en ta personne l'accouplement de deux
êtres humains, un acte générique des êtres humains, produit l'homme. Tu vois
donc que, même sur le plan physique, l'homme doit son existence à l'homme.
Par conséquent, tu ne dois pas garder l'œil fixé seulement sur un aspect, sur la
progression à l'infini, à propos de laquelle tu continues à poser des questions : qui
a engendré mon père, qui a engendré son grand-père, etc.. Tu dois aussi bien
saisir ce mouvement circulaire qui se manifeste d'une façon sensible dans cette
progression et qui fait que dans la procréation, l'homme se répète lui-même, et,
par conséquent, Yhomme reste toujours sujet. Seulement tu répondras : Si je
t'accorde ce mouvement circulaire, alors accorde-moi la progression qui me fait

(15) Mega, 1/3, pp. 124-126. K. Mabx, Friïhe Schrifien, I. Hrsg. von Hans-Joachim
Lieber und Peter Furth, Stuttgart, Cotta-Verlag, 1962, pp. 605-608.
La critique de la religion far Marx 67

remonter toujours plus loin, jusqu'à ce que je pose la question : qui a engendré le
premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : Ta question
est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à
cette question; demande- toi si ta question n'est pas posée à partir d'un point de
vue, auquel je ne puis répondre, parce qu'il est à l'envers ? Demande-toi si cette
progression comme telle existe pour une pensée raisonnable. Si tu poses la question
de la création de la nature et de l'homme, tu fais donc abstraction de l'homme et
de la nature. Tu les poses comme non-existants et tu veux pourtant que je te
démontre qu'ils existent. Je te dis alors : Renonce à ton abstraction et tu retires aussi
ta question : ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, alors sois conséquent ;
et si toi, tu penses, tout en pensant l'homme et la nature comme non-existants,
alors pense-toi toi-même comme non-existant, puisque tu es nature et homme,
toi aussi. Ne pense pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et interroges,
Vabstraction que tu fais de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens. Ou bien
es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles toi-même
exister?
Tu peux me répliquer : je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je
t'interroge sur l'acte qui la fait naître comme j'interroge l'anatomiste sur les
formations osseuses.
Mais comme pour l'homme socialiste, toute la soi-disante histoire du monde
n'est rien d'autre que la production de l'homme par le travail humain, que le
devenir de la nature pour l'homme, il a ainsi la preuve évidente et irréfutable de sa
naissance par lui-même, du processus de son surgissement. Du fait que la réalité
essentielle de l'homme est devenue manifeste dans la nature (16), du fait que, de
façon pratique, sensible, évidente, l'homme est pour l'homme la présence (Dasein)
de la nature, et la nature est pour l'homme la présence (Dasein) de l'homme, la
question d'un être étranger, d'un être situé au dessus de la nature et de l'homme —
une question qui implique l'aveu de l'inessentialité de la nature et de l'homme —
est devenue pratiquement impossible. En tant que négation de cette inessentialité,
Yathéisme n'a plus de sens, car l'athéisme est une négation de Dieu et pose par
cette négation Y existence de l'homme ; mais le socialisme en tant que socialisme n'a
plus besoin de cette médiation; il part de la conscience théoriquement et pratiquement
sensible de l'homme et de la nature en tant que réalité. Il est la conscience de soi
positive de l'homme, qui n'est plus médiatisée par la suppression (dépassement)
de la religion, comme la vie réelle est la réalité positive de l'homme qui n'est plus
médiatisée par la suppression de la propriété privée, le communisme. Le communisme
est le positif, comme négation de la négation, il est par conséquent le moment
réel de l'émancipation et la reprise de soi de l'homme, moment nécessaire pour le
développement prochain de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et
le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant
que tel le but du développement humain — la forme de la société humaine».

(16) « Indem die Wesenhaftigkeit des Menschen in der Natur... » Cette lecture adoptée
par Ijeber et Furth donne plus de clarté à la suite du texte que celle adoptée par la
MEGA : «Indem die Wesenhaftigkeit des Menschen und der Natur...»
68 Trân vàn Toàn

Le texte, on le voit, est long et touffu (il n'était pas destiné à la


publication). Nous pouvons le structurer de la façon suivante : 1) énoncé
du problème (premier alinéa); 2) argument de la science (second
alinéa) ; 3) argument de la régression vers la cause première (troisième
alinéa) : a) auto-production de l'homme, b) absurdité de la question ;
4) argument de la praxis sociale (cinquième alinéa; le quatrième
alinéa ne fait que rappeler le problème).
Examinons les quatre points :

1. Énoncé du problème.

Marx explique l'origine de la religion par le sentiment de


dépendance.
Dans la vie pratique de tous les jours, l'homme du peuple sait
d'une façon évidente qu'il doit dépendre d'un autre pour vivre et que,
par conséquent, sa vie n'est pas sa propre création. L'idée de création
est donc enracinée dans une situation humaine vécue.
Marx reconnaît ici que pour la conscience du peuple, il n'est pas
évident que la nature et l'homme sont par eux-mêmes.
L'énoncé du problème dessine déjà en creux sa solution : si l'idée
de création est enracinée dans une situation de dépendance manifeste,
il faut, pour effacer cette idée, que l'indépendance de l'homme
devienne une réalité vécue dans l'évidence. On peut dès lors prévoir que
la solution du problème ne sera plus théorique, mais pratique : il
s'agit de rendre l'homme effectivement indépendant.
C'est ici la seule fois que Marx discute le problème religieux
d'une façon personnelle. L'énoncé du problème lui vient sans doute
des milieux chrétiens. Marx semble reconnaître la justesse de l'idée
de création en tant que fondée sur un fait réel, pratique — la
dépendance de l'homme — . Cependant, en se réservant le droit de contester
le caractère permanent de ce fait, il relativise la solution théorique
proposée pour une situation de fait donnée.
Feuerbach a, lui aussi, reconnu l'importance du sentiment de
dépendance (Abhângigkeitsgefûhl) dans la religion. Mais, sur ce point
précis, Marx ne semble pas avoir été influencé par l'auteur de L'essence
du Christianisme (1841). En effet, d'une part, dans ce livre, accueilli
en son temps avec enthousiasme par Marx, Feuerbach a développé
surtout la thèse que la religion n'est rien d'autre que la conscience de
soi de l'homme. Dans le même ordre d'idée il a exposé dans un article,
un an après, la thèse que le concept de Dieu est l'être générique de
La critique de la religion par Marx 69

l'homme (1?). Ce n'est qu'après la rédaction des Manuscrits économico-


philosophiques (1844) de Marx, que Feuerbach s'intéresse au sentiment
de dépendance surtout dans L'essence de la religion (1845) et dans les
Leçons sur Vessence de la religion (1851). D'autre part, selon son
interprétation, les dieux, créés par l'homme vivant dans le sentiment
de dépendance, le sont en fonction de l'homme, de sorte que l'être
suprême pour l'homme est l'homme lui-même. Ainsi en creusant le
sentiment de dépendance, Feuerbach découvre que le fondement
subjectif de la religion est, en dernière analyse, ce qu'il appelle « égoïs-
me»(18).
Cette façon de tout réduire au sujet relève de la problématique
idéaliste que Marx a connue. Mais dans les Manuscrits économico-
philosophiques, il s'oriente dans la recherche des solutions pratiques
pour les questions théoriques.

2. Argument de la science.

Pour combattre l'idée de création, Marx s'appuie sur l'autorité


de la science qui représente la formation de la terre et son devenir
(") Cf. Feuebbach, Sâmtliche Werke, tome VII, pp. 259-263, Der Oottesbegriff
als Gattungswesen des Menschen (1842).
(18) Sur ces thèmes, Feuerbach est infatigable. Nous donnons ici seulement quelques
citations caractéristiques :
a) Dos Weaen der Religion, Sâmtliche Werke, tome VII, p. 434 : « Das Abhângig-
keitsgefûhl des Menschen ist der Orund der Religion ; der Gegenstand dieses Abhângig-
keitsgefûhles, das, wovon der Mensch abhângig ist und abhângig sich fûhlt, ist aber
ursprûnglich nichts anderes als die Natur. Die Naiur ist der erste, ursprûngliche
Gegenstand der Religion... ». Ibidem, p. 462 : « Die Oottheit der Natur ist wohl die Basis, die
Orundlage der Religion und zwar aller Religionen, auch der christlichen, aber die Oottheit
des Menschen ist der Endzweck der Religion... ». Ibidem, p. 391 : « In der Théorie sind
die Gôtter die Herren des Menschen, aber nur, um in der Praxis, die Diener desselben
zu sein. Der Mensch in den Hânden Gottes ist wohl der Anfang, aber der Gott in den
Hânden des Menschen das Finale, der Endzweck der Religion».
b) Vorlesungen ûber das Wesen der Religion, Sâmtliche Werke, tome VIII, pp. 68-69 :
« Die Beziehung eines Gegenstandes auf den Menschen, die Befriedigung eines Bedùrf-
nisses, die Unentbehrlichkeit, die Wohlthâtigkeit ist der Grund, warum der Mensch
einen Gegenstand zum Gott macht. Das absolute Wesen ist, fur den Menschen, ohne
dass er es weiss, der Mensch selbst, die sogenannten absoluten Wesen, die Gôtter sind
relative, sind von Menschen abhângige Wesen, sind ihm nur insofern Gôtter als sie
diesem seinem Wesen dienen, als sie ihmnûtzlich, fôrderlich, entsprechend, kurz wohlth-
âtig sind ». Ibidem, p. 61 : « Jetzt sind wir iïber und hinter das Abhângigkeitsgefûhl
selbst zurûckgegangen und haben als den letzten subjectiven Orund der Religion den
menschlichen Egoismus entdeckt».
70 Trân vàn Toàn

comme un processus d'auto-création. Il considère la génération


spontanée comme la réfutation pratique de la théorie de la création.
Marx n'y insiste pas trop et on ignore si, pour lui, cela constitue
un argument décisif. On sait cependant qu'il ne connaît pas encore la
critique des sciences, discipline développée plus tard, et qu'il ignore
par conséquent la portée des concepts et des théories scientifiques.
Notons toutefois ici la préoccupation de Marx de chercher une
réfutation pratique de l'idée de création. Mais, dans la perspective de
Marx, la génération spontanée est-elle une praxis ou simplement une
théorie parmi d'autres, dont celle de la création?

3. Argument de la régression vers h, cause première.

La preuve de l'existence de Dieu par la régression dans la chaîne


d'effets et de causes est, d'après Kant, la preuve la plus ancienne, la
plus claire et la mieux adaptée au sens commun. Après un examen
approfondi, Kant admet qu'elle peut tout au plus conduire à un
architecte du monde (Weltbaumeister) et non à un créateur du monde
(Weltschôpfer). Quant à Marx, au lieu de traiter le problème d'une
façon laborieuse, il préfère écarter la preuve et cela de deux manières :

a) Auto-production de l'homme.
La première façon de rejeter le problème c'est de le transformer en
un autre. Marx n'accepte pas de faire la régression dans la chaîne
d'effets et de causes. Il s'arrête dès les premiers maillons pour faire
remarquer que, dans le processus de la procréation, c'est l'homme qui
engendre l'homme et que par conséquent «l'homme se répète lui-
même», «l'homme reste toujours sujet» dans ce processus. Le cercle
est ainsi fermé.
Il n'est pas difficile de déceler ici le sophisme basé sur une
abstraction. En effet, dans la proposition « quelque homme engendre
quelque homme», le sujet et le complément, quoique formés des
mêmes mots arrangés dans le même ordre, désignent deux entités
différentes. C'est du sophisme que de remplacer le second « quelque
homme » par le pronom réfléchi « se », et d'énoncer : « Quelque homme
s'engendre », puis « L'homme s'engendre », et enfin : « L'homme se
répète ».
D'ailleurs Marx a lui-même rejeté cette sorte d'abstraction, un
an plus tard, dans L'Idéologie allemande. Il écrit en effet à propos de
la dépendance universelle entre les hommes : « Cette conception peut
La critique de la rdigion par Marx 71

être à son tour conçue d'une manière spéculative et idéaliste, c'est-à-dire


fantastique comme 'génération du genre par lui-même' (la 'société
en tant que sujet') et, par là, même la série successive des individus en
rapport les uns avec les autres peut être représentée comme un individu
qui réaliserait ce mystère de s'engendrer lui-même. On voit ici que
les individus se créent bien les uns les autres, au physique et au moral,
mais qu'ils ne se créent pas, ni dans le non-sens de Saint Bruno, ni
dans le sens de T'unique', de l'homme 'fait lui-même' » (19).

b) Absurdité de la question.
Si précédemment au lieu de faire la régression comme le voulait
la preuve, Marx a préféré transformer ce mouvement régressif en un
mouvement circulaire, la raison en est qu'il considère la dite régression
comme absurde.
Il semble perdre patience avec l'interlocuteur imaginaire qui a
osé lui poser une pareille question. Marx le somme de se demander
comment il en arrive à poser cette question qui n'est qu'un produit
de l'abstraction. Voici en quoi consiste l'abstraction : poser la question
de la régression équivaut, selon Marx, à faire abstraction de l'homme
et de la nature, c'est-à-dire les poser comme non-existants et vouloir
qu'on les démontre comme existants (20).
Mais cette explication n'est pas convaincante, car, comme Marx
l'écrit dans la suite, l'interlocuteur peut répliquer qu'il ne veut pas
poser le néant de la nature etc... En effet, à part la preuve ontologique,
dont il n'est pas question ici, les autres preuves prennent
nécessairement, comme point de départ, soit «l'expérience de quelque
existence en général», soit «une expérience déterminée», comme
dirait Kant. Il serait ridicule de chercher un créateur pour expliquer
les choses posées d'avance comme néant !
Supposons cependant que l'interlocuteur adopte cette sorte
d'abstraction que Marx lui attribue et qu'il pense la nature et l'homme
comme non-existants. Alors qu'arrive-t-il ? Devant l'évidence du
cogito, il est impossible à l'interlocuteur de se penser comme non-

(19) Marx-Engels, L'idéologie allemande. Première partie : Feuerbach. Trad.


R. Caktelle et G. Badia, Paria, Éd. Sociales, 1965, p. 40. MEGA 1/5, p. 27.
(20) Marx veut probablement viser ici l'imagination populaire qui se représente la
création comme suit : premier moment : Dieu est, le monde n'est pas; deuxième temps :
Dieu fait passer le monde du néant à l'être (création ex nihilo). Il est évident que cette
représentation imagée n'est pas le point de départ de la preuve de l'existence de Dieu,
mais plutôt une conséquence de la foi en l'existence de Dieu.
72 Trân vàn Toàn

existant, comme Marx l'y oblige (21), et nous retrouvons, d'une manière
assez inattendue, ce que Marx lui-même a écrit dans l'annexe de sa
dissertation : « Quel est l'être qui est immédiatement présent quand
on le pense ? C'est la conscience de soi » ! De sorte que, dans l'hypothèse
donnée, l'interlocuteur conséquent, au lieu de se voir acculé à la
contradiction, comme Marx semble le souhaiter, est forcé, au contraire,
d'adopter l'idéalisme comme la position la mieux fondée.

4. Argument de la praxis sociale.

La solution dessinée en creux dans l'énoncé du problème ne se


trouve, on l'a vu, ni dans une théorie même scientifique, ni dans la
réfutation mal réussie de la preuve de type physico-théologique.
La vraie solution du problème posé se trouve dans la praxis sociale.
La première partie du cinquième alinéa du texte considéré ici
est hautement intéressante, car nous avons devant les yeux l'exemple
le plus frappant de la répercussion de la praxis sur les questions
théoriques.
Marx insiste d'abord sur l'importance capitale du travail humain,
non pas dans le processus d'hominisation du singe, comme l'exposera
Engels, mais dans le processus d'humanisation de la nature et de
l'homme lui-même. En effet, par le travail, l'homme met son empreinte
dans la nature, c'est-à-dire réalise son essence dans la nature. La
nature transformée par l'homme en son corps inorganique est porteuse
de ses intentions : elle est la présence de l'homme. L'homme se retrouve
ainsi dans la nature, il se sent chez soi dans la nature humanisée par
son travail. Son être-chez-soi n'est pas une simple prise de conscience
mais un rapport pratique.
Pour l'idéaliste, le monde n'existe qu'en tant que rapporté au
sujet connaissant. De la même façon pour Marx qui a remplacé le
sujet connaissant par le sujet humain travailleur, pratique, le monde
n'existe que pour autant qu'il entre dans un rapport pratique avec
l'homme. Il n'y a rien au delà de la praxis, de la même façon qu'il
n'y a rien au delà de la pensée. Autrement dit, en dehors du monde
humanisé par le travail il n'y a rien pour l'homme. C'est en ce sens que

(21) Cf. Norman Malcolm, Descartes's Proof that his Essence is thinking, dans
The Philosophical Review, vol. LXXIV, n° 3, July 1965, p. 333 : « I believe that the
ultimate logical truth underlying Descartes's Cogito is the fact that the statement 'I do
not exist' is necessarily self-defeating».
La critique de la religion par Marx 73

Marx considère que toute question sur un être situé au dessus de la


nature et de l'homme n'est qu'une abstraction, puisque « la nature,
prise abstraitement, pour soi, fixée dans la séparation de l'homme,
n'est rien pour l'homme » (22). Ainsi, le sujet humain travailleur et
social, en se mettant à la place de l'Esprit hégélien, en hérite les
prétentions par le projet de récupérer en lui la réalité totale. Il n'y a
rien en dehors de la nature devenue homme et de l'homme devenu
nature. Il n'y a rien en dehors de l'équation « Naturalisme =
Humanisme ».
On voit aisément la différence entre cette tournure d'esprit et
celle dans laquelle sont nées les preuves classiques de l'existence de
Dieu. Dans ces preuves, il s'agit d'une question théorique, en ce sens
que, d'une part, elles ont été construites par ceux qui croyaient déjà
en l'existence de Dieu, et que de l'autre, le point de départ est la nature
considérée comme donnée et non comme transformée par l'homme.
Considérée comme donnée, la nature apparaît comme extérieure au
sujet humain qui ne l'a pas fait être. On remonte ainsi dans l'ordre
des causes et, sous peine de ne rien expliquer par des causes causées,
on doit s'arrêter à une cause considérée comme non causée.
Dans la dialectique, par contre, étant donné que la nature en soi
n'existe pas pour l'homme, il est exclu de chercher l'origine de la
nature en soi. Ce serait une abstraction, car la réalité est sujet-objet.
Mais il y a plus. Puisque c'est par le travail que l'homme s'approprie
la nature, celle-ci n'existe plus comme extérieure et étrangère à
l'homme ; tout ce qu'elle est pour l'homme, elle le doit au travail humain.
Et qu' est-elle, cette nature travaillée, sinon la réalisation de l'essence
de l'homme, sinon l'existence de l'homme? Donc l'homme se crée
son existence en humanisant la nature, l'homme s'humanise et se
fait homme. C'est ce que Marx appelle la preuve irréfutable de l' auto-
génération de l'homme. Tout vient de l'homme et de son travail, et,
par conséquent, il n'est plus nécessaire de recourir à un Dieu extérieur
au monde de l'homme, pour expliquer le monde tel qu'il est.
On peut remarquer, comme l'a fait W. Schmidt dans son œuvre
monumentale sur l'origine de l'idée de Dieu, que l'idée de Dieu est
très vivante chez les peuples primitifs. Ceux-ci, en effet, se trouvent
dans une nature à peine défrichée et maîtrisée par l'homme et la

(22) MEGA 1/3, p. 170. Cf. Karl Mabx, Manuscrite de 1844. Trad. E. Bottigblli,
p. 147.
74 Trân vàn Toàn

considèrent comme une donnée. Ils savent qu'ils n'ont pas créé la
nature et en attribuent la création à un Dieu. Par contre dans le monde
technique, l'homme voit partout les produits de l'activité humaine,
produits qui renvoient directement à l'homme et non à Dieu. C'est la
raison pour laquelle les preuves classiques de l'existence de Dieu
deviennent presque incompréhensibles (23).
Faut-il dire alors que les preuves classiques de l'existence de Dieu
ne correspondent plus à la civilisation technique ? La réponse à cette
question consiste en une mise au point.
Il est évident que la nature et l'homme, en tant qu'humanisés,
sont l'œuvre du travail de l'homme. Mais le travail de l'homme n'est
pas une création ex nihilo, car il s'applique à quelque chose qui est
déjà là. Si le travail explique un certain « être-tel» du monde, il
n'explique pas l'« être-là » de ce monde. Donc, même humanisée, la nature
reste nature, et en tant que telle, elle reste étrangère à l'homme : la
preuve en est que le travail, qui donne à l'homme la maîtrise sur la
nature, est en même temps la soumission de l'homme aux lois de la
nature. Ce que l'homme peut faire, c'est neutraliser tel mouvement
de la nature par tel autre ; c'est combiner les lois de la nature en vue
d'un résultat voulu. Le résultat du travail humain est à la fois naturel
et humanisé. Bref, si, dans le domaine spéculatif, on peut supposer
sans rencontrer de résistance que les objets se règlent sur le sujet
connaissant, dans la vie pratique, le caractère indépendant et étranger
de la nature rend illusoire, pour le sujet humain, tout espoir d'être
le maître absolu de la nature. Le côté étranger de la nature, l'homme
ne peut le résorber pratiquement par son travail. Il ne domine la nature
qu'en se soumettant à elle.
Dans l'énoncé du problème, Marx a reconnu que la création est
une représentation solidement ancrée dans la conscience du peuple,
parce que l'existence par soi de l'homme et de la nature n'est pas
pratiquement évidente. La réponse pratique du problème n'existe

(2s) Cet état d'esprit n'était pas inconnu dans l'Antiquité. En voici une preuve,
tirée de la Bible: «Garde-toi d'oublier Yahweh... de peur que tandis que tu mangeras à
satiété, que tu bâtiras et habiteras de belles maisons, que tes troupeaux de gros et de
menu bétail se multiplieront, que s'augmenteront ton argent et ton or, ton cœur n'en
devienne orgueilleux... et que tu ne viennes à penser : c'est ma propre force et la vigueur
de mon bras qui ont réalisé cette richesse. Souviens-toi plutôt de Yahweh, ton Dieu,
car c'est lui qui te donne la force pour acquérir cette richesse... » (Deutéronome VIII,
11-18).
La critique de la religion par Marx 75

que lorsque l'homme existe par lui-même et qu'il résorbe entièrement


le caractère étranger en lui et dans la nature.
Nous avons vu précédemment que la proposition «l'homme se
répète lui-même» n'est qu'une abstraction, un sophisme, et que les
individus se créent les uns les autres mais ne se créent pas.
Quant à la domination du monde, voici la situation décrite par
un philosophe marxiste, H. Lefèbvre, dans son livre Le matérialisme
dialectique : « Le secteur non dominé du monde reste immense. En ce
qui concerne la nature, ce secteur non dominé est pour l'homme
fatalité et hasard brut. Dans l'homme lui-même, ce secteur se nomme :
spontanéité pure, inconscience, et encore destin psychologique ou
social. Il comprend tout ce que l'activité n'a pu jusqu'ici orienter et
consolider, tout ce qui n'est pas encore « produit » par l'homme pour
l'homme. Il s'agit d'une part immense de la réalité qui n'est pas
humanisée autour de l'homme et dans l'homme lui-même — qui n'est
pas encore objet pour la praxis » (24). L'auteur mentionne entre autres
le problème de la mort sans trop y insister (25). L'attitude envers le
secteur non dominé, quand elle est mal adaptée, s'exprime selon
l'auteur dans la magie, les mythes, les religions; et la connaissance
scientifique peut seule réaliser cette domination de l'homme sur le
monde. Dans cette situation, il est clair qu'il faut attendre la solution
pratique du problème, solution devenue possible avec le contrôle
parfait du monde.
On comprend que le marxisme ait la volonté de soumettre le
monde au contrôle de l'homme, en se servant de la science comme d'un
instrument efficace. Marx écrit dans L'Idéologie allemande'. «L'état
de choses que crée le communisme est précisément la base réelle qui
rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus —
dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement
et simplement un produit des relations antérieures des individus entre
eux» (a»).
On peut faire des réserves sur l'élimination possible de toutes
les fatalités, entre autres, de la mort, révélation des limites de l'homme.
Mais, même si le contrôle du monde devient effectif et parfait, il reste
encore, on l'a vu, que la nature même humanisée reste nature, avec des

(a4) H. LKïàBVBK, Le matérialisme dialectique, Paris, P.U.F., 1957, p. 122.


(25) Marx lui-même n'a fait que constater la mort comme un phénomène naturel
sans signification humaine. Cf. MEGA 1/3, p. 117.
(28) K. Marx, L'idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, p. 86. MEGA 1/5, p. 60.
76 Trân vàn Toàn

lois que l'homme peut découvrir, mais qui s'imposent à lui et dont
il doit tenir compte. La connaissance scientifique n'est que la
reconnaissance et non la destruction de cet élément extérieur et étranger.
Il s'agit en somme non seulement de la fatalité à vaincre mais
encore et surtout de la facticité du monde et de l'homme lui-même.
Si le sujet humain n'entend connaître et reconnaître dans le monde
que ce que lui-même y a mis, il ne sort pas de lui-même. Bien
d'étonnant qu'avec un point de départ pareil, on ne puisse trouver que le
sujet connaissant ou agissant, mais jamais le fait, le donné.
A vrai dire, il n'y a ni solution pratique ni solution théorique au
problème posé, parce qu'en optant pour certains présupposés
philosophiques on ne peut plus accepter les données du problème comme des
données.
On comprend ainsi pourquoi, au cours de ce texte fort long,
Marx semble n'avoir qu'une seule préoccupation, à savoir de ne pas
accepter le problème posé. L'urgence de la praxis révolutionnaire à
elle seule, ne rend pas compte de ce fait de manière satisfaisante.
C'est plutôt la prise de position théorique, à la fois héritée de la
tradition idéaliste et déterminée à partir de la volonté de maîtriser
pratiquement le monde, qui est, à notre avis, à l'origine du refus de
tout problème posé dans une autre problématique.
La deuxième moitié du cinquième alinéa ne concerne pas
directement la critique de la religion, mais elle contient deux précisions
importantes sur le communisme tel que Marx le conçoit.
La première, c'est que le communisme surgit comme une
nouveauté, en discontinuité avec tout ce qui le précède. Pour se poser,
l'homme n'a pas besoin de nier Dieu dont il revendiquera les qualités :
la médiation de l'athéisme est inutile. Par le travail l'homme contrôle
théoriquement et pratiquement le monde, et, de ce fait, se réalise
d'une façon positive. Puisque, le problème de Dieu étant impossible,
l'homme n'aliène nulle part ses qualités, il n'a pas besoin de nier Dieu
ou quoi que ce soit pour être ce qu'il est. L'élément positif par lequel
l'homme, selon Marx, se passe de toute médiation, c'est le travail.
Notons simplement que la notion du travail humanisant a été reprise
par Marx de Hegel qui l'a rendue si riche par la médiation de la
dialectique du maître et de l'esclave.
La deuxième idée, c'est que le communisme est le moment prochain
nécessaire, mais il n'est pas le but du développement humain. Cette
précision implique, semble-t-il, que Marx ne prétend pas prescrire la
La critique de la religion par Marx 77

fin de l'histoire, et que par conséquent il ne faut pas nécessairement


posséder la vérité totale pour parler du communisme.
Nous n'insistons pas davantage sur ces deux idées qui
intéresseraient un autre sujet d'étude.

***

Au terme de l'enquête, nous pouvons dégager des deux textes


examinés les deux thèses suivantes : Toute preuve théorique de
l'existence de Dieu n'est que la révélation du sujet. Pour l'homme qui
réalise son essence dans la nature soumise à son contrôle, toute question
sur un être étranger à la nature et à l'homme est devenue impossible.
Ces thèses peuvent être exprimées sous une forme plus générale :
II n'y a rien en dehors du sujet. Il n'y a rien en dehors de la praxis.
On est tenté de conclure que la première thèse correspond à la
période idéaliste et la seconde à la période matérialiste de Marx.
A notre avis, il n'y a pas de discontinuité entre ces deux thèses. Elles
ne sont en réalité que l'explicitation progressive de ce qu'implique
l'humanisme : il n'y a rien en dehors de ce que l'homme maîtrise
théoriquement et pratiquement. Le rationalisme, on le voit, n'est
qu'une première prise de conscience de l'humanisme. Chez Marx,
l'humanisme implique la foi en la puissance non seulement de la raison
spéculative, mais encore de l'action de l'homme en vue de dominer la
nature. Ce qu'on appelle parfois « l'humanisme agissant » de Marx
n'est en fait que l'humanisme conséquent.
C'est l'option pour l'humanisme conséquent — résumé dans les
onze thèses sur Feuerbach qui constituent, selon l'expression de M. Ru-
bel, « la quintessence de l'éthique marxienne » — qui ferme la porte
à toutes questions sur la vérité théorique, puisque c'est dans la pratique
que l'homme a à démontrer la vérité de sa pensée (deuxième thèse).
La question de Dieu est dans cette optique un non-sens, puisque,
selon Marx, le communisme doit commencer avec l'athéisme. Bref, cette
question ne devrait pas être posée.
Cependant c'est un fait que la question de Dieu est posée. Et ce
n'est pas tout. De droit, elle devrait être maintenue par une pensée
marxiste logique avec elle-même. Il y a à notre avis deux raisons à
l'appui de la thèse que nous venons d'avancer.
La première en est que le contrôle de l'homme sur le monde
n'est pas encore parfait. Pour maîtrisei et administrer les choses,
78 Trân vàn Toàn

l'homme crée des organismes qui le soumettent à leur gouvernement,


comme l'a fait remarquer Simone Weil : « II semble que l'homme ne
puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir
d'autant celui de l'oppression sociale, comme par le jeu d'un
mystérieux équilibre » (27). Etant donné que l'homme n'est pas vraiment
indépendant et qu'il vit encore de la grâce d'autrui, on ne voit pas
pourquoi la question de Dieu ne doit pas être posée.
La seconde est le passage suivant de la fameuse préface de la
Critique de l'économie politique (1858) (28) : «... l'humanité ne se pose
jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car en y regardant
de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne
surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent
déjà ou du moins sont en voie de naître ». Or c'est un fait que le
problème de Dieu est posé à partir d'une situation réelle. On a beau
qualifier cette situation d'anormale, à l'envers par rapport à un idéal
à réaliser, cela ne l'empêche pas d'être réelle et d'être considérée
comme telle. Il s'agit donc d'y regarder de près pour découvrir les
conditions matérielles pour résoudre le problème.
Cependant nous rencontrons ici une situation paradoxale : d'une
part, la question de Dieu — nous ne disons pas : l'affirmation de
Dieu — peut être maintenue dans la pensée marxiste ; celle-ci, d'autre
part, à cause de ses préjugés humanistes, s'interdit de donner une
solution, puisqu'elle rejette la question comme un non-sens.
Le refus de la question de Dieu serait justifié dans la perspective
marxiste s'il était vrai que l'homme est effectivement le centre et le
maître du monde, comme le veut l'humanisme. De nos jours les
penseurs ont perdu cette foi naïve : l'expérience de la facticité, de la
contingence et de la finitude prouve que l'homme n'est ni le centre,
ni le maître du monde.
L'examen de la critique marxienne de la religion nous conduit à
la constatation de la situation paradoxale, commune d'ailleurs à tout
humanisme : l'homme sait qu'il n'est pas Dieu, mais il veut se faire
Dieu.

Kinshasa, Congo, Université Lovanium. Trân vàn Toàn.

(27) Simone Weil, Oppression et liberté, Paris, Gallimard, 1955, p. 107.


(28) K. Marx, Pages choisies pour une éthique socialiste. Tr. par P. Rtjbbl, Paris,
Librairie Marcel Rivière et Cie, 1948, p. 74. K. Mabx, Zwr Kritih der politischen
Oekonomie, Berlin, Dietz, 1958, p. 14.

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