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Les Cahiers de l'INSEP

La notion d'art dans les « arts martiaux »


Gérard Fouquet

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Fouquet Gérard. La notion d'art dans les « arts martiaux ». In: Les Cahiers de l'INSEP, n°36, 2005. Les dimensions artistique
et acrobatique du sport. pp. 55-70;

doi : https://doi.org/10.3406/insep.2005.1884

https://www.persee.fr/doc/insep_1241-0691_2005_num_36_1_1884

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LA NOTION D'ART DANS LES « ARTS MARTIAUX »

Gérard FOUQUET

Maître de conférences UFR STAPS P5 Université R. Descartes

Introduction

Après avoir délimité le champ des « arts martiaux » aux pratiques

japonaises, cet article examine quelle est la signification du mot art lorsqu'il

se rapporte à des activités de combat d'origine guerrière. Dans la mesure

où l'histoire atteste que les « arts martiaux » assurent une fonction utilitaire

indiscutable, il s'agit de montrer que l'art du combat contemporain, tout en

conservant un usage instrumental du corps, correspond, au-delà de ses

apparentes contradictions, à un mode d'expression singulier, avec ses codes

et ses significations dérivant des vastes systèmes de concepts propres à

l'Extrême-Orient. Plus précisément, il s'agit d'avancer l'hypothèse selon

laquelle ces ensembles conceptuels s'inscrivent à la fois dans le lieu où se

développent les « arts martiaux », le « dojo » et dans les configurations

motrices qu'ils transmettent.

L'étude des « arts martiaux » est souvent envisagée d'un point de vue

global (1), ce qui conduit à les considérer comme des pratiques de combat

formant un ensemble homogène fondé sur les mêmes principes et partageant

des valeurs communes. Or, il y a actuellement quelque deux cents spécialités

instrumentées ou à mains nues, d'origine extrêmement variée qui, depuis

les arts du cirque de Pékin en passant par les lentes gymnastiques médicales

du « tai-chi » pour aller jusqu'aux techniques périlleuses du combat

rapproché, prétendent cependant toutes constituer d'authentiques « arts

martiaux ». S'il ne s'agit pas de dénier le droit à une pratique de combat de


LES ENTRETIENS DE L'INSEP

conçu comme « ce que les gens font lorsqu'ils pensent ou disent qu'ils font
du sport » (2), on admettra ici, en suivant les dictionnaires et les encyclopédies,
que les « arts martiaux » désignent « l'ensemble des sports de combat
d'origine japonaise, tels que le kendo, le judo, l'aïkido, (...)» (3)-La dimension
artistique qu'il s'agit d'examiner concerne dès lors un nombre limité de
disciplines, dont le champ d'intervention et les caractéristiques dépendent
étroitement d'une histoire commune. D'évidence, elles sont le produit d'une
société extrême-orientale dont les mythes fondateurs, les us et coutumes
ne sont pas ceux à partir desquels l'Occident a construit les légendes et les
valeurs du sport. Dans ce sens, les disciplines de combat japonaises
présentent des singularités culturelles. Celles-ci s'observent notamment
dans les usages du corps et les spécificités techniques qui les différencient
sensiblement des sports de combat occidentaux. Ainsi, la codification des
techniques de combat propres aux « arts martiaux » ne provient pas d'une
lente transformation d'anciens jeux physiques plus ou moins violents. Elle
se fonde sur des adaptations non homogènes et non linéaires de multiples
techniques guerrières qui ont été le privilège pendant sept siècles d'une
catégorie sociale particulière, celle des « bushi » ou des « samouraï » (4).
Ce schéma de différentiation peut sembler cependant fragile puisque le
Japon a reçu, par le bais de la Corée, de son imposant voisin continental, la
Chine, de nombreuses influences culturelles. Il reste cependant que les
pratiques de combat japonaises portent la marque d'une société insulaire
qui a ajouté à l'utilitarisme guerrier un idéal de dépassement de soi dans
lequel se manifestent à la fois, de façon souvent paradoxale, les arrières
mondes de la mythologie et de la religion et le champ du questionnement
philosophique.

2-
1985.
IRLINGER
« Universalia
(P), La
», France
1989. Sportive : entre pratique et représentation, enquête « INSEPS »,

3-Petit Larousse Illustré. 1988.


4-Le vocable « bushi » signifie «le guerrier ». Le vocable « samouraï », évolution phonétique
de « saburaï » (être au service de), désigne les guerriers au service de la défense des intérêts d'un
seigneur, d'un clan.

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

De là émerge l'univers des « arts martiaux » japonais, dont les anciennes


règles techniques et sociales sont encore partiellement présentes dans les
pratiques contemporaines, notamment lorsque celles-ci perpétuent sous
diverses formes les ordres protocolaires traditionnels, les relations
pédagogiques de maître à disciple et un type de rapport privilégié de l'homme
à son environnement naturel tel que la sensibilité culturelle japonaise le
manifeste (5). A ce titre, et tout en sachant que les techniques corporelles
de combat japonaises peuvent totalement abandonner leurs rituels d'origine
pour adopter ceux du sport, il s'agit de considérer le mot « art » qui les
désigne dans un sens très large. L'art peut ainsi d'abord désigner une activité
humaine, « une façon d'agir » qui se conforme à la logique d'un ordre, en
l'occurrence, la profession des armes. L'art est dans ce cas une démarche
instrumentale visant l'efficacité technicienne et l'obtention de résultats que
les données de l'expérience sensible objectivent. Et tel est bien ce
qu'enseigne l'histoire des « arts martiaux » japonais dont les formes
techniques modernes reproduisent pacifiquement la logique binaire des
anciens duels guerriers collectifs ou individuels : vaincre ou périr. À ce
premier sens, auquel se rattache la fonction politique de l'usage légitime de
la violence, la classe des guerriers s'est approprié la direction des affaires
politiques du XIIe siècle jusqu'en 1 868 <6). Il convient d'ajouter que dans le
cadre rigide de leurs devoirs (7), les guerriers japonais médiévaux apprenaient
également a donné une signification subjective à l'entraînement physique, à
l'amélioration des performances instrumentales et à la résistance mentale,
notamment au cours des longues années de paix que le Japon connut pendant
les XVIIIe et XIXe siècles (8).

5-LEVI-STRAUSS (CL), « J'en tirai de précieux renseignements sur la représentation que se


font les japonais
occidentale, maisducomme
travail la
: non
misecomme
en œuvre
actiond'une
de l'homme
relation sur
d'intimité
une matière
entreinerte
l'homme
à la façon
et la
nature », « Les voies du Japon », « Le Nouvel Observateur », 23-29 sept. 2004, p. 108.
6-Dictionnaire Historique du Japon, Tokyo, librairie Kinokuniya, 1970, p. 91.
Gallimard,
7-SAIKAKU 1992.
(I), Du devoir des guerriers, Récits. Traduit du japonais par J. Cholet, Paris,

8-Dictionnaire Historique du Japon, op. cit., p. 95.


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Aussi, cette double orientation des « arts martiaux » permet d'en préciser
le champ. D'un côté, les « arts martiaux » d'aujourd'hui restent attachés à
la recherche de l'efficacité technicienne et poursuivent pour une part des
objectifs instrumentaux, notamment dans le cadre de la compétition sportive
réglementée ; de l'autre, les questionnements relatifs au chemin à suivre
pour développer et transformer la nature humaine sont l'expression de normes
éducatives dont la particularité est d'exprimer une philosophie de l'action
requérant un total engagement du pratiquant.

Dans un premier temps, à titre d'hypothèse, il s'agit de considérer le


« dojo », le lieu où s'enseigne traditionnellement un « art martial », en tant
qu'espace à la fois physique et symbolique rassemblant les dimensions
concrètes et imaginaires de la pratique martiale. Dans une seconde partie,
il s'agit de montrer que l'apprentissage de techniques de combat efficaces
se fonde sur des règles singulières, notamment le « ippon », qui fait de
l'entraînement « martial » une sorte de travail sans fin dans lequel le
pratiquant n'agit que sur lui-même.

1. L'art d'être situé

Il est aujourd'hui établi que le judo, le karaté, l'aïkido ou le kendo se


pratiquent habituellement dans un « dojo », même lorsqu'il s'agit d'un
gymnase ou d'une salle de sport polyvalente. Il est également communément
admis que ces disciplines font l'objet de pratiques cérémonielles, qui ne
ressemblent pas aux usages sportifs ordinaires. Et depuis plus d'un demi-
siècle, la littérature spécialisée (9) se fait largement l'écho des particularités
des « arts martiaux » japonais en s 'attachant tout particulièrement à montrer
que le « dojo » est un espace organisé, avec ses convenances, ses hiérarchies,
ses symbolismes et ses savoirs. C'est à ce titre que la connaissance de
l'organisation matérielle et sociale du « dojo » est une clé pour expliquer en
quoi consiste l'apprentissage d'un « art martial ». Elle permet également

«9-
cette
Budo
Lesquestion.
Magazine-judo
annuaires « Judo
Kodokan»,
International
publiées
» deentre
19481951
et 1950,
et 1972lesoffrent
revuesun « panorama
Judo Kodokan
détaillé» de
et

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

d'expliquer comment les modalités d'expression individuelles verbales ou


corporelles sont étroitement liées à un projet de formation collectif. Ainsi,
en premier lieu, il convient de mentionner qu'une prescription implicite
ordonne l'espace du « dojo ». Tous ses côtés ne possèdent pas la même
signification. En règle générale, le côté le plus éloigné de la porte principale
d'accès au « dojo » se nomme le côté « face » et signifie le côté supérieur
évoquant selon la terminologie japonaise « Kamiza » ou « Joseki », un lieu
honorifique et cultuel. Sur un plan général, c'est l'emplacement réservé
aux personnalités, aux maîtres et à ceux qui enseignent. Selon diverses
formes protocolaires plus ou moins formalisées et ritualisées, ce côté fait
l'objet de marques de respect. Selon les cas, elles revêtent une signification
sociale ou religieuse. Au cours des différentes phases de l'entraînement, le
côté supérieur reste un point de repère obligé, les pratiquants les plus gradés
se plaçant généralement de ce côté. Et lorsqu'il s'agit de combat « libres »,
il appartient à chacun de s'assurer, en fonction de son grade, qu'il est du
bon côté, la circonspection et la simplicité voulant que, dans le doute, on
laisse à un partenaire dont on ignore le grade, le choix de se placer du côté
« supérieur » (10). Au-delà de faits anecdotiques, il s'agit là d'un trait distinctif
de l'art du combat traditionnel japonais. Car le côté supérieur est notamment
identifié aux valeurs qui structurent classiquement la hiérarchie confucéenne,
l'âge et le savoir. De là l'idée selon laquelle le côté supérieur est le côté
« amont » de l'expérience humaine réservé aux plus âgés et aux plus gradés
en face duquel se situe le côté « aval », celui de l'initiation de l'élève ou du
disciple. C'est dans ce contexte que s'inscrivent, en second lieu, les manières
de saluer. Elles font partie des éléments constitutifs de l'art martial japonais.
Ainsi, le salut règle l'entrée et la sortie du « dojo », s'effectue collectivement
avant et après l'entraînement et il est de rigueur entre les partenaires au
début et à la fin des situations d'apprentissage ou de combat. Les manières
de saluer n'ont toutefois pas une signification univoque et ne se limitent pas
à un ritualisme, qui les réduirait à n'être qu'une croyance aveugle en
l'efficacité de la reproduction de stéréotypes corporels. Ainsi, elles se

10-YOSHIMURA (K), rev. «L'écho des dojo», janvier 1996.

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LES ENTRETIENS DE L'INSEP

rapportent aussi bien à un code de la politesse auquel correspond une


sociabilité typiquement japonaise (1 nqu'aux acquisitions techniques dans la
mesure où le salut est la première étape à la fois corporelle et mentale par
laquelle un combattant entre de plain-pied dans le duel physique. Dans tous
les cas, les manières de saluer sont censées être des indicateurs pertinents
de « l'état d'esprit » du combattant, de l'attention qu'il porte à ce qu'il fait
et de la considération qu'il exprime à l'égard d'autrui. Cette dimension de
la pratique martiale n'est pas sans poser de nombreux problèmes. Elle se
rapporte indistinctement à des systèmes de pensées différents, shinto,
bouddhisme, confucianisme. Formant ainsi un pont entre le passé et le présent,
elle est une source identitaire et constitue une des régularités des « arts
martiaux » dont la culture contemporaine n'est pas coupée de ses racines
et de ses mythes. Dans cette perspective, les manières de saluer ne sont
pas indépendantes de ce qu'il convient de nommer la « culture matérielle »
des « arts martiaux ». D'évidence, elle est une expression particulièrement
visible de la singularité culturelle des « arts martiaux ». Elle englobe la
matérialité intrinsèque du « dojo », les « tatamis », le plancher, etc., et le
monde des objets les plus divers qui y sont placés, le portrait des « maîtres »,
les calligraphies, les illustrations techniques, le code moral, etc. ; mais elle
concerne essentiellement les relations que le pratiquant établit de façon
dynamique avec les objets fonctionnels de la pratique qu'il incorpore par
l'usage plus ou moins consciemment, à ses schémas corporels et à sa
personnalité. De là, l'hypothèse selon laquelle « la dynamique d'incorporation
des objets » (,2) joue dans les « arts martiaux » un rôle de premier ordre.
Celle-ci intervient dans la transformation des conduites motrices du pratiquant
de façon réelle et non rituelle. Marcher pieds nus sur un tatami ou un
plancher, se vêtir d'un « judogi » ou d'un « hakama », manipuler un sabre
de bambou dans le kendo, non pas comme un bâton mais comme s'il
s'agissait d'un véritable sabre, sont des activités qui modifient l'implication
psycho-corporelle du pratiquant en lui inculquant des conduites motrices

11-NAKANE (C),
12-WARNIER (J-P),La Construire
société japonaise,
la cultureParis,
matérielle,
A. Colin,
Paris,
1974.
PUF, 1999, p. 11.

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

spécifiques mémorisées par le corps. La « culture matérielle » n'est donc


pas neutre dans la pratique des « arts martiaux ». Elle constitue certes un
ensemble d'éléments physiques extérieurs à l'activité du sujet agissant,
mais elle contribue par la répétition de l'usage des objets qu'elle implique à
la construction de l'expertise martiale selon des schémas qui ne sont toutefois
pas familiers à l'esprit occidental. Ainsi en est-il du soin que tout adepte
d'un art martial est invité à prendre du lieu où il s'entraîne, des objets qui
s'y trouvent et de son équipement personnel. Ces attitudes individuelles
visent à signifier une adhésion à un style de vie où les choses apparemment
les plus insignifiantes deviennent le support privilégié sur lequel se focalise
l'attention de celui qui agit. C'est dans cette perspective que l'art du combat
est communément défini comme une méthode se fixant pour but de
discipliner, dans tous les sens du mot, la personnalité de l'adepte. C'est
sans doute autour de cet élément qu'ont lieu les interrogations les plus
décisives sur la signification que prend le mot « art » dans les pratiques
martiales. Il peut autant connoter l'art d'être situé au sein d'un ensemble
de contraintes sociales dépersonnalisantes que signifier le contraire, c'est-
à-dire, l'art de se situer en tant que sujet agissant. Ainsi, d'une part, le
« dojo » est un lieu d'apprentissage contraignant où le degré d'autonomie
du pratiquant est relativement faible. Le « dojo » n'est pas traditionnellement
associé à l'extériorisation des sentiments personnels, ceux-ci étant plutôt
considérés comme un comportement égoïste allant à l' encontre des attitudes
normalisées, dont le but est d'assurer et de maintenir l'harmonie du groupe
par la connaissance et le respect des formes. C'est pourquoi l'adoption
d'attitudes corporelles relâchées est généralement proscrite dans un « dojo »,
ce qui a pour conséquence une codification précise des manières de s'y
déplacer ou de s'y asseoir. La pratique d'un art martial présuppose ainsi
une mise en formes du corps. Elle tend à reproduire des modèles préétablis
et n'est pas, à ce titre, sans contredire l'idée selon laquelle « l'art est un
mode d'expression qui crée ce qui n'existait pas auparavant ». De ce point
de vue, il est permis d'avancer qu'un art martial est d'abord une pratique

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LES ENTRETIENS DE LÏNSEP

collective, au sens maussien du terme (13). Celle-ci se développe dans un


lieu symbolique qui fournit une intégration compréhensive des processus
qui y sont institués. Mais, d'autre part, le « dojo » est aussi un lieu
d'entraînement individuel à la fois physique et mental, censé notamment
débarrasser le pratiquant de ses constructions intellectuelles inefficaces
dans le cadre des situations motrices de combat à fortes charges
émotionnelles. Les aspects collectifs uniformisant du « dojo » passent dès
lors au second plan. L'art martial devient un apprentissage individuel.
Autrement dit, c'est par le biais de l'activité de celui qui agit que les formes
techniques de combat prennent leur signification. Elles ne sont alors que les
supports indispensables pour favoriser chez le pratiquant une intégration
subjective de son propre mode d'agir. Ce bouclage de l'activité sur elle-
même confère aux apprentissages techniques un nouveau statut, car les
techniques de combat ne relèvent alors plus d'une conception transitive de
la technique, c'est-à-dire, d'une conception qui tend à faire des techniques
du corps des réalités substantielles existant de façon indépendante à
l'expérience humaine. Globalement, la littérature internationale spécialisée
dans l'étude des traditions martiales rapporte qu'une conception transitive
des techniques de combat s'observe principalement lorsque celles-ci sont,
à différentes époques, des outils au service d'institutions guerrières, militaires
ou policières. En revanche, ainsi que l'explique Donn F. Draeger, ce qui
caractérise les « arts martiaux » est précisément les nouvelles solidarités
qu'elles ont établies entre les données empiriques de l'expérience individuelle
et les configurations motrices correspondantes. Ce qui permet à l'auteur
d'expliquer, en se référant à l'histoire du Japon, comment s'est effectuée à
différentes époques la transformation des techniques guerrières
habituellement nommées « bujutsu » en « budo moderne »(,4). Dans cette
perspective, l'art du combat n'est pas un assemblage d'éléments techniques

sont
ou
montées
13-MAUSS
plus
des ou«montages
parmoins
et(M),
pour
anciens
Sociologie
physio-psycho-sociologiques
l'autorité
dansetsociale
laanthropologie.
vie de», l'individu
p. 383.
Paris,
deetsérie
PUF,
dansd'actes
l'histoire
1950, (...),
197,deLes
plus
la société
techniques
ou moins
(...) habituels
du
qui corps
sont

14-DRAEGER (D.F.), Modem Bujutsu and Budo, N.Y. Tokyo, Weatherhill, 1974.

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

concrets que l'on peut isoler et sur lesquels s'effectuent des opérations
formelles indépendamment de l'activité du sujet agissant. Dès lors, la voie
martiale est d'abord une expérience qui engage le pratiquant dans un travail
sur lui-même ; et les techniques de combat des exemples ou des formes
d'expériences antérieurement réussies. Reste cependant à se demander
comment s'effectue la relation entre le mode d'agir individuel et les formes
techniques considérées comme les plus efficaces.

2. L'art de se situer

L'idée selon laquelle un « art martial » est une démarche personnelle


n'est pas nouvelle. Sans qu'il s'agisse ici d'en discuter tous les aspects
théoriques, il est possible, semble-t-il, de la considérer à partir de deux
caractéristiques principales de la pratique martiale : le « ippon » et le « kata ».
Ces deux éléments sont des invariants de l'apprentissage d'un art martial.
Ils portent sur les règles qui le définissent et lui confèrent de façon arbitraire
ses singularités. Car le judo, le karaté ou le kendo peuvent se pratiquer
indépendamment de la règle du « ippon » et de l'apprentissage de « kata ».
Et le cas échéant, la « convention première » étant supprimée, il s'agit de
transmettre une nouvelle culture corporelle.

Ainsi, la règle du « ippon » régit l'opposition codifiée d'un art martial et


confère un but précis au duel physique d'individus. Avec des modalités
variables selon les spécialités, celle-ci traduit l'obtention d'un résultat
incontestable, mettant l'adversaire dans l'impossibilité totale de poursuivre
le combat et de reprendre l'avantage. S'il s'agit bien de sanctionner une
victoire. La règle du « ippon » suppose cependant le respect de certaines
conditions favorisant l'exécution de formes d'actions motrices particulières,
à l'exemple d'une technique de projection de judo aboutissant à faire tomber
l'adversaire sur le dos avec force et vitesse. Un tel résultat est censé
traduire la capacité du combattant à saisir l'instant favorable à la mise en
œuvre de ses ressources en utilisant de façon optimale ses énergies, ce que
résume le fondateur du judo en précisant que l'art de la souplesse, ainsi que
l'ensemble des « arts martiaux » japonais, obéissent à un principe

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LES ENTRETIENS DE L'INSEP

d'effacement consistant à détourner à son avantage la force d'un


adversaire (15). Le « ippon » peut ainsi doublement s'interpréter. D'un côté,
il prend une signification écologique. C'est un résultat obtenu au moindre
coût énergétique. De l'autre, il possède une signification poétique. C'est
réaliser une technique d'une seule fois, sans ajustement possible, sans retour.
Ces dimensions sémantiques ne sont pas dissociables du contexte culturel
japonais, notamment des modalités d'expression de la sensibilité qui s'y
développent aussi bien au niveau de la langue qu'au niveau des autres
formes de la communication humaine. En effet, il n'y a pas de différence
nettement marquée dans la culture japonaise entre le sujet et l'objet"6*,
alors que c'est le cas dans la culture occidentale. La notion de « ippon »
n'est pas indépendante de ces faits de culture. Dans le duel physique
d'individus, celui qui agit n'est pas nettement distingué de la situation dans
laquelle il agit. Le « ippon » est un repère événementiel qui appartient à un
contexte. Il implique les deux combattants et fait partie d'une situation de
combat située et datée. Cette particularité de la notion de « ippon » appartient
à un fond culturel qu'il n'est guère commode de résumer en quelques
phrases. Très schématiquement, elle peut être reliée à trois dimensions de
la tradition martiale communément reconnues. En premier lieu, la notion de
« ippon » se rattache à une conception spécifique du rapport d'opposition.
Celui-ci n'obéit pas dans la tradition martiale au principe du duel logique
puisque l'adversaire est simultanément conçu comme un partenaire1'7'. Il
s'agit là d'une expression des doctrines selon lesquelles les phénomènes
réels s'organisent à partir d'un principe d'opposition alternante et non pas à
partir d'un principe d'opposition absolue. En second lieu, elle est liée au
rapport que les guerriers médiévaux établissaient avec la nature, exprimant
dans leur poésie l'émotion que suscite le spectacle des phénomènes
éphémères. Traduit par « Le sentiment des choses » ou « la poignance des
choses » (18), ce rapport est associé à l'idée selon laquelle celui qui éprouve

15-« Judo International », Paris, édit. 1950, p. 13


16-UNO (T), Philosophie du tir à l'arc au Japon, rev. « Ceintures Noires de France », NS, n°7,
1975, pp 23-24.
17-HAMOT (Cl), YOSHIMURA (K), Découvrir le kendo, Paris, Amphora, 1997, p. 12.
18-ROUBAUD (J), Mono no Aware, Le sentiment des choses, Paris. Gallimard, 1970.

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

une émotion est impliqué, à l'instant où il l'éprouve, dans le même devenir


que les choses qui causent son émotion. Enfin, la notion de « ippon » se
rapporte aux configurations motrices des manières de combattre, celles-ci
étant le résultat d'une recherche à la fois d'efficacité et de raffinement

gestuel. Cette quête d'une gestualité épurée est étroitement liée au


bouddhisme zen et à son esthétisme dépouillé, auquel les guerriers médiévaux
accordaient tant d'importance à en respecter les critères (19).

Pour une part, l'esthétique du zen n'est pas absente des exercices
préétablis des « arts martiaux ». Nommés « kata », signifiant littéralement
« forme », ces exercices sont des façons d'agir codifiées illustrant les divers
principes du duel physique avec ou sans instrument. Certains portent sur
l'expressivité et la plastique corporelles. D'autres sur la fidélité de ce que
reproduit un pratiquant par rapport à ce qui est décrit en termes d'attitudes,
d'actions segmentaires et de déplacements corporels. L'interprétation d'un
« kata » suppose donc que le pratiquant soit capable d'exprimer avec une
forte implication physique et mentale un ensemble de possibilités d'attaque
et de défense en les expurgeant cependant de toute gestualité individuelle
parasite. Constitué par un enchaînement lent d'actions motrices stylisées
et précisément finalisées, le kata fait partie des éléments contribuant à
caractériser les conceptions japonaises de l'art du combat, celles-ci
définissant un archétype impersonnel de communication motrice entre deux
combattants impliqués dans une succession dynamique d'attaques et de
défenses. De ce point de vue, le « kata » compte parmi les références
majeures à partir desquelles se construisent les notions de progrès et
d'évaluation dans la pratique des « arts martiaux ». Celles-ci se réfèrent à
une échelle de valeurs fondée sur trois critères d'appréciation de l'efficacité
combative tels que la décrivent et l'expliquent la plupart des ouvrages
spécialisés. En reprenant ici la terminologie propre au judo, il s'agit de la
vigilance d'esprit (shin), de la valeur technique (gi) et des qualités corporelles
(taï) (20). C'est à partir de ces repères que les « arts martiaux » ont construit

pour
la
19-SHIBATA
simplicité,
cet auteur,
l'austérité,
(M),
sept points
Les lemaîtres
de
naturel,
repère
du lazen
permettent
subtilité,
au Japon,
la
de liberté
caractériser
Paris, absolue,
G.-P. l'esthétique
Maisonneuve
la sérénité,
« zen
et
p. »Larose,
158.
: l'asymétrie,
1976 ;
LES ENTRETIENS DE L'INSEP

une hiérarchie de grades, les « dan », visant à évaluer les progrès qu'un
pratiquant réalise lorsqu'il parvient à équilibrer le développement de ses
ressources mentale, technique et corporelle tant dans l'exécution d'un
« kata » que dans les situations de combat de l'entraînement ou de la
compétition sportive. Dans les deux cas, il s'agit moins déjuger le résultat
de l'action que la « présence » de la personne qui agit et s'adapte
continûment, sans blocage, au flux constant des événements de la situation
de combat. L'exemple du tir à l'arc, le « kyudo », est à cet égard
particulièrement illustratif mais sans doute le plus paradoxal. Le but de cet
art martial distant n'est pas de réussir à loger une flèche dans le mille de la
cible. Ainsi que l'explique E. Herrigel en relatant sa propre expérience,
s'initier au « kyudo », c'est d'abord commencer l'apprentissage en tirant
chaque jour pendant de longues années dans une botte de paille située à
quelques mètres de distance (21). C'est ensuite renoncer à calculer des
trajectoires et à anticiper le point d'impact de la flèche. C'est enfin s'efforcer
de se détacher de l'adversaire, c'est-à-dire, de la cible. Il y a ainsi dans
l'apprentissage du « kyudo » une logique mécanique. La gestualité est
d'abord exécutée à vide, puis avec l'arc et ensuite avec la flèche. Ce n'est
qu'après de nombreuses répétitions que l'archer va sur le pas de tir. Dès
lors, lorsqu'il décoche une flèche, l'essentiel est dans la relation que celle-
ci permet d'établir entre l'archer, l'arc et la cible. Selon les propos d'un des
meilleurs experts de cet art, le trajet de la flèche n'est qu'une relation
transitoire dont le but est de manifester « la vitalité (...) de l'homme » (22).
La méthode d'enseignement du « kyudo », en exigeant l'acquisition
d'attitudes et de gestes précis qu'il convient de reproduire inlassablement,
méticuleusement, sans aucune négligence, n'est cependant pas l'exclusivité
de cette pratique. Elle peut se généraliser à l'ensemble des « arts martiaux »
qui tous procèdent d'une même conception. Ainsi que le souligne E. Herrigel,
« c'est vers cette absolue maîtrise des formes que tend l'enseignement
japonais »(23).

21-HERRIGEL
22-Maître
23-HERRIGEL
ANZAWA,
(E), Le
op.
inzen
cit.,
« Budodans
p. 57.
Magazine
l'art chevaleresque
- Judo Kodokan
du tir à »,l'arc,
vol. Paris,
XX, n°10.
Dervy-Livres,
1970, p. 5.
1970.

66
La notion d'art dans les « arts martiaux »

Dès lors, le « kata » est une activité à la fois matérielle et mentale dans
laquelle les techniques du corps et les acquisitions motrices sont orientées
par des buts, qui ne se lisent pas directement dans les seuls résultats de
l'opposition codifiée même lorsqu'il s'agit, comme dans le kyudo, d'une
opposition à un adversaire virtuel matérialisé par la cible d'un pas de tir.
Indirectement, le « kata » est une forme de questionnement, mais il ne
s'agit pas de développer une argumentation intérieure intellectualisée.
L'action motrice est une occasion de dépasser l'opposition de l'objectif et
du subjectif propre à l'activité de connaissance intellectuelle. Ce qui signifie
que l'art du combat n'est qu'une forme par laquelle l'adepte cherche à
accéder à une compréhension en profondeur du contrôle et de la maîtrise
de soi. Mais le projet n'est pas immédiatement compréhensible, car il relie
le geste technique et le comportement social. Il est à l'interface à la fois,
d'un côté, de l'individuel et du collectif et, de l'autre, du psychologique et
du social.

A ce titre, la maîtrise de soi vers laquelle tend la pratique du « kata », en


définissant en partie l'art du combat japonais, reste cependant une notion
trouble. Elle peut prendre le chemin de l'exotisme et devenir une idée
simpliste. Elle peut également se perdre dans certaines considérations
brumeuses de l'ésotérisme et se transformer en mystification.

Quoi qu'il en soit, la règle du « ippon », la pratique du « kata », la sociabilité


du « dojo » font partie des éléments qui permettent de mieux cerner ce que
le mot « art » veut dire dans la pratique d'un « art martial ». Pour une part,
ces trois éléments contribuent à favoriser la construction d'une représentation
idéalisée d'un ancien comportement social, celui des guerriers médiévaux.
L'imagination n'est donc pas absente des « arts martiaux », d'autant qu'elle
trouve par le biais de la « culture matérielle » de quoi s'alimenter. Il n'est
dès lors pas exclu qu'un « art martial » soit à la fois une pratique de combat
concrètement située et une représentation imaginaire de la violence
maîtrisée. Par leur référence à la logique du duel qui n'est pas sans évoquer
la nécessité des rapports de forces, les « arts martiaux » semblent ainsi
imposer un style d'action où le discernement et le suggestif précèdent
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T emportement et l'emphatique. De là, sans doute, les propos de Rolland


Barthes observant « que le judo contient une part secrète de symbolique ;
même dans l'efficience, il s'agit de gestes retenus, précis mais courts,
dessinés juste mais d'un trait sans volume » (24).

3. L'art martial : un travail sans fin ?

Pour R Barthes, l'efficacité du judo n'est pas indépendante des étapes


qui conduisent à ce qui est prévu. Elle ne se juge pas uniquement dans
l'adéquation entre les moyens mis en œuvre et le résultat obtenu. La valeur
de la technique n'est donc pas entièrement attribuée au produit final, car
elle est liée pour beaucoup à l'activité qui l'a permis. Cette conception est
à l'œuvre dans tous les « arts martiaux » japonais qui ne distinguent pas
l'activité de celui qui agit et le résultat obtenu mais visent, en revanche, à
les relier. Une technique de combat n'est dès lors pas efficace si elle ne fait
qu'aboutir à ce qui est attendu, quelle que soit la forme et quel que soit le
nombre des étapes intermédiaires nécessaires pour y parvenir. Ainsi, dans
les « arts martiaux », tous les moyens ne sont pas bons, mêmes s'ils sont
efficaces, en tant que producteurs d'effets extérieurs. Par le but qu'ils se
fixent, le « ippon », les « arts martiaux » ne sont donc pas idéalement des
techniques de production. Ils n'ont pas pour objectif de triompher d'un
adversaire ou de produire à plus ou moins long terme un corps musclé ou
embelli. Ils n'ont pas davantage le projet d'accroître la force, la souplesse
ou toute autre qualité physique. Car celles-ci ne sont que des conséquences
de l'activité de celui qui agit. Elles sont certes indispensables, mais leur rôle
appartient à la catégorie des moyens dont la mise en œuvre favorise la
réalisation du projet. C'est à ce titre que les performances et les résultats
sportifs se présentent en tant que moyens de la pratique martiale et non en
tant que fin en soi. Les valeurs de la compétition sportive sont ainsi relatives.
Elles dépendent des conditions réglementaires, qui permettent ou non
d'orienter la compétition vers la recherche du « ippon ». Dès lors, le « ippon »,

24-BARTHES (R), Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 14.

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La notion d'art dans les « arts martiaux »

apparaît bien comme la référence privilégiée des « arts martiaux ». Qu'il


s'agisse de l'entraînement ou de la compétition, elle règle le perfectionnement
technique et régule toutes les mises en œuvre de la pratique. Elle introduit
ainsi dans l'activité du sujet la notion de procédure cyclique et répétitive,
puisqu'elle est l'unique but de l'art du combat. Dans ce sens, l'entraînement
martial n'est donc jamais terminé, et n'ayant pas de terme dans le temps, il
ne peut présupposer l'idée de ruse ou de stratagème, qui permettrait
d'obtenir plus commodément certains résultats. Conformément à ce que
dit la littérature, la pratique d'un art martial engage l'adepte dans une tâche
sans limite, dans un travail sans fin, avec pour unique projet le fait qu'il
réussisse éventuellement un jour à saisir intuitivement ce qu'est sa propre
nature. De là l'idée selon laquelle aucune victoire ne peut mettre un terme
à cette quête où la peine et le temps passé ne peuvent jamais être
récompensés comme peut l'être un travail achevé. Là est sans doute la
difficulté d'adopter cette vision quelque peu pessimiste d'un travail sans
fin.

Conclusion

Il est manifeste que le succès des « arts martiaux » ne se fonde pas sur
une telle conception d'une pratique corporelle toujours inachevée et toujours
en devenir. Il y a donc bien d'autres façons d'interpréter et de pratiquer les
« arts martiaux ». Après tout, un art martial est une activité « gratuite », qui
relève du jeu. Il peut ainsi se reproduire infiniment tant que ne s'épuisent
pas le plaisir et la liberté de l'adepte. La « voie » martiale est à ce titre une
manière de passer le temps, un loisir. Mais à la différence d'autres formes
de loisir, les « arts martiaux » peuvent devenir utilitaires et se transformer
en épreuve ou en travail où le résultat compte. Et le cas échéant, on attend
d'un bon combattant ou d'un bon guerrier de bons résultats techniques. Cet
aspect de l'art martial n'est toutefois pas une donnée qui s'impose par son
évidence immédiate. Car la perception du monde n'est pas une lecture
passive mais une construction impliquant l'histoire et le vécu du sujet.
LES ENTRETIENS DE L'INSEP

Bibliographie

Barthes R.-Mythologies, Paris, Seuil, 1957.

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