Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Fouquet Gérard. La notion d'art dans les « arts martiaux ». In: Les Cahiers de l'INSEP, n°36, 2005. Les dimensions artistique
et acrobatique du sport. pp. 55-70;
doi : https://doi.org/10.3406/insep.2005.1884
https://www.persee.fr/doc/insep_1241-0691_2005_num_36_1_1884
Gérard FOUQUET
Introduction
japonaises, cet article examine quelle est la signification du mot art lorsqu'il
où l'histoire atteste que les « arts martiaux » assurent une fonction utilitaire
L'étude des « arts martiaux » est souvent envisagée d'un point de vue
global (1), ce qui conduit à les considérer comme des pratiques de combat
les arts du cirque de Pékin en passant par les lentes gymnastiques médicales
conçu comme « ce que les gens font lorsqu'ils pensent ou disent qu'ils font
du sport » (2), on admettra ici, en suivant les dictionnaires et les encyclopédies,
que les « arts martiaux » désignent « l'ensemble des sports de combat
d'origine japonaise, tels que le kendo, le judo, l'aïkido, (...)» (3)-La dimension
artistique qu'il s'agit d'examiner concerne dès lors un nombre limité de
disciplines, dont le champ d'intervention et les caractéristiques dépendent
étroitement d'une histoire commune. D'évidence, elles sont le produit d'une
société extrême-orientale dont les mythes fondateurs, les us et coutumes
ne sont pas ceux à partir desquels l'Occident a construit les légendes et les
valeurs du sport. Dans ce sens, les disciplines de combat japonaises
présentent des singularités culturelles. Celles-ci s'observent notamment
dans les usages du corps et les spécificités techniques qui les différencient
sensiblement des sports de combat occidentaux. Ainsi, la codification des
techniques de combat propres aux « arts martiaux » ne provient pas d'une
lente transformation d'anciens jeux physiques plus ou moins violents. Elle
se fonde sur des adaptations non homogènes et non linéaires de multiples
techniques guerrières qui ont été le privilège pendant sept siècles d'une
catégorie sociale particulière, celle des « bushi » ou des « samouraï » (4).
Ce schéma de différentiation peut sembler cependant fragile puisque le
Japon a reçu, par le bais de la Corée, de son imposant voisin continental, la
Chine, de nombreuses influences culturelles. Il reste cependant que les
pratiques de combat japonaises portent la marque d'une société insulaire
qui a ajouté à l'utilitarisme guerrier un idéal de dépassement de soi dans
lequel se manifestent à la fois, de façon souvent paradoxale, les arrières
mondes de la mythologie et de la religion et le champ du questionnement
philosophique.
2-
1985.
IRLINGER
« Universalia
(P), La
», France
1989. Sportive : entre pratique et représentation, enquête « INSEPS »,
56
La notion d'art dans les « arts martiaux »
Aussi, cette double orientation des « arts martiaux » permet d'en préciser
le champ. D'un côté, les « arts martiaux » d'aujourd'hui restent attachés à
la recherche de l'efficacité technicienne et poursuivent pour une part des
objectifs instrumentaux, notamment dans le cadre de la compétition sportive
réglementée ; de l'autre, les questionnements relatifs au chemin à suivre
pour développer et transformer la nature humaine sont l'expression de normes
éducatives dont la particularité est d'exprimer une philosophie de l'action
requérant un total engagement du pratiquant.
«9-
cette
Budo
Lesquestion.
Magazine-judo
annuaires « Judo
Kodokan»,
International
publiées
» deentre
19481951
et 1950,
et 1972lesoffrent
revuesun « panorama
Judo Kodokan
détaillé» de
et
58
La notion d'art dans les « arts martiaux »
59
LES ENTRETIENS DE L'INSEP
11-NAKANE (C),
12-WARNIER (J-P),La Construire
société japonaise,
la cultureParis,
matérielle,
A. Colin,
Paris,
1974.
PUF, 1999, p. 11.
60
La notion d'art dans les « arts martiaux »
61
LES ENTRETIENS DE LÏNSEP
sont
ou
montées
13-MAUSS
plus
des ou«montages
parmoins
et(M),
pour
anciens
Sociologie
physio-psycho-sociologiques
l'autorité
dansetsociale
laanthropologie.
vie de», l'individu
p. 383.
Paris,
deetsérie
PUF,
dansd'actes
l'histoire
1950, (...),
197,deLes
plus
la société
techniques
ou moins
(...) habituels
du
qui corps
sont
14-DRAEGER (D.F.), Modem Bujutsu and Budo, N.Y. Tokyo, Weatherhill, 1974.
62
La notion d'art dans les « arts martiaux »
concrets que l'on peut isoler et sur lesquels s'effectuent des opérations
formelles indépendamment de l'activité du sujet agissant. Dès lors, la voie
martiale est d'abord une expérience qui engage le pratiquant dans un travail
sur lui-même ; et les techniques de combat des exemples ou des formes
d'expériences antérieurement réussies. Reste cependant à se demander
comment s'effectue la relation entre le mode d'agir individuel et les formes
techniques considérées comme les plus efficaces.
2. L'art de se situer
63
LES ENTRETIENS DE L'INSEP
64
La notion d'art dans les « arts martiaux »
Pour une part, l'esthétique du zen n'est pas absente des exercices
préétablis des « arts martiaux ». Nommés « kata », signifiant littéralement
« forme », ces exercices sont des façons d'agir codifiées illustrant les divers
principes du duel physique avec ou sans instrument. Certains portent sur
l'expressivité et la plastique corporelles. D'autres sur la fidélité de ce que
reproduit un pratiquant par rapport à ce qui est décrit en termes d'attitudes,
d'actions segmentaires et de déplacements corporels. L'interprétation d'un
« kata » suppose donc que le pratiquant soit capable d'exprimer avec une
forte implication physique et mentale un ensemble de possibilités d'attaque
et de défense en les expurgeant cependant de toute gestualité individuelle
parasite. Constitué par un enchaînement lent d'actions motrices stylisées
et précisément finalisées, le kata fait partie des éléments contribuant à
caractériser les conceptions japonaises de l'art du combat, celles-ci
définissant un archétype impersonnel de communication motrice entre deux
combattants impliqués dans une succession dynamique d'attaques et de
défenses. De ce point de vue, le « kata » compte parmi les références
majeures à partir desquelles se construisent les notions de progrès et
d'évaluation dans la pratique des « arts martiaux ». Celles-ci se réfèrent à
une échelle de valeurs fondée sur trois critères d'appréciation de l'efficacité
combative tels que la décrivent et l'expliquent la plupart des ouvrages
spécialisés. En reprenant ici la terminologie propre au judo, il s'agit de la
vigilance d'esprit (shin), de la valeur technique (gi) et des qualités corporelles
(taï) (20). C'est à partir de ces repères que les « arts martiaux » ont construit
pour
la
19-SHIBATA
simplicité,
cet auteur,
l'austérité,
(M),
sept points
Les lemaîtres
de
naturel,
repère
du lazen
permettent
subtilité,
au Japon,
la
de liberté
caractériser
Paris, absolue,
G.-P. l'esthétique
Maisonneuve
la sérénité,
« zen
et
p. »Larose,
158.
: l'asymétrie,
1976 ;
LES ENTRETIENS DE L'INSEP
une hiérarchie de grades, les « dan », visant à évaluer les progrès qu'un
pratiquant réalise lorsqu'il parvient à équilibrer le développement de ses
ressources mentale, technique et corporelle tant dans l'exécution d'un
« kata » que dans les situations de combat de l'entraînement ou de la
compétition sportive. Dans les deux cas, il s'agit moins déjuger le résultat
de l'action que la « présence » de la personne qui agit et s'adapte
continûment, sans blocage, au flux constant des événements de la situation
de combat. L'exemple du tir à l'arc, le « kyudo », est à cet égard
particulièrement illustratif mais sans doute le plus paradoxal. Le but de cet
art martial distant n'est pas de réussir à loger une flèche dans le mille de la
cible. Ainsi que l'explique E. Herrigel en relatant sa propre expérience,
s'initier au « kyudo », c'est d'abord commencer l'apprentissage en tirant
chaque jour pendant de longues années dans une botte de paille située à
quelques mètres de distance (21). C'est ensuite renoncer à calculer des
trajectoires et à anticiper le point d'impact de la flèche. C'est enfin s'efforcer
de se détacher de l'adversaire, c'est-à-dire, de la cible. Il y a ainsi dans
l'apprentissage du « kyudo » une logique mécanique. La gestualité est
d'abord exécutée à vide, puis avec l'arc et ensuite avec la flèche. Ce n'est
qu'après de nombreuses répétitions que l'archer va sur le pas de tir. Dès
lors, lorsqu'il décoche une flèche, l'essentiel est dans la relation que celle-
ci permet d'établir entre l'archer, l'arc et la cible. Selon les propos d'un des
meilleurs experts de cet art, le trajet de la flèche n'est qu'une relation
transitoire dont le but est de manifester « la vitalité (...) de l'homme » (22).
La méthode d'enseignement du « kyudo », en exigeant l'acquisition
d'attitudes et de gestes précis qu'il convient de reproduire inlassablement,
méticuleusement, sans aucune négligence, n'est cependant pas l'exclusivité
de cette pratique. Elle peut se généraliser à l'ensemble des « arts martiaux »
qui tous procèdent d'une même conception. Ainsi que le souligne E. Herrigel,
« c'est vers cette absolue maîtrise des formes que tend l'enseignement
japonais »(23).
21-HERRIGEL
22-Maître
23-HERRIGEL
ANZAWA,
(E), Le
op.
inzen
cit.,
« Budodans
p. 57.
Magazine
l'art chevaleresque
- Judo Kodokan
du tir à »,l'arc,
vol. Paris,
XX, n°10.
Dervy-Livres,
1970, p. 5.
1970.
66
La notion d'art dans les « arts martiaux »
Dès lors, le « kata » est une activité à la fois matérielle et mentale dans
laquelle les techniques du corps et les acquisitions motrices sont orientées
par des buts, qui ne se lisent pas directement dans les seuls résultats de
l'opposition codifiée même lorsqu'il s'agit, comme dans le kyudo, d'une
opposition à un adversaire virtuel matérialisé par la cible d'un pas de tir.
Indirectement, le « kata » est une forme de questionnement, mais il ne
s'agit pas de développer une argumentation intérieure intellectualisée.
L'action motrice est une occasion de dépasser l'opposition de l'objectif et
du subjectif propre à l'activité de connaissance intellectuelle. Ce qui signifie
que l'art du combat n'est qu'une forme par laquelle l'adepte cherche à
accéder à une compréhension en profondeur du contrôle et de la maîtrise
de soi. Mais le projet n'est pas immédiatement compréhensible, car il relie
le geste technique et le comportement social. Il est à l'interface à la fois,
d'un côté, de l'individuel et du collectif et, de l'autre, du psychologique et
du social.
68
La notion d'art dans les « arts martiaux »
Conclusion
Il est manifeste que le succès des « arts martiaux » ne se fonde pas sur
une telle conception d'une pratique corporelle toujours inachevée et toujours
en devenir. Il y a donc bien d'autres façons d'interpréter et de pratiquer les
« arts martiaux ». Après tout, un art martial est une activité « gratuite », qui
relève du jeu. Il peut ainsi se reproduire infiniment tant que ne s'épuisent
pas le plaisir et la liberté de l'adepte. La « voie » martiale est à ce titre une
manière de passer le temps, un loisir. Mais à la différence d'autres formes
de loisir, les « arts martiaux » peuvent devenir utilitaires et se transformer
en épreuve ou en travail où le résultat compte. Et le cas échéant, on attend
d'un bon combattant ou d'un bon guerrier de bons résultats techniques. Cet
aspect de l'art martial n'est toutefois pas une donnée qui s'impose par son
évidence immédiate. Car la perception du monde n'est pas une lecture
passive mais une construction impliquant l'histoire et le vécu du sujet.
LES ENTRETIENS DE L'INSEP
Bibliographie
Braljnstein F.-Les arts martiaux aujourd'hui, états des lieux, Paris, L'Harmattant, 2001.
Herrigel E.-Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, Paris, Dervy-Livres, 1970.
Saikaku I.-Du devoir des guerriers, Récits, Traduit du japonais par J. Cholet, Paris,
Gallimard, 1992.
Shibata M.-Les maîtres du zen au Japon, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1976
70